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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:42:50 -0700
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13743 ***
+
+LE CÔTÉ DE GUERMANTES
+
+
+
+
+OEUVRES DE MARCEL PROUST
+
+_nrf_
+
+_A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_
+
+DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN (_2 vol._).
+A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol._).
+LE CÔTÉ DE GUERMANTES (_3 vol._).
+SODOME ET GOMORRHE (_2 vol._).
+LA PRISONNIÈRE (_2 vol._).
+ALBERTINE DISPARUE.
+LE TEMPS RETROUVÉ (_2 vol._.).
+
+PASTICHES ET MÉLANGES.
+LES PLAISIRS ET LES JOURS.
+CHRONIQUES.
+LETTRES A LA N.R.F.
+MORCEAUX CHOISIS.
+UN AMOUR DE SWANN
+(_édition illustrée par Laprade_).
+
+_Collection in-8 «A la Gerbe»_
+
+OEUVRES COMPLÈTES (_18 vol._).
+
+
+
+
+MARCEL PROUST
+
+A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
+
+VIII
+
+LE COTÉ DE GUERMANTES
+
+(_TROISIÈME PARTIE_)
+
+_nrf_
+
+GALLIMARD
+
+
+
+
+
+
+Les jours qui précédèrent mon dîner avec Mme de Stermaria me furent, non
+pas délicieux, mais insupportables. C'est qu'en général, plus le temps
+qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous
+semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou
+simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on,
+compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que
+son but est à l'infini. Le mien étant seulement à la distance de trois
+jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui
+sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne
+pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là
+précisément, à l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai
+qu'en général la difficulté d'atteindre l'objet d'un désir l'accroît (la
+difficulté, non l'impossibilité, car cette dernière le supprime),
+pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu'il sera réalisé à
+un moment prochain et déterminé n'est guère moins exaltante que
+l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute
+rend intolérable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de
+cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des
+représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que
+ferait l'angoisse.
+
+Ce qu'il me fallait, c'était posséder Mme de Stermaria, car depuis
+plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient
+préparé ce plaisir-là, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un
+autre (le plaisir avec une autre) n'eût pas, lui, été prêt, le plaisir
+n'étant que la réalisation d'une envie préalable et qui n'est pas
+toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie,
+les hasards du souvenir, l'état du tempérament, l'ordre de disponibilité
+des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu'à ce qu'ait été
+un peu oubliée la déception de l'accomplissement; je n'eusse pas été
+prêt, j'avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m'étais
+engagé dans le sentier d'un désir particulier; il aurait fallu, pour
+désirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la
+grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans
+l'île du Bois de Boulogne où je l'avais invitée à dîner, tel était le
+plaisir que j'imaginais à toute minute. Il eût été naturellement
+détruit, si j'avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria; mais
+peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du
+reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont
+préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles
+le commandent, et aussi le lieu; et à cause de cela font revenir
+alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site,
+telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de
+l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la
+paix à leur côté, et d'autres, pour être caressées avec une intention
+plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont
+légères et fuyantes autant qu'elles.
+
+Sans doute déjà, bien avant d'avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et
+quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'île du Bois
+m'avait semblé faite pour le plaisir parce que je m'étais trouvé aller y
+goûter la tristesse de n'en avoir aucun à y abriter. C'est aux bords du
+lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières
+semaines de l'été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas
+encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle
+n'a pas déjà quitté Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune
+fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l'année, qu'on
+ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant.
+Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l'être
+aimé, on suit au bord de l'eau frémissante ces belles allées où déjà une
+première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet
+horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la
+rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la
+toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du
+volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs
+naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une
+frontière, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage
+dont ils projettent bien au delà d'elle-même l'agrément artificiel;
+ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et
+qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque
+dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de
+l'été et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume
+romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et
+on ne serait pas plus surpris qu'il fût situé hors de l'univers
+géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire
+autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style
+de Van der Meulen, après s'être ainsi élevé en dehors de la nature, on
+apprenait que là où elle recommence, au bout du grand canal, les
+villages qu'on ne peut distinguer, à l'horizon éblouissant comme la mer,
+s'appellent Fleurus ou Nimègue.
+
+Et le dernier équipage passé, quand on sent avec douleur qu'elle ne
+viendra plus, on va dîner dans l'île; au-dessus des peupliers
+tremblants, qui rappellent sans fin les mystères du soir plus qu'ils n'y
+répondent, un nuage rose met une dernière couleur de vie dans le ciel
+apaisé. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique,
+mais dans sa divine enfance restée toujours couleur du temps et qui
+oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs. Et après que
+les géraniums ont inutilement, en intensifiant l'éclairage de leurs
+couleurs, lutté contre le crépuscule assombri, une brume vient
+envelopper l'île qui s'endort; on se promène dans l'humide obscurité le
+long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous
+étonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et
+le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas réveillé. Alors on voudrait
+d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on
+peut se croire loin.
+
+Mais dans cette île, où même l'été il y avait souvent du brouillard,
+combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que
+la mauvaise saison, que la fin de l'automne était venue. Si le temps
+qu'il faisait depuis dimanche n'avait à lui seul rendu grisâtres et
+maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait--comme d'autres
+saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens,--l'espoir de
+posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se
+lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination
+monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la
+veille s'était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans
+cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais
+comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville,
+il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais
+qu'il ferait pour moi de l'île des Cygnes un peu l'île de Bretagne dont
+l'atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme
+un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est
+jeune, à l'âge que j'avais dans mes promenades du côté de Méséglise,
+notre désir, notre croyance confère au vêtement d'une femme une
+particularité individuelle, une irréductible essence. On poursuit la
+réalité. Mais à force de la laisser échapper, on finit par remarquer
+qu'à travers toutes ces vaines tentatives où on a trouvé le néant,
+quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence
+à dégager, à connaître ce qu'on aime, on tâche à se le procurer, fût-ce
+au prix d'un artifice. Alors, à défaut de la croyance disparue, le
+costume signifie la suppléance à celle-ci par le moyen d'une illusion
+volontaire. Je savais bien qu'à une demi-heure de la maison je ne
+trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de
+Stermaria, dans les ténèbres de l'île, au bord de l'eau, je ferais comme
+d'autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de
+posséder une femme, l'habillent en religieuse.
+
+Je pouvais même espérer d'écouter avec la jeune femme quelque clapotis
+de vagues, car, la veille du dîner, une tempête se déchaîna. Je
+commençais à me raser pour aller dans l'île retenir le cabinet (bien
+qu'à cette époque de l'année l'île fût vide et le restaurant désert) et
+arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise m'annonça
+Albertine. Je fis entrer aussitôt, indifférent à ce qu'elle me vît
+enlaidi d'un menton noir, celle pour qui à Balbec je ne me trouvais
+jamais assez beau, et qui m'avait coûté alors autant d'agitation et de
+peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais à ce que celle-ci reçût
+la meilleure impression possible de la soirée du lendemain. Aussi je
+demandai à Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'à l'île pour
+m'aider à faire le menu. Celle à qui on donne tout est si vite remplacée
+par une autre, qu'on est étonné soi-même de donner ce qu'on a de
+nouveau, à chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition le
+visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait
+très bas, jusqu'aux yeux, sembla hésiter. Elle devait avoir d'autres
+projets; en tout cas elle me les sacrifia aisément, à ma grande
+satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance à avoir avec moi une
+jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que moi.
+
+Il est certain qu'elle avait représenté tout autre chose pour moi, à
+Balbec. Mais notre intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors
+assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris crée entre elle et
+nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens
+sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour.
+Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin vers
+d'autres, nous sommes tout aussi étonnés et amusés d'apprendre de notre
+mémoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre être que nous
+avons été autrefois, que si, après avoir jeté à un cocher une adresse,
+boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement à la
+personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent
+jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait là et
+celui du bac qui traversait la Seine.
+
+Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûri le corps d'Albertine,
+y avaient accumulé des saveurs si fraîches et si douces que, pendant
+notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux,
+secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles
+mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup
+se fût trompé, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon dîner
+avec Mme de Stermaria ne me conduisît à rien, j'eusse donné rendez-vous
+pour le même soir très tard à Albertine, afin d'oublier pendant une
+heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma
+curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il
+surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce
+commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu
+supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur le premier
+soir, je me serais représenté ma soirée avec elle d'une façon assez
+décevante. Je savais trop bien par expérience comment les deux stades
+qui se succèdent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme
+que nous avons désirée sans la connaître, aimant plutôt en elle la vie
+particulière où elle baigne qu'elle-même presque inconnue
+encore,--comment ces deux stades se reflètent bizarrement dans le
+domaine des faits, c'est-à-dire non plus en nous-même, mais dans nos
+rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causé avec elle,
+hésité, tentés que nous étions par la poésie qu'elle représente pour
+nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les rêves se fixent
+autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec
+elle, qui suivra bientôt, devrait refléter cet amour naissant. Il n'en
+est rien. Comme s'il était nécessaire que la vie matérielle eût aussi
+son premier stade, l'aimant déjà, nous lui parlons de la façon la plus
+insignifiante: «Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce
+que j'ai pensé que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de
+spécial à vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que
+vous n'ayez froid.--Mais non.--Vous le dites par amabilité. Je vous
+permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour
+ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramènerai de
+force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume.» Et sans lui avoir
+rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus
+une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu'à la revoir. Or, la
+seconde fois (ne retrouvant même plus le regard, seul souvenir, mais ne
+pensant plus malgré cela qu'à la revoir) le premier stade est dépassé.
+Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du
+confort du restaurant, nous disons, sans que cela étonne la personne
+nouvelle, que nous trouvons laide, mais à qui nous voudrions qu'on parle
+de nous à toutes les minutes de sa vie: «Nous allons avoir fort à faire
+pour vaincre tous les obstacles accumulés entre nos coeurs. Pensez-vous
+que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison
+de nos ennemis, espérer un heureux avenir?» Mais ces conversations,
+d'abord insignifiantes, puis faisant allusion à l'amour, n'auraient pas
+lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se
+donnerait dès le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer
+Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirée. C'était
+inutile, Robert n'exagérait jamais et sa lettre était claire!
+
+Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'étais préoccupé. Nous
+fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine,
+d'une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le
+vent et éclabousser la pluie. J'écrasais par terre des feuilles mortes,
+qui s'enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de
+ma canne des châtaignes piquantes comme des oursins.
+
+Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que
+de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
+elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec
+joie combien, si ce temps durait, l'île serait demain plus lointaine
+encore et en tout cas entièrement déserte. Nous remontâmes en voiture,
+et comme la bourrasque s'était calmée, Albertine me demanda de
+poursuivre jusqu'à Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en
+haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
+sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la
+superposition rose, bleue et verte, étaient tout préparés à destination
+de climats plus beaux. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui
+s'élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait
+lui être consacré, l'emplissait de la terreur mythologique, moitié
+animale, moitié sacrée de ses bonds furieux, Albertine monta sur un
+tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-même, vue ainsi
+d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit où
+les grains de son cou apparaissaient à la loupe de mes yeux approchés,
+mais ciselée et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes
+heureuses de Balbec avaient passé leur patine. Quand je me retrouvai
+seul chez moi, me rappelant que j'avais été faire une course
+l'après-midi avec Albertine, que je dînais le surlendemain chez Mme de
+Guermantes, et que j'avais à répondre à une lettre de Gilberte, trois
+femmes que j'avais aimées, je me dis que notre vie sociale est, comme un
+atelier d'artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un
+moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
+pas que quelquefois, si l'ébauche n'est pas trop ancienne, il peut
+arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute
+différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions
+projetée d'abord.
+
+Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait, la
+saison était si avancée que c'était miracle si nous avions pu trouver
+dans le Bois déjà saccagé quelques dômes d'or vert). En m'éveillant je
+vis, comme de la fenêtre de la caserne de Doncières, la brume mate, unie
+et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du
+sucre filé. Puis le soleil se cacha et elle s'épaissit encore dans
+l'après-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il
+était encore trop tôt pour partir; je décidai d'envoyer une voiture à
+Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer à faire
+la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle où je lui
+demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
+m'étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris.
+Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince liséré de jour qui
+allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
+profond du plaisir, et dont j'avais appris à Balbec à connaître le vide
+sombre et délicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant,
+pendant que tous les autres étaient à dîner, je voyais sans tristesse le
+jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientôt, après une nuit
+aussi courte que les nuits du pôle, il allait ressusciter plus éclatant
+dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai à bas de mon lit, je passai
+ma cravate noire, je donnai un coup de brosse à mes cheveux, gestes
+derniers d'une mise en ordre tardive, exécutés à Balbec en pensant non à
+moi mais aux femmes que je verrais à Rivebelle, tandis que je leur
+souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restés à cause
+de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mêlé de lumières
+et de musique. Comme des signes magiques ils l'évoquaient, bien plus le
+réalisaient déjà; grâce à eux j'avais de sa vérité une notion aussi
+certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
+complète que celles que j'avais à Combray, au mois de juillet, quand
+j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
+dans la fraîcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
+
+Aussi n'était-ce plus tout à fait Mme de Stermaria que j'aurais désiré
+voir. Forcé maintenant de passer avec elle ma soirée, j'aurais préféré,
+comme celle-ci était ma dernière avant le retour de mes parents, qu'elle
+restât libre et que je pusse chercher à revoir des femmes de Rivebelle.
+Je me relavai une dernière fois les mains, et dans la promenade que le
+plaisir me faisait faire à travers l'appartement, je me les essuyai dans
+la salle à manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre
+éclairée, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminée de la porte
+qui, au contraire, était fermée, n'était que le reflet blanc de ma
+serviette dans une glace posée le long du mur, en attendant qu'on la
+plaçât pour le retour de maman. Je repensai à tous les mirages que
+j'avais ainsi découverts dans notre appartement et qui n'étaient pas
+qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
+chien, à cause du jappement prolongé, presque humain, qu'avait pris un
+certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
+porte du palier ne se refermait d'elle-même très lentement, sur les
+courants d'air de l'escalier, qu'en exécutant les hachures de phrases
+voluptueuses et gémissantes qui se superposent au choeur des Pèlerins,
+vers la fin de l'ouverture de _Tannhäuser_. J'eus du reste, comme je
+venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
+nouvelle audition de cet éblouissant morceau symphonique, car un coup de
+sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
+cocher qui me rapportait la réponse. Je pensais que ce serait: «Cette
+dame est en bas», ou «Cette dame vous attend.» Mais il tenait à la main
+une lettre. J'hésitai un instant à prendre connaissance de ce que Mme de
+Stermaria avait écrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu
+être autre, mais qui maintenant était, détaché d'elle, un destin qui
+poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
+Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il
+maugréât contre la brume. Dès qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur
+la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitée avait écrit: «Je
+suis désolée, un contretemps m'empêche de dîner ce soir avec vous à
+l'île du Bois. Je m'en faisais une fête. Je vous écrirai plus longuement
+de Stermaria. Regrets. Amitiés.» Je restai immobile, étourdi par le choc
+que j'avais reçu. A mes pieds étaient tombées la carte et l'enveloppe,
+comme la bourre d'une arme à feu quand le coup est parti. Je les
+ramassai, j'analysai cette phrase. «Elle me dit qu'elle ne peut dîner
+avec moi à l'île du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait dîner
+avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscrétion d'aller la chercher,
+mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi.» Et cette île du Bois,
+comme depuis quatre jours ma pensée y était installée d'avance avec Mme
+de Stermaria, je ne pouvais arriver à l'en faire revenir. Mon désir
+reprenait involontairement la pente qu'il suivait déjà depuis tant
+d'heures, et malgré cette dépêche, trop récente pour prévaloir contre
+lui, je me préparais instinctivement encore à partir, comme un élève
+refusé à un examen voudrait répondre à une question de plus. Je finis
+par me décider à aller dire à Françoise de descendre payer le cocher. Je
+traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle à
+manger; tout d'un coup mes pas cessèrent de retentir sur le parquet
+comme ils avaient fait jusque-là et s'assourdirent en un silence qui,
+même avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
+d'étouffement et de claustration. C'étaient les tapis que, pour le
+retour de mes parents, on avait commencé de clouer, ces tapis qui sont
+si beaux par les heureuses matinées, quand parmi leur désordre le soleil
+vous attend comme un ami venu pour vous emmener déjeuner à la campagne,
+et pose sur eux le regard de la forêt, mais qui maintenant, au
+contraire, étaient le premier aménagement de la prison hivernale d'où,
+obligé que j'allais être de vivre, de prendre mes repas en famille, je
+ne pourrais plus librement sortir.
+
+--Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloués, me
+cria Françoise. J'aurais dû allumer. On est déjà à la fin de
+_sectembre_, les beaux jours sont finis.
+
+Bientôt l'hiver; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une
+veine de neige durcie; et, même aux Champs-Élysées, au lieu des jeunes
+filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.
+
+Ce qui ajoutait à mon désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'était
+que sa réponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure,
+depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dîner, elle n'y avait sans
+doute pas pensé une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour
+qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait déjà voir à ce moment-là
+et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
+l'était rappelée, elle n'eût pas sans doute attendu la voiture que je ne
+devais du reste pas, d'après ce qui était convenu, lui envoyer, pour
+m'avertir qu'elle n'était pas libre. Mes rêves de jeune vierge féodale
+dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore
+inexistant. Maintenant ma déception, ma colère, mon désir désespéré de
+ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
+sensibilité de la partie, fixer l'amour possible que jusque-là mon
+imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
+
+Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli,
+de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous différents, et
+auxquels nous n'avons ajouté du charme et un furieux désir de les revoir
+que parce qu'ils s'étaient au dernier moment dérobés? A l'égard de Mme
+de Stermaria c'était bien plus et il me suffisait maintenant, pour
+l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelées ces impressions si
+vives mais trop brèves et que la mémoire n'aurait pas sans cela la force
+de maintenir dans l'absence. Les circonstances en décidèrent autrement,
+je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais ç'aurait pu
+être elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le
+grand amour que j'allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette
+soirée, de me dire qu'il aurait pu, si de très simples circonstances
+avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria;
+appliqué à celle qui me l'inspira si peu après, il n'était donc
+pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
+croire--absolument nécessaire et prédestiné.
+
+Françoise m'avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que
+j'avais tort d'y rester avant qu'elle eût allumé le feu. Elle allait
+faire à dîner, car avant même l'arrivée de mes parents et dès ce soir,
+ma réclusion commençait. J'avisai un énorme paquet de tapis encore tout
+enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m'y cachant la
+tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se
+couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je
+frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais
+parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
+le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé
+par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme
+une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir.
+Tout d'un coup j'entendis une voix:
+
+--Peut-on entrer? Françoise m'a dit que tu devais être dans la salle à
+manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner
+quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
+brouillard à couper au couteau.
+
+C'était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer,
+Robert de Saint-Loup.
+
+J'ai dit (et précisément c'était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui
+m'avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense
+de l'amitié: à savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine à
+comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche,
+aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle
+et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l'estime
+intellectuelle n'eût pas été liée. Oui, cela m'a toujours été un
+étonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincérité avec lui-même
+jusqu'à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de
+Wagner, se soit imaginé que la vérité peut se réaliser dans ce mode
+d'expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des
+actions et, en particulier, des amitiés, et qu'il puisse y avoir une
+signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
+voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
+l'incendie du Louvre. J'en étais arrivé, à Balbec, à trouver le plaisir
+de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à
+laquelle du moins il reste étranger, que l'amitié dont tout l'effort est
+de nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable
+(autrement que par le moyen de l'art) de nous-même, à un moi
+superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-même, mais
+trouve un attendrissement confus à se sentir soutenu sur des étais
+extérieurs, hospitalisé dans une individualité étrangère, où, heureux de
+la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-être en
+approbation et s'émerveille de qualités qu'il appellerait défauts et
+chercherait à corriger chez soi-même. D'ailleurs les contempteurs de
+l'amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs
+amis du monde, de même qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et
+qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgré cela,
+pour ne pas paraître ou risquer d'être égoïste, donne sa vie pour une
+cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
+lesquelles il eût préféré ne pas la donner étaient des raisons
+désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l'amitié, même pour
+ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualité si médiocre
+qu'elle ressemblait à quelque chose d'intermédiaire entre la fatigue et
+l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures
+devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui
+nous était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en
+nous-même.
+
+J'étais bien éloigné certes de vouloir demander à Saint-Loup, comme je
+le désirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
+Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria
+ne voulait pas être effacé si vite, mais, au moment où je ne sentais
+plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
+comme une arrivée de bonté, de gaîté, de vie, qui étaient en dehors de
+moi sans doute mais s'offraient à moi, ne demandaient qu'à être à moi.
+Il ne comprit pas lui-même mon cri de reconnaissance et mes larmes
+d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
+d'ailleurs qu'un de ces amis--diplomate, explorateur, aviateur ou
+militaire--comme l'était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour
+la campagne et de là pour Dieu sait où, semblent faire tenir pour
+eux-mêmes, dans la soirée qu'ils nous consacrent, une impression qu'on
+s'étonne de pouvoir, tant elle est rare et brève, leur être si douce,
+et, du moment qu'elle leur plaît tant, de ne pas les voir prolonger
+davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
+naturelle, donne à ces voyageurs le même plaisir étrange et délicieux
+que nos boulevards à un Asiatique. Nous partîmes ensemble pour aller
+dîner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncières, où
+chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
+salles à manger oubliées. Je me souvins d'une à laquelle je n'avais
+jamais repensé et qui n'était pas à l'hôtel où Saint-Loup dînait, mais
+dans un bien plus modeste, intermédiaire entre l'hôtellerie et la
+pension de famille, et où on était servi par la patronne et une de ses
+domestiques. La neige m'avait arrêté là. D'ailleurs Robert ne devait pas
+ce soir-là dîner à l'hôtel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On
+m'apporta les plats, en haut, dans une petite pièce toute en bois. La
+lampe s'éteignit pendant le dîner, la servante m'alluma deux bougies.
+Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette,
+pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
+avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
+je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entière à
+moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
+eût un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
+physique me parut exiger, pour être goûté, non seulement cette servante
+mais la salle à manger de bois, si isolée. Ce fut pourtant vers celle où
+dînaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
+habitude, par amitié, jusqu'à mon départ de Doncières. Et pourtant, même
+cet hôtel où il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus
+depuis longtemps. Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons
+inachevées dans les crépuscules d'été ou les nuits précoces d'hiver les
+heures où il nous avait semblé qu'eût pu pourtant être enfermé un peu de
+paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
+Quand chantent à leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
+passeraient de même aussi grêles et linéaires, elles viennent leur
+apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
+Elles s'étendent ainsi jusqu'à un de ces bonheurs types, qu'on ne
+retrouve que de temps à autre mais qui continuent d'être; dans l'exemple
+présent, c'était l'abandon de tout le reste pour dîner dans un cadre
+confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
+nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
+dormante de toute son énergie, de toute son affection, nous communiquer
+un plaisir ému, bien différent de celui que nous pourrions devoir à
+notre propre effort ou à des distractions mondaines; nous allons être
+rien qu'à lui, lui faire des serments d'amitié qui, nés dans les
+cloisons de cette heure, restant enfermés en elle, ne seraient peut-être
+pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule à
+Saint-Loup, puisque, avec un courage où il entrait beaucoup de sagesse
+et le pressentiment que l'amitié ne se peut approfondir, le lendemain il
+serait reparti.
+
+Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncières, quand
+nous fûmes arrivés dans la rue brusquement, la nuit presque complète où
+le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu'on ne
+distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais
+quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n'était encore
+éclairée que de loin en loin, et qu'on y tâtonnait dans une obscurité
+humide, tiède et sainte de Crèche, à peine étoilée ça et là d'un
+lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette année,
+d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à
+l'heure au-dessus des rideaux, quelles différences! J'éprouvais à les
+percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j'étais resté
+seul, et m'aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par
+lesquelles j'allais encore passer avant que se déclarât la vocation
+invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fût advenu ce
+soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi
+que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j'avais composé
+cette petite description--précisément retrouvée il y avait peu de temps,
+arrangée, et vainement envoyée au _Figaro_--des clochers de Martinville.
+Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite
+continue jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou
+l'insolation d'une matinée ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site
+isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste, et
+qu'ainsi, les changements gradués non seulement au dehors, mais dans nos
+rêves et notre caractère évoluant, lesquels nous ont insensiblement
+conduit dans la vie d'un temps à tel autre très différent, se trouvant
+supprimés, si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année
+différente, nous trouvons entre eux, grâce à des lacunes, à d'immenses
+pans d'oubli, comme l'abîme d'une différence d'altitude, comme
+l'incompatibilité de deux qualités incomparables d'atmosphère respirée
+et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
+d'avoir, successivement, de Combray, de Doncières et de Rivebelle, je
+sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
+qu'il y aurait entre des univers différents où la matière ne serait pas
+la même. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle
+m'apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle,
+il m'eût fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
+compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au
+grès sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses
+explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idées qui
+m'étaient apparues s'enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent
+quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d'un
+chemin, même dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans
+le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dès
+qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en société ne les
+aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans l'amitié. Robert en
+arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais
+tandis que nous causions il n'avait cessé d'épaissir. Ce n'était plus
+seulement la brume légère que j'avais souhaité voir s'élever de l'île et
+nous envelopper Mme de Stermaria et moi. A deux pas les réverbères
+s'éteignaient et alors c'était la nuit, aussi profonde qu'en pleins
+champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers
+laquelle j'eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la côte de
+quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant
+d'arriver à l'auberge solitaire; cessant d'être un mirage qu'on
+recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on
+lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à
+bon port, les difficultés, l'inquiétude et enfin la joie que donne la
+sécurité--si insensible à celui qui n'est pas menacé de la perdre--au
+voyageur perplexe et dépaysé. Une seule chose faillit compromettre mon
+plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l'étonnement
+irrité où elle me jeta un instant. «Tu sais, j'ai raconté à Bloch, me
+dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que ça, que tu lui
+trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j'aime les situations
+tranchées», conclut-il d'un air satisfait et sur un ton qui n'admettait
+pas de réplique. J'étais stupéfait. Non seulement j'avais la confiance
+la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il
+l'avait trahie par ce qu'il avait dit à Bloch, mais il me semblait que
+de plus il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que
+par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d'éducation qui pouvait
+pousser la politesse jusqu'à un certain manque de franchise. Son air
+triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque
+embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas dû
+faire? traduisait-il de l'inconscience? de la bêtise érigeant en vertu
+un défaut que je ne lui connaissais pas? un accès de mauvaise humeur
+passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l'enregistrement d'un
+accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait
+voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant? Du
+reste sa figure était stigmatisée, pendant qu'il me disait ces paroles
+vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu'une fois
+ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord à peu près le milieu de la
+figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une
+expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et
+sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans
+doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, éclipse partielle de
+son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d'un aïeul qui
+s'y reflétait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert, ses
+paroles: «J'aime les situations tranchées» prêtaient au même doute, et
+auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l'on aime
+les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce
+qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des
+autres. Mais déjà la voiture s'était arrêtée devant le restaurant dont
+la vaste façade vitrée et flamboyante arrivait seule à percer
+l'obscurité. Le brouillard lui-même, par les clartés confortables de
+l'intérieur, semblait jusque sur le trottoir même vous indiquer l'entrée
+avec la joie de ces valets qui reflètent les dispositions du maître; il
+s'irisait des nuances les plus délicates et montrait l'entrée comme la
+colonne lumineuse qui guida les Hébreux. Il y en avait d'ailleurs
+beaucoup dans la clientèle. Car c'était dans ce restaurant que Bloch et
+ses amis étaient venus longtemps, ivres d'un jeûne aussi affamant que le
+jeûne rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de café et de
+curiosité politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale
+donnant une valeur qui prime, une qualité supérieure aux habitudes qui
+s'y rattachent, il n'y a pas de goût un peu vif qui ne compose ainsi
+autour de lui une société qu'il unit, et où la considération des autres
+membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici,
+fût-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnés
+de musique; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se
+passe aux séances de musique de chambre, aux réunions où on cause
+musique, au café où l'on se retrouve entre amateurs et où on coudoie les
+musiciens de l'orchestre. D'autres épris d'aviation tiennent à être bien
+vus du vieux garçon du bar vitré perché au haut de l'aérodrome; à l'abri
+du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en
+compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les évolutions
+d'un pilote exécutant des loopings, tandis qu'un autre, invisible
+l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand
+bruit d'ailes de l'oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour
+tâcher de perpétuer, d'approfondir, les émotions fugitives du procès
+Zola, attachait de même une grande importance à ce café. Mais elle y
+était mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de la
+clientèle et avaient adopté une seconde salle du café, séparée seulement
+de l'autre par un léger parapet décoré de verdure. Ils considéraient
+Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans
+plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme
+de prendre dans l'histoire une certaine élégance, les fils,
+bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer
+aux «intellectuels» qui les interrogeaient que sûrement, s'ils avaient
+vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus, sans trop savoir
+beaucoup plus ce qu'avait été l'Affaire que la comtesse Edmond de
+Pourtalès ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs déjà éteintes
+au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du
+café qui devaient être plus tard les pères de ces jeunes intellectuels
+rétrospectivement dreyfusards étaient encore garçons. Certes, un riche
+mariage était envisagé par les familles de tous, mais n'était encore
+réalisé pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage
+désiré à la fois par plusieurs (il y avait bien plusieurs «riches
+partis» en vue, mais enfin le nombre des fortes dots était beaucoup
+moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens
+quelque rivalité.
+
+Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup étant resté quelques minutes
+à s'adresser au cocher afin qu'il revînt nous prendre après avoir dîné,
+il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagé dans la
+porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne
+pourrais pas arriver à en sortir. (Disons en passant, pour les amateurs
+d'un vocabulaire plus précis, que cette porte tambour, malgré ses
+apparences pacifiques, s'appelle porte revolver, de l'anglais _revolving
+door_.) Ce soir-là le patron, n'osant pas se mouiller en allant dehors
+ni quitter ses clients, restait cependant près de l'entrée pour avoir le
+plaisir d'entendre les joyeuses doléances des arrivants tout illuminés
+par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal à arriver et la
+crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialité de son accueil fut
+dissipée par la vue d'un inconnu qui ne savait pas se dégager des
+volants de verre. Cette marque flagrante d'ignorance lui fit froncer le
+sourcil comme à un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le
+_dignus es intrare_. Pour comble de malchance j'allai m'asseoir dans la
+salle réservée à l'aristocratie d'où il vint rudement me tirer en
+m'indiquant, avec une grossièreté à laquelle se conformèrent
+immédiatement tous les garçons, une place dans l'autre salle. Elle me
+plut d'autant moins que la banquette où elle se trouvait était déjà
+pleine de monde (et que j'avais en face de moi la porte réservée aux
+Hébreux qui, non tournante celle-là, s'ouvrant et se fermant à chaque
+instant, m'envoyait un froid horrible). Mais le patron m'en refusa une
+autre en me disant: «Non, monsieur, je ne peux pas gêner tout le monde
+pour vous.» Il oublia d'ailleurs bientôt le dîneur tardif et gênant que
+j'étais, captivé qu'il était par l'arrivée de chaque nouveau venu, qui,
+avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog
+(l'heure du dîner était depuis longtemps passée), devait, comme dans les
+vieux romans, payer son écot en disant son aventure au moment où il
+pénétrait dans cet asile de chaleur et de sécurité, où le contraste avec
+ce à quoi on avait échappé faisait régner la gaieté et la camaraderie
+qui plaisantent de concert devant le feu d'un bivouac.
+
+L'un racontait que sa voiture, se croyant arrivée au pont de la
+Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides; un autre que la
+sienne, essayant de descendre l'avenue des Champs-Élysées, était entrée
+dans un massif du Rond-Point, d'où elle avait mis trois quarts d'heure à
+sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le froid,
+sur le silence de mort des rues, qui étaient dites et écoutées de l'air
+exceptionnellement joyeux qu'expliquaient la douce atmosphère de la
+salle où excepté à ma place il faisait chaud, la vive lumière qui
+faisait cligner les yeux déjà habitués à ne pas voir et le bruit des
+causeries qui rendait aux oreilles leur activité.
+
+Les arrivants avaient peine à garder le silence. La singularité des
+péripéties, qu'ils croyaient uniques, leur brûlaient la langue, et ils
+cherchaient des yeux quelqu'un avec qui engager la conversation. Le
+patron lui-même perdait le sentiment des distances: «M. le prince de
+Foix s'est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin», ne
+craignit-il pas de dire en riant, non sans désigner, comme dans une
+présentation, le célèbre aristocrate à un avocat israélite qui, tout
+autre jour, eût été séparé de lui par une barrière bien plus difficile à
+franchir que la baie ornée de verdures. «Trois fois! voyez-vous ça», dit
+l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne goûta pas la phrase de
+rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui
+l'exercice de l'impertinence, même à l'égard de la noblesse quand elle
+n'était pas de tout premier rang, semblait être la seule occupation. Ne
+pas répondre à un salut; si l'homme poli récidivait, ricaner d'un air
+narquois ou rejeter la tête en arrière d'un air furieux; faire semblant
+de ne pas connaître un homme âgé qui leur aurait rendu service; réserver
+leur poignée de main et leur salut aux ducs et aux amis tout à fait
+intimes des ducs que ceux-ci leur présentaient, telle était l'attitude
+de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle
+attitude était favorisée par le désordre de la prime jeunesse (où, même
+dans la bourgeoisie, on paraît ingrat et on se montre mufle parce
+qu'ayant oublié pendant des mois d'écrire à un bienfaiteur qui vient de
+perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais elle
+était surtout inspirée par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai
+que, à l'instar de certaines affections nerveuses dont les
+manifestations s'atténuent dans l'âge mûr, ce snobisme devait
+généralement cesser de se traduire d'une façon aussi hostile chez ceux
+qui avaient été de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois
+passée, il est rare qu'on reste confiné dans l'insolence. On avait cru
+qu'elle seule existait, on découvre tout d'un coup, si prince qu'on
+soit, qu'il y a aussi la musique, la littérature, voire la députation.
+L'ordre des valeurs humaines s'en trouvera modifié, et on entre en
+conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne
+chance à ceux de ces gens-là qui ont eu la patience d'attendre et de qui
+le caractère est assez bien fait--si l'on doit ainsi dire--pour qu'ils
+éprouvent du plaisir à recevoir vers la quarantaine la bonne grâce et
+l'accueil qu'on leur avait sèchement refusés à vingt ans.
+
+A propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion s'en
+présente, qu'il appartenait à une coterie de douze à quinze jeunes gens
+et à un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze à quinze
+avait cette caractéristique, à laquelle échappait, je crois, le prince,
+que ces jeunes gens présentaient chacun un double aspect. Pourris de
+dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs,
+malgré tout le plaisir que ceux-ci avaient à leur dire: «Monsieur le
+Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc...» Ils espéraient se tirer
+d'affaire au moyen du fameux «riche mariage», dit encore «gros sac», et
+comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'étaient qu'au nombre de
+quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la
+même fiancée. Et le secret était si bien gardé que, quand l'un d'eux
+venant au café disait: «Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne
+pas vous annoncer mes fiançailles avec Mlle d'Ambresac», plusieurs
+exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant déjà la chose
+faite pour eux-mêmes avec elle, n'ayant pas le sang-froid nécessaire
+pour étouffer au premier moment le cri de leur rage et de leur
+stupéfaction: «Alors ça te fait plaisir de te marier, Bibi?» ne pouvait
+s'empêcher de s'exclamer le prince de Châtellerault, qui laissait tomber
+sa fourchette d'étonnement et de désespoir, car il avait cru que les
+mêmes fiançailles de Mlle d'Ambresac allaient bientôt être rendues
+publiques, mais avec lui, Châtellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce
+que son père avait adroitement conté aux Ambresac contre la mère de
+Bibi. «Alors ça t'amuse de te marier?» ne pouvait-il s'empêcher de
+demander une seconde fois à Bibi, lequel, mieux préparé puisqu'il avait
+eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'était «presque
+officiel», répondait en souriant: «Je suis content non pas de me marier,
+ce dont je n'avais guère envie, mais d'épouser Daisy d'Ambresac que je
+trouve délicieuse.» Le temps qu'avait duré cette réponse, M. de
+Châtellerault s'était ressaisi, mais il songeait qu'il fallait au plus
+vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss
+Foster, les grands partis nº 2 et nº 3, demander patience aux créanciers
+qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens
+auxquels il avait dit aussi que Mlle d'Ambresac était charmante que ce
+mariage était bon pour Bibi, mais que lui se serait brouillé avec toute
+sa famille s'il l'avait épousée. Mme de Soléon avait été, allait-il
+prétendre, jusqu'à dire qu'elle ne les recevrait pas.
+
+Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc..., ils
+semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu'ils se
+trouvaient dans le monde, ils n'étaient plus jugés d'après le
+délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se
+livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le Prince, M.
+le Duc un tel, et n'étaient comptés que d'après leurs quartiers. Un duc
+presque milliardaire et qui semblait tout réunir en soi passait après
+eux parce que, chefs de famille, ils étaient anciennement princes
+souverains d'un petit pays où ils avaient le droit, de battre monnaie,
+etc... Souvent, dans ce café, l'un baissait les yeux quand un autre
+entrait, de façon à ne pas forcer l'arrivant à le saluer. C'est qu'il
+avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invité à dîner un
+banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en
+rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de
+mille francs, ce qui n'empêche pas l'homme du monde de recommencer avec
+un autre. On continue de brûler des cierges et de consulter les
+médecins.
+
+Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à
+cette coterie élégante d'une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe
+plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On
+ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre
+gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les
+châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que,
+d'autant plus qu'ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur
+leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce
+qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus tard,
+si l'on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en
+revanche chacun d'eux l'avait entièrement ignoré des trois autres. Et
+pourtant chacun d'eux avait bien cherché à s'instruire sur les autres,
+soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune, empêcher un mariage,
+avoir barre sur l'ami découvert. Un cinquième (car dans les groupes de
+quatre on est toujours plus de quatre) s'était joint aux quatre
+platoniciens qui l'étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules
+religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût
+désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le
+prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l'intervalle se
+jetant sur les militaires.
+
+Malgré la manière d'être du prince, le fait que le propos fut tenu
+devant lui sans lui être directement adressé rendit sa colère moins
+forte qu'elle n'eût été sans cela. De plus, cette soirée avait quelque
+chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer
+en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
+noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir répondre d'un air rogue
+et à la cantonade à cet interlocuteur qui, à la faveur du brouillard,
+était comme un compagnon de voyage rencontré dans quelque plage située
+aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. «Ce
+n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas.» La
+justesse de cette pensée frappa le patron parce qu'il l'avait déjà
+entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
+
+En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait ou
+lisait à un certain texte déjà connu et sentait s'éveiller son
+admiration s'il ne voyait pas de différences. Cet état d'esprit n'est
+pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture
+des journaux, il forme l'opinion publique, et par là rend possibles les
+plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant
+seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la
+France, l'Angleterre et la Russie «cherchaient» l'Allemagne, ont rendu
+possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas éclaté.
+Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer à expliquer les
+actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la
+psychologie de l'individu médiocre.
+
+En politique, le patron du café où je venais d'arriver n'appliquait
+depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu'à un
+certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait pas
+les termes connus dans les propos d'un client où les colonnes d'un
+journal, il déclarait l'article assommant, ou le client pas franc. Le
+prince de Foix l'émerveilla au contraire au point qu'il laissa à peine à
+son interlocuteur le temps de finir sa phrase. «Bien dit, mon prince,
+bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c'est ça,
+c'est ça», s'écria-t-il, dilaté, comme s'expriment les _Mille et une
+nuits_, «à la limite de la satisfaction». Mais le prince avait déjà
+disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend même après les
+événements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de
+brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur
+souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, à cause du
+caractère anormal du jour, n'hésitèrent pas à s'installer à deux tables
+dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près de moi. Tel le
+cataclysme avait établi même de la petite salle à la grande, entre tous
+ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues
+erreurs dans l'océan de brume, une familiarité dont j'étais seul exclu,
+et à laquelle devait ressembler celle qui régnait dans l'arche de Noé.
+Tout à coup, je vis le patron s'infléchir en courbettes, les maîtres
+d'hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous
+les clients. «Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de
+Saint-Loup», s'écriait le patron, pour qui Robert n'était pas seulement
+un grand seigneur jouissant d'un véritable prestige, même aux yeux du
+prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et
+dépensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de la grande
+salle regardaient avec curiosité, ceux de la petite hélaient à qui mieux
+mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment où
+il allait pénétrer dans la petite salle, il m'aperçut dans la grande.
+«Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais là, et avec la porte ouverte
+devant toi», dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui
+courut la fermer en s'excusant sur les garçons: «Je leur dis toujours de
+la tenir fermée.»
+
+J'avais été obligé de déranger ma table et d'autres qui étaient devant
+la mienne, pour aller à lui. «Pourquoi as-tu bougé? Tu aimes mieux dîner
+là que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous
+allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron.--A
+l'instant même, M. le Marquis, les clients qui viendront à partir de
+maintenant passeront par la petite salle, voilà tout.» Et pour mieux
+montrer son zèle, il commanda pour cette opération un maître d'hôtel et
+plusieurs garçons, et tout en faisant sonner très haut de terribles
+menaces si elle n'était pas menée à bien. Il me donnait des marques de
+respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas commencé
+dès mon arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup, et pour que
+je ne crusse pas cependant qu'elles étaient dues à l'amitié que me
+montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait à la dérobée
+de petits sourires où semblait se déclarer une sympathie toute
+personnelle.
+
+Derrière moi le propos d'un consommateur me fit tourner une seconde la
+tête. J'avais entendu au lieu des mots: «Aile de poulet, très bien, un
+peu de champagne; mais pas trop sec», ceux-ci: «J'aimerais mieux de la
+glycérine. Oui, chaude, très bien.» J'avais voulu voir quel était
+l'ascète qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tête
+vers Saint-Loup pour ne pas être reconnu de l'étrange gourmet. C'était
+tout simplement un docteur, que je connaissais, à qui un client,
+profitant du brouillard pour le chambrer dans ce café, demandait une
+consultation. Les médecins comme les boursiers disent «je».
+
+Cependant je regardais Robert et je songeais à ceci. Il y avait dans ce
+café, j'avais connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels,
+rapins de toute sorte, résignés au rire qu'excitaient leur cape
+prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements
+maladroits, allant jusqu'à le provoquer pour montrer qu'ils ne s'en
+souciaient pas, et qui étaient des gens d'une réelle valeur
+intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilité. Ils
+déplaisaient--les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien
+entendu, il ne saurait être question des autres--aux personnes qui ne
+peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine).
+Généralement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient contre eux
+d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des
+gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus,
+ils avaient beaucoup d'esprit, de coeur et étaient, à l'user, des gens
+qu'on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en
+était peu dont les parents n'eussent une générosité de coeur, une largeur
+d'esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le
+duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse,
+leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et
+leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les
+voies imprévues de l'intelligence uniquement prisée) à un colossal
+mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque façon que les
+défauts des parents se fussent combinés en une création nouvelle de
+qualités, régnait la plus charmante ouverture d'esprit et de coeur. Et
+alors, il faut bien le dire à la gloire immortelle de la France, quand
+ces qualités-là se trouvent chez un pur Français, qu'il soit de
+l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent--s'épanouissent serait
+trop dire car la mesure y persiste et la restriction--avec une grâce
+que l'étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualités
+intellectuelles et morales, certes les autres les possèdent aussi, et
+s'il faut d'abord traverser ce qui déplaît et ce qui choque et ce qui
+fait sourire, elles ne sont pas moins précieuses. Mais c'est tout de
+même une jolie chose et qui est peut-être exclusivement française, que
+ce qui est beau au jugement de l'équité, ce qui vaut selon l'esprit et
+le coeur, soit d'abord charmant aux yeux, coloré avec grâce, ciselé avec
+justesse, réalise aussi dans sa matière et dans sa forme la perfection
+intérieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est une jolie
+chose quand il n'y a pas de disgrâce physique pour servir de vestibule
+aux grâces intérieures, et que les ailes du nez soient délicates et d'un
+dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les
+fleurs des prairies, autour de Combray; et que le véritable _opus
+francigenum_, dont le secret n'a pas été perdu depuis le XIIIe siècle,
+et qui ne périrait pas avec nos églises, ce ne sont pas tant les anges
+de pierre de Saint-André-des-Champs que les petits Français, nobles,
+bourgeois ou paysans, au visage sculpté avec cette délicatesse et cette
+franchise restées aussi traditionnelles qu'au porche fameux, mais encore
+créatrices.
+
+Après être parti un instant pour veiller lui-même à la fermeture de la
+porte et à la commande du dîner (il insista beaucoup pour que nous
+prissions de la «viande de boucherie», les volailles n'étant sans doute
+pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix
+aurait bien voulu que M. le marquis lui permît de venir dîner à une
+table près de lui. «Mais elles sont toutes prises, répondit Robert en
+voyant les tables qui bloquaient la mienne.--Pour cela, cela ne fait
+rien, si ça pouvait être agréable à M. le marquis, il me serait bien
+facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses
+qu'on peut faire pour M. le marquis!--Mais c'est à toi de décider, me
+dit Saint-Loup, Foix est un bon garçon, je ne sais pas s'il t'ennuiera,
+il est moins bête que beaucoup.» Je répondis à Robert qu'il me plairait
+certainement, mais que pour une fois où je dînais avec lui et où je m'en
+sentais si heureux, j'aurais autant aimé que nous fussions seuls. «Ah!
+il a un manteau bien joli, M. le prince», dit le patron pendant notre
+délibération. «Oui, je le connais», répondit Saint-Loup. Je voulais
+raconter à Robert que M. de Charlus avait dissimulé à sa belle-soeur
+qu'il me connût et lui demander quelle pouvait en être la raison, mais
+j'en fus empêché par l'arrivée de M. de Foix. Venant pour voir si sa
+requête était accueillie, nous l'aperçûmes qui se tenait à deux pas.
+Robert nous présenta, mais ne cacha pas à son ami qu'ayant à causer avec
+moi, il préférait qu'on nous laissât tranquilles. Le prince s'éloigna en
+ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
+Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonté de celui-ci de la
+brièveté d'une présentation qu'il eût souhaitée plus longue. Mais à ce
+moment Robert semblant frappé d'une idée subite s'éloigna avec son
+camarade, après m'avoir dit: «Assieds-toi toujours et commence à dîner,
+j'arrive», et il disparut dans la petite salle. Je fus peiné d'entendre
+les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires
+les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
+héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu à Balbec
+et qui m'avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la
+maladie de ma grand'mère. L'un prétendait qu'il avait dit à la duchesse
+de Guermantes: «J'exige que tout le monde se lève quand ma femme passe»
+et que la duchesse avait répondu (ce qui eût été non seulement dénué
+d'esprit mais d'exactitude, la grand'mère de la jeune princesse ayant
+toujours été la plus honnête femme du monde): «Il faut qu'on se lève
+quand passe ta femme, cela changera de sa grand'mère car pour elle les
+hommes se couchaient.» Puis on raconta qu'étant allé voir cette année sa
+tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand
+Hôtel, il s'était plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eût pas hissé le
+fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion étant moins
+connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
+avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mécontentement
+du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
+promis, dès que j'irais à Balbec, d'interroger le directeur de l'hôtel
+de façon à m'assurer qu'elle était une invention pure. En attendant
+Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
+pain. «Tout de suite, monsieur le baron.--Je ne suis pas baron, lui
+répondis-je.--Oh! pardon, monsieur le comte!» Je n'eus pas le temps de
+faire entendre une seconde protestation, après laquelle je fusse
+sûrement devenu «monsieur le marquis»; aussi vite qu'il l'avait annoncé,
+Saint-Loup réapparut dans l'entrée tenant à la main le grand manteau de
+vigogne du prince à qui je compris qu'il l'avait demandé pour me tenir
+chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me déranger, il avança, il
+aurait fallu qu'on bougeât encore ma table ou que je changeasse de place
+pour qu'il pût s'asseoir. Dès qu'il entra dans la grande salle, il monta
+légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour
+en longeant le mur et où en dehors de moi n'étaient assis que trois ou
+quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n'avaient pu
+trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
+électriques étaient tendus à une certaine hauteur; sans s'y embarrasser
+Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
+confus qu'elle s'exerçât uniquement pour moi et dans le but de m'éviter
+un mouvement bien simple, j'étais en même temps émerveillé de cette
+sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et
+je n'étais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
+médiocrement goûté de la part d'un moins aristocratique et moins
+généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des
+connaisseurs au pesage; un commis, comme paralysé, restait immobile avec
+un plat que des dîneurs attendaient à côté; et quand Saint-Loup, ayant à
+passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avança
+en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de
+la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la
+précision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me
+tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne,
+qu'aussitôt après, s'étant assis à côté de moi, sans que j'eusse eu un
+mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes
+épaules.
+
+--Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
+quelque chose à te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui
+demain soir.
+
+--Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dîne chez ta
+tante Guermantes.
+
+--Oui, il y a un gueuleton à tout casser, demain, chez Oriane. Je ne
+suis pas convié. Mais mon oncle Palamède voudrait que tu n'y ailles pas.
+Tu ne peux pas te décommander? En tout cas, va chez mon oncle Palamède
+après. Je crois qu'il tient à te voir. Voyons, tu peux bien y être vers
+onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prévenir. Il
+est très susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit
+toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y dîner, tu peux
+très bien être à onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait
+fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
+changer. Elle est si gentille pour ces choses-là et elle peut tout sur
+le général de Saint-Joseph de qui ça dépend. Mais ne lui en parle pas.
+J'ai dit un mot à la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah! le
+Maroc, très intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très
+fins là-bas. On sent la parité d'intelligence.
+
+--Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'à la guerre à
+propos de cela?
+
+--Non, cela les ennuie, et au fond c'est très juste. Mais l'empereur est
+pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
+nous forcer à céder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume
+II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
+nous ne cédons pas. Alors nous cédons. Mais si nous ne cédions pas, il
+n'y aurait aucune espèce de guerre. Tu n'as qu'à penser quelle chose
+comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que
+le _Déluge_ et le _Götter Dämmerung_. Seulement cela durerait moins
+longtemps.
+
+Il me parla d'amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous
+les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques
+mois qu'il devait passer à la campagne et dût revenir seulement
+quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs);
+mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce
+soir-là y allumaient une douce rêverie. Nos rares tête-à-tête, et
+celui-là surtout, ont fait depuis époque dans ma mémoire. Pour lui,
+comme pour moi, ce fut le soir de l'amitié. Pourtant celle que je
+ressentais en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords)
+n'était guère, je le craignais, celle qu'il lui eût plu d'inspirer. Tout
+rempli encore du plaisir que j'avais eu à le voir s'avancer au petit
+galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
+à ce que chacun des mouvements développés le long du mur, sur la
+banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle
+de Saint-Loup peut-être, mais plus encore dans celle que par la
+naissance et par l'éducation il avait héritée de sa race.
+
+Une certitude du goût dans l'ordre non du beau mais des manières, et qui
+en présence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à
+l'homme élégant--comme à un musicien à qui on demande de jouer un
+morceau inconnu--le sentiment, le mouvement qu'elle réclame et y adapter
+le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux; puis permettait à
+ce goût de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre considération,
+dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur
+d'être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de
+paraître trop empressés à ceux de leurs amis, et que remplaçait chez
+Robert un dédain que certes il n'avait jamais éprouvé dans son coeur,
+mais qu'il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les
+façons de ses ancêtres à une familiarité qu'ils croyaient ne pouvoir que
+flatter et ravir celui à qui elle s'adressait; enfin une noble
+libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages matériels
+(des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de
+lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori,
+situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
+la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui
+faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
+et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne
+plaisait à mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de
+grâce et de rapidité; telles étaient les qualités, toutes essentielles à
+l'aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût
+été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à
+travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
+créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert
+avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux
+de cavaliers sculptés sur une frise. «Hélas, eût pensé Robert, est-ce la
+peine que j'aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer
+seulement la justice et l'esprit, à choisir, en dehors des amis qui
+m'étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s'ils avaient de
+l'éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde
+un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s'efforçant et
+en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n'est pas mon
+oeuvre, qui n'est même pas moi, que j'ai toujours méprisé et cherché à
+vaincre; est-ce la peine que j'aie aimé mon ami préféré comme je l'ai
+fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
+découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir
+qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement
+le croire, un plaisir d'amitié, mais un plaisir intellectuel et
+désintéressé, une sorte de plaisir d'art?» Voilà ce que je crains,
+aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s'est trompé, dans
+ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de
+plus élevé que la souplesse innée de son corps, s'il n'avait pas été si
+longtemps détaché de l'orgueil nobiliaire, il y eût eu plus
+d'application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité
+importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu
+beaucoup de sérieux pour qu'elle donnât dans sa conversation et dans ses
+Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même,
+pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d'aristocratie, il
+fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts
+objets, et, résorbée dans son corps, s'y fût fixée en lignes
+inconscientes et nobles. Par là sa distinction d'esprit n'était pas
+absente d'une distinction physique qui, la première faisant défaut,
+n'eût pas été complète. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement
+sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité; on a
+même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation
+de l'athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d'un
+créateur. Et je savais bien aussi que ce n'était pas qu'une oeuvre d'art
+que j'admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de
+sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
+Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter à mon
+profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
+moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance
+et l'agilité, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de
+mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'était-ce pas comme
+des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
+nous dussions toujours être séparés, et qu'il me sacrifiait au contraire
+par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
+l'intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de
+Robert étaient l'image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié?
+
+Ce que la familiarité d'un Guermantes--au lieu de la distinction qu'elle
+avait chez Robert, parce que le dédain héréditaire n'y était que le
+vêtement, devenu grâce inconsciente, d'une réelle humilité morale--eût
+décelé de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M.
+de Charlus chez lequel les défauts de caractère que jusqu'ici je
+comprenais mal s'étaient superposés aux habitudes aristocratiques, mais
+chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
+qui avait tant déplu à ma grand'mère quand autrefois elle l'avait
+rencontré chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur
+ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai dîner chez lui, le
+lendemain de la soirée que j'avais passée avec Saint-Loup.
+
+Elles ne m'étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je
+les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
+premier jour les différences qui séparaient la Berma de ses camarades,
+encore que chez celle-ci les particularités fussent infiniment plus
+saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
+marquées au fur et à mesure que les objets sont plus réels, plus
+concevables à l'intelligence. Mais enfin si légères que soient les
+nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre véridique comme
+Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
+le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils
+apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l'insu
+de l'auteur, ressort de ses études, c'est le néant de la vie de salon),
+pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les
+Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur
+originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la
+recueillir, tout impondérable qu'elle fût.
+
+La duchesse ne m'ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante,
+je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
+assisterait au dîner. Mais je fus bien vite fixé car parmi les valets de
+pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
+avaient dû jusqu'ici me considérer à peu près comme les enfants de
+l'ébéniste, c'est-à-dire peut-être avec plus de sympathie que leur
+maître mais comme incapable d'être reçu chez lui) devaient chercher la
+cause de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui
+guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m'ôter lui-même
+mon pardessus.
+
+--Mme de Guermantes va être tout ce qu'il y a de plus heureuse, me
+dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser
+de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler
+le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre
+part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous
+disions l'un à l'autre: «Vous verrez qu'il ne viendra pas.» Je dois dire
+que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'êtes pas un homme
+commode à avoir et j'étais persuadé que vous nous feriez faux bond.
+
+Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu'on lui
+savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots
+«Mme de Guermantes» avec lesquels il avait l'air d'étendre sur la
+duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
+Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir
+de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
+courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
+survivance d'une tradition locale, la trace d'un événement historique,
+peut-être ignorés de celui qui y fait allusion; de même cette politesse
+de M. de Guermantes, et qu'il allait me témoigner pendant toute la
+soirée, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois séculaires,
+d'habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Les gens des temps passés
+nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer
+d'intentions profondes au delà de ce qu'ils expriment formellement; nous
+sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à
+ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte
+tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa
+enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
+dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi
+éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez
+tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
+marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme
+de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous
+laissent surpris parce qu'elles nous révèlent tout à coup chez ces
+grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
+directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il
+faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
+grand scrupule certaines fonctions d'amabilité.
+
+Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui
+permettent de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une
+beauté géniale aux oeuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous
+sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées
+modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un
+vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n'eussions
+trouvée qu'ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a
+qu'à ajouter à un Ancien qu'il restitue plus ou moins fidèlement, des
+morceaux qui, signés d'un nom contemporain et publiés à part,
+paraîtraient seulement agréables: aussitôt il donne une émouvante
+grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs
+siècles. Ce traducteur n'était capable que d'un livre médiocre, si ce
+livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une
+traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passé non seulement
+n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
+après le commencement d'une guerre que des lois votées sans hâte peuvent
+agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans après un
+crime resté obscur qu'un magistrat peut encore trouver les éléments qui
+serviront à l'éclaircir; après des siècles et des siècles, le savant qui
+étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des
+habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure
+au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps
+d'Hérodote et qui dans l'appellation donnée à une roche, dans un rite
+religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense,
+immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique,
+émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires
+de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais
+la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu
+plus tard au salon. Car je n'y étais pas allé tout de suite.
+
+En quittant le vestibule, j'avais dit à M. de Guermantes que j'avais un
+grand désir de voir ses Elstir. «Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il
+donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
+homme aimable, ce que nos pères appelaient l'honnête homme, j'aurais pu
+lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il
+aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre
+compagnie.» Fort peu ancien régime quand il s'efforçait ainsi de l'être,
+le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demandé si je
+désirais qu'il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s'effaçant
+gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
+chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le
+temps où Saint-Simon raconte qu'un ancêtre des Guermantes lui fit les
+honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l'accomplissement
+des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu'à
+nous, être jouée par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres
+visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'être
+seul un moment devant les tableaux, il s'était retiré discrètement en me
+disant que je n'aurais qu'à venir le retrouver au salon.
+
+Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait
+l'heure du dîner; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les
+fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la
+projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne
+traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
+peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme
+les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le
+cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner
+l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire
+tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
+qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux,
+quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
+m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
+illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
+objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
+en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à
+quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
+mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès
+lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
+retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une
+chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous
+avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en réalité
+indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous
+les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
+sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
+agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
+
+Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
+Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
+aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
+refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
+certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
+qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
+admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
+anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
+la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
+permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
+Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
+vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
+éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
+chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
+horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
+deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
+parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
+toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
+précédents dans le passé.
+
+Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
+d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
+salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
+fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
+qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
+habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
+autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
+ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
+encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
+préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
+l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
+femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
+autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
+dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
+femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
+l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
+toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
+bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
+que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
+que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
+qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
+de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
+glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
+dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
+poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
+sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
+de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
+elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
+les regards du peintre.» Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
+mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
+avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
+les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
+que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
+donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
+bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
+place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
+instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
+ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
+autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
+sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
+orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
+manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
+fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
+pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
+représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
+fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
+passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
+montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
+individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
+certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
+nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
+compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
+longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
+sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
+l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
+place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
+avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
+est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
+des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
+réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
+au passé défini.
+
+Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
+des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
+bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
+depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
+m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
+tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
+table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
+Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
+sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
+qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
+attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
+apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
+chez M. de Charlus.
+
+Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
+de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
+je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
+était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
+journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
+conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
+mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
+en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
+inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
+conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
+remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
+m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
+sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
+l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
+longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
+complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
+persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
+moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
+dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
+trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
+tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
+concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
+je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
+ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
+chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
+défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
+changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
+Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
+entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
+sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
+dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
+si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
+étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
+toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
+légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
+conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
+le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
+avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
+de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
+intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
+qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
+moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
+le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
+les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
+connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
+moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
+l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
+feraient sur moi.
+
+Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
+moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
+sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
+mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
+semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
+du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
+duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
+avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
+adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
+pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
+rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
+façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
+tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
+équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
+pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
+bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés!» J'étais
+aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
+enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
+prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
+Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
+n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
+pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
+raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
+En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
+mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
+j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
+reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
+son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
+anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
+mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
+celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
+à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
+pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
+translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
+le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
+même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
+pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
+j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
+l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
+dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
+pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
+autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
+duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
+fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
+ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
+quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
+Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
+de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
+l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
+ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
+la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
+avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
+gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
+humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
+sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
+Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
+donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
+Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
+présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
+généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
+pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
+amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
+bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
+la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
+louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
+toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
+plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
+majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
+selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
+Sardou.
+
+Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
+fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
+royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
+cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
+grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
+s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
+par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
+essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
+considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
+négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
+pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
+princesse de Parme qu'à la troisième personne.
+
+A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
+depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
+qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
+tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
+monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
+soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
+compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
+je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
+sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
+l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
+à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
+à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
+Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
+princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
+Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
+dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
+de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
+de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
+incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
+d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
+suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
+reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
+elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
+quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
+nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
+la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
+Saint-Lazare.
+
+Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
+que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée
+à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
+la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
+avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
+orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
+trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
+ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
+sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
+ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée!) que tu
+fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
+sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
+Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
+toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
+qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
+les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
+belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
+te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
+ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
+besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
+que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
+le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
+que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
+que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
+secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
+d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
+diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
+bienfaisante.»
+
+Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
+princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
+signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
+aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
+cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
+élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
+le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
+services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
+volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
+professionnel, les anciens domestiques.
+
+Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
+m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
+je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
+«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
+voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
+pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
+elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
+perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
+été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
+c'est la perle de la province.» Ce n'était pas seulement elle qui eût
+été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
+moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
+dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
+à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
+les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
+seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
+qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
+choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
+donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
+ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
+connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
+existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
+rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
+individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
+les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
+fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
+l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
+individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
+propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
+rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
+à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
+ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
+leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
+gesticulation.
+
+--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
+Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
+
+Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
+donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
+Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
+des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
+qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
+conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
+il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
+que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
+j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
+femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
+ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
+mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
+chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
+d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
+la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
+d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
+invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
+ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
+Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
+cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
+scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
+Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
+Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
+eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
+raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
+pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
+que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
+consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
+bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
+instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
+j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
+pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
+simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
+lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
+Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
+mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
+celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
+dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
+décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
+hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
+entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
+pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
+appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
+par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
+rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
+piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
+encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
+d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
+prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
+grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
+devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
+filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
+l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
+pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
+n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
+tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
+dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
+s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
+inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
+profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
+sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
+grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
+verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
+main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
+Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
+était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
+busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
+déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et
+le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
+réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
+le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
+d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
+plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
+malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
+laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
+l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
+Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
+propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
+lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
+Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
+la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
+faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
+dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
+cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
+pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
+moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
+lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
+des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
+d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
+vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
+ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
+sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
+que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
+Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
+des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal.» Mme de
+l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
+les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
+on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
+désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
+inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
+sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
+seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
+toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
+je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
+ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
+il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
+par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
+sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
+rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
+dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
+miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
+patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
+présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
+désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
+que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
+reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
+d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
+et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
+nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
+le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
+poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
+opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
+elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
+de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
+trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
+peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
+fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
+nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
+répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
+s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
+les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
+entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
+Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
+Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
+que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
+fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
+gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
+heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
+pouvait servir.
+
+Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
+femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
+arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
+Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
+faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
+principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
+insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
+le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
+difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
+malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
+Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
+enfants.--Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy.--Je n'appelle
+pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
+cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles.»
+
+Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
+multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
+deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
+cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
+nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
+dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
+l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
+les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
+se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
+poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
+s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
+j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
+chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
+voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
+pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
+le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
+précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
+Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
+savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
+portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
+avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
+tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
+rouages en action.
+
+C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
+duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
+obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
+geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
+subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
+embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
+pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
+Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
+fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
+continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
+dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
+son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
+lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
+ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
+d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
+
+Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
+talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
+presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
+l'administration française et l'église catholique, de même M. de
+Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
+aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
+de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
+du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
+d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
+trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
+possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
+
+Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi
+pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui
+savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à
+Guermantes ses «distinctions» et ses «grâces» eussent pris une autre
+forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
+promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par
+ses façons comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles
+de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une
+demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il,
+dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au delà
+de ce que ce mot signifie.
+
+Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent
+pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon,
+qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
+Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les
+plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
+sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
+cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir
+que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
+étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
+entrant dans le château l'un a précédé l'autre; et l'Électeur palatin,
+recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la
+main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la
+difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à
+Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste
+tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son
+lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un
+sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
+qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la
+mort de ce frère, une des personnes qu'il a le plus aimées, quand
+Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est «encore tout
+chaud», Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de
+Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si
+mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les
+courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
+de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
+mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire,
+dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
+retrouvait le même contraste: les Guermantes n'éprouvaient pas plus de
+chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité
+véritable était moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
+dans les mondanités du _Gaulois_ à cause du nombre prodigieux
+d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire
+inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
+couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint
+Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant
+de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites
+obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore
+intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière
+à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
+conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de
+pure forme.
+
+L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était
+plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce
+qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était
+d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes
+les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
+été ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus
+ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
+permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder
+l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros
+appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions
+professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer
+d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'oeillets laquelle
+n'était pas moitié aussi belle, aussi «panachée» de «chinages», aussi
+grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
+obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
+celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses
+était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la
+supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses
+anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en
+revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la
+duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait
+marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs,
+mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les
+Guermantes étaient assez différents du reste de la société
+aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient
+donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés
+vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce
+que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en
+Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que
+j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de
+même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec
+ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils
+ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite,
+quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines
+particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur
+d'un rose spécial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair,
+une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez
+les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens
+pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un
+certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
+cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
+l'esprit des Mortemart--une certaine qualité sociale plus fine dès avant
+Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
+eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse
+fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés ça et
+là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à
+suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
+plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté
+dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les
+flancs de l'agate-mousse.
+
+Les Guermantes--du moins ceux qui étaient dignes du nom--n'étaient pas
+seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard,
+exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de
+regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
+étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
+celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait:
+n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
+nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
+par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
+l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
+et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
+les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
+leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils
+faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
+j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que
+chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et
+l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était
+double; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par
+exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une
+silhouette de lui-même, faite de l'équilibre instable de mouvements
+asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit
+exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle
+imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à
+laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le
+monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où
+le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilité,
+comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la
+coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de
+mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur
+de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les
+femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignée au XVIe
+siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à
+cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient
+quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une
+nymphe par un divin Oiseau.
+
+Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel
+qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées
+surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche
+quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle était de moins bon
+sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait,
+absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
+nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de
+l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
+théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force
+d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
+d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout
+l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait
+où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la
+vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi
+tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet
+de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
+aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui
+n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
+dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
+décolleter pour cela.
+
+Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation
+des duchesses, du moins des premières d'entre elles, et comme elle
+multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés-dîners en ville,
+raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des
+nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes
+acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
+jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
+hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours: «Madame
+la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne
+paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier
+de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté
+jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle
+entendait seulement «Madame» et que l'appendice verbal qui y était
+ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
+n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à
+donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel: «Vous rappellerez à
+Monsieur le duc...»
+
+Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
+exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
+particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement
+moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les
+premiers--même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
+et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et
+justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
+même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la
+famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
+identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
+presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus
+grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
+domestique: «On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
+pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement
+restée toujours dans le droit chemin.» A ces moments-là le génie de la
+famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air
+de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal,
+une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie
+carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs
+fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
+avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle
+du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une
+circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux
+Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
+quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est
+même par sa grand'mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
+parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
+noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement
+les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les
+Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un
+Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure,
+être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était
+aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la
+musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
+faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on
+ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier
+«avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l'intelligence
+était l'espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu'on ne
+connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus
+respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
+par vous en cuire d'avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes
+assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les
+Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit
+une fois: «Mais Swann est plus jeune que Palamède.--Du moins il vous le
+dit; et s'il vous le dit soyez sûr que c'est qu'il y trouve son
+intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
+deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on
+avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée: «Mais
+est-elle même l'aînée?» avait demandé Mme de Gallardon, non pas
+positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais
+comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de
+traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
+petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire
+seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
+maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois
+grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De
+même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
+quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le
+reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des
+gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément
+parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre
+dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites
+leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très
+élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies,
+aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des
+«père et mère», un excellent et élégant article d'importation. Il
+pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
+canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre,
+reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des
+Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
+cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à
+frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
+un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la
+charmante comtesse G... entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
+Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle
+avait eu à réciter le vers:
+
+ _Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là._
+
+vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé
+presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la
+comtesse G..., mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en
+cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
+recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à
+Châteaudun. «Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
+difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde», concluait Mme
+de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et
+narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût
+plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
+pas davantage:
+
+ _Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance_.
+
+Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance»,
+rime d'espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme
+G... ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G... elle doua Mme
+de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
+quand la fille de Mme G..., qui était la plus jolie et la plus riche des
+bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les
+ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
+avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait
+véritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
+
+Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
+était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances.
+Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez
+tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient
+vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de
+cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
+eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer
+chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais
+marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé
+par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était
+nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu,
+toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger
+dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les
+Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de
+premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection
+l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré
+qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui,
+petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une
+poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans
+le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée
+accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre
+honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec
+lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa
+longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat
+singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à
+ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile
+de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains
+Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
+pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie
+chaque fois qu'ils vous rencontraient. Étant donné qu'ils n'avaient plus
+à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le «génie
+de la famille» leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se
+rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la
+poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait
+acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
+posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient
+vainement essayé de s'assimiler ce salut scrutateur et s'étaient
+rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche,
+c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe
+féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au
+moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous
+faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près
+selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du
+corps (qu'elle avait fort haut jusqu'à la ceinture, qui faisait pivot)
+restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la
+partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la
+verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale. Le
+renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être
+concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis
+comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées.
+Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui
+était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites
+dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se
+manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
+Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
+les premiers temps de leur connaissance. Le «corps» de la lettre pouvait
+contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais
+c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de
+la dame, car la lettre commençait par: «monsieur» et finissait par:
+«Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués.» Dès lors, entre ce
+froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le
+reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de
+condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la
+Guermantes avait eu à perdre sa soeur, de l'intimité qui existait entre
+elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations
+qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n'était
+plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
+caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et
+l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de
+Simiane.
+
+Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières
+fois «mon cher ami», «mon ami», ce n'étaient pas toujours les plus
+simples d'entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu'au milieu
+des rois et, d'autre part, étant «légères», prenaient dans leur orgueil
+la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur
+corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles
+pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on eût eu une
+trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dit en
+parlant de la marquise de Guermantes «la tante Adam», les Guermantes
+étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de
+présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque
+sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu'on se transmettait des
+parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière
+particulière de préparer les confitures. C'est ainsi qu'on a vu la
+poignée de main de Saint-Loup se déclancher comme malgré lui au moment
+où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans
+adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison
+spéciale--ce qui arrivait du reste assez rarement--était présenté à
+quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce
+minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de
+l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir
+contre lui. Et il était bien étonné d'apprendre qu'il ou elle avait jugé
+à propos d'écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire
+combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle espérait bien vous revoir.
+Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les
+entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du
+marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes.
+Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie
+des Guermantes à cause de l'étendue même du corps de ballet.
+
+Pour en revenir à l'antipathie qui animait les Courvoisier contre la
+duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de
+la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle était alors peu
+fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d'émanation
+fuligineuse et _sui generis_ enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse
+des Courvoisier qui, si grande qu'elle fût, demeurait obscure. Une
+Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait
+toujours que le jeune ménage n'avait pas de domicile personnel à Paris,
+y «descendait» chez ses beaux-parents, et pour le reste de l'année
+vivait en province au milieu d'une société sans mélange mais sans éclat.
+Pendant que Saint-Loup, qui n'avait guère plus que des dettes,
+éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n'y
+prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des années
+auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas grand'chose,
+faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies
+des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame
+à sa manière de s'habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au
+grand-duc de Russie: «Eh bien! Monseigneur, il paraît que vous voulez
+faire assassiner Tolstoï?» dans un dîner auquel on n'avait point convié
+les Courvoisier, d'ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne
+l'étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en juge par
+la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de
+Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas été en cinq ans
+honorée d'une seule visite d'Oriane, répondit à quelqu'un qui lui
+demandait la raison de son absence: «Il paraît qu'elle récite de
+l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne
+tolère pas ça chez moi!»
+
+On peut imaginer combien cette «sortie» de Mlle de Guermantes sur
+Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes,
+et, par delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de
+loin. La comtesse douairière d'Argencourt, née Seineport, qui recevait
+un peu tout le monde parce qu'elle était bas bleu et quoique son fils
+fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en
+disant: «Oriane de Guermantes qui est fine comme l'ambre, maligne comme
+un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand
+peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez,
+comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa grand'mère était
+Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes
+sans une mésalliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de
+France.»
+
+Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait
+Mme d'Argencourt, se représentant Oriane de Guermantes, qu'ils
+n'auraient jamais l'occasion de connaître personnellement, comme quelque
+chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse
+Badroul Boudour, non seulement se sentaient prêts à mourir pour elle en
+apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoï,
+mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force
+leur propre amour de Tolstoï, leur désir de résistance au tsarisme. Ces
+idées libérales avaient pu s'anémier entre eux, ils avaient pu douter de
+leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de
+Guermantes elle-même, c'est-à-dire d'une jeune fille si indiscutablement
+précieuse et autorisée, portant les cheveux à plat sur le front (ce que
+jamais une Courvoisier n'eût consenti à faire) leur venait un tel
+secours. Un certain nombre de réalités bonnes ou mauvaises gagnent ainsi
+beaucoup à recevoir l'adhésion de personnes qui ont autorité sur nous.
+Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilité dans la rue
+se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même,
+mais dont on savait que c'était la manière distinguée de dire bonjour,
+de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil,
+s'efforçait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en
+général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que
+personne ces rites, n'hésitaient pas, si elles vous apercevaient d'une
+voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon,
+laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides,
+esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un
+camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup,
+grâce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-là un
+peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu'on
+s'était efforcé de proscrire, la bienvenue, l'épanchement d'une
+amabilité vraie, la spontanéité. C'est de la même manière, mais par une
+réhabilitation cette fois peu justifiée, que les personnes qui portent
+le plus en elles le goût instinctif de la mauvaise musique et des
+mélodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et
+de facile, arrivent, grâce à la culture symphonique, à mortifier en
+elles ce goût. Mais une fois arrivées à ce point, quand, émerveillées
+avec raison par l'éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss,
+elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber les
+motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans
+une autorité si haute une justification qui les ravit et elles
+s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en écoutant
+_Salomé_, de ce qui leur était interdit d'aimer dans _Les Diamants de la
+Couronne_.
+
+Authentique ou non, l'apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc,
+colportée de maison en maison, était une occasion de raconter avec
+quelle élégance excessive Oriane était arrangée à ce dîner. Mais si le
+luxe (ce qui précisément le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne
+naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde
+dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première,
+laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, étant donné les
+principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de
+Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule
+de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que
+seuls l'intelligence, le coeur, le talent ont de l'importance, les
+Courvoisier pouvaient espérer qu'en vertu de cette éducation qu'elle
+avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu'un qui ne serait
+pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre
+penseur, qu'elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que
+les Courvoisier appelaient «les dévoyés». Ils pouvaient d'autant plus
+l'espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de
+vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes
+que je rencontrai chez elle ne lui étaient encore revenues), elle
+affichait une horreur profonde à l'égard de la société qui la tenait à
+l'écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes
+qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce
+qu'il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s'était agi
+de trouver un mari à Oriane, ce n'étaient plus les principes affichés
+par la tante et la nièce qui avaient mené l'affaire; ç'avait été le
+mystérieux «Génie de la famille». Aussi infailliblement que si Mme de
+Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parlé que titres de rente et
+généalogies au lieu de mérite littéraire et de qualités du coeur, et
+comme si la marquise, pour quelques jours avait été--comme elle serait
+plus tard--morte, et en bière, dans l'église de Combray, où chaque
+membre de la famille n'était plus qu'un Guermantes, avec une privation
+d'individualité et de prénoms qu'attestait sur les grandes tentures
+noires le seul G... de pourpre, surmonté de la couronne ducale, c'était
+sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du
+faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince
+des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de
+l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis.
+Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut
+chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se
+moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait conviés et
+auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de «couper le
+câble» dès l'année suivante. Pour mettre le comble au malheur des
+Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les
+seules supériorités sociales recommencèrent à se débiter chez la
+princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. Et à cet égard, soit
+dit en passant, le point de vue que défendait Saint-Loup quand il vivait
+avec Rachel, fréquentait les amis de Rachel, aurait voulu épouser
+Rachel, comportait--quelque horreur qu'il inspirât dans la
+famille--moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en
+général, prônant l'intelligence, n'admettant presque pas qu'on mît en
+doute l'égalité des hommes, alors que tout cela aboutissait à point
+nommé au même résultat que si elles eussent professé des maximes
+contraires, c'est-à-dire à épouser un duc richissime. Saint-Loup
+agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire
+qu'il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral,
+Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas certain que
+si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût
+possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n'eût pas été favorable
+au mariage.
+
+Or, pour en revenir à Mme des Laumes (bientôt après duchesse de
+Guermantes par la mort de son beau-père) ce fut un surcroît de malheur
+infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en
+restant ainsi dans son langage, n'eussent dirigé en rien sa conduite;
+car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit
+nullement à l'élégance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute
+toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient
+que c'était parce qu'elles n'étaient pas assez intelligentes, et telle
+riche Américaine qui n'avait jamais possédé d'autre livre qu'un petit
+exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé, parce
+qu'il était «du temps», sur un meuble de son petit salon, montrait quel
+cas elle faisait des qualités de l'esprit par les regards dévorants
+qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à
+l'Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle
+élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait
+d'une femme, il paraît qu'elle est «charmante», ou d'un homme qu'il
+était tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir
+d'autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette
+intelligence, le génie des Guermantes n'intervenant pas à cette dernière
+minute: plus profond, situé à l'entrée obscure de la région où les
+Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de
+trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils
+n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme était
+déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec
+un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou
+parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle
+horreur, c'étaient des snobs. M. de Bréauté, dont le château était tout
+voisin de Guermantes, ne fréquentait que des altesses. Mais il se
+moquait d'elles et ne rêvait que vivre dans les musées. Aussi Mme de
+Guermantes était-elle indignée quand on traitait M. de Bréauté de snob.
+«Snob, Babal! Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, c'est tout le
+contraire, il déteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire
+une connaissance. Même chez moi! si je l'invite avec quelqu'un de
+nouveau, il ne vient qu'en gémissant.» Ce n'est pas que, même en
+pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre
+cas que les Courvoisier. D'une façon positive cette différence entre les
+Guermantes et les Courvoisier donnait déjà d'assez beaux fruits. Ainsi
+la duchesse de Guermantes, du reste enveloppée d'un mystère devant
+lequel rêvaient de loin tant de poètes, avait donné cette fête dont nous
+avons déjà parlé, où le roi d'Angleterre s'était plu mieux que nulle
+part ailleurs, car elle avait eu l'idée, qui ne serait jamais venue à
+l'esprit, et la hardiesse, qui eût fait reculer le courage de tous les
+Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalités que nous avons
+citées, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique Grandmougin.
+Mais c'est surtout au point de vue négatif que l'intellectualité se
+faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d'intelligence et de
+charme allait en s'abaissant au fur et à mesure que s'élevait le rang de
+la personne qui désirait être invitée chez la princesse de Guermantes,
+jusqu'à approcher de zéro quand il s'agissait des principales têtes
+couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau
+royal, plus le coefficient s'élevait. Par exemple, chez la princesse de
+Parme, il y avait une quantité de personnes que l'Altesse recevait parce
+qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles étaient alliées à
+telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces
+personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes; or,
+pour un Courvoisier la raison «aimé de la princesse de Parme», «soeur de
+mère avec la duchesse d'Arpajon», «passant tous les ans trois mois chez
+la reine d'Espagne», aurait suffi à leur faire inviter de telles gens,
+mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans
+chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son
+seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au
+sens matériel où il suffit de meubles qu'on ne trouve pas jolis, mais
+qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre
+affreux. Un tel salon ressemble à un ouvrage où on ne sait pas
+s'abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la
+facilité. Comme un livre, comme une maison, la qualité d'un «salon»,
+pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le
+sacrifice.
+
+Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de
+Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable,
+ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs
+fêtes, s'en plaignaient discrètement à l'Altesse, laquelle, les jours où
+M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le
+rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait des
+maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon
+fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en était
+l'attrait principal), répondait: «Mais est-ce que ma femme la connaît?
+Ah! alors, en effet, elle aurait dû. Mais je vais dire la vérité à
+Madame, Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est
+entourée d'une cour d'esprits supérieurs--moi je ne suis pas son mari,
+je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre
+qui sont, elles, très spirituelles, les femmes l'ennuient. Voyons,
+Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la
+marquise de Souvré ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la princesse
+la reçoit par bonté. Et puis elle la connaît. Vous dites qu'Oriane l'a
+vue, c'est possible, mais très peu je vous assure. Et puis je vais dire
+à la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est très
+fatiguée, et elle aime tant être aimable que, si je la laissais faire,
+ce serait des visites à n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier soir,
+elle avait de la température, elle avait peur de faire de la peine à la
+duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai dû montrer les
+dents, j'ai défendu qu'on attelât. Tenez, savez-vous, Madame, j'ai bien
+envie de ne pas même dire à Oriane que vous m'avez parlé de Mme de
+Souvré. Oriane aime tant votre Altesse qu'elle ira aussitôt inviter Mme
+de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en
+relations avec la soeur dont je connais très bien le mari. Je crois que
+je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m'y autorise. Nous
+lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et je vous
+assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les
+endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits
+dîners de rien, Mme de Souvré s'ennuierait à périr.» La princesse de
+Parme, naïvement persuadée que le duc de Guermantes ne transmettrait pas
+sa demande à la duchesse et désolée de n'avoir pu obtenir l'invitation
+que désirait Mme de Souvré, était d'autant plus flattée d'être une des
+habituées d'un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction
+n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme
+invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l'esprit à la torture
+pour n'avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l'empêcher de
+revenir.
+
+Les jours habituels (après le dîner où elle avait toujours de très bonne
+heure, ayant gardé les habitudes anciennes, quelques convives), le
+salon de la princesse de Parme était ouvert aux habitués, et d'une façon
+générale à toute la grande aristocratie française et étrangère. La
+réception consistait en ceci qu'au sortir de la salle à manger, la
+princesse s'asseyait sur un canapé devant une grande table ronde,
+causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou
+bien jetait les yeux sur un «magazine», jouait aux cartes (ou feignait
+d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une
+patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposé un personnage
+marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de
+s'ouvrir à deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour
+laisser passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (ou s'ils
+dînaient en ville escamotaient le café en disant qu'ils allaient
+revenir, comptant en effet «entrer par une porte et sortir par l'autre»)
+pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive
+à son jeu ou à la causerie, faisait semblant de ne pas voir les
+arrivantes et ce n'est qu'au moment où elles étaient à deux pas d'elle,
+qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bonté pour les femmes.
+Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une révérence qui
+allait jusqu'à la génuflexion, de manière à mettre leurs lèvres à la
+hauteur de la belle main qui pendait très bas et à la baiser. Mais à ce
+moment la princesse, de même que si elle eût chaque fois été surprise
+par un protocole qu'elle connaissait pourtant très bien, relevait
+l'agenouillée comme de vive force avec une grâce et une douceur sans
+égales, et l'embrassait sur les joues. Grâce et douceur qui avaient pour
+condition, dira-t-on, l'humilité avec laquelle l'arrivante pliait le
+genou. Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la
+politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de
+l'éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due
+au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez
+les autres l'amabilité qu'on prodigue et qu'on affine quand on sent
+qu'elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde
+fondé sur l'égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui
+n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la
+politesse dans une société nouvelle n'est pas certaine et nous sommes
+quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d'un
+état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont
+cru qu'une république ne pourrait avoir de diplomatie et d'alliances, et
+que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l'Église et
+de l'État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne
+serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et
+l'utilisation militaire de l'aéroplane. Puis, si même la politesse
+disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une
+société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure
+qu'elle serait en fait plus démocratique? C'est fort possible. Le
+pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
+ni États, ni armée; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins
+grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la
+princesse de Parme avait été souveraine d'un État, sans doute eussé-je
+eu l'idée d'en parler à peu près autant que d'un président de la
+république, c'est-à-dire pas du tout.
+
+Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se
+rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle
+venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant
+asseoir sur un fauteuil.
+
+Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service
+d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall
+sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de
+curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de
+la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient
+des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les
+jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au
+besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles
+d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop
+occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations
+qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même
+après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des
+archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il
+était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce
+centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
+
+Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois
+faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la
+gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais
+quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses
+habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des
+visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces
+soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de
+l'Altesse, le concierge répondait: «Son Altesse Royale ne reçoit pas ce
+soir», et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la
+princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités.
+C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui
+eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une
+quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton
+piqué: «Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais
+sans tout son état-major.» A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme
+cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre
+les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux.
+Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres
+de ce brillant «état-major», la princesse de Parme était gênée de faire
+des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la
+princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage
+dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle
+était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux «jours» de la
+duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses
+qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau
+retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, à ses thés, les
+mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule
+toute la journée avec une dame d'honneur et un conseiller de légation
+étranger. Aussi, lorsque (comme ç'avait été par exemple le cas pour
+Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journée sans être allé
+passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous
+les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie,
+même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les «avances» de
+l'inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de
+Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte
+qu'Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison,
+quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle
+était sûre d'avance que tout serait bien, délicieux, elle n'avait qu'une
+peur, c'était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas
+savoir assimiler les idées et les gens. A ce titre ma présence excitait
+son attention et sa cupidité aussi bien que l'eût fait une nouvelle
+manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine
+qu'elle était si c'était l'une ou l'autre, la décoration de la table ou
+ma présence, qui était plus particulièrement l'un de ces charmes, secret
+du succès des réceptions d'Oriane, et, dans le doute, bien décidée à
+tenter d'avoir à son prochain dîner l'un et l'autre. Ce qui justifiait
+du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme
+apportait chez la duchesse, c'était cet élément comique, dangereux,
+excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de
+saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces
+«bains de vagues» dont les guides baigneurs signalent le péril, tout
+simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'où elle sortait
+tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes.
+L'esprit des Guermantes--entité aussi inexistante que la quadrature du
+cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le
+posséder--était une réputation comme les rillettes de Tours ou les
+biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n'usant
+pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du
+teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'étaient pas de son
+sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu
+envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n'importe quelle
+sorte d'esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l'esprit
+des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d'avoir été des
+hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les
+arts, la diplomatie, l'éloquence parlementaire, l'armée, ils avaient
+préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu
+être expliquée par un certain manque d'originalité, ou d'initiative, ou
+de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.
+
+Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaître que c'était l'exception),
+si le salon Guermantes avait été la pierre d'achoppement de leur
+carrière, c'était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un
+diplomate de grand avenir n'avaient pu réussir dans leur carrière, pour
+laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce
+que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers
+passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire,
+ce qui les avait empêchés tous trois d'être reconnus par leurs pairs.
+L'antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les
+collèges électoraux des facultés n'est pas, ou du moins n'était pas, il
+n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure
+d'un passé aux idées étroites, d'un sectarisme fermé. Sous la toque à
+glands d'or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs,
+les «professeurs» étaient encore, dans les années qui précédèrent
+l'affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes.
+Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu'il
+n'aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin. Mais Mme
+Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité,
+enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur
+lesquelles flottait une odeur d'acide phénique. Mais dans les corps
+fortement constitués, où d'ailleurs la rigueur des préjugés n'est que la
+rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées,
+qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien
+vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin écarlate
+doublé d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-à-dire un duc) de Venise
+enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de
+nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que
+cet autre duc, excellent mais terrible, qu'était M. de Saint-Simon.
+L'étranger, c'était le médecin mondain, ayant d'autres manières,
+d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons
+ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser
+(quelles idées d'homme du monde!) s'il leur cachait la duchesse de
+Guermantes, espérait les désarmer en donnant les dîners mixtes où
+l'élément médical était noyé dans l'élément mondain. Il ne savait pas
+qu'il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l'apprenait quand le conseil
+des dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance
+d'une chaire, et que c'était toujours le nom d'un médecin plus normal,
+fût-il plus médiocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le «veto»
+retentissait dans l'antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule,
+aussi terrible que le «juro» sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du
+peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui
+faisaient de l'art avaient réussi à se faire étiqueter artistes, ainsi
+pour le diplomate ayant trop d'attaches réactionnaires.
+
+Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes distingués qui
+formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé
+volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était
+incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes,
+avec ce charme indéfinissable odieux à tout «corps» tant soit peu
+centralisé.
+
+Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitués du salon de
+la duchesse avait eu la médaille d'or au Salon, que l'autre, secrétaire
+de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la
+Chambre, qu'un troisième avait habilement servi la France comme chargé
+d'affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui
+n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces «renseignés» étaient
+peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le
+rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de
+l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de
+pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres
+éminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les
+journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes
+bâillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une
+maîtresse de maison lui avait donné l'un ou l'autre pour voisin? Puisque
+être un homme d'État de premier ordre n'était nullement une
+recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné
+leur démission de la «carrière» ou de l'armée, qui ne s'étaient pas
+représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner
+et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses,
+d'ailleurs peu appréciées d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils
+avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même
+au milieu de la gaîté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.
+
+Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie sociale, la finesse
+des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il,
+quelque chose de réel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrément de
+certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus
+puissants n'auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon
+tant d'ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été
+enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare
+floraison de mondanité avait pris naissance. Certes, des hommes
+d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes
+de valeur, qu'ils dédaignaient, mais c'est que ce que la duchesse de
+Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n'était pas l'intelligence,
+c'était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de
+l'intelligence élevée jusqu'à une variété verbale de talent--l'esprit.
+Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir,
+l'un comme un pédant, l'autre comme un mufle, malgré tout le savoir de
+l'un et tout le génie de l'autre, c'était l'infiltration de l'esprit
+Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eût osé
+présenter ni l'un ni l'autre à la duchesse, sentant d'avance de quel air
+elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d'Elstir,
+l'esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du
+genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.
+
+Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des
+Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu'il arrive, par
+exemple, dans les cénacles littéraires, où tout le monde a une même
+manière de prononcer, d'énoncer, et par voie de conséquence de penser,
+ce n'est pas certes que l'originalité soit plus forte dans les milieux
+mondains et y mette obstacle à l'imitation. Mais l'imitation a pour
+conditions, non pas seulement l'absence d'une originalité irréductible,
+mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner
+d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes
+auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu'aux
+Courvoisier.
+
+Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre
+acception du mot imitation, «faire des imitations» (ce qui se disait
+chez les Guermantes «faire des charges»), Mme de Guermantes avait beau
+le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s'en
+rendre compte que s'ils eussent été une bande de lapins, au lieu
+d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le défaut
+ou l'accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle
+«imitait» le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient: «Oh! non, il
+ne parle tout de même pas comme cela, j'ai encore dîné hier soir avec
+lui chez Bebeth, il m'a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme
+cela», tandis que les Guermantes un peu cultivés s'écriaient: «Dieu
+qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite
+elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges!»
+Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu'à ceux tout à fait
+remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges,
+disaient avec admiration: «Ah! on peut dire que vous le _tenez_» ou «que
+tu le tiens») avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon Mme de
+Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d'entendre et de
+raconter les mots de la duchesse ils étaient arrivés à imiter tant bien
+que mal sa manière de s'exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé,
+comme le duc, sa manière de «rédiger», jusqu'à présenter dans leur
+conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait
+affreusement similaire à l'esprit d'Oriane et était traité par eux
+d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non
+seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le
+reste de sa famille à l'écart, et vengeait maintenant par ses dédains
+les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune
+fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc,
+à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un
+événement. Le coeur battait un peu plus vite à la princesse d'Épinay qui
+recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait
+de loin, telles les premières lueurs d'un inoffensif incendie ou les
+«reconnaissances» d'une invasion non espérée, traversant lentement la
+cour, d'une démarche oblique, la duchesse coiffée d'un ravissant chapeau
+et inclinant une ombrelle d'où pleuvait une odeur d'été. «Tiens,
+Oriane», disait-elle comme un «garde-à-vous» qui cherchait à avertir ses
+visiteuses avec prudence, et pour qu'on eût le temps de sortir en ordre,
+qu'on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes
+n'osait pas rester, se levait. «Mais non, pourquoi? rasseyez-vous donc,
+je suis charmée de vous garder encore un peu», disait la princesse d'un
+air dégagé et à l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix
+devenue factice. «Vous pourriez avoir à vous parler.--Vraiment, vous
+êtes pressée? eh bien, j'irai chez vous», répondait la maîtresse de
+maison à celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse
+saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient là depuis des années
+sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine
+bonjour, par discrétion. A peine étaient-ils partis que le duc demandait
+aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'intéresser
+à la qualité intrinsèque des personnes qu'il ne recevait pas par la
+méchanceté du destin ou à cause de l'état nerveux d'Oriane. «Qu'est-ce
+que c'était que cette petite dame en chapeau rose?--Mais, mon cousin,
+vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, née
+Lamarzelle.--Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel;
+s'il n'y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait
+tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas
+s'embêter. Oriane? savez-vous à quoi ses sourcils et la plantation de
+ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne.» La
+duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu'on parlait de la beauté
+d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait
+compté sans le goût qu'avait son mari pour faire voir qu'il était
+parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait
+se montrer plus sérieux que sa femme. «Mais, disait-il tout d'un coup
+avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que,
+quand j'étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut
+prononcé...--C'était l'oncle de la jeune femme que vous venez de
+voir.--Ah! quel talent! Non, mon petit», disait-il à la vicomtesse
+d'Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne
+bougeant pas de chez la princesse d'Épinay, où elle s'abaissait
+volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en
+rentrant), restait confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal
+était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par
+discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, «ne faites pas de
+thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à
+la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme
+d'Épinay (en laissant l'Égremont rougissante, humble, ambitieuse et
+zélée), nous n'avons qu'un quart d'heure à vous donner.» Ce quart
+d'heure était occupé tout entier à une sorte d'exposition des mots que
+la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-même n'eût
+certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air
+de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués,
+l'amenait comme involontairement à redire.
+
+La princesse d'Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu'elle avait un
+faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle,
+son esprit. «Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez», disait le
+duc du ton bourru qu'il avait adopté et qu'il tempérait d'un malicieux
+sourire pour qu'on ne prit pas son mécontentement au sérieux, «mais, au
+nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme
+aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais
+calembour qu'elle a fait sur mon frère Palamède, ajoutait-il sachant
+fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore
+ce calembour et enchanté de faire valoir sa femme. D'abord je trouve
+indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez
+jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon
+frère qui est très susceptible, et si cela doit avoir pour résultat de
+me fâcher avec lui, c'est vraiment bien la peine.»
+
+--Mais nous ne savons pas! Un calembour d'Oriane? Cela doit être
+délicieux. Oh! dites-le.
+
+--Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus
+souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris. Sérieusement
+j'aime beaucoup mon frère.
+
+--Écoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la
+réplique à son mari était venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela
+peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup
+trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a
+quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j'ai dit
+une méchanceté, j'ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle,
+mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je
+ne vous comprends pas.
+
+--Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il?
+
+--Oh! évidemment de rien de grave! s'écriait M. de Guermantes. Vous avez
+peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de
+sa femme, à sa soeur Marsantes.
+
+--Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le désirait pas, qu'elle n'aimait
+pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.
+
+--Eh bien, justement quelqu'un disait tout cela à ma femme et que si mon
+frère donnait ce château à notre soeur, ce n'était pas pour lui faire
+plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus,
+disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c'est royal, cela peut
+valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a là
+une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui
+voudraient qu'on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en
+entendant ce mot de taquin appliqué à Charlus parce qu'il donnait un si
+beau château, Oriane n'a pu s'empêcher de s'écrier, involontairement, je
+dois le confesser, elle n'y a pas mis de méchanceté, car c'est venu vite
+comme l'éclair, «Taquin... taquin... Alors c'est Taquin le Superbe!»
+Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir
+jeté un regard circulaire pour juger de l'esprit de sa femme, le duc
+qui était d'ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme
+d'Épinay avait de l'histoire ancienne, vous comprenez, c'est à cause de
+Tarquin le Superbe, le roi de Rome; c'est stupide, c'est un mauvais jeu
+de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma
+femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut
+qu'on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D'autant
+plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain, très
+haut et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en
+dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le
+Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame,
+c'est que même quand elle veut s'abaisser à de vulgaires à peu près,
+elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens.
+
+Ainsi grâce, une fois, à Taquin le Superbe, une autre fois à un autre
+mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient
+la provision des récits, et l'émoi qu'elles avaient causé durait bien
+longtemps après le départ de la femme d'esprit et de son imprésario. On
+se régalait d'abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête
+(les personnes qui étaient restées là), des mots qu'Oriane avait dits.
+«Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe?» demandait la princesse
+d'Épinay.
+
+--Si, répondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de
+Sarsina (La Rochefoucauld) m'en avait parlé, pas tout à fait dans les
+mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l'entendre
+raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de
+l'entendre accompagner par l'auteur. «Nous parlions du dernier mot
+d'Oriane qui était ici tout à l'heure», disait-on à une visiteuse qui
+allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.
+
+--Comment, Oriane était ici?
+
+--Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt, lui répondait la
+princesse d'Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce
+que la maladroite avait raté. C'était sa faute si elle n'avait pas
+assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme
+Carvalho. «Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane? j'avoue
+que j'apprécie beaucoup Taquin le Superbe», et le «mot» se mangeait
+encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu'on invitait pour
+cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la
+princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de
+Parme en profitait pour demander à l'Altesse si elle connaissait le mot
+et le lui racontait. «Ah! Taquin le Superbe», disait la princesse de
+Parme, les yeux écarquillés par une admiration _a priori_, mais qui
+implorait un supplément d'explications auquel ne se refusait pas la
+princesse d'Épinay. «J'avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment
+comme rédaction» concluait la princesse. En réalité, le mot de rédaction
+ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d'Épinay,
+qui avait la prétention d'avoir assimilé l'esprit des Guermantes, avait
+pris à Oriane les expressions «rédigé, rédaction» et les employait sans
+beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas
+beaucoup Mme d'Épinay qu'elle trouvait laide, savait avare et croyait
+méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de «rédaction»
+qu'elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu'elle n'eût
+pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'était, en
+effet, la rédaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans
+oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne
+put se défendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme qui
+possédait à ce point l'esprit des Guermantes qu'elle voulut inviter la
+princesse d'Épinay à l'Opéra. Seule la retint la pensée qu'il
+conviendrait peut-être de consulter d'abord Mme de Guermantes. Quant à
+Mme d'Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces
+à Oriane et l'aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu
+agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le
+monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la
+princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et
+combien il fallait qu'Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une
+pareille dinde. «Je n'aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme
+si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait à dîner, parce que M.
+d'Épinay ne me l'aurait jamais permis à cause de son immoralité, faisant
+allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse.
+Mais même si j'avais eu un mari moins sévère, j'avoue que je n'aurais
+pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment.
+Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine à arriver au bout
+de la visite.» Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez
+Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivée de
+la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l'exaspération
+que leur causaient les «salamalecs exagérés» qu'on faisait pour Oriane.
+Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas
+complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était
+instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu'Oriane avait appelé
+l'oncle Palamède «Tarquin le Superbe», ce qui le peignait selon eux
+assez bien. «Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane?
+ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En
+somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient
+pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien,
+ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne
+faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre
+demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là
+présents: «Sire, répondit le roi de France, c'est Courvoisier.»
+D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés que les mots les
+eussent laissés d'autant plus insensibles que les incidents qui les
+faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d'un point
+de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se
+trouvait manquer de chaises, dans une réception qu'elle donnait, ou si
+elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu'elle n'avait pas
+reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase
+ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l'extrême, rougissante, frémissant
+d'agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un
+visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement
+et impérieusement interrogatif: «Est-ce que vous la connaissez?»
+craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât
+une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au
+contraire, de tels incidents, l'occasion de récits qui faisaient rire
+les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on était obligé de l'envier
+d'avoir manqué de chaises, d'avoir fait ou laissé faire à son domestique
+une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait,
+comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été
+tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs
+humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l'aiguillon de leur
+génie, du moins la matière de leurs oeuvres.
+
+Les Courvoisier n'étaient pas davantage capables de s'élever jusqu'à
+l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la
+vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sûr instinct aux nécessités
+du moment, en faisait quelque chose d'artistique, là où l'application
+purement raisonnée de règles rigides eût donné d'aussi mauvais résultats
+qu'à quelqu'un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique,
+reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy
+d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner
+pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils,
+leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.
+Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l'empereur, ayant à
+donner une matinée en l'honneur de la princesse Mathilde, déduisit par
+esprit de géométrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or
+elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses
+relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis,
+parce que, d'opinion ou d'attaches légitimistes, ils auraient, selon la
+logique des Courvoisier, pu déplaire à l'Altesse Impériale. Celle-ci,
+qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez
+étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une
+pique-assiette célèbre, veuve d'un ancien préfet de l'Empire, la veuve
+du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité
+à Napoléon, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en
+répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce
+souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se
+garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la
+princesse, et qu'elle remplaça, sans raisonnements _a priori_ sur le
+bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes
+les valeurs, de toutes les célébrités qu'une sorte de flair, de tact et
+de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de
+l'empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n'y
+manqua même pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse,
+relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui
+baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du coeur
+qu'elle put assurer à la duchesse qu'elle n'avait jamais passé une
+meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de
+Parme était Courvoisier par l'incapacité d'innover en matière sociale,
+mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait
+perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux
+l'antipathie, mais l'émerveillement. Cet étonnement était encore accru
+du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de
+Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu'elle ne le
+croyait. Mais il suffisait qu'elle le fût plus que Mme de Parme pour
+stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à
+prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle
+n'avait qu'à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant
+tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans
+Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d'un surmenage toujours
+nouveau, comme à quelqu'un qui nage dans la tempête, des horizons qui
+lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d'ailleurs
+devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des oeuvres
+artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des
+actions mondaines. Sans doute l'incapacité où était Mme de Parme de
+séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement
+apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur
+intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont
+ensuite elle était confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant
+que c'était de simples cruches), telle était une des causes de
+l'étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de
+Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi
+qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la
+littérature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse,
+vivant de cette vie mondaine dont le désoeuvrement et la stérilité sont à
+une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la
+création, étendait aux personnes de son entourage l'instabilité de
+points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son
+esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais
+et ne se gênera point de soutenir l'opinion désaltérante que la plus
+belle _Iphigénie_ est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin
+la véritable _Phèdre_ celle de Pradon.
+
+Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un
+timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de
+Guermantes s'inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas
+seulement en décrivant la femme, mais en «découvrant» le mari. Dans le
+ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu,
+elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que
+la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par
+une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la
+duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement
+que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire _Hernani_,
+confesse lui préférer le _Lion amoureux._ A cause du même besoin maladif
+de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme
+modèle, une vraie sainte, d'avoir été mariée à un coquin, un beau jour
+Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais
+plein de coeur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de
+vraies inconséquences. Je savais que ce n'était pas seulement entre les
+oeuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu'au sein d'une même
+oeuvre que la critique joue à replonger dans l'ombre ce qui depuis trop
+longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à
+l'obscurité définitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini,
+Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration,
+venir prendre la place de génies qu'on avait dits fatigués simplement
+parce que les oisifs intellectuels s'en étaient fatigués, comme sont
+toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J'avais vu préférer
+en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant
+à ses vers sauf pour de petites pièces fort insignifiantes. Sans doute
+certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus
+célèbres du _Cid_ ou de _Polyeucte_ telle tirade du _Menteur_ qui donne,
+comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'époque, mais
+leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, du moins
+par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la
+critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de _l'Étourdi,_ et,
+même en trouvant le _Tristan_ de Wagner assommant, en sauvera une «jolie
+note de cor», au moment où passe la chasse. Cette dépravation m'aida à
+comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle
+décidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave coeur, mais sot,
+était un monstre d'égoïsme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu
+pour sa générosité pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mère ne
+tenait pas à ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait
+les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie
+mondaine, l'intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient
+trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle
+à l'engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre
+d'esprit qu'elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le
+charme qu'elle avait trouvé à un homme de coeur ne se changeât pas, s'il
+la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle était
+incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son
+admirateur et qui ne l'était que par l'impuissance où on est de trouver
+du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de
+jugement de la duchesse n'épargnaient personne, excepté son mari. Lui
+seul ne l'avait jamais aimée; en lui elle avait senti toujours un de ces
+caractères de fer, indifférent aux caprices qu'elle avait, dédaigneux de
+sa beauté, violent, d'une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi
+desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de
+Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le
+cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n'avait, une fois
+qu'ils les avait quittées, et pour se moquer d'elles, qu'une associée
+durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont
+il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus
+vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie,
+pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d'avoir
+trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et
+maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg
+Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même;
+souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d'elle. Si,
+aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des
+charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu'elle eût les toilettes
+les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de
+Guermantes venait d'inventer, relativement aux mérites et aux défauts,
+brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et
+friand paradoxe, elle brûlait d'en faire l'essai devant des personnes
+capables de le goûter, d'en faire savourer l'originalité psychologique
+et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles
+ne contenaient pas d'habitude plus de vérité que les anciennes, souvent
+moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu
+leur conférait quelque chose d'intellectuel qui les rendait émouvantes à
+communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la
+psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui
+elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement
+qu'il ne fût plus au comble de la faveur; aussi la réputation qu'avait
+Mme de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et dévouée,
+rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus
+intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique
+pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un
+partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'était justement le
+rôle où excellait M. de Guermantes.
+
+Quant aux actions mondaines, c'était encore un autre plaisir
+arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur
+elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes
+et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce
+fut moins à l'aide de la critique littéraire que d'après la vie
+politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre
+quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par
+lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs
+chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle
+cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite
+sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à
+goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui
+stimulent la sensibilité des assemblées et s'imposent à l'esprit des
+politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu'il a
+cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet
+toute simple à l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit
+le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant
+remué tout d'un coup, et commence à douter d'avoir eu raison d'approuver
+le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au
+milieu d'une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme
+telles que: «C'est très grave», prononcées par un député dont le nom et
+les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans
+l'interruption tout entière, les mots «c'est très grave!» tiennent moins
+de place qu'un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois,
+quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on
+lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout
+destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux
+électeurs qu'ils n'avaient pas porté leurs votes sur un mandataire
+inactif ou muet: «Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes:
+«Ceci est grave!» Très bien! au centre et sur quelques bancs à droite,
+vives exclamations à l'extrême gauche.»
+
+Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidélité au sage
+ministre, mais son coeur est ébranlé de nouveaux battements par les
+premiers mots du nouvel orateur qui répond au ministre:
+
+«L'étonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive sensation dans
+la partie droite de l'hémicycle), que m'ont causés les paroles de celui
+qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre
+d'applaudissements)... Quelques députés s'empressent vers le banc des
+ministres; M. le Sous-Secrétaire d'État aux Postes et Télégraphes fait
+de sa place avec la tête un signe affirmatif.» Ce «tonnerre
+d'applaudissements», emporte les dernières résistances du lecteur de bon
+sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de
+procéder qui en soi-même est insignifiante; au besoin, quelque fait
+normal, par exemple: vouloir faire payer les riches plus que les
+pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il
+le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes
+auxquels il n'avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le
+coeur de l'homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations
+qu'ils déchaînent et des compactes majorités qu'ils rassemblent.
+
+Il faut d'ailleurs reconnaître que cette subtilité des hommes
+politiques, qui me servit à m'expliquer le milieu Guermantes et plus
+tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse
+d'interprétation souvent désignée par «lire entre les lignes». Si dans
+les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a
+stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout «à
+la lettre», qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire
+est relevé de ses fonctions «sur sa demande» et qui se dit: «Il n'est
+pas révoqué puisque c'est lui qui l'a demandé», une défaite quand les
+Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur
+des positions plus fortes et préparées à l'avance, un refus quand une
+province ayant demandé l'indépendance à l'empereur d'Allemagne, celui-ci
+lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour
+revenir à ces séances de la Chambre, que, quand elles s'ouvrent, les
+députés eux-mêmes soient pareils à l'homme de bon sens qui en lira le
+compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grève ont envoyé leurs
+délégués auprès d'un ministre, peut-être se demandent-ils naïvement:
+«Ah! voyons, que se sont-ils dit? espérons que tout s'est arrangé», au
+moment où le ministre monte à la tribune dans un profond silence qui
+déjà met en goût d'émotions artificielles. Les premiers mots du
+ministre: «Je n'ai pas besoin de dire à la Chambre que j'ai un trop haut
+sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette délégation
+dont l'autorité de ma charge n'avait pas à connaître», sont un coup de
+théâtre, car c'était la seule hypothèse que le bon sens des députés
+n'eût pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de théâtre, il
+est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de
+quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui
+recevra, en retournant à son banc, les félicitations de ses collègues.
+On est aussi ému que le jour où il a négligé d'inviter à une grande fête
+officielle le président du Conseil municipal qui lui faisait opposition,
+et on déclare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il a agi en
+véritable homme d'État.
+
+M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait, au grand scandale des
+Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le
+ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, même à un moment où il
+joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un
+ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander
+un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins
+au grand personnage politique que tout autre qui n'eût pas été le duc de
+Guermantes. Car s'il disait que la noblesse était peu de chose, qu'il
+considérait ses collègues comme des égaux, il n'en pensait pas un mot.
+Il recherchait, feignait d'estimer, mais méprisait les situations
+politiques, et comme il restait pour lui-même M. de Guermantes, elles ne
+mettaient pas autour de sa personne cet empesé des grands emplois qui
+rend d'autres inabordables. Et par là, son orgueil protégeait contre
+toute atteinte non pas seulement ses façons d'une familiarité affichée,
+mais ce qu'il pouvait avoir de simplicité véritable.
+
+Pour en revenir à ces décisions artificielles et émouvantes comme celles
+des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les
+Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la
+princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait
+des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en était moins avisé.
+Si le nouveau ministre de Grèce donnait un bal travesti, chacun
+choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la
+duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait être en Duchesse de Bourgogne,
+une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de
+Dujabar, une troisième en Psyché. Enfin une Courvoisier ayant demandé:
+«En quoi te mettras-tu, Oriane?» provoquait la seule réponse à quoi l'on
+n'eût pas pensé: «Mais en rien du tout!» et qui faisait beaucoup marcher
+les langues comme dévoilant l'opinion d'Oriane sur la véritable position
+mondaine du nouveau ministre de Grèce et sur la conduite à tenir à son
+égard, c'est-à-dire l'opinion qu'on aurait dû prévoir, à savoir qu'une
+duchesse «n'avait pas à se rendre» au bal travesti de ce nouveau
+ministre. «Je ne vois pas qu'il y ait nécessité à aller chez le ministre
+de Grèce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi
+irais-je là-bas, je n'ai rien à y faire», disait la duchesse.
+
+--Mais tout le monde y va, il paraît que ce sera charmant, s'écriait Mme
+de Gallardon.
+
+--Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu, répondait Mme
+de Guermantes. Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les Guermantes,
+sans imiter, approuvaient. «Naturellement tout le monde n'est pas en
+position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un côté on
+ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous exagérons
+en nous mettant à plat ventre devant ces étrangers dont on ne sait pas
+toujours d'où ils viennent.» Naturellement, sachant les commentaires que
+ne manqueraient pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, Mme de
+Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n'osait
+pas compter sur elle, qu'à rester chez soi ou à passer la soirée avec
+son mari au théâtre, le soir d'une fête où «tout le monde allait», ou
+bien, quand on pensait qu'elle éclipserait les plus beaux diamants par
+un diadème historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une autre
+tenue que celle qu'on croyait à tort de rigueur. Bien qu'elle fût
+antidreyfusarde (tout en croyant à l'innocence de Dreyfus, de même
+qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux idées),
+elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse
+de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames s'étaient
+levées à l'entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en
+demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait
+commencé une conférence, montrant par là qu'elle ne trouvait pas que le
+monde fût fait pour parler politique; toutes les têtes s'étaient
+tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique
+voltairienne, elle n'était pas restée parce qu'elle avait trouvé
+indécent qu'on mît en scène le Christ. On sait ce qu'est, même pour les
+plus grandes mondaines, le moment de l'année où les fêtes commencent: au
+point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie
+psychologique, et aussi manque de sensibilité, finissait souvent par
+dire des sottises, avait pu répondre à quelqu'un qui était venu la
+condoléancer sur la mort de son père, M. de Montmorency: «C'est
+peut-être encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil au
+moment où on a à sa glace des centaines de cartes d'invitations.» Eh
+bien, à ce moment de l'année, quand on invitait à dîner la duchesse de
+Guermantes en se pressant pour qu'elle ne fût pas déjà retenue, elle
+refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n'eût jamais pensé:
+elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège,
+qui l'intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits, et sans se
+soucier d'imiter la duchesse éprouvèrent pourtant de son action l'espèce
+de soulagement qu'on a dans Kant quand, après la démonstration la plus
+rigoureuse du déterminisme, on découvre qu'au-dessus du monde de la
+nécessité il y a celui de la liberté. Toute invention dont on ne s'était
+jamais avisé excite l'esprit, même des gens qui ne savent pas en
+profiter. Celle de la navigation à vapeur était peu de chose auprès
+d'user de la navigation à vapeur à l'époque sédentaire de la _season_.
+L'idée qu'on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners
+en ville, au double de «thés», au triple de soirées, aux plus brillants
+lundis de l'Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords
+de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que _Vingt
+mille lieues sous les Mers_, mais leur communiqua la même sensation
+d'indépendance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour où l'on
+n'entendît dire, non seulement «vous connaissez le dernier mot
+d'Oriane?», mais «vous savez la dernière d'Oriane?» Et de la «dernière
+d'Oriane», comme du dernier «mot» d'Oriane, on répétait: «C'est bien
+d'Oriane»; «c'est de l'Oriane tout pur.» La dernière d'Oriane, c'était,
+par exemple, qu'ayant à répondre au nom d'une société patriotique au
+cardinal X..., évêque de Maçon (que d'habitude M. de Guermantes, quand
+il parlait de lui, appelait «Monsieur de Mascon», parce que le duc
+trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer
+comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots:
+«Éminence» ou «Monseigneur», mais était embarrassé devant le reste, la
+lettre d'Oriane, à l'étonnement de tous, débutait par «Monsieur le
+cardinal» à cause d'un vieil usage académique, ou par «Mon cousin», ce
+terme étant usité entre les princes de l'Église, les Guermantes et les
+souverains qui demandaient à Dieu d'avoir les uns et les autres «dans sa
+sainte et digne garde». Pour qu'on parlât d'une «dernière d'Oriane», il
+suffisait qu'à une représentation où il y avait tout Paris et où on
+jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans
+la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant
+d'autres qui l'avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un
+tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du
+rideau. «On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine»,
+expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l'émerveillement des
+Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que
+le «genre» d'entendre le commencement d'une pièce était plus nouveau,
+marquait plus d'originalité et d'intelligence (ce qui n'était pas pour
+étonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte après un
+grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les
+différents genres d'étonnement auxquels la princesse de Parme savait
+qu'elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou
+mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners
+chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec
+la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux
+«lames».
+
+Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu
+près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain,
+différenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme
+Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l'univers y ajoute
+quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était
+habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n'avaient
+de titre à être là que leur beauté, l'usage qu'avait fait d'elles M. de
+Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans
+d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
+était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se
+ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le goût des femmes
+grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d'un genre intermédiaire
+entre la _Vénus de Milo_ et la _Victoire de Samothrace;_ souvent
+blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente,
+laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant
+aimée qu'il la força longtemps à lui envoyer jusqu'à dix télégrammes par
+jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par
+pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il
+avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il
+avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant
+deux jours de voyage pour la voir.
+
+D'ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne
+l'étaient plus (c'était le cas pour Mme d'Arpajon) ou étaient sur le
+point de cesser de l'être. Peut-être cependant le prestige qu'exerçaient
+sur elle la duchesse et l'espoir d'être reçues dans son salon,
+quoiqu'elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort
+aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus
+encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du
+duc. D'ailleurs la duchesse n'eût pas opposé à ce qu'elles pénétrassent
+chez elle une résistance absolue; elle savait qu'en plus d'une, elle
+avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille
+choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
+impitoyablement à sa femme tant qu'il n'était pas amoureux d'une autre.
+Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent reçues chez la duchesse que
+quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d'abord à ce
+que le duc, chaque fois qu'il s'était embarqué dans un grand amour,
+avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il
+estimait que c'était beaucoup que d'être invité chez sa femme. Or, il se
+trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que
+des résistances, sur lesquelles il n'avait pas compté, se produisaient,
+ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de résistance. En amour, souvent,
+la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au delà de ce que
+l'espérance et l'intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de
+cette offre était entravée par d'autres circonstances. D'abord toutes
+les femmes qui avaient répondu à l'amour de M. de Guermantes, et
+quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été
+tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir
+personne, il passait auprès d'elles presque toutes ses heures, il
+s'occupait de l'éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si
+l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
+arriva de donner un frère ou une soeur. Puis si, au début de la liaison,
+la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc,
+avait joué un rôle dans l'esprit de la maîtresse, la liaison elle-même
+avait transformé les points de vue de cette femme; le duc n'était plus
+seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un
+homme que sa nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui
+avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait
+interverti l'ordre antérieur d'importance des questions de snobisme et
+des questions d'intérêt; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres
+contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas
+était le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la présentation
+arrivait enfin (à un moment où elle était d'ordinaire déjà assez
+indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde,
+étaient plus souvent commandées par les actions antérieures, dont le
+mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que ç'avait été
+Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle
+espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible
+époux, une précieuse alliée. Ce n'est pas que, sauf à de rares moments,
+chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des
+paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
+manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu'on appelle les formes. Les gens
+qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, à
+l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour
+Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe à
+Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle
+y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces
+petites baignoires découvertes où l'on ne tient que deux, cet Hercule
+en «smoking» (puisqu'en France on donne à toute chose plus ou moins
+britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à
+l'oeil, dans sa grosse mais belle main, à l'annulaire de laquelle
+brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une
+bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand
+il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d'ailleurs
+absolument personne, les émoussant d'un air de douceur, de réserve, de
+politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas
+trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
+partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonté, l'innocente
+gaîté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs
+pouvaient croire qu'il n'était pas de meilleur mari que lui ni de
+personne plus enviable que la duchesse--cette femme en dehors de
+laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme
+qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cessé de tromper;--quand la
+duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever,
+lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils
+ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'à la
+sortie avec des soins empressés et respectueux qu'elle recevait avec la
+froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et
+parfois même avec l'amertume un peu ironique de l'épouse désabusée qui
+n'a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie
+de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la
+superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore
+pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de
+Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle
+maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de
+la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
+générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même
+pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais
+de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de
+Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses
+du duc n'étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait
+d'elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon
+touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
+
+Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
+toutes recommençait un jour à se faire sentir: d'abord cet amour en
+mourant les léguait, comme de beaux marbres--des marbres beaux pour le
+duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimées,
+et était sensible maintenant à des lignes qu'il n'eût pas appréciées
+sans l'amour--qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
+formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles,
+et enfin réconciliées dans la paix de l'amitié; puis cette amitié même
+était un effet de l'amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes,
+chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez
+tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que
+l'ex-maîtresse, devenue «un excellent camarade» qui ferait n'importe
+quoi pour nous, est un cliché comme le médecin ou comme le père qui ne
+sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première
+période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se
+plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait
+indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors
+Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou
+supposés d'une personne qui l'agaçait. Connue pour bonne, Mme de
+Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la
+délaissée, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis
+avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu'elle montrait à
+l'infortunée, avoir le droit d'être taquine avec elle, en sa présence
+même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du
+caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment
+fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d'échanger avec son mari
+des regards d'ironique intelligence.
+
+Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela
+qu'elle voulait inviter à l'Opéra la princesse de ..., et désirant
+savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle
+chercha à la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à
+cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa
+comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de
+honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes «pour des prunes».
+Comme son mari s'excusait du retard:
+
+--Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites
+choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
+
+--Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc.
+
+--Tout en marchant avec mon temps, je suis forcée
+de
+reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis
+la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une façon qui les a
+rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod!
+
+--J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai
+d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans.
+
+Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista
+pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et
+faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j'avais causé en
+quittant la salle des Elstir:
+
+--Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et
+vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
+permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
+faisans à nous deux, Basin et moi.
+
+--Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
+
+--Non, je préfère demain, insista la duchesse.
+
+Poullein était devenu blanc; son rendez-vous avec sa fiancée était
+manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à
+ce que tout gardât un air humain.
+
+--Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous
+n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera
+après-demain.
+
+Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui
+était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun
+complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
+
+--Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
+
+--Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
+
+--Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien.
+Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir
+prendre des airs mélancoliques.
+
+A ce moment Poullein rentra.
+
+--En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec
+eux il faut être bon, mais pas trop bon.
+
+--Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa journée il
+n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et
+à en manger sa part.
+
+--Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car
+l'envie est aveugle.
+
+--Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de
+votre cousine d'Heudicourt; évidemment c'est une femme d'une
+intelligence supérieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on
+dit qu'elle est médisante...
+
+Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme
+de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
+
+--Mais... est-ce que vous n'êtes pas... de mon avis?... demanda-t-elle
+avec inquiétude.
+
+--Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
+Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
+
+--Il la trouve trop méchante? demanda vivement la princesse.
+
+--Oh! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à
+Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente
+créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à
+personne.
+
+--Ah! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus.
+Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de
+malice quand on a beaucoup d'esprit...
+
+--Ah! cela par exemple elle en a encore moins.
+
+--Moins d'esprit?... demanda la princesse stupéfaite.
+
+--Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour
+de lui à droite et à gauche des regards amusés, vous entendez que la
+princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
+
+--Elle ne l'est pas?
+
+--Elle est au moins supérieurement grosse.
+
+--Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère; elle est bête comme un
+(heun) oie, dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien
+plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas,
+cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de
+dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par
+une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et
+délicieuse saveur terrienne. «Mais c'est la meilleure femme du monde. Et
+puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la
+bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille;
+c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique,
+c'est une espèce d'«innocente», de crétine, de «demeurée» comme dans les
+mélodrames ou comme dans _l'Arlésienne_. Je me demande toujours, quand
+elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va
+s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur.» La princesse
+s'émerveillait de ces expressions tout en restant stupéfaite du verdict.
+«Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le
+Superbe. C'est délicieux», répondit-elle.
+
+M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son
+frère, qui prétendait ne pas me connaître, m'attendait le soir même à
+onze heures. Mais je n'avais pas demandé à Robert si je pouvais parler
+de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eût presque
+fixé était en contradiction avec ce qu'il avait dit à la duchesse, je
+jugeai plus délicat de me taire. «Taquin le Superbe n'est pas mal, dit
+M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas
+raconté un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en
+réponse à une invitation à déjeuner?»
+
+--Oh! non! dites-le!
+
+--Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire
+juger par la princesse comme encore inférieure à ma cruche de cousine.
+Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine à
+Basin. Elle est tout de même un peu parente avec moi.
+
+--Oh! s'écria la princesse de Parme à la pensée qu'elle pourrait trouver
+Mme de Guermantes bête, et protestant éperdument que rien ne pouvait
+faire déchoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration.
+
+--Et puis nous lui avons déjà retiré les qualités de l'esprit; comme ce
+mot tend à lui en dénier certaines du coeur, il me semble inopportun.
+
+--Dénier! inopportun! comme elle s'exprime bien! dit le duc avec une
+ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
+
+--Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.
+
+--Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine
+d'Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est
+pas précisément, comment dirai-je... prodigue.
+
+--Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la princesse.
+
+--Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouvé le mot
+juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans
+la cuisine, qui est excellente mais mesurée.
+
+--Cela donne même lieu à des scènes assez comiques, interrompit M. de
+Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j'ai été passer à Heudicourt un jour où
+vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux
+préparatifs, quand, dans l'après-midi, un valet de pied apporta une
+dépêche que vous ne viendriez pas.
+
+--Cela ne m'étonne pas! dit la duchesse qui non seulement était
+difficile à avoir, mais aimait qu'on le sût.
+
+--Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis aussitôt, sans perdre
+la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de dépenses inutiles envers
+un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied:
+«Dites au chef de retirer le poulet», lui crie-t-elle. Et le soir je
+l'ai entendue qui demandait au maître d'hôtel: «Eh bien? et les restes
+du boeuf d'hier? Vous ne les servez pas?»
+
+--Du reste, il faut reconnaître que la chère y est parfaite, dit le duc,
+qui croyait en employant cette expression se montrer ancien régime. Je
+ne connais pas de maison où l'on mange mieux.
+
+--Et moins, interrompit la duchesse.
+
+--C'est très sain et très suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire
+pedzouille comme moi, reprit le duc; on reste sur sa faim.
+
+--Ah! si c'est comme cure, c'est évidemment plus hygiénique que
+fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela, ajouta Mme de
+Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on décernât le titre de
+meilleure table de Paris à une autre qu'à la sienne. Avec ma cousine, il
+arrive la même chose qu'avec les auteurs constipés qui pondent tous les
+quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des
+petits chefs-d'oeuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose
+que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zénaïde n'est pas mauvaise,
+mais on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse.
+Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses
+qu'il rate. J'y ai fait comme partout de très mauvais dîners, seulement
+ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond
+plus sensible à la quantité qu'à la qualité.
+
+--Enfin, pour finir, conclut le duc, Zénaïde insistait pour qu'Oriane
+vînt déjeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez
+elle, elle résistait, s'informait si, sous prétexte de repas intime, on
+ne l'embarquait pas déloyalement dans un grand tralala, et tâchait
+vainement de savoir quels convives il y aurait à déjeuner. «Viens,
+viens, insistait Zénaïde en vantant les bonnes choses qu'il y aurait à
+déjeuner. Tu mangeras une purée de marrons, je ne te dis que ça, et il y
+aura sept petites bouchées à la reine.--Sept petites bouchées, s'écria
+Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit!»
+
+Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa éclater
+son rire comme un roulement de tonnerre. «Ah! nous serons donc huit,
+c'est ravissant! Comme c'est bien rédigé!» dit-elle, ayant dans un
+suprême effort retrouvé l'expression dont s'était servie Mme d'Épinay et
+qui s'appliquait mieux cette fois.
+
+--Oriane, c'est très joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est
+bien rédigé.
+
+--Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est
+très spirituelle, répondit Mme de Guermantes qui goûtait facilement un
+mot quand à la fois il était prononcé par une Altesse et louangeait son
+propre esprit. «Je suis très fière que Madame apprécie mes modestes
+rédactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je
+l'ai dit, c'était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept
+bouchées, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, eussent dépassé la
+douzaine.»
+
+--Elle possédait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit, en
+parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tâcher de faire
+valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.
+
+--Elle a dû le rêver, je crois qu'elle ne le connaissait même pas, dit
+la duchesse.
+
+--Ce qui est surtout intéressant, c'est que ces correspondances sont de
+gens à la fois des divers pays, continua la comtesse d'Arpajon qui,
+alliée aux principales maisons ducales et même souveraines de l'Europe,
+était heureuse de le rappeler.
+
+--Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous
+rappelez bien ce dîner où vous aviez M. de Bornier comme voisin!
+
+--Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai
+connu M. de Bornier, naturellement, il est même venu plusieurs fois pour
+me voir, mais je n'ai jamais pu me résoudre à l'inviter parce que
+j'aurais été obligée chaque fois de faire désinfecter au formol. Quant à
+ce dîner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'était pas du tout
+chez Zénaïde, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on
+lui parle de la _Fille de Roland_, qu'il s'agit d'une princesse
+Bonaparte qu'on prétendait fiancée au fils du roi de Grèce; non, c'était
+à l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir
+en flanquant sur une chaise à côté de moi cet académicien empesté. Je
+croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai été obligée de
+me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dîner, je n'ai osé
+respirer qu'au gruyère!
+
+M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina à la dérobée
+sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la
+duchesse.
+
+--Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta,
+dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de
+s'intéresser à un prolétaire et à un radical. M. de Bréauté comprit tout
+l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un oeil à la fois
+éméché et attendri, après quoi il essuya son monocle.
+
+--Mon Dieu, c'était bougrement embêtant la _Fille de Roland_, dit M. de
+Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa
+supériorité sur une oeuvre à laquelle il s'était tant ennuyé, peut-être
+aussi par le _suave mari magno_ que nous éprouvons, au milieu d'un bon
+dîner, à nous souvenir d'aussi terribles soirées. Mais il y avait
+quelques beaux vers, un sentiment patriotique.
+
+J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier. «Ah!
+vous avez quelque chose à lui reprocher?» me demanda curieusement le duc
+qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait
+tenir à un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'était le
+commencement d'une amourette.
+
+--Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a
+fait? Racontez-nous ça! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre
+vous, puisque vous le dénigrez. C'est long la _Fille de Roland_ mais
+c'est assez senti.
+
+--Senti est très juste pour un auteur aussi odorant, interrompit
+ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouvé
+avec lui, il est assez compréhensible qu'il l'ait dans le nez!
+
+--Je dois du reste avouer à Madame, reprit le duc en s'adressant à la
+princesse de Parme, que, _Fille de Roland_ à part, en littérature et
+même en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux
+rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-être pas, mais le
+soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil
+air d'Auber, de Boïeldieu, même de Beethoven! Voilà ce que j'aime. En
+revanche, pour Wagner, cela m'endort immédiatement.
+
+--Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs
+insupportables Wagner avait du génie. _Lohengrin_ est un chef-d'oeuvre.
+Même dans _Tristan_ il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des
+fileuses du _Vaisseau fantôme_ est une pure merveille.
+
+--N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant à M. de
+Bréauté, nous préférons: «Les rendez-vous de noble compagnie se donnent
+tous en ce charmant séjour.» C'est délicieux. Et _Fra Diavolo_, et la
+_Flûte enchantée_, et le _Chalet_, et les _Noces de Figaro_, et les
+_Diamants de la Couronne_, voilà de la musique! En littérature, c'est la
+même chose. Ainsi j'adore Balzac, le _Bal de Sceaux_, les _Mohicans de
+Paris_.
+
+--Ah! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas
+prêts d'avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour où Mémé sera là.
+Lui, c'est encore mieux, il le sait par coeur.
+
+Irrité de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants
+sous le feu d'un silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient l'air
+de deux pistolets chargés. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la
+princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne
+me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par
+Mme d'Arpajon: «Oh! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous
+fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
+laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait
+croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
+que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules,
+inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre,
+que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou
+en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on
+a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination!»
+De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par
+comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du
+laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de
+peine à comprendre que du russe ou du chinois était: «Lorsque l'enfant
+paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris», pièce de la
+première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme
+Deshoulières que du Victor Hugo de la _Légende des Siècles_. Loin de
+trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première, de cette table
+si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception),
+je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles, d'où
+s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de
+Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si
+distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de
+savoir et d'à propos Sophocle, Schiller et _l'Imitation,_ mais à qui les
+premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue
+inséparables pour ma grand'mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
+«Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie», dit à Mme de Guermantes la
+princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le
+discours avait été prononcé.
+
+--Non, elle n'y comprend absolument rien, répondit à voix basse Mme de
+Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une
+objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres
+paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. «Elle devient
+littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que
+c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi
+qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir,
+c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute
+si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique
+j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la
+verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
+extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
+ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous
+les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque
+fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin
+pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
+de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je
+ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son
+fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi! Oh! la vie est
+assommante», conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon
+assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant
+d'une autre que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le
+valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et
+je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
+car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il
+s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva
+cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se
+fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au
+contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla
+être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de
+son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il
+éprouvait peut-être au contraire une joie méchante. «Mais, ma chère,
+vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous
+parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois à
+Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet.
+N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent.
+Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, la _Légende des
+Siècles_, je ne sais plus les titres. Mais les _Feuilles d'Automne_, les
+_Chants du Crépuscule_, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même
+dans les _Contemplations_, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs
+n'osèrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses.
+Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le _Crépuscule_!
+Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on
+rencontre souvent une idée, même une idée profonde.» Et avec un
+sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de
+son intonation, la posant au delà de sa voix, et fixant devant elle un
+regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement: «Tenez:
+
+ _La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
+ Sur la branche trop faible encor pour le porter_,
+
+ou bien encore:
+
+ _Les morts durent bien peu,
+ Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière
+ Moins vite qu'en nos coeurs_!»
+
+Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité
+sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard
+rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître,
+ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans
+ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de
+Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait
+apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des
+choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de
+Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon,
+plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens
+d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des
+lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs
+paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularités que la situation de
+reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement,
+de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix
+existait chez des soeurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins
+intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de
+cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés
+dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans
+éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée,
+adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un
+d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son
+application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était
+tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement
+plus à la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des
+Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles,
+qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et
+qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de
+l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane,
+une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la
+valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque
+chose d'admirable et de distinctif que peut-être des soeurs Réjane et
+Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un
+défaut.
+
+A tant de raisons de déployer son originalité locale, les écrivains
+préférés de Mme de Guermantes: Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus
+ajouter, avec le respect du naturel, un désir de prosaïsme par où elle
+atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait
+devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse était fort capable,
+ajoutant à ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la
+plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus
+_Ile-de-France_, le plus _Champenoise_, puisque, sinon tout à fait au
+degré de sa belle-soeur Marsantes, elle n'usait guère que du pur
+vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on
+était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c'était, tout en
+sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'écouter
+la causerie de Mme de Guermantes,--presque le même, si l'on était seul
+avec elle et qu'elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui
+qu'on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en
+écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et
+quiète après-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou de Champagne
+se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d'inclinaison qu'il
+avait chez Saint-Loup.
+
+Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait à la
+fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard,
+la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor
+Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goût de la littérature
+issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me
+plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage à réparer la déception
+du voyage et de l'arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent
+de ce que j'avais cru, mais je préférais encore la seconde à la
+troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque
+sans le vouloir, son Pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient
+réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l'opposé du mien, elle
+fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du
+faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement
+faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.
+
+Émue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'écria:
+
+--Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière! Monsieur, il faudra que
+vous m'écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
+
+--Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme à
+Mme de Guermantes.
+
+--Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle mérite.
+
+--Mais... pardon de vous dire cela à vous... cependant elle l'aime
+vraiment!
+
+--Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime
+comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle
+dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton
+mélancolique, personne plus que moi ne serait touchée par un sentiment
+vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène
+terrible à Basin. Votre Altesse croit peut-être que c'était parce qu'il
+en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout, c'était parce
+qu'il ne veut pas présenter ses fils au Jockey! Madame trouve-t-elle que
+ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta Mme de
+Guermantes avec précision, c'est une personne d'une rare insensibilité.
+
+Cependant c'est l'oeil brillant de satisfaction que M. de Guermantes
+avait écouté sa femme parler de Victor Hugo à «brûle-pourpoint» et en
+citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans
+des moments comme ceux-ci il était fier d'elle. «Oriane est vraiment
+extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne
+pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
+Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prête, elle peut
+tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué.
+
+--Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce
+qu'elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée,
+reprit-elle en s'adressant à moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré
+comme une faiblesse d'aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une
+pensée.
+
+--C'est démodé? dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que
+lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas,
+bien qu'elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui
+réservât toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant
+effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement
+à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher
+vite pour «faire la réaction».
+
+--Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas à
+Victor Hugo d'avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher
+dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitués au
+laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie.
+Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un
+spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui
+attire Victor Hugo.
+
+--Victor Hugo n'est pas aussi réaliste que Zola, tout de même? demanda
+la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans
+le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du général était trop
+profond pour qu'il cherchât à l'exprimer. Et son silence bienveillant
+quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même
+délicatesse qu'un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs
+religieux, un financier en s'appliquant à ne pas recommander les
+affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous
+donnant pas de coups de poings.
+
+--Je sais que vous êtes parent de l'amiral Jurien de la Gravière, me dit
+d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de
+Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme
+jadis par la mère du duc. Elle ne m'avait pas encore adressé la parole
+et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la
+princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l'esprit
+l'idée que je n'avais quoi que ce fût à voir avec l'amiral académicien,
+lequel m'était totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de
+la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de la
+Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais
+l'erreur qu'elle commettait n'était que le type excessif et desséché de
+tant d'erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues,
+qui accompagnent notre nom dans la «fiche» que le monde établit
+relativement à nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant
+vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que
+je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, «elle est
+charmante, elle vous aime beaucoup». Je me fis un scrupule, bien vain,
+d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas
+Mme de Chaussegros. «Alors c'est sa soeur que vous connaissez, c'est la
+même chose. Elle vous a rencontré en Écosse.» Je n'étais jamais allé en
+Écosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnêteté mon
+interlocuteur. C'était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me
+connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d'une
+confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main
+quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je
+fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité
+ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était,
+littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent
+de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune
+homme que j'étais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des
+choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de
+vue mondain) dans l'idée qu'il continua à se faire de moi. Et somme
+toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours
+dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait
+sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée
+fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons
+pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant
+voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
+aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que
+commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile
+dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que
+j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. «Elle n'est
+pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de
+libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus.» En
+réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à
+placer ses locutions favorites. «Mais Zola n'est pas un réaliste,
+madame! c'est un poète!» dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études
+critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à
+son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain
+d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle
+jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter
+par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci,
+plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être
+renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa
+respiration, qu'elle dit:
+
+--Zola un poète!
+
+--Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de
+suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
+touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui... porte
+bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier épique!
+C'est l'Homère de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire
+le mot de Cambronne.
+
+Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse
+était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas
+échangé contre un séjour à Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la
+flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par
+tant de sel.
+
+--Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
+
+--Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de
+Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui
+voulait dire: «Est-elle assez idiote!»
+
+--Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un
+regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie
+elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser
+paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du
+mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes
+tant elle était conscience à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement
+les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe
+aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
+justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous
+avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste
+que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture
+d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez
+elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui
+figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
+j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté
+le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la
+personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et
+s'inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que
+c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa
+spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout
+de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais
+plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines
+à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop
+peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois
+qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce
+monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a
+souvent tiré d'embarras en lui commandant des tableaux. Par
+reconnaissance--si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des
+goûts--il l'a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il
+fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il
+ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de
+forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a
+l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous
+me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j'avais su ça, je me
+serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se
+mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que
+s'il s'agissait de la _Source_ d'Ingres ou des _Enfants d'Édouard_ de
+Paul Delaroche. Ce qu'on apprécie là dedans, c'est que c'est finement
+observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être
+un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples
+pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait
+le toupet de vouloir nous faire acheter une _Botte d'Asperges_. Elles
+sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le
+tableau, une botte d'asperges précisément semblables à celles que vous
+êtes en train d'avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges
+de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une
+botte d'asperges! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs! Je
+l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des personnages,
+cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de
+voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela.»
+
+--Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse
+qui n'aimait pas qu'on dépréciât ce que ses salons contenaient. Je suis
+loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y
+a à prendre et à laisser. Mais ce n'est toujours pas sans talent. Et il
+faut avouer que ceux que j'ai achetés sont d'une beauté rare.
+
+--Oriane, dans ce genre-là je préfère mille fois la petite étude de M.
+Vibert que nous avons vue à l'Exposition des aquarellistes. Ce n'est
+rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y
+a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire décharné, sale,
+devant ce prélat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est tout un
+petit poème de finesse et même de profondeur.
+
+--Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme
+est agréable.
+
+--Il est intelligent, dit le duc, on est étonné, quand on cause avec
+lui, que sa peinture soit si vulgaire.
+
+--Il est plus qu'intelligent, il est même assez spirituel, dit la
+duchesse de l'air entendu et dégustateur d'une personne qui s'y connaît.
+
+--Est-ce qu'il n'avait pas commencé un portrait de vous, Oriane? demanda
+la princesse de Parme.
+
+--Si, en rouge écrevisse, répondit Mme de Guermantes, mais ce n'est pas
+cela qui fera passer son nom à la postérité. C'est une horreur, Basin
+voulait le détruire. Cette phrase-là, Mme de Guermantes la disait
+souvent. Mais d'autres fois, son appréciation était autre: «Je n'aime
+pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi.» L'un
+de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient à la
+duchesse de son portrait, l'autre à ceux qui ne lui en parlaient pas et
+à qui elle désirait en apprendre l'existence. Le premier lui était
+inspiré par la coquetterie, le second par la vanité.
+
+--Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas un
+portrait, c'est un mensonge: moi qui sais à peine tenir un pinceau, il
+me semble que si je vous peignais, rien qu'en représentant ce que je
+vois je ferais un chef-d'oeuvre, dit naïvement la princesse de Parme.
+
+--Il me voit probablement comme je me vois, c'est-à-dire dépourvue
+d'agrément, dit Mme de Guermantes avec le regard à la fois mélancolique,
+modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre
+que ne l'avait montrée Elstir.
+
+--Ce portrait ne doit pas déplaire à Mme de Gallardon, dit le duc.
+
+--Parce qu'elle ne s'y connaît pas en peinture? demanda la princesse de
+Parme qui savait que Mme de Guermantes méprisait infiniment sa cousine.
+Mais c'est une très bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air
+d'étonnement profond. «Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la
+princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait
+aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille _poison_», reprit
+Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes
+ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à
+découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité
+devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont
+authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le
+sel des marais salants de Bretagne: à l'accent, au choix des mots on
+sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de
+Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu
+Saint-Loup, envahi par tant d'idées et d'expressions nouvelles; il est
+difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de
+Baudelaire, d'écrire le français exquis d'Henri IV, de sorte que la
+pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et
+qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilité étaient restées fermées
+à toutes les nouveautés. Là encore l'esprit de Mme de Guermantes me
+plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait précisément
+la matière de ma propre pensée) et tout ce qu'à cause de cela même il
+avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu'aucune
+épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont altérée.
+Son esprit d'une formation si antérieure au mien, était pour moi
+l'équivalent de ce que m'avait offert la démarche des jeunes filles de
+la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m'offrait,
+domestiquée et soumise par l'amabilité, par le respect envers les
+valeurs spirituelles, l'énergie et le charme d'une cruelle petite fille
+de l'aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait
+à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'oeil aux lapins et,
+aussi bien qu'elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle
+avait les mêmes élégances, pas mal d'années auparavant, être la plus
+brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable
+de comprendre ce que j'avais cherché en elle--le charme du nom de
+Guermantes--et le petit peu que j'y avais trouvé, un reste provincial de
+Guermantes. Nos relations étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne
+pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de
+s'adresser à la femme relativement supérieure qu'elle se croyait être,
+iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même
+charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours
+entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble
+profondément, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses
+facultés d'imagination et n'a pas pris son parti des déceptions
+inévitables qu'il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en
+voyage et même en amour. M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux
+asperges d'Elstir et à celles qui venaient d'être servies après le
+poulet financière) que les asperges vertes poussées à l'air et qui,
+comme dit si drôlement l'auteur exquis qui signe E. de
+Clermont-Tonnerre, «n'ont pas la rigidité impressionnante de leurs
+soeurs» devraient être mangées avec des oeufs: «Ce qui plaît aux uns
+déplaît aux autres, et _vice versa_», répondit M. de Bréauté. Dans la
+province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin
+régal que des oeufs d'ortolan complètement pourris.» M. de Bréauté,
+auteur d'une étude sur les Mormons, parue dans la _Revue des
+Deux-Mondes_, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques,
+mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom
+d'intelligence. De sorte qu'à sa présence, du moins assidue, chez une
+femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait
+détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c'était à
+cause de son esprit et de sa beauté qu'il la recherchait. Toutes en
+étaient, persuadées. Chaque fois que, la mort dans l'âme, il se
+résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les
+convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi
+qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa réputation d'intellectuel
+survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l'esprit des
+Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages
+scientifiques à l'époque des bals, et quand une personne snob, par
+conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait
+une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se
+laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais
+faisait croire aux naïfs, c'est-à-dire à tout le monde, qu'il en était
+exempt. «Babal sait toujours tout! s'écria la duchesse de Guermantes. Je
+trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende
+des oeufs bien pourris, des oeufs de l'année de la comète. Je me vois
+d'ici y trempant ma mouillette beurrée. Je dois dire que cela arrive
+chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu'on serve des choses en
+putréfaction, même des oeufs (et comme Mme d'Arpajon se récriait): Mais
+voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est déjà
+dans l'oeuf. Je ne sais même pas comment ils ont la sagesse de s'y tenir.
+Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est
+pas indiqué sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dîner
+avant-hier, il y avait une barbue à l'acide phénique! Ça n'avait pas
+l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment
+Norpois pousse la fidélité jusqu'à l'héroïsme: il en a repris!»
+
+--Je crois vous avoir vu à dîner chez elle le jour où elle a fait cette
+sortie à ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-être pour donner à un nom
+israélite l'air plus étranger, ne prononça pas le _ch_ de Bloch comme un
+_k_, mais comme dans _hoch_ en allemand) qui avait dit de je ne sais
+plus quel _poite_ (poète) qu'il était sublime. Châtellerault avait beau
+casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les
+coups de genou de mon neveu destinés à une jeune femme assise tout
+contre lui (ici M. de Guermantes rougit légèrement). Il ne se rendait
+pas compte qu'il agaçait notre tante avec ses «sublimes» donnés en
+veux-tu en voilà. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa langue dans
+sa poche, lui a riposté: «Hé, monsieur, que garderez-vous alors pour M.
+de Bossuet.» (M. de Guermantes croyait que devant un nom célèbre,
+monsieur et une particule étaient essentiellement ancien régime.)
+C'était à payer sa place.
+
+--Et qu'a répondu ce M. Bloch? demanda distraitement Mme de Guermantes,
+qui, à court d'originalité à ce moment-là, crut devoir copier la
+prononciation germanique de son mari.
+
+--Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demandé son reste, il court
+encore.
+
+--Mais oui, je me rappelle très bien vous avoir vu ce jour-là, me dit
+d'un ton marqué Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait
+quelque chose qui dût beaucoup me flatter. C'est toujours très
+intéressant chez ma tante. A la dernière soirée où je vous ai justement
+rencontré, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passé
+près de nous n'était pas François Coppée. Vous devez savoir tous les
+noms, me dit-elle avec une envie sincère pour mes relations poétiques et
+aussi par amabilité à mon «égard», pour poser davantage aux yeux de ses
+invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. J'assurai à la
+duchesse que je n'avais vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de
+Villeparisis. «Comment! me dit étourdiment Mme de Guermantes, avouant
+par là que son respect pour les gens de lettres et son dédain du monde
+étaient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-être même qu'elle ne
+croyait, comment! il n'y avait pas de grands écrivains! Vous m'étonnez,
+il y avait pourtant des têtes impossibles!» Je me souvenais très bien de
+ce soir-là, à cause d'un incident absolument insignifiant. Mme de
+Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais mon
+camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une
+vieille Anglaise un peu folle, n'avait répondu que par monosyllabes aux
+prolixes paroles de l'ancienne Beauté quand Mme de Villeparisis, la
+présentant à quelqu'un d'autre, avait prononcé, très distinctement cette
+fois: «la baronne Alphonse de Rothschild». Alors étaient entrées
+subitement dans les artères de Bloch et d'un seul coup tant d'idées de
+millions et de prestige, lesquelles eussent dû être prudemment
+subdivisées, qu'il avait eu comme un coup au coeur, un transport au
+cerveau et s'était écrié en présence de l'aimable vieille dame: «Si
+j'avais su!» exclamation dont la stupidité l'avait empêché de dormir
+pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'intérêt, mais je m'en
+souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une
+émotion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. «Je crois que Mme de
+Villeparisis n'est pas absolument... morale», dit la princesse de Parme,
+qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce
+que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement.
+Mais Mme de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle ajouta:
+
+--Mais à ce degré-là, l'intelligence fait tout passer.
+
+--Mais vous vous faites de ma tante l'idée qu'on s'en fait généralement,
+répondit la duchesse, et qui est, en somme, très fausse. C'est justement
+ce que me disait Mémé pas plus tard qu'hier. Elle rougit, un souvenir
+inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus
+lui avait demandé de me désinviter, comme il m'avait fait prier par
+Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la
+rougeur--d'ailleurs incompréhensible pour moi--qu'avait eue le duc en
+parlant à un moment de son frère ne pouvait pas être attribuée à la même
+cause: «Ma pauvre tante! elle gardera la réputation d'une personne de
+l'ancien régime, d'un esprit éblouissant et d'un dévergondage effréné.
+Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne;
+elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a
+été la maîtresse d'un grand peintre, mais il n'a jamais pu lui faire
+comprendre ce que c'était qu'un tableau; et quant à sa vie, bien loin
+d'être une personne dépravée, elle était tellement faite pour le
+mariage, elle était tellement née conjugale, que n'ayant pu conserver un
+époux, qui était du reste une canaille, elle n'a jamais eu une liaison
+qu'elle n'ait pris aussi au sérieux que si c'était une union légitime,
+avec les mêmes susceptibilités, les mêmes colères, la même fidélité.
+Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincères, il y a en somme
+plus d'amants que de maris inconsolables.»
+
+--Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frère Palamède dont
+vous êtes en train de parler; il n'y a pas de maîtresse qui puisse rêver
+d'être pleurée comme l'a été cette pauvre Mme de Charlus.
+
+--Ah! répondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas être
+tout à fait de son avis. Tout le monde n'aime pas être pleuré de la même
+manière, chacun a ses préférences.
+
+--Enfin il lui a voué un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu'on
+fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites
+pour les vivants.
+
+--D'abord, répondit Mme de Guermantes sur un ton rêveur qui contrastait
+avec son intention gouailleuse, on va à leur enterrement, ce qu'on ne
+fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air
+malicieux M. de Bréauté comme pour le provoquer à rire de l'esprit de la
+duchesse. «Mais enfin j'avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que
+la manière dont je souhaiterais d'être pleurée par un homme que
+j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-frère.» La figure du duc se
+rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme portât des jugements à tort et à
+travers, surtout sur M. de Charlus. «Vous êtes difficile. Son regret a
+édifié tout le monde», dit-il d'un ton rogue. Mais la duchesse avait
+avec son mari cette espèce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui
+vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: «Eh bien, non,
+qu'est-ce que vous voulez, c'est édifiant, je ne dis pas, il va tous
+les jours au cimetière lui raconter combien de personnes il a eues à
+déjeuner, il la regrette énormément, mais comme une cousine, comme une
+grand'mère, comme une soeur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il est vrai
+que c'était deux saints, ce qui rend le deuil un peu spécial.» M. de
+Guermantes, agacé du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une
+immobilité terrible des prunelles toutes chargées. «Ce n'est pas pour
+dire du mal du pauvre Mémé, qui, entre parenthèses, n'était pas libre ce
+soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il
+est délicieux, il a une délicatesse, un coeur comme les hommes n'en ont
+pas généralement. C'est un coeur de femme, Mémé!»
+
+--Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes,
+Mémé n'a rien d'efféminé, personne n'est plus viril que lui.
+
+--Mais je ne vous dis pas qu'il soit efféminé le moins du monde.
+Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah! celui-là, dès
+qu'il croit qu'on veut toucher à son frère..., ajouta-t-elle en se
+tournant vers la princesse de Parme.
+
+--C'est très gentil, c'est délicieux à entendre. Il n'y a rien de si
+beau que deux frères qui s'aiment, dit la princesse de Parme, comme
+l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir à une
+famille princière, et à une famille par le sang, par l'esprit fort
+populaire.
+
+--Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai
+vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un
+service. Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitérien. Quand il
+n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en
+chargeât, sachant que cela reviendrait au même et que les personnes à
+qui la duchesse avait été obligée de le demander l'inscriraient au débit
+commun de ménage, tout aussi bien que s'il avait été demandé par le mari
+seul.
+
+--Pourquoi ne me l'a-t-il pas demandé lui-même? dit la duchesse, il est
+resté deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu être ennuyeux.
+Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de
+gens du monde, l'intelligence de savoir rester bête. Seulement, c'est ce
+badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence
+ouverte... ouverte à toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il vous
+parle du Maroc, c'est affreux.
+
+--Il ne veut pas y retourner, à cause de Rachel, dit le prince de Foix.
+
+--Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Bréauté.
+
+--Ils ont si peu rompu que je l'ai trouvée il y a deux jours dans la
+garçonnière de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens brouillés, je
+vous assure, répondit le prince de Foix qui aimait à répandre tous les
+bruits pouvant faire manquer un mariage à Robert et qui d'ailleurs
+pouvait être trompé par les reprises intermittentes d'une liaison en
+effet finie.
+
+--Cette Rachel m'a parlé de vous, je la vois comme ça en passant le
+matin aux Champs-Élysées, c'est une espèce d'évaporée comme vous dites,
+ce que vous appelez une dégrafée, une sorte de «Dame aux Camélias», au
+figuré bien entendu.
+
+Ce discours m'était tenu par le prince Von qui tenait à avoir l'air au
+courant de la littérature française et des finesses parisiennes.
+
+--Justement c'est à propos du Maroc... s'écria la princesse saisissant
+précipitamment ce joint.
+
+--Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda sévèrement M. de
+Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-là, il le sait
+bien.
+
+--Il croit qu'il a inventé la stratégie, poursuivit Mme de Guermantes,
+et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui
+n'empêche pas qu'il fait des pâtés dans ses lettres. L'autre jour, il a
+dit qu'il avait mangé des pommes de terre _sublimes_, et qu'il avait
+trouvé à louer une baignoire _sublime_.
+
+--Il parle latin, enchérit le duc.
+
+--Comment, latin? demanda la princesse.
+
+--Ma parole d'honneur! que Madame demande à Oriane si j'exagère.
+
+--Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase,
+d'un seul trait: «Je ne connais pas d'exemple de _Sic transit gloria
+mundi_ plus touchant»; je dis la phrase à Votre Altesse parce qu'après
+vingt questions et en faisant appel à des _linguistes_, nous sommes
+arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans reprendre
+haleine, on pouvait à peine distinguer qu'il y avait du latin là dedans,
+il avait l'air d'un personnage du _Malade imaginaire_! Et tout ça
+s'appliquait à la mort de l'impératrice d'Autriche!
+
+--Pauvre femme! s'écria la princesse, quelle délicieuse créature
+c'était.
+
+--Oui, répondit la duchesse, un peu folle, un peu insensée, mais c'était
+une très bonne femme, une gentille folle très aimable, je n'ai seulement
+jamais compris pourquoi elle n'avait jamais acheté un râtelier qui tînt,
+le sien se décrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle était
+obligée de les interrompre pour ne pas l'avaler.
+
+--Cette Rachel m'a parlé de vous, elle m'a dit que le petit Saint-Loup
+vous adorait, vous préférait même à elle, me dit le prince Von, tout en
+mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpétuel
+découvrait toutes les dents.
+
+--Mais alors elle doit être jalouse de moi et me détester, répondis-je.
+
+--Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La maîtresse du
+prince de Foix serait peut-être jalouse s'il vous préférait à elle. Vous
+ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela.
+
+--Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus à onze heures.
+
+--Tiens, il m'a fait demander hier de venir dîner ce soir, mais de ne
+pas venir après onze heures moins le quart. Mais si vous tenez à aller
+chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au Théâtre-Français, vous serez
+dans la périphérie, dit le prince qui croyait sans doute que cela
+signifiait «à proximité» ou peut-être «le centre».
+
+Mais ses yeux dilatés dans sa grosse et belle figure rouge me firent
+peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette
+réponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une
+impression différente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.
+
+«Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel chagrin
+elle doit avoir!» dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de
+Parme. Car ces paroles ne m'étaient arrivées qu'indistinctes à travers
+celles, plus proches, que m'avait adressées pourtant fort bas le prince
+Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'être entendu
+de M. de Foix.
+
+--Ah! non, répondit la duchesse, ça, je crois qu'elle n'en a aucun.
+
+--Aucun? vous êtes toujours dans les extrêmes, Oriane, dit M. de
+Guermantes reprenant son rôle de falaise qui, en s'opposant à la vague,
+la force à lancer plus haut son panache d'écume.
+
+--Basin sait encore mieux que moi que je dis la vérité, répondit la
+duchesse, mais il se croit obligé de prendre des airs sévères à cause de
+votre présence et il a peur que je vous scandalise.
+
+--Oh! non, je vous en prie, s'écria la princesse de Parme, craignant
+qu'à cause d'elle on n'altérât en quelque chose ces délicieux mercredis
+de la duchesse de Guermantes, ce fruit défendu auquel la reine de Suède
+elle-même n'avait pas encore eu le droit de goûter.
+
+--Mais c'est à lui-même qu'elle a répondu, comme il lui disait, d'un
+air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce
+un chagrin pour votre Majesté? «Non, ce n'est pas un grand deuil, c'est
+un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma soeur.» La vérité c'est
+qu'elle est enchantée comme cela, Basin le sait très bien, elle nous a
+invités à une fête le jour même et m'a donné deux perles. Je voudrais
+qu'elle perdît une soeur tous les jours! Elle ne pleure pas la mort de sa
+soeur, elle la rit aux éclats. Elle se dit probablement, comme Robert,
+que _sic transit_, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie,
+quoiqu'elle sût très bien.
+
+D'ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l'esprit, et
+du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d'Alençon, morte
+tragiquement aussi, avait un grand coeur et a sincèrement pleuré les
+siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles soeurs bavaroises,
+ses cousines, pour l'ignorer.
+
+--Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme
+en saisissant à nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien
+involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous
+connaissez le général de Monserfeuil.
+
+--Très peu, répondit la duchesse qui était intimement liée avec cet
+officier. La princesse expliqua ce que désirait Saint-Loup.
+
+--Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre,
+répondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont les
+relations avec le général de Monserfeuil semblaient s'être rapidement
+espacées depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose. Cette
+incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme:
+«Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous
+lui avez déjà demandé deux choses qu'il n'a pas faites. Ma femme a la
+rage d'être aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la
+princesse à retirer sa demande sans que cela pût faire douter de
+l'amabilité de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetât la chose sur
+son propre caractère à lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait
+ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce
+qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a
+pas de meilleure manière de faire échouer la chose. Oriane a trop
+demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d'elle maintenant, c'est
+une raison pour qu'il refuse.»
+
+--Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien,
+dit Mme de Parme.
+
+--Naturellement, conclut le duc.
+
+--Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la
+princesse de Parme pour changer de conversation.
+
+--Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septième fois, dit le duc qui,
+ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès
+électoraux des autres.
+
+--Il s'est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.
+
+--Comment! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'écria
+la princesse.
+
+--Mais parfaitement, répondit la duchesse, c'est le seul
+_arrondissement_ où le pauvre général n'a jamais échoué.
+
+Je ne devais plus cesser par la suite d'être continuellement invité,
+fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont je m'étais
+autrefois figuré les convives comme les apôtres de la Sainte-Chapelle.
+Ils se réunissaient là en effet, comme les premiers chrétiens, non pour
+partager seulement une nourriture matérielle, d'ailleurs exquise, mais
+dans une sorte de Cène sociale; de sorte qu'en peu de dîners j'assimilai
+la connaissance de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me
+présentaient avec une nuance de bienveillance si marquée (comme
+quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement préféré), qu'il
+n'est pas un d'entre eux qui n'eût cru manquer au duc et à la duchesse
+s'il avait donné un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en même
+temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des
+Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon les différentes
+recettes que le duc élaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour
+qui s'était déjà assis plus d'une fois à la table mystique, la
+manducation de ces derniers n'était pas indispensable. De vieux amis de
+M. et de Mme de Guermantes venaient les voir après dîner, «en
+cure-dents» aurait dit Mme Swann, sans être attendus, et prenaient
+l'hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l'été un verre
+d'orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On
+n'avait jamais connu, des Guermantes, dans ces après-dîners au jardin,
+que l'orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d'autres
+rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition, de même qu'un grand
+raout dans le faubourg Saint-Germain n'est plus un raout s'il y a une
+comédie ou de la musique. Il faut qu'on soit censé venir simplement--y
+eût-il cinq cents personnes--faire une visite à la princesse de
+Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus à
+l'orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite,
+de poire cuite. Je pris en inimitié, à cause de cela, le prince
+d'Agrigente qui, comme tous les gens dépourvus d'imagination, mais non
+d'avarice, s'émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la
+permission d'en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d'Agrigente,
+en diminuant ma ration, gâtait mon plaisir. Car ce jus de fruit n'est
+jamais en assez grande quantité pour qu'il désaltère. Rien ne lasse
+moins que cette transposition en saveur, de la couleur d'un fruit,
+lequel cuit semble rétrograder vers la saison des fleurs. Empourpré
+comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zéphir
+sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte
+à goutte, et M. d'Agrigente m'empêchait, régulièrement, de m'en
+rassasier. Malgré ces compotes, l'orangeade traditionnelle subsista
+comme le tilleul. Sous ces modestes espèces, la communion sociale n'en
+avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme de
+Guermantes étaient tout de même, comme je me les étais d'abord figurés,
+restés plus différents que leur aspect décevant ne m'eût porté à le
+croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en même
+temps que l'invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable.
+Or, ce ne pouvait être par snobisme, étant eux-mêmes d'un rang auquel
+nul autre n'était supérieur; ni par amour du luxe: ils l'aimaient
+peut-être, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en
+connaître un splendide, car, ces mêmes soirs, la femme charmante d'un
+richissime financier eût tout fait pour les avoir à des chasses
+éblouissantes qu'elle donnerait pendant deux jours pour le roi
+d'Espagne. Ils avaient refusé néanmoins et étaient venus à tout hasard
+voir si Mme de Guermantes était chez elle. Ils n'étaient même pas
+certains de trouver là des opinions absolument conformes aux leurs, ou
+des sentiments spécialement chaleureux; Mme de Guermantes lançait
+parfois sur l'affaire Dreyfus, sur la République, sur les lois
+antireligieuses, ou même, à mi-voix, sur eux-mêmes, sur leurs
+infirmités, sur le caractère ennuyeux de leur conversation, des
+réflexions qu'ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans
+doute, s'ils gardaient là leurs habitudes, était-ce par éducation
+affinée du gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et
+première qualité du mets social, au goût familier, rassurant et sapide,
+sans mélange, non frelaté, dont ils savaient l'origine et l'histoire
+aussi bien que celle qui la leur servait, restés plus «nobles» en cela
+qu'ils ne le savaient eux-mêmes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus
+présenté après dîner, le hasard fit qu'il y eut ce général de
+Monserfeuil dont avait parlé la princesse de Parme et que Mme de
+Guermantes, du salon de qui il était un des habitués, ne savait pas
+devoir venir ce soir-là. Il s'inclina devant moi, en entendant mon nom,
+comme si j'eusse été président du Conseil supérieur de la guerre.
+J'avais cru que c'était simplement par quelque inserviabilité foncière,
+et pour laquelle le duc, comme pour l'esprit, sinon pour l'amour, était
+le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusé de
+recommander son neveu à M. de Monserfeuil. Et je voyais là une
+indifférence d'autant plus coupable que j'avais cru comprendre par
+quelques mots échappés à la princesse de Parme que le poste de Robert
+était dangereux et qu'il était prudent de l'en faire changer. Mais ce
+fut par la véritable méchanceté de Mme de Guermantes que je fus révolté
+quand, la princesse de Parme ayant timidement proposé d'en parler
+d'elle-même et pour son compte au général, la duchesse fit tout ce
+qu'elle put pour en détourner l'Altesse.
+
+--Mais Madame, s'écria-t-elle, Monserfeuil n'a aucune espèce de crédit
+ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d'épée
+dans l'eau.
+
+--Je crois qu'il pourrait nous entendre, murmura la princesse en
+invitant la duchesse à parler plus bas.
+
+--Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit sans
+baisser la voix la duchesse, que le général entendit parfaitement.
+
+--C'est que je crois que M. de Saint-Loup n'est pas dans un endroit très
+rassurant, dit la princesse.
+
+--Que voulez-vous, répondit la duchesse, il est dans le cas de tout le
+monde, avec la différence que c'est lui qui a demandé à y aller. Et
+puis, non, ce n'est pas dangereux; sans cela vous pensez bien que je
+m'en occuperais. J'en aurais parlé à Saint-Joseph pendant le dîner. Il
+est beaucoup plus influent, et d'un travailleur! Vous voyez, il est déjà
+parti. Du reste ce serait moins délicat qu'avec celui-ci, qui a
+justement trois de ses fils au Maroc et n'a pas voulu demander leur
+changement; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient,
+j'en parlerai à Saint-Joseph... si je le vois, ou à Beautreillis. Mais
+si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a expliqué
+l'autre jour où c'était. Je crois qu'il ne peut être nulle part mieux
+que là.
+
+«Quelle jolie fleur, je n'en avais jamais vu de pareille, il n'y a que
+vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles!» dit la princesse de
+Parme qui, de peur que le général de Monserfeuil n'eût entendu la
+duchesse, cherchait à changer de conversation. Je reconnus une plante de
+l'espèce de celles qu'Elstir avait peintes devant moi.
+
+--Je suis enchantée qu'elle vous plaise; elles sont ravissantes,
+regardez leur petit tour de cou de velours mauve; seulement, comme il
+peut arriver à des personnes très jolies et très bien habillées, elles
+ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgré cela, je les aime
+beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c'est qu'elles vont mourir.
+
+--Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupées, dit la
+princesse.
+
+--Non, répondit la duchesse en riant, mais ça revient au même, comme ce
+sont des dames. C'est une espèce de plantes où les dames et les
+messieurs ne se trouvent pas sur le même pied. Je suis comme les gens
+qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela
+je n'aurai pas de petits!
+
+--Comme c'est curieux. Mais alors dans la nature...
+
+--Oui! il y a certains insectes qui se chargent d'effectuer le mariage,
+comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancé et la
+fiancée se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande à mon
+domestique de mettre ma plante à la fenêtre le plus qu'il peut, tantôt
+du côté cour, tantôt du côté jardin, dans l'espoir que viendra l'insecte
+indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait
+qu'il ait justement été voir une personne de la même espèce et d'un
+autre sexe, et qu'il ait l'idée de venir mettre des cartes dans la
+maison. Il n'est pas venu jusqu'ici, je crois que ma plante est toujours
+digne d'être rosière, j'avoue qu'un peu plus de dévergondage me
+plairait mieux. Tenez, c'est comme ce bel arbre qui est dans la cour, il
+mourra sans enfants parce que c'est une espèce très rare dans nos pays.
+Lui, c'est le vent qui est chargé d'opérer l'union, mais le mur est un
+peu haut.
+
+--En effet, dit M. de Bréauté, vous auriez dû le faire abattre de
+quelques centimètres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des
+opérations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu'il y
+avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout à l'heure,
+duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier. Celle-là
+produit bien des fleurs à la fois masculines et féminines, mais une
+sorte de paroi dure, placée entre elles, empêche toute communication.
+Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour où un jeune
+nègre natif de la Réunion et nommé Albins, ce qui, entre parenthèses,
+est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l'idée,
+à l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes séparés.
+
+--Babal, vous êtes divin, vous savez tout, s'écria la duchesse.
+
+--Mais vous-même, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je ne me
+doutais pas, dit la princesse.
+
+--Je dirai à Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours beaucoup
+parlé de botanique. Quelquefois, quand cela nous embêtait trop d'aller à
+un thé ou à une matinée, nous partions pour la campagne et il me
+montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup
+plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On
+n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a
+l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il a
+fait lui-même un mariage encore beaucoup plus étonnant et qui rend tout
+difficile. Ah! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps
+à faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaît
+quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'intéressantes, il faut
+qu'il fasse le mariage de Swann. Placée entre le renoncement aux
+promenades botaniques et l'obligation de fréquenter une personne
+déshonorante, j'ai choisi la première de ces deux calamités. D'ailleurs,
+au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il paraît que, rien
+que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de
+choses inconvenantes que la nuit... dans le bois de Boulogne! Seulement
+cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait très
+simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très
+poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant
+d'entrer dans une fleur. Et tout est consommé!
+
+--La commode sur laquelle la plante est posée est splendide aussi, c'est
+Empire, je crois, dit la princesse qui, n'étant pas familière avec les
+travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la
+signification des plaisanteries de la duchesse.
+
+--N'est-ce pas, c'est beau? Je suis ravie que Madame l'aime, répondit la
+duchesse. C'est une pièce magnifique. Je vous dirai que j'ai toujours
+adoré le style Empire, même au temps où cela n'était pas à la mode. Je
+me rappelle qu'à Guermantes je m'étais fait honnir de ma belle-mère
+parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides
+meubles Empire que Basin avait hérités des Montesquiou, et que j'en
+avais meublé l'aile que j'habitais. M. de Guermantes sourit. Il devait
+pourtant se rappeler que les choses s'étaient passées d'une façon fort
+différente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le
+mauvais goût de sa belle-mère ayant été de tradition pendant le peu de
+temps où le prince avait été épris de sa femme, à son amour pour la
+seconde avait survécu un certain dédain pour l'infériorité d'esprit de
+la première, dédain qui s'alliait d'ailleurs à beaucoup d'attachement et
+de respect. «Les Iéna ont le même fauteuil avec incrustations de
+Wetgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien, dit la duchesse du
+même air d'impartialité que si elle n'avait possédé aucun de ces deux
+meubles; je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que
+je n'ai pas.» La princesse de Parme garda le silence. «Mais c'est vrai,
+Votre Altesse ne connaît pas leur collection. Oh! elle devrait
+absolument y venir une fois avec moi. C'est une des choses les plus
+magnifiques de Paris, c'est un musée qui serait vivant.» Et comme cette
+proposition était une des audaces les plus Guermantes de la duchesse,
+parce que les Iéna étaient pour la princesse de Parme de purs
+usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de
+Guastalla, Mme de Guermantes en la lançant ainsi ne se retint pas (tant
+l'amour qu'elle portait à sa propre originalité l'emportait encore sur
+sa déférence pour la princesse de Parme) de jeter sur les autres
+convives des regards amusés et souriants. Eux aussi s'efforçaient de
+sourire, à la fois effrayés, émerveillés, et surtout ravis de penser
+qu'ils étaient témoins de la «dernière» d'Oriane et pourraient la
+raconter «tout chaud». Ils n'étaient qu'à demi stupéfaits, sachant que
+la duchesse avait l'art de faire litière de tous les préjugés
+Courvoisier pour une réussite de vie plus piquante et plus agréable.
+N'avait-elle pas, au cours de ces dernières années, réuni à la princesse
+Mathilde le duc d'Aumale qui avait écrit au propre frère de la princesse
+la fameuse lettre: «Dans ma famille tous les hommes sont braves et
+toutes les femmes sont chastes?» Or, les princes le restant même au
+moment où ils paraissent vouloir oublier qu'ils le sont, le duc d'Aumale
+et la princesse Mathilde s'étaient tellement plu chez Mme de Guermantes
+qu'ils étaient ensuite allés l'un chez l'autre, avec cette faculté
+d'oublier le passé que témoigna Louis XVIII quand il prit pour ministre
+Fouché qui avait voté la mort de son frère. Mme de Guermantes
+nourrissait le même projet de rapprochement entre la princesse Murat et
+la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait aussi
+embarrassée qu'auraient pu l'être les héritiers de la couronne des
+Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d'Orange et duc de
+Brabant, si on avait voulu leur présenter M. de Mailly Nesle, prince
+d'Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d'abord la duchesse, à
+qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier fût résolu à ignorer les
+Iéna) avaient à grand'peine fini par faire aimer le style Empire,
+s'écria:
+
+--Madame, sincèrement, je ne peux pas vous dire à quel point vous
+trouverez cela beau! J'avoue que le style Empire m'a toujours
+impressionnée. Mais, chez les Iéna, là, c'est vraiment comme une
+hallucination. Cette espèce, comment vous dire, de... reflux de
+l'expédition d'Égypte, et puis aussi de remontée jusqu'à nous de
+l'Antiquité, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent
+se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux
+candélabres, une Muse énorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer
+à la bouillotte ou qui est tranquillement montée sur votre cheminée et
+s'accoude à votre pendule, et puis toutes les lampes pompéiennes, les
+petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir été trouvés sur le Nil et
+d'où on s'attend à voir sortir Moïse, ces quadriges antiques qui
+galopent le long des tables de nuit...
+
+--On n'est pas très bien assis dans les meubles Empire, hasarda la
+princesse.
+
+--Non, répondit la duchesse, mais, ajouta Mme de Guermantes en insistant
+avec un sourire, j'aime être mal assise sur ces sièges d'acajou
+recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de
+guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand
+salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous
+assure que, chez les Iéna, on ne pense pas un instant à la manière dont
+on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire
+peinte à fresque sur le mur. Mon époux va me trouver bien mauvaise
+royaliste, mais je suis très mal pensante, vous savez, je vous assure
+que chez ces gens-là on en arrive à aimer tous ces N, toutes ces
+abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n'a
+pas été très gâté du côté gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de
+couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je
+trouve que ça a un certain chic! Votre Altesse devrait...
+
+--Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce
+ne sera pas facile.
+
+--Mais Madame verra que tout s'arrangera très bien. Ce sont de très
+bonnes gens, pas bêtes. Nous y avons mené Mme de Chevreuse, ajouta la
+duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a été ravie. Le fils
+est même très agréable... Ce que je vais dire n'est pas très convenable,
+ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit où on voudrait
+dormir--sans lui! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai été
+le voir une fois pendant qu'il était malade et couché. A côté de lui,
+sur le rebord du lit, il y avait sculptée une longue Sirène allongée,
+ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des
+espèces de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes,--en
+ralentissant son débit pour mettre encore mieux en relief les mots
+qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles lèvres, le
+fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la
+princesse un regard doux, fixe et profond,--qu'avec les palmettes et la
+couronne d'or qui était à côté, c'était émouvant; c'était tout à fait
+l'arrangement du _jeune Homme et la Mort_ de Gustave Moreau (Votre
+Altesse connaît sûrement ce chef-d'oeuvre). La princesse de Parme, qui
+ignorait même le nom du peintre, fit de violents mouvements de tête et
+sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau.
+Mais l'intensité de sa mimique ne parvint pas à remplacer cette lumière
+qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on
+veut nous parler.
+
+--Il est joli garçon, je crois? demanda-t-elle.
+
+--Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une reine
+Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pensé qu'il serait un
+peu ridicule pour un homme de développer cette ressemblance, et cela se
+perd dans des joues encaustiquées qui lui donnent un air assez mameluck.
+On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann,
+ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a été frappé de la
+ressemblance de cette Sirène avec _la Mort_ de Gustave Moreau. Mais
+d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant sérieux, afin
+de faire rire davantage, il n'y a pas à nous frapper, car c'était un
+rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.
+
+--On dit qu'il est snob? demanda M. de Bréauté d'un air malveillant,
+allumé et en attendant dans la réponse la même précision que s'il avait
+dit: «On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts à la main droite,
+est-ce vrai?»
+
+--M...on Dieu, n...on, répondit Mme de Guermantes avec un sourire de
+douce indulgence. Peut-être un tout petit peu snob d'apparence, parce
+qu'il est extrêmement jeune, mais cela m'étonnerait qu'il le fût en
+réalité, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme s'il y eût eu à
+son avis incompatibilité absolue entre le snobisme et l'intelligence.
+«Il est fin, je l'ai vu drôle», dit-elle encore en riant d'un air
+gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drôlerie sur
+quelqu'un exigeait une certaine expression de gaîté, ou comme si les
+saillies du duc de Guastalla lui revenaient à l'esprit en ce moment. «Du
+reste, comme il n'est pas reçu, ce snobisme n'aurait pas à s'exercer»,
+reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte
+la princesse de Parme.
+
+--Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l'appelle Mme
+Iéna, s'il apprend que je suis allée chez elle.
+
+--Mais comment, s'écria avec une extraordinaire vivacité la duchesse,
+vous savez que c'est nous qui avons cédé à Gilbert (elle s'en repentait
+amèrement aujourd'hui!) toute une salle de jeu Empire qui nous venait de
+Quiou-Quiou et qui est une splendeur! Il n'y avait pas la place ici où
+pourtant je trouve que ça faisait mieux que chez lui. C'est une chose de
+toute beauté, moitié étrusque, moitié égyptienne...
+
+--Égyptienne? demanda la princesse à qui étrusque disait peu de chose.
+
+--Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a expliqué,
+seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond,
+Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'Égypte du style Empire n'a
+aucun rapport avec la vraie Égypte, ni leurs Romains avec les Romains,
+ni leur Étrurie...
+
+--Vraiment! dit la princesse.
+
+--Mais non, c'est comme ce qu'on appelait un costume Louis XV sous le
+second Empire, dans la jeunesse d'Anna de Mouchy ou de la mère du cher
+Brigode. Tout à l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait
+l'autre jour de lui une chose, très belle d'ailleurs, un peu froide, où
+il y a un thème russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait cela
+russe. Et de même les peintres chinois ont cru copier Bellini.
+D'ailleurs même dans le même pays, chaque fois que quelqu'un regarde les
+choses d'une façon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient
+goutte à ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu'ils
+arrivent à distinguer.
+
+--Quarante ans! s'écria la princesse effrayée.
+
+--Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots
+(qui étaient presque des mots de moi, car j'avais justement émis devant
+elle une idée analogue), grâce à sa prononciation, l'équivalent de ce
+que pour les caractères imprimés on appelle italiques, c'est comme une
+espèce de premier individu isolé d'une espèce qui n'existe pas encore et
+qui pullulera, un individu doué d'une espèce de _sens_ que l'espèce
+humaine à son époque ne possède pas. Je ne peux guère me citer, parce
+que moi, au contraire, j'ai toujours aimé dès le début toutes les
+manifestations intéressantes, si nouvelles qu'elles fussent. Mais enfin
+l'autre jour j'ai été avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons
+passé devant _l'Olympia_ de Manet. Maintenant personne ne s'en étonne
+plus. Ç'a l'air d'une chose d'Ingres! Et pourtant Dieu sait ce que j'ai
+eu à rompre de lances pour ce tableau que je n'aime pas tout, mais qui
+est sûrement de quelqu'un. Sa place n'est peut-être pas tout à fait au
+Louvre.
+
+--Elle va bien, la grande-duchesse? demanda la princesse de Parme à qui
+la tante du tsar était infiniment plus familière que le modèle de Manet.
+
+--Oui, nous avons parlé de vous. Au fond, reprit la duchesse, qui tenait
+à son idée, la vérité c'est que, comme dit mon beau-frère Palamède, l'on
+a entre soi et chaque personne le mur d'une langue étrangère. Du reste
+je reconnais que ce n'est exact de personne autant que de Gilbert. Si
+cela vous amuse d'aller chez les Iéna, vous avez trop d'esprit pour
+faire dépendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme, qui est
+une chère créature innocente, mais enfin qui a des idées de l'autre
+monde. Je me sens plus rapprochée, plus consanguine de mon cocher, de
+mes chevaux, que de cet homme qui se réfère tout le temps à ce qu'on
+aurait pensé sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que,
+quand il se promène dans la campagne, il écarte les paysans d'un air
+bonasse, avec sa canne, en disant: «Allez, manants!» Je suis au fond
+aussi étonnée quand il me parle que si je m'entendais adresser la parole
+par les «gisants» des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a
+beau être mon cousin, elle me fait peur et je n'ai qu'une idée, c'est de
+la laisser dans son moyen âge. A part ça, je reconnais qu'il n'a jamais
+assassiné personne.
+
+--Je viens justement de dîner avec lui chez Mme de Villeparisis, dit le
+général, mais sans sourire ni adhérer aux plaisanteries de la duchesse.
+
+--Est-ce que M. de Norpois était là, demanda le prince Von, qui pensait
+toujours à l'Académie des Sciences morales.
+
+--Oui, dit le général. Il a même parlé de votre empereur.
+
+--Il paraît que l'empereur Guillaume est très intelligent, mais il
+n'aime pas la peinture d'Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui,
+répondit la duchesse, je partage sa manière de voir. Quoique Elstir ait
+fait un beau portrait de moi. Ah! vous ne le connaissez pas? Ce n'est
+pas ressemblant mais c'est curieux. Il est intéressant pendant les
+poses. Il m'a fait comme une espèce de vieillarde. Cela imite les
+_Régentes de l'hôpital_ de Hals. Je pense que vous connaissez ces
+sublimités, pour prendre une expression chère à mon neveu, dit en se
+tournant vers moi la duchesse qui faisait battre légèrement son éventail
+de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement
+sa tête en arrière, car tout en étant toujours grande dame, elle jouait
+un petit peu à la grande dame. Je dis que j'étais allé autrefois à
+Amsterdam et à La Haye, mais que, pour ne pas tout mêler, comme mon
+temps était limité, j'avais laissé de côté Haarlem.--Ah! La Haye, quel
+musée! s'écria M. de Guermantes.
+
+Je lui dis qu'il y avait sans doute admiré la _Vue de Delft_ de Vermeer.
+Mais le duc était moins instruit qu'orgueilleux. Aussi se contenta-t-il
+de me répondre d'un air de suffisance, comme chaque fois qu'on lui
+parlait d'une oeuvre d'un musée, ou bien du Salon, et qu'il ne se
+rappelait pas: «Si c'est à voir, je l'ai vu!»
+
+--Comment! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n'êtes pas allé
+à Haarlem? s'écria la duchesse. Mais quand même vous n'auriez eu qu'un
+quart d'heure c'est une chose extraordinaire à avoir vue que les Hals.
+Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut
+d'une impériale de tramway sans s'arrêter, s'ils étaient exposés dehors,
+devrait ouvrir les yeux tout grands.
+
+Cette parole me choqua comme méconnaissant la façon dont se forment en
+nous les impressions artistiques, et parce qu'elle semblait impliquer
+que notre oeil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend
+des instantanés.
+
+M. de Guermantes, heureux qu'elle me parlât avec une telle compétence
+des sujets qui m'intéressaient, regardait la prestance célèbre de sa
+femme, écoutait ce qu'elle disait de Frans Hals et pensait: «Elle est
+ferrée à glace sur tout. Mon jeune invité peut se dire qu'il a devant
+lui une grande dame d'autrefois dans toute l'acception du mot, et comme
+il n'y en a pas aujourd'hui une deuxième.» Tels je les voyais tous deux,
+retirés de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais
+menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux
+autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais
+inégalement, comme tant de ménages du faubourg Saint-Germain où la femme
+a eu l'art de s'arrêter à l'âge d'or, l'homme, la mauvaise chance de
+descendre à l'âge ingrat du passé, l'une restant encore Louis XV quand
+le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fût
+pareille aux autres femmes, ç'avait été pour moi d'abord une déception,
+c'était presque, par réaction, et tant de bons vins aidant, un
+émerveillement. Un Don Juan d'Autriche, une Isabelle d'Este, situés pour
+nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande
+histoire que le côté de Méséglise avec le côté de Guermantes. Isabelle
+d'Este fut sans doute, dans la réalité, une fort petite princesse,
+semblable à celles qui sous Louis XIV n'obtenaient aucun rang
+particulier à la cour. Mais, nous semblant d'une essence unique et, par
+suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d'une moindre
+grandeur, de sorte qu'un souper avec Louis XIV nous paraîtrait seulement
+offrir quelque intérêt, tandis qu'en Isabelle d'Este nous nous
+trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle
+héroïne de roman. Or, après avoir, en étudiant Isabelle d'Este, en la
+transplantant patiemment de ce monde féerique dans celui de l'histoire,
+constaté que sa vie, sa pensée, ne contenaient rien de cette étrangeté
+mystérieuse que nous avait suggérée son nom, une fois cette déception
+consommée, nous savons un gré infini à cette princesse d'avoir eu, de la
+peinture de Mantegna, des connaissances presque égales à celles,
+jusque-là méprisées par nous et mises, comme eût dit Françoise, «plus
+bas que terre», de M. Lafenestre. Après avoir gravi les hauteurs
+inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de
+la vie de la duchesse, j'éprouvais à y trouver les noms, familiers
+ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, hélas, de Vibert, le même
+étonnement qu'un voyageur, après avoir tenu compte, pour imaginer la
+singularité des moeurs dans un vallon sauvage de l'Amérique Centrale ou
+de l'Afrique du Nord, de l'éloignement géographique, de l'étrangeté des
+dénominations de la flore, éprouve à découvrir, une fois traversé un
+rideau d'aloès géants ou de mancenilliers, des habitants qui (parfois
+même devant les ruines d'un théâtre romain et d'une colonne dédiée à
+Vénus) sont en train de lire _Mérope_ ou _Alzire_. Et si loin, si à
+l'écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j'avais connues, la
+culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s'était efforcée, sans
+intérêt, sans raison d'ambition, de descendre au niveau de celles
+qu'elle ne connaîtrait jamais, avait le caractère méritoire, presque
+touchant à force d'être inutilisable, d'une érudition en matière
+d'antiquités phéniciennes chez un homme politique ou un médecin. «J'en
+aurais pu vous montrer un très beau, me dit aimablement Mme de
+Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, prétendent certaines
+personnes, et que j'ai hérité d'un cousin allemand. Malheureusement il
+s'est trouvé «fieffé» dans le château; vous ne connaissiez pas cette
+expression? moi non plus,» ajouta-t-elle par ce goût qu'elle avait de
+faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur les
+coutumes anciennes, mais auxquelles elle était inconsciemment et
+âprement attachée. «Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais
+j'avoue que je l'aurais été encore bien plus, si j'avais pu vous faire
+les honneurs de mon Hals, de ce tableau «fieffé».
+
+--Je le connais, dit le prince Von, c'est celui du grand-duc de Hesse.
+
+--Justement, son frère avait épousé ma soeur, dit M. de Guermantes, et
+d'ailleurs sa mère était cousine germaine de la mère d'Oriane.
+
+--Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me permettrai
+de dire que, sans avoir d'opinion sur ses oeuvres, que je ne connais pas,
+la haine dont le poursuit l'empereur ne me paraît pas devoir être
+retenue contre lui. L'empereur est d'une merveilleuse intelligence.
+
+--Oui, j'ai dîné deux fois avec lui, une fois chez ma tante Sagan, une
+fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l'ai trouvé
+curieux. Je ne l'ai pas trouvé simple! Mais il a quelque chose
+d'amusant, d'«obtenu», dit-elle en détachant le mot, comme un oeillet
+vert, c'est-à-dire une chose qui m'étonne et ne me plaît pas infiniment,
+une chose qu'il est étonnant qu'on ait pu faire, mais que je trouve
+qu'on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J'espère que je ne vous
+«choque» pas?
+
+--L'empereur est d'une intelligence inouïe, reprit le prince, il aime
+passionnément les arts; il a sur les oeuvres d'art un goût en quelque
+sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau, il
+le reconnaît tout de suite, il le prend en haine. S'il déteste quelque
+chose, il n'y a aucun doute à avoir, c'est que c'est excellent. (Tout le
+monde sourit.)
+
+--Vous me rassurez, dit la princesse.
+
+--Je comparerai volontiers l'empereur, reprit le prince qui, ne sachant
+pas prononcer le mot archéologue (c'est-à-dire comme si c'était écrit
+kéologue), ne perdait jamais une occasion de s'en servir, à un vieil
+archéologue (et le prince dit arshéologue) que nous avons à Berlin.
+Devant les anciens monuments assyriens le vieil arshéologue pleure. Mais
+si c'est du moderne truqué, si ce n'est pas vraiment ancien, il ne
+pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une pièce arshéologique est
+vraiment ancienne, on la porte au vieil arshéologue. S'il pleure, on
+achète la pièce pour le musée. Si ses yeux restent secs, on la renvoie
+au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je
+dîne à Potsdam, toutes les pièces dont l'empereur me dit: «Prince, il
+faut que vous voyiez cela, c'est plein de génialité», j'en prends note
+pour me garder d'y aller, et quand je l'entends fulminer contre une
+exposition, dès que cela m'est possible j'y cours.
+
+--Est-ce que Norpois n'est pas pour un rapprochement anglo-français? dit
+M. de Guermantes.
+
+--A quoi ça vous servirait? demanda d'un air à la fois irrité et finaud
+le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont
+tellement pêtes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires qu'ils
+vous aideraient. Mais on peut tout de même les juger sur la stupidité de
+leurs généraux. Un de mes amis a causé récemment avec Botha, vous savez,
+le chef boer. Il lui disait: «C'est effrayant une armée comme ça. J'aime,
+d'ailleurs, plutôt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis
+qu'un paysan, je les ai rossés dans toutes les batailles. Et à la
+dernière, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt fois
+supérieur, tout en me rendant parce que j'y étais obligé, j'ai encore
+trouvé le moyen de faire deux mille prisonniers! Ç'a été bien parce que
+je n'étais qu'un chef de paysans, mais si jamais ces imbéciles-là
+avaient à se mesurer avec une vraie armée européenne, on tremble pour
+eux de penser à ce qui arriverait! Du reste, vous n'avez qu'à voir que
+leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en
+Angleterre.» J'écoutais à peine ces histoires, du genre de celles que M.
+de Norpois racontait à mon père; elles ne fournissaient aucun aliment
+aux rêveries que j'aimais; et d'ailleurs, eussent-elles possédé ceux
+dont elles étaient dépourvues, qu'il les eût fallu d'une qualité bien
+excitante pour que ma vie intérieure pût se réveiller durant ces heures
+mondaines où j'habitais mon épiderme, mes cheveux bien coiffés, mon
+plastron de chemise, c'est-à-dire où je ne pouvais rien éprouver de ce
+qui était pour moi dans la vie le plaisir.
+
+--Ah! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de Guermantes, qui trouvait
+que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Edouard
+charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est,
+même encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.
+
+--Mais, madame la duchesse, dit le prince irrité et qui ne s'apercevait
+pas qu'il déplaisait, cependant si le prince de Galles avait été un
+simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait rayé et
+personne n'aurait consenti à lui serrer la main. La reine est
+ravissante, excessivement douce et bornée. Mais enfin il y a quelque
+chose de choquant dans ce couple royal qui est littéralement entretenu
+par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes
+les dépenses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en échange.
+C'est comme le prince de Bulgarie...
+
+--C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit.
+
+--C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela
+que ce soit un brave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous
+rapprocher, c'est le plus grand désir de l'empereur, mais il veut que ça
+vienne du coeur; il dit: ce que je veux c'est une poignée de mains, ce
+n'est pas un coup de chapeau! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait
+plus pratique que le rapprochement anglo-français que prêche M. de
+Norpois.
+
+--Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne
+pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de
+Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main,
+pensant qu'il avait sans doute raconté cette histoire à Mme de
+Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que méchamment,
+puisque, malgré son amitié avec mon père, il n'avait pas hésité à me
+rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il
+aurait dit qu'il détestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir; il
+l'aurait dit pour avoir l'air d'être la cause volontaire des médisances
+de l'ambassadeur, qui n'eussent plus été que des représailles
+mensongères et intéressées. Je dis, au contraire, qu'à mon grand regret,
+je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. «Vous vous trompez bien,
+me répondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez
+demander à Basin, si on me fait la réputation d'être trop aimable, lui
+ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler
+Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a dernièrement
+voulu vous faire donner au ministère une situation charmante. Comme il a
+su que vous étiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a eu la
+délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention à votre père
+qu'il apprécie infiniment.» M. de Norpois était bien la dernière
+personne de qui j'eusse attendu un bon office. La vérité est qu'étant
+moqueur et même assez malveillant, ceux qui s'étaient laissé prendre
+comme moi à ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un
+chêne, aux sons de voix facilement apitoyés qui sortaient de sa bouche
+un peu trop harmonieuse, croyaient à une véritable perfidie quand ils
+apprenaient une médisance à leur égard venant d'un homme qui avait
+semblé mettre son coeur dans ses paroles. Ces médisances étaient assez
+fréquentes chez lui. Mais cela ne l'empêchait pas d'avoir des
+sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir à se montrer
+serviable pour eux. «Cela ne m'étonne du reste pas qu'il vous apprécie,
+me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends très bien,
+ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion à un projet de
+mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas déjà beaucoup
+comme vieille maîtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle épouse.
+D'autant plus que je crois que, même maîtresse, elle ne l'est plus
+depuis longtemps, elle est plus confite en dévotion. Booz-Norpois peut
+dire comme dans les vers de Victor Hugo: «Voilà longtemps que celle avec
+qui j'ai dormi, ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre!» Vraiment,
+ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont tapé toute
+leur vie contre l'Académie et qui, sur le tard, fondent leur petite
+académie à eux; ou bien les défroqués qui se refabriquent une religion
+personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller.
+Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air rêveur, c'est peut-être en
+prévision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on
+ne peut pas porter.»
+
+--Ah! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre
+cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le général de Saint-Joseph.
+
+--Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, très
+attaché aux questions de naissance et d'étiquette, dit la princesse de
+Parme. J'ai été passer deux jours chez lui à la campagne pendant que
+malheureusement la princesse était malade. J'étais accompagnée de Petite
+(c'était un surnom qu'on donnait à Mme d'Hunolstein parce qu'elle était
+énorme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a offert le
+bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montés au
+premier jusqu'à l'entrée des salons et alors là, en s'écartant pour me
+laisser passer, il a dit: «Ah! bonjour, madame d'Hunolstein» (il ne
+l'appelle jamais que comme cela, depuis sa séparation), en feignant
+d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas à
+venir la saluer en bas.
+
+--Cela ne m'étonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous dire, dit le
+duc qui se croyait extrêmement moderne, contempteur plus que quiconque
+de la naissance, et même républicain, que je n'ai pas beaucoup d'idées
+communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons
+à peu près sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois
+dire que si ma tante épousait Norpois, pour une fois je serais de l'avis
+de Gilbert. Être la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage,
+ce serait, comme on dit, à faire rire les poules, que voulez-vous que je
+vous dise? Ces derniers mots, que le duc prononçait généralement au
+milieu d'une phrase, étaient là tout à fait inutiles. Mais il avait un
+besoin perpétuel de les dire, qui les lui faisait rejeter à la fin d'une
+période s'ils n'avaient pas trouvé de place ailleurs. C'était pour lui,
+entre autre choses, comme une question de métrique. «Notez, ajouta-t-il,
+que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne
+souche.»
+
+--Écoutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert pour
+parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la «bonté» d'une
+naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme
+pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son ancienneté. Mais
+moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait à ne
+pas démentir en causant l'esprit des Guermantes et méprisait le rang
+dans ses paroles quitte à l'honorer par ses actions. «Mais est-ce que
+vous n'êtes même pas un peu cousins? demanda le général de Saint-Joseph.
+Il me semble que Norpois avait épousé une La Rochefoucauld.»
+
+--Pas du tout de cette manière-là, elle était de la branche des ducs de
+La Rochefoucauld, ma grand'mère est des ducs de Doudeauville. C'est la
+propre grand'mère d'Édouard Coco, l'homme le plus sage de la famille,
+répondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu
+superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas réunis depuis Louis
+XIV; ce serait un peu éloigné.
+
+--Tiens, c'est intéressant, je ne le savais pas, dit le général.
+
+--D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère était, je crois, la soeur
+du duc de Montmorency et avait épousé d'abord un La Tour d'Auvergne.
+Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour
+d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que
+cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus
+important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en
+ligne directe...
+
+Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n'avais
+jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de
+l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en
+épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de
+Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d'un vitrail
+de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu'une
+modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je
+l'entendais jadis, si différent de celui où il signifiait les hôtes
+aimables chez qui je dînais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes
+était pour moi un nom collectif, ce n'était pas que dans l'histoire, par
+l'addition de toutes les femmes qui l'avaient porté, mais aussi au long
+de ma courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de
+Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune
+disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les
+mots ne changent pas tant de signification pendant des siècles que pour
+nous les noms dans l'espace de quelques années. Notre mémoire et notre
+coeur ne sont pas assez grands pour pouvoir être fidèles. Nous n'avons
+pas assez de place, dans notre pensée actuelle, pour garder les morts à
+côté des vivants. Nous sommes obligés de construire sur ce qui a précédé
+et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle
+que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile
+d'expliquer tout cela, et même, un peu auparavant, j'avais implicitement
+menti en ne répondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit: «Vous ne
+connaissez pas notre patelin?» Peut-être savait-il même que je le
+connaissais, et ne fut-ce que par bonne éducation qu'il n'insista pas.
+
+Mme de Guermantes me tira de ma rêverie. «Moi, je trouve tout cela
+assommant. Écoutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez moi.
+J'espère que vous allez vite revenir dîner pour une compensation, sans
+généalogies cette fois», me dit à mi-voix la duchesse incapable de
+comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et
+d'avoir l'humilité de ne me plaire que comme un herbier, plein de
+plantes démodées.
+
+Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au
+contraire, ce qui, sur la fin--car le duc et le général ne cessèrent
+plus de parler généalogies--sauvait ma soirée d'une déception complète.
+Comment n'en eusse-je pas éprouvé une jusqu'ici? Chacun des convives du
+dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l'avais seulement
+connu et rêvé à distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou
+inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait
+donné l'impression de plate vulgarité que peut donner l'entrée dans le
+port danois d'Elseneur à tout lecteur enfiévré d'Hamlet. Sans doute ces
+régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et
+des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure,
+formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n'y subsistaient
+que comme la cause dans l'effet, c'est-à-dire peut-être possibles à
+dégager pour l'intelligence, mais nullement sensibles à l'imagination.
+
+Et ces préjugés d'autrefois rendirent tout à coup aux amis de M. et Mme
+de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les
+nobles et qui font d'eux les lettrés, les étymologistes de la langue,
+non des mots mais des noms (et encore seulement relativement à la
+moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un
+dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu'un libre
+penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en
+remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l'église de
+celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai,
+c'est-à-dire dans l'esprit, n'avaient même pas pour ces grands seigneurs
+le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-être
+mieux que moi que la duchesse de Guise était princesse de Clèves,
+d'Orléans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant même tous
+ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dès lors, ce nom leur
+reflétait. J'avais commencé par la fée, dût-elle bientôt périr; eux par
+la femme.
+
+Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la
+soeur cadette se marie avant l'aînée. Tel le monde aristocratique, des
+Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur
+nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d'un
+enfantillage que j'avais connu d'abord (c'était pour moi son seul
+charme) dans les livres. Tallemant des Réaux n'a-t-il pas l'air de
+parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une
+évidente satisfaction que M. de Guéméné criait à son frère: «Tu peux
+entrer ici, ce n'est pas le Louvre!» et disait du chevalier de Rohan
+(parce qu'il était fils naturel du duc de Clermont): «Lui, du moins, il
+est prince!» La seule chose qui me fît de la peine dans cette
+conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le
+charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce
+salon aussi bien qu'auprès des camarades de Saint-Loup. Décidément
+c'était une épidémie, qui ne durerait peut-être que deux ans, mais qui
+s'étendait à tous. On reprit les mêmes faux récits, on en ajouta
+d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-même, en ayant
+l'air de défendre son neveu, fournissait des armes pour l'attaquer.
+«Vous avez tort de le défendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait
+Saint-Loup. Tenez, laissons même l'opinion de nos parents, qui est
+unanime, parlez de lui à ses domestiques, qui sont au fond les gens qui
+nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donné son petit nègre
+à son neveu. Le nègre est revenu en pleurant: «Grand-duc battu moi, moi
+pas canaille, grand-duc méchant, c'est épatant.» Et je peux en parler
+sciemment, c'est un cousin à Oriane.» Je ne peux, du reste, pas dire
+combien de fois pendant cette soirée j'entendis les mots de cousin et
+cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu'on
+prononçait, s'écriait: «Mais c'est un cousin d'Oriane!» avec la même
+joie qu'un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches,
+disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d'un
+chiffre fort petit de kilomètres: «Belvédère Casimir-Perier» et «Croix
+du Grand-Veneur», et comprend par là qu'il est dans le bon chemin.
+D'autre part, ces mots cousin et cousine étaient employés dans une
+intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de
+Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d'ambition
+mondaine et douée d'une réelle intelligence assimilatrice, elle
+apprenait avec la même facilité l'histoire de la retraite des Dix mille
+ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait été impossible de
+la prendre en faute sur les plus récents travaux allemands, qu'ils
+traitassent d'économie politique, des vésanies, des diverses formes de
+l'onanisme, ou de la philosophie d'Épicure. C'était du reste une femme
+dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l'erreur, elle vous
+désignait comme des femmes ultra-légères d'irréprochables vertus, vous
+mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures,
+et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non à
+cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance.
+
+Elle était, à cette époque, peu reçue. Elle fréquentait quelques
+semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de
+Guermantes, mais, en général, en était restée, par force, pour les
+familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne
+fréquentaient plus. Elle espérait avoir l'air tout à fait du monde en
+citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis.
+Aussitôt M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui dînaient
+souvent chez lui, frémissait joyeusement de se retrouver en pays de
+connaissance et poussait un cri de ralliement: «Mais c'est un cousin
+d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mère
+était Mlle d'Uzès.» L'ambassadrice était obligée d'avouer que son
+exemple était tiré d'animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses
+amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: «Je
+sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-là, ce sont
+des cousins.» Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre
+ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé: «Ah!
+alors, je ne vois pas qui vous voulez dire.» L'ambassadrice ne
+répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que «les cousins» de
+ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'étaient même pas
+parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'était un flux nouveau
+de «Mais c'est une cousine d'Oriane», mots qui semblaient avoir pour M.
+de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que
+certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu'elles leur
+fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins
+l'explosion de «Mais c'est une cousine d'Oriane» me parut-elle toute
+naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en
+effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
+l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: «Elle est stupide.
+Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une réputation usurpée. Du
+reste, ajouta-t-elle d'un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé,
+elle m'est fortement antipathique.» Mais souvent le cousinage s'étendait
+beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire «ma
+tante» à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre
+commun sans remonter au moins jusqu'à Louis XV, tout aussi bien que,
+chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
+épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de
+Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Américaine
+était de pouvoir, dès une première visite à l'hôtel de Guermantes, où
+elle était d'ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien
+épluchée, dire «ma tante» à Mme de Guermantes, qui la laissait faire
+avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'était la
+«naissance» pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les
+conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir
+poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme
+eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
+marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'ils puissent y
+goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire.
+
+Parfois, plus que d'une race, c'était d'un fait particulier, d'une date,
+que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
+la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand'mère Lucinge, je
+crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
+dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le coeur de Mme de
+Praslin et du duc de Berri; d'autres étaient plus voluptueuses, les fins
+et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
+
+Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient été leurs ancêtres, M. de
+Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa
+conversation un bel air d'ancienne demeure dépourvue de chefs-d'oeuvre
+véritables, mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et
+majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
+demandé pourquoi le prince X... avait dit, en parlant du duc d'Aumale,
+«mon oncle», M. de Guermantes répondit: «Parce que le frère de sa mère,
+le duc de Wurtemberg, avait épousé une fille de Louis-Philippe.» Alors
+je contemplai toute une châsse, pareille à celles que peignaient
+Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment où la princesse,
+aux fêtes des noces de son frère le duc d'Orléans, apparaissait habillée
+d'une simple robe de jardin pour témoigner de sa mauvaise humeur d'avoir
+vu repousser ses ambassadeurs qui étaient allés demander pour elle la
+main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier où elle vient d'accoucher
+d'un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel
+je venais de dîner), dans ce château de Fantaisie, un de ces lieux aussi
+aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delà d'une
+génération, voient se rattacher à eux plus d'une personnalité
+historique. Dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de
+la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
+soeur du duc d'Orléans) à qui on disait que le nom du château de son
+époux plaisait, du roi de Bavière, et enfin du prince X..., dont il
+était précisément l'adresse à laquelle il venait de demander au duc de
+Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que
+pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre
+«fantaisiste» délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment
+il était parent de Mme d'Arpajon, était obligé, si loin et si
+simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de
+cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c'était encore la même chose
+dans tous ces cas: un grand événement historique n'apparaissait au
+passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d'une propriété,
+dans les prénoms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
+petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie considérés non plus comme
+roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que
+grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d'autres
+raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac où les personnages
+les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la _Comédie
+humaine_, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac et la
+tenir seulement parce qu'il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne.)
+Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares
+fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque
+d'envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que
+l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.
+
+Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en
+s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
+entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces oeuvres
+d'art achevées où il n'y a pas une seule touche qui soit isolée, où
+chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d'être comme elle
+leur impose la sienne.
+
+Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur le tapis, l'ambassadrice de
+Turquie raconta que le grand-père de la jeune femme (celui qui avait
+cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de
+Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur
+l'enveloppe: «M. de ***, meunier», à quoi le grand-père avait répondu:
+«Je suis d'autant plus désolé que vous n'ayez pas pu venir, mon cher
+ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimité, car nous étions dans
+l'intimité, nous étions en petit comité et il n'y aurait eu au repas que
+le meunier, son fils et vous.» Cette histoire était non seulement
+odieuse pour moi, qui savais l'impossibilité morale que mon cher M. de
+Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait
+devoir hériter) en le qualifiant de «meunier»; mais encore la stupidité
+éclatait dès les premiers mots, l'appellation de meunier étant trop
+évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais
+il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la
+malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'était envoyé et que le
+grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c'était
+un homme remarquable, avait montré plus d'esprit que son petit-gendre.
+Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter
+celle que j'avais entendue au café: «Tout le monde se couchait», mais
+dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de
+Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse
+l'arrêta et protesta: «Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas
+à ce point.» J'étais intimement persuadé que toutes les histoires
+relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que,
+chaque fois que je me trouverais en présence d'un des acteurs ou des
+témoins, j'entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui
+de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l'amour-propre.
+En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en
+riant: «Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitée à
+goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg;
+c'est ainsi qu'il a le bon goût d'appeler sa femme en écrivant à sa
+tante. Je lui ai répondu mes regrets et j'ai ajouté: «Quant à «la
+grande-duchesse de Luxembourg», entre guillemets, dis-lui que si elle
+vient me voir je suis chez moi après 5 heures tous les jeudis.» J'ai
+même eu une seconde avanie. Étant à Luxembourg je lui ai téléphoné de
+venir me parler à l'appareil. Son Altesse allait déjeuner, venait de
+déjeuner, deux heures se passèrent sans résultat et j'ai usé alors d'un
+autre moyen: «Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler?»
+Piqué au vif, il accourut à la minute même.» Tout le monde rit du récit
+de la duchesse et d'autres analogues, c'est-à-dire, j'en suis convaincu,
+de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin,
+tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai
+jamais rencontré. La suite montrera que c'était moi qui avais raison. Je
+dois reconnaître qu'au milieu de toutes ses «rosseries», Mme de
+Guermantes eut pourtant une phrase gentille. «Il n'a pas toujours été
+comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'être, comme dans les
+livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'était pas bête, et même,
+dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait d'une façon
+assez sympathique comme d'un bonheur inespéré: «C'est un vrai conte de
+fées, il faudra que je fasse mon entrée au Luxembourg dans un carrosse
+de féerie», disait-il à son oncle d'Ornessan qui lui répondit, car, vous
+savez, c'est pas grand le Luxembourg: «Un carrosse de féerie, je crains
+que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutôt la voiture aux
+chèvres.» Non seulement cela ne fâcha pas Nassau, mais il fut le premier
+à nous raconter le mot et à en rire.»
+
+«Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mère est Montjeu. Il
+va bien mal, le pauvre Ornessan.» Ce nom eut la vertu d'interrompre les
+fades méchancetés qui se seraient déroulées à l'infini. En effet M. de
+Guermantes expliqua que l'arrière-grand'mère de M. d'Ornessan était la
+soeur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoléon de Lorraine, et par
+conséquent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux
+généalogies, cependant que l'imbécile ambassadrice de Turquie me
+soufflait à l'oreille: «Vous avez l'air d'être très bien dans les
+papiers du duc de Guermantes, prenez garde», et comme je demandais
+l'explication: «Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c'est un
+homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son
+fils.» Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et
+exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais
+l'erreur, la contre-vérité naïvement crue étaient pour l'ambassadrice
+comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. «Son frère
+Mémé, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas),
+foncièrement antipathique, a un vrai chagrin des moeurs du duc. De même
+leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voilà une sainte femme, le vrai
+type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu
+même, mais la réserve. Elle dit encore: «Monsieur» à l'ambassadeur
+Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenthèses, a laissé
+un excellent souvenir en Turquie.»
+
+Je ne répondis même pas à l'ambassadrice afin d'entendre les
+généalogies. Elles n'étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au
+cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que m'apprit
+M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car,
+unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc
+de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle
+donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d'une grâce
+exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis
+XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre
+illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je
+trouvais terne et pouvais croire récent de Norpois, y ciselait
+profondément la beauté d'une médaille. Et dans ces cas-là d'ailleurs, ce
+n'était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du
+rapprochement: l'autre, devenu banal à force d'éclat, me frappait
+davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les
+portraits d'un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un
+portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués
+tous ces noms, venant se placer à côté d'autres dont je les aurais crus
+si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance; ces chassés-croisés
+qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins
+aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une
+terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par
+exemple, dans la belle construction féodale qu'est le titre de duc de
+Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement,
+blottis comme dans la demeure hospitalière d'un Bernard-l'ermite, un
+Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs
+restaient en compétition pour une même coquille; pour la principauté
+d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour le
+duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique;
+tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de
+duc de Reggio. Quelquefois c'était le contraire, la coquille était
+depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis
+longtemps, que je ne m'étais jamais avisé que tel nom de château eût pu
+être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Aussi,
+comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Beauserfeuil:
+«Non, ma cousine était une royaliste enragée, c'était la fille du
+marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des
+Chouans», à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était
+pour moi un nom de château, devenir ce que je n'avais jamais songé qu'il
+eût pu être, un nom de famille, j'eus le même étonnement que dans une
+féerie où des tourelles et un perron s'animent et deviennent des
+personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l'histoire, même
+simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans
+la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi
+considérable, qui y furent plus recherchés par leur élégance ou par leur
+esprit, et eux-mêmes d'une aussi haute naissance que le duc de
+Guermantes ou le duc de La Trémoille. Ils sont aujourd'hui tombés dans
+l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom,
+qu'on n'entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu; tout au plus
+un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom
+d'hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un
+jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arrêtera dans
+le petit village de Charlus pour visiter son église, s'il n'est pas
+assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres
+tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait
+de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu'il fallait
+partir et que, tandis que j'écoutais M. de Guermantes parler
+généalogies, l'heure approchait où j'avais rendez-vous avec son frère.
+Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même
+paraîtra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés
+par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais
+auront la patience d'écouter les discours du successeur de Théodore ou
+de lire le guide du curé. Mais tant qu'un grand nom n'est pas éteint, il
+maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent; et c'est sans doute,
+pour une part, l'intérêt qu'offrait à mes yeux l'illustration de ces
+familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant
+degré par degré jusque bien au delà du XIVe siècle, retrouver des
+Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus,
+du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une
+nuit impénétrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et
+où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d'un
+nom, l'origine et la persistance de certaines caractéristiques
+nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes.
+Presque pathologiquement pareils à ceux d'aujourd'hui, ils excitent de
+siècle en siècle l'intérêt alarmé de leurs correspondants, qu'ils soient
+antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou
+postérieurs au prince de Ligne.
+
+D'ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du
+plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les
+invités de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince
+d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence
+ou d'intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien
+qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au
+seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchanté des
+noms. Le prince d'Agrigente lui-même, dès que j'eus entendu que sa mère
+était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d'un
+compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient
+de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux
+n'étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante.
+Chaque nom déplacé par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui
+avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu'il
+occupait dans mon cerveau, où l'habitude l'avait terni, et, allant
+rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux
+des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom
+même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d'autant
+plus ardemment rallumés, auxquels j'apprenais seulement qu'il était
+attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à
+l'extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir
+s'épanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme
+le père d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces,
+différentes en cela de celles des convives, n'étaient empâtées pour moi
+d'aucun résidu d'expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles
+restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à
+ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d'une couleur différente,
+se détachaient de l'arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient
+d'aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides,
+alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jessé
+les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l'un et l'autre côté de l'arbre
+de verre.
+
+A plusieurs reprises déjà j'avais voulu me retirer et, plus que pour
+toute autre raison, à cause de l'insignifiance que ma présence imposait
+à cette réunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps
+imaginées si belles, et qui sans doute l'eût été si elle n'avait pas eu
+de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une
+fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité
+secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration
+desquels ils s'étaient réunis, car ce n'était pas évidemment pour
+parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la même façon
+que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans
+doute parce que j'étais là, et j'avais des remords, en voyant toutes ces
+jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans
+le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg
+Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer,
+M. et Mme de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice jusqu'à le
+reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames
+qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de
+pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'à une fête qui ne
+différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que
+dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent à Balbec dans une ville
+qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir--plusieurs de ces
+dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l'être,
+mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée
+qu'elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n'étais
+pas là, il ne se passait pas autre chose.
+
+Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces
+personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des
+bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que
+celui-ci? pareils si j'avais été absent? J'en eus un instant le soupçon,
+mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de
+l'écarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il resté du nom
+de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray?
+
+Au reste ces filles fleurs étaient, à un degré étrange, faciles à être
+contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car
+plus d'une, à laquelle je n'avais tenu pendant toute la soirée que deux
+ou trois propos dont la stupidité m'avait fait rougir, tint, avant de
+quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux
+caressants, tout en redressant la guirlande d'orchidées qui contournait
+sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me
+parler--allusion voilée à une invitation à dîner--de son désir
+«d'arranger quelque chose», après qu'elle aurait «pris jour» avec Mme de
+Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de
+Parme. La présence de celle-ci--on ne doit pas s'en aller avant une
+Altesse--était une des deux raisons, non devinées par moi, pour
+lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance à ce que je restasse.
+Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. Toutes les
+dames ayant fait une génuflexion devant la princesse, qui les releva,
+reçurent d'elle dans un baiser, et comme une bénédiction qu'elles
+eussent demandée à genou, la permission de demander son manteau et ses
+gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une récitation criée
+de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait
+défendu à Mme de Guermantes de descendre l'accompagner jusqu'au
+vestibule de peur qu'elle ne prît froid, et le duc avait ajouté:
+«Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a
+dit le docteur.»
+
+«Je crois que la princesse de Parme a été _très contente_ de dîner avec
+vous.» Je connaissais la formule. Le duc avait traversé tout le salon
+pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et pénétré, comme
+s'il me remettait un diplôme ou m'offrait des petits fours. Et je sentis
+au plaisir qu'il paraissait éprouver à ce moment-là, et qui donnait une
+expression momentanément si douce à son visage, que le genre de soins
+que cela représentait pour lui était de ceux dont il s'acquitterait
+jusqu'à la fin extrême de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et
+aisées que, même gâteux, on conserve encore.
+
+Au moment où j'allais partir, la dame d'honneur de la princesse rentra
+dans le salon, ayant oublié d'emporter de merveilleux oeillets, venus de
+Guermantes, que la duchesse avait donnés à Mme de Parme. La dame
+d'honneur était assez rouge, on sentait qu'elle avait été bousculée, car
+la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son
+impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci
+courait-elle vite en emportant les oeillets, mais, pour garder son air à
+l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: «La princesse trouve
+que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir
+les oeillets tout de même. Dame! je ne suis pas un petit oiseau, je ne
+peux pas être à plusieurs endroits à la fois.»
+
+Hélas! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n'était pas la
+seule. Je ne pus pas partir immédiatement, car il y en avait une autre:
+c'était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les
+Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs
+amis, n'était pas qu'un luxe matériel et comme je l'avais expérimenté
+souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles
+charmantes, d'actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée
+par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans
+l'oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s'épanchait parfois,
+cherchait un dérivatif en une sorte d'effusion fugitive, d'autant plus
+anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire
+croire à de l'affection. Elle l'éprouvait d'ailleurs au moment où elle
+la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l'ami
+ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement
+sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes;
+il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon et de
+les donner à quelqu'un avec qui elle eût souhaité de faire durer la
+soirée, tout en sentant avec mélancolie qu'un tel prolongement n'aurait
+pu mener à autre chose qu'à de vaines causeries où rien n'aurait passé
+du plaisir nerveux de l'émotion passagère, semblables aux premières
+chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude et
+de tristesse. Quant à l'ami, il ne fallait pas qu'il fût trop dupe des
+promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il eût jamais entendue, proférées
+par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la
+douceur d'un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse
+ignorées des créatures normales, un chef-d'oeuvre attendrissant de grâce
+et de bonté, et n'ont plus rien à donner d'elles-mêmes après qu'un autre
+moment est venu. Leur affection ne survit pas à l'exaltation qui la
+dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amenées alors à deviner
+toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur
+permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos
+ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles
+seront en train de goûter un de ces «moments musicaux» qui sont si
+brefs.
+
+Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied mes snow-boots, que
+j'avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé
+quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que
+c'était peu élégant, j'éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une
+honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme
+n'était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La
+princesse revint vers moi. «Oh! quelle bonne idée, s'écria-t-elle,
+comme c'est pratique! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que
+nous achetions cela», dit-elle à sa dame d'honneur, tandis que l'ironie
+des valets se changeait en respect et que les invités s'empressaient
+autour de moi pour s'enquérir où j'avais pu trouver ces merveilles.
+«Grâce à cela, vous n'aurez rien à craindre, même s'il reneige et si
+vous allez loin; il n'y a plus de saison», me dit la princesse.
+
+--Oh! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer,
+interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.
+
+--Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse de
+Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d'honneur.
+
+--Je peux l'affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger,
+c'est matériellement impossible.
+
+--Mais pourquoi?
+
+--Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela: on a jeté
+du sel! La naïve dame ne s'aperçut pas de la colère de la princesse et
+de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit
+avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de
+l'amiral Jurien de la Gravière: «D'ailleurs qu'importe? Monsieur doit
+avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir.»
+
+Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en
+prenant mon pardessus: «Je vais vous aider à entrer votre pelure.» Il ne
+souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le
+plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l'affectation de
+simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.
+
+Une exaltation n'aboutissant qu'à la mélancolie, parce qu'elle était
+artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de
+Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans
+la voiture qui allait me conduire à l'hôtel de M. de Charlus. Nous
+pouvons à notre choix nous livrer à l'une ou l'autre de deux forces,
+l'une s'élève de nous-même, émane de nos impressions profondes; l'autre
+nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une
+joie, celle que dégage la vie des créateurs. L'autre courant, celui qui
+essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitées des
+personnes extérieures, n'est pas accompagné de plaisir; mais nous
+pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice
+qu'elle tourne vite à l'ennui, à la tristesse, d'où le visage morne de
+tant de mondains, et chez eux tant d'états nerveux qui peuvent aller
+jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus,
+j'étais en proie à cette seconde sorte d'exaltation, bien différente de
+celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle
+que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois à Combray, dans la
+carriole du Dr Percepied, d'où j'avais vu se peindre sur le couchant les
+clochers de Martinville; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de
+Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m'offrait une
+allée d'arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j'avais devant
+les yeux de l'esprit, c'étaient ces conversations qui m'avaient paru si
+ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du
+prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le général Botha et l'armée
+anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à
+travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-même, dès que, doués
+d'une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des
+autres, nous donnons du relief à ce qu'ils ont dit, à ce qu'ils ont
+fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon
+de café qui l'a servi, je m'émerveillais de mon bonheur, non ressenti
+par moi, il est vrai, au moment même, d'avoir dîné avec quelqu'un qui
+connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes,
+ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du
+prince, l'histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce
+rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l'admiration
+intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique.
+Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de
+Guermantes qui m'avaient paru bêtes (par exemple, sur Frans Hals qu'il
+aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur
+extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle
+n'était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour
+être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus,
+parce qu'elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons,
+à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l'utilité et de
+l'agrément, choses dont nous l'aurions crue à jamais dénuée, il n'y a
+pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain
+qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de
+Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un
+tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut
+précieuse dans la suite.
+
+De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut
+l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un
+homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce
+littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces
+premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter,
+comme la nature, de donner à penser. Des «pensées», il en exprimait
+alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc
+prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités
+de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château,
+suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il
+avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: «Votre nom, mon cher,
+mais pas de pensée!» Or, c'étaient ces «pensées» de Victor Hugo (presque
+aussi absentes de _la Légende des Siècles_ que les «airs», les
+«mélodies» dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes
+aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient
+touchantes, et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore la
+profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des
+mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait
+inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par
+exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut
+d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de
+la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite
+l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
+derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une
+part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais
+justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance
+attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours
+de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle
+force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être
+enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de
+quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où
+étaient reliés les _Orientales_ et les _Chants du Crépuscule_. Je maudis
+le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon
+exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un
+instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre,
+et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant
+dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités
+Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la
+duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une
+bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une
+intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous
+offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
+belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
+dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une
+magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la
+préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
+tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
+nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
+
+A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment répondre à
+ce qu'attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper
+d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutôt que
+par ce qu'il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à
+peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
+gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne
+de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient
+habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent
+ignore profondément. A supposer que l'aristocrate le plus modéré par ses
+aspirations ait fini par rattraper l'époque où il vit, sa mère, ses
+oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son
+enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd'hui.
+Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes
+n'eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les
+manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un
+enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu'il y a une cérémonie
+particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont
+Bloch eût cru sans doute que l'usage était réservé aux enterrements, à
+cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus
+d'obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore
+enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que
+Saint-Loup avait vendu son précieux «Arbre généalogique», d'anciens
+portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
+Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par
+un sentiment où l'amour ardent de l'art jouait peut-être un moindre rôle
+et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs
+merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
+séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de
+leur conversation, qui eût été pour lui--car l'affamé n'a pas besoin
+d'un autre affamé--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui
+chaque jour s'oublient davantage: des cravates à la Saint-Joseph, des
+enfants voués au bleu, etc., et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui
+se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que
+ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres écrivains, un
+écrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que
+les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter
+telles quelles dans son oeuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui
+dont il se console en se disant: «C'est joli parce que c'est vrai, cela
+se dit ainsi.» Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez
+Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. A
+cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son
+hilarité devant les mots «vatique», «cosmique», «pythique»,
+«suréminent», qu'employait Saint-Loup,--de même que devant ses meubles
+de chez Bing.
+
+Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j'avais pu ressentir
+devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que
+j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'étaient étrangères. Entrées
+un instant en moi, qui n'en étais que physiquement possédé, on aurait
+dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient
+impatientes d'en sortir... Je m'agitais dans la voiture, comme une
+pythonisse. J'attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi même
+une sorte de prince X..., de Mme de Guermantes, et les raconter. En
+attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et
+j'essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté
+par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de
+ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où
+d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
+que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues
+avec moi-même, où je me répétais tout ce que j'allais lui narrer et ne
+pensais plus guère à ce qu'il pouvait avoir à me dire, que je passai
+tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit
+entrer, et que j'étais d'ailleurs trop agité pour regarder. J'avais un
+tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui
+faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison
+dormait peut-être et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
+ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
+vingt-cinq minutes que j'étais, qu'on m'avait peut-être oublié, dans ce
+salon, dont, malgré cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire
+qu'il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de
+parler n'empêche pas seulement d'écouter, mais de voir, et dans ce cas
+l'absence de toute description du milieu extérieur est déjà une
+description d'un état interne. J'allais sortir du salon pour tâcher
+d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
+chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même
+où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
+mosaïqué, un valet de chambre entra, l'air préoccupé: «Monsieur le baron
+a eu des rendez-vous jusqu'à maintenant, me dit-il. Il y a encore
+plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
+pour qu'il reçoive monsieur, j'ai déjà fait téléphoner deux fois au
+secrétaire.»
+
+--Non, ne vous dérangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron,
+mais il est déjà bien tard, et, du moment qu'il est occupé ce soir, je
+reviendrai un autre jour.
+
+--Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'écria le valet de chambre.
+M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me
+rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
+Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à
+fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait à plaire aussi
+bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
+moindres choses qu'il demandait une espèce de faveur, que, le soir,
+quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après
+les avoir parcourus du regard, il disait: «Coignet, le bougeoir!» ou:
+«Ducret, la chemise!», c'est en ronchonnant d'envie que les autres se
+retiraient, envieux de celui qui venait d'être distingué par le maître.
+Deux, même, lesquels s'exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur
+à l'autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une
+commission au baron, s'il était monté plus tôt, dans l'espoir d'être
+investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il
+adressait directement la parole à l'un d'eux pour quelque chose qui ne
+fût pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses
+cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes: «Couvrez-vous»,
+les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause
+de la grâce qui lui avait été faite. J'attendis encore dix minutes et,
+après m'avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le
+baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus
+importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
+m'introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus
+me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité
+de son frère Guermantes, mais déjà la porte s'était ouverte, je venais
+d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu
+sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d'un chapeau
+haut de forme «huit reflets» sur une chaise avec une pelisse, comme si
+le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
+que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il
+fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
+bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda
+pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
+on ferait à un médecin mal élevé, s'il était nécessaire que je restasse
+debout. Je le fis sans méchante intention, mais l'air de colère froide
+qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste,
+que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, il avait l'habitude
+après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s'étaler dans un fauteuil
+au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. Il demandait à
+l'un du feu, offrait à l'autre un cigare, puis au bout de quelques
+instants disait: «Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une
+chaise, mon cher, etc.», ayant tenu à prolonger leur station debout,
+seulement pour leur montrer que c'était de lui que leur venait la
+permission de s'asseoir. «Mettez-vous dans le siège Louis XIV», me
+répondit-il d'un air impérieux et plutôt pour me forcer à m'éloigner de
+lui que pour m'inviter à m'asseoir. Je pris un fauteuil qui n'était pas
+loin. «Ah! voilà ce que vous appelez un siège Louis XIV! je vois que
+vous êtes instruit», s'écria-t-il avec dérision. J'étais tellement
+stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je l'aurais
+dû, ni pour changer de siège comme il le voulait. «Monsieur, me dit-il,
+en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus
+impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai
+condescendu à vous accorder, à la prière d'une personne qui désire que
+je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne
+vous cacherai pas que j'avais espéré mieux; je forcerais peut-être un
+peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, même avec qui ignore
+leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que
+j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que
+«bienveillance», dans son sens le plus efficacement protecteur,
+n'excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de
+manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec
+même que vous pouviez compter sur moi.» Moi qui me rappelais sur quelle
+incartade M. de Charlus s'était séparé de moi à Balbec, j'esquissai un
+geste de dénégation. «Comment! s'écria-t-il avec colère, et en effet son
+visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la
+mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante
+surface habituelle, mille serpents d'écume et de bave, vous prétendez
+que vous n'avez pas reçu mon message--presque une déclaration--d'avoir à
+vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme décoration autour du livre que
+je vous fis parvenir?»
+
+--De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.
+
+--Ah! répondit-il d'un air méprisant, les jeunes Français connaissent
+peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois
+qui ne connaîtrait pas la _Walkyrie_? Il faut d'ailleurs que vous ayez
+des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-là vous m'avez dit
+que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y
+connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les
+styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur
+quoi vous vous asseyez. Vous offrez à votre derrière une chauffeuse
+Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les
+genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que
+vous y ferez. Pareillement, vous n'avez même pas reconnu dans la reliure
+du livre de Bergotte le linteau de _myosotis_ de l'église de Balbec. Y
+avait-il une manière plus limpide de vous dire: «Ne m'oubliez pas!»
+
+Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique, et qui répugnait,
+l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on eût dit Apollon
+vieilli; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa
+bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne,
+par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui
+resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques
+belles paroles qu'il colorât ses haines, on sentait que, même s'il y
+avait tantôt de l'orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune,
+du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable
+d'assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu'il
+avait eu raison de le faire et n'en était pas moins supérieur de cent
+coudées à son frère, sa belle-soeur, etc., etc.
+
+--Comme dans les _Lances_ de Vélasquez, continua-t-il, le vainqueur
+s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout être
+noble, puisque j'étais tout et que vous n'étiez rien, c'est moi qui ai
+fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce
+n'est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé
+décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j'ai eue envers
+vous me sera comptée, je l'espère, et de n'avoir fait que sourire de ce
+qui pourrait être taxé d'impertinence, s'il était à votre portée d'en
+avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées; mais enfin, monsieur,
+de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis à l'épreuve que
+le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l'épreuve de la
+trop grande amabilité et qu'il déclare à bon droit la plus terrible de
+toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l'ivraie. Je vous
+reprocherais à peine de l'avoir subie sans succès, car ceux qui en
+triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que je
+prétends tirer des dernières paroles que nous échangerons sur terre,
+j'entends être à l'abri de vos inventions calomniatrices.» Je n'avais
+pas songé jusqu'ici que la colère de M. de Charlus pût être causée par
+un propos désobligeant qu'on lui eût répété; j'interrogeai ma mémoire;
+je n'avais parlé de lui à personne. Quelque méchant l'avait fabriqué de
+toutes pièces. Je protestai à M. de Charlus que je n'avais absolument
+rien dit de lui. «Je ne pense pas que j'aie pu vous fâcher en disant à
+Mme de Guermantes que j'étais lié avec vous.» Il sourit avec dédain, fit
+monter sa voix jusqu'aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec
+douceur la note la plus aiguë et la plus insolente: «Oh! monsieur,
+dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle,
+et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
+descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous
+accusant d'avoir dit que nous étions «liés». Je n'attends pas une très
+grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
+meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
+pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
+et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu'à un charmant sourire, je
+ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions _liés_! Quant à
+vous être vanté de m'avoir été _présenté_, d'avoir _causé avec moi_, de
+me _connaître_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de
+pouvoir être un jour mon _protégé_, je trouve au contraire fort naturel
+et intelligent que vous l'ayez fait. L'extrême différence d'âge qu'il y
+a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette
+_présentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_
+étaient pour vous, ce n'est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à
+tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point
+de l'avoir divulgué, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai
+même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère
+hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais
+qu'il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans
+réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m'a paru
+tellement inouï de votre part à vous, qui m'aviez semblé bien élevé et
+d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un
+petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naïveté de croire à
+toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
+erreurs d'adresses. Je reconnais que c'était de ma part une grande
+naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu'un boeuf pût voler
+plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne
+vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
+vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
+fût-ce que par considération pour mon âge, m'écrire. J'avais conçu pour
+vous des choses infiniment séduisantes que je m'étais bien gardé de vous
+dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais,
+comme je vous le dis, on peut toujours _écrire_. Moi à votre place, et
+même dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux à cause de cela la
+mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que
+toutes les places sont égales, et j'ai plus de sympathie pour un
+intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
+préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout
+entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l'ai jamais
+fait. (Sa tête était tournée dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses
+yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire.) Je
+vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
+effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c'est à
+moi de m'éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas
+votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de
+croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement
+l'intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je
+me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
+vous me connaissiez quand c'était vrai--car maintenant cela va cesser de
+l'être--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
+hommage, c'est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en
+d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
+
+--Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
+
+--Et qui vous dit que j'en suis offensé? s'écria-t-il avec fureur en se
+redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là
+immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents
+écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme
+une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il
+parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
+était centuplée, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'être joué au
+piano, il l'est à l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_.
+M. de Charlus hurlait.) Pensez-vous qu'il soit à votre portée de
+m'offenser? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez? Croyez-vous que la
+salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les
+uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes
+orteils? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je
+n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage
+folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son
+immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l'effet, pour une
+partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
+sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de
+ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, à défaut du sentiment
+inconnu, mêler à l'orgueil, si je m'étais souvenu des paroles de Mme de
+Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l'idée de folie ne me
+vint même pas à l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de
+l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où
+M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
+avec une majesté qu'accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à
+l'égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint
+plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
+reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé
+que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines
+allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut
+de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je
+m'acharnai à le disloquer entièrement, j'arrachai la coiffe, déchirai en
+deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui
+continuaient et, traversant la pièce pour m'en aller, j'ouvris la porte.
+Des deux côtés d'elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets
+de pied qui s'éloignèrent lentement pour avoir l'air de s'être trouvés
+là seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms,
+l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un
+instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me
+proposer. Elle était invraisemblable; trois autres me le semblèrent
+moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre
+lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi?), il jugeait
+nécessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attirés par
+la curiosité, ils s'étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je
+sortirais si vite; la troisième, que toute la scène que m'avait faite M.
+de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé
+d'écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un «nunc erudimini»
+dont chacun ferait son profit.
+
+Ma colère n'avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre
+parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
+enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de «ses augustes
+orteils», il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il
+courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la
+porte. «Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute;
+qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c'est que je
+vous aime bien.» Ma colère était passée, je laissai passer le mot
+châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans
+aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu'on
+remplaça par un autre.
+
+--Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnié, dis-je
+à M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
+
+--Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
+vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
+m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
+croyez-vous que je vais manquer à celui que j'ai promis?
+
+--Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
+cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à
+qui j'avais pu parler de M. de Charlus.
+
+--Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret à mon indicateur, me
+dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au goût des propos abjects vous
+joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
+l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire
+quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
+
+--Monsieur, répondis-je en m'éloignant, vous m'insultez, je suis désarmé
+puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n'est pas égale;
+d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je
+n'avais rien dit.
+
+--Alors je mens! s'écria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel
+bond qu'il se trouva debout à deux pas de moi.
+
+--On vous a trompé.
+
+Alors d'une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces
+symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où
+un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du
+premier morceau. «C'est très possible, me dit-il. En principe, un propos
+répété est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profité des
+occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
+fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la
+confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous
+représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a
+fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l'impression qu'il m'a
+produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je
+vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus.» Tout en disant ces
+mots, il m'avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet
+de pied entra. «Apportez à boire, et dites d'atteler le coupé.» Je dis
+que je n'avais pas soif, qu'il était bien tard et que d'ailleurs j'avais
+une voiture. «On l'a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous
+en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramène... Si vous
+craignez qu'il ne soit trop tard... j'aurais pu vous donner une chambre
+ici...» Je dis que ma mère serait inquiète. «Ah! oui, vrai ou faux, le
+propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri
+trop tôt; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec,
+elle n'a pu résister à une première gelée.» Si la sympathie de M. de
+Charlus n'avait pas été détruite, il n'aurait pourtant pas pu agir
+autrement, puisque, tout en me disant que nous étions brouillés, il me
+faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire
+reconduire. Il avait même l'air de redouter l'instant de me quitter et
+de se retrouver seul, cette espèce de crainte un peu anxieuse que sa
+belle-soeur et cousine Guermantes m'avait paru éprouver, il y avait une
+heure, quand elle avait voulu me forcer à rester encore un peu, avec une
+espèce de même goût passager pour moi, de même effort pour faire
+prolonger une minute. «Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le don de
+faire refleurir ce qui a été une fois détruit. Ma sympathie pour vous
+est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas
+indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un
+peu comme le Booz de Victor Hugo: «Je suis veuf, je suis seul, et sur
+moi le soir tombe.»
+
+Je traversai avec lui le grand salon verdâtre. Je lui dis, tout à fait
+au hasard, combien je le trouvais beau. «N'est-ce pas? me répondit-il.
+Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui
+est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont été faites pour les
+sièges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles répètent
+le même motif décoratif qu'eux. Il n'existait plus que deux demeures où
+cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais
+naturellement, dès que j'ai voulu venir habiter dans cette rue, il s'est
+trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n'avait jamais vu puisqu'il
+n'est venu ici que pour _moi_. En somme, c'est bien. Ça pourrait
+peut-être être mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce pas, il y a
+de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi
+d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le savez
+aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah!
+C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit
+d'impertinence à l'endroit de mon incuriosité, soit de supériorité
+personnelle et de n'avoir pas demandé où on m'avait fait attendre.
+Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par Mme
+Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous
+intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous
+atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce
+genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller
+entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous
+entendez: Beethoven se joint à lui.» Et en effet on distinguait les
+premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale,«la
+joie après l'orage», exécutés non loin de nous, au premier étage sans
+doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on
+jouait cela et qui étaient les musiciens. «Eh bien! on ne sait pas. On
+ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce
+pas, me dit-il d'un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait
+un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme
+un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect
+à Beethoven et à moi. Vous portez contre vous-même jugement et
+condamnation», ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand le
+moment fut venu que je m'en allasse. «Vous m'excuserez de ne pas vous
+reconduire comme les bonnes façons m'obligeraient à le faire, me dit-il.
+Désireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq minutes
+de plus avec vous. Mais je suis fatigué et j'ai fort à faire.»
+Cependant, remarquant que le temps était beau: «Eh bien! si, je vais
+monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai regarder
+au Bois après vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas vous
+raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils,
+me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire
+magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu'à mes
+oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agréable de
+regarder ce «clair de lune bleu» au Bois avec quelqu'un comme vous», me
+dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air
+triste: «Car vous êtes gentil tout de même, vous pourriez l'être plus
+que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l'épaule.
+Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant.»
+J'aurais dû penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais qu'à me
+rappeler la rage avec laquelle il m'avait parlé, il y avait à peine une
+demi-heure. Malgré cela j'avais l'impression qu'il était, en ce moment,
+sincère, que son bon coeur l'emportait sur ce que je considérais comme un
+état presque délirant de susceptibilité et d'orgueil. La voiture était
+devant nous et il prolongeait encore la conversation. «Allons, dit-il
+brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons être chez vous. Et je
+vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais à nos relations.
+C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le
+fassions comme en musique, sur un accord parfait.» Malgré ces
+affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais
+juré que M. de Charlus, ennuyé de s'être oublié tout à l'heure et
+craignant de m'avoir fait de la peine, n'eût pas été fâché de me revoir
+encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment: «Allons
+bon! dit-il, voilà que j'ai oublié le principal. En souvenir de madame
+votre grand-mère, j'avais fait relier pour vous une édition curieuse de
+Mme de Sévigné. Voilà qui va empêcher cette entrevue d'être la dernière.
+Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour des
+affaires compliquées. Regardez combien de temps a duré le Congrès de
+Vienne.»
+
+--Mais je pourrais la faire chercher sans vous déranger, dis-je
+obligeamment.
+
+--Voulez-vous vous taire, petit sot, répondit-il avec colère, et ne pas
+avoir l'air grotesque de considérer comme peu de chose l'honneur d'être
+probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-être un valet
+de chambre qui vous remettra les volumes) reçu par moi. Il se ressaisit:
+«Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le
+silence éternel de l'accord de dominante!» C'est pour ses propres nerfs
+qu'il semblait redouter son retour immédiatement après d'âcres paroles
+de brouille. «Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois», me dit-il d'un
+ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, à ce qu'il me sembla, non
+pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait
+que son amour-propre n'essuyât un refus. «Eh bien voilà, me dit-il en
+traînant encore, c'est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois
+rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l'amour-propre) et où il
+convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est
+Whistler.» Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse
+d'Iéna était une personne intelligente. M. de Charlus m'arrêta, et
+prenant le ton le plus méprisant que je lui connusse: «Ah! monsieur,
+vous faites allusion ici à un ordre de nomenclature où je n'ai rien à
+voir. Il y a peut-être une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue
+que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est
+étrange, a cependant résonné, il y a quelques jours, à mes oreilles. On
+me demandait si je condescendrais à ce que me fût présenté le jeune duc
+de Guastalla. La demande m'étonna, car le duc de Guastalla n'a nul
+besoin de se faire présenter à moi, pour la raison qu'il est mon cousin
+et me connaît de tout temps; c'est le fils de la princesse de Parme, et
+en jeune parent bien élevé, il ne manque jamais de venir me rendre ses
+devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas
+de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous intéresse. Comme
+il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai supposé qu'il s'agissait
+d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iéna et qui avait pris
+pittoresquement le titre de princesse d'Iéna, comme on dit la Panthère
+des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une
+personne riche dont j'avais admiré à une exposition des meubles fort
+beaux et qui ont sur le nom du propriétaire la supériorité de ne pas
+être faux. Quant au prétendu duc de Guastalla, ce devait être l'agent de
+change de mon secrétaire, l'argent procure tant de choses. Mais non;
+c'est l'Empereur, paraît-il, qui s'est amusé à donner à ces gens un
+titre précisément indisponible. C'est peut-être une preuve de puissance,
+ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort
+mauvais tour qu'il a joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Mais enfin
+je ne puis vous donner d'éclaircissements sur tout cela, ma compétence
+s'arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et
+Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur,
+de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront.
+Naturellement tout cela n'a rien à voir avec le prestige de la princesse
+de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est
+inaccessible.»
+
+--C'est vraiment très beau, monsieur, à l'hôtel de la princesse de
+Guermantes.
+
+--Oh! ce n'est pas très beau. C'est ce qu'il y a de plus beau; après la
+princesse toutefois.
+
+--La princesse de Guermantes est supérieure à la duchesse de Guermantes?
+
+--Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est à remarquer que, dès que les gens
+du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou détrônent, au gré
+de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation
+paraissait la plus solide et la mieux fixée.)
+
+La duchesse de Guermantes (peut-être en ne l'appelant pas Oriane
+voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse,
+très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est
+incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les
+personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'était la princesse de
+Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu'elle
+connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa
+mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de
+l'incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther!
+
+--On ne peut pas les visiter?
+
+--Mais non, il faudrait être invité, mais on n'invite jamais _personne_
+à moins que j'intervienne. Mais aussitôt, retirant, après l'avoir jeté,
+l'appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés
+chez moi. «Mon rôle est terminé, monsieur; j'y ajoute simplement ces
+quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie
+comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le
+négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu'on ne peut pas
+faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut
+demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à
+plusieurs et sans avoir besoin d'être treize comme dans le roman de
+Balzac, ni quatre comme dans _les Trois Mousquetaires_. Adieu.»
+
+Il devait être fatigué et avoir renoncé à l'idée d'aller voir le clair
+de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit
+un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais déjà
+transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner à
+ma porte, sans avoir plus pensé que j'avais affaire à M. de Charlus,
+relativement à l'empereur d'Allemagne, au général Botha, des récits tout
+à l'heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant
+avait fait s'envoler bien loin de moi.
+
+En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied
+de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée.
+Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne;
+je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
+largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de
+s'offrir à moi.
+
+«Cher ami et cousin,
+
+«J'espère que la santé va toujours bien et qu'il en est de même pour
+toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph
+dont je n'ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à
+vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du coeur ont aussi leur
+poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D'ailleurs
+cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma
+cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu'au fond de
+la mer, comme le matelot attaché en haut du grand mât, car cette vie
+n'est qu'une vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale
+occupation, de ton étonnement j'en suis certain, est maintenant la
+poésie que j'aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi
+cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta
+dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le
+sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables
+qui l'ont assez fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour
+de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur
+étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de
+deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir de
+grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant
+pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je
+m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris dernièrement. Que
+diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi à toute vitesse aux
+Écorces. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que
+l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de
+Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos
+ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de
+Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chênedollé, d'Alfred de
+Musset, car je voudrais guérir le pays qui ma donner le jour de
+l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien à
+te dire et tanvoye comme le pélican lassé d'un long voyage mes bonnes
+salutations ainsi qu'à ta femme à mon filleul et à ta soeur Rose.
+Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a vécu que ce que vivent
+les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de
+Musset, tous ces grands génies qu'on a fait à cause de cela mourir sur
+les flammes du bûcher comme Jeanne d'Arc. A bientôt ta prochaine
+missive, reçois mes baisers comme ceux d'un frère.
+
+«Périgot (Joseph).»
+
+Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente quelque chose
+d'inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les
+mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m'avait amené à
+imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et
+différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la
+stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d'être victime
+d'une mauvaise farce machinée par quelqu'un qui eût voulu me faire jeter
+à la porte d'une demeure où j'irais sans être invité, quand, environ
+deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était
+à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti
+de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte: «La
+princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le
+***.» Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n'était
+peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile
+que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques
+m'avaient appris que le titre de prince n'est pas supérieur à celui de
+duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut
+pas être d'une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le
+prétendait M. de Charlus, et d'une essence si hétérogène à celle d'une
+autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre
+un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il
+pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce
+qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-à-dire ce que lui montrait le
+nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de
+Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur
+ou une quantité, profondément modifiée des valeurs environnantes par le
+«signe» mathématique ou esthétique qui l'affecte, m'avait toujours
+évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on se trouve
+surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la
+Cour d'Angleterre, de la reine d'Écosse, de la duchesse d'Aumale; et je
+me figurais l'hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins
+fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels
+la présence rendait bien peu vraisemblable que j'y pénétrasse jamais.
+
+Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donné un
+vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci
+combien la réalité l'avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en
+est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillée
+vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque
+temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde que
+parce qu'il s'y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu'il ne
+faisait rien, n'écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d'une
+manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de
+plusieurs degrés, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la
+matière de sa conversation, il n'était pas pour cela compris par eux.
+Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux
+des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à
+l'égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux;
+ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des
+lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais
+qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de
+l'extrême Nord un aliment assimilable.
+
+A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde
+étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces
+et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les
+jeunes gens, l'adoration excitée principalement par certaines femmes.
+
+Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de
+Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur
+«l'inaccessible palais d'Aladin» qu'habitait sa cousine ne suffisent pas
+à expliquer ma stupéfaction.
+
+Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j'aurai à
+parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins
+qu'il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres, et par
+conséquent différence entre eux.
+
+Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanité que nous
+fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même
+que, dans les Mémoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous
+avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard
+le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre
+sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au
+prince Frédéric-Charles. On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est
+absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
+livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions
+avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous
+serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries,
+chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont
+médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les
+gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière
+de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit
+des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je
+connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables,
+mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
+efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager.
+Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me
+faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me
+comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie
+moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de
+cela, n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux
+où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il
+est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prévu dans l'ordonnance
+des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de
+Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir,
+de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé
+et incapable du moindre effort pour m'être utile? D'autre part, on
+disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et
+sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours
+intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non
+seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que
+Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement.
+Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de
+regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand
+nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme
+de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre
+d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais,
+au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était
+stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne
+comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse
+me disait: «C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que
+j'appelle un monstre.» Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant
+nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore
+déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais
+loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se
+mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort
+au-dessous de nous: «Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à
+personne», et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé
+impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire): «Oriane est
+snob.» Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon
+et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de
+répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.
+
+Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
+Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme,
+dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le
+rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince,
+préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait
+faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
+considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme
+qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner, faisait
+une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il
+aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition
+en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. A
+cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et
+de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. «Le
+duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
+intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
+quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur
+cousin», étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait
+maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils
+donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un
+mystificateur.
+
+Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à
+Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais
+reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même dû, comme je
+m'en étais un moment flatté, au sentiment qu'un homme du monde
+n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en
+dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin
+d'être bien «objectif» et de peindre chaque classe différemment. J'ai,
+en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la
+notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait
+passer la carte d'invitation de la princesse. «Georges et moi (ou Hély
+et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions
+si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu
+d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de
+nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson
+d'avril.» Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui
+qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui «de
+son côté» va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est,
+selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux
+inséparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de
+Chalais.
+
+Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes,
+j'appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la
+veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de
+leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une
+redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en
+Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et je résolus d'aller la
+voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'étaient pas encore
+rentrés; je guettai d'abord d'une petite pièce, que je croyais un bon
+poste de vigie, l'arrivée de la voiture. En réalité j'avais fort mal
+choisi mon observatoire, d'où je distinguai à peine notre cour, mais
+j'en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilité pour moi, me
+divertit un moment. Ce n'est pas à Venise seulement qu'on a de ces
+points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les
+peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard.
+C'est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres
+de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées, auxquelles le
+soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est
+tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en
+nuances si variées, qu'on dirait, planté sur la ville, le jardin d'un
+amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extrême
+proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de
+chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre,
+où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une
+vieille à figure, à peine distincte dans l'ombre, de sorcière; ainsi
+chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par
+son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle
+placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent
+tableaux hollandais juxtaposés. Certes, de l'hôtel de Guermantes on
+n'avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de
+l'étrange point trigonométrique où je m'étais placé et où le regard
+n'était arrêté par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les
+terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente,
+l'hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac,
+cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas.
+Jusqu'à cet hôtel (qui était celui de leur père, M. de Bréquigny), rien
+que des corps de bâtiments peu élevés, orientés des façons les plus
+diverses et qui, sans arrêter la vue, prolongeaient la distance de leurs
+plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise où le marquis
+de Frécourt garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus
+haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser à ces
+jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'élancent isolées au
+pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, où se
+reposaient les yeux, faisaient paraître plus éloigné que s'il avait été
+séparé de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hôtel de
+Mme de Plassac, en réalité assez voisin mais chimériquement éloigné
+comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenêtres carrées, éblouies
+de soleil comme des feuilles de cristal de roche, étaient ouvertes pour
+le ménage, on avait, à suivre aux différents étages les valets de pied
+impossibles à bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le même
+plaisir qu'à voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en
+diligence, ou un guide, à différents degrés d'altitude du Saint-Gothard.
+Mais de ce «point de vue» où je m'étais placé, j'aurais risqué de ne pas
+voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans
+l'après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement
+sur l'escalier, d'où l'ouverture de la porte cochère ne pouvait passer
+inaperçue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai, bien que
+n'y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus
+minuscules par l'éloignement et en train de nettoyer, les beautés
+alpestres de l'hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur
+l'escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me
+découvrir un paysage, non plus turnérien, mais moral si important, qu'il
+est préférable d'en retarder le récit de quelques instants, en le
+faisant précéder d'abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je
+sus qu'ils étaient rentrés. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa
+bibliothèque. Au moment où j'y entrais, sortit un petit homme aux
+cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme
+en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père,
+mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne
+voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la
+bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre répondit
+avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le
+voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires
+des gens qui causent avec vous par le téléphone; il avait une voix de
+fausset, et me resalua avec une humilité d'homme d'affaires. Et ce
+pouvait d'ailleurs être un homme d'affaires de Combray, tant il avait le
+genre provincial, suranné et doux des petites gens, des vieillards
+modestes de là-bas. «Vous verrez Oriane tout à l'heure, me dit le duc
+quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l'heure lui apporter
+les épreuves de son étude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce
+qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux
+faces de ces monnaies, Oriane a préféré s'habiller d'abord, pour pouvoir
+rester avec lui jusqu'au moment d'aller dîner. Nous sommes déjà
+encombrés d'affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où
+nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop
+aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c'était gentil de
+demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces
+grands maîtres de l'Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car
+je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le même Ordre de
+Saint-Jean de Jérusalem. Dans le fond elle ne s'intéresse à cela que
+parce que Swann s'en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette
+histoire; même encore aujourd'hui, mon frère que vous connaissez est un
+des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parlé de
+tout cela à Oriane, elle ne m'aurait seulement pas écouté. En revanche,
+il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est
+inouï la rage des gens d'une religion à étudier celle des autres)
+l'aient conduit à l'Histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des
+Templiers, pour qu'aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces
+chevaliers. Ils étaient de forts petits garçons à côté des Lusignan,
+rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme
+jusqu'ici Swann ne s'est pas occupé d'eux, Oriane ne veut rien savoir
+sur les Lusignan.» Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j'étais
+venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la
+duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui
+recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un
+moment avec le duc. La première de ces dames (la princesse de
+Silistrie), habillée avec simplicité, sèche, mais l'air aimable, tenait
+à la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fût blessée ou
+infirme. Elle était au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse
+au duc d'un cousin germain à lui--pas du côté Guermantes, mais plus
+brillant encore s'il était possible--dont l'état de santé, très atteint
+depuis quelque temps, s'était subitement aggravé. Mais il était visible
+que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en répétant:
+«Pauvre Mama! c'est un si bon garçon», portait un diagnostic favorable.
+En effet le dîner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande
+soirée chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout
+il devait aller à une heure du matin, avec sa femme, à un grand souper
+et bal costumé en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et
+d'Isabeau de Bavière pour la duchesse étaient tout prêts. Et le duc
+entendait ne pas être troublé dans ces divertissements multiples par la
+souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de
+canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de
+Bréquigny, vinrent ensuite faire visite à Basin et déclarèrent que
+l'état du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Après avoir haussé les
+épaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles
+allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles répondirent que non, à cause
+de l'état d'Amanien qui était à toute extrémité, et même elles s'étaient
+décommandées du dîner où allait le duc, et duquel elles lui énumérèrent
+les convives, le frère du roi Théodose, l'infante Marie-Conception, etc.
+Comme le marquis d'Osmond était leur parent à un degré moins proche
+qu'il n'était de Basin, leur «défection» parut au duc une espèce de
+blâme indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs
+de l'hôtel de Bréquigny pour voir la duchesse (ou plutôt pour lui
+annoncer le caractère alarmant, et incompatible pour les parents avec
+les réunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne
+restèrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bâton d'alpiniste,
+Walpurge et Dorothée (tels étaient les prénoms des deux soeurs) reprirent
+la route escarpée de leur faîte. Je n'ai jamais pensé à demander aux
+Guermantes à quoi correspondaient ces cannes, si fréquentes dans un
+certain faubourg Saint-Germain. Peut-être, considérant toute la
+paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres,
+faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne
+fracture, due à l'usage immodéré de la chasse et des chutes de cheval
+qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de
+l'humidité de la rive gauche et des vieux châteaux, leur rendaient la
+canne nécessaire. Peut-être n'étaient-elles pas parties, dans le
+quartier, en expédition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur
+jardin (peu éloigné de celui de la duchesse) pour faire la cueillette
+des fruits nécessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer
+chez elles, dire bonsoir à Mme de Guermantes chez laquelle elles
+n'allaient pourtant pas jusqu'à apporter un sécateur ou un arrosoir. Le
+duc parut touché que je fusse venu chez eux le jour même de son retour.
+Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander
+à sa femme de s'informer si sa cousine m'avait réellement invité. Je
+venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de
+Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il était trop tard,
+que si la princesse ne m'avait pas envoyé d'invitation, il aurait l'air
+d'en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une
+fois, et qu'il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l'air de
+se mêler de leurs listes, «de s'immiscer», enfin qu'il ne savait même
+pas si lui et sa femme, qui dînaient en ville, ne rentreraient pas
+aussitôt après chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'être
+pas allés à la soirée de la princesse était de lui cacher leur retour à
+Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire
+empressés de lui faire connaître en lui envoyant un mot ou un coup de
+téléphone à mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothèse
+les listes de la princesse étaient certainement closes. «Vous n'êtes pas
+mal avec elle», me dit-il d'un air soupçonneux, les Guermantes craignant
+toujours de ne pas être au courant des dernières brouilles et qu'on ne
+cherchât à se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait
+l'habitude de prendre sur lui toutes les décisions qui pouvaient sembler
+peu aimables: «Tenez, mon petit, me dit-il tout à coup, comme si l'idée
+lui en venait brusquement à l'esprit, j'ai même envie de ne pas dire du
+tout à Oriane que vous m'avez parlé de cela. Vous savez comme elle est
+aimable, de plus elle vous aime énormément, elle voudrait envoyer chez
+sa cousine malgré tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est
+fatiguée après dîner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcée
+d'aller à la soirée. Non, décidément, je ne lui en dirai rien. Du reste
+vous allez la voir tout à l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si
+vous vous décidez à aller à la soirée je n'ai pas besoin de vous dire
+quelle joie nous aurons de passer la soirée avec vous.» Les motifs
+d'humanité sont trop sacrés pour que celui devant qui on les invoque ne
+s'incline pas devant eux, qu'il les croie sincères ou non; je ne voulus
+pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la
+fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler
+du but de ma visite, exactement comme si j'avais été dupe de la petite
+comédie que m'avait jouée M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il
+croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria.
+«Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que vous
+dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le
+genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez là que des gens
+excessivement comme il faut et très ennuyeux, des duchesses portant des
+titres qu'on croyait éteints et qu'on a ressortis pour la circonstance,
+tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses étrangères, mais
+n'espérez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, même de votre
+supposition.
+
+«Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un
+superbe tableau que j'ai acheté à mon cousin, en partie en échange des
+Elstir, que décidément nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un
+Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand.
+Voulez-vous ma pensée? Je crois que c'est un Vélasquez et de la plus
+belle époque», me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour
+connaître mon impression, soit pour l'accroître. Un valet de pied entra.
+«Mme la duchesse fait demander à M. le duc si M. le duc veut bien
+recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n'est pas encore prête.
+
+--Faites entrer M. Swann», dit le duc après avoir regardé et vu à sa
+montre qu'il avait lui-même quelques minutes encore avant d'aller
+s'habiller. «Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas
+prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me
+dit le duc. Je ne sais pas s'il est invité. Gilbert l'aime beaucoup,
+parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une
+histoire. (Sans ça, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque quand
+il voit un Juif à cent mètres.) Mais enfin maintenant ça s'aggrave de
+l'affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu'il devait, plus que
+tout autre, couper tout câble avec ces gens-là, or, tout au contraire,
+il tient des propos fâcheux.» Le duc rappela le valet de pied pour
+savoir si celui qu'il avait envoyé chez le cousin d'Osmond était revenu.
+En effet le plan du duc était le suivant: comme il croyait avec raison
+son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la
+mort, c'est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la
+certitude officielle qu'Amanien était encore vivant, il ficherait le
+camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en
+Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle
+maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain,
+quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il
+avait trépassé dans la soirée. «Non, monsieur le duc, il n'est pas
+encore revenu. --Cré nom de Dieu! on ne fait jamais ici les choses qu'à
+la dernière heure», dit le duc à la pensée qu'Amanien avait eu le temps
+de «claquer» pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute.
+Il fit demander _le Temps_ où il n'y avait rien. Je n'avais pas vu Swann
+depuis très longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait
+sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais
+quelque chose de changé; c'était seulement qu'il était en effet très
+«changé», parce qu'il était très souffrant, et la maladie produit dans
+le visage des modifications aussi profondes que se mettre à porter la
+barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann était celle qui
+avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à
+l'âge qu'il avait. Nos existences sont en réalité, par l'hérédité, aussi
+pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s'il y avait
+vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie
+pour l'humanité en général, il y en a une pour les familles en
+particulier, c'est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se
+ressemblent.) Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de
+sa femme, associait à ce qu'il était ce qu'il avait été. Serré dans une
+redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté
+de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d'une forme
+évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan,
+pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et
+pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de
+l'affectueuse poignée de mains avec lesquels il répondit à mon salut,
+car je croyais qu'après si longtemps il ne m'aurait pas reconnu tout de
+suite; je lui dis mon étonnement; il l'accueillit avec des éclats de
+rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme
+si c'était mettre en doute l'intégrité de son cerveau ou la sincérité de
+son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est
+pourtant ce qui était; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps après,
+que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul
+changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me
+dit, ne trahirent la découverte qu'une parole de M. de Guermantes lui
+fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie
+mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontanéité dans les manières
+et ces initiatives personnelles, même en matière d'habillement, qui
+caractérisaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le salut que
+m'avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n'était pas le salut
+froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut
+tout rempli d'une amabilité réelle, d'une grâce véritable, comme la
+duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'à vous sourire
+la première avant que vous l'eussiez saluée si elle vous rencontrait),
+par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du
+faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon
+une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui,
+était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d'habitude, mais
+parce que c'était (à ce qu'il disait) beaucoup moins salissant, en
+réalité parce que c'était fort seyant. «Tenez, Charles, vous qui êtes un
+grand connaisseur, venez voir quelque chose; après ça, mes petits, je
+vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant
+pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va
+pas tarder.» Et il montra son «Vélasquez» à Swann. «Mais il me semble
+que je connais ça,» fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour
+qui parler est déjà une fatigue. «Oui, dit le duc rendu sérieux par le
+retard que mettait le connaisseur à exprimer son admiration. Vous l'avez
+probablement vu chez Gilbert.
+
+--Ah! en effet, je me rappelle.
+
+--Qu'est-ce que vous croyez que c'est?
+
+--Eh bien, si c'était chez Gilbert, c'est probablement un de vos
+_ancêtres_, dit Swann avec un mélange d'ironie et de déférence envers
+une grandeur qu'il eût trouvé impoli et ridicule de méconnaître, mais
+dont il ne voulait, par bon goût, parler qu'en «se jouant».
+
+--Mais bien sûr, dit rudement le duc. C'est Boson, je ne sais plus quel
+numéro, de Guermantes. Mais ça, je m'en fous. Vous savez que je ne suis
+pas aussi féodal que mon cousin. J'ai entendu prononcer le nom de
+Rigaud, de Mignard, même de Vélasquez!» dit le duc en attachant sur
+Swann un regard et d'inquisiteur et de tortionnaire, pour tâcher à la
+fois de lire dans sa pensée et d'influencer sa réponse. «Enfin,
+conclut-il, car, quand on l'amenait à provoquer artificiellement une
+opinion qu'il désirait, il avait la faculté, au bout de quelques
+instants, de croire qu'elle avait été spontanément émise; voyons, pas de
+flatterie. Croyez-vous que ce soit d'un des grands pontifes que je viens
+de dire?
+
+--Nnnnon, dit Swann.
+
+--Mais alors, enfin moi je n'y connais rien, ce n'est pas à moi de
+décider de qui est ce croûton-là. Mais vous, un dilettante, un maître en
+la matière, à qui l'attribuez-vous? Vous êtes assez connaisseur pour
+avoir une idée. A qui l'attribuez-vous?» Swann hésita un instant devant
+cette toile que visiblement il trouvait affreuse: «A la malveillance!»
+répondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser échapper un mouvement
+de rage. Quand elle fut calmée: «Vous êtes bien gentils tous les deux,
+attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je
+reviens. Je vais faire dire à ma bourgeoise que vous l'attendez tous les
+deux.» Je causai un instant avec Swann de l'affaire Dreyfus et je lui
+demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent
+antidreyfusards. «D'abord parce qu'au fond tous ces gens-là sont
+antisémites», répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que
+certains ne l'étaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une
+opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne
+la partageassent pas, leur supposer une raison préconçue, un préjugé
+contre lequel il n'y avait rien à faire, plutôt que des raisons qui se
+laisseraient discuter. D'ailleurs, arrivé au terme prématuré de sa vie,
+comme une bête fatiguée qu'on harcèle, il exécrait ces persécutions et
+rentrait au bercail religieux de ses pères.
+
+--Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m'avait dit
+qu'il était antisémite.
+
+--Oh! celui-là, je n'en parle même pas. C'est au point que, quand il
+était officier, ayant une rage de dents épouvantable, il a préféré
+rester à souffrir plutôt que de consulter le seul dentiste de la région,
+qui était juif, et que plus tard il a laissé brûler une aile de son
+château, où le feu avait pris, parce qu'il aurait fallu demander des
+pompes au château voisin qui est aux Rothschild.
+
+--Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui?
+
+--Oui, me répondit-il, quoique je me trouve bien fatigué: Mais il m'a
+envoyé un pneumatique pour me prévenir qu'il avait quelque chose à me
+dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou
+pour le recevoir; cela m'agitera, j'aime mieux être débarrassé tout de
+suite de cela.
+
+--Mais le duc de Guermantes n'est pas antisémite.
+
+--Vous voyez bien que si puisqu'il est antidreyfusard, me répondit
+Swann, sans s'apercevoir qu'il faisait une pétition de principe. Cela
+n'empêche pas que je suis peiné d'avoir déçu cet homme--que dis-je! ce
+duc--en n'admirant pas son prétendu Mignard, je ne sais quoi.
+
+--Mais enfin, repris-je en revenant à l'affaire Dreyfus, la duchesse,
+elle, est intelligente.
+
+--Oui, elle est charmante. A mon avis, du reste, elle l'a été encore
+davantage quand elle s'appelait encore la princesse des Laumes. Son
+esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela était plus
+tendre dans la grande dame juvénile, mais enfin, plus ou moins jeunes,
+hommes ou femmes, qu'est-ce que vous voulez, tous ces gens-là sont d'une
+autre race, on n'a pas impunément mille ans de féodalité dans le sang.
+Naturellement ils croient que cela n'est pour rien dans leur opinion.
+
+--Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard?
+
+--Ah! tant mieux, d'autant plus que vous savez que sa mère est très
+contre. On m'avait dit qu'il l'était, mais je n'en étais pas sûr. Cela
+me fait grand plaisir. Cela ne m'étonne pas, il est très intelligent.
+C'est beaucoup, cela.
+
+Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une naïveté extraordinaire et donné à
+sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que
+n'avait fait autrefois son mariage avec Odette; ce nouveau déclassement
+eût été mieux appelé reclassement et n'était qu'honorable pour lui,
+puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les
+siens et d'où l'avaient dévié ses fréquentations aristocratiques. Mais
+Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné,
+grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore
+cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement comique.
+Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l'épreuve d'un
+critérium nouveau, le dreyfusisme. Que l'antidreyfusisme de Mme Bontemps
+la lui fît trouver bête n'était pas plus étonnant que, quand il s'était
+marié, il l'eût trouvée intelligente. Il n'était pas bien grave non plus
+que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques,
+et lui fit perdre le souvenir d'avoir traité d'homme d'argent, d'espion
+de l'Angleterre (c'était une absurdité du milieu Guermantes) Clémenceau,
+qu'il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un
+homme de fer, comme Cornély. «Non, je ne vous ai jamais dit autrement.
+Vous confondez.» Mais, dépassant les jugements politiques, la vague
+renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu'à la façon de
+les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de
+jeunesse étaient faiblards, pouvaient à peine se relire. «Essayez, vous
+ne pourrez pas aller jusqu'au bout. Quelle différence avec Clémenceau!
+Personnellement je ne suis pas anticlérical, mais comme, à côté de lui,
+on se rend compte que Barrès n'a pas d'os! C'est un très grand bonhomme
+que le père Clémenceau. Comme il sait sa langue!» D'ailleurs les
+antidreyfusards n'auraient pas été en droit de critiquer ces folies. Ils
+expliquaient qu'on fût dreyfusiste parce qu'on était d'origine juive. Si
+un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la révision,
+c'était qu'il était chambré par Mme Verdurin, laquelle agissait en
+farouche radicale. Elle était avant tout contre les «calotins». Saniette
+était plus bête que méchant et ne savait pas le tort que la Patronne lui
+faisait. Que si l'on objectait que Brichot était tout aussi ami de Mme
+Verdurin et était membre de la Patrie française, c'est qu'il était plus
+intelligent. «Vous le voyez quelquefois?» dis-je à Swann en parlant de
+Saint-Loup.
+
+--Non, jamais. Il m'a écrit l'autre jour pour que je demande au duc de
+Mouchy et à quelques autres de voter pour lui au Jockey, où il a du
+reste passé comme une lettre à la poste.
+
+--Malgré l'Affaire!
+
+--On n'a pas soulevé la question. Du reste je vous dirai que, depuis
+tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit.
+
+M. de Guermantes rentra, et bientôt sa femme, toute prête, haute et
+superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe était bordée de
+paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d'autruche
+teinte de pourpre et sur les épaules une écharpe de tulle du même rouge.
+«Comme c'est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse
+à qui rien n'échappait. D'ailleurs, en vous, Charles, tout est joli,
+aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez
+et ce que vous faites.» Swann, cependant, sans avoir l'air d'entendre,
+considérait la duchesse comme il eût fait d'une toile de maître et
+chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut
+dire: «Bigre!» Mme de Guermantes éclata de rire. «Ma toilette vous
+plaît, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me plaît pas
+beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est
+ennuyeux de s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez
+soi!»
+
+--Quels magnifiques rubis!
+
+--Ah! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez,
+vous n'êtes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s'ils
+étaient vrais. Je dois dire que je n'en ai jamais vu d'aussi beaux.
+C'est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goût ils sont un peu
+gros, un peu verre à bordeaux plein jusqu'aux bords, mais je les ai mis
+parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert,
+ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation détruisait
+celles du duc.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a chez la princesse? demanda Swann.
+
+--Presque rien, se hâta de répondre le duc à qui la question de Swann
+avait fait croire qu'il n'était pas invité.
+
+--Mais comment, Basin? C'est-à-dire que tout le ban et l'arrière-ban
+sont convoqués. Ce sera une tuerie à s'assommer. Ce qui sera joli,
+ajouta-t-elle en regardant Swann d'un air délicat, si l'orage qu'il y a
+dans l'air n'éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les
+connaissez. J'ai été là-bas, il y a un mois, au moment où les lilas
+étaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait
+être beau. Et puis le jet d'eau, enfin, c'est vraiment Versailles dans
+Paris.
+
+--Quel genre de femme est la princesse? demandai-je.
+
+--Mais vous savez déjà, puisque vous l'avez vue ici, qu'elle est belle
+comme le jour, qu'elle est aussi un peu idiote, très gentille malgré
+toute sa hauteur germanique, pleine de coeur et de gaffes. Swann était
+trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment à
+«faire de l'esprit Guermantes» et sans grands frais, car elle ne faisait
+que resservir sous une forme moins parfaite d'anciens mots d'elle.
+Néanmoins, pour prouver à la duchesse qu'il comprenait son intention
+d'être drôle et comme si elle l'avait réellement été, il sourit d'un air
+un peu forcé, me causant, par ce genre particulier d'insincérité, la
+même gêne que j'avais autrefois à entendre mes parents parler avec M.
+Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu'ils savaient
+très bien qu'était plus grande celle qui régnait à Montjouvain),
+Legrandin nuancer son débit pour des sots, choisir des épithètes
+délicates qu'il savait parfaitement ne pouvoir être comprises d'un
+public riche ou chic, mais illettré. «Voyons, Oriane, qu'est-ce que vous
+dites, dit M. de Guermantes. Marie bête? Elle a tout lu, elle est
+musicienne comme le violon.»
+
+--Mais, mon pauvre petit Basin, vous êtes un enfant qui vient de naître.
+Comme si on ne pouvait pas être tout ça et un peu idiote. Idiote est du
+reste exagéré, non elle est nébuleuse, elle est Hesse-Darmstadt,
+Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m'énerve. Mais je
+reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette
+seule idée d'être descendue de son trône allemand pour venir épouser
+bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a
+choisi! Ah! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne
+connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une idée: il a autrefois
+pris le lit parce que j'avais mis une carte à Mme Carnot... Mais, mon
+petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que
+l'histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de
+Guermantes, vous savez que vous n'avez pas envoyé la photographie de nos
+chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de
+faire connaissance. Le duc, cependant, n'avait pas cessé de regarder sa
+femme fixement: «Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne
+pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t-il en s'adressant à
+Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-là, qui était une
+très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était
+coutumière de ce genre d'impairs, avait eu l'idée assez baroque de nous
+inviter avec le Président et sa femme. Nous avons été, même Oriane,
+assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les
+mêmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement à une
+réunion aussi étrange. Il y avait un ministre qui a volé, enfin je passe
+l'éponge, nous n'avions pas été prévenus, nous étions pris au piège, et
+il faut du reste reconnaître que tous ces gens ont été fort polis.
+Seulement c'était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait
+pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une
+carte dans la semaine à l'Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en
+voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier
+que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très
+convenablement sa place, était le petit-fils d'un membre du tribunal
+révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres.»
+
+--Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à
+Chantilly? Le duc d'Aumale n'était pas moins petit-fils d'un membre du
+tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un
+brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.
+
+--Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoyé la
+photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas
+donnée.
+
+--Ça ne m'étonne qu'à moitié, dit la duchesse. Mes domestiques ne me
+disent que ce qu'ils jugent à propos. Ils n'aiment probablement pas
+l'Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. «Vous savez, Oriane, que quand
+j'allais dîner à Chantilly, c'était sans enthousiasme.»
+
+--Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous
+demandait de rester à coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs rarement, en
+parfait mufle qu'il était, comme tous les Orléans. Savez-vous avec qui
+nous dînons chez Mme de Saint-Euverte? demanda Mme de Guermantes à son
+mari.
+
+--En dehors des convives que vous savez, il y aura, invité de la
+dernière heure, le frère du roi Théodose. A cette nouvelle les traits de
+la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l'ennui. «Ah! mon
+Dieu, encore des princes.»
+
+--Mais celui-là est gentil et intelligent, dit Swann.
+
+--Mais tout de même pas complètement, répondit la duchesse en ayant
+l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveauté à sa pensée.
+Avez-vous remarqué parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas
+tout à fait? Mais si, je vous assure! Il faut toujours qu'ils aient une
+opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la
+première partie de leur vie à nous demander les nôtres, et la seconde à
+nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a été bien
+joué, que cela a été moins bien joué. Il n'y a aucune différence. Tenez,
+ce petit Théodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a demandé
+comment ça s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai répondu, dit la
+duchesse les yeux brillants et en éclatant de rire de ses belles lèvres
+rouges: «Ça s'appelle un motif d'orchestre.» Eh bien! dans le fond, il
+n'était pas content. Ah! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce
+que ça peut être ennuyeux de dîner en ville! Il y a des soirs où on
+aimerait mieux mourir! Il est vrai que de mourir c'est peut-être tout
+aussi ennuyeux puisqu'on ne sait pas ce que c'est.» Un laquais parut.
+C'était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge,
+jusqu'à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix
+apparente. «Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le
+marquis d'Osmond?» demanda-t-il.
+
+--Mais jamais de la vie, rien avant demain matin! Je ne veux même pas
+que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez,
+n'aurait qu'à venir vous donner des nouvelles et vous dire d'aller nous
+chercher. Sortez, allez où vous voudrez, faites la noce, découchez, mais
+je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense déborda
+du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues
+heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu'à
+la suite d'une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait
+gentiment expliqué qu'il valait mieux ne plus sortir pour éviter de
+nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d'avoir enfin sa soirée
+libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva
+comme un serrement de coeur et une démangeaison de tous les membres à la
+vue de ce bonheur qu'on prenait à son insu, en se cachant d'elle, duquel
+elle était irritée et jalouse. «Non, Basin, qu'il reste ici, qu'il ne
+bouge pas de la maison, au contraire.»
+
+--Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est là, vous aurez en
+plus, à minuit, l'habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne
+peut servir à rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de
+pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'expédier loin d'ici.
+
+--Écoutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose à lui
+faire dire dans la soirée je ne sais au juste à quelle heure. Ne bougez
+surtout pas d'ici d'une minute, dit-elle au valet de pied désespéré.
+S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la
+duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante
+était bien inamovible, mais ce n'était pas le concierge; sans doute pour
+le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les
+querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les
+lourds instruments; d'ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu'on
+le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la
+duchesse; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur
+départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait
+été la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la loge. La
+duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du cléricalisme, de
+la franc-maçonnerie, du péril juif, etc... Un valet de pied entra.
+«Pourquoi ne m'a-t-on pas monté le paquet que M. Swann a fait porter?
+Mais à ce propos (vous savez que Mama est très malade, Charles), Jules,
+qui était allé prendre des nouvelles de M. le marquis d'Osmond, est-il
+revenu?»
+
+--Il arrive à l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment à l'autre à
+ce que M. le marquis ne passe.
+
+--Ah! il est vivant, s'écria le duc avec un soupir de soulagement. On
+s'attend, on s'attend! Satan vous-même. Tant qu'il y a de la vie il y a
+de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait déjà
+comme mort et enterré. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.
+
+--Ce sont les médecins qui ont dit qu'il ne passerait pas la soirée.
+L'un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c'était inutile.
+M. le marquis devrait être mort; il n'a survécu que grâce à des
+lavements d'huile camphrée.
+
+--Taisez-vous, espèce d'idiot, cria le duc au comble de la colère.
+Qu'est-ce qui vous demande tout ça? Vous n'avez rien compris à ce qu'on
+vous a dit.
+
+--Ce n'est pas à moi, c'est à Jules.
+
+--Allez-vous vous taire? hurla le duc, et se tournant vers Swann: «Quel
+bonheur qu'il soit vivant! Il va reprendre des forces peu à peu. Il est
+vivant après une crise pareille. C'est déjà une excellente chose. On ne
+peut pas tout demander à la fois. Ça ne doit pas être désagréable un
+petit lavement d'huile camphrée.» Et le duc, se frottant les mains: «Il
+est vivant, qu'est-ce qu'on veut de plus? Après avoir passé par où il a
+passé, c'est déjà bien beau. Il est même à envier d'avoir un tempérament
+pareil. Ah! les malades, on a pour eux des petits soins qu'on ne prend
+pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m'a fait un
+gigot à la sauce béarnaise, réussie à merveille, je le reconnais, mais
+justement à cause de cela, j'en ai tant pris que je l'ai encore sur
+l'estomac. Cela n'empêche qu'on ne viendra pas prendre de mes nouvelles
+comme de mon cher Amanien. On en prend même trop. Cela le fatigue. Il
+faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le
+temps chez lui.»
+
+--Eh bien! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j'avais
+demandé qu'on montât la photographie enveloppée que m'a envoyée M.
+Swann.
+
+--Madame la duchesse, c'est si grand que je ne savais pas si ça
+passerait dans la porte. Nous l'avons laissé dans le vestibule. Est-ce
+que madame la duchesse veut que je le monte?
+
+--Eh bien! non, on aurait dû me le dire, mais si c'est si grand, je le
+verrai tout à l'heure en descendant.
+
+--J'ai aussi oublié de dire à madame la duchesse que Mme la comtesse
+Molé avait laissé ce matin une carte pour madame la duchesse.
+
+--Comment, ce matin? dit la duchesse d'un air mécontent et trouvant
+qu'une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes
+le matin.
+
+--Vers dix heures, madame la duchesse.
+
+--Montrez-moi ces cartes.
+
+--En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drôle d'idée
+d'épouser Gilbert, reprit le duc qui revenait à sa conversation
+première, c'est vous qui avez une singulière façon d'écrire l'histoire.
+Si quelqu'un a été bête dans ce mariage, c'est Gilbert d'avoir justement
+épousé une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpé le nom de
+Brabant qui est à nous. En un mot nous sommes du même sang que les
+Hesse, et de la branche aînée. C'est toujours stupide de parler de soi,
+dit-il en s'adressant à moi, mais enfin quand nous sommes allés non
+seulement à Darmstadt, mais même à Cassel et dans toute la Hesse
+électorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecté de nous
+céder le pas et la première place, comme étant de la branche aînée.
+
+--Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui
+était major de tous les régiments de son pays, qu'on fiançait au roi de
+Suède...
+
+--Oh! Oriane, c'est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le
+grand-père du roi de Suède cultivait la terre à Pau quand depuis neuf
+cents ans nous tenions le haut du pavé dans toute l'Europe.
+
+--Ça m'empêche pas que si on disait dans la rue: «Tiens, voilà le roi de
+Suède», tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la
+Concorde, et si on dit: «Voilà M. de Guermantes», personne ne sait qui
+c'est.
+
+--En voilà une raison!
+
+--Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre
+de duc de Brabant est passé dans la famille royale de Belgique, vous
+pouvez y prétendre.
+
+Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt
+avec ce qu'elle avait laissé comme carte. Alléguant qu'elle n'en avait
+pas sur elle, elle avait tiré de sa poche une lettre qu'elle avait
+reçue, et, gardant le contenu, avait corné l'enveloppe qui portait le
+nom: La comtesse Molé. Comme l'enveloppe était assez grande, selon le
+format du papier à lettres qui était à la mode cette année-là, cette
+«carte», écrite à la main, se trouvait avoir presque deux fois la
+dimension d'une carte de visite ordinaire. «C'est ce qu'on appelle la
+simplicité de Mme Molé, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous
+faire croire qu'elle n'avait pas de cartes et montrer son originalité.
+Mais nous connaissons tout ça, n'est-ce pas, mon petit Charles, nous
+sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-mêmes pour apprendre
+l'esprit d'une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est
+charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de même un volume
+suffisant pour s'imaginer qu'elle peut étonner le monde à si peu de
+frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser à dix
+heures du matin. Sa vieille mère souris lui montrera qu'elle en sait
+autant qu'elle sur ce chapitre-là.» Swann ne put s'empêcher de rire en
+pensant que la duchesse, qui était du reste un peu jalouse du succès de
+Mme Molé, trouverait bien dans «l'esprit des Guermantes» quelque réponse
+impertinente à l'égard de la visiteuse. «Pour ce qui est du titre de duc
+de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane...», reprit le duc, à qui
+la duchesse coupa la parole, sans écouter.
+
+--Mais mon petit Charles, je m'ennuie après votre photographie.
+
+--Ah! _extinctor draconis labrator Anubis_, dit Swann.
+
+--Oui, c'est si joli ce que vous m'avez dit là-dessus en comparaison du
+Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi _Anubis_.
+
+--Comment est celui qui est ancêtre de Babal? demanda M. de Guermantes.
+
+--Vous voudriez voir sa baballe, dit Mme de Guermantes d'un air sec
+pour montrer qu'elle méprisait elle-même ce calembour. Je voudrais les
+voir tous, ajouta-t-elle.
+
+--Écoutez, Charles, descendons en attendant que la voiture soit avancée,
+dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que ma
+femme ne nous fichera pas la paix tant qu'elle n'aura pas vu votre
+photographie. Je suis moins impatient à vrai dire, ajouta-t-il d'un air
+de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait
+plutôt mourir.
+
+--Je suis tout à fait de votre avis, Basin, dit la duchesse, allons dans
+le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre
+cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des
+comtes de Brabant.
+
+--Je vous ai répété cent fois comment le titre était entré dans la
+maison de Hesse, dit le duc (pendant que nous allions voir la
+photographie et que je pensais à celles que Swann me rapportait à
+Combray), par le mariage d'un Brabant, en 1241, avec la fille du dernier
+landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c'est même plutôt ce
+titre de prince de Hesse qui est entré dans la maison de Brabant, que
+celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du
+reste que notre cri de guerre était celui des ducs de Brabant: «Limbourg
+à qui l'a conquis», jusqu'à ce que nous ayons échangé les armes des
+Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que
+nous avons eu tort, et l'exemple des Gramont n'est pas pour me faire
+changer d'avis.
+
+--Mais, répondit Mme de Guermantes, comme c'est le roi des Belges qui
+l'a conquis... Du reste, l'héritier de Belgique s'appelle le duc de
+Brabant.
+
+--Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et pèche par la
+base. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a des titres de prétention
+qui subsistent parfaitement si le territoire est occupé par un
+usurpateur. Par exemple, le roi d'Espagne se qualifie précisément de duc
+de Brabant, invoquant par là une possession moins ancienne que la
+nôtre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit aussi
+duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de
+Milan. Or, il ne possède pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le
+Brabant, que je ne possède moi-même ce dernier, ni que ne le possède le
+prince de Hesse. Le roi d'Espagne ne se proclame pas moins roi de
+Jérusalem, l'empereur d'Autriche également, et ils ne possèdent
+Jérusalem ni l'un ni l'autre.» Il s'arrêta un instant, gêné que le nom
+de Jérusalem ait pu embarrasser Swann, à cause des «affaires en cours»,
+mais n'en continua que plus vite: «Ce que vous dites là, vous pouvez le
+dire de tout. Nous avons été ducs d'Aumale, duché qui a passé aussi
+régulièrement dans la maison de France que Joinville et que Chevreuse
+dans la maison d'Albert. Nous n'élevons pas plus de revendications sur
+ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut nôtre et
+qui devint fort régulièrement l'apanage de la maison de La Trémoille,
+mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s'ensuit pas
+qu'elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi,
+le fils de ma belle-soeur porte le titre de prince d'Agrigente, qui nous
+vient de Jeanne la Folle, comme aux La Trémoille celui de prince de
+Tarente. Or Napoléon a donné ce titre de Tarente à un soldat, qui
+pouvait d'ailleurs être un fort bon troupier, mais en cela l'empereur a
+disposé de ce qui lui appartenait encore moins que Napoléon III en
+faisant un duc de Montmorency, puisque Périgord avait au moins pour mère
+une Montmorency, tandis que le Tarente de Napoléon Ier n'avait de
+Tarente que la volonté de Napoléon qu'il le fût. Cela n'a pas empêché
+Chaix d'Est-Ange, faisant allusion à notre oncle Condé, de demander au
+procureur impérial s'il avait été ramasser le titre de duc de
+Montmorency dans les fossés de Vincennes.
+
+--Écoutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre dans les
+fossés de Vincennes, et même à Tarente. Et à ce propos, mon petit
+Charles, c'est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous me
+parliez de votre Saint-Georges, de Venise. C'est que nous avons
+l'intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et
+en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait différent!
+Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous,
+avec tout ce que vous m'avez souvent raconté sur les souvenirs de la
+conquête normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce qu'un
+voyage comme ça deviendrait, fait avec vous! C'est-à-dire que même
+Basin, que dis-je, Gilbert! en profiteraient, parce que je sens que
+jusqu'aux prétentions à la couronne de Naples et toutes ces machines-là
+m'intéresseraient, si c'était expliqué par vous dans de vieilles églises
+romanes, ou dans des petits villages perchés comme dans les tableaux de
+primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie. Défaites
+l'enveloppe, dit la duchesse à un valet de pied.
+
+--Mais, Oriane, pas ce soir! vous regarderez cela demain, implora le duc
+qui m'avait déjà adressé des signes d'épouvante en voyant l'immensité de
+la photographie.
+
+--Mais ça m'amuse de voir cela avec Charles», dit la duchesse avec un
+sourire à la fois facticement concupiscent et finement psychologique,
+car, dans son désir d'être aimable pour Swann, elle parlait du plaisir
+qu'elle aurait à regarder cette photographie comme de celui qu'un malade
+sent qu'il aurait à manger une orange, ou comme si elle avait à la fois
+combiné une escapade avec des amis et renseigné un biographe sur des
+goûts flatteurs pour elle. «Eh bien, il viendra vous voir exprès,
+déclara le duc, à qui sa femme dut céder. Vous passerez trois heures
+ensemble devant, si ça vous amuse, dit-il ironiquement. Mais où
+allez-vous mettre un joujou de cette dimension-là?
+
+--Mais dans ma chambre, je veux l'avoir sous les yeux.
+
+--Ah! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, j'ai chance
+de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser à la révélation qu'il
+faisait aussi étourdiment sur le caractère négatif de ses rapports
+conjugaux.
+
+--Eh bien, vous déferez cela bien soigneusement, ordonna Mme de
+Guermantes au domestique (elle multipliait les recommandations par
+amabilité pour Swann). Vous n'abîmerez pas non plus l'enveloppe.
+
+--Il faut même que nous respections l'enveloppe, me dit le duc à
+l'oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui
+ne suis qu'un pauvre mari bien prosaïque, ce que j'admire là dedans
+c'est que vous ayez pu trouver une enveloppe d'une dimension pareille.
+Où avez-vous déniché cela?
+
+--C'est la maison de photogravures qui fait souvent ce genre
+d'expéditions. Mais c'est un mufle, car je vois qu'il a écrit dessus:
+«la duchesse de Guermantes» sans «madame».
+
+--Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout d'un coup
+paraissant frappée d'une idée qui l'égaya, réprima un léger sourire,
+mais revenant vite à Swann: Eh bien! vous ne dites pas si vous viendrez
+en Italie avec nous?
+
+--Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible.
+
+--Eh bien, Mme de Montmorency a plus de chance. Vous avez été avec elle
+à Venise et à Vicence. Elle m'a dit qu'avec vous on voyait des choses
+qu'on ne verrait jamais sans ça, dont personne n'a jamais parlé, que
+vous lui avez montré des choses inouïes, et même, dans les choses
+connues, qu'elle a pu comprendre des détails devant qui, sans vous, elle
+aurait passé vingt fois sans jamais les remarquer. Décidément elle a été
+plus favorisée que nous... Vous prendrez l'immense enveloppe des
+photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la
+déposer, cornée de ma part, ce soir à dix heures et demie, chez Mme la
+comtesse Molé. Swann éclata de rire. «Je voudrais tout de même savoir,
+lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois d'avance, vous pouvez
+savoir que ce sera impossible.»
+
+--Ma chère duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais d'abord vous
+voyez que je suis très souffrant.
+
+--Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n'avez pas bonne mine du
+tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande
+pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois.
+En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. A ce moment un
+valet de pied vint annoncer que la voiture était avancée. «Allons,
+Oriane, à cheval», dit le duc qui piaffait déjà d'impatience depuis un
+moment, comme s'il avait été lui-même un des chevaux qui attendaient.
+«Eh bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie?»
+questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.
+
+--Mais, ma chère amie, c'est que je serai mort depuis plusieurs mois.
+D'après les médecins que j'ai consultés, à la fin de l'année le mal que
+j'ai, et qui peut du reste m'emporter de suite, ne me laissera pas en
+tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c'est un
+grand maximum, répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied
+ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.
+
+--Qu'est-ce que vous me dites là? s'écria la duchesse en s'arrêtant une
+seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus
+et mélancoliques, mais pleins d'incertitude. Placée pour la première
+fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa
+voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme
+qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui
+indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la
+préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la
+seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui
+demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure
+manière de résoudre le conflit était de le nier. «Vous voulez
+plaisanter?» dit-elle à Swann.
+
+--Ce serait une plaisanterie d'un goût charmant, répondit ironiquement
+Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas
+parlé de ma maladie jusqu'ici. Mais comme vous me l'avez demandé et que
+maintenant je peux mourir d'un jour à l'autre... Mais surtout je ne veux
+pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville, ajouta-t-il parce
+qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines
+priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait à leur place, grâce à sa
+politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d'apercevoir
+confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour Swann
+que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la
+voiture, baissa-t-elle les épaules en disant: «Ne vous occupez pas de ce
+dîner. Il n'a aucune importance!» Mais ces mots mirent de mauvaise
+humeur le duc qui s'écria: «Voyons, Oriane, ne restez pas à bavarder
+comme cela et à échanger vos jérémiades avec Swann, vous savez bien
+pourtant que Mme de Saint-Euverte tient à ce qu'on se mette à table à
+huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilà bien cinq
+minutes que vos chevaux attendent Je vous demande pardon, Charles,
+dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix,
+Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour
+aller chez la mère Saint-Euverte.»
+
+Mme de Guermantes s'avança décidément vers la voiture et redit un
+dernier adieu à Swann. «Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne
+crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble.
+On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez
+(pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous
+me direz votre jour et votre heure», et relevant sa jupe rouge elle posa
+son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant
+ce pied, le duc s'écria d'une voix terrible: «Oriane, qu'est-ce que vous
+alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs! Avec une
+toilette rouge! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien,
+dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de
+Mme la duchesse de descendre des souliers rouges».
+
+--Mais, mon ami, répondit doucement la duchesse, gênée de voir que
+Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture
+devant nous, avait entendu... puisque nous sommes en retard...
+
+--Mais non, nous avons tout le temps. Il n'est que moins dix, nous ne
+mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin,
+qu'est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils
+patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et
+des souliers noirs. D'ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez,
+il y a les Sassenage, vous savez qu'ils n'arrivent jamais avant neuf
+heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. «Hein, nous dit
+M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d'eux, mais ils
+ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane allait dîner en souliers
+noirs.»
+
+--Ce n'est pas laid, dit Swann, et j'avais remarqué les souliers noirs,
+qui ne m'avaient nullement choqué.
+
+--Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais c'est plus élégant qu'ils
+soient de la même couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle
+n'aurait pas été plutôt arrivée qu'elle s'en serait aperçue et c'est moi
+qui aurais été obligé de venir chercher les souliers. J'aurais dîné à
+neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant
+doucement, allez-vous-en avant qu'Oriane ne redescende. Ce n'est pas
+qu'elle n'aime vous voir tous les deux. Au contraire c'est qu'elle aime
+trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à
+parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et
+puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J'ai très
+mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrée
+sauce béarnaise, mais malgré cela, je ne serai pas fâché du tout, mais
+du tout, de me mettre à table. Huit heures moins cinq! Ah! les femmes!
+Elle va nous faire mal à l'estomac à tous les deux. Elle est bien moins
+solide qu'on ne croit. Le duc n'était nullement gêné de parler des
+malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers,
+l'intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi
+fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu'après nous avoir
+éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d'une voix de stentor, de
+la porte, à Swann qui était déjà dans la cour:
+
+--Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des
+médecins, que diable! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le
+Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous!
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Côté de Guermantes, Troisième Partie
+by Marcel Proust
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13743 ***
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+Guermantes (troisième partie), by Marcel Proust.</title>
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+<h1><br/>
+</h1>
+<h1>LE C&Ocirc;T&Eacute; <br/>
+</h1>
+<h1>DE <br/>
+</h1>
+<h1>GUERMANTES</h1>
+<br/>
+<br/>
+<hr style="width: 65%;"/>
+<h2><br/>
+</h2>
+<h2>OEUVRES DE MARCEL PROUST</h2>
+<p style="font-weight: bold; text-align: left; margin-left: 360px;"><big><i>nrf</i></big></p>
+<p style="margin-left: 160px;"><i>A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU</i></p>
+<div style="margin-left: 160px;">
+<ul>
+ <li>DU C&Ocirc;T&Eacute; DE CHEZ SWANN (<i>2 vol.</i>).</li>
+ <li>A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (<i>3 vol.</i>).</li>
+ <li>LE C&Ocirc;T&Eacute; DE GUERMANTES (<i>3 vol.</i>).</li>
+ <li>SODOME ET GOMORRHE (<i>2 vol.</i>).</li>
+ <li>LA PRISONNI&Egrave;RE (<i>2 vol.</i>).</li>
+ <li>ALBERTINE DISPARUE.</li>
+ <li>LE TEMPS RETROUV&Eacute; (<i>2 vol.</i>.).</li>
+</ul>
+<br/>
+PASTICHES ET M&Eacute;LANGES.<br/>
+LES PLAISIRS ET LES JOURS.<br/>
+CHRONIQUES.<br/>
+LETTRES A LA N.R.F.<br/>
+MORCEAUX CHOISIS.<br/>
+UN AMOUR DE SWANN<br/>
+(<i>&eacute;dition illustr&eacute;e par Laprade</i>).<br/>
+<br/>
+<i>Collection in-8 &laquo;A la Gerbe&raquo;</i><br/>
+<br/>
+OEUVRES COMPL&Egrave;TES (<i>18 vol.</i>).<br/>
+<br/>
+</div>
+<br/>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;"/>
+<h1>MARCEL PROUST</h1>
+<h2>A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU</h2>
+<h1>VIII</h1>
+<h1>LE COT&Eacute; DE GUERMANTES</h1>
+<h1>(<i>TROISI&Egrave;ME PARTIE</i>)</h1>
+<h3><i>nrf</i></h3>
+<h3>GALLIMARD</h3>
+<hr style="width: 65%;"/>
+<p><br/>
+Les jours qui pr&eacute;c&eacute;d&egrave;rent mon d&icirc;ner avec M<sup>me</sup>
+de Stermaria me furent, non
+pas d&eacute;licieux, mais insupportables. C'est qu'en
+g&eacute;n&eacute;ral, plus le temps
+qui nous s&eacute;pare de ce que nous nous proposons est court, plus il
+nous
+semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus
+br&egrave;ves ou
+simplement parce que nous songeons &agrave; le mesurer. La
+papaut&eacute;, dit-on,
+compte par si&egrave;cles, et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me ne songe pas
+&agrave; compter, parce que
+son but est &agrave; l'infini. Le mien &eacute;tant seulement &agrave;
+la distance de trois
+jours, je comptais par secondes, je me livrais &agrave; ces
+imaginations qui
+sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne
+pouvoir faire achever par la femme elle-m&ecirc;me (ces
+caresses-l&agrave;
+pr&eacute;cis&eacute;ment, &agrave; l'exclusion de toutes autres). Et
+en somme, s'il est vrai
+qu'en g&eacute;n&eacute;ral la difficult&eacute; d'atteindre l'objet
+d'un d&eacute;sir l'accro&icirc;t (la
+difficult&eacute;, non l'impossibilit&eacute;, car cette
+derni&egrave;re le supprime),
+pourtant pour un d&eacute;sir tout physique, la certitude qu'il sera
+r&eacute;alis&eacute; &agrave;
+un moment prochain et d&eacute;termin&eacute; n'est gu&egrave;re moins
+exaltante que
+l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute
+rend intol&eacute;rable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle
+fait de
+cette attente un accomplissement innombrable et, par la
+fr&eacute;quence des
+repr&eacute;sentations anticip&eacute;es, divise le temps en tranches
+aussi menues que
+ferait l'angoisse.</p>
+<p>Ce qu'il me fallait, c'&eacute;tait poss&eacute;der M<sup>me</sup>
+de Stermaria, car depuis
+plusieurs jours, avec une activit&eacute; incessante, mes d&eacute;sirs
+avaient
+pr&eacute;par&eacute; ce plaisir-l&agrave;, dans mon imagination, et ce
+plaisir seul, un
+autre (le plaisir avec une autre) n'e&ucirc;t pas, lui,
+&eacute;t&eacute; pr&ecirc;t, le plaisir
+n'&eacute;tant que la r&eacute;alisation d'une envie pr&eacute;alable
+et qui n'est pas
+toujours la m&ecirc;me, qui change selon les mille combinaisons de la
+r&ecirc;verie,
+les hasards du souvenir, l'&eacute;tat du temp&eacute;rament, l'ordre
+de disponibilit&eacute;
+des d&eacute;sirs dont les derniers exauc&eacute;s se reposent
+jusqu'&agrave; ce qu'ait &eacute;t&eacute;
+un peu oubli&eacute;e la d&eacute;ception de l'accomplissement; je
+n'eusse pas &eacute;t&eacute;
+pr&ecirc;t, j'avais d&eacute;j&agrave; quitt&eacute; la grande route
+des d&eacute;sirs g&eacute;n&eacute;raux et m'&eacute;tais
+engag&eacute; dans le sentier d'un d&eacute;sir particulier; il aurait
+fallu, pour
+d&eacute;sirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour
+rejoindre la
+grande route et prendre un autre sentier. Poss&eacute;der M<sup>me</sup>
+de Stermaria dans
+l'&icirc;le du Bois de Boulogne o&ugrave; je l'avais invit&eacute;e
+&agrave; d&icirc;ner, tel &eacute;tait le
+plaisir que j'imaginais &agrave; toute minute. Il e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; naturellement
+d&eacute;truit, si j'avais d&icirc;n&eacute; dans cette &icirc;le sans M<sup>me</sup>
+de Stermaria; mais
+peut-&ecirc;tre aussi fort diminu&eacute;, en d&icirc;nant, m&ecirc;me
+avec elle, ailleurs. Du
+reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont
+pr&eacute;alables &agrave; la femme, au genre de femmes qui convient
+pour cela. Elles
+le commandent, et aussi le lieu; et &agrave; cause de cela font revenir
+alternativement, dans notre capricieuse pens&eacute;e, telle femme, tel
+site,
+telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions
+d&eacute;daign&eacute;s. Filles de
+l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit o&ugrave; on
+trouve la
+paix &agrave; leur c&ocirc;t&eacute;, et d'autres, pour &ecirc;tre
+caress&eacute;es avec une intention
+plus secr&egrave;te, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la
+nuit, sont
+l&eacute;g&egrave;res et fuyantes autant qu'elles.</p>
+<p>Sans doute d&eacute;j&agrave;, bien avant d'avoir re&ccedil;u la
+lettre de Saint-Loup, et
+quand il ne s'agissait pas encore de M<sup>me</sup> de Stermaria,
+l'&icirc;le du Bois
+m'avait sembl&eacute; faite pour le plaisir parce que je m'&eacute;tais
+trouv&eacute; aller y
+go&ucirc;ter la tristesse de n'en avoir aucun &agrave; y abriter. C'est
+aux bords du
+lac qui conduisent &agrave; cette &icirc;le et le long desquels, dans
+les derni&egrave;res
+semaines de l'&eacute;t&eacute;, vont se promener les Parisiennes qui
+ne sont pas
+encore parties, que, ne sachant plus o&ugrave; la retrouver, et si
+m&ecirc;me elle
+n'a pas d&eacute;j&agrave; quitt&eacute; Paris, on erre avec l'espoir
+de voir passer la jeune
+fille dont on est tomb&eacute; amoureux dans le dernier bal de
+l'ann&eacute;e, qu'on
+ne pourra plus retrouver dans aucune soir&eacute;e avant le printemps
+suivant.
+Se sentant &agrave; la veille, peut-&ecirc;tre au lendemain du
+d&eacute;part de l'&ecirc;tre
+aim&eacute;, on suit au bord de l'eau fr&eacute;missante ces belles
+all&eacute;es o&ugrave; d&eacute;j&agrave; une
+premi&egrave;re feuille rouge fleurit comme une derni&egrave;re rose,
+on scrute cet
+horizon o&ugrave;, par un artifice inverse &agrave; celui de ces
+panoramas sous la
+rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent
+&agrave; la
+toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du
+volume, nos yeux passant sans transition du parc cultiv&eacute; aux
+hauteurs
+naturelles de Meudon et du mont Val&eacute;rien ne savent pas o&ugrave;
+mettre une
+fronti&egrave;re, et font entrer la vraie campagne dans l'&#339;uvre du
+jardinage
+dont ils projettent bien au del&agrave; d'elle-m&ecirc;me
+l'agr&eacute;ment artificiel;
+ainsi ces oiseaux rares &eacute;lev&eacute;s en libert&eacute; dans un
+jardin botanique et
+qui chaque jour, au gr&eacute; de leurs promenades ail&eacute;es, vont
+poser jusque
+dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la derni&egrave;re
+f&ecirc;te de
+l'&eacute;t&eacute; et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce
+royaume
+romanesque des rencontres incertaines et des m&eacute;lancolies
+amoureuses, et
+on ne serait pas plus surpris qu'il f&ucirc;t situ&eacute; hors de
+l'univers
+g&eacute;ographique que si &agrave; Versailles, au haut de la terrasse,
+observatoire
+autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style
+de Van der Meulen, apr&egrave;s s'&ecirc;tre ainsi &eacute;lev&eacute;
+en dehors de la nature, on
+apprenait que l&agrave; o&ugrave; elle recommence, au bout du grand
+canal, les
+villages qu'on ne peut distinguer, &agrave; l'horizon
+&eacute;blouissant comme la mer,
+s'appellent Fleurus ou Nim&egrave;gue.</p>
+<p>Et le dernier &eacute;quipage pass&eacute;, quand on sent avec
+douleur qu'elle ne
+viendra plus, on va d&icirc;ner dans l'&icirc;le; au-dessus des
+peupliers
+tremblants, qui rappellent sans fin les myst&egrave;res du soir plus
+qu'ils n'y
+r&eacute;pondent, un nuage rose met une derni&egrave;re couleur de vie
+dans le ciel
+apais&eacute;. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau
+antique,
+mais dans sa divine enfance rest&eacute;e toujours couleur du temps et
+qui
+oublie &agrave; tout moment les images des nuages et des fleurs. Et
+apr&egrave;s que
+les g&eacute;raniums ont inutilement, en intensifiant
+l'&eacute;clairage de leurs
+couleurs, lutt&eacute; contre le cr&eacute;puscule assombri, une brume
+vient
+envelopper l'&icirc;le qui s'endort; on se prom&egrave;ne dans l'humide
+obscurit&eacute; le
+long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous
+&eacute;tonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands
+ouverts et
+le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas r&eacute;veill&eacute;.
+Alors on voudrait
+d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on
+peut se croire loin.</p>
+<p>Mais dans cette &icirc;le, o&ugrave; m&ecirc;me l'&eacute;t&eacute;
+il y avait souvent du brouillard,
+combien je serais plus heureux d'emmener M<sup>me</sup> de Stermaria
+maintenant que
+la mauvaise saison, que la fin de l'automne &eacute;tait venue. Si le
+temps
+qu'il faisait depuis dimanche n'avait &agrave; lui seul rendu
+gris&acirc;tres et
+maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait&#8212;comme d'autres
+saisons les faisaient embaum&eacute;s, lumineux, italiens,&#8212;l'espoir de
+poss&eacute;der dans quelques jours M<sup>me</sup> de Stermaria
+e&ucirc;t suffi pour faire se
+lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination
+monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la
+veille s'&eacute;tait &eacute;lev&eacute; m&ecirc;me &agrave; Paris,
+non seulement me faisait songer sans
+cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais
+comme il &eacute;tait probable que, bien plus &eacute;pais encore que
+dans la ville,
+il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais
+qu'il ferait pour moi de l'&icirc;le des Cygnes un peu l'&icirc;le de
+Bretagne dont
+l'atmosph&egrave;re maritime et brumeuse avait toujours entour&eacute;
+pour moi comme
+un v&ecirc;tement la p&acirc;le silhouette de M<sup>me</sup> de
+Stermaria. Certes quand on est
+jeune, &agrave; l'&acirc;ge que j'avais dans mes promenades du
+c&ocirc;t&eacute; de M&eacute;s&eacute;glise,
+notre d&eacute;sir, notre croyance conf&egrave;re au v&ecirc;tement
+d'une femme une
+particularit&eacute; individuelle, une irr&eacute;ductible essence. On
+poursuit la
+r&eacute;alit&eacute;. Mais &agrave; force de la laisser
+&eacute;chapper, on finit par remarquer
+qu'&agrave; travers toutes ces vaines tentatives o&ugrave; on a
+trouv&eacute; le n&eacute;ant,
+quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence
+&agrave; d&eacute;gager, &agrave; conna&icirc;tre ce qu'on aime, on
+t&acirc;che &agrave; se le procurer, f&ucirc;t-ce
+au prix d'un artifice. Alors, &agrave; d&eacute;faut de la croyance
+disparue, le
+costume signifie la suppl&eacute;ance &agrave; celle-ci par le moyen
+d'une illusion
+volontaire. Je savais bien qu'&agrave; une demi-heure de la maison je
+ne
+trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlac&eacute; &agrave;
+M<sup>me</sup> de
+Stermaria, dans les t&eacute;n&egrave;bres de l'&icirc;le, au bord de
+l'eau, je ferais comme
+d'autres qui, ne pouvant p&eacute;n&eacute;trer dans un couvent, du
+moins, avant de
+poss&eacute;der une femme, l'habillent en religieuse.</p>
+<p>Je pouvais m&ecirc;me esp&eacute;rer d'&eacute;couter avec la jeune
+femme quelque clapotis
+de vagues, car, la veille du d&icirc;ner, une temp&ecirc;te se
+d&eacute;cha&icirc;na. Je
+commen&ccedil;ais &agrave; me raser pour aller dans l'&icirc;le retenir
+le cabinet (bien
+qu'&agrave; cette &eacute;poque de l'ann&eacute;e l'&icirc;le f&ucirc;t
+vide et le restaurant d&eacute;sert) et
+arr&ecirc;ter le menu pour le d&icirc;ner du lendemain, quand
+Fran&ccedil;oise m'annon&ccedil;a
+Albertine. Je fis entrer aussit&ocirc;t, indiff&eacute;rent &agrave; ce
+qu'elle me v&icirc;t
+enlaidi d'un menton noir, celle pour qui &agrave; Balbec je ne me
+trouvais
+jamais assez beau, et qui m'avait co&ucirc;t&eacute; alors autant
+d'agitation et de
+peine que maintenant M<sup>me</sup> de Stermaria. Je tenais &agrave; ce
+que celle-ci re&ccedil;&ucirc;t
+la meilleure impression possible de la soir&eacute;e du lendemain.
+Aussi je
+demandai &agrave; Albertine de m'accompagner tout de suite
+jusqu'&agrave; l'&icirc;le pour
+m'aider &agrave; faire le menu. Celle &agrave; qui on donne tout est si
+vite remplac&eacute;e
+par une autre, qu'on est &eacute;tonn&eacute; soi-m&ecirc;me de donner
+ce qu'on a de
+nouveau, &agrave; chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition
+le
+visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait
+tr&egrave;s bas, jusqu'aux yeux, sembla h&eacute;siter. Elle devait
+avoir d'autres
+projets; en tout cas elle me les sacrifia ais&eacute;ment, &agrave; ma
+grande
+satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance &agrave; avoir avec
+moi une
+jeune m&eacute;nag&egrave;re qui saurait bien mieux commander le
+d&icirc;ner que moi.</p>
+<p>Il est certain qu'elle avait repr&eacute;sent&eacute; tout autre
+chose pour moi, &agrave;
+Balbec. Mais notre intimit&eacute;, m&ecirc;me quand nous ne la jugeons
+pas alors
+assez &eacute;troite, avec une femme dont nous sommes &eacute;pris
+cr&eacute;e entre elle et
+nous, malgr&eacute; les insuffisances qui nous font souffrir alors, des
+liens
+sociaux qui survivent &agrave; notre amour et m&ecirc;me au souvenir de
+notre amour.
+Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin
+vers
+d'autres, nous sommes tout aussi &eacute;tonn&eacute;s et amus&eacute;s
+d'apprendre de notre
+m&eacute;moire ce que son nom signifia d'original pour l'autre
+&ecirc;tre que nous
+avons &eacute;t&eacute; autrefois, que si, apr&egrave;s avoir
+jet&eacute; &agrave; un cocher une adresse,
+boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement &agrave; la
+personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent
+jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait
+l&agrave; et
+celui du bac qui traversait la Seine.</p>
+<p>Certes, mes d&eacute;sirs de Balbec avaient si bien m&ucirc;ri le
+corps d'Albertine,
+y avaient accumul&eacute; des saveurs si fra&icirc;ches et si douces
+que, pendant
+notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux,
+secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles
+mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup
+se f&ucirc;t tromp&eacute;, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que
+mon d&icirc;ner
+avec M<sup>me</sup> de Stermaria ne me conduis&icirc;t &agrave; rien,
+j'eusse donn&eacute; rendez-vous
+pour le m&ecirc;me soir tr&egrave;s tard &agrave; Albertine, afin
+d'oublier pendant une
+heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma
+curiosit&eacute; avait jadis supput&eacute;, soupes&eacute; tous les
+charmes dont il
+surabondait maintenant, les &eacute;motions et peut-&ecirc;tre les
+tristesses de ce
+commencement d'amour pour M<sup>me</sup> de Stermaria. Et certes, si
+j'avais pu
+supposer que M<sup>me</sup> de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur
+le premier
+soir, je me serais repr&eacute;sent&eacute; ma soir&eacute;e avec elle
+d'une fa&ccedil;on assez
+d&eacute;cevante. Je savais trop bien par exp&eacute;rience comment les
+deux stades
+qui se succ&egrave;dent en nous, dans ces commencements d'amour pour
+une femme
+que nous avons d&eacute;sir&eacute;e sans la conna&icirc;tre, aimant
+plut&ocirc;t en elle la vie
+particuli&egrave;re o&ugrave; elle baigne qu'elle-m&ecirc;me presque
+inconnue
+encore,&#8212;comment ces deux stades se refl&egrave;tent bizarrement dans le
+domaine des faits, c'est-&agrave;-dire non plus en nous-m&ecirc;me,
+mais dans nos
+rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais caus&eacute; avec
+elle,
+h&eacute;sit&eacute;, tent&eacute;s que nous &eacute;tions par la
+po&eacute;sie qu'elle repr&eacute;sente pour
+nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les r&ecirc;ves se
+fixent
+autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous
+avec
+elle, qui suivra bient&ocirc;t, devrait refl&eacute;ter cet amour
+naissant. Il n'en
+est rien. Comme s'il &eacute;tait n&eacute;cessaire que la vie
+mat&eacute;rielle e&ucirc;t aussi
+son premier stade, l'aimant d&eacute;j&agrave;, nous lui parlons de la
+fa&ccedil;on la plus
+insignifiante: &laquo;Je vous ai demand&eacute; de venir d&icirc;ner
+dans cette &icirc;le parce
+que j'ai pens&eacute; que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien
+de
+sp&eacute;cial &agrave; vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien
+humide et que
+vous n'ayez froid.&#8212;Mais non.&#8212;Vous le dites par amabilit&eacute;. Je
+vous
+permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid,
+pour
+ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous
+ram&egrave;nerai de
+force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume.&raquo; Et sans lui
+avoir
+rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus
+une certaine fa&ccedil;on de regarder, mais ne pensant qu'&agrave; la
+revoir. Or, la
+seconde fois (ne retrouvant m&ecirc;me plus le regard, seul souvenir,
+mais ne
+pensant plus malgr&eacute; cela qu'&agrave; la revoir) le premier stade
+est d&eacute;pass&eacute;.
+Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du
+confort du restaurant, nous disons, sans que cela &eacute;tonne la
+personne
+nouvelle, que nous trouvons laide, mais &agrave; qui nous voudrions
+qu'on parle
+de nous &agrave; toutes les minutes de sa vie: &laquo;Nous allons avoir
+fort &agrave; faire
+pour vaincre tous les obstacles accumul&eacute;s entre nos c&#339;urs.
+Pensez-vous
+que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir
+raison
+de nos ennemis, esp&eacute;rer un heureux avenir?&raquo; Mais ces
+conversations,
+d'abord insignifiantes, puis faisant allusion &agrave; l'amour,
+n'auraient pas
+lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. M<sup>me</sup> de
+Stermaria se
+donnerait d&egrave;s le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de
+convoquer
+Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soir&eacute;e.
+C'&eacute;tait
+inutile, Robert n'exag&eacute;rait jamais et sa lettre &eacute;tait
+claire!</p>
+<p>Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'&eacute;tais
+pr&eacute;occup&eacute;. Nous
+f&icirc;mes quelques pas &agrave; pied, sous la grotte verd&acirc;tre,
+quasi sous-marine,
+d'une &eacute;paisse futaie sur le d&ocirc;me de laquelle nous
+entendions d&eacute;ferler le
+vent et &eacute;clabousser la pluie. J'&eacute;crasais par terre des
+feuilles mortes,
+qui s'enfon&ccedil;aient dans le sol comme des coquillages, et je
+poussais de
+ma canne des ch&acirc;taignes piquantes comme des oursins.</p>
+<p>Aux branches les derni&egrave;res feuilles convuls&eacute;es ne
+suivaient le vent que
+de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
+elles tombaient &agrave; terre et le rattrapaient en courant. Je
+pensais avec
+joie combien, si ce temps durait, l'&icirc;le serait demain plus
+lointaine
+encore et en tout cas enti&egrave;rement d&eacute;serte. Nous
+remont&acirc;mes en voiture,
+et comme la bourrasque s'&eacute;tait calm&eacute;e, Albertine me
+demanda de
+poursuivre jusqu'&agrave; Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles
+mortes, en
+haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
+sorte de section conique pratiqu&eacute;e dans le ciel laissait voir la
+superposition rose, bleue et verte, &eacute;taient tout
+pr&eacute;par&eacute;s &agrave; destination
+de climats plus beaux. Pour voir de plus pr&egrave;s une d&eacute;esse
+de marbre qui
+s'&eacute;lan&ccedil;ait de son socle, et, toute seule dans un grand
+bois qui semblait
+lui &ecirc;tre consacr&eacute;, l'emplissait de la terreur
+mythologique, moiti&eacute;
+animale, moiti&eacute; sacr&eacute;e de ses bonds furieux, Albertine
+monta sur un
+tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-m&ecirc;me, vue
+ainsi
+d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit
+o&ugrave;
+les grains de son cou apparaissaient &agrave; la loupe de mes yeux
+approch&eacute;s,
+mais cisel&eacute;e et fine, semblait une petit statue sur laquelle les
+minutes
+heureuses de Balbec avaient pass&eacute; leur patine. Quand je me
+retrouvai
+seul chez moi, me rappelant que j'avais &eacute;t&eacute; faire une
+course
+l'apr&egrave;s-midi avec Albertine, que je d&icirc;nais le surlendemain
+chez M<sup>me</sup> de
+Guermantes, et que j'avais &agrave; r&eacute;pondre &agrave; une lettre
+de Gilberte, trois
+femmes que j'avais aim&eacute;es, je me dis que notre vie sociale est,
+comme un
+atelier d'artiste, remplie des &eacute;bauches d&eacute;laiss&eacute;es
+o&ugrave; nous avions cru un
+moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
+pas que quelquefois, si l'&eacute;bauche n'est pas trop ancienne, il
+peut
+arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une &#339;uvre toute
+diff&eacute;rente, et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me plus importante que
+celle que nous avions
+projet&eacute;e d'abord.</p>
+<p>Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait,
+la
+saison &eacute;tait si avanc&eacute;e que c'&eacute;tait miracle si
+nous avions pu trouver
+dans le Bois d&eacute;j&agrave; saccag&eacute; quelques d&ocirc;mes
+d'or vert). En m'&eacute;veillant je
+vis, comme de la fen&ecirc;tre de la caserne de Donci&egrave;res, la
+brume mate, unie
+et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme
+du
+sucre fil&eacute;. Puis le soleil se cacha et elle s'&eacute;paissit
+encore dans
+l'apr&egrave;s-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette,
+mais il
+&eacute;tait encore trop t&ocirc;t pour partir; je d&eacute;cidai
+d'envoyer une voiture &agrave;
+M<sup>me</sup> de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la
+forcer &agrave; faire
+la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle o&ugrave;
+je lui
+demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
+m'&eacute;tendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les
+rouvris.
+Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince
+lis&eacute;r&eacute; de jour qui
+allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
+profond du plaisir, et dont j'avais appris &agrave; Balbec &agrave;
+conna&icirc;tre le vide
+sombre et d&eacute;licieux, quand, seul dans ma chambre comme
+maintenant,
+pendant que tous les autres &eacute;taient &agrave; d&icirc;ner, je
+voyais sans tristesse le
+jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bient&ocirc;t,
+apr&egrave;s une nuit
+aussi courte que les nuits du p&ocirc;le, il allait ressusciter plus
+&eacute;clatant
+dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai &agrave; bas de mon lit,
+je passai
+ma cravate noire, je donnai un coup de brosse &agrave; mes cheveux,
+gestes
+derniers d'une mise en ordre tardive, ex&eacute;cut&eacute;s &agrave;
+Balbec en pensant non &agrave;
+moi mais aux femmes que je verrais &agrave; Rivebelle, tandis que je
+leur
+souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et rest&eacute;s
+&agrave; cause
+de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement m&ecirc;l&eacute;
+de lumi&egrave;res
+et de musique. Comme des signes magiques ils l'&eacute;voquaient, bien
+plus le
+r&eacute;alisaient d&eacute;j&agrave;; gr&acirc;ce &agrave; eux j'avais
+de sa v&eacute;rit&eacute; une notion aussi
+certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
+compl&egrave;te que celles que j'avais &agrave; Combray, au mois de
+juillet, quand
+j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
+dans la fra&icirc;cheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.</p>
+<p>Aussi n'&eacute;tait-ce plus tout &agrave; fait M<sup>me</sup> de
+Stermaria que j'aurais d&eacute;sir&eacute;
+voir. Forc&eacute; maintenant de passer avec elle ma soir&eacute;e,
+j'aurais pr&eacute;f&eacute;r&eacute;,
+comme celle-ci &eacute;tait ma derni&egrave;re avant le retour de mes
+parents, qu'elle
+rest&acirc;t libre et que je pusse chercher &agrave; revoir des femmes
+de Rivebelle.
+Je me relavai une derni&egrave;re fois les mains, et dans la promenade
+que le
+plaisir me faisait faire &agrave; travers l'appartement, je me les
+essuyai dans
+la salle &agrave; manger obscure. Elle me parut ouverte sur
+l'antichambre
+&eacute;clair&eacute;e, mais ce que j'avais pris pour la fente
+illumin&eacute;e de la porte
+qui, au contraire, &eacute;tait ferm&eacute;e, n'&eacute;tait que le
+reflet blanc de ma
+serviette dans une glace pos&eacute;e le long du mur, en attendant
+qu'on la
+pla&ccedil;&acirc;t pour le retour de maman. Je repensai &agrave; tous
+les mirages que
+j'avais ainsi d&eacute;couverts dans notre appartement et qui
+n'&eacute;taient pas
+qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
+chien, &agrave; cause du jappement prolong&eacute;, presque humain,
+qu'avait pris un
+certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
+porte du palier ne se refermait d'elle-m&ecirc;me tr&egrave;s
+lentement, sur les
+courants d'air de l'escalier, qu'en ex&eacute;cutant les hachures de
+phrases
+voluptueuses et g&eacute;missantes qui se superposent au ch&#339;ur des
+P&egrave;lerins,
+vers la fin de l'ouverture de <i>Tannh&auml;user</i>. J'eus du reste,
+comme je
+venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
+nouvelle audition de cet &eacute;blouissant morceau symphonique, car un
+coup de
+sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
+cocher qui me rapportait la r&eacute;ponse. Je pensais que ce serait:
+&laquo;Cette
+dame est en bas&raquo;, ou &laquo;Cette dame vous attend.&raquo; Mais
+il tenait &agrave; la main
+une lettre. J'h&eacute;sitai un instant &agrave; prendre connaissance
+de ce que M<sup>me</sup> de
+Stermaria avait &eacute;crit, qui tant qu'elle avait la plume en main
+aurait pu
+&ecirc;tre autre, mais qui maintenant &eacute;tait,
+d&eacute;tach&eacute; d'elle, un destin qui
+poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
+Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant,
+quoiqu'il
+maugr&eacute;&acirc;t contre la brume. D&egrave;s qu'il fut parti,
+j'ouvris l'enveloppe. Sur
+la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invit&eacute;e avait
+&eacute;crit: &laquo;Je
+suis d&eacute;sol&eacute;e, un contretemps m'emp&ecirc;che de
+d&icirc;ner ce soir avec vous &agrave;
+l'&icirc;le du Bois. Je m'en faisais une f&ecirc;te. Je vous
+&eacute;crirai plus longuement
+de Stermaria. Regrets. Amiti&eacute;s.&raquo; Je restai immobile,
+&eacute;tourdi par le choc
+que j'avais re&ccedil;u. A mes pieds &eacute;taient tomb&eacute;es la
+carte et l'enveloppe,
+comme la bourre d'une arme &agrave; feu quand le coup est parti. Je les
+ramassai, j'analysai cette phrase. &laquo;Elle me dit qu'elle ne peut
+d&icirc;ner
+avec moi &agrave; l'&icirc;le du Bois. On pourrait en conclure qu'elle
+pourrait d&icirc;ner
+avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscr&eacute;tion d'aller la
+chercher,
+mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi.&raquo; Et cette &icirc;le
+du Bois,
+comme depuis quatre jours ma pens&eacute;e y &eacute;tait
+install&eacute;e d'avance avec M<sup>me</sup>
+de Stermaria, je ne pouvais arriver &agrave; l'en faire revenir. Mon
+d&eacute;sir
+reprenait involontairement la pente qu'il suivait d&eacute;j&agrave;
+depuis tant
+d'heures, et malgr&eacute; cette d&eacute;p&ecirc;che, trop
+r&eacute;cente pour pr&eacute;valoir contre
+lui, je me pr&eacute;parais instinctivement encore &agrave; partir,
+comme un &eacute;l&egrave;ve
+refus&eacute; &agrave; un examen voudrait r&eacute;pondre &agrave; une
+question de plus. Je finis
+par me d&eacute;cider &agrave; aller dire &agrave; Fran&ccedil;oise de
+descendre payer le cocher. Je
+traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle
+&agrave;
+manger; tout d'un coup mes pas cess&egrave;rent de retentir sur le
+parquet
+comme ils avaient fait jusque-l&agrave; et s'assourdirent en un silence
+qui,
+m&ecirc;me avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
+d'&eacute;touffement et de claustration. C'&eacute;taient les tapis
+que, pour le
+retour de mes parents, on avait commenc&eacute; de clouer, ces tapis
+qui sont
+si beaux par les heureuses matin&eacute;es, quand parmi leur
+d&eacute;sordre le soleil
+vous attend comme un ami venu pour vous emmener d&eacute;jeuner
+&agrave; la campagne,
+et pose sur eux le regard de la for&ecirc;t, mais qui maintenant, au
+contraire, &eacute;taient le premier am&eacute;nagement de la prison
+hivernale d'o&ugrave;,
+oblig&eacute; que j'allais &ecirc;tre de vivre, de prendre mes repas en
+famille, je
+ne pourrais plus librement sortir.</p>
+<p>&#8212;Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore
+clou&eacute;s, me
+cria Fran&ccedil;oise. J'aurais d&ucirc; allumer. On est
+d&eacute;j&agrave; &agrave; la fin de
+<i>sectembre</i>, les beaux jours sont finis.</p>
+<p>Bient&ocirc;t l'hiver; au coin de la fen&ecirc;tre, comme sur un
+verre de Gall&eacute;, une
+veine de neige durcie; et, m&ecirc;me aux Champs-&Eacute;lys&eacute;es,
+au lieu des jeunes
+filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.</p>
+<p>Ce qui ajoutait &agrave; mon d&eacute;sespoir de ne pas voir M<sup>me</sup>
+de Stermaria, c'&eacute;tait
+que sa r&eacute;ponse me faisait supposer que pendant qu'heure par
+heure,
+depuis dimanche, je ne vivais que pour ce d&icirc;ner, elle n'y avait
+sans
+doute pas pens&eacute; une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage
+d'amour
+qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait d&eacute;j&agrave; voir
+&agrave; ce moment-l&agrave;
+et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
+l'&eacute;tait rappel&eacute;e, elle n'e&ucirc;t pas sans doute attendu
+la voiture que je ne
+devais du reste pas, d'apr&egrave;s ce qui &eacute;tait convenu, lui
+envoyer, pour
+m'avertir qu'elle n'&eacute;tait pas libre. Mes r&ecirc;ves de jeune
+vierge f&eacute;odale
+dans une &icirc;le brumeuse avaient fray&eacute; le chemin &agrave; un
+amour encore
+inexistant. Maintenant ma d&eacute;ception, ma col&egrave;re, mon
+d&eacute;sir d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; de
+ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
+sensibilit&eacute; de la partie, fixer l'amour possible que
+jusque-l&agrave; mon
+imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.</p>
+<p>Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre
+oubli,
+de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous
+diff&eacute;rents, et
+auxquels nous n'avons ajout&eacute; du charme et un furieux
+d&eacute;sir de les revoir
+que parce qu'ils s'&eacute;taient au dernier moment
+d&eacute;rob&eacute;s? A l'&eacute;gard de M<sup>me</sup>
+de Stermaria c'&eacute;tait bien plus et il me suffisait maintenant,
+pour
+l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvel&eacute;es ces
+impressions si
+vives mais trop br&egrave;ves et que la m&eacute;moire n'aurait pas
+sans cela la force
+de maintenir dans l'absence. Les circonstances en
+d&eacute;cid&egrave;rent autrement,
+je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais
+&ccedil;'aurait pu
+&ecirc;tre elle. Et une des choses qui me rendirent peut-&ecirc;tre le
+plus cruel le
+grand amour que j'allais bient&ocirc;t avoir, ce fut, en me rappelant
+cette
+soir&eacute;e, de me dire qu'il aurait pu, si de tr&egrave;s simples
+circonstances
+avaient &eacute;t&eacute; modifi&eacute;es, se porter ailleurs, sur M<sup>me</sup>
+de Stermaria;
+appliqu&eacute; &agrave; celle qui me l'inspira si peu apr&egrave;s, il
+n'&eacute;tait donc
+pas&#8212;comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
+croire&#8212;absolument n&eacute;cessaire et pr&eacute;destin&eacute;.</p>
+<p>Fran&ccedil;oise m'avait laiss&eacute; seul dans la salle &agrave;
+manger, en me disant que
+j'avais tort d'y rester avant qu'elle e&ucirc;t allum&eacute; le feu.
+Elle allait
+faire &agrave; d&icirc;ner, car avant m&ecirc;me l'arriv&eacute;e de
+mes parents et d&egrave;s ce soir,
+ma r&eacute;clusion commen&ccedil;ait. J'avisai un &eacute;norme paquet
+de tapis encore tout
+enroul&eacute;s, lequel avait &eacute;t&eacute; pos&eacute; au coin du
+buffet, et m'y cachant la
+t&ecirc;te, avalant leur poussi&egrave;re et mes larmes, pareil aux
+Juifs qui se
+couvraient la t&ecirc;te de cendres dans le deuil, je me mis &agrave;
+sangloter. Je
+frissonnais, non pas seulement parce que la pi&egrave;ce &eacute;tait
+froide, mais
+parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
+le dire, le l&eacute;ger agr&eacute;ment duquel on ne cherche pas
+&agrave; r&eacute;agir) est caus&eacute;
+par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte &agrave; goutte,
+comme
+une pluie fine, p&eacute;n&eacute;trante, glaciale, semblant ne devoir
+jamais finir.
+Tout d'un coup j'entendis une voix:</p>
+<p>&#8212;Peut-on entrer? Fran&ccedil;oise m'a dit que tu devais &ecirc;tre
+dans la salle &agrave;
+manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions
+d&icirc;ner
+quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
+brouillard &agrave; couper au couteau.</p>
+<p>C'&eacute;tait, arriv&eacute; du matin, quand je le croyais encore
+au Maroc ou en mer,
+Robert de Saint-Loup.</p>
+<p>J'ai dit (et pr&eacute;cis&eacute;ment c'&eacute;tait, &agrave;
+Balbec, Robert de Saint-Loup qui
+m'avait, bien malgr&eacute; lui, aid&eacute; &agrave; en prendre
+conscience) ce que je pense
+de l'amiti&eacute;: &agrave; savoir qu'elle est si peu de chose que
+j'ai peine &agrave;
+comprendre que des hommes de quelque g&eacute;nie, et par exemple un
+Nietzsche,
+aient eu la na&iuml;vet&eacute; de lui attribuer une certaine valeur
+intellectuelle
+et en cons&eacute;quence de se refuser &agrave; des amiti&eacute;s
+auxquelles l'estime
+intellectuelle n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; li&eacute;e. Oui, cela
+m'a toujours &eacute;t&eacute; un
+&eacute;tonnement de voir qu'un homme qui poussait la
+sinc&eacute;rit&eacute; avec lui-m&ecirc;me
+jusqu'&agrave; se d&eacute;tacher, par scrupule de conscience, de la
+musique de
+Wagner, se soit imagin&eacute; que la v&eacute;rit&eacute; peut se
+r&eacute;aliser dans ce mode
+d'expression par nature confus et inad&eacute;quat que sont, en
+g&eacute;n&eacute;ral, des
+actions et, en particulier, des amiti&eacute;s, et qu'il puisse y avoir
+une
+signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
+voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
+l'incendie du Louvre. J'en &eacute;tais arriv&eacute;, &agrave; Balbec,
+&agrave; trouver le plaisir
+de jouer avec des jeunes filles moins funeste &agrave; la vie
+spirituelle, &agrave;
+laquelle du moins il reste &eacute;tranger, que l'amiti&eacute; dont
+tout l'effort est
+de nous faire sacrifier la partie seule r&eacute;elle et incommunicable
+(autrement que par le moyen de l'art) de nous-m&ecirc;me, &agrave; un
+moi
+superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-m&ecirc;me,
+mais
+trouve un attendrissement confus &agrave; se sentir soutenu sur des
+&eacute;tais
+ext&eacute;rieurs, hospitalis&eacute; dans une individualit&eacute;
+&eacute;trang&egrave;re, o&ugrave;, heureux de
+la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-&ecirc;tre en
+approbation et s'&eacute;merveille de qualit&eacute;s qu'il appellerait
+d&eacute;fauts et
+chercherait &agrave; corriger chez soi-m&ecirc;me. D'ailleurs les
+contempteurs de
+l'amiti&eacute; peuvent, sans illusions et non sans remords, &ecirc;tre
+les meilleurs
+amis du monde, de m&ecirc;me qu'un artiste portant en lui un
+chef-d'&#339;uvre et
+qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgr&eacute;
+cela,
+pour ne pas para&icirc;tre ou risquer d'&ecirc;tre &eacute;go&iuml;ste,
+donne sa vie pour une
+cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
+lesquelles il e&ucirc;t pr&eacute;f&eacute;r&eacute; ne pas la donner
+&eacute;taient des raisons
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;es. Mais quelle que f&ucirc;t mon
+opinion sur l'amiti&eacute;, m&ecirc;me pour
+ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualit&eacute; si
+m&eacute;diocre
+qu'elle ressemblait &agrave; quelque chose d'interm&eacute;diaire entre
+la fatigue et
+l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse &agrave; certaines
+heures
+devenir pr&eacute;cieux et r&eacute;confortant en nous apportant le
+coup de fouet qui
+nous &eacute;tait n&eacute;cessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas
+trouver en
+nous-m&ecirc;me.</p>
+<p>J'&eacute;tais bien &eacute;loign&eacute; certes de vouloir demander
+&agrave; Saint-Loup, comme je
+le d&eacute;sirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
+Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de M<sup>me</sup>
+de Stermaria
+ne voulait pas &ecirc;tre effac&eacute; si vite, mais, au moment
+o&ugrave; je ne sentais
+plus dans mon c&#339;ur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
+comme une arriv&eacute;e de bont&eacute;, de ga&icirc;t&eacute;, de
+vie, qui &eacute;taient en dehors de
+moi sans doute mais s'offraient &agrave; moi, ne demandaient
+qu'&agrave; &ecirc;tre &agrave; moi.
+Il ne comprit pas lui-m&ecirc;me mon cri de reconnaissance et mes
+larmes
+d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
+d'ailleurs qu'un de ces amis&#8212;diplomate, explorateur, aviateur ou
+militaire&#8212;comme l'&eacute;tait Saint-Loup, et qui, repartant le
+lendemain pour
+la campagne et de l&agrave; pour Dieu sait o&ugrave;, semblent faire
+tenir pour
+eux-m&ecirc;mes, dans la soir&eacute;e qu'ils nous consacrent, une
+impression qu'on
+s'&eacute;tonne de pouvoir, tant elle est rare et br&egrave;ve, leur
+&ecirc;tre si douce,
+et, du moment qu'elle leur pla&icirc;t tant, de ne pas les voir
+prolonger
+davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
+naturelle, donne &agrave; ces voyageurs le m&ecirc;me plaisir
+&eacute;trange et d&eacute;licieux
+que nos boulevards &agrave; un Asiatique. Nous part&icirc;mes ensemble
+pour aller
+d&icirc;ner et tout en descendant l'escalier je me rappelai
+Donci&egrave;res, o&ugrave;
+chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
+salles &agrave; manger oubli&eacute;es. Je me souvins d'une &agrave;
+laquelle je n'avais
+jamais repens&eacute; et qui n'&eacute;tait pas &agrave; l'h&ocirc;tel
+o&ugrave; Saint-Loup d&icirc;nait, mais
+dans un bien plus modeste, interm&eacute;diaire entre
+l'h&ocirc;tellerie et la
+pension de famille, et o&ugrave; on &eacute;tait servi par la patronne
+et une de ses
+domestiques. La neige m'avait arr&ecirc;t&eacute; l&agrave;. D'ailleurs
+Robert ne devait pas
+ce soir-l&agrave; d&icirc;ner &agrave; l'h&ocirc;tel et je n'avais pas
+voulu aller plus loin. On
+m'apporta les plats, en haut, dans une petite pi&egrave;ce toute en
+bois. La
+lampe s'&eacute;teignit pendant le d&icirc;ner, la servante m'alluma
+deux bougies.
+Moi, feignant de ne pas voir tr&egrave;s clair en lui tendant mon
+assiette,
+pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
+avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
+je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout
+enti&egrave;re &agrave;
+moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
+e&ucirc;t un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
+physique me parut exiger, pour &ecirc;tre go&ucirc;t&eacute;, non
+seulement cette servante
+mais la salle &agrave; manger de bois, si isol&eacute;e. Ce fut
+pourtant vers celle o&ugrave;
+d&icirc;naient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
+habitude, par amiti&eacute;, jusqu'&agrave; mon d&eacute;part de
+Donci&egrave;res. Et pourtant, m&ecirc;me
+cet h&ocirc;tel o&ugrave; il prenait pension avec ses amis, je n'y
+songeais plus
+depuis longtemps. Nous ne profitons gu&egrave;re de notre vie, nous
+laissons
+inachev&eacute;es dans les cr&eacute;puscules d'&eacute;t&eacute; ou
+les nuits pr&eacute;coces d'hiver les
+heures o&ugrave; il nous avait sembl&eacute; qu'e&ucirc;t pu pourtant
+&ecirc;tre enferm&eacute; un peu de
+paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
+Quand chantent &agrave; leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
+passeraient de m&ecirc;me aussi gr&ecirc;les et lin&eacute;aires, elles
+viennent leur
+apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
+Elles s'&eacute;tendent ainsi jusqu'&agrave; un de ces bonheurs types,
+qu'on ne
+retrouve que de temps &agrave; autre mais qui continuent d'&ecirc;tre;
+dans l'exemple
+pr&eacute;sent, c'&eacute;tait l'abandon de tout le reste pour
+d&icirc;ner dans un cadre
+confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
+nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
+dormante de toute son &eacute;nergie, de toute son affection, nous
+communiquer
+un plaisir &eacute;mu, bien diff&eacute;rent de celui que nous
+pourrions devoir &agrave;
+notre propre effort ou &agrave; des distractions mondaines; nous allons
+&ecirc;tre
+rien qu'&agrave; lui, lui faire des serments d'amiti&eacute; qui,
+n&eacute;s dans les
+cloisons de cette heure, restant enferm&eacute;s en elle, ne seraient
+peut-&ecirc;tre
+pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule
+&agrave;
+Saint-Loup, puisque, avec un courage o&ugrave; il entrait beaucoup de
+sagesse
+et le pressentiment que l'amiti&eacute; ne se peut approfondir, le
+lendemain il
+serait reparti.</p>
+<p>Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de
+Donci&egrave;res, quand
+nous f&ucirc;mes arriv&eacute;s dans la rue brusquement, la nuit
+presque compl&egrave;te o&ugrave;
+le brouillard semblait avoir &eacute;teint les
+r&eacute;verb&egrave;res, qu'on ne
+distinguait, bien faibles, que de tout pr&egrave;s, me ramena &agrave;
+je ne sais
+quelle arriv&eacute;e, le soir, &agrave; Combray, quand la ville
+n'&eacute;tait encore
+&eacute;clair&eacute;e que de loin en loin, et qu'on y t&acirc;tonnait
+dans une obscurit&eacute;
+humide, ti&egrave;de et sainte de Cr&egrave;che, &agrave; peine
+&eacute;toil&eacute;e &ccedil;a et l&agrave; d'un
+lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette
+ann&eacute;e,
+d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs &agrave; Rivebelle
+revus tout &agrave;
+l'heure au-dessus des rideaux, quelles diff&eacute;rences!
+J'&eacute;prouvais &agrave; les
+percevoir un enthousiasme qui aurait pu &ecirc;tre f&eacute;cond si
+j'&eacute;tais rest&eacute;
+seul, et m'aurait &eacute;vit&eacute; ainsi le d&eacute;tour de bien
+des ann&eacute;es inutiles par
+lesquelles j'allais encore passer avant que se d&eacute;clar&acirc;t la
+vocation
+invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela f&ucirc;t advenu ce
+soir-l&agrave;, cette voiture e&ucirc;t m&eacute;rit&eacute; de
+demeurer plus m&eacute;morable pour moi
+que celle du docteur Percepied sur le si&egrave;ge de laquelle j'avais
+compos&eacute;
+cette petite description&#8212;pr&eacute;cis&eacute;ment retrouv&eacute;e il
+y avait peu de temps,
+arrang&eacute;e, et vainement envoy&eacute;e au <i>Figaro</i>&#8212;des
+clochers de Martainville.
+Est-ce parce que nous ne revivons pas nos ann&eacute;es dans leur suite
+continue jour par jour, mais dans le souvenir fig&eacute; dans la
+fra&icirc;cheur ou
+l'insolation d'une matin&eacute;e ou d'un soir, recevant l'ombre de tel
+site
+isol&eacute;, enclos, immobile, arr&ecirc;t&eacute; et perdu, loin de
+tout le reste, et
+qu'ainsi, les changements gradu&eacute;s non seulement au dehors, mais
+dans nos
+r&ecirc;ves et notre caract&egrave;re &eacute;voluant, lesquels nous
+ont insensiblement
+conduit dans la vie d'un temps &agrave; tel autre tr&egrave;s
+diff&eacute;rent, se trouvant
+supprim&eacute;s, si nous revivons un autre souvenir
+pr&eacute;lev&eacute; sur une ann&eacute;e
+diff&eacute;rente, nous trouvons entre eux, gr&acirc;ce &agrave; des
+lacunes, &agrave; d'immenses
+pans d'oubli, comme l'ab&icirc;me d'une diff&eacute;rence d'altitude,
+comme
+l'incompatibilit&eacute; de deux qualit&eacute;s incomparables
+d'atmosph&egrave;re respir&eacute;e
+et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
+d'avoir, successivement, de Combray, de Donci&egrave;res et de
+Rivebelle, je
+sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
+qu'il y aurait entre des univers diff&eacute;rents o&ugrave; la
+mati&egrave;re ne serait pas
+la m&ecirc;me. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans
+laquelle
+m'apparaissaient cisel&eacute;s mes plus insignifiants souvenirs de
+Rivebelle,
+il m'e&ucirc;t fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
+compacte, fra&icirc;chissante et sonore, la substance jusque-l&agrave;
+analogue au
+gr&egrave;s sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de
+donner ses
+explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les id&eacute;es
+qui
+m'&eacute;taient apparues s'enfuirent. Ce sont des d&eacute;esses qui
+daignent
+quelquefois se rendre visibles &agrave; un mortel solitaire, au
+d&eacute;tour d'un
+chemin, m&ecirc;me dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout
+dans
+le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais
+d&egrave;s
+qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en soci&eacute;t&eacute;
+ne les
+aper&ccedil;oivent jamais. Et je me trouvai rejet&eacute; dans
+l'amiti&eacute;. Robert en
+arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais
+tandis que nous causions il n'avait cess&eacute; d'&eacute;paissir. Ce
+n'&eacute;tait plus
+seulement la brume l&eacute;g&egrave;re que j'avais souhait&eacute;
+voir s'&eacute;lever de l'&icirc;le et
+nous envelopper M<sup>me</sup> de Stermaria et moi. A deux pas les
+r&eacute;verb&egrave;res
+s'&eacute;teignaient et alors c'&eacute;tait la nuit, aussi profonde
+qu'en pleins
+champs, dans une for&ecirc;t, ou plut&ocirc;t dans une molle &icirc;le
+de Bretagne vers
+laquelle j'eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la
+c&ocirc;te de
+quelque mer septentrionale o&ugrave; on risque vingt fois la mort avant
+d'arriver &agrave; l'auberge solitaire; cessant d'&ecirc;tre un mirage
+qu'on
+recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on
+lutte, de sorte que nous e&ucirc;mes, &agrave; trouver notre chemin et
+&agrave; arriver &agrave;
+bon port, les difficult&eacute;s, l'inqui&eacute;tude et enfin la joie
+que donne la
+s&eacute;curit&eacute;&#8212;si insensible &agrave; celui qui n'est pas
+menac&eacute; de la perdre&#8212;au
+voyageur perplexe et d&eacute;pays&eacute;. Une seule chose faillit
+compromettre mon
+plaisir pendant notre aventureuse randonn&eacute;e, &agrave; cause de
+l'&eacute;tonnement
+irrit&eacute; o&ugrave; elle me jeta un instant. &laquo;Tu sais, j'ai
+racont&eacute; &agrave; Bloch, me
+dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que &ccedil;a, que
+tu lui
+trouvais des vulgarit&eacute;s. Voil&agrave; comme je suis, j'aime les
+situations
+tranch&eacute;es&raquo;, conclut-il d'un air satisfait et sur un ton
+qui n'admettait
+pas de r&eacute;plique. J'&eacute;tais stup&eacute;fait. Non seulement
+j'avais la confiance
+la plus absolue en Saint-Loup, en la loyaut&eacute; de son
+amiti&eacute;, et il
+l'avait trahie par ce qu'il avait dit &agrave; Bloch, mais il me
+semblait que
+de plus il e&ucirc;t d&ucirc; &ecirc;tre emp&ecirc;ch&eacute; de le
+faire par ses d&eacute;fauts autant que
+par ses qualit&eacute;s, par cet extraordinaire acquis
+d'&eacute;ducation qui pouvait
+pousser la politesse jusqu'&agrave; un certain manque de franchise. Son
+air
+triomphant &eacute;tait-il celui que nous prenons pour dissimuler
+quelque
+embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas
+d&ucirc;
+faire? traduisait-il de l'inconscience? de la b&ecirc;tise
+&eacute;rigeant en vertu
+un d&eacute;faut que je ne lui connaissais pas? un acc&egrave;s de
+mauvaise humeur
+passag&egrave;re contre moi le poussant &agrave; me quitter, ou
+l'enregistrement d'un
+acc&egrave;s de mauvaise humeur passag&egrave;re vis-&agrave;-vis de
+Bloch &agrave; qui il avait
+voulu dire quelque chose de d&eacute;sagr&eacute;able m&ecirc;me en me
+compromettant? Du
+reste sa figure &eacute;tait stigmatis&eacute;e, pendant qu'il me
+disait ces paroles
+vulgaires, par une affreuse sinuosit&eacute; que je ne lui ai vue
+qu'une fois
+ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord &agrave; peu pr&egrave;s
+le milieu de la
+figure, une fois arriv&eacute;e aux l&egrave;vres les tordait, leur
+donnait une
+expression hideuse de bassesse, presque de bestialit&eacute; toute
+passag&egrave;re et
+sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-l&agrave;,
+qui sans
+doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, &eacute;clipse
+partielle de
+son propre moi, par le passage sur lui de la personnalit&eacute; d'un
+a&iuml;eul qui
+s'y refl&eacute;tait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert,
+ses
+paroles: &laquo;J'aime les situations tranch&eacute;es&raquo;
+pr&ecirc;taient au m&ecirc;me doute, et
+auraient d&ucirc; encourir le m&ecirc;me bl&acirc;me. Je voulais lui
+dire que si l'on aime
+les situations tranch&eacute;es, il faut avoir de ces acc&egrave;s de
+franchise en ce
+qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux
+d&eacute;pens des
+autres. Mais d&eacute;j&agrave; la voiture s'&eacute;tait
+arr&ecirc;t&eacute;e devant le restaurant dont
+la vaste fa&ccedil;ade vitr&eacute;e et flamboyante arrivait seule
+&agrave; percer
+l'obscurit&eacute;. Le brouillard lui-m&ecirc;me, par les
+clart&eacute;s confortables de
+l'int&eacute;rieur, semblait jusque sur le trottoir m&ecirc;me vous
+indiquer l'entr&eacute;e
+avec la joie de ces valets qui refl&egrave;tent les dispositions du
+ma&icirc;tre; il
+s'irisait des nuances les plus d&eacute;licates et montrait
+l'entr&eacute;e comme la
+colonne lumineuse qui guida les H&eacute;breux. Il y en avait
+d'ailleurs
+beaucoup dans la client&egrave;le. Car c'&eacute;tait dans ce
+restaurant que Bloch et
+ses amis &eacute;taient venus longtemps, ivres d'un je&ucirc;ne aussi
+affamant que le
+je&ucirc;ne rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de
+caf&eacute; et de
+curiosit&eacute; politique, se retrouver le soir. Toute excitation
+mentale
+donnant une valeur qui prime, une qualit&eacute; sup&eacute;rieure aux
+habitudes qui
+s'y rattachent, il n'y a pas de go&ucirc;t un peu vif qui ne compose
+ainsi
+autour de lui une soci&eacute;t&eacute; qu'il unit, et o&ugrave; la
+consid&eacute;ration des autres
+membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici,
+f&ucirc;t-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des
+passionn&eacute;s
+de musique; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se
+passe aux s&eacute;ances de musique de chambre, aux r&eacute;unions
+o&ugrave; on cause
+musique, au caf&eacute; o&ugrave; l'on se retrouve entre amateurs et
+o&ugrave; on coudoie les
+musiciens de l'orchestre. D'autres &eacute;pris d'aviation tiennent
+&agrave; &ecirc;tre bien
+vus du vieux gar&ccedil;on du bar vitr&eacute; perch&eacute; au haut de
+l'a&eacute;rodrome; &agrave; l'abri
+du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en
+compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les
+&eacute;volutions
+d'un pilote ex&eacute;cutant des loopings, tandis qu'un autre,
+invisible
+l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand
+bruit d'ailes de l'oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait
+pour
+t&acirc;cher de perp&eacute;tuer, d'approfondir, les &eacute;motions
+fugitives du proc&egrave;s
+Zola, attachait de m&ecirc;me une grande importance &agrave; ce
+caf&eacute;. Mais elle y
+&eacute;tait mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de
+la
+client&egrave;le et avaient adopt&eacute; une seconde salle du
+caf&eacute;, s&eacute;par&eacute;e seulement
+de l'autre par un l&eacute;ger parapet d&eacute;cor&eacute; de verdure.
+Ils consid&eacute;raient
+Dreyfus et ses partisans comme des tra&icirc;tres, bien que vingt-cinq
+ans
+plus tard, les id&eacute;es ayant eu le temps de se classer et le
+dreyfusisme
+de prendre dans l'histoire une certaine &eacute;l&eacute;gance, les
+fils,
+bolchevisants et valseurs, de ces m&ecirc;mes jeunes nobles dussent
+d&eacute;clarer
+aux &laquo;intellectuels&raquo; qui les interrogeaient que
+s&ucirc;rement, s'ils avaient
+v&eacute;cu en ce temps-l&agrave;, ils eussent &eacute;t&eacute; pour
+Dreyfus, sans trop savoir
+beaucoup plus ce qu'avait &eacute;t&eacute; l'Affaire que la comtesse
+Edmond de
+Pourtal&egrave;s ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs
+d&eacute;j&agrave; &eacute;teintes
+au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du
+caf&eacute; qui devaient &ecirc;tre plus tard les p&egrave;res de ces
+jeunes intellectuels
+r&eacute;trospectivement dreyfusards &eacute;taient encore
+gar&ccedil;ons. Certes, un riche
+mariage &eacute;tait envisag&eacute; par les familles de tous, mais
+n'&eacute;tait encore
+r&eacute;alis&eacute; pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce
+riche mariage
+d&eacute;sir&eacute; &agrave; la fois par plusieurs (il y avait bien
+plusieurs &laquo;riches
+partis&raquo; en vue, mais enfin le nombre des fortes dots &eacute;tait
+beaucoup
+moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens
+quelque rivalit&eacute;.</p>
+<p>Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup &eacute;tant rest&eacute;
+quelques minutes
+&agrave; s'adresser au cocher afin qu'il rev&icirc;nt nous prendre
+apr&egrave;s avoir d&icirc;n&eacute;,
+il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engag&eacute;
+dans la
+porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne
+pourrais pas arriver &agrave; en sortir. (Disons en passant, pour les
+amateurs
+d'un vocabulaire plus pr&eacute;cis, que cette porte tambour,
+malgr&eacute; ses
+apparences pacifiques, s'appelle porte revolver, de l'anglais <i>revolving
+door</i>.) Ce soir-l&agrave; le patron, n'osant pas se mouiller en
+allant dehors
+ni quitter ses clients, restait cependant pr&egrave;s de
+l'entr&eacute;e pour avoir le
+plaisir d'entendre les joyeuses dol&eacute;ances des arrivants tout
+illumin&eacute;s
+par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal &agrave; arriver et
+la
+crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialit&eacute; de son
+accueil fut
+dissip&eacute;e par la vue d'un inconnu qui ne savait pas se
+d&eacute;gager des
+volants de verre. Cette marque flagrante d'ignorance lui fit froncer le
+sourcil comme &agrave; un examinateur qui a bonne envie de ne pas
+prononcer le
+<i>dignus es intrare</i>. Pour comble de malchance j'allai m'asseoir
+dans la
+salle r&eacute;serv&eacute;e &agrave; l'aristocratie d'o&ugrave; il
+vint rudement me tirer en
+m'indiquant, avec une grossi&egrave;ret&eacute; &agrave; laquelle se
+conform&egrave;rent
+imm&eacute;diatement tous les gar&ccedil;ons, une place dans l'autre
+salle. Elle me
+plut d'autant moins que la banquette o&ugrave; elle se trouvait
+&eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+pleine de monde (et que j'avais en face de moi la porte
+r&eacute;serv&eacute;e aux
+H&eacute;breux qui, non tournante celle-l&agrave;, s'ouvrant et se
+fermant &agrave; chaque
+instant, m'envoyait un froid horrible). Mais le patron m'en refusa une
+autre en me disant: &laquo;Non, monsieur, je ne peux pas g&ecirc;ner
+tout le monde
+pour vous.&raquo; Il oublia d'ailleurs bient&ocirc;t le d&icirc;neur
+tardif et g&ecirc;nant que
+j'&eacute;tais, captiv&eacute; qu'il &eacute;tait par l'arriv&eacute;e
+de chaque nouveau venu, qui,
+avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog
+(l'heure du d&icirc;ner &eacute;tait depuis longtemps pass&eacute;e),
+devait, comme dans les
+vieux romans, payer son &eacute;cot en disant son aventure au moment
+o&ugrave; il
+p&eacute;n&eacute;trait dans cet asile de chaleur et de
+s&eacute;curit&eacute;, o&ugrave; le contraste avec
+ce &agrave; quoi on avait &eacute;chapp&eacute; faisait r&eacute;gner
+la gaiet&eacute; et la camaraderie
+qui plaisantent de concert devant le feu d'un bivouac.</p>
+<p>L'un racontait que sa voiture, se croyant arriv&eacute;e au pont de
+la
+Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides; un autre que la
+sienne, essayant de descendre l'avenue des
+Champs-&Eacute;lys&eacute;es, &eacute;tait entr&eacute;e
+dans un massif du Rond-Point, d'o&ugrave; elle avait mis trois quarts
+d'heure &agrave;
+sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le
+froid,
+sur le silence de mort des rues, qui &eacute;taient dites et
+&eacute;cout&eacute;es de l'air
+exceptionnellement joyeux qu'expliquaient la douce atmosph&egrave;re de
+la
+salle o&ugrave; except&eacute; &agrave; ma place il faisait chaud, la
+vive lumi&egrave;re qui
+faisait cligner les yeux d&eacute;j&agrave; habitu&eacute;s &agrave; ne
+pas voir et le bruit des
+causeries qui rendait aux oreilles leur activit&eacute;.</p>
+<p>Les arrivants avaient peine &agrave; garder le silence. La
+singularit&eacute; des
+p&eacute;rip&eacute;ties, qu'ils croyaient uniques, leur
+br&ucirc;laient la langue, et ils
+cherchaient des yeux quelqu'un avec qui engager la conversation. Le
+patron lui-m&ecirc;me perdait le sentiment des distances: &laquo;M. le
+prince de
+Foix s'est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin&raquo;,
+ne
+craignit-il pas de dire en riant, non sans d&eacute;signer, comme dans
+une
+pr&eacute;sentation, le c&eacute;l&egrave;bre aristocrate &agrave; un
+avocat isra&eacute;lite qui, tout
+autre jour, e&ucirc;t &eacute;t&eacute; s&eacute;par&eacute; de lui par
+une barri&egrave;re bien plus difficile &agrave;
+franchir que la baie orn&eacute;e de verdures. &laquo;Trois fois!
+voyez-vous &ccedil;a&raquo;, dit
+l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne go&ucirc;ta pas la
+phrase de
+rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui
+l'exercice de l'impertinence, m&ecirc;me &agrave; l'&eacute;gard de la
+noblesse quand elle
+n'&eacute;tait pas de tout premier rang, semblait &ecirc;tre la seule
+occupation. Ne
+pas r&eacute;pondre &agrave; un salut; si l'homme poli
+r&eacute;cidivait, ricaner d'un air
+narquois ou rejeter la t&ecirc;te en arri&egrave;re d'un air furieux;
+faire semblant
+de ne pas conna&icirc;tre un homme &acirc;g&eacute; qui leur aurait
+rendu service; r&eacute;server
+leur poign&eacute;e de main et leur salut aux ducs et aux amis tout
+&agrave; fait
+intimes des ducs que ceux-ci leur pr&eacute;sentaient, telle
+&eacute;tait l'attitude
+de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle
+attitude &eacute;tait favoris&eacute;e par le d&eacute;sordre de la
+prime jeunesse (o&ugrave;, m&ecirc;me
+dans la bourgeoisie, on para&icirc;t ingrat et on se montre mufle parce
+qu'ayant oubli&eacute; pendant des mois d'&eacute;crire &agrave; un
+bienfaiteur qui vient de
+perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais
+elle
+&eacute;tait surtout inspir&eacute;e par un snobisme de caste suraigu.
+Il est vrai
+que, &agrave; l'instar de certaines affections nerveuses dont les
+manifestations s'att&eacute;nuent dans l'&acirc;ge m&ucirc;r, ce
+snobisme devait
+g&eacute;n&eacute;ralement cesser de se traduire d'une fa&ccedil;on
+aussi hostile chez ceux
+qui avaient &eacute;t&eacute; de si insupportables jeunes gens. La
+jeunesse une fois
+pass&eacute;e, il est rare qu'on reste confin&eacute; dans l'insolence.
+On avait cru
+qu'elle seule existait, on d&eacute;couvre tout d'un coup, si prince
+qu'on
+soit, qu'il y a aussi la musique, la litt&eacute;rature, voire la
+d&eacute;putation.
+L'ordre des valeurs humaines s'en trouvera modifi&eacute;, et on entre
+en
+conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne
+chance &agrave; ceux de ces gens-l&agrave; qui ont eu la patience
+d'attendre et de qui
+le caract&egrave;re est assez bien fait&#8212;si l'on doit ainsi dire&#8212;pour
+qu'ils
+&eacute;prouvent du plaisir &agrave; recevoir vers la quarantaine la
+bonne gr&acirc;ce et
+l'accueil qu'on leur avait s&egrave;chement refus&eacute;s &agrave;
+vingt ans.</p>
+<p>A propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion
+s'en
+pr&eacute;sente, qu'il appartenait &agrave; une coterie de douze
+&agrave; quinze jeunes gens
+et &agrave; un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze
+&agrave; quinze
+avait cette caract&eacute;ristique, &agrave; laquelle &eacute;chappait,
+je crois, le prince,
+que ces jeunes gens pr&eacute;sentaient chacun un double aspect.
+Pourris de
+dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs,
+malgr&eacute; tout le plaisir que ceux-ci avaient &agrave; leur dire:
+&laquo;Monsieur le
+Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc...&raquo; Ils
+esp&eacute;raient se tirer
+d'affaire au moyen du fameux &laquo;riche mariage&raquo;, dit encore
+&laquo;gros sac&raquo;, et
+comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'&eacute;taient qu'au
+nombre de
+quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la
+m&ecirc;me fianc&eacute;e. Et le secret &eacute;tait si bien
+gard&eacute; que, quand l'un d'eux
+venant au caf&eacute; disait: &laquo;Mes excellents bons, je vous aime
+trop pour ne
+pas vous annoncer mes fian&ccedil;ailles avec M<sup>lle</sup>
+d'Ambresac&raquo;, plusieurs
+exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant
+d&eacute;j&agrave; la chose
+faite pour eux-m&ecirc;mes avec elle, n'ayant pas le sang-froid
+n&eacute;cessaire
+pour &eacute;touffer au premier moment le cri de leur rage et de leur
+stup&eacute;faction: &laquo;Alors &ccedil;a te fait plaisir de te
+marier, Bibi?&raquo; ne pouvait
+s'emp&ecirc;cher de s'exclamer le prince de Ch&acirc;tellerault, qui
+laissait tomber
+sa fourchette d'&eacute;tonnement et de d&eacute;sespoir, car il avait
+cru que les
+m&ecirc;mes fian&ccedil;ailles de M<sup>lle</sup> d'Ambresac allaient
+bient&ocirc;t &ecirc;tre rendues
+publiques, mais avec lui, Ch&acirc;tellerault. Et pourtant, Dieu sait
+tout ce
+que son p&egrave;re avait adroitement cont&eacute; aux Ambresac contre
+la m&egrave;re de
+Bibi. &laquo;Alors &ccedil;a t'amuse de te marier?&raquo; ne pouvait-il
+s'emp&ecirc;cher de
+demander une seconde fois &agrave; Bibi, lequel, mieux
+pr&eacute;par&eacute; puisqu'il avait
+eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'&eacute;tait
+&laquo;presque
+officiel&raquo;, r&eacute;pondait en souriant: &laquo;Je suis content
+non pas de me marier,
+ce dont je n'avais gu&egrave;re envie, mais d'&eacute;pouser Daisy
+d'Ambresac que je
+trouve d&eacute;licieuse.&raquo; Le temps qu'avait dur&eacute; cette
+r&eacute;ponse, M. de
+Ch&acirc;tellerault s'&eacute;tait ressaisi, mais il songeait qu'il
+fallait au plus
+vite faire volte-face en direction de M<sup>lle</sup> de la Canourque
+ou de Miss
+Foster, les grands partis n&ordm; 2 et n&ordm; 3, demander patience aux
+cr&eacute;anciers
+qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens
+auxquels il avait dit aussi que M<sup>lle</sup> d'Ambresac &eacute;tait
+charmante que ce
+mariage &eacute;tait bon pour Bibi, mais que lui se serait
+brouill&eacute; avec toute
+sa famille s'il l'avait &eacute;pous&eacute;e. M<sup>me</sup> de
+Sol&eacute;on avait &eacute;t&eacute;, allait-il
+pr&eacute;tendre, jusqu'&agrave; dire qu'elle ne les recevrait pas.</p>
+<p>Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc...,
+ils
+semblaient des gens de peu, en revanche, &ecirc;tres doubles,
+d&egrave;s qu'ils se
+trouvaient dans le monde, ils n'&eacute;taient plus jug&eacute;s
+d'apr&egrave;s le
+d&eacute;labrement de leur fortune et les tristes m&eacute;tiers
+auxquels ils se
+livraient pour essayer de le r&eacute;parer. Ils redevenaient M. le
+Prince, M.
+le Duc un tel, et n'&eacute;taient compt&eacute;s que d'apr&egrave;s
+leurs quartiers. Un duc
+presque milliardaire et qui semblait tout r&eacute;unir en soi passait
+apr&egrave;s
+eux parce que, chefs de famille, ils &eacute;taient anciennement
+princes
+souverains d'un petit pays o&ugrave; ils avaient le droit, de battre
+monnaie,
+etc... Souvent, dans ce caf&eacute;, l'un baissait les yeux quand un
+autre
+entrait, de fa&ccedil;on &agrave; ne pas forcer l'arrivant &agrave; le
+saluer. C'est qu'il
+avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invit&eacute;
+&agrave; d&icirc;ner un
+banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en
+rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de
+mille francs, ce qui n'emp&ecirc;che pas l'homme du monde de
+recommencer avec
+un autre. On continue de br&ucirc;ler des cierges et de consulter les
+m&eacute;decins.</p>
+<p>Mais le prince de Foix, riche lui-m&ecirc;me, appartenait non
+seulement &agrave;
+cette coterie &eacute;l&eacute;gante d'une quinzaine de jeunes gens,
+mais &agrave; un groupe
+plus ferm&eacute; et ins&eacute;parable de quatre, dont faisait partie
+Saint-Loup. On
+ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre
+gigolos, on les voyait toujours ensemble &agrave; la promenade, dans
+les
+ch&acirc;teaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte
+que,
+d'autant plus qu'ils &eacute;taient tous tr&egrave;s beaux, des bruits
+couraient sur
+leur intimit&eacute;. Je pus les d&eacute;mentir de la fa&ccedil;on la
+plus formelle en ce
+qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus
+tard,
+si l'on apprit que ces bruits &eacute;taient vrais pour tous les
+quatre, en
+revanche chacun d'eux l'avait enti&egrave;rement ignor&eacute; des
+trois autres. Et
+pourtant chacun d'eux avait bien cherch&eacute; &agrave; s'instruire
+sur les autres,
+soit pour assouvir un d&eacute;sir, ou plut&ocirc;t une rancune,
+emp&ecirc;cher un mariage,
+avoir barre sur l'ami d&eacute;couvert. Un cinqui&egrave;me (car dans
+les groupes de
+quatre on est toujours plus de quatre) s'&eacute;tait joint aux quatre
+platoniciens qui l'&eacute;taient plus que tous les autres. Mais des
+scrupules
+religieux le retinrent jusque bien apr&egrave;s que le groupe des
+quatre f&ucirc;t
+d&eacute;suni et lui-m&ecirc;me mari&eacute;, p&egrave;re de famille,
+implorant &agrave; Lourdes que le
+prochain enfant f&ucirc;t un gar&ccedil;on ou une fille, et dans
+l'intervalle se
+jetant sur les militaires.</p>
+<p>Malgr&eacute; la mani&egrave;re d'&ecirc;tre du prince, le fait que
+le propos fut tenu
+devant lui sans lui &ecirc;tre directement adress&eacute; rendit sa
+col&egrave;re moins
+forte qu'elle n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; sans cela. De plus, cette
+soir&eacute;e avait quelque
+chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance
+d'entrer
+en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
+noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir r&eacute;pondre d'un
+air rogue
+et &agrave; la cantonade &agrave; cet interlocuteur qui, &agrave; la
+faveur du brouillard,
+&eacute;tait comme un compagnon de voyage rencontr&eacute; dans quelque
+plage situ&eacute;e
+aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes.
+&laquo;Ce
+n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve
+pas.&raquo; La
+justesse de cette pens&eacute;e frappa le patron parce qu'il l'avait
+d&eacute;j&agrave;
+entendu exprimer plusieurs fois ce soir.</p>
+<p>En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il
+entendait ou
+lisait &agrave; un certain texte d&eacute;j&agrave; connu et sentait
+s'&eacute;veiller son
+admiration s'il ne voyait pas de diff&eacute;rences. Cet &eacute;tat
+d'esprit n'est
+pas n&eacute;gligeable car, appliqu&eacute; aux conversations
+politiques, &agrave; la lecture
+des journaux, il forme l'opinion publique, et par l&agrave; rend
+possibles les
+plus grands &eacute;v&eacute;nements. Beaucoup de patrons de
+caf&eacute;s allemands admirant
+seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la
+France, l'Angleterre et la Russie &laquo;cherchaient&raquo;
+l'Allemagne, ont rendu
+possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas
+&eacute;clat&eacute;.
+Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer &agrave; expliquer
+les
+actes des peuples par la volont&eacute; des rois, doivent la remplacer
+par la
+psychologie de l'individu m&eacute;diocre.</p>
+<p>En politique, le patron du caf&eacute; o&ugrave; je venais d'arriver
+n'appliquait
+depuis quelque temps sa mentalit&eacute; de professeur de
+r&eacute;citation qu'&agrave; un
+certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait
+pas
+les termes connus dans les propos d'un client o&ugrave; les colonnes
+d'un
+journal, il d&eacute;clarait l'article assommant, ou le client pas
+franc. Le
+prince de Foix l'&eacute;merveilla au contraire au point qu'il laissa
+&agrave; peine &agrave;
+son interlocuteur le temps de finir sa phrase. &laquo;Bien dit, mon
+prince,
+bien dit (ce qui voulait dire, en somme, r&eacute;cit&eacute; sans
+faute), c'est &ccedil;a,
+c'est &ccedil;a&raquo;, s'&eacute;cria-t-il, dilat&eacute;, comme
+s'expriment les <i>Mille et une
+nuits</i>, &laquo;&agrave; la limite de la satisfaction&raquo;. Mais le
+prince avait d&eacute;j&agrave;
+disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend m&ecirc;me
+apr&egrave;s les
+&eacute;v&eacute;nements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la
+mer de
+brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur
+souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, &agrave; cause
+du
+caract&egrave;re anormal du jour, n'h&eacute;sit&egrave;rent pas
+&agrave; s'installer &agrave; deux tables
+dans la grande salle, et se trouv&egrave;rent ainsi fort pr&egrave;s de
+moi. Tel le
+cataclysme avait &eacute;tabli m&ecirc;me de la petite salle &agrave;
+la grande, entre tous
+ces gens stimul&eacute;s par le confort du restaurant, apr&egrave;s
+leurs longues
+erreurs dans l'oc&eacute;an de brume, une familiarit&eacute; dont
+j'&eacute;tais seul exclu,
+et &agrave; laquelle devait ressembler celle qui r&eacute;gnait dans
+l'arche de No&eacute;.
+Tout &agrave; coup, je vis le patron s'infl&eacute;chir en courbettes,
+les ma&icirc;tres
+d'h&ocirc;tel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux
+&agrave; tous
+les clients. &laquo;Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le
+marquis de
+Saint-Loup&raquo;, s'&eacute;criait le patron, pour qui Robert
+n'&eacute;tait pas seulement
+un grand seigneur jouissant d'un v&eacute;ritable prestige, m&ecirc;me
+aux yeux du
+prince de Foix, mais un client qui menait la vie &agrave; grandes
+guides et
+d&eacute;pensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de
+la grande
+salle regardaient avec curiosit&eacute;, ceux de la petite
+h&eacute;laient &agrave; qui mieux
+mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment
+o&ugrave;
+il allait p&eacute;n&eacute;trer dans la petite salle, il
+m'aper&ccedil;ut dans la grande.
+&laquo;Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais l&agrave;, et avec la
+porte ouverte
+devant toi&raquo;, dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron
+qui
+courut la fermer en s'excusant sur les gar&ccedil;ons: &laquo;Je leur
+dis toujours de
+la tenir ferm&eacute;e.&raquo;</p>
+<p>J'avais &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de d&eacute;ranger ma table
+et d'autres qui &eacute;taient devant
+la mienne, pour aller &agrave; lui. &laquo;Pourquoi as-tu boug&eacute;?
+Tu aimes mieux d&icirc;ner
+l&agrave; que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas
+geler. Vous
+allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron.&#8212;A
+l'instant m&ecirc;me, M. le Marquis, les clients qui viendront &agrave;
+partir de
+maintenant passeront par la petite salle, voil&agrave; tout.&raquo; Et
+pour mieux
+montrer son z&egrave;le, il commanda pour cette op&eacute;ration un
+ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel et
+plusieurs gar&ccedil;ons, et tout en faisant sonner tr&egrave;s haut de
+terribles
+menaces si elle n'&eacute;tait pas men&eacute;e &agrave; bien. Il me
+donnait des marques de
+respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas
+commenc&eacute;
+d&egrave;s mon arriv&eacute;e, mais seulement apr&egrave;s celle de
+Saint-Loup, et pour que
+je ne crusse pas cependant qu'elles &eacute;taient dues &agrave;
+l'amiti&eacute; que me
+montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait &agrave; la
+d&eacute;rob&eacute;e
+de petits sourires o&ugrave; semblait se d&eacute;clarer une sympathie
+toute
+personnelle. </p>
+<p>Derri&egrave;re moi le propos d'un consommateur me fit tourner une
+seconde la
+t&ecirc;te. J'avais entendu au lieu des mots: &laquo;Aile de poulet,
+tr&egrave;s bien, un
+peu de champagne; mais pas trop sec&raquo;, ceux-ci: &laquo;J'aimerais
+mieux de la
+glyc&eacute;rine. Oui, chaude, tr&egrave;s bien.&raquo; J'avais voulu
+voir quel &eacute;tait
+l'asc&egrave;te qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la
+t&ecirc;te
+vers Saint-Loup pour ne pas &ecirc;tre reconnu de l'&eacute;trange
+gourmet. C'&eacute;tait
+tout simplement un docteur, que je connaissais, &agrave; qui un client,
+profitant du brouillard pour le chambrer dans ce caf&eacute;, demandait
+une
+consultation. Les m&eacute;decins comme les boursiers disent
+&laquo;je&raquo;.</p>
+<p>Cependant je regardais Robert et je songeais &agrave; ceci. Il y
+avait dans ce
+caf&eacute;, j'avais connu dans la vie, bien des &eacute;trangers,
+intellectuels,
+rapins de toute sorte, r&eacute;sign&eacute;s au rire qu'excitaient
+leur cape
+pr&eacute;tentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs
+mouvements
+maladroits, allant jusqu'&agrave; le provoquer pour montrer qu'ils ne
+s'en
+souciaient pas, et qui &eacute;taient des gens d'une r&eacute;elle
+valeur
+intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilit&eacute;. Ils
+d&eacute;plaisaient&#8212;les Juifs principalement, les Juifs non
+assimil&eacute;s bien
+entendu, il ne saurait &ecirc;tre question des autres&#8212;aux personnes qui
+ne
+peuvent souffrir un aspect &eacute;trange, loufoque (comme Bloch
+&agrave; Albertine).
+G&eacute;n&eacute;ralement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient
+contre eux
+d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des
+gestes th&eacute;&acirc;traux et saccad&eacute;s, il &eacute;tait
+pu&eacute;ril de les juger l&agrave;-dessus,
+ils avaient beaucoup d'esprit, de c&#339;ur et &eacute;taient, &agrave;
+l'user, des gens
+qu'on pouvait profond&eacute;ment aimer. Pour les Juifs en particulier,
+il en
+&eacute;tait peu dont les parents n'eussent une
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; de c&#339;ur, une largeur
+d'esprit, une sinc&eacute;rit&eacute;, &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+desquelles la m&egrave;re de Saint-Loup et le
+duc de Guermantes ne fissent pi&egrave;tre figure morale par leur
+s&eacute;cheresse,
+leur religiosit&eacute; superficielle qui ne fl&eacute;trissait que les
+scandales, et
+leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les
+voies impr&eacute;vues de l'intelligence uniquement pris&eacute;e)
+&agrave; un colossal
+mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque fa&ccedil;on
+que les
+d&eacute;fauts des parents se fussent combin&eacute;s en une
+cr&eacute;ation nouvelle de
+qualit&eacute;s, r&eacute;gnait la plus charmante ouverture d'esprit et
+de c&#339;ur. Et
+alors, il faut bien le dire &agrave; la gloire immortelle de la France,
+quand
+ces qualit&eacute;s-l&agrave; se trouvent chez un pur Fran&ccedil;ais,
+qu'il soit de
+l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent&#8212;s'&eacute;panouissent
+serait
+trop dire car la mesure y persiste et la restriction&#8212;avec une
+gr&acirc;ce
+que l'&eacute;tranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les
+qualit&eacute;s
+intellectuelles et morales, certes les autres les poss&egrave;dent
+aussi, et
+s'il faut d'abord traverser ce qui d&eacute;pla&icirc;t et ce qui
+choque et ce qui
+fait sourire, elles ne sont pas moins pr&eacute;cieuses. Mais c'est
+tout de
+m&ecirc;me une jolie chose et qui est peut-&ecirc;tre exclusivement
+fran&ccedil;aise, que
+ce qui est beau au jugement de l'&eacute;quit&eacute;, ce qui vaut
+selon l'esprit et
+le c&#339;ur, soit d'abord charmant aux yeux, color&eacute; avec
+gr&acirc;ce, cisel&eacute; avec
+justesse, r&eacute;alise aussi dans sa mati&egrave;re et dans sa forme
+la perfection
+int&eacute;rieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est
+une jolie
+chose quand il n'y a pas de disgr&acirc;ce physique pour servir de
+vestibule
+aux gr&acirc;ces int&eacute;rieures, et que les ailes du nez soient
+d&eacute;licates et d'un
+dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les
+fleurs des prairies, autour de Combray; et que le v&eacute;ritable <i>opus
+francigenum</i>, dont le secret n'a pas &eacute;t&eacute; perdu depuis
+le XIII<sup>e</sup> si&egrave;cle,
+et qui ne p&eacute;rirait pas avec nos &eacute;glises, ce ne sont pas
+tant les anges
+de pierre de Saint-Andr&eacute;-des-Champs que les petits
+Fran&ccedil;ais, nobles,
+bourgeois ou paysans, au visage sculpt&eacute; avec cette
+d&eacute;licatesse et cette
+franchise rest&eacute;es aussi traditionnelles qu'au porche fameux,
+mais encore
+cr&eacute;atrices.</p>
+<p>Apr&egrave;s &ecirc;tre parti un instant pour veiller lui-m&ecirc;me
+&agrave; la fermeture de la
+porte et &agrave; la commande du d&icirc;ner (il insista beaucoup pour
+que nous
+prissions de la &laquo;viande de boucherie&raquo;, les volailles
+n'&eacute;tant sans doute
+pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix
+aurait bien voulu que M. le marquis lui perm&icirc;t de venir
+d&icirc;ner &agrave; une
+table pr&egrave;s de lui. &laquo;Mais elles sont toutes prises,
+r&eacute;pondit Robert en
+voyant les tables qui bloquaient la mienne.&#8212;Pour cela, cela ne fait
+rien, si &ccedil;a pouvait &ecirc;tre agr&eacute;able &agrave; M. le
+marquis, il me serait bien
+facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses
+qu'on peut faire pour M. le marquis!&#8212;Mais c'est &agrave; toi de
+d&eacute;cider, me
+dit Saint-Loup, Foix est un bon gar&ccedil;on, je ne sais pas s'il
+t'ennuiera,
+il est moins b&ecirc;te que beaucoup.&raquo; Je r&eacute;pondis
+&agrave; Robert qu'il me plairait
+certainement, mais que pour une fois o&ugrave; je d&icirc;nais avec lui
+et o&ugrave; je m'en
+sentais si heureux, j'aurais autant aim&eacute; que nous fussions
+seuls. &laquo;Ah!
+il a un manteau bien joli, M. le prince&raquo;, dit le patron pendant
+notre
+d&eacute;lib&eacute;ration. &laquo;Oui, je le connais&raquo;,
+r&eacute;pondit Saint-Loup. Je voulais
+raconter &agrave; Robert que M. de Charlus avait dissimul&eacute;
+&agrave; sa belle-s&#339;ur
+qu'il me conn&ucirc;t et lui demander quelle pouvait en &ecirc;tre la
+raison, mais
+j'en fus emp&ecirc;ch&eacute; par l'arriv&eacute;e de M. de Foix.
+Venant pour voir si sa
+requ&ecirc;te &eacute;tait accueillie, nous l'aper&ccedil;&ucirc;mes
+qui se tenait &agrave; deux pas.
+Robert nous pr&eacute;senta, mais ne cacha pas &agrave; son ami
+qu'ayant &agrave; causer avec
+moi, il pr&eacute;f&eacute;rait qu'on nous laiss&acirc;t tranquilles.
+Le prince s'&eacute;loigna en
+ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
+Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volont&eacute; de celui-ci de
+la
+bri&egrave;vet&eacute; d'une pr&eacute;sentation qu'il e&ucirc;t
+souhait&eacute;e plus longue. Mais &agrave; ce
+moment Robert semblant frapp&eacute; d'une id&eacute;e subite
+s'&eacute;loigna avec son
+camarade, apr&egrave;s m'avoir dit: &laquo;Assieds-toi toujours et
+commence &agrave; d&icirc;ner,
+j'arrive&raquo;, et il disparut dans la petite salle. Je fus
+pein&eacute; d'entendre
+les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les
+histoires
+les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
+h&eacute;ritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu
+&agrave; Balbec
+et qui m'avait donn&eacute; des preuves si d&eacute;licates de
+sympathie pendant la
+maladie de ma grand'm&egrave;re. L'un pr&eacute;tendait qu'il avait dit
+&agrave; la duchesse
+de Guermantes: &laquo;J'exige que tout le monde se l&egrave;ve quand ma
+femme passe&raquo;
+et que la duchesse avait r&eacute;pondu (ce qui e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; non seulement d&eacute;nu&eacute;
+d'esprit mais d'exactitude, la grand'm&egrave;re de la jeune princesse
+ayant
+toujours &eacute;t&eacute; la plus honn&ecirc;te femme du monde):
+&laquo;Il faut qu'on se l&egrave;ve
+quand passe ta femme, cela changera de sa grand'm&egrave;re car pour
+elle les
+hommes se couchaient.&raquo; Puis on raconta qu'&eacute;tant
+all&eacute; voir cette ann&eacute;e sa
+tante la princesse de Luxembourg, &agrave; Balbec, et &eacute;tant
+descendu au Grand
+H&ocirc;tel, il s'&eacute;tait plaint au directeur (mon ami) qu'il
+n'e&ucirc;t pas hiss&eacute; le
+fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion &eacute;tant
+moins
+connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
+avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif
+m&eacute;contentement
+du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
+promis, d&egrave;s que j'irais &agrave; Balbec, d'interroger le
+directeur de l'h&ocirc;tel
+de fa&ccedil;on &agrave; m'assurer qu'elle &eacute;tait une invention
+pure. En attendant
+Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
+pain. &laquo;Tout de suite, monsieur le baron.&#8212;Je ne suis pas baron,
+lui
+r&eacute;pondis-je.&#8212;Oh! pardon, monsieur le comte!&raquo; Je n'eus pas
+le temps de
+faire entendre une seconde protestation, apr&egrave;s laquelle je fusse
+s&ucirc;rement devenu &laquo;monsieur le marquis&raquo;; aussi vite
+qu'il l'avait annonc&eacute;,
+Saint-Loup r&eacute;apparut dans l'entr&eacute;e tenant &agrave; la
+main le grand manteau de
+vigogne du prince &agrave; qui je compris qu'il l'avait demand&eacute;
+pour me tenir
+chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me d&eacute;ranger, il
+avan&ccedil;a, il
+aurait fallu qu'on bouge&acirc;t encore ma table ou que je changeasse
+de place
+pour qu'il p&ucirc;t s'asseoir. D&egrave;s qu'il entra dans la grande
+salle, il monta
+l&eacute;g&egrave;rement sur les banquettes de velours rouge qui en
+faisaient le tour
+en longeant le mur et o&ugrave; en dehors de moi n'&eacute;taient assis
+que trois ou
+quatre jeunes gens du Jockey, connaissances &agrave; lui qui n'avaient
+pu
+trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
+&eacute;lectriques &eacute;taient tendus &agrave; une certaine hauteur;
+sans s'y embarrasser
+Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
+confus qu'elle s'exer&ccedil;&acirc;t uniquement pour moi et dans le
+but de m'&eacute;viter
+un mouvement bien simple, j'&eacute;tais en m&ecirc;me temps
+&eacute;merveill&eacute; de cette
+s&ucirc;ret&eacute; avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de
+voltige; et
+je n'&eacute;tais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
+m&eacute;diocrement go&ucirc;t&eacute; de la part d'un moins
+aristocratique et moins
+g&eacute;n&eacute;reux client, le patron et les gar&ccedil;ons
+restaient fascin&eacute;s, comme des
+connaisseurs au pesage; un commis, comme paralys&eacute;, restait
+immobile avec
+un plat que des d&icirc;neurs attendaient &agrave; c&ocirc;t&eacute;;
+et quand Saint-Loup, ayant &agrave;
+passer derri&egrave;re ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y
+avan&ccedil;a
+en &eacute;quilibre, des applaudissements discrets
+&eacute;clat&egrave;rent dans le fond de
+la salle. Enfin arriv&eacute; &agrave; ma hauteur, il arr&ecirc;ta net
+son &eacute;lan avec la
+pr&eacute;cision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et
+s'inclinant, me
+tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de
+vigogne,
+qu'aussit&ocirc;t apr&egrave;s, s'&eacute;tant assis &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de moi, sans que j'eusse eu un
+mouvement &agrave; faire, il arrangea, en ch&acirc;le l&eacute;ger et
+chaud, sur mes
+&eacute;paules.</p>
+<p>&#8212;Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
+quelque chose &agrave; te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais
+chez lui
+demain soir.</p>
+<p>&#8212;Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je d&icirc;ne
+chez ta
+tante Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Oui, il y a un gueuleton &agrave; tout casser, demain, chez Oriane.
+Je ne
+suis pas convi&eacute;. Mais mon oncle Palam&egrave;de voudrait que tu
+n'y ailles pas.
+Tu ne peux pas te d&eacute;commander? En tout cas, va chez mon oncle
+Palam&egrave;de
+apr&egrave;s. Je crois qu'il tient &agrave; te voir. Voyons, tu peux
+bien y &ecirc;tre vers
+onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le
+pr&eacute;venir. Il
+est tr&egrave;s susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela
+finit
+toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y d&icirc;ner, tu
+peux
+tr&egrave;s bien &ecirc;tre &agrave; onze heures chez mon oncle. Du
+reste, moi, il aurait
+fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
+changer. Elle est si gentille pour ces choses-l&agrave; et elle peut
+tout sur
+le g&eacute;n&eacute;ral de Saint-Joseph de qui &ccedil;a
+d&eacute;pend. Mais ne lui en parle pas.
+J'ai dit un mot &agrave; la princesse de Parme, &ccedil;a marchera tout
+seul. Ah! le
+Maroc, tr&egrave;s int&eacute;ressant. Il y aurait beaucoup &agrave; te
+parler.
+Hommes tr&egrave;s fins
+l&agrave;-bas. On sent la parit&eacute; d'intelligence.</p>
+<p>&#8212;Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'&agrave; la
+guerre &agrave;
+propos de cela?</p>
+<p>&#8212;Non, cela les ennuie, et au fond c'est tr&egrave;s juste. Mais
+l'empereur est
+pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
+nous forcer &agrave; c&eacute;der. Cf. Poker. Le prince de Monaco,
+agent de Guillaume
+II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
+nous ne c&eacute;dons pas. Alors nous c&eacute;dons. Mais si nous ne
+c&eacute;dions pas, il
+n'y aurait aucune esp&egrave;ce de guerre. Tu n'as qu'&agrave; penser
+quelle chose
+comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique
+que
+le <i>D&eacute;luge</i> et le <i>G&ouml;tter D&auml;mmerung</i>.
+Seulement cela durerait moins
+longtemps.</p>
+<p>Il me parla d'amiti&eacute;, de pr&eacute;dilection, de regret, bien
+que, comme tous
+les voyageurs de sa sorte, il all&acirc;t repartir le lendemain pour
+quelques
+mois qu'il devait passer &agrave; la campagne et d&ucirc;t revenir
+seulement
+quarante-huit heures &agrave; Paris avant de retourner au Maroc (ou
+ailleurs);
+mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de c&#339;ur que j'avais ce
+soir-l&agrave; y allumaient une douce r&ecirc;verie. Nos rares
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te, et
+celui-l&agrave; surtout, ont fait depuis &eacute;poque dans ma
+m&eacute;moire. Pour lui,
+comme pour moi, ce fut le soir de l'amiti&eacute;. Pourtant celle que
+je
+ressentais en ce moment (et &agrave; cause de cela non sans quelque
+remords)
+n'&eacute;tait gu&egrave;re, je le craignais, celle qu'il lui e&ucirc;t
+plu d'inspirer. Tout
+rempli encore du plaisir que j'avais eu &agrave; le voir s'avancer au
+petit
+galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
+&agrave; ce que chacun des mouvements d&eacute;velopp&eacute;s le long
+du mur, sur la
+banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature
+individuelle
+de Saint-Loup peut-&ecirc;tre, mais plus encore dans celle que par la
+naissance et par l'&eacute;ducation il avait h&eacute;rit&eacute;e de
+sa race.</p>
+<p>Une certitude du go&ucirc;t dans l'ordre non du beau mais des
+mani&egrave;res, et qui
+en pr&eacute;sence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de
+suite &agrave;
+l'homme &eacute;l&eacute;gant&#8212;comme &agrave; un musicien &agrave; qui
+on demande de jouer un
+morceau inconnu&#8212;le sentiment, le mouvement qu'elle r&eacute;clame et y
+adapter
+le m&eacute;canisme, la technique qui conviennent le mieux; puis
+permettait &agrave;
+ce go&ucirc;t de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre
+consid&eacute;ration,
+dont tant de jeunes bourgeois eussent &eacute;t&eacute;
+paralys&eacute;s, aussi bien par peur
+d'&ecirc;tre ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances,
+que de
+para&icirc;tre trop empress&eacute;s &agrave; ceux de leurs amis, et
+que rempla&ccedil;ait chez
+Robert un d&eacute;dain que certes il n'avait jamais
+&eacute;prouv&eacute; dans son c&#339;ur,
+mais qu'il avait re&ccedil;u par h&eacute;ritage en son corps, et qui
+avait pli&eacute; les
+fa&ccedil;ons de ses anc&ecirc;tres &agrave; une familiarit&eacute;
+qu'ils croyaient ne pouvoir que
+flatter et ravir celui &agrave; qui elle s'adressait; enfin une noble
+lib&eacute;ralit&eacute; qui, ne tenant aucun compte de tant
+d'avantages mat&eacute;riels
+(des d&eacute;penses &agrave; profusion dans ce restaurant avaient
+achev&eacute; de faire de
+lui, ici comme ailleurs, le client le plus &agrave; la mode et le grand
+favori,
+situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
+la domesticit&eacute; mais de toute la jeunesse la plus brillante), les
+lui
+faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
+et symboliquement tr&eacute;pign&eacute;es, pareilles &agrave; un
+chemin somptueux qui ne
+plaisait &agrave; mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec
+plus de
+gr&acirc;ce et de rapidit&eacute;; telles &eacute;taient les
+qualit&eacute;s, toutes essentielles &agrave;
+l'aristocratie, qui derri&egrave;re ce corps non pas opaque et obscur
+comme e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; le mien, mais significatif et limpide,
+transparaissaient comme &agrave;
+travers une &#339;uvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
+cr&eacute;&eacute;e, et rendaient les mouvements de cette course
+l&eacute;g&egrave;re que Robert
+avait d&eacute;roul&eacute;e le long du mur, intelligibles et charmants
+ainsi que ceux
+de cavaliers sculpt&eacute;s sur une frise. &laquo;H&eacute;las,
+e&ucirc;t pens&eacute; Robert, est-ce la
+peine que j'aie pass&eacute; ma jeunesse &agrave; m&eacute;priser la
+naissance, &agrave; honorer
+seulement la justice et l'esprit, &agrave; choisir, en dehors des amis
+qui
+m'&eacute;taient impos&eacute;s, des compagnons gauches et mal
+v&ecirc;tus s'ils avaient de
+l'&eacute;loquence, pour que le seul &ecirc;tre qui apparaisse en moi,
+dont on garde
+un pr&eacute;cieux souvenir, soit non celui que ma volont&eacute;, en
+s'effor&ccedil;ant et
+en m&eacute;ritant, a model&eacute; &agrave; ma ressemblance, mais un
+&ecirc;tre qui n'est pas mon
+&#339;uvre, qui n'est m&ecirc;me pas moi, que j'ai toujours
+m&eacute;pris&eacute; et cherch&eacute; &agrave;
+vaincre; est-ce la peine que j'aie aim&eacute; mon ami
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute; comme je l'ai
+fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
+d&eacute;couvrir quelque chose de bien plus g&eacute;n&eacute;ral que
+moi-m&ecirc;me, un plaisir
+qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut
+sinc&egrave;rement
+le croire, un plaisir d'amiti&eacute;, mais un plaisir intellectuel et
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;, une sorte de plaisir d'art?&raquo;
+Voil&agrave; ce que je crains,
+aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pens&eacute;. Il s'est
+tromp&eacute;, dans
+ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aim&eacute; quelque
+chose de
+plus &eacute;lev&eacute; que la souplesse inn&eacute;e de son corps,
+s'il n'avait pas &eacute;t&eacute; si
+longtemps d&eacute;tach&eacute; de l'orgueil nobiliaire, il y e&ucirc;t
+eu plus
+d'application et de lourdeur dans son agilit&eacute; m&ecirc;me, une
+vulgarit&eacute;
+importante dans ses mani&egrave;res. Comme &agrave; M<sup>me</sup> de
+Villeparisis il avait fallu
+beaucoup de s&eacute;rieux pour qu'elle donn&acirc;t dans sa
+conversation et dans ses
+M&eacute;moires le sentiment de la frivolit&eacute;, lequel est
+intellectuel, de m&ecirc;me,
+pour que le corps de Saint-Loup f&ucirc;t habit&eacute; par tant
+d'aristocratie, il
+fallait que celle-ci e&ucirc;t d&eacute;sert&eacute; sa pens&eacute;e
+tendue vers de plus hauts
+objets, et, r&eacute;sorb&eacute;e dans son corps, s'y f&ucirc;t
+fix&eacute;e en lignes
+inconscientes et nobles. Par l&agrave; sa distinction d'esprit
+n'&eacute;tait pas
+absente d'une distinction physique qui, la premi&egrave;re faisant
+d&eacute;faut,
+n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; compl&egrave;te. Un artiste n'a pas
+besoin d'exprimer directement
+sa pens&eacute;e dans son ouvrage pour que celui-ci en refl&egrave;te
+la qualit&eacute;; on a
+m&ecirc;me pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la
+n&eacute;gation
+de l'ath&eacute;e qui trouve la cr&eacute;ation assez parfaite pour se
+passer d'un
+cr&eacute;ateur. Et je savais bien aussi que ce n'&eacute;tait pas
+qu'une &#339;uvre d'art
+que j'admirais en ce jeune cavalier d&eacute;roulant le long du mur la
+frise de
+sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
+Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter
+&agrave; mon
+profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
+moi, les anc&ecirc;tres d&eacute;daigneux et souples qui survivaient
+dans l'assurance
+et l'agilit&eacute;, la courtoisie avec laquelle il venait disposer
+autour de
+mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'&eacute;tait-ce
+pas comme
+des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
+nous dussions toujours &ecirc;tre s&eacute;par&eacute;s, et qu'il me
+sacrifiait au contraire
+par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
+l'intelligence, avec cette libert&eacute; souveraine dont les
+mouvements de
+Robert &eacute;taient l'image et dans laquelle se r&eacute;alise la
+parfaite amiti&eacute;?</p>
+<p>Ce que la familiarit&eacute; d'un Guermantes&#8212;au lieu de la
+distinction qu'elle
+avait chez Robert, parce que le d&eacute;dain h&eacute;r&eacute;ditaire
+n'y &eacute;tait que le
+v&ecirc;tement, devenu gr&acirc;ce inconsciente, d'une r&eacute;elle
+humilit&eacute; morale&#8212;e&ucirc;t
+d&eacute;cel&eacute; de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre
+consciente, non en M.
+de Charlus chez lequel les d&eacute;fauts de caract&egrave;re que
+jusqu'ici je
+comprenais mal s'&eacute;taient superpos&eacute;s aux habitudes
+aristocratiques, mais
+chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
+qui avait tant d&eacute;plu &agrave; ma grand'm&egrave;re quand
+autrefois elle l'avait
+rencontr&eacute; chez M<sup>me</sup> de Villeparisis, offrait des
+parties de grandeur
+ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai d&icirc;ner chez
+lui, le
+lendemain de la soir&eacute;e que j'avais pass&eacute;e avec Saint-Loup.</p>
+<p>Elles ne m'&eacute;taient apparues ni chez lui ni chez la duchesse,
+quand je
+les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
+premier jour les diff&eacute;rences qui s&eacute;paraient la Berma de
+ses camarades,
+encore que chez celle-ci les particularit&eacute;s fussent infiniment
+plus
+saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
+marqu&eacute;es au fur et &agrave; mesure que les objets sont plus
+r&eacute;els, plus
+concevables &agrave; l'intelligence. Mais enfin si
+l&eacute;g&egrave;res que soient les
+nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre v&eacute;ridique
+comme
+Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
+le salon de M<sup>me</sup> Geoffrin, de M<sup>me</sup> R&eacute;camier
+et de M<sup>me</sup> de Boigne, ils
+apparaissent tous si semblables que la principale v&eacute;rit&eacute;
+qui, &agrave; l'insu
+de l'auteur, ressort de ses &eacute;tudes, c'est le n&eacute;ant de la
+vie de salon),
+pourtant, en vertu de la m&ecirc;me raison que pour la Berma, quand les
+Guermantes me furent devenus indiff&eacute;rents et que la gouttelette
+de leur
+originalit&eacute; ne fut plus vaporis&eacute;e par mon imagination, je
+pus la
+recueillir, tout impond&eacute;rable qu'elle f&ucirc;t.</p>
+<p>La duchesse ne m'ayant pas parl&eacute; de son mari, &agrave; la
+soir&eacute;e de sa tante,
+je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
+assisterait au d&icirc;ner. Mais je fus bien vite fix&eacute; car parmi
+les valets de
+pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
+avaient d&ucirc; jusqu'ici me consid&eacute;rer &agrave; peu
+pr&egrave;s comme les enfants de
+l'&eacute;b&eacute;niste, c'est-&agrave;-dire peut-&ecirc;tre avec plus
+de sympathie que leur
+ma&icirc;tre mais comme incapable d'&ecirc;tre re&ccedil;u chez lui)
+devaient chercher la
+cause de cette r&eacute;volution, je vis se glisser M. de Guermantes
+qui
+guettait mon arriv&eacute;e pour me recevoir sur le seuil et
+m'&ocirc;ter lui-m&ecirc;me
+mon pardessus.</p>
+<p>&#8212;M<sup>me</sup> de Guermantes va &ecirc;tre tout ce qu'il y a de
+plus heureuse, me
+dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous
+d&eacute;barrasser
+de vos frusques (il trouvait &agrave; la fois bon enfant et comique de
+parler
+le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une d&eacute;fection
+de votre
+part, bien que vous eussiez donn&eacute; votre jour. Depuis ce matin
+nous nous
+disions l'un &agrave; l'autre: &laquo;Vous verrez qu'il ne viendra
+pas.&raquo; Je dois dire
+que M<sup>me</sup> de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous
+n'&ecirc;tes pas un homme
+commode &agrave; avoir et j'&eacute;tais persuad&eacute; que vous nous
+feriez faux bond.</p>
+<p>Et le duc &eacute;tait si mauvais mari, si brutal m&ecirc;me,
+disait-on, qu'on lui
+savait gr&eacute;, comme on sait gr&eacute; de leur douceur aux
+m&eacute;chants, de ces mots
+&laquo;M<sup>me</sup> de Guermantes&raquo; avec lesquels il avait l'air
+d'&eacute;tendre sur la
+duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
+Cependant me saisissant famili&egrave;rement par la main, il se mit en
+devoir
+de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
+courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
+survivance d'une tradition locale, la trace d'un
+&eacute;v&eacute;nement historique,
+peut-&ecirc;tre ignor&eacute;s de celui qui y fait allusion; de
+m&ecirc;me cette politesse
+de M. de Guermantes, et qu'il allait me t&eacute;moigner pendant toute
+la
+soir&eacute;e, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois
+s&eacute;culaires,
+d'habitudes en particulier du XVIII<sup>e</sup> si&egrave;cle. Les gens
+des temps pass&eacute;s
+nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer
+d'intentions profondes au del&agrave; de ce qu'ils expriment
+formellement; nous
+sommes &eacute;tonn&eacute;s quand nous rencontrons un sentiment
+&agrave; peu pr&egrave;s pareil &agrave;
+ceux que nous &eacute;prouvons chez un h&eacute;ros d'Hom&egrave;re ou
+une habile feinte
+tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, o&ugrave; il
+laissa
+enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
+dirait que nous nous imaginons ce po&egrave;te &eacute;pique et ce
+g&eacute;n&eacute;ral aussi
+&eacute;loign&eacute;s de nous qu'un animal vu dans un jardin
+zoologique. M&ecirc;me chez
+tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
+marques de courtoisie dans des lettres &eacute;crites par eux &agrave;
+quelque homme
+de rang inf&eacute;rieur et qui ne peut leur &ecirc;tre utile &agrave;
+rien, elles nous
+laissent surpris parce qu'elles nous r&eacute;v&egrave;lent tout
+&agrave; coup chez ces
+grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
+directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance
+qu'il
+faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
+grand scrupule certaines fonctions d'amabilit&eacute;.</p>
+<p>Cet &eacute;loignement imaginaire du pass&eacute; est
+peut-&ecirc;tre une des raisons qui
+permettent de comprendre que m&ecirc;me de grands &eacute;crivains
+aient trouv&eacute; une
+beaut&eacute; g&eacute;niale aux &#339;uvres de m&eacute;diocres
+mystificateurs comme Ossian. Nous
+sommes si &eacute;tonn&eacute;s que des bardes lointains puissent avoir
+des id&eacute;es
+modernes, que nous nous &eacute;merveillons si, dans ce que nous
+croyons un
+vieux chant ga&eacute;lique, nous en rencontrons une que nous
+n'eussions
+trouv&eacute;e qu'ing&eacute;nieuse chez un contemporain. Un traducteur
+de talent n'a
+qu'&agrave; ajouter &agrave; un Ancien qu'il restitue plus ou moins
+fid&egrave;lement, des
+morceaux qui, sign&eacute;s d'un nom contemporain et publi&eacute;s
+&agrave; part,
+para&icirc;traient seulement agr&eacute;ables: aussit&ocirc;t il donne
+une &eacute;mouvante
+grandeur &agrave; son po&egrave;te, lequel joue ainsi sur le clavier de
+plusieurs
+si&egrave;cles. Ce traducteur n'&eacute;tait capable que d'un livre
+m&eacute;diocre, si ce
+livre e&ucirc;t &eacute;t&eacute; publi&eacute; comme un original de
+lui. Donn&eacute; pour une
+traduction, il semble celle d'un chef-d'&#339;uvre. Le pass&eacute; non
+seulement
+n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
+apr&egrave;s le commencement d'une guerre que des lois vot&eacute;es
+sans h&acirc;te peuvent
+agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans
+apr&egrave;s un
+crime rest&eacute; obscur qu'un magistrat peut encore trouver les
+&eacute;l&eacute;ments qui
+serviront &agrave; l'&eacute;claircir; apr&egrave;s des si&egrave;cles
+et des si&egrave;cles, le savant qui
+&eacute;tudie dans une r&eacute;gion lointaine la toponymie, les
+coutumes des
+habitants, pourra saisir encore en elles telle l&eacute;gende bien
+ant&eacute;rieure
+au christianisme, d&eacute;j&agrave; incomprise, sinon m&ecirc;me
+oubli&eacute;e au temps
+d'H&eacute;rodote et qui dans l'appellation donn&eacute;e &agrave; une
+roche, dans un rite
+religieux, demeure au milieu du pr&eacute;sent comme une
+&eacute;manation plus dense,
+imm&eacute;moriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins
+antique,
+&eacute;manation de la vie de cour, sinon dans les mani&egrave;res
+souvent vulgaires
+de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je
+devais
+la go&ucirc;ter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai
+un peu
+plus tard au salon. Car je n'y &eacute;tais pas all&eacute; tout de
+suite.</p>
+<p>En quittant le vestibule, j'avais dit &agrave; M. de Guermantes que
+j'avais un
+grand d&eacute;sir de voir ses Elstir. &laquo;Je suis &agrave; vos
+ordres, M. Elstir est-il
+donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
+homme aimable, ce que nos p&egrave;res appelaient l'honn&ecirc;te
+homme, j'aurais pu
+lui demander de me faire la gr&acirc;ce de venir, et le prier &agrave;
+d&icirc;ner. Il
+aurait certainement &eacute;t&eacute; tr&egrave;s flatt&eacute; de
+passer la soir&eacute;e en votre
+compagnie.&raquo; Fort peu ancien r&eacute;gime quand il
+s'effor&ccedil;ait ainsi de l'&ecirc;tre,
+le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demand&eacute; si
+je
+d&eacute;sirais qu'il me montr&acirc;t ces tableaux, il me conduisit,
+s'effa&ccedil;ant
+gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
+chemin, il &eacute;tait oblig&eacute; de passer devant, petite
+sc&egrave;ne qui (depuis le
+temps o&ugrave; Saint-Simon raconte qu'un anc&ecirc;tre des Guermantes
+lui fit les
+honneurs de son h&ocirc;tel avec les m&ecirc;mes scrupules dans
+l'accomplissement
+des devoirs frivoles du gentilhomme) avait d&ucirc;, avant de glisser
+jusqu'&agrave;
+nous, &ecirc;tre jou&eacute;e par bien d'autres Guermantes pour bien
+d'autres
+visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise
+d'&ecirc;tre
+seul un moment devant les tableaux, il s'&eacute;tait retir&eacute;
+discr&egrave;tement en me
+disant que je n'aurais qu'&agrave; venir le retrouver au salon.</p>
+<p>Seulement une fois en t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te avec les
+Elstir, j'oubliai tout &agrave; fait
+l'heure du d&icirc;ner; de nouveau comme &agrave; Balbec j'avais devant
+moi les
+fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'&eacute;tait que la
+projection, la mani&egrave;re de voir particuli&egrave;re &agrave; ce
+grand peintre et que ne
+traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
+peintures de lui, toutes homog&egrave;nes les unes aux autres,
+&eacute;taient comme
+les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute;, dans le
+cas pr&eacute;sent, la t&ecirc;te de l'artiste et dont on n'e&ucirc;t
+pu soup&ccedil;onner
+l'&eacute;tranget&eacute; tant qu'on n'aurait fait que conna&icirc;tre
+l'homme, c'est-&agrave;-dire
+tant qu'on n'e&ucirc;t fait que voir la lanterne coiffant la lampe,
+avant
+qu'aucun verre color&eacute; e&ucirc;t encore &eacute;t&eacute;
+plac&eacute;. Parmi ces tableaux,
+quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
+m'int&eacute;ressaient plus que les autres en ce qu'ils
+recr&eacute;aient ces
+illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
+objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
+en voiture ne d&eacute;couvrons-nous pas une longue rue claire qui
+commence &agrave;
+quelques m&egrave;tres de nous, alors que nous n'avons devant nous
+qu'un pan de
+mur violemment &eacute;clair&eacute; qui nous a donn&eacute; le mirage
+de la profondeur. D&egrave;s
+lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
+retour sinc&egrave;re &agrave; la racine m&ecirc;me de l'impression, de
+repr&eacute;senter une
+chose par cette autre que dans l'&eacute;clair d'une illusion
+premi&egrave;re nous
+avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en
+r&eacute;alit&eacute;
+ind&eacute;pendants des noms d'objets que notre m&eacute;moire leur
+impose quand nous
+les avons reconnus. Elstir t&acirc;chait d'arracher &agrave; ce qu'il
+venait de
+sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent &eacute;t&eacute; de
+dissoudre cet
+agr&eacute;gat de raisonnements que nous appelons vision.</p>
+<p>Les gens qui d&eacute;testaient ces &laquo;horreurs&raquo;
+s'&eacute;tonnaient qu'Elstir admir&acirc;t
+Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
+aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son
+compte
+refait devant le r&eacute;el (avec l'indice particulier de son
+go&ucirc;t pour
+certaines recherches) le m&ecirc;me effort qu'un Chardin ou un
+Perroneau, et
+qu'en cons&eacute;quence, quand il cessait de travailler pour
+lui-m&ecirc;me, il
+admirait en eux des tentatives du m&ecirc;me genre, des sortes de
+fragments
+anticip&eacute;s d'&#339;uvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient
+pas par
+la pens&eacute;e &agrave; l'&#339;uvre d'Elstir cette perspective du Temps
+qui leur
+permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans g&ecirc;ne la
+peinture de
+Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de
+leur
+vie ils avaient vu, au fur et &agrave; mesure que les ann&eacute;es les
+en
+&eacute;loignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils
+jugeaient un
+chef-d'&#339;uvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester &agrave;
+jamais une
+horreur (par exemple l'<i>Olympia</i> de Manet) diminuer jusqu'&agrave;
+ce que les
+deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune
+le&ccedil;on
+parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au g&eacute;n&eacute;ral et
+qu'on se figure
+toujours se trouver en pr&eacute;sence d'une exp&eacute;rience qui n'a
+pas de
+pr&eacute;c&eacute;dents dans le pass&eacute;.</p>
+<p>Je fus &eacute;mus de retrouver dans deux tableaux (plus
+r&eacute;alistes, ceux-l&agrave;, et
+d'une mani&egrave;re ant&eacute;rieure) un m&ecirc;me monsieur, une
+fois en frac dans son
+salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
+f&ecirc;te populaire au bord de l'eau o&ugrave; il n'avait
+&eacute;videmment que faire, et
+qui prouvait que pour Elstir il n'&eacute;tait pas seulement un
+mod&egrave;le
+habituel, mais un ami, peut-&ecirc;tre un protecteur, qu'il aimait,
+comme
+autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires&#8212;et parfaitement
+ressemblants&#8212;de Venise, &agrave; faire figurer dans ses peintures; de
+m&ecirc;me
+encore que Beethoven trouvait du plaisir &agrave; inscrire en
+t&ecirc;te d'une &#339;uvre
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute;e le nom ch&eacute;ri de l'archiduc
+Rodolphe. Cette f&ecirc;te au bord de
+l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivi&egrave;re, les robes
+des
+femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et
+des
+autres voisinaient parmi ce carr&eacute; de peinture qu'Elstir avait
+d&eacute;coup&eacute;
+dans une merveilleuse apr&egrave;s-midi. Ce qui ravissait dans la robe
+d'une
+femme cessant un moment de danser, &agrave; cause de la chaleur et de
+l'essoufflement, &eacute;tait chatoyant aussi, et de la m&ecirc;me
+mani&egrave;re, dans la
+toile d'une voile arr&ecirc;t&eacute;e, dans l'eau du petit port, dans
+le ponton de
+bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
+que j'avais vus &agrave; Balbec, l'h&ocirc;pital, aussi beau sous son
+ciel de lapis
+que la cath&eacute;drale elle-m&ecirc;me, semblait, plus hardi
+qu'Elstir th&eacute;oricien,
+qu'Elstir homme de go&ucirc;t et amoureux du moyen &acirc;ge, chanter:
+&laquo;Il n'y a pas
+de gothique, il n'y a pas de chef-d'&#339;uvre, l'h&ocirc;pital sans style
+vaut le
+glorieux portail&raquo;, de m&ecirc;me j'entendais: &laquo;La dame un
+peu vulgaire qu'un
+dilettante en promenade &eacute;viterait de regarder, excepterait du
+tableau
+po&eacute;tique que la nature compose devant lui, cette femme est belle
+aussi,
+sa robe re&ccedil;oit la m&ecirc;me lumi&egrave;re que la voile du
+bateau, et il n'y a pas
+de choses plus ou moins pr&eacute;cieuses, la robe commune et la voile
+en
+elle-m&ecirc;me jolie sont deux miroirs du m&ecirc;me reflet, tout le
+prix est dans
+les regards du peintre.&raquo; Or celui-ci avait su immortellement
+arr&ecirc;ter le
+mouvement des heures &agrave; cet instant lumineux o&ugrave; la dame
+avait eu chaud et
+avait cess&eacute; de danser, o&ugrave; l'arbre &eacute;tait
+cern&eacute; d'un pourtour d'ombre, o&ugrave;
+les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
+que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si
+fix&eacute;e
+donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
+bient&ocirc;t s'en retourner, les bateaux dispara&icirc;tre, l'ombre
+changer de
+place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
+instants, montr&eacute;s &agrave; la fois par tant de lumi&egrave;res
+qui y voisinent
+ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
+autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles
+&agrave;
+sujets mythologiques, datant des d&eacute;buts d'Elstir et dont
+&eacute;tait aussi
+orn&eacute; ce salon. Les gens du monde &laquo;avanc&eacute;s&raquo;
+allaient &laquo;jusqu'&agrave;&raquo; cette
+mani&egrave;re-l&agrave;, mais pas plus loin. Ce n'&eacute;tait certes
+pas ce qu'Elstir avait
+fait de mieux, mais d&eacute;j&agrave; la sinc&eacute;rit&eacute; avec
+laquelle le sujet avait &eacute;t&eacute;
+pens&eacute; &ocirc;tait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les
+Muses &eacute;taient
+repr&eacute;sent&eacute;es comme le seraient des &ecirc;tres
+appartenant &agrave; une esp&egrave;ce
+fossile mais qu'il n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; rare, aux temps
+mythologiques, de voir
+passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
+montagneux. Quelquefois un po&egrave;te, d'une race ayant aussi une
+individualit&eacute; particuli&egrave;re pour un zoologiste
+(caract&eacute;ris&eacute;e par une
+certaine insexualit&eacute;), se promenait avec une Muse, comme, dans
+la
+nature, des cr&eacute;atures d'esp&egrave;ces diff&eacute;rentes mais
+amies et qui vont de
+compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un po&egrave;te
+&eacute;puis&eacute; d'une
+longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontr&eacute;,
+touch&eacute; de
+sa fatigue, prend sur son dos et ram&egrave;ne. Dans plus d'une autre,
+l'immense paysage (o&ugrave; la sc&egrave;ne mythique, les h&eacute;ros
+fabuleux tiennent une
+place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets &agrave;
+la mer,
+avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'&agrave; la
+minute qu'il
+est, gr&acirc;ce au degr&eacute; pr&eacute;cis du d&eacute;clin du
+soleil, &agrave; la fid&eacute;lit&eacute; fugitive
+des ombres. Par l&agrave; l'artiste donne, en l'instantan&eacute;isant,
+une sorte de
+r&eacute;alit&eacute; historique v&eacute;cue au symbole de la fable,
+le peint, et le relate
+au pass&eacute; d&eacute;fini.</p>
+<p>Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de
+sonnette
+des invit&eacute;s qui arrivaient avaient tint&eacute;, ininterrompus,
+et m'avaient
+berc&eacute; doucement. Mais le silence qui leur succ&eacute;da et qui
+durait d&eacute;j&agrave;
+depuis tr&egrave;s longtemps finit&#8212;moins rapidement il est vrai&#8212;par
+m'&eacute;veiller de ma r&ecirc;verie, comme celui qui succ&egrave;de
+&agrave; la musique de Lindor
+tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'e&ucirc;t
+oubli&eacute;, qu'on f&ucirc;t &agrave;
+table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
+Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudr&eacute;,
+je ne
+sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me t&eacute;moignant du
+m&ecirc;me respect
+qu'il e&ucirc;t mis aux pieds d'un roi. Je sentis &agrave; son air
+qu'il m'e&ucirc;t
+attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que
+j'avais
+apport&eacute; au d&icirc;ner, alors surtout que j'avais promis
+d'&ecirc;tre &agrave; onze heures
+chez M. de Charlus.</p>
+<p>Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le
+valet
+de pied pers&eacute;cut&eacute; par le concierge, et qui, rayonnant de
+bonheur quand
+je lui demandai des nouvelles de sa fianc&eacute;e, me dit que
+justement demain
+&eacute;tait le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer
+toute la
+journ&eacute;e avec elle, et c&eacute;l&eacute;bra la bont&eacute; de
+Madame la duchesse) me
+conduisit au salon o&ugrave; je craignais de trouver M. de Guermantes
+de
+mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie
+&eacute;videmment
+en partie factice et dict&eacute;e par la politesse, mais par ailleurs
+sinc&egrave;re,
+inspir&eacute;e et par son estomac qu'un tel retard avait
+affam&eacute;, et par la
+conscience d'une impatience pareille chez tous ses invit&eacute;s
+lesquels
+remplissaient compl&egrave;tement le salon. Je sus, en effet, plus
+tard, qu'on
+m'avait attendu pr&egrave;s de trois quarts d'heure. Le duc de
+Guermantes pensa
+sans doute que prolonger le supplice g&eacute;n&eacute;ral de deux
+minutes ne
+l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant pouss&eacute; &agrave;
+reculer si
+longtemps le moment de se mettre &agrave; table, cette politesse serait
+plus
+compl&egrave;te si en ne faisant pas servir imm&eacute;diatement il
+r&eacute;ussissait &agrave; me
+persuader que je n'&eacute;tais pas en retard et qu'on n'avait pas
+attendu pour
+moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
+d&icirc;ner et si certains invit&eacute;s n'&eacute;taient pas encore
+l&agrave;, comment je
+trouvais les Elstir. Mais en m&ecirc;me temps et sans laisser
+apercevoir ses
+tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
+concert avec la duchesse il proc&eacute;dait aux pr&eacute;sentations.
+Alors seulement
+je m'aper&ccedil;us que venait de se produire autour de moi, de moi qui
+jusqu'&agrave;
+ce jour&#8212;sauf le stage dans le salon de M<sup>me</sup> Swann&#8212;avais
+&eacute;t&eacute; habitu&eacute;
+chez ma m&egrave;re, &agrave; Combray et &agrave; Paris, aux
+fa&ccedil;ons ou protectrices ou sur la
+d&eacute;fensive de bourgeoises rechign&eacute;es qui me traitaient en
+enfant, un
+changement de d&eacute;cor comparable &agrave; celui qui introduit tout
+&agrave; coup
+Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
+enti&egrave;rement d&eacute;collet&eacute;es (leur chair apparaissait
+des deux c&ocirc;t&eacute;s d'une
+sinueuse branche de mimosa ou sous les larges p&eacute;tales d'une
+rose), ne me
+dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
+si la timidit&eacute; seule les e&ucirc;t emp&ecirc;ch&eacute;es de
+m'embrasser. Beaucoup n'en
+&eacute;taient pas moins fort honn&ecirc;tes au point de vue des m&#339;urs;
+beaucoup, non
+toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui
+&eacute;taient
+l&eacute;g&egrave;res cette r&eacute;pulsion qu'e&ucirc;t
+&eacute;prouv&eacute;e ma m&egrave;re. Les caprices de la
+conduite, ni&eacute;s par de saintes amies, malgr&eacute;
+l'&eacute;vidence, semblaient, dans
+le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations
+qu'on
+avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une
+ma&icirc;tresse
+de maison &eacute;tait mani&eacute; par qui voulait, pourvu que le
+&laquo;salon&raquo; f&ucirc;t demeur&eacute;
+intact. Comme le duc se g&ecirc;nait fort peu avec ses invit&eacute;s
+(de qui et &agrave;
+qui il n'avait plus d&egrave;s longtemps rien &agrave; apprendre), mais
+beaucoup avec
+moi dont le genre de sup&eacute;riorit&eacute;, lui &eacute;tant
+inconnu, lui causait un peu
+le m&ecirc;me genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de
+Louis XIV
+les ministres bourgeois, il consid&eacute;rait &eacute;videmment que le
+fait de ne pas
+conna&icirc;tre ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux,
+du
+moins pour moi, et, tandis que je me pr&eacute;occupais &agrave; cause
+de lui de
+l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
+feraient sur moi.</p>
+<p>Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
+moment m&ecirc;me, en effet, o&ugrave; j'&eacute;tais entr&eacute; dans
+le salon, M. de Guermantes,
+sans m&ecirc;me me laisser le temps de dire bonjour &agrave; la
+duchesse, m'avait
+men&eacute;, comme pour faire une bonne surprise &agrave; cette
+personne &agrave; laquelle il
+semblait dire: &laquo;Voici votre ami, vous voyez je vous
+l'am&egrave;ne par la peau
+du cou&raquo;, vers une dame assez petite. Or, bien avant que,
+pouss&eacute; par le
+duc, je fusse arriv&eacute; devant elle, cette dame n'avait
+cess&eacute; de m'adresser
+avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
+adressons &agrave; une vieille connaissance qui peut-&ecirc;tre ne nous
+reconna&icirc;t
+pas. Comme c'&eacute;tait justement mon cas et que je ne parvenais pas
+&agrave; me
+rappeler qui elle &eacute;tait, je d&eacute;tournais la t&ecirc;te tout
+en m'avan&ccedil;ant de
+fa&ccedil;on &agrave; ne pas avoir &agrave; r&eacute;pondre
+jusqu'&agrave; ce que la pr&eacute;sentation m'e&ucirc;t
+tir&eacute; d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait &agrave;
+tenir en
+&eacute;quilibre instable son sourire destin&eacute; &agrave; moi. Elle
+avait l'air d'&ecirc;tre
+press&eacute;e de s'en d&eacute;barrasser et que je dise enfin:
+&laquo;Ah! madame, je crois
+bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons
+retrouv&eacute;s!&raquo; J'&eacute;tais
+aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
+enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire
+ind&eacute;finiment
+prolong&eacute;, comme un sol di&egrave;se, pouvait enfin cesser. Mais
+M. de
+Guermantes s'y prit si mal, au moins &agrave; mon avis, qu'il me sembla
+qu'il
+n'avait nomm&eacute; que moi et que j'ignorais toujours qui
+&eacute;tait la
+pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
+raisons de notre intimit&eacute;, obscures pour moi, lui paraissaient
+claires.
+En effet, d&egrave;s que je fus aupr&egrave;s d'elle elle ne me tendit
+pas sa main,
+mais prit famili&egrave;rement la mienne et me parla sur le m&ecirc;me
+ton que si
+j'eusse &eacute;t&eacute; aussi au courant qu'elle des bons souvenirs
+&agrave; quoi elle se
+reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris
+&ecirc;tre
+son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
+anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
+mais ce ne pouvait &ecirc;tre M<sup>me</sup> Bloch m&egrave;re que
+j'avais devant moi puisque
+celle-ci &eacute;tait morte depuis de longues ann&eacute;es. Je
+m'effor&ccedil;ais vainement
+&agrave; deviner le pass&eacute; commun &agrave; elle et &agrave; moi
+auquel elle se reportait en
+pens&eacute;e. Mais je ne l'apercevais pas mieux, &agrave; travers le
+jais
+translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
+le sourire, qu'on ne distingue un paysage situ&eacute; derri&egrave;re
+une vitre noire
+m&ecirc;me enflamm&eacute;e de soleil. Elle me demanda si mon
+p&egrave;re ne se fatiguait
+pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au th&eacute;&acirc;tre
+avec Albert, si
+j'&eacute;tais moins souffrant, et comme mes r&eacute;ponses, titubant
+dans
+l'obscurit&eacute; mentale o&ugrave; je me trouvais, ne devinrent
+distinctes que pour
+dire que je n'&eacute;tais pas bien ce soir, elle avan&ccedil;a
+elle-m&ecirc;me une chaise
+pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais
+habitu&eacute; les
+autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'&eacute;nigme me fut
+donn&eacute; par le
+duc: &laquo;Elle vous trouve charmant&raquo;, murmura-t-il &agrave; mon
+oreille, laquelle
+fut frapp&eacute;e comme si ces mots ne lui &eacute;taient pas
+inconnus. C'&eacute;taient
+ceux que M<sup>me</sup> de Villeparisis nous avait dits, &agrave; ma
+grand'm&egrave;re et &agrave; moi,
+quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
+Alors je compris tout, la dame pr&eacute;sente n'avait rien de commun
+avec M<sup>me</sup>
+de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
+l'esp&egrave;ce de la b&ecirc;te. C'&eacute;tait une Altesse. Elle ne
+connaissait nullement
+ma famille ni moi-m&ecirc;me, mais issue de la race la plus noble et
+poss&eacute;dant
+la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
+avait &eacute;pous&eacute; un cousin &eacute;galement princier, elle
+d&eacute;sirait, dans sa
+gratitude au Cr&eacute;ateur, t&eacute;moigner au prochain, de si
+pauvre ou de si
+humble extraction f&ucirc;t-il, qu'elle ne le m&eacute;prisait pas. A
+vrai dire, les
+sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
+Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
+donner &agrave; ma grand'm&egrave;re, comme &agrave; une biche du
+Jardin d'acclimatation.
+Mais ce n'&eacute;tait encore que la seconde princesse du sang &agrave;
+qui j'&eacute;tais
+pr&eacute;sent&eacute;, et j'&eacute;tais excusable de ne pas avoir
+d&eacute;gag&eacute; les traits
+g&eacute;n&eacute;raux de l'amabilit&eacute; des grands. D'ailleurs
+eux-m&ecirc;mes n'avaient-ils
+pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
+amabilit&eacute;, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait
+tant de
+bonjours avec la main &agrave; l'Op&eacute;ra-comique, avait eu l'air
+furieux que je
+la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois
+donn&eacute; un
+louis &agrave; quelqu'un, pensent qu'avec celui-l&agrave; ils sont en
+r&egrave;gle pour
+toujours. Quant &agrave; M. de Charlus, ses hauts et ses bas
+&eacute;taient encore
+plus contrast&eacute;s. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et
+des
+majest&eacute;s d'une autre sorte, reines qui jouent &agrave; la reine,
+et parlent non
+selon les habitudes de leurs cong&eacute;n&egrave;res, mais comme les
+reines dans
+Sardou.</p>
+<p>Si M. de Guermantes avait mis tant de h&acirc;te &agrave; me
+pr&eacute;senter, c'est que le
+fait qu'il y ait dans une r&eacute;union quelqu'un d'inconnu &agrave;
+une Altesse
+royale est intol&eacute;rable et ne peut se prolonger une seconde.
+C'&eacute;tait
+cette m&ecirc;me h&acirc;te que Saint-Loup avait mise &agrave; se faire
+pr&eacute;senter &agrave; ma
+grand'm&egrave;re. D'ailleurs, par un reste h&eacute;rit&eacute; de la
+vie des cours qui
+s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais
+o&ugrave;,
+par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui
+devient
+essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
+consid&eacute;raient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez
+souvent
+n&eacute;glig&eacute;s, au moins par l'un d'eux, de la charit&eacute;,
+de la chastet&eacute;, de la
+piti&eacute; et de la justice, celui, plus inflexible, de ne
+gu&egrave;re parler &agrave; la
+princesse de Parme qu'&agrave; la troisi&egrave;me personne.</p>
+<p>A d&eacute;faut d'&ecirc;tre encore jamais de ma vie all&eacute;
+&agrave; Parme (ce que je d&eacute;sirais
+depuis de lointaines vacances de P&acirc;ques), en conna&icirc;tre la
+princesse,
+qui, je le savais, poss&eacute;dait le plus beau palais de cette
+cit&eacute; unique o&ugrave;
+tout d'ailleurs devait &ecirc;tre homog&egrave;ne, isol&eacute;e
+qu'elle &eacute;tait du reste du
+monde, entre les parois polies, dans l'atmosph&egrave;re,
+&eacute;touffante comme un
+soir d'&eacute;t&eacute; sans air sur une place de petite ville
+italienne, de son nom
+compact et trop doux, cela aurait d&ucirc; substituer tout d'un coup
+&agrave; ce que
+je t&acirc;chais de me figurer ce qui existait r&eacute;ellement
+&agrave; Parme, en une
+sorte d'arriv&eacute;e fragmentaire et sans avoir boug&eacute;;
+c'&eacute;tait, dans
+l'alg&egrave;bre du voyage &agrave; la ville de Giorgione, comme une
+premi&egrave;re &eacute;quation
+&agrave; cette inconnue. Mais si j'avais depuis des ann&eacute;es&#8212;comme
+un parfumeur
+&agrave; un bloc uni de mati&egrave;re grasse&#8212;fait absorber &agrave; ce
+nom de princesse de
+Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, d&egrave;s que
+je vis la
+princesse, que j'aurais &eacute;t&eacute; jusque-l&agrave; convaincu
+&ecirc;tre au moins la
+Sanseverina, une seconde op&eacute;ration commen&ccedil;a, laquelle ne
+fut, &agrave; vrai
+dire, parachev&eacute;e que quelques mois plus tard, et qui consista,
+&agrave; l'aide
+de nouvelles malaxations chimiques, &agrave; expulser toute huile
+essentielle
+de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et
+&agrave; y
+incorporer &agrave; la place l'image d'une petite femme noire,
+occup&eacute;e
+d'&#339;uvres, d'une amabilit&eacute; tellement humble qu'on comprenait tout
+de
+suite dans quel orgueil altier cette amabilit&eacute; prenait son
+origine. Du
+reste, pareille, &agrave; quelques diff&eacute;rences pr&egrave;s, aux
+autres grandes dames,
+elle &eacute;tait aussi peu stendhalienne que, par exemple, &agrave;
+Paris, dans le
+quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
+nom de Parme qu'&agrave; toutes les rues avoisinantes, et fait moins
+penser &agrave;
+la Chartreuse o&ugrave; meurt Fabrice qu'&agrave; la salle des pas
+perdus de la gare
+Saint-Lazare.</p>
+<p>Son amabilit&eacute; tenait &agrave; deux causes. L'une,
+g&eacute;n&eacute;rale, &eacute;tait l'&eacute;ducation
+que cette fille de souverains avait re&ccedil;ue. Sa m&egrave;re (non
+seulement alli&eacute;e
+&agrave; toutes les familles royales de l'Europe, mais encore&#8212;contraste
+avec
+la maison ducale de Parme&#8212;plus riche qu'aucune princesse
+r&eacute;gnante) lui
+avait, d&egrave;s son &acirc;ge le plus tendre, inculqu&eacute; les
+pr&eacute;ceptes
+orgueilleusement humbles d'un snobisme &eacute;vang&eacute;lique; et
+maintenant chaque
+trait du visage de la fille, la courbe de ses &eacute;paules, les
+mouvements de
+ses bras semblaient r&eacute;p&eacute;ter: &laquo;Rappelle-toi que si
+Dieu t'a fait na&icirc;tre
+sur les marches d'un tr&ocirc;ne, tu ne dois pas en profiter pour
+m&eacute;priser
+ceux &agrave; qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit
+lou&eacute;e!) que tu
+fusses sup&eacute;rieure par la naissance et par les richesses. Au
+contraire,
+sois bonne pour les petits. Tes a&iuml;eux &eacute;taient princes de
+Cl&egrave;ves et de
+Juliers d&egrave;s 647; Dieu a voulu dans sa bont&eacute; que tu
+poss&eacute;dasses presque
+toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
+qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est
+&eacute;tablie par
+les g&eacute;n&eacute;alogistes depuis l'an 63 de l'&egrave;re
+chr&eacute;tienne; tu as pour
+belles-s&#339;urs deux imp&eacute;ratrices. Aussi n'aie jamais l'air en
+parlant de
+te rappeler de si grands privil&egrave;ges, non qu'ils soient
+pr&eacute;caires (car on
+ne peut rien changer &agrave; l'anciennet&eacute; de la race et on aura
+toujours
+besoin de p&eacute;trole), mais il est inutile d'enseigner que tu es
+mieux n&eacute;e
+que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
+le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis &agrave; tous
+ceux
+que la bont&eacute; c&eacute;leste t'a fait la gr&acirc;ce de placer
+au-dessous de toi ce
+que tu peux leur donner sans d&eacute;choir de ton rang,
+c'est-&agrave;-dire des
+secours en argent, m&ecirc;me des soins d'infirmi&egrave;re, mais bien
+entendu jamais
+d'invitations &agrave; tes soir&eacute;es, ce qui ne leur ferait aucun
+bien, mais, en
+diminuant ton prestige, &ocirc;terait de son efficacit&eacute; &agrave;
+ton action
+bienfaisante.&raquo;</p>
+<p>Aussi, m&ecirc;me dans les moments o&ugrave; elle ne pouvait pas
+faire de bien, la
+princesse cherchait &agrave; montrer, ou plut&ocirc;t &agrave; faire
+croire par tous les
+signes ext&eacute;rieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas
+sup&eacute;rieure
+aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
+cette charmante politesse qu'ont avec les inf&eacute;rieurs les gens
+bien
+&eacute;lev&eacute;s et &agrave; tout moment, pour se rendre utile,
+poussait sa chaise dans
+le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
+services, indignes des fi&egrave;res bourgeoises, et que rendent bien
+volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
+professionnel, les anciens domestiques.</p>
+<p>D&eacute;j&agrave;, en effet, le duc, qui semblait press&eacute;
+d'achever les pr&eacute;sentations,
+m'avait entra&icirc;n&eacute; vers une autre des filles fleurs. En
+entendant son nom
+je lui dis que j'avais pass&eacute; devant son ch&acirc;teau, non loin
+de Balbec.
+&laquo;Oh! comme j'aurais &eacute;t&eacute; heureuse de vous le
+montrer&raquo;, dit-elle presque &agrave;
+voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti,
+tout
+p&eacute;n&eacute;tr&eacute; du regret de l'occasion manqu&eacute;e
+d'un plaisir tout sp&eacute;cial, et
+elle ajouta avec un regard insinuant: &laquo;J'esp&egrave;re que tout
+n'est pas
+perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait int&eacute;ress&eacute;
+davantage c'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; le ch&acirc;teau de ma tante Brancas; il a
+&eacute;t&eacute; construit par Mansard;
+c'est la perle de la province.&raquo; Ce n'&eacute;tait pas seulement
+elle qui e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; contente de montrer son ch&acirc;teau, mais sa tante
+Brancas n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute;
+moins ravie de me faire les honneurs du sien, &agrave; ce que m'assura
+cette
+dame qui pensait &eacute;videmment que, surtout dans un temps o&ugrave;
+la terre tend
+&agrave; passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il
+importe que
+les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalit&eacute;
+seigneuriale, par des paroles qui n'engagent &agrave; rien.
+C'&eacute;tait aussi parce
+qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, &agrave;
+dire les
+choses qui pouvaient faire le plus de plaisir &agrave; l'interlocuteur,
+&agrave; lui
+donner la plus haute id&eacute;e de lui-m&ecirc;me, &agrave; ce qu'il
+cr&ucirc;t qu'il flattait
+ceux &agrave; qui il &eacute;crivait, qu'il honorait ses h&ocirc;tes,
+qu'on br&ucirc;lait de le
+conna&icirc;tre. Vouloir donner aux autres cette id&eacute;e
+agr&eacute;able d'eux-m&ecirc;mes
+existe &agrave; vrai dire quelquefois m&ecirc;me dans la bourgeoisie
+elle-m&ecirc;me. On y
+rencontre cette disposition bienveillante, &agrave; titre de
+qualit&eacute;
+individuelle compensatrice d'un d&eacute;faut, non pas, h&eacute;las,
+chez les amis
+les plus s&ucirc;rs, mais du moins chez les plus agr&eacute;ables
+compagnes. Elle
+fleurit en tout cas tout isol&eacute;ment. Dans une partie importante
+de
+l'aristocratie, au contraire, ce trait de caract&egrave;re a
+cess&eacute; d'&ecirc;tre
+individuel; cultiv&eacute; par l'&eacute;ducation, entretenu par
+l'id&eacute;e d'une grandeur
+propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne conna&icirc;t pas de
+rivales, sait que par am&eacute;nit&eacute; elle peut faire des heureux
+et se compla&icirc;t
+&agrave; en faire, il est devenu le caract&egrave;re
+g&eacute;n&eacute;rique d'une classe. Et m&ecirc;me
+ceux que des d&eacute;fauts personnels trop oppos&eacute;s
+emp&ecirc;chent de le garder dans
+leur c&#339;ur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou
+leur
+gesticulation.</p>
+<p>&#8212;C'est une tr&egrave;s bonne femme, me dit M. de Guermantes de la
+princesse de
+Parme, et qui sait &ecirc;tre &laquo;grande dame&raquo; comme personne.</p>
+<p>Pendant que j'&eacute;tais pr&eacute;sent&eacute; aux femmes, il y
+avait un monsieur qui
+donnait de nombreux signes d'agitation: c'&eacute;tait le comte
+Hannibal de
+Br&eacute;aut&eacute;-Consalvi. Arriv&eacute; tard, il n'avait pas eu
+le temps de s'informer
+des convives et quand j'&eacute;tais entr&eacute; au salon, voyant en
+moi un invit&eacute;
+qui ne faisait pas partie de la soci&eacute;t&eacute; de la duchesse et
+devait par
+cons&eacute;quent avoir des titres tout &agrave; fait extraordinaires
+pour y p&eacute;n&eacute;trer,
+il installa son monocle sous l'arcade cintr&eacute;e de ses sourcils,
+pensant
+que celui-ci l'aiderait beaucoup &agrave; discerner quelle
+esp&egrave;ce d'homme
+j'&eacute;tais. Il savait que M<sup>me</sup> de Guermantes avait,
+apanage pr&eacute;cieux des
+femmes vraiment sup&eacute;rieures, ce qu'on appelle un
+&laquo;salon&raquo;, c'est-&agrave;-dire
+ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilit&eacute; que
+venait de
+mettre en vue la d&eacute;couverte d'un rem&egrave;de ou la production
+d'un
+chef-d'&#339;uvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous
+l'impression
+d'avoir appris qu'&agrave; la r&eacute;ception pour le roi et la reine
+d'Angleterre,
+la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
+d'esprit du faubourg se consolaient malais&eacute;ment de n'avoir pas
+&eacute;t&eacute;
+invit&eacute;es tant elles eussent &eacute;t&eacute;
+d&eacute;licieusement int&eacute;ress&eacute;es d'approcher
+ce g&eacute;nie &eacute;trange. M<sup>me</sup> de Courvoisier
+pr&eacute;tendait qu'il y avait aussi M.
+Ribot, mais c'&eacute;tait une invention destin&eacute;e &agrave; faire
+croire qu'Oriane
+cherchait &agrave; faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour
+comble de
+scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du
+mar&eacute;chal de
+Saxe, s'&eacute;tait pr&eacute;sent&eacute; au foyer de la
+Com&eacute;die-Fran&ccedil;aise et avait pri&eacute;
+M<sup>lle</sup> Reichenberg de venir r&eacute;citer des vers devant le
+roi, ce qui avait
+eu lieu et constituait un fait sans pr&eacute;c&eacute;dent dans les
+annales des
+raouts. Au souvenir de tant d'impr&eacute;vu, qu'il approuvait
+d'ailleurs
+pleinement, &eacute;tant lui-m&ecirc;me autant qu'un ornement et, de la
+m&ecirc;me fa&ccedil;on
+que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
+cons&eacute;cration pour un salon, M. de Br&eacute;aut&eacute; se
+demandant qui je pouvais
+bien &ecirc;tre sentait un champ tr&egrave;s vaste ouvert &agrave; ses
+investigations. Un
+instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
+j'&eacute;tais bien jeune pour &ecirc;tre organiste, et M. Widor trop
+peu marquant
+pour &ecirc;tre &laquo;re&ccedil;u&raquo;. Il lui parut plus
+vraisemblable de voir tout
+simplement en moi le nouvel attach&eacute; de la l&eacute;gation de
+Su&egrave;de duquel on
+lui avait parl&eacute;; et il se pr&eacute;parait &agrave; me demander
+des nouvelles du roi
+Oscar par qui il avait &eacute;t&eacute; &agrave; plusieurs reprises
+fort bien accueilli;
+mais quand le duc, pour me pr&eacute;senter, eut dit mon nom &agrave;
+M. de Br&eacute;aut&eacute;,
+celui-ci, voyant que ce nom lui &eacute;tait absolument inconnu, ne
+douta plus
+d&egrave;s lors que, me trouvant l&agrave;, je ne fusse quelque
+c&eacute;l&eacute;brit&eacute;. Oriane
+d&eacute;cid&eacute;ment n'en faisait pas d'autres et savait l'art
+d'attirer les
+hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
+entendu, sans quoi elle l'e&ucirc;t d&eacute;class&eacute;. M. de
+Br&eacute;aut&eacute; commen&ccedil;a donc &agrave; se
+pourl&eacute;cher les babines et &agrave; renifler de ses narines
+friandes, mis en
+app&eacute;tit non seulement par le bon d&icirc;ner qu'il &eacute;tait
+s&ucirc;r de faire, mais
+par le caract&egrave;re de la r&eacute;union que ma pr&eacute;sence ne
+pouvait manquer de
+rendre int&eacute;ressante et qui lui fournirait un sujet de
+conversation
+piquant le lendemain au d&eacute;jeuner du duc de Chartres. Il
+n'&eacute;tait pas
+encore fix&eacute; sur le point de savoir si c'&eacute;tait moi dont on
+venait
+d'exp&eacute;rimenter le s&eacute;rum contre le cancer ou de mettre en
+r&eacute;p&eacute;tition le
+prochain lever de rideau au Th&eacute;&acirc;tre-Fran&ccedil;ais, mais
+grand intellectuel,
+grand amateur de &laquo;r&eacute;cits de voyages&raquo;, il ne cessait
+pas de multiplier
+devant moi les r&eacute;v&eacute;rences, les signes d'intelligence, les
+sourires
+filtr&eacute;s par son monocle; soit dans l'id&eacute;e fausse qu'un
+homme de valeur
+l'estimerait davantage s'il parvenait &agrave; lui inculquer l'illusion
+que
+pour lui, comte de Br&eacute;aut&eacute;-Consalvi, les
+privil&egrave;ges de la pens&eacute;e
+n'&eacute;taient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance;
+soit
+tout simplement par besoin et difficult&eacute; d'exprimer sa
+satisfaction,
+dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
+s'il se f&ucirc;t trouv&eacute; en pr&eacute;sence de quelqu'un des
+&laquo;naturels&raquo; d'une terre
+inconnue o&ugrave; aurait atterri son radeau et avec lesquels, par
+espoir du
+profit, il t&acirc;cherait, tout en observant curieusement leurs
+coutumes et
+sans interrompre les d&eacute;monstrations d'amiti&eacute; ni pousser
+comme eux de
+grands cris, de troquer des &#339;ufs d'autruche et des &eacute;pices contre
+des
+verroteries. Apr&egrave;s avoir r&eacute;pondu de mon mieux &agrave; sa
+joie, je serrai la
+main du duc de Ch&acirc;tellerault que j'avais d&eacute;j&agrave;
+rencontr&eacute; chez M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, de laquelle il me dit que c'&eacute;tait une fine mouche.
+Il
+&eacute;tait extr&ecirc;mement Guermantes par la blondeur des cheveux,
+le profil
+busqu&eacute;, les points o&ugrave; la peau de la joue s'alt&egrave;re,
+tout ce qui se voit
+d&eacute;j&agrave; dans les portraits de cette famille que nous ont
+laiss&eacute;s le XVI<sup>e</sup> et
+le XVII<sup>e</sup> si&egrave;cle. Mais comme je n'aimais plus la
+duchesse, sa
+r&eacute;incarnation en un jeune homme &eacute;tait sans attrait pour
+moi. Je lisais
+le crochet que faisait le nez du duc de Ch&acirc;tellerault comme la
+signature
+d'un peintre que j'aurais longtemps &eacute;tudi&eacute;, mais qui ne
+m'int&eacute;ressait
+plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
+malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
+laissai s'engager dans l'&eacute;tau qu'&eacute;tait une poign&eacute;e
+de mains &agrave;
+l'allemande, accompagn&eacute;e d'un sourire ironique ou bonhomme du
+prince de
+Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
+propre &agrave; ce milieu, on appelait si universellement le prince
+Von, que
+lui-m&ecirc;me signait prince Von, ou, quand il &eacute;crivait
+&agrave; des intimes, Von.
+Encore cette abr&eacute;viation-l&agrave; se comprenait-elle &agrave;
+la rigueur, &agrave; cause de
+la longueur d'un nom compos&eacute;. On se rendait moins compte des
+raisons qui
+faisaient remplacer Elisabeth tant&ocirc;t par Lili, tant&ocirc;t par
+Bebeth, comme
+dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des
+hommes,
+cependant assez oisifs et frivoles en g&eacute;n&eacute;ral, eussent
+adopt&eacute; &laquo;Quiou&raquo;
+pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
+moins ce qu'ils en gagnaient &agrave; pr&eacute;nommer un de leurs
+cousins Dinand au
+lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
+des pr&eacute;noms les Guermantes proc&eacute;dassent invariablement
+par la r&eacute;p&eacute;tition
+d'une syllabe. Ainsi deux s&#339;urs, la comtesse de Montpeyroux et la
+vicomtesse de V&eacute;lude, lesquelles &eacute;taient toutes d'une
+&eacute;norme grosseur,
+ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en f&acirc;cher le moins du
+monde et
+sans que personne songe&acirc;t &agrave; en sourire, tant l'habitude
+&eacute;tait ancienne,
+que &laquo;Petite&raquo; et &laquo;Mignonne&raquo;. M<sup>me</sup> de
+Guermantes, qui adorait M<sup>me</sup> de
+Montpeyroux, e&ucirc;t, si celle-ci e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+gravement atteinte, demand&eacute; avec
+des larmes &agrave; sa s&#339;ur: &laquo;On me dit que &laquo;Petite&raquo;
+est tr&egrave;s mal.&raquo; M<sup>me</sup> de
+l'&Eacute;clin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient
+enti&egrave;rement
+les oreilles, on ne l'appelait jamais que &laquo;ventre
+affam&eacute;&raquo;. Quelquefois
+on se contentait d'ajouter un <i>a</i> au nom ou au pr&eacute;nom du
+mari pour
+d&eacute;signer la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le
+plus
+inhumain du faubourg ayant pour pr&eacute;nom Rapha&euml;l, sa
+charmante, sa fleur
+sortant aussi du rocher signait toujours Rapha&euml;la; mais ce sont
+l&agrave;
+seulement simples &eacute;chantillons de r&egrave;gles innombrables
+dont nous pourrons
+toujours, si l'occasion s'en pr&eacute;sente, expliquer quelques-unes.
+Ensuite
+je demandai au duc de me pr&eacute;senter au prince d'Agrigente.
+&laquo;Comment, vous
+ne connaissez pas cet excellent Gri-gri&raquo;, s'&eacute;cria M. de
+Guermantes, et
+il dit mon nom &agrave; M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent
+cit&eacute;
+par Fran&ccedil;oise, m'&eacute;tait toujours apparu comme une
+transparente verrerie,
+sous laquelle je voyais, frapp&eacute;s au bord de la mer violette par
+les
+rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cit&eacute;
+antique
+dont je ne doutais pas que le prince&#8212;de passage &agrave; Paris par un
+bref
+miracle&#8212;ne f&ucirc;t lui-m&ecirc;me, aussi lumineusement sicilien et
+glorieusement
+patin&eacute;, le souverain effectif. H&eacute;las, le vulgaire
+hanneton auquel on me
+pr&eacute;senta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
+d&eacute;sinvolture qu'il croyait &eacute;l&eacute;gante, &eacute;tait
+aussi ind&eacute;pendant de son nom
+que d'une &#339;uvre d'art qu'il e&ucirc;t poss&eacute;d&eacute;e, sans
+porter sur soi aucun
+reflet d'elle, sans peut-&ecirc;tre l'avoir jamais regard&eacute;e. Le
+prince
+d'Agrigente &eacute;tait si enti&egrave;rement d&eacute;pourvu de quoi
+que ce f&ucirc;t de princier
+et qui p&ucirc;t faire penser &agrave; Agrigente, que c'en &eacute;tait
+&agrave; supposer que son
+nom, enti&egrave;rement distinct de lui, reli&eacute; par rien &agrave;
+sa personne, avait eu
+le pouvoir d'attirer &agrave; soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de
+vague
+po&eacute;sie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer
+apr&egrave;s cette
+op&eacute;ration dans les syllabes enchant&eacute;es. Si
+l'op&eacute;ration avait eu lieu,
+elle avait &eacute;t&eacute; en tout cas bien faite, car il ne restait
+plus un atome
+de charme &agrave; retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il
+se
+trouvait &agrave; la fois le seul homme au monde qui f&ucirc;t prince
+d'Agrigente et
+peut-&ecirc;tre l'homme au monde qui l'&eacute;tait le moins. Il
+&eacute;tait d'ailleurs
+fort heureux de l'&ecirc;tre, mais comme un banquier est heureux
+d'avoir de
+nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
+r&eacute;pond au joli nom de mine Ivanh&#339; et de mine Primerose, ou si
+elle
+s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
+les pr&eacute;sentations si longues &agrave; raconter mais qui,
+commenc&eacute;es d&egrave;s mon
+entr&eacute;e au salon, n'avaient dur&eacute; que quelques instants, et
+que M<sup>me</sup> de
+Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: &laquo;Je suis
+s&ucirc;re que
+Basin vous fatigue &agrave; vous mener ainsi de l'une &agrave; l'autre,
+nous voulons
+que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
+fatiguer pour que vous reveniez souvent&raquo;, le duc, d'un mouvement
+assez
+gauche et timor&eacute;, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis
+une
+heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
+pouvait servir.</p>
+<p>Il faut ajouter qu'un des invit&eacute;s manquait, M. de Grouchy,
+dont la
+femme, n&eacute;e Guermantes, &eacute;tait venue seule de son
+c&ocirc;t&eacute;, le mari devant
+arriver directement de la chasse o&ugrave; il avait pass&eacute; la
+journ&eacute;e. Ce M. de
+Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
+faussement que son absence au d&eacute;but de Waterloo avait
+&eacute;t&eacute; la cause
+principale de la d&eacute;faite de Napol&eacute;on, &eacute;tait d'une
+excellente famille,
+insuffisante pourtant aux yeux de certains entich&eacute;s de noblesse.
+Ainsi
+le prince de Guermantes, qui devait &ecirc;tre bien des ann&eacute;es
+plus tard moins
+difficile pour lui-m&ecirc;me, avait-il coutume de dire &agrave; ses
+ni&egrave;ces: &laquo;Quel
+malheur pour cette pauvre M<sup>me</sup> de Guermantes (la vicomtesse
+de
+Guermantes, m&egrave;re de M<sup>me</sup> de Grouchy) qu'elle n'ait
+jamais pu marier ses
+enfants.&#8212;Mais, mon oncle, l'a&icirc;n&eacute;e a &eacute;pous&eacute;
+M. de Grouchy.&#8212;Je n'appelle
+pas cela un mari! Enfin, on pr&eacute;tend que l'oncle Fran&ccedil;ois
+a demand&eacute; la
+cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes rest&eacute;es
+filles.&raquo;</p>
+<p>Aussit&ocirc;t l'ordre de servir donn&eacute;, dans un vaste
+d&eacute;clic giratoire,
+multiple et simultan&eacute;, les portes de la salle &agrave; manger
+s'ouvrirent &agrave;
+deux battants; un ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel qui avait l'air d'un
+ma&icirc;tre des
+c&eacute;r&eacute;monies s'inclina devant la princesse de Parme et
+annon&ccedil;a la
+nouvelle: &laquo;Madame est servie&raquo;, d'un ton pareil &agrave;
+celui dont il aurait
+dit: &laquo;Madame se meurt&raquo;, mais qui ne jeta aucune tristesse
+dans
+l'assembl&eacute;e, car ce fut d'un air fol&acirc;tre, et comme
+l'&eacute;t&eacute; &agrave; Robinson, que
+les couples s'avanc&egrave;rent l'un derri&egrave;re l'autre vers la
+salle &agrave; manger,
+se s&eacute;parant quand ils avaient gagn&eacute; leur place o&ugrave;
+des valets de pied
+poussaient derri&egrave;re eux leur chaise; la derni&egrave;re, M<sup>me</sup>
+de Guermantes
+s'avan&ccedil;a vers moi, pour que je la conduisisse &agrave; table et
+sans que
+j'&eacute;prouvasse l'ombre de la timidit&eacute; que j'aurais pu
+craindre, car, en
+chasseresse &agrave; qui une grande adresse musculaire a rendu la
+gr&acirc;ce facile,
+voyant sans doute que je m'&eacute;tais mis du c&ocirc;t&eacute; qu'il
+ne fallait pas, elle
+pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
+le mien et le plus naturellement encadr&eacute; dans un rythme de
+mouvements
+pr&eacute;cis et nobles. Je leur ob&eacute;is avec d'autant plus
+d'aisance que les
+Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
+savant, chez qui on est moins intimid&eacute; que chez un ignorant;
+d'autres
+portes s'ouvrirent par o&ugrave; entra la soupe fumante, comme si le
+d&icirc;ner
+avait lieu dans un th&eacute;&acirc;tre de pupazzi habilement
+machin&eacute; et o&ugrave; l'arriv&eacute;e
+tardive du jeune invit&eacute; mettait, sur un signe du ma&icirc;tre,
+tous les
+rouages en action.</p>
+<p>C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait
+&eacute;t&eacute; ce signe du
+duc, auquel avait r&eacute;pondu le d&eacute;clanchement de cette
+vaste, ing&eacute;nieuse,
+ob&eacute;issante et fastueuse horlogerie m&eacute;canique et humaine.
+L'ind&eacute;cision du
+geste ne nuisit pas pour moi &agrave; l'effet du spectacle qui lui
+&eacute;tait
+subordonn&eacute;. Car je sentais que ce qui l'avait rendu
+h&eacute;sitant et
+embarrass&eacute; &eacute;tait la crainte de me laisser voir qu'on
+n'attendait que moi
+pour d&icirc;ner et qu'on m'avait attendu longtemps, de m&ecirc;me que M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes avait peur qu'ayant regard&eacute; tant de tableaux, on ne
+me
+fatigu&acirc;t et ne m'emp&ecirc;ch&acirc;t de prendre mes aises en me
+pr&eacute;sentant &agrave; jet
+continu. De sorte que c'&eacute;tait le manque de grandeur dans le
+geste qui
+d&eacute;gageait la grandeur v&eacute;ritable. De m&ecirc;me que cette
+indiff&eacute;rence du duc &agrave;
+son propre luxe, ses &eacute;gards au contraire pour un h&ocirc;te,
+insignifiant en
+lui-m&ecirc;me mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de
+Guermantes
+ne f&ucirc;t par certains c&ocirc;t&eacute;s fort ordinaire, et
+n'e&ucirc;t m&ecirc;me des ridicules
+d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'&eacute;tait pas.</p>
+<p>Mais de m&ecirc;me qu'un fonctionnaire ou qu'un pr&ecirc;tre voient
+leur m&eacute;diocre
+talent multipli&eacute; &agrave; l'infini (comme une vague par toute la
+mer qui se
+presse derri&egrave;re elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
+l'administration fran&ccedil;aise et l'&eacute;glise catholique, de
+m&ecirc;me M. de
+Guermantes &eacute;tait port&eacute; par cette autre force, la
+politesse
+aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. M<sup>me</sup>
+de Guermantes n'e&ucirc;t pas re&ccedil;u M<sup>me</sup> de Cambremer
+ou M. de Forcheville. Mais
+du moment que quelqu'un, comme c'&eacute;tait mon cas, paraissait
+susceptible
+d'&ecirc;tre agr&eacute;g&eacute; au milieu Guermantes, cette politesse
+d&eacute;couvrait des
+tr&eacute;sors de simplicit&eacute; hospitali&egrave;re plus
+magnifiques encore s'il est
+possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles rest&eacute;s
+l&agrave;.</p>
+<p>Quand il voulait faire plaisir &agrave; quelqu'un, M. de Guermantes
+avait ainsi
+pour faire de lui, ce jour-l&agrave;, le personnage principal, un art
+qui
+savait mettre &agrave; profit la circonstance et le lieu. Sans doute
+&agrave;
+Guermantes ses &laquo;distinctions&raquo; et ses
+&laquo;gr&acirc;ces&raquo; eussent pris une autre
+forme. Il e&ucirc;t fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
+promenade avant d&icirc;ner. Telles qu'elles &eacute;taient, on se
+sentait touch&eacute; par
+ses fa&ccedil;ons comme on l'est, en lisant des M&eacute;moires du
+temps, par celles
+de Louis XIV quand il r&eacute;pond avec bont&eacute;, d'un air riant
+et avec une
+demi-r&eacute;v&eacute;rence, &agrave; quelqu'un qui vient le
+solliciter. Encore faut-il,
+dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au
+del&agrave;
+de ce que ce mot signifie.</p>
+<p>Louis XIV (auquel les entich&eacute;s de noblesse de son temps
+reprochent
+pourtant son peu de souci de l'&eacute;tiquette, si bien, dit
+Saint-Simon,
+qu'il n'a &eacute;t&eacute; qu'un fort petit roi pour le rang en
+comparaison de
+Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait r&eacute;diger les
+instructions les
+plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
+sachent &agrave; quels souverains ils doivent laisser la main. Dans
+certains
+cas, devant l'impossibilit&eacute; d'arriver &agrave; une entente, on
+pr&eacute;f&egrave;re convenir
+que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel
+souverain
+&eacute;tranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit
+qu'en
+entrant dans le ch&acirc;teau l'un a pr&eacute;c&eacute;d&eacute;
+l'autre; et l'&Eacute;lecteur palatin,
+recevant le duc de Chevreuse &agrave; d&icirc;ner, feint, pour ne pas
+lui laisser la
+main, d'&ecirc;tre malade et d&icirc;ne avec lui mais couch&eacute;, ce
+qui tranche la
+difficult&eacute;. M. le Duc &eacute;vitant les occasions de rendre le
+service &agrave;
+Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son fr&egrave;re dont il est
+du reste
+tendrement aim&eacute;, prend un pr&eacute;texte pour faire monter son
+cousin &agrave; son
+lever et le forcer &agrave; lui passer sa chemise. Mais d&egrave;s
+qu'il s'agit d'un
+sentiment profond, des choses du c&#339;ur, le devoir, si inflexible tant
+qu'il s'agit de politesse, change enti&egrave;rement. Quelques heures
+apr&egrave;s la
+mort de ce fr&egrave;re, une des personnes qu'il a le plus
+aim&eacute;es, quand
+Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est &laquo;encore tout
+chaud&raquo;, Louis XIV chante des airs d'op&eacute;ras,
+s'&eacute;tonne que la duchesse de
+Bourgogne, laquelle a peine &agrave; dissimuler sa douleur, ait l'air
+si
+m&eacute;lancolique, et voulant que la gaiet&eacute; recommence
+aussit&ocirc;t, pour que les
+courtisans se d&eacute;cident &agrave; se remettre au jeu ordonne au
+duc de Bourgogne
+de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
+mondaines et concentr&eacute;es, mais dans le langage le plus
+involontaire,
+dans les pr&eacute;occupations, dans l'emploi du temps de M. de
+Guermantes, on
+retrouvait le m&ecirc;me contraste: les Guermantes n'&eacute;prouvaient
+pas plus de
+chagrin que les autres mortels, on peut m&ecirc;me dire que leur
+sensibilit&eacute;
+v&eacute;ritable &eacute;tait moindre; en revanche, on voyait tous les
+jours leur nom
+dans les mondanit&eacute;s du <i>Gaulois</i> &agrave; cause du nombre
+prodigieux
+d'enterrements o&ugrave; ils eussent trouv&eacute; coupable de ne pas
+se faire
+inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
+couvertes de terre, les terrasses que purent conna&icirc;tre
+X&eacute;nophon ou saint
+Paul, de m&ecirc;me dans les mani&egrave;res de M. de Guermantes, homme
+attendrissant
+de gentillesse et r&eacute;voltant de duret&eacute;, esclave des plus
+petites
+obligations et d&eacute;li&eacute; des pactes les plus sacr&eacute;s,
+je retrouvais encore
+intacte apr&egrave;s plus de deux si&egrave;cles &eacute;coul&eacute;s
+cette d&eacute;viation particuli&egrave;re
+&agrave; la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules
+de
+conscience du domaine des affections et de la moralit&eacute; aux
+questions de
+pure forme.</p>
+<p>L'autre raison de l'amabilit&eacute; que me montra la princesse de
+Parme &eacute;tait
+plus particuli&egrave;re. C'est qu'elle &eacute;tait persuad&eacute;e
+d'avance que tout ce
+qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens,
+&eacute;tait
+d'une qualit&eacute; sup&eacute;rieure &agrave; tout ce qu'elle avait
+chez elle. Chez toutes
+les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
+&eacute;t&eacute; ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs
+les plus
+ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
+permission d'envoyer d&egrave;s le lendemain chercher la recette ou
+regarder
+l'esp&egrave;ce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages
+&agrave; gros
+appointements, ayant leur voiture &agrave; eux et surtout leurs
+pr&eacute;tentions
+professionnelles, et qui se trouvaient fort humili&eacute;s de venir
+s'informer
+d'un plat d&eacute;daign&eacute; ou prendre mod&egrave;le sur une
+vari&eacute;t&eacute; d'&#339;illets laquelle
+n'&eacute;tait pas moiti&eacute; aussi belle, aussi
+&laquo;panach&eacute;e&raquo; de &laquo;chinages&raquo;, aussi
+grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
+obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
+celle-ci, chez tout le monde, cet &eacute;tonnement devant les moindres
+choses
+&eacute;tait factice et destin&eacute; &agrave; montrer qu'elle ne
+tirait pas de la
+sup&eacute;riorit&eacute; de son rang et de ses richesses un orgueil
+d&eacute;fendu par ses
+anciens pr&eacute;cepteurs, dissimul&eacute; par sa m&egrave;re et
+insupportable &agrave; Dieu, en
+revanche, c'est en toute sinc&eacute;rit&eacute; qu'elle regardait le
+salon de la
+duchesse de Guermantes comme un lieu privil&eacute;gi&eacute; o&ugrave;
+elle ne pouvait
+marcher que de surprises en d&eacute;lices. D'une fa&ccedil;on
+g&eacute;n&eacute;rale d'ailleurs,
+mais qui serait bien insuffisante &agrave; expliquer cet &eacute;tat
+d'esprit, les
+Guermantes &eacute;taient assez diff&eacute;rents du reste de la
+soci&eacute;t&eacute;
+aristocratique, ils &eacute;taient plus pr&eacute;cieux et plus rares.
+Ils m'avaient
+donn&eacute; au premier aspect l'impression contraire, je les avais
+trouv&eacute;s
+vulgaires, pareils &agrave; tous les hommes et &agrave; toutes les
+femmes, mais parce
+que pr&eacute;alablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en
+Florence, en
+Parme, des noms. &Eacute;videmment, dans ce salon, toutes les femmes
+que
+j'avais imagin&eacute;es comme des statuettes de Saxe ressemblaient
+tout de
+m&ecirc;me davantage &agrave; la grande majorit&eacute; des femmes.
+Mais de m&ecirc;me que Balbec
+ou Florence, les Guermantes, apr&egrave;s avoir d&eacute;&ccedil;u
+l'imagination parce qu'ils
+ressemblaient plus &agrave; leurs pareils qu'&agrave; leur nom,
+pouvaient ensuite,
+quoique &agrave; un moindre degr&eacute;, offrir &agrave;
+l'intelligence certaines
+particularit&eacute;s qui les distinguaient. Leur physique m&ecirc;me,
+la couleur
+d'un rose sp&eacute;cial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur
+chair,
+une certaine blondeur quasi &eacute;clairante des cheveux
+d&eacute;licats, m&ecirc;me chez
+les hommes, mass&eacute;s en touffes dor&eacute;es et douces,
+moiti&eacute; de lichens
+pari&eacute;taires et de pelage f&eacute;lin (&eacute;clat lumineux
+&agrave; quoi correspondait un
+certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
+cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
+l'esprit des Mortemart&#8212;une certaine qualit&eacute; sociale plus fine
+d&egrave;s avant
+Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
+eux-m&ecirc;mes), tout cela faisait que, dans la mati&egrave;re
+m&ecirc;me, si pr&eacute;cieuse
+f&ucirc;t-elle, de la soci&eacute;t&eacute; aristocratique o&ugrave; on
+les trouvait engain&eacute;s &ccedil;a et
+l&agrave;, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles &agrave;
+discerner et &agrave;
+suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
+plut&ocirc;t encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de
+clart&eacute;
+dont les crins d&eacute;peign&eacute;s courent comme de flexibles
+rayons dans les
+flancs de l'agate-mousse.</p>
+<p>Les Guermantes&#8212;du moins ceux qui &eacute;taient dignes du
+nom&#8212;n'&eacute;taient pas
+seulement d'une qualit&eacute; de chair, de cheveu, de transparent
+regard,
+exquise, mais avaient une mani&egrave;re de se tenir, de marcher, de
+saluer, de
+regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
+&eacute;taient aussi diff&eacute;rents en tout cela d'un homme du monde
+quelconque que
+celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgr&eacute; leur amabilit&eacute;
+on se disait:
+n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
+nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
+par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
+l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
+et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
+les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui
+excitait
+leur envie, parce que je poss&eacute;dais des m&eacute;rites que
+j'ignorais et qu'ils
+faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
+j'ai senti que cette profession de foi n'&eacute;tait qu'&agrave; demi
+sinc&egrave;re et que
+chez eux le d&eacute;dain ou l'&eacute;tonnement coexistaient avec
+l'admiration et
+l'envie. La flexibilit&eacute; physique essentielle aux Guermantes
+&eacute;tait
+double; gr&acirc;ce &agrave; l'une, toujours en action, &agrave; tout
+moment, et si par
+exemple un Guermantes m&acirc;le allait saluer une dame, il obtenait
+une
+silhouette de lui-m&ecirc;me, faite de l'&eacute;quilibre instable de
+mouvements
+asym&eacute;triques et nerveusement compens&eacute;s, une jambe
+tra&icirc;nant un peu soit
+expr&egrave;s, soit parce qu'ayant &eacute;t&eacute; souvent
+cass&eacute;e &agrave; la chasse elle
+imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une d&eacute;viation
+&agrave;
+laquelle la remont&eacute;e d'une &eacute;paule faisait contrepoids,
+pendant que le
+monocle s'installait dans l'&#339;il, haussait un sourcil au m&ecirc;me
+moment o&ugrave;
+le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre
+flexibilit&eacute;,
+comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde &agrave;
+jamais la
+coquille ou le bateau, s'&eacute;tait pour ainsi dire stylis&eacute;e
+en une sorte de
+mobilit&eacute; fix&eacute;e, incurvant le nez busqu&eacute; qui sous
+les yeux bleus &agrave; fleur
+de t&ecirc;te, au-dessus des l&egrave;vres trop minces, d'o&ugrave;
+sortait, chez les
+femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseign&eacute;e
+au XVI<sup>e</sup>
+si&egrave;cle par le bon vouloir de g&eacute;n&eacute;alogistes
+parasites et hell&eacute;nisants &agrave;
+cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils
+pr&eacute;tendaient
+quand ils lui donnaient pour origine la f&eacute;condation mythologique
+d'une
+nymphe par un divin Oiseau.</p>
+<p>Les Guermantes n'&eacute;taient pas moins sp&eacute;ciaux au point
+de vue intellectuel
+qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'&eacute;poux aux
+id&eacute;es
+surann&eacute;es de &laquo;Marie Gilbert&raquo; et qui faisait asseoir
+sa femme &agrave; gauche
+quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle &eacute;tait de moins
+bon
+sang, pourtant royal, que lui), mais il &eacute;tait une exception et
+faisait,
+absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
+nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur
+&laquo;gratin&raquo; de
+l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
+th&eacute;ories de la duchesse de Guermantes, laquelle &agrave; vrai
+dire &agrave; force
+d'&ecirc;tre Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
+d'autre et de plus agr&eacute;able, mettaient tellement au-dessus de
+tout
+l'intelligence et &eacute;taient en politique si socialistes qu'on se
+demandait
+o&ugrave; dans son h&ocirc;tel se cachait le g&eacute;nie charg&eacute;
+d'assurer le maintien de la
+vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais &eacute;videmment
+tapi
+tant&ocirc;t dans l'antichambre, tant&ocirc;t dans le salon,
+tant&ocirc;t dans le cabinet
+de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait
+pas
+aux titres de lui dire &laquo;Madame la duchesse&raquo;, &agrave; cette
+personne qui
+n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
+d&icirc;ner chez sa belle-s&#339;ur quand sonnaient huit heures et de se
+d&eacute;colleter pour cela.</p>
+<p>Le m&ecirc;me g&eacute;nie de la famille pr&eacute;sentait &agrave; M<sup>me</sup>
+de Guermantes la situation
+des duchesses, du moins des premi&egrave;res d'entre elles, et comme
+elle
+multimillionnaires, le sacrifice &agrave; d'ennuyeux
+th&eacute;s-d&icirc;ners en ville,
+raouts, d'heures o&ugrave; elle e&ucirc;t pu lire des choses
+int&eacute;ressantes, comme des
+n&eacute;cessit&eacute;s d&eacute;sagr&eacute;ables analogues &agrave;
+la pluie, et que M<sup>me</sup> de Guermantes
+acceptait en exer&ccedil;ant sur elles sa verve frondeuse mais sans
+aller
+jusqu'&agrave; rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux
+effet du
+hasard que le ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel de M<sup>me</sup> de
+Guermantes d&icirc;t toujours: &laquo;Madame
+la duchesse&raquo; &agrave; cette femme qui ne croyait qu'&agrave;
+l'intelligence, ne
+paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pens&eacute;
+&agrave; le prier
+de lui dire &laquo;Madame&raquo; tout simplement. En poussant la bonne
+volont&eacute;
+jusqu'&agrave; ses extr&ecirc;mes limites, on e&ucirc;t pu croire que,
+distraite, elle
+entendait seulement &laquo;Madame&raquo; et que l'appendice verbal qui
+y &eacute;tait
+ajout&eacute; n'&eacute;tait pas per&ccedil;u. Seulement, si elle
+faisait la sourde, elle
+n'&eacute;tait pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission
+&agrave;
+donner &agrave; son mari, elle disait au ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel:
+&laquo;Vous rappellerez &agrave;
+Monsieur le duc...&raquo;</p>
+<p>Le g&eacute;nie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations,
+par
+exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes
+plus
+particuli&egrave;rement intelligents, des Guermantes plus
+particuli&egrave;rement
+moraux, et ce n'&eacute;taient pas d'habitude les m&ecirc;mes. Mais les
+premiers&#8212;m&ecirc;me un Guermantes qui avait fait des faux et trichait
+au jeu
+et &eacute;tait le plus d&eacute;licieux de tous, ouvert &agrave;
+toutes les id&eacute;es neuves et
+justes&#8212;traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
+m&ecirc;me fa&ccedil;on que M<sup>me</sup> de Villeparisis, dans les
+moments o&ugrave; le g&eacute;nie de la
+famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
+identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
+presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et &agrave; cause de leur
+charme plus
+grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
+domestique: &laquo;On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui
+n'est
+pas commune, elle doit &ecirc;tre la fille de gens bien, elle est
+certainement
+rest&eacute;e toujours dans le droit chemin.&raquo; A ces
+moments-l&agrave; le g&eacute;nie de la
+famille se faisait intonation. Mais parfois il &eacute;tait aussi
+tournure, air
+de visage, le m&ecirc;me chez la duchesse que chez son
+grand-p&egrave;re le mar&eacute;chal,
+une sorte d'insaisissable convulsion (pareille &agrave; celle du
+Serpent, g&eacute;nie
+carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais
+&eacute;t&eacute; plusieurs
+fois saisi d'un battement de c&#339;ur, dans mes promenades matinales,
+quand,
+avant d'avoir reconnu M<sup>me</sup> de Guermantes, je me sentais
+regard&eacute; par elle
+du fond d'une petite cr&eacute;merie. Ce g&eacute;nie &eacute;tait
+intervenu dans une
+circonstance qui avait &eacute;t&eacute; loin d'&ecirc;tre
+indiff&eacute;rente non seulement aux
+Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
+quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'oppos&eacute; d'eux
+(c'est
+m&ecirc;me par sa grand'm&egrave;re Courvoisier que les Guermantes
+expliquaient le
+parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
+noblesse comme si c'&eacute;tait la seule chose qui import&acirc;t).
+Non seulement
+les Courvoisier n'assignaient pas &agrave; l'intelligence le m&ecirc;me
+rang que les
+Guermantes, mais ils ne poss&eacute;daient pas d'elle la m&ecirc;me
+id&eacute;e. Pour un
+Guermantes (f&ucirc;t-il b&ecirc;te), &ecirc;tre intelligent,
+c'&eacute;tait avoir la dent dure,
+&ecirc;tre capable de dire des m&eacute;chancet&eacute;s, d'emporter le
+morceau, c'&eacute;tait
+aussi pouvoir vous tenir t&ecirc;te aussi bien sur la peinture, sur la
+musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
+faisaient de l'intelligence une id&eacute;e moins favorable et, pour
+peu qu'on
+ne f&ucirc;t pas de leur monde, &ecirc;tre intelligent n'&eacute;tait
+pas loin de signifier
+&laquo;avoir probablement assassin&eacute; p&egrave;re et
+m&egrave;re&raquo;. Pour eux l'intelligence
+&eacute;tait l'esp&egrave;ce de &laquo;pince monseigneur&raquo;
+gr&acirc;ce &agrave; laquelle des gens qu'on ne
+connaissait ni d'&Egrave;ve ni d'Adam for&ccedil;aient les portes des
+salons les plus
+respect&eacute;s, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait
+toujours
+par vous en cuire d'avoir re&ccedil;u de telles
+&laquo;esp&egrave;ces&raquo;. Aux insignifiantes
+assertions des gens intelligents qui n'&eacute;taient pas du monde, les
+Courvoisier opposaient une m&eacute;fiance syst&eacute;matique.
+Quelqu'un ayant dit
+une fois: &laquo;Mais Swann est plus jeune que Palam&egrave;de.&#8212;Du
+moins il vous le
+dit; et s'il vous le dit soyez s&ucirc;r que c'est qu'il y trouve son
+int&eacute;r&ecirc;t&raquo;, avait r&eacute;pondu M<sup>me</sup> de
+Gallardon. Bien plus, comme on disait de
+deux &eacute;trang&egrave;res tr&egrave;s &eacute;l&eacute;gantes que
+les Guermantes recevaient, qu'on
+avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle &eacute;tait
+l'a&icirc;n&eacute;e: &laquo;Mais
+est-elle m&ecirc;me l'a&icirc;n&eacute;e?&raquo; avait demand&eacute; M<sup>me</sup>
+de Gallardon, non pas
+positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'&acirc;ge,
+mais
+comme si, vraisemblablement d&eacute;nu&eacute;es d'&eacute;tat civil
+et religieux, de
+traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
+petites chattes d'une m&ecirc;me corbeille entre lesquelles un
+v&eacute;t&eacute;rinaire
+seul pourrait se reconna&icirc;tre. Les Courvoisier, mieux que les
+Guermantes,
+maintenaient d'ailleurs en un sens l'int&eacute;grit&eacute; de la
+noblesse &agrave; la fois
+gr&acirc;ce &agrave; l'&eacute;troitesse de leur esprit et &agrave; la
+m&eacute;chancet&eacute; de leur c&#339;ur. De
+m&ecirc;me que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles
+royales et de
+quelques autres comme les de Ligne, les La Tr&eacute;moille, etc., tout
+le
+reste se confondait dans un vague fretin) &eacute;taient insolents avec
+des
+gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes,
+pr&eacute;cis&eacute;ment
+parce qu'ils ne faisaient pas attention &agrave; ces m&eacute;rites de
+second ordre
+dont s'occupaient &eacute;norm&eacute;ment les Courvoisier, le manque
+de ces m&eacute;rites
+leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang
+tr&egrave;s
+&eacute;lev&eacute; dans leur province mais brillamment mari&eacute;es,
+riches, jolies,
+aim&eacute;es des duchesses, &eacute;taient pour Paris, o&ugrave; l'on
+est peu au courant des
+&laquo;p&egrave;re et m&egrave;re&raquo;, un excellent et
+&eacute;l&eacute;gant article d'importation. Il
+pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
+canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agr&eacute;ment
+propre,
+re&ccedil;ues chez certaines Guermantes. Mais, &agrave; leur
+&eacute;gard, l'indignation des
+Courvoisier ne d&eacute;sarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six,
+chez leur
+cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas
+&agrave;
+frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
+un th&egrave;me d'in&eacute;puisables d&eacute;clamations. D&egrave;s
+le moment, par exemple, o&ugrave; la
+charmante comtesse G... entrait chez les Guermantes, le visage de M<sup>me</sup>
+de
+Villebon prenait exactement l'expression qu'il e&ucirc;t d&ucirc;
+prendre si elle
+avait eu &agrave; r&eacute;citer le vers:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span><i>Et s'il n'en reste qu'un, je serai
+celui-l&agrave;.</i><br/>
+</span></div>
+</div>
+<p>vers qui lui &eacute;tait du reste inconnu. Cette Courvoisier avait
+aval&eacute;
+presque tous les lundis un &eacute;clair charg&eacute; de cr&egrave;me
+&agrave; quelques pas de la
+comtesse G..., mais sans r&eacute;sultat. Et M<sup>me</sup> de Villebon
+confessait en
+cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
+recevait une femme qui n'&eacute;tait m&ecirc;me pas de la
+deuxi&egrave;me soci&eacute;t&eacute;, &agrave;
+Ch&acirc;teaudun. &laquo;Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine
+soit si
+difficile sur ses relations, c'est &agrave; se moquer du monde&raquo;,
+concluait M<sup>me</sup>
+de Villebon avec une autre expression de visage, celle-l&agrave;
+souriante et
+narquoise dans le d&eacute;sespoir, sur laquelle un petit jeu de
+devinettes e&ucirc;t
+plut&ocirc;t mis un autre vers que la comtesse ne connaissait
+naturellement
+pas davantage:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span><i>Gr&acirc;ce aux dieux mon malheur passe
+mon esp&eacute;rance</i>.<br/>
+</span></div>
+</div>
+<p>Au reste, anticipons sur les &eacute;v&eacute;nements en disant que
+la &laquo;pers&eacute;v&eacute;rance&raquo;,
+rime d'esp&eacute;rance dans le vers suivant, de M<sup>me</sup> de
+Villebon &agrave; snober M<sup>me</sup>
+G... ne fut pas tout &agrave; fait inutile. Aux yeux de M<sup>me</sup>
+G... elle doua M<sup>me</sup>
+de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
+quand la fille de M<sup>me</sup> G..., qui &eacute;tait la plus jolie
+et la plus riche des
+bals de l'&eacute;poque, fut &agrave; marier, on s'&eacute;tonna de lui
+voir refuser tous les
+ducs. C'est que sa m&egrave;re, se souvenant des avanies hebdomadaires
+qu'elle
+avait essuy&eacute;es rue de Grenelle en souvenir de Ch&acirc;teaudun,
+ne souhaitait
+v&eacute;ritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.</p>
+<p>Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
+&eacute;tait dans l'art, infiniment vari&eacute; d'ailleurs, de marquer
+les distances.
+Les mani&egrave;res des Guermantes n'&eacute;taient pas
+enti&egrave;rement uniformes chez
+tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui
+l'&eacute;taient
+vraiment, quand on vous pr&eacute;sentait &agrave; eux,
+proc&eacute;daient &agrave; une sorte de
+c&eacute;r&eacute;monie, &agrave; peu pr&egrave;s comme si le fait
+qu'ils vous eussent tendu la main
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; aussi consid&eacute;rable que s'il
+s'&eacute;tait agi de vous sacrer
+chevalier. Au moment o&ugrave; un Guermantes, n'e&ucirc;t-il que vingt
+ans, mais
+marchant d&eacute;j&agrave; sur les traces de ses a&icirc;n&eacute;s,
+entendait votre nom prononc&eacute;
+par le pr&eacute;sentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il
+n'&eacute;tait
+nullement d&eacute;cid&eacute; &agrave; vous dire bonjour, un regard
+g&eacute;n&eacute;ralement bleu,
+toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait pr&ecirc;t &agrave;
+vous plonger
+dans les plus profonds replis du c&#339;ur. C'est du reste ce que les
+Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues
+de
+premier ordre. Ils pensaient de plus accro&icirc;tre par cette
+inspection
+l'amabilit&eacute; du salut qui allait suivre et qui ne vous serait
+d&eacute;livr&eacute;
+qu'&agrave; bon escient. Tout ceci se passait &agrave; une distance de
+vous qui,
+petite s'il se f&ucirc;t agi d'une passe d'armes, semblait
+&eacute;norme pour une
+poign&eacute;e de main et gla&ccedil;ait dans le deuxi&egrave;me cas
+comme elle e&ucirc;t fait dans
+le premier, de sorte que quand le Guermantes, apr&egrave;s une rapide
+tourn&eacute;e
+accomplie dans les derni&egrave;res cachettes de votre &acirc;me et de
+votre
+honorabilit&eacute;, vous avait jug&eacute; digne de vous rencontrer
+d&eacute;sormais avec
+lui, sa main, dirig&eacute;e vers vous au bout d'un bras tendu dans
+toute sa
+longueur, avait l'air de vous pr&eacute;senter un fleuret pour un
+combat
+singulier, et cette main &eacute;tait en somme plac&eacute;e si loin du
+Guermantes &agrave;
+ce moment-l&agrave; que, quand il inclinait alors la t&ecirc;te, il
+&eacute;tait difficile
+de distinguer si c'&eacute;tait vous ou sa propre main qu'il saluait.
+Certains
+Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
+pas se r&eacute;p&eacute;ter sans cesse, exag&eacute;raient en
+recommen&ccedil;ant cette c&eacute;r&eacute;monie
+chaque fois qu'ils vous rencontraient. &Eacute;tant donn&eacute; qu'ils
+n'avaient plus
+&agrave; proc&eacute;der &agrave; l'enqu&ecirc;te psychologique
+pr&eacute;alable pour laquelle le &laquo;g&eacute;nie
+de la famille&raquo; leur avait d&eacute;l&eacute;gu&eacute; ses
+pouvoirs dont ils devaient se
+rappeler les r&eacute;sultats, l'insistance du regard perforateur
+pr&eacute;c&eacute;dant la
+poign&eacute;e de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme
+qu'avait
+acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
+poss&eacute;der. Les Courvoisier, dont le physique &eacute;tait
+diff&eacute;rent, avaient
+vainement essay&eacute; de s'assimiler ce salut scrutateur et
+s'&eacute;taient
+rabattus sur la raideur hautaine ou la n&eacute;gligence rapide. En
+revanche,
+c'&eacute;tait aux Courvoisier que certaines tr&egrave;s rares
+Guermantes du sexe
+f&eacute;minin semblaient avoir emprunt&eacute; le salut des dames. En
+effet, au
+moment o&ugrave; on vous pr&eacute;sentait &agrave; une de ces
+Guermantes-l&agrave;, elle vous
+faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, &agrave;
+peu pr&egrave;s
+selon un angle de quarante-cinq degr&eacute;s, la t&ecirc;te et le
+buste, le bas du
+corps (qu'elle avait fort haut jusqu'&agrave; la ceinture, qui faisait
+pivot)
+restant immobile. Mais &agrave; peine avait-elle projet&eacute; ainsi
+vers vous la
+partie sup&eacute;rieure de sa personne, qu'elle la rejetait en
+arri&egrave;re de la
+verticale par un brusque retrait d'une longueur &agrave; peu
+pr&egrave;s &eacute;gale. Le
+renversement cons&eacute;cutif neutralisait ce qui vous avait paru
+&ecirc;tre
+conc&eacute;d&eacute;, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait
+m&ecirc;me pas acquis
+comme en mati&egrave;re de duel, les positions primitives
+&eacute;taient gard&eacute;es.
+Cette m&ecirc;me annulation de l'amabilit&eacute; par la reprise des
+distances (qui
+&eacute;tait d'origine Courvoisier et destin&eacute;e &agrave; montrer
+que les avances faites
+dans le premier mouvement n'&eacute;taient qu'une feinte d'un instant)
+se
+manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
+Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
+les premiers temps de leur connaissance. Le &laquo;corps&raquo; de la
+lettre pouvait
+contenir des phrases qu'on n'&eacute;crirait, semble-t-il, qu'&agrave;
+un ami, mais
+c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'&ecirc;tre
+celui de
+la dame, car la lettre commen&ccedil;ait par: &laquo;monsieur&raquo; et
+finissait par:
+&laquo;Croyez, monsieur, &agrave; mes sentiments
+distingu&eacute;s.&raquo; D&egrave;s lors, entre ce
+froid d&eacute;but et cette fin glaciale qui changeaient le sens de
+tout le
+reste, pouvaient se succ&eacute;der (si c'&eacute;tait une
+r&eacute;ponse &agrave; une lettre de
+condol&eacute;ance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin
+que la
+Guermantes avait eu &agrave; perdre sa s&#339;ur, de l'intimit&eacute; qui
+existait entre
+elles, des beaut&eacute;s du pays o&ugrave; elle vill&eacute;giaturait,
+des consolations
+qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela
+n'&eacute;tait
+plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
+caract&egrave;re intime n'entra&icirc;nait pourtant pas plus
+d'intimit&eacute; entre vous et
+l'&eacute;pistoli&egrave;re que si celle-ci avait &eacute;t&eacute;
+Pline le Jeune ou M<sup>me</sup> de
+Simiane.</p>
+<p>Il est vrai que certaines Guermantes vous &eacute;crivaient
+d&egrave;s les premi&egrave;res
+fois &laquo;mon cher ami&raquo;, &laquo;mon ami&raquo;, ce
+n'&eacute;taient pas toujours les plus
+simples d'entre elles, mais plut&ocirc;t celles qui, ne vivant qu'au
+milieu
+des rois et, d'autre part, &eacute;tant
+&laquo;l&eacute;g&egrave;res&raquo;, prenaient dans leur orgueil
+la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans
+leur
+corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions
+qu'elles
+pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on e&ucirc;t eu une
+trisa&iuml;eule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dit
+en
+parlant de la marquise de Guermantes &laquo;la tante Adam&raquo;, les
+Guermantes
+&eacute;taient si nombreux que m&ecirc;me pour ces simples rites, celui
+du salut de
+pr&eacute;sentation par exemple, il existait bien des
+vari&eacute;t&eacute;s. Chaque
+sous-groupe un peu raffin&eacute; avait le sien, qu'on se transmettait
+des
+parents aux enfants comme une recette de vuln&eacute;raire et une
+mani&egrave;re
+particuli&egrave;re de pr&eacute;parer les confitures. C'est ainsi
+qu'on a vu la
+poign&eacute;e de main de Saint-Loup se d&eacute;clancher comme
+malgr&eacute; lui au moment
+o&ugrave; il entendait votre nom, sans participation de regard, sans
+adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison
+sp&eacute;ciale&#8212;ce qui arrivait du reste assez rarement&#8212;&eacute;tait
+pr&eacute;sent&eacute; &agrave;
+quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la t&ecirc;te, devant
+ce
+minimum si brusque de bonjour, rev&ecirc;tant volontairement les
+apparences de
+l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir
+contre lui. Et il &eacute;tait bien &eacute;tonn&eacute; d'apprendre
+qu'il ou elle avait jug&eacute;
+&agrave; propos d'&eacute;crire tout sp&eacute;cialement au
+pr&eacute;sentateur pour lui dire
+combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle esp&eacute;rait bien vous
+revoir.
+Aussi particularis&eacute;s que le geste m&eacute;canique de Saint-Loup
+&eacute;taient les
+entrechats compliqu&eacute;s et rapides (jug&eacute;s ridicules par M.
+de Charlus) du
+marquis de Fierbois, les pas graves et mesur&eacute;s du prince de
+Guermantes.
+Mais il est impossible de d&eacute;crire ici la richesse de cette
+chor&eacute;graphie
+des Guermantes &agrave; cause de l'&eacute;tendue m&ecirc;me du corps
+de ballet.</p>
+<p>Pour en revenir &agrave; l'antipathie qui animait les Courvoisier
+contre la
+duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation
+de
+la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle &eacute;tait alors
+peu
+fortun&eacute;e. Malheureusement, de tout temps une sorte
+d'&eacute;manation
+fuligineuse et <i>sui generis</i> enfouissait, d&eacute;robait aux
+yeux, la richesse
+des Courvoisier qui, si grande qu'elle f&ucirc;t, demeurait obscure.
+Une
+Courvoisier fort riche avait beau &eacute;pouser un gros parti, il
+arrivait
+toujours que le jeune m&eacute;nage n'avait pas de domicile personnel
+&agrave; Paris,
+y &laquo;descendait&raquo; chez ses beaux-parents, et pour le reste de
+l'ann&eacute;e
+vivait en province au milieu d'une soci&eacute;t&eacute; sans
+m&eacute;lange mais sans &eacute;clat.
+Pendant que Saint-Loup, qui n'avait gu&egrave;re plus que des dettes,
+&eacute;blouissait Donci&egrave;res par ses attelages, un Courvoisier
+fort riche n'y
+prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des
+ann&eacute;es
+auparavant) M<sup>lle</sup> de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas
+grand'chose,
+faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier
+r&eacute;unies
+des leurs. Le scandale m&ecirc;me de ses propos faisait une
+esp&egrave;ce de r&eacute;clame
+&agrave; sa mani&egrave;re de s'habiller et de se coiffer. Elle avait
+os&eacute; dire au
+grand-duc de Russie: &laquo;Eh bien! Monseigneur, il para&icirc;t que
+vous voulez
+faire assassiner Tolsto&iuml;?&raquo; dans un d&icirc;ner auquel on
+n'avait point convi&eacute;
+les Courvoisier, d'ailleurs peu renseign&eacute;s sur Tolsto&iuml;. Ils
+ne
+l'&eacute;taient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en
+juge par
+la duchesse de Gallardon douairi&egrave;re (belle-m&egrave;re de la
+princesse de
+Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas &eacute;t&eacute;
+en cinq ans
+honor&eacute;e d'une seule visite d'Oriane, r&eacute;pondit &agrave;
+quelqu'un qui lui
+demandait la raison de son absence: &laquo;Il para&icirc;t qu'elle
+r&eacute;cite de
+l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne
+tol&egrave;re pas &ccedil;a chez moi!&raquo;</p>
+<p>On peut imaginer combien cette &laquo;sortie&raquo; de M<sup>lle</sup>
+de Guermantes sur
+Tolsto&iuml;, si elle indignait les Courvoisier, &eacute;merveillait
+les Guermantes,
+et, par del&agrave;, tout ce qui leur tenait non seulement de
+pr&egrave;s, mais de
+loin. La comtesse douairi&egrave;re d'Argencourt, n&eacute;e Seineport,
+qui recevait
+un peu tout le monde parce qu'elle &eacute;tait bas bleu et quoique son
+fils
+f&ucirc;t un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres
+en
+disant: &laquo;Oriane de Guermantes qui est fine comme l'ambre, maligne
+comme
+un singe, dou&eacute;e pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un
+grand
+peintre et des vers comme en font peu de grands po&egrave;tes, et vous
+savez,
+comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa
+grand'm&egrave;re &eacute;tait
+M<sup>lle</sup> de Montpensier, et elle est la dix-huiti&egrave;me
+Oriane de Guermantes
+sans une m&eacute;salliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux
+de
+France.&raquo;</p>
+<p>Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que
+recevait
+M<sup>me</sup> d'Argencourt, se repr&eacute;sentant Oriane de
+Guermantes, qu'ils
+n'auraient jamais l'occasion de conna&icirc;tre personnellement, comme
+quelque
+chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse
+Badroul Boudour, non seulement se sentaient pr&ecirc;ts &agrave; mourir
+pour elle en
+apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout
+Tolsto&iuml;,
+mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle
+force
+leur propre amour de Tolsto&iuml;, leur d&eacute;sir de
+r&eacute;sistance au tsarisme. Ces
+id&eacute;es lib&eacute;rales avaient pu s'an&eacute;mier entre eux,
+ils avaient pu douter de
+leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de M<sup>lle</sup>
+de
+Guermantes elle-m&ecirc;me, c'est-&agrave;-dire d'une jeune fille si
+indiscutablement
+pr&eacute;cieuse et autoris&eacute;e, portant les cheveux &agrave; plat
+sur le front (ce que
+jamais une Courvoisier n'e&ucirc;t consenti &agrave; faire) leur venait
+un tel
+secours. Un certain nombre de r&eacute;alit&eacute;s bonnes ou
+mauvaises gagnent ainsi
+beaucoup &agrave; recevoir l'adh&eacute;sion de personnes qui ont
+autorit&eacute; sur nous.
+Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilit&eacute; dans
+la rue
+se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en
+lui-m&ecirc;me,
+mais dont on savait que c'&eacute;tait la mani&egrave;re
+distingu&eacute;e de dire bonjour,
+de sorte que tout le monde, effa&ccedil;ant de soi le sourire, le bon
+accueil,
+s'effor&ccedil;ait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les
+Guermantes, en
+g&eacute;n&eacute;ral, et particuli&egrave;rement Oriane, tout en
+connaissant mieux que
+personne ces rites, n'h&eacute;sitaient pas, si elles vous apercevaient
+d'une
+voiture, &agrave; vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un
+salon,
+laissant les Courvoisier faire leurs saluts emprunt&eacute;s et raides,
+esquissaient de charmantes r&eacute;v&eacute;rences, vous tendaient la
+main comme &agrave; un
+camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup,
+gr&acirc;ce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic,
+jusque-l&agrave; un
+peu creuse et s&egrave;che, tout ce que naturellement on e&ucirc;t
+aim&eacute; et qu'on
+s'&eacute;tait efforc&eacute; de proscrire, la bienvenue,
+l'&eacute;panchement d'une
+amabilit&eacute; vraie, la spontan&eacute;it&eacute;. C'est de la
+m&ecirc;me mani&egrave;re, mais par une
+r&eacute;habilitation cette fois peu justifi&eacute;e, que les
+personnes qui portent
+le plus en elles le go&ucirc;t instinctif de la mauvaise musique et des
+m&eacute;lodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de
+caressant et
+de facile, arrivent, gr&acirc;ce &agrave; la culture symphonique,
+&agrave; mortifier en
+elles ce go&ucirc;t. Mais une fois arriv&eacute;es &agrave; ce point,
+quand, &eacute;merveill&eacute;es
+avec raison par l'&eacute;blouissant coloris orchestral de Richard
+Strauss,
+elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber
+les
+motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain
+dans
+une autorit&eacute; si haute une justification qui les ravit et elles
+s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en
+&eacute;coutant
+<i>Salom&eacute;</i>, de ce qui leur &eacute;tait interdit d'aimer dans
+<i>Les Diamants de la
+Couronne</i>.</p>
+<p>Authentique ou non, l'apostrophe de M<sup>lle</sup> de Guermantes au
+grand-duc,
+colport&eacute;e de maison en maison, &eacute;tait une occasion de
+raconter avec
+quelle &eacute;l&eacute;gance excessive Oriane &eacute;tait
+arrang&eacute;e &agrave; ce d&icirc;ner. Mais si le
+luxe (ce qui pr&eacute;cis&eacute;ment le rendait inaccessible aux
+Courvoisier) ne
+na&icirc;t pas de la richesse, mais de la prodigalit&eacute;, encore la
+seconde
+dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la
+premi&egrave;re,
+laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, &eacute;tant
+donn&eacute; les
+principes affich&eacute;s ouvertement non seulement par Oriane, mais
+par M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, &agrave; savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est
+ridicule
+de se pr&eacute;occuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur,
+que
+seuls l'intelligence, le c&#339;ur, le talent ont de l'importance, les
+Courvoisier pouvaient esp&eacute;rer qu'en vertu de cette
+&eacute;ducation qu'elle
+avait re&ccedil;ue de la marquise, Oriane &eacute;pouserait quelqu'un
+qui ne serait
+pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un
+libre
+penseur, qu'elle entrerait d&eacute;finitivement dans la
+cat&eacute;gorie de ce que
+les Courvoisier appelaient &laquo;les d&eacute;voy&eacute;s&raquo;. Ils
+pouvaient d'autant plus
+l'esp&eacute;rer que, M<sup>me</sup> de Villeparisis traversant en ce
+moment au point de
+vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes
+que je rencontrai chez elle ne lui &eacute;taient encore revenues),
+elle
+affichait une horreur profonde &agrave; l'&eacute;gard de la
+soci&eacute;t&eacute; qui la tenait &agrave;
+l'&eacute;cart. M&ecirc;me quand elle parlait de son neveu le prince de
+Guermantes
+qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce
+qu'il &eacute;tait f&eacute;ru de sa naissance. Mais au moment
+m&ecirc;me o&ugrave; il s'&eacute;tait agi
+de trouver un mari &agrave; Oriane, ce n'&eacute;taient plus les
+principes affich&eacute;s
+par la tante et la ni&egrave;ce qui avaient men&eacute; l'affaire;
+&ccedil;'avait &eacute;t&eacute; le
+myst&eacute;rieux &laquo;G&eacute;nie de la famille&raquo;. Aussi
+infailliblement que si M<sup>me</sup> de
+Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parl&eacute; que titres de
+rente et
+g&eacute;n&eacute;alogies au lieu de m&eacute;rite litt&eacute;raire et
+de qualit&eacute;s du c&#339;ur, et
+comme si la marquise, pour quelques jours avait &eacute;t&eacute;&#8212;comme
+elle serait
+plus tard&#8212;morte, et en bi&egrave;re, dans l'&eacute;glise de Combray,
+o&ugrave; chaque
+membre de la famille n'&eacute;tait plus qu'un Guermantes, avec une
+privation
+d'individualit&eacute; et de pr&eacute;noms qu'attestait sur les
+grandes tentures
+noires le seul G... de pourpre, surmont&eacute; de la couronne ducale,
+c'&eacute;tait
+sur l'homme le plus riche et le mieux n&eacute;, sur le plus grand
+parti du
+faubourg Saint-Germain, sur le fils a&icirc;n&eacute; du duc de
+Guermantes, le prince
+des Laumes, que le G&eacute;nie de la famille avait port&eacute; le
+choix de
+l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'&eacute;vang&eacute;lique M<sup>me</sup>
+de Villeparisis.
+Et pendant deux heures, le jour du mariage, M<sup>me</sup> de
+Villeparisis eut
+chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle
+se
+moqua m&ecirc;me avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait
+convi&eacute;s et
+auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de
+&laquo;couper le
+c&acirc;ble&raquo; d&egrave;s l'ann&eacute;e suivante. Pour mettre le
+comble au malheur des
+Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les
+seules sup&eacute;riorit&eacute;s sociales recommenc&egrave;rent
+&agrave; se d&eacute;biter chez la
+princesse des Laumes, aussit&ocirc;t apr&egrave;s le mariage. Et
+&agrave; cet &eacute;gard, soit
+dit en passant, le point de vue que d&eacute;fendait Saint-Loup quand
+il vivait
+avec Rachel, fr&eacute;quentait les amis de Rachel, aurait voulu
+&eacute;pouser
+Rachel, comportait&#8212;quelque horreur qu'il inspir&acirc;t dans la
+famille&#8212;moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en
+g&eacute;n&eacute;ral, pr&ocirc;nant l'intelligence, n'admettant
+presque pas qu'on m&icirc;t en
+doute l'&eacute;galit&eacute; des hommes, alors que tout cela
+aboutissait &agrave; point
+nomm&eacute; au m&ecirc;me r&eacute;sultat que si elles eussent
+profess&eacute; des maximes
+contraires, c'est-&agrave;-dire &agrave; &eacute;pouser un duc
+richissime. Saint-Loup
+agissait, au contraire, conform&eacute;ment &agrave; ses
+th&eacute;ories, ce qui faisait dire
+qu'il &eacute;tait dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue
+moral,
+Rachel &eacute;tait en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas
+certain que
+si une personne ne valait pas mieux, mais e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+duchesse ou e&ucirc;t
+poss&eacute;d&eacute; beaucoup de millions, M<sup>me</sup> de Marsantes
+n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; favorable
+au mariage.</p>
+<p>Or, pour en revenir &agrave; M<sup>me</sup> des Laumes
+(bient&ocirc;t apr&egrave;s duchesse de
+Guermantes par la mort de son beau-p&egrave;re) ce fut un
+surcro&icirc;t de malheur
+inflig&eacute; aux Courvoisier que les th&eacute;ories de la jeune
+princesse, en
+restant ainsi dans son langage, n'eussent dirig&eacute; en rien sa
+conduite;
+car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit
+nullement &agrave; l'&eacute;l&eacute;gance aristocratique du salon
+Guermantes. Sans doute
+toutes les personnes que M<sup>me</sup> de Guermantes ne recevait pas
+se figuraient
+que c'&eacute;tait parce qu'elles n'&eacute;taient pas assez
+intelligentes, et telle
+riche Am&eacute;ricaine qui n'avait jamais poss&eacute;d&eacute;
+d'autre livre qu'un petit
+exemplaire ancien, et jamais ouvert, des po&eacute;sies de Parny,
+pos&eacute;, parce
+qu'il &eacute;tait &laquo;du temps&raquo;, sur un meuble de son petit
+salon, montrait quel
+cas elle faisait des qualit&eacute;s de l'esprit par les regards
+d&eacute;vorants
+qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait
+&agrave;
+l'Op&eacute;ra. Sans doute aussi M<sup>me</sup> de Guermantes
+&eacute;tait sinc&egrave;re quand elle
+&eacute;lisait une personne &agrave; cause de son intelligence. Quand
+elle disait
+d'une femme, il para&icirc;t qu'elle est &laquo;charmante&raquo;, ou
+d'un homme qu'il
+&eacute;tait tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas
+avoir
+d'autres raisons de consentir &agrave; les recevoir que ce charme ou
+cette
+intelligence, le g&eacute;nie des Guermantes n'intervenant pas &agrave;
+cette derni&egrave;re
+minute: plus profond, situ&eacute; &agrave; l'entr&eacute;e obscure de
+la r&eacute;gion o&ugrave; les
+Guermantes jugeaient, ce g&eacute;nie vigilant emp&ecirc;chait les
+Guermantes de
+trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils
+n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme
+&eacute;tait
+d&eacute;clar&eacute; savant, mais comme un dictionnaire, ou au
+contraire commun avec
+un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible,
+ou
+parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle
+horreur, c'&eacute;taient des snobs. M. de Br&eacute;aut&eacute;, dont le
+ch&acirc;teau &eacute;tait tout
+voisin de Guermantes, ne fr&eacute;quentait que des altesses. Mais il
+se
+moquait d'elles et ne r&ecirc;vait que vivre dans les mus&eacute;es.
+Aussi M<sup>me</sup> de
+Guermantes &eacute;tait-elle indign&eacute;e quand on traitait M. de
+Br&eacute;aut&eacute; de snob.
+&laquo;Snob, Babal! Mais vous &ecirc;tes fou, mon pauvre ami, c'est
+tout le
+contraire, il d&eacute;teste les gens brillants, on ne peut pas lui
+faire faire
+une connaissance. M&ecirc;me chez moi! si je l'invite avec quelqu'un de
+nouveau, il ne vient qu'en g&eacute;missant.&raquo; Ce n'est pas que,
+m&ecirc;me en
+pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre
+cas que les Courvoisier. D'une fa&ccedil;on positive cette
+diff&eacute;rence entre les
+Guermantes et les Courvoisier donnait d&eacute;j&agrave; d'assez beaux
+fruits. Ainsi
+la duchesse de Guermantes, du reste envelopp&eacute;e d'un
+myst&egrave;re devant
+lequel r&ecirc;vaient de loin tant de po&egrave;tes, avait donn&eacute;
+cette f&ecirc;te dont nous
+avons d&eacute;j&agrave; parl&eacute;, o&ugrave; le roi d'Angleterre
+s'&eacute;tait plu mieux que nulle
+part ailleurs, car elle avait eu l'id&eacute;e, qui ne serait jamais
+venue &agrave;
+l'esprit, et la hardiesse, qui e&ucirc;t fait reculer le courage de
+tous les
+Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalit&eacute;s que nous
+avons
+cit&eacute;es, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique
+Grandmougin.
+Mais c'est surtout au point de vue n&eacute;gatif que
+l'intellectualit&eacute; se
+faisait sentir. Si le coefficient n&eacute;cessaire d'intelligence et
+de
+charme allait en s'abaissant au fur et &agrave; mesure que
+s'&eacute;levait le rang de
+la personne qui d&eacute;sirait &ecirc;tre invit&eacute;e chez la
+princesse de Guermantes,
+jusqu'&agrave; approcher de z&eacute;ro quand il s'agissait des
+principales t&ecirc;tes
+couronn&eacute;es, en revanche plus on descendait au-dessous de ce
+niveau
+royal, plus le coefficient s'&eacute;levait. Par exemple, chez la
+princesse de
+Parme, il y avait une quantit&eacute; de personnes que l'Altesse
+recevait parce
+qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles &eacute;taient
+alli&eacute;es &agrave;
+telle duchesse, ou attach&eacute;es &agrave; la personne de tel
+souverain, ces
+personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes; or,
+pour un Courvoisier la raison &laquo;aim&eacute; de la princesse de
+Parme&raquo;, &laquo;s&#339;ur de
+m&egrave;re avec la duchesse d'Arpajon&raquo;, &laquo;passant tous les
+ans trois mois chez
+la reine d'Espagne&raquo;, aurait suffi &agrave; leur faire inviter de
+telles gens,
+mais M<sup>me</sup> de Guermantes, qui recevait poliment leur salut
+depuis dix ans
+chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laiss&eacute; passer
+son
+seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au
+sens mat&eacute;riel o&ugrave; il suffit de meubles qu'on ne trouve pas
+jolis, mais
+qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre
+affreux. Un tel salon ressemble &agrave; un ouvrage o&ugrave; on ne
+sait pas
+s'abstenir des phrases qui d&eacute;montrent du savoir, du brillant, de
+la
+facilit&eacute;. Comme un livre, comme une maison, la qualit&eacute;
+d'un &laquo;salon&raquo;,
+pensait avec raison M<sup>me</sup> de Guermantes, a pour pierre
+angulaire le
+sacrifice.</p>
+<p>Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse
+de
+Guermantes se contentait depuis des ann&eacute;es du m&ecirc;me bonjour
+convenable,
+ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller
+&agrave; leurs
+f&ecirc;tes, s'en plaignaient discr&egrave;tement &agrave; l'Altesse,
+laquelle, les jours o&ugrave;
+M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le
+rus&eacute; seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait
+des
+ma&icirc;tresses, mais comp&egrave;re &agrave; toute &eacute;preuve en
+ce qui touchait le bon
+fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en &eacute;tait
+l'attrait principal), r&eacute;pondait: &laquo;Mais est-ce que ma femme
+la conna&icirc;t?
+Ah! alors, en effet, elle aurait d&ucirc;. Mais je vais dire la
+v&eacute;rit&eacute; &agrave;
+Madame, Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est
+entour&eacute;e d'une cour d'esprits sup&eacute;rieurs&#8212;moi je ne suis
+pas son mari,
+je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre
+qui sont, elles, tr&egrave;s spirituelles, les femmes l'ennuient.
+Voyons,
+Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la
+marquise de Souvr&eacute; ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la
+princesse
+la re&ccedil;oit par bont&eacute;. Et puis elle la conna&icirc;t. Vous
+dites qu'Oriane l'a
+vue, c'est possible, mais tr&egrave;s peu je vous assure. Et puis je
+vais dire
+&agrave; la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est
+tr&egrave;s
+fatigu&eacute;e, et elle aime tant &ecirc;tre aimable que, si je la
+laissais faire,
+ce serait des visites &agrave; n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier
+soir,
+elle avait de la temp&eacute;rature, elle avait peur de faire de la
+peine &agrave; la
+duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai d&ucirc; montrer
+les
+dents, j'ai d&eacute;fendu qu'on attel&acirc;t. Tenez, savez-vous,
+Madame, j'ai bien
+envie de ne pas m&ecirc;me dire &agrave; Oriane que vous m'avez
+parl&eacute; de M<sup>me</sup> de
+Souvr&eacute;. Oriane aime tant votre Altesse qu'elle ira
+aussit&ocirc;t inviter M<sup>me</sup>
+de Souvr&eacute;, ce sera une visite de plus, cela nous forcera
+&agrave; entrer en
+relations avec la s&#339;ur dont je connais tr&egrave;s bien le mari. Je
+crois que
+je ne dirai rien du tout &agrave; Oriane, si la princesse m'y autorise.
+Nous
+lui &eacute;viterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et
+je vous
+assure que cela ne privera pas M<sup>me</sup> de Souvr&eacute;. Elle va
+partout, dans les
+endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons m&ecirc;me pas, de
+petits
+d&icirc;ners de rien, M<sup>me</sup> de Souvr&eacute; s'ennuierait
+&agrave; p&eacute;rir.&raquo; La princesse de
+Parme, na&iuml;vement persuad&eacute;e que le duc de Guermantes ne
+transmettrait pas
+sa demande &agrave; la duchesse et d&eacute;sol&eacute;e de n'avoir pu
+obtenir l'invitation
+que d&eacute;sirait M<sup>me</sup> de Souvr&eacute;, &eacute;tait
+d'autant plus flatt&eacute;e d'&ecirc;tre une des
+habitu&eacute;es d'un salon si peu accessible. Sans doute cette
+satisfaction
+n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme
+invitait M<sup>me</sup> de Guermantes, elle avait &agrave; se mettre
+l'esprit &agrave; la torture
+pour n'avoir personne qui p&ucirc;t d&eacute;plaire &agrave; la
+duchesse et l'emp&ecirc;cher de
+revenir.</p>
+<p>Les jours habituels (apr&egrave;s le d&icirc;ner o&ugrave; elle
+avait toujours de tr&egrave;s bonne
+heure, ayant gard&eacute; les habitudes anciennes, quelques convives),
+le
+salon de la princesse de Parme &eacute;tait ouvert aux habitu&eacute;s,
+et d'une fa&ccedil;on
+g&eacute;n&eacute;rale &agrave; toute la grande aristocratie
+fran&ccedil;aise et &eacute;trang&egrave;re. La
+r&eacute;ception consistait en ceci qu'au sortir de la salle &agrave;
+manger, la
+princesse s'asseyait sur un canap&eacute; devant une grande table
+ronde,
+causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient
+d&icirc;n&eacute;, ou
+bien jetait les yeux sur un &laquo;magazine&raquo;, jouait aux cartes
+(ou feignait
+d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une
+patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou suppos&eacute; un
+personnage
+marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de
+s'ouvrir &agrave; deux battants, de se refermer, de se rouvrir de
+nouveau, pour
+laisser passage aux visiteurs qui avaient d&icirc;n&eacute; quatre
+&agrave; quatre (ou s'ils
+d&icirc;naient en ville escamotaient le caf&eacute; en disant qu'ils
+allaient
+revenir, comptant en effet &laquo;entrer par une porte et sortir par
+l'autre&raquo;)
+pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive
+&agrave; son jeu ou &agrave; la causerie, faisait semblant de ne pas
+voir les
+arrivantes et ce n'est qu'au moment o&ugrave; elles &eacute;taient
+&agrave; deux pas d'elle,
+qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bont&eacute; pour les
+femmes.
+Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une
+r&eacute;v&eacute;rence qui
+allait jusqu'&agrave; la g&eacute;nuflexion, de mani&egrave;re &agrave;
+mettre leurs l&egrave;vres &agrave; la
+hauteur de la belle main qui pendait tr&egrave;s bas et &agrave; la
+baiser. Mais &agrave; ce
+moment la princesse, de m&ecirc;me que si elle e&ucirc;t chaque fois
+&eacute;t&eacute; surprise
+par un protocole qu'elle connaissait pourtant tr&egrave;s bien,
+relevait
+l'agenouill&eacute;e comme de vive force avec une gr&acirc;ce et une
+douceur sans
+&eacute;gales, et l'embrassait sur les joues. Gr&acirc;ce et douceur
+qui avaient pour
+condition, dira-t-on, l'humilit&eacute; avec laquelle l'arrivante
+pliait le
+genou. Sans doute, et il semble que dans une soci&eacute;t&eacute;
+&eacute;galitaire la
+politesse dispara&icirc;trait, non, comme on croit, par le
+d&eacute;faut de
+l'&eacute;ducation, mais parce que, chez les uns dispara&icirc;trait la
+d&eacute;f&eacute;rence due
+au prestige qui doit &ecirc;tre imaginaire pour &ecirc;tre efficace, et
+surtout chez
+les autres l'amabilit&eacute; qu'on prodigue et qu'on affine quand on
+sent
+qu'elle a pour celui qui la re&ccedil;oit un prix infini, lequel dans
+un monde
+fond&eacute; sur l'&eacute;galit&eacute; tomberait subitement &agrave;
+rien, comme tout ce qui
+n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la
+politesse dans une soci&eacute;t&eacute; nouvelle n'est pas certaine et
+nous sommes
+quelquefois trop dispos&eacute;s &agrave; croire que les conditions
+actuelles d'un
+&eacute;tat de choses en sont les seules possibles. De tr&egrave;s bons
+esprits ont
+cru qu'une r&eacute;publique ne pourrait avoir de diplomatie et
+d'alliances, et
+que la classe paysanne ne supporterait pas la s&eacute;paration de
+l'&Eacute;glise et
+de l'&Eacute;tat. Apr&egrave;s tout, la politesse dans une
+soci&eacute;t&eacute; &eacute;galitaire ne
+serait pas un miracle plus grand que le succ&egrave;s des chemins de
+fer et
+l'utilisation militaire de l'a&eacute;roplane. Puis, si m&ecirc;me la
+politesse
+disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une
+soci&eacute;t&eacute; ne serait-elle pas secr&egrave;tement
+hi&eacute;rarchis&eacute;e au fur et &agrave; mesure
+qu'elle serait en fait plus d&eacute;mocratique? C'est fort possible.
+Le
+pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
+ni &Eacute;tats, ni arm&eacute;e; les cath&eacute;drales
+exer&ccedil;aient un prestige bien moins
+grand sur un d&eacute;vot du XVII<sup>e</sup> si&egrave;cle que sur un
+ath&eacute;e du XX<sup>e</sup>, et si la
+princesse de Parme avait &eacute;t&eacute; souveraine d'un &Eacute;tat,
+sans doute euss&eacute;-je
+eu l'id&eacute;e d'en parler &agrave; peu pr&egrave;s autant que d'un
+pr&eacute;sident de la
+r&eacute;publique, c'est-&agrave;-dire pas du tout.</p>
+<p>Une fois l'imp&eacute;trante relev&eacute;e et embrass&eacute;e par
+la princesse, celle-ci se
+rasseyait, se remettait &agrave; sa patience non sans avoir, si la
+nouvelle
+venue &eacute;tait d'importance, caus&eacute; un moment avec elle en la
+faisant
+asseoir sur un fauteuil.</p>
+<p>Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur charg&eacute;e
+du service
+d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitu&eacute;s dans un
+immense hall
+sur lequel donnait le salon et qui &eacute;tait rempli de portraits, de
+curiosit&eacute;s relatives &agrave; la maison de Bourbon. Les convives
+habituels de
+la princesse jouaient alors volontiers le r&ocirc;le de cic&eacute;rone
+et disaient
+des choses int&eacute;ressantes, que n'avaient pas la patience
+d'&eacute;couter les
+jeunes gens, plus attentifs &agrave; regarder les Altesses vivantes (et
+au
+besoin &agrave; se faire pr&eacute;senter &agrave; elles par la dame
+d'honneur et les filles
+d'honneur) qu'&agrave; consid&eacute;rer les reliques des souveraines
+mortes. Trop
+occup&eacute;s des connaissances qu'ils pourraient faire et des
+invitations
+qu'ils p&ecirc;cheraient peut-&ecirc;tre, ils ne savaient absolument
+rien, m&ecirc;me
+apr&egrave;s des ann&eacute;es, de ce qu'il y avait dans ce
+pr&eacute;cieux mus&eacute;e des
+archives de la monarchie, et se rappelaient seulement
+confus&eacute;ment qu'il
+&eacute;tait orn&eacute; de cactus et de palmiers g&eacute;ants qui
+faisaient ressembler ce
+centre des &eacute;l&eacute;gances au Palmarium du Jardin
+d'Acclimatation.</p>
+<p>Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait
+parfois
+faire, ces soirs-l&agrave;, une visite de digestion &agrave; la
+princesse, qui la
+gardait tout le temps &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, tout en
+badinant avec le duc. Mais
+quand la duchesse venait d&icirc;ner, la princesse se gardait bien
+d'avoir ses
+habitu&eacute;s et fermait sa porte en sortant de table, de peur que
+des
+visiteurs trop peu choisis d&eacute;plussent &agrave; l'exigeante
+duchesse. Ces
+soirs-l&agrave;, si des fid&egrave;les non pr&eacute;venus se
+pr&eacute;sentaient &agrave; la porte de
+l'Altesse, le concierge r&eacute;pondait: &laquo;Son Altesse Royale ne
+re&ccedil;oit pas ce
+soir&raquo;, et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de
+la
+princesse savaient que, &agrave; cette date-l&agrave;, ils ne seraient
+pas invit&eacute;s.
+C'&eacute;tait une s&eacute;rie particuli&egrave;re, une s&eacute;rie
+ferm&eacute;e &agrave; tant de ceux qui
+eussent souhait&eacute; d'y &ecirc;tre compris. Les exclus pouvaient,
+avec une
+quasi-certitude, nommer les &eacute;lus, et se disaient entre eux d'un
+ton
+piqu&eacute;: &laquo;Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se
+d&eacute;place jamais
+sans tout son &eacute;tat-major.&raquo; A l'aide de celui-ci, la
+princesse de Parme
+cherchait &agrave; entourer la duchesse comme d'une muraille
+protectrice contre
+les personnes desquelles le succ&egrave;s aupr&egrave;s d'elle serait
+plus douteux.
+Mais &agrave; plusieurs des amis pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s de la
+duchesse, &agrave; plusieurs membres
+de ce brillant &laquo;&eacute;tat-major&raquo;, la princesse de Parme
+&eacute;tait g&ecirc;n&eacute;e de faire
+des amabilit&eacute;s, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans
+doute la
+princesse de Parme admettait fort bien qu'on p&ucirc;t se plaire
+davantage
+dans la soci&eacute;t&eacute; de M<sup>me</sup> de Guermantes que dans
+la sienne propre. Elle
+&eacute;tait bien oblig&eacute;e de constater qu'on s'&eacute;crasait
+aux &laquo;jours&raquo; de la
+duchesse et qu'elle-m&ecirc;me y rencontrait souvent trois ou quatre
+altesses
+qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau
+retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, &agrave; ses
+th&eacute;s, les
+m&ecirc;mes tartes aux fraises, il y avait des fois o&ugrave; elle
+restait seule
+toute la journ&eacute;e avec une dame d'honneur et un conseiller de
+l&eacute;gation
+&eacute;tranger. Aussi, lorsque (comme &ccedil;'avait &eacute;t&eacute;
+par exemple le cas pour
+Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journ&eacute;e sans
+&ecirc;tre all&eacute;
+passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous
+les deux ans &agrave; la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas
+grande envie,
+m&ecirc;me pour amuser Oriane, de faire &agrave; ce Swann quelconque
+les &laquo;avances&raquo; de
+l'inviter &agrave; d&icirc;ner. Bref, convier la duchesse &eacute;tait
+pour la princesse de
+Parme une occasion de perplexit&eacute;s, tant elle &eacute;tait
+rong&eacute;e par la crainte
+qu'Oriane trouv&acirc;t tout mal. Mais en revanche, et pour la
+m&ecirc;me raison,
+quand la princesse de Parme venait d&icirc;ner chez M<sup>me</sup> de
+Guermantes, elle
+&eacute;tait s&ucirc;re d'avance que tout serait bien,
+d&eacute;licieux, elle n'avait qu'une
+peur, c'&eacute;tait de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de
+ne pas
+savoir assimiler les id&eacute;es et les gens. A ce titre ma
+pr&eacute;sence excitait
+son attention et sa cupidit&eacute; aussi bien que l'e&ucirc;t fait une
+nouvelle
+mani&egrave;re de d&eacute;corer la table avec des guirlandes de
+fruits, incertaine
+qu'elle &eacute;tait si c'&eacute;tait l'une ou l'autre, la
+d&eacute;coration de la table ou
+ma pr&eacute;sence, qui &eacute;tait plus particuli&egrave;rement l'un
+de ces charmes, secret
+du succ&egrave;s des r&eacute;ceptions d'Oriane, et, dans le doute,
+bien d&eacute;cid&eacute;e &agrave;
+tenter d'avoir &agrave; son prochain d&icirc;ner l'un et l'autre. Ce
+qui justifiait
+du reste pleinement la curiosit&eacute; ravie que la princesse de Parme
+apportait chez la duchesse, c'&eacute;tait cet &eacute;l&eacute;ment
+comique, dangereux,
+excitant, o&ugrave; la princesse se plongeait avec une sorte de
+crainte, de
+saisissement et de d&eacute;lices (comme au bord de la mer dans un de
+ces
+&laquo;bains de vagues&raquo; dont les guides baigneurs signalent le
+p&eacute;ril, tout
+simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'o&ugrave; elle
+sortait
+tonifi&eacute;e, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des
+Guermantes.
+L'esprit des Guermantes&#8212;entit&eacute; aussi inexistante que la
+quadrature du
+cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes &agrave;
+le
+poss&eacute;der&#8212;&eacute;tait une r&eacute;putation comme les rillettes
+de Tours ou les
+biscuits de Reims. Sans doute (une particularit&eacute; intellectuelle
+n'usant
+pas pour se propager des m&ecirc;mes modes que la couleur des cheveux
+ou du
+teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'&eacute;taient pas de
+son
+sang, poss&eacute;daient pourtant cet esprit, lequel en revanche
+n'avait pu
+envahir certains Guermantes par trop r&eacute;fractaires &agrave;
+n'importe quelle
+sorte d'esprit. Les d&eacute;tenteurs non apparent&eacute;s &agrave; la
+duchesse de l'esprit
+des Guermantes avaient g&eacute;n&eacute;ralement pour
+caract&eacute;ristique d'avoir &eacute;t&eacute; des
+hommes brillants, dou&eacute;s pour une carri&egrave;re &agrave;
+laquelle, que ce f&ucirc;t les
+arts, la diplomatie, l'&eacute;loquence parlementaire, l'arm&eacute;e,
+ils avaient
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute; la vie de coterie. Peut-&ecirc;tre cette
+pr&eacute;f&eacute;rence aurait-elle pu
+&ecirc;tre expliqu&eacute;e par un certain manque d'originalit&eacute;,
+ou d'initiative, ou
+de vouloir, ou de sant&eacute;, ou de chance, ou par le snobisme.</p>
+<p>Chez certains (il faut d'ailleurs reconna&icirc;tre que
+c'&eacute;tait l'exception),
+si le salon Guermantes avait &eacute;t&eacute; la pierre d'achoppement
+de leur
+carri&egrave;re, c'&eacute;tait contre leur gr&eacute;. Ainsi un
+m&eacute;decin, un peintre et un
+diplomate de grand avenir n'avaient pu r&eacute;ussir dans leur
+carri&egrave;re, pour
+laquelle ils &eacute;taient pourtant plus brillamment dou&eacute;s que
+beaucoup, parce
+que leur intimit&eacute; chez les Guermantes faisait que les deux
+premiers
+passaient pour des gens du monde, et le troisi&egrave;me pour un
+r&eacute;actionnaire,
+ce qui les avait emp&ecirc;ch&eacute;s tous trois d'&ecirc;tre reconnus
+par leurs pairs.
+L'antique robe et la toque rouge que rev&ecirc;tent et coiffent encore
+les
+coll&egrave;ges &eacute;lectoraux des facult&eacute;s n'est pas, ou du
+moins n'&eacute;tait pas, il
+n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement
+ext&eacute;rieure
+d'un pass&eacute; aux id&eacute;es &eacute;troites, d'un sectarisme
+ferm&eacute;. Sous la toque &agrave;
+glands d'or comme les grands-pr&ecirc;tres sous le bonnet conique des
+Juifs,
+les &laquo;professeurs&raquo; &eacute;taient encore, dans les
+ann&eacute;es qui pr&eacute;c&eacute;d&egrave;rent
+l'affaire Dreyfus, enferm&eacute;s dans des id&eacute;es rigoureusement
+pharisiennes.
+Du Boulbon &eacute;tait au fond un artiste, mais il &eacute;tait
+sauv&eacute; parce qu'il
+n'aimait pas le monde. Cottard fr&eacute;quentait les Verdurin. Mais M<sup>me</sup>
+Verdurin &eacute;tait une cliente, puis il &eacute;tait
+prot&eacute;g&eacute; par sa vulgarit&eacute;,
+enfin chez lui il ne recevait que la Facult&eacute;, dans des agapes
+sur
+lesquelles flottait une odeur d'acide ph&eacute;nique. Mais dans les
+corps
+fortement constitu&eacute;s, o&ugrave; d'ailleurs la rigueur des
+pr&eacute;jug&eacute;s n'est que la
+ran&ccedil;on de la plus belle int&eacute;grit&eacute;, des
+id&eacute;es morales les plus &eacute;lev&eacute;es,
+qui fl&eacute;chissent dans des milieux plus tol&eacute;rants, plus
+libres et bien
+vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin
+&eacute;carlate
+doubl&eacute; d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-&agrave;-dire un
+duc) de Venise
+enferm&eacute; dans le palais ducal, &eacute;tait aussi vertueux, aussi
+attach&eacute; &agrave; de
+nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout
+&eacute;l&eacute;ment &eacute;tranger, que
+cet autre duc, excellent mais terrible, qu'&eacute;tait M. de
+Saint-Simon.
+L'&eacute;tranger, c'&eacute;tait le m&eacute;decin mondain, ayant
+d'autres mani&egrave;res,
+d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons
+ici, afin de ne pas &ecirc;tre accus&eacute; par ses coll&egrave;gues
+de les m&eacute;priser
+(quelles id&eacute;es d'homme du monde!) s'il leur cachait la duchesse
+de
+Guermantes, esp&eacute;rait les d&eacute;sarmer en donnant les
+d&icirc;ners mixtes o&ugrave;
+l'&eacute;l&eacute;ment m&eacute;dical &eacute;tait noy&eacute; dans
+l'&eacute;l&eacute;ment mondain. Il ne savait pas
+qu'il signait ainsi sa perte, ou plut&ocirc;t il l'apprenait quand le
+conseil
+des dix (un peu plus &eacute;lev&eacute; en nombre) avait &agrave;
+pourvoir &agrave; la vacance
+d'une chaire, et que c'&eacute;tait toujours le nom d'un m&eacute;decin
+plus normal,
+f&ucirc;t-il plus m&eacute;diocre, qui sortait de l'urne fatale, et que
+le &laquo;veto&raquo;
+retentissait dans l'antique Facult&eacute;, aussi solennel, aussi
+ridicule,
+aussi terrible que le &laquo;juro&raquo; sur lequel mourut
+Moli&egrave;re. Ainsi encore du
+peintre &agrave; jamais &eacute;tiquet&eacute; homme du monde, quand
+des gens du monde qui
+faisaient de l'art avaient r&eacute;ussi &agrave; se faire
+&eacute;tiqueter artistes, ainsi
+pour le diplomate ayant trop d'attaches r&eacute;actionnaires.</p>
+<p>Mais ce cas &eacute;tait le plus rare. Le type des hommes
+distingu&eacute;s qui
+formaient le fond du salon Guermantes &eacute;tait celui des gens ayant
+renonc&eacute;
+volontairement (ou le croyant du moins) au reste, &agrave; tout ce qui
+&eacute;tait
+incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes,
+avec ce charme ind&eacute;finissable odieux &agrave; tout
+&laquo;corps&raquo; tant soit peu
+centralis&eacute;.</p>
+<p>Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitu&eacute;s du
+salon de
+la duchesse avait eu la m&eacute;daille d'or au Salon, que l'autre,
+secr&eacute;taire
+de la Conf&eacute;rence des avocats, avait fait des d&eacute;buts
+retentissants &agrave; la
+Chambre, qu'un troisi&egrave;me avait habilement servi la France comme
+charg&eacute;
+d'affaires, auraient pu consid&eacute;rer comme des rat&eacute;s les
+gens qui
+n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces
+&laquo;renseign&eacute;s&raquo; &eacute;taient
+peu nombreux, et les int&eacute;ress&eacute;s eux-m&ecirc;mes auraient
+&eacute;t&eacute; les derniers &agrave; le
+rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu
+m&ecirc;me de
+l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de
+pion, ou bien au contraire de gar&ccedil;on de magasin, tels ministres
+&eacute;minents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours,
+dont les
+journaux chantaient les louanges, mais &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+qui M<sup>me</sup> de Guermantes
+b&acirc;illait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une
+ma&icirc;tresse de maison lui avait donn&eacute; l'un ou l'autre pour
+voisin? Puisque
+&ecirc;tre un homme d'&Eacute;tat de premier ordre n'&eacute;tait
+nullement une
+recommandation aupr&egrave;s de la duchesse, ceux de ses amis qui
+avaient donn&eacute;
+leur d&eacute;mission de la &laquo;carri&egrave;re&raquo; ou de
+l'arm&eacute;e, qui ne s'&eacute;taient pas
+repr&eacute;sent&eacute;s &agrave; la Chambre, jugeaient, en venant
+tous les jours d&eacute;jeuner
+et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses,
+d'ailleurs peu appr&eacute;ci&eacute;es d'eux, du moins le
+disaient-ils, qu'ils
+avaient choisi la meilleure part, encore que leur air
+m&eacute;lancolique, m&ecirc;me
+au milieu de la ga&icirc;t&eacute;, contred&icirc;t un peu le
+bien-fond&eacute; de ce jugement.</p>
+<p>Encore faut-il reconna&icirc;tre que la d&eacute;licatesse de vie
+sociale, la finesse
+des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela
+f&ucirc;t-il,
+quelque chose de r&eacute;el. Aucun titre officiel n'y valait
+l'agr&eacute;ment de
+certains des pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s de M<sup>me</sup> de
+Guermantes que les ministres les plus
+puissants n'auraient pu r&eacute;ussir &agrave; attirer chez eux. Si
+dans ce salon
+tant d'ambitions intellectuelles et m&ecirc;me de nobles efforts
+avaient &eacute;t&eacute;
+enterr&eacute;s pour jamais, du moins, de leur poussi&egrave;re, la
+plus rare
+floraison de mondanit&eacute; avait pris naissance. Certes, des hommes
+d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient sup&eacute;rieurs
+&agrave; des hommes
+de valeur, qu'ils d&eacute;daignaient, mais c'est que ce que la
+duchesse de
+Guermantes pla&ccedil;ait au-dessus de tout, ce n'&eacute;tait pas
+l'intelligence,
+c'&eacute;tait, selon elle, cette forme sup&eacute;rieure, plus
+exquise, de
+l'intelligence &eacute;lev&eacute;e jusqu'&agrave; une
+vari&eacute;t&eacute; verbale de talent&#8212;l'esprit.
+Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir,
+l'un comme un p&eacute;dant, l'autre comme un mufle, malgr&eacute; tout
+le savoir de
+l'un et tout le g&eacute;nie de l'autre, c'&eacute;tait l'infiltration
+de l'esprit
+Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'e&ucirc;t
+os&eacute;
+pr&eacute;senter ni l'un ni l'autre &agrave; la duchesse, sentant
+d'avance de quel air
+elle e&ucirc;t accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines
+d'Elstir,
+l'esprit des Guermantes rangeant les propos pr&eacute;tentieux et
+prolong&eacute;s du
+genre s&eacute;rieux ou du genre farceur dans la plus
+intol&eacute;rable imb&eacute;cillit&eacute;.</p>
+<p>Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des
+Guermantes ne les avait pas gagn&eacute;s aussi compl&egrave;tement
+qu'il arrive, par
+exemple, dans les c&eacute;nacles litt&eacute;raires, o&ugrave; tout le
+monde a une m&ecirc;me
+mani&egrave;re de prononcer, d'&eacute;noncer, et par voie de
+cons&eacute;quence de penser,
+ce n'est pas certes que l'originalit&eacute; soit plus forte dans les
+milieux
+mondains et y mette obstacle &agrave; l'imitation. Mais l'imitation a
+pour
+conditions, non pas seulement l'absence d'une originalit&eacute;
+irr&eacute;ductible,
+mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner
+d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes
+auxquels ce sens musical faisait aussi enti&egrave;rement d&eacute;faut
+qu'aux
+Courvoisier.</p>
+<p>Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre
+acception du mot imitation, &laquo;faire des imitations&raquo; (ce qui
+se disait
+chez les Guermantes &laquo;faire des charges&raquo;), M<sup>me</sup> de
+Guermantes avait beau
+le r&eacute;ussir &agrave; ravir, les Courvoisier &eacute;taient aussi
+incapables de s'en
+rendre compte que s'ils eussent &eacute;t&eacute; une bande de lapins,
+au lieu
+d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le
+d&eacute;faut
+ou l'accent que la duchesse cherchait &agrave; contrefaire. Quand elle
+&laquo;imitait&raquo; le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient:
+&laquo;Oh! non, il
+ne parle tout de m&ecirc;me pas comme cela, j'ai encore
+d&icirc;n&eacute; hier soir avec
+lui chez Bebeth, il m'a parl&eacute; toute la soir&eacute;e, il ne
+parlait pas comme
+cela&raquo;, tandis que les Guermantes un peu cultiv&eacute;s
+s'&eacute;criaient: &laquo;Dieu
+qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle
+l'imite
+elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu
+Limoges!&raquo;
+Or, ces Guermantes-l&agrave; (sans m&ecirc;me aller jusqu'&agrave; ceux
+tout &agrave; fait
+remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges,
+disaient avec admiration: &laquo;Ah! on peut dire que vous le <i>tenez</i>&raquo;
+ou &laquo;que
+tu le tiens&raquo;) avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes (en quoi elle &eacute;tait dans le vrai), &agrave; force
+d'entendre et de
+raconter les mots de la duchesse ils &eacute;taient arriv&eacute;s
+&agrave; imiter tant bien
+que mal sa mani&egrave;re de s'exprimer, de juger, ce que Swann
+e&ucirc;t appel&eacute;,
+comme le duc, sa mani&egrave;re de &laquo;r&eacute;diger&raquo;,
+jusqu'&agrave; pr&eacute;senter dans leur
+conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait
+affreusement similaire &agrave; l'esprit d'Oriane et &eacute;tait
+trait&eacute; par eux
+d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes &eacute;taient pour elle
+non
+seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le
+reste de sa famille &agrave; l'&eacute;cart, et vengeait maintenant par
+ses d&eacute;dains
+les m&eacute;chancet&eacute;s que celle-ci lui avait faites quand elle
+&eacute;tait jeune
+fille) allait les voir quelquefois, et g&eacute;n&eacute;ralement en
+compagnie du duc,
+&agrave; la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites
+&eacute;taient un
+&eacute;v&eacute;nement. Le c&#339;ur battait un peu plus vite &agrave; la
+princesse d'&Eacute;pinay qui
+recevait dans son grand salon du rez-de-chauss&eacute;e, quand elle
+apercevait
+de loin, telles les premi&egrave;res lueurs d'un inoffensif incendie ou
+les
+&laquo;reconnaissances&raquo; d'une invasion non esp&eacute;r&eacute;e,
+traversant lentement la
+cour, d'une d&eacute;marche oblique, la duchesse coiff&eacute;e d'un
+ravissant chapeau
+et inclinant une ombrelle d'o&ugrave; pleuvait une odeur
+d'&eacute;t&eacute;. &laquo;Tiens,
+Oriane&raquo;, disait-elle comme un &laquo;garde-&agrave;-vous&raquo;
+qui cherchait &agrave; avertir ses
+visiteuses avec prudence, et pour qu'on e&ucirc;t le temps de sortir en
+ordre,
+qu'on &eacute;vacu&acirc;t les salons sans panique. La moiti&eacute;
+des personnes pr&eacute;sentes
+n'osait pas rester, se levait. &laquo;Mais non, pourquoi? rasseyez-vous
+donc,
+je suis charm&eacute;e de vous garder encore un peu&raquo;, disait la
+princesse d'un
+air d&eacute;gag&eacute; et &agrave; l'aise (pour faire la grande
+dame), mais d'une voix
+devenue factice. &laquo;Vous pourriez avoir &agrave; vous
+parler.&#8212;Vraiment, vous
+&ecirc;tes press&eacute;e? eh bien, j'irai chez vous&raquo;,
+r&eacute;pondait la ma&icirc;tresse de
+maison &agrave; celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la
+duchesse
+saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient l&agrave; depuis des
+ann&eacute;es
+sans les conna&icirc;tre pour cela davantage, et qui leur disaient
+&agrave; peine
+bonjour, par discr&eacute;tion. A peine &eacute;taient-ils partis que
+le duc demandait
+aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de
+s'int&eacute;resser
+&agrave; la qualit&eacute; intrins&egrave;que des personnes qu'il ne
+recevait pas par la
+m&eacute;chancet&eacute; du destin ou &agrave; cause de l'&eacute;tat
+nerveux d'Oriane. &laquo;Qu'est-ce
+que c'&eacute;tait que cette petite dame en chapeau rose?&#8212;Mais, mon
+cousin,
+vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, n&eacute;e
+Lamarzelle.&#8212;Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel;
+s'il n'y avait pas un petit d&eacute;faut dans la l&egrave;vre
+sup&eacute;rieure, elle serait
+tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas
+s'emb&ecirc;ter. Oriane? savez-vous &agrave; quoi ses sourcils et la
+plantation de
+ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne.&raquo;
+La
+duchesse de Guermantes, qui languissait d&egrave;s qu'on parlait de la
+beaut&eacute;
+d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait
+compt&eacute; sans le go&ucirc;t qu'avait son mari pour faire voir
+qu'il &eacute;tait
+parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il
+croyait
+se montrer plus s&eacute;rieux que sa femme. &laquo;Mais, disait-il
+tout d'un coup
+avec force, vous avez prononc&eacute; le nom de Lamarzelle. Je me
+rappelle que,
+quand j'&eacute;tais &agrave; la Chambre, un discours tout &agrave;
+fait remarquable fut
+prononc&eacute;...&#8212;C'&eacute;tait l'oncle de la jeune femme que vous
+venez de
+voir.&#8212;Ah! quel talent! Non, mon petit&raquo;, disait-il &agrave; la
+vicomtesse
+d'&Eacute;gremont, que M<sup>me</sup> de Guermantes ne pouvait souffrir
+mais qui, ne
+bougeant pas de chez la princesse d'&Eacute;pinay, o&ugrave; elle
+s'abaissait
+volontairement &agrave; un r&ocirc;le de soubrette (quitte &agrave;
+battre la sienne en
+rentrant), restait confuse, &eacute;plor&eacute;e, mais restait quand
+le couple ducal
+&eacute;tait l&agrave;, d&eacute;barrassait des manteaux, t&acirc;chait
+de se rendre utile, par
+discr&eacute;tion offrait de passer dans la pi&egrave;ce voisine,
+&laquo;ne faites pas de
+th&eacute; pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens
+simples, &agrave;
+la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers M<sup>me</sup>
+d'&Eacute;pinay (en laissant l'&Eacute;gremont rougissante, humble,
+ambitieuse et
+z&eacute;l&eacute;e), nous n'avons qu'un quart d'heure &agrave; vous
+donner.&raquo; Ce quart
+d'heure &eacute;tait occup&eacute; tout entier &agrave; une sorte
+d'exposition des mots que
+la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-m&ecirc;me
+n'e&ucirc;t
+certainement pas cit&eacute;s, mais que fort habilement le duc, en
+ayant l'air
+de la gourmander &agrave; propos des incidents qui les avaient
+provoqu&eacute;s,
+l'amenait comme involontairement &agrave; redire.</p>
+<p>La princesse d'&Eacute;pinay, qui aimait sa cousine et savait
+qu'elle avait un
+faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle,
+son esprit. &laquo;Parlez-lui de sa toilette tant que vous
+voudrez&raquo;, disait le
+duc du ton bourru qu'il avait adopt&eacute; et qu'il temp&eacute;rait
+d'un malicieux
+sourire pour qu'on ne prit pas son m&eacute;contentement au
+s&eacute;rieux, &laquo;mais, au
+nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme
+aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais
+calembour qu'elle a fait sur mon fr&egrave;re Palam&egrave;de,
+ajoutait-il sachant
+fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore
+ce calembour et enchant&eacute; de faire valoir sa femme. D'abord je
+trouve
+indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez
+jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon
+fr&egrave;re qui est tr&egrave;s susceptible, et si cela doit avoir
+pour r&eacute;sultat de
+me f&acirc;cher avec lui, c'est vraiment bien la peine.&raquo; </p>
+<p>&#8212;Mais nous ne savons pas! Un calembour d'Oriane? Cela doit
+&ecirc;tre
+d&eacute;licieux. Oh! dites-le.</p>
+<p>&#8212;Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus
+souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris.
+S&eacute;rieusement
+j'aime beaucoup mon fr&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner
+la
+r&eacute;plique &agrave; son mari &eacute;tait venu, je ne sais
+pourquoi vous dites que cela
+peut f&acirc;cher Palam&egrave;de, vous savez tr&egrave;s bien le
+contraire. Il est beaucoup
+trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a
+quoi que ce soit de d&eacute;sobligeant. Vous allez faire croire que
+j'ai dit
+une m&eacute;chancet&eacute;, j'ai tout simplement r&eacute;pondu
+quelque chose de pas dr&ocirc;le,
+mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je
+ne vous comprends pas.</p>
+<p>&#8212;Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il?</p>
+<p>&#8212;Oh! &eacute;videmment de rien de grave! s'&eacute;criait M. de
+Guermantes. Vous avez
+peut-&ecirc;tre entendu dire que mon fr&egrave;re voulait donner
+Br&eacute;z&eacute;, le ch&acirc;teau de
+sa femme, &agrave; sa s&#339;ur Marsantes.</p>
+<p>&#8212;Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le d&eacute;sirait pas, qu'elle
+n'aimait
+pas le pays o&ugrave; il est, que le climat ne lui convenait pas.</p>
+<p>&#8212;Eh bien, justement quelqu'un disait tout cela &agrave; ma femme et
+que si mon
+fr&egrave;re donnait ce ch&acirc;teau &agrave; notre s&#339;ur, ce
+n'&eacute;tait pas pour lui faire
+plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus,
+disait cette personne. Or, vous savez que Br&eacute;z&eacute;, c'est
+royal, cela peut
+valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a
+l&agrave;
+une des plus belles for&ecirc;ts de France. Il y a beaucoup de gens qui
+voudraient qu'on leur f&icirc;t des taquineries de ce genre. Aussi en
+entendant ce mot de taquin appliqu&eacute; &agrave; Charlus parce qu'il
+donnait un si
+beau ch&acirc;teau, Oriane n'a pu s'emp&ecirc;cher de s'&eacute;crier,
+involontairement, je
+dois le confesser, elle n'y a pas mis de m&eacute;chancet&eacute;, car
+c'est venu vite
+comme l'&eacute;clair, &laquo;Taquin... taquin... Alors c'est Taquin le
+Superbe!&raquo;
+Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir
+jet&eacute; un regard circulaire pour juger de l'esprit de sa femme, le
+duc
+qui &eacute;tait d'ailleurs assez sceptique quant &agrave; la
+connaissance que M<sup>me</sup>
+d'&Eacute;pinay avait de l'histoire ancienne, vous comprenez, c'est
+&agrave; cause de
+Tarquin le Superbe, le roi de Rome; c'est stupide, c'est un mauvais jeu
+de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma
+femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut
+qu'on r&eacute;p&egrave;te cela &agrave; mon fr&egrave;re, ce sera
+toute une histoire. D'autant
+plus, ajouta-t-il, que comme justement Palam&egrave;de est tr&egrave;s
+hautain, tr&egrave;s
+haut et aussi tr&egrave;s pointilleux, tr&egrave;s enclin aux
+comm&eacute;rages, m&ecirc;me en
+dehors de la question du ch&acirc;teau, il faut reconna&icirc;tre que
+Taquin le
+Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame,
+c'est que m&ecirc;me quand elle veut s'abaisser &agrave; de vulgaires
+&agrave; peu pr&egrave;s,
+elle reste spirituelle malgr&eacute; tout et elle peint assez bien les
+gens.</p>
+<p>Ainsi gr&acirc;ce, une fois, &agrave; Taquin le Superbe, une autre
+fois &agrave; un autre
+mot, ces visites du duc et de la duchesse &agrave; leur famille
+renouvelaient
+la provision des r&eacute;cits, et l'&eacute;moi qu'elles avaient
+caus&eacute; durait bien
+longtemps apr&egrave;s le d&eacute;part de la femme d'esprit et de son
+impr&eacute;sario. On
+se r&eacute;galait d'abord, avec les privil&eacute;gi&eacute;s qui
+avaient &eacute;t&eacute; de la f&ecirc;te
+(les personnes qui &eacute;taient rest&eacute;es l&agrave;), des mots
+qu'Oriane avait dits.
+&laquo;Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe?&raquo; demandait la
+princesse
+d'&Eacute;pinay.</p>
+<p>&#8212;Si, r&eacute;pondait en rougissant la marquise de Baveno, la
+princesse de
+Sarsina (La Rochefoucauld) m'en avait parl&eacute;, pas tout &agrave;
+fait dans les
+m&ecirc;mes termes. Mais cela a d&ucirc; &ecirc;tre bien plus
+int&eacute;ressant de l'entendre
+raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit
+de
+l'entendre accompagner par l'auteur. &laquo;Nous parlions du dernier
+mot
+d'Oriane qui &eacute;tait ici tout &agrave; l'heure&raquo;, disait-on
+&agrave; une visiteuse qui
+allait se trouver d&eacute;sol&eacute;e de ne pas &ecirc;tre venue une
+heure auparavant.</p>
+<p>&#8212;Comment, Oriane &eacute;tait ici?</p>
+<p>&#8212;Mais oui, vous seriez venue un peu plus t&ocirc;t, lui
+r&eacute;pondait la
+princesse d'&Eacute;pinay, sans reproche, mais en laissant comprendre
+tout ce
+que la maladroite avait rat&eacute;. C'&eacute;tait sa faute si elle
+n'avait pas
+assist&eacute; &agrave; la cr&eacute;ation du monde ou &agrave; la
+derni&egrave;re repr&eacute;sentation de M<sup>me</sup>
+Carvalho. &laquo;Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane?
+j'avoue
+que j'appr&eacute;cie beaucoup Taquin le Superbe&raquo;, et le
+&laquo;mot&raquo; se mangeait
+encore froid le lendemain &agrave; d&eacute;jeuner, entre intimes qu'on
+invitait pour
+cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. M&ecirc;me
+la
+princesse faisant cette semaine-l&agrave; sa visite annuelle &agrave;
+la princesse de
+Parme en profitait pour demander &agrave; l'Altesse si elle connaissait
+le mot
+et le lui racontait. &laquo;Ah! Taquin le Superbe&raquo;, disait la
+princesse de
+Parme, les yeux &eacute;carquill&eacute;s par une admiration <i>a
+priori</i>, mais qui
+implorait un suppl&eacute;ment d'explications auquel ne se refusait pas
+la
+princesse d'&Eacute;pinay. &laquo;J'avoue que Taquin le Superbe me
+pla&icirc;t infiniment
+comme r&eacute;daction&raquo; concluait la princesse. En
+r&eacute;alit&eacute;, le mot de r&eacute;daction
+ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse
+d'&Eacute;pinay,
+qui avait la pr&eacute;tention d'avoir assimil&eacute; l'esprit des
+Guermantes, avait
+pris &agrave; Oriane les expressions &laquo;r&eacute;dig&eacute;,
+r&eacute;daction&raquo; et les employait sans
+beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas
+beaucoup M<sup>me</sup> d'&Eacute;pinay qu'elle trouvait laide, savait
+avare et croyait
+m&eacute;chante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de
+&laquo;r&eacute;daction&raquo;
+qu'elle avait entendu prononcer par M<sup>me</sup> de Guermantes et
+qu'elle n'e&ucirc;t
+pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'&eacute;tait,
+en
+effet, la r&eacute;daction qui faisait le charme de Taquin le Superbe,
+et sans
+oublier tout &agrave; fait son antipathie pour la dame laide et avare,
+elle ne
+put se d&eacute;fendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme
+qui
+poss&eacute;dait &agrave; ce point l'esprit des Guermantes qu'elle
+voulut inviter la
+princesse d'&Eacute;pinay &agrave; l'Op&eacute;ra. Seule la retint la
+pens&eacute;e qu'il
+conviendrait peut-&ecirc;tre de consulter d'abord M<sup>me</sup> de
+Guermantes. Quant &agrave;
+M<sup>me</sup> d'&Eacute;pinay qui, bien diff&eacute;rente des
+Courvoisier, faisait mille gr&acirc;ces
+&agrave; Oriane et l'aimait, mais &eacute;tait jalouse de ses relations
+et un peu
+agac&eacute;e des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout
+le
+monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la
+princesse de Parme avait eu de peine &agrave; comprendre Taquin le
+Superbe et
+combien il fallait qu'Oriane f&ucirc;t snob pour avoir dans son
+intimit&eacute; une
+pareille dinde. &laquo;Je n'aurais jamais pu fr&eacute;quenter la
+princesse de Parme
+si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait &agrave; d&icirc;ner,
+parce que M.
+d'&Eacute;pinay ne me l'aurait jamais permis &agrave; cause de son
+immoralit&eacute;, faisant
+allusion &agrave; certains d&eacute;bordements purement imaginaires de
+la princesse.
+Mais m&ecirc;me si j'avais eu un mari moins s&eacute;v&egrave;re,
+j'avoue que je n'aurais
+pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment.
+Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine &agrave; arriver
+au bout
+de la visite.&raquo; Quant &agrave; ceux des Courvoisier qui se
+trouvaient chez
+Victurnienne au moment de la visite de M<sup>me</sup> de Guermantes,
+l'arriv&eacute;e de
+la duchesse les mettait g&eacute;n&eacute;ralement en fuite &agrave;
+cause de l'exasp&eacute;ration
+que leur causaient les &laquo;salamalecs exag&eacute;r&eacute;s&raquo;
+qu'on faisait pour Oriane.
+Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas
+compl&egrave;tement la plaisanterie, mais tout de m&ecirc;me &agrave;
+moiti&eacute;, car il &eacute;tait
+instruit. Et les Courvoisier all&egrave;rent r&eacute;p&eacute;tant
+qu'Oriane avait appel&eacute;
+l'oncle Palam&egrave;de &laquo;Tarquin le Superbe&raquo;, ce qui le
+peignait selon eux
+assez bien. &laquo;Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane?
+ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En
+somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient
+pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur c&egrave;dent en
+rien,
+ni comme illustration, ni comme anciennet&eacute;, ni comme alliances.
+Il ne
+faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre
+demandait &agrave; Fran&ccedil;ois I<sup>er</sup> quel &eacute;tait le
+plus noble des seigneurs l&agrave;
+pr&eacute;sents: &laquo;Sire, r&eacute;pondit le roi de France, c'est
+Courvoisier.&raquo;
+D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils rest&eacute;s que les mots
+les
+eussent laiss&eacute;s d'autant plus insensibles que les incidents qui
+les
+faisaient g&eacute;n&eacute;ralement na&icirc;tre auraient
+&eacute;t&eacute; consid&eacute;r&eacute;s par eux d'un point
+de vue tout &agrave; fait diff&eacute;rent. Si, par exemple, une
+Courvoisier se
+trouvait manquer de chaises, dans une r&eacute;ception qu'elle donnait,
+ou si
+elle se trompait de nom en parlant &agrave; une visiteuse qu'elle
+n'avait pas
+reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase
+ridicule, la Courvoisier, ennuy&eacute;e &agrave; l'extr&ecirc;me,
+rougissante, fr&eacute;missant
+d'agitation, d&eacute;plorait un pareil contretemps. Et quand elle
+avait un
+visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement
+et imp&eacute;rieusement interrogatif: &laquo;Est-ce que vous la
+connaissez?&raquo;
+craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa pr&eacute;sence
+donn&acirc;t
+une mauvaise impression &agrave; Oriane. Mais M<sup>me</sup> de
+Guermantes tirait, au
+contraire, de tels incidents, l'occasion de r&eacute;cits qui faisaient
+rire
+les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on &eacute;tait oblig&eacute; de
+l'envier
+d'avoir manqu&eacute; de chaises, d'avoir fait ou laiss&eacute; faire
+&agrave; son domestique
+une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait,
+comme on est oblig&eacute; de se f&eacute;liciter que les grands
+&eacute;crivains aient &eacute;t&eacute;
+tenus &agrave; distance par les hommes et trahis par les femmes quand
+leurs
+humiliations et leurs souffrances ont &eacute;t&eacute;, sinon
+l'aiguillon de leur
+g&eacute;nie, du moins la mati&egrave;re de leurs &#339;uvres.</p>
+<p>Les Courvoisier n'&eacute;taient pas davantage capables de
+s'&eacute;lever jusqu'&agrave;
+l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans
+la
+vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un s&ucirc;r instinct aux
+n&eacute;cessit&eacute;s
+du moment, en faisait quelque chose d'artistique, l&agrave; o&ugrave;
+l'application
+purement raisonn&eacute;e de r&egrave;gles rigides e&ucirc;t
+donn&eacute; d'aussi mauvais r&eacute;sultats
+qu'&agrave; quelqu'un qui, voulant r&eacute;ussir en amour ou dans la
+politique,
+reproduirait &agrave; la lettre dans sa propre vie les exploits de
+Bussy
+d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un d&icirc;ner de famille, ou
+un d&icirc;ner
+pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur
+fils,
+leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.
+Une Courvoisier dont le p&egrave;re avait &eacute;t&eacute; ministre de
+l'empereur, ayant &agrave;
+donner une matin&eacute;e en l'honneur de la princesse Mathilde,
+d&eacute;duisit par
+esprit de g&eacute;om&eacute;trie qu'elle ne pouvait inviter que des
+bonapartistes. Or
+elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes
+&eacute;l&eacute;gantes de ses
+relations, tous les hommes agr&eacute;ables furent impitoyablement
+bannis,
+parce que, d'opinion ou d'attaches l&eacute;gitimistes, ils auraient,
+selon la
+logique des Courvoisier, pu d&eacute;plaire &agrave; l'Altesse
+Imp&eacute;riale. Celle-ci,
+qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez
+&eacute;tonn&eacute;e quand elle trouva seulement chez M<sup>me</sup>
+de Courvoisier une
+pique-assiette c&eacute;l&egrave;bre, veuve d'un ancien pr&eacute;fet
+de l'Empire, la veuve
+du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur
+fid&eacute;lit&eacute;
+&agrave; Napol&eacute;on, leur b&ecirc;tise et leur ennui. La princesse
+Mathilde n'en
+r&eacute;pandit pas moins le ruissellement g&eacute;n&eacute;reux et
+doux de sa gr&acirc;ce
+souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes
+se
+garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la
+princesse, et qu'elle rempla&ccedil;a, sans raisonnements <i>a priori</i>
+sur le
+bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beaut&eacute;s,
+de toutes
+les valeurs, de toutes les c&eacute;l&eacute;brit&eacute;s qu'une sorte
+de flair, de tact et
+de doigt&eacute; lui faisait sentir devoir &ecirc;tre agr&eacute;ables
+&agrave; la ni&egrave;ce de
+l'empereur, m&ecirc;me quand elles &eacute;taient de la propre famille
+du roi. Il n'y
+manqua m&ecirc;me pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la
+princesse,
+relevant M<sup>me</sup> de Guermantes qui lui faisait la
+r&eacute;v&eacute;rence et voulait lui
+baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du c&#339;ur
+qu'elle put assurer &agrave; la duchesse qu'elle n'avait jamais
+pass&eacute; une
+meilleure journ&eacute;e ni assist&eacute; &agrave; une f&ecirc;te plus
+r&eacute;ussie. La princesse de
+Parme &eacute;tait Courvoisier par l'incapacit&eacute; d'innover en
+mati&egrave;re sociale,
+mais, &agrave; la diff&eacute;rence des Courvoisier, la surprise que
+lui causait
+perp&eacute;tuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme
+chez eux
+l'antipathie, mais l'&eacute;merveillement. Cet &eacute;tonnement
+&eacute;tait encore accru
+du fait de la culture infiniment arri&eacute;r&eacute;e de la
+princesse. M<sup>me</sup> de
+Guermantes &eacute;tait elle-m&ecirc;me beaucoup moins avanc&eacute;e
+qu'elle ne le
+croyait. Mais il suffisait qu'elle le f&ucirc;t plus que M<sup>me</sup>
+de Parme pour
+stup&eacute;fier celle-ci, et comme chaque g&eacute;n&eacute;ration de
+critiques se borne &agrave;
+prendre le contrepied des v&eacute;rit&eacute;s admises par leurs
+pr&eacute;d&eacute;cesseurs, elle
+n'avait qu'&agrave; dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois,
+&eacute;tait avant
+tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans
+Wagner, pour procurer &agrave; la princesse, au prix d'un surmenage
+toujours
+nouveau, comme &agrave; quelqu'un qui nage dans la temp&ecirc;te, des
+horizons qui
+lui paraissaient inou&iuml;s et lui restaient confus.
+Stup&eacute;faction d'ailleurs
+devant les paradoxes, prof&eacute;r&eacute;s non seulement au sujet des
+&#339;uvres
+artistiques, mais m&ecirc;me des personnes de leur connaissance, et
+aussi des
+actions mondaines. Sans doute l'incapacit&eacute; o&ugrave;
+&eacute;tait M<sup>me</sup> de Parme de
+s&eacute;parer le v&eacute;ritable esprit des Guermantes des formes
+rudimentairement
+apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire &agrave; la haute
+valeur
+intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont
+ensuite elle &eacute;tait confondue d'entendre la duchesse lui dire en
+souriant
+que c'&eacute;tait de simples cruches), telle &eacute;tait une des
+causes de
+l'&eacute;tonnement que la princesse avait toujours &agrave; entendre M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que,
+moi
+qui connaissais &agrave; cette &eacute;poque plus de livres que de gens
+et mieux la
+litt&eacute;rature que le monde, je m'expliquai en pensant que la
+duchesse,
+vivant de cette vie mondaine dont le d&eacute;s&#339;uvrement et la
+st&eacute;rilit&eacute; sont &agrave;
+une activit&eacute; sociale v&eacute;ritable ce qu'est en art la
+critique &agrave; la
+cr&eacute;ation, &eacute;tendait aux personnes de son entourage
+l'instabilit&eacute; de
+points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour &eacute;tancher
+son
+esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais
+et ne se g&ecirc;nera point de soutenir l'opinion
+d&eacute;salt&eacute;rante que la plus
+belle <i>Iphig&eacute;nie</i> est celle de Piccini et non celle de
+Gluck, au besoin
+la v&eacute;ritable <i>Ph&egrave;dre</i> celle de Pradon.</p>
+<p>Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait
+&eacute;pous&eacute; un
+timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes s'inventait un beau jour une volupt&eacute; spirituelle non
+pas
+seulement en d&eacute;crivant la femme, mais en
+&laquo;d&eacute;couvrant&raquo; le mari. Dans le
+m&eacute;nage Cambremer par exemple, si elle e&ucirc;t v&eacute;cu
+alors dans ce milieu,
+elle e&ucirc;t d&eacute;cr&eacute;t&eacute; que M<sup>me</sup> de
+Cambremer &eacute;tait stupide, et en revanche, que
+la personne int&eacute;ressante, m&eacute;connue, d&eacute;licieuse,
+vou&eacute;e au silence par
+une femme jacassante, mais la valant mille fois, &eacute;tait le
+marquis, et la
+duchesse e&ucirc;t &eacute;prouv&eacute; &agrave; d&eacute;clarer cela
+le m&ecirc;me genre de rafra&icirc;chissement
+que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire <i>Hernani</i>,
+confesse lui pr&eacute;f&eacute;rer le <i>Lion amoureux.</i> A cause
+du m&ecirc;me besoin maladif
+de nouveaut&eacute;s arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait
+une femme
+mod&egrave;le, une vraie sainte, d'avoir &eacute;t&eacute;
+mari&eacute;e &agrave; un coquin, un beau jour
+M<sup>me</sup> de Guermantes affirmait que ce coquin &eacute;tait un
+homme l&eacute;ger, mais
+plein de c&#339;ur, que la duret&eacute; implacable de sa femme avait
+pouss&eacute; &agrave; de
+vraies incons&eacute;quences. Je savais que ce n'&eacute;tait pas
+seulement entre les
+&#339;uvres, dans la longue s&eacute;rie des si&egrave;cles, mais jusqu'au
+sein d'une m&ecirc;me
+&#339;uvre que la critique joue &agrave; replonger dans l'ombre ce qui
+depuis trop
+longtemps &eacute;tait radieux et &agrave; en faire sortir ce qui
+semblait vou&eacute; &agrave;
+l'obscurit&eacute; d&eacute;finitive. Je n'avais pas seulement vu
+Bellini,
+Winterhalter, les architectes j&eacute;suites, un
+&eacute;b&eacute;niste de la Restauration,
+venir prendre la place de g&eacute;nies qu'on avait dits
+fatigu&eacute;s simplement
+parce que les oisifs intellectuels s'en &eacute;taient fatigu&eacute;s,
+comme sont
+toujours fatigu&eacute;s et changeants les neurasth&eacute;niques.
+J'avais vu pr&eacute;f&eacute;rer
+en Sainte-Beuve tour &agrave; tour le critique et le po&egrave;te,
+Musset reni&eacute; quant
+&agrave; ses vers sauf pour de petites pi&egrave;ces fort
+insignifiantes. Sans doute
+certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des sc&egrave;nes les
+plus
+c&eacute;l&egrave;bres du <i>Cid</i> ou de <i>Polyeucte</i> telle
+tirade du <i>Menteur</i> qui donne,
+comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de
+l'&eacute;poque, mais
+leur pr&eacute;dilection, justifi&eacute;e sinon par des motifs de
+beaut&eacute;, du moins
+par un int&eacute;r&ecirc;t documentaire, est encore trop rationnelle
+pour la
+critique folle. Elle donne tout Moli&egrave;re pour un vers de <i>l'&Eacute;tourdi,</i>
+et,
+m&ecirc;me en trouvant le <i>Tristan</i> de Wagner assommant, en
+sauvera une &laquo;jolie
+note de cor&raquo;, au moment o&ugrave; passe la chasse. Cette
+d&eacute;pravation m'aida &agrave;
+comprendre celle dont faisait preuve M<sup>me</sup> de Guermantes quand
+elle
+d&eacute;cidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave c&#339;ur,
+mais sot,
+&eacute;tait un monstre d'&eacute;go&iuml;sme, plus fin qu'on ne
+croyait, qu'un autre connu
+pour sa g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; pouvait symboliser l'avarice,
+qu'une bonne m&egrave;re ne
+tenait pas &agrave; ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse
+avait
+les plus nobles sentiments. Comme g&acirc;t&eacute;es par la
+nullit&eacute; de la vie
+mondaine, l'intelligence et la sensibilit&eacute; de M<sup>me</sup> de
+Guermantes &eacute;taient
+trop vacillantes pour que le d&eacute;go&ucirc;t ne
+succ&eacute;d&acirc;t pas assez vite chez elle
+&agrave; l'engouement (quitte &agrave; se sentir de nouveau
+attir&eacute;e vers le genre
+d'esprit qu'elle avait tour &agrave; tour recherch&eacute; et
+d&eacute;laiss&eacute;) et pour que le
+charme qu'elle avait trouv&eacute; &agrave; un homme de c&#339;ur ne se
+change&acirc;t pas, s'il
+la fr&eacute;quentait trop, cherchait trop en elle des directions
+qu'elle &eacute;tait
+incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par
+son
+admirateur et qui ne l'&eacute;tait que par l'impuissance o&ugrave; on
+est de trouver
+du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de
+jugement de la duchesse n'&eacute;pargnaient personne, except&eacute;
+son mari. Lui
+seul ne l'avait jamais aim&eacute;e; en lui elle avait senti toujours
+un de ces
+caract&egrave;res de fer, indiff&eacute;rent aux caprices qu'elle
+avait, d&eacute;daigneux de
+sa beaut&eacute;, violent, d'une volont&eacute; &agrave; ne plier
+jamais et sous la seule loi
+desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de
+Guermantes poursuivant un m&ecirc;me type de beaut&eacute;
+f&eacute;minine, mais le
+cherchant dans des ma&icirc;tresses souvent renouvel&eacute;es,
+n'avait, une fois
+qu'ils les avait quitt&eacute;es, et pour se moquer d'elles, qu'une
+associ&eacute;e
+durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont
+il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus
+vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie,
+pour une femme que lui M. de Guermantes &eacute;tait trop heureux
+d'avoir
+trouv&eacute;e, qui couvrait tous ses d&eacute;sordres, recevait comme
+personne, et
+maintenait &agrave; leur salon son rang de premier salon du faubourg
+Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait
+lui-m&ecirc;me;
+souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il &eacute;tait fier
+d'elle. Si,
+aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus l&eacute;ger argent
+pour des
+charit&eacute;s, pour les domestiques, il tenait &agrave; ce qu'elle
+e&ucirc;t les toilettes
+les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes venait d'inventer, relativement aux m&eacute;rites et aux
+d&eacute;fauts,
+brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et
+friand paradoxe, elle br&ucirc;lait d'en faire l'essai devant des
+personnes
+capables de le go&ucirc;ter, d'en faire savourer l'originalit&eacute;
+psychologique
+et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles
+ne contenaient pas d'habitude plus de v&eacute;rit&eacute; que les
+anciennes, souvent
+moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu
+leur conf&eacute;rait quelque chose d'intellectuel qui les rendait
+&eacute;mouvantes &agrave;
+communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la
+psychologie de la duchesse &eacute;tait g&eacute;n&eacute;ralement un
+intime dont ceux &agrave; qui
+elle souhaitait de transmettre sa d&eacute;couverte ignoraient
+enti&egrave;rement
+qu'il ne f&ucirc;t plus au comble de la faveur; aussi la
+r&eacute;putation qu'avait
+M<sup>me</sup> de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et
+d&eacute;vou&eacute;e,
+rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus
+intervenir ensuite comme contrainte et forc&eacute;e, en donnant la
+r&eacute;plique
+pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un
+partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'&eacute;tait
+justement le
+r&ocirc;le o&ugrave; excellait M. de Guermantes.</p>
+<p>Quant aux actions mondaines, c'&eacute;tait encore un autre plaisir
+arbitrairement th&eacute;&acirc;tral que M<sup>me</sup> de Guermantes
+&eacute;prouvait &agrave; &eacute;mettre sur
+elles de ces jugements impr&eacute;vus qui fouettaient de surprises
+incessantes
+et d&eacute;licieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la
+duchesse, ce
+fut moins &agrave; l'aide de la critique litt&eacute;raire que
+d'apr&egrave;s la vie
+politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre
+quel il pouvait &ecirc;tre. Les &eacute;dits successifs et
+contradictoires par
+lesquels M<sup>me</sup> de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des
+valeurs
+chez les personnes de son milieu ne suffisant plus &agrave; la
+distraire, elle
+cherchait aussi, dans la mani&egrave;re dont elle dirigeait sa propre
+conduite
+sociale, dont elle rendait compte de ses moindres d&eacute;cisions
+mondaines, &agrave;
+go&ucirc;ter ces &eacute;motions artificielles, &agrave; ob&eacute;ir
+&agrave; ces devoirs factices qui
+stimulent la sensibilit&eacute; des assembl&eacute;es et s'imposent
+&agrave; l'esprit des
+politiciens. On sait que quand un ministre explique &agrave; la Chambre
+qu'il a
+cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet
+toute simple &agrave; l'homme de bon sens qui le lendemain dans son
+journal lit
+le compte rendu de la s&eacute;ance, ce lecteur de bon sens se sent
+pourtant
+remu&eacute; tout d'un coup, et commence &agrave; douter d'avoir eu
+raison d'approuver
+le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a &eacute;t&eacute;
+&eacute;cout&eacute; au
+milieu d'une vive agitation et ponctu&eacute; par des expressions de
+bl&acirc;me
+telles que: &laquo;C'est tr&egrave;s grave&raquo;, prononc&eacute;es
+par un d&eacute;put&eacute; dont le nom et
+les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentu&eacute;s
+que, dans
+l'interruption tout enti&egrave;re, les mots &laquo;c'est tr&egrave;s
+grave!&raquo; tiennent moins
+de place qu'un h&eacute;mistiche dans un alexandrin. Par exemple
+autrefois,
+quand M. de Guermantes, prince des Laumes, si&eacute;geait &agrave; la
+Chambre, on
+lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce f&ucirc;t
+surtout
+destin&eacute; &agrave; la circonscription de M&eacute;s&eacute;glise
+et afin de montrer aux
+&eacute;lecteurs qu'ils n'avaient pas port&eacute; leurs votes sur un
+mandataire
+inactif ou muet: &laquo;Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des
+Laumes:
+&laquo;Ceci est grave!&raquo; Tr&egrave;s bien! au centre et sur
+quelques bancs &agrave; droite,
+vives exclamations &agrave; l'extr&ecirc;me gauche.&raquo;</p>
+<p>Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de
+fid&eacute;lit&eacute; au sage
+ministre, mais son c&#339;ur est &eacute;branl&eacute; de nouveaux
+battements par les
+premiers mots du nouvel orateur qui r&eacute;pond au ministre:</p>
+<p>&laquo;L'&eacute;tonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive
+sensation dans
+la partie droite de l'h&eacute;micycle), que m'ont caus&eacute;s les
+paroles de celui
+qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre
+d'applaudissements)... Quelques d&eacute;put&eacute;s s'empressent vers
+le banc des
+ministres; M. le Sous-Secr&eacute;taire d'&Eacute;tat aux Postes et
+T&eacute;l&eacute;graphes fait
+de sa place avec la t&ecirc;te un signe affirmatif.&raquo; Ce
+&laquo;tonnerre
+d'applaudissements&raquo;, emporte les derni&egrave;res
+r&eacute;sistances du lecteur de bon
+sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une
+fa&ccedil;on de
+proc&eacute;der qui en soi-m&ecirc;me est insignifiante; au besoin,
+quelque fait
+normal, par exemple: vouloir faire payer les riches plus que les
+pauvres, la lumi&egrave;re sur une iniquit&eacute;,
+pr&eacute;f&eacute;rer la paix &agrave; la guerre, il
+le trouvera scandaleux et y verra une offense &agrave; certains
+principes
+auxquels il n'avait pas pens&eacute; en effet, qui ne sont pas inscrits
+dans le
+c&#339;ur de l'homme, mais qui &eacute;meuvent fortement &agrave; cause des
+acclamations
+qu'ils d&eacute;cha&icirc;nent et des compactes majorit&eacute;s qu'ils
+rassemblent.</p>
+<p>Il faut d'ailleurs reconna&icirc;tre que cette subtilit&eacute; des
+hommes
+politiques, qui me servit &agrave; m'expliquer le milieu Guermantes et
+plus
+tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse
+d'interpr&eacute;tation souvent d&eacute;sign&eacute;e par &laquo;lire
+entre les lignes&raquo;. Si dans
+les assembl&eacute;es il y a absurdit&eacute; par perversion de cette
+finesse, il y a
+stupidit&eacute; par manque de cette finesse dans le public qui prend
+tout &laquo;&agrave;
+la lettre&raquo;, qui ne soup&ccedil;onne pas une r&eacute;vocation
+quand un haut dignitaire
+est relev&eacute; de ses fonctions &laquo;sur sa demande&raquo; et qui
+se dit: &laquo;Il n'est
+pas r&eacute;voqu&eacute; puisque c'est lui qui l'a
+demand&eacute;&raquo;, une d&eacute;faite quand les
+Russes par un mouvement strat&eacute;gique se replient devant les
+Japonais sur
+des positions plus fortes et pr&eacute;par&eacute;es &agrave; l'avance,
+un refus quand une
+province ayant demand&eacute; l'ind&eacute;pendance &agrave; l'empereur
+d'Allemagne, celui-ci
+lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour
+revenir &agrave; ces s&eacute;ances de la Chambre, que, quand elles
+s'ouvrent, les
+d&eacute;put&eacute;s eux-m&ecirc;mes soient pareils &agrave; l'homme
+de bon sens qui en lira le
+compte rendu. Apprenant que des ouvriers en gr&egrave;ve ont
+envoy&eacute; leurs
+d&eacute;l&eacute;gu&eacute;s aupr&egrave;s d'un ministre,
+peut-&ecirc;tre se demandent-ils na&iuml;vement:
+&laquo;Ah! voyons, que se sont-ils dit? esp&eacute;rons que tout s'est
+arrang&eacute;&raquo;, au
+moment o&ugrave; le ministre monte &agrave; la tribune dans un profond
+silence qui
+d&eacute;j&agrave; met en go&ucirc;t d'&eacute;motions artificielles.
+Les premiers mots du
+ministre: &laquo;Je n'ai pas besoin de dire &agrave; la Chambre que
+j'ai un trop haut
+sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir re&ccedil;u cette
+d&eacute;l&eacute;gation
+dont l'autorit&eacute; de ma charge n'avait pas &agrave;
+conna&icirc;tre&raquo;, sont un coup de
+th&eacute;&acirc;tre, car c'&eacute;tait la seule hypoth&egrave;se que
+le bon sens des d&eacute;put&eacute;s
+n'e&ucirc;t pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de
+th&eacute;&acirc;tre, il
+est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de
+quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre
+qui
+recevra, en retournant &agrave; son banc, les f&eacute;licitations de
+ses coll&egrave;gues.
+On est aussi &eacute;mu que le jour o&ugrave; il a
+n&eacute;glig&eacute; d'inviter &agrave; une grande f&ecirc;te
+officielle le pr&eacute;sident du Conseil municipal qui lui faisait
+opposition,
+et on d&eacute;clare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il
+a agi en
+v&eacute;ritable homme d'&Eacute;tat.</p>
+<p>M. de Guermantes, &agrave; cette &eacute;poque de sa vie, avait, au
+grand scandale des
+Courvoisier, fait souvent partie des coll&egrave;gues qui venaient
+f&eacute;liciter le
+ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, m&ecirc;me &agrave; un
+moment o&ugrave; il
+joua un assez grand r&ocirc;le &agrave; la Chambre et o&ugrave; on
+songeait &agrave; lui pour un
+minist&egrave;re ou une ambassade, il &eacute;tait, quand un ami venait
+lui demander
+un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins
+au grand personnage politique que tout autre qui n'e&ucirc;t pas
+&eacute;t&eacute; le duc de
+Guermantes. Car s'il disait que la noblesse &eacute;tait peu de chose,
+qu'il
+consid&eacute;rait ses coll&egrave;gues comme des &eacute;gaux, il n'en
+pensait pas un mot.
+Il recherchait, feignait d'estimer, mais m&eacute;prisait les
+situations
+politiques, et comme il restait pour lui-m&ecirc;me M. de Guermantes,
+elles ne
+mettaient pas autour de sa personne cet empes&eacute; des grands
+emplois qui
+rend d'autres inabordables. Et par l&agrave;, son orgueil
+prot&eacute;geait contre
+toute atteinte non pas seulement ses fa&ccedil;ons d'une
+familiarit&eacute; affich&eacute;e,
+mais ce qu'il pouvait avoir de simplicit&eacute; v&eacute;ritable.</p>
+<p>Pour en revenir &agrave; ces d&eacute;cisions artificielles et
+&eacute;mouvantes comme celles
+des politiciens, M<sup>me</sup> de Guermantes ne d&eacute;concertait
+pas moins les
+Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la
+princesse de Parme, par des d&eacute;crets inattendus sous lesquels on
+sentait
+des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en &eacute;tait
+moins avis&eacute;.
+Si le nouveau ministre de Gr&egrave;ce donnait un bal travesti, chacun
+choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la
+duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait &ecirc;tre en Duchesse de
+Bourgogne,
+une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de
+Dujabar, une troisi&egrave;me en Psych&eacute;. Enfin une Courvoisier
+ayant demand&eacute;:
+&laquo;En quoi te mettras-tu, Oriane?&raquo; provoquait la seule
+r&eacute;ponse &agrave; quoi l'on
+n'e&ucirc;t pas pens&eacute;: &laquo;Mais en rien du tout!&raquo; et
+qui faisait beaucoup marcher
+les langues comme d&eacute;voilant l'opinion d'Oriane sur la
+v&eacute;ritable position
+mondaine du nouveau ministre de Gr&egrave;ce et sur la conduite
+&agrave; tenir &agrave; son
+&eacute;gard, c'est-&agrave;-dire l'opinion qu'on aurait d&ucirc;
+pr&eacute;voir, &agrave; savoir qu'une
+duchesse &laquo;n'avait pas &agrave; se rendre&raquo; au bal travesti
+de ce nouveau
+ministre. &laquo;Je ne vois pas qu'il y ait n&eacute;cessit&eacute;
+&agrave; aller chez le ministre
+de Gr&egrave;ce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque,
+pourquoi
+irais-je l&agrave;-bas, je n'ai rien &agrave; y faire&raquo;, disait la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Mais tout le monde y va, il para&icirc;t que ce sera charmant,
+s'&eacute;criait M<sup>me</sup>
+de Gallardon.</p>
+<p>&#8212;Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu,
+r&eacute;pondait M<sup>me</sup>
+de Guermantes. Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les
+Guermantes,
+sans imiter, approuvaient. &laquo;Naturellement tout le monde n'est pas
+en
+position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un
+c&ocirc;t&eacute; on
+ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous
+exag&eacute;rons
+en nous mettant &agrave; plat ventre devant ces &eacute;trangers dont
+on ne sait pas
+toujours d'o&ugrave; ils viennent.&raquo; Naturellement, sachant les
+commentaires que
+ne manqueraient pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes avait autant de plaisir &agrave; entrer dans une f&ecirc;te
+o&ugrave; on n'osait
+pas compter sur elle, qu'&agrave; rester chez soi ou &agrave; passer la
+soir&eacute;e avec
+son mari au th&eacute;&acirc;tre, le soir d'une f&ecirc;te o&ugrave;
+&laquo;tout le monde allait&raquo;, ou
+bien, quand on pensait qu'elle &eacute;clipserait les plus beaux
+diamants par
+un diad&egrave;me historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une
+autre
+tenue que celle qu'on croyait &agrave; tort de rigueur. Bien qu'elle
+f&ucirc;t
+antidreyfusarde (tout en croyant &agrave; l'innocence de Dreyfus, de
+m&ecirc;me
+qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux
+id&eacute;es),
+elle avait produit une &eacute;norme sensation &agrave; une
+soir&eacute;e chez la princesse
+de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames
+s'&eacute;taient
+lev&eacute;es &agrave; l'entr&eacute;e du g&eacute;n&eacute;ral
+Mercier, et ensuite en se levant et en
+demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait
+commenc&eacute; une conf&eacute;rence, montrant par l&agrave; qu'elle
+ne trouvait pas que le
+monde f&ucirc;t fait pour parler politique; toutes les t&ecirc;tes
+s'&eacute;taient
+tourn&eacute;es vers elle &agrave; un concert du Vendredi Saint
+o&ugrave;, quoique
+voltairienne, elle n'&eacute;tait pas rest&eacute;e parce qu'elle avait
+trouv&eacute;
+ind&eacute;cent qu'on m&icirc;t en sc&egrave;ne le Christ. On sait ce
+qu'est, m&ecirc;me pour les
+plus grandes mondaines, le moment de l'ann&eacute;e o&ugrave; les
+f&ecirc;tes commencent: au
+point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler,
+manie
+psychologique, et aussi manque de sensibilit&eacute;, finissait souvent
+par
+dire des sottises, avait pu r&eacute;pondre &agrave; quelqu'un qui
+&eacute;tait venu la
+condol&eacute;ancer sur la mort de son p&egrave;re, M. de Montmorency:
+&laquo;C'est
+peut-&ecirc;tre encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil
+au
+moment o&ugrave; on a &agrave; sa glace des centaines de cartes
+d'invitations.&raquo; Eh
+bien, &agrave; ce moment de l'ann&eacute;e, quand on invitait &agrave;
+d&icirc;ner la duchesse de
+Guermantes en se pressant pour qu'elle ne f&ucirc;t pas
+d&eacute;j&agrave; retenue, elle
+refusait pour la seule raison &agrave; laquelle un mondain n'e&ucirc;t
+jamais pens&eacute;:
+elle allait partir en croisi&egrave;re pour visiter les fjords de la
+Norv&egrave;ge,
+qui l'int&eacute;ressaient. Les gens du monde en furent
+stup&eacute;faits, et sans se
+soucier d'imiter la duchesse &eacute;prouv&egrave;rent pourtant de son
+action l'esp&egrave;ce
+de soulagement qu'on a dans Kant quand, apr&egrave;s la
+d&eacute;monstration la plus
+rigoureuse du d&eacute;terminisme, on d&eacute;couvre qu'au-dessus du
+monde de la
+n&eacute;cessit&eacute; il y a celui de la libert&eacute;. Toute
+invention dont on ne s'&eacute;tait
+jamais avis&eacute; excite l'esprit, m&ecirc;me des gens qui ne savent
+pas en
+profiter. Celle de la navigation &agrave; vapeur &eacute;tait peu de
+chose aupr&egrave;s
+d'user de la navigation &agrave; vapeur &agrave; l'&eacute;poque
+s&eacute;dentaire de la <i>season</i>.
+L'id&eacute;e qu'on pouvait volontairement renoncer &agrave; cent
+d&icirc;ners ou d&eacute;jeuners
+en ville, au double de &laquo;th&eacute;s&raquo;, au triple de
+soir&eacute;es, aux plus brillants
+lundis de l'Op&eacute;ra et mardis des Fran&ccedil;ais pour aller
+visiter les fjords
+de la Norv&egrave;ge ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que <i>Vingt
+mille lieues sous les Mers</i>, mais leur communiqua la m&ecirc;me
+sensation
+d'ind&eacute;pendance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour
+o&ugrave; l'on
+n'entend&icirc;t dire, non seulement &laquo;vous connaissez le dernier
+mot
+d'Oriane?&raquo;, mais &laquo;vous savez la derni&egrave;re
+d'Oriane?&raquo; Et de la &laquo;derni&egrave;re
+d'Oriane&raquo;, comme du dernier &laquo;mot&raquo; d'Oriane, on
+r&eacute;p&eacute;tait: &laquo;C'est bien
+d'Oriane&raquo;; &laquo;c'est de l'Oriane tout pur.&raquo; La
+derni&egrave;re d'Oriane, c'&eacute;tait,
+par exemple, qu'ayant &agrave; r&eacute;pondre au nom d'une
+soci&eacute;t&eacute; patriotique au
+cardinal X..., &eacute;v&ecirc;que de Ma&ccedil;on (que d'habitude M.
+de Guermantes, quand
+il parlait de lui, appelait &laquo;Monsieur de Mascon&raquo;, parce que
+le duc
+trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait &agrave; imaginer
+comment la lettre serait tourn&eacute;e, et trouvait bien les premiers
+mots:
+&laquo;&Eacute;minence&raquo; ou &laquo;Monseigneur&raquo;, mais
+&eacute;tait embarrass&eacute; devant le reste, la
+lettre d'Oriane, &agrave; l'&eacute;tonnement de tous, d&eacute;butait
+par &laquo;Monsieur le
+cardinal&raquo; &agrave; cause d'un vieil usage acad&eacute;mique, ou
+par &laquo;Mon cousin&raquo;, ce
+terme &eacute;tant usit&eacute; entre les princes de l'&Eacute;glise,
+les Guermantes et les
+souverains qui demandaient &agrave; Dieu d'avoir les uns et les autres
+&laquo;dans sa
+sainte et digne garde&raquo;. Pour qu'on parl&acirc;t d'une
+&laquo;derni&egrave;re d'Oriane&raquo;, il
+suffisait qu'&agrave; une repr&eacute;sentation o&ugrave; il y avait
+tout Paris et o&ugrave; on
+jouait une fort jolie pi&egrave;ce, comme on cherchait M<sup>me</sup>
+de Guermantes dans
+la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de
+tant
+d'autres qui l'avaient invit&eacute;e, on la trouv&acirc;t seule, en
+noir, avec un
+tout petit chapeau, &agrave; un fauteuil o&ugrave; elle &eacute;tait
+arriv&eacute;e pour le lever du
+rideau. &laquo;On entend mieux pour une pi&egrave;ce qui en vaut la
+peine&raquo;,
+expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et &agrave;
+l'&eacute;merveillement des
+Guermantes et de la princesse de Parme, qui d&eacute;couvraient
+subitement que
+le &laquo;genre&raquo; d'entendre le commencement d'une pi&egrave;ce
+&eacute;tait plus nouveau,
+marquait plus d'originalit&eacute; et d'intelligence (ce qui
+n'&eacute;tait pas pour
+&eacute;tonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte
+apr&egrave;s un
+grand d&icirc;ner et une apparition dans une soir&eacute;e. Tels
+&eacute;taient les
+diff&eacute;rents genres d'&eacute;tonnement auxquels la princesse de
+Parme savait
+qu'elle pouvait se pr&eacute;parer si elle posait une question
+litt&eacute;raire ou
+mondaine &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes, et qui faisaient que,
+pendant ces d&icirc;ners
+chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet
+qu'avec
+la prudence inqui&egrave;te et ravie de la baigneuse &eacute;mergeant
+entre deux
+&laquo;lames&raquo;.</p>
+<p>Parmi les &eacute;l&eacute;ments qui, absents des deux ou trois
+autres salons &agrave; peu
+pr&egrave;s &eacute;quivalents qui &eacute;taient &agrave; la
+t&ecirc;te du faubourg Saint-Germain,
+diff&eacute;renciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes,
+comme
+Leibniz admet que chaque monade en refl&eacute;tant tout l'univers y
+ajoute
+quelque chose de particulier, un des moins sympathiques &eacute;tait
+habituellement fourni par une ou deux tr&egrave;s belles femmes qui
+n'avaient
+de titre &agrave; &ecirc;tre l&agrave; que leur beaut&eacute;, l'usage
+qu'avait fait d'elles M. de
+Guermantes, et desquelles la pr&eacute;sence r&eacute;v&eacute;lait
+aussit&ocirc;t, comme dans
+d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
+&eacute;tait un ardent appr&eacute;ciateur des gr&acirc;ces
+f&eacute;minines. Elles se
+ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le go&ucirc;t des femmes
+grandes, &agrave; la fois majestueuses et d&eacute;sinvoltes, d'un
+genre interm&eacute;diaire
+entre la <i>V&eacute;nus de Milo</i> et la <i>Victoire de Samothrace;</i>
+souvent
+blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus
+r&eacute;cente,
+laquelle &eacute;tait &agrave; ce d&icirc;ner, cette vicomtesse
+d'Arpajon qu'il avait tant
+aim&eacute;e qu'il la for&ccedil;a longtemps &agrave; lui envoyer
+jusqu'&agrave; dix t&eacute;l&eacute;grammes par
+jour (ce qui aga&ccedil;ait un peu la duchesse), correspondait avec
+elle par
+pigeons voyageurs quand il &eacute;tait &agrave; Guermantes, et de
+laquelle enfin il
+avait &eacute;t&eacute; pendant longtemps si incapable de se passer,
+qu'un hiver qu'il
+avait d&ucirc; passer &agrave; Parme, il revenait chaque semaine
+&agrave; Paris, faisant
+deux jours de voyage pour la voir.</p>
+<p>D'ordinaire, ces belles figurantes avaient &eacute;t&eacute; ses
+ma&icirc;tresses mais ne
+l'&eacute;taient plus (c'&eacute;tait le cas pour M<sup>me</sup>
+d'Arpajon) ou &eacute;taient sur le
+point de cesser de l'&ecirc;tre. Peut-&ecirc;tre cependant le prestige
+qu'exer&ccedil;aient
+sur elle la duchesse et l'espoir d'&ecirc;tre re&ccedil;ues dans son
+salon,
+quoiqu'elles appartinssent elles-m&ecirc;mes &agrave; des milieux fort
+aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles
+d&eacute;cid&eacute;es, plus
+encore que la beaut&eacute; et la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; de
+celui-ci, &agrave; c&eacute;der aux d&eacute;sirs du
+duc. D'ailleurs la duchesse n'e&ucirc;t pas oppos&eacute; &agrave; ce
+qu'elles p&eacute;n&eacute;trassent
+chez elle une r&eacute;sistance absolue; elle savait qu'en plus d'une,
+elle
+avait trouv&eacute; une alli&eacute;e, gr&acirc;ce &agrave; laquelle,
+elle avait obtenu mille
+choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
+impitoyablement &agrave; sa femme tant qu'il n'&eacute;tait pas
+amoureux d'une autre.
+Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent re&ccedil;ues chez la
+duchesse que
+quand leur liaison &eacute;tait d&eacute;j&agrave; fort avanc&eacute;e
+tenait plut&ocirc;t d'abord &agrave; ce
+que le duc, chaque fois qu'il s'&eacute;tait embarqu&eacute; dans un
+grand amour,
+avait cru seulement &agrave; une simple passade en &eacute;change de
+laquelle il
+estimait que c'&eacute;tait beaucoup que d'&ecirc;tre invit&eacute;
+chez sa femme. Or, il se
+trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce
+que
+des r&eacute;sistances, sur lesquelles il n'avait pas compt&eacute;, se
+produisaient,
+ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de r&eacute;sistance. En amour,
+souvent,
+la gratitude, le d&eacute;sir de faire plaisir, font donner au
+del&agrave; de ce que
+l'esp&eacute;rance et l'int&eacute;r&ecirc;t avaient promis. Mais alors
+la r&eacute;alisation de
+cette offre &eacute;tait entrav&eacute;e par d'autres circonstances.
+D'abord toutes
+les femmes qui avaient r&eacute;pondu &agrave; l'amour de M. de
+Guermantes, et
+quelquefois m&ecirc;me quand elles ne lui avaient pas encore
+c&eacute;d&eacute;, avaient &eacute;t&eacute;
+tour &agrave; tour s&eacute;questr&eacute;es par lui. Il ne leur
+permettait plus de voir
+personne, il passait aupr&egrave;s d'elles presque toutes ses heures,
+il
+s'occupait de l'&eacute;ducation de leurs enfants, auxquels
+quelquefois, si
+l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
+arriva de donner un fr&egrave;re ou une s&#339;ur. Puis si, au d&eacute;but
+de la liaison,
+la pr&eacute;sentation &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes, nullement
+envisag&eacute;e par le duc,
+avait jou&eacute; un r&ocirc;le dans l'esprit de la ma&icirc;tresse, la
+liaison elle-m&ecirc;me
+avait transform&eacute; les points de vue de cette femme; le duc
+n'&eacute;tait plus
+seulement pour elle le mari de la plus &eacute;l&eacute;gante femme de
+Paris, mais un
+homme que sa nouvelle ma&icirc;tresse aimait, un homme aussi qui
+souvent lui
+avait donn&eacute; les moyens et le go&ucirc;t de plus de luxe et qui
+avait
+interverti l'ordre ant&eacute;rieur d'importance des questions de
+snobisme et
+des questions d'int&eacute;r&ecirc;t; enfin quelquefois, une jalousie
+de tous genres
+contre M<sup>me</sup> de Guermantes animait les ma&icirc;tresses du
+duc. Mais ce cas
+&eacute;tait le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la
+pr&eacute;sentation
+arrivait enfin (&agrave; un moment o&ugrave; elle &eacute;tait
+d'ordinaire d&eacute;j&agrave; assez
+indiff&eacute;rente au duc, dont les actions, comme celles de tout le
+monde,
+&eacute;taient plus souvent command&eacute;es par les actions
+ant&eacute;rieures, dont le
+mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que
+&ccedil;'avait &eacute;t&eacute;
+M<sup>me</sup> de Guermantes qui avait cherch&eacute; &agrave; recevoir
+la ma&icirc;tresse en qui elle
+esp&eacute;rait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son
+terrible
+&eacute;poux, une pr&eacute;cieuse alli&eacute;e. Ce n'est pas que,
+sauf &agrave; de rares moments,
+chez lui, o&ugrave;, quand la duchesse parlait trop, il laissait
+&eacute;chapper des
+paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
+manqu&acirc;t vis-&agrave;-vis de sa femme de ce qu'on appelle les
+formes. Les gens
+qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois,
+&agrave;
+l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le d&eacute;part
+pour
+Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe
+&agrave;
+Paris, comme la duchesse aimait le caf&eacute;-concert, le duc allait
+avec elle
+y passer une soir&eacute;e. Le public remarquait tout de suite, dans
+une de ces
+petites baignoires d&eacute;couvertes o&ugrave; l'on ne tient que deux,
+cet Hercule
+en &laquo;smoking&raquo; (puisqu'en France on donne &agrave; toute
+chose plus ou moins
+britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle
+&agrave;
+l'&#339;il, dans sa grosse mais belle main, &agrave; l'annulaire de laquelle
+brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps &agrave;
+autre une
+bouff&eacute;e, les regards habituellement tourn&eacute;s vers la
+sc&egrave;ne, mais, quand
+il les laissait tomber sur le parterre o&ugrave; il ne connaissait
+d'ailleurs
+absolument personne, les &eacute;moussant d'un air de douceur, de
+r&eacute;serve, de
+politesse, de consid&eacute;ration. Quand un couplet lui semblait
+dr&ocirc;le et pas
+trop ind&eacute;cent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
+partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bont&eacute;,
+l'innocente
+ga&icirc;t&eacute; que lui procurait la chanson nouvelle. Et les
+spectateurs
+pouvaient croire qu'il n'&eacute;tait pas de meilleur mari que lui ni
+de
+personne plus enviable que la duchesse&#8212;cette femme en dehors de
+laquelle &eacute;taient pour le duc tous les int&eacute;r&ecirc;ts de
+la vie, cette femme
+qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cess&eacute; de tromper;&#8212;quand
+la
+duchesse se sentait fatigu&eacute;e, ils voyaient M. de Guermantes se
+lever,
+lui passer lui-m&ecirc;me son manteau en arrangeant ses colliers pour
+qu'ils
+ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin
+jusqu'&agrave; la
+sortie avec des soins empress&eacute;s et respectueux qu'elle recevait
+avec la
+froideur de la mondaine qui ne voit l&agrave; que du simple
+savoir-vivre, et
+parfois m&ecirc;me avec l'amertume un peu ironique de l'&eacute;pouse
+d&eacute;sabus&eacute;e qui
+n'a plus aucune illusion &agrave; perdre. Mais malgr&eacute; ces
+dehors, autre partie
+de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs
+&agrave; la
+superficie, &agrave; une certaine &eacute;poque d&eacute;j&agrave;
+ancienne, mais qui dure encore
+pour ses survivants, la vie de la duchesse &eacute;tait difficile. M.
+de
+Guermantes ne redevenait g&eacute;n&eacute;reux, humain que pour une
+nouvelle
+ma&icirc;tresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le
+parti de
+la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;s envers des inf&eacute;rieurs, des
+charit&eacute;s pour les pauvres, m&ecirc;me
+pour elle-m&ecirc;me, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile.
+Mais
+de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, des personnes qui lui &eacute;taient trop soumises, les
+ma&icirc;tresses
+du duc n'&eacute;taient pas except&eacute;es. Bient&ocirc;t la duchesse
+se d&eacute;go&ucirc;tait
+d'elles. Or, &agrave; ce moment aussi, la liaison du duc avec M<sup>me</sup>
+d'Arpajon
+touchait &agrave; sa fin. Une autre ma&icirc;tresse pointait.</p>
+<p>Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
+toutes recommen&ccedil;ait un jour &agrave; se faire sentir: d'abord
+cet amour en
+mourant les l&eacute;guait, comme de beaux marbres&#8212;des marbres beaux
+pour le
+duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait
+aim&eacute;es,
+et &eacute;tait sensible maintenant &agrave; des lignes qu'il
+n'e&ucirc;t pas appr&eacute;ci&eacute;es
+sans l'amour&#8212;qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
+formes longtemps ennemies, d&eacute;vor&eacute;es par les jalousies et
+les querelles,
+et enfin r&eacute;concili&eacute;es dans la paix de l'amiti&eacute;;
+puis cette amiti&eacute; m&ecirc;me
+&eacute;tait un effet de l'amour qui avait fait remarquer &agrave; M.
+de Guermantes,
+chez celles qui &eacute;taient ses ma&icirc;tresses, des vertus qui
+existent chez
+tout &ecirc;tre humain mais sont perceptibles &agrave; la seule
+volupt&eacute;, si bien que
+l'ex-ma&icirc;tresse, devenue &laquo;un excellent camarade&raquo; qui
+ferait n'importe
+quoi pour nous, est un clich&eacute; comme le m&eacute;decin ou comme
+le p&egrave;re qui ne
+sont pas un m&eacute;decin ou un p&egrave;re, mais un ami. Mais pendant
+une premi&egrave;re
+p&eacute;riode, la femme que M. de Guermantes commen&ccedil;ait
+&agrave; d&eacute;laisser se
+plaignait, faisait des sc&egrave;nes, se montrait exigeante, paraissait
+indiscr&egrave;te, tracassi&egrave;re. Le duc commen&ccedil;ait
+&agrave; la prendre en grippe. Alors
+M<sup>me</sup> de Guermantes avait lieu de mettre en lumi&egrave;re les
+d&eacute;fauts vrais ou
+suppos&eacute;s d'une personne qui l'aga&ccedil;ait. Connue pour bonne,
+M<sup>me</sup> de
+Guermantes recevait les t&eacute;l&eacute;phonages, les confidences,
+les larmes de la
+d&eacute;laiss&eacute;e, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec
+son mari, puis
+avec quelques intimes. Et croyant, par cette piti&eacute; qu'elle
+montrait &agrave;
+l'infortun&eacute;e, avoir le droit d'&ecirc;tre taquine avec elle, en
+sa pr&eacute;sence
+m&ecirc;me, quoique celle-ci d&icirc;t, pourvu que cela p&ucirc;t
+rentrer dans le cadre du
+caract&egrave;re ridicule que le duc et la duchesse lui avaient
+r&eacute;cemment
+fabriqu&eacute;, M<sup>me</sup> de Guermantes ne se g&ecirc;nait pas
+d'&eacute;changer avec son mari
+des regards d'ironique intelligence.</p>
+<p>Cependant, en se mettant &agrave; table, la princesse de Parme se
+rappela
+qu'elle voulait inviter &agrave; l'Op&eacute;ra la princesse de ..., et
+d&eacute;sirant
+savoir si cela ne serait pas d&eacute;sagr&eacute;able &agrave; M<sup>me</sup>
+de Guermantes, elle
+chercha &agrave; la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le
+train, &agrave;
+cause d'un d&eacute;raillement, avait eu une panne d'une heure. Il
+s'excusa
+comme il put. Sa femme, si elle avait &eacute;t&eacute; Courvoisier,
+f&ucirc;t morte de
+honte. Mais M<sup>me</sup> de Grouchy n'&eacute;tait pas Guermantes
+&laquo;pour des prunes&raquo;.
+Comme son mari s'excusait du retard:</p>
+<p>&#8212;Je vois, dit-elle en prenant la parole, que m&ecirc;me pour les
+petites
+choses, &ecirc;tre en retard c'est une tradition dans votre famille.</p>
+<p>&#8212;Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas d&eacute;monter, dit
+le duc.</p>
+<p>&#8212;Tout en marchant avec mon temps, je suis forc&eacute;e
+de
+reconna&icirc;tre que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a
+permis
+la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une fa&ccedil;on qui
+les a
+rendus impopulaires. Mais je vois que vous &ecirc;tes un
+v&eacute;ritable Nemrod!</p>
+<p>&#8212;J'ai en effet rapport&eacute; quelques belles pi&egrave;ces. Je me
+permettrai
+d'envoyer demain &agrave; la duchesse une douzaine de faisans.</p>
+<p>Une id&eacute;e sembla passer dans les yeux de M<sup>me</sup> de
+Guermantes. Elle insista
+pour que M. de Grouchy ne pr&icirc;t pas la peine d'envoyer les
+faisans. Et
+faisant signe au valet de pied fianc&eacute;, avec qui j'avais
+caus&eacute; en
+quittant la salle des Elstir:</p>
+<p>&#8212;Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte
+et
+vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
+permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
+faisans &agrave; nous deux, Basin et moi.</p>
+<p>&#8212;Mais apr&egrave;s-demain serait assez t&ocirc;t, dit M. de Grouchy.</p>
+<p>&#8212;Non, je pr&eacute;f&egrave;re demain, insista la duchesse.</p>
+<p>Poullein &eacute;tait devenu blanc; son rendez-vous avec sa
+fianc&eacute;e &eacute;tait
+manqu&eacute;. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui
+tenait &agrave;
+ce que tout gard&acirc;t un air humain.</p>
+<p>&#8212;Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle &agrave; Poullein,
+vous
+n'aurez qu'&agrave; changer avec Georges qui sortira demain et restera
+apr&egrave;s-demain.</p>
+<p>Mais le lendemain la fianc&eacute;e de Poullein ne serait pas libre.
+Il lui
+&eacute;tait bien &eacute;gal de sortir. D&egrave;s que Poullein eut
+quitt&eacute; la pi&egrave;ce, chacun
+complimenta la duchesse de sa bont&eacute; avec ses gens.</p>
+<p>&#8212;Mais je ne fais qu'&ecirc;tre avec eux comme je voudrais qu'on
+f&ucirc;t avec moi.</p>
+<p>&#8212;Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.</p>
+<p>&#8212;Pas si extraordinaire que &ccedil;a. Mais je crois qu'ils m'aiment
+bien.
+Celui-l&agrave; est un peu aga&ccedil;ant parce qu'il est amoureux, il
+croit devoir
+prendre des airs m&eacute;lancoliques.</p>
+<p>A ce moment Poullein rentra.</p>
+<p>&#8212;En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire.
+Avec
+eux il faut &ecirc;tre bon, mais pas trop bon.</p>
+<p>&#8212;Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa
+journ&eacute;e il
+n'aura qu'&agrave; aller chercher vos faisans, &agrave; rester ici
+&agrave; ne rien faire et
+&agrave; en manger sa part.</p>
+<p>&#8212;Beaucoup de gens voudraient &ecirc;tre &agrave; sa place, dit M. de
+Grouchy, car
+l'envie est aveugle.</p>
+<p>&#8212;Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite
+de
+votre cousine d'Heudicourt; &eacute;videmment c'est une femme d'une
+intelligence sup&eacute;rieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire,
+mais on
+dit qu'elle est m&eacute;disante...</p>
+<p>Le duc attacha sur sa femme un long regard de stup&eacute;faction
+voulue. M<sup>me</sup>
+de Guermantes se mit &agrave; rire. La princesse finit par s'en
+apercevoir.</p>
+<p>&#8212;Mais... est-ce que vous n'&ecirc;tes pas... de mon avis?...
+demanda-t-elle
+avec inqui&eacute;tude.</p>
+<p>&#8212;Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
+Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.</p>
+<p>&#8212;Il la trouve trop m&eacute;chante? demanda vivement la princesse.</p>
+<p>&#8212;Oh! pas du tout, r&eacute;pliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a
+dit &agrave;
+Votre Altesse qu'elle &eacute;tait m&eacute;disante. C'est au contraire
+une excellente
+cr&eacute;ature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal
+&agrave;
+personne.</p>
+<p>&#8212;Ah! dit M<sup>me</sup> de Parme soulag&eacute;e, je ne m'en
+&eacute;tais pas aper&ccedil;ue non plus.
+Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu
+de
+malice quand on a beaucoup d'esprit...</p>
+<p>&#8212;Ah! cela par exemple elle en a encore moins.</p>
+<p>&#8212;Moins d'esprit?... demanda la princesse stup&eacute;faite.</p>
+<p>&#8212;Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en
+lan&ccedil;ant autour
+de lui &agrave; droite et &agrave; gauche des regards amus&eacute;s,
+vous entendez que la
+princesse vous dit que c'est une femme sup&eacute;rieure.</p>
+<p>&#8212;Elle ne l'est pas?</p>
+<p>&#8212;Elle est au moins sup&eacute;rieurement grosse.</p>
+<p>&#8212;Ne l'&eacute;coutez pas, Madame, il n'est pas sinc&egrave;re; elle
+est b&ecirc;te comme un
+(heun) oie, dit d'une voix forte et enrou&eacute;e M<sup>me</sup> de
+Guermantes, qui, bien
+plus vieille France encore que le duc quand il n'y t&acirc;chait pas,
+cherchait souvent &agrave; l'&ecirc;tre, mais d'une mani&egrave;re
+oppos&eacute;e au genre jabot de
+dentelles et d&eacute;liquescent de son mari et en
+r&eacute;alit&eacute; bien plus fine, par
+une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une &acirc;pre et
+d&eacute;licieuse saveur terrienne. &laquo;Mais c'est la meilleure
+femme du monde. Et
+puis je ne sais m&ecirc;me pas si &agrave; ce degr&eacute;-l&agrave;
+cela peut s'appeler de la
+b&ecirc;tise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une
+cr&eacute;ature pareille;
+c'est un cas pour un m&eacute;decin, cela a quelque chose de
+pathologique,
+c'est une esp&egrave;ce d'&laquo;innocente&raquo;, de cr&eacute;tine,
+de &laquo;demeur&eacute;e&raquo; comme dans les
+m&eacute;lodrames ou comme dans <i>l'Arl&eacute;sienne</i>. Je me
+demande toujours, quand
+elle est ici, si le moment n'est pas venu o&ugrave; son intelligence va
+s'&eacute;veiller, ce qui fait toujours un peu peur.&raquo; La
+princesse
+s'&eacute;merveillait de ces expressions tout en restant
+stup&eacute;faite du verdict.
+&laquo;Elle m'a cit&eacute;, ainsi que M<sup>me</sup> d'&Eacute;pinay,
+votre mot sur Taquin le
+Superbe. C'est d&eacute;licieux&raquo;, r&eacute;pondit-elle.</p>
+<p>M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que
+son
+fr&egrave;re, qui pr&eacute;tendait ne pas me conna&icirc;tre,
+m'attendait le soir m&ecirc;me &agrave;
+onze heures. Mais je n'avais pas demand&eacute; &agrave; Robert si je
+pouvais parler
+de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'e&ucirc;t
+presque
+fix&eacute; &eacute;tait en contradiction avec ce qu'il avait dit
+&agrave; la duchesse, je
+jugeai plus d&eacute;licat de me taire. &laquo;Taquin le Superbe n'est
+pas mal, dit
+M. de Guermantes, mais M<sup>me</sup> d'Heudicourt ne vous a
+probablement pas
+racont&eacute; un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour,
+en
+r&eacute;ponse &agrave; une invitation &agrave; d&eacute;jeuner?&raquo;</p>
+<p>&#8212;Oh! non! dites-le!</p>
+<p>&#8212;Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me
+faire
+juger par la princesse comme encore inf&eacute;rieure &agrave; ma
+cruche de cousine.
+Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine
+&agrave;
+Basin. Elle est tout de m&ecirc;me un peu parente avec moi.</p>
+<p>&#8212;Oh! s'&eacute;cria la princesse de Parme &agrave; la pens&eacute;e
+qu'elle pourrait trouver
+M<sup>me</sup> de Guermantes b&ecirc;te, et protestant
+&eacute;perdument que rien ne pouvait
+faire d&eacute;choir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son
+admiration.</p>
+<p>&#8212;Et puis nous lui avons d&eacute;j&agrave; retir&eacute; les
+qualit&eacute;s de l'esprit; comme ce
+mot tend &agrave; lui en d&eacute;nier certaines du c&#339;ur, il me semble
+inopportun.</p>
+<p>&#8212;D&eacute;nier! inopportun! comme elle s'exprime bien! dit le duc
+avec une
+ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.</p>
+<p>&#8212;Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.</p>
+<p>&#8212;Il faut dire &agrave; Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la
+cousine
+d'Oriane est sup&eacute;rieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra,
+mais n'est
+pas pr&eacute;cis&eacute;ment, comment dirai-je... prodigue.</p>
+<p>&#8212;Oui, je sais, elle est tr&egrave;s rapiate, interrompit la
+princesse.</p>
+<p>&#8212;Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez
+trouv&eacute; le mot
+juste. Cela se traduit dans son train de maison et
+particuli&egrave;rement dans
+la cuisine, qui est excellente mais mesur&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Cela donne m&ecirc;me lieu &agrave; des sc&egrave;nes assez
+comiques, interrompit M. de
+Br&eacute;aut&eacute;. Ainsi, mon cher Basin, j'ai &eacute;t&eacute;
+passer &agrave; Heudicourt un jour o&ugrave;
+vous &eacute;tiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux
+pr&eacute;paratifs, quand, dans l'apr&egrave;s-midi, un valet de pied
+apporta une
+d&eacute;p&ecirc;che que vous ne viendriez pas.</p>
+<p>&#8212;Cela ne m'&eacute;tonne pas! dit la duchesse qui non seulement
+&eacute;tait
+difficile &agrave; avoir, mais aimait qu'on le s&ucirc;t.</p>
+<p>&#8212;Votre cousine lit le t&eacute;l&eacute;gramme, se d&eacute;sole,
+puis aussit&ocirc;t, sans perdre
+la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de d&eacute;penses inutiles
+envers
+un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied:
+&laquo;Dites au chef de retirer le poulet&raquo;, lui crie-t-elle. Et
+le soir je
+l'ai entendue qui demandait au ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel: &laquo;Eh
+bien? et les restes
+du b&#339;uf d'hier? Vous ne les servez pas?&raquo;</p>
+<p>&#8212;Du reste, il faut reconna&icirc;tre que la ch&egrave;re y est
+parfaite, dit le duc,
+qui croyait en employant cette expression se montrer ancien
+r&eacute;gime. Je
+ne connais pas de maison o&ugrave; l'on mange mieux.</p>
+<p>&#8212;Et moins, interrompit la duchesse.</p>
+<p>&#8212;C'est tr&egrave;s sain et tr&egrave;s suffisant pour ce qu'on
+appelle un vulgaire
+pedzouille comme moi, reprit le duc; on reste sur sa faim.</p>
+<p>&#8212;Ah! si c'est comme cure, c'est &eacute;videmment plus
+hygi&eacute;nique que
+fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela, ajouta M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on d&eacute;cern&acirc;t le
+titre de
+meilleure table de Paris &agrave; une autre qu'&agrave; la sienne. Avec
+ma cousine, il
+arrive la m&ecirc;me chose qu'avec les auteurs constip&eacute;s qui
+pondent tous les
+quinze ans une pi&egrave;ce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on
+appelle des
+petits chefs-d'&#339;uvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la
+chose
+que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Z&eacute;na&iuml;de n'est
+pas mauvaise,
+mais on la trouverait plus quelconque si elle &eacute;tait moins
+parcimonieuse.
+Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses
+qu'il rate. J'y ai fait comme partout de tr&egrave;s mauvais
+d&icirc;ners, seulement
+ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond
+plus sensible &agrave; la quantit&eacute; qu'&agrave; la qualit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Enfin, pour finir, conclut le duc, Z&eacute;na&iuml;de insistait
+pour qu'Oriane
+v&icirc;nt d&eacute;jeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup
+sortir de chez
+elle, elle r&eacute;sistait, s'informait si, sous pr&eacute;texte de
+repas intime, on
+ne l'embarquait pas d&eacute;loyalement dans un grand tralala, et
+t&acirc;chait
+vainement de savoir quels convives il y aurait &agrave;
+d&eacute;jeuner. &laquo;Viens,
+viens, insistait Z&eacute;na&iuml;de en vantant les bonnes choses qu'il
+y aurait &agrave;
+d&eacute;jeuner. Tu mangeras une pur&eacute;e de marrons, je ne te dis
+que &ccedil;a, et il y
+aura sept petites bouch&eacute;es &agrave; la reine.&#8212;Sept petites
+bouch&eacute;es, s'&eacute;cria
+Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit!&raquo;</p>
+<p>Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa
+&eacute;clater
+son rire comme un roulement de tonnerre. &laquo;Ah! nous serons donc
+huit,
+c'est ravissant! Comme c'est bien r&eacute;dig&eacute;!&raquo;
+dit-elle, ayant dans un
+supr&ecirc;me effort retrouv&eacute; l'expression dont s'&eacute;tait
+servie M<sup>me</sup> d'&Eacute;pinay et
+qui s'appliquait mieux cette fois.</p>
+<p>&#8212;Oriane, c'est tr&egrave;s joli ce que dit la princesse, elle dit
+que c'est
+bien r&eacute;dig&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse
+est
+tr&egrave;s spirituelle, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes
+qui go&ucirc;tait facilement un
+mot quand &agrave; la fois il &eacute;tait prononc&eacute; par une
+Altesse et louangeait son
+propre esprit. &laquo;Je suis tr&egrave;s fi&egrave;re que Madame
+appr&eacute;cie mes modestes
+r&eacute;dactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et
+si je
+l'ai dit, c'&eacute;tait pour flatter ma cousine, car si elle avait
+sept
+bouch&eacute;es, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, eussent
+d&eacute;pass&eacute; la
+douzaine.&raquo; </p>
+<p>&#8212;Elle poss&eacute;dait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit,
+en
+parlant de M<sup>me</sup> d'Heudicourt, la princesse, qui voulait
+t&acirc;cher de faire
+valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.</p>
+<p>&#8212;Elle a d&ucirc; le r&ecirc;ver, je crois qu'elle ne le connaissait
+m&ecirc;me pas, dit
+la duchesse.</p>
+<p>&#8212;Ce qui est surtout int&eacute;ressant, c'est que ces
+correspondances sont de
+gens &agrave; la fois des divers pays, continua la comtesse d'Arpajon
+qui,
+alli&eacute;e aux principales maisons ducales et m&ecirc;me souveraines
+de l'Europe,
+&eacute;tait heureuse de le rappeler.</p>
+<p>&#8212;Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous
+rappelez bien ce d&icirc;ner o&ugrave; vous aviez M. de Bornier comme
+voisin!</p>
+<p>&#8212;Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que
+j'ai
+connu M. de Bornier, naturellement, il est m&ecirc;me venu plusieurs
+fois pour
+me voir, mais je n'ai jamais pu me r&eacute;soudre &agrave; l'inviter
+parce que
+j'aurais &eacute;t&eacute; oblig&eacute;e chaque fois de faire
+d&eacute;sinfecter au formol. Quant &agrave;
+ce d&icirc;ner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'&eacute;tait
+pas du tout
+chez Z&eacute;na&iuml;de, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit
+croire, si on
+lui parle de la <i>Fille de Roland</i>, qu'il s'agit d'une princesse
+Bonaparte qu'on pr&eacute;tendait fianc&eacute;e au fils du roi de
+Gr&egrave;ce; non, c'&eacute;tait
+&agrave; l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire
+plaisir
+en flanquant sur une chaise &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi cet
+acad&eacute;micien empest&eacute;. Je
+croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai
+&eacute;t&eacute; oblig&eacute;e de
+me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le d&icirc;ner, je n'ai
+os&eacute;
+respirer qu'au gruy&egrave;re!</p>
+<p>M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina &agrave;
+la d&eacute;rob&eacute;e
+sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de
+Gambetta,
+dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de
+s'int&eacute;resser &agrave; un prol&eacute;taire et &agrave; un
+radical. M. de Br&eacute;aut&eacute; comprit tout
+l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un &#339;il &agrave; la
+fois
+&eacute;m&eacute;ch&eacute; et attendri, apr&egrave;s quoi il essuya
+son monocle.</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, c'&eacute;tait bougrement emb&ecirc;tant la <i>Fille de
+Roland</i>, dit M. de
+Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa
+sup&eacute;riorit&eacute; sur une &#339;uvre &agrave; laquelle il
+s'&eacute;tait tant ennuy&eacute;, peut-&ecirc;tre
+aussi par le <i>suave mari magno</i> que nous &eacute;prouvons, au
+milieu d'un bon
+d&icirc;ner, &agrave; nous souvenir d'aussi terribles soir&eacute;es.
+Mais il y avait
+quelques beaux vers, un sentiment patriotique.</p>
+<p>J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier.
+&laquo;Ah!
+vous avez quelque chose &agrave; lui reprocher?&raquo; me demanda
+curieusement le duc
+qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela
+devait
+tenir &agrave; un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que
+c'&eacute;tait le
+commencement d'une amourette.</p>
+<p>&#8212;Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a
+fait? Racontez-nous &ccedil;a! Mais si, vous devez avoir quelque
+cadavre entre
+vous, puisque vous le d&eacute;nigrez. C'est long la <i>Fille de Roland</i>
+mais
+c'est assez senti.</p>
+<p>&#8212;Senti est tr&egrave;s juste pour un auteur aussi odorant,
+interrompit
+ironiquement M<sup>me</sup> de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est
+jamais trouv&eacute;
+avec lui, il est assez compr&eacute;hensible qu'il l'ait dans le nez!</p>
+<p>&#8212;Je dois du reste avouer &agrave; Madame, reprit le duc en
+s'adressant &agrave; la
+princesse de Parme, que, <i>Fille de Roland</i> &agrave; part, en
+litt&eacute;rature et
+m&ecirc;me en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de
+si vieux
+rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-&ecirc;tre pas,
+mais le
+soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil
+air d'Auber, de Bo&iuml;eldieu, m&ecirc;me de Beethoven! Voil&agrave;
+ce que j'aime. En
+revanche, pour Wagner, cela m'endort imm&eacute;diatement.</p>
+<p>&#8212;Vous avez tort, dit M<sup>me</sup> de Guermantes, avec des
+longueurs
+insupportables Wagner avait du g&eacute;nie. <i>Lohengrin</i> est un
+chef-d'&#339;uvre.
+M&ecirc;me dans <i>Tristan</i> il y a &ccedil;&agrave; et l&agrave;
+une page curieuse. Et le Ch&#339;ur des
+fileuses du <i>Vaisseau fant&ocirc;me</i> est une pure merveille.</p>
+<p>&#8212;N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant &agrave;
+M. de
+Br&eacute;aut&eacute;, nous pr&eacute;f&eacute;rons: &laquo;Les
+rendez-vous de noble compagnie se donnent
+tous en ce charmant s&eacute;jour.&raquo; C'est d&eacute;licieux. Et <i>Fra
+Diavolo</i>, et la
+<i>Fl&ucirc;te enchant&eacute;e</i>, et le <i>Chalet</i>, et les <i>Noces
+de Figaro</i>, et les
+<i>Diamants de la Couronne</i>, voil&agrave; de la musique! En
+litt&eacute;rature, c'est la
+m&ecirc;me chose. Ainsi j'adore Balzac, le <i>Bal de Sceaux</i>, les <i>Mohicans
+de
+Paris</i>.</p>
+<p>&#8212;Ah! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes
+pas
+pr&ecirc;ts d'avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour o&ugrave;
+M&eacute;m&eacute; sera l&agrave;.
+Lui, c'est encore mieux, il le sait par c&#339;ur.</p>
+<p>Irrit&eacute; de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques
+instants
+sous le feu d'un silence mena&ccedil;ant. Et ses yeux de chasseur
+avaient l'air
+de deux pistolets charg&eacute;s. Cependant M<sup>me</sup> d'Arpajon
+avait &eacute;chang&eacute; avec la
+princesse de Parme, sur la po&eacute;sie tragique et autre, des propos
+qui ne
+me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci
+prononc&eacute; par
+M<sup>me</sup> d'Arpajon: &laquo;Oh! tout ce que Madame voudra, je lui
+accorde qu'il nous
+fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
+laid et le beau, ou plut&ocirc;t parce que son insupportable
+vanit&eacute; lui fait
+croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
+que, dans la pi&egrave;ce en question, il y a des choses ridicules,
+inintelligibles, des fautes de go&ucirc;t, que c'est difficile &agrave;
+comprendre,
+que cela donne &agrave; lire autant de peine que si c'&eacute;tait
+&eacute;crit en russe ou
+en chinois, car &eacute;videmment c'est tout except&eacute; du
+fran&ccedil;ais, mais quand on
+a pris cette peine, comme on est r&eacute;compens&eacute;, il y a tant
+d'imagination!&raquo;
+De ce petit discours je n'avais pas entendu le d&eacute;but. Je finis
+par
+comprendre non seulement que le po&egrave;te incapable de distinguer le
+beau du
+laid &eacute;tait Victor Hugo, mais encore que la po&eacute;sie qui
+donnait autant de
+peine &agrave; comprendre que du russe ou du chinois &eacute;tait:
+&laquo;Lorsque l'enfant
+para&icirc;t, le cercle de famille applaudit &agrave; grands
+cris&raquo;, pi&egrave;ce de la
+premi&egrave;re &eacute;poque du po&egrave;te et qui est
+peut-&ecirc;tre encore plus pr&egrave;s de M<sup>me</sup>
+Deshouli&egrave;res que du Victor Hugo de la <i>L&eacute;gende des
+Si&egrave;cles</i>. Loin de
+trouver M<sup>me</sup> d'Arpajon ridicule, je la vis (la
+premi&egrave;re, de cette table
+si r&eacute;elle, si quelconque, o&ugrave; je m'&eacute;tais assis avec
+tant de d&eacute;ception),
+je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles,
+d'o&ugrave;
+s'&eacute;chappent les boucles rondes de longs repentirs, que
+port&egrave;rent M<sup>me</sup> de
+R&eacute;musat, M<sup>me</sup> de Broglie, M<sup>me</sup> de
+Saint-Aulaire, toutes les femmes si
+distingu&eacute;es qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant
+de
+savoir et d'&agrave; propos Sophocle, Schiller et <i>l'Imitation,</i>
+mais &agrave; qui les
+premi&egrave;res po&eacute;sies des romantiques causaient cet effroi et
+cette fatigue
+ins&eacute;parables pour ma grand'm&egrave;re des derniers vers de
+St&eacute;phane Mallarm&eacute;.
+&laquo;M<sup>me</sup> d'Arpajon aime beaucoup la po&eacute;sie&raquo;,
+dit &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes la
+princesse de Parme, impressionn&eacute;e par le ton ardent avec lequel
+le
+discours avait &eacute;t&eacute; prononc&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Non, elle n'y comprend absolument rien, r&eacute;pondit &agrave;
+voix basse M<sup>me</sup> de
+Guermantes, qui profita de ce que M<sup>me</sup> d'Arpajon,
+r&eacute;pondant &agrave; une
+objection du g&eacute;n&eacute;ral de Beautreillis, &eacute;tait trop
+occup&eacute;e de ses propres
+paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. &laquo;Elle
+devient
+litt&eacute;raire depuis qu'elle est abandonn&eacute;e. Je dirai
+&agrave; Votre Altesse que
+c'est moi qui porte le poids de tout &ccedil;a, parce que c'est
+aupr&egrave;s de moi
+qu'elle vient g&eacute;mir chaque fois que Basin n'est pas all&eacute;
+la voir,
+c'est-&agrave;-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de m&ecirc;me
+pas ma faute
+si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer &agrave; aller chez elle,
+quoique
+j'aimerais mieux qu'il lui f&ucirc;t un peu plus fid&egrave;le, parce
+que je la
+verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
+extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
+ennuyeuse &agrave; un degr&eacute; que vous ne pouvez pas imaginer.
+Elle me donne tous
+les jours de tels maux de t&ecirc;te que je suis oblig&eacute;e de
+prendre chaque
+fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu &agrave;
+Basin
+pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
+de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des t&ecirc;tes
+si je
+ne demande pas &agrave; cette jeune personne de quitter un instant son
+fructueux trottoir pour venir prendre le th&eacute; avec moi! Oh! la
+vie est
+assommante&raquo;, conclut langoureusement la duchesse. M<sup>me</sup>
+d'Arpajon
+assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il &eacute;tait depuis peu
+l'amant
+d'une autre que j'appris &ecirc;tre la marquise de Surgis-le-Duc.
+Justement le
+valet de pied priv&eacute; de son jour de sortie &eacute;tait en train
+de servir. Et
+je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
+car je remarquai qu'en passant les plats &agrave; M. de
+Ch&acirc;tellerault, il
+s'acquittait si maladroitement de sa t&acirc;che que le coude du duc se
+trouva
+cogner &agrave; plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne
+se
+f&acirc;cha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda
+au
+contraire en riant de son &#339;il bleu clair. La bonne humeur me sembla
+&ecirc;tre, de la part du convive, une preuve de bont&eacute;. Mais
+l'insistance de
+son rire me fit croire qu'au courant de la d&eacute;ception du
+domestique il
+&eacute;prouvait peut-&ecirc;tre au contraire une joie m&eacute;chante.
+&laquo;Mais, ma ch&egrave;re,
+vous savez que ce n'est pas une d&eacute;couverte que vous faites en
+nous
+parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois
+&agrave;
+M<sup>me</sup> d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la t&ecirc;te
+d'un air inquiet.
+N'esp&eacute;rez pas lancer ce d&eacute;butant. Tout le monde sait
+qu'il a du talent.
+Ce qui est d&eacute;testable c'est le Victor Hugo de la fin, la <i>L&eacute;gende
+des
+Si&egrave;cles</i>, je ne sais plus les titres. Mais les <i>Feuilles
+d'Automne</i>, les
+<i>Chants du Cr&eacute;puscule</i>, c'est souvent d'un po&egrave;te,
+d'un vrai po&egrave;te. M&ecirc;me
+dans les <i>Contemplations</i>, ajouta la duchesse, que ses
+interlocuteurs
+n'os&egrave;rent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies
+choses.
+Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer apr&egrave;s le <i>Cr&eacute;puscule</i>!
+Et puis dans les belles po&eacute;sies de Victor Hugo, et il y en a, on
+rencontre souvent une id&eacute;e, m&ecirc;me une id&eacute;e
+profonde.&raquo; Et avec un
+sentiment juste, faisant sortir la triste pens&eacute;e de toutes les
+forces de
+son intonation, la posant au del&agrave; de sa voix, et fixant devant
+elle un
+regard r&ecirc;veur et charmant, la duchesse dit lentement:
+&laquo;Tenez:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span><i>La douleur est un fruit, Dieu ne le fait
+pas cro&icirc;tre<br/>
+</i></span><span><i>Sur la branche trop faible encor pour le porter</i>,<br/>
+</span></div>
+</div>
+<p>ou bien encore:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span><i>Les morts durent bien peu,<br/>
+</i></span><span><i>H&eacute;las, dans le cercueil ils tombent en
+poussi&egrave;re<br/>
+</i></span><span><i>Moins vite qu'en nos c&#339;urs</i>!&raquo;<br/>
+</span></div>
+</div>
+<p>Et tandis qu'un sourire d&eacute;senchant&eacute; fron&ccedil;ait
+d'une gracieuse sinuosit&eacute;
+sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur M<sup>me</sup> d'Arpajon le
+regard
+r&ecirc;veur de ses yeux clairs et charmants. Je commen&ccedil;ais
+&agrave; les conna&icirc;tre,
+ainsi que sa voix, si lourdement tra&icirc;nante, si &acirc;prement
+savoureuse. Dans
+ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de
+Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait
+appara&icirc;tre par moments une rudesse de terroir, il y avait bien
+des
+choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de
+Guermantes, rest&eacute; plus longtemps localis&eacute;, plus hardi,
+plus sauvageon,
+plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingu&eacute;s et
+de gens
+d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des
+l&egrave;vres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec
+leurs
+paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularit&eacute;s que la
+situation de
+reine de M<sup>me</sup> de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus
+facilement,
+de faire sortir toutes voiles dehors. Il para&icirc;t que cette
+m&ecirc;me voix
+existait chez des s&#339;urs &agrave; elle, qu'elle d&eacute;testait, et
+qui, moins
+intelligentes et presque bourgeoisement mari&eacute;es, si on peut se
+servir de
+cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs,
+terr&eacute;s
+dans leur province ou &agrave; Paris, dans un faubourg Saint-Germain
+sans
+&eacute;clat, poss&eacute;daient aussi cette voix mais l'avaient
+refr&eacute;n&eacute;e, corrig&eacute;e,
+adoucie autant qu'elles pouvaient, de m&ecirc;me qu'il est bien rare
+qu'un
+d'entre nous ait le toupet de son originalit&eacute; et ne mette pas
+son
+application &agrave; ressembler aux mod&egrave;les les plus
+vant&eacute;s. Mais Oriane &eacute;tait
+tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement
+plus &agrave; la mode que ses s&#339;urs, elle avait si bien, comme
+princesse des
+Laumes, fait la pluie et le beau temps aupr&egrave;s du prince de
+Galles,
+qu'elle avait compris que cette voix discordante c'&eacute;tait un
+charme, et
+qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de
+l'originalit&eacute; et du succ&egrave;s, ce que, dans l'ordre du
+th&eacute;&acirc;tre, une R&eacute;jane,
+une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la
+valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque
+chose d'admirable et de distinctif que peut-&ecirc;tre des s&#339;urs
+R&eacute;jane et
+Granier, que personne n'a jamais connues, essay&egrave;rent de masquer
+comme un
+d&eacute;faut.</p>
+<p>A tant de raisons de d&eacute;ployer son originalit&eacute; locale,
+les &eacute;crivains
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s de M<sup>me</sup> de Guermantes:
+M&eacute;rim&eacute;e, Meilhac et Hal&eacute;vy, &eacute;taient venus
+ajouter, avec le respect du naturel, un d&eacute;sir de prosa&iuml;sme
+par o&ugrave; elle
+atteignait &agrave; la po&eacute;sie et un esprit purement de
+soci&eacute;t&eacute; qui ressuscitait
+devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse &eacute;tait fort
+capable,
+ajoutant &agrave; ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi
+pour la
+plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus
+<i>Ile-de-France</i>, le plus <i>Champenoise</i>, puisque, sinon tout
+&agrave; fait au
+degr&eacute; de sa belle-s&#339;ur Marsantes, elle n'usait gu&egrave;re que
+du pur
+vocabulaire dont e&ucirc;t pu se servir un vieil auteur
+fran&ccedil;ais. Et quand on
+&eacute;tait fatigu&eacute; du composite et bigarr&eacute; langage
+moderne, c'&eacute;tait, tout en
+sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos
+d'&eacute;couter
+la causerie de M<sup>me</sup> de Guermantes,&#8212;presque le m&ecirc;me, si
+l'on &eacute;tait seul
+avec elle et qu'elle restreign&icirc;t et clarifi&acirc;t encore son
+flot, que celui
+qu'on &eacute;prouve &agrave; entendre une vieille chanson. Alors en
+regardant, en
+&eacute;coutant M<sup>me</sup> de Guermantes, je voyais, prisonnier
+dans la perp&eacute;tuelle et
+qui&egrave;te apr&egrave;s-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou
+de Champagne
+se tendre, bleu&acirc;tre, oblique, avec le m&ecirc;me angle
+d'inclinaison qu'il
+avait chez Saint-Loup.</p>
+<p>Ainsi, par ces diverses formations, M<sup>me</sup> de Guermantes
+exprimait &agrave; la
+fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard,
+la fa&ccedil;on dont la duchesse de Broglie aurait pu go&ucirc;ter et
+bl&acirc;mer Victor
+Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif go&ucirc;t de la
+litt&eacute;rature
+issue de M&eacute;rim&eacute;e et de Meilhac. La premi&egrave;re de ces
+formations me
+plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage &agrave;
+r&eacute;parer la d&eacute;ception
+du voyage et de l'arriv&eacute;e dans ce faubourg Saint-Germain, si
+diff&eacute;rent
+de ce que j'avais cru, mais je pr&eacute;f&eacute;rais encore la
+seconde &agrave; la
+troisi&egrave;me. Or, tandis que M<sup>me</sup> de Guermantes
+&eacute;tait Guermantes presque
+sans le vouloir, son Pailleronisme, son go&ucirc;t pour Dumas fils
+&eacute;taient
+r&eacute;fl&eacute;chis et voulus. Comme ce go&ucirc;t &eacute;tait
+&agrave; l'oppos&eacute; du mien, elle
+fournissait &agrave; mon esprit de la litt&eacute;rature quand elle me
+parlait du
+faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement
+faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait litt&eacute;rature. </p>
+<p>&Eacute;mue par les derniers vers, M<sup>me</sup> d'Arpajon
+s'&eacute;cria:</p>
+<p>&#8212;Ces reliques du c&#339;ur ont aussi leur poussi&egrave;re! Monsieur, il
+faudra que
+vous m'&eacute;criviez cela sur mon &eacute;ventail, dit-elle &agrave;
+M. de Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme
+&agrave;
+M<sup>me</sup> de Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle
+m&eacute;rite.</p>
+<p>&#8212;Mais... pardon de vous dire cela &agrave; vous... cependant elle
+l'aime
+vraiment!</p>
+<p>&#8212;Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime
+comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle
+dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton
+m&eacute;lancolique, personne plus que moi ne serait touch&eacute;e par
+un sentiment
+vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une
+sc&egrave;ne
+terrible &agrave; Basin. Votre Altesse croit peut-&ecirc;tre que
+c'&eacute;tait parce qu'il
+en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout,
+c'&eacute;tait parce
+qu'il ne veut pas pr&eacute;senter ses fils au Jockey! Madame
+trouve-t-elle que
+ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes avec pr&eacute;cision, c'est une personne d'une rare
+insensibilit&eacute;.</p>
+<p>Cependant c'est l'&#339;il brillant de satisfaction que M. de Guermantes
+avait &eacute;cout&eacute; sa femme parler de Victor Hugo &agrave;
+&laquo;br&ucirc;le-pourpoint&raquo; et en
+citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans
+des moments comme ceux-ci il &eacute;tait fier d'elle. &laquo;Oriane
+est vraiment
+extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne
+pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
+Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est pr&ecirc;te, elle
+peut
+tenir t&ecirc;te aux plus savants. Ce jeune homme doit &ecirc;tre
+subjugu&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Mais changeons de conversation, ajouta M<sup>me</sup> de
+Guermantes, parce
+qu'elle est tr&egrave;s susceptible. Vous devez me trouver bien
+d&eacute;mod&eacute;e,
+reprit-elle en s'adressant &agrave; moi, je sais qu'aujourd'hui c'est
+consid&eacute;r&eacute;
+comme une faiblesse d'aimer les id&eacute;es en po&eacute;sie, la
+po&eacute;sie o&ugrave; il y a une
+pens&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;C'est d&eacute;mod&eacute;? dit la princesse de Parme avec le
+l&eacute;ger saisissement que
+lui causait cette vague nouvelle &agrave; laquelle elle ne s'attendait
+pas,
+bien qu'elle s&ucirc;t que la conversation de la duchesse de Guermantes
+lui
+r&eacute;serv&acirc;t toujours ces chocs successifs et
+d&eacute;licieux, cet essoufflant
+effroi, cette saine fatigue apr&egrave;s lesquels elle pensait
+instinctivement
+&agrave; la n&eacute;cessit&eacute; de prendre un bain de pieds dans
+une cabine et de marcher
+vite pour &laquo;faire la r&eacute;action&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Pour ma part, non, Oriane, dit M<sup>me</sup> de Brissac, je n'en
+veux pas &agrave;
+Victor Hugo d'avoir des id&eacute;es, bien au contraire, mais de les
+chercher
+dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a
+habitu&eacute;s au
+laid en litt&eacute;rature. Il y a d&eacute;j&agrave; bien assez de
+laideurs dans la vie.
+Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un
+spectacle p&eacute;nible dont nous nous d&eacute;tournerions dans la
+vie, voil&agrave; ce qui
+attire Victor Hugo.</p>
+<p>&#8212;Victor Hugo n'est pas aussi r&eacute;aliste que Zola, tout de
+m&ecirc;me? demanda
+la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans
+le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du
+g&eacute;n&eacute;ral &eacute;tait trop
+profond pour qu'il cherch&acirc;t &agrave; l'exprimer. Et son silence
+bienveillant
+quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la m&ecirc;me
+d&eacute;licatesse qu'un pr&ecirc;tre montre en &eacute;vitant de vous
+parler de vos devoirs
+religieux, un financier en s'appliquant &agrave; ne pas recommander les
+affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous
+donnant pas de coups de poings.</p>
+<p>&#8212;Je sais que vous &ecirc;tes parent de l'amiral Jurien de la
+Gravi&egrave;re, me dit
+d'un air entendu M<sup>me</sup> de Varambon, la dame d'honneur de la
+princesse de
+Parme, femme excellente mais born&eacute;e, procur&eacute;e &agrave; la
+princesse de Parme
+jadis par la m&egrave;re du duc. Elle ne m'avait pas encore
+adress&eacute; la parole
+et je ne pus jamais dans la suite, malgr&eacute; les admonestations de
+la
+princesse de Parme et mes propres protestations, lui &ocirc;ter de
+l'esprit
+l'id&eacute;e que je n'avais quoi que ce f&ucirc;t &agrave; voir avec
+l'amiral acad&eacute;micien,
+lequel m'&eacute;tait totalement inconnu. L'obstination de la dame
+d'honneur de
+la princesse de Parme &agrave; voir en moi un neveu de l'amiral Jurien
+de la
+Gravi&egrave;re avait en soi quelque chose de vulgairement risible.
+Mais
+l'erreur qu'elle commettait n'&eacute;tait que le type excessif et
+dess&eacute;ch&eacute; de
+tant d'erreurs plus l&eacute;g&egrave;res, mieux nuanc&eacute;es,
+involontaires ou voulues,
+qui accompagnent notre nom dans la &laquo;fiche&raquo; que le monde
+&eacute;tablit
+relativement &agrave; nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes,
+ayant
+vivement manifest&eacute; son d&eacute;sir de me conna&icirc;tre, me
+donna comme raison que
+je connaissais tr&egrave;s bien sa cousine, M<sup>me</sup> de
+Chaussegros, &laquo;elle est
+charmante, elle vous aime beaucoup&raquo;. Je me fis un scrupule, bien
+vain,
+d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas
+M<sup>me</sup> de Chaussegros. &laquo;Alors c'est sa s&#339;ur que vous
+connaissez, c'est la
+m&ecirc;me chose. Elle vous a rencontr&eacute; en &Eacute;cosse.&raquo;
+Je n'&eacute;tais jamais all&eacute; en
+&Eacute;cosse et pris la peine inutile d'en avertir par
+honn&ecirc;tet&eacute; mon
+interlocuteur. C'&eacute;tait M<sup>me</sup> de Chaussegros
+elle-m&ecirc;me qui avait dit me
+conna&icirc;tre, et le croyait sans doute de bonne foi, &agrave; la
+suite d'une
+confusion premi&egrave;re, car elle ne cessa jamais plus de me tendre
+la main
+quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je
+fr&eacute;quentais &eacute;tait exactement celui de M<sup>me</sup> de
+Chaussegros, mon humilit&eacute;
+ne rimait &agrave; rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros
+&eacute;tait,
+litt&eacute;ralement, une erreur, mais, au point de vue social, un
+&eacute;quivalent
+de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune
+homme que j'&eacute;tais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire
+que des
+choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me sur&eacute;leva (au
+point de
+vue mondain) dans l'id&eacute;e qu'il continua &agrave; se faire de
+moi. Et somme
+toute, pour ceux qui ne jouent pas la com&eacute;die, l'ennui de vivre
+toujours
+dans le m&ecirc;me personnage est dissip&eacute; un instant, comme si
+l'on montait
+sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une
+id&eacute;e
+fausse, croit que nous sommes li&eacute;s avec une dame que nous ne
+connaissons
+pas et que nous sommes not&eacute;s pour avoir connue au cours d'un
+charmant
+voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
+aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidit&eacute; de celle
+que
+commettait et commit toute sa vie, malgr&eacute; mes
+d&eacute;n&eacute;gations, l'imb&eacute;cile
+dame d'honneur de M<sup>me</sup> de Parme, fix&eacute;e pour toujours
+&agrave; la croyance que
+j'&eacute;tais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la
+Gravi&egrave;re. &laquo;Elle n'est
+pas tr&egrave;s forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop
+de
+libations, je la crois l&eacute;g&egrave;rement sous l'influence de
+Bacchus.&raquo; En
+r&eacute;alit&eacute; M<sup>me</sup> de Varambon n'avait bu que de
+l'eau, mais le duc aimait &agrave;
+placer ses locutions favorites. &laquo;Mais Zola n'est pas un
+r&eacute;aliste,
+madame! c'est un po&egrave;te!&raquo; dit M<sup>me</sup> de Guermantes,
+s'inspirant des &eacute;tudes
+critiques qu'elle avait lues dans ces derni&egrave;res ann&eacute;es et
+les adaptant &agrave;
+son g&eacute;nie personnel. Agr&eacute;ablement bouscul&eacute;e
+jusqu'ici, au cours du bain
+d'esprit, un bain agit&eacute; pour elle, qu'elle prenait ce soir, et
+qu'elle
+jugeait devoir lui &ecirc;tre particuli&egrave;rement salutaire, se
+laissant porter
+par les paradoxes qui d&eacute;ferlaient l'un apr&egrave;s l'autre,
+devant celui-ci,
+plus &eacute;norme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur
+d'&ecirc;tre
+renvers&eacute;e. Et ce fut d'une voix entrecoup&eacute;e, comme si
+elle perdait sa
+respiration, qu'elle dit:</p>
+<p>&#8212;Zola un po&egrave;te!</p>
+<p>&#8212;Mais oui, r&eacute;pondit en riant la duchesse, ravie par cet effet
+de
+suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
+touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'&agrave; ce qui...
+porte
+bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier
+&eacute;pique!
+C'est l'Hom&egrave;re de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules
+pour &eacute;crire
+le mot de Cambronne.</p>
+<p>Malgr&eacute; l'extr&ecirc;me fatigue qu'elle commen&ccedil;ait
+&agrave; &eacute;prouver, la princesse
+&eacute;tait ravie, jamais elle ne s'&eacute;tait sentie mieux. Elle
+n'aurait pas
+&eacute;chang&eacute; contre un s&eacute;jour &agrave; Sch&#339;nbrunn, la
+seule chose pourtant qui la
+flatt&acirc;t, ces divins d&icirc;ners de M<sup>me</sup> de Guermantes
+rendus tonifiants par
+tant de sel.</p>
+<p>&#8212;Il l'&eacute;crit avec un grand C, s'&eacute;cria M<sup>me</sup>
+d'Arpajon.</p>
+<p>&#8212;Plut&ocirc;t avec un grand M, je pense, ma petite, r&eacute;pondit M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, non sans avoir &eacute;chang&eacute; avec son mari un
+regard gai qui
+voulait dire: &laquo;Est-elle assez idiote!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Tenez, justement, me dit M<sup>me</sup> de Guermantes en attachant
+sur moi un
+regard souriant et doux et parce qu'en ma&icirc;tresse de maison
+accomplie
+elle voulait, sur l'artiste qui m'int&eacute;ressait
+particuli&egrave;rement, laisser
+para&icirc;tre son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire
+montre du
+mien, tenez, me dit-elle en agitant l&eacute;g&egrave;rement son
+&eacute;ventail de plumes
+tant elle &eacute;tait consciente &agrave; ce moment-l&agrave; qu'elle
+exer&ccedil;ait pleinement
+les devoirs de l'hospitalit&eacute; et, pour ne manquer &agrave; aucun,
+faisant signe
+aussi qu'on me redonn&acirc;t des asperges sauce mousseline, tenez, je
+crois
+justement que Zola a &eacute;crit une &eacute;tude sur Elstir, ce
+peintre dont vous
+avez &eacute;t&eacute; regarder quelques tableaux tout &agrave;
+l'heure, les seuls du reste
+que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En r&eacute;alit&eacute;, elle
+d&eacute;testait la peinture
+d'Elstir, mais trouvait d'une qualit&eacute; unique tout ce qui
+&eacute;tait chez
+elle. Je demandai &agrave; M. de Guermantes s'il savait le nom du
+monsieur qui
+figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
+j'avais reconnu pour le m&ecirc;me dont les Guermantes
+poss&eacute;daient tout &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+le portrait d'apparat, datant &agrave; peu pr&egrave;s de cette
+m&ecirc;me p&eacute;riode o&ugrave; la
+personnalit&eacute; d'Elstir n'&eacute;tait pas encore
+compl&egrave;tement d&eacute;gag&eacute;e et
+s'inspirait un peu de Manet. &laquo;Mon Dieu, me r&eacute;pondit-il, je
+sais que
+c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imb&eacute;cile dans sa
+sp&eacute;cialit&eacute;, mais je suis brouill&eacute; avec les noms.
+Je l'ai l&agrave; sur le bout
+de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais
+plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines
+&agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes, qui est toujours trop aimable,
+qui a toujours trop
+peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois
+qu'il nous a coll&eacute; des cro&ucirc;tes. Ce que je peux vous dire,
+c'est que ce
+monsieur est pour M. Elstir une esp&egrave;ce de M&eacute;c&egrave;ne
+qui l'a lanc&eacute;, et l'a
+souvent tir&eacute; d'embarras en lui commandant des tableaux. Par
+reconnaissance&#8212;si vous appelez cela de la reconnaissance, &ccedil;a
+d&eacute;pend des
+go&ucirc;ts&#8212;il l'a peint dans cet endroit-l&agrave; o&ugrave; avec son
+air endimanch&eacute; il
+fait un assez dr&ocirc;le d'effet. &Ccedil;a peut &ecirc;tre un pontife
+tr&egrave;s cal&eacute;, mais il
+ignore &eacute;videmment dans quelles circonstances on met un chapeau
+haut de
+forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a
+l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous
+me semblez tout &agrave; fait f&eacute;ru de ces tableaux. Si j'avais
+su &ccedil;a, je me
+serais tuyaut&eacute; pour vous r&eacute;pondre. Du reste, il n'y a pas
+lieu de se
+mettre autant martel en t&ecirc;te pour creuser la peinture de M.
+Elstir que
+s'il s'agissait de la <i>Source</i> d'Ingres ou des <i>Enfants
+d'&Eacute;douard</i> de
+Paul Delaroche. Ce qu'on appr&eacute;cie l&agrave; dedans, c'est que
+c'est finement
+observ&eacute;, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas
+besoin d'&ecirc;tre
+un &eacute;rudit pour regarder &ccedil;a. Je sais bien que ce sont de
+simples
+pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaill&eacute;.
+Swann avait
+le toupet de vouloir nous faire acheter une <i>Botte d'Asperges</i>.
+Elles
+sont m&ecirc;me rest&eacute;es ici quelques jours. Il n'y avait que
+cela dans le
+tableau, une botte d'asperges pr&eacute;cis&eacute;ment semblables
+&agrave; celles que vous
+&ecirc;tes en train d'avaler. Mais moi je me suis refus&eacute;
+&agrave; avaler les asperges
+de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs
+une
+botte d'asperges! Un louis, voil&agrave; ce que &ccedil;a vaut,
+m&ecirc;me en primeurs! Je
+l'ai trouv&eacute;e roide. D&egrave;s qu'&agrave; ces choses-l&agrave;
+il ajoute des personnages,
+cela a un c&ocirc;t&eacute; canaille, pessimiste, qui me
+d&eacute;pla&icirc;t. Je suis &eacute;tonn&eacute; de
+voir un esprit fin, un cerveau distingu&eacute; comme vous, aimer
+cela.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la
+duchesse
+qui n'aimait pas qu'on d&eacute;pr&eacute;ci&acirc;t ce que ses salons
+contenaient. Je suis
+loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y
+a &agrave; prendre et &agrave; laisser. Mais ce n'est toujours pas sans
+talent. Et il
+faut avouer que ceux que j'ai achet&eacute;s sont d'une beaut&eacute;
+rare.</p>
+<p>&#8212;Oriane, dans ce genre-l&agrave; je pr&eacute;f&egrave;re mille fois
+la petite &eacute;tude de M.
+Vibert que nous avons vue &agrave; l'Exposition des aquarellistes. Ce
+n'est
+rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y
+a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire
+d&eacute;charn&eacute;, sale,
+devant ce pr&eacute;lat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est
+tout un
+petit po&egrave;me de finesse et m&ecirc;me de profondeur.</p>
+<p>&#8212;Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme
+est agr&eacute;able.</p>
+<p>&#8212;Il est intelligent, dit le duc, on est &eacute;tonn&eacute;, quand
+on cause avec
+lui, que sa peinture soit si vulgaire.</p>
+<p>&#8212;Il est plus qu'intelligent, il est m&ecirc;me assez spirituel, dit
+la
+duchesse de l'air entendu et d&eacute;gustateur d'une personne qui s'y
+conna&icirc;t.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'il n'avait pas commenc&eacute; un portrait de vous,
+Oriane? demanda
+la princesse de Parme.</p>
+<p>&#8212;Si, en rouge &eacute;crevisse, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de
+Guermantes, mais ce n'est pas
+cela qui fera passer son nom &agrave; la post&eacute;rit&eacute;. C'est
+une horreur, Basin
+voulait le d&eacute;truire. Cette phrase-l&agrave;, M<sup>me</sup> de
+Guermantes la disait
+souvent. Mais d'autres fois, son appr&eacute;ciation &eacute;tait
+autre: &laquo;Je n'aime
+pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de
+moi.&raquo; L'un
+de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient
+&agrave; la
+duchesse de son portrait, l'autre &agrave; ceux qui ne lui en parlaient
+pas et
+&agrave; qui elle d&eacute;sirait en apprendre l'existence. Le premier
+lui &eacute;tait
+inspir&eacute; par la coquetterie, le second par la vanit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas
+un
+portrait, c'est un mensonge: moi qui sais &agrave; peine tenir un
+pinceau, il
+me semble que si je vous peignais, rien qu'en repr&eacute;sentant ce
+que je
+vois je ferais un chef-d'&#339;uvre, dit na&iuml;vement la princesse de
+Parme.</p>
+<p>&#8212;Il me voit probablement comme je me vois, c'est-&agrave;-dire
+d&eacute;pourvue
+d'agr&eacute;ment, dit M<sup>me</sup> de Guermantes avec le regard
+&agrave; la fois m&eacute;lancolique,
+modeste et c&acirc;lin qui lui parut le plus propre &agrave; la faire
+para&icirc;tre autre
+que ne l'avait montr&eacute;e Elstir.</p>
+<p>&#8212;Ce portrait ne doit pas d&eacute;plaire &agrave; M<sup>me</sup> de
+Gallardon, dit le duc.</p>
+<p>&#8212;Parce qu'elle ne s'y conna&icirc;t pas en peinture? demanda la
+princesse de
+Parme qui savait que M<sup>me</sup> de Guermantes m&eacute;prisait
+infiniment sa cousine.
+Mais c'est une tr&egrave;s bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air
+d'&eacute;tonnement profond. &laquo;Mais voyons, Basin, vous ne voyez
+pas que la
+princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait
+aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille <i>poison</i>&raquo;,
+reprit
+M<sup>me</sup> de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement
+limit&eacute; &agrave; toutes
+ces vieilles expressions, &eacute;tait savoureux comme ces plats
+possibles &agrave;
+d&eacute;couvrir dans les livres d&eacute;licieux de Pampille, mais
+dans la r&eacute;alit&eacute;
+devenus si rares, o&ugrave; les gel&eacute;es, le beurre, le jus, les
+quenelles sont
+authentiques, ne comportent aucun alliage, et m&ecirc;me o&ugrave; on
+fait venir le
+sel des marais salants de Bretagne: &agrave; l'accent, au choix des
+mots on
+sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement
+de
+Guermantes. Par l&agrave;, la duchesse diff&eacute;rait
+profond&eacute;ment de son neveu
+Saint-Loup, envahi par tant d'id&eacute;es et d'expressions nouvelles;
+il est
+difficile, quand on est troubl&eacute; par les id&eacute;es de Kant et
+la nostalgie de
+Baudelaire, d'&eacute;crire le fran&ccedil;ais exquis d'Henri IV, de
+sorte que la
+puret&eacute; m&ecirc;me du langage de la duchesse &eacute;tait un
+signe de limitation, et
+qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilit&eacute; &eacute;taient
+rest&eacute;es ferm&eacute;es
+&agrave; toutes les nouveaut&eacute;s. L&agrave; encore l'esprit de M<sup>me</sup>
+de Guermantes me
+plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait
+pr&eacute;cis&eacute;ment
+la mati&egrave;re de ma propre pens&eacute;e) et tout ce qu'&agrave;
+cause de cela m&ecirc;me il
+avait pu conserver, cette s&eacute;duisante vigueur des corps souples
+qu'aucune
+&eacute;puisante r&eacute;flexion, nul souci moral ou trouble nerveux
+n'ont alt&eacute;r&eacute;e.
+Son esprit d'une formation si ant&eacute;rieure au mien, &eacute;tait
+pour moi
+l'&eacute;quivalent de ce que m'avait offert la d&eacute;marche des
+jeunes filles de
+la petite bande au bord de la mer. M<sup>me</sup> de Guermantes
+m'offrait,
+domestiqu&eacute;e et soumise par l'amabilit&eacute;, par le respect
+envers les
+valeurs spirituelles, l'&eacute;nergie et le charme d'une cruelle
+petite fille
+de l'aristocratie des environs de Combray, qui, d&egrave;s son enfance,
+montait
+&agrave; cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'&#339;il aux
+lapins et,
+aussi bien qu'elle &eacute;tait rest&eacute;e une fleur de vertu,
+aurait pu, tant elle
+avait les m&ecirc;mes &eacute;l&eacute;gances, pas mal d'ann&eacute;es
+auparavant, &ecirc;tre la plus
+brillante ma&icirc;tresse du prince de Sagan. Seulement elle
+&eacute;tait incapable
+de comprendre ce que j'avais cherch&eacute; en elle&#8212;le charme du nom de
+Guermantes&#8212;et le petit peu que j'y avais trouv&eacute;, un reste
+provincial de
+Guermantes. Nos relations &eacute;taient-elles fond&eacute;es sur un
+malentendu qui ne
+pouvait manquer de se manifester d&egrave;s que mes hommages, au lieu
+de
+s'adresser &agrave; la femme relativement sup&eacute;rieure qu'elle se
+croyait &ecirc;tre,
+iraient vers quelque autre femme aussi m&eacute;diocre et exhalant le
+m&ecirc;me
+charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours
+entre un jeune homme r&ecirc;veur et une femme du monde, mais qui le
+trouble
+profond&eacute;ment, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses
+facult&eacute;s d'imagination et n'a pas pris son parti des
+d&eacute;ceptions
+in&eacute;vitables qu'il doit &eacute;prouver aupr&egrave;s des
+&ecirc;tres, comme au th&eacute;&acirc;tre, en
+voyage et m&ecirc;me en amour. M. de Guermantes ayant
+d&eacute;clar&eacute; (suite aux
+asperges d'Elstir et &agrave; celles qui venaient d'&ecirc;tre servies
+apr&egrave;s le
+poulet financi&egrave;re) que les asperges vertes pouss&eacute;es
+&agrave; l'air et qui,
+comme dit si dr&ocirc;lement l'auteur exquis qui signe E. de
+Clermont-Tonnerre, &laquo;n'ont pas la rigidit&eacute; impressionnante
+de leurs
+s&#339;urs&raquo; devraient &ecirc;tre mang&eacute;es avec des &#339;ufs:
+&laquo;Ce qui pla&icirc;t aux uns
+d&eacute;pla&icirc;t aux autres, et <i>vice versa</i>&raquo;,
+r&eacute;pondit M. de Br&eacute;aut&eacute;. Dans la
+province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin
+r&eacute;gal que des &#339;ufs d'ortolan compl&egrave;tement pourris.&raquo;
+M. de Br&eacute;aut&eacute;,
+auteur d'une &eacute;tude sur les Mormons, parue dans la <i>Revue des
+Deux-Mondes</i>, ne fr&eacute;quentait que les milieux les plus
+aristocratiques,
+mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom
+d'intelligence. De sorte qu'&agrave; sa pr&eacute;sence, du moins
+assidue, chez une
+femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il
+pr&eacute;tendait
+d&eacute;tester le monde et assurait s&eacute;par&eacute;ment &agrave;
+chaque duchesse que c'&eacute;tait &agrave;
+cause de son esprit et de sa beaut&eacute; qu'il la recherchait. Toutes
+en
+&eacute;taient, persuad&eacute;es. Chaque fois que, la mort dans
+l'&acirc;me, il se
+r&eacute;signait &agrave; aller &agrave; une grande soir&eacute;e chez
+la princesse de Parme, il les
+convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi
+qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa r&eacute;putation
+d'intellectuel
+surv&eacute;c&ucirc;t &agrave; sa mondanit&eacute;, appliquant
+certaines maximes de l'esprit des
+Guermantes, il partait avec des dames &eacute;l&eacute;gantes faire de
+longs voyages
+scientifiques &agrave; l'&eacute;poque des bals, et quand une personne
+snob, par
+cons&eacute;quent sans situation encore, commen&ccedil;ait &agrave;
+aller partout, il mettait
+une obstination f&eacute;roce &agrave; ne pas vouloir la
+conna&icirc;tre, &agrave; ne pas se
+laisser pr&eacute;senter. Sa haine des snobs d&eacute;coulait de son
+snobisme, mais
+faisait croire aux na&iuml;fs, c'est-&agrave;-dire &agrave; tout le
+monde, qu'il en &eacute;tait
+exempt. &laquo;Babal sait toujours tout! s'&eacute;cria la duchesse de
+Guermantes. Je
+trouve charmant un pays o&ugrave; on veut &ecirc;tre s&ucirc;r que
+votre cr&eacute;mier vous vende
+des &#339;ufs bien pourris, des &#339;ufs de l'ann&eacute;e de la com&egrave;te.
+Je me vois
+d'ici y trempant ma mouillette beurr&eacute;e. Je dois dire que cela
+arrive
+chez la tante Madeleine (M<sup>me</sup> de Villeparisis) qu'on serve
+des choses en
+putr&eacute;faction, m&ecirc;me des &#339;ufs (et comme M<sup>me</sup>
+d'Arpajon se r&eacute;criait): Mais
+voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est
+d&eacute;j&agrave;
+dans l'&#339;uf. Je ne sais m&ecirc;me pas comment ils ont la sagesse de s'y
+tenir.
+Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est
+pas indiqu&eacute; sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir
+d&icirc;ner
+avant-hier, il y avait une barbue &agrave; l'acide ph&eacute;nique!
+&Ccedil;a n'avait pas
+l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment
+Norpois pousse la fid&eacute;lit&eacute; jusqu'&agrave;
+l'h&eacute;ro&iuml;sme: il en a repris!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Je crois vous avoir vu &agrave; d&icirc;ner chez elle le jour
+o&ugrave; elle a fait cette
+sortie &agrave; ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-&ecirc;tre pour
+donner &agrave; un nom
+isra&eacute;lite l'air plus &eacute;tranger, ne pronon&ccedil;a pas le <i>ch</i>
+de Bloch comme un
+<i>k</i>, mais comme dans <i>hoch</i> en allemand) qui avait dit de je
+ne sais
+plus quel <i>poite</i> (po&egrave;te) qu'il &eacute;tait sublime.
+Ch&acirc;tellerault avait beau
+casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait
+les
+coups de genou de mon neveu destin&eacute;s &agrave; une jeune femme
+assise tout
+contre lui (ici M. de Guermantes rougit l&eacute;g&egrave;rement). Il
+ne se rendait
+pas compte qu'il aga&ccedil;ait notre tante avec ses
+&laquo;sublimes&raquo; donn&eacute;s en
+veux-tu en voil&agrave;. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa
+langue dans
+sa poche, lui a ripost&eacute;: &laquo;H&eacute;, monsieur, que
+garderez-vous alors pour M.
+de Bossuet.&raquo; (M. de Guermantes croyait que devant un nom
+c&eacute;l&egrave;bre,
+monsieur et une particule &eacute;taient essentiellement ancien
+r&eacute;gime.)
+C'&eacute;tait &agrave; payer sa place.</p>
+<p>&#8212;Et qu'a r&eacute;pondu ce M. Bloch? demanda distraitement M<sup>me</sup>
+de Guermantes,
+qui, &agrave; court d'originalit&eacute; &agrave; ce moment-l&agrave;,
+crut devoir copier la
+prononciation germanique de son mari.</p>
+<p>&#8212;Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demand&eacute; son reste,
+il court
+encore.</p>
+<p>&#8212;Mais oui, je me rappelle tr&egrave;s bien vous avoir vu ce
+jour-l&agrave;, me dit
+d'un ton marqu&eacute; M<sup>me</sup> de Guermantes, comme si de sa
+part ce souvenir avait
+quelque chose qui d&ucirc;t beaucoup me flatter. C'est toujours
+tr&egrave;s
+int&eacute;ressant chez ma tante. A la derni&egrave;re soir&eacute;e
+o&ugrave; je vous ai justement
+rencontr&eacute;, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a
+pass&eacute;
+pr&egrave;s de nous n'&eacute;tait pas Fran&ccedil;ois Copp&eacute;e.
+Vous devez savoir tous les
+noms, me dit-elle avec une envie sinc&egrave;re pour mes relations
+po&eacute;tiques et
+aussi par amabilit&eacute; &agrave; mon &laquo;&eacute;gard&raquo;,
+pour poser davantage aux yeux de ses
+invit&eacute;s un jeune homme aussi vers&eacute; dans la
+litt&eacute;rature. J'assurai &agrave; la
+duchesse que je n'avais vu aucune figure c&eacute;l&egrave;bre &agrave;
+la soir&eacute;e de M<sup>me</sup> de
+Villeparisis. &laquo;Comment! me dit &eacute;tourdiment M<sup>me</sup>
+de Guermantes, avouant
+par l&agrave; que son respect pour les gens de lettres et son
+d&eacute;dain du monde
+&eacute;taient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-&ecirc;tre
+m&ecirc;me qu'elle ne
+croyait, comment! il n'y avait pas de grands &eacute;crivains! Vous
+m'&eacute;tonnez,
+il y avait pourtant des t&ecirc;tes impossibles!&raquo; Je me souvenais
+tr&egrave;s bien de
+ce soir-l&agrave;, &agrave; cause d'un incident absolument
+insignifiant. M<sup>me</sup> de
+Villeparisis avait pr&eacute;sent&eacute; Bloch &agrave; M<sup>me</sup>
+Alphonse de Rothschild, mais mon
+camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire &agrave;
+une
+vieille Anglaise un peu folle, n'avait r&eacute;pondu que par
+monosyllabes aux
+prolixes paroles de l'ancienne Beaut&eacute; quand M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, la
+pr&eacute;sentant &agrave; quelqu'un d'autre, avait prononc&eacute;,
+tr&egrave;s distinctement cette
+fois: &laquo;la baronne Alphonse de Rothschild&raquo;. Alors
+&eacute;taient entr&eacute;es
+subitement dans les art&egrave;res de Bloch et d'un seul coup tant
+d'id&eacute;es de
+millions et de prestige, lesquelles eussent d&ucirc; &ecirc;tre
+prudemment
+subdivis&eacute;es, qu'il avait eu comme un coup au c&#339;ur, un transport
+au
+cerveau et s'&eacute;tait &eacute;cri&eacute; en pr&eacute;sence de
+l'aimable vieille dame: &laquo;Si
+j'avais su!&raquo; exclamation dont la stupidit&eacute; l'avait
+emp&ecirc;ch&eacute; de dormir
+pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'int&eacute;r&ecirc;t,
+mais je m'en
+souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une
+&eacute;motion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. &laquo;Je
+crois que M<sup>me</sup> de
+Villeparisis n'est pas absolument... morale&raquo;, dit la princesse de
+Parme,
+qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce
+que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement.
+Mais M<sup>me</sup> de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle
+ajouta:</p>
+<p>&#8212;Mais &agrave; ce degr&eacute;-l&agrave;, l'intelligence fait tout
+passer.</p>
+<p>&#8212;Mais vous vous faites de ma tante l'id&eacute;e qu'on s'en fait
+g&eacute;n&eacute;ralement,
+r&eacute;pondit la duchesse, et qui est, en somme, tr&egrave;s fausse.
+C'est justement
+ce que me disait M&eacute;m&eacute; pas plus tard qu'hier. Elle rougit,
+un souvenir
+inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus
+lui avait demand&eacute; de me d&eacute;sinviter, comme il m'avait fait
+prier par
+Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la
+rougeur&#8212;d'ailleurs incompr&eacute;hensible pour moi&#8212;qu'avait eue le duc
+en
+parlant &agrave; un moment de son fr&egrave;re ne pouvait pas
+&ecirc;tre attribu&eacute;e &agrave; la m&ecirc;me
+cause: &laquo;Ma pauvre tante! elle gardera la r&eacute;putation d'une
+personne de
+l'ancien r&eacute;gime, d'un esprit &eacute;blouissant et d'un
+d&eacute;vergondage effr&eacute;n&eacute;.
+Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus s&eacute;rieuse, plus
+terne;
+elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a
+&eacute;t&eacute; la ma&icirc;tresse d'un grand peintre, mais il n'a
+jamais pu lui faire
+comprendre ce que c'&eacute;tait qu'un tableau; et quant &agrave; sa
+vie, bien loin
+d'&ecirc;tre une personne d&eacute;prav&eacute;e, elle &eacute;tait
+tellement faite pour le
+mariage, elle &eacute;tait tellement n&eacute;e conjugale, que n'ayant
+pu conserver un
+&eacute;poux, qui &eacute;tait du reste une canaille, elle n'a jamais
+eu une liaison
+qu'elle n'ait pris aussi au s&eacute;rieux que si c'&eacute;tait une
+union l&eacute;gitime,
+avec les m&ecirc;mes susceptibilit&eacute;s, les m&ecirc;mes
+col&egrave;res, la m&ecirc;me fid&eacute;lit&eacute;.
+Remarquez que ce sont quelquefois les plus sinc&egrave;res, il y a en
+somme
+plus d'amants que de maris inconsolables.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-fr&egrave;re
+Palam&egrave;de dont
+vous &ecirc;tes en train de parler; il n'y a pas de ma&icirc;tresse qui
+puisse r&ecirc;ver
+d'&ecirc;tre pleur&eacute;e comme l'a &eacute;t&eacute; cette pauvre M<sup>me</sup>
+de Charlus.</p>
+<p>&#8212;Ah! r&eacute;pondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de
+ne pas &ecirc;tre
+tout &agrave; fait de son avis. Tout le monde n'aime pas &ecirc;tre
+pleur&eacute; de la m&ecirc;me
+mani&egrave;re, chacun a ses pr&eacute;f&eacute;rences.</p>
+<p>&#8212;Enfin il lui a vou&eacute; un vrai culte depuis sa mort. Il est
+vrai qu'on
+fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites
+pour les vivants.</p>
+<p>&#8212;D'abord, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes sur un ton
+r&ecirc;veur qui contrastait
+avec son intention gouailleuse, on va &agrave; leur enterrement, ce
+qu'on ne
+fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air
+malicieux M. de Br&eacute;aut&eacute; comme pour le provoquer &agrave;
+rire de l'esprit de la
+duchesse. &laquo;Mais enfin j'avoue franchement, reprit M<sup>me</sup>
+de Guermantes, que
+la mani&egrave;re dont je souhaiterais d'&ecirc;tre pleur&eacute;e par
+un homme que
+j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-fr&egrave;re.&raquo; La figure
+du duc se
+rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme port&acirc;t des jugements
+&agrave; tort et &agrave;
+travers, surtout sur M. de Charlus. &laquo;Vous &ecirc;tes difficile.
+Son regret a
+&eacute;difi&eacute; tout le monde&raquo;, dit-il d'un ton rogue. Mais
+la duchesse avait
+avec son mari cette esp&egrave;ce de hardiesse des dompteurs ou des
+gens qui
+vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: &laquo;Eh
+bien, non,
+qu'est-ce que vous voulez, c'est &eacute;difiant, je ne dis pas, il va
+tous
+les jours au cimeti&egrave;re lui raconter combien de personnes il a
+eues &agrave;
+d&eacute;jeuner, il la regrette &eacute;norm&eacute;ment, mais comme
+une cousine, comme une
+grand'm&egrave;re, comme une s&#339;ur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il
+est vrai
+que c'&eacute;tait deux saints, ce qui rend le deuil un peu
+sp&eacute;cial.&raquo; M. de
+Guermantes, agac&eacute; du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec
+une
+immobilit&eacute; terrible des prunelles toutes charg&eacute;es.
+&laquo;Ce n'est pas pour
+dire du mal du pauvre M&eacute;m&eacute;, qui, entre
+parenth&egrave;ses, n'&eacute;tait pas libre ce
+soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il
+est d&eacute;licieux, il a une d&eacute;licatesse, un c&#339;ur comme les
+hommes n'en ont
+pas g&eacute;n&eacute;ralement. C'est un c&#339;ur de femme,
+M&eacute;m&eacute;!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de
+Guermantes,
+M&eacute;m&eacute; n'a rien d'eff&eacute;min&eacute;, personne n'est
+plus viril que lui.</p>
+<p>&#8212;Mais je ne vous dis pas qu'il soit eff&eacute;min&eacute; le moins
+du monde.
+Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah!
+celui-l&agrave;, d&egrave;s
+qu'il croit qu'on veut toucher &agrave; son fr&egrave;re...,
+ajouta-t-elle en se
+tournant vers la princesse de Parme.</p>
+<p>&#8212;C'est tr&egrave;s gentil, c'est d&eacute;licieux &agrave; entendre.
+Il n'y a rien de si
+beau que deux fr&egrave;res qui s'aiment, dit la princesse de Parme,
+comme
+l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir
+&agrave; une
+famille princi&egrave;re, et &agrave; une famille par le sang, par
+l'esprit fort
+populaire.</p>
+<p>&#8212;Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse,
+j'ai
+vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander
+un
+service. Le duc de Guermantes fron&ccedil;a son sourcil
+jupit&eacute;rien. Quand il
+n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en
+charge&acirc;t, sachant que cela reviendrait au m&ecirc;me et que les
+personnes &agrave;
+qui la duchesse avait &eacute;t&eacute; oblig&eacute;e de le demander
+l'inscriraient au d&eacute;bit
+commun de m&eacute;nage, tout aussi bien que s'il avait
+&eacute;t&eacute; demand&eacute; par le mari
+seul.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi ne me l'a-t-il pas demand&eacute; lui-m&ecirc;me? dit la
+duchesse, il est
+rest&eacute; deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu
+&ecirc;tre ennuyeux.
+Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de
+gens du monde, l'intelligence de savoir rester b&ecirc;te. Seulement,
+c'est ce
+badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence
+ouverte... ouverte &agrave; toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il
+vous
+parle du Maroc, c'est affreux.</p>
+<p>&#8212;Il ne veut pas y retourner, &agrave; cause de Rachel, dit le prince
+de Foix.</p>
+<p>&#8212;Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Br&eacute;aut&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Ils ont si peu rompu que je l'ai trouv&eacute;e il y a deux jours
+dans la
+gar&ccedil;onni&egrave;re de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens
+brouill&eacute;s, je
+vous assure, r&eacute;pondit le prince de Foix qui aimait &agrave;
+r&eacute;pandre tous les
+bruits pouvant faire manquer un mariage &agrave; Robert et qui
+d'ailleurs
+pouvait &ecirc;tre tromp&eacute; par les reprises intermittentes d'une
+liaison en
+effet finie.</p>
+<p>&#8212;Cette Rachel m'a parl&eacute; de vous, je la vois comme &ccedil;a
+en passant le
+matin aux Champs-&Eacute;lys&eacute;es, c'est une esp&egrave;ce
+d'&eacute;vapor&eacute;e comme vous dites,
+ce que vous appelez une d&eacute;graf&eacute;e, une sorte de
+&laquo;Dame aux Cam&eacute;lias&raquo;, au
+figur&eacute; bien entendu.</p>
+<p>Ce discours m'&eacute;tait tenu par le prince Von qui tenait
+&agrave; avoir l'air au
+courant de la litt&eacute;rature fran&ccedil;aise et des finesses
+parisiennes.</p>
+<p>&#8212;Justement c'est &agrave; propos du Maroc... s'&eacute;cria la
+princesse saisissant
+pr&eacute;cipitamment ce joint.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda
+s&eacute;v&egrave;rement M. de
+Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-l&agrave;, il
+le sait
+bien.</p>
+<p>&#8212;Il croit qu'il a invent&eacute; la strat&eacute;gie, poursuivit M<sup>me</sup>
+de Guermantes,
+et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce
+qui
+n'emp&ecirc;che pas qu'il fait des p&acirc;t&eacute;s dans ses lettres.
+L'autre jour, il a
+dit qu'il avait mang&eacute; des pommes de terre <i>sublimes</i>, et
+qu'il avait
+trouv&eacute; &agrave; louer une baignoire <i>sublime</i>.</p>
+<p>&#8212;Il parle latin, ench&eacute;rit le duc.</p>
+<p>&#8212;Comment, latin? demanda la princesse.</p>
+<p>&#8212;Ma parole d'honneur! que Madame demande &agrave; Oriane si
+j'exag&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase,
+d'un seul trait: &laquo;Je ne connais pas d'exemple de <i>Sic transit
+gloria
+mundi</i> plus touchant&raquo;; je dis la phrase &agrave; Votre Altesse
+parce qu'apr&egrave;s
+vingt questions et en faisant appel &agrave; des <i>linguistes</i>,
+nous sommes
+arriv&eacute;s &agrave; la reconstituer, mais Robert a jet&eacute; cela
+sans reprendre
+haleine, on pouvait &agrave; peine distinguer qu'il y avait du latin
+l&agrave; dedans,
+il avait l'air d'un personnage du <i>Malade imaginaire</i>! Et tout
+&ccedil;a
+s'appliquait &agrave; la mort de l'imp&eacute;ratrice d'Autriche!</p>
+<p>&#8212;Pauvre femme! s'&eacute;cria la princesse, quelle d&eacute;licieuse
+cr&eacute;ature
+c'&eacute;tait.</p>
+<p>&#8212;Oui, r&eacute;pondit la duchesse, un peu folle, un peu
+insens&eacute;e, mais c'&eacute;tait
+une tr&egrave;s bonne femme, une gentille folle tr&egrave;s aimable, je
+n'ai seulement
+jamais compris pourquoi elle n'avait jamais achet&eacute; un
+r&acirc;telier qui t&icirc;nt,
+le sien se d&eacute;crochait toujours avant la fin de ses phrases et
+elle &eacute;tait
+oblig&eacute;e de les interrompre pour ne pas l'avaler.</p>
+<p>&#8212;Cette Rachel m'a parl&eacute; de vous, elle m'a dit que le petit
+Saint-Loup
+vous adorait, vous pr&eacute;f&eacute;rait m&ecirc;me &agrave; elle, me
+dit le prince Von, tout en
+mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire
+perp&eacute;tuel
+d&eacute;couvrait toutes les dents.</p>
+<p>&#8212;Mais alors elle doit &ecirc;tre jalouse de moi et me
+d&eacute;tester, r&eacute;pondis-je.</p>
+<p>&#8212;Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La
+ma&icirc;tresse du
+prince de Foix serait peut-&ecirc;tre jalouse s'il vous
+pr&eacute;f&eacute;rait &agrave; elle. Vous
+ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela. </p>
+<p>&#8212;Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus &agrave; onze heures.</p>
+<p>&#8212;Tiens, il m'a fait demander hier de venir d&icirc;ner ce soir, mais
+de ne
+pas venir apr&egrave;s onze heures moins le quart. Mais si vous tenez
+&agrave; aller
+chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au
+Th&eacute;&acirc;tre-Fran&ccedil;ais, vous serez
+dans la p&eacute;riph&eacute;rie, dit le prince qui croyait sans doute
+que cela
+signifiait &laquo;&agrave; proximit&eacute;&raquo; ou peut-&ecirc;tre
+&laquo;le centre&raquo;.</p>
+<p>Mais ses yeux dilat&eacute;s dans sa grosse et belle figure rouge me
+firent
+peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette
+r&eacute;ponse ne me semblait pas blessante. Le prince en re&ccedil;ut
+sans doute une
+impression diff&eacute;rente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.</p>
+<p>&laquo;Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel
+chagrin
+elle doit avoir!&raquo; dit, ou du moins me parut avoir dit, la
+princesse de
+Parme. Car ces paroles ne m'&eacute;taient arriv&eacute;es
+qu'indistinctes &agrave; travers
+celles, plus proches, que m'avait adress&eacute;es pourtant fort bas le
+prince
+Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'&ecirc;tre
+entendu
+de M. de Foix.</p>
+<p>&#8212;Ah! non, r&eacute;pondit la duchesse, &ccedil;a, je crois qu'elle
+n'en a aucun.</p>
+<p>&#8212;Aucun? vous &ecirc;tes toujours dans les extr&ecirc;mes, Oriane,
+dit M. de
+Guermantes reprenant son r&ocirc;le de falaise qui, en s'opposant
+&agrave; la vague,
+la force &agrave; lancer plus haut son panache d'&eacute;cume.</p>
+<p>&#8212;Basin sait encore mieux que moi que je dis la v&eacute;rit&eacute;,
+r&eacute;pondit la
+duchesse, mais il se croit oblig&eacute; de prendre des airs
+s&eacute;v&egrave;res &agrave; cause de
+votre pr&eacute;sence et il a peur que je vous scandalise.</p>
+<p>&#8212;Oh! non, je vous en prie, s'&eacute;cria la princesse de Parme,
+craignant
+qu'&agrave; cause d'elle on n'alt&eacute;r&acirc;t en quelque chose ces
+d&eacute;licieux mercredis
+de la duchesse de Guermantes, ce fruit d&eacute;fendu auquel la reine
+de Su&egrave;de
+elle-m&ecirc;me n'avait pas encore eu le droit de go&ucirc;ter.</p>
+<p>&#8212;Mais c'est &agrave; lui-m&ecirc;me qu'elle a r&eacute;pondu, comme
+il lui disait, d'un
+air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce
+un chagrin pour votre Majest&eacute;? &laquo;Non, ce n'est pas un grand
+deuil, c'est
+un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma s&#339;ur.&raquo; La
+v&eacute;rit&eacute; c'est
+qu'elle est enchant&eacute;e comme cela, Basin le sait tr&egrave;s
+bien, elle nous a
+invit&eacute;s &agrave; une f&ecirc;te le jour m&ecirc;me et m'a
+donn&eacute; deux perles. Je voudrais
+qu'elle perd&icirc;t une s&#339;ur tous les jours! Elle ne pleure pas la
+mort de sa
+s&#339;ur, elle la rit aux &eacute;clats. Elle se dit probablement, comme
+Robert,
+que <i>sic transit</i>, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par
+modestie,
+quoiqu'elle s&ucirc;t tr&egrave;s bien.</p>
+<p>D'ailleurs M<sup>me</sup> de Guermantes faisait seulement en ceci de
+l'esprit, et
+du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse
+d'Alen&ccedil;on, morte
+tragiquement aussi, avait un grand c&#339;ur et a sinc&egrave;rement
+pleur&eacute; les
+siens. M<sup>me</sup> de Guermantes connaissait trop les nobles s&#339;urs
+bavaroises,
+ses cousines, pour l'ignorer.</p>
+<p>&#8212;Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de
+Parme
+en saisissant &agrave; nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien
+involontairement comme une perche M<sup>me</sup> de Guermantes. Je
+crois que vous
+connaissez le g&eacute;n&eacute;ral de Monserfeuil.</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s peu, r&eacute;pondit la duchesse qui &eacute;tait
+intimement li&eacute;e avec cet
+officier. La princesse expliqua ce que d&eacute;sirait Saint-Loup.</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre,
+r&eacute;pondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont
+les
+relations avec le g&eacute;n&eacute;ral de Monserfeuil semblaient
+s'&ecirc;tre rapidement
+espac&eacute;es depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose.
+Cette
+incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme:
+&laquo;Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et
+puis vous
+lui avez d&eacute;j&agrave; demand&eacute; deux choses qu'il n'a pas
+faites. Ma femme a la
+rage d'&ecirc;tre aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour
+forcer la
+princesse &agrave; retirer sa demande sans que cela p&ucirc;t faire
+douter de
+l'amabilit&eacute; de la duchesse et pour que M<sup>me</sup> de Parme
+rejet&acirc;t la chose sur
+son propre caract&egrave;re &agrave; lui, essentiellement quinteux.
+Robert pourrait
+ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce
+qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a
+pas de meilleure mani&egrave;re de faire &eacute;chouer la chose.
+Oriane a trop
+demand&eacute; de choses &agrave; Monserfeuil. Une demande d'elle
+maintenant, c'est
+une raison pour qu'il refuse.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse
+rien,
+dit M<sup>me</sup> de Parme.</p>
+<p>&#8212;Naturellement, conclut le duc.</p>
+<p>&#8212;Ce pauvre g&eacute;n&eacute;ral, il a encore &eacute;t&eacute;
+battu aux &eacute;lections, dit la
+princesse de Parme pour changer de conversation.</p>
+<p>&#8212;Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septi&egrave;me fois, dit
+le duc qui,
+ayant d&ucirc; lui-m&ecirc;me renoncer &agrave; la politique, aimait
+assez les insucc&egrave;s
+&eacute;lectoraux des autres.</p>
+<p>&#8212;Il s'est consol&eacute; en voulant faire un nouvel enfant &agrave;
+sa femme.</p>
+<p>&#8212;Comment! Cette pauvre M<sup>me</sup> de Monserfeuil est encore
+enceinte, s'&eacute;cria
+la princesse.</p>
+<p>&#8212;Mais parfaitement, r&eacute;pondit la duchesse, c'est le seul
+<i>arrondissement</i> o&ugrave; le pauvre g&eacute;n&eacute;ral n'a
+jamais &eacute;chou&eacute;.</p>
+<p>Je ne devais plus cesser par la suite d'&ecirc;tre continuellement
+invit&eacute;,
+f&ucirc;t-ce avec quelques personnes seulement, &agrave; ces repas dont
+je m'&eacute;tais
+autrefois figur&eacute; les convives comme les ap&ocirc;tres de la
+Sainte-Chapelle.
+Ils se r&eacute;unissaient l&agrave; en effet, comme les premiers
+chr&eacute;tiens, non pour
+partager seulement une nourriture mat&eacute;rielle, d'ailleurs
+exquise, mais
+dans une sorte de C&egrave;ne sociale; de sorte qu'en peu de
+d&icirc;ners j'assimilai
+la connaissance de tous les amis de mes h&ocirc;tes, amis auxquels ils
+me
+pr&eacute;sentaient avec une nuance de bienveillance si marqu&eacute;e
+(comme
+quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute;), qu'il
+n'est pas un d'entre eux qui n'e&ucirc;t cru manquer au duc et &agrave;
+la duchesse
+s'il avait donn&eacute; un bal sans me faire figurer sur sa liste, et
+en m&ecirc;me
+temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des
+Guermantes, je savourais des ortolans accommod&eacute;s selon les
+diff&eacute;rentes
+recettes que le duc &eacute;laborait et modifiait prudemment.
+Cependant, pour
+qui s'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; assis plus d'une fois &agrave; la
+table mystique, la
+manducation de ces derniers n'&eacute;tait pas indispensable. De vieux
+amis de
+M. et de M<sup>me</sup> de Guermantes venaient les voir apr&egrave;s
+d&icirc;ner, &laquo;en
+cure-dents&raquo; aurait dit M<sup>me</sup> Swann, sans &ecirc;tre
+attendus, et prenaient
+l'hiver une tasse de tilleul aux lumi&egrave;res du grand salon,
+l'&eacute;t&eacute; un verre
+d'orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On
+n'avait jamais connu, des Guermantes, dans ces
+apr&egrave;s-d&icirc;ners au jardin,
+que l'orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d'autres
+rafra&icirc;chissements e&ucirc;t sembl&eacute; d&eacute;naturer la
+tradition, de m&ecirc;me qu'un grand
+raout dans le faubourg Saint-Germain n'est plus un raout s'il y a une
+com&eacute;die ou de la musique. Il faut qu'on soit cens&eacute; venir
+simplement&#8212;y
+e&ucirc;t-il cinq cents personnes&#8212;faire une visite &agrave; la
+princesse de
+Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus
+&agrave;
+l'orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite,
+de poire cuite. Je pris en inimiti&eacute;, &agrave; cause de cela, le
+prince
+d'Agrigente qui, comme tous les gens d&eacute;pourvus d'imagination,
+mais non
+d'avarice, s'&eacute;merveillent de ce que vous buvez et vous demandent
+la
+permission d'en prendre un peu. De sorte que chaque fois M.
+d'Agrigente,
+en diminuant ma ration, g&acirc;tait mon plaisir. Car ce jus de fruit
+n'est
+jamais en assez grande quantit&eacute; pour qu'il
+d&eacute;salt&egrave;re. Rien ne lasse
+moins que cette transposition en saveur, de la couleur d'un fruit,
+lequel cuit semble r&eacute;trograder vers la saison des fleurs.
+Empourpr&eacute;
+comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le
+z&eacute;phir
+sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte
+&agrave; goutte, et M. d'Agrigente m'emp&ecirc;chait,
+r&eacute;guli&egrave;rement, de m'en
+rassasier. Malgr&eacute; ces compotes, l'orangeade traditionnelle
+subsista
+comme le tilleul. Sous ces modestes esp&egrave;ces, la communion
+sociale n'en
+avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes &eacute;taient tout de m&ecirc;me, comme je me les
+&eacute;tais d'abord figur&eacute;s,
+rest&eacute;s plus diff&eacute;rents que leur aspect d&eacute;cevant ne
+m'e&ucirc;t port&eacute; &agrave; le
+croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en
+m&ecirc;me
+temps que l'invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable.
+Or, ce ne pouvait &ecirc;tre par snobisme, &eacute;tant eux-m&ecirc;mes
+d'un rang auquel
+nul autre n'&eacute;tait sup&eacute;rieur; ni par amour du luxe: ils
+l'aimaient
+peut-&ecirc;tre, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu
+en
+conna&icirc;tre un splendide, car, ces m&ecirc;mes soirs, la femme
+charmante d'un
+richissime financier e&ucirc;t tout fait pour les avoir &agrave; des
+chasses
+&eacute;blouissantes qu'elle donnerait pendant deux jours pour le roi
+d'Espagne. Ils avaient refus&eacute; n&eacute;anmoins et &eacute;taient
+venus &agrave; tout hasard
+voir si M<sup>me</sup> de Guermantes &eacute;tait chez elle. Ils
+n'&eacute;taient m&ecirc;me pas
+certains de trouver l&agrave; des opinions absolument conformes aux
+leurs, ou
+des sentiments sp&eacute;cialement chaleureux; M<sup>me</sup> de
+Guermantes lan&ccedil;ait
+parfois sur l'affaire Dreyfus, sur la R&eacute;publique, sur les lois
+antireligieuses, ou m&ecirc;me, &agrave; mi-voix, sur eux-m&ecirc;mes,
+sur leurs
+infirmit&eacute;s, sur le caract&egrave;re ennuyeux de leur
+conversation, des
+r&eacute;flexions qu'ils devaient faire semblant de ne pas remarquer.
+Sans
+doute, s'ils gardaient l&agrave; leurs habitudes, &eacute;tait-ce par
+&eacute;ducation
+affin&eacute;e du gourmet mondain, par claire connaissance de la
+parfaite et
+premi&egrave;re qualit&eacute; du mets social, au go&ucirc;t familier,
+rassurant et sapide,
+sans m&eacute;lange, non frelat&eacute;, dont ils savaient l'origine et
+l'histoire
+aussi bien que celle qui la leur servait, rest&eacute;s plus
+&laquo;nobles&raquo; en cela
+qu'ils ne le savaient eux-m&ecirc;mes. Or, parmi ces visiteurs auxquels
+je fus
+pr&eacute;sent&eacute; apr&egrave;s d&icirc;ner, le hasard fit qu'il y
+eut ce g&eacute;n&eacute;ral de
+Monserfeuil dont avait parl&eacute; la princesse de Parme et que M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, du salon de qui il &eacute;tait un des habitu&eacute;s, ne
+savait pas
+devoir venir ce soir-l&agrave;. Il s'inclina devant moi, en entendant
+mon nom,
+comme si j'eusse &eacute;t&eacute; pr&eacute;sident du Conseil
+sup&eacute;rieur de la guerre.
+J'avais cru que c'&eacute;tait simplement par quelque
+inserviabilit&eacute; fonci&egrave;re,
+et pour laquelle le duc, comme pour l'esprit, sinon pour l'amour,
+&eacute;tait
+le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refus&eacute; de
+recommander son neveu &agrave; M. de Monserfeuil. Et je voyais
+l&agrave; une
+indiff&eacute;rence d'autant plus coupable que j'avais cru comprendre
+par
+quelques mots &eacute;chapp&eacute;s &agrave; la princesse de Parme que
+le poste de Robert
+&eacute;tait dangereux et qu'il &eacute;tait prudent de l'en faire
+changer. Mais ce
+fut par la v&eacute;ritable m&eacute;chancet&eacute; de M<sup>me</sup>
+de Guermantes que je fus r&eacute;volt&eacute;
+quand, la princesse de Parme ayant timidement propos&eacute; d'en
+parler
+d'elle-m&ecirc;me et pour son compte au g&eacute;n&eacute;ral, la
+duchesse fit tout ce
+qu'elle put pour en d&eacute;tourner l'Altesse.</p>
+<p>&#8212;Mais Madame, s'&eacute;cria-t-elle, Monserfeuil n'a aucune
+esp&egrave;ce de cr&eacute;dit
+ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup
+d'&eacute;p&eacute;e
+dans l'eau.</p>
+<p>&#8212;Je crois qu'il pourrait nous entendre, murmura la princesse en
+invitant la duchesse &agrave; parler plus bas.</p>
+<p>&#8212;Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit
+sans
+baisser la voix la duchesse, que le g&eacute;n&eacute;ral entendit
+parfaitement.</p>
+<p>&#8212;C'est que je crois que M. de Saint-Loup n'est pas dans un endroit
+tr&egrave;s
+rassurant, dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Que voulez-vous, r&eacute;pondit la duchesse, il est dans le cas de
+tout le
+monde, avec la diff&eacute;rence que c'est lui qui a demand&eacute;
+&agrave; y aller. Et
+puis, non, ce n'est pas dangereux; sans cela vous pensez bien que je
+m'en occuperais. J'en aurais parl&eacute; &agrave; Saint-Joseph pendant
+le d&icirc;ner. Il
+est beaucoup plus influent, et d'un travailleur! Vous voyez, il est
+d&eacute;j&agrave;
+parti. Du reste ce serait moins d&eacute;licat qu'avec celui-ci, qui a
+justement trois de ses fils au Maroc et n'a pas voulu demander leur
+changement; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient,
+j'en parlerai &agrave; Saint-Joseph... si je le vois, ou &agrave;
+Beautreillis. Mais
+si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a
+expliqu&eacute;
+l'autre jour o&ugrave; c'&eacute;tait. Je crois qu'il ne peut
+&ecirc;tre nulle part mieux
+que l&agrave;.</p>
+<p>&laquo;Quelle jolie fleur, je n'en avais jamais vu de pareille, il
+n'y a que
+vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles!&raquo; dit la princesse
+de
+Parme qui, de peur que le g&eacute;n&eacute;ral de Monserfeuil
+n'e&ucirc;t entendu la
+duchesse, cherchait &agrave; changer de conversation. Je reconnus une
+plante de
+l'esp&egrave;ce de celles qu'Elstir avait peintes devant moi.</p>
+<p>&#8212;Je suis enchant&eacute;e qu'elle vous plaise; elles sont
+ravissantes,
+regardez leur petit tour de cou de velours mauve; seulement, comme il
+peut arriver &agrave; des personnes tr&egrave;s jolies et tr&egrave;s
+bien habill&eacute;es, elles
+ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgr&eacute; cela, je les
+aime
+beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c'est qu'elles vont mourir.</p>
+<p>&#8212;Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coup&eacute;es,
+dit la
+princesse.</p>
+<p>&#8212;Non, r&eacute;pondit la duchesse en riant, mais &ccedil;a revient
+au m&ecirc;me, comme ce
+sont des dames. C'est une esp&egrave;ce de plantes o&ugrave; les dames
+et les
+messieurs ne se trouvent pas sur le m&ecirc;me pied. Je suis comme les
+gens
+qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela
+je n'aurai pas de petits!</p>
+<p>&#8212;Comme c'est curieux. Mais alors dans la nature...</p>
+<p>&#8212;Oui! il y a certains insectes qui se chargent d'effectuer le
+mariage,
+comme pour les souverains, par procuration, sans que le fianc&eacute;
+et la
+fianc&eacute;e se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je
+recommande &agrave; mon
+domestique de mettre ma plante &agrave; la fen&ecirc;tre le plus qu'il
+peut, tant&ocirc;t
+du c&ocirc;t&eacute; cour, tant&ocirc;t du c&ocirc;t&eacute; jardin,
+dans l'espoir que viendra l'insecte
+indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait
+qu'il ait justement &eacute;t&eacute; voir une personne de la
+m&ecirc;me esp&egrave;ce et d'un
+autre sexe, et qu'il ait l'id&eacute;e de venir mettre des cartes dans
+la
+maison. Il n'est pas venu jusqu'ici, je crois que ma plante est
+toujours
+digne d'&ecirc;tre rosi&egrave;re, j'avoue qu'un peu plus de
+d&eacute;vergondage me
+plairait mieux. Tenez, c'est comme ce bel arbre qui est dans la cour,
+il
+mourra sans enfants parce que c'est une esp&egrave;ce tr&egrave;s rare
+dans nos pays.
+Lui, c'est le vent qui est charg&eacute; d'op&eacute;rer l'union, mais
+le mur est un
+peu haut.</p>
+<p>&#8212;En effet, dit M. de Br&eacute;aut&eacute;, vous auriez d&ucirc; le
+faire abattre de
+quelques centim&egrave;tres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des
+op&eacute;rations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille
+qu'il y
+avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout &agrave;
+l'heure,
+duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier.
+Celle-l&agrave;
+produit bien des fleurs &agrave; la fois masculines et
+f&eacute;minines, mais une
+sorte de paroi dure, plac&eacute;e entre elles, emp&ecirc;che toute
+communication.
+Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour o&ugrave; un
+jeune
+n&egrave;gre natif de la R&eacute;union et nomm&eacute; Albins, ce qui,
+entre parenth&egrave;ses,
+est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut
+l'id&eacute;e,
+&agrave; l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes
+s&eacute;par&eacute;s.</p>
+<p>&#8212;Babal, vous &ecirc;tes divin, vous savez tout, s'&eacute;cria la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Mais vous-m&ecirc;me, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je
+ne me
+doutais pas, dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Je dirai &agrave; Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours
+beaucoup
+parl&eacute; de botanique. Quelquefois, quand cela nous emb&ecirc;tait
+trop d'aller &agrave;
+un th&eacute; ou &agrave; une matin&eacute;e, nous partions pour la
+campagne et il me
+montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup
+plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On
+n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a
+l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il
+a
+fait lui-m&ecirc;me un mariage encore beaucoup plus &eacute;tonnant et
+qui rend tout
+difficile. Ah! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son
+temps
+&agrave; faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on
+conna&icirc;t
+quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'int&eacute;ressantes, il
+faut
+qu'il fasse le mariage de Swann. Plac&eacute;e entre le renoncement aux
+promenades botaniques et l'obligation de fr&eacute;quenter une personne
+d&eacute;shonorante, j'ai choisi la premi&egrave;re de ces deux
+calamit&eacute;s. D'ailleurs,
+au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il para&icirc;t que,
+rien
+que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de
+choses inconvenantes que la nuit... dans le bois de Boulogne! Seulement
+cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait tr&egrave;s
+simplement, on voit une petite pluie orang&eacute;e, ou bien une mouche
+tr&egrave;s
+poussi&eacute;reuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche
+avant
+d'entrer dans une fleur. Et tout est consomm&eacute;!</p>
+<p>&#8212;La commode sur laquelle la plante est pos&eacute;e est splendide
+aussi, c'est
+Empire, je crois, dit la princesse qui, n'&eacute;tant pas
+famili&egrave;re avec les
+travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la
+signification des plaisanteries de la duchesse. </p>
+<p>&#8212;N'est-ce pas, c'est beau? Je suis ravie que Madame l'aime,
+r&eacute;pondit la
+duchesse. C'est une pi&egrave;ce magnifique. Je vous dirai que j'ai
+toujours
+ador&eacute; le style Empire, m&ecirc;me au temps o&ugrave; cela
+n'&eacute;tait pas &agrave; la mode. Je
+me rappelle qu'&agrave; Guermantes je m'&eacute;tais fait honnir de ma
+belle-m&egrave;re
+parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides
+meubles Empire que Basin avait h&eacute;rit&eacute;s des Montesquiou,
+et que j'en
+avais meubl&eacute; l'aile que j'habitais. M. de Guermantes sourit. Il
+devait
+pourtant se rappeler que les choses s'&eacute;taient pass&eacute;es
+d'une fa&ccedil;on fort
+diff&eacute;rente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes
+sur le
+mauvais go&ucirc;t de sa belle-m&egrave;re ayant &eacute;t&eacute; de
+tradition pendant le peu de
+temps o&ugrave; le prince avait &eacute;t&eacute; &eacute;pris de sa
+femme, &agrave; son amour pour la
+seconde avait surv&eacute;cu un certain d&eacute;dain pour
+l'inf&eacute;riorit&eacute; d'esprit de
+la premi&egrave;re, d&eacute;dain qui s'alliait d'ailleurs &agrave;
+beaucoup d'attachement et
+de respect. &laquo;Les I&eacute;na ont le m&ecirc;me fauteuil avec
+incrustations de
+Wetgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien, dit la duchesse du
+m&ecirc;me air d'impartialit&eacute; que si elle n'avait
+poss&eacute;d&eacute; aucun de ces deux
+meubles; je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que
+je n'ai pas.&raquo; La princesse de Parme garda le silence. &laquo;Mais
+c'est vrai,
+Votre Altesse ne conna&icirc;t pas leur collection. Oh! elle devrait
+absolument y venir une fois avec moi. C'est une des choses les plus
+magnifiques de Paris, c'est un mus&eacute;e qui serait vivant.&raquo;
+Et comme cette
+proposition &eacute;tait une des audaces les plus Guermantes de la
+duchesse,
+parce que les I&eacute;na &eacute;taient pour la princesse de Parme de
+purs
+usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de
+Guastalla, M<sup>me</sup> de Guermantes en la lan&ccedil;ant ainsi ne
+se retint pas (tant
+l'amour qu'elle portait &agrave; sa propre originalit&eacute;
+l'emportait encore sur
+sa d&eacute;f&eacute;rence pour la princesse de Parme) de jeter sur les
+autres
+convives des regards amus&eacute;s et souriants. Eux aussi
+s'effor&ccedil;aient de
+sourire, &agrave; la fois effray&eacute;s, &eacute;merveill&eacute;s,
+et surtout ravis de penser
+qu'ils &eacute;taient t&eacute;moins de la
+&laquo;derni&egrave;re&raquo; d'Oriane et pourraient la
+raconter &laquo;tout chaud&raquo;. Ils n'&eacute;taient qu'&agrave;
+demi stup&eacute;faits, sachant que
+la duchesse avait l'art de faire liti&egrave;re de tous les
+pr&eacute;jug&eacute;s
+Courvoisier pour une r&eacute;ussite de vie plus piquante et plus
+agr&eacute;able.
+N'avait-elle pas, au cours de ces derni&egrave;res ann&eacute;es,
+r&eacute;uni &agrave; la princesse
+Mathilde le duc d'Aumale qui avait &eacute;crit au propre fr&egrave;re
+de la princesse
+la fameuse lettre: &laquo;Dans ma famille tous les hommes sont braves
+et
+toutes les femmes sont chastes?&raquo; Or, les princes le restant
+m&ecirc;me au
+moment o&ugrave; ils paraissent vouloir oublier qu'ils le sont, le duc
+d'Aumale
+et la princesse Mathilde s'&eacute;taient tellement plu chez M<sup>me</sup>
+de Guermantes
+qu'ils &eacute;taient ensuite all&eacute;s l'un chez l'autre, avec
+cette facult&eacute;
+d'oublier le pass&eacute; que t&eacute;moigna Louis XVIII quand il prit
+pour ministre
+Fouch&eacute; qui avait vot&eacute; la mort de son fr&egrave;re. M<sup>me</sup>
+de Guermantes
+nourrissait le m&ecirc;me projet de rapprochement entre la princesse
+Murat et
+la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait
+aussi
+embarrass&eacute;e qu'auraient pu l'&ecirc;tre les h&eacute;ritiers de
+la couronne des
+Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d'Orange et duc de
+Brabant, si on avait voulu leur pr&eacute;senter M. de Mailly Nesle,
+prince
+d'Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d'abord la duchesse,
+&agrave;
+qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier f&ucirc;t r&eacute;solu
+&agrave; ignorer les
+I&eacute;na) avaient &agrave; grand'peine fini par faire aimer le style
+Empire,
+s'&eacute;cria:</p>
+<p>&#8212;Madame, sinc&egrave;rement, je ne peux pas vous dire &agrave; quel
+point vous
+trouverez cela beau! J'avoue que le style Empire m'a toujours
+impressionn&eacute;e. Mais, chez les I&eacute;na, l&agrave;, c'est
+vraiment comme une
+hallucination. Cette esp&egrave;ce, comment vous dire, de... reflux de
+l'exp&eacute;dition d'&Eacute;gypte, et puis aussi de remont&eacute;e
+jusqu'&agrave; nous de
+l'Antiquit&eacute;, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui
+viennent
+se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux
+cand&eacute;labres, une Muse &eacute;norme qui vous tend un petit
+flambeau pour jouer
+&agrave; la bouillotte ou qui est tranquillement mont&eacute;e sur
+votre chemin&eacute;e et
+s'accoude &agrave; votre pendule, et puis toutes les lampes
+pomp&eacute;iennes, les
+petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir &eacute;t&eacute;
+trouv&eacute;s sur le Nil et
+d'o&ugrave; on s'attend &agrave; voir sortir Mo&iuml;se, ces quadriges
+antiques qui
+galopent le long des tables de nuit...</p>
+<p>&#8212;On n'est pas tr&egrave;s bien assis dans les meubles Empire,
+hasarda la
+princesse.</p>
+<p>&#8212;Non, r&eacute;pondit la duchesse, mais, ajouta M<sup>me</sup> de
+Guermantes en insistant
+avec un sourire, j'aime &ecirc;tre mal assise sur ces si&egrave;ges
+d'acajou
+recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de
+guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du
+grand
+salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous
+assure que, chez les I&eacute;na, on ne pense pas un instant &agrave;
+la mani&egrave;re dont
+on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire
+peinte &agrave; fresque sur le mur. Mon &eacute;poux va me trouver bien
+mauvaise
+royaliste, mais je suis tr&egrave;s mal pensante, vous savez, je vous
+assure
+que chez ces gens-l&agrave; on en arrive &agrave; aimer tous ces N,
+toutes ces
+abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on
+n'a
+pas &eacute;t&eacute; tr&egrave;s g&acirc;t&eacute; du
+c&ocirc;t&eacute; gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de
+couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je
+trouve que &ccedil;a a un certain chic! Votre Altesse devrait...</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que
+ce
+ne sera pas facile.</p>
+<p>&#8212;Mais Madame verra que tout s'arrangera tr&egrave;s bien. Ce sont de
+tr&egrave;s
+bonnes gens, pas b&ecirc;tes. Nous y avons men&eacute; M<sup>me</sup>
+de Chevreuse, ajouta la
+duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a &eacute;t&eacute;
+ravie. Le fils
+est m&ecirc;me tr&egrave;s agr&eacute;able... Ce que je vais dire n'est
+pas tr&egrave;s convenable,
+ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit o&ugrave; on
+voudrait
+dormir&#8212;sans lui! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai
+&eacute;t&eacute;
+le voir une fois pendant qu'il &eacute;tait malade et couch&eacute;. A
+c&ocirc;t&eacute; de lui,
+sur le rebord du lit, il y avait sculpt&eacute;e une longue
+Sir&egrave;ne allong&eacute;e,
+ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des
+esp&egrave;ces de lotus. Je vous assure, ajouta M<sup>me</sup> de
+Guermantes,&#8212;en
+ralentissant son d&eacute;bit pour mettre encore mieux en relief les
+mots
+qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles
+l&egrave;vres, le
+fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la
+princesse un regard doux, fixe et profond,&#8212;qu'avec les palmettes et la
+couronne d'or qui &eacute;tait &agrave; c&ocirc;t&eacute;,
+c'&eacute;tait &eacute;mouvant; c'&eacute;tait tout &agrave; fait
+l'arrangement du <i>jeune Homme et la Mort</i> de Gustave Moreau
+(Votre
+Altesse conna&icirc;t s&ucirc;rement ce chef-d'&#339;uvre). La princesse de
+Parme, qui
+ignorait m&ecirc;me le nom du peintre, fit de violents mouvements de
+t&ecirc;te et
+sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau.
+Mais l'intensit&eacute; de sa mimique ne parvint pas &agrave; remplacer
+cette lumi&egrave;re
+qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on
+veut nous parler.</p>
+<p>&#8212;Il est joli gar&ccedil;on, je crois? demanda-t-elle.</p>
+<p>&#8212;Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une
+reine
+Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pens&eacute; qu'il
+serait un
+peu ridicule pour un homme de d&eacute;velopper cette ressemblance, et
+cela se
+perd dans des joues encaustiqu&eacute;es qui lui donnent un air assez
+mameluck.
+On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann,
+ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a &eacute;t&eacute;
+frapp&eacute; de la
+ressemblance de cette Sir&egrave;ne avec <i>la Mort</i> de Gustave
+Moreau. Mais
+d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant
+s&eacute;rieux, afin
+de faire rire davantage, il n'y a pas &agrave; nous frapper, car
+c'&eacute;tait un
+rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.</p>
+<p>&#8212;On dit qu'il est snob? demanda M. de Br&eacute;aut&eacute; d'un air
+malveillant,
+allum&eacute; et en attendant dans la r&eacute;ponse la m&ecirc;me
+pr&eacute;cision que s'il avait
+dit: &laquo;On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts &agrave; la main
+droite,
+est-ce vrai?&raquo;</p>
+<p>&#8212;M...on Dieu, n...on, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes
+avec un sourire de
+douce indulgence. Peut-&ecirc;tre un tout petit peu snob d'apparence,
+parce
+qu'il est extr&ecirc;mement jeune, mais cela m'&eacute;tonnerait qu'il
+le f&ucirc;t en
+r&eacute;alit&eacute;, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme
+s'il y e&ucirc;t eu &agrave;
+son avis incompatibilit&eacute; absolue entre le snobisme et
+l'intelligence.
+&laquo;Il est fin, je l'ai vu dr&ocirc;le&raquo;, dit-elle encore en
+riant d'un air
+gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de dr&ocirc;lerie
+sur
+quelqu'un exigeait une certaine expression de ga&icirc;t&eacute;, ou
+comme si les
+saillies du duc de Guastalla lui revenaient &agrave; l'esprit en ce
+moment. &laquo;Du
+reste, comme il n'est pas re&ccedil;u, ce snobisme n'aurait pas
+&agrave; s'exercer&raquo;,
+reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte
+la princesse de Parme.</p>
+<p>&#8212;Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l'appelle M<sup>me</sup>
+I&eacute;na, s'il apprend que je suis all&eacute;e chez elle.</p>
+<p>&#8212;Mais comment, s'&eacute;cria avec une extraordinaire
+vivacit&eacute; la duchesse,
+vous savez que c'est nous qui avons c&eacute;d&eacute; &agrave; Gilbert
+(elle s'en repentait
+am&egrave;rement aujourd'hui!) toute une salle de jeu Empire qui nous
+venait de
+Quiou-Quiou et qui est une splendeur! Il n'y avait pas la place ici
+o&ugrave;
+pourtant je trouve que &ccedil;a faisait mieux que chez lui. C'est une
+chose de
+toute beaut&eacute;, moiti&eacute; &eacute;trusque, moiti&eacute;
+&eacute;gyptienne...</p>
+<p>&#8212;&Eacute;gyptienne? demanda la princesse &agrave; qui
+&eacute;trusque disait peu de chose.</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a
+expliqu&eacute;,
+seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond,
+Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'&Eacute;gypte du style
+Empire n'a
+aucun rapport avec la vraie &Eacute;gypte, ni leurs Romains avec les
+Romains,
+ni leur &Eacute;trurie...</p>
+<p>&#8212;Vraiment! dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Mais non, c'est comme ce qu'on appelait un costume Louis XV sous le
+second Empire, dans la jeunesse d'Anna de Mouchy ou de la m&egrave;re
+du cher
+Brigode. Tout &agrave; l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous
+jouait
+l'autre jour de lui une chose, tr&egrave;s belle d'ailleurs, un peu
+froide, o&ugrave;
+il y a un th&egrave;me russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait
+cela
+russe. Et de m&ecirc;me les peintres chinois ont cru copier Bellini.
+D'ailleurs m&ecirc;me dans le m&ecirc;me pays, chaque fois que
+quelqu'un regarde les
+choses d'une fa&ccedil;on un peu nouvelle, les quatre quarts des gens
+ne voient
+goutte &agrave; ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans
+pour qu'ils
+arrivent &agrave; distinguer.</p>
+<p>&#8212;Quarante ans! s'&eacute;cria la princesse effray&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots
+(qui &eacute;taient presque des mots de moi, car j'avais justement
+&eacute;mis devant
+elle une id&eacute;e analogue), gr&acirc;ce &agrave; sa prononciation,
+l'&eacute;quivalent de ce
+que pour les caract&egrave;res imprim&eacute;s on appelle italiques,
+c'est comme une
+esp&egrave;ce de premier individu isol&eacute; d'une esp&egrave;ce qui
+n'existe pas encore et
+qui pullulera, un individu dou&eacute; d'une esp&egrave;ce de <i>sens</i>
+que l'esp&egrave;ce
+humaine &agrave; son &eacute;poque ne poss&egrave;de pas. Je ne peux
+gu&egrave;re me citer, parce
+que moi, au contraire, j'ai toujours aim&eacute; d&egrave;s le
+d&eacute;but toutes les
+manifestations int&eacute;ressantes, si nouvelles qu'elles fussent.
+Mais enfin
+l'autre jour j'ai &eacute;t&eacute; avec la grande-duchesse au Louvre,
+nous avons
+pass&eacute; devant <i>l'Olympia</i> de Manet. Maintenant personne ne
+s'en &eacute;tonne
+plus. &Ccedil;'a l'air d'une chose d'Ingres! Et pourtant Dieu sait ce
+que j'ai
+eu &agrave; rompre de lances pour ce tableau que je n'aime pas tout,
+mais qui
+est s&ucirc;rement de quelqu'un. Sa place n'est peut-&ecirc;tre pas
+tout &agrave; fait au
+Louvre.</p>
+<p>&#8212;Elle va bien, la grande-duchesse? demanda la princesse de Parme
+&agrave; qui
+la tante du tsar &eacute;tait infiniment plus famili&egrave;re que le
+mod&egrave;le de Manet.</p>
+<p>&#8212;Oui, nous avons parl&eacute; de vous. Au fond, reprit la duchesse,
+qui tenait
+&agrave; son id&eacute;e, la v&eacute;rit&eacute; c'est que, comme dit
+mon beau-fr&egrave;re Palam&egrave;de, l'on
+a entre soi et chaque personne le mur d'une langue
+&eacute;trang&egrave;re. Du reste
+je reconnais que ce n'est exact de personne autant que de Gilbert. Si
+cela vous amuse d'aller chez les I&eacute;na, vous avez trop d'esprit
+pour
+faire d&eacute;pendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme,
+qui est
+une ch&egrave;re cr&eacute;ature innocente, mais enfin qui a des
+id&eacute;es de l'autre
+monde. Je me sens plus rapproch&eacute;e, plus consanguine de mon
+cocher, de
+mes chevaux, que de cet homme qui se r&eacute;f&egrave;re tout le temps
+&agrave; ce qu'on
+aurait pens&eacute; sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros.
+Songez que,
+quand il se prom&egrave;ne dans la campagne, il &eacute;carte les
+paysans d'un air
+bonasse, avec sa canne, en disant: &laquo;Allez, manants!&raquo; Je
+suis au fond
+aussi &eacute;tonn&eacute;e quand il me parle que si je m'entendais
+adresser la parole
+par les &laquo;gisants&raquo; des anciens tombeaux gothiques. Cette
+pierre vivante a
+beau &ecirc;tre mon cousin, elle me fait peur et je n'ai qu'une
+id&eacute;e, c'est de
+la laisser dans son moyen &acirc;ge. A part &ccedil;a, je reconnais
+qu'il n'a jamais
+assassin&eacute; personne.</p>
+<p>&#8212;Je viens justement de d&icirc;ner avec lui chez M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, dit le
+g&eacute;n&eacute;ral, mais sans sourire ni adh&eacute;rer aux
+plaisanteries de la duchesse.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que M. de Norpois &eacute;tait l&agrave;, demanda le prince
+Von, qui pensait
+toujours &agrave; l'Acad&eacute;mie des Sciences morales. </p>
+<p>&#8212;Oui, dit le g&eacute;n&eacute;ral. Il a m&ecirc;me parl&eacute; de
+votre empereur.</p>
+<p>&#8212;Il para&icirc;t que l'empereur Guillaume est tr&egrave;s
+intelligent, mais il
+n'aime pas la peinture d'Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre
+lui,
+r&eacute;pondit la duchesse, je partage sa mani&egrave;re de voir.
+Quoique Elstir ait
+fait un beau portrait de moi. Ah! vous ne le connaissez pas? Ce n'est
+pas ressemblant mais c'est curieux. Il est int&eacute;ressant pendant
+les
+poses. Il m'a fait comme une esp&egrave;ce de vieillarde. Cela imite
+les
+<i>R&eacute;gentes de l'h&ocirc;pital</i> de Hals. Je pense que vous
+connaissez ces
+sublimit&eacute;s, pour prendre une expression ch&egrave;re &agrave;
+mon neveu, dit en se
+tournant vers moi la duchesse qui faisait battre
+l&eacute;g&egrave;rement son &eacute;ventail
+de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait
+noblement
+sa t&ecirc;te en arri&egrave;re, car tout en &eacute;tant toujours
+grande dame, elle jouait
+un petit peu &agrave; la grande dame. Je dis que j'&eacute;tais
+all&eacute; autrefois &agrave;
+Amsterdam et &agrave; La Haye, mais que, pour ne pas tout m&ecirc;ler,
+comme mon
+temps &eacute;tait limit&eacute;, j'avais laiss&eacute; de
+c&ocirc;t&eacute; Haarlem.&#8212;Ah! La Haye, quel
+mus&eacute;e! s'&eacute;cria M. de Guermantes.</p>
+<p>Je lui dis qu'il y avait sans doute admir&eacute; la <i>Vue de Delft</i>
+de Vermeer.
+Mais le duc &eacute;tait moins instruit qu'orgueilleux. Aussi se
+contenta-t-il
+de me r&eacute;pondre d'un air de suffisance, comme chaque fois qu'on
+lui
+parlait d'une &#339;uvre d'un mus&eacute;e, ou bien du Salon, et qu'il ne se
+rappelait pas: &laquo;Si c'est &agrave; voir, je l'ai vu!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Comment! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n'&ecirc;tes
+pas all&eacute;
+&agrave; Haarlem? s'&eacute;cria la duchesse. Mais quand m&ecirc;me
+vous n'auriez eu qu'un
+quart d'heure c'est une chose extraordinaire &agrave; avoir vue que les
+Hals.
+Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut
+d'une imp&eacute;riale de tramway sans s'arr&ecirc;ter, s'ils
+&eacute;taient expos&eacute;s dehors,
+devrait ouvrir les yeux tout grands.</p>
+<p>Cette parole me choqua comme m&eacute;connaissant la fa&ccedil;on
+dont se forment en
+nous les impressions artistiques, et parce qu'elle semblait impliquer
+que notre &#339;il est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend
+des instantan&eacute;s.</p>
+<p>M. de Guermantes, heureux qu'elle me parl&acirc;t avec une telle
+comp&eacute;tence
+des sujets qui m'int&eacute;ressaient, regardait la prestance
+c&eacute;l&egrave;bre de sa
+femme, &eacute;coutait ce qu'elle disait de Frans Hals et pensait:
+&laquo;Elle est
+ferr&eacute;e &agrave; glace sur tout. Mon jeune invit&eacute; peut se
+dire qu'il a devant
+lui une grande dame d'autrefois dans toute l'acception du mot, et comme
+il n'y en a pas aujourd'hui une deuxi&egrave;me.&raquo; Tels je les
+voyais tous deux,
+retir&eacute;s de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les
+imaginais
+menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et
+aux
+autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais
+in&eacute;galement, comme tant de m&eacute;nages du faubourg
+Saint-Germain o&ugrave; la femme
+a eu l'art de s'arr&ecirc;ter &agrave; l'&acirc;ge d'or, l'homme, la
+mauvaise chance de
+descendre &agrave; l'&acirc;ge ingrat du pass&eacute;, l'une restant
+encore Louis XV quand
+le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que M<sup>me</sup> de
+Guermantes f&ucirc;t
+pareille aux autres femmes, &ccedil;'avait &eacute;t&eacute; pour moi
+d'abord une d&eacute;ception,
+c'&eacute;tait presque, par r&eacute;action, et tant de bons vins
+aidant, un
+&eacute;merveillement. Un Don Juan d'Autriche, une Isabelle d'Este,
+situ&eacute;s pour
+nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande
+histoire que le c&ocirc;t&eacute; de M&eacute;s&eacute;glise avec le
+c&ocirc;t&eacute; de Guermantes. Isabelle
+d'Este fut sans doute, dans la r&eacute;alit&eacute;, une fort petite
+princesse,
+semblable &agrave; celles qui sous Louis XIV n'obtenaient aucun rang
+particulier &agrave; la cour. Mais, nous semblant d'une essence unique
+et, par
+suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d'une moindre
+grandeur, de sorte qu'un souper avec Louis XIV nous para&icirc;trait
+seulement
+offrir quelque int&eacute;r&ecirc;t, tandis qu'en Isabelle d'Este nous
+nous
+trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle
+h&eacute;ro&iuml;ne de roman. Or, apr&egrave;s avoir, en
+&eacute;tudiant Isabelle d'Este, en la
+transplantant patiemment de ce monde f&eacute;erique dans celui de
+l'histoire,
+constat&eacute; que sa vie, sa pens&eacute;e, ne contenaient rien de
+cette &eacute;tranget&eacute;
+myst&eacute;rieuse que nous avait sugg&eacute;r&eacute;e son nom, une
+fois cette d&eacute;ception
+consomm&eacute;e, nous savons un gr&eacute; infini &agrave; cette
+princesse d'avoir eu, de la
+peinture de Mantegna, des connaissances presque &eacute;gales &agrave;
+celles,
+jusque-l&agrave; m&eacute;pris&eacute;es par nous et mises, comme
+e&ucirc;t dit Fran&ccedil;oise, &laquo;plus
+bas que terre&raquo;, de M. Lafenestre. Apr&egrave;s avoir gravi les
+hauteurs
+inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de
+la vie de la duchesse, j'&eacute;prouvais &agrave; y trouver les noms,
+familiers
+ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, h&eacute;las, de Vibert, le
+m&ecirc;me
+&eacute;tonnement qu'un voyageur, apr&egrave;s avoir tenu compte, pour
+imaginer la
+singularit&eacute; des m&#339;urs dans un vallon sauvage de
+l'Am&eacute;rique Centrale ou
+de l'Afrique du Nord, de l'&eacute;loignement g&eacute;ographique, de
+l'&eacute;tranget&eacute; des
+d&eacute;nominations de la flore, &eacute;prouve &agrave;
+d&eacute;couvrir, une fois travers&eacute; un
+rideau d'alo&egrave;s g&eacute;ants ou de mancenilliers, des habitants
+qui (parfois
+m&ecirc;me devant les ruines d'un th&eacute;&acirc;tre romain et d'une
+colonne d&eacute;di&eacute;e &agrave;
+V&eacute;nus) sont en train de lire <i>M&eacute;rope</i> ou <i>Alzire</i>.
+Et si loin, si &agrave;
+l'&eacute;cart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j'avais
+connues, la
+culture similaire par laquelle M<sup>me</sup> de Guermantes
+s'&eacute;tait efforc&eacute;e, sans
+int&eacute;r&ecirc;t, sans raison d'ambition, de descendre au niveau de
+celles
+qu'elle ne conna&icirc;trait jamais, avait le caract&egrave;re
+m&eacute;ritoire, presque
+touchant &agrave; force d'&ecirc;tre inutilisable, d'une
+&eacute;rudition en mati&egrave;re
+d'antiquit&eacute;s ph&eacute;niciennes chez un homme politique ou un
+m&eacute;decin. &laquo;J'en
+aurais pu vous montrer un tr&egrave;s beau, me dit aimablement M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, pr&eacute;tendent
+certaines
+personnes, et que j'ai h&eacute;rit&eacute; d'un cousin allemand.
+Malheureusement il
+s'est trouv&eacute; &laquo;fieff&eacute;&raquo; dans le ch&acirc;teau;
+vous ne connaissiez pas cette
+expression? moi non plus,&raquo; ajouta-t-elle par ce go&ucirc;t
+qu'elle avait de
+faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur
+les
+coutumes anciennes, mais auxquelles elle &eacute;tait inconsciemment et
+&acirc;prement attach&eacute;e. &laquo;Je suis contente que vous ayez
+vu mes Elstir, mais
+j'avoue que je l'aurais &eacute;t&eacute; encore bien plus, si j'avais
+pu vous faire
+les honneurs de mon Hals, de ce tableau &laquo;fieff&eacute;&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Je le connais, dit le prince Von, c'est celui du grand-duc de Hesse.</p>
+<p>&#8212;Justement, son fr&egrave;re avait &eacute;pous&eacute; ma s&#339;ur, dit
+M. de Guermantes, et
+d'ailleurs sa m&egrave;re &eacute;tait cousine germaine de la
+m&egrave;re d'Oriane.</p>
+<p>&#8212;Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me
+permettrai
+de dire que, sans avoir d'opinion sur ses &#339;uvres, que je ne connais
+pas,
+la haine dont le poursuit l'empereur ne me para&icirc;t pas devoir
+&ecirc;tre
+retenue contre lui. L'empereur est d'une merveilleuse intelligence.</p>
+<p>&#8212;Oui, j'ai d&icirc;n&eacute; deux fois avec lui, une fois chez ma
+tante Sagan, une
+fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l'ai trouv&eacute;
+curieux. Je ne l'ai pas trouv&eacute; simple! Mais il a quelque chose
+d'amusant, d'&laquo;obtenu&raquo;, dit-elle en d&eacute;tachant le mot,
+comme un &#339;illet
+vert, c'est-&agrave;-dire une chose qui m'&eacute;tonne et ne me
+pla&icirc;t pas infiniment,
+une chose qu'il est &eacute;tonnant qu'on ait pu faire, mais que je
+trouve
+qu'on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J'esp&egrave;re que je
+ne vous
+&laquo;choque&raquo; pas?</p>
+<p>&#8212;L'empereur est d'une intelligence inou&iuml;e, reprit le prince, il
+aime
+passionn&eacute;ment les arts; il a sur les &#339;uvres d'art un go&ucirc;t
+en quelque
+sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau,
+il
+le reconna&icirc;t tout de suite, il le prend en haine. S'il
+d&eacute;teste quelque
+chose, il n'y a aucun doute &agrave; avoir, c'est que c'est excellent.
+(Tout le
+monde sourit.)</p>
+<p>&#8212;Vous me rassurez, dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Je comparerai volontiers l'empereur, reprit le prince qui, ne
+sachant
+pas prononcer le mot arch&eacute;ologue (c'est-&agrave;-dire comme si
+c'&eacute;tait &eacute;crit
+k&eacute;ologue), ne perdait jamais une occasion de s'en servir,
+&agrave; un vieil
+arch&eacute;ologue (et le prince dit arsh&eacute;ologue) que nous avons
+&agrave; Berlin.
+Devant les anciens monuments assyriens le vieil arsh&eacute;ologue
+pleure. Mais
+si c'est du moderne truqu&eacute;, si ce n'est pas vraiment ancien, il
+ne
+pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une pi&egrave;ce
+arsh&eacute;ologique est
+vraiment ancienne, on la porte au vieil arsh&eacute;ologue. S'il
+pleure, on
+ach&egrave;te la pi&egrave;ce pour le mus&eacute;e. Si ses yeux restent
+secs, on la renvoie
+au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je
+d&icirc;ne &agrave; Potsdam, toutes les pi&egrave;ces dont l'empereur
+me dit: &laquo;Prince, il
+faut que vous voyiez cela, c'est plein de
+g&eacute;nialit&eacute;&raquo;, j'en prends note
+pour me garder d'y aller, et quand je l'entends fulminer contre une
+exposition, d&egrave;s que cela m'est possible j'y cours.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que Norpois n'est pas pour un rapprochement
+anglo-fran&ccedil;ais? dit
+M. de Guermantes.</p>
+<p>&#8212;A quoi &ccedil;a vous servirait? demanda d'un air &agrave; la fois
+irrit&eacute; et finaud
+le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont
+tellement p&ecirc;tes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires
+qu'ils
+vous aideraient. Mais on peut tout de m&ecirc;me les juger sur la
+stupidit&eacute; de
+leurs g&eacute;n&eacute;raux. Un de mes amis a caus&eacute;
+r&eacute;cemment avec Botha, vous savez,
+le chef b&#339;r. Il lui disait: &laquo;C'est effrayant une arm&eacute;e
+comme &ccedil;a. J'aime,
+d'ailleurs, plut&ocirc;t les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne
+suis
+qu'un paysan, je les ai ross&eacute;s dans toutes les batailles. Et
+&agrave; la
+derni&egrave;re, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt
+fois
+sup&eacute;rieur, tout en me rendant parce que j'y &eacute;tais
+oblig&eacute;, j'ai encore
+trouv&eacute; le moyen de faire deux mille prisonniers! &Ccedil;'a
+&eacute;t&eacute; bien parce que
+je n'&eacute;tais qu'un chef de paysans, mais si jamais ces
+imb&eacute;ciles-l&agrave;
+avaient &agrave; se mesurer avec une vraie arm&eacute;e
+europ&eacute;enne, on tremble pour
+eux de penser &agrave; ce qui arriverait! Du reste, vous n'avez
+qu'&agrave; voir que
+leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en
+Angleterre.&raquo; J'&eacute;coutais &agrave; peine ces histoires, du
+genre de celles que M.
+de Norpois racontait &agrave; mon p&egrave;re; elles ne fournissaient
+aucun aliment
+aux r&ecirc;veries que j'aimais; et d'ailleurs, eussent-elles
+poss&eacute;d&eacute; ceux
+dont elles &eacute;taient d&eacute;pourvues, qu'il les e&ucirc;t fallu
+d'une qualit&eacute; bien
+excitante pour que ma vie int&eacute;rieure p&ucirc;t se
+r&eacute;veiller durant ces heures
+mondaines o&ugrave; j'habitais mon &eacute;piderme, mes cheveux bien
+coiff&eacute;s, mon
+plastron de chemise, c'est-&agrave;-dire o&ugrave; je ne pouvais rien
+&eacute;prouver de ce
+qui &eacute;tait pour moi dans la vie le plaisir.</p>
+<p>&#8212;Ah! je ne suis pas de votre avis, dit M<sup>me</sup> de Guermantes,
+qui trouvait
+que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Edouard
+charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est,
+m&ecirc;me encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame la duchesse, dit le prince irrit&eacute; et qui ne
+s'apercevait
+pas qu'il d&eacute;plaisait, cependant si le prince de Galles avait
+&eacute;t&eacute; un
+simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait ray&eacute;
+et
+personne n'aurait consenti &agrave; lui serrer la main. La reine est
+ravissante, excessivement douce et born&eacute;e. Mais enfin il y a
+quelque
+chose de choquant dans ce couple royal qui est litt&eacute;ralement
+entretenu
+par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes
+les d&eacute;penses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en
+&eacute;change.
+C'est comme le prince de Bulgarie...</p>
+<p>&#8212;C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit.</p>
+<p>&#8212;C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour
+cela
+que ce soit un brave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous
+rapprocher, c'est le plus grand d&eacute;sir de l'empereur, mais il
+veut que &ccedil;a
+vienne du c&#339;ur; il dit: ce que je veux c'est une poign&eacute;e de
+mains, ce
+n'est pas un coup de chapeau! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait
+plus pratique que le rapprochement anglo-fran&ccedil;ais que
+pr&ecirc;che M. de
+Norpois.</p>
+<p>&#8212;Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour
+ne
+pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de
+Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main,
+pensant qu'il avait sans doute racont&eacute; cette histoire &agrave; M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que
+m&eacute;chamment,
+puisque, malgr&eacute; son amiti&eacute; avec mon p&egrave;re, il
+n'avait pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; me
+rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il
+aurait dit qu'il d&eacute;testait M. de Norpois et le lui avait fait
+sentir; il
+l'aurait dit pour avoir l'air d'&ecirc;tre la cause volontaire des
+m&eacute;disances
+de l'ambassadeur, qui n'eussent plus &eacute;t&eacute; que des
+repr&eacute;sailles
+mensong&egrave;res et int&eacute;ress&eacute;es. Je dis, au contraire,
+qu'&agrave; mon grand regret,
+je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. &laquo;Vous vous trompez
+bien,
+me r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes. Il vous aime beaucoup.
+Vous pouvez
+demander &agrave; Basin, si on me fait la r&eacute;putation
+d'&ecirc;tre trop aimable, lui
+ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler
+Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a
+derni&egrave;rement
+voulu vous faire donner au minist&egrave;re une situation charmante.
+Comme il a
+su que vous &eacute;tiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a
+eu la
+d&eacute;licatesse de ne pas m&ecirc;me parler de sa bonne intention
+&agrave; votre p&egrave;re
+qu'il appr&eacute;cie infiniment.&raquo; M. de Norpois &eacute;tait
+bien la derni&egrave;re
+personne de qui j'eusse attendu un bon office. La v&eacute;rit&eacute;
+est qu'&eacute;tant
+moqueur et m&ecirc;me assez malveillant, ceux qui s'&eacute;taient
+laiss&eacute; prendre
+comme moi &agrave; ses apparences de saint Louis rendant la justice
+sous un
+ch&ecirc;ne, aux sons de voix facilement apitoy&eacute;s qui sortaient
+de sa bouche
+un peu trop harmonieuse, croyaient &agrave; une v&eacute;ritable
+perfidie quand ils
+apprenaient une m&eacute;disance &agrave; leur &eacute;gard venant d'un
+homme qui avait
+sembl&eacute; mettre son c&#339;ur dans ses paroles. Ces m&eacute;disances
+&eacute;taient assez
+fr&eacute;quentes chez lui. Mais cela ne l'emp&ecirc;chait pas d'avoir
+des
+sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir &agrave; se
+montrer
+serviable pour eux. &laquo;Cela ne m'&eacute;tonne du reste pas qu'il
+vous appr&eacute;cie,
+me dit M<sup>me</sup> de Guermantes, il est intelligent. Et je
+comprends tr&egrave;s bien,
+ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion &agrave; un projet
+de
+mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas
+d&eacute;j&agrave; beaucoup
+comme vieille ma&icirc;tresse, lui paraisse inutile comme nouvelle
+&eacute;pouse.
+D'autant plus que je crois que, m&ecirc;me ma&icirc;tresse, elle ne
+l'est plus
+depuis longtemps, elle est plus confite en d&eacute;votion.
+Booz-Norpois peut
+dire comme dans les vers de Victor Hugo: &laquo;Voil&agrave; longtemps
+que celle avec
+qui j'ai dormi, &ocirc; Seigneur, a quitt&eacute; ma couche pour la
+v&ocirc;tre!&raquo; Vraiment,
+ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont
+tap&eacute; toute
+leur vie contre l'Acad&eacute;mie et qui, sur le tard, fondent leur
+petite
+acad&eacute;mie &agrave; eux; ou bien les d&eacute;froqu&eacute;s qui
+se refabriquent une religion
+personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller.
+Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air r&ecirc;veur, c'est
+peut-&ecirc;tre en
+pr&eacute;vision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les
+deuils qu'on
+ne peut pas porter.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ah! si M<sup>me</sup> de Villeparisis devenait M<sup>me</sup> de
+Norpois, je crois que notre
+cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le g&eacute;n&eacute;ral de
+Saint-Joseph.</p>
+<p>&#8212;Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet,
+tr&egrave;s
+attach&eacute; aux questions de naissance et d'&eacute;tiquette, dit la
+princesse de
+Parme. J'ai &eacute;t&eacute; passer deux jours chez lui &agrave; la
+campagne pendant que
+malheureusement la princesse &eacute;tait malade. J'&eacute;tais
+accompagn&eacute;e de Petite
+(c'&eacute;tait un surnom qu'on donnait &agrave; M<sup>me</sup>
+d'Hunolstein parce qu'elle &eacute;tait
+&eacute;norme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a
+offert le
+bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes
+mont&eacute;s au
+premier jusqu'&agrave; l'entr&eacute;e des salons et alors l&agrave;,
+en s'&eacute;cartant pour me
+laisser passer, il a dit: &laquo;Ah! bonjour, madame
+d'Hunolstein&raquo; (il ne
+l'appelle jamais que comme cela, depuis sa s&eacute;paration), en
+feignant
+d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas
+&agrave;
+venir la saluer en bas.</p>
+<p>&#8212;Cela ne m'&eacute;tonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous
+dire, dit le
+duc qui se croyait extr&ecirc;mement moderne, contempteur plus que
+quiconque
+de la naissance, et m&ecirc;me r&eacute;publicain, que je n'ai pas
+beaucoup d'id&eacute;es
+communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons
+&agrave; peu pr&egrave;s sur toutes choses comme le jour avec la nuit.
+Mais je dois
+dire que si ma tante &eacute;pousait Norpois, pour une fois je serais
+de l'avis
+de Gilbert. &Ecirc;tre la fille de Florimond de Guise et faire un tel
+mariage,
+ce serait, comme on dit, &agrave; faire rire les poules, que
+voulez-vous que je
+vous dise? Ces derniers mots, que le duc pronon&ccedil;ait
+g&eacute;n&eacute;ralement au
+milieu d'une phrase, &eacute;taient l&agrave; tout &agrave; fait
+inutiles. Mais il avait un
+besoin perp&eacute;tuel de les dire, qui les lui faisait rejeter
+&agrave; la fin d'une
+p&eacute;riode s'ils n'avaient pas trouv&eacute; de place ailleurs.
+C'&eacute;tait pour lui,
+entre autre choses, comme une question de m&eacute;trique.
+&laquo;Notez, ajouta-t-il,
+que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne
+souche.&raquo;</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert
+pour
+parler comme lui, dit M<sup>me</sup> de Guermantes pour qui la
+&laquo;bont&eacute;&raquo; d'une
+naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme
+pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son
+anciennet&eacute;. Mais
+moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait
+&agrave; ne
+pas d&eacute;mentir en causant l'esprit des Guermantes et
+m&eacute;prisait le rang
+dans ses paroles quitte &agrave; l'honorer par ses actions. &laquo;Mais
+est-ce que
+vous n'&ecirc;tes m&ecirc;me pas un peu cousins? demanda le
+g&eacute;n&eacute;ral de Saint-Joseph.
+Il me semble que Norpois avait &eacute;pous&eacute; une La
+Rochefoucauld.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Pas du tout de cette mani&egrave;re-l&agrave;, elle &eacute;tait de
+la branche des ducs de
+La Rochefoucauld, ma grand'm&egrave;re est des ducs de Doudeauville.
+C'est la
+propre grand'm&egrave;re d'&Eacute;douard Coco, l'homme le plus sage de
+la famille,
+r&eacute;pondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu
+superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas r&eacute;unis depuis
+Louis
+XIV; ce serait un peu &eacute;loign&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Tiens, c'est int&eacute;ressant, je ne le savais pas, dit le
+g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+<p>&#8212;D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa m&egrave;re &eacute;tait,
+je crois, la s&#339;ur
+du duc de Montmorency et avait &eacute;pous&eacute; d'abord un La Tour
+d'Auvergne.
+Mais comme ces Montmorency sont &agrave; peine Montmorency, et que ces
+La Tour
+d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que
+cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus
+important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons
+en
+ligne directe...</p>
+<p>Il y avait &agrave; Combray une rue de Saintrailles &agrave;
+laquelle je n'avais
+jamais repens&eacute;. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie
+&agrave; la rue de
+l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en
+&eacute;pousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le
+comt&eacute; de
+Combray, ses armes &eacute;cartelaient celles de Guermantes au bas d'un
+vitrail
+de Saint-Hilaire. Je revis des marches de gr&egrave;s noir&acirc;tre
+pendant qu'une
+modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oubli&eacute;
+o&ugrave; je
+l'entendais jadis, si diff&eacute;rent de celui o&ugrave; il signifiait
+les h&ocirc;tes
+aimables chez qui je d&icirc;nais ce soir. Si le nom de duchesse de
+Guermantes
+&eacute;tait pour moi un nom collectif, ce n'&eacute;tait pas que dans
+l'histoire, par
+l'addition de toutes les femmes qui l'avaient port&eacute;, mais aussi
+au long
+de ma courte jeunesse qui avait d&eacute;j&agrave; vu, en cette seule
+duchesse de
+Guermantes, tant de femmes diff&eacute;rentes se superposer, chacune
+disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les
+mots ne changent pas tant de signification pendant des si&egrave;cles
+que pour
+nous les noms dans l'espace de quelques ann&eacute;es. Notre
+m&eacute;moire et notre
+c&#339;ur ne sont pas assez grands pour pouvoir &ecirc;tre fid&egrave;les.
+Nous n'avons
+pas assez de place, dans notre pens&eacute;e actuelle, pour garder les
+morts &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; des vivants. Nous sommes oblig&eacute;s de construire
+sur ce qui a pr&eacute;c&eacute;d&eacute;
+et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle
+que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile
+d'expliquer tout cela, et m&ecirc;me, un peu auparavant, j'avais
+implicitement
+menti en ne r&eacute;pondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit:
+&laquo;Vous ne
+connaissez pas notre patelin?&raquo; Peut-&ecirc;tre savait-il
+m&ecirc;me que je le
+connaissais, et ne fut-ce que par bonne &eacute;ducation qu'il
+n'insista pas.</p>
+<p>M<sup>me</sup> de Guermantes me tira de ma r&ecirc;verie.
+&laquo;Moi, je trouve tout cela
+assommant. &Eacute;coutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez
+moi.
+J'esp&egrave;re que vous allez vite revenir d&icirc;ner pour une
+compensation, sans
+g&eacute;n&eacute;alogies cette fois&raquo;, me dit &agrave; mi-voix la
+duchesse incapable de
+comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et
+d'avoir l'humilit&eacute; de ne me plaire que comme un herbier, plein
+de
+plantes d&eacute;mod&eacute;es.</p>
+<p>Ce que M<sup>me</sup> de Guermantes croyait d&eacute;cevoir mon
+attente &eacute;tait, au
+contraire, ce qui, sur la fin&#8212;car le duc et le g&eacute;n&eacute;ral ne
+cess&egrave;rent
+plus de parler g&eacute;n&eacute;alogies&#8212;sauvait ma soir&eacute;e d'une
+d&eacute;ception compl&egrave;te.
+Comment n'en eusse-je pas &eacute;prouv&eacute; une jusqu'ici? Chacun
+des convives du
+d&icirc;ner, affublant le nom myst&eacute;rieux sous lequel je l'avais
+seulement
+connu et r&ecirc;v&eacute; &agrave; distance, d'un corps et d'une
+intelligence pareils ou
+inf&eacute;rieurs &agrave; ceux de toutes les personnes que je
+connaissais, m'avait
+donn&eacute; l'impression de plate vulgarit&eacute; que peut donner
+l'entr&eacute;e dans le
+port danois d'Elseneur &agrave; tout lecteur enfi&eacute;vr&eacute;
+d'Hamlet. Sans doute ces
+r&eacute;gions g&eacute;ographiques et ce pass&eacute; ancien, qui
+mettaient des futaies et
+des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine
+mesure,
+form&eacute; leur visage, leur esprit et leurs pr&eacute;jug&eacute;s,
+mais n'y subsistaient
+que comme la cause dans l'effet, c'est-&agrave;-dire peut-&ecirc;tre
+possibles &agrave;
+d&eacute;gager pour l'intelligence, mais nullement sensibles &agrave;
+l'imagination.</p>
+<p>Et ces pr&eacute;jug&eacute;s d'autrefois rendirent tout &agrave;
+coup aux amis de M. et M<sup>me</sup>
+de Guermantes leur po&eacute;sie perdue. Certes, les notions
+poss&eacute;d&eacute;es par les
+nobles et qui font d'eux les lettr&eacute;s, les &eacute;tymologistes
+de la langue,
+non des mots mais des noms (et encore seulement relativement &agrave;
+la
+moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, &agrave;
+m&eacute;diocrit&eacute; &eacute;gale, un
+d&eacute;vot sera plus capable de vous r&eacute;pondre sur la liturgie
+qu'un libre
+penseur, en revanche un arch&eacute;ologue anticl&eacute;rical pourra
+souvent en
+remontrer &agrave; son cur&eacute; sur tout ce qui concerne m&ecirc;me
+l'&eacute;glise de
+celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai,
+c'est-&agrave;-dire dans l'esprit, n'avaient m&ecirc;me pas pour ces
+grands seigneurs
+le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient
+peut-&ecirc;tre
+mieux que moi que la duchesse de Guise &eacute;tait princesse de
+Cl&egrave;ves,
+d'Orl&eacute;ans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant
+m&ecirc;me tous
+ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, d&egrave;s lors, ce
+nom leur
+refl&eacute;tait. J'avais commenc&eacute; par la f&eacute;e,
+d&ucirc;t-elle bient&ocirc;t p&eacute;rir; eux par
+la femme.</p>
+<p>Dans les familles bourgeoises on voit parfois na&icirc;tre des
+jalousies si la
+s&#339;ur cadette se marie avant l'a&icirc;n&eacute;e. Tel le monde
+aristocratique, des
+Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, r&eacute;duisait sa
+grandeur
+nobiliaire &agrave; de simples sup&eacute;riorit&eacute;s domestiques,
+en vertu d'un
+enfantillage que j'avais connu d'abord (c'&eacute;tait pour moi son
+seul
+charme) dans les livres. Tallemant des R&eacute;aux n'a-t-il pas l'air
+de
+parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une
+&eacute;vidente satisfaction que M. de Gu&eacute;m&eacute;n&eacute;
+criait &agrave; son fr&egrave;re: &laquo;Tu peux
+entrer ici, ce n'est pas le Louvre!&raquo; et disait du chevalier de
+Rohan
+(parce qu'il &eacute;tait fils naturel du duc de Clermont): &laquo;Lui,
+du moins, il
+est prince!&raquo; La seule chose qui me f&icirc;t de la peine dans
+cette
+conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le
+charmant grand-duc h&eacute;ritier de Luxembourg trouvaient
+cr&eacute;ance dans ce
+salon aussi bien qu'aupr&egrave;s des camarades de Saint-Loup.
+D&eacute;cid&eacute;ment
+c'&eacute;tait une &eacute;pid&eacute;mie, qui ne durerait
+peut-&ecirc;tre que deux ans, mais qui
+s'&eacute;tendait &agrave; tous. On reprit les m&ecirc;mes faux
+r&eacute;cits, on en ajouta
+d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-m&ecirc;me, en
+ayant
+l'air de d&eacute;fendre son neveu, fournissait des armes pour
+l'attaquer.
+&laquo;Vous avez tort de le d&eacute;fendre, me dit M. de Guermantes
+comme avait fait
+Saint-Loup. Tenez, laissons m&ecirc;me l'opinion de nos parents, qui
+est
+unanime, parlez de lui &agrave; ses domestiques, qui sont au fond les
+gens qui
+nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donn&eacute; son
+petit n&egrave;gre
+&agrave; son neveu. Le n&egrave;gre est revenu en pleurant:
+&laquo;Grand-duc battu moi, moi
+pas canaille, grand-duc m&eacute;chant, c'est &eacute;patant.&raquo; Et
+je peux en parler
+sciemment, c'est un cousin &agrave; Oriane.&raquo; Je ne peux, du
+reste, pas dire
+combien de fois pendant cette soir&eacute;e j'entendis les mots de
+cousin et
+cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque &agrave; chaque nom
+qu'on
+pronon&ccedil;ait, s'&eacute;criait: &laquo;Mais c'est un cousin
+d'Oriane!&raquo; avec la m&ecirc;me
+joie qu'un homme qui, perdu dans une for&ecirc;t, lit au bout de deux
+fl&egrave;ches,
+dispos&eacute;es en sens contraire sur une plaque indicatrice et
+suivies d'un
+chiffre fort petit de kilom&egrave;tres: &laquo;Belv&eacute;d&egrave;re
+Casimir-Perier&raquo; et &laquo;Croix
+du Grand-Veneur&raquo;, et comprend par l&agrave; qu'il est dans le bon
+chemin.
+D'autre part, ces mots cousin et cousine &eacute;taient employ&eacute;s
+dans une
+intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de
+Turquie, laquelle &eacute;tait venue apr&egrave;s le d&icirc;ner.
+D&eacute;vor&eacute;e d'ambition
+mondaine et dou&eacute;e d'une r&eacute;elle intelligence
+assimilatrice, elle
+apprenait avec la m&ecirc;me facilit&eacute; l'histoire de la retraite
+des Dix mille
+ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait &eacute;t&eacute;
+impossible de
+la prendre en faute sur les plus r&eacute;cents travaux allemands,
+qu'ils
+traitassent d'&eacute;conomie politique, des v&eacute;sanies, des
+diverses formes de
+l'onanisme, ou de la philosophie d'&Eacute;picure. C'&eacute;tait du
+reste une femme
+dangereuse &agrave; &eacute;couter, car, perp&eacute;tuellement dans
+l'erreur, elle vous
+d&eacute;signait comme des femmes ultra-l&eacute;g&egrave;res
+d'irr&eacute;prochables vertus, vous
+mettait en garde contre un monsieur anim&eacute; des intentions les
+plus pures,
+et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non
+&agrave;
+cause de leur s&eacute;rieux, mais de leur invraisemblance.</p>
+<p>Elle &eacute;tait, &agrave; cette &eacute;poque, peu re&ccedil;ue.
+Elle fr&eacute;quentait quelques
+semaines des femmes tout &agrave; fait brillantes comme la duchesse de
+Guermantes, mais, en g&eacute;n&eacute;ral, en &eacute;tait
+rest&eacute;e, par force, pour les
+familles tr&egrave;s nobles, &agrave; des rameaux obscurs que les
+Guermantes ne
+fr&eacute;quentaient plus. Elle esp&eacute;rait avoir l'air tout
+&agrave; fait du monde en
+citant les plus grands noms de gens peu re&ccedil;us qui &eacute;taient
+ses amis.
+Aussit&ocirc;t M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui
+d&icirc;naient
+souvent chez lui, fr&eacute;missait joyeusement de se retrouver en pays
+de
+connaissance et poussait un cri de ralliement: &laquo;Mais c'est un
+cousin
+d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa
+m&egrave;re
+&eacute;tait M<sup>lle</sup> d'Uz&egrave;s.&raquo; L'ambassadrice
+&eacute;tait oblig&eacute;e d'avouer que son
+exemple &eacute;tait tir&eacute; d'animaux plus petits. Elle
+t&acirc;chait de rattacher ses
+amis &agrave; ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais:
+&laquo;Je
+sais tr&egrave;s bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas
+ceux-l&agrave;, ce sont
+des cousins.&raquo; Mais cette phrase de reflux jet&eacute;e par la
+pauvre
+ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes,
+d&eacute;sappoint&eacute;: &laquo;Ah!
+alors, je ne vois pas qui vous voulez dire.&raquo; L'ambassadrice ne
+r&eacute;pliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que
+&laquo;les cousins&raquo; de
+ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'&eacute;taient
+m&ecirc;me pas
+parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'&eacute;tait un flux
+nouveau
+de &laquo;Mais c'est une cousine d'Oriane&raquo;, mots qui semblaient
+avoir pour M.
+de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la m&ecirc;me
+utilit&eacute; que
+certaines &eacute;pith&egrave;tes commodes aux po&egrave;tes latins,
+parce qu'elles leur
+fournissaient pour leurs hexam&egrave;tres un dactyle ou un
+spond&eacute;e. Du moins
+l'explosion de &laquo;Mais c'est une cousine d'Oriane&raquo; me
+parut-elle toute
+naturelle appliqu&eacute;e &agrave; la princesse de Guermantes,
+laquelle &eacute;tait en
+effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
+l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: &laquo;Elle est
+stupide.
+Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une r&eacute;putation
+usurp&eacute;e. Du
+reste, ajouta-t-elle d'un air &agrave; la fois r&eacute;fl&eacute;chi,
+r&eacute;pulsif et d&eacute;cid&eacute;,
+elle m'est fortement antipathique.&raquo; Mais souvent le cousinage
+s'&eacute;tendait
+beaucoup plus loin, M<sup>me</sup> de Guermantes se faisant un devoir
+de dire &laquo;ma
+tante&raquo; &agrave; des personnes avec qui on ne lui e&ucirc;t pas
+trouv&eacute; un anc&ecirc;tre
+commun sans remonter au moins jusqu'&agrave; Louis XV, tout aussi bien
+que,
+chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
+&eacute;pousait quelque prince dont le trisa&iuml;eul avait
+&eacute;pous&eacute;, comme celui de
+M<sup>me</sup> de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de
+l'Am&eacute;ricaine
+&eacute;tait de pouvoir, d&egrave;s une premi&egrave;re visite &agrave;
+l'h&ocirc;tel de Guermantes, o&ugrave;
+elle &eacute;tait d'ailleurs plus ou moins mal re&ccedil;ue et plus ou
+moins bien
+&eacute;pluch&eacute;e, dire &laquo;ma tante&raquo; &agrave; M<sup>me</sup>
+de Guermantes, qui la laissait faire
+avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'&eacute;tait la
+&laquo;naissance&raquo; pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil;
+dans les
+conversations qu'ils avaient &agrave; ce sujet, je ne cherchais qu'un
+plaisir
+po&eacute;tique. Sans le conna&icirc;tre eux-m&ecirc;mes, ils me le
+procuraient comme
+eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
+mar&eacute;es, r&eacute;alit&eacute;s trop peu d&eacute;tach&eacute;es
+d'eux-m&ecirc;mes pour qu'ils puissent y
+go&ucirc;ter la beaut&eacute; que personnellement je me chargeais d'en
+extraire.</p>
+<p>Parfois, plus que d'une race, c'&eacute;tait d'un fait particulier,
+d'une date,
+que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
+la m&egrave;re de M. de Br&eacute;aut&eacute; &eacute;tait Choiseul et
+sa grand'm&egrave;re Lucinge, je
+crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
+dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le c&#339;ur de M<sup>me</sup>
+de
+Praslin et du duc de Berri; d'autres &eacute;taient plus voluptueuses,
+les fins
+et longs cheveux de M<sup>me</sup> Tallien ou de M<sup>me</sup> de
+Sabran.</p>
+<p>Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient &eacute;t&eacute; leurs
+anc&ecirc;tres, M. de
+Guermantes se trouvait poss&eacute;der des souvenirs qui donnaient
+&agrave; sa
+conversation un bel air d'ancienne demeure d&eacute;pourvue de
+chefs-d'&#339;uvre
+v&eacute;ritables, mais pleine de tableaux authentiques,
+m&eacute;diocres et
+majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
+demand&eacute; pourquoi le prince X... avait dit, en parlant du duc
+d'Aumale,
+&laquo;mon oncle&raquo;, M. de Guermantes r&eacute;pondit: &laquo;Parce
+que le fr&egrave;re de sa m&egrave;re,
+le duc de Wurtemberg, avait &eacute;pous&eacute; une fille de
+Louis-Philippe.&raquo; Alors
+je contemplai toute une ch&acirc;sse, pareille &agrave; celles que
+peignaient
+Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment o&ugrave; la
+princesse,
+aux f&ecirc;tes des noces de son fr&egrave;re le duc d'Orl&eacute;ans,
+apparaissait habill&eacute;e
+d'une simple robe de jardin pour t&eacute;moigner de sa mauvaise humeur
+d'avoir
+vu repousser ses ambassadeurs qui &eacute;taient all&eacute;s demander
+pour elle la
+main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier o&ugrave; elle vient
+d'accoucher
+d'un gar&ccedil;on, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince
+avec lequel
+je venais de d&icirc;ner), dans ce ch&acirc;teau de Fantaisie, un de
+ces lieux aussi
+aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au
+del&agrave; d'une
+g&eacute;n&eacute;ration, voient se rattacher &agrave; eux plus d'une
+personnalit&eacute;
+historique. Dans celui-l&agrave; notamment vivent c&ocirc;te &agrave;
+c&ocirc;te les souvenirs de
+la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
+s&#339;ur du duc d'Orl&eacute;ans) &agrave; qui on disait que le nom du
+ch&acirc;teau de son
+&eacute;poux plaisait, du roi de Bavi&egrave;re, et enfin du prince
+X..., dont il
+&eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment l'adresse &agrave; laquelle il
+venait de demander au duc de
+Guermantes de lui &eacute;crire, car il en avait h&eacute;rit&eacute;
+et ne le louait que
+pendant les repr&eacute;sentations de Wagner, au prince de Polignac,
+autre
+&laquo;fantaisiste&raquo; d&eacute;licieux. Quand M. de Guermantes,
+pour expliquer comment
+il &eacute;tait parent de M<sup>me</sup> d'Arpajon, &eacute;tait
+oblig&eacute;, si loin et si
+simplement, de remonter, par la cha&icirc;ne et les mains unies de
+trois ou de
+cinq a&iuml;eules, &agrave; Marie-Louise ou &agrave; Colbert,
+c'&eacute;tait encore la m&ecirc;me chose
+dans tous ces cas: un grand &eacute;v&eacute;nement historique
+n'apparaissait au
+passage que masqu&eacute;, d&eacute;natur&eacute;, restreint, dans le
+nom d'une propri&eacute;t&eacute;,
+dans les pr&eacute;noms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
+petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Am&eacute;lie
+consid&eacute;r&eacute;s non plus comme
+roi et reine de France, mais seulement dans la mesure o&ugrave;, en
+tant que
+grands-parents, ils laiss&egrave;rent un h&eacute;ritage. (On voit,
+pour d'autres
+raisons, dans un dictionnaire de l'&#339;uvre de Balzac o&ugrave; les
+personnages
+les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la <i>Com&eacute;die
+humaine</i>, Napol&eacute;on tenir une place bien moindre que Rastignac
+et la
+tenir seulement parce qu'il a parl&eacute; aux demoiselles de
+Cinq-Cygne.)
+Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, perc&eacute;e de rares
+fen&ecirc;tres, laissant entrer peu de jour, montrant le m&ecirc;me
+manque
+d'envol&eacute;e, mais aussi la m&ecirc;me puissance massive et
+aveugl&eacute;e que
+l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.</p>
+<p>Ainsi les espaces de ma m&eacute;moire se couvraient peu &agrave;
+peu de noms qui, en
+s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
+entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces &#339;uvres
+d'art achev&eacute;es o&ugrave; il n'y a pas une seule touche qui soit
+isol&eacute;e, o&ugrave;
+chaque partie tour &agrave; tour re&ccedil;oit des autres sa raison
+d'&ecirc;tre comme elle
+leur impose la sienne.</p>
+<p>Le nom de M. de Luxembourg &eacute;tant revenu sur le tapis,
+l'ambassadrice de
+Turquie raconta que le grand-p&egrave;re de la jeune femme (celui qui
+avait
+cette immense fortune venue des farines et des p&acirc;tes) ayant
+invit&eacute; M. de
+Luxembourg &agrave; d&eacute;jeuner, celui-ci avait refus&eacute; en
+faisant mettre sur
+l'enveloppe: &laquo;M. de ***, meunier&raquo;, &agrave; quoi le
+grand-p&egrave;re avait r&eacute;pondu:
+&laquo;Je suis d'autant plus d&eacute;sol&eacute; que vous n'ayez pas
+pu venir, mon cher
+ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimit&eacute;, car nous
+&eacute;tions dans
+l'intimit&eacute;, nous &eacute;tions en petit comit&eacute; et il n'y
+aurait eu au repas que
+le meunier, son fils et vous.&raquo; Cette histoire &eacute;tait non
+seulement
+odieuse pour moi, qui savais l'impossibilit&eacute; morale que mon cher
+M. de
+Nassau &eacute;criv&icirc;t au grand-p&egrave;re de sa femme (duquel du
+reste il savait
+devoir h&eacute;riter) en le qualifiant de &laquo;meunier&raquo;; mais
+encore la stupidit&eacute;
+&eacute;clatait d&egrave;s les premiers mots, l'appellation de meunier
+&eacute;tant trop
+&eacute;videmment plac&eacute;e pour amener le titre de la fable de La
+Fontaine. Mais
+il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la
+malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'&eacute;tait
+envoy&eacute; et que le
+grand-p&egrave;re, dont tout le monde d&eacute;clara aussit&ocirc;t de
+confiance que c'&eacute;tait
+un homme remarquable, avait montr&eacute; plus d'esprit que son
+petit-gendre.
+Le duc de Ch&acirc;tellerault voulut profiter de cette histoire pour
+raconter
+celle que j'avais entendue au caf&eacute;: &laquo;Tout le monde se
+couchait&raquo;, mais
+d&egrave;s les premiers mots et quand il eut dit la pr&eacute;tention
+de M. de
+Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se lev&acirc;t, la
+duchesse
+l'arr&ecirc;ta et protesta: &laquo;Non, il est bien ridicule, mais tout
+de m&ecirc;me pas
+&agrave; ce point.&raquo; J'&eacute;tais intimement persuad&eacute; que
+toutes les histoires
+relatives &agrave; M. de Luxembourg &eacute;taient pareillement fausses
+et que,
+chaque fois que je me trouverais en pr&eacute;sence d'un des acteurs ou
+des
+t&eacute;moins, j'entendrais le m&ecirc;me d&eacute;menti. Je me
+demandai cependant si celui
+de M<sup>me</sup> de Guermantes &eacute;tait d&ucirc; au souci de la
+v&eacute;rit&eacute; ou &agrave; l'amour-propre.
+En tout cas, ce dernier c&eacute;da devant la malveillance, car elle
+ajouta en
+riant: &laquo;Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a
+invit&eacute;e &agrave;
+go&ucirc;ter, d&eacute;sirant me faire conna&icirc;tre la
+grande-duchesse de Luxembourg;
+c'est ainsi qu'il a le bon go&ucirc;t d'appeler sa femme en
+&eacute;crivant &agrave; sa
+tante. Je lui ai r&eacute;pondu mes regrets et j'ai ajout&eacute;:
+&laquo;Quant &agrave; &laquo;la
+grande-duchesse de Luxembourg&raquo;, entre guillemets, dis-lui que si
+elle
+vient me voir je suis chez moi apr&egrave;s 5 heures tous les
+jeudis.&raquo; J'ai
+m&ecirc;me eu une seconde avanie. &Eacute;tant &agrave; Luxembourg je
+lui ai t&eacute;l&eacute;phon&eacute; de
+venir me parler &agrave; l'appareil. Son Altesse allait
+d&eacute;jeuner, venait de
+d&eacute;jeuner, deux heures se pass&egrave;rent sans r&eacute;sultat
+et j'ai us&eacute; alors d'un
+autre moyen: &laquo;Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me
+parler?&raquo;
+Piqu&eacute; au vif, il accourut &agrave; la minute m&ecirc;me.&raquo;
+Tout le monde rit du r&eacute;cit
+de la duchesse et d'autres analogues, c'est-&agrave;-dire, j'en suis
+convaincu,
+de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin,
+tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai
+jamais rencontr&eacute;. La suite montrera que c'&eacute;tait moi qui
+avais raison. Je
+dois reconna&icirc;tre qu'au milieu de toutes ses
+&laquo;rosseries&raquo;, M<sup>me</sup> de
+Guermantes eut pourtant une phrase gentille. &laquo;Il n'a pas toujours
+&eacute;t&eacute;
+comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'&ecirc;tre, comme
+dans les
+livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'&eacute;tait pas
+b&ecirc;te, et m&ecirc;me,
+dans les premiers temps de ses fian&ccedil;ailles, il en parlait d'une
+fa&ccedil;on
+assez sympathique comme d'un bonheur inesp&eacute;r&eacute;:
+&laquo;C'est un vrai conte de
+f&eacute;es, il faudra que je fasse mon entr&eacute;e au Luxembourg
+dans un carrosse
+de f&eacute;erie&raquo;, disait-il &agrave; son oncle d'Ornessan qui
+lui r&eacute;pondit, car, vous
+savez, c'est pas grand le Luxembourg: &laquo;Un carrosse de
+f&eacute;erie, je crains
+que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plut&ocirc;t la voiture
+aux
+ch&egrave;vres.&raquo; Non seulement cela ne f&acirc;cha pas Nassau,
+mais il fut le premier
+&agrave; nous raconter le mot et &agrave; en rire.&raquo;</p>
+<p>&laquo;Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa
+m&egrave;re est Montjeu. Il
+va bien mal, le pauvre Ornessan.&raquo; Ce nom eut la vertu
+d'interrompre les
+fades m&eacute;chancet&eacute;s qui se seraient d&eacute;roul&eacute;es
+&agrave; l'infini. En effet M. de
+Guermantes expliqua que l'arri&egrave;re-grand'm&egrave;re de M.
+d'Ornessan &eacute;tait la
+s&#339;ur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timol&eacute;on de
+Lorraine, et par
+cons&eacute;quent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna
+aux
+g&eacute;n&eacute;alogies, cependant que l'imb&eacute;cile ambassadrice
+de Turquie me
+soufflait &agrave; l'oreille: &laquo;Vous avez l'air d'&ecirc;tre
+tr&egrave;s bien dans les
+papiers du duc de Guermantes, prenez garde&raquo;, et comme je
+demandais
+l'explication: &laquo;Je veux dire, vous comprendrez &agrave; demi-mot,
+que c'est un
+homme &agrave; qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non
+son
+fils.&raquo; Or, si jamais homme au contraire aima passionn&eacute;ment
+et
+exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais
+l'erreur, la contre-v&eacute;rit&eacute; na&iuml;vement crue
+&eacute;taient pour l'ambassadrice
+comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir.
+&laquo;Son fr&egrave;re
+M&eacute;m&eacute;, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne
+la saluait pas),
+fonci&egrave;rement antipathique, a un vrai chagrin des m&#339;urs du duc.
+De m&ecirc;me
+leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voil&agrave; une sainte femme,
+le vrai
+type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu
+m&ecirc;me, mais la r&eacute;serve. Elle dit encore:
+&laquo;Monsieur&raquo; &agrave; l'ambassadeur
+Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenth&egrave;ses, a
+laiss&eacute;
+un excellent souvenir en Turquie.&raquo;</p>
+<p>Je ne r&eacute;pondis m&ecirc;me pas &agrave; l'ambassadrice afin
+d'entendre les
+g&eacute;n&eacute;alogies. Elles n'&eacute;taient pas toutes
+importantes. Il arriva m&ecirc;me, au
+cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que
+m'apprit
+M. de Guermantes, &eacute;tait une m&eacute;salliance, mais non sans
+charme, car,
+unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc
+de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle
+donnait ainsi aux deux duchesses le piquant impr&eacute;vu d'une
+gr&acirc;ce
+exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous
+Louis
+XIV, un Norpois avait &eacute;pous&eacute; la fille du duc de
+Mortemart, dont le titre
+illustre frappait, dans le lointain de cette &eacute;poque, le nom que
+je
+trouvais terne et pouvais croire r&eacute;cent de Norpois, y ciselait
+profond&eacute;ment la beaut&eacute; d'une m&eacute;daille. Et dans ces
+cas-l&agrave; d'ailleurs, ce
+n'&eacute;tait pas seulement le nom moins connu qui
+b&eacute;n&eacute;ficiait du
+rapprochement: l'autre, devenu banal &agrave; force d'&eacute;clat, me
+frappait
+davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les
+portraits d'un &eacute;blouissant coloriste, le plus saisissant est
+parfois un
+portrait tout en noir. La mobilit&eacute; nouvelle dont me semblaient
+dou&eacute;s
+tous ces noms, venant se placer &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'autres
+dont je les aurais crus
+si loin, ne tenait pas seulement &agrave; mon ignorance; ces
+chass&eacute;s-crois&eacute;s
+qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas
+effectu&eacute;s moins
+ais&eacute;ment dans ces &eacute;poques o&ugrave; un titre,
+&eacute;tant toujours attach&eacute; &agrave; une
+terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par
+exemple, dans la belle construction f&eacute;odale qu'est le titre de
+duc de
+Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais d&eacute;couvrir
+successivement,
+blottis comme dans la demeure hospitali&egrave;re d'un
+Bernard-l'ermite, un
+Guise, un prince de Savoie, un Orl&eacute;ans, un Luynes. Parfois
+plusieurs
+restaient en comp&eacute;tition pour une m&ecirc;me coquille; pour la
+principaut&eacute;
+d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour
+le
+duch&eacute; de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de
+Belgique;
+tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de
+duc de Reggio. Quelquefois c'&eacute;tait le contraire, la coquille
+&eacute;tait
+depuis si longtemps inhabit&eacute;e par les propri&eacute;taires morts
+depuis
+longtemps, que je ne m'&eacute;tais jamais avis&eacute; que tel nom de
+ch&acirc;teau e&ucirc;t pu
+&ecirc;tre, &agrave; une &eacute;poque en somme tr&egrave;s peu
+recul&eacute;e, un nom de famille. Aussi,
+comme M. de Guermantes r&eacute;pondait &agrave; une question de M. de
+Beauserfeuil:
+&laquo;Non, ma cousine &eacute;tait une royaliste enrag&eacute;e,
+c'&eacute;tait la fille du
+marquis de F&eacute;terne, qui joua un certain r&ocirc;le dans la
+guerre des
+Chouans&raquo;, &agrave; voir ce nom de F&eacute;terne, qui depuis mon
+s&eacute;jour &agrave; Balbec &eacute;tait
+pour moi un nom de ch&acirc;teau, devenir ce que je n'avais jamais
+song&eacute; qu'il
+e&ucirc;t pu &ecirc;tre, un nom de famille, j'eus le m&ecirc;me
+&eacute;tonnement que dans une
+f&eacute;erie o&ugrave; des tourelles et un perron s'animent et
+deviennent des
+personnes. Dans cette acception-l&agrave;, on peut dire que l'histoire,
+m&ecirc;me
+simplement g&eacute;n&eacute;alogique, rend la vie aux vieilles
+pierres. Il y eut dans
+la soci&eacute;t&eacute; parisienne des hommes qui y jou&egrave;rent un
+r&ocirc;le aussi
+consid&eacute;rable, qui y furent plus recherch&eacute;s par leur
+&eacute;l&eacute;gance ou par leur
+esprit, et eux-m&ecirc;mes d'une aussi haute naissance que le duc de
+Guermantes ou le duc de La Tr&eacute;moille. Ils sont aujourd'hui
+tomb&eacute;s dans
+l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom,
+qu'on n'entend plus jamais, r&eacute;sonne comme un nom inconnu; tout
+au plus
+un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas &agrave;
+d&eacute;couvrir le nom
+d'hommes, survit-il en quelque ch&acirc;teau, quelque village lointain.
+Un
+jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne,
+s'arr&ecirc;tera dans
+le petit village de Charlus pour visiter son &eacute;glise, s'il n'est
+pas
+assez studieux ou se trouve trop press&eacute; pour en examiner les
+pierres
+tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui
+allait
+de pair avec les plus grands. Cette r&eacute;flexion me rappela qu'il
+fallait
+partir et que, tandis que j'&eacute;coutais M. de Guermantes parler
+g&eacute;n&eacute;alogies, l'heure approchait o&ugrave; j'avais
+rendez-vous avec son fr&egrave;re.
+Qui sait, continuais-je &agrave; penser, si un jour Guermantes
+lui-m&ecirc;me
+para&icirc;tra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux
+arch&eacute;ologues arr&ecirc;t&eacute;s
+par hasard &agrave; Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le
+Mauvais
+auront la patience d'&eacute;couter les discours du successeur de
+Th&eacute;odore ou
+de lire le guide du cur&eacute;. Mais tant qu'un grand nom n'est pas
+&eacute;teint, il
+maintient en pleine lumi&egrave;re ceux qui le port&egrave;rent; et
+c'est sans doute,
+pour une part, l'int&eacute;r&ecirc;t qu'offrait &agrave; mes yeux
+l'illustration de ces
+familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant
+degr&eacute; par degr&eacute; jusque bien au del&agrave; du XIV<sup>e</sup>
+si&egrave;cle, retrouver des
+M&eacute;moires et des correspondances de tous les ascendants de M. de
+Charlus,
+du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un pass&eacute;
+o&ugrave; une
+nuit imp&eacute;n&eacute;trable couvrirait les origines d'une famille
+bourgeoise, et
+o&ugrave; nous distinguons, sous la projection lumineuse et
+r&eacute;trospective d'un
+nom, l'origine et la persistance de certaines caract&eacute;ristiques
+nerveuses, de certains vices, des d&eacute;sordres de tels ou tels
+Guermantes.
+Presque pathologiquement pareils &agrave; ceux d'aujourd'hui, ils
+excitent de
+si&egrave;cle en si&egrave;cle l'int&eacute;r&ecirc;t alarm&eacute; de
+leurs correspondants, qu'ils soient
+ant&eacute;rieurs &agrave; la princesse Palatine et &agrave; M<sup>me</sup>
+de Motteville, ou
+post&eacute;rieurs au prince de Ligne.</p>
+<p>D'ailleurs, ma curiosit&eacute; historique &eacute;tait faible en
+comparaison du
+plaisir esth&eacute;tique. Les noms cit&eacute;s avaient pour effet de
+d&eacute;sincarner les
+invit&eacute;s de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le
+prince
+d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence
+ou d'intelligence communes avait chang&eacute; en hommes quelconques,
+si bien
+qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme
+au
+seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchant&eacute;
+des
+noms. Le prince d'Agrigente lui-m&ecirc;me, d&egrave;s que j'eus
+entendu que sa m&egrave;re
+&eacute;tait Damas, petite-fille du duc de Mod&egrave;ne, fut
+d&eacute;livr&eacute;, comme d'un
+compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui
+emp&ecirc;chaient
+de le reconna&icirc;tre, et alla former avec Damas et Mod&egrave;ne,
+qui eux
+n'&eacute;taient que des titres, une combinaison infiniment plus
+s&eacute;duisante.
+Chaque nom d&eacute;plac&eacute; par l'attirance d'un autre avec lequel
+je ne lui
+avais soup&ccedil;onn&eacute; aucune affinit&eacute;, quittait la place
+immuable qu'il
+occupait dans mon cerveau, o&ugrave; l'habitude l'avait terni, et,
+allant
+rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec
+eux
+des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom
+m&ecirc;me de Guermantes recevait de tous les beaux noms &eacute;teints
+et d'autant
+plus ardemment rallum&eacute;s, auxquels j'apprenais seulement qu'il
+&eacute;tait
+attach&eacute;, une d&eacute;termination nouvelle, purement
+po&eacute;tique. Tout au plus, &agrave;
+l'extr&eacute;mit&eacute; de chaque renflement de la tige
+alti&egrave;re, pouvais-je la voir
+s'&eacute;panouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre
+princesse, comme
+le p&egrave;re d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces
+faces,
+diff&eacute;rentes en cela de celles des convives, n'&eacute;taient
+emp&acirc;t&eacute;es pour moi
+d'aucun r&eacute;sidu d'exp&eacute;rience mat&eacute;rielle et de
+m&eacute;diocrit&eacute; mondaine, elles
+restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets,
+homog&egrave;nes &agrave;
+ces noms, qui, &agrave; intervalles r&eacute;guliers, chacun d'une
+couleur diff&eacute;rente,
+se d&eacute;tachaient de l'arbre g&eacute;n&eacute;alogique de
+Guermantes, et ne troublaient
+d'aucune mati&egrave;re &eacute;trang&egrave;re et opaque les bourgeons
+translucides,
+alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de
+Jess&eacute;
+les anc&ecirc;tres de J&eacute;sus, fleurissaient de l'un et l'autre
+c&ocirc;t&eacute; de l'arbre
+de verre.</p>
+<p>A plusieurs reprises d&eacute;j&agrave; j'avais voulu me retirer et,
+plus que pour
+toute autre raison, &agrave; cause de l'insignifiance que ma
+pr&eacute;sence imposait
+&agrave; cette r&eacute;union, l'une pourtant de celles que j'avais
+longtemps
+imagin&eacute;es si belles, et qui sans doute l'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; si elle n'avait pas eu
+de t&eacute;moin g&ecirc;nant. Du moins mon d&eacute;part allait
+permettre aux invit&eacute;s, une
+fois que le profane ne serait plus l&agrave;, de se constituer enfin en
+comit&eacute;
+secret. Ils allaient pouvoir c&eacute;l&eacute;brer les myst&egrave;res
+pour la c&eacute;l&eacute;bration
+desquels ils s'&eacute;taient r&eacute;unis, car ce n'&eacute;tait pas
+&eacute;videmment pour
+parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la m&ecirc;me
+fa&ccedil;on
+que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans
+doute parce que j'&eacute;tais l&agrave;, et j'avais des remords, en
+voyant toutes ces
+jolies femmes s&eacute;par&eacute;es, de les emp&ecirc;cher, par ma
+pr&eacute;sence, de mener, dans
+le plus pr&eacute;cieux de ses salons, la vie myst&eacute;rieuse du
+faubourg
+Saint-Germain. Mais ce d&eacute;part que je voulais &agrave; tout
+instant effectuer,
+M. et M<sup>me</sup> de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice
+jusqu'&agrave; le
+reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames
+qui &eacute;taient venues, empress&eacute;es, ravies, par&eacute;es,
+constell&eacute;es de
+pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'&agrave; une f&ecirc;te
+qui ne
+diff&eacute;rait pas plus essentiellement de celles qui se donnent
+ailleurs que
+dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent &agrave; Balbec dans
+une ville
+qui diff&egrave;re de ce que nos yeux ont coutume de voir&#8212;plusieurs de
+ces
+dames se retir&egrave;rent, non pas d&eacute;&ccedil;ues, comme elles
+auraient d&ucirc; l'&ecirc;tre,
+mais remerciant avec effusion M<sup>me</sup> de Guermantes de la
+d&eacute;licieuse soir&eacute;e
+qu'elles avaient pass&eacute;e, comme si, les autres jours, ceux
+o&ugrave; je n'&eacute;tais
+pas l&agrave;, il ne se passait pas autre chose.</p>
+<p>&Eacute;tait-ce vraiment &agrave; cause de d&icirc;ners tels que
+celui-ci que toutes ces
+personnes faisaient toilette et refusaient de laisser
+p&eacute;n&eacute;trer des
+bourgeoises dans leurs salons si ferm&eacute;s, pour des d&icirc;ners
+tels que
+celui-ci? pareils si j'avais &eacute;t&eacute; absent? J'en eus un
+instant le soup&ccedil;on,
+mais il &eacute;tait trop absurde. Le simple bon sens me permettait de
+l'&eacute;carter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il
+rest&eacute; du nom
+de Guermantes, d&eacute;j&agrave; si d&eacute;grad&eacute; depuis
+Combray?</p>
+<p>Au reste ces filles fleurs &eacute;taient, &agrave; un degr&eacute;
+&eacute;trange, faciles &agrave; &ecirc;tre
+content&eacute;es par une autre personne, ou d&eacute;sireuses de la
+contenter, car
+plus d'une, &agrave; laquelle je n'avais tenu pendant toute la
+soir&eacute;e que deux
+ou trois propos dont la stupidit&eacute; m'avait fait rougir, tint,
+avant de
+quitter le salon, &agrave; venir me dire, en fixant sur moi ses beaux
+yeux
+caressants, tout en redressant la guirlande d'orchid&eacute;es qui
+contournait
+sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu &agrave; me
+conna&icirc;tre, et me
+parler&#8212;allusion voil&eacute;e &agrave; une invitation &agrave;
+d&icirc;ner&#8212;de son d&eacute;sir
+&laquo;d'arranger quelque chose&raquo;, apr&egrave;s qu'elle aurait
+&laquo;pris jour&raquo; avec M<sup>me</sup> de
+Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de
+Parme. La pr&eacute;sence de celle-ci&#8212;on ne doit pas s'en aller avant
+une
+Altesse&#8212;&eacute;tait une des deux raisons, non devin&eacute;es par moi,
+pour
+lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance &agrave; ce que je
+restasse.
+D&egrave;s que M<sup>me</sup> de Parme fut lev&eacute;e, ce fut comme
+une d&eacute;livrance. Toutes les
+dames ayant fait une g&eacute;nuflexion devant la princesse, qui les
+releva,
+re&ccedil;urent d'elle dans un baiser, et comme une
+b&eacute;n&eacute;diction qu'elles
+eussent demand&eacute;e &agrave; genou, la permission de demander son
+manteau et ses
+gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une r&eacute;citation
+cri&eacute;e
+de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait
+d&eacute;fendu &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes de descendre
+l'accompagner jusqu'au
+vestibule de peur qu'elle ne pr&icirc;t froid, et le duc avait
+ajout&eacute;:
+&laquo;Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que
+vous a
+dit le docteur.&raquo;</p>
+<p>&laquo;Je crois que la princesse de Parme a &eacute;t&eacute; <i>tr&egrave;s
+contente</i> de d&icirc;ner avec
+vous.&raquo; Je connaissais la formule. Le duc avait travers&eacute;
+tout le salon
+pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et
+p&eacute;n&eacute;tr&eacute;, comme
+s'il me remettait un dipl&ocirc;me ou m'offrait des petits fours. Et je
+sentis
+au plaisir qu'il paraissait &eacute;prouver &agrave; ce
+moment-l&agrave;, et qui donnait une
+expression momentan&eacute;ment si douce &agrave; son visage, que le
+genre de soins
+que cela repr&eacute;sentait pour lui &eacute;tait de ceux dont il
+s'acquitterait
+jusqu'&agrave; la fin extr&ecirc;me de sa vie, comme de ces fonctions
+honorifiques et
+ais&eacute;es que, m&ecirc;me g&acirc;teux, on conserve encore.</p>
+<p>Au moment o&ugrave; j'allais partir, la dame d'honneur de la
+princesse rentra
+dans le salon, ayant oubli&eacute; d'emporter de merveilleux &#339;illets,
+venus de
+Guermantes, que la duchesse avait donn&eacute;s &agrave; M<sup>me</sup>
+de Parme. La dame
+d'honneur &eacute;tait assez rouge, on sentait qu'elle avait
+&eacute;t&eacute; bouscul&eacute;e, car
+la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son
+impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci
+courait-elle vite en emportant les &#339;illets, mais, pour garder son air
+&agrave;
+l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: &laquo;La princesse
+trouve
+que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir
+les &#339;illets tout de m&ecirc;me. Dame! je ne suis pas un petit oiseau,
+je ne
+peux pas &ecirc;tre &agrave; plusieurs endroits &agrave; la fois.&raquo;</p>
+<p>H&eacute;las! la raison de ne pas se lever avant une Altesse
+n'&eacute;tait pas la
+seule. Je ne pus pas partir imm&eacute;diatement, car il y en avait une
+autre:
+c'&eacute;tait que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les
+Guermantes, opulents ou &agrave; demi ruin&eacute;s, excellaient
+&agrave; faire jouir leurs
+amis, n'&eacute;tait pas qu'un luxe mat&eacute;riel et comme je l'avais
+exp&eacute;riment&eacute;
+souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles
+charmantes, d'actions gentilles, toute une &eacute;l&eacute;gance
+verbale, aliment&eacute;e
+par une v&eacute;ritable richesse int&eacute;rieure. Mais comme
+celle-ci, dans
+l'oisivet&eacute; mondaine, reste sans emploi, elle s'&eacute;panchait
+parfois,
+cherchait un d&eacute;rivatif en une sorte d'effusion fugitive,
+d'autant plus
+anxieuse, et qui aurait pu, de la part de M<sup>me</sup> de Guermantes,
+faire
+croire &agrave; de l'affection. Elle l'&eacute;prouvait d'ailleurs au
+moment o&ugrave; elle
+la laissait d&eacute;border, car elle trouvait alors, dans la
+soci&eacute;t&eacute; de l'ami
+ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement
+sensuelle, analogue &agrave; celle que la musique donne &agrave;
+certaines personnes;
+il lui arrivait de d&eacute;tacher une fleur de son corsage, un
+m&eacute;daillon et de
+les donner &agrave; quelqu'un avec qui elle e&ucirc;t souhait&eacute;
+de faire durer la
+soir&eacute;e, tout en sentant avec m&eacute;lancolie qu'un tel
+prolongement n'aurait
+pu mener &agrave; autre chose qu'&agrave; de vaines causeries o&ugrave;
+rien n'aurait pass&eacute;
+du plaisir nerveux de l'&eacute;motion passag&egrave;re, semblables aux
+premi&egrave;res
+chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude
+et
+de tristesse. Quant &agrave; l'ami, il ne fallait pas qu'il f&ucirc;t
+trop dupe des
+promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il e&ucirc;t jamais entendue,
+prof&eacute;r&eacute;es
+par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la
+douceur d'un moment, font de lui, avec une d&eacute;licatesse, une
+noblesse
+ignor&eacute;es des cr&eacute;atures normales, un chef-d'&#339;uvre
+attendrissant de gr&acirc;ce
+et de bont&eacute;, et n'ont plus rien &agrave; donner
+d'elles-m&ecirc;mes apr&egrave;s qu'un autre
+moment est venu. Leur affection ne survit pas &agrave; l'exaltation qui
+la
+dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amen&eacute;es alors
+&agrave; deviner
+toutes les choses que vous d&eacute;siriez entendre et &agrave; vous
+les dire, leur
+permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos
+ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles
+seront en train de go&ucirc;ter un de ces &laquo;moments
+musicaux&raquo; qui sont si
+brefs.</p>
+<p>Dans le vestibule o&ugrave; je demandai &agrave; un valet de pied
+mes snow-boots, que
+j'avais pris par pr&eacute;caution contre la neige, dont il
+&eacute;tait tomb&eacute;
+quelques flocons vite chang&eacute;s en boue, ne me rendant pas compte
+que
+c'&eacute;tait peu &eacute;l&eacute;gant, j'&eacute;prouvai, du sourire
+d&eacute;daigneux de tous, une
+honte qui atteignit son plus haut degr&eacute; quand je vis que M<sup>me</sup>
+de Parme
+n'&eacute;tait pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs
+am&eacute;ricains. La
+princesse revint vers moi. &laquo;Oh! quelle bonne id&eacute;e,
+s'&eacute;cria-t-elle,
+comme c'est pratique! voil&agrave; un homme intelligent. Madame, il
+faudra que
+nous achetions cela&raquo;, dit-elle &agrave; sa dame d'honneur, tandis
+que l'ironie
+des valets se changeait en respect et que les invit&eacute;s
+s'empressaient
+autour de moi pour s'enqu&eacute;rir o&ugrave; j'avais pu trouver ces
+merveilles.
+&laquo;Gr&acirc;ce &agrave; cela, vous n'aurez rien &agrave; craindre,
+m&ecirc;me s'il reneige et si
+vous allez loin; il n'y a plus de saison&raquo;, me dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Oh! &agrave; ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se
+rassurer,
+interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.</p>
+<p>&#8212;Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse
+de
+Parme, que seule r&eacute;ussissait &agrave; agacer la b&ecirc;tise de
+sa dame d'honneur.</p>
+<p>&#8212;Je peux l'affirmer &agrave; Votre Altesse Royale, il ne peut pas
+reneiger,
+c'est mat&eacute;riellement impossible.</p>
+<p>&#8212;Mais pourquoi?</p>
+<p>&#8212;Il ne peut plus neiger, on a fait le n&eacute;cessaire pour cela:
+on a jet&eacute;
+du sel! La na&iuml;ve dame ne s'aper&ccedil;ut pas de la col&egrave;re
+de la princesse et
+de la gaiet&eacute; des autres personnes, car, au lieu de se taire,
+elle me dit
+avec un sourire am&egrave;ne, sans tenir compte de mes
+d&eacute;n&eacute;gations au sujet de
+l'amiral Jurien de la Gravi&egrave;re: &laquo;D'ailleurs qu'importe?
+Monsieur doit
+avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir.&raquo;</p>
+<p>Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en
+prenant mon pardessus: &laquo;Je vais vous aider &agrave; entrer votre
+pelure.&raquo; Il ne
+souriait m&ecirc;me plus en employant cette expression, car celles qui
+sont le
+plus vulgaires &eacute;taient, par cela m&ecirc;me, &agrave; cause de
+l'affectation de
+simplicit&eacute; des Guermantes, devenues aristocratiques.</p>
+<p>Une exaltation n'aboutissant qu'&agrave; la m&eacute;lancolie, parce
+qu'elle &eacute;tait
+artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans
+la voiture qui allait me conduire &agrave; l'h&ocirc;tel de M. de
+Charlus. Nous
+pouvons &agrave; notre choix nous livrer &agrave; l'une ou l'autre de
+deux forces,
+l'une s'&eacute;l&egrave;ve de nous-m&ecirc;me, &eacute;mane de nos
+impressions profondes; l'autre
+nous vient du dehors. La premi&egrave;re porte naturellement avec elle
+une
+joie, celle que d&eacute;gage la vie des cr&eacute;ateurs. L'autre
+courant, celui qui
+essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agit&eacute;es des
+personnes ext&eacute;rieures, n'est pas accompagn&eacute; de plaisir;
+mais nous
+pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si
+factice
+qu'elle tourne vite &agrave; l'ennui, &agrave; la tristesse,
+d'o&ugrave; le visage morne de
+tant de mondains, et chez eux tant d'&eacute;tats nerveux qui peuvent
+aller
+jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus,
+j'&eacute;tais en proie &agrave; cette seconde sorte d'exaltation, bien
+diff&eacute;rente de
+celle qui nous est donn&eacute;e par une impression personnelle, comme
+celle
+que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois &agrave; Combray, dans
+la
+carriole du Dr Percepied, d'o&ugrave; j'avais vu se peindre sur le
+couchant les
+clochers de Martainville; un jour, &agrave; Balbec, dans la
+cal&egrave;che de M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, en cherchant &agrave; d&eacute;m&ecirc;ler la
+r&eacute;miniscence que m'offrait une
+all&eacute;e d'arbres. Mais dans cette troisi&egrave;me voiture, ce que
+j'avais devant
+les yeux de l'esprit, c'&eacute;taient ces conversations qui m'avaient
+paru si
+ennuyeuses au d&icirc;ner de M<sup>me</sup> de Guermantes, par exemple
+les r&eacute;cits du
+prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le g&eacute;n&eacute;ral
+Botha et l'arm&eacute;e
+anglaise. Je venais de les glisser dans le st&eacute;r&eacute;oscope
+int&eacute;rieur &agrave;
+travers lequel, d&egrave;s que nous ne sommes plus nous-m&ecirc;me,
+d&egrave;s que, dou&eacute;s
+d'une &acirc;me mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que
+des
+autres, nous donnons du relief &agrave; ce qu'ils ont dit, &agrave; ce
+qu'ils ont
+fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le
+gar&ccedil;on
+de caf&eacute; qui l'a servi, je m'&eacute;merveillais de mon bonheur,
+non ressenti
+par moi, il est vrai, au moment m&ecirc;me, d'avoir d&icirc;n&eacute;
+avec quelqu'un qui
+connaissait si bien Guillaume II et avait racont&eacute; sur lui des
+anecdotes,
+ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand
+du
+prince, l'histoire du g&eacute;n&eacute;ral Botha, je riais tout haut,
+comme si ce
+rire, pareil &agrave; certains applaudissements qui augmentent
+l'admiration
+int&eacute;rieure, &eacute;tait n&eacute;cessaire &agrave; ce
+r&eacute;cit pour en corroborer le comique.
+Derri&egrave;re les verres grossissants, m&ecirc;me ceux des jugements
+de M<sup>me</sup> de
+Guermantes qui m'avaient paru b&ecirc;tes (par exemple, sur Frans Hals
+qu'il
+aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur
+extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite
+elle
+n'&eacute;tait pas absolument insens&eacute;e. De m&ecirc;me que nous
+pouvons un beau jour
+&ecirc;tre heureux de conna&icirc;tre la personne que nous
+d&eacute;daignions le plus,
+parce qu'elle se trouve &ecirc;tre li&eacute;e avec une jeune fille que
+nous aimons,
+&agrave; qui elle peut nous pr&eacute;senter, et nous offre ainsi de
+l'utilit&eacute; et de
+l'agr&eacute;ment, choses dont nous l'aurions crue &agrave; jamais
+d&eacute;nu&eacute;e, il n'y a
+pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse &ecirc;tre
+certain
+qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes sur les tableaux qui seraient int&eacute;ressants &agrave;
+voir, m&ecirc;me d'un
+tramway, &eacute;tait faux, mais contenait une part de
+v&eacute;rit&eacute; qui me fut
+pr&eacute;cieuse dans la suite.</p>
+<p>De m&ecirc;me les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cit&eacute;s
+&eacute;taient, il faut
+l'avouer, d'une &eacute;poque ant&eacute;rieure &agrave; celle
+o&ugrave; il est devenu plus qu'un
+homme nouveau, o&ugrave; il a fait appara&icirc;tre dans
+l'&eacute;volution une esp&egrave;ce
+litt&eacute;raire encore inconnue, dou&eacute;e d'organes plus
+complexes. Dans ces
+premiers po&egrave;mes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se
+contenter,
+comme la nature, de donner &agrave; penser. Des
+&laquo;pens&eacute;es&raquo;, il en exprimait
+alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens o&ugrave; le
+duc
+prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les
+invit&eacute;s
+de ses grandes f&ecirc;tes, &agrave; Guermantes, fissent, sur l'album
+du ch&acirc;teau,
+suivre leur signature d'une r&eacute;flexion
+philosophico-po&eacute;tique, il
+avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: &laquo;Votre nom,
+mon cher,
+mais pas de pens&eacute;e!&raquo; Or, c'&eacute;taient ces
+&laquo;pens&eacute;es&raquo; de Victor Hugo (presque
+aussi absentes de <i>la L&eacute;gende des Si&egrave;cles</i> que les
+&laquo;airs&raquo;, les
+&laquo;m&eacute;lodies&raquo; dans la deuxi&egrave;me mani&egrave;re
+wagn&eacute;rienne) que M<sup>me</sup> de Guermantes
+aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument &agrave; tort. Elles
+&eacute;taient
+touchantes, et d&eacute;j&agrave; autour d'elles, sans que la forme
+e&ucirc;t encore la
+profondeur o&ugrave; elle ne devait parvenir que plus tard, le
+d&eacute;ferlement des
+mots nombreux et des rimes richement articul&eacute;es les rendait
+inassimilables &agrave; ces vers qu'on peut d&eacute;couvrir dans un
+Corneille, par
+exemple, et o&ugrave; un romantisme intermittent, contenu, et qui nous
+&eacute;meut
+d'autant plus, n'a point pourtant p&eacute;n&eacute;tr&eacute;
+jusqu'aux sources physiques de
+la vie, modifi&eacute; l'organisme inconscient et
+g&eacute;n&eacute;ralisable o&ugrave; s'abrite
+l'id&eacute;e. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
+derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'&eacute;tait
+seulement d'une
+part infime que s'ornait la conversation de M<sup>me</sup> de
+Guermantes. Mais
+justement, en citant ainsi un vers isol&eacute; on d&eacute;cuple sa
+puissance
+attractive. Ceux qui &eacute;taient entr&eacute;s ou rentr&eacute;s
+dans ma m&eacute;moire, au cours
+de ce d&icirc;ner, aimantaient &agrave; leur tour, appelaient &agrave;
+eux avec une telle
+force les pi&egrave;ces au milieu desquelles ils avaient l'habitude
+d'&ecirc;tre
+enclav&eacute;s, que mes mains &eacute;lectris&eacute;es ne purent pas
+r&eacute;sister plus de
+quarante-huit heures &agrave; la force qui les conduisait vers le
+volume o&ugrave;
+&eacute;taient reli&eacute;s les <i>Orientales</i> et les <i>Chants
+du Cr&eacute;puscule</i>. Je maudis
+le valet de pied de Fran&ccedil;oise d'avoir fait don &agrave; son pays
+natal de mon
+exemplaire des <i>Feuilles d'Automne</i>, et je l'envoyai sans perdre
+un
+instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout &agrave;
+l'autre,
+et ne retrouvai la paix que quand j'aper&ccedil;us tout d'un coup,
+m'attendant
+dans la lumi&egrave;re o&ugrave; elle les avait baign&eacute;s, les
+vers que m'avait cit&eacute;s
+M<sup>me</sup> de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries
+avec la
+duchesse ressemblaient &agrave; ces connaissances qu'on puise dans une
+biblioth&egrave;que de ch&acirc;teau, surann&eacute;e,
+incompl&egrave;te, incapable de former une
+intelligence, d&eacute;pourvue de presque tout ce que nous aimons, mais
+nous
+offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
+belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
+dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance
+&agrave; une
+magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir
+trouv&eacute; la
+pr&eacute;face de Balzac &agrave; <i>la Chartreuse</i> ou des lettres
+in&eacute;dites de Joubert,
+tent&eacute;s de nous exag&eacute;rer le prix de la vie que nous y
+avons men&eacute;e et dont
+nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolit&eacute;
+st&eacute;rile.</p>
+<p>A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment
+r&eacute;pondre &agrave;
+ce qu'attendait mon imagination, et devait par cons&eacute;quent me
+frapper
+d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plut&ocirc;t
+que
+par ce qu'il en avait de diff&eacute;rent, pourtant il se
+r&eacute;v&eacute;la &agrave; moi peu &agrave;
+peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
+gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation
+s'orne
+de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles
+&eacute;taient
+habit&eacute;es autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de
+l'argent
+ignore profond&eacute;ment. A supposer que l'aristocrate le plus
+mod&eacute;r&eacute; par ses
+aspirations ait fini par rattraper l'&eacute;poque o&ugrave; il vit, sa
+m&egrave;re, ses
+oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle
+son
+enfance, avec ce que pouvait &ecirc;tre une vie presque inconnue
+aujourd'hui.
+Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, M<sup>me</sup> de
+Guermantes
+n'e&ucirc;t pas fait remarquer, mais e&ucirc;t saisi
+imm&eacute;diatement tous les
+manquements faits aux usages. Elle &eacute;tait choqu&eacute;e de voir
+&agrave; un
+enterrement des femmes m&ecirc;l&eacute;es aux hommes alors qu'il y a
+une c&eacute;r&eacute;monie
+particuli&egrave;re qui doit &ecirc;tre c&eacute;l&eacute;br&eacute;e
+pour les femmes. Quant au po&ecirc;le dont
+Bloch e&ucirc;t cru sans doute que l'usage &eacute;tait
+r&eacute;serv&eacute; aux enterrements, &agrave;
+cause des cordons du po&ecirc;le dont on parle dans les comptes rendus
+d'obs&egrave;ques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps
+o&ugrave;, encore
+enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis
+que
+Saint-Loup avait vendu son pr&eacute;cieux &laquo;Arbre
+g&eacute;n&eacute;alogique&raquo;, d'anciens
+portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
+Carri&egrave;re et des meubles modern style, M. et M<sup>me</sup> de
+Guermantes, &eacute;mus par
+un sentiment o&ugrave; l'amour ardent de l'art jouait peut-&ecirc;tre
+un moindre r&ocirc;le
+et qui les laissait eux-m&ecirc;mes plus m&eacute;diocres, avaient
+gard&eacute; leurs
+merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
+s&eacute;duisant pour un artiste. Un litt&eacute;rateur e&ucirc;t de
+m&ecirc;me &eacute;t&eacute; enchant&eacute; de
+leur conversation, qui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; pour lui&#8212;car
+l'affam&eacute; n'a pas besoin
+d'un autre affam&eacute;&#8212;un dictionnaire vivant de toutes ces
+expressions qui
+chaque jour s'oublient davantage: des cravates &agrave; la
+Saint-Joseph, des
+enfants vou&eacute;s au bleu, etc., et qu'on ne trouve plus que chez
+ceux qui
+se font les aimables et b&eacute;n&eacute;voles conservateurs du
+pass&eacute;. Le plaisir que
+ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres &eacute;crivains,
+un
+&eacute;crivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de
+croire que
+les choses du pass&eacute; ont un charme par elles-m&ecirc;mes, de les
+transporter
+telles quelles dans son &#339;uvre, mort-n&eacute;e dans ce cas,
+d&eacute;gageant un ennui
+dont il se console en se disant: &laquo;C'est joli parce que c'est
+vrai, cela
+se dit ainsi.&raquo; Ces conversations aristocratiques avaient du
+reste, chez
+M<sup>me</sup> de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent
+fran&ccedil;ais. A
+cause de cela elles rendaient l&eacute;gitime, de la part de la
+duchesse, son
+hilarit&eacute; devant les mots &laquo;vatique&raquo;,
+&laquo;cosmique&raquo;, &laquo;pythique&raquo;,
+&laquo;sur&eacute;minent&raquo;, qu'employait Saint-Loup,&#8212;de m&ecirc;me
+que devant ses meubles
+de chez Bing.</p>
+<p>Malgr&eacute; tout, bien diff&eacute;rentes en cela de ce que
+j'avais pu ressentir
+devant des aub&eacute;pines ou en go&ucirc;tant &agrave; une madeleine,
+les histoires que
+j'avais entendues chez M<sup>me</sup> de Guermantes m'&eacute;taient
+&eacute;trang&egrave;res. Entr&eacute;es
+un instant en moi, qui n'en &eacute;tais que physiquement
+poss&eacute;d&eacute;, on aurait
+dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles &eacute;taient
+impatientes d'en sortir... Je m'agitais dans la voiture, comme une
+pythonisse. J'attendais un nouveau d&icirc;ner o&ugrave; je pusse
+devenir moi m&ecirc;me
+une sorte de prince X..., de M<sup>me</sup> de Guermantes, et les
+raconter. En
+attendant, elles faisaient tr&eacute;pider mes l&egrave;vres qui les
+balbutiaient et
+j'essayais en vain de ramener &agrave; moi mon esprit vertigineusement
+emport&eacute;
+par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fi&eacute;vreuse
+impatience de
+ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture,
+o&ugrave;
+d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
+que je sonnai &agrave; la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs
+monologues
+avec moi-m&ecirc;me, o&ugrave; je me r&eacute;p&eacute;tais tout ce que
+j'allais lui narrer et ne
+pensais plus gu&egrave;re &agrave; ce qu'il pouvait avoir &agrave; me
+dire, que je passai
+tout le temps que je restai dans un salon o&ugrave; un valet de pied me
+fit
+entrer, et que j'&eacute;tais d'ailleurs trop agit&eacute; pour
+regarder. J'avais un
+tel besoin que M. de Charlus &eacute;cout&acirc;t les r&eacute;cits que
+je br&ucirc;lais de lui
+faire, que je fus cruellement d&eacute;&ccedil;u en pensant que le
+ma&icirc;tre de la maison
+dormait peut-&ecirc;tre et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
+ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
+vingt-cinq minutes que j'&eacute;tais, qu'on m'avait peut-&ecirc;tre
+oubli&eacute;, dans ce
+salon, dont, malgr&eacute; cette longue attente, j'aurais tout au plus
+pu dire
+qu'il &eacute;tait immense, verd&acirc;tre, avec quelques portraits. Le
+besoin de
+parler n'emp&ecirc;che pas seulement d'&eacute;couter, mais de voir, et
+dans ce cas
+l'absence de toute description du milieu ext&eacute;rieur est
+d&eacute;j&agrave; une
+description d'un &eacute;tat interne. J'allais sortir du salon pour
+t&acirc;cher
+d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
+chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment
+m&ecirc;me
+o&ugrave; je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
+mosa&iuml;qu&eacute;, un valet de chambre entra, l'air
+pr&eacute;occup&eacute;: &laquo;Monsieur le baron
+a eu des rendez-vous jusqu'&agrave; maintenant, me dit-il. Il y a
+encore
+plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
+pour qu'il re&ccedil;oive monsieur, j'ai d&eacute;j&agrave; fait
+t&eacute;l&eacute;phoner deux fois au
+secr&eacute;taire.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Non, ne vous d&eacute;rangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur
+le baron,
+mais il est d&eacute;j&agrave; bien tard, et, du moment qu'il est
+occup&eacute; ce soir, je
+reviendrai un autre jour.</p>
+<p>&#8212;Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'&eacute;cria le valet de
+chambre.
+M. le baron pourrait &ecirc;tre m&eacute;content. Je vais de nouveau
+essayer. Je me
+rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
+Charlus et de leur d&eacute;vouement &agrave; leur ma&icirc;tre. On ne
+pouvait pas tout &agrave;
+fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait &agrave;
+plaire aussi
+bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
+moindres choses qu'il demandait une esp&egrave;ce de faveur, que, le
+soir,
+quand, ses valets assembl&eacute;s autour de lui &agrave; distance
+respectueuse, apr&egrave;s
+les avoir parcourus du regard, il disait: &laquo;Coignet, le
+bougeoir!&raquo; ou:
+&laquo;Ducret, la chemise!&raquo;, c'est en ronchonnant d'envie que les
+autres se
+retiraient, envieux de celui qui venait d'&ecirc;tre distingu&eacute;
+par le ma&icirc;tre.
+Deux, m&ecirc;me, lesquels s'ex&eacute;craient, essayaient chacun de
+ravir la faveur
+&agrave; l'autre, en allant, sous le plus absurde pr&eacute;texte,
+faire une
+commission au baron, s'il &eacute;tait mont&eacute; plus t&ocirc;t,
+dans l'espoir d'&ecirc;tre
+investi pour ce soir-l&agrave; de la charge du bougeoir ou de la
+chemise. S'il
+adressait directement la parole &agrave; l'un d'eux pour quelque chose
+qui ne
+f&ucirc;t pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un
+de ses
+cochers enrhum&eacute;, il lui disait au bout de dix minutes:
+&laquo;Couvrez-vous&raquo;,
+les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie,
+&agrave; cause
+de la gr&acirc;ce qui lui avait &eacute;t&eacute; faite. J'attendis
+encore dix minutes et,
+apr&egrave;s m'avoir demand&eacute; de ne pas rester trop longtemps,
+parce que M. le
+baron fatigu&eacute; avait d&ucirc; faire &eacute;conduire plusieurs
+personnes des plus
+importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
+m'introduisit aupr&egrave;s de lui. Cette mise en sc&egrave;ne autour
+de M. de Charlus
+me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la
+simplicit&eacute;
+de son fr&egrave;re Guermantes, mais d&eacute;j&agrave; la porte
+s'&eacute;tait ouverte, je venais
+d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu,
+&eacute;tendu
+sur un canap&eacute;. Je fus frapp&eacute; au m&ecirc;me instant par la
+vue d'un chapeau
+haut de forme &laquo;huit reflets&raquo; sur une chaise avec une
+pelisse, comme si
+le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
+que M. de Charlus allait venir &agrave; moi. Sans faire un seul
+mouvement, il
+fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
+bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me r&eacute;pondit pas, ne me
+demanda
+pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
+on ferait &agrave; un m&eacute;decin mal &eacute;lev&eacute;, s'il
+&eacute;tait n&eacute;cessaire que je restasse
+debout. Je le fis sans m&eacute;chante intention, mais l'air de
+col&egrave;re froide
+qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste,
+que chez lui, &agrave; la campagne, au ch&acirc;teau de Charlus, il
+avait l'habitude
+apr&egrave;s d&icirc;ner, tant il aimait &agrave; jouer au roi, de
+s'&eacute;taler dans un fauteuil
+au fumoir, en laissant ses invit&eacute;s debout autour de lui. Il
+demandait &agrave;
+l'un du feu, offrait &agrave; l'autre un cigare, puis au bout de
+quelques
+instants disait: &laquo;Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une
+chaise, mon cher, etc.&raquo;, ayant tenu &agrave; prolonger leur
+station debout,
+seulement pour leur montrer que c'&eacute;tait de lui que leur venait
+la
+permission de s'asseoir. &laquo;Mettez-vous dans le si&egrave;ge Louis
+XIV&raquo;, me
+r&eacute;pondit-il d'un air imp&eacute;rieux et plut&ocirc;t pour me
+forcer &agrave; m'&eacute;loigner de
+lui que pour m'inviter &agrave; m'asseoir. Je pris un fauteuil qui
+n'&eacute;tait pas
+loin. &laquo;Ah! voil&agrave; ce que vous appelez un si&egrave;ge Louis
+XIV! je vois que
+vous &ecirc;tes instruit&raquo;, s'&eacute;cria-t-il avec
+d&eacute;rision. J'&eacute;tais tellement
+stup&eacute;fait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je
+l'aurais
+d&ucirc;, ni pour changer de si&egrave;ge comme il le voulait.
+&laquo;Monsieur, me dit-il,
+en pesant tous les termes, dont il faisait pr&eacute;c&eacute;der les
+plus
+impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai
+condescendu &agrave; vous accorder, &agrave; la pri&egrave;re d'une
+personne qui d&eacute;sire que
+je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne
+vous cacherai pas que j'avais esp&eacute;r&eacute; mieux; je forcerais
+peut-&ecirc;tre un
+peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, m&ecirc;me avec qui
+ignore
+leur valeur, et par simple respect pour soi-m&ecirc;me, en vous disant
+que
+j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que
+&laquo;bienveillance&raquo;, dans son sens le plus efficacement
+protecteur,
+n'exc&eacute;derait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais
+de
+manifester. Je vous avais, d&egrave;s mon retour &agrave; Paris, fait
+savoir &agrave; Balbec
+m&ecirc;me que vous pouviez compter sur moi.&raquo; Moi qui me
+rappelais sur quelle
+incartade M. de Charlus s'&eacute;tait s&eacute;par&eacute; de moi
+&agrave; Balbec, j'esquissai un
+geste de d&eacute;n&eacute;gation. &laquo;Comment! s'&eacute;cria-t-il
+avec col&egrave;re, et en effet son
+visage convuls&eacute; et blanc diff&eacute;rait autant de son visage
+ordinaire que la
+mer quand, un matin de temp&ecirc;te, on aper&ccedil;oit, au lieu de la
+souriante
+surface habituelle, mille serpents d'&eacute;cume et de bave, vous
+pr&eacute;tendez
+que vous n'avez pas re&ccedil;u mon message&#8212;presque une
+d&eacute;claration&#8212;d'avoir &agrave;
+vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme d&eacute;coration autour du
+livre que
+je vous fis parvenir?&raquo;</p>
+<p>&#8212;De tr&egrave;s jolis entrelacs histori&eacute;s, lui dis-je.</p>
+<p>&#8212;Ah! r&eacute;pondit-il d'un air m&eacute;prisant, les jeunes
+Fran&ccedil;ais connaissent
+peu les chefs-d'&#339;uvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois
+qui ne conna&icirc;trait pas la <i>Walkyrie</i>? Il faut d'ailleurs
+que vous ayez
+des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'&#339;uvre-l&agrave; vous
+m'avez dit
+que vous aviez pass&eacute; deux heures devant. Je vois que vous ne
+vous y
+connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les
+styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez m&ecirc;me
+pas sur
+quoi vous vous asseyez. Vous offrez &agrave; votre derri&egrave;re une
+chauffeuse
+Directoire pour une berg&egrave;re Louis XIV. Un de ces jours vous
+prendrez les
+genoux de M<sup>me</sup> de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait
+pas ce que
+vous y ferez. Pareillement, vous n'avez m&ecirc;me pas reconnu dans la
+reliure
+du livre de Bergotte le linteau de <i>myosotis</i> de l'&eacute;glise
+de Balbec. Y
+avait-il une mani&egrave;re plus limpide de vous dire: &laquo;Ne
+m'oubliez pas!&raquo;</p>
+<p>Je regardais M. de Charlus. Certes sa t&ecirc;te magnifique, et qui
+r&eacute;pugnait,
+l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on e&ucirc;t dit
+Apollon
+vieilli; mais un jus oliv&acirc;tre, h&eacute;patique, semblait
+pr&ecirc;t &agrave; sortir de sa
+bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne,
+par un vaste &eacute;cart de compas, avait vue sur beaucoup de choses
+qui
+resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques
+belles paroles qu'il color&acirc;t ses haines, on sentait que,
+m&ecirc;me s'il y
+avait tant&ocirc;t de l'orgueil offens&eacute;, tant&ocirc;t un amour
+d&eacute;&ccedil;u, ou une rancune,
+du sadisme, une taquinerie, une id&eacute;e fixe, cet homme
+&eacute;tait capable
+d'assassiner et de prouver &agrave; force de logique et de beau langage
+qu'il
+avait eu raison de le faire et n'en &eacute;tait pas moins
+sup&eacute;rieur de cent
+coud&eacute;es &agrave; son fr&egrave;re, sa belle-s&#339;ur, etc., etc.</p>
+<p>&#8212;Comme dans les <i>Lances</i> de V&eacute;lasquez, continua-t-il,
+le vainqueur
+s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout
+&ecirc;tre
+noble, puisque j'&eacute;tais tout et que vous n'&eacute;tiez rien,
+c'est moi qui ai
+fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement r&eacute;pondu
+&agrave; ce que ce
+n'est pas &agrave; moi &agrave; appeler de la grandeur. Mais je ne me
+suis pas laiss&eacute;
+d&eacute;courager. Notre religion pr&ecirc;che la patience. Celle que
+j'ai eue envers
+vous me sera compt&eacute;e, je l'esp&egrave;re, et de n'avoir fait que
+sourire de ce
+qui pourrait &ecirc;tre tax&eacute; d'impertinence, s'il &eacute;tait
+&agrave; votre port&eacute;e d'en
+avoir envers qui vous d&eacute;passe de tant de coud&eacute;es; mais
+enfin, monsieur,
+de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis &agrave;
+l'&eacute;preuve que
+le seul homme &eacute;minent de notre monde appelle avec esprit
+l'&eacute;preuve de la
+trop grande amabilit&eacute; et qu'il d&eacute;clare &agrave; bon droit
+la plus terrible de
+toutes, la seule qui puisse s&eacute;parer le bon grain de l'ivraie. Je
+vous
+reprocherais &agrave; peine de l'avoir subie sans succ&egrave;s, car
+ceux qui en
+triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que
+je
+pr&eacute;tends tirer des derni&egrave;res paroles que nous
+&eacute;changerons sur terre,
+j'entends &ecirc;tre &agrave; l'abri de vos inventions
+calomniatrices.&raquo; Je n'avais
+pas song&eacute; jusqu'ici que la col&egrave;re de M. de Charlus
+p&ucirc;t &ecirc;tre caus&eacute;e par
+un propos d&eacute;sobligeant qu'on lui e&ucirc;t
+r&eacute;p&eacute;t&eacute;; j'interrogeai ma m&eacute;moire;
+je n'avais parl&eacute; de lui &agrave; personne. Quelque
+m&eacute;chant l'avait fabriqu&eacute; de
+toutes pi&egrave;ces. Je protestai &agrave; M. de Charlus que je
+n'avais absolument
+rien dit de lui. &laquo;Je ne pense pas que j'aie pu vous f&acirc;cher
+en disant &agrave;
+M<sup>me</sup> de Guermantes que j'&eacute;tais li&eacute; avec
+vous.&raquo; Il sourit avec d&eacute;dain, fit
+monter sa voix jusqu'aux plus extr&ecirc;mes registres, et l&agrave;,
+attaquant avec
+douceur la note la plus aigu&euml; et la plus insolente: &laquo;Oh!
+monsieur,
+dit-il en revenant avec une extr&ecirc;me lenteur &agrave; une
+intonation naturelle,
+et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
+descendante, je pense que vous vous faites tort &agrave;
+vous-m&ecirc;me en vous
+accusant d'avoir dit que nous &eacute;tions &laquo;li&eacute;s&raquo;.
+Je n'attends pas une tr&egrave;s
+grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
+meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
+pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
+et qui faisaient flotter sur ses l&egrave;vres jusqu'&agrave; un
+charmant sourire, je
+ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous &eacute;tions <i>li&eacute;s</i>!
+Quant &agrave;
+vous &ecirc;tre vant&eacute; de m'avoir &eacute;t&eacute; <i>pr&eacute;sent&eacute;</i>,
+d'avoir <i>caus&eacute; avec moi</i>, de
+me <i>conna&icirc;tre</i> un peu, d'avoir obtenu, presque sans
+sollicitation, de
+pouvoir &ecirc;tre un jour mon <i>prot&eacute;g&eacute;</i>, je trouve
+au contraire fort naturel
+et intelligent que vous l'ayez fait. L'extr&ecirc;me diff&eacute;rence
+d'&acirc;ge qu'il y
+a entre nous me permet de reconna&icirc;tre, sans ridicule, que cette
+<i>pr&eacute;sentation</i>, ces <i>causeries</i>, cette vague amorce
+de <i>relations</i>
+&eacute;taient pour vous, ce n'est pas &agrave; moi de dire un honneur,
+mais enfin &agrave;
+tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non
+point
+de l'avoir divulgu&eacute;, mais de n'avoir pas su le conserver.
+J'ajouterai
+m&ecirc;me, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la
+col&egrave;re
+hautaine &agrave; une douceur tellement empreinte de tristesse que je
+croyais
+qu'il allait se mettre &agrave; pleurer, que, quand vous avez
+laiss&eacute; sans
+r&eacute;ponse la proposition que je vous ai faite &agrave; Paris, cela
+m'a paru
+tellement inou&iuml; de votre part &agrave; vous, qui m'aviez
+sembl&eacute; bien &eacute;lev&eacute; et
+d'une bonne famille <i>bourgeoise</i> (sur cet adjectif seul sa voix
+eut un
+petit sifflement d'impertinence), que j'eus la na&iuml;vet&eacute; de
+croire &agrave;
+toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
+erreurs d'adresses. Je reconnais que c'&eacute;tait de ma part une
+grande
+na&iuml;vet&eacute;, mais saint Bonaventure pr&eacute;f&eacute;rait
+croire qu'un b&#339;uf p&ucirc;t voler
+plut&ocirc;t que son fr&egrave;re mentir. Enfin tout cela est
+termin&eacute;, la chose ne
+vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
+vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
+f&ucirc;t-ce que par consid&eacute;ration pour mon &acirc;ge,
+m'&eacute;crire. J'avais con&ccedil;u pour
+vous des choses infiniment s&eacute;duisantes que je m'&eacute;tais
+bien gard&eacute; de vous
+dire. Vous avez pr&eacute;f&eacute;r&eacute; refuser sans savoir, c'est
+votre affaire. Mais,
+comme je vous le dis, on peut toujours <i>&eacute;crire</i>. Moi
+&agrave; votre place, et
+m&ecirc;me dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux &agrave;
+cause de cela la
+mienne que la v&ocirc;tre, je dis &agrave; cause de cela, parce que je
+crois que
+toutes les places sont &eacute;gales, et j'ai plus de sympathie pour un
+intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
+pr&eacute;f&egrave;re ma place, parce que ce que vous avez fait, dans
+ma vie tout
+enti&egrave;re qui commence &agrave; &ecirc;tre assez longue, je sais
+que je ne l'ai jamais
+fait. (Sa t&ecirc;te &eacute;tait tourn&eacute;e dans l'ombre, je ne
+pouvais pas voir si ses
+yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait &agrave; le
+croire.) Je
+vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
+effet de vous en faire faire deux cents en arri&egrave;re. Maintenant
+c'est &agrave;
+moi de m'&eacute;loigner et nous ne nous conna&icirc;trons plus. Je ne
+retiendrai pas
+votre nom, mais votre cas, afin que, les jours o&ugrave; je serais
+tent&eacute; de
+croire que les hommes ont du c&#339;ur, de la politesse, ou seulement
+l'intelligence de ne pas laisser &eacute;chapper une chance sans
+seconde, je
+me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
+vous me connaissiez quand c'&eacute;tait vrai&#8212;car maintenant cela va
+cesser de
+l'&ecirc;tre&#8212;je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
+hommage, c'est-&agrave;-dire pour agr&eacute;able. Malheureusement,
+ailleurs et en
+d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort
+diff&eacute;rents.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui p&ucirc;t vous
+offenser.</p>
+<p>&#8212;Et qui vous dit que j'en suis offens&eacute;? s'&eacute;cria-t-il
+avec fureur en se
+redressant violemment sur la chaise longue o&ugrave; il &eacute;tait
+rest&eacute; jusque-l&agrave;
+immobile, cependant que, tandis que se crispaient les bl&ecirc;mes
+serpents
+&eacute;cumeux de sa face, sa voix devenait tour &agrave; tour
+aigu&euml; et grave comme
+une temp&ecirc;te assourdissante et d&eacute;cha&icirc;n&eacute;e. (La
+force avec laquelle il
+parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
+&eacute;tait centupl&eacute;e, comme l'est un <i>forte</i>, si, au
+lieu d'&ecirc;tre jou&eacute; au
+piano, il l'est &agrave; l'orchestre, et de plus se change en un <i>fortissimo</i>.
+M. de Charlus hurlait.) Pensez-vous qu'il soit &agrave; votre
+port&eacute;e de
+m'offenser? Vous ne savez donc pas &agrave; qui vous parlez?
+Croyez-vous que la
+salive envenim&eacute;e de cinq cents petits bonshommes de vos amis,
+juch&eacute;s les
+uns sur les autres, arriverait &agrave; baver seulement jusqu'&agrave;
+mes augustes
+orteils? Depuis un moment, au d&eacute;sir de persuader M. de Charlus
+que je
+n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait
+succ&eacute;d&eacute; une rage
+folle, caus&eacute;e par les paroles que lui dictait uniquement, selon
+moi, son
+immense orgueil. Peut-&ecirc;tre &eacute;taient-elles du reste l'effet,
+pour une
+partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
+sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable
+de
+ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, &agrave; d&eacute;faut du
+sentiment
+inconnu, m&ecirc;ler &agrave; l'orgueil, si je m'&eacute;tais souvenu
+des paroles de M<sup>me</sup> de
+Guermantes, un peu de folie. Mais &agrave; ce moment-l&agrave;
+l'id&eacute;e de folie ne me
+vint m&ecirc;me pas &agrave; l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi,
+que de
+l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment
+o&ugrave;
+M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
+avec une majest&eacute; qu'accompagnaient une moue, un vomissement de
+d&eacute;go&ucirc;t &agrave;
+l'&eacute;gard de ses obscurs blasph&eacute;mateurs), cette fureur ne
+se contint
+plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
+reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus
+&acirc;g&eacute;
+que moi, et m&ecirc;me, &agrave; cause de leur dignit&eacute;
+artistique, les porcelaines
+allemandes plac&eacute;es autour de lui, je me pr&eacute;cipitai sur le
+chapeau haut
+de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le pi&eacute;tinai,
+je
+m'acharnai &agrave; le disloquer enti&egrave;rement, j'arrachai la
+coiffe, d&eacute;chirai en
+deux la couronne, sans &eacute;couter les vocif&eacute;rations de M. de
+Charlus qui
+continuaient et, traversant la pi&egrave;ce pour m'en aller, j'ouvris
+la porte.
+Des deux c&ocirc;t&eacute;s d'elle, &agrave; ma grande
+stup&eacute;faction, se tenaient deux valets
+de pied qui s'&eacute;loign&egrave;rent lentement pour avoir l'air de
+s'&ecirc;tre trouv&eacute;s
+l&agrave; seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs
+noms,
+l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un
+instant de cette explication que leur d&eacute;marche nonchalante
+semblait me
+proposer. Elle &eacute;tait invraisemblable; trois autres me le
+sembl&egrave;rent
+moins: l'une que le baron recevait quelquefois des h&ocirc;tes, contre
+lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi?), il jugeait
+n&eacute;cessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre,
+qu'attir&eacute;s par
+la curiosit&eacute;, ils s'&eacute;taient mis aux &eacute;coutes, ne
+pensant pas que je
+sortirais si vite; la troisi&egrave;me, que toute la sc&egrave;ne que
+m'avait faite M.
+de Charlus &eacute;tant pr&eacute;par&eacute;e et jou&eacute;e, il leur
+avait lui-m&ecirc;me demand&eacute;
+d'&eacute;couter, par amour du spectacle joint peut-&ecirc;tre &agrave;
+un &laquo;nunc erudimini&raquo;
+dont chacun ferait son profit.</p>
+<p>Ma col&egrave;re n'avait pas calm&eacute; celle du baron, ma sortie
+de la chambre
+parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
+enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de &laquo;ses
+augustes
+orteils&raquo;, il avait cru me faire le t&eacute;moin de sa propre
+d&eacute;ification, il
+courut &agrave; toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me
+barra la
+porte. &laquo;Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une
+minute;
+qui aime bien ch&acirc;tie bien, et si je vous ai bien
+ch&acirc;ti&eacute;, c'est que je
+vous aime bien.&raquo; Ma col&egrave;re &eacute;tait pass&eacute;e, je
+laissai passer le mot
+ch&acirc;tier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit
+sans
+aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau d&eacute;truit qu'on
+rempla&ccedil;a par un autre.</p>
+<p>&#8212;Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement
+calomni&eacute;, dis-je
+&agrave; M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre
+l'imposteur. </p>
+<p>&#8212;Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
+vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
+m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
+croyez-vous que je vais manquer &agrave; celui que j'ai promis?</p>
+<p>&#8212;Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
+cherchant une derni&egrave;re fois dans ma t&ecirc;te (o&ugrave; je ne
+trouvais personne) &agrave;
+qui j'avais pu parler de M. de Charlus.</p>
+<p>&#8212;Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret &agrave; mon
+indicateur, me
+dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au go&ucirc;t des propos
+abjects vous
+joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
+l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour
+dire
+quelque chose qui ne soit pas exactement rien.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondis-je en m'&eacute;loignant, vous
+m'insultez, je suis d&eacute;sarm&eacute;
+puisque vous avez plusieurs fois mon &acirc;ge, la partie n'est pas
+&eacute;gale;
+d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai jur&eacute; que
+je
+n'avais rien dit.</p>
+<p>&#8212;Alors je mens! s'&eacute;cria-t-il d'un ton terrible, et en faisant
+un tel
+bond qu'il se trouva debout &agrave; deux pas de moi.</p>
+<p>&#8212;On vous a tromp&eacute;.</p>
+<p>Alors d'une voix douce, affectueuse, m&eacute;lancolique, comme dans
+ces
+symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et
+o&ugrave;
+un gracieux scherzo aimable, idyllique, succ&egrave;de aux coups de
+foudre du
+premier morceau. &laquo;C'est tr&egrave;s possible, me dit-il. En
+principe, un propos
+r&eacute;p&eacute;t&eacute; est rarement vrai. C'est votre faute si,
+n'ayant pas profit&eacute; des
+occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
+fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui cr&eacute;ent la
+confiance, le pr&eacute;servatif unique et souverain contre une parole
+qui vous
+repr&eacute;sentait comme un tra&icirc;tre. En tout cas, vrai ou faux,
+le propos a
+fait son &#339;uvre. Je ne peux plus me d&eacute;gager de l'impression qu'il
+m'a
+produite. Je ne peux m&ecirc;me pas dire que qui aime bien ch&acirc;tie
+bien, car je
+vous ai bien ch&acirc;ti&eacute;, mais je ne vous aime plus.&raquo;
+Tout en disant ces
+mots, il m'avait forc&eacute; &agrave; me rasseoir et avait
+sonn&eacute;. Un nouveau valet
+de pied entra. &laquo;Apportez &agrave; boire, et dites d'atteler le
+coup&eacute;.&raquo; Je dis
+que je n'avais pas soif, qu'il &eacute;tait bien tard et que d'ailleurs
+j'avais
+une voiture. &laquo;On l'a probablement pay&eacute;e et
+renvoy&eacute;e, me dit-il, ne vous
+en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ram&egrave;ne... Si
+vous
+craignez qu'il ne soit trop tard... j'aurais pu vous donner une chambre
+ici...&raquo; Je dis que ma m&egrave;re serait inqui&egrave;te.
+&laquo;Ah! oui, vrai ou faux, le
+propos a fait son &#339;uvre. Ma sympathie un peu pr&eacute;matur&eacute;e
+avait fleuri
+trop t&ocirc;t; et comme ces pommiers dont vous parliez
+po&eacute;tiquement &agrave; Balbec,
+elle n'a pu r&eacute;sister &agrave; une premi&egrave;re
+gel&eacute;e.&raquo; Si la sympathie de M. de
+Charlus n'avait pas &eacute;t&eacute; d&eacute;truite, il n'aurait
+pourtant pas pu agir
+autrement, puisque, tout en me disant que nous &eacute;tions
+brouill&eacute;s, il me
+faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire
+reconduire. Il avait m&ecirc;me l'air de redouter l'instant de me
+quitter et
+de se retrouver seul, cette esp&egrave;ce de crainte un peu anxieuse
+que sa
+belle-s&#339;ur et cousine Guermantes m'avait paru &eacute;prouver, il y
+avait une
+heure, quand elle avait voulu me forcer &agrave; rester encore un peu,
+avec une
+esp&egrave;ce de m&ecirc;me go&ucirc;t passager pour moi, de m&ecirc;me
+effort pour faire
+prolonger une minute. &laquo;Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le
+don de
+faire refleurir ce qui a &eacute;t&eacute; une fois d&eacute;truit. Ma
+sympathie pour vous
+est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas
+indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un
+peu comme le Booz de Victor Hugo: &laquo;Je suis veuf, je suis seul, et
+sur
+moi le soir tombe.&raquo;</p>
+<p>Je traversai avec lui le grand salon verd&acirc;tre. Je lui dis,
+tout &agrave; fait
+au hasard, combien je le trouvais beau. &laquo;N'est-ce pas? me
+r&eacute;pondit-il.
+Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui
+est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont &eacute;t&eacute;
+faites pour les
+si&egrave;ges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles
+r&eacute;p&egrave;tent
+le m&ecirc;me motif d&eacute;coratif qu'eux. Il n'existait plus que
+deux demeures o&ugrave;
+cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais
+naturellement, d&egrave;s que j'ai voulu venir habiter dans cette rue,
+il s'est
+trouv&eacute; un vieil h&ocirc;tel Chimay que personne n'avait jamais
+vu puisqu'il
+n'est venu ici que pour <i>moi</i>. En somme, c'est bien. &Ccedil;a
+pourrait
+peut-&ecirc;tre &ecirc;tre mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce
+pas, il y a
+de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le
+roi
+d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le
+savez
+aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah!
+C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit
+d'impertinence &agrave; l'endroit de mon incuriosit&eacute;, soit de
+sup&eacute;riorit&eacute;
+personnelle et de n'avoir pas demand&eacute; o&ugrave; on m'avait fait
+attendre.
+Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux port&eacute;s par M<sup>me</sup>
+Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous
+int&eacute;resse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-&ecirc;tre
+&ecirc;tes-vous
+atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce
+genre de beaut&eacute;, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence
+&agrave; briller
+entre ces deux Rembrandt, en signe de notre r&eacute;conciliation. Vous
+entendez: Beethoven se joint &agrave; lui.&raquo; Et en effet on
+distinguait les
+premiers accords de la troisi&egrave;me partie de la Symphonie
+pastorale,&laquo;la
+joie apr&egrave;s l'orage&raquo;, ex&eacute;cut&eacute;s non loin de
+nous, au premier &eacute;tage sans
+doute, par des musiciens. Je demandai na&iuml;vement par quel hasard on
+jouait cela et qui &eacute;taient les musiciens. &laquo;Eh bien! on ne
+sait pas. On
+ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce
+pas, me dit-il d'un ton l&eacute;g&egrave;rement impertinent et qui
+pourtant rappelait
+un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme
+un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte &agrave; manquer de
+respect
+&agrave; Beethoven et &agrave; moi. Vous portez contre vous-m&ecirc;me
+jugement et
+condamnation&raquo;, ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand
+le
+moment fut venu que je m'en allasse. &laquo;Vous m'excuserez de ne pas
+vous
+reconduire comme les bonnes fa&ccedil;ons m'obligeraient &agrave; le
+faire, me dit-il.
+D&eacute;sireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq
+minutes
+de plus avec vous. Mais je suis fatigu&eacute; et j'ai fort &agrave;
+faire.&raquo;
+Cependant, remarquant que le temps &eacute;tait beau: &laquo;Eh bien!
+si, je vais
+monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai
+regarder
+au Bois apr&egrave;s vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas
+vous
+raser, m&ecirc;me un soir o&ugrave; vous d&icirc;nez en ville vous
+gardez quelques poils,
+me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire
+magn&eacute;tis&eacute;s, qui, apr&egrave;s avoir r&eacute;sist&eacute;
+un instant, remont&egrave;rent jusqu'&agrave; mes
+oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agr&eacute;able
+de
+regarder ce &laquo;clair de lune bleu&raquo; au Bois avec quelqu'un
+comme vous&raquo;, me
+dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air
+triste: &laquo;Car vous &ecirc;tes gentil tout de m&ecirc;me, vous
+pourriez l'&ecirc;tre plus
+que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement
+l'&eacute;paule.
+Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant.&raquo;
+J'aurais d&ucirc; penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais
+qu'&agrave; me
+rappeler la rage avec laquelle il m'avait parl&eacute;, il y avait
+&agrave; peine une
+demi-heure. Malgr&eacute; cela j'avais l'impression qu'il &eacute;tait,
+en ce moment,
+sinc&egrave;re, que son bon c&#339;ur l'emportait sur ce que je
+consid&eacute;rais comme un
+&eacute;tat presque d&eacute;lirant de susceptibilit&eacute; et
+d'orgueil. La voiture &eacute;tait
+devant nous et il prolongeait encore la conversation. &laquo;Allons,
+dit-il
+brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons &ecirc;tre chez
+vous. Et je
+vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais &agrave; nos
+relations.
+C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous
+le
+fassions comme en musique, sur un accord parfait.&raquo; Malgr&eacute;
+ces
+affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais
+jur&eacute; que M. de Charlus, ennuy&eacute; de s'&ecirc;tre
+oubli&eacute; tout &agrave; l'heure et
+craignant de m'avoir fait de la peine, n'e&ucirc;t pas
+&eacute;t&eacute; f&acirc;ch&eacute; de me revoir
+encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment:
+&laquo;Allons
+bon! dit-il, voil&agrave; que j'ai oubli&eacute; le principal. En
+souvenir de madame
+votre grand-m&egrave;re, j'avais fait relier pour vous une
+&eacute;dition curieuse de
+M<sup>me</sup> de S&eacute;vign&eacute;. Voil&agrave; qui va
+emp&ecirc;cher cette entrevue d'&ecirc;tre la derni&egrave;re.
+Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour
+des
+affaires compliqu&eacute;es. Regardez combien de temps a dur&eacute; le
+Congr&egrave;s de
+Vienne.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais je pourrais la faire chercher sans vous d&eacute;ranger,
+dis-je
+obligeamment.</p>
+<p>&#8212;Voulez-vous vous taire, petit sot, r&eacute;pondit-il avec
+col&egrave;re, et ne pas
+avoir l'air grotesque de consid&eacute;rer comme peu de chose l'honneur
+d'&ecirc;tre
+probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-&ecirc;tre un
+valet
+de chambre qui vous remettra les volumes) re&ccedil;u par moi. Il se
+ressaisit:
+&laquo;Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance
+avant le
+silence &eacute;ternel de l'accord de dominante!&raquo; C'est pour ses
+propres nerfs
+qu'il semblait redouter son retour imm&eacute;diatement apr&egrave;s
+d'&acirc;cres paroles
+de brouille. &laquo;Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois&raquo;, me
+dit-il d'un
+ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, &agrave; ce qu'il me
+sembla, non
+pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait
+que son amour-propre n'essuy&acirc;t un refus. &laquo;Eh bien
+voil&agrave;, me dit-il en
+tra&icirc;nant encore, c'est le moment o&ugrave;, comme dit Whistler,
+les bourgeois
+rentrent (peut-&ecirc;tre voulait-il me prendre par l'amour-propre) et
+o&ugrave; il
+convient de commencer &agrave; regarder. Mais vous ne savez m&ecirc;me
+pas qui est
+Whistler.&raquo; Je changeai de conversation et lui demandai si la
+princesse
+d'I&eacute;na &eacute;tait une personne intelligente. M. de Charlus
+m'arr&ecirc;ta, et
+prenant le ton le plus m&eacute;prisant que je lui connusse: &laquo;Ah!
+monsieur,
+vous faites allusion ici &agrave; un ordre de nomenclature o&ugrave; je
+n'ai rien &agrave;
+voir. Il y a peut-&ecirc;tre une aristocratie chez les Tahitiens, mais
+j'avoue
+que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est
+&eacute;trange, a cependant r&eacute;sonn&eacute;, il y a quelques
+jours, &agrave; mes oreilles. On
+me demandait si je condescendrais &agrave; ce que me f&ucirc;t
+pr&eacute;sent&eacute; le jeune duc
+de Guastalla. La demande m'&eacute;tonna, car le duc de Guastalla n'a
+nul
+besoin de se faire pr&eacute;senter &agrave; moi, pour la raison qu'il
+est mon cousin
+et me conna&icirc;t de tout temps; c'est le fils de la princesse de
+Parme, et
+en jeune parent bien &eacute;lev&eacute;, il ne manque jamais de venir
+me rendre ses
+devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait
+pas
+de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous int&eacute;resse.
+Comme
+il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai suppos&eacute; qu'il
+s'agissait
+d'une pauvresse couchant sous le pont d'I&eacute;na et qui avait pris
+pittoresquement le titre de princesse d'I&eacute;na, comme on dit la
+Panth&egrave;re
+des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une
+personne riche dont j'avais admir&eacute; &agrave; une exposition des
+meubles fort
+beaux et qui ont sur le nom du propri&eacute;taire la
+sup&eacute;riorit&eacute; de ne pas
+&ecirc;tre faux. Quant au pr&eacute;tendu duc de Guastalla, ce devait
+&ecirc;tre l'agent de
+change de mon secr&eacute;taire, l'argent procure tant de choses. Mais
+non;
+c'est l'Empereur, para&icirc;t-il, qui s'est amus&eacute; &agrave;
+donner &agrave; ces gens un
+titre pr&eacute;cis&eacute;ment indisponible. C'est peut-&ecirc;tre une
+preuve de puissance,
+ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort
+mauvais tour qu'il a jou&eacute; ainsi &agrave; ces usurpateurs
+malgr&eacute; eux. Mais enfin
+je ne puis vous donner d'&eacute;claircissements sur tout cela, ma
+comp&eacute;tence
+s'arr&ecirc;te au faubourg Saint-Germain o&ugrave;, entre tous les
+Courvoisier et
+Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez &agrave; d&eacute;couvrir
+un introducteur,
+de vieilles gales tir&eacute;es tout expr&egrave;s de Balzac et qui
+vous amuseront.
+Naturellement tout cela n'a rien &agrave; voir avec le prestige de la
+princesse
+de Guermantes, mais, sans moi et mon S&eacute;same, la demeure de
+celle-ci est
+inaccessible.&raquo;</p>
+<p>&#8212;C'est vraiment tr&egrave;s beau, monsieur, &agrave; l'h&ocirc;tel
+de la princesse de
+Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Oh! ce n'est pas tr&egrave;s beau. C'est ce qu'il y a de plus beau;
+apr&egrave;s la
+princesse toutefois.</p>
+<p>&#8212;La princesse de Guermantes est sup&eacute;rieure &agrave; la
+duchesse de Guermantes?</p>
+<p>&#8212;Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est &agrave; remarquer que,
+d&egrave;s que les gens
+du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou
+d&eacute;tr&ocirc;nent, au gr&eacute;
+de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation
+paraissait la plus solide et la mieux fix&eacute;e.)</p>
+<p>La duchesse de Guermantes (peut-&ecirc;tre en ne l'appelant pas
+Oriane
+voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est
+d&eacute;licieuse,
+tr&egrave;s sup&eacute;rieure &agrave; ce que vous avez pu deviner.
+Mais enfin elle est
+incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les
+personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'&eacute;tait la princesse de
+Metternich, mais la Metternich croyait avoir lanc&eacute; Wagner parce
+qu'elle
+connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plut&ocirc;t
+sa
+m&egrave;re, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de
+l'incroyable beaut&eacute; de cette femme. Et rien que les jardins
+d'Esther!</p>
+<p>&#8212;On ne peut pas les visiter? </p>
+<p>&#8212;Mais non, il faudrait &ecirc;tre invit&eacute;, mais on n'invite
+jamais <i>personne</i>
+&agrave; moins que j'intervienne. Mais aussit&ocirc;t, retirant,
+apr&egrave;s l'avoir jet&eacute;,
+l'app&acirc;t de cette offre, il me tendit la main, car nous
+&eacute;tions arriv&eacute;s
+chez moi. &laquo;Mon r&ocirc;le est termin&eacute;, monsieur; j'y
+ajoute simplement ces
+quelques paroles. Un autre vous offrira peut-&ecirc;tre un jour sa
+sympathie
+comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le
+n&eacute;gligez pas. Une sympathie est toujours pr&eacute;cieuse. Ce
+qu'on ne peut pas
+faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut
+demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-m&ecirc;me, on le
+peut &agrave;
+plusieurs et sans avoir besoin d'&ecirc;tre treize comme dans le roman
+de
+Balzac, ni quatre comme dans <i>les Trois Mousquetaires</i>.
+Adieu.&raquo;</p>
+<p>Il devait &ecirc;tre fatigu&eacute; et avoir renonc&eacute; &agrave;
+l'id&eacute;e d'aller voir le clair
+de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussit&ocirc;t
+il fit
+un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais
+d&eacute;j&agrave;
+transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner
+&agrave;
+ma porte, sans avoir plus pens&eacute; que j'avais affaire &agrave; M.
+de Charlus,
+relativement &agrave; l'empereur d'Allemagne, au g&eacute;n&eacute;ral
+Botha, des r&eacute;cits tout
+&agrave; l'heure si obs&eacute;dants, mais que son accueil inattendu et
+foudroyant
+avait fait s'envoler bien loin de moi.</p>
+<p>En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de
+pied
+de Fran&ccedil;oise avait &eacute;crite &agrave; un de ses amis et
+qu'il y avait oubli&eacute;e.
+Depuis que ma m&egrave;re &eacute;tait absente, il ne reculait devant
+aucun sans-g&ecirc;ne;
+je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
+largement &eacute;tal&eacute;e et qui, c'&eacute;tait ma seule excuse,
+avait l'air de
+s'offrir &agrave; moi.</p>
+<p>&laquo;Cher ami et cousin,</p>
+<p>&laquo;J'esp&egrave;re que la sant&eacute; va toujours bien et qu'il
+en est de m&ecirc;me pour
+toute la petite famille particuli&egrave;rement pour mon jeune filleul
+Joseph
+dont je n'ai pas encore le plaisir de conna&icirc;tre mais dont je
+pr&eacute;f&egrave;re &agrave;
+vous tous comme &eacute;tant mon filleul, ces reliques du c&#339;ur ont
+aussi leur
+poussi&egrave;re, sur leurs restes sacr&eacute;s ne portons pas les
+mains. D'ailleurs
+cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta ch&egrave;re femme
+ma
+cousine Marie, vous ne serez pas pr&eacute;cipit&eacute;s tous deux
+jusqu'au fond de
+la mer, comme le matelot attach&eacute; en haut du grand m&acirc;t, car
+cette vie
+n'est qu'une vall&eacute;e obscure. Cher ami il faut te dire que ma
+principale
+occupation, de ton &eacute;tonnement j'en suis certain, est maintenant
+la
+po&eacute;sie que j'aime avec d&eacute;lices, car il faut bien
+pass&eacute; le temps. Aussi
+cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore
+r&eacute;pondu &agrave; ta
+derni&egrave;re lettre, &agrave; d&eacute;faut du pardon laisse venir
+l'oubli. Comme tu le
+sais, la m&egrave;re de Madame a tr&eacute;pass&eacute; dans des
+souffrances inexprimables
+qui l'ont assez fatigu&eacute;e car elle a vu jusqu'&agrave; trois
+m&eacute;decins. Le jour
+de ses obs&egrave;ques fut un beau jour car toutes les relations de
+Monsieur
+&eacute;taient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis
+plus de
+deux heures pour aller au cimeti&egrave;re, ce qui vous fera tous
+ouvrir de
+grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant
+pour la m&egrave;re Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long
+sanglot. Je
+m'amuse &eacute;norm&eacute;ment &agrave; la motocyclette dont j'ai
+appris derni&egrave;rement. Que
+diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi &agrave; toute vitesse
+aux
+&Eacute;corces. Mais l&agrave;-dessus je ne me tairai pas plus car je
+sens que
+l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fr&eacute;quente la duchesse
+de
+Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu m&ecirc;me le nom
+dans nos
+ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de
+Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Ch&ecirc;nedoll&eacute;,
+d'Alfred de
+Musset, car je voudrais gu&eacute;rir le pays qui ma donner le jour de
+l'ignorance qui m&egrave;ne fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus
+rien &agrave;
+te dire et tanvoye comme le p&eacute;lican lass&eacute; d'un long
+voyage mes bonnes
+salutations ainsi qu'&agrave; ta femme &agrave; mon filleul et &agrave;
+ta s&#339;ur Rose.
+Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a v&eacute;cu que ce que
+vivent
+les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de
+Musset, tous ces grands g&eacute;nies qu'on a fait &agrave; cause de
+cela mourir sur
+les flammes du b&ucirc;cher comme Jeanne d'Arc. A bient&ocirc;t ta
+prochaine
+missive, re&ccedil;ois mes baisers comme ceux d'un fr&egrave;re.</p>
+<p>&laquo;P&eacute;rigot (Joseph).&raquo;</p>
+<p>Nous sommes attir&eacute;s par toute vie qui nous repr&eacute;sente
+quelque chose
+d'inconnu, par une derni&egrave;re illusion &agrave; d&eacute;truire.
+Malgr&eacute; cela les
+myst&eacute;rieuses paroles, gr&acirc;ce auxquelles M. de Charlus
+m'avait amen&eacute; &agrave;
+imaginer la princesse de Guermantes comme un &ecirc;tre extraordinaire
+et
+diff&eacute;rent de ce que je connaissais, ne suffisent pas &agrave;
+expliquer la
+stup&eacute;faction o&ugrave; je fus, bient&ocirc;t suivie de la
+crainte d'&ecirc;tre victime
+d'une mauvaise farce machin&eacute;e par quelqu'un qui e&ucirc;t voulu
+me faire jeter
+&agrave; la porte d'une demeure o&ugrave; j'irais sans &ecirc;tre
+invit&eacute;, quand, environ
+deux mois apr&egrave;s mon d&icirc;ner chez la duchesse et tandis que
+celle-ci &eacute;tait
+&agrave; Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait
+averti
+de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprim&eacute;s sur une
+carte: &laquo;La
+princesse de Guermantes, n&eacute;e duchesse en Bavi&egrave;re, sera
+chez elle le
+***.&raquo; Sans doute &ecirc;tre invit&eacute; chez la princesse de
+Guermantes n'&eacute;tait
+peut-&ecirc;tre pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus
+difficile
+que d&icirc;ner chez la duchesse, et mes faibles connaissances
+h&eacute;raldiques
+m'avaient appris que le titre de prince n'est pas sup&eacute;rieur
+&agrave; celui de
+duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut
+pas &ecirc;tre d'une essence aussi h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne
+&agrave; celle de ses cong&eacute;n&egrave;res que le
+pr&eacute;tendait M. de Charlus, et d'une essence si
+h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne &agrave; celle d'une
+autre femme. Mais mon imagination, semblable &agrave; Elstir en train
+de rendre
+un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il
+pouvait par ailleurs poss&eacute;der, me peignait non ce que je savais,
+mais ce
+qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-&agrave;-dire ce que lui
+montrait le
+nom. Or, m&ecirc;me quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de
+Guermantes pr&eacute;c&eacute;d&eacute; du titre de princesse, comme
+une note ou une couleur
+ou une quantit&eacute;, profond&eacute;ment modifi&eacute;e des valeurs
+environnantes par le
+&laquo;signe&raquo; math&eacute;matique ou esth&eacute;tique qui
+l'affecte, m'avait toujours
+&eacute;voqu&eacute; quelque chose de tout diff&eacute;rent. Avec ce
+titre on se trouve
+surtout dans les M&eacute;moires du temps de Louis XIII et de Louis
+XIV, de la
+Cour d'Angleterre, de la reine d'&Eacute;cosse, de la duchesse
+d'Aumale; et je
+me figurais l'h&ocirc;tel de la princesse de Guermantes comme plus ou
+moins
+fr&eacute;quent&eacute; par la duchesse de Longueville et par le grand
+Cond&eacute;, desquels
+la pr&eacute;sence rendait bien peu vraisemblable que j'y
+p&eacute;n&eacute;trasse jamais.</p>
+<p>Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient
+donn&eacute; un
+vigoureux coup de fouet &agrave; mon imagination et, faisant oublier
+&agrave; celle-ci
+combien la r&eacute;alit&eacute; l'avait d&eacute;&ccedil;ue chez la
+duchesse de Guermantes (il en
+est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient
+aiguill&eacute;e
+vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque
+temps sur la valeur et la vari&eacute;t&eacute; imaginaires des gens du
+monde que
+parce qu'il s'y trompait lui-m&ecirc;me. Et cela peut-&ecirc;tre parce
+qu'il ne
+faisait rien, n'&eacute;crivait pas, ne peignait pas, ne lisait
+m&ecirc;me rien d'une
+mani&egrave;re s&eacute;rieuse et approfondie. Mais, sup&eacute;rieur
+aux gens du monde de
+plusieurs degr&eacute;s, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il
+tirait la
+mati&egrave;re de sa conversation, il n'&eacute;tait pas pour cela
+compris par eux.
+Parlant en artiste, il pouvait tout au plus d&eacute;gager le charme
+fallacieux
+des gens du monde. Mais le d&eacute;gager pour les artistes seulement,
+&agrave;
+l'&eacute;gard desquels il e&ucirc;t pu jouer le r&ocirc;le du renne
+envers les Esquimaux;
+ce pr&eacute;cieux animal arrache pour eux, sur des roches
+d&eacute;sertiques, des
+lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni d&eacute;couvrir, ni
+utiliser, mais
+qui, une fois dig&eacute;r&eacute;s par le renne, deviennent pour les
+habitants de
+l'extr&ecirc;me Nord un aliment assimilable.</p>
+<p>A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du
+monde
+&eacute;taient anim&eacute;s de beaucoup de vie par le m&eacute;lange
+de ses haines f&eacute;roces
+et de ses d&eacute;votes sympathies. Les haines dirig&eacute;es surtout
+contre les
+jeunes gens, l'adoration excit&eacute;e principalement par certaines
+femmes.</p>
+<p>Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes &eacute;tait
+plac&eacute;e par M. de
+Charlus sur le tr&ocirc;ne le plus &eacute;lev&eacute;, ses
+myst&eacute;rieuses paroles sur
+&laquo;l'inaccessible palais d'Aladin&raquo; qu'habitait sa cousine ne
+suffisent pas
+&agrave; expliquer ma stup&eacute;faction.</p>
+<p>Malgr&eacute; ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont
+j'aurai &agrave;
+parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins
+qu'il y a quelque r&eacute;alit&eacute; objective dans tous ces
+&ecirc;tres, et par
+cons&eacute;quent diff&eacute;rence entre eux.</p>
+<p>Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanit&eacute; que
+nous
+fr&eacute;quentons et qui ressemble si peu &agrave; nos r&ecirc;ves est
+pourtant la m&ecirc;me
+que, dans les M&eacute;moires, dans les Lettres de gens remarquables,
+nous
+avons vue d&eacute;crite et que nous avons souhait&eacute; de
+conna&icirc;tre. Le vieillard
+le plus insignifiant avec qui nous d&icirc;nons est celui dont, dans un
+livre
+sur la guerre de 70, nous avons lu avec &eacute;motion la fi&egrave;re
+lettre au
+prince Fr&eacute;d&eacute;ric-Charles. On s'ennuie &agrave; d&icirc;ner
+parce que l'imagination est
+absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
+livre. Mais c'est des m&ecirc;mes personnes qu'il est question. Nous
+aimerions
+avoir connu M<sup>me</sup> de Pompadour qui prot&eacute;gea si bien les
+arts, et nous nous
+serions autant ennuy&eacute;s aupr&egrave;s d'elle qu'aupr&egrave;s des
+modernes &Eacute;g&eacute;ries,
+chez qui nous ne pouvons nous d&eacute;cider &agrave; retourner tant
+elles sont
+m&eacute;diocres. Il n'en reste pas moins que ces diff&eacute;rences
+subsistent. Les
+gens ne sont jamais tout &agrave; fait pareils les uns aux autres, leur
+mani&egrave;re
+de se comporter &agrave; notre &eacute;gard, on pourrait dire &agrave;
+amiti&eacute; &eacute;gale, trahit
+des diff&eacute;rences qui, en fin de compte, font compensation. Quand
+je
+connus M<sup>me</sup> de Montmorency, elle aima &agrave; me dire des
+choses d&eacute;sagr&eacute;ables,
+mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
+efficacit&eacute; tout ce qu'elle poss&eacute;dait de cr&eacute;dit,
+sans rien m&eacute;nager.
+Tandis que telle autre, comme M<sup>me</sup> de Guermantes, n'e&ucirc;t
+jamais voulu me
+faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir,
+me
+comblait de toutes les amabilit&eacute;s qui formaient le riche train
+de vie
+moral des Guermantes, mais, si je lui avais demand&eacute; un rien en
+dehors de
+cela, n'e&ucirc;t pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces
+ch&acirc;teaux
+o&ugrave; on a &agrave; sa disposition une automobile, un valet de
+chambre, mais o&ugrave; il
+est impossible d'obtenir un verre de cidre, non pr&eacute;vu dans
+l'ordonnance
+des f&ecirc;tes. Laquelle &eacute;tait pour moi la v&eacute;ritable
+amie, de M<sup>me</sup> de
+Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours pr&ecirc;te
+&agrave; me servir,
+de M<sup>me</sup> de Guermantes, souffrant du moindre d&eacute;plaisir
+qu'on m'e&ucirc;t caus&eacute;
+et incapable du moindre effort pour m'&ecirc;tre utile? D'autre part,
+on
+disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de
+frivolit&eacute;s, et
+sa cousine, avec l'esprit le plus m&eacute;diocre, de choses toujours
+int&eacute;ressantes. Les formes d'esprit sont si vari&eacute;es, si
+oppos&eacute;es, non
+seulement dans la litt&eacute;rature, mais dans le monde, qu'il n'y a
+pas que
+Baudelaire et M&eacute;rim&eacute;e qui ont le droit de se
+m&eacute;priser r&eacute;ciproquement.
+Ces particularit&eacute;s forment, chez toutes les personnes, un
+syst&egrave;me de
+regards, de discours, d'actions, si coh&eacute;rent, si despotique, que
+quand
+nous sommes en leur pr&eacute;sence il nous semble sup&eacute;rieur au
+reste. Chez M<sup>me</sup>
+de Guermantes, ses paroles, d&eacute;duites comme un
+th&eacute;or&egrave;me de son genre
+d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait d&ucirc; dire. Et
+j'&eacute;tais,
+au fond, de son avis, quand elle me disait que M<sup>me</sup> de
+Montmorency &eacute;tait
+stupide et avait l'esprit ouvert &agrave; toutes les choses qu'elle ne
+comprenait pas, ou quand, apprenant une m&eacute;chancet&eacute;
+d'elle, la duchesse
+me disait: &laquo;C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce
+que
+j'appelle un monstre.&raquo; Mais cette tyrannie de la
+r&eacute;alit&eacute; qui est devant
+nous, cette &eacute;vidence de la lumi&egrave;re de la lampe qui fait
+p&acirc;lir l'aurore
+d&eacute;j&agrave; lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient
+quand j'&eacute;tais
+loin de M<sup>me</sup> de Guermantes, et qu'une dame diff&eacute;rente
+me disait, en se
+mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse plac&eacute;e
+fort
+au-dessous de nous: &laquo;Oriane ne s'int&eacute;resse au fond
+&agrave; rien, ni &agrave;
+personne&raquo;, et m&ecirc;me (ce qui en pr&eacute;sence de M<sup>me</sup>
+de Guermantes e&ucirc;t sembl&eacute;
+impossible &agrave; croire tant elle-m&ecirc;me proclamait le
+contraire): &laquo;Oriane est
+snob.&raquo; Aucune math&eacute;matique ne nous permettant de convertir
+M<sup>me</sup> d'Arpajon
+et M<sup>me</sup> de Montpensier en quantit&eacute;s homog&egrave;nes,
+il m'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible de
+r&eacute;pondre si on me demandait laquelle me semblait
+sup&eacute;rieure &agrave; l'autre.</p>
+<p>Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
+Guermantes, le plus habituellement cit&eacute; &eacute;tait un certain
+exclusivisme,
+d&ucirc; en partie &agrave; la naissance royale de la princesse, et
+surtout le
+rigorisme presque fossile des pr&eacute;jug&eacute;s aristocratiques du
+prince,
+pr&eacute;jug&eacute;s que d'ailleurs le duc et la duchesse ne
+s'&eacute;taient pas fait
+faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
+consid&eacute;rer comme plus invraisemblable encore que m'e&ucirc;t
+invit&eacute; cet homme
+qui ne comptait que les altesses et les ducs et &agrave; chaque
+d&icirc;ner, faisait
+une sc&egrave;ne parce qu'il n'avait pas eu &agrave; table la place
+&agrave; laquelle il
+aurait eu droit sous Louis XIV, place que, gr&acirc;ce &agrave; son
+extr&ecirc;me &eacute;rudition
+en mati&egrave;re d'histoire et de g&eacute;n&eacute;alogie, il
+&eacute;tait seul &agrave; conna&icirc;tre. A
+cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc
+et
+de la duchesse les diff&eacute;rences qui les s&eacute;paraient de
+leurs cousins. &laquo;Le
+duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
+intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
+quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de
+leur
+cousin&raquo;, &eacute;taient des phrases usuelles dont le souvenir me
+faisait
+maintenant fr&eacute;mir en regardant la carte d'invitation &agrave;
+laquelle ils
+donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir &eacute;t&eacute;
+envoy&eacute;e par un
+mystificateur.</p>
+<p>Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas
+&eacute;t&eacute; &agrave;
+Cannes, j'aurais pu t&acirc;cher de savoir par eux si l'invitation que
+j'avais
+re&ccedil;ue &eacute;tait v&eacute;ritable. Ce doute o&ugrave;
+j'&eacute;tais n'est pas m&ecirc;me d&ucirc;, comme je
+m'en &eacute;tais un moment flatt&eacute;, au sentiment qu'un homme du
+monde
+n'&eacute;prouverait pas et qu'en cons&eacute;quence un
+&eacute;crivain, appart&icirc;nt-il en
+dehors de cela &agrave; la caste des gens du monde, devrait reproduire
+afin
+d'&ecirc;tre bien &laquo;objectif&raquo; et de peindre chaque classe
+diff&eacute;remment. J'ai,
+en effet, trouv&eacute; derni&egrave;rement, dans un charmant volume de
+M&eacute;moires, la
+notation d'incertitudes analogues &agrave; celles par lesquelles me
+faisait
+passer la carte d'invitation de la princesse. &laquo;Georges et moi (ou
+H&eacute;ly
+et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour v&eacute;rifier), nous
+grillions
+si fort d'&ecirc;tre admis dans le salon de M<sup>me</sup> Delessert,
+qu'ayant re&ccedil;u
+d'elle une invitation, nous cr&ucirc;mes prudent, chacun de notre
+c&ocirc;t&eacute;, de
+nous assurer que nous n'&eacute;tions pas les dupes de quelque poisson
+d'avril.&raquo; Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville
+(celui
+qui &eacute;pousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme
+qui &laquo;de
+son c&ocirc;t&eacute;&raquo; va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une
+mystification est,
+selon qu'il s'appelle Georges ou H&eacute;ly, l'un ou l'autre des deux
+ins&eacute;parables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le
+prince de
+Chalais.</p>
+<p>Le jour o&ugrave; devait avoir lieu la soir&eacute;e chez la
+princesse de Guermantes,
+j'appris que le duc et la duchesse &eacute;taient revenus &agrave;
+Paris depuis la
+veille. Le bal de la princesse ne les e&ucirc;t pas fait revenir, mais
+un de
+leurs cousins &eacute;tait fort malade, et puis le duc tenait beaucoup
+&agrave; une
+redoute qui avait lieu cette nuit-l&agrave; et o&ugrave; lui-m&ecirc;me
+devait para&icirc;tre en
+Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavi&egrave;re. Et je r&eacute;solus
+d'aller la
+voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'&eacute;taient pas
+encore
+rentr&eacute;s; je guettai d'abord d'une petite pi&egrave;ce, que je
+croyais un bon
+poste de vigie, l'arriv&eacute;e de la voiture. En
+r&eacute;alit&eacute; j'avais fort mal
+choisi mon observatoire, d'o&ugrave; je distinguai &agrave; peine notre
+cour, mais
+j'en aper&ccedil;us plusieurs autres ce qui, sans utilit&eacute; pour
+moi, me
+divertit un moment. Ce n'est pas &agrave; Venise seulement qu'on a de
+ces
+points de vue sur plusieurs maisons &agrave; la fois qui ont
+tent&eacute; les
+peintres, mais &agrave; Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au
+hasard.
+C'est &agrave; ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers
+pauvres
+de Paris, le matin, avec leurs hautes chemin&eacute;es
+&eacute;vas&eacute;es, auxquelles le
+soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est
+tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en
+nuances si vari&eacute;es, qu'on dirait, plant&eacute; sur la ville, le
+jardin d'un
+amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extr&ecirc;me
+proximit&eacute; des maisons aux fen&ecirc;tres oppos&eacute;es sur une
+m&ecirc;me cour y fait de
+chaque crois&eacute;e le cadre o&ugrave; une cuisini&egrave;re
+r&ecirc;vasse en regardant &agrave; terre,
+o&ugrave; plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par
+une
+vieille &agrave; figure, &agrave; peine distincte dans l'ombre, de
+sorci&egrave;re; ainsi
+chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit
+par
+son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un
+rectangle
+plac&eacute; sous verre par la cl&ocirc;ture des fen&ecirc;tres, une
+exposition de cent
+tableaux hollandais juxtapos&eacute;s. Certes, de l'h&ocirc;tel de
+Guermantes on
+n'avait pas le m&ecirc;me genre de vues, mais de curieuses aussi,
+surtout de
+l'&eacute;trange point trigonom&eacute;trique o&ugrave; je
+m'&eacute;tais plac&eacute; et o&ugrave; le regard
+n'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute; par rien jusqu'aux hauteurs
+lointaines que formait, les
+terrains relativement vagues qui pr&eacute;c&eacute;daient &eacute;tant
+fort en pente,
+l'h&ocirc;tel de la princesse de Silistrie et de la marquise de
+Plassac,
+cousines tr&egrave;s nobles de M. de Guermantes, et que je ne
+connaissais pas.
+Jusqu'&agrave; cet h&ocirc;tel (qui &eacute;tait celui de leur
+p&egrave;re, M. de Br&eacute;quigny), rien
+que des corps de b&acirc;timents peu &eacute;lev&eacute;s,
+orient&eacute;s des fa&ccedil;ons les plus
+diverses et qui, sans arr&ecirc;ter la vue, prolongeaient la distance
+de leurs
+plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise o&ugrave; le
+marquis
+de Fr&eacute;court garait ses voitures se terminait bien par une
+aiguille plus
+haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser
+&agrave; ces
+jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'&eacute;lancent
+isol&eacute;es au
+pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, o&ugrave; se
+reposaient les yeux, faisaient para&icirc;tre plus
+&eacute;loign&eacute; que s'il avait &eacute;t&eacute;
+s&eacute;par&eacute; de nous par plusieurs rues ou de nombreux
+contreforts l'h&ocirc;tel de
+M<sup>me</sup> de Plassac, en r&eacute;alit&eacute; assez voisin mais
+chim&eacute;riquement &eacute;loign&eacute;
+comme un paysage alpestre. Quand ses larges fen&ecirc;tres
+carr&eacute;es, &eacute;blouies
+de soleil comme des feuilles de cristal de roche, &eacute;taient
+ouvertes pour
+le m&eacute;nage, on avait, &agrave; suivre aux diff&eacute;rents
+&eacute;tages les valets de pied
+impossibles &agrave; bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le
+m&ecirc;me
+plaisir qu'&agrave; voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un
+voyageur en
+diligence, ou un guide, &agrave; diff&eacute;rents degr&eacute;s
+d'altitude du Saint-Gothard.
+Mais de ce &laquo;point de vue&raquo; o&ugrave; je m'&eacute;tais
+plac&eacute;, j'aurais risqu&eacute; de ne pas
+voir rentrer M. ou M<sup>me</sup> de Guermantes, de sorte que, lorsque
+dans
+l'apr&egrave;s-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis
+simplement
+sur l'escalier, d'o&ugrave; l'ouverture de la porte coch&egrave;re ne
+pouvait passer
+inaper&ccedil;ue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai,
+bien que
+n'y apparussent pas, si &eacute;blouissantes avec leurs valets de pied
+rendus
+minuscules par l'&eacute;loignement et en train de nettoyer, les
+beaut&eacute;s
+alpestres de l'h&ocirc;tel de Br&eacute;quigny et Tresmes. Or cette
+attente sur
+l'escalier devait avoir pour moi des cons&eacute;quences si
+consid&eacute;rables et me
+d&eacute;couvrir un paysage, non plus turn&eacute;rien, mais moral si
+important, qu'il
+est pr&eacute;f&eacute;rable d'en retarder le r&eacute;cit de quelques
+instants, en le
+faisant pr&eacute;c&eacute;der d'abord par celui de ma visite aux
+Guermantes quand je
+sus qu'ils &eacute;taient rentr&eacute;s. Ce fut le duc seul qui me
+re&ccedil;ut dans sa
+biblioth&egrave;que. Au moment o&ugrave; j'y entrais, sortit un petit
+homme aux
+cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme
+en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon
+grand-p&egrave;re,
+mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne
+voulut jamais descendre avant que je fusse pass&eacute;. Le duc lui
+cria de la
+biblioth&egrave;que quelque chose que je ne compris pas, et l'autre
+r&eacute;pondit
+avec de nouveaux saluts adress&eacute;s &agrave; la muraille, car le
+duc ne pouvait le
+voir, mais r&eacute;p&eacute;t&eacute;s tout de m&ecirc;me sans fin,
+comme ces inutiles sourires
+des gens qui causent avec vous par le t&eacute;l&eacute;phone; il avait
+une voix de
+fausset, et me resalua avec une humilit&eacute; d'homme d'affaires. Et
+ce
+pouvait d'ailleurs &ecirc;tre un homme d'affaires de Combray, tant il
+avait le
+genre provincial, surann&eacute; et doux des petites gens, des
+vieillards
+modestes de l&agrave;-bas. &laquo;Vous verrez Oriane tout &agrave;
+l'heure, me dit le duc
+quand je fus entr&eacute;. Comme Swann doit venir tout &agrave; l'heure
+lui apporter
+les &eacute;preuves de son &eacute;tude sur les monnaies de l'Ordre de
+Malte, et, ce
+qui est pis, une photographie immense o&ugrave; il a fait reproduire
+les deux
+faces de ces monnaies, Oriane a pr&eacute;f&eacute;r&eacute; s'habiller
+d'abord, pour pouvoir
+rester avec lui jusqu'au moment d'aller d&icirc;ner. Nous sommes
+d&eacute;j&agrave;
+encombr&eacute;s d'affaires &agrave; ne pas savoir o&ugrave; les mettre
+et je me demande o&ugrave;
+nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop
+aimable, qui aime trop &agrave; faire plaisir. Elle a cru que
+c'&eacute;tait gentil de
+demander &agrave; Swann de pouvoir regarder les uns &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; des autres tous ces
+grands ma&icirc;tres de l'Ordre dont il a trouv&eacute; les
+m&eacute;dailles &agrave; Rhodes. Car
+je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le m&ecirc;me Ordre de
+Saint-Jean de J&eacute;rusalem. Dans le fond elle ne s'int&eacute;resse
+&agrave; cela que
+parce que Swann s'en occupe. Notre famille est tr&egrave;s
+m&ecirc;l&eacute;e &agrave; toute cette
+histoire; m&ecirc;me encore aujourd'hui, mon fr&egrave;re que vous
+connaissez est un
+des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais
+parl&eacute; de
+tout cela &agrave; Oriane, elle ne m'aurait seulement pas
+&eacute;cout&eacute;. En revanche,
+il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est
+inou&iuml; la rage des gens d'une religion &agrave; &eacute;tudier
+celle des autres)
+l'aient conduit &agrave; l'Histoire des Chevaliers de Rhodes,
+h&eacute;ritiers des
+Templiers, pour qu'aussit&ocirc;t Oriane veuille voir les t&ecirc;tes
+de ces
+chevaliers. Ils &eacute;taient de forts petits gar&ccedil;ons &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; des Lusignan,
+rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme
+jusqu'ici Swann ne s'est pas occup&eacute; d'eux, Oriane ne veut rien
+savoir
+sur les Lusignan.&raquo; Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi
+j'&eacute;tais
+venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme M<sup>me</sup> de
+Silistrie et la
+duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite &agrave; la
+duchesse, qui
+recevait souvent avant le d&icirc;ner, et ne la trouvant pas,
+rest&egrave;rent un
+moment avec le duc. La premi&egrave;re de ces dames (la princesse de
+Silistrie), habill&eacute;e avec simplicit&eacute;, s&egrave;che, mais
+l'air aimable, tenait
+&agrave; la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne f&ucirc;t
+bless&eacute;e ou
+infirme. Elle &eacute;tait au contraire fort alerte. Elle parla avec
+tristesse
+au duc d'un cousin germain &agrave; lui&#8212;pas du c&ocirc;t&eacute;
+Guermantes, mais plus
+brillant encore s'il &eacute;tait possible&#8212;dont l'&eacute;tat de
+sant&eacute;, tr&egrave;s atteint
+depuis quelque temps, s'&eacute;tait subitement aggrav&eacute;. Mais il
+&eacute;tait visible
+que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en
+r&eacute;p&eacute;tant:
+&laquo;Pauvre Mama! c'est un si bon gar&ccedil;on&raquo;, portait un
+diagnostic favorable.
+En effet le d&icirc;ner auquel devait assister le duc l'amusait, la
+grande
+soir&eacute;e chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais
+surtout
+il devait aller &agrave; une heure du matin, avec sa femme, &agrave; un
+grand souper
+et bal costum&eacute; en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et
+d'Isabeau de Bavi&egrave;re pour la duchesse &eacute;taient tout
+pr&ecirc;ts. Et le duc
+entendait ne pas &ecirc;tre troubl&eacute; dans ces divertissements
+multiples par la
+souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de
+canne, M<sup>me</sup> de Plassac et M<sup>me</sup> de Tresmes, toutes
+deux filles du comte de
+Br&eacute;quigny, vinrent ensuite faire visite &agrave; Basin et
+d&eacute;clar&egrave;rent que
+l'&eacute;tat du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Apr&egrave;s
+avoir hauss&eacute; les
+&eacute;paules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si
+elles
+allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles r&eacute;pondirent que non,
+&agrave; cause
+de l'&eacute;tat d'Amanien qui &eacute;tait &agrave; toute
+extr&eacute;mit&eacute;, et m&ecirc;me elles s'&eacute;taient
+d&eacute;command&eacute;es du d&icirc;ner o&ugrave; allait le duc, et
+duquel elles lui &eacute;num&eacute;r&egrave;rent
+les convives, le fr&egrave;re du roi Th&eacute;odose, l'infante
+Marie-Conception, etc.
+Comme le marquis d'Osmond &eacute;tait leur parent &agrave; un
+degr&eacute; moins proche
+qu'il n'&eacute;tait de Basin, leur &laquo;d&eacute;fection&raquo;
+parut au duc une esp&egrave;ce de
+bl&acirc;me indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des
+hauteurs
+de l'h&ocirc;tel de Br&eacute;quigny pour voir la duchesse (ou
+plut&ocirc;t pour lui
+annoncer le caract&egrave;re alarmant, et incompatible pour les parents
+avec
+les r&eacute;unions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne
+rest&egrave;rent-elles pas longtemps, et, munies de leur b&acirc;ton
+d'alpiniste,
+Walpurge et Doroth&eacute;e (tels &eacute;taient les pr&eacute;noms des
+deux s&#339;urs) reprirent
+la route escarp&eacute;e de leur fa&icirc;te. Je n'ai jamais
+pens&eacute; &agrave; demander aux
+Guermantes &agrave; quoi correspondaient ces cannes, si
+fr&eacute;quentes dans un
+certain faubourg Saint-Germain. Peut-&ecirc;tre, consid&eacute;rant
+toute la
+paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres,
+faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne
+fracture, due &agrave; l'usage immod&eacute;r&eacute; de la chasse et
+des chutes de cheval
+qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de
+l'humidit&eacute; de la rive gauche et des vieux ch&acirc;teaux, leur
+rendaient la
+canne n&eacute;cessaire. Peut-&ecirc;tre n'&eacute;taient-elles pas
+parties, dans le
+quartier, en exp&eacute;dition si lointaine. Et, seulement descendues
+dans leur
+jardin (peu &eacute;loign&eacute; de celui de la duchesse) pour faire
+la cueillette
+des fruits n&eacute;cessaires aux compotes, venaient-elles, avant de
+rentrer
+chez elles, dire bonsoir &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes chez
+laquelle elles
+n'allaient pourtant pas jusqu'&agrave; apporter un s&eacute;cateur ou
+un arrosoir. Le
+duc parut touch&eacute; que je fusse venu chez eux le jour m&ecirc;me
+de son retour.
+Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander
+&agrave; sa femme de s'informer si sa cousine m'avait r&eacute;ellement
+invit&eacute;. Je
+venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il &eacute;tait trop
+tard,
+que si la princesse ne m'avait pas envoy&eacute; d'invitation, il
+aurait l'air
+d'en demander une, que d&eacute;j&agrave; ses cousins lui en avaient
+refus&eacute; une, une
+fois, et qu'il ne voulait plus, ni de pr&egrave;s, ni de loin, avoir
+l'air de
+se m&ecirc;ler de leurs listes, &laquo;de s'immiscer&raquo;, enfin
+qu'il ne savait m&ecirc;me
+pas si lui et sa femme, qui d&icirc;naient en ville, ne rentreraient
+pas
+aussit&ocirc;t apr&egrave;s chez eux, que dans ce cas leur meilleure
+excuse de n'&ecirc;tre
+pas all&eacute;s &agrave; la soir&eacute;e de la princesse &eacute;tait
+de lui cacher leur retour &agrave;
+Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire
+empress&eacute;s de lui faire conna&icirc;tre en lui envoyant un mot ou
+un coup de
+t&eacute;l&eacute;phone &agrave; mon sujet, et certainement trop tard,
+car en toute hypoth&egrave;se
+les listes de la princesse &eacute;taient certainement closes.
+&laquo;Vous n'&ecirc;tes pas
+mal avec elle&raquo;, me dit-il d'un air soup&ccedil;onneux, les
+Guermantes craignant
+toujours de ne pas &ecirc;tre au courant des derni&egrave;res brouilles
+et qu'on ne
+cherch&acirc;t &agrave; se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc
+avait
+l'habitude de prendre sur lui toutes les d&eacute;cisions qui pouvaient
+sembler
+peu aimables: &laquo;Tenez, mon petit, me dit-il tout &agrave; coup,
+comme si l'id&eacute;e
+lui en venait brusquement &agrave; l'esprit, j'ai m&ecirc;me envie de
+ne pas dire du
+tout &agrave; Oriane que vous m'avez parl&eacute; de cela. Vous savez
+comme elle est
+aimable, de plus elle vous aime &eacute;norm&eacute;ment, elle voudrait
+envoyer chez
+sa cousine malgr&eacute; tout ce que je pourrais lui dire, et si elle
+est
+fatigu&eacute;e apr&egrave;s d&icirc;ner, il n'y aura plus d'excuse,
+elle sera forc&eacute;e
+d'aller &agrave; la soir&eacute;e. Non, d&eacute;cid&eacute;ment, je ne
+lui en dirai rien. Du reste
+vous allez la voir tout &agrave; l'heure. Pas un mot de cela, je vous
+prie. Si
+vous vous d&eacute;cidez &agrave; aller &agrave; la soir&eacute;e je
+n'ai pas besoin de vous dire
+quelle joie nous aurons de passer la soir&eacute;e avec vous.&raquo;
+Les motifs
+d'humanit&eacute; sont trop sacr&eacute;s pour que celui devant qui on
+les invoque ne
+s'incline pas devant eux, qu'il les croie sinc&egrave;res ou non; je ne
+voulus
+pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la
+fatigue possible de M<sup>me</sup> de Guermantes, et je promis de ne
+pas lui parler
+du but de ma visite, exactement comme si j'avais &eacute;t&eacute; dupe
+de la petite
+com&eacute;die que m'avait jou&eacute;e M. de Guermantes. Je demandai
+au duc s'il
+croyait que j'avais chance de voir chez la princesse M<sup>me</sup> de
+Stermaria.
+&laquo;Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que
+vous
+dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout
+le
+genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez l&agrave; que des
+gens
+excessivement comme il faut et tr&egrave;s ennuyeux, des duchesses
+portant des
+titres qu'on croyait &eacute;teints et qu'on a ressortis pour la
+circonstance,
+tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses
+&eacute;trang&egrave;res, mais
+n'esp&eacute;rez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade,
+m&ecirc;me de votre
+supposition.</p>
+<p>&laquo;Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre
+un
+superbe tableau que j'ai achet&eacute; &agrave; mon cousin, en partie
+en &eacute;change des
+Elstir, que d&eacute;cid&eacute;ment nous n'aimions pas. On me l'a
+vendu pour un
+Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand.
+Voulez-vous ma pens&eacute;e? Je crois que c'est un V&eacute;lasquez et
+de la plus
+belle &eacute;poque&raquo;, me dit le duc en me regardant dans les
+yeux, soit pour
+conna&icirc;tre mon impression, soit pour l'accro&icirc;tre. Un valet
+de pied entra.
+&laquo;M<sup>me</sup> la duchesse fait demander &agrave; M. le duc si
+M. le duc veut bien
+recevoir M. Swann, parce que M<sup>me</sup> la duchesse n'est pas
+encore pr&ecirc;te.</p>
+<p>&#8212;Faites entrer M. Swann&raquo;, dit le duc apr&egrave;s avoir
+regard&eacute; et vu &agrave; sa
+montre qu'il avait lui-m&ecirc;me quelques minutes encore avant d'aller
+s'habiller. &laquo;Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir,
+n'est pas
+pr&ecirc;te. Inutile de parler devant Swann de la soir&eacute;e de
+Marie-Gilbert, me
+dit le duc. Je ne sais pas s'il est invit&eacute;. Gilbert l'aime
+beaucoup,
+parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute
+une
+histoire. (Sans &ccedil;a, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque
+quand
+il voit un Juif &agrave; cent m&egrave;tres.) Mais enfin maintenant
+&ccedil;a s'aggrave de
+l'affaire Dreyfus, Swann aurait d&ucirc; comprendre qu'il devait, plus
+que
+tout autre, couper tout c&acirc;ble avec ces gens-l&agrave;, or, tout
+au contraire,
+il tient des propos f&acirc;cheux.&raquo; Le duc rappela le valet de
+pied pour
+savoir si celui qu'il avait envoy&eacute; chez le cousin d'Osmond
+&eacute;tait revenu.
+En effet le plan du duc &eacute;tait le suivant: comme il croyait avec
+raison
+son cousin mourant, il tenait &agrave; faire prendre des nouvelles
+avant la
+mort, c'est-&agrave;-dire avant le deuil forc&eacute;. Une fois couvert
+par la
+certitude officielle qu'Amanien &eacute;tait encore vivant, il
+ficherait le
+camp &agrave; son d&icirc;ner, &agrave; la soir&eacute;e du prince,
+&agrave; la redoute o&ugrave; il serait en
+Louis XI et o&ugrave; il avait le plus piquant rendez-vous avec une
+nouvelle
+ma&icirc;tresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le
+lendemain,
+quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il
+avait tr&eacute;pass&eacute; dans la soir&eacute;e. &laquo;Non,
+monsieur le duc, il n'est pas
+encore revenu. &#8212;Cr&eacute; nom de Dieu! on ne fait jamais ici les
+choses qu'&agrave;
+la derni&egrave;re heure&raquo;, dit le duc &agrave; la pens&eacute;e
+qu'Amanien avait eu le temps
+de &laquo;claquer&raquo; pour un journal du soir et de lui faire rater
+sa redoute.
+Il fit demander <i>le Temps</i> o&ugrave; il n'y avait rien. Je
+n'avais pas vu Swann
+depuis tr&egrave;s longtemps, je me demandai un instant si autrefois il
+coupait
+sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais
+quelque chose de chang&eacute;; c'&eacute;tait seulement qu'il
+&eacute;tait en effet tr&egrave;s
+&laquo;chang&eacute;&raquo;, parce qu'il &eacute;tait tr&egrave;s
+souffrant, et la maladie produit dans
+le visage des modifications aussi profondes que se mettre &agrave;
+porter la
+barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann &eacute;tait
+celle qui
+avait emport&eacute; sa m&egrave;re et dont elle avait
+&eacute;t&eacute; atteinte pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave;
+l'&acirc;ge qu'il avait. Nos existences sont en r&eacute;alit&eacute;,
+par l'h&eacute;r&eacute;dit&eacute;, aussi
+pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jet&eacute;s, que s'il y
+avait
+vraiment des sorci&egrave;res. Et comme il y a une certaine
+dur&eacute;e de la vie
+pour l'humanit&eacute; en g&eacute;n&eacute;ral, il y en a une pour les
+familles en
+particulier, c'est-&agrave;-dire, dans les familles, pour les membres
+qui se
+ressemblent.) Swann &eacute;tait habill&eacute; avec une
+&eacute;l&eacute;gance qui, comme celle de
+sa femme, associait &agrave; ce qu'il &eacute;tait ce qu'il avait
+&eacute;t&eacute;. Serr&eacute; dans une
+redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte,
+gant&eacute;
+de gants blancs ray&eacute;s de noir, il portait un tube gris d'une
+forme
+&eacute;vas&eacute;e que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le
+prince de Sagan,
+pour M. de Charlus, pour le marquis de Mod&egrave;ne, pour M. Charles
+Haas et
+pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et
+de
+l'affectueuse poign&eacute;e de mains avec lesquels il r&eacute;pondit
+&agrave; mon salut,
+car je croyais qu'apr&egrave;s si longtemps il ne m'aurait pas reconnu
+tout de
+suite; je lui dis mon &eacute;tonnement; il l'accueillit avec des
+&eacute;clats de
+rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme
+si c'&eacute;tait mettre en doute l'int&eacute;grit&eacute; de son
+cerveau ou la sinc&eacute;rit&eacute; de
+son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est
+pourtant ce qui &eacute;tait; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps
+apr&egrave;s,
+que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul
+changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me
+dit, ne trahirent la d&eacute;couverte qu'une parole de M. de
+Guermantes lui
+fit faire, tant il avait de ma&icirc;trise et de s&ucirc;ret&eacute;
+dans le jeu de la vie
+mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontan&eacute;it&eacute;
+dans les mani&egrave;res
+et ces initiatives personnelles, m&ecirc;me en mati&egrave;re
+d'habillement, qui
+caract&eacute;risaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le
+salut que
+m'avait fait, sans me reconna&icirc;tre, le vieux clubman
+n'&eacute;tait pas le salut
+froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut
+tout rempli d'une amabilit&eacute; r&eacute;elle, d'une gr&acirc;ce
+v&eacute;ritable, comme la
+duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'&agrave; vous
+sourire
+la premi&egrave;re avant que vous l'eussiez salu&eacute;e si elle vous
+rencontrait),
+par opposition aux saluts plus m&eacute;caniques, habituels aux dames
+du
+faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon
+une habitude qui tendait &agrave; dispara&icirc;tre, il posa par terre
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui,
+&eacute;tait doubl&eacute; de cuir vert, ce qui ne se faisait pas
+d'habitude, mais
+parce que c'&eacute;tait (&agrave; ce qu'il disait) beaucoup moins
+salissant, en
+r&eacute;alit&eacute; parce que c'&eacute;tait fort seyant.
+&laquo;Tenez, Charles, vous qui &ecirc;tes un
+grand connaisseur, venez voir quelque chose; apr&egrave;s &ccedil;a,
+mes petits, je
+vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant
+pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va
+pas tarder.&raquo; Et il montra son &laquo;V&eacute;lasquez&raquo;
+&agrave; Swann. &laquo;Mais il me semble
+que je connais &ccedil;a,&raquo; fit Swann avec la grimace des gens
+souffrants pour
+qui parler est d&eacute;j&agrave; une fatigue. &laquo;Oui, dit le duc
+rendu s&eacute;rieux par le
+retard que mettait le connaisseur &agrave; exprimer son admiration.
+Vous l'avez
+probablement vu chez Gilbert.</p>
+<p>&#8212;Ah! en effet, je me rappelle.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que vous croyez que c'est?</p>
+<p>&#8212;Eh bien, si c'&eacute;tait chez Gilbert, c'est probablement un de
+vos
+<i>anc&ecirc;tres</i>, dit Swann avec un m&eacute;lange d'ironie et de
+d&eacute;f&eacute;rence envers
+une grandeur qu'il e&ucirc;t trouv&eacute; impoli et ridicule de
+m&eacute;conna&icirc;tre, mais
+dont il ne voulait, par bon go&ucirc;t, parler qu'en &laquo;se
+jouant&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Mais bien s&ucirc;r, dit rudement le duc. C'est Boson, je ne sais
+plus quel
+num&eacute;ro, de Guermantes. Mais &ccedil;a, je m'en fous. Vous savez
+que je ne suis
+pas aussi f&eacute;odal que mon cousin. J'ai entendu prononcer le nom
+de
+Rigaud, de Mignard, m&ecirc;me de V&eacute;lasquez!&raquo; dit le duc
+en attachant sur
+Swann un regard et d'inquisiteur et de tortionnaire, pour t&acirc;cher
+&agrave; la
+fois de lire dans sa pens&eacute;e et d'influencer sa r&eacute;ponse.
+&laquo;Enfin,
+conclut-il, car, quand on l'amenait &agrave; provoquer artificiellement
+une
+opinion qu'il d&eacute;sirait, il avait la facult&eacute;, au bout de
+quelques
+instants, de croire qu'elle avait &eacute;t&eacute; spontan&eacute;ment
+&eacute;mise; voyons, pas de
+flatterie. Croyez-vous que ce soit d'un des grands pontifes que je
+viens
+de dire?</p>
+<p>&#8212;Nnnnon, dit Swann.</p>
+<p>&#8212;Mais alors, enfin moi je n'y connais rien, ce n'est pas &agrave;
+moi de
+d&eacute;cider de qui est ce cro&ucirc;ton-l&agrave;. Mais vous, un
+dilettante, un ma&icirc;tre en
+la mati&egrave;re, &agrave; qui l'attribuez-vous? Vous &ecirc;tes assez
+connaisseur pour
+avoir une id&eacute;e. A qui l'attribuez-vous?&raquo; Swann
+h&eacute;sita un instant devant
+cette toile que visiblement il trouvait affreuse: &laquo;A la
+malveillance!&raquo;
+r&eacute;pondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser
+&eacute;chapper un mouvement
+de rage. Quand elle fut calm&eacute;e: &laquo;Vous &ecirc;tes bien
+gentils tous les deux,
+attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je
+reviens. Je vais faire dire &agrave; ma bourgeoise que vous l'attendez
+tous les
+deux.&raquo; Je causai un instant avec Swann de l'affaire Dreyfus et je
+lui
+demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent
+antidreyfusards. &laquo;D'abord parce qu'au fond tous ces
+gens-l&agrave; sont
+antis&eacute;mites&raquo;, r&eacute;pondit Swann qui savait bien
+pourtant par exp&eacute;rience que
+certains ne l'&eacute;taient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont
+une
+opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes
+ne
+la partageassent pas, leur supposer une raison pr&eacute;con&ccedil;ue,
+un pr&eacute;jug&eacute;
+contre lequel il n'y avait rien &agrave; faire, plut&ocirc;t que des
+raisons qui se
+laisseraient discuter. D'ailleurs, arriv&eacute; au terme
+pr&eacute;matur&eacute; de sa vie,
+comme une b&ecirc;te fatigu&eacute;e qu'on harc&egrave;le, il
+ex&eacute;crait ces pers&eacute;cutions et
+rentrait au bercail religieux de ses p&egrave;res.</p>
+<p>&#8212;Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m'avait dit
+qu'il &eacute;tait antis&eacute;mite.</p>
+<p>&#8212;Oh! celui-l&agrave;, je n'en parle m&ecirc;me pas. C'est au point
+que, quand il
+&eacute;tait officier, ayant une rage de dents &eacute;pouvantable, il
+a pr&eacute;f&eacute;r&eacute;
+rester &agrave; souffrir plut&ocirc;t que de consulter le seul dentiste
+de la r&eacute;gion,
+qui &eacute;tait juif, et que plus tard il a laiss&eacute; br&ucirc;ler
+une aile de son
+ch&acirc;teau, o&ugrave; le feu avait pris, parce qu'il aurait fallu
+demander des
+pompes au ch&acirc;teau voisin qui est aux Rothschild.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui?</p>
+<p>&#8212;Oui, me r&eacute;pondit-il, quoique je me trouve bien
+fatigu&eacute;: Mais il m'a
+envoy&eacute; un pneumatique pour me pr&eacute;venir qu'il avait
+quelque chose &agrave; me
+dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou
+pour le recevoir; cela m'agitera, j'aime mieux &ecirc;tre
+d&eacute;barrass&eacute; tout de
+suite de cela.</p>
+<p>&#8212;Mais le duc de Guermantes n'est pas antis&eacute;mite.</p>
+<p>&#8212;Vous voyez bien que si puisqu'il est antidreyfusard, me
+r&eacute;pondit
+Swann, sans s'apercevoir qu'il faisait une p&eacute;tition de principe.
+Cela
+n'emp&ecirc;che pas que je suis pein&eacute; d'avoir d&eacute;&ccedil;u
+cet homme&#8212;que dis-je! ce
+duc&#8212;en n'admirant pas son pr&eacute;tendu Mignard, je ne sais quoi.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, repris-je en revenant &agrave; l'affaire Dreyfus, la
+duchesse,
+elle, est intelligente.</p>
+<p>&#8212;Oui, elle est charmante. A mon avis, du reste, elle l'a
+&eacute;t&eacute; encore
+davantage quand elle s'appelait encore la princesse des Laumes. Son
+esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela &eacute;tait
+plus
+tendre dans la grande dame juv&eacute;nile, mais enfin, plus ou moins
+jeunes,
+hommes ou femmes, qu'est-ce que vous voulez, tous ces gens-l&agrave;
+sont d'une
+autre race, on n'a pas impun&eacute;ment mille ans de
+f&eacute;odalit&eacute; dans le sang.
+Naturellement ils croient que cela n'est pour rien dans leur opinion.</p>
+<p>&#8212;Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard?</p>
+<p>&#8212;Ah! tant mieux, d'autant plus que vous savez que sa m&egrave;re est
+tr&egrave;s
+contre. On m'avait dit qu'il l'&eacute;tait, mais je n'en &eacute;tais
+pas s&ucirc;r. Cela
+me fait grand plaisir. Cela ne m'&eacute;tonne pas, il est tr&egrave;s
+intelligent.
+C'est beaucoup, cela.</p>
+<p>Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une na&iuml;vet&eacute;
+extraordinaire et donn&eacute; &agrave;
+sa fa&ccedil;on de voir une impulsion, un d&eacute;raillement plus
+notables encore que
+n'avait fait autrefois son mariage avec Odette; ce nouveau
+d&eacute;classement
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; mieux appel&eacute; reclassement et
+n'&eacute;tait qu'honorable pour lui,
+puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle &eacute;taient
+venus les
+siens et d'o&ugrave; l'avaient d&eacute;vi&eacute; ses
+fr&eacute;quentations aristocratiques. Mais
+Swann, pr&eacute;cis&eacute;ment au moment m&ecirc;me o&ugrave;, si
+lucide, il lui &eacute;tait donn&eacute;,
+gr&acirc;ce aux donn&eacute;es h&eacute;rit&eacute;es de son
+ascendance, de voir une v&eacute;rit&eacute; encore
+cach&eacute;e aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement
+comique.
+Il remettait toutes ses admirations et tous ses d&eacute;dains &agrave;
+l'&eacute;preuve d'un
+crit&eacute;rium nouveau, le dreyfusisme. Que l'antidreyfusisme de M<sup>me</sup>
+Bontemps
+la lui f&icirc;t trouver b&ecirc;te n'&eacute;tait pas plus
+&eacute;tonnant que, quand il s'&eacute;tait
+mari&eacute;, il l'e&ucirc;t trouv&eacute;e intelligente. Il
+n'&eacute;tait pas bien grave non plus
+que la vague nouvelle atteign&icirc;t aussi en lui les jugements
+politiques,
+et lui fit perdre le souvenir d'avoir trait&eacute; d'homme d'argent,
+d'espion
+de l'Angleterre (c'&eacute;tait une absurdit&eacute; du milieu
+Guermantes) Cl&eacute;menceau,
+qu'il d&eacute;clarait maintenant avoir tenu toujours pour une
+conscience, un
+homme de fer, comme Corn&eacute;ly. &laquo;Non, je ne vous ai jamais
+dit autrement.
+Vous confondez.&raquo; Mais, d&eacute;passant les jugements politiques,
+la vague
+renversait chez Swann les jugements litt&eacute;raires et
+jusqu'&agrave; la fa&ccedil;on de
+les exprimer. Barr&egrave;s avait perdu tout talent, et m&ecirc;me ses
+ouvrages de
+jeunesse &eacute;taient faiblards, pouvaient &agrave; peine se relire.
+&laquo;Essayez, vous
+ne pourrez pas aller jusqu'au bout. Quelle diff&eacute;rence avec
+Cl&eacute;menceau!
+Personnellement je ne suis pas anticl&eacute;rical, mais comme,
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui,
+on se rend compte que Barr&egrave;s n'a pas d'os! C'est un tr&egrave;s
+grand bonhomme
+que le p&egrave;re Cl&eacute;menceau. Comme il sait sa langue!&raquo;
+D'ailleurs les
+antidreyfusards n'auraient pas &eacute;t&eacute; en droit de critiquer
+ces folies. Ils
+expliquaient qu'on f&ucirc;t dreyfusiste parce qu'on &eacute;tait
+d'origine juive. Si
+un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la
+r&eacute;vision,
+c'&eacute;tait qu'il &eacute;tait chambr&eacute; par M<sup>me</sup>
+Verdurin, laquelle agissait en
+farouche radicale. Elle &eacute;tait avant tout contre les
+&laquo;calotins&raquo;. Saniette
+&eacute;tait plus b&ecirc;te que m&eacute;chant et ne savait pas le
+tort que la Patronne lui
+faisait. Que si l'on objectait que Brichot &eacute;tait tout aussi ami
+de M<sup>me</sup>
+Verdurin et &eacute;tait membre de la Patrie fran&ccedil;aise, c'est
+qu'il &eacute;tait plus
+intelligent. &laquo;Vous le voyez quelquefois?&raquo; dis-je &agrave;
+Swann en parlant de
+Saint-Loup.</p>
+<p>&#8212;Non, jamais. Il m'a &eacute;crit l'autre jour pour que je demande
+au duc de
+Mouchy et &agrave; quelques autres de voter pour lui au Jockey,
+o&ugrave; il a du
+reste pass&eacute; comme une lettre &agrave; la poste.</p>
+<p>&#8212;Malgr&eacute; l'Affaire!</p>
+<p>&#8212;On n'a pas soulev&eacute; la question. Du reste je vous dirai que,
+depuis
+tout &ccedil;a, je ne mets plus les pieds dans cet endroit.</p>
+<p>M. de Guermantes rentra, et bient&ocirc;t sa femme, toute
+pr&ecirc;te, haute et
+superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe &eacute;tait
+bord&eacute;e de
+paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d'autruche
+teinte de pourpre et sur les &eacute;paules une &eacute;charpe de tulle
+du m&ecirc;me rouge.
+&laquo;Comme c'est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la
+duchesse
+&agrave; qui rien n'&eacute;chappait. D'ailleurs, en vous, Charles,
+tout est joli,
+aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez
+et ce que vous faites.&raquo; Swann, cependant, sans avoir l'air
+d'entendre,
+consid&eacute;rait la duchesse comme il e&ucirc;t fait d'une toile de
+ma&icirc;tre et
+chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut
+dire: &laquo;Bigre!&raquo; M<sup>me</sup> de Guermantes &eacute;clata
+de rire. &laquo;Ma toilette vous
+pla&icirc;t, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me pla&icirc;t
+pas
+beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est
+ennuyeux de s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez
+soi!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Quels magnifiques rubis!</p>
+<p>&#8212;Ah! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez,
+vous n'&ecirc;tes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me
+demandait s'ils
+&eacute;taient vrais. Je dois dire que je n'en ai jamais vu d'aussi
+beaux.
+C'est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon go&ucirc;t ils sont un
+peu
+gros, un peu verre &agrave; bordeaux plein jusqu'aux bords, mais je les
+ai mis
+parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert,
+ajouta M<sup>me</sup> de Guermantes sans se douter que cette
+affirmation d&eacute;truisait
+celles du duc.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce qu'il y a chez la princesse? demanda Swann.</p>
+<p>&#8212;Presque rien, se h&acirc;ta de r&eacute;pondre le duc &agrave; qui
+la question de Swann
+avait fait croire qu'il n'&eacute;tait pas invit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Mais comment, Basin? C'est-&agrave;-dire que tout le ban et
+l'arri&egrave;re-ban
+sont convoqu&eacute;s. Ce sera une tuerie &agrave; s'assommer. Ce qui
+sera joli,
+ajouta-t-elle en regardant Swann d'un air d&eacute;licat, si l'orage
+qu'il y a
+dans l'air n'&eacute;clate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous
+les
+connaissez. J'ai &eacute;t&eacute; l&agrave;-bas, il y a un mois, au
+moment o&ugrave; les lilas
+&eacute;taient en fleurs, on ne peut pas se faire une id&eacute;e de ce
+que &ccedil;a pouvait
+&ecirc;tre beau. Et puis le jet d'eau, enfin, c'est vraiment Versailles
+dans
+Paris.</p>
+<p>&#8212;Quel genre de femme est la princesse? demandai-je.</p>
+<p>&#8212;Mais vous savez d&eacute;j&agrave;, puisque vous l'avez vue ici,
+qu'elle est belle
+comme le jour, qu'elle est aussi un peu idiote, tr&egrave;s gentille
+malgr&eacute;
+toute sa hauteur germanique, pleine de c&#339;ur et de gaffes. Swann
+&eacute;tait
+trop fin pour ne pas voir que M<sup>me</sup> de Guermantes cherchait en
+ce moment &agrave;
+&laquo;faire de l'esprit Guermantes&raquo; et sans grands frais, car
+elle ne faisait
+que resservir sous une forme moins parfaite d'anciens mots d'elle.
+N&eacute;anmoins, pour prouver &agrave; la duchesse qu'il comprenait
+son intention
+d'&ecirc;tre dr&ocirc;le et comme si elle l'avait r&eacute;ellement
+&eacute;t&eacute;, il sourit d'un air
+un peu forc&eacute;, me causant, par ce genre particulier
+d'insinc&eacute;rit&eacute;, la
+m&ecirc;me g&ecirc;ne que j'avais autrefois &agrave; entendre mes
+parents parler avec M.
+Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu'ils savaient
+tr&egrave;s bien qu'&eacute;tait plus grande celle qui r&eacute;gnait
+&agrave; Montjouvain),
+Legrandin nuancer son d&eacute;bit pour des sots, choisir des
+&eacute;pith&egrave;tes
+d&eacute;licates qu'il savait parfaitement ne pouvoir &ecirc;tre
+comprises d'un
+public riche ou chic, mais illettr&eacute;. &laquo;Voyons, Oriane,
+qu'est-ce que vous
+dites, dit M. de Guermantes. Marie b&ecirc;te? Elle a tout lu, elle est
+musicienne comme le violon.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais, mon pauvre petit Basin, vous &ecirc;tes un enfant qui vient
+de na&icirc;tre.
+Comme si on ne pouvait pas &ecirc;tre tout &ccedil;a et un peu idiote.
+Idiote est du
+reste exag&eacute;r&eacute;, non elle est n&eacute;buleuse, elle est
+Hesse-Darmstadt,
+Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m'&eacute;nerve.
+Mais je
+reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette
+seule id&eacute;e d'&ecirc;tre descendue de son tr&ocirc;ne allemand
+pour venir &eacute;pouser
+bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a
+choisi! Ah! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne
+connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une id&eacute;e: il a
+autrefois
+pris le lit parce que j'avais mis une carte &agrave; M<sup>me</sup>
+Carnot... Mais, mon
+petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que
+l'histoire de sa carte &agrave; M<sup>me</sup> Carnot paraissait
+courroucer M. de
+Guermantes, vous savez que vous n'avez pas envoy&eacute; la
+photographie de nos
+chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de
+faire connaissance. Le duc, cependant, n'avait pas cess&eacute; de
+regarder sa
+femme fixement: &laquo;Oriane, il faudrait au moins raconter la
+v&eacute;rit&eacute; et ne
+pas en manger la moiti&eacute;. Il faut dire, rectifia-t-il en
+s'adressant &agrave;
+Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-l&agrave;, qui
+&eacute;tait une
+tr&egrave;s bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui
+&eacute;tait
+coutumi&egrave;re de ce genre d'impairs, avait eu l'id&eacute;e assez
+baroque de nous
+inviter avec le Pr&eacute;sident et sa femme. Nous avons
+&eacute;t&eacute;, m&ecirc;me Oriane,
+assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les
+m&ecirc;mes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement
+&agrave; une
+r&eacute;union aussi &eacute;trange. Il y avait un ministre qui a
+vol&eacute;, enfin je passe
+l'&eacute;ponge, nous n'avions pas &eacute;t&eacute; pr&eacute;venus,
+nous &eacute;tions pris au pi&egrave;ge, et
+il faut du reste reconna&icirc;tre que tous ces gens ont
+&eacute;t&eacute; fort polis.
+Seulement c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; bien comme &ccedil;a. M<sup>me</sup>
+de Guermantes, qui ne me fait
+pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une
+carte dans la semaine &agrave; l'&Eacute;lys&eacute;e. Gilbert a
+peut-&ecirc;tre &eacute;t&eacute; un peu loin en
+voyant l&agrave; comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas
+oublier
+que, politique mise &agrave; part, M. Carnot, qui tenait du reste
+tr&egrave;s
+convenablement sa place, &eacute;tait le petit-fils d'un membre du
+tribunal
+r&eacute;volutionnaire qui a fait p&eacute;rir en un jour onze des
+n&ocirc;tres.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Alors, Basin, pourquoi alliez-vous d&icirc;ner toutes les semaines
+&agrave;
+Chantilly? Le duc d'Aumale n'&eacute;tait pas moins petit-fils d'un
+membre du
+tribunal r&eacute;volutionnaire, avec cette diff&eacute;rence que
+Carnot &eacute;tait un
+brave homme et Philippe-&Eacute;galit&eacute; une affreuse canaille.</p>
+<p>&#8212;Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoy&eacute; la
+photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas
+donn&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;&Ccedil;a ne m'&eacute;tonne qu'&agrave; moiti&eacute;, dit la
+duchesse. Mes domestiques ne me
+disent que ce qu'ils jugent &agrave; propos. Ils n'aiment probablement
+pas
+l'Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. &laquo;Vous savez, Oriane, que
+quand
+j'allais d&icirc;ner &agrave; Chantilly, c'&eacute;tait sans
+enthousiasme.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous
+demandait de rester &agrave; coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs
+rarement, en
+parfait mufle qu'il &eacute;tait, comme tous les Orl&eacute;ans.
+Savez-vous avec qui
+nous d&icirc;nons chez M<sup>me</sup> de Saint-Euverte? demanda M<sup>me</sup>
+de Guermantes &agrave; son
+mari.</p>
+<p>&#8212;En dehors des convives que vous savez, il y aura, invit&eacute; de
+la
+derni&egrave;re heure, le fr&egrave;re du roi Th&eacute;odose. A cette
+nouvelle les traits de
+la duchesse respir&egrave;rent le contentement et ses paroles l'ennui.
+&laquo;Ah! mon
+Dieu, encore des princes.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais celui-l&agrave; est gentil et intelligent, dit Swann.</p>
+<p>&#8212;Mais tout de m&ecirc;me pas compl&egrave;tement, r&eacute;pondit la
+duchesse en ayant
+l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveaut&eacute;
+&agrave; sa pens&eacute;e.
+Avez-vous remarqu&eacute; parmi les princes que les plus gentils ne le
+sont pas
+tout &agrave; fait? Mais si, je vous assure! Il faut toujours qu'ils
+aient une
+opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la
+premi&egrave;re partie de leur vie &agrave; nous demander les
+n&ocirc;tres, et la seconde &agrave;
+nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a
+&eacute;t&eacute; bien
+jou&eacute;, que cela a &eacute;t&eacute; moins bien jou&eacute;. Il
+n'y a aucune diff&eacute;rence. Tenez,
+ce petit Th&eacute;odose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a
+demand&eacute;
+comment &ccedil;a s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai
+r&eacute;pondu, dit la
+duchesse les yeux brillants et en &eacute;clatant de rire de ses belles
+l&egrave;vres
+rouges: &laquo;&Ccedil;a s'appelle un motif d'orchestre.&raquo; Eh
+bien! dans le fond, il
+n'&eacute;tait pas content. Ah! mon petit Charles, reprit M<sup>me</sup>
+de Guermantes, ce
+que &ccedil;a peut &ecirc;tre ennuyeux de d&icirc;ner en ville! Il y a
+des soirs o&ugrave; on
+aimerait mieux mourir! Il est vrai que de mourir c'est peut-&ecirc;tre
+tout
+aussi ennuyeux puisqu'on ne sait pas ce que c'est.&raquo; Un laquais
+parut.
+C'&eacute;tait le jeune fianc&eacute; qui avait eu des raisons avec le
+concierge,
+jusqu'&agrave; ce que la duchesse, dans sa bont&eacute;, e&ucirc;t mis
+entre eux une paix
+apparente. &laquo;Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de
+M. le
+marquis d'Osmond?&raquo; demanda-t-il.</p>
+<p>&#8212;Mais jamais de la vie, rien avant demain matin! Je ne veux
+m&ecirc;me pas
+que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez,
+n'aurait qu'&agrave; venir vous donner des nouvelles et vous dire
+d'aller nous
+chercher. Sortez, allez o&ugrave; vous voudrez, faites la noce,
+d&eacute;couchez, mais
+je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense
+d&eacute;borda
+du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues
+heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir, depuis
+qu'&agrave;
+la suite d'une nouvelle sc&egrave;ne avec le concierge, la duchesse lui
+avait
+gentiment expliqu&eacute; qu'il valait mieux ne plus sortir pour
+&eacute;viter de
+nouveaux conflits. Il nageait, &agrave; la pens&eacute;e d'avoir enfin
+sa soir&eacute;e
+libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle
+&eacute;prouva
+comme un serrement de c&#339;ur et une d&eacute;mangeaison de tous les
+membres &agrave; la
+vue de ce bonheur qu'on prenait &agrave; son insu, en se cachant
+d'elle, duquel
+elle &eacute;tait irrit&eacute;e et jalouse. &laquo;Non, Basin, qu'il
+reste ici, qu'il ne
+bouge pas de la maison, au contraire.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est l&agrave;, vous
+aurez en
+plus, &agrave; minuit, l'habilleuse et le costumier pour notre redoute.
+Il ne
+peut servir &agrave; rien du tout, et comme seul il est ami avec le
+valet de
+pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'exp&eacute;dier loin d'ici.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose
+&agrave; lui
+faire dire dans la soir&eacute;e je ne sais au juste &agrave; quelle
+heure. Ne bougez
+surtout pas d'ici d'une minute, dit-elle au valet de pied
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;.
+S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la
+duchesse, la personne &agrave; qui il fallait attribuer cette guerre
+constante
+&eacute;tait bien inamovible, mais ce n'&eacute;tait pas le concierge;
+sans doute pour
+le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants &agrave; infliger,
+pour les
+querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les
+lourds instruments; d'ailleurs jouait-il son r&ocirc;le sans
+soup&ccedil;onner qu'on
+le lui e&ucirc;t confi&eacute;. Comme les domestiques, il admirait la
+bont&eacute; de la
+duchesse; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, apr&egrave;s
+leur
+d&eacute;part, revoir souvent Fran&ccedil;oise en disant que la maison
+du duc aurait
+&eacute;t&eacute; la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la
+loge. La
+duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du
+cl&eacute;ricalisme, de
+la franc-ma&ccedil;onnerie, du p&eacute;ril juif, etc... Un valet de
+pied entra.
+&laquo;Pourquoi ne m'a-t-on pas mont&eacute; le paquet que M. Swann a
+fait porter?
+Mais &agrave; ce propos (vous savez que Mama est tr&egrave;s malade,
+Charles), Jules,
+qui &eacute;tait all&eacute; prendre des nouvelles de M. le marquis
+d'Osmond, est-il
+revenu?&raquo;</p>
+<p>&#8212;Il arrive &agrave; l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment
+&agrave; l'autre &agrave;
+ce que M. le marquis ne passe.</p>
+<p>&#8212;Ah! il est vivant, s'&eacute;cria le duc avec un soupir de
+soulagement. On
+s'attend, on s'attend! Satan vous-m&ecirc;me. Tant qu'il y a de la vie
+il y a
+de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait
+d&eacute;j&agrave;
+comme mort et enterr&eacute;. Dans huit jours il sera plus gaillard que
+moi.</p>
+<p>&#8212;Ce sont les m&eacute;decins qui ont dit qu'il ne passerait pas la
+soir&eacute;e.
+L'un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c'&eacute;tait
+inutile.
+M. le marquis devrait &ecirc;tre mort; il n'a surv&eacute;cu que
+gr&acirc;ce &agrave; des
+lavements d'huile camphr&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Taisez-vous, esp&egrave;ce d'idiot, cria le duc au comble de la
+col&egrave;re.
+Qu'est-ce qui vous demande tout &ccedil;a? Vous n'avez rien compris
+&agrave; ce qu'on
+vous a dit.</p>
+<p>&#8212;Ce n'est pas &agrave; moi, c'est &agrave; Jules.</p>
+<p>&#8212;Allez-vous vous taire? hurla le duc, et se tournant vers Swann:
+&laquo;Quel
+bonheur qu'il soit vivant! Il va reprendre des forces peu &agrave; peu.
+Il est
+vivant apr&egrave;s une crise pareille. C'est d&eacute;j&agrave; une
+excellente chose. On ne
+peut pas tout demander &agrave; la fois. &Ccedil;a ne doit pas
+&ecirc;tre d&eacute;sagr&eacute;able un
+petit lavement d'huile camphr&eacute;e.&raquo; Et le duc, se frottant
+les mains: &laquo;Il
+est vivant, qu'est-ce qu'on veut de plus? Apr&egrave;s avoir
+pass&eacute; par o&ugrave; il a
+pass&eacute;, c'est d&eacute;j&agrave; bien beau. Il est m&ecirc;me
+&agrave; envier d'avoir un temp&eacute;rament
+pareil. Ah! les malades, on a pour eux des petits soins qu'on ne prend
+pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m'a fait un
+gigot &agrave; la sauce b&eacute;arnaise, r&eacute;ussie &agrave;
+merveille, je le reconnais, mais
+justement &agrave; cause de cela, j'en ai tant pris que je l'ai encore
+sur
+l'estomac. Cela n'emp&ecirc;che qu'on ne viendra pas prendre de mes
+nouvelles
+comme de mon cher Amanien. On en prend m&ecirc;me trop. Cela le
+fatigue. Il
+faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le
+temps chez lui.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Eh bien! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j'avais
+demand&eacute; qu'on mont&acirc;t la photographie envelopp&eacute;e que
+m'a envoy&eacute;e M.
+Swann.</p>
+<p>&#8212;Madame la duchesse, c'est si grand que je ne savais pas si
+&ccedil;a
+passerait dans la porte. Nous l'avons laiss&eacute; dans le vestibule.
+Est-ce
+que madame la duchesse veut que je le monte?</p>
+<p>&#8212;Eh bien! non, on aurait d&ucirc; me le dire, mais si c'est si
+grand, je le
+verrai tout &agrave; l'heure en descendant.</p>
+<p>&#8212;J'ai aussi oubli&eacute; de dire &agrave; madame la duchesse que M<sup>me</sup>
+la comtesse
+Mol&eacute; avait laiss&eacute; ce matin une carte pour madame la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Comment, ce matin? dit la duchesse d'un air m&eacute;content et
+trouvant
+qu'une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes
+le matin.</p>
+<p>&#8212;Vers dix heures, madame la duchesse.</p>
+<p>&#8212;Montrez-moi ces cartes.</p>
+<p>&#8212;En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une
+dr&ocirc;le d'id&eacute;e
+d'&eacute;pouser Gilbert, reprit le duc qui revenait &agrave; sa
+conversation
+premi&egrave;re, c'est vous qui avez une singuli&egrave;re fa&ccedil;on
+d'&eacute;crire l'histoire.
+Si quelqu'un a &eacute;t&eacute; b&ecirc;te dans ce mariage, c'est
+Gilbert d'avoir justement
+&eacute;pous&eacute; une si proche parente du roi des Belges, qui a
+usurp&eacute; le nom de
+Brabant qui est &agrave; nous. En un mot nous sommes du m&ecirc;me sang
+que les
+Hesse, et de la branche a&icirc;n&eacute;e. C'est toujours stupide de
+parler de soi,
+dit-il en s'adressant &agrave; moi, mais enfin quand nous sommes
+all&eacute;s non
+seulement &agrave; Darmstadt, mais m&ecirc;me &agrave; Cassel et dans
+toute la Hesse
+&eacute;lectorale, les landgraves ont toujours tous aimablement
+affect&eacute; de nous
+c&eacute;der le pas et la premi&egrave;re place, comme &eacute;tant de
+la branche a&icirc;n&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui
+&eacute;tait major de tous les r&eacute;giments de son pays, qu'on
+fian&ccedil;ait au roi de
+Su&egrave;de...</p>
+<p>&#8212;Oh! Oriane, c'est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le
+grand-p&egrave;re du roi de Su&egrave;de cultivait la terre &agrave;
+Pau quand depuis neuf
+cents ans nous tenions le haut du pav&eacute; dans toute l'Europe.</p>
+<p>&#8212;&Ccedil;a m'emp&ecirc;che pas que si on disait dans la rue:
+&laquo;Tiens, voil&agrave; le roi de
+Su&egrave;de&raquo;, tout le monde courrait pour le voir jusque sur la
+place de la
+Concorde, et si on dit: &laquo;Voil&agrave; M. de Guermantes&raquo;,
+personne ne sait qui
+c'est.</p>
+<p>&#8212;En voil&agrave; une raison!</p>
+<p>&#8212;Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre
+de duc de Brabant est pass&eacute; dans la famille royale de Belgique,
+vous
+pouvez y pr&eacute;tendre.</p>
+<p>Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Mol&eacute;, ou
+plut&ocirc;t
+avec ce qu'elle avait laiss&eacute; comme carte. All&eacute;guant
+qu'elle n'en avait
+pas sur elle, elle avait tir&eacute; de sa poche une lettre qu'elle
+avait
+re&ccedil;ue, et, gardant le contenu, avait corn&eacute; l'enveloppe
+qui portait le
+nom: La comtesse Mol&eacute;. Comme l'enveloppe &eacute;tait assez
+grande, selon le
+format du papier &agrave; lettres qui &eacute;tait &agrave; la mode
+cette ann&eacute;e-l&agrave;, cette
+&laquo;carte&raquo;, &eacute;crite &agrave; la main, se trouvait avoir
+presque deux fois la
+dimension d'une carte de visite ordinaire. &laquo;C'est ce qu'on
+appelle la
+simplicit&eacute; de M<sup>me</sup> Mol&eacute;, dit la duchesse avec
+ironie. Elle veut nous
+faire croire qu'elle n'avait pas de cartes et montrer son
+originalit&eacute;.
+Mais nous connaissons tout &ccedil;a, n'est-ce pas, mon petit Charles,
+nous
+sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-m&ecirc;mes pour
+apprendre
+l'esprit d'une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est
+charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de m&ecirc;me un
+volume
+suffisant pour s'imaginer qu'elle peut &eacute;tonner le monde &agrave;
+si peu de
+frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser
+&agrave; dix
+heures du matin. Sa vieille m&egrave;re souris lui montrera qu'elle en
+sait
+autant qu'elle sur ce chapitre-l&agrave;.&raquo; Swann ne put
+s'emp&ecirc;cher de rire en
+pensant que la duchesse, qui &eacute;tait du reste un peu jalouse du
+succ&egrave;s de
+M<sup>me</sup> Mol&eacute;, trouverait bien dans &laquo;l'esprit des
+Guermantes&raquo; quelque r&eacute;ponse
+impertinente &agrave; l'&eacute;gard de la visiteuse. &laquo;Pour ce
+qui est du titre de duc
+de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane...&raquo;, reprit le duc,
+&agrave; qui
+la duchesse coupa la parole, sans &eacute;couter.</p>
+<p>&#8212;Mais mon petit Charles, je m'ennuie apr&egrave;s votre photographie.</p>
+<p>&#8212;Ah! <i>extinctor draconis labrator Anubis</i>, dit Swann.</p>
+<p>&#8212;Oui, c'est si joli ce que vous m'avez dit l&agrave;-dessus en
+comparaison du
+Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi <i>Anubis</i>.</p>
+<p>&#8212;Comment est celui qui est anc&ecirc;tre de Babal? demanda M. de
+Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Vous voudriez voir sa baballe, dit M<sup>me</sup> de Guermantes
+d'un air sec
+pour montrer qu'elle m&eacute;prisait elle-m&ecirc;me ce calembour. Je
+voudrais les
+voir tous, ajouta-t-elle.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Charles, descendons en attendant que la voiture
+soit avanc&eacute;e,
+dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que
+ma
+femme ne nous fichera pas la paix tant qu'elle n'aura pas vu votre
+photographie. Je suis moins impatient &agrave; vrai dire, ajouta-t-il
+d'un air
+de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait
+plut&ocirc;t mourir.</p>
+<p>&#8212;Je suis tout &agrave; fait de votre avis, Basin, dit la duchesse,
+allons dans
+le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre
+cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des
+comtes de Brabant.</p>
+<p>&#8212;Je vous ai r&eacute;p&eacute;t&eacute; cent fois comment le titre
+&eacute;tait entr&eacute; dans la
+maison de Hesse, dit le duc (pendant que nous allions voir la
+photographie et que je pensais &agrave; celles que Swann me rapportait
+&agrave;
+Combray), par le mariage d'un Brabant, en 1241, avec la fille du
+dernier
+landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c'est m&ecirc;me
+plut&ocirc;t ce
+titre de prince de Hesse qui est entr&eacute; dans la maison de
+Brabant, que
+celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du
+reste que notre cri de guerre &eacute;tait celui des ducs de Brabant:
+&laquo;Limbourg
+&agrave; qui l'a conquis&raquo;, jusqu'&agrave; ce que nous ayons
+&eacute;chang&eacute; les armes des
+Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que
+nous avons eu tort, et l'exemple des Gramont n'est pas pour me faire
+changer d'avis.</p>
+<p>&#8212;Mais, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes, comme c'est le
+roi des Belges qui
+l'a conquis... Du reste, l'h&eacute;ritier de Belgique s'appelle le duc
+de
+Brabant.</p>
+<p>&#8212;Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et
+p&egrave;che par la
+base. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a des titres de
+pr&eacute;tention
+qui subsistent parfaitement si le territoire est occup&eacute; par un
+usurpateur. Par exemple, le roi d'Espagne se qualifie
+pr&eacute;cis&eacute;ment de duc
+de Brabant, invoquant par l&agrave; une possession moins ancienne que
+la
+n&ocirc;tre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit
+aussi
+duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de
+Milan. Or, il ne poss&egrave;de pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le
+Brabant, que je ne poss&egrave;de moi-m&ecirc;me ce dernier, ni que ne
+le poss&egrave;de le
+prince de Hesse. Le roi d'Espagne ne se proclame pas moins roi de
+J&eacute;rusalem, l'empereur d'Autriche &eacute;galement, et ils ne
+poss&egrave;dent
+J&eacute;rusalem ni l'un ni l'autre.&raquo; Il s'arr&ecirc;ta un
+instant, g&ecirc;n&eacute; que le nom
+de J&eacute;rusalem ait pu embarrasser Swann, &agrave; cause des
+&laquo;affaires en cours&raquo;,
+mais n'en continua que plus vite: &laquo;Ce que vous dites l&agrave;,
+vous pouvez le
+dire de tout. Nous avons &eacute;t&eacute; ducs d'Aumale, duch&eacute;
+qui a pass&eacute; aussi
+r&eacute;guli&egrave;rement dans la maison de France que Joinville et
+que Chevreuse
+dans la maison d'Albert. Nous n'&eacute;levons pas plus de
+revendications sur
+ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut
+n&ocirc;tre et
+qui devint fort r&eacute;guli&egrave;rement l'apanage de la maison de
+La Tr&eacute;moille,
+mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s'ensuit pas
+qu'elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi,
+le fils de ma belle-s&#339;ur porte le titre de prince d'Agrigente, qui nous
+vient de Jeanne la Folle, comme aux La Tr&eacute;moille celui de prince
+de
+Tarente. Or Napol&eacute;on a donn&eacute; ce titre de Tarente &agrave;
+un soldat, qui
+pouvait d'ailleurs &ecirc;tre un fort bon troupier, mais en cela
+l'empereur a
+dispos&eacute; de ce qui lui appartenait encore moins que
+Napol&eacute;on III en
+faisant un duc de Montmorency, puisque P&eacute;rigord avait au moins
+pour m&egrave;re
+une Montmorency, tandis que le Tarente de Napol&eacute;on I<sup>er</sup>
+n'avait de
+Tarente que la volont&eacute; de Napol&eacute;on qu'il le f&ucirc;t.
+Cela n'a pas emp&ecirc;ch&eacute;
+Chaix d'Est-Ange, faisant allusion &agrave; notre oncle Cond&eacute;,
+de demander au
+procureur imp&eacute;rial s'il avait &eacute;t&eacute; ramasser le
+titre de duc de
+Montmorency dans les foss&eacute;s de Vincennes.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre
+dans les
+foss&eacute;s de Vincennes, et m&ecirc;me &agrave; Tarente. Et &agrave;
+ce propos, mon petit
+Charles, c'est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous
+me
+parliez de votre Saint-Georges, de Venise. C'est que nous avons
+l'intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et
+en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait
+diff&eacute;rent!
+Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous,
+avec tout ce que vous m'avez souvent racont&eacute; sur les souvenirs
+de la
+conqu&ecirc;te normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce
+qu'un
+voyage comme &ccedil;a deviendrait, fait avec vous! C'est-&agrave;-dire
+que m&ecirc;me
+Basin, que dis-je, Gilbert! en profiteraient, parce que je sens que
+jusqu'aux pr&eacute;tentions &agrave; la couronne de Naples et toutes
+ces machines-l&agrave;
+m'int&eacute;resseraient, si c'&eacute;tait expliqu&eacute; par vous
+dans de vieilles &eacute;glises
+romanes, ou dans des petits villages perch&eacute;s comme dans les
+tableaux de
+primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie.
+D&eacute;faites
+l'enveloppe, dit la duchesse &agrave; un valet de pied.</p>
+<p>&#8212;Mais, Oriane, pas ce soir! vous regarderez cela demain, implora le
+duc
+qui m'avait d&eacute;j&agrave; adress&eacute; des signes
+d'&eacute;pouvante en voyant l'immensit&eacute; de
+la photographie.</p>
+<p>&#8212;Mais &ccedil;a m'amuse de voir cela avec Charles&raquo;, dit la
+duchesse avec un
+sourire &agrave; la fois facticement concupiscent et finement
+psychologique,
+car, dans son d&eacute;sir d'&ecirc;tre aimable pour Swann, elle
+parlait du plaisir
+qu'elle aurait &agrave; regarder cette photographie comme de celui
+qu'un malade
+sent qu'il aurait &agrave; manger une orange, ou comme si elle avait
+&agrave; la fois
+combin&eacute; une escapade avec des amis et renseign&eacute; un
+biographe sur des
+go&ucirc;ts flatteurs pour elle. &laquo;Eh bien, il viendra vous voir
+expr&egrave;s,
+d&eacute;clara le duc, &agrave; qui sa femme dut c&eacute;der. Vous
+passerez trois heures
+ensemble devant, si &ccedil;a vous amuse, dit-il ironiquement. Mais
+o&ugrave;
+allez-vous mettre un joujou de cette dimension-l&agrave;?</p>
+<p>&#8212;Mais dans ma chambre, je veux l'avoir sous les yeux.</p>
+<p>&#8212;Ah! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, j'ai
+chance
+de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser &agrave; la
+r&eacute;v&eacute;lation qu'il
+faisait aussi &eacute;tourdiment sur le caract&egrave;re n&eacute;gatif
+de ses rapports
+conjugaux.</p>
+<p>&#8212;Eh bien, vous d&eacute;ferez cela bien soigneusement, ordonna M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes au domestique (elle multipliait les recommandations par
+amabilit&eacute; pour Swann). Vous n'ab&icirc;merez pas non plus
+l'enveloppe.</p>
+<p>&#8212;Il faut m&ecirc;me que nous respections l'enveloppe, me dit le duc
+&agrave;
+l'oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui
+ne suis qu'un pauvre mari bien prosa&iuml;que, ce que j'admire
+l&agrave; dedans
+c'est que vous ayez pu trouver une enveloppe d'une dimension pareille.
+O&ugrave; avez-vous d&eacute;nich&eacute; cela?</p>
+<p>&#8212;C'est la maison de photogravures qui fait souvent ce genre
+d'exp&eacute;ditions. Mais c'est un mufle, car je vois qu'il a
+&eacute;crit dessus:
+&laquo;la duchesse de Guermantes&raquo; sans &laquo;madame&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout d'un coup
+paraissant frapp&eacute;e d'une id&eacute;e qui l'&eacute;gaya,
+r&eacute;prima un l&eacute;ger sourire,
+mais revenant vite &agrave; Swann: Eh bien! vous ne dites pas si vous
+viendrez
+en Italie avec nous?</p>
+<p>&#8212;Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible.</p>
+<p>&#8212;Eh bien, M<sup>me</sup> de Montmorency a plus de chance. Vous avez
+&eacute;t&eacute; avec elle
+&agrave; Venise et &agrave; Vicence. Elle m'a dit qu'avec vous on
+voyait des choses
+qu'on ne verrait jamais sans &ccedil;a, dont personne n'a jamais
+parl&eacute;, que
+vous lui avez montr&eacute; des choses inou&iuml;es, et m&ecirc;me,
+dans les choses
+connues, qu'elle a pu comprendre des d&eacute;tails devant qui, sans
+vous, elle
+aurait pass&eacute; vingt fois sans jamais les remarquer.
+D&eacute;cid&eacute;ment elle a &eacute;t&eacute;
+plus favoris&eacute;e que nous... Vous prendrez l'immense enveloppe des
+photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la
+d&eacute;poser, corn&eacute;e de ma part, ce soir &agrave; dix heures
+et demie, chez M<sup>me</sup> la
+comtesse Mol&eacute;. Swann &eacute;clata de rire. &laquo;Je voudrais
+tout de m&ecirc;me savoir,
+lui demanda M<sup>me</sup> de Guermantes, comment, dix mois d'avance,
+vous pouvez
+savoir que ce sera impossible.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ma ch&egrave;re duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais
+d'abord vous
+voyez que je suis tr&egrave;s souffrant.</p>
+<p>&#8212;Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n'avez pas bonne mine du
+tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande
+pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois.
+En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. A ce moment un
+valet de pied vint annoncer que la voiture &eacute;tait avanc&eacute;e.
+&laquo;Allons,
+Oriane, &agrave; cheval&raquo;, dit le duc qui piaffait
+d&eacute;j&agrave; d'impatience depuis un
+moment, comme s'il avait &eacute;t&eacute; lui-m&ecirc;me un des
+chevaux qui attendaient.
+&laquo;Eh bien, en un mot la raison qui vous emp&ecirc;chera de venir
+en Italie?&raquo;
+questionna la duchesse en se levant pour prendre cong&eacute; de nous.</p>
+<p>&#8212;Mais, ma ch&egrave;re amie, c'est que je serai mort depuis
+plusieurs mois.
+D'apr&egrave;s les m&eacute;decins que j'ai consult&eacute;s, &agrave;
+la fin de l'ann&eacute;e le mal que
+j'ai, et qui peut du reste m'emporter de suite, ne me laissera pas en
+tous les cas plus de trois ou quatre mois &agrave; vivre, et encore
+c'est un
+grand maximum, r&eacute;pondit Swann en souriant, tandis que le valet
+de pied
+ouvrait la porte vitr&eacute;e du vestibule pour laisser passer la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que vous me dites l&agrave;? s'&eacute;cria la duchesse
+en s'arr&ecirc;tant une
+seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux
+bleus
+et m&eacute;lancoliques, mais pleins d'incertitude. Plac&eacute;e pour
+la premi&egrave;re
+fois de sa vie entre deux devoirs aussi diff&eacute;rents que monter
+dans sa
+voiture pour aller d&icirc;ner en ville, et t&eacute;moigner de la
+piti&eacute; &agrave; un homme
+qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui
+indiqu&acirc;t la jurisprudence &agrave; suivre et, ne sachant auquel
+donner la
+pr&eacute;f&eacute;rence, elle crut devoir faire semblant de ne pas
+croire que la
+seconde alternative e&ucirc;t &agrave; se poser, de fa&ccedil;on
+&agrave; ob&eacute;ir &agrave; la premi&egrave;re qui
+demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure
+mani&egrave;re de r&eacute;soudre le conflit &eacute;tait de le nier.
+&laquo;Vous voulez
+plaisanter?&raquo; dit-elle &agrave; Swann.</p>
+<p>&#8212;Ce serait une plaisanterie d'un go&ucirc;t charmant,
+r&eacute;pondit ironiquement
+Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas
+parl&eacute; de ma maladie jusqu'ici. Mais comme vous me l'avez
+demand&eacute; et que
+maintenant je peux mourir d'un jour &agrave; l'autre... Mais surtout je
+ne veux
+pas que vous vous retardiez, vous d&icirc;nez en ville, ajouta-t-il
+parce
+qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines
+priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait &agrave; leur place,
+gr&acirc;ce &agrave; sa
+politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d'apercevoir
+confus&eacute;ment que le d&icirc;ner o&ugrave; elle allait devait
+moins compter pour Swann
+que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la
+voiture, baissa-t-elle les &eacute;paules en disant: &laquo;Ne vous
+occupez pas de ce
+d&icirc;ner. Il n'a aucune importance!&raquo; Mais ces mots mirent de
+mauvaise
+humeur le duc qui s'&eacute;cria: &laquo;Voyons, Oriane, ne restez pas
+&agrave; bavarder
+comme cela et &agrave; &eacute;changer vos j&eacute;r&eacute;miades
+avec Swann, vous savez bien
+pourtant que M<sup>me</sup> de Saint-Euverte tient &agrave; ce qu'on se
+mette &agrave; table &agrave;
+huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voil&agrave;
+bien cinq
+minutes que vos chevaux attendent Je vous demande pardon, Charles,
+dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix,
+Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour
+aller chez la m&egrave;re Saint-Euverte.&raquo;</p>
+<p>M<sup>me</sup> de Guermantes s'avan&ccedil;a
+d&eacute;cid&eacute;ment vers la voiture et redit un
+dernier adieu &agrave; Swann. &laquo;Vous savez, nous reparlerons de
+cela, je ne
+crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble.
+On vous aura b&ecirc;tement effray&eacute;, venez d&eacute;jeuner, le
+jour que vous voudrez
+(pour M<sup>me</sup> de Guermantes tout se r&eacute;solvait toujours en
+d&eacute;jeuners), vous
+me direz votre jour et votre heure&raquo;, et relevant sa jupe rouge
+elle posa
+son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand,
+voyant
+ce pied, le duc s'&eacute;cria d'une voix terrible: &laquo;Oriane,
+qu'est-ce que vous
+alliez faire, malheureuse. Vous avez gard&eacute; vos souliers noirs!
+Avec une
+toilette rouge! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien,
+dit-il au valet de pied, dites tout de suite &agrave; la femme de
+chambre de
+M<sup>me</sup> la duchesse de descendre des souliers rouges&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Mais, mon ami, r&eacute;pondit doucement la duchesse,
+g&ecirc;n&eacute;e de voir que
+Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture
+devant nous, avait entendu... puisque nous sommes en retard...</p>
+<p>&#8212;Mais non, nous avons tout le temps. Il n'est que moins dix, nous ne
+mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin,
+qu'est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils
+patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et
+des souliers noirs. D'ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez,
+il y a les Sassenage, vous savez qu'ils n'arrivent jamais avant neuf
+heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. &laquo;Hein,
+nous dit
+M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d'eux, mais ils
+ont du bon tout de m&ecirc;me. Sans moi, Oriane allait d&icirc;ner en
+souliers
+noirs.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ce n'est pas laid, dit Swann, et j'avais remarqu&eacute; les
+souliers noirs,
+qui ne m'avaient nullement choqu&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Je ne vous dis pas, r&eacute;pondit le duc, mais c'est plus
+&eacute;l&eacute;gant qu'ils
+soient de la m&ecirc;me couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille,
+elle
+n'aurait pas &eacute;t&eacute; plut&ocirc;t arriv&eacute;e qu'elle s'en
+serait aper&ccedil;ue et c'est moi
+qui aurais &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de venir chercher les
+souliers. J'aurais d&icirc;n&eacute; &agrave;
+neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant
+doucement, allez-vous-en avant qu'Oriane ne redescende. Ce n'est pas
+qu'elle n'aime vous voir tous les deux. Au contraire c'est qu'elle aime
+trop vous voir. Si elle vous trouve encore l&agrave;, elle va se
+remettre &agrave;
+parler, elle est d&eacute;j&agrave; tr&egrave;s fatigu&eacute;e, elle
+arrivera au d&icirc;ner morte. Et
+puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J'ai
+tr&egrave;s
+mal d&eacute;jeun&eacute; ce matin en descendant de train. Il y avait
+bien une sacr&eacute;e
+sauce b&eacute;arnaise, mais malgr&eacute; cela, je ne serai pas
+f&acirc;ch&eacute; du tout, mais
+du tout, de me mettre &agrave; table. Huit heures moins cinq! Ah! les
+femmes!
+Elle va nous faire mal &agrave; l'estomac &agrave; tous les deux. Elle
+est bien moins
+solide qu'on ne croit. Le duc n'&eacute;tait nullement
+g&ecirc;n&eacute; de parler des
+malaises de sa femme et des siens &agrave; un mourant, car les
+premiers,
+l'int&eacute;ressant davantage, lui apparaissaient plus importants.
+Aussi
+fut-ce seulement par bonne &eacute;ducation et gaillardise,
+qu'apr&egrave;s nous avoir
+&eacute;conduits gentiment, il cria &agrave; la cantonade et d'une voix
+de stentor, de
+la porte, &agrave; Swann qui &eacute;tait d&eacute;j&agrave; dans la
+cour:</p>
+<p>&#8212;Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces b&ecirc;tises des
+m&eacute;decins, que diable! Ce sont des &acirc;nes. Vous vous portez
+comme le
+Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous!</p>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 13743 ***</div>
+</body>
+</html>
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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+The Project Gutenberg EBook of Le Côté de Guermantes, Troisième Partie
+by Marcel Proust
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Côté de Guermantes, Troisième Partie
+
+Author: Marcel Proust
+
+Release Date: October 14, 2004 [EBook #13743]
+Last Updated: November 20, 2017
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CÔTÉ DE GUERMANTES ***
+
+
+
+
+Produced by Robert Connal, Wilelmina Mallière and the Online
+Distributed Proofreading Team From images generously made available
+by gallica (Bibliothèque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+LE CÔTÉ DE GUERMANTES
+
+
+
+
+OEUVRES DE MARCEL PROUST
+
+_nrf_
+
+_A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_
+
+DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN (_2 vol._).
+A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol._).
+LE CÔTÉ DE GUERMANTES (_3 vol._).
+SODOME ET GOMORRHE (_2 vol._).
+LA PRISONNIÈRE (_2 vol._).
+ALBERTINE DISPARUE.
+LE TEMPS RETROUVÉ (_2 vol._.).
+
+PASTICHES ET MÉLANGES.
+LES PLAISIRS ET LES JOURS.
+CHRONIQUES.
+LETTRES A LA N.R.F.
+MORCEAUX CHOISIS.
+UN AMOUR DE SWANN
+(_édition illustrée par Laprade_).
+
+_Collection in-8 «A la Gerbe»_
+
+OEUVRES COMPLÈTES (_18 vol._).
+
+
+
+
+MARCEL PROUST
+
+A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
+
+VIII
+
+LE COTÉ DE GUERMANTES
+
+(_TROISIÈME PARTIE_)
+
+_nrf_
+
+GALLIMARD
+
+
+
+
+
+
+Les jours qui précédèrent mon dîner avec Mme de Stermaria me furent, non
+pas délicieux, mais insupportables. C'est qu'en général, plus le temps
+qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous
+semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou
+simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on,
+compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que
+son but est à l'infini. Le mien étant seulement à la distance de trois
+jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui
+sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne
+pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là
+précisément, à l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai
+qu'en général la difficulté d'atteindre l'objet d'un désir l'accroît (la
+difficulté, non l'impossibilité, car cette dernière le supprime),
+pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu'il sera réalisé à
+un moment prochain et déterminé n'est guère moins exaltante que
+l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute
+rend intolérable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de
+cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des
+représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que
+ferait l'angoisse.
+
+Ce qu'il me fallait, c'était posséder Mme de Stermaria, car depuis
+plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient
+préparé ce plaisir-là, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un
+autre (le plaisir avec une autre) n'eût pas, lui, été prêt, le plaisir
+n'étant que la réalisation d'une envie préalable et qui n'est pas
+toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie,
+les hasards du souvenir, l'état du tempérament, l'ordre de disponibilité
+des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu'à ce qu'ait été
+un peu oubliée la déception de l'accomplissement; je n'eusse pas été
+prêt, j'avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m'étais
+engagé dans le sentier d'un désir particulier; il aurait fallu, pour
+désirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la
+grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans
+l'île du Bois de Boulogne où je l'avais invitée à dîner, tel était le
+plaisir que j'imaginais à toute minute. Il eût été naturellement
+détruit, si j'avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria; mais
+peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du
+reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont
+préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles
+le commandent, et aussi le lieu; et à cause de cela font revenir
+alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site,
+telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de
+l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la
+paix à leur côté, et d'autres, pour être caressées avec une intention
+plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont
+légères et fuyantes autant qu'elles.
+
+Sans doute déjà, bien avant d'avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et
+quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'île du Bois
+m'avait semblé faite pour le plaisir parce que je m'étais trouvé aller y
+goûter la tristesse de n'en avoir aucun à y abriter. C'est aux bords du
+lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières
+semaines de l'été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas
+encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle
+n'a pas déjà quitté Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune
+fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l'année, qu'on
+ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant.
+Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l'être
+aimé, on suit au bord de l'eau frémissante ces belles allées où déjà une
+première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet
+horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la
+rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la
+toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du
+volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs
+naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une
+frontière, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage
+dont ils projettent bien au delà d'elle-même l'agrément artificiel;
+ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et
+qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque
+dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de
+l'été et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume
+romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et
+on ne serait pas plus surpris qu'il fût situé hors de l'univers
+géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire
+autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style
+de Van der Meulen, après s'être ainsi élevé en dehors de la nature, on
+apprenait que là où elle recommence, au bout du grand canal, les
+villages qu'on ne peut distinguer, à l'horizon éblouissant comme la mer,
+s'appellent Fleurus ou Nimègue.
+
+Et le dernier équipage passé, quand on sent avec douleur qu'elle ne
+viendra plus, on va dîner dans l'île; au-dessus des peupliers
+tremblants, qui rappellent sans fin les mystères du soir plus qu'ils n'y
+répondent, un nuage rose met une dernière couleur de vie dans le ciel
+apaisé. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique,
+mais dans sa divine enfance restée toujours couleur du temps et qui
+oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs. Et après que
+les géraniums ont inutilement, en intensifiant l'éclairage de leurs
+couleurs, lutté contre le crépuscule assombri, une brume vient
+envelopper l'île qui s'endort; on se promène dans l'humide obscurité le
+long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous
+étonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et
+le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas réveillé. Alors on voudrait
+d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on
+peut se croire loin.
+
+Mais dans cette île, où même l'été il y avait souvent du brouillard,
+combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que
+la mauvaise saison, que la fin de l'automne était venue. Si le temps
+qu'il faisait depuis dimanche n'avait à lui seul rendu grisâtres et
+maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait--comme d'autres
+saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens,--l'espoir de
+posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se
+lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination
+monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la
+veille s'était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans
+cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais
+comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville,
+il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais
+qu'il ferait pour moi de l'île des Cygnes un peu l'île de Bretagne dont
+l'atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme
+un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est
+jeune, à l'âge que j'avais dans mes promenades du côté de Méséglise,
+notre désir, notre croyance confère au vêtement d'une femme une
+particularité individuelle, une irréductible essence. On poursuit la
+réalité. Mais à force de la laisser échapper, on finit par remarquer
+qu'à travers toutes ces vaines tentatives où on a trouvé le néant,
+quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence
+à dégager, à connaître ce qu'on aime, on tâche à se le procurer, fût-ce
+au prix d'un artifice. Alors, à défaut de la croyance disparue, le
+costume signifie la suppléance à celle-ci par le moyen d'une illusion
+volontaire. Je savais bien qu'à une demi-heure de la maison je ne
+trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de
+Stermaria, dans les ténèbres de l'île, au bord de l'eau, je ferais comme
+d'autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de
+posséder une femme, l'habillent en religieuse.
+
+Je pouvais même espérer d'écouter avec la jeune femme quelque clapotis
+de vagues, car, la veille du dîner, une tempête se déchaîna. Je
+commençais à me raser pour aller dans l'île retenir le cabinet (bien
+qu'à cette époque de l'année l'île fût vide et le restaurant désert) et
+arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise m'annonça
+Albertine. Je fis entrer aussitôt, indifférent à ce qu'elle me vît
+enlaidi d'un menton noir, celle pour qui à Balbec je ne me trouvais
+jamais assez beau, et qui m'avait coûté alors autant d'agitation et de
+peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais à ce que celle-ci reçût
+la meilleure impression possible de la soirée du lendemain. Aussi je
+demandai à Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'à l'île pour
+m'aider à faire le menu. Celle à qui on donne tout est si vite remplacée
+par une autre, qu'on est étonné soi-même de donner ce qu'on a de
+nouveau, à chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition le
+visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait
+très bas, jusqu'aux yeux, sembla hésiter. Elle devait avoir d'autres
+projets; en tout cas elle me les sacrifia aisément, à ma grande
+satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance à avoir avec moi une
+jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que moi.
+
+Il est certain qu'elle avait représenté tout autre chose pour moi, à
+Balbec. Mais notre intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors
+assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris crée entre elle et
+nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens
+sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour.
+Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin vers
+d'autres, nous sommes tout aussi étonnés et amusés d'apprendre de notre
+mémoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre être que nous
+avons été autrefois, que si, après avoir jeté à un cocher une adresse,
+boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement à la
+personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent
+jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait là et
+celui du bac qui traversait la Seine.
+
+Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûri le corps d'Albertine,
+y avaient accumulé des saveurs si fraîches et si douces que, pendant
+notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux,
+secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles
+mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup
+se fût trompé, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon dîner
+avec Mme de Stermaria ne me conduisît à rien, j'eusse donné rendez-vous
+pour le même soir très tard à Albertine, afin d'oublier pendant une
+heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma
+curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il
+surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce
+commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu
+supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur le premier
+soir, je me serais représenté ma soirée avec elle d'une façon assez
+décevante. Je savais trop bien par expérience comment les deux stades
+qui se succèdent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme
+que nous avons désirée sans la connaître, aimant plutôt en elle la vie
+particulière où elle baigne qu'elle-même presque inconnue
+encore,--comment ces deux stades se reflètent bizarrement dans le
+domaine des faits, c'est-à-dire non plus en nous-même, mais dans nos
+rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causé avec elle,
+hésité, tentés que nous étions par la poésie qu'elle représente pour
+nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les rêves se fixent
+autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec
+elle, qui suivra bientôt, devrait refléter cet amour naissant. Il n'en
+est rien. Comme s'il était nécessaire que la vie matérielle eût aussi
+son premier stade, l'aimant déjà, nous lui parlons de la façon la plus
+insignifiante: «Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce
+que j'ai pensé que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de
+spécial à vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que
+vous n'ayez froid.--Mais non.--Vous le dites par amabilité. Je vous
+permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour
+ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramènerai de
+force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume.» Et sans lui avoir
+rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus
+une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu'à la revoir. Or, la
+seconde fois (ne retrouvant même plus le regard, seul souvenir, mais ne
+pensant plus malgré cela qu'à la revoir) le premier stade est dépassé.
+Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du
+confort du restaurant, nous disons, sans que cela étonne la personne
+nouvelle, que nous trouvons laide, mais à qui nous voudrions qu'on parle
+de nous à toutes les minutes de sa vie: «Nous allons avoir fort à faire
+pour vaincre tous les obstacles accumulés entre nos coeurs. Pensez-vous
+que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison
+de nos ennemis, espérer un heureux avenir?» Mais ces conversations,
+d'abord insignifiantes, puis faisant allusion à l'amour, n'auraient pas
+lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se
+donnerait dès le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer
+Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirée. C'était
+inutile, Robert n'exagérait jamais et sa lettre était claire!
+
+Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'étais préoccupé. Nous
+fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine,
+d'une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le
+vent et éclabousser la pluie. J'écrasais par terre des feuilles mortes,
+qui s'enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de
+ma canne des châtaignes piquantes comme des oursins.
+
+Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que
+de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
+elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec
+joie combien, si ce temps durait, l'île serait demain plus lointaine
+encore et en tout cas entièrement déserte. Nous remontâmes en voiture,
+et comme la bourrasque s'était calmée, Albertine me demanda de
+poursuivre jusqu'à Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en
+haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
+sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la
+superposition rose, bleue et verte, étaient tout préparés à destination
+de climats plus beaux. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui
+s'élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait
+lui être consacré, l'emplissait de la terreur mythologique, moitié
+animale, moitié sacrée de ses bonds furieux, Albertine monta sur un
+tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-même, vue ainsi
+d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit où
+les grains de son cou apparaissaient à la loupe de mes yeux approchés,
+mais ciselée et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes
+heureuses de Balbec avaient passé leur patine. Quand je me retrouvai
+seul chez moi, me rappelant que j'avais été faire une course
+l'après-midi avec Albertine, que je dînais le surlendemain chez Mme de
+Guermantes, et que j'avais à répondre à une lettre de Gilberte, trois
+femmes que j'avais aimées, je me dis que notre vie sociale est, comme un
+atelier d'artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un
+moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
+pas que quelquefois, si l'ébauche n'est pas trop ancienne, il peut
+arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute
+différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions
+projetée d'abord.
+
+Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait, la
+saison était si avancée que c'était miracle si nous avions pu trouver
+dans le Bois déjà saccagé quelques dômes d'or vert). En m'éveillant je
+vis, comme de la fenêtre de la caserne de Doncières, la brume mate, unie
+et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du
+sucre filé. Puis le soleil se cacha et elle s'épaissit encore dans
+l'après-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il
+était encore trop tôt pour partir; je décidai d'envoyer une voiture à
+Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer à faire
+la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle où je lui
+demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
+m'étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris.
+Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince liséré de jour qui
+allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
+profond du plaisir, et dont j'avais appris à Balbec à connaître le vide
+sombre et délicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant,
+pendant que tous les autres étaient à dîner, je voyais sans tristesse le
+jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientôt, après une nuit
+aussi courte que les nuits du pôle, il allait ressusciter plus éclatant
+dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai à bas de mon lit, je passai
+ma cravate noire, je donnai un coup de brosse à mes cheveux, gestes
+derniers d'une mise en ordre tardive, exécutés à Balbec en pensant non à
+moi mais aux femmes que je verrais à Rivebelle, tandis que je leur
+souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restés à cause
+de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mêlé de lumières
+et de musique. Comme des signes magiques ils l'évoquaient, bien plus le
+réalisaient déjà; grâce à eux j'avais de sa vérité une notion aussi
+certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
+complète que celles que j'avais à Combray, au mois de juillet, quand
+j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
+dans la fraîcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
+
+Aussi n'était-ce plus tout à fait Mme de Stermaria que j'aurais désiré
+voir. Forcé maintenant de passer avec elle ma soirée, j'aurais préféré,
+comme celle-ci était ma dernière avant le retour de mes parents, qu'elle
+restât libre et que je pusse chercher à revoir des femmes de Rivebelle.
+Je me relavai une dernière fois les mains, et dans la promenade que le
+plaisir me faisait faire à travers l'appartement, je me les essuyai dans
+la salle à manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre
+éclairée, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminée de la porte
+qui, au contraire, était fermée, n'était que le reflet blanc de ma
+serviette dans une glace posée le long du mur, en attendant qu'on la
+plaçât pour le retour de maman. Je repensai à tous les mirages que
+j'avais ainsi découverts dans notre appartement et qui n'étaient pas
+qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
+chien, à cause du jappement prolongé, presque humain, qu'avait pris un
+certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
+porte du palier ne se refermait d'elle-même très lentement, sur les
+courants d'air de l'escalier, qu'en exécutant les hachures de phrases
+voluptueuses et gémissantes qui se superposent au choeur des Pèlerins,
+vers la fin de l'ouverture de _Tannhäuser_. J'eus du reste, comme je
+venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
+nouvelle audition de cet éblouissant morceau symphonique, car un coup de
+sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
+cocher qui me rapportait la réponse. Je pensais que ce serait: «Cette
+dame est en bas», ou «Cette dame vous attend.» Mais il tenait à la main
+une lettre. J'hésitai un instant à prendre connaissance de ce que Mme de
+Stermaria avait écrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu
+être autre, mais qui maintenant était, détaché d'elle, un destin qui
+poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
+Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il
+maugréât contre la brume. Dès qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur
+la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitée avait écrit: «Je
+suis désolée, un contretemps m'empêche de dîner ce soir avec vous à
+l'île du Bois. Je m'en faisais une fête. Je vous écrirai plus longuement
+de Stermaria. Regrets. Amitiés.» Je restai immobile, étourdi par le choc
+que j'avais reçu. A mes pieds étaient tombées la carte et l'enveloppe,
+comme la bourre d'une arme à feu quand le coup est parti. Je les
+ramassai, j'analysai cette phrase. «Elle me dit qu'elle ne peut dîner
+avec moi à l'île du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait dîner
+avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscrétion d'aller la chercher,
+mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi.» Et cette île du Bois,
+comme depuis quatre jours ma pensée y était installée d'avance avec Mme
+de Stermaria, je ne pouvais arriver à l'en faire revenir. Mon désir
+reprenait involontairement la pente qu'il suivait déjà depuis tant
+d'heures, et malgré cette dépêche, trop récente pour prévaloir contre
+lui, je me préparais instinctivement encore à partir, comme un élève
+refusé à un examen voudrait répondre à une question de plus. Je finis
+par me décider à aller dire à Françoise de descendre payer le cocher. Je
+traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle à
+manger; tout d'un coup mes pas cessèrent de retentir sur le parquet
+comme ils avaient fait jusque-là et s'assourdirent en un silence qui,
+même avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
+d'étouffement et de claustration. C'étaient les tapis que, pour le
+retour de mes parents, on avait commencé de clouer, ces tapis qui sont
+si beaux par les heureuses matinées, quand parmi leur désordre le soleil
+vous attend comme un ami venu pour vous emmener déjeuner à la campagne,
+et pose sur eux le regard de la forêt, mais qui maintenant, au
+contraire, étaient le premier aménagement de la prison hivernale d'où,
+obligé que j'allais être de vivre, de prendre mes repas en famille, je
+ne pourrais plus librement sortir.
+
+--Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloués, me
+cria Françoise. J'aurais dû allumer. On est déjà à la fin de
+_sectembre_, les beaux jours sont finis.
+
+Bientôt l'hiver; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une
+veine de neige durcie; et, même aux Champs-Élysées, au lieu des jeunes
+filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.
+
+Ce qui ajoutait à mon désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'était
+que sa réponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure,
+depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dîner, elle n'y avait sans
+doute pas pensé une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour
+qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait déjà voir à ce moment-là
+et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
+l'était rappelée, elle n'eût pas sans doute attendu la voiture que je ne
+devais du reste pas, d'après ce qui était convenu, lui envoyer, pour
+m'avertir qu'elle n'était pas libre. Mes rêves de jeune vierge féodale
+dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore
+inexistant. Maintenant ma déception, ma colère, mon désir désespéré de
+ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
+sensibilité de la partie, fixer l'amour possible que jusque-là mon
+imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
+
+Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli,
+de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous différents, et
+auxquels nous n'avons ajouté du charme et un furieux désir de les revoir
+que parce qu'ils s'étaient au dernier moment dérobés? A l'égard de Mme
+de Stermaria c'était bien plus et il me suffisait maintenant, pour
+l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelées ces impressions si
+vives mais trop brèves et que la mémoire n'aurait pas sans cela la force
+de maintenir dans l'absence. Les circonstances en décidèrent autrement,
+je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais ç'aurait pu
+être elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le
+grand amour que j'allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette
+soirée, de me dire qu'il aurait pu, si de très simples circonstances
+avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria;
+appliqué à celle qui me l'inspira si peu après, il n'était donc
+pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
+croire--absolument nécessaire et prédestiné.
+
+Françoise m'avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que
+j'avais tort d'y rester avant qu'elle eût allumé le feu. Elle allait
+faire à dîner, car avant même l'arrivée de mes parents et dès ce soir,
+ma réclusion commençait. J'avisai un énorme paquet de tapis encore tout
+enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m'y cachant la
+tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se
+couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je
+frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais
+parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
+le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé
+par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme
+une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir.
+Tout d'un coup j'entendis une voix:
+
+--Peut-on entrer? Françoise m'a dit que tu devais être dans la salle à
+manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner
+quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
+brouillard à couper au couteau.
+
+C'était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer,
+Robert de Saint-Loup.
+
+J'ai dit (et précisément c'était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui
+m'avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense
+de l'amitié: à savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine à
+comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche,
+aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle
+et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l'estime
+intellectuelle n'eût pas été liée. Oui, cela m'a toujours été un
+étonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincérité avec lui-même
+jusqu'à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de
+Wagner, se soit imaginé que la vérité peut se réaliser dans ce mode
+d'expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des
+actions et, en particulier, des amitiés, et qu'il puisse y avoir une
+signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
+voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
+l'incendie du Louvre. J'en étais arrivé, à Balbec, à trouver le plaisir
+de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à
+laquelle du moins il reste étranger, que l'amitié dont tout l'effort est
+de nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable
+(autrement que par le moyen de l'art) de nous-même, à un moi
+superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-même, mais
+trouve un attendrissement confus à se sentir soutenu sur des étais
+extérieurs, hospitalisé dans une individualité étrangère, où, heureux de
+la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-être en
+approbation et s'émerveille de qualités qu'il appellerait défauts et
+chercherait à corriger chez soi-même. D'ailleurs les contempteurs de
+l'amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs
+amis du monde, de même qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et
+qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgré cela,
+pour ne pas paraître ou risquer d'être égoïste, donne sa vie pour une
+cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
+lesquelles il eût préféré ne pas la donner étaient des raisons
+désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l'amitié, même pour
+ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualité si médiocre
+qu'elle ressemblait à quelque chose d'intermédiaire entre la fatigue et
+l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures
+devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui
+nous était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en
+nous-même.
+
+J'étais bien éloigné certes de vouloir demander à Saint-Loup, comme je
+le désirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
+Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria
+ne voulait pas être effacé si vite, mais, au moment où je ne sentais
+plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
+comme une arrivée de bonté, de gaîté, de vie, qui étaient en dehors de
+moi sans doute mais s'offraient à moi, ne demandaient qu'à être à moi.
+Il ne comprit pas lui-même mon cri de reconnaissance et mes larmes
+d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
+d'ailleurs qu'un de ces amis--diplomate, explorateur, aviateur ou
+militaire--comme l'était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour
+la campagne et de là pour Dieu sait où, semblent faire tenir pour
+eux-mêmes, dans la soirée qu'ils nous consacrent, une impression qu'on
+s'étonne de pouvoir, tant elle est rare et brève, leur être si douce,
+et, du moment qu'elle leur plaît tant, de ne pas les voir prolonger
+davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
+naturelle, donne à ces voyageurs le même plaisir étrange et délicieux
+que nos boulevards à un Asiatique. Nous partîmes ensemble pour aller
+dîner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncières, où
+chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
+salles à manger oubliées. Je me souvins d'une à laquelle je n'avais
+jamais repensé et qui n'était pas à l'hôtel où Saint-Loup dînait, mais
+dans un bien plus modeste, intermédiaire entre l'hôtellerie et la
+pension de famille, et où on était servi par la patronne et une de ses
+domestiques. La neige m'avait arrêté là. D'ailleurs Robert ne devait pas
+ce soir-là dîner à l'hôtel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On
+m'apporta les plats, en haut, dans une petite pièce toute en bois. La
+lampe s'éteignit pendant le dîner, la servante m'alluma deux bougies.
+Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette,
+pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
+avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
+je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entière à
+moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
+eût un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
+physique me parut exiger, pour être goûté, non seulement cette servante
+mais la salle à manger de bois, si isolée. Ce fut pourtant vers celle où
+dînaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
+habitude, par amitié, jusqu'à mon départ de Doncières. Et pourtant, même
+cet hôtel où il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus
+depuis longtemps. Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons
+inachevées dans les crépuscules d'été ou les nuits précoces d'hiver les
+heures où il nous avait semblé qu'eût pu pourtant être enfermé un peu de
+paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
+Quand chantent à leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
+passeraient de même aussi grêles et linéaires, elles viennent leur
+apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
+Elles s'étendent ainsi jusqu'à un de ces bonheurs types, qu'on ne
+retrouve que de temps à autre mais qui continuent d'être; dans l'exemple
+présent, c'était l'abandon de tout le reste pour dîner dans un cadre
+confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
+nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
+dormante de toute son énergie, de toute son affection, nous communiquer
+un plaisir ému, bien différent de celui que nous pourrions devoir à
+notre propre effort ou à des distractions mondaines; nous allons être
+rien qu'à lui, lui faire des serments d'amitié qui, nés dans les
+cloisons de cette heure, restant enfermés en elle, ne seraient peut-être
+pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule à
+Saint-Loup, puisque, avec un courage où il entrait beaucoup de sagesse
+et le pressentiment que l'amitié ne se peut approfondir, le lendemain il
+serait reparti.
+
+Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncières, quand
+nous fûmes arrivés dans la rue brusquement, la nuit presque complète où
+le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu'on ne
+distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais
+quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n'était encore
+éclairée que de loin en loin, et qu'on y tâtonnait dans une obscurité
+humide, tiède et sainte de Crèche, à peine étoilée ça et là d'un
+lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette année,
+d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à
+l'heure au-dessus des rideaux, quelles différences! J'éprouvais à les
+percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j'étais resté
+seul, et m'aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par
+lesquelles j'allais encore passer avant que se déclarât la vocation
+invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fût advenu ce
+soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi
+que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j'avais composé
+cette petite description--précisément retrouvée il y avait peu de temps,
+arrangée, et vainement envoyée au _Figaro_--des clochers de Martinville.
+Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite
+continue jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou
+l'insolation d'une matinée ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site
+isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste, et
+qu'ainsi, les changements gradués non seulement au dehors, mais dans nos
+rêves et notre caractère évoluant, lesquels nous ont insensiblement
+conduit dans la vie d'un temps à tel autre très différent, se trouvant
+supprimés, si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année
+différente, nous trouvons entre eux, grâce à des lacunes, à d'immenses
+pans d'oubli, comme l'abîme d'une différence d'altitude, comme
+l'incompatibilité de deux qualités incomparables d'atmosphère respirée
+et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
+d'avoir, successivement, de Combray, de Doncières et de Rivebelle, je
+sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
+qu'il y aurait entre des univers différents où la matière ne serait pas
+la même. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle
+m'apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle,
+il m'eût fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
+compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au
+grès sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses
+explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idées qui
+m'étaient apparues s'enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent
+quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d'un
+chemin, même dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans
+le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dès
+qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en société ne les
+aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans l'amitié. Robert en
+arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais
+tandis que nous causions il n'avait cessé d'épaissir. Ce n'était plus
+seulement la brume légère que j'avais souhaité voir s'élever de l'île et
+nous envelopper Mme de Stermaria et moi. A deux pas les réverbères
+s'éteignaient et alors c'était la nuit, aussi profonde qu'en pleins
+champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers
+laquelle j'eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la côte de
+quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant
+d'arriver à l'auberge solitaire; cessant d'être un mirage qu'on
+recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on
+lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à
+bon port, les difficultés, l'inquiétude et enfin la joie que donne la
+sécurité--si insensible à celui qui n'est pas menacé de la perdre--au
+voyageur perplexe et dépaysé. Une seule chose faillit compromettre mon
+plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l'étonnement
+irrité où elle me jeta un instant. «Tu sais, j'ai raconté à Bloch, me
+dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que ça, que tu lui
+trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j'aime les situations
+tranchées», conclut-il d'un air satisfait et sur un ton qui n'admettait
+pas de réplique. J'étais stupéfait. Non seulement j'avais la confiance
+la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il
+l'avait trahie par ce qu'il avait dit à Bloch, mais il me semblait que
+de plus il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que
+par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d'éducation qui pouvait
+pousser la politesse jusqu'à un certain manque de franchise. Son air
+triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque
+embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas dû
+faire? traduisait-il de l'inconscience? de la bêtise érigeant en vertu
+un défaut que je ne lui connaissais pas? un accès de mauvaise humeur
+passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l'enregistrement d'un
+accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait
+voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant? Du
+reste sa figure était stigmatisée, pendant qu'il me disait ces paroles
+vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu'une fois
+ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord à peu près le milieu de la
+figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une
+expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et
+sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans
+doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, éclipse partielle de
+son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d'un aïeul qui
+s'y reflétait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert, ses
+paroles: «J'aime les situations tranchées» prêtaient au même doute, et
+auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l'on aime
+les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce
+qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des
+autres. Mais déjà la voiture s'était arrêtée devant le restaurant dont
+la vaste façade vitrée et flamboyante arrivait seule à percer
+l'obscurité. Le brouillard lui-même, par les clartés confortables de
+l'intérieur, semblait jusque sur le trottoir même vous indiquer l'entrée
+avec la joie de ces valets qui reflètent les dispositions du maître; il
+s'irisait des nuances les plus délicates et montrait l'entrée comme la
+colonne lumineuse qui guida les Hébreux. Il y en avait d'ailleurs
+beaucoup dans la clientèle. Car c'était dans ce restaurant que Bloch et
+ses amis étaient venus longtemps, ivres d'un jeûne aussi affamant que le
+jeûne rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de café et de
+curiosité politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale
+donnant une valeur qui prime, une qualité supérieure aux habitudes qui
+s'y rattachent, il n'y a pas de goût un peu vif qui ne compose ainsi
+autour de lui une société qu'il unit, et où la considération des autres
+membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici,
+fût-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnés
+de musique; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se
+passe aux séances de musique de chambre, aux réunions où on cause
+musique, au café où l'on se retrouve entre amateurs et où on coudoie les
+musiciens de l'orchestre. D'autres épris d'aviation tiennent à être bien
+vus du vieux garçon du bar vitré perché au haut de l'aérodrome; à l'abri
+du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en
+compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les évolutions
+d'un pilote exécutant des loopings, tandis qu'un autre, invisible
+l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand
+bruit d'ailes de l'oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour
+tâcher de perpétuer, d'approfondir, les émotions fugitives du procès
+Zola, attachait de même une grande importance à ce café. Mais elle y
+était mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de la
+clientèle et avaient adopté une seconde salle du café, séparée seulement
+de l'autre par un léger parapet décoré de verdure. Ils considéraient
+Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans
+plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme
+de prendre dans l'histoire une certaine élégance, les fils,
+bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer
+aux «intellectuels» qui les interrogeaient que sûrement, s'ils avaient
+vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus, sans trop savoir
+beaucoup plus ce qu'avait été l'Affaire que la comtesse Edmond de
+Pourtalès ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs déjà éteintes
+au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du
+café qui devaient être plus tard les pères de ces jeunes intellectuels
+rétrospectivement dreyfusards étaient encore garçons. Certes, un riche
+mariage était envisagé par les familles de tous, mais n'était encore
+réalisé pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage
+désiré à la fois par plusieurs (il y avait bien plusieurs «riches
+partis» en vue, mais enfin le nombre des fortes dots était beaucoup
+moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens
+quelque rivalité.
+
+Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup étant resté quelques minutes
+à s'adresser au cocher afin qu'il revînt nous prendre après avoir dîné,
+il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagé dans la
+porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne
+pourrais pas arriver à en sortir. (Disons en passant, pour les amateurs
+d'un vocabulaire plus précis, que cette porte tambour, malgré ses
+apparences pacifiques, s'appelle porte revolver, de l'anglais _revolving
+door_.) Ce soir-là le patron, n'osant pas se mouiller en allant dehors
+ni quitter ses clients, restait cependant près de l'entrée pour avoir le
+plaisir d'entendre les joyeuses doléances des arrivants tout illuminés
+par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal à arriver et la
+crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialité de son accueil fut
+dissipée par la vue d'un inconnu qui ne savait pas se dégager des
+volants de verre. Cette marque flagrante d'ignorance lui fit froncer le
+sourcil comme à un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le
+_dignus es intrare_. Pour comble de malchance j'allai m'asseoir dans la
+salle réservée à l'aristocratie d'où il vint rudement me tirer en
+m'indiquant, avec une grossièreté à laquelle se conformèrent
+immédiatement tous les garçons, une place dans l'autre salle. Elle me
+plut d'autant moins que la banquette où elle se trouvait était déjà
+pleine de monde (et que j'avais en face de moi la porte réservée aux
+Hébreux qui, non tournante celle-là, s'ouvrant et se fermant à chaque
+instant, m'envoyait un froid horrible). Mais le patron m'en refusa une
+autre en me disant: «Non, monsieur, je ne peux pas gêner tout le monde
+pour vous.» Il oublia d'ailleurs bientôt le dîneur tardif et gênant que
+j'étais, captivé qu'il était par l'arrivée de chaque nouveau venu, qui,
+avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog
+(l'heure du dîner était depuis longtemps passée), devait, comme dans les
+vieux romans, payer son écot en disant son aventure au moment où il
+pénétrait dans cet asile de chaleur et de sécurité, où le contraste avec
+ce à quoi on avait échappé faisait régner la gaieté et la camaraderie
+qui plaisantent de concert devant le feu d'un bivouac.
+
+L'un racontait que sa voiture, se croyant arrivée au pont de la
+Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides; un autre que la
+sienne, essayant de descendre l'avenue des Champs-Élysées, était entrée
+dans un massif du Rond-Point, d'où elle avait mis trois quarts d'heure à
+sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le froid,
+sur le silence de mort des rues, qui étaient dites et écoutées de l'air
+exceptionnellement joyeux qu'expliquaient la douce atmosphère de la
+salle où excepté à ma place il faisait chaud, la vive lumière qui
+faisait cligner les yeux déjà habitués à ne pas voir et le bruit des
+causeries qui rendait aux oreilles leur activité.
+
+Les arrivants avaient peine à garder le silence. La singularité des
+péripéties, qu'ils croyaient uniques, leur brûlaient la langue, et ils
+cherchaient des yeux quelqu'un avec qui engager la conversation. Le
+patron lui-même perdait le sentiment des distances: «M. le prince de
+Foix s'est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin», ne
+craignit-il pas de dire en riant, non sans désigner, comme dans une
+présentation, le célèbre aristocrate à un avocat israélite qui, tout
+autre jour, eût été séparé de lui par une barrière bien plus difficile à
+franchir que la baie ornée de verdures. «Trois fois! voyez-vous ça», dit
+l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne goûta pas la phrase de
+rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui
+l'exercice de l'impertinence, même à l'égard de la noblesse quand elle
+n'était pas de tout premier rang, semblait être la seule occupation. Ne
+pas répondre à un salut; si l'homme poli récidivait, ricaner d'un air
+narquois ou rejeter la tête en arrière d'un air furieux; faire semblant
+de ne pas connaître un homme âgé qui leur aurait rendu service; réserver
+leur poignée de main et leur salut aux ducs et aux amis tout à fait
+intimes des ducs que ceux-ci leur présentaient, telle était l'attitude
+de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle
+attitude était favorisée par le désordre de la prime jeunesse (où, même
+dans la bourgeoisie, on paraît ingrat et on se montre mufle parce
+qu'ayant oublié pendant des mois d'écrire à un bienfaiteur qui vient de
+perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais elle
+était surtout inspirée par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai
+que, à l'instar de certaines affections nerveuses dont les
+manifestations s'atténuent dans l'âge mûr, ce snobisme devait
+généralement cesser de se traduire d'une façon aussi hostile chez ceux
+qui avaient été de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois
+passée, il est rare qu'on reste confiné dans l'insolence. On avait cru
+qu'elle seule existait, on découvre tout d'un coup, si prince qu'on
+soit, qu'il y a aussi la musique, la littérature, voire la députation.
+L'ordre des valeurs humaines s'en trouvera modifié, et on entre en
+conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne
+chance à ceux de ces gens-là qui ont eu la patience d'attendre et de qui
+le caractère est assez bien fait--si l'on doit ainsi dire--pour qu'ils
+éprouvent du plaisir à recevoir vers la quarantaine la bonne grâce et
+l'accueil qu'on leur avait sèchement refusés à vingt ans.
+
+A propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion s'en
+présente, qu'il appartenait à une coterie de douze à quinze jeunes gens
+et à un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze à quinze
+avait cette caractéristique, à laquelle échappait, je crois, le prince,
+que ces jeunes gens présentaient chacun un double aspect. Pourris de
+dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs,
+malgré tout le plaisir que ceux-ci avaient à leur dire: «Monsieur le
+Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc...» Ils espéraient se tirer
+d'affaire au moyen du fameux «riche mariage», dit encore «gros sac», et
+comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'étaient qu'au nombre de
+quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la
+même fiancée. Et le secret était si bien gardé que, quand l'un d'eux
+venant au café disait: «Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne
+pas vous annoncer mes fiançailles avec Mlle d'Ambresac», plusieurs
+exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant déjà la chose
+faite pour eux-mêmes avec elle, n'ayant pas le sang-froid nécessaire
+pour étouffer au premier moment le cri de leur rage et de leur
+stupéfaction: «Alors ça te fait plaisir de te marier, Bibi?» ne pouvait
+s'empêcher de s'exclamer le prince de Châtellerault, qui laissait tomber
+sa fourchette d'étonnement et de désespoir, car il avait cru que les
+mêmes fiançailles de Mlle d'Ambresac allaient bientôt être rendues
+publiques, mais avec lui, Châtellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce
+que son père avait adroitement conté aux Ambresac contre la mère de
+Bibi. «Alors ça t'amuse de te marier?» ne pouvait-il s'empêcher de
+demander une seconde fois à Bibi, lequel, mieux préparé puisqu'il avait
+eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'était «presque
+officiel», répondait en souriant: «Je suis content non pas de me marier,
+ce dont je n'avais guère envie, mais d'épouser Daisy d'Ambresac que je
+trouve délicieuse.» Le temps qu'avait duré cette réponse, M. de
+Châtellerault s'était ressaisi, mais il songeait qu'il fallait au plus
+vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss
+Foster, les grands partis nº 2 et nº 3, demander patience aux créanciers
+qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens
+auxquels il avait dit aussi que Mlle d'Ambresac était charmante que ce
+mariage était bon pour Bibi, mais que lui se serait brouillé avec toute
+sa famille s'il l'avait épousée. Mme de Soléon avait été, allait-il
+prétendre, jusqu'à dire qu'elle ne les recevrait pas.
+
+Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc..., ils
+semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu'ils se
+trouvaient dans le monde, ils n'étaient plus jugés d'après le
+délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se
+livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le Prince, M.
+le Duc un tel, et n'étaient comptés que d'après leurs quartiers. Un duc
+presque milliardaire et qui semblait tout réunir en soi passait après
+eux parce que, chefs de famille, ils étaient anciennement princes
+souverains d'un petit pays où ils avaient le droit, de battre monnaie,
+etc... Souvent, dans ce café, l'un baissait les yeux quand un autre
+entrait, de façon à ne pas forcer l'arrivant à le saluer. C'est qu'il
+avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invité à dîner un
+banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en
+rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de
+mille francs, ce qui n'empêche pas l'homme du monde de recommencer avec
+un autre. On continue de brûler des cierges et de consulter les
+médecins.
+
+Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à
+cette coterie élégante d'une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe
+plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On
+ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre
+gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les
+châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que,
+d'autant plus qu'ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur
+leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce
+qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus tard,
+si l'on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en
+revanche chacun d'eux l'avait entièrement ignoré des trois autres. Et
+pourtant chacun d'eux avait bien cherché à s'instruire sur les autres,
+soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune, empêcher un mariage,
+avoir barre sur l'ami découvert. Un cinquième (car dans les groupes de
+quatre on est toujours plus de quatre) s'était joint aux quatre
+platoniciens qui l'étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules
+religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût
+désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le
+prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l'intervalle se
+jetant sur les militaires.
+
+Malgré la manière d'être du prince, le fait que le propos fut tenu
+devant lui sans lui être directement adressé rendit sa colère moins
+forte qu'elle n'eût été sans cela. De plus, cette soirée avait quelque
+chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer
+en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
+noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir répondre d'un air rogue
+et à la cantonade à cet interlocuteur qui, à la faveur du brouillard,
+était comme un compagnon de voyage rencontré dans quelque plage située
+aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. «Ce
+n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas.» La
+justesse de cette pensée frappa le patron parce qu'il l'avait déjà
+entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
+
+En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait ou
+lisait à un certain texte déjà connu et sentait s'éveiller son
+admiration s'il ne voyait pas de différences. Cet état d'esprit n'est
+pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture
+des journaux, il forme l'opinion publique, et par là rend possibles les
+plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant
+seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la
+France, l'Angleterre et la Russie «cherchaient» l'Allemagne, ont rendu
+possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas éclaté.
+Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer à expliquer les
+actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la
+psychologie de l'individu médiocre.
+
+En politique, le patron du café où je venais d'arriver n'appliquait
+depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu'à un
+certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait pas
+les termes connus dans les propos d'un client où les colonnes d'un
+journal, il déclarait l'article assommant, ou le client pas franc. Le
+prince de Foix l'émerveilla au contraire au point qu'il laissa à peine à
+son interlocuteur le temps de finir sa phrase. «Bien dit, mon prince,
+bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c'est ça,
+c'est ça», s'écria-t-il, dilaté, comme s'expriment les _Mille et une
+nuits_, «à la limite de la satisfaction». Mais le prince avait déjà
+disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend même après les
+événements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de
+brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur
+souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, à cause du
+caractère anormal du jour, n'hésitèrent pas à s'installer à deux tables
+dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près de moi. Tel le
+cataclysme avait établi même de la petite salle à la grande, entre tous
+ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues
+erreurs dans l'océan de brume, une familiarité dont j'étais seul exclu,
+et à laquelle devait ressembler celle qui régnait dans l'arche de Noé.
+Tout à coup, je vis le patron s'infléchir en courbettes, les maîtres
+d'hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous
+les clients. «Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de
+Saint-Loup», s'écriait le patron, pour qui Robert n'était pas seulement
+un grand seigneur jouissant d'un véritable prestige, même aux yeux du
+prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et
+dépensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de la grande
+salle regardaient avec curiosité, ceux de la petite hélaient à qui mieux
+mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment où
+il allait pénétrer dans la petite salle, il m'aperçut dans la grande.
+«Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais là, et avec la porte ouverte
+devant toi», dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui
+courut la fermer en s'excusant sur les garçons: «Je leur dis toujours de
+la tenir fermée.»
+
+J'avais été obligé de déranger ma table et d'autres qui étaient devant
+la mienne, pour aller à lui. «Pourquoi as-tu bougé? Tu aimes mieux dîner
+là que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous
+allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron.--A
+l'instant même, M. le Marquis, les clients qui viendront à partir de
+maintenant passeront par la petite salle, voilà tout.» Et pour mieux
+montrer son zèle, il commanda pour cette opération un maître d'hôtel et
+plusieurs garçons, et tout en faisant sonner très haut de terribles
+menaces si elle n'était pas menée à bien. Il me donnait des marques de
+respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas commencé
+dès mon arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup, et pour que
+je ne crusse pas cependant qu'elles étaient dues à l'amitié que me
+montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait à la dérobée
+de petits sourires où semblait se déclarer une sympathie toute
+personnelle.
+
+Derrière moi le propos d'un consommateur me fit tourner une seconde la
+tête. J'avais entendu au lieu des mots: «Aile de poulet, très bien, un
+peu de champagne; mais pas trop sec», ceux-ci: «J'aimerais mieux de la
+glycérine. Oui, chaude, très bien.» J'avais voulu voir quel était
+l'ascète qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tête
+vers Saint-Loup pour ne pas être reconnu de l'étrange gourmet. C'était
+tout simplement un docteur, que je connaissais, à qui un client,
+profitant du brouillard pour le chambrer dans ce café, demandait une
+consultation. Les médecins comme les boursiers disent «je».
+
+Cependant je regardais Robert et je songeais à ceci. Il y avait dans ce
+café, j'avais connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels,
+rapins de toute sorte, résignés au rire qu'excitaient leur cape
+prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements
+maladroits, allant jusqu'à le provoquer pour montrer qu'ils ne s'en
+souciaient pas, et qui étaient des gens d'une réelle valeur
+intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilité. Ils
+déplaisaient--les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien
+entendu, il ne saurait être question des autres--aux personnes qui ne
+peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine).
+Généralement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient contre eux
+d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des
+gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus,
+ils avaient beaucoup d'esprit, de coeur et étaient, à l'user, des gens
+qu'on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en
+était peu dont les parents n'eussent une générosité de coeur, une largeur
+d'esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le
+duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse,
+leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et
+leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les
+voies imprévues de l'intelligence uniquement prisée) à un colossal
+mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque façon que les
+défauts des parents se fussent combinés en une création nouvelle de
+qualités, régnait la plus charmante ouverture d'esprit et de coeur. Et
+alors, il faut bien le dire à la gloire immortelle de la France, quand
+ces qualités-là se trouvent chez un pur Français, qu'il soit de
+l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent--s'épanouissent serait
+trop dire car la mesure y persiste et la restriction--avec une grâce
+que l'étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualités
+intellectuelles et morales, certes les autres les possèdent aussi, et
+s'il faut d'abord traverser ce qui déplaît et ce qui choque et ce qui
+fait sourire, elles ne sont pas moins précieuses. Mais c'est tout de
+même une jolie chose et qui est peut-être exclusivement française, que
+ce qui est beau au jugement de l'équité, ce qui vaut selon l'esprit et
+le coeur, soit d'abord charmant aux yeux, coloré avec grâce, ciselé avec
+justesse, réalise aussi dans sa matière et dans sa forme la perfection
+intérieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est une jolie
+chose quand il n'y a pas de disgrâce physique pour servir de vestibule
+aux grâces intérieures, et que les ailes du nez soient délicates et d'un
+dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les
+fleurs des prairies, autour de Combray; et que le véritable _opus
+francigenum_, dont le secret n'a pas été perdu depuis le XIIIe siècle,
+et qui ne périrait pas avec nos églises, ce ne sont pas tant les anges
+de pierre de Saint-André-des-Champs que les petits Français, nobles,
+bourgeois ou paysans, au visage sculpté avec cette délicatesse et cette
+franchise restées aussi traditionnelles qu'au porche fameux, mais encore
+créatrices.
+
+Après être parti un instant pour veiller lui-même à la fermeture de la
+porte et à la commande du dîner (il insista beaucoup pour que nous
+prissions de la «viande de boucherie», les volailles n'étant sans doute
+pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix
+aurait bien voulu que M. le marquis lui permît de venir dîner à une
+table près de lui. «Mais elles sont toutes prises, répondit Robert en
+voyant les tables qui bloquaient la mienne.--Pour cela, cela ne fait
+rien, si ça pouvait être agréable à M. le marquis, il me serait bien
+facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses
+qu'on peut faire pour M. le marquis!--Mais c'est à toi de décider, me
+dit Saint-Loup, Foix est un bon garçon, je ne sais pas s'il t'ennuiera,
+il est moins bête que beaucoup.» Je répondis à Robert qu'il me plairait
+certainement, mais que pour une fois où je dînais avec lui et où je m'en
+sentais si heureux, j'aurais autant aimé que nous fussions seuls. «Ah!
+il a un manteau bien joli, M. le prince», dit le patron pendant notre
+délibération. «Oui, je le connais», répondit Saint-Loup. Je voulais
+raconter à Robert que M. de Charlus avait dissimulé à sa belle-soeur
+qu'il me connût et lui demander quelle pouvait en être la raison, mais
+j'en fus empêché par l'arrivée de M. de Foix. Venant pour voir si sa
+requête était accueillie, nous l'aperçûmes qui se tenait à deux pas.
+Robert nous présenta, mais ne cacha pas à son ami qu'ayant à causer avec
+moi, il préférait qu'on nous laissât tranquilles. Le prince s'éloigna en
+ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
+Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonté de celui-ci de la
+brièveté d'une présentation qu'il eût souhaitée plus longue. Mais à ce
+moment Robert semblant frappé d'une idée subite s'éloigna avec son
+camarade, après m'avoir dit: «Assieds-toi toujours et commence à dîner,
+j'arrive», et il disparut dans la petite salle. Je fus peiné d'entendre
+les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires
+les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
+héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu à Balbec
+et qui m'avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la
+maladie de ma grand'mère. L'un prétendait qu'il avait dit à la duchesse
+de Guermantes: «J'exige que tout le monde se lève quand ma femme passe»
+et que la duchesse avait répondu (ce qui eût été non seulement dénué
+d'esprit mais d'exactitude, la grand'mère de la jeune princesse ayant
+toujours été la plus honnête femme du monde): «Il faut qu'on se lève
+quand passe ta femme, cela changera de sa grand'mère car pour elle les
+hommes se couchaient.» Puis on raconta qu'étant allé voir cette année sa
+tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand
+Hôtel, il s'était plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eût pas hissé le
+fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion étant moins
+connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
+avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mécontentement
+du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
+promis, dès que j'irais à Balbec, d'interroger le directeur de l'hôtel
+de façon à m'assurer qu'elle était une invention pure. En attendant
+Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
+pain. «Tout de suite, monsieur le baron.--Je ne suis pas baron, lui
+répondis-je.--Oh! pardon, monsieur le comte!» Je n'eus pas le temps de
+faire entendre une seconde protestation, après laquelle je fusse
+sûrement devenu «monsieur le marquis»; aussi vite qu'il l'avait annoncé,
+Saint-Loup réapparut dans l'entrée tenant à la main le grand manteau de
+vigogne du prince à qui je compris qu'il l'avait demandé pour me tenir
+chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me déranger, il avança, il
+aurait fallu qu'on bougeât encore ma table ou que je changeasse de place
+pour qu'il pût s'asseoir. Dès qu'il entra dans la grande salle, il monta
+légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour
+en longeant le mur et où en dehors de moi n'étaient assis que trois ou
+quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n'avaient pu
+trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
+électriques étaient tendus à une certaine hauteur; sans s'y embarrasser
+Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
+confus qu'elle s'exerçât uniquement pour moi et dans le but de m'éviter
+un mouvement bien simple, j'étais en même temps émerveillé de cette
+sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et
+je n'étais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
+médiocrement goûté de la part d'un moins aristocratique et moins
+généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des
+connaisseurs au pesage; un commis, comme paralysé, restait immobile avec
+un plat que des dîneurs attendaient à côté; et quand Saint-Loup, ayant à
+passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avança
+en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de
+la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la
+précision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me
+tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne,
+qu'aussitôt après, s'étant assis à côté de moi, sans que j'eusse eu un
+mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes
+épaules.
+
+--Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
+quelque chose à te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui
+demain soir.
+
+--Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dîne chez ta
+tante Guermantes.
+
+--Oui, il y a un gueuleton à tout casser, demain, chez Oriane. Je ne
+suis pas convié. Mais mon oncle Palamède voudrait que tu n'y ailles pas.
+Tu ne peux pas te décommander? En tout cas, va chez mon oncle Palamède
+après. Je crois qu'il tient à te voir. Voyons, tu peux bien y être vers
+onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prévenir. Il
+est très susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit
+toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y dîner, tu peux
+très bien être à onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait
+fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
+changer. Elle est si gentille pour ces choses-là et elle peut tout sur
+le général de Saint-Joseph de qui ça dépend. Mais ne lui en parle pas.
+J'ai dit un mot à la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah! le
+Maroc, très intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très
+fins là-bas. On sent la parité d'intelligence.
+
+--Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'à la guerre à
+propos de cela?
+
+--Non, cela les ennuie, et au fond c'est très juste. Mais l'empereur est
+pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
+nous forcer à céder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume
+II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
+nous ne cédons pas. Alors nous cédons. Mais si nous ne cédions pas, il
+n'y aurait aucune espèce de guerre. Tu n'as qu'à penser quelle chose
+comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que
+le _Déluge_ et le _Götter Dämmerung_. Seulement cela durerait moins
+longtemps.
+
+Il me parla d'amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous
+les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques
+mois qu'il devait passer à la campagne et dût revenir seulement
+quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs);
+mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce
+soir-là y allumaient une douce rêverie. Nos rares tête-à-tête, et
+celui-là surtout, ont fait depuis époque dans ma mémoire. Pour lui,
+comme pour moi, ce fut le soir de l'amitié. Pourtant celle que je
+ressentais en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords)
+n'était guère, je le craignais, celle qu'il lui eût plu d'inspirer. Tout
+rempli encore du plaisir que j'avais eu à le voir s'avancer au petit
+galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
+à ce que chacun des mouvements développés le long du mur, sur la
+banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle
+de Saint-Loup peut-être, mais plus encore dans celle que par la
+naissance et par l'éducation il avait héritée de sa race.
+
+Une certitude du goût dans l'ordre non du beau mais des manières, et qui
+en présence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à
+l'homme élégant--comme à un musicien à qui on demande de jouer un
+morceau inconnu--le sentiment, le mouvement qu'elle réclame et y adapter
+le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux; puis permettait à
+ce goût de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre considération,
+dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur
+d'être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de
+paraître trop empressés à ceux de leurs amis, et que remplaçait chez
+Robert un dédain que certes il n'avait jamais éprouvé dans son coeur,
+mais qu'il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les
+façons de ses ancêtres à une familiarité qu'ils croyaient ne pouvoir que
+flatter et ravir celui à qui elle s'adressait; enfin une noble
+libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages matériels
+(des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de
+lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori,
+situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
+la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui
+faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
+et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne
+plaisait à mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de
+grâce et de rapidité; telles étaient les qualités, toutes essentielles à
+l'aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût
+été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à
+travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
+créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert
+avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux
+de cavaliers sculptés sur une frise. «Hélas, eût pensé Robert, est-ce la
+peine que j'aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer
+seulement la justice et l'esprit, à choisir, en dehors des amis qui
+m'étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s'ils avaient de
+l'éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde
+un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s'efforçant et
+en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n'est pas mon
+oeuvre, qui n'est même pas moi, que j'ai toujours méprisé et cherché à
+vaincre; est-ce la peine que j'aie aimé mon ami préféré comme je l'ai
+fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
+découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir
+qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement
+le croire, un plaisir d'amitié, mais un plaisir intellectuel et
+désintéressé, une sorte de plaisir d'art?» Voilà ce que je crains,
+aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s'est trompé, dans
+ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de
+plus élevé que la souplesse innée de son corps, s'il n'avait pas été si
+longtemps détaché de l'orgueil nobiliaire, il y eût eu plus
+d'application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité
+importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu
+beaucoup de sérieux pour qu'elle donnât dans sa conversation et dans ses
+Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même,
+pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d'aristocratie, il
+fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts
+objets, et, résorbée dans son corps, s'y fût fixée en lignes
+inconscientes et nobles. Par là sa distinction d'esprit n'était pas
+absente d'une distinction physique qui, la première faisant défaut,
+n'eût pas été complète. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement
+sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité; on a
+même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation
+de l'athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d'un
+créateur. Et je savais bien aussi que ce n'était pas qu'une oeuvre d'art
+que j'admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de
+sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
+Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter à mon
+profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
+moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance
+et l'agilité, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de
+mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'était-ce pas comme
+des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
+nous dussions toujours être séparés, et qu'il me sacrifiait au contraire
+par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
+l'intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de
+Robert étaient l'image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié?
+
+Ce que la familiarité d'un Guermantes--au lieu de la distinction qu'elle
+avait chez Robert, parce que le dédain héréditaire n'y était que le
+vêtement, devenu grâce inconsciente, d'une réelle humilité morale--eût
+décelé de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M.
+de Charlus chez lequel les défauts de caractère que jusqu'ici je
+comprenais mal s'étaient superposés aux habitudes aristocratiques, mais
+chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
+qui avait tant déplu à ma grand'mère quand autrefois elle l'avait
+rencontré chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur
+ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai dîner chez lui, le
+lendemain de la soirée que j'avais passée avec Saint-Loup.
+
+Elles ne m'étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je
+les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
+premier jour les différences qui séparaient la Berma de ses camarades,
+encore que chez celle-ci les particularités fussent infiniment plus
+saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
+marquées au fur et à mesure que les objets sont plus réels, plus
+concevables à l'intelligence. Mais enfin si légères que soient les
+nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre véridique comme
+Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
+le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils
+apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l'insu
+de l'auteur, ressort de ses études, c'est le néant de la vie de salon),
+pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les
+Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur
+originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la
+recueillir, tout impondérable qu'elle fût.
+
+La duchesse ne m'ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante,
+je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
+assisterait au dîner. Mais je fus bien vite fixé car parmi les valets de
+pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
+avaient dû jusqu'ici me considérer à peu près comme les enfants de
+l'ébéniste, c'est-à-dire peut-être avec plus de sympathie que leur
+maître mais comme incapable d'être reçu chez lui) devaient chercher la
+cause de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui
+guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m'ôter lui-même
+mon pardessus.
+
+--Mme de Guermantes va être tout ce qu'il y a de plus heureuse, me
+dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser
+de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler
+le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre
+part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous
+disions l'un à l'autre: «Vous verrez qu'il ne viendra pas.» Je dois dire
+que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'êtes pas un homme
+commode à avoir et j'étais persuadé que vous nous feriez faux bond.
+
+Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu'on lui
+savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots
+«Mme de Guermantes» avec lesquels il avait l'air d'étendre sur la
+duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
+Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir
+de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
+courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
+survivance d'une tradition locale, la trace d'un événement historique,
+peut-être ignorés de celui qui y fait allusion; de même cette politesse
+de M. de Guermantes, et qu'il allait me témoigner pendant toute la
+soirée, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois séculaires,
+d'habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Les gens des temps passés
+nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer
+d'intentions profondes au delà de ce qu'ils expriment formellement; nous
+sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à
+ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte
+tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa
+enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
+dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi
+éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez
+tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
+marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme
+de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous
+laissent surpris parce qu'elles nous révèlent tout à coup chez ces
+grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
+directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il
+faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
+grand scrupule certaines fonctions d'amabilité.
+
+Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui
+permettent de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une
+beauté géniale aux oeuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous
+sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées
+modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un
+vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n'eussions
+trouvée qu'ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a
+qu'à ajouter à un Ancien qu'il restitue plus ou moins fidèlement, des
+morceaux qui, signés d'un nom contemporain et publiés à part,
+paraîtraient seulement agréables: aussitôt il donne une émouvante
+grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs
+siècles. Ce traducteur n'était capable que d'un livre médiocre, si ce
+livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une
+traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passé non seulement
+n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
+après le commencement d'une guerre que des lois votées sans hâte peuvent
+agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans après un
+crime resté obscur qu'un magistrat peut encore trouver les éléments qui
+serviront à l'éclaircir; après des siècles et des siècles, le savant qui
+étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des
+habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure
+au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps
+d'Hérodote et qui dans l'appellation donnée à une roche, dans un rite
+religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense,
+immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique,
+émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires
+de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais
+la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu
+plus tard au salon. Car je n'y étais pas allé tout de suite.
+
+En quittant le vestibule, j'avais dit à M. de Guermantes que j'avais un
+grand désir de voir ses Elstir. «Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il
+donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
+homme aimable, ce que nos pères appelaient l'honnête homme, j'aurais pu
+lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il
+aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre
+compagnie.» Fort peu ancien régime quand il s'efforçait ainsi de l'être,
+le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demandé si je
+désirais qu'il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s'effaçant
+gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
+chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le
+temps où Saint-Simon raconte qu'un ancêtre des Guermantes lui fit les
+honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l'accomplissement
+des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu'à
+nous, être jouée par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres
+visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'être
+seul un moment devant les tableaux, il s'était retiré discrètement en me
+disant que je n'aurais qu'à venir le retrouver au salon.
+
+Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait
+l'heure du dîner; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les
+fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la
+projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne
+traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
+peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme
+les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le
+cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner
+l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire
+tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
+qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux,
+quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
+m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
+illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
+objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
+en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à
+quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
+mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès
+lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
+retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une
+chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous
+avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en réalité
+indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous
+les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
+sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
+agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
+
+Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
+Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
+aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
+refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
+certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
+qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
+admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
+anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
+la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
+permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
+Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
+vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
+éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
+chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
+horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
+deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
+parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
+toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
+précédents dans le passé.
+
+Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
+d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
+salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
+fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
+qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
+habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
+autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
+ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
+encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
+préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
+l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
+femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
+autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
+dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
+femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
+l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
+toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
+bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
+que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
+que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
+qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
+de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
+glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
+dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
+poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
+sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
+de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
+elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
+les regards du peintre.» Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
+mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
+avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
+les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
+que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
+donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
+bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
+place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
+instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
+ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
+autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
+sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
+orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
+manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
+fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
+pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
+représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
+fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
+passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
+montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
+individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
+certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
+nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
+compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
+longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
+sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
+l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
+place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
+avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
+est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
+des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
+réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
+au passé défini.
+
+Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
+des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
+bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
+depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
+m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
+tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
+table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
+Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
+sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
+qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
+attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
+apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
+chez M. de Charlus.
+
+Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
+de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
+je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
+était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
+journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
+conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
+mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
+en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
+inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
+conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
+remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
+m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
+sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
+l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
+longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
+complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
+persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
+moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
+dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
+trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
+tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
+concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
+je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
+ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
+chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
+défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
+changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
+Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
+entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
+sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
+dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
+si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
+étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
+toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
+légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
+conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
+le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
+avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
+de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
+intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
+qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
+moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
+le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
+les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
+connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
+moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
+l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
+feraient sur moi.
+
+Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
+moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
+sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
+mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
+semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
+du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
+duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
+avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
+adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
+pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
+rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
+façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
+tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
+équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
+pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
+bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés!» J'étais
+aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
+enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
+prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
+Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
+n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
+pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
+raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
+En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
+mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
+j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
+reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
+son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
+anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
+mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
+celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
+à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
+pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
+translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
+le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
+même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
+pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
+j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
+l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
+dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
+pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
+autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
+duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
+fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
+ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
+quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
+Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
+de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
+l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
+ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
+la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
+avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
+gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
+humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
+sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
+Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
+donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
+Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
+présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
+généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
+pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
+amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
+bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
+la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
+louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
+toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
+plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
+majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
+selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
+Sardou.
+
+Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
+fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
+royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
+cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
+grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
+s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
+par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
+essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
+considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
+négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
+pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
+princesse de Parme qu'à la troisième personne.
+
+A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
+depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
+qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
+tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
+monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
+soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
+compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
+je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
+sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
+l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
+à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
+à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
+Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
+princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
+Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
+dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
+de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
+de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
+incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
+d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
+suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
+reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
+elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
+quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
+nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
+la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
+Saint-Lazare.
+
+Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
+que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée
+à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
+la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
+avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
+orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
+trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
+ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
+sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
+ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée!) que tu
+fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
+sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
+Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
+toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
+qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
+les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
+belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
+te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
+ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
+besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
+que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
+le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
+que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
+que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
+secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
+d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
+diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
+bienfaisante.»
+
+Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
+princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
+signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
+aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
+cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
+élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
+le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
+services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
+volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
+professionnel, les anciens domestiques.
+
+Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
+m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
+je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
+«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
+voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
+pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
+elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
+perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
+été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
+c'est la perle de la province.» Ce n'était pas seulement elle qui eût
+été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
+moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
+dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
+à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
+les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
+seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
+qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
+choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
+donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
+ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
+connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
+existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
+rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
+individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
+les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
+fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
+l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
+individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
+propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
+rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
+à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
+ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
+leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
+gesticulation.
+
+--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
+Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
+
+Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
+donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
+Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
+des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
+qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
+conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
+il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
+que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
+j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
+femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
+ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
+mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
+chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
+d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
+la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
+d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
+invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
+ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
+Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
+cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
+scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
+Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
+Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
+eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
+raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
+pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
+que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
+consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
+bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
+instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
+j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
+pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
+simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
+lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
+Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
+mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
+celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
+dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
+décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
+hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
+entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
+pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
+appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
+par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
+rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
+piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
+encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
+d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
+prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
+grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
+devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
+filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
+l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
+pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
+n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
+tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
+dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
+s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
+inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
+profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
+sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
+grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
+verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
+main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
+Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
+était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
+busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
+déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et
+le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
+réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
+le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
+d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
+plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
+malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
+laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
+l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
+Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
+propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
+lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
+Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
+la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
+faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
+dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
+cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
+pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
+moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
+lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
+des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
+d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
+vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
+ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
+sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
+que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
+Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
+des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal.» Mme de
+l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
+les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
+on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
+désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
+inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
+sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
+seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
+toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
+je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
+ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
+il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
+par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
+sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
+rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
+dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
+miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
+patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
+présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
+désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
+que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
+reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
+d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
+et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
+nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
+le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
+poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
+opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
+elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
+de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
+trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
+peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
+fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
+nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
+répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
+s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
+les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
+entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
+Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
+Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
+que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
+fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
+gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
+heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
+pouvait servir.
+
+Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
+femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
+arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
+Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
+faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
+principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
+insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
+le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
+difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
+malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
+Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
+enfants.--Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy.--Je n'appelle
+pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
+cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles.»
+
+Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
+multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
+deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
+cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
+nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
+dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
+l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
+les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
+se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
+poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
+s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
+j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
+chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
+voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
+pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
+le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
+précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
+Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
+savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
+portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
+avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
+tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
+rouages en action.
+
+C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
+duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
+obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
+geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
+subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
+embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
+pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
+Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
+fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
+continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
+dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
+son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
+lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
+ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
+d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
+
+Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
+talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
+presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
+l'administration française et l'église catholique, de même M. de
+Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
+aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
+de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
+du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
+d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
+trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
+possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
+
+Quand il voulait faire plaisir à quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi
+pour faire de lui, ce jour-là, le personnage principal, un art qui
+savait mettre à profit la circonstance et le lieu. Sans doute à
+Guermantes ses «distinctions» et ses «grâces» eussent pris une autre
+forme. Il eût fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
+promenade avant dîner. Telles qu'elles étaient, on se sentait touché par
+ses façons comme on l'est, en lisant des Mémoires du temps, par celles
+de Louis XIV quand il répond avec bonté, d'un air riant et avec une
+demi-révérence, à quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il,
+dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au delà
+de ce que ce mot signifie.
+
+Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent
+pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon,
+qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
+Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les
+plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
+sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
+cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir
+que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
+étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
+entrant dans le château l'un a précédé l'autre; et l'Électeur palatin,
+recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la
+main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la
+difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à
+Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste
+tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son
+lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un
+sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
+qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la
+mort de ce frère, une des personnes qu'il a le plus aimées, quand
+Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est «encore tout
+chaud», Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de
+Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si
+mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les
+courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
+de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
+mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire,
+dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
+retrouvait le même contraste: les Guermantes n'éprouvaient pas plus de
+chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité
+véritable était moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
+dans les mondanités du _Gaulois_ à cause du nombre prodigieux
+d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire
+inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
+couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint
+Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant
+de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites
+obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore
+intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière
+à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
+conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de
+pure forme.
+
+L'autre raison de l'amabilité que me montra la princesse de Parme était
+plus particulière. C'est qu'elle était persuadée d'avance que tout ce
+qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était
+d'une qualité supérieure à tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes
+les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
+été ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus
+ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
+permission d'envoyer dès le lendemain chercher la recette ou regarder
+l'espèce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages à gros
+appointements, ayant leur voiture à eux et surtout leurs prétentions
+professionnelles, et qui se trouvaient fort humiliés de venir s'informer
+d'un plat dédaigné ou prendre modèle sur une variété d'oeillets laquelle
+n'était pas moitié aussi belle, aussi «panachée» de «chinages», aussi
+grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
+obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
+celle-ci, chez tout le monde, cet étonnement devant les moindres choses
+était factice et destiné à montrer qu'elle ne tirait pas de la
+supériorité de son rang et de ses richesses un orgueil défendu par ses
+anciens précepteurs, dissimulé par sa mère et insupportable à Dieu, en
+revanche, c'est en toute sincérité qu'elle regardait le salon de la
+duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait
+marcher que de surprises en délices. D'une façon générale d'ailleurs,
+mais qui serait bien insuffisante à expliquer cet état d'esprit, les
+Guermantes étaient assez différents du reste de la société
+aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils m'avaient
+donné au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouvés
+vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce
+que préalablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en
+Parme, des noms. Évidemment, dans ce salon, toutes les femmes que
+j'avais imaginées comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de
+même davantage à la grande majorité des femmes. Mais de même que Balbec
+ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l'imagination parce qu'ils
+ressemblaient plus à leurs pareils qu'à leur nom, pouvaient ensuite,
+quoique à un moindre degré, offrir à l'intelligence certaines
+particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur
+d'un rose spécial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair,
+une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez
+les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens
+pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un
+certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
+cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
+l'esprit des Mortemart--une certaine qualité sociale plus fine dès avant
+Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
+eux-mêmes), tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse
+fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés ça et
+là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à
+suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
+plutôt encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarté
+dont les crins dépeignés courent comme de flexibles rayons dans les
+flancs de l'agate-mousse.
+
+Les Guermantes--du moins ceux qui étaient dignes du nom--n'étaient pas
+seulement d'une qualité de chair, de cheveu, de transparent regard,
+exquise, mais avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de
+regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
+étaient aussi différents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
+celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgré leur amabilité on se disait:
+n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
+nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
+par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
+l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
+et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
+les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
+leur envie, parce que je possédais des mérites que j'ignorais et qu'ils
+faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
+j'ai senti que cette profession de foi n'était qu'à demi sincère et que
+chez eux le dédain ou l'étonnement coexistaient avec l'admiration et
+l'envie. La flexibilité physique essentielle aux Guermantes était
+double; grâce à l'une, toujours en action, à tout moment, et si par
+exemple un Guermantes mâle allait saluer une dame, il obtenait une
+silhouette de lui-même, faite de l'équilibre instable de mouvements
+asymétriques et nerveusement compensés, une jambe traînant un peu soit
+exprès, soit parce qu'ayant été souvent cassée à la chasse elle
+imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une déviation à
+laquelle la remontée d'une épaule faisait contrepoids, pendant que le
+monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au même moment où
+le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilité,
+comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde à jamais la
+coquille ou le bateau, s'était pour ainsi dire stylisée en une sorte de
+mobilité fixée, incurvant le nez busqué qui sous les yeux bleus à fleur
+de tête, au-dessus des lèvres trop minces, d'où sortait, chez les
+femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignée au XVIe
+siècle par le bon vouloir de généalogistes parasites et hellénisants à
+cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils prétendaient
+quand ils lui donnaient pour origine la fécondation mythologique d'une
+nymphe par un divin Oiseau.
+
+Les Guermantes n'étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel
+qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'époux aux idées
+surannées de «Marie Gilbert» et qui faisait asseoir sa femme à gauche
+quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle était de moins bon
+sang, pourtant royal, que lui), mais il était une exception et faisait,
+absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
+nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur «gratin» de
+l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
+théories de la duchesse de Guermantes, laquelle à vrai dire à force
+d'être Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
+d'autre et de plus agréable, mettaient tellement au-dessus de tout
+l'intelligence et étaient en politique si socialistes qu'on se demandait
+où dans son hôtel se cachait le génie chargé d'assurer le maintien de la
+vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais évidemment tapi
+tantôt dans l'antichambre, tantôt dans le salon, tantôt dans le cabinet
+de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
+aux titres de lui dire «Madame la duchesse», à cette personne qui
+n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
+dîner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
+décolleter pour cela.
+
+Le même génie de la famille présentait à Mme de Guermantes la situation
+des duchesses, du moins des premières d'entre elles, et comme elle
+multimillionnaires, le sacrifice à d'ennuyeux thés-dîners en ville,
+raouts, d'heures où elle eût pu lire des choses intéressantes, comme des
+nécessités désagréables analogues à la pluie, et que Mme de Guermantes
+acceptait en exerçant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
+jusqu'à rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
+hasard que le maître d'hôtel de Mme de Guermantes dît toujours: «Madame
+la duchesse» à cette femme qui ne croyait qu'à l'intelligence, ne
+paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pensé à le prier
+de lui dire «Madame» tout simplement. En poussant la bonne volonté
+jusqu'à ses extrêmes limites, on eût pu croire que, distraite, elle
+entendait seulement «Madame» et que l'appendice verbal qui y était
+ajouté n'était pas perçu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
+n'était pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission à
+donner à son mari, elle disait au maître d'hôtel: «Vous rappellerez à
+Monsieur le duc...»
+
+Le génie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
+exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
+particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement
+moraux, et ce n'étaient pas d'habitude les mêmes. Mais les
+premiers--même un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
+et était le plus délicieux de tous, ouvert à toutes les idées neuves et
+justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
+même façon que Mme de Villeparisis, dans les moments où le génie de la
+famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
+identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
+presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et à cause de leur charme plus
+grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
+domestique: «On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
+pas commune, elle doit être la fille de gens bien, elle est certainement
+restée toujours dans le droit chemin.» A ces moments-là le génie de la
+famille se faisait intonation. Mais parfois il était aussi tournure, air
+de visage, le même chez la duchesse que chez son grand-père le maréchal,
+une sorte d'insaisissable convulsion (pareille à celle du Serpent, génie
+carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais été plusieurs
+fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
+avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regardé par elle
+du fond d'une petite crémerie. Ce génie était intervenu dans une
+circonstance qui avait été loin d'être indifférente non seulement aux
+Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
+quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'opposé d'eux (c'est
+même par sa grand'mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
+parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
+noblesse comme si c'était la seule chose qui importât). Non seulement
+les Courvoisier n'assignaient pas à l'intelligence le même rang que les
+Guermantes, mais ils ne possédaient pas d'elle la même idée. Pour un
+Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c'était avoir la dent dure,
+être capable de dire des méchancetés, d'emporter le morceau, c'était
+aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la
+musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
+faisaient de l'intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu'on
+ne fût pas de leur monde, être intelligent n'était pas loin de signifier
+«avoir probablement assassiné père et mère». Pour eux l'intelligence
+était l'espèce de «pince monseigneur» grâce à laquelle des gens qu'on ne
+connaissait ni d'Ève ni d'Adam forçaient les portes des salons les plus
+respectés, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
+par vous en cuire d'avoir reçu de telles «espèces». Aux insignifiantes
+assertions des gens intelligents qui n'étaient pas du monde, les
+Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Quelqu'un ayant dit
+une fois: «Mais Swann est plus jeune que Palamède.--Du moins il vous le
+dit; et s'il vous le dit soyez sûr que c'est qu'il y trouve son
+intérêt», avait répondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
+deux étrangères très élégantes que les Guermantes recevaient, qu'on
+avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle était l'aînée: «Mais
+est-elle même l'aînée?» avait demandé Mme de Gallardon, non pas
+positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'âge, mais
+comme si, vraisemblablement dénuées d'état civil et religieux, de
+traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
+petites chattes d'une même corbeille entre lesquelles un vétérinaire
+seul pourrait se reconnaître. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
+maintenaient d'ailleurs en un sens l'intégrité de la noblesse à la fois
+grâce à l'étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur coeur. De
+même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
+quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le
+reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des
+gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément
+parce qu'ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre
+dont s'occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites
+leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang très
+élevé dans leur province mais brillamment mariées, riches, jolies,
+aimées des duchesses, étaient pour Paris, où l'on est peu au courant des
+«père et mère», un excellent et élégant article d'importation. Il
+pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
+canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrément propre,
+reçues chez certaines Guermantes. Mais, à leur égard, l'indignation des
+Courvoisier ne désarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
+cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas à
+frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
+un thème d'inépuisables déclamations. Dès le moment, par exemple, où la
+charmante comtesse G... entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
+Villebon prenait exactement l'expression qu'il eût dû prendre si elle
+avait eu à réciter le vers:
+
+ _Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-là._
+
+vers qui lui était du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avalé
+presque tous les lundis un éclair chargé de crème à quelques pas de la
+comtesse G..., mais sans résultat. Et Mme de Villebon confessait en
+cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
+recevait une femme qui n'était même pas de la deuxième société, à
+Châteaudun. «Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
+difficile sur ses relations, c'est à se moquer du monde», concluait Mme
+de Villebon avec une autre expression de visage, celle-là souriante et
+narquoise dans le désespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eût
+plutôt mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
+pas davantage:
+
+ _Grâce aux dieux mon malheur passe mon espérance_.
+
+Au reste, anticipons sur les événements en disant que la «persévérance»,
+rime d'espérance dans le vers suivant, de Mme de Villebon à snober Mme
+G... ne fut pas tout à fait inutile. Aux yeux de Mme G... elle doua Mme
+de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
+quand la fille de Mme G..., qui était la plus jolie et la plus riche des
+bals de l'époque, fut à marier, on s'étonna de lui voir refuser tous les
+ducs. C'est que sa mère, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
+avait essuyées rue de Grenelle en souvenir de Châteaudun, ne souhaitait
+véritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
+
+Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
+était dans l'art, infiniment varié d'ailleurs, de marquer les distances.
+Les manières des Guermantes n'étaient pas entièrement uniformes chez
+tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'étaient
+vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de
+cérémonie, à peu près comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
+eût été aussi considérable que s'il s'était agi de vous sacrer
+chevalier. Au moment où un Guermantes, n'eût-il que vingt ans, mais
+marchant déjà sur les traces de ses aînés, entendait votre nom prononcé
+par le présentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'était
+nullement décidé à vous dire bonjour, un regard généralement bleu,
+toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait prêt à vous plonger
+dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les
+Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de
+premier ordre. Ils pensaient de plus accroître par cette inspection
+l'amabilité du salut qui allait suivre et qui ne vous serait délivré
+qu'à bon escient. Tout ceci se passait à une distance de vous qui,
+petite s'il se fût agi d'une passe d'armes, semblait énorme pour une
+poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans
+le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée
+accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre
+honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec
+lui, sa main, dirigée vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa
+longueur, avait l'air de vous présenter un fleuret pour un combat
+singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à
+ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile
+de distinguer si c'était vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains
+Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
+pas se répéter sans cesse, exagéraient en recommençant cette cérémonie
+chaque fois qu'ils vous rencontraient. Étant donné qu'ils n'avaient plus
+à procéder à l'enquête psychologique préalable pour laquelle le «génie
+de la famille» leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se
+rappeler les résultats, l'insistance du regard perforateur précédant la
+poignée de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait
+acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
+posséder. Les Courvoisier, dont le physique était différent, avaient
+vainement essayé de s'assimiler ce salut scrutateur et s'étaient
+rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche,
+c'était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe
+féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au
+moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous
+faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près
+selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du
+corps (qu'elle avait fort haut jusqu'à la ceinture, qui faisait pivot)
+restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la
+partie supérieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arrière de la
+verticale par un brusque retrait d'une longueur à peu près égale. Le
+renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être
+concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis
+comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées.
+Cette même annulation de l'amabilité par la reprise des distances (qui
+était d'origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites
+dans le premier mouvement n'étaient qu'une feinte d'un instant) se
+manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
+Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
+les premiers temps de leur connaissance. Le «corps» de la lettre pouvait
+contenir des phrases qu'on n'écrirait, semble-t-il, qu'à un ami, mais
+c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'être celui de
+la dame, car la lettre commençait par: «monsieur» et finissait par:
+«Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués.» Dès lors, entre ce
+froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le
+reste, pouvaient se succéder (si c'était une réponse à une lettre de
+condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la
+Guermantes avait eu à perdre sa soeur, de l'intimité qui existait entre
+elles, des beautés du pays où elle villégiaturait, des consolations
+qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n'était
+plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
+caractère intime n'entraînait pourtant pas plus d'intimité entre vous et
+l'épistolière que si celle-ci avait été Pline le Jeune ou Mme de
+Simiane.
+
+Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières
+fois «mon cher ami», «mon ami», ce n'étaient pas toujours les plus
+simples d'entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu'au milieu
+des rois et, d'autre part, étant «légères», prenaient dans leur orgueil
+la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur
+corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles
+pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on eût eu une
+trisaïeule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dit en
+parlant de la marquise de Guermantes «la tante Adam», les Guermantes
+étaient si nombreux que même pour ces simples rites, celui du salut de
+présentation par exemple, il existait bien des variétés. Chaque
+sous-groupe un peu raffiné avait le sien, qu'on se transmettait des
+parents aux enfants comme une recette de vulnéraire et une manière
+particulière de préparer les confitures. C'est ainsi qu'on a vu la
+poignée de main de Saint-Loup se déclancher comme malgré lui au moment
+où il entendait votre nom, sans participation de regard, sans
+adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison
+spéciale--ce qui arrivait du reste assez rarement--était présenté à
+quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tête, devant ce
+minimum si brusque de bonjour, revêtant volontairement les apparences de
+l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir
+contre lui. Et il était bien étonné d'apprendre qu'il ou elle avait jugé
+à propos d'écrire tout spécialement au présentateur pour lui dire
+combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle espérait bien vous revoir.
+Aussi particularisés que le geste mécanique de Saint-Loup étaient les
+entrechats compliqués et rapides (jugés ridicules par M. de Charlus) du
+marquis de Fierbois, les pas graves et mesurés du prince de Guermantes.
+Mais il est impossible de décrire ici la richesse de cette chorégraphie
+des Guermantes à cause de l'étendue même du corps de ballet.
+
+Pour en revenir à l'antipathie qui animait les Courvoisier contre la
+duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de
+la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle était alors peu
+fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d'émanation
+fuligineuse et _sui generis_ enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse
+des Courvoisier qui, si grande qu'elle fût, demeurait obscure. Une
+Courvoisier fort riche avait beau épouser un gros parti, il arrivait
+toujours que le jeune ménage n'avait pas de domicile personnel à Paris,
+y «descendait» chez ses beaux-parents, et pour le reste de l'année
+vivait en province au milieu d'une société sans mélange mais sans éclat.
+Pendant que Saint-Loup, qui n'avait guère plus que des dettes,
+éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n'y
+prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des années
+auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas grand'chose,
+faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies
+des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame
+à sa manière de s'habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au
+grand-duc de Russie: «Eh bien! Monseigneur, il paraît que vous voulez
+faire assassiner Tolstoï?» dans un dîner auquel on n'avait point convié
+les Courvoisier, d'ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. Ils ne
+l'étaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en juge par
+la duchesse de Gallardon douairière (belle-mère de la princesse de
+Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas été en cinq ans
+honorée d'une seule visite d'Oriane, répondit à quelqu'un qui lui
+demandait la raison de son absence: «Il paraît qu'elle récite de
+l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne
+tolère pas ça chez moi!»
+
+On peut imaginer combien cette «sortie» de Mlle de Guermantes sur
+Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes,
+et, par delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de
+loin. La comtesse douairière d'Argencourt, née Seineport, qui recevait
+un peu tout le monde parce qu'elle était bas bleu et quoique son fils
+fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en
+disant: «Oriane de Guermantes qui est fine comme l'ambre, maligne comme
+un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand
+peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez,
+comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa grand'mère était
+Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes
+sans une mésalliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de
+France.»
+
+Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait
+Mme d'Argencourt, se représentant Oriane de Guermantes, qu'ils
+n'auraient jamais l'occasion de connaître personnellement, comme quelque
+chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse
+Badroul Boudour, non seulement se sentaient prêts à mourir pour elle en
+apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoï,
+mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force
+leur propre amour de Tolstoï, leur désir de résistance au tsarisme. Ces
+idées libérales avaient pu s'anémier entre eux, ils avaient pu douter de
+leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de
+Guermantes elle-même, c'est-à-dire d'une jeune fille si indiscutablement
+précieuse et autorisée, portant les cheveux à plat sur le front (ce que
+jamais une Courvoisier n'eût consenti à faire) leur venait un tel
+secours. Un certain nombre de réalités bonnes ou mauvaises gagnent ainsi
+beaucoup à recevoir l'adhésion de personnes qui ont autorité sur nous.
+Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilité dans la rue
+se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même,
+mais dont on savait que c'était la manière distinguée de dire bonjour,
+de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil,
+s'efforçait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en
+général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que
+personne ces rites, n'hésitaient pas, si elles vous apercevaient d'une
+voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon,
+laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides,
+esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un
+camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup,
+grâce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-là un
+peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu'on
+s'était efforcé de proscrire, la bienvenue, l'épanchement d'une
+amabilité vraie, la spontanéité. C'est de la même manière, mais par une
+réhabilitation cette fois peu justifiée, que les personnes qui portent
+le plus en elles le goût instinctif de la mauvaise musique et des
+mélodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et
+de facile, arrivent, grâce à la culture symphonique, à mortifier en
+elles ce goût. Mais une fois arrivées à ce point, quand, émerveillées
+avec raison par l'éblouissant coloris orchestral de Richard Strauss,
+elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber les
+motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans
+une autorité si haute une justification qui les ravit et elles
+s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en écoutant
+_Salomé_, de ce qui leur était interdit d'aimer dans _Les Diamants de la
+Couronne_.
+
+Authentique ou non, l'apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc,
+colportée de maison en maison, était une occasion de raconter avec
+quelle élégance excessive Oriane était arrangée à ce dîner. Mais si le
+luxe (ce qui précisément le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne
+naît pas de la richesse, mais de la prodigalité, encore la seconde
+dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la première,
+laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, étant donné les
+principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de
+Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule
+de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que
+seuls l'intelligence, le coeur, le talent ont de l'importance, les
+Courvoisier pouvaient espérer qu'en vertu de cette éducation qu'elle
+avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu'un qui ne serait
+pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre
+penseur, qu'elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que
+les Courvoisier appelaient «les dévoyés». Ils pouvaient d'autant plus
+l'espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de
+vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes
+que je rencontrai chez elle ne lui étaient encore revenues), elle
+affichait une horreur profonde à l'égard de la société qui la tenait à
+l'écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes
+qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce
+qu'il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s'était agi
+de trouver un mari à Oriane, ce n'étaient plus les principes affichés
+par la tante et la nièce qui avaient mené l'affaire; ç'avait été le
+mystérieux «Génie de la famille». Aussi infailliblement que si Mme de
+Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parlé que titres de rente et
+généalogies au lieu de mérite littéraire et de qualités du coeur, et
+comme si la marquise, pour quelques jours avait été--comme elle serait
+plus tard--morte, et en bière, dans l'église de Combray, où chaque
+membre de la famille n'était plus qu'un Guermantes, avec une privation
+d'individualité et de prénoms qu'attestait sur les grandes tentures
+noires le seul G... de pourpre, surmonté de la couronne ducale, c'était
+sur l'homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du
+faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince
+des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de
+l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'évangélique Mme de Villeparisis.
+Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut
+chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se
+moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait conviés et
+auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de «couper le
+câble» dès l'année suivante. Pour mettre le comble au malheur des
+Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les
+seules supériorités sociales recommencèrent à se débiter chez la
+princesse des Laumes, aussitôt après le mariage. Et à cet égard, soit
+dit en passant, le point de vue que défendait Saint-Loup quand il vivait
+avec Rachel, fréquentait les amis de Rachel, aurait voulu épouser
+Rachel, comportait--quelque horreur qu'il inspirât dans la
+famille--moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en
+général, prônant l'intelligence, n'admettant presque pas qu'on mît en
+doute l'égalité des hommes, alors que tout cela aboutissait à point
+nommé au même résultat que si elles eussent professé des maximes
+contraires, c'est-à-dire à épouser un duc richissime. Saint-Loup
+agissait, au contraire, conformément à ses théories, ce qui faisait dire
+qu'il était dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral,
+Rachel était en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas certain que
+si une personne ne valait pas mieux, mais eût été duchesse ou eût
+possédé beaucoup de millions, Mme de Marsantes n'eût pas été favorable
+au mariage.
+
+Or, pour en revenir à Mme des Laumes (bientôt après duchesse de
+Guermantes par la mort de son beau-père) ce fut un surcroît de malheur
+infligé aux Courvoisier que les théories de la jeune princesse, en
+restant ainsi dans son langage, n'eussent dirigé en rien sa conduite;
+car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit
+nullement à l'élégance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute
+toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient
+que c'était parce qu'elles n'étaient pas assez intelligentes, et telle
+riche Américaine qui n'avait jamais possédé d'autre livre qu'un petit
+exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé, parce
+qu'il était «du temps», sur un meuble de son petit salon, montrait quel
+cas elle faisait des qualités de l'esprit par les regards dévorants
+qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à
+l'Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle
+élisait une personne à cause de son intelligence. Quand elle disait
+d'une femme, il paraît qu'elle est «charmante», ou d'un homme qu'il
+était tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir
+d'autres raisons de consentir à les recevoir que ce charme ou cette
+intelligence, le génie des Guermantes n'intervenant pas à cette dernière
+minute: plus profond, situé à l'entrée obscure de la région où les
+Guermantes jugeaient, ce génie vigilant empêchait les Guermantes de
+trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils
+n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme était
+déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec
+un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou
+parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle
+horreur, c'étaient des snobs. M. de Bréauté, dont le château était tout
+voisin de Guermantes, ne fréquentait que des altesses. Mais il se
+moquait d'elles et ne rêvait que vivre dans les musées. Aussi Mme de
+Guermantes était-elle indignée quand on traitait M. de Bréauté de snob.
+«Snob, Babal! Mais vous êtes fou, mon pauvre ami, c'est tout le
+contraire, il déteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire
+une connaissance. Même chez moi! si je l'invite avec quelqu'un de
+nouveau, il ne vient qu'en gémissant.» Ce n'est pas que, même en
+pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre
+cas que les Courvoisier. D'une façon positive cette différence entre les
+Guermantes et les Courvoisier donnait déjà d'assez beaux fruits. Ainsi
+la duchesse de Guermantes, du reste enveloppée d'un mystère devant
+lequel rêvaient de loin tant de poètes, avait donné cette fête dont nous
+avons déjà parlé, où le roi d'Angleterre s'était plu mieux que nulle
+part ailleurs, car elle avait eu l'idée, qui ne serait jamais venue à
+l'esprit, et la hardiesse, qui eût fait reculer le courage de tous les
+Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalités que nous avons
+citées, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique Grandmougin.
+Mais c'est surtout au point de vue négatif que l'intellectualité se
+faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d'intelligence et de
+charme allait en s'abaissant au fur et à mesure que s'élevait le rang de
+la personne qui désirait être invitée chez la princesse de Guermantes,
+jusqu'à approcher de zéro quand il s'agissait des principales têtes
+couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau
+royal, plus le coefficient s'élevait. Par exemple, chez la princesse de
+Parme, il y avait une quantité de personnes que l'Altesse recevait parce
+qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles étaient alliées à
+telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces
+personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes; or,
+pour un Courvoisier la raison «aimé de la princesse de Parme», «soeur de
+mère avec la duchesse d'Arpajon», «passant tous les ans trois mois chez
+la reine d'Espagne», aurait suffi à leur faire inviter de telles gens,
+mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans
+chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son
+seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au
+sens matériel où il suffit de meubles qu'on ne trouve pas jolis, mais
+qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre
+affreux. Un tel salon ressemble à un ouvrage où on ne sait pas
+s'abstenir des phrases qui démontrent du savoir, du brillant, de la
+facilité. Comme un livre, comme une maison, la qualité d'un «salon»,
+pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le
+sacrifice.
+
+Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de
+Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable,
+ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs
+fêtes, s'en plaignaient discrètement à l'Altesse, laquelle, les jours où
+M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le
+rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait des
+maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon
+fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en était
+l'attrait principal), répondait: «Mais est-ce que ma femme la connaît?
+Ah! alors, en effet, elle aurait dû. Mais je vais dire la vérité à
+Madame, Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est
+entourée d'une cour d'esprits supérieurs--moi je ne suis pas son mari,
+je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre
+qui sont, elles, très spirituelles, les femmes l'ennuient. Voyons,
+Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la
+marquise de Souvré ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la princesse
+la reçoit par bonté. Et puis elle la connaît. Vous dites qu'Oriane l'a
+vue, c'est possible, mais très peu je vous assure. Et puis je vais dire
+à la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est très
+fatiguée, et elle aime tant être aimable que, si je la laissais faire,
+ce serait des visites à n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier soir,
+elle avait de la température, elle avait peur de faire de la peine à la
+duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai dû montrer les
+dents, j'ai défendu qu'on attelât. Tenez, savez-vous, Madame, j'ai bien
+envie de ne pas même dire à Oriane que vous m'avez parlé de Mme de
+Souvré. Oriane aime tant votre Altesse qu'elle ira aussitôt inviter Mme
+de Souvré, ce sera une visite de plus, cela nous forcera à entrer en
+relations avec la soeur dont je connais très bien le mari. Je crois que
+je ne dirai rien du tout à Oriane, si la princesse m'y autorise. Nous
+lui éviterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et je vous
+assure que cela ne privera pas Mme de Souvré. Elle va partout, dans les
+endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons même pas, de petits
+dîners de rien, Mme de Souvré s'ennuierait à périr.» La princesse de
+Parme, naïvement persuadée que le duc de Guermantes ne transmettrait pas
+sa demande à la duchesse et désolée de n'avoir pu obtenir l'invitation
+que désirait Mme de Souvré, était d'autant plus flattée d'être une des
+habituées d'un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction
+n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme
+invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l'esprit à la torture
+pour n'avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l'empêcher de
+revenir.
+
+Les jours habituels (après le dîner où elle avait toujours de très bonne
+heure, ayant gardé les habitudes anciennes, quelques convives), le
+salon de la princesse de Parme était ouvert aux habitués, et d'une façon
+générale à toute la grande aristocratie française et étrangère. La
+réception consistait en ceci qu'au sortir de la salle à manger, la
+princesse s'asseyait sur un canapé devant une grande table ronde,
+causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou
+bien jetait les yeux sur un «magazine», jouait aux cartes (ou feignait
+d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une
+patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou supposé un personnage
+marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de
+s'ouvrir à deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour
+laisser passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (ou s'ils
+dînaient en ville escamotaient le café en disant qu'ils allaient
+revenir, comptant en effet «entrer par une porte et sortir par l'autre»)
+pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive
+à son jeu ou à la causerie, faisait semblant de ne pas voir les
+arrivantes et ce n'est qu'au moment où elles étaient à deux pas d'elle,
+qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bonté pour les femmes.
+Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une révérence qui
+allait jusqu'à la génuflexion, de manière à mettre leurs lèvres à la
+hauteur de la belle main qui pendait très bas et à la baiser. Mais à ce
+moment la princesse, de même que si elle eût chaque fois été surprise
+par un protocole qu'elle connaissait pourtant très bien, relevait
+l'agenouillée comme de vive force avec une grâce et une douceur sans
+égales, et l'embrassait sur les joues. Grâce et douceur qui avaient pour
+condition, dira-t-on, l'humilité avec laquelle l'arrivante pliait le
+genou. Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la
+politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de
+l'éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due
+au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez
+les autres l'amabilité qu'on prodigue et qu'on affine quand on sent
+qu'elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde
+fondé sur l'égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui
+n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la
+politesse dans une société nouvelle n'est pas certaine et nous sommes
+quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d'un
+état de choses en sont les seules possibles. De très bons esprits ont
+cru qu'une république ne pourrait avoir de diplomatie et d'alliances, et
+que la classe paysanne ne supporterait pas la séparation de l'Église et
+de l'État. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne
+serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et
+l'utilisation militaire de l'aéroplane. Puis, si même la politesse
+disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une
+société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure
+qu'elle serait en fait plus démocratique? C'est fort possible. Le
+pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
+ni États, ni armée; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins
+grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la
+princesse de Parme avait été souveraine d'un État, sans doute eussé-je
+eu l'idée d'en parler à peu près autant que d'un président de la
+république, c'est-à-dire pas du tout.
+
+Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se
+rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle
+venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant
+asseoir sur un fauteuil.
+
+Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service
+d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall
+sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de
+curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de
+la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient
+des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les
+jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au
+besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles
+d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop
+occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations
+qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même
+après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des
+archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il
+était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce
+centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
+
+Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois
+faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la
+gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais
+quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses
+habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des
+visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces
+soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de
+l'Altesse, le concierge répondait: «Son Altesse Royale ne reçoit pas ce
+soir», et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la
+princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités.
+C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui
+eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une
+quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton
+piqué: «Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais
+sans tout son état-major.» A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme
+cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre
+les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux.
+Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres
+de ce brillant «état-major», la princesse de Parme était gênée de faire
+des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la
+princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage
+dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle
+était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux «jours» de la
+duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses
+qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau
+retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, à ses thés, les
+mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule
+toute la journée avec une dame d'honneur et un conseiller de légation
+étranger. Aussi, lorsque (comme ç'avait été par exemple le cas pour
+Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journée sans être allé
+passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous
+les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie,
+même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les «avances» de
+l'inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de
+Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte
+qu'Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison,
+quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle
+était sûre d'avance que tout serait bien, délicieux, elle n'avait qu'une
+peur, c'était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas
+savoir assimiler les idées et les gens. A ce titre ma présence excitait
+son attention et sa cupidité aussi bien que l'eût fait une nouvelle
+manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine
+qu'elle était si c'était l'une ou l'autre, la décoration de la table ou
+ma présence, qui était plus particulièrement l'un de ces charmes, secret
+du succès des réceptions d'Oriane, et, dans le doute, bien décidée à
+tenter d'avoir à son prochain dîner l'un et l'autre. Ce qui justifiait
+du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme
+apportait chez la duchesse, c'était cet élément comique, dangereux,
+excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de
+saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces
+«bains de vagues» dont les guides baigneurs signalent le péril, tout
+simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'où elle sortait
+tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes.
+L'esprit des Guermantes--entité aussi inexistante que la quadrature du
+cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le
+posséder--était une réputation comme les rillettes de Tours ou les
+biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n'usant
+pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du
+teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'étaient pas de son
+sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu
+envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n'importe quelle
+sorte d'esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l'esprit
+des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d'avoir été des
+hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les
+arts, la diplomatie, l'éloquence parlementaire, l'armée, ils avaient
+préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu
+être expliquée par un certain manque d'originalité, ou d'initiative, ou
+de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.
+
+Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaître que c'était l'exception),
+si le salon Guermantes avait été la pierre d'achoppement de leur
+carrière, c'était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un
+diplomate de grand avenir n'avaient pu réussir dans leur carrière, pour
+laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce
+que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers
+passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire,
+ce qui les avait empêchés tous trois d'être reconnus par leurs pairs.
+L'antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les
+collèges électoraux des facultés n'est pas, ou du moins n'était pas, il
+n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure
+d'un passé aux idées étroites, d'un sectarisme fermé. Sous la toque à
+glands d'or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs,
+les «professeurs» étaient encore, dans les années qui précédèrent
+l'affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes.
+Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu'il
+n'aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin. Mais Mme
+Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité,
+enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur
+lesquelles flottait une odeur d'acide phénique. Mais dans les corps
+fortement constitués, où d'ailleurs la rigueur des préjugés n'est que la
+rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées,
+qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien
+vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin écarlate
+doublé d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-à-dire un duc) de Venise
+enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de
+nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que
+cet autre duc, excellent mais terrible, qu'était M. de Saint-Simon.
+L'étranger, c'était le médecin mondain, ayant d'autres manières,
+d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons
+ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser
+(quelles idées d'homme du monde!) s'il leur cachait la duchesse de
+Guermantes, espérait les désarmer en donnant les dîners mixtes où
+l'élément médical était noyé dans l'élément mondain. Il ne savait pas
+qu'il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l'apprenait quand le conseil
+des dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance
+d'une chaire, et que c'était toujours le nom d'un médecin plus normal,
+fût-il plus médiocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le «veto»
+retentissait dans l'antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule,
+aussi terrible que le «juro» sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du
+peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui
+faisaient de l'art avaient réussi à se faire étiqueter artistes, ainsi
+pour le diplomate ayant trop d'attaches réactionnaires.
+
+Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes distingués qui
+formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé
+volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était
+incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes,
+avec ce charme indéfinissable odieux à tout «corps» tant soit peu
+centralisé.
+
+Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitués du salon de
+la duchesse avait eu la médaille d'or au Salon, que l'autre, secrétaire
+de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la
+Chambre, qu'un troisième avait habilement servi la France comme chargé
+d'affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui
+n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces «renseignés» étaient
+peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le
+rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de
+l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de
+pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres
+éminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les
+journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes
+bâillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une
+maîtresse de maison lui avait donné l'un ou l'autre pour voisin? Puisque
+être un homme d'État de premier ordre n'était nullement une
+recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné
+leur démission de la «carrière» ou de l'armée, qui ne s'étaient pas
+représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner
+et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses,
+d'ailleurs peu appréciées d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils
+avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même
+au milieu de la gaîté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.
+
+Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie sociale, la finesse
+des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il,
+quelque chose de réel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrément de
+certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus
+puissants n'auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon
+tant d'ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été
+enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare
+floraison de mondanité avait pris naissance. Certes, des hommes
+d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes
+de valeur, qu'ils dédaignaient, mais c'est que ce que la duchesse de
+Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n'était pas l'intelligence,
+c'était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de
+l'intelligence élevée jusqu'à une variété verbale de talent--l'esprit.
+Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir,
+l'un comme un pédant, l'autre comme un mufle, malgré tout le savoir de
+l'un et tout le génie de l'autre, c'était l'infiltration de l'esprit
+Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eût osé
+présenter ni l'un ni l'autre à la duchesse, sentant d'avance de quel air
+elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d'Elstir,
+l'esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du
+genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.
+
+Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des
+Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu'il arrive, par
+exemple, dans les cénacles littéraires, où tout le monde a une même
+manière de prononcer, d'énoncer, et par voie de conséquence de penser,
+ce n'est pas certes que l'originalité soit plus forte dans les milieux
+mondains et y mette obstacle à l'imitation. Mais l'imitation a pour
+conditions, non pas seulement l'absence d'une originalité irréductible,
+mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner
+d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes
+auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu'aux
+Courvoisier.
+
+Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre
+acception du mot imitation, «faire des imitations» (ce qui se disait
+chez les Guermantes «faire des charges»), Mme de Guermantes avait beau
+le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s'en
+rendre compte que s'ils eussent été une bande de lapins, au lieu
+d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le défaut
+ou l'accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle
+«imitait» le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient: «Oh! non, il
+ne parle tout de même pas comme cela, j'ai encore dîné hier soir avec
+lui chez Bebeth, il m'a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme
+cela», tandis que les Guermantes un peu cultivés s'écriaient: «Dieu
+qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite
+elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges!»
+Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu'à ceux tout à fait
+remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges,
+disaient avec admiration: «Ah! on peut dire que vous le _tenez_» ou «que
+tu le tiens») avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon Mme de
+Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d'entendre et de
+raconter les mots de la duchesse ils étaient arrivés à imiter tant bien
+que mal sa manière de s'exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé,
+comme le duc, sa manière de «rédiger», jusqu'à présenter dans leur
+conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait
+affreusement similaire à l'esprit d'Oriane et était traité par eux
+d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non
+seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le
+reste de sa famille à l'écart, et vengeait maintenant par ses dédains
+les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune
+fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc,
+à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un
+événement. Le coeur battait un peu plus vite à la princesse d'Épinay qui
+recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait
+de loin, telles les premières lueurs d'un inoffensif incendie ou les
+«reconnaissances» d'une invasion non espérée, traversant lentement la
+cour, d'une démarche oblique, la duchesse coiffée d'un ravissant chapeau
+et inclinant une ombrelle d'où pleuvait une odeur d'été. «Tiens,
+Oriane», disait-elle comme un «garde-à-vous» qui cherchait à avertir ses
+visiteuses avec prudence, et pour qu'on eût le temps de sortir en ordre,
+qu'on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes
+n'osait pas rester, se levait. «Mais non, pourquoi? rasseyez-vous donc,
+je suis charmée de vous garder encore un peu», disait la princesse d'un
+air dégagé et à l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix
+devenue factice. «Vous pourriez avoir à vous parler.--Vraiment, vous
+êtes pressée? eh bien, j'irai chez vous», répondait la maîtresse de
+maison à celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse
+saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient là depuis des années
+sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine
+bonjour, par discrétion. A peine étaient-ils partis que le duc demandait
+aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'intéresser
+à la qualité intrinsèque des personnes qu'il ne recevait pas par la
+méchanceté du destin ou à cause de l'état nerveux d'Oriane. «Qu'est-ce
+que c'était que cette petite dame en chapeau rose?--Mais, mon cousin,
+vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, née
+Lamarzelle.--Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel;
+s'il n'y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait
+tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas
+s'embêter. Oriane? savez-vous à quoi ses sourcils et la plantation de
+ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne.» La
+duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu'on parlait de la beauté
+d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait
+compté sans le goût qu'avait son mari pour faire voir qu'il était
+parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait
+se montrer plus sérieux que sa femme. «Mais, disait-il tout d'un coup
+avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que,
+quand j'étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut
+prononcé...--C'était l'oncle de la jeune femme que vous venez de
+voir.--Ah! quel talent! Non, mon petit», disait-il à la vicomtesse
+d'Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne
+bougeant pas de chez la princesse d'Épinay, où elle s'abaissait
+volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en
+rentrant), restait confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal
+était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par
+discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, «ne faites pas de
+thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à
+la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme
+d'Épinay (en laissant l'Égremont rougissante, humble, ambitieuse et
+zélée), nous n'avons qu'un quart d'heure à vous donner.» Ce quart
+d'heure était occupé tout entier à une sorte d'exposition des mots que
+la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-même n'eût
+certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air
+de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués,
+l'amenait comme involontairement à redire.
+
+La princesse d'Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu'elle avait un
+faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle,
+son esprit. «Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez», disait le
+duc du ton bourru qu'il avait adopté et qu'il tempérait d'un malicieux
+sourire pour qu'on ne prit pas son mécontentement au sérieux, «mais, au
+nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme
+aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais
+calembour qu'elle a fait sur mon frère Palamède, ajoutait-il sachant
+fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore
+ce calembour et enchanté de faire valoir sa femme. D'abord je trouve
+indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez
+jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon
+frère qui est très susceptible, et si cela doit avoir pour résultat de
+me fâcher avec lui, c'est vraiment bien la peine.»
+
+--Mais nous ne savons pas! Un calembour d'Oriane? Cela doit être
+délicieux. Oh! dites-le.
+
+--Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus
+souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris. Sérieusement
+j'aime beaucoup mon frère.
+
+--Écoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la
+réplique à son mari était venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela
+peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup
+trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a
+quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j'ai dit
+une méchanceté, j'ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle,
+mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je
+ne vous comprends pas.
+
+--Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il?
+
+--Oh! évidemment de rien de grave! s'écriait M. de Guermantes. Vous avez
+peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de
+sa femme, à sa soeur Marsantes.
+
+--Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le désirait pas, qu'elle n'aimait
+pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.
+
+--Eh bien, justement quelqu'un disait tout cela à ma femme et que si mon
+frère donnait ce château à notre soeur, ce n'était pas pour lui faire
+plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus,
+disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c'est royal, cela peut
+valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a là
+une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui
+voudraient qu'on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en
+entendant ce mot de taquin appliqué à Charlus parce qu'il donnait un si
+beau château, Oriane n'a pu s'empêcher de s'écrier, involontairement, je
+dois le confesser, elle n'y a pas mis de méchanceté, car c'est venu vite
+comme l'éclair, «Taquin... taquin... Alors c'est Taquin le Superbe!»
+Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir
+jeté un regard circulaire pour juger de l'esprit de sa femme, le duc
+qui était d'ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme
+d'Épinay avait de l'histoire ancienne, vous comprenez, c'est à cause de
+Tarquin le Superbe, le roi de Rome; c'est stupide, c'est un mauvais jeu
+de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma
+femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut
+qu'on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D'autant
+plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain, très
+haut et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en
+dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le
+Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame,
+c'est que même quand elle veut s'abaisser à de vulgaires à peu près,
+elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens.
+
+Ainsi grâce, une fois, à Taquin le Superbe, une autre fois à un autre
+mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient
+la provision des récits, et l'émoi qu'elles avaient causé durait bien
+longtemps après le départ de la femme d'esprit et de son imprésario. On
+se régalait d'abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête
+(les personnes qui étaient restées là), des mots qu'Oriane avait dits.
+«Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe?» demandait la princesse
+d'Épinay.
+
+--Si, répondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de
+Sarsina (La Rochefoucauld) m'en avait parlé, pas tout à fait dans les
+mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l'entendre
+raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de
+l'entendre accompagner par l'auteur. «Nous parlions du dernier mot
+d'Oriane qui était ici tout à l'heure», disait-on à une visiteuse qui
+allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.
+
+--Comment, Oriane était ici?
+
+--Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt, lui répondait la
+princesse d'Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce
+que la maladroite avait raté. C'était sa faute si elle n'avait pas
+assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme
+Carvalho. «Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane? j'avoue
+que j'apprécie beaucoup Taquin le Superbe», et le «mot» se mangeait
+encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu'on invitait pour
+cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la
+princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de
+Parme en profitait pour demander à l'Altesse si elle connaissait le mot
+et le lui racontait. «Ah! Taquin le Superbe», disait la princesse de
+Parme, les yeux écarquillés par une admiration _a priori_, mais qui
+implorait un supplément d'explications auquel ne se refusait pas la
+princesse d'Épinay. «J'avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment
+comme rédaction» concluait la princesse. En réalité, le mot de rédaction
+ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d'Épinay,
+qui avait la prétention d'avoir assimilé l'esprit des Guermantes, avait
+pris à Oriane les expressions «rédigé, rédaction» et les employait sans
+beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas
+beaucoup Mme d'Épinay qu'elle trouvait laide, savait avare et croyait
+méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de «rédaction»
+qu'elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu'elle n'eût
+pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'était, en
+effet, la rédaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans
+oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne
+put se défendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme qui
+possédait à ce point l'esprit des Guermantes qu'elle voulut inviter la
+princesse d'Épinay à l'Opéra. Seule la retint la pensée qu'il
+conviendrait peut-être de consulter d'abord Mme de Guermantes. Quant à
+Mme d'Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces
+à Oriane et l'aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu
+agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le
+monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la
+princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et
+combien il fallait qu'Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une
+pareille dinde. «Je n'aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme
+si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait à dîner, parce que M.
+d'Épinay ne me l'aurait jamais permis à cause de son immoralité, faisant
+allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse.
+Mais même si j'avais eu un mari moins sévère, j'avoue que je n'aurais
+pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment.
+Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine à arriver au bout
+de la visite.» Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez
+Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivée de
+la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l'exaspération
+que leur causaient les «salamalecs exagérés» qu'on faisait pour Oriane.
+Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas
+complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était
+instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu'Oriane avait appelé
+l'oncle Palamède «Tarquin le Superbe», ce qui le peignait selon eux
+assez bien. «Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane?
+ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En
+somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient
+pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien,
+ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne
+faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre
+demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là
+présents: «Sire, répondit le roi de France, c'est Courvoisier.»
+D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés que les mots les
+eussent laissés d'autant plus insensibles que les incidents qui les
+faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d'un point
+de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se
+trouvait manquer de chaises, dans une réception qu'elle donnait, ou si
+elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu'elle n'avait pas
+reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase
+ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l'extrême, rougissante, frémissant
+d'agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un
+visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement
+et impérieusement interrogatif: «Est-ce que vous la connaissez?»
+craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât
+une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au
+contraire, de tels incidents, l'occasion de récits qui faisaient rire
+les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on était obligé de l'envier
+d'avoir manqué de chaises, d'avoir fait ou laissé faire à son domestique
+une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait,
+comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été
+tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs
+humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l'aiguillon de leur
+génie, du moins la matière de leurs oeuvres.
+
+Les Courvoisier n'étaient pas davantage capables de s'élever jusqu'à
+l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la
+vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sûr instinct aux nécessités
+du moment, en faisait quelque chose d'artistique, là où l'application
+purement raisonnée de règles rigides eût donné d'aussi mauvais résultats
+qu'à quelqu'un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique,
+reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy
+d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner
+pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils,
+leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.
+Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l'empereur, ayant à
+donner une matinée en l'honneur de la princesse Mathilde, déduisit par
+esprit de géométrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or
+elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses
+relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis,
+parce que, d'opinion ou d'attaches légitimistes, ils auraient, selon la
+logique des Courvoisier, pu déplaire à l'Altesse Impériale. Celle-ci,
+qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez
+étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une
+pique-assiette célèbre, veuve d'un ancien préfet de l'Empire, la veuve
+du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité
+à Napoléon, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en
+répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce
+souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se
+garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la
+princesse, et qu'elle remplaça, sans raisonnements _a priori_ sur le
+bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes
+les valeurs, de toutes les célébrités qu'une sorte de flair, de tact et
+de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de
+l'empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n'y
+manqua même pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse,
+relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui
+baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du coeur
+qu'elle put assurer à la duchesse qu'elle n'avait jamais passé une
+meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de
+Parme était Courvoisier par l'incapacité d'innover en matière sociale,
+mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait
+perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux
+l'antipathie, mais l'émerveillement. Cet étonnement était encore accru
+du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de
+Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu'elle ne le
+croyait. Mais il suffisait qu'elle le fût plus que Mme de Parme pour
+stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à
+prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle
+n'avait qu'à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant
+tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans
+Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d'un surmenage toujours
+nouveau, comme à quelqu'un qui nage dans la tempête, des horizons qui
+lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d'ailleurs
+devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des oeuvres
+artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des
+actions mondaines. Sans doute l'incapacité où était Mme de Parme de
+séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement
+apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur
+intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont
+ensuite elle était confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant
+que c'était de simples cruches), telle était une des causes de
+l'étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de
+Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi
+qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la
+littérature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse,
+vivant de cette vie mondaine dont le désoeuvrement et la stérilité sont à
+une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la
+création, étendait aux personnes de son entourage l'instabilité de
+points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son
+esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais
+et ne se gênera point de soutenir l'opinion désaltérante que la plus
+belle _Iphigénie_ est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin
+la véritable _Phèdre_ celle de Pradon.
+
+Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un
+timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de
+Guermantes s'inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas
+seulement en décrivant la femme, mais en «découvrant» le mari. Dans le
+ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu,
+elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que
+la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par
+une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la
+duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement
+que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire _Hernani_,
+confesse lui préférer le _Lion amoureux._ A cause du même besoin maladif
+de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme
+modèle, une vraie sainte, d'avoir été mariée à un coquin, un beau jour
+Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais
+plein de coeur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de
+vraies inconséquences. Je savais que ce n'était pas seulement entre les
+oeuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu'au sein d'une même
+oeuvre que la critique joue à replonger dans l'ombre ce qui depuis trop
+longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à
+l'obscurité définitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini,
+Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration,
+venir prendre la place de génies qu'on avait dits fatigués simplement
+parce que les oisifs intellectuels s'en étaient fatigués, comme sont
+toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J'avais vu préférer
+en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant
+à ses vers sauf pour de petites pièces fort insignifiantes. Sans doute
+certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus
+célèbres du _Cid_ ou de _Polyeucte_ telle tirade du _Menteur_ qui donne,
+comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'époque, mais
+leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, du moins
+par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la
+critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de _l'Étourdi,_ et,
+même en trouvant le _Tristan_ de Wagner assommant, en sauvera une «jolie
+note de cor», au moment où passe la chasse. Cette dépravation m'aida à
+comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle
+décidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave coeur, mais sot,
+était un monstre d'égoïsme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu
+pour sa générosité pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mère ne
+tenait pas à ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait
+les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie
+mondaine, l'intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient
+trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle
+à l'engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre
+d'esprit qu'elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le
+charme qu'elle avait trouvé à un homme de coeur ne se changeât pas, s'il
+la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle était
+incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son
+admirateur et qui ne l'était que par l'impuissance où on est de trouver
+du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de
+jugement de la duchesse n'épargnaient personne, excepté son mari. Lui
+seul ne l'avait jamais aimée; en lui elle avait senti toujours un de ces
+caractères de fer, indifférent aux caprices qu'elle avait, dédaigneux de
+sa beauté, violent, d'une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi
+desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de
+Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le
+cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n'avait, une fois
+qu'ils les avait quittées, et pour se moquer d'elles, qu'une associée
+durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont
+il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus
+vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie,
+pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d'avoir
+trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et
+maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg
+Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même;
+souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d'elle. Si,
+aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des
+charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu'elle eût les toilettes
+les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de
+Guermantes venait d'inventer, relativement aux mérites et aux défauts,
+brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et
+friand paradoxe, elle brûlait d'en faire l'essai devant des personnes
+capables de le goûter, d'en faire savourer l'originalité psychologique
+et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles
+ne contenaient pas d'habitude plus de vérité que les anciennes, souvent
+moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu
+leur conférait quelque chose d'intellectuel qui les rendait émouvantes à
+communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la
+psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui
+elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement
+qu'il ne fût plus au comble de la faveur; aussi la réputation qu'avait
+Mme de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et dévouée,
+rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus
+intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique
+pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un
+partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'était justement le
+rôle où excellait M. de Guermantes.
+
+Quant aux actions mondaines, c'était encore un autre plaisir
+arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur
+elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes
+et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce
+fut moins à l'aide de la critique littéraire que d'après la vie
+politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre
+quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par
+lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs
+chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle
+cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite
+sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à
+goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui
+stimulent la sensibilité des assemblées et s'imposent à l'esprit des
+politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu'il a
+cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet
+toute simple à l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit
+le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant
+remué tout d'un coup, et commence à douter d'avoir eu raison d'approuver
+le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au
+milieu d'une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme
+telles que: «C'est très grave», prononcées par un député dont le nom et
+les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans
+l'interruption tout entière, les mots «c'est très grave!» tiennent moins
+de place qu'un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois,
+quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on
+lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout
+destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux
+électeurs qu'ils n'avaient pas porté leurs votes sur un mandataire
+inactif ou muet: «Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes:
+«Ceci est grave!» Très bien! au centre et sur quelques bancs à droite,
+vives exclamations à l'extrême gauche.»
+
+Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidélité au sage
+ministre, mais son coeur est ébranlé de nouveaux battements par les
+premiers mots du nouvel orateur qui répond au ministre:
+
+«L'étonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive sensation dans
+la partie droite de l'hémicycle), que m'ont causés les paroles de celui
+qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre
+d'applaudissements)... Quelques députés s'empressent vers le banc des
+ministres; M. le Sous-Secrétaire d'État aux Postes et Télégraphes fait
+de sa place avec la tête un signe affirmatif.» Ce «tonnerre
+d'applaudissements», emporte les dernières résistances du lecteur de bon
+sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de
+procéder qui en soi-même est insignifiante; au besoin, quelque fait
+normal, par exemple: vouloir faire payer les riches plus que les
+pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il
+le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes
+auxquels il n'avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le
+coeur de l'homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations
+qu'ils déchaînent et des compactes majorités qu'ils rassemblent.
+
+Il faut d'ailleurs reconnaître que cette subtilité des hommes
+politiques, qui me servit à m'expliquer le milieu Guermantes et plus
+tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse
+d'interprétation souvent désignée par «lire entre les lignes». Si dans
+les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a
+stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout «à
+la lettre», qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire
+est relevé de ses fonctions «sur sa demande» et qui se dit: «Il n'est
+pas révoqué puisque c'est lui qui l'a demandé», une défaite quand les
+Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur
+des positions plus fortes et préparées à l'avance, un refus quand une
+province ayant demandé l'indépendance à l'empereur d'Allemagne, celui-ci
+lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour
+revenir à ces séances de la Chambre, que, quand elles s'ouvrent, les
+députés eux-mêmes soient pareils à l'homme de bon sens qui en lira le
+compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grève ont envoyé leurs
+délégués auprès d'un ministre, peut-être se demandent-ils naïvement:
+«Ah! voyons, que se sont-ils dit? espérons que tout s'est arrangé», au
+moment où le ministre monte à la tribune dans un profond silence qui
+déjà met en goût d'émotions artificielles. Les premiers mots du
+ministre: «Je n'ai pas besoin de dire à la Chambre que j'ai un trop haut
+sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette délégation
+dont l'autorité de ma charge n'avait pas à connaître», sont un coup de
+théâtre, car c'était la seule hypothèse que le bon sens des députés
+n'eût pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de théâtre, il
+est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de
+quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui
+recevra, en retournant à son banc, les félicitations de ses collègues.
+On est aussi ému que le jour où il a négligé d'inviter à une grande fête
+officielle le président du Conseil municipal qui lui faisait opposition,
+et on déclare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il a agi en
+véritable homme d'État.
+
+M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait, au grand scandale des
+Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le
+ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, même à un moment où il
+joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un
+ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander
+un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins
+au grand personnage politique que tout autre qui n'eût pas été le duc de
+Guermantes. Car s'il disait que la noblesse était peu de chose, qu'il
+considérait ses collègues comme des égaux, il n'en pensait pas un mot.
+Il recherchait, feignait d'estimer, mais méprisait les situations
+politiques, et comme il restait pour lui-même M. de Guermantes, elles ne
+mettaient pas autour de sa personne cet empesé des grands emplois qui
+rend d'autres inabordables. Et par là, son orgueil protégeait contre
+toute atteinte non pas seulement ses façons d'une familiarité affichée,
+mais ce qu'il pouvait avoir de simplicité véritable.
+
+Pour en revenir à ces décisions artificielles et émouvantes comme celles
+des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les
+Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la
+princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait
+des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en était moins avisé.
+Si le nouveau ministre de Grèce donnait un bal travesti, chacun
+choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la
+duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait être en Duchesse de Bourgogne,
+une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de
+Dujabar, une troisième en Psyché. Enfin une Courvoisier ayant demandé:
+«En quoi te mettras-tu, Oriane?» provoquait la seule réponse à quoi l'on
+n'eût pas pensé: «Mais en rien du tout!» et qui faisait beaucoup marcher
+les langues comme dévoilant l'opinion d'Oriane sur la véritable position
+mondaine du nouveau ministre de Grèce et sur la conduite à tenir à son
+égard, c'est-à-dire l'opinion qu'on aurait dû prévoir, à savoir qu'une
+duchesse «n'avait pas à se rendre» au bal travesti de ce nouveau
+ministre. «Je ne vois pas qu'il y ait nécessité à aller chez le ministre
+de Grèce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi
+irais-je là-bas, je n'ai rien à y faire», disait la duchesse.
+
+--Mais tout le monde y va, il paraît que ce sera charmant, s'écriait Mme
+de Gallardon.
+
+--Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu, répondait Mme
+de Guermantes. Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les Guermantes,
+sans imiter, approuvaient. «Naturellement tout le monde n'est pas en
+position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un côté on
+ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous exagérons
+en nous mettant à plat ventre devant ces étrangers dont on ne sait pas
+toujours d'où ils viennent.» Naturellement, sachant les commentaires que
+ne manqueraient pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, Mme de
+Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n'osait
+pas compter sur elle, qu'à rester chez soi ou à passer la soirée avec
+son mari au théâtre, le soir d'une fête où «tout le monde allait», ou
+bien, quand on pensait qu'elle éclipserait les plus beaux diamants par
+un diadème historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une autre
+tenue que celle qu'on croyait à tort de rigueur. Bien qu'elle fût
+antidreyfusarde (tout en croyant à l'innocence de Dreyfus, de même
+qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux idées),
+elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse
+de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames s'étaient
+levées à l'entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en
+demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait
+commencé une conférence, montrant par là qu'elle ne trouvait pas que le
+monde fût fait pour parler politique; toutes les têtes s'étaient
+tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique
+voltairienne, elle n'était pas restée parce qu'elle avait trouvé
+indécent qu'on mît en scène le Christ. On sait ce qu'est, même pour les
+plus grandes mondaines, le moment de l'année où les fêtes commencent: au
+point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie
+psychologique, et aussi manque de sensibilité, finissait souvent par
+dire des sottises, avait pu répondre à quelqu'un qui était venu la
+condoléancer sur la mort de son père, M. de Montmorency: «C'est
+peut-être encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil au
+moment où on a à sa glace des centaines de cartes d'invitations.» Eh
+bien, à ce moment de l'année, quand on invitait à dîner la duchesse de
+Guermantes en se pressant pour qu'elle ne fût pas déjà retenue, elle
+refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n'eût jamais pensé:
+elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège,
+qui l'intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits, et sans se
+soucier d'imiter la duchesse éprouvèrent pourtant de son action l'espèce
+de soulagement qu'on a dans Kant quand, après la démonstration la plus
+rigoureuse du déterminisme, on découvre qu'au-dessus du monde de la
+nécessité il y a celui de la liberté. Toute invention dont on ne s'était
+jamais avisé excite l'esprit, même des gens qui ne savent pas en
+profiter. Celle de la navigation à vapeur était peu de chose auprès
+d'user de la navigation à vapeur à l'époque sédentaire de la _season_.
+L'idée qu'on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners
+en ville, au double de «thés», au triple de soirées, aux plus brillants
+lundis de l'Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords
+de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que _Vingt
+mille lieues sous les Mers_, mais leur communiqua la même sensation
+d'indépendance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour où l'on
+n'entendît dire, non seulement «vous connaissez le dernier mot
+d'Oriane?», mais «vous savez la dernière d'Oriane?» Et de la «dernière
+d'Oriane», comme du dernier «mot» d'Oriane, on répétait: «C'est bien
+d'Oriane»; «c'est de l'Oriane tout pur.» La dernière d'Oriane, c'était,
+par exemple, qu'ayant à répondre au nom d'une société patriotique au
+cardinal X..., évêque de Maçon (que d'habitude M. de Guermantes, quand
+il parlait de lui, appelait «Monsieur de Mascon», parce que le duc
+trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer
+comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots:
+«Éminence» ou «Monseigneur», mais était embarrassé devant le reste, la
+lettre d'Oriane, à l'étonnement de tous, débutait par «Monsieur le
+cardinal» à cause d'un vieil usage académique, ou par «Mon cousin», ce
+terme étant usité entre les princes de l'Église, les Guermantes et les
+souverains qui demandaient à Dieu d'avoir les uns et les autres «dans sa
+sainte et digne garde». Pour qu'on parlât d'une «dernière d'Oriane», il
+suffisait qu'à une représentation où il y avait tout Paris et où on
+jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans
+la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant
+d'autres qui l'avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un
+tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du
+rideau. «On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine»,
+expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l'émerveillement des
+Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que
+le «genre» d'entendre le commencement d'une pièce était plus nouveau,
+marquait plus d'originalité et d'intelligence (ce qui n'était pas pour
+étonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte après un
+grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les
+différents genres d'étonnement auxquels la princesse de Parme savait
+qu'elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou
+mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners
+chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec
+la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux
+«lames».
+
+Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu
+près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain,
+différenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme
+Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l'univers y ajoute
+quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était
+habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n'avaient
+de titre à être là que leur beauté, l'usage qu'avait fait d'elles M. de
+Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans
+d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
+était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se
+ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le goût des femmes
+grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d'un genre intermédiaire
+entre la _Vénus de Milo_ et la _Victoire de Samothrace;_ souvent
+blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente,
+laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant
+aimée qu'il la força longtemps à lui envoyer jusqu'à dix télégrammes par
+jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par
+pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il
+avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il
+avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant
+deux jours de voyage pour la voir.
+
+D'ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne
+l'étaient plus (c'était le cas pour Mme d'Arpajon) ou étaient sur le
+point de cesser de l'être. Peut-être cependant le prestige qu'exerçaient
+sur elle la duchesse et l'espoir d'être reçues dans son salon,
+quoiqu'elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort
+aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus
+encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du
+duc. D'ailleurs la duchesse n'eût pas opposé à ce qu'elles pénétrassent
+chez elle une résistance absolue; elle savait qu'en plus d'une, elle
+avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille
+choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
+impitoyablement à sa femme tant qu'il n'était pas amoureux d'une autre.
+Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent reçues chez la duchesse que
+quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d'abord à ce
+que le duc, chaque fois qu'il s'était embarqué dans un grand amour,
+avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il
+estimait que c'était beaucoup que d'être invité chez sa femme. Or, il se
+trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que
+des résistances, sur lesquelles il n'avait pas compté, se produisaient,
+ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de résistance. En amour, souvent,
+la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au delà de ce que
+l'espérance et l'intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de
+cette offre était entravée par d'autres circonstances. D'abord toutes
+les femmes qui avaient répondu à l'amour de M. de Guermantes, et
+quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été
+tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir
+personne, il passait auprès d'elles presque toutes ses heures, il
+s'occupait de l'éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si
+l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
+arriva de donner un frère ou une soeur. Puis si, au début de la liaison,
+la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc,
+avait joué un rôle dans l'esprit de la maîtresse, la liaison elle-même
+avait transformé les points de vue de cette femme; le duc n'était plus
+seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un
+homme que sa nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui
+avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait
+interverti l'ordre antérieur d'importance des questions de snobisme et
+des questions d'intérêt; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres
+contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas
+était le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la présentation
+arrivait enfin (à un moment où elle était d'ordinaire déjà assez
+indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde,
+étaient plus souvent commandées par les actions antérieures, dont le
+mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que ç'avait été
+Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle
+espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible
+époux, une précieuse alliée. Ce n'est pas que, sauf à de rares moments,
+chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des
+paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
+manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu'on appelle les formes. Les gens
+qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, à
+l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour
+Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe à
+Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle
+y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces
+petites baignoires découvertes où l'on ne tient que deux, cet Hercule
+en «smoking» (puisqu'en France on donne à toute chose plus ou moins
+britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à
+l'oeil, dans sa grosse mais belle main, à l'annulaire de laquelle
+brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une
+bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand
+il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d'ailleurs
+absolument personne, les émoussant d'un air de douceur, de réserve, de
+politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas
+trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
+partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonté, l'innocente
+gaîté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs
+pouvaient croire qu'il n'était pas de meilleur mari que lui ni de
+personne plus enviable que la duchesse--cette femme en dehors de
+laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme
+qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cessé de tromper;--quand la
+duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever,
+lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils
+ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'à la
+sortie avec des soins empressés et respectueux qu'elle recevait avec la
+froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et
+parfois même avec l'amertume un peu ironique de l'épouse désabusée qui
+n'a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie
+de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la
+superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore
+pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de
+Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle
+maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de
+la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
+générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même
+pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais
+de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de
+Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses
+du duc n'étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait
+d'elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon
+touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
+
+Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
+toutes recommençait un jour à se faire sentir: d'abord cet amour en
+mourant les léguait, comme de beaux marbres--des marbres beaux pour le
+duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimées,
+et était sensible maintenant à des lignes qu'il n'eût pas appréciées
+sans l'amour--qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
+formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles,
+et enfin réconciliées dans la paix de l'amitié; puis cette amitié même
+était un effet de l'amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes,
+chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez
+tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que
+l'ex-maîtresse, devenue «un excellent camarade» qui ferait n'importe
+quoi pour nous, est un cliché comme le médecin ou comme le père qui ne
+sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première
+période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se
+plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait
+indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors
+Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou
+supposés d'une personne qui l'agaçait. Connue pour bonne, Mme de
+Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la
+délaissée, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis
+avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu'elle montrait à
+l'infortunée, avoir le droit d'être taquine avec elle, en sa présence
+même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du
+caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment
+fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d'échanger avec son mari
+des regards d'ironique intelligence.
+
+Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela
+qu'elle voulait inviter à l'Opéra la princesse de ..., et désirant
+savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle
+chercha à la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à
+cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa
+comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de
+honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes «pour des prunes».
+Comme son mari s'excusait du retard:
+
+--Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites
+choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
+
+--Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc.
+
+--Tout en marchant avec mon temps, je suis forcée
+de
+reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis
+la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une façon qui les a
+rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod!
+
+--J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai
+d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans.
+
+Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista
+pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et
+faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j'avais causé en
+quittant la salle des Elstir:
+
+--Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et
+vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
+permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
+faisans à nous deux, Basin et moi.
+
+--Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
+
+--Non, je préfère demain, insista la duchesse.
+
+Poullein était devenu blanc; son rendez-vous avec sa fiancée était
+manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à
+ce que tout gardât un air humain.
+
+--Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous
+n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera
+après-demain.
+
+Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui
+était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun
+complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
+
+--Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
+
+--Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
+
+--Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien.
+Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir
+prendre des airs mélancoliques.
+
+A ce moment Poullein rentra.
+
+--En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec
+eux il faut être bon, mais pas trop bon.
+
+--Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa journée il
+n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et
+à en manger sa part.
+
+--Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car
+l'envie est aveugle.
+
+--Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de
+votre cousine d'Heudicourt; évidemment c'est une femme d'une
+intelligence supérieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on
+dit qu'elle est médisante...
+
+Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme
+de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
+
+--Mais... est-ce que vous n'êtes pas... de mon avis?... demanda-t-elle
+avec inquiétude.
+
+--Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
+Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
+
+--Il la trouve trop méchante? demanda vivement la princesse.
+
+--Oh! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à
+Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente
+créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à
+personne.
+
+--Ah! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus.
+Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de
+malice quand on a beaucoup d'esprit...
+
+--Ah! cela par exemple elle en a encore moins.
+
+--Moins d'esprit?... demanda la princesse stupéfaite.
+
+--Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour
+de lui à droite et à gauche des regards amusés, vous entendez que la
+princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
+
+--Elle ne l'est pas?
+
+--Elle est au moins supérieurement grosse.
+
+--Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère; elle est bête comme un
+(heun) oie, dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien
+plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas,
+cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de
+dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par
+une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et
+délicieuse saveur terrienne. «Mais c'est la meilleure femme du monde. Et
+puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la
+bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille;
+c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique,
+c'est une espèce d'«innocente», de crétine, de «demeurée» comme dans les
+mélodrames ou comme dans _l'Arlésienne_. Je me demande toujours, quand
+elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va
+s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur.» La princesse
+s'émerveillait de ces expressions tout en restant stupéfaite du verdict.
+«Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le
+Superbe. C'est délicieux», répondit-elle.
+
+M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son
+frère, qui prétendait ne pas me connaître, m'attendait le soir même à
+onze heures. Mais je n'avais pas demandé à Robert si je pouvais parler
+de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eût presque
+fixé était en contradiction avec ce qu'il avait dit à la duchesse, je
+jugeai plus délicat de me taire. «Taquin le Superbe n'est pas mal, dit
+M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas
+raconté un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en
+réponse à une invitation à déjeuner?»
+
+--Oh! non! dites-le!
+
+--Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire
+juger par la princesse comme encore inférieure à ma cruche de cousine.
+Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine à
+Basin. Elle est tout de même un peu parente avec moi.
+
+--Oh! s'écria la princesse de Parme à la pensée qu'elle pourrait trouver
+Mme de Guermantes bête, et protestant éperdument que rien ne pouvait
+faire déchoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration.
+
+--Et puis nous lui avons déjà retiré les qualités de l'esprit; comme ce
+mot tend à lui en dénier certaines du coeur, il me semble inopportun.
+
+--Dénier! inopportun! comme elle s'exprime bien! dit le duc avec une
+ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
+
+--Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.
+
+--Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine
+d'Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est
+pas précisément, comment dirai-je... prodigue.
+
+--Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la princesse.
+
+--Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouvé le mot
+juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans
+la cuisine, qui est excellente mais mesurée.
+
+--Cela donne même lieu à des scènes assez comiques, interrompit M. de
+Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j'ai été passer à Heudicourt un jour où
+vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux
+préparatifs, quand, dans l'après-midi, un valet de pied apporta une
+dépêche que vous ne viendriez pas.
+
+--Cela ne m'étonne pas! dit la duchesse qui non seulement était
+difficile à avoir, mais aimait qu'on le sût.
+
+--Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis aussitôt, sans perdre
+la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de dépenses inutiles envers
+un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied:
+«Dites au chef de retirer le poulet», lui crie-t-elle. Et le soir je
+l'ai entendue qui demandait au maître d'hôtel: «Eh bien? et les restes
+du boeuf d'hier? Vous ne les servez pas?»
+
+--Du reste, il faut reconnaître que la chère y est parfaite, dit le duc,
+qui croyait en employant cette expression se montrer ancien régime. Je
+ne connais pas de maison où l'on mange mieux.
+
+--Et moins, interrompit la duchesse.
+
+--C'est très sain et très suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire
+pedzouille comme moi, reprit le duc; on reste sur sa faim.
+
+--Ah! si c'est comme cure, c'est évidemment plus hygiénique que
+fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela, ajouta Mme de
+Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on décernât le titre de
+meilleure table de Paris à une autre qu'à la sienne. Avec ma cousine, il
+arrive la même chose qu'avec les auteurs constipés qui pondent tous les
+quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des
+petits chefs-d'oeuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose
+que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zénaïde n'est pas mauvaise,
+mais on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse.
+Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses
+qu'il rate. J'y ai fait comme partout de très mauvais dîners, seulement
+ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond
+plus sensible à la quantité qu'à la qualité.
+
+--Enfin, pour finir, conclut le duc, Zénaïde insistait pour qu'Oriane
+vînt déjeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez
+elle, elle résistait, s'informait si, sous prétexte de repas intime, on
+ne l'embarquait pas déloyalement dans un grand tralala, et tâchait
+vainement de savoir quels convives il y aurait à déjeuner. «Viens,
+viens, insistait Zénaïde en vantant les bonnes choses qu'il y aurait à
+déjeuner. Tu mangeras une purée de marrons, je ne te dis que ça, et il y
+aura sept petites bouchées à la reine.--Sept petites bouchées, s'écria
+Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit!»
+
+Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa éclater
+son rire comme un roulement de tonnerre. «Ah! nous serons donc huit,
+c'est ravissant! Comme c'est bien rédigé!» dit-elle, ayant dans un
+suprême effort retrouvé l'expression dont s'était servie Mme d'Épinay et
+qui s'appliquait mieux cette fois.
+
+--Oriane, c'est très joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est
+bien rédigé.
+
+--Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est
+très spirituelle, répondit Mme de Guermantes qui goûtait facilement un
+mot quand à la fois il était prononcé par une Altesse et louangeait son
+propre esprit. «Je suis très fière que Madame apprécie mes modestes
+rédactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je
+l'ai dit, c'était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept
+bouchées, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, eussent dépassé la
+douzaine.»
+
+--Elle possédait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit, en
+parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tâcher de faire
+valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.
+
+--Elle a dû le rêver, je crois qu'elle ne le connaissait même pas, dit
+la duchesse.
+
+--Ce qui est surtout intéressant, c'est que ces correspondances sont de
+gens à la fois des divers pays, continua la comtesse d'Arpajon qui,
+alliée aux principales maisons ducales et même souveraines de l'Europe,
+était heureuse de le rappeler.
+
+--Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous
+rappelez bien ce dîner où vous aviez M. de Bornier comme voisin!
+
+--Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai
+connu M. de Bornier, naturellement, il est même venu plusieurs fois pour
+me voir, mais je n'ai jamais pu me résoudre à l'inviter parce que
+j'aurais été obligée chaque fois de faire désinfecter au formol. Quant à
+ce dîner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'était pas du tout
+chez Zénaïde, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on
+lui parle de la _Fille de Roland_, qu'il s'agit d'une princesse
+Bonaparte qu'on prétendait fiancée au fils du roi de Grèce; non, c'était
+à l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir
+en flanquant sur une chaise à côté de moi cet académicien empesté. Je
+croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai été obligée de
+me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dîner, je n'ai osé
+respirer qu'au gruyère!
+
+M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina à la dérobée
+sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la
+duchesse.
+
+--Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta,
+dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de
+s'intéresser à un prolétaire et à un radical. M. de Bréauté comprit tout
+l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un oeil à la fois
+éméché et attendri, après quoi il essuya son monocle.
+
+--Mon Dieu, c'était bougrement embêtant la _Fille de Roland_, dit M. de
+Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa
+supériorité sur une oeuvre à laquelle il s'était tant ennuyé, peut-être
+aussi par le _suave mari magno_ que nous éprouvons, au milieu d'un bon
+dîner, à nous souvenir d'aussi terribles soirées. Mais il y avait
+quelques beaux vers, un sentiment patriotique.
+
+J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier. «Ah!
+vous avez quelque chose à lui reprocher?» me demanda curieusement le duc
+qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait
+tenir à un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'était le
+commencement d'une amourette.
+
+--Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a
+fait? Racontez-nous ça! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre
+vous, puisque vous le dénigrez. C'est long la _Fille de Roland_ mais
+c'est assez senti.
+
+--Senti est très juste pour un auteur aussi odorant, interrompit
+ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouvé
+avec lui, il est assez compréhensible qu'il l'ait dans le nez!
+
+--Je dois du reste avouer à Madame, reprit le duc en s'adressant à la
+princesse de Parme, que, _Fille de Roland_ à part, en littérature et
+même en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux
+rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-être pas, mais le
+soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil
+air d'Auber, de Boïeldieu, même de Beethoven! Voilà ce que j'aime. En
+revanche, pour Wagner, cela m'endort immédiatement.
+
+--Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs
+insupportables Wagner avait du génie. _Lohengrin_ est un chef-d'oeuvre.
+Même dans _Tristan_ il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des
+fileuses du _Vaisseau fantôme_ est une pure merveille.
+
+--N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant à M. de
+Bréauté, nous préférons: «Les rendez-vous de noble compagnie se donnent
+tous en ce charmant séjour.» C'est délicieux. Et _Fra Diavolo_, et la
+_Flûte enchantée_, et le _Chalet_, et les _Noces de Figaro_, et les
+_Diamants de la Couronne_, voilà de la musique! En littérature, c'est la
+même chose. Ainsi j'adore Balzac, le _Bal de Sceaux_, les _Mohicans de
+Paris_.
+
+--Ah! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas
+prêts d'avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour où Mémé sera là.
+Lui, c'est encore mieux, il le sait par coeur.
+
+Irrité de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants
+sous le feu d'un silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient l'air
+de deux pistolets chargés. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la
+princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne
+me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par
+Mme d'Arpajon: «Oh! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous
+fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
+laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait
+croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
+que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules,
+inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre,
+que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou
+en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on
+a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination!»
+De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par
+comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du
+laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de
+peine à comprendre que du russe ou du chinois était: «Lorsque l'enfant
+paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris», pièce de la
+première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme
+Deshoulières que du Victor Hugo de la _Légende des Siècles_. Loin de
+trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première, de cette table
+si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception),
+je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles, d'où
+s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de
+Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si
+distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de
+savoir et d'à propos Sophocle, Schiller et _l'Imitation,_ mais à qui les
+premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue
+inséparables pour ma grand'mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
+«Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie», dit à Mme de Guermantes la
+princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le
+discours avait été prononcé.
+
+--Non, elle n'y comprend absolument rien, répondit à voix basse Mme de
+Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une
+objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres
+paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. «Elle devient
+littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que
+c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi
+qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir,
+c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute
+si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique
+j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la
+verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
+extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
+ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous
+les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque
+fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin
+pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
+de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je
+ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son
+fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi! Oh! la vie est
+assommante», conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon
+assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant
+d'une autre que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le
+valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et
+je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
+car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il
+s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva
+cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se
+fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au
+contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla
+être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de
+son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il
+éprouvait peut-être au contraire une joie méchante. «Mais, ma chère,
+vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous
+parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois à
+Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet.
+N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent.
+Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, la _Légende des
+Siècles_, je ne sais plus les titres. Mais les _Feuilles d'Automne_, les
+_Chants du Crépuscule_, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même
+dans les _Contemplations_, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs
+n'osèrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses.
+Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le _Crépuscule_!
+Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on
+rencontre souvent une idée, même une idée profonde.» Et avec un
+sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de
+son intonation, la posant au delà de sa voix, et fixant devant elle un
+regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement: «Tenez:
+
+ _La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
+ Sur la branche trop faible encor pour le porter_,
+
+ou bien encore:
+
+ _Les morts durent bien peu,
+ Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière
+ Moins vite qu'en nos coeurs_!»
+
+Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité
+sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard
+rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître,
+ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans
+ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de
+Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait
+apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des
+choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de
+Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon,
+plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens
+d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des
+lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs
+paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularités que la situation de
+reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement,
+de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix
+existait chez des soeurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins
+intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de
+cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés
+dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans
+éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée,
+adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un
+d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son
+application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était
+tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement
+plus à la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des
+Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles,
+qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et
+qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de
+l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane,
+une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la
+valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque
+chose d'admirable et de distinctif que peut-être des soeurs Réjane et
+Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un
+défaut.
+
+A tant de raisons de déployer son originalité locale, les écrivains
+préférés de Mme de Guermantes: Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus
+ajouter, avec le respect du naturel, un désir de prosaïsme par où elle
+atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait
+devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse était fort capable,
+ajoutant à ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la
+plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus
+_Ile-de-France_, le plus _Champenoise_, puisque, sinon tout à fait au
+degré de sa belle-soeur Marsantes, elle n'usait guère que du pur
+vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on
+était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c'était, tout en
+sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'écouter
+la causerie de Mme de Guermantes,--presque le même, si l'on était seul
+avec elle et qu'elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui
+qu'on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en
+écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et
+quiète après-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou de Champagne
+se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d'inclinaison qu'il
+avait chez Saint-Loup.
+
+Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait à la
+fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard,
+la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor
+Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goût de la littérature
+issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me
+plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage à réparer la déception
+du voyage et de l'arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent
+de ce que j'avais cru, mais je préférais encore la seconde à la
+troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque
+sans le vouloir, son Pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient
+réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l'opposé du mien, elle
+fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du
+faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement
+faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.
+
+Émue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'écria:
+
+--Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière! Monsieur, il faudra que
+vous m'écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
+
+--Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme à
+Mme de Guermantes.
+
+--Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle mérite.
+
+--Mais... pardon de vous dire cela à vous... cependant elle l'aime
+vraiment!
+
+--Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime
+comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle
+dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton
+mélancolique, personne plus que moi ne serait touchée par un sentiment
+vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène
+terrible à Basin. Votre Altesse croit peut-être que c'était parce qu'il
+en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout, c'était parce
+qu'il ne veut pas présenter ses fils au Jockey! Madame trouve-t-elle que
+ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta Mme de
+Guermantes avec précision, c'est une personne d'une rare insensibilité.
+
+Cependant c'est l'oeil brillant de satisfaction que M. de Guermantes
+avait écouté sa femme parler de Victor Hugo à «brûle-pourpoint» et en
+citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans
+des moments comme ceux-ci il était fier d'elle. «Oriane est vraiment
+extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne
+pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
+Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prête, elle peut
+tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué.
+
+--Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce
+qu'elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée,
+reprit-elle en s'adressant à moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré
+comme une faiblesse d'aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une
+pensée.
+
+--C'est démodé? dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que
+lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas,
+bien qu'elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui
+réservât toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant
+effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement
+à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher
+vite pour «faire la réaction».
+
+--Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas à
+Victor Hugo d'avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher
+dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitués au
+laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie.
+Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un
+spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui
+attire Victor Hugo.
+
+--Victor Hugo n'est pas aussi réaliste que Zola, tout de même? demanda
+la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans
+le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du général était trop
+profond pour qu'il cherchât à l'exprimer. Et son silence bienveillant
+quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même
+délicatesse qu'un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs
+religieux, un financier en s'appliquant à ne pas recommander les
+affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous
+donnant pas de coups de poings.
+
+--Je sais que vous êtes parent de l'amiral Jurien de la Gravière, me dit
+d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de
+Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme
+jadis par la mère du duc. Elle ne m'avait pas encore adressé la parole
+et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la
+princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l'esprit
+l'idée que je n'avais quoi que ce fût à voir avec l'amiral académicien,
+lequel m'était totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de
+la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de la
+Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais
+l'erreur qu'elle commettait n'était que le type excessif et desséché de
+tant d'erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues,
+qui accompagnent notre nom dans la «fiche» que le monde établit
+relativement à nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant
+vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que
+je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, «elle est
+charmante, elle vous aime beaucoup». Je me fis un scrupule, bien vain,
+d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas
+Mme de Chaussegros. «Alors c'est sa soeur que vous connaissez, c'est la
+même chose. Elle vous a rencontré en Écosse.» Je n'étais jamais allé en
+Écosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnêteté mon
+interlocuteur. C'était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me
+connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d'une
+confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main
+quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je
+fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité
+ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était,
+littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent
+de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune
+homme que j'étais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des
+choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de
+vue mondain) dans l'idée qu'il continua à se faire de moi. Et somme
+toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours
+dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait
+sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée
+fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons
+pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant
+voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
+aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que
+commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile
+dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que
+j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. «Elle n'est
+pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de
+libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus.» En
+réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à
+placer ses locutions favorites. «Mais Zola n'est pas un réaliste,
+madame! c'est un poète!» dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études
+critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à
+son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain
+d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle
+jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter
+par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci,
+plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être
+renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa
+respiration, qu'elle dit:
+
+--Zola un poète!
+
+--Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de
+suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
+touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui... porte
+bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier épique!
+C'est l'Homère de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire
+le mot de Cambronne.
+
+Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse
+était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas
+échangé contre un séjour à Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la
+flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par
+tant de sel.
+
+--Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
+
+--Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de
+Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui
+voulait dire: «Est-elle assez idiote!»
+
+--Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un
+regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie
+elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser
+paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du
+mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes
+tant elle était conscience à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement
+les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe
+aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
+justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous
+avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste
+que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture
+d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez
+elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui
+figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
+j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté
+le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la
+personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et
+s'inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que
+c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa
+spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout
+de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais
+plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines
+à Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop
+peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois
+qu'il nous a collé des croûtes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce
+monsieur est pour M. Elstir une espèce de Mécène qui l'a lancé, et l'a
+souvent tiré d'embarras en lui commandant des tableaux. Par
+reconnaissance--si vous appelez cela de la reconnaissance, ça dépend des
+goûts--il l'a peint dans cet endroit-là où avec son air endimanché il
+fait un assez drôle d'effet. Ça peut être un pontife très calé, mais il
+ignore évidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de
+forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a
+l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous
+me semblez tout à fait féru de ces tableaux. Si j'avais su ça, je me
+serais tuyauté pour vous répondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se
+mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que
+s'il s'agissait de la _Source_ d'Ingres ou des _Enfants d'Édouard_ de
+Paul Delaroche. Ce qu'on apprécie là dedans, c'est que c'est finement
+observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être
+un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples
+pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait
+le toupet de vouloir nous faire acheter une _Botte d'Asperges_. Elles
+sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le
+tableau, une botte d'asperges précisément semblables à celles que vous
+êtes en train d'avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges
+de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une
+botte d'asperges! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs! Je
+l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des personnages,
+cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de
+voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela.»
+
+--Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse
+qui n'aimait pas qu'on dépréciât ce que ses salons contenaient. Je suis
+loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y
+a à prendre et à laisser. Mais ce n'est toujours pas sans talent. Et il
+faut avouer que ceux que j'ai achetés sont d'une beauté rare.
+
+--Oriane, dans ce genre-là je préfère mille fois la petite étude de M.
+Vibert que nous avons vue à l'Exposition des aquarellistes. Ce n'est
+rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y
+a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire décharné, sale,
+devant ce prélat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est tout un
+petit poème de finesse et même de profondeur.
+
+--Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme
+est agréable.
+
+--Il est intelligent, dit le duc, on est étonné, quand on cause avec
+lui, que sa peinture soit si vulgaire.
+
+--Il est plus qu'intelligent, il est même assez spirituel, dit la
+duchesse de l'air entendu et dégustateur d'une personne qui s'y connaît.
+
+--Est-ce qu'il n'avait pas commencé un portrait de vous, Oriane? demanda
+la princesse de Parme.
+
+--Si, en rouge écrevisse, répondit Mme de Guermantes, mais ce n'est pas
+cela qui fera passer son nom à la postérité. C'est une horreur, Basin
+voulait le détruire. Cette phrase-là, Mme de Guermantes la disait
+souvent. Mais d'autres fois, son appréciation était autre: «Je n'aime
+pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi.» L'un
+de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient à la
+duchesse de son portrait, l'autre à ceux qui ne lui en parlaient pas et
+à qui elle désirait en apprendre l'existence. Le premier lui était
+inspiré par la coquetterie, le second par la vanité.
+
+--Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas un
+portrait, c'est un mensonge: moi qui sais à peine tenir un pinceau, il
+me semble que si je vous peignais, rien qu'en représentant ce que je
+vois je ferais un chef-d'oeuvre, dit naïvement la princesse de Parme.
+
+--Il me voit probablement comme je me vois, c'est-à-dire dépourvue
+d'agrément, dit Mme de Guermantes avec le regard à la fois mélancolique,
+modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre
+que ne l'avait montrée Elstir.
+
+--Ce portrait ne doit pas déplaire à Mme de Gallardon, dit le duc.
+
+--Parce qu'elle ne s'y connaît pas en peinture? demanda la princesse de
+Parme qui savait que Mme de Guermantes méprisait infiniment sa cousine.
+Mais c'est une très bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air
+d'étonnement profond. «Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la
+princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait
+aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille _poison_», reprit
+Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limité à toutes
+ces vieilles expressions, était savoureux comme ces plats possibles à
+découvrir dans les livres délicieux de Pampille, mais dans la réalité
+devenus si rares, où les gelées, le beurre, le jus, les quenelles sont
+authentiques, ne comportent aucun alliage, et même où on fait venir le
+sel des marais salants de Bretagne: à l'accent, au choix des mots on
+sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de
+Guermantes. Par là, la duchesse différait profondément de son neveu
+Saint-Loup, envahi par tant d'idées et d'expressions nouvelles; il est
+difficile, quand on est troublé par les idées de Kant et la nostalgie de
+Baudelaire, d'écrire le français exquis d'Henri IV, de sorte que la
+pureté même du langage de la duchesse était un signe de limitation, et
+qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilité étaient restées fermées
+à toutes les nouveautés. Là encore l'esprit de Mme de Guermantes me
+plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait précisément
+la matière de ma propre pensée) et tout ce qu'à cause de cela même il
+avait pu conserver, cette séduisante vigueur des corps souples qu'aucune
+épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont altérée.
+Son esprit d'une formation si antérieure au mien, était pour moi
+l'équivalent de ce que m'avait offert la démarche des jeunes filles de
+la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m'offrait,
+domestiquée et soumise par l'amabilité, par le respect envers les
+valeurs spirituelles, l'énergie et le charme d'une cruelle petite fille
+de l'aristocratie des environs de Combray, qui, dès son enfance, montait
+à cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'oeil aux lapins et,
+aussi bien qu'elle était restée une fleur de vertu, aurait pu, tant elle
+avait les mêmes élégances, pas mal d'années auparavant, être la plus
+brillante maîtresse du prince de Sagan. Seulement elle était incapable
+de comprendre ce que j'avais cherché en elle--le charme du nom de
+Guermantes--et le petit peu que j'y avais trouvé, un reste provincial de
+Guermantes. Nos relations étaient-elles fondées sur un malentendu qui ne
+pouvait manquer de se manifester dès que mes hommages, au lieu de
+s'adresser à la femme relativement supérieure qu'elle se croyait être,
+iraient vers quelque autre femme aussi médiocre et exhalant le même
+charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours
+entre un jeune homme rêveur et une femme du monde, mais qui le trouble
+profondément, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses
+facultés d'imagination et n'a pas pris son parti des déceptions
+inévitables qu'il doit éprouver auprès des êtres, comme au théâtre, en
+voyage et même en amour. M. de Guermantes ayant déclaré (suite aux
+asperges d'Elstir et à celles qui venaient d'être servies après le
+poulet financière) que les asperges vertes poussées à l'air et qui,
+comme dit si drôlement l'auteur exquis qui signe E. de
+Clermont-Tonnerre, «n'ont pas la rigidité impressionnante de leurs
+soeurs» devraient être mangées avec des oeufs: «Ce qui plaît aux uns
+déplaît aux autres, et _vice versa_», répondit M. de Bréauté. Dans la
+province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin
+régal que des oeufs d'ortolan complètement pourris.» M. de Bréauté,
+auteur d'une étude sur les Mormons, parue dans la _Revue des
+Deux-Mondes_, ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques,
+mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom
+d'intelligence. De sorte qu'à sa présence, du moins assidue, chez une
+femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il prétendait
+détester le monde et assurait séparément à chaque duchesse que c'était à
+cause de son esprit et de sa beauté qu'il la recherchait. Toutes en
+étaient, persuadées. Chaque fois que, la mort dans l'âme, il se
+résignait à aller à une grande soirée chez la princesse de Parme, il les
+convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi
+qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa réputation d'intellectuel
+survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l'esprit des
+Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages
+scientifiques à l'époque des bals, et quand une personne snob, par
+conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait
+une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se
+laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme, mais
+faisait croire aux naïfs, c'est-à-dire à tout le monde, qu'il en était
+exempt. «Babal sait toujours tout! s'écria la duchesse de Guermantes. Je
+trouve charmant un pays où on veut être sûr que votre crémier vous vende
+des oeufs bien pourris, des oeufs de l'année de la comète. Je me vois
+d'ici y trempant ma mouillette beurrée. Je dois dire que cela arrive
+chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu'on serve des choses en
+putréfaction, même des oeufs (et comme Mme d'Arpajon se récriait): Mais
+voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est déjà
+dans l'oeuf. Je ne sais même pas comment ils ont la sagesse de s'y tenir.
+Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est
+pas indiqué sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir dîner
+avant-hier, il y avait une barbue à l'acide phénique! Ça n'avait pas
+l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment
+Norpois pousse la fidélité jusqu'à l'héroïsme: il en a repris!»
+
+--Je crois vous avoir vu à dîner chez elle le jour où elle a fait cette
+sortie à ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-être pour donner à un nom
+israélite l'air plus étranger, ne prononça pas le _ch_ de Bloch comme un
+_k_, mais comme dans _hoch_ en allemand) qui avait dit de je ne sais
+plus quel _poite_ (poète) qu'il était sublime. Châtellerault avait beau
+casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les
+coups de genou de mon neveu destinés à une jeune femme assise tout
+contre lui (ici M. de Guermantes rougit légèrement). Il ne se rendait
+pas compte qu'il agaçait notre tante avec ses «sublimes» donnés en
+veux-tu en voilà. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa langue dans
+sa poche, lui a riposté: «Hé, monsieur, que garderez-vous alors pour M.
+de Bossuet.» (M. de Guermantes croyait que devant un nom célèbre,
+monsieur et une particule étaient essentiellement ancien régime.)
+C'était à payer sa place.
+
+--Et qu'a répondu ce M. Bloch? demanda distraitement Mme de Guermantes,
+qui, à court d'originalité à ce moment-là, crut devoir copier la
+prononciation germanique de son mari.
+
+--Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demandé son reste, il court
+encore.
+
+--Mais oui, je me rappelle très bien vous avoir vu ce jour-là, me dit
+d'un ton marqué Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait
+quelque chose qui dût beaucoup me flatter. C'est toujours très
+intéressant chez ma tante. A la dernière soirée où je vous ai justement
+rencontré, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passé
+près de nous n'était pas François Coppée. Vous devez savoir tous les
+noms, me dit-elle avec une envie sincère pour mes relations poétiques et
+aussi par amabilité à mon «égard», pour poser davantage aux yeux de ses
+invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. J'assurai à la
+duchesse que je n'avais vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de
+Villeparisis. «Comment! me dit étourdiment Mme de Guermantes, avouant
+par là que son respect pour les gens de lettres et son dédain du monde
+étaient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-être même qu'elle ne
+croyait, comment! il n'y avait pas de grands écrivains! Vous m'étonnez,
+il y avait pourtant des têtes impossibles!» Je me souvenais très bien de
+ce soir-là, à cause d'un incident absolument insignifiant. Mme de
+Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais mon
+camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une
+vieille Anglaise un peu folle, n'avait répondu que par monosyllabes aux
+prolixes paroles de l'ancienne Beauté quand Mme de Villeparisis, la
+présentant à quelqu'un d'autre, avait prononcé, très distinctement cette
+fois: «la baronne Alphonse de Rothschild». Alors étaient entrées
+subitement dans les artères de Bloch et d'un seul coup tant d'idées de
+millions et de prestige, lesquelles eussent dû être prudemment
+subdivisées, qu'il avait eu comme un coup au coeur, un transport au
+cerveau et s'était écrié en présence de l'aimable vieille dame: «Si
+j'avais su!» exclamation dont la stupidité l'avait empêché de dormir
+pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'intérêt, mais je m'en
+souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une
+émotion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. «Je crois que Mme de
+Villeparisis n'est pas absolument... morale», dit la princesse de Parme,
+qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce
+que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement.
+Mais Mme de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle ajouta:
+
+--Mais à ce degré-là, l'intelligence fait tout passer.
+
+--Mais vous vous faites de ma tante l'idée qu'on s'en fait généralement,
+répondit la duchesse, et qui est, en somme, très fausse. C'est justement
+ce que me disait Mémé pas plus tard qu'hier. Elle rougit, un souvenir
+inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus
+lui avait demandé de me désinviter, comme il m'avait fait prier par
+Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la
+rougeur--d'ailleurs incompréhensible pour moi--qu'avait eue le duc en
+parlant à un moment de son frère ne pouvait pas être attribuée à la même
+cause: «Ma pauvre tante! elle gardera la réputation d'une personne de
+l'ancien régime, d'un esprit éblouissant et d'un dévergondage effréné.
+Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne;
+elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a
+été la maîtresse d'un grand peintre, mais il n'a jamais pu lui faire
+comprendre ce que c'était qu'un tableau; et quant à sa vie, bien loin
+d'être une personne dépravée, elle était tellement faite pour le
+mariage, elle était tellement née conjugale, que n'ayant pu conserver un
+époux, qui était du reste une canaille, elle n'a jamais eu une liaison
+qu'elle n'ait pris aussi au sérieux que si c'était une union légitime,
+avec les mêmes susceptibilités, les mêmes colères, la même fidélité.
+Remarquez que ce sont quelquefois les plus sincères, il y a en somme
+plus d'amants que de maris inconsolables.»
+
+--Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frère Palamède dont
+vous êtes en train de parler; il n'y a pas de maîtresse qui puisse rêver
+d'être pleurée comme l'a été cette pauvre Mme de Charlus.
+
+--Ah! répondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas être
+tout à fait de son avis. Tout le monde n'aime pas être pleuré de la même
+manière, chacun a ses préférences.
+
+--Enfin il lui a voué un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu'on
+fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites
+pour les vivants.
+
+--D'abord, répondit Mme de Guermantes sur un ton rêveur qui contrastait
+avec son intention gouailleuse, on va à leur enterrement, ce qu'on ne
+fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air
+malicieux M. de Bréauté comme pour le provoquer à rire de l'esprit de la
+duchesse. «Mais enfin j'avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que
+la manière dont je souhaiterais d'être pleurée par un homme que
+j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-frère.» La figure du duc se
+rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme portât des jugements à tort et à
+travers, surtout sur M. de Charlus. «Vous êtes difficile. Son regret a
+édifié tout le monde», dit-il d'un ton rogue. Mais la duchesse avait
+avec son mari cette espèce de hardiesse des dompteurs ou des gens qui
+vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: «Eh bien, non,
+qu'est-ce que vous voulez, c'est édifiant, je ne dis pas, il va tous
+les jours au cimetière lui raconter combien de personnes il a eues à
+déjeuner, il la regrette énormément, mais comme une cousine, comme une
+grand'mère, comme une soeur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il est vrai
+que c'était deux saints, ce qui rend le deuil un peu spécial.» M. de
+Guermantes, agacé du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une
+immobilité terrible des prunelles toutes chargées. «Ce n'est pas pour
+dire du mal du pauvre Mémé, qui, entre parenthèses, n'était pas libre ce
+soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il
+est délicieux, il a une délicatesse, un coeur comme les hommes n'en ont
+pas généralement. C'est un coeur de femme, Mémé!»
+
+--Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes,
+Mémé n'a rien d'efféminé, personne n'est plus viril que lui.
+
+--Mais je ne vous dis pas qu'il soit efféminé le moins du monde.
+Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah! celui-là, dès
+qu'il croit qu'on veut toucher à son frère..., ajouta-t-elle en se
+tournant vers la princesse de Parme.
+
+--C'est très gentil, c'est délicieux à entendre. Il n'y a rien de si
+beau que deux frères qui s'aiment, dit la princesse de Parme, comme
+l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir à une
+famille princière, et à une famille par le sang, par l'esprit fort
+populaire.
+
+--Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai
+vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un
+service. Le duc de Guermantes fronça son sourcil jupitérien. Quand il
+n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en
+chargeât, sachant que cela reviendrait au même et que les personnes à
+qui la duchesse avait été obligée de le demander l'inscriraient au débit
+commun de ménage, tout aussi bien que s'il avait été demandé par le mari
+seul.
+
+--Pourquoi ne me l'a-t-il pas demandé lui-même? dit la duchesse, il est
+resté deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu être ennuyeux.
+Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de
+gens du monde, l'intelligence de savoir rester bête. Seulement, c'est ce
+badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence
+ouverte... ouverte à toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il vous
+parle du Maroc, c'est affreux.
+
+--Il ne veut pas y retourner, à cause de Rachel, dit le prince de Foix.
+
+--Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Bréauté.
+
+--Ils ont si peu rompu que je l'ai trouvée il y a deux jours dans la
+garçonnière de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens brouillés, je
+vous assure, répondit le prince de Foix qui aimait à répandre tous les
+bruits pouvant faire manquer un mariage à Robert et qui d'ailleurs
+pouvait être trompé par les reprises intermittentes d'une liaison en
+effet finie.
+
+--Cette Rachel m'a parlé de vous, je la vois comme ça en passant le
+matin aux Champs-Élysées, c'est une espèce d'évaporée comme vous dites,
+ce que vous appelez une dégrafée, une sorte de «Dame aux Camélias», au
+figuré bien entendu.
+
+Ce discours m'était tenu par le prince Von qui tenait à avoir l'air au
+courant de la littérature française et des finesses parisiennes.
+
+--Justement c'est à propos du Maroc... s'écria la princesse saisissant
+précipitamment ce joint.
+
+--Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda sévèrement M. de
+Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-là, il le sait
+bien.
+
+--Il croit qu'il a inventé la stratégie, poursuivit Mme de Guermantes,
+et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui
+n'empêche pas qu'il fait des pâtés dans ses lettres. L'autre jour, il a
+dit qu'il avait mangé des pommes de terre _sublimes_, et qu'il avait
+trouvé à louer une baignoire _sublime_.
+
+--Il parle latin, enchérit le duc.
+
+--Comment, latin? demanda la princesse.
+
+--Ma parole d'honneur! que Madame demande à Oriane si j'exagère.
+
+--Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase,
+d'un seul trait: «Je ne connais pas d'exemple de _Sic transit gloria
+mundi_ plus touchant»; je dis la phrase à Votre Altesse parce qu'après
+vingt questions et en faisant appel à des _linguistes_, nous sommes
+arrivés à la reconstituer, mais Robert a jeté cela sans reprendre
+haleine, on pouvait à peine distinguer qu'il y avait du latin là dedans,
+il avait l'air d'un personnage du _Malade imaginaire_! Et tout ça
+s'appliquait à la mort de l'impératrice d'Autriche!
+
+--Pauvre femme! s'écria la princesse, quelle délicieuse créature
+c'était.
+
+--Oui, répondit la duchesse, un peu folle, un peu insensée, mais c'était
+une très bonne femme, une gentille folle très aimable, je n'ai seulement
+jamais compris pourquoi elle n'avait jamais acheté un râtelier qui tînt,
+le sien se décrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle était
+obligée de les interrompre pour ne pas l'avaler.
+
+--Cette Rachel m'a parlé de vous, elle m'a dit que le petit Saint-Loup
+vous adorait, vous préférait même à elle, me dit le prince Von, tout en
+mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpétuel
+découvrait toutes les dents.
+
+--Mais alors elle doit être jalouse de moi et me détester, répondis-je.
+
+--Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La maîtresse du
+prince de Foix serait peut-être jalouse s'il vous préférait à elle. Vous
+ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela.
+
+--Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus à onze heures.
+
+--Tiens, il m'a fait demander hier de venir dîner ce soir, mais de ne
+pas venir après onze heures moins le quart. Mais si vous tenez à aller
+chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au Théâtre-Français, vous serez
+dans la périphérie, dit le prince qui croyait sans doute que cela
+signifiait «à proximité» ou peut-être «le centre».
+
+Mais ses yeux dilatés dans sa grosse et belle figure rouge me firent
+peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette
+réponse ne me semblait pas blessante. Le prince en reçut sans doute une
+impression différente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.
+
+«Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel chagrin
+elle doit avoir!» dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de
+Parme. Car ces paroles ne m'étaient arrivées qu'indistinctes à travers
+celles, plus proches, que m'avait adressées pourtant fort bas le prince
+Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'être entendu
+de M. de Foix.
+
+--Ah! non, répondit la duchesse, ça, je crois qu'elle n'en a aucun.
+
+--Aucun? vous êtes toujours dans les extrêmes, Oriane, dit M. de
+Guermantes reprenant son rôle de falaise qui, en s'opposant à la vague,
+la force à lancer plus haut son panache d'écume.
+
+--Basin sait encore mieux que moi que je dis la vérité, répondit la
+duchesse, mais il se croit obligé de prendre des airs sévères à cause de
+votre présence et il a peur que je vous scandalise.
+
+--Oh! non, je vous en prie, s'écria la princesse de Parme, craignant
+qu'à cause d'elle on n'altérât en quelque chose ces délicieux mercredis
+de la duchesse de Guermantes, ce fruit défendu auquel la reine de Suède
+elle-même n'avait pas encore eu le droit de goûter.
+
+--Mais c'est à lui-même qu'elle a répondu, comme il lui disait, d'un
+air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce
+un chagrin pour votre Majesté? «Non, ce n'est pas un grand deuil, c'est
+un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma soeur.» La vérité c'est
+qu'elle est enchantée comme cela, Basin le sait très bien, elle nous a
+invités à une fête le jour même et m'a donné deux perles. Je voudrais
+qu'elle perdît une soeur tous les jours! Elle ne pleure pas la mort de sa
+soeur, elle la rit aux éclats. Elle se dit probablement, comme Robert,
+que _sic transit_, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie,
+quoiqu'elle sût très bien.
+
+D'ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l'esprit, et
+du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d'Alençon, morte
+tragiquement aussi, avait un grand coeur et a sincèrement pleuré les
+siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles soeurs bavaroises,
+ses cousines, pour l'ignorer.
+
+--Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme
+en saisissant à nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien
+involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous
+connaissez le général de Monserfeuil.
+
+--Très peu, répondit la duchesse qui était intimement liée avec cet
+officier. La princesse expliqua ce que désirait Saint-Loup.
+
+--Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre,
+répondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont les
+relations avec le général de Monserfeuil semblaient s'être rapidement
+espacées depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose. Cette
+incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme:
+«Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous
+lui avez déjà demandé deux choses qu'il n'a pas faites. Ma femme a la
+rage d'être aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la
+princesse à retirer sa demande sans que cela pût faire douter de
+l'amabilité de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetât la chose sur
+son propre caractère à lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait
+ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce
+qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a
+pas de meilleure manière de faire échouer la chose. Oriane a trop
+demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d'elle maintenant, c'est
+une raison pour qu'il refuse.»
+
+--Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien,
+dit Mme de Parme.
+
+--Naturellement, conclut le duc.
+
+--Ce pauvre général, il a encore été battu aux élections, dit la
+princesse de Parme pour changer de conversation.
+
+--Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septième fois, dit le duc qui,
+ayant dû lui-même renoncer à la politique, aimait assez les insuccès
+électoraux des autres.
+
+--Il s'est consolé en voulant faire un nouvel enfant à sa femme.
+
+--Comment! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'écria
+la princesse.
+
+--Mais parfaitement, répondit la duchesse, c'est le seul
+_arrondissement_ où le pauvre général n'a jamais échoué.
+
+Je ne devais plus cesser par la suite d'être continuellement invité,
+fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont je m'étais
+autrefois figuré les convives comme les apôtres de la Sainte-Chapelle.
+Ils se réunissaient là en effet, comme les premiers chrétiens, non pour
+partager seulement une nourriture matérielle, d'ailleurs exquise, mais
+dans une sorte de Cène sociale; de sorte qu'en peu de dîners j'assimilai
+la connaissance de tous les amis de mes hôtes, amis auxquels ils me
+présentaient avec une nuance de bienveillance si marquée (comme
+quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement préféré), qu'il
+n'est pas un d'entre eux qui n'eût cru manquer au duc et à la duchesse
+s'il avait donné un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en même
+temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des
+Guermantes, je savourais des ortolans accommodés selon les différentes
+recettes que le duc élaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour
+qui s'était déjà assis plus d'une fois à la table mystique, la
+manducation de ces derniers n'était pas indispensable. De vieux amis de
+M. et de Mme de Guermantes venaient les voir après dîner, «en
+cure-dents» aurait dit Mme Swann, sans être attendus, et prenaient
+l'hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l'été un verre
+d'orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On
+n'avait jamais connu, des Guermantes, dans ces après-dîners au jardin,
+que l'orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d'autres
+rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition, de même qu'un grand
+raout dans le faubourg Saint-Germain n'est plus un raout s'il y a une
+comédie ou de la musique. Il faut qu'on soit censé venir simplement--y
+eût-il cinq cents personnes--faire une visite à la princesse de
+Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus à
+l'orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite,
+de poire cuite. Je pris en inimitié, à cause de cela, le prince
+d'Agrigente qui, comme tous les gens dépourvus d'imagination, mais non
+d'avarice, s'émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la
+permission d'en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d'Agrigente,
+en diminuant ma ration, gâtait mon plaisir. Car ce jus de fruit n'est
+jamais en assez grande quantité pour qu'il désaltère. Rien ne lasse
+moins que cette transposition en saveur, de la couleur d'un fruit,
+lequel cuit semble rétrograder vers la saison des fleurs. Empourpré
+comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zéphir
+sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte
+à goutte, et M. d'Agrigente m'empêchait, régulièrement, de m'en
+rassasier. Malgré ces compotes, l'orangeade traditionnelle subsista
+comme le tilleul. Sous ces modestes espèces, la communion sociale n'en
+avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme de
+Guermantes étaient tout de même, comme je me les étais d'abord figurés,
+restés plus différents que leur aspect décevant ne m'eût porté à le
+croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en même
+temps que l'invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable.
+Or, ce ne pouvait être par snobisme, étant eux-mêmes d'un rang auquel
+nul autre n'était supérieur; ni par amour du luxe: ils l'aimaient
+peut-être, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en
+connaître un splendide, car, ces mêmes soirs, la femme charmante d'un
+richissime financier eût tout fait pour les avoir à des chasses
+éblouissantes qu'elle donnerait pendant deux jours pour le roi
+d'Espagne. Ils avaient refusé néanmoins et étaient venus à tout hasard
+voir si Mme de Guermantes était chez elle. Ils n'étaient même pas
+certains de trouver là des opinions absolument conformes aux leurs, ou
+des sentiments spécialement chaleureux; Mme de Guermantes lançait
+parfois sur l'affaire Dreyfus, sur la République, sur les lois
+antireligieuses, ou même, à mi-voix, sur eux-mêmes, sur leurs
+infirmités, sur le caractère ennuyeux de leur conversation, des
+réflexions qu'ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans
+doute, s'ils gardaient là leurs habitudes, était-ce par éducation
+affinée du gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et
+première qualité du mets social, au goût familier, rassurant et sapide,
+sans mélange, non frelaté, dont ils savaient l'origine et l'histoire
+aussi bien que celle qui la leur servait, restés plus «nobles» en cela
+qu'ils ne le savaient eux-mêmes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus
+présenté après dîner, le hasard fit qu'il y eut ce général de
+Monserfeuil dont avait parlé la princesse de Parme et que Mme de
+Guermantes, du salon de qui il était un des habitués, ne savait pas
+devoir venir ce soir-là. Il s'inclina devant moi, en entendant mon nom,
+comme si j'eusse été président du Conseil supérieur de la guerre.
+J'avais cru que c'était simplement par quelque inserviabilité foncière,
+et pour laquelle le duc, comme pour l'esprit, sinon pour l'amour, était
+le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusé de
+recommander son neveu à M. de Monserfeuil. Et je voyais là une
+indifférence d'autant plus coupable que j'avais cru comprendre par
+quelques mots échappés à la princesse de Parme que le poste de Robert
+était dangereux et qu'il était prudent de l'en faire changer. Mais ce
+fut par la véritable méchanceté de Mme de Guermantes que je fus révolté
+quand, la princesse de Parme ayant timidement proposé d'en parler
+d'elle-même et pour son compte au général, la duchesse fit tout ce
+qu'elle put pour en détourner l'Altesse.
+
+--Mais Madame, s'écria-t-elle, Monserfeuil n'a aucune espèce de crédit
+ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d'épée
+dans l'eau.
+
+--Je crois qu'il pourrait nous entendre, murmura la princesse en
+invitant la duchesse à parler plus bas.
+
+--Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit sans
+baisser la voix la duchesse, que le général entendit parfaitement.
+
+--C'est que je crois que M. de Saint-Loup n'est pas dans un endroit très
+rassurant, dit la princesse.
+
+--Que voulez-vous, répondit la duchesse, il est dans le cas de tout le
+monde, avec la différence que c'est lui qui a demandé à y aller. Et
+puis, non, ce n'est pas dangereux; sans cela vous pensez bien que je
+m'en occuperais. J'en aurais parlé à Saint-Joseph pendant le dîner. Il
+est beaucoup plus influent, et d'un travailleur! Vous voyez, il est déjà
+parti. Du reste ce serait moins délicat qu'avec celui-ci, qui a
+justement trois de ses fils au Maroc et n'a pas voulu demander leur
+changement; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient,
+j'en parlerai à Saint-Joseph... si je le vois, ou à Beautreillis. Mais
+si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a expliqué
+l'autre jour où c'était. Je crois qu'il ne peut être nulle part mieux
+que là.
+
+«Quelle jolie fleur, je n'en avais jamais vu de pareille, il n'y a que
+vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles!» dit la princesse de
+Parme qui, de peur que le général de Monserfeuil n'eût entendu la
+duchesse, cherchait à changer de conversation. Je reconnus une plante de
+l'espèce de celles qu'Elstir avait peintes devant moi.
+
+--Je suis enchantée qu'elle vous plaise; elles sont ravissantes,
+regardez leur petit tour de cou de velours mauve; seulement, comme il
+peut arriver à des personnes très jolies et très bien habillées, elles
+ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgré cela, je les aime
+beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c'est qu'elles vont mourir.
+
+--Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupées, dit la
+princesse.
+
+--Non, répondit la duchesse en riant, mais ça revient au même, comme ce
+sont des dames. C'est une espèce de plantes où les dames et les
+messieurs ne se trouvent pas sur le même pied. Je suis comme les gens
+qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela
+je n'aurai pas de petits!
+
+--Comme c'est curieux. Mais alors dans la nature...
+
+--Oui! il y a certains insectes qui se chargent d'effectuer le mariage,
+comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiancé et la
+fiancée se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande à mon
+domestique de mettre ma plante à la fenêtre le plus qu'il peut, tantôt
+du côté cour, tantôt du côté jardin, dans l'espoir que viendra l'insecte
+indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait
+qu'il ait justement été voir une personne de la même espèce et d'un
+autre sexe, et qu'il ait l'idée de venir mettre des cartes dans la
+maison. Il n'est pas venu jusqu'ici, je crois que ma plante est toujours
+digne d'être rosière, j'avoue qu'un peu plus de dévergondage me
+plairait mieux. Tenez, c'est comme ce bel arbre qui est dans la cour, il
+mourra sans enfants parce que c'est une espèce très rare dans nos pays.
+Lui, c'est le vent qui est chargé d'opérer l'union, mais le mur est un
+peu haut.
+
+--En effet, dit M. de Bréauté, vous auriez dû le faire abattre de
+quelques centimètres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des
+opérations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu'il y
+avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout à l'heure,
+duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier. Celle-là
+produit bien des fleurs à la fois masculines et féminines, mais une
+sorte de paroi dure, placée entre elles, empêche toute communication.
+Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour où un jeune
+nègre natif de la Réunion et nommé Albins, ce qui, entre parenthèses,
+est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l'idée,
+à l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes séparés.
+
+--Babal, vous êtes divin, vous savez tout, s'écria la duchesse.
+
+--Mais vous-même, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je ne me
+doutais pas, dit la princesse.
+
+--Je dirai à Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours beaucoup
+parlé de botanique. Quelquefois, quand cela nous embêtait trop d'aller à
+un thé ou à une matinée, nous partions pour la campagne et il me
+montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup
+plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On
+n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a
+l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il a
+fait lui-même un mariage encore beaucoup plus étonnant et qui rend tout
+difficile. Ah! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps
+à faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaît
+quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'intéressantes, il faut
+qu'il fasse le mariage de Swann. Placée entre le renoncement aux
+promenades botaniques et l'obligation de fréquenter une personne
+déshonorante, j'ai choisi la première de ces deux calamités. D'ailleurs,
+au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il paraît que, rien
+que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de
+choses inconvenantes que la nuit... dans le bois de Boulogne! Seulement
+cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait très
+simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très
+poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant
+d'entrer dans une fleur. Et tout est consommé!
+
+--La commode sur laquelle la plante est posée est splendide aussi, c'est
+Empire, je crois, dit la princesse qui, n'étant pas familière avec les
+travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la
+signification des plaisanteries de la duchesse.
+
+--N'est-ce pas, c'est beau? Je suis ravie que Madame l'aime, répondit la
+duchesse. C'est une pièce magnifique. Je vous dirai que j'ai toujours
+adoré le style Empire, même au temps où cela n'était pas à la mode. Je
+me rappelle qu'à Guermantes je m'étais fait honnir de ma belle-mère
+parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides
+meubles Empire que Basin avait hérités des Montesquiou, et que j'en
+avais meublé l'aile que j'habitais. M. de Guermantes sourit. Il devait
+pourtant se rappeler que les choses s'étaient passées d'une façon fort
+différente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le
+mauvais goût de sa belle-mère ayant été de tradition pendant le peu de
+temps où le prince avait été épris de sa femme, à son amour pour la
+seconde avait survécu un certain dédain pour l'infériorité d'esprit de
+la première, dédain qui s'alliait d'ailleurs à beaucoup d'attachement et
+de respect. «Les Iéna ont le même fauteuil avec incrustations de
+Wetgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien, dit la duchesse du
+même air d'impartialité que si elle n'avait possédé aucun de ces deux
+meubles; je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que
+je n'ai pas.» La princesse de Parme garda le silence. «Mais c'est vrai,
+Votre Altesse ne connaît pas leur collection. Oh! elle devrait
+absolument y venir une fois avec moi. C'est une des choses les plus
+magnifiques de Paris, c'est un musée qui serait vivant.» Et comme cette
+proposition était une des audaces les plus Guermantes de la duchesse,
+parce que les Iéna étaient pour la princesse de Parme de purs
+usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de
+Guastalla, Mme de Guermantes en la lançant ainsi ne se retint pas (tant
+l'amour qu'elle portait à sa propre originalité l'emportait encore sur
+sa déférence pour la princesse de Parme) de jeter sur les autres
+convives des regards amusés et souriants. Eux aussi s'efforçaient de
+sourire, à la fois effrayés, émerveillés, et surtout ravis de penser
+qu'ils étaient témoins de la «dernière» d'Oriane et pourraient la
+raconter «tout chaud». Ils n'étaient qu'à demi stupéfaits, sachant que
+la duchesse avait l'art de faire litière de tous les préjugés
+Courvoisier pour une réussite de vie plus piquante et plus agréable.
+N'avait-elle pas, au cours de ces dernières années, réuni à la princesse
+Mathilde le duc d'Aumale qui avait écrit au propre frère de la princesse
+la fameuse lettre: «Dans ma famille tous les hommes sont braves et
+toutes les femmes sont chastes?» Or, les princes le restant même au
+moment où ils paraissent vouloir oublier qu'ils le sont, le duc d'Aumale
+et la princesse Mathilde s'étaient tellement plu chez Mme de Guermantes
+qu'ils étaient ensuite allés l'un chez l'autre, avec cette faculté
+d'oublier le passé que témoigna Louis XVIII quand il prit pour ministre
+Fouché qui avait voté la mort de son frère. Mme de Guermantes
+nourrissait le même projet de rapprochement entre la princesse Murat et
+la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait aussi
+embarrassée qu'auraient pu l'être les héritiers de la couronne des
+Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d'Orange et duc de
+Brabant, si on avait voulu leur présenter M. de Mailly Nesle, prince
+d'Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d'abord la duchesse, à
+qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier fût résolu à ignorer les
+Iéna) avaient à grand'peine fini par faire aimer le style Empire,
+s'écria:
+
+--Madame, sincèrement, je ne peux pas vous dire à quel point vous
+trouverez cela beau! J'avoue que le style Empire m'a toujours
+impressionnée. Mais, chez les Iéna, là, c'est vraiment comme une
+hallucination. Cette espèce, comment vous dire, de... reflux de
+l'expédition d'Égypte, et puis aussi de remontée jusqu'à nous de
+l'Antiquité, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent
+se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux
+candélabres, une Muse énorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer
+à la bouillotte ou qui est tranquillement montée sur votre cheminée et
+s'accoude à votre pendule, et puis toutes les lampes pompéiennes, les
+petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir été trouvés sur le Nil et
+d'où on s'attend à voir sortir Moïse, ces quadriges antiques qui
+galopent le long des tables de nuit...
+
+--On n'est pas très bien assis dans les meubles Empire, hasarda la
+princesse.
+
+--Non, répondit la duchesse, mais, ajouta Mme de Guermantes en insistant
+avec un sourire, j'aime être mal assise sur ces sièges d'acajou
+recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de
+guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand
+salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous
+assure que, chez les Iéna, on ne pense pas un instant à la manière dont
+on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire
+peinte à fresque sur le mur. Mon époux va me trouver bien mauvaise
+royaliste, mais je suis très mal pensante, vous savez, je vous assure
+que chez ces gens-là on en arrive à aimer tous ces N, toutes ces
+abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n'a
+pas été très gâté du côté gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de
+couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je
+trouve que ça a un certain chic! Votre Altesse devrait...
+
+--Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce
+ne sera pas facile.
+
+--Mais Madame verra que tout s'arrangera très bien. Ce sont de très
+bonnes gens, pas bêtes. Nous y avons mené Mme de Chevreuse, ajouta la
+duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a été ravie. Le fils
+est même très agréable... Ce que je vais dire n'est pas très convenable,
+ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit où on voudrait
+dormir--sans lui! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai été
+le voir une fois pendant qu'il était malade et couché. A côté de lui,
+sur le rebord du lit, il y avait sculptée une longue Sirène allongée,
+ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des
+espèces de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes,--en
+ralentissant son débit pour mettre encore mieux en relief les mots
+qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles lèvres, le
+fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la
+princesse un regard doux, fixe et profond,--qu'avec les palmettes et la
+couronne d'or qui était à côté, c'était émouvant; c'était tout à fait
+l'arrangement du _jeune Homme et la Mort_ de Gustave Moreau (Votre
+Altesse connaît sûrement ce chef-d'oeuvre). La princesse de Parme, qui
+ignorait même le nom du peintre, fit de violents mouvements de tête et
+sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau.
+Mais l'intensité de sa mimique ne parvint pas à remplacer cette lumière
+qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on
+veut nous parler.
+
+--Il est joli garçon, je crois? demanda-t-elle.
+
+--Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une reine
+Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pensé qu'il serait un
+peu ridicule pour un homme de développer cette ressemblance, et cela se
+perd dans des joues encaustiquées qui lui donnent un air assez mameluck.
+On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann,
+ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a été frappé de la
+ressemblance de cette Sirène avec _la Mort_ de Gustave Moreau. Mais
+d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant sérieux, afin
+de faire rire davantage, il n'y a pas à nous frapper, car c'était un
+rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.
+
+--On dit qu'il est snob? demanda M. de Bréauté d'un air malveillant,
+allumé et en attendant dans la réponse la même précision que s'il avait
+dit: «On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts à la main droite,
+est-ce vrai?»
+
+--M...on Dieu, n...on, répondit Mme de Guermantes avec un sourire de
+douce indulgence. Peut-être un tout petit peu snob d'apparence, parce
+qu'il est extrêmement jeune, mais cela m'étonnerait qu'il le fût en
+réalité, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme s'il y eût eu à
+son avis incompatibilité absolue entre le snobisme et l'intelligence.
+«Il est fin, je l'ai vu drôle», dit-elle encore en riant d'un air
+gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drôlerie sur
+quelqu'un exigeait une certaine expression de gaîté, ou comme si les
+saillies du duc de Guastalla lui revenaient à l'esprit en ce moment. «Du
+reste, comme il n'est pas reçu, ce snobisme n'aurait pas à s'exercer»,
+reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte
+la princesse de Parme.
+
+--Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l'appelle Mme
+Iéna, s'il apprend que je suis allée chez elle.
+
+--Mais comment, s'écria avec une extraordinaire vivacité la duchesse,
+vous savez que c'est nous qui avons cédé à Gilbert (elle s'en repentait
+amèrement aujourd'hui!) toute une salle de jeu Empire qui nous venait de
+Quiou-Quiou et qui est une splendeur! Il n'y avait pas la place ici où
+pourtant je trouve que ça faisait mieux que chez lui. C'est une chose de
+toute beauté, moitié étrusque, moitié égyptienne...
+
+--Égyptienne? demanda la princesse à qui étrusque disait peu de chose.
+
+--Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a expliqué,
+seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond,
+Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'Égypte du style Empire n'a
+aucun rapport avec la vraie Égypte, ni leurs Romains avec les Romains,
+ni leur Étrurie...
+
+--Vraiment! dit la princesse.
+
+--Mais non, c'est comme ce qu'on appelait un costume Louis XV sous le
+second Empire, dans la jeunesse d'Anna de Mouchy ou de la mère du cher
+Brigode. Tout à l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait
+l'autre jour de lui une chose, très belle d'ailleurs, un peu froide, où
+il y a un thème russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait cela
+russe. Et de même les peintres chinois ont cru copier Bellini.
+D'ailleurs même dans le même pays, chaque fois que quelqu'un regarde les
+choses d'une façon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient
+goutte à ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu'ils
+arrivent à distinguer.
+
+--Quarante ans! s'écria la princesse effrayée.
+
+--Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots
+(qui étaient presque des mots de moi, car j'avais justement émis devant
+elle une idée analogue), grâce à sa prononciation, l'équivalent de ce
+que pour les caractères imprimés on appelle italiques, c'est comme une
+espèce de premier individu isolé d'une espèce qui n'existe pas encore et
+qui pullulera, un individu doué d'une espèce de _sens_ que l'espèce
+humaine à son époque ne possède pas. Je ne peux guère me citer, parce
+que moi, au contraire, j'ai toujours aimé dès le début toutes les
+manifestations intéressantes, si nouvelles qu'elles fussent. Mais enfin
+l'autre jour j'ai été avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons
+passé devant _l'Olympia_ de Manet. Maintenant personne ne s'en étonne
+plus. Ç'a l'air d'une chose d'Ingres! Et pourtant Dieu sait ce que j'ai
+eu à rompre de lances pour ce tableau que je n'aime pas tout, mais qui
+est sûrement de quelqu'un. Sa place n'est peut-être pas tout à fait au
+Louvre.
+
+--Elle va bien, la grande-duchesse? demanda la princesse de Parme à qui
+la tante du tsar était infiniment plus familière que le modèle de Manet.
+
+--Oui, nous avons parlé de vous. Au fond, reprit la duchesse, qui tenait
+à son idée, la vérité c'est que, comme dit mon beau-frère Palamède, l'on
+a entre soi et chaque personne le mur d'une langue étrangère. Du reste
+je reconnais que ce n'est exact de personne autant que de Gilbert. Si
+cela vous amuse d'aller chez les Iéna, vous avez trop d'esprit pour
+faire dépendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme, qui est
+une chère créature innocente, mais enfin qui a des idées de l'autre
+monde. Je me sens plus rapprochée, plus consanguine de mon cocher, de
+mes chevaux, que de cet homme qui se réfère tout le temps à ce qu'on
+aurait pensé sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que,
+quand il se promène dans la campagne, il écarte les paysans d'un air
+bonasse, avec sa canne, en disant: «Allez, manants!» Je suis au fond
+aussi étonnée quand il me parle que si je m'entendais adresser la parole
+par les «gisants» des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a
+beau être mon cousin, elle me fait peur et je n'ai qu'une idée, c'est de
+la laisser dans son moyen âge. A part ça, je reconnais qu'il n'a jamais
+assassiné personne.
+
+--Je viens justement de dîner avec lui chez Mme de Villeparisis, dit le
+général, mais sans sourire ni adhérer aux plaisanteries de la duchesse.
+
+--Est-ce que M. de Norpois était là, demanda le prince Von, qui pensait
+toujours à l'Académie des Sciences morales.
+
+--Oui, dit le général. Il a même parlé de votre empereur.
+
+--Il paraît que l'empereur Guillaume est très intelligent, mais il
+n'aime pas la peinture d'Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui,
+répondit la duchesse, je partage sa manière de voir. Quoique Elstir ait
+fait un beau portrait de moi. Ah! vous ne le connaissez pas? Ce n'est
+pas ressemblant mais c'est curieux. Il est intéressant pendant les
+poses. Il m'a fait comme une espèce de vieillarde. Cela imite les
+_Régentes de l'hôpital_ de Hals. Je pense que vous connaissez ces
+sublimités, pour prendre une expression chère à mon neveu, dit en se
+tournant vers moi la duchesse qui faisait battre légèrement son éventail
+de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement
+sa tête en arrière, car tout en étant toujours grande dame, elle jouait
+un petit peu à la grande dame. Je dis que j'étais allé autrefois à
+Amsterdam et à La Haye, mais que, pour ne pas tout mêler, comme mon
+temps était limité, j'avais laissé de côté Haarlem.--Ah! La Haye, quel
+musée! s'écria M. de Guermantes.
+
+Je lui dis qu'il y avait sans doute admiré la _Vue de Delft_ de Vermeer.
+Mais le duc était moins instruit qu'orgueilleux. Aussi se contenta-t-il
+de me répondre d'un air de suffisance, comme chaque fois qu'on lui
+parlait d'une oeuvre d'un musée, ou bien du Salon, et qu'il ne se
+rappelait pas: «Si c'est à voir, je l'ai vu!»
+
+--Comment! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n'êtes pas allé
+à Haarlem? s'écria la duchesse. Mais quand même vous n'auriez eu qu'un
+quart d'heure c'est une chose extraordinaire à avoir vue que les Hals.
+Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut
+d'une impériale de tramway sans s'arrêter, s'ils étaient exposés dehors,
+devrait ouvrir les yeux tout grands.
+
+Cette parole me choqua comme méconnaissant la façon dont se forment en
+nous les impressions artistiques, et parce qu'elle semblait impliquer
+que notre oeil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend
+des instantanés.
+
+M. de Guermantes, heureux qu'elle me parlât avec une telle compétence
+des sujets qui m'intéressaient, regardait la prestance célèbre de sa
+femme, écoutait ce qu'elle disait de Frans Hals et pensait: «Elle est
+ferrée à glace sur tout. Mon jeune invité peut se dire qu'il a devant
+lui une grande dame d'autrefois dans toute l'acception du mot, et comme
+il n'y en a pas aujourd'hui une deuxième.» Tels je les voyais tous deux,
+retirés de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais
+menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux
+autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais
+inégalement, comme tant de ménages du faubourg Saint-Germain où la femme
+a eu l'art de s'arrêter à l'âge d'or, l'homme, la mauvaise chance de
+descendre à l'âge ingrat du passé, l'une restant encore Louis XV quand
+le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fût
+pareille aux autres femmes, ç'avait été pour moi d'abord une déception,
+c'était presque, par réaction, et tant de bons vins aidant, un
+émerveillement. Un Don Juan d'Autriche, une Isabelle d'Este, situés pour
+nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande
+histoire que le côté de Méséglise avec le côté de Guermantes. Isabelle
+d'Este fut sans doute, dans la réalité, une fort petite princesse,
+semblable à celles qui sous Louis XIV n'obtenaient aucun rang
+particulier à la cour. Mais, nous semblant d'une essence unique et, par
+suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d'une moindre
+grandeur, de sorte qu'un souper avec Louis XIV nous paraîtrait seulement
+offrir quelque intérêt, tandis qu'en Isabelle d'Este nous nous
+trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle
+héroïne de roman. Or, après avoir, en étudiant Isabelle d'Este, en la
+transplantant patiemment de ce monde féerique dans celui de l'histoire,
+constaté que sa vie, sa pensée, ne contenaient rien de cette étrangeté
+mystérieuse que nous avait suggérée son nom, une fois cette déception
+consommée, nous savons un gré infini à cette princesse d'avoir eu, de la
+peinture de Mantegna, des connaissances presque égales à celles,
+jusque-là méprisées par nous et mises, comme eût dit Françoise, «plus
+bas que terre», de M. Lafenestre. Après avoir gravi les hauteurs
+inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de
+la vie de la duchesse, j'éprouvais à y trouver les noms, familiers
+ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, hélas, de Vibert, le même
+étonnement qu'un voyageur, après avoir tenu compte, pour imaginer la
+singularité des moeurs dans un vallon sauvage de l'Amérique Centrale ou
+de l'Afrique du Nord, de l'éloignement géographique, de l'étrangeté des
+dénominations de la flore, éprouve à découvrir, une fois traversé un
+rideau d'aloès géants ou de mancenilliers, des habitants qui (parfois
+même devant les ruines d'un théâtre romain et d'une colonne dédiée à
+Vénus) sont en train de lire _Mérope_ ou _Alzire_. Et si loin, si à
+l'écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j'avais connues, la
+culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s'était efforcée, sans
+intérêt, sans raison d'ambition, de descendre au niveau de celles
+qu'elle ne connaîtrait jamais, avait le caractère méritoire, presque
+touchant à force d'être inutilisable, d'une érudition en matière
+d'antiquités phéniciennes chez un homme politique ou un médecin. «J'en
+aurais pu vous montrer un très beau, me dit aimablement Mme de
+Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, prétendent certaines
+personnes, et que j'ai hérité d'un cousin allemand. Malheureusement il
+s'est trouvé «fieffé» dans le château; vous ne connaissiez pas cette
+expression? moi non plus,» ajouta-t-elle par ce goût qu'elle avait de
+faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur les
+coutumes anciennes, mais auxquelles elle était inconsciemment et
+âprement attachée. «Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais
+j'avoue que je l'aurais été encore bien plus, si j'avais pu vous faire
+les honneurs de mon Hals, de ce tableau «fieffé».
+
+--Je le connais, dit le prince Von, c'est celui du grand-duc de Hesse.
+
+--Justement, son frère avait épousé ma soeur, dit M. de Guermantes, et
+d'ailleurs sa mère était cousine germaine de la mère d'Oriane.
+
+--Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me permettrai
+de dire que, sans avoir d'opinion sur ses oeuvres, que je ne connais pas,
+la haine dont le poursuit l'empereur ne me paraît pas devoir être
+retenue contre lui. L'empereur est d'une merveilleuse intelligence.
+
+--Oui, j'ai dîné deux fois avec lui, une fois chez ma tante Sagan, une
+fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l'ai trouvé
+curieux. Je ne l'ai pas trouvé simple! Mais il a quelque chose
+d'amusant, d'«obtenu», dit-elle en détachant le mot, comme un oeillet
+vert, c'est-à-dire une chose qui m'étonne et ne me plaît pas infiniment,
+une chose qu'il est étonnant qu'on ait pu faire, mais que je trouve
+qu'on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J'espère que je ne vous
+«choque» pas?
+
+--L'empereur est d'une intelligence inouïe, reprit le prince, il aime
+passionnément les arts; il a sur les oeuvres d'art un goût en quelque
+sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau, il
+le reconnaît tout de suite, il le prend en haine. S'il déteste quelque
+chose, il n'y a aucun doute à avoir, c'est que c'est excellent. (Tout le
+monde sourit.)
+
+--Vous me rassurez, dit la princesse.
+
+--Je comparerai volontiers l'empereur, reprit le prince qui, ne sachant
+pas prononcer le mot archéologue (c'est-à-dire comme si c'était écrit
+kéologue), ne perdait jamais une occasion de s'en servir, à un vieil
+archéologue (et le prince dit arshéologue) que nous avons à Berlin.
+Devant les anciens monuments assyriens le vieil arshéologue pleure. Mais
+si c'est du moderne truqué, si ce n'est pas vraiment ancien, il ne
+pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une pièce arshéologique est
+vraiment ancienne, on la porte au vieil arshéologue. S'il pleure, on
+achète la pièce pour le musée. Si ses yeux restent secs, on la renvoie
+au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je
+dîne à Potsdam, toutes les pièces dont l'empereur me dit: «Prince, il
+faut que vous voyiez cela, c'est plein de génialité», j'en prends note
+pour me garder d'y aller, et quand je l'entends fulminer contre une
+exposition, dès que cela m'est possible j'y cours.
+
+--Est-ce que Norpois n'est pas pour un rapprochement anglo-français? dit
+M. de Guermantes.
+
+--A quoi ça vous servirait? demanda d'un air à la fois irrité et finaud
+le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont
+tellement pêtes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires qu'ils
+vous aideraient. Mais on peut tout de même les juger sur la stupidité de
+leurs généraux. Un de mes amis a causé récemment avec Botha, vous savez,
+le chef boer. Il lui disait: «C'est effrayant une armée comme ça. J'aime,
+d'ailleurs, plutôt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis
+qu'un paysan, je les ai rossés dans toutes les batailles. Et à la
+dernière, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt fois
+supérieur, tout en me rendant parce que j'y étais obligé, j'ai encore
+trouvé le moyen de faire deux mille prisonniers! Ç'a été bien parce que
+je n'étais qu'un chef de paysans, mais si jamais ces imbéciles-là
+avaient à se mesurer avec une vraie armée européenne, on tremble pour
+eux de penser à ce qui arriverait! Du reste, vous n'avez qu'à voir que
+leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en
+Angleterre.» J'écoutais à peine ces histoires, du genre de celles que M.
+de Norpois racontait à mon père; elles ne fournissaient aucun aliment
+aux rêveries que j'aimais; et d'ailleurs, eussent-elles possédé ceux
+dont elles étaient dépourvues, qu'il les eût fallu d'une qualité bien
+excitante pour que ma vie intérieure pût se réveiller durant ces heures
+mondaines où j'habitais mon épiderme, mes cheveux bien coiffés, mon
+plastron de chemise, c'est-à-dire où je ne pouvais rien éprouver de ce
+qui était pour moi dans la vie le plaisir.
+
+--Ah! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de Guermantes, qui trouvait
+que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Edouard
+charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est,
+même encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.
+
+--Mais, madame la duchesse, dit le prince irrité et qui ne s'apercevait
+pas qu'il déplaisait, cependant si le prince de Galles avait été un
+simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait rayé et
+personne n'aurait consenti à lui serrer la main. La reine est
+ravissante, excessivement douce et bornée. Mais enfin il y a quelque
+chose de choquant dans ce couple royal qui est littéralement entretenu
+par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes
+les dépenses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en échange.
+C'est comme le prince de Bulgarie...
+
+--C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit.
+
+--C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela
+que ce soit un brave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous
+rapprocher, c'est le plus grand désir de l'empereur, mais il veut que ça
+vienne du coeur; il dit: ce que je veux c'est une poignée de mains, ce
+n'est pas un coup de chapeau! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait
+plus pratique que le rapprochement anglo-français que prêche M. de
+Norpois.
+
+--Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne
+pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de
+Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main,
+pensant qu'il avait sans doute raconté cette histoire à Mme de
+Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que méchamment,
+puisque, malgré son amitié avec mon père, il n'avait pas hésité à me
+rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il
+aurait dit qu'il détestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir; il
+l'aurait dit pour avoir l'air d'être la cause volontaire des médisances
+de l'ambassadeur, qui n'eussent plus été que des représailles
+mensongères et intéressées. Je dis, au contraire, qu'à mon grand regret,
+je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. «Vous vous trompez bien,
+me répondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez
+demander à Basin, si on me fait la réputation d'être trop aimable, lui
+ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler
+Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a dernièrement
+voulu vous faire donner au ministère une situation charmante. Comme il a
+su que vous étiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a eu la
+délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention à votre père
+qu'il apprécie infiniment.» M. de Norpois était bien la dernière
+personne de qui j'eusse attendu un bon office. La vérité est qu'étant
+moqueur et même assez malveillant, ceux qui s'étaient laissé prendre
+comme moi à ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un
+chêne, aux sons de voix facilement apitoyés qui sortaient de sa bouche
+un peu trop harmonieuse, croyaient à une véritable perfidie quand ils
+apprenaient une médisance à leur égard venant d'un homme qui avait
+semblé mettre son coeur dans ses paroles. Ces médisances étaient assez
+fréquentes chez lui. Mais cela ne l'empêchait pas d'avoir des
+sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir à se montrer
+serviable pour eux. «Cela ne m'étonne du reste pas qu'il vous apprécie,
+me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends très bien,
+ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion à un projet de
+mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas déjà beaucoup
+comme vieille maîtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle épouse.
+D'autant plus que je crois que, même maîtresse, elle ne l'est plus
+depuis longtemps, elle est plus confite en dévotion. Booz-Norpois peut
+dire comme dans les vers de Victor Hugo: «Voilà longtemps que celle avec
+qui j'ai dormi, ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre!» Vraiment,
+ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont tapé toute
+leur vie contre l'Académie et qui, sur le tard, fondent leur petite
+académie à eux; ou bien les défroqués qui se refabriquent une religion
+personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller.
+Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air rêveur, c'est peut-être en
+prévision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on
+ne peut pas porter.»
+
+--Ah! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre
+cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le général de Saint-Joseph.
+
+--Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, très
+attaché aux questions de naissance et d'étiquette, dit la princesse de
+Parme. J'ai été passer deux jours chez lui à la campagne pendant que
+malheureusement la princesse était malade. J'étais accompagnée de Petite
+(c'était un surnom qu'on donnait à Mme d'Hunolstein parce qu'elle était
+énorme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a offert le
+bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montés au
+premier jusqu'à l'entrée des salons et alors là, en s'écartant pour me
+laisser passer, il a dit: «Ah! bonjour, madame d'Hunolstein» (il ne
+l'appelle jamais que comme cela, depuis sa séparation), en feignant
+d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas à
+venir la saluer en bas.
+
+--Cela ne m'étonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous dire, dit le
+duc qui se croyait extrêmement moderne, contempteur plus que quiconque
+de la naissance, et même républicain, que je n'ai pas beaucoup d'idées
+communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons
+à peu près sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois
+dire que si ma tante épousait Norpois, pour une fois je serais de l'avis
+de Gilbert. Être la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage,
+ce serait, comme on dit, à faire rire les poules, que voulez-vous que je
+vous dise? Ces derniers mots, que le duc prononçait généralement au
+milieu d'une phrase, étaient là tout à fait inutiles. Mais il avait un
+besoin perpétuel de les dire, qui les lui faisait rejeter à la fin d'une
+période s'ils n'avaient pas trouvé de place ailleurs. C'était pour lui,
+entre autre choses, comme une question de métrique. «Notez, ajouta-t-il,
+que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne
+souche.»
+
+--Écoutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert pour
+parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la «bonté» d'une
+naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme
+pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son ancienneté. Mais
+moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait à ne
+pas démentir en causant l'esprit des Guermantes et méprisait le rang
+dans ses paroles quitte à l'honorer par ses actions. «Mais est-ce que
+vous n'êtes même pas un peu cousins? demanda le général de Saint-Joseph.
+Il me semble que Norpois avait épousé une La Rochefoucauld.»
+
+--Pas du tout de cette manière-là, elle était de la branche des ducs de
+La Rochefoucauld, ma grand'mère est des ducs de Doudeauville. C'est la
+propre grand'mère d'Édouard Coco, l'homme le plus sage de la famille,
+répondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu
+superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas réunis depuis Louis
+XIV; ce serait un peu éloigné.
+
+--Tiens, c'est intéressant, je ne le savais pas, dit le général.
+
+--D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère était, je crois, la soeur
+du duc de Montmorency et avait épousé d'abord un La Tour d'Auvergne.
+Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour
+d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que
+cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus
+important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en
+ligne directe...
+
+Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n'avais
+jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de
+l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en
+épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de
+Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d'un vitrail
+de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu'une
+modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je
+l'entendais jadis, si différent de celui où il signifiait les hôtes
+aimables chez qui je dînais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes
+était pour moi un nom collectif, ce n'était pas que dans l'histoire, par
+l'addition de toutes les femmes qui l'avaient porté, mais aussi au long
+de ma courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de
+Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune
+disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les
+mots ne changent pas tant de signification pendant des siècles que pour
+nous les noms dans l'espace de quelques années. Notre mémoire et notre
+coeur ne sont pas assez grands pour pouvoir être fidèles. Nous n'avons
+pas assez de place, dans notre pensée actuelle, pour garder les morts à
+côté des vivants. Nous sommes obligés de construire sur ce qui a précédé
+et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle
+que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile
+d'expliquer tout cela, et même, un peu auparavant, j'avais implicitement
+menti en ne répondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit: «Vous ne
+connaissez pas notre patelin?» Peut-être savait-il même que je le
+connaissais, et ne fut-ce que par bonne éducation qu'il n'insista pas.
+
+Mme de Guermantes me tira de ma rêverie. «Moi, je trouve tout cela
+assommant. Écoutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez moi.
+J'espère que vous allez vite revenir dîner pour une compensation, sans
+généalogies cette fois», me dit à mi-voix la duchesse incapable de
+comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et
+d'avoir l'humilité de ne me plaire que comme un herbier, plein de
+plantes démodées.
+
+Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au
+contraire, ce qui, sur la fin--car le duc et le général ne cessèrent
+plus de parler généalogies--sauvait ma soirée d'une déception complète.
+Comment n'en eusse-je pas éprouvé une jusqu'ici? Chacun des convives du
+dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l'avais seulement
+connu et rêvé à distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou
+inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait
+donné l'impression de plate vulgarité que peut donner l'entrée dans le
+port danois d'Elseneur à tout lecteur enfiévré d'Hamlet. Sans doute ces
+régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et
+des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure,
+formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n'y subsistaient
+que comme la cause dans l'effet, c'est-à-dire peut-être possibles à
+dégager pour l'intelligence, mais nullement sensibles à l'imagination.
+
+Et ces préjugés d'autrefois rendirent tout à coup aux amis de M. et Mme
+de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les
+nobles et qui font d'eux les lettrés, les étymologistes de la langue,
+non des mots mais des noms (et encore seulement relativement à la
+moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un
+dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu'un libre
+penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en
+remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l'église de
+celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai,
+c'est-à-dire dans l'esprit, n'avaient même pas pour ces grands seigneurs
+le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-être
+mieux que moi que la duchesse de Guise était princesse de Clèves,
+d'Orléans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant même tous
+ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dès lors, ce nom leur
+reflétait. J'avais commencé par la fée, dût-elle bientôt périr; eux par
+la femme.
+
+Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la
+soeur cadette se marie avant l'aînée. Tel le monde aristocratique, des
+Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur
+nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d'un
+enfantillage que j'avais connu d'abord (c'était pour moi son seul
+charme) dans les livres. Tallemant des Réaux n'a-t-il pas l'air de
+parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une
+évidente satisfaction que M. de Guéméné criait à son frère: «Tu peux
+entrer ici, ce n'est pas le Louvre!» et disait du chevalier de Rohan
+(parce qu'il était fils naturel du duc de Clermont): «Lui, du moins, il
+est prince!» La seule chose qui me fît de la peine dans cette
+conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le
+charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce
+salon aussi bien qu'auprès des camarades de Saint-Loup. Décidément
+c'était une épidémie, qui ne durerait peut-être que deux ans, mais qui
+s'étendait à tous. On reprit les mêmes faux récits, on en ajouta
+d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-même, en ayant
+l'air de défendre son neveu, fournissait des armes pour l'attaquer.
+«Vous avez tort de le défendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait
+Saint-Loup. Tenez, laissons même l'opinion de nos parents, qui est
+unanime, parlez de lui à ses domestiques, qui sont au fond les gens qui
+nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donné son petit nègre
+à son neveu. Le nègre est revenu en pleurant: «Grand-duc battu moi, moi
+pas canaille, grand-duc méchant, c'est épatant.» Et je peux en parler
+sciemment, c'est un cousin à Oriane.» Je ne peux, du reste, pas dire
+combien de fois pendant cette soirée j'entendis les mots de cousin et
+cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu'on
+prononçait, s'écriait: «Mais c'est un cousin d'Oriane!» avec la même
+joie qu'un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches,
+disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d'un
+chiffre fort petit de kilomètres: «Belvédère Casimir-Perier» et «Croix
+du Grand-Veneur», et comprend par là qu'il est dans le bon chemin.
+D'autre part, ces mots cousin et cousine étaient employés dans une
+intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de
+Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d'ambition
+mondaine et douée d'une réelle intelligence assimilatrice, elle
+apprenait avec la même facilité l'histoire de la retraite des Dix mille
+ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait été impossible de
+la prendre en faute sur les plus récents travaux allemands, qu'ils
+traitassent d'économie politique, des vésanies, des diverses formes de
+l'onanisme, ou de la philosophie d'Épicure. C'était du reste une femme
+dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l'erreur, elle vous
+désignait comme des femmes ultra-légères d'irréprochables vertus, vous
+mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures,
+et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non à
+cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance.
+
+Elle était, à cette époque, peu reçue. Elle fréquentait quelques
+semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de
+Guermantes, mais, en général, en était restée, par force, pour les
+familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne
+fréquentaient plus. Elle espérait avoir l'air tout à fait du monde en
+citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis.
+Aussitôt M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui dînaient
+souvent chez lui, frémissait joyeusement de se retrouver en pays de
+connaissance et poussait un cri de ralliement: «Mais c'est un cousin
+d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mère
+était Mlle d'Uzès.» L'ambassadrice était obligée d'avouer que son
+exemple était tiré d'animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses
+amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: «Je
+sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-là, ce sont
+des cousins.» Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre
+ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé: «Ah!
+alors, je ne vois pas qui vous voulez dire.» L'ambassadrice ne
+répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que «les cousins» de
+ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'étaient même pas
+parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'était un flux nouveau
+de «Mais c'est une cousine d'Oriane», mots qui semblaient avoir pour M.
+de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que
+certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu'elles leur
+fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins
+l'explosion de «Mais c'est une cousine d'Oriane» me parut-elle toute
+naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en
+effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
+l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: «Elle est stupide.
+Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une réputation usurpée. Du
+reste, ajouta-t-elle d'un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé,
+elle m'est fortement antipathique.» Mais souvent le cousinage s'étendait
+beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire «ma
+tante» à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre
+commun sans remonter au moins jusqu'à Louis XV, tout aussi bien que,
+chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
+épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de
+Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Américaine
+était de pouvoir, dès une première visite à l'hôtel de Guermantes, où
+elle était d'ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien
+épluchée, dire «ma tante» à Mme de Guermantes, qui la laissait faire
+avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'était la
+«naissance» pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les
+conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir
+poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme
+eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
+marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'ils puissent y
+goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire.
+
+Parfois, plus que d'une race, c'était d'un fait particulier, d'une date,
+que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
+la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand'mère Lucinge, je
+crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
+dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le coeur de Mme de
+Praslin et du duc de Berri; d'autres étaient plus voluptueuses, les fins
+et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
+
+Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient été leurs ancêtres, M. de
+Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa
+conversation un bel air d'ancienne demeure dépourvue de chefs-d'oeuvre
+véritables, mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et
+majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
+demandé pourquoi le prince X... avait dit, en parlant du duc d'Aumale,
+«mon oncle», M. de Guermantes répondit: «Parce que le frère de sa mère,
+le duc de Wurtemberg, avait épousé une fille de Louis-Philippe.» Alors
+je contemplai toute une châsse, pareille à celles que peignaient
+Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment où la princesse,
+aux fêtes des noces de son frère le duc d'Orléans, apparaissait habillée
+d'une simple robe de jardin pour témoigner de sa mauvaise humeur d'avoir
+vu repousser ses ambassadeurs qui étaient allés demander pour elle la
+main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier où elle vient d'accoucher
+d'un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel
+je venais de dîner), dans ce château de Fantaisie, un de ces lieux aussi
+aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delà d'une
+génération, voient se rattacher à eux plus d'une personnalité
+historique. Dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de
+la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
+soeur du duc d'Orléans) à qui on disait que le nom du château de son
+époux plaisait, du roi de Bavière, et enfin du prince X..., dont il
+était précisément l'adresse à laquelle il venait de demander au duc de
+Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que
+pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre
+«fantaisiste» délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment
+il était parent de Mme d'Arpajon, était obligé, si loin et si
+simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de
+cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c'était encore la même chose
+dans tous ces cas: un grand événement historique n'apparaissait au
+passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d'une propriété,
+dans les prénoms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
+petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie considérés non plus comme
+roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que
+grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d'autres
+raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac où les personnages
+les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la _Comédie
+humaine_, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac et la
+tenir seulement parce qu'il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne.)
+Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares
+fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque
+d'envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que
+l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.
+
+Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en
+s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
+entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces oeuvres
+d'art achevées où il n'y a pas une seule touche qui soit isolée, où
+chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d'être comme elle
+leur impose la sienne.
+
+Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur le tapis, l'ambassadrice de
+Turquie raconta que le grand-père de la jeune femme (celui qui avait
+cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de
+Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur
+l'enveloppe: «M. de ***, meunier», à quoi le grand-père avait répondu:
+«Je suis d'autant plus désolé que vous n'ayez pas pu venir, mon cher
+ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimité, car nous étions dans
+l'intimité, nous étions en petit comité et il n'y aurait eu au repas que
+le meunier, son fils et vous.» Cette histoire était non seulement
+odieuse pour moi, qui savais l'impossibilité morale que mon cher M. de
+Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait
+devoir hériter) en le qualifiant de «meunier»; mais encore la stupidité
+éclatait dès les premiers mots, l'appellation de meunier étant trop
+évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais
+il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la
+malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'était envoyé et que le
+grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c'était
+un homme remarquable, avait montré plus d'esprit que son petit-gendre.
+Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter
+celle que j'avais entendue au café: «Tout le monde se couchait», mais
+dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de
+Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse
+l'arrêta et protesta: «Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas
+à ce point.» J'étais intimement persuadé que toutes les histoires
+relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que,
+chaque fois que je me trouverais en présence d'un des acteurs ou des
+témoins, j'entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui
+de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l'amour-propre.
+En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en
+riant: «Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitée à
+goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg;
+c'est ainsi qu'il a le bon goût d'appeler sa femme en écrivant à sa
+tante. Je lui ai répondu mes regrets et j'ai ajouté: «Quant à «la
+grande-duchesse de Luxembourg», entre guillemets, dis-lui que si elle
+vient me voir je suis chez moi après 5 heures tous les jeudis.» J'ai
+même eu une seconde avanie. Étant à Luxembourg je lui ai téléphoné de
+venir me parler à l'appareil. Son Altesse allait déjeuner, venait de
+déjeuner, deux heures se passèrent sans résultat et j'ai usé alors d'un
+autre moyen: «Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler?»
+Piqué au vif, il accourut à la minute même.» Tout le monde rit du récit
+de la duchesse et d'autres analogues, c'est-à-dire, j'en suis convaincu,
+de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin,
+tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai
+jamais rencontré. La suite montrera que c'était moi qui avais raison. Je
+dois reconnaître qu'au milieu de toutes ses «rosseries», Mme de
+Guermantes eut pourtant une phrase gentille. «Il n'a pas toujours été
+comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'être, comme dans les
+livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'était pas bête, et même,
+dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait d'une façon
+assez sympathique comme d'un bonheur inespéré: «C'est un vrai conte de
+fées, il faudra que je fasse mon entrée au Luxembourg dans un carrosse
+de féerie», disait-il à son oncle d'Ornessan qui lui répondit, car, vous
+savez, c'est pas grand le Luxembourg: «Un carrosse de féerie, je crains
+que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutôt la voiture aux
+chèvres.» Non seulement cela ne fâcha pas Nassau, mais il fut le premier
+à nous raconter le mot et à en rire.»
+
+«Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mère est Montjeu. Il
+va bien mal, le pauvre Ornessan.» Ce nom eut la vertu d'interrompre les
+fades méchancetés qui se seraient déroulées à l'infini. En effet M. de
+Guermantes expliqua que l'arrière-grand'mère de M. d'Ornessan était la
+soeur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoléon de Lorraine, et par
+conséquent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux
+généalogies, cependant que l'imbécile ambassadrice de Turquie me
+soufflait à l'oreille: «Vous avez l'air d'être très bien dans les
+papiers du duc de Guermantes, prenez garde», et comme je demandais
+l'explication: «Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c'est un
+homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son
+fils.» Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et
+exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais
+l'erreur, la contre-vérité naïvement crue étaient pour l'ambassadrice
+comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. «Son frère
+Mémé, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas),
+foncièrement antipathique, a un vrai chagrin des moeurs du duc. De même
+leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voilà une sainte femme, le vrai
+type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu
+même, mais la réserve. Elle dit encore: «Monsieur» à l'ambassadeur
+Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenthèses, a laissé
+un excellent souvenir en Turquie.»
+
+Je ne répondis même pas à l'ambassadrice afin d'entendre les
+généalogies. Elles n'étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au
+cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que m'apprit
+M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car,
+unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc
+de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle
+donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d'une grâce
+exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis
+XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre
+illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je
+trouvais terne et pouvais croire récent de Norpois, y ciselait
+profondément la beauté d'une médaille. Et dans ces cas-là d'ailleurs, ce
+n'était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du
+rapprochement: l'autre, devenu banal à force d'éclat, me frappait
+davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les
+portraits d'un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un
+portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués
+tous ces noms, venant se placer à côté d'autres dont je les aurais crus
+si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance; ces chassés-croisés
+qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins
+aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une
+terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par
+exemple, dans la belle construction féodale qu'est le titre de duc de
+Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement,
+blottis comme dans la demeure hospitalière d'un Bernard-l'ermite, un
+Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs
+restaient en compétition pour une même coquille; pour la principauté
+d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour le
+duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique;
+tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de
+duc de Reggio. Quelquefois c'était le contraire, la coquille était
+depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis
+longtemps, que je ne m'étais jamais avisé que tel nom de château eût pu
+être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Aussi,
+comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Beauserfeuil:
+«Non, ma cousine était une royaliste enragée, c'était la fille du
+marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des
+Chouans», à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était
+pour moi un nom de château, devenir ce que je n'avais jamais songé qu'il
+eût pu être, un nom de famille, j'eus le même étonnement que dans une
+féerie où des tourelles et un perron s'animent et deviennent des
+personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l'histoire, même
+simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans
+la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi
+considérable, qui y furent plus recherchés par leur élégance ou par leur
+esprit, et eux-mêmes d'une aussi haute naissance que le duc de
+Guermantes ou le duc de La Trémoille. Ils sont aujourd'hui tombés dans
+l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom,
+qu'on n'entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu; tout au plus
+un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom
+d'hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un
+jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arrêtera dans
+le petit village de Charlus pour visiter son église, s'il n'est pas
+assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres
+tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait
+de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu'il fallait
+partir et que, tandis que j'écoutais M. de Guermantes parler
+généalogies, l'heure approchait où j'avais rendez-vous avec son frère.
+Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même
+paraîtra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés
+par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais
+auront la patience d'écouter les discours du successeur de Théodore ou
+de lire le guide du curé. Mais tant qu'un grand nom n'est pas éteint, il
+maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent; et c'est sans doute,
+pour une part, l'intérêt qu'offrait à mes yeux l'illustration de ces
+familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant
+degré par degré jusque bien au delà du XIVe siècle, retrouver des
+Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus,
+du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une
+nuit impénétrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et
+où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d'un
+nom, l'origine et la persistance de certaines caractéristiques
+nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes.
+Presque pathologiquement pareils à ceux d'aujourd'hui, ils excitent de
+siècle en siècle l'intérêt alarmé de leurs correspondants, qu'ils soient
+antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou
+postérieurs au prince de Ligne.
+
+D'ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du
+plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les
+invités de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince
+d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence
+ou d'intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien
+qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au
+seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchanté des
+noms. Le prince d'Agrigente lui-même, dès que j'eus entendu que sa mère
+était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d'un
+compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient
+de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux
+n'étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante.
+Chaque nom déplacé par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui
+avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu'il
+occupait dans mon cerveau, où l'habitude l'avait terni, et, allant
+rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux
+des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom
+même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d'autant
+plus ardemment rallumés, auxquels j'apprenais seulement qu'il était
+attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à
+l'extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir
+s'épanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme
+le père d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces,
+différentes en cela de celles des convives, n'étaient empâtées pour moi
+d'aucun résidu d'expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles
+restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à
+ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d'une couleur différente,
+se détachaient de l'arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient
+d'aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides,
+alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jessé
+les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l'un et l'autre côté de l'arbre
+de verre.
+
+A plusieurs reprises déjà j'avais voulu me retirer et, plus que pour
+toute autre raison, à cause de l'insignifiance que ma présence imposait
+à cette réunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps
+imaginées si belles, et qui sans doute l'eût été si elle n'avait pas eu
+de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une
+fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité
+secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration
+desquels ils s'étaient réunis, car ce n'était pas évidemment pour
+parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la même façon
+que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans
+doute parce que j'étais là, et j'avais des remords, en voyant toutes ces
+jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans
+le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg
+Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer,
+M. et Mme de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice jusqu'à le
+reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames
+qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de
+pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'à une fête qui ne
+différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que
+dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent à Balbec dans une ville
+qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir--plusieurs de ces
+dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l'être,
+mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée
+qu'elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n'étais
+pas là, il ne se passait pas autre chose.
+
+Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces
+personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des
+bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que
+celui-ci? pareils si j'avais été absent? J'en eus un instant le soupçon,
+mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de
+l'écarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il resté du nom
+de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray?
+
+Au reste ces filles fleurs étaient, à un degré étrange, faciles à être
+contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car
+plus d'une, à laquelle je n'avais tenu pendant toute la soirée que deux
+ou trois propos dont la stupidité m'avait fait rougir, tint, avant de
+quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux
+caressants, tout en redressant la guirlande d'orchidées qui contournait
+sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me
+parler--allusion voilée à une invitation à dîner--de son désir
+«d'arranger quelque chose», après qu'elle aurait «pris jour» avec Mme de
+Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de
+Parme. La présence de celle-ci--on ne doit pas s'en aller avant une
+Altesse--était une des deux raisons, non devinées par moi, pour
+lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance à ce que je restasse.
+Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. Toutes les
+dames ayant fait une génuflexion devant la princesse, qui les releva,
+reçurent d'elle dans un baiser, et comme une bénédiction qu'elles
+eussent demandée à genou, la permission de demander son manteau et ses
+gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une récitation criée
+de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait
+défendu à Mme de Guermantes de descendre l'accompagner jusqu'au
+vestibule de peur qu'elle ne prît froid, et le duc avait ajouté:
+«Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a
+dit le docteur.»
+
+«Je crois que la princesse de Parme a été _très contente_ de dîner avec
+vous.» Je connaissais la formule. Le duc avait traversé tout le salon
+pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et pénétré, comme
+s'il me remettait un diplôme ou m'offrait des petits fours. Et je sentis
+au plaisir qu'il paraissait éprouver à ce moment-là, et qui donnait une
+expression momentanément si douce à son visage, que le genre de soins
+que cela représentait pour lui était de ceux dont il s'acquitterait
+jusqu'à la fin extrême de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et
+aisées que, même gâteux, on conserve encore.
+
+Au moment où j'allais partir, la dame d'honneur de la princesse rentra
+dans le salon, ayant oublié d'emporter de merveilleux oeillets, venus de
+Guermantes, que la duchesse avait donnés à Mme de Parme. La dame
+d'honneur était assez rouge, on sentait qu'elle avait été bousculée, car
+la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son
+impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci
+courait-elle vite en emportant les oeillets, mais, pour garder son air à
+l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: «La princesse trouve
+que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir
+les oeillets tout de même. Dame! je ne suis pas un petit oiseau, je ne
+peux pas être à plusieurs endroits à la fois.»
+
+Hélas! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n'était pas la
+seule. Je ne pus pas partir immédiatement, car il y en avait une autre:
+c'était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les
+Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs
+amis, n'était pas qu'un luxe matériel et comme je l'avais expérimenté
+souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles
+charmantes, d'actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée
+par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans
+l'oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s'épanchait parfois,
+cherchait un dérivatif en une sorte d'effusion fugitive, d'autant plus
+anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire
+croire à de l'affection. Elle l'éprouvait d'ailleurs au moment où elle
+la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l'ami
+ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement
+sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes;
+il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon et de
+les donner à quelqu'un avec qui elle eût souhaité de faire durer la
+soirée, tout en sentant avec mélancolie qu'un tel prolongement n'aurait
+pu mener à autre chose qu'à de vaines causeries où rien n'aurait passé
+du plaisir nerveux de l'émotion passagère, semblables aux premières
+chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude et
+de tristesse. Quant à l'ami, il ne fallait pas qu'il fût trop dupe des
+promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il eût jamais entendue, proférées
+par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la
+douceur d'un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse
+ignorées des créatures normales, un chef-d'oeuvre attendrissant de grâce
+et de bonté, et n'ont plus rien à donner d'elles-mêmes après qu'un autre
+moment est venu. Leur affection ne survit pas à l'exaltation qui la
+dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amenées alors à deviner
+toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur
+permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos
+ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles
+seront en train de goûter un de ces «moments musicaux» qui sont si
+brefs.
+
+Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied mes snow-boots, que
+j'avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé
+quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que
+c'était peu élégant, j'éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une
+honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme
+n'était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La
+princesse revint vers moi. «Oh! quelle bonne idée, s'écria-t-elle,
+comme c'est pratique! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que
+nous achetions cela», dit-elle à sa dame d'honneur, tandis que l'ironie
+des valets se changeait en respect et que les invités s'empressaient
+autour de moi pour s'enquérir où j'avais pu trouver ces merveilles.
+«Grâce à cela, vous n'aurez rien à craindre, même s'il reneige et si
+vous allez loin; il n'y a plus de saison», me dit la princesse.
+
+--Oh! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer,
+interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.
+
+--Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse de
+Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d'honneur.
+
+--Je peux l'affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger,
+c'est matériellement impossible.
+
+--Mais pourquoi?
+
+--Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela: on a jeté
+du sel! La naïve dame ne s'aperçut pas de la colère de la princesse et
+de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit
+avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de
+l'amiral Jurien de la Gravière: «D'ailleurs qu'importe? Monsieur doit
+avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir.»
+
+Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en
+prenant mon pardessus: «Je vais vous aider à entrer votre pelure.» Il ne
+souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le
+plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l'affectation de
+simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.
+
+Une exaltation n'aboutissant qu'à la mélancolie, parce qu'elle était
+artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de
+Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans
+la voiture qui allait me conduire à l'hôtel de M. de Charlus. Nous
+pouvons à notre choix nous livrer à l'une ou l'autre de deux forces,
+l'une s'élève de nous-même, émane de nos impressions profondes; l'autre
+nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une
+joie, celle que dégage la vie des créateurs. L'autre courant, celui qui
+essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitées des
+personnes extérieures, n'est pas accompagné de plaisir; mais nous
+pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice
+qu'elle tourne vite à l'ennui, à la tristesse, d'où le visage morne de
+tant de mondains, et chez eux tant d'états nerveux qui peuvent aller
+jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus,
+j'étais en proie à cette seconde sorte d'exaltation, bien différente de
+celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle
+que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois à Combray, dans la
+carriole du Dr Percepied, d'où j'avais vu se peindre sur le couchant les
+clochers de Martinville; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de
+Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m'offrait une
+allée d'arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j'avais devant
+les yeux de l'esprit, c'étaient ces conversations qui m'avaient paru si
+ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du
+prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le général Botha et l'armée
+anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à
+travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-même, dès que, doués
+d'une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des
+autres, nous donnons du relief à ce qu'ils ont dit, à ce qu'ils ont
+fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon
+de café qui l'a servi, je m'émerveillais de mon bonheur, non ressenti
+par moi, il est vrai, au moment même, d'avoir dîné avec quelqu'un qui
+connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes,
+ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du
+prince, l'histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce
+rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l'admiration
+intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique.
+Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de
+Guermantes qui m'avaient paru bêtes (par exemple, sur Frans Hals qu'il
+aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur
+extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle
+n'était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour
+être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus,
+parce qu'elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons,
+à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l'utilité et de
+l'agrément, choses dont nous l'aurions crue à jamais dénuée, il n'y a
+pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain
+qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de
+Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un
+tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut
+précieuse dans la suite.
+
+De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut
+l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un
+homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce
+littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces
+premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter,
+comme la nature, de donner à penser. Des «pensées», il en exprimait
+alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc
+prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités
+de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château,
+suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il
+avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: «Votre nom, mon cher,
+mais pas de pensée!» Or, c'étaient ces «pensées» de Victor Hugo (presque
+aussi absentes de _la Légende des Siècles_ que les «airs», les
+«mélodies» dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes
+aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient
+touchantes, et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore la
+profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des
+mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait
+inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par
+exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut
+d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de
+la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite
+l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
+derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une
+part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais
+justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance
+attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours
+de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle
+force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être
+enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de
+quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où
+étaient reliés les _Orientales_ et les _Chants du Crépuscule_. Je maudis
+le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon
+exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un
+instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre,
+et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant
+dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités
+Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la
+duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une
+bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une
+intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous
+offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
+belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
+dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une
+magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la
+préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
+tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
+nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
+
+A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment répondre à
+ce qu'attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper
+d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutôt que
+par ce qu'il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à
+peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
+gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne
+de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient
+habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent
+ignore profondément. A supposer que l'aristocrate le plus modéré par ses
+aspirations ait fini par rattraper l'époque où il vit, sa mère, ses
+oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son
+enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd'hui.
+Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes
+n'eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les
+manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un
+enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu'il y a une cérémonie
+particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont
+Bloch eût cru sans doute que l'usage était réservé aux enterrements, à
+cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus
+d'obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore
+enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que
+Saint-Loup avait vendu son précieux «Arbre généalogique», d'anciens
+portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
+Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par
+un sentiment où l'amour ardent de l'art jouait peut-être un moindre rôle
+et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs
+merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
+séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de
+leur conversation, qui eût été pour lui--car l'affamé n'a pas besoin
+d'un autre affamé--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui
+chaque jour s'oublient davantage: des cravates à la Saint-Joseph, des
+enfants voués au bleu, etc., et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui
+se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que
+ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres écrivains, un
+écrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que
+les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter
+telles quelles dans son oeuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui
+dont il se console en se disant: «C'est joli parce que c'est vrai, cela
+se dit ainsi.» Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez
+Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. A
+cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son
+hilarité devant les mots «vatique», «cosmique», «pythique»,
+«suréminent», qu'employait Saint-Loup,--de même que devant ses meubles
+de chez Bing.
+
+Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j'avais pu ressentir
+devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que
+j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'étaient étrangères. Entrées
+un instant en moi, qui n'en étais que physiquement possédé, on aurait
+dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient
+impatientes d'en sortir... Je m'agitais dans la voiture, comme une
+pythonisse. J'attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi même
+une sorte de prince X..., de Mme de Guermantes, et les raconter. En
+attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et
+j'essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté
+par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de
+ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où
+d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
+que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues
+avec moi-même, où je me répétais tout ce que j'allais lui narrer et ne
+pensais plus guère à ce qu'il pouvait avoir à me dire, que je passai
+tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit
+entrer, et que j'étais d'ailleurs trop agité pour regarder. J'avais un
+tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui
+faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison
+dormait peut-être et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
+ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
+vingt-cinq minutes que j'étais, qu'on m'avait peut-être oublié, dans ce
+salon, dont, malgré cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire
+qu'il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de
+parler n'empêche pas seulement d'écouter, mais de voir, et dans ce cas
+l'absence de toute description du milieu extérieur est déjà une
+description d'un état interne. J'allais sortir du salon pour tâcher
+d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
+chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même
+où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
+mosaïqué, un valet de chambre entra, l'air préoccupé: «Monsieur le baron
+a eu des rendez-vous jusqu'à maintenant, me dit-il. Il y a encore
+plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
+pour qu'il reçoive monsieur, j'ai déjà fait téléphoner deux fois au
+secrétaire.»
+
+--Non, ne vous dérangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron,
+mais il est déjà bien tard, et, du moment qu'il est occupé ce soir, je
+reviendrai un autre jour.
+
+--Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'écria le valet de chambre.
+M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me
+rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
+Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à
+fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait à plaire aussi
+bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
+moindres choses qu'il demandait une espèce de faveur, que, le soir,
+quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après
+les avoir parcourus du regard, il disait: «Coignet, le bougeoir!» ou:
+«Ducret, la chemise!», c'est en ronchonnant d'envie que les autres se
+retiraient, envieux de celui qui venait d'être distingué par le maître.
+Deux, même, lesquels s'exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur
+à l'autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une
+commission au baron, s'il était monté plus tôt, dans l'espoir d'être
+investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il
+adressait directement la parole à l'un d'eux pour quelque chose qui ne
+fût pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses
+cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes: «Couvrez-vous»,
+les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause
+de la grâce qui lui avait été faite. J'attendis encore dix minutes et,
+après m'avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le
+baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus
+importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
+m'introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus
+me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité
+de son frère Guermantes, mais déjà la porte s'était ouverte, je venais
+d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu
+sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d'un chapeau
+haut de forme «huit reflets» sur une chaise avec une pelisse, comme si
+le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
+que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il
+fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
+bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda
+pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
+on ferait à un médecin mal élevé, s'il était nécessaire que je restasse
+debout. Je le fis sans méchante intention, mais l'air de colère froide
+qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste,
+que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, il avait l'habitude
+après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s'étaler dans un fauteuil
+au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. Il demandait à
+l'un du feu, offrait à l'autre un cigare, puis au bout de quelques
+instants disait: «Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une
+chaise, mon cher, etc.», ayant tenu à prolonger leur station debout,
+seulement pour leur montrer que c'était de lui que leur venait la
+permission de s'asseoir. «Mettez-vous dans le siège Louis XIV», me
+répondit-il d'un air impérieux et plutôt pour me forcer à m'éloigner de
+lui que pour m'inviter à m'asseoir. Je pris un fauteuil qui n'était pas
+loin. «Ah! voilà ce que vous appelez un siège Louis XIV! je vois que
+vous êtes instruit», s'écria-t-il avec dérision. J'étais tellement
+stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je l'aurais
+dû, ni pour changer de siège comme il le voulait. «Monsieur, me dit-il,
+en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus
+impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai
+condescendu à vous accorder, à la prière d'une personne qui désire que
+je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne
+vous cacherai pas que j'avais espéré mieux; je forcerais peut-être un
+peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, même avec qui ignore
+leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que
+j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que
+«bienveillance», dans son sens le plus efficacement protecteur,
+n'excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de
+manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec
+même que vous pouviez compter sur moi.» Moi qui me rappelais sur quelle
+incartade M. de Charlus s'était séparé de moi à Balbec, j'esquissai un
+geste de dénégation. «Comment! s'écria-t-il avec colère, et en effet son
+visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la
+mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante
+surface habituelle, mille serpents d'écume et de bave, vous prétendez
+que vous n'avez pas reçu mon message--presque une déclaration--d'avoir à
+vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme décoration autour du livre que
+je vous fis parvenir?»
+
+--De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.
+
+--Ah! répondit-il d'un air méprisant, les jeunes Français connaissent
+peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois
+qui ne connaîtrait pas la _Walkyrie_? Il faut d'ailleurs que vous ayez
+des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-là vous m'avez dit
+que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y
+connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les
+styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur
+quoi vous vous asseyez. Vous offrez à votre derrière une chauffeuse
+Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les
+genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que
+vous y ferez. Pareillement, vous n'avez même pas reconnu dans la reliure
+du livre de Bergotte le linteau de _myosotis_ de l'église de Balbec. Y
+avait-il une manière plus limpide de vous dire: «Ne m'oubliez pas!»
+
+Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique, et qui répugnait,
+l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on eût dit Apollon
+vieilli; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa
+bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne,
+par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui
+resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques
+belles paroles qu'il colorât ses haines, on sentait que, même s'il y
+avait tantôt de l'orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune,
+du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable
+d'assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu'il
+avait eu raison de le faire et n'en était pas moins supérieur de cent
+coudées à son frère, sa belle-soeur, etc., etc.
+
+--Comme dans les _Lances_ de Vélasquez, continua-t-il, le vainqueur
+s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout être
+noble, puisque j'étais tout et que vous n'étiez rien, c'est moi qui ai
+fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce
+n'est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé
+décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j'ai eue envers
+vous me sera comptée, je l'espère, et de n'avoir fait que sourire de ce
+qui pourrait être taxé d'impertinence, s'il était à votre portée d'en
+avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées; mais enfin, monsieur,
+de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis à l'épreuve que
+le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l'épreuve de la
+trop grande amabilité et qu'il déclare à bon droit la plus terrible de
+toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l'ivraie. Je vous
+reprocherais à peine de l'avoir subie sans succès, car ceux qui en
+triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que je
+prétends tirer des dernières paroles que nous échangerons sur terre,
+j'entends être à l'abri de vos inventions calomniatrices.» Je n'avais
+pas songé jusqu'ici que la colère de M. de Charlus pût être causée par
+un propos désobligeant qu'on lui eût répété; j'interrogeai ma mémoire;
+je n'avais parlé de lui à personne. Quelque méchant l'avait fabriqué de
+toutes pièces. Je protestai à M. de Charlus que je n'avais absolument
+rien dit de lui. «Je ne pense pas que j'aie pu vous fâcher en disant à
+Mme de Guermantes que j'étais lié avec vous.» Il sourit avec dédain, fit
+monter sa voix jusqu'aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec
+douceur la note la plus aiguë et la plus insolente: «Oh! monsieur,
+dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle,
+et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
+descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous
+accusant d'avoir dit que nous étions «liés». Je n'attends pas une très
+grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
+meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
+pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
+et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu'à un charmant sourire, je
+ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions _liés_! Quant à
+vous être vanté de m'avoir été _présenté_, d'avoir _causé avec moi_, de
+me _connaître_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de
+pouvoir être un jour mon _protégé_, je trouve au contraire fort naturel
+et intelligent que vous l'ayez fait. L'extrême différence d'âge qu'il y
+a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette
+_présentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_
+étaient pour vous, ce n'est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à
+tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point
+de l'avoir divulgué, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai
+même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère
+hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais
+qu'il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans
+réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m'a paru
+tellement inouï de votre part à vous, qui m'aviez semblé bien élevé et
+d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un
+petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naïveté de croire à
+toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
+erreurs d'adresses. Je reconnais que c'était de ma part une grande
+naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu'un boeuf pût voler
+plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne
+vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
+vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
+fût-ce que par considération pour mon âge, m'écrire. J'avais conçu pour
+vous des choses infiniment séduisantes que je m'étais bien gardé de vous
+dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais,
+comme je vous le dis, on peut toujours _écrire_. Moi à votre place, et
+même dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux à cause de cela la
+mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que
+toutes les places sont égales, et j'ai plus de sympathie pour un
+intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
+préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout
+entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l'ai jamais
+fait. (Sa tête était tournée dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses
+yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire.) Je
+vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
+effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c'est à
+moi de m'éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas
+votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de
+croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement
+l'intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je
+me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
+vous me connaissiez quand c'était vrai--car maintenant cela va cesser de
+l'être--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
+hommage, c'est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en
+d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
+
+--Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
+
+--Et qui vous dit que j'en suis offensé? s'écria-t-il avec fureur en se
+redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là
+immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents
+écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme
+une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il
+parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
+était centuplée, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'être joué au
+piano, il l'est à l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_.
+M. de Charlus hurlait.) Pensez-vous qu'il soit à votre portée de
+m'offenser? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez? Croyez-vous que la
+salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les
+uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes
+orteils? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je
+n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage
+folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son
+immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l'effet, pour une
+partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
+sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de
+ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, à défaut du sentiment
+inconnu, mêler à l'orgueil, si je m'étais souvenu des paroles de Mme de
+Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l'idée de folie ne me
+vint même pas à l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de
+l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où
+M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
+avec une majesté qu'accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à
+l'égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint
+plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
+reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé
+que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines
+allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut
+de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je
+m'acharnai à le disloquer entièrement, j'arrachai la coiffe, déchirai en
+deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui
+continuaient et, traversant la pièce pour m'en aller, j'ouvris la porte.
+Des deux côtés d'elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets
+de pied qui s'éloignèrent lentement pour avoir l'air de s'être trouvés
+là seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms,
+l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un
+instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me
+proposer. Elle était invraisemblable; trois autres me le semblèrent
+moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre
+lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi?), il jugeait
+nécessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attirés par
+la curiosité, ils s'étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je
+sortirais si vite; la troisième, que toute la scène que m'avait faite M.
+de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé
+d'écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un «nunc erudimini»
+dont chacun ferait son profit.
+
+Ma colère n'avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre
+parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
+enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de «ses augustes
+orteils», il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il
+courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la
+porte. «Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute;
+qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c'est que je
+vous aime bien.» Ma colère était passée, je laissai passer le mot
+châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans
+aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu'on
+remplaça par un autre.
+
+--Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnié, dis-je
+à M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
+
+--Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
+vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
+m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
+croyez-vous que je vais manquer à celui que j'ai promis?
+
+--Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
+cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à
+qui j'avais pu parler de M. de Charlus.
+
+--Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret à mon indicateur, me
+dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au goût des propos abjects vous
+joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
+l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire
+quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
+
+--Monsieur, répondis-je en m'éloignant, vous m'insultez, je suis désarmé
+puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n'est pas égale;
+d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je
+n'avais rien dit.
+
+--Alors je mens! s'écria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel
+bond qu'il se trouva debout à deux pas de moi.
+
+--On vous a trompé.
+
+Alors d'une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces
+symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où
+un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du
+premier morceau. «C'est très possible, me dit-il. En principe, un propos
+répété est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profité des
+occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
+fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la
+confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous
+représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a
+fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l'impression qu'il m'a
+produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je
+vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus.» Tout en disant ces
+mots, il m'avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet
+de pied entra. «Apportez à boire, et dites d'atteler le coupé.» Je dis
+que je n'avais pas soif, qu'il était bien tard et que d'ailleurs j'avais
+une voiture. «On l'a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous
+en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramène... Si vous
+craignez qu'il ne soit trop tard... j'aurais pu vous donner une chambre
+ici...» Je dis que ma mère serait inquiète. «Ah! oui, vrai ou faux, le
+propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri
+trop tôt; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec,
+elle n'a pu résister à une première gelée.» Si la sympathie de M. de
+Charlus n'avait pas été détruite, il n'aurait pourtant pas pu agir
+autrement, puisque, tout en me disant que nous étions brouillés, il me
+faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire
+reconduire. Il avait même l'air de redouter l'instant de me quitter et
+de se retrouver seul, cette espèce de crainte un peu anxieuse que sa
+belle-soeur et cousine Guermantes m'avait paru éprouver, il y avait une
+heure, quand elle avait voulu me forcer à rester encore un peu, avec une
+espèce de même goût passager pour moi, de même effort pour faire
+prolonger une minute. «Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le don de
+faire refleurir ce qui a été une fois détruit. Ma sympathie pour vous
+est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas
+indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un
+peu comme le Booz de Victor Hugo: «Je suis veuf, je suis seul, et sur
+moi le soir tombe.»
+
+Je traversai avec lui le grand salon verdâtre. Je lui dis, tout à fait
+au hasard, combien je le trouvais beau. «N'est-ce pas? me répondit-il.
+Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui
+est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont été faites pour les
+sièges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles répètent
+le même motif décoratif qu'eux. Il n'existait plus que deux demeures où
+cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais
+naturellement, dès que j'ai voulu venir habiter dans cette rue, il s'est
+trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n'avait jamais vu puisqu'il
+n'est venu ici que pour _moi_. En somme, c'est bien. Ça pourrait
+peut-être être mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce pas, il y a
+de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi
+d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le savez
+aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah!
+C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit
+d'impertinence à l'endroit de mon incuriosité, soit de supériorité
+personnelle et de n'avoir pas demandé où on m'avait fait attendre.
+Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par Mme
+Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous
+intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous
+atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce
+genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller
+entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous
+entendez: Beethoven se joint à lui.» Et en effet on distinguait les
+premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale,«la
+joie après l'orage», exécutés non loin de nous, au premier étage sans
+doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on
+jouait cela et qui étaient les musiciens. «Eh bien! on ne sait pas. On
+ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce
+pas, me dit-il d'un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait
+un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme
+un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect
+à Beethoven et à moi. Vous portez contre vous-même jugement et
+condamnation», ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand le
+moment fut venu que je m'en allasse. «Vous m'excuserez de ne pas vous
+reconduire comme les bonnes façons m'obligeraient à le faire, me dit-il.
+Désireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq minutes
+de plus avec vous. Mais je suis fatigué et j'ai fort à faire.»
+Cependant, remarquant que le temps était beau: «Eh bien! si, je vais
+monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai regarder
+au Bois après vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas vous
+raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils,
+me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire
+magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu'à mes
+oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agréable de
+regarder ce «clair de lune bleu» au Bois avec quelqu'un comme vous», me
+dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air
+triste: «Car vous êtes gentil tout de même, vous pourriez l'être plus
+que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l'épaule.
+Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant.»
+J'aurais dû penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais qu'à me
+rappeler la rage avec laquelle il m'avait parlé, il y avait à peine une
+demi-heure. Malgré cela j'avais l'impression qu'il était, en ce moment,
+sincère, que son bon coeur l'emportait sur ce que je considérais comme un
+état presque délirant de susceptibilité et d'orgueil. La voiture était
+devant nous et il prolongeait encore la conversation. «Allons, dit-il
+brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons être chez vous. Et je
+vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais à nos relations.
+C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le
+fassions comme en musique, sur un accord parfait.» Malgré ces
+affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais
+juré que M. de Charlus, ennuyé de s'être oublié tout à l'heure et
+craignant de m'avoir fait de la peine, n'eût pas été fâché de me revoir
+encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment: «Allons
+bon! dit-il, voilà que j'ai oublié le principal. En souvenir de madame
+votre grand-mère, j'avais fait relier pour vous une édition curieuse de
+Mme de Sévigné. Voilà qui va empêcher cette entrevue d'être la dernière.
+Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour des
+affaires compliquées. Regardez combien de temps a duré le Congrès de
+Vienne.»
+
+--Mais je pourrais la faire chercher sans vous déranger, dis-je
+obligeamment.
+
+--Voulez-vous vous taire, petit sot, répondit-il avec colère, et ne pas
+avoir l'air grotesque de considérer comme peu de chose l'honneur d'être
+probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-être un valet
+de chambre qui vous remettra les volumes) reçu par moi. Il se ressaisit:
+«Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le
+silence éternel de l'accord de dominante!» C'est pour ses propres nerfs
+qu'il semblait redouter son retour immédiatement après d'âcres paroles
+de brouille. «Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois», me dit-il d'un
+ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, à ce qu'il me sembla, non
+pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait
+que son amour-propre n'essuyât un refus. «Eh bien voilà, me dit-il en
+traînant encore, c'est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois
+rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l'amour-propre) et où il
+convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est
+Whistler.» Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse
+d'Iéna était une personne intelligente. M. de Charlus m'arrêta, et
+prenant le ton le plus méprisant que je lui connusse: «Ah! monsieur,
+vous faites allusion ici à un ordre de nomenclature où je n'ai rien à
+voir. Il y a peut-être une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue
+que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est
+étrange, a cependant résonné, il y a quelques jours, à mes oreilles. On
+me demandait si je condescendrais à ce que me fût présenté le jeune duc
+de Guastalla. La demande m'étonna, car le duc de Guastalla n'a nul
+besoin de se faire présenter à moi, pour la raison qu'il est mon cousin
+et me connaît de tout temps; c'est le fils de la princesse de Parme, et
+en jeune parent bien élevé, il ne manque jamais de venir me rendre ses
+devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas
+de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous intéresse. Comme
+il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai supposé qu'il s'agissait
+d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iéna et qui avait pris
+pittoresquement le titre de princesse d'Iéna, comme on dit la Panthère
+des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une
+personne riche dont j'avais admiré à une exposition des meubles fort
+beaux et qui ont sur le nom du propriétaire la supériorité de ne pas
+être faux. Quant au prétendu duc de Guastalla, ce devait être l'agent de
+change de mon secrétaire, l'argent procure tant de choses. Mais non;
+c'est l'Empereur, paraît-il, qui s'est amusé à donner à ces gens un
+titre précisément indisponible. C'est peut-être une preuve de puissance,
+ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort
+mauvais tour qu'il a joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Mais enfin
+je ne puis vous donner d'éclaircissements sur tout cela, ma compétence
+s'arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et
+Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur,
+de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront.
+Naturellement tout cela n'a rien à voir avec le prestige de la princesse
+de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est
+inaccessible.»
+
+--C'est vraiment très beau, monsieur, à l'hôtel de la princesse de
+Guermantes.
+
+--Oh! ce n'est pas très beau. C'est ce qu'il y a de plus beau; après la
+princesse toutefois.
+
+--La princesse de Guermantes est supérieure à la duchesse de Guermantes?
+
+--Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est à remarquer que, dès que les gens
+du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou détrônent, au gré
+de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation
+paraissait la plus solide et la mieux fixée.)
+
+La duchesse de Guermantes (peut-être en ne l'appelant pas Oriane
+voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse,
+très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est
+incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les
+personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'était la princesse de
+Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu'elle
+connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa
+mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de
+l'incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther!
+
+--On ne peut pas les visiter?
+
+--Mais non, il faudrait être invité, mais on n'invite jamais _personne_
+à moins que j'intervienne. Mais aussitôt, retirant, après l'avoir jeté,
+l'appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés
+chez moi. «Mon rôle est terminé, monsieur; j'y ajoute simplement ces
+quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie
+comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le
+négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu'on ne peut pas
+faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut
+demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à
+plusieurs et sans avoir besoin d'être treize comme dans le roman de
+Balzac, ni quatre comme dans _les Trois Mousquetaires_. Adieu.»
+
+Il devait être fatigué et avoir renoncé à l'idée d'aller voir le clair
+de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit
+un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais déjà
+transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner à
+ma porte, sans avoir plus pensé que j'avais affaire à M. de Charlus,
+relativement à l'empereur d'Allemagne, au général Botha, des récits tout
+à l'heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant
+avait fait s'envoler bien loin de moi.
+
+En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied
+de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée.
+Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne;
+je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
+largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de
+s'offrir à moi.
+
+«Cher ami et cousin,
+
+«J'espère que la santé va toujours bien et qu'il en est de même pour
+toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph
+dont je n'ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à
+vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du coeur ont aussi leur
+poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D'ailleurs
+cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma
+cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu'au fond de
+la mer, comme le matelot attaché en haut du grand mât, car cette vie
+n'est qu'une vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale
+occupation, de ton étonnement j'en suis certain, est maintenant la
+poésie que j'aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi
+cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta
+dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le
+sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables
+qui l'ont assez fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour
+de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur
+étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de
+deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir de
+grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant
+pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je
+m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris dernièrement. Que
+diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi à toute vitesse aux
+Écorces. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que
+l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de
+Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos
+ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de
+Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chênedollé, d'Alfred de
+Musset, car je voudrais guérir le pays qui ma donner le jour de
+l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien à
+te dire et tanvoye comme le pélican lassé d'un long voyage mes bonnes
+salutations ainsi qu'à ta femme à mon filleul et à ta soeur Rose.
+Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a vécu que ce que vivent
+les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de
+Musset, tous ces grands génies qu'on a fait à cause de cela mourir sur
+les flammes du bûcher comme Jeanne d'Arc. A bientôt ta prochaine
+missive, reçois mes baisers comme ceux d'un frère.
+
+«Périgot (Joseph).»
+
+Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente quelque chose
+d'inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les
+mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m'avait amené à
+imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et
+différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la
+stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d'être victime
+d'une mauvaise farce machinée par quelqu'un qui eût voulu me faire jeter
+à la porte d'une demeure où j'irais sans être invité, quand, environ
+deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était
+à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti
+de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte: «La
+princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le
+***.» Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n'était
+peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile
+que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques
+m'avaient appris que le titre de prince n'est pas supérieur à celui de
+duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut
+pas être d'une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le
+prétendait M. de Charlus, et d'une essence si hétérogène à celle d'une
+autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre
+un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il
+pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce
+qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-à-dire ce que lui montrait le
+nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de
+Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur
+ou une quantité, profondément modifiée des valeurs environnantes par le
+«signe» mathématique ou esthétique qui l'affecte, m'avait toujours
+évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on se trouve
+surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la
+Cour d'Angleterre, de la reine d'Écosse, de la duchesse d'Aumale; et je
+me figurais l'hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins
+fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels
+la présence rendait bien peu vraisemblable que j'y pénétrasse jamais.
+
+Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donné un
+vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci
+combien la réalité l'avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en
+est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillée
+vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque
+temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde que
+parce qu'il s'y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu'il ne
+faisait rien, n'écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d'une
+manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de
+plusieurs degrés, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la
+matière de sa conversation, il n'était pas pour cela compris par eux.
+Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux
+des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à
+l'égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux;
+ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des
+lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais
+qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de
+l'extrême Nord un aliment assimilable.
+
+A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde
+étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces
+et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les
+jeunes gens, l'adoration excitée principalement par certaines femmes.
+
+Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de
+Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur
+«l'inaccessible palais d'Aladin» qu'habitait sa cousine ne suffisent pas
+à expliquer ma stupéfaction.
+
+Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j'aurai à
+parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins
+qu'il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres, et par
+conséquent différence entre eux.
+
+Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanité que nous
+fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même
+que, dans les Mémoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous
+avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard
+le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre
+sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au
+prince Frédéric-Charles. On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est
+absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
+livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions
+avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous
+serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries,
+chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont
+médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les
+gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière
+de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit
+des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je
+connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables,
+mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
+efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager.
+Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me
+faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me
+comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie
+moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de
+cela, n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux
+où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il
+est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prévu dans l'ordonnance
+des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de
+Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir,
+de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé
+et incapable du moindre effort pour m'être utile? D'autre part, on
+disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et
+sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours
+intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non
+seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que
+Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement.
+Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de
+regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand
+nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme
+de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre
+d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais,
+au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était
+stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne
+comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse
+me disait: «C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que
+j'appelle un monstre.» Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant
+nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore
+déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais
+loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se
+mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort
+au-dessous de nous: «Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à
+personne», et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé
+impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire): «Oriane est
+snob.» Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon
+et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de
+répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.
+
+Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
+Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme,
+dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le
+rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince,
+préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait
+faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
+considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme
+qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner, faisait
+une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il
+aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition
+en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. A
+cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et
+de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. «Le
+duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
+intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
+quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur
+cousin», étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait
+maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils
+donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un
+mystificateur.
+
+Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à
+Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais
+reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même dû, comme je
+m'en étais un moment flatté, au sentiment qu'un homme du monde
+n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en
+dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin
+d'être bien «objectif» et de peindre chaque classe différemment. J'ai,
+en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la
+notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait
+passer la carte d'invitation de la princesse. «Georges et moi (ou Hély
+et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions
+si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu
+d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de
+nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson
+d'avril.» Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui
+qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui «de
+son côté» va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est,
+selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux
+inséparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de
+Chalais.
+
+Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes,
+j'appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la
+veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de
+leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une
+redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en
+Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et je résolus d'aller la
+voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'étaient pas encore
+rentrés; je guettai d'abord d'une petite pièce, que je croyais un bon
+poste de vigie, l'arrivée de la voiture. En réalité j'avais fort mal
+choisi mon observatoire, d'où je distinguai à peine notre cour, mais
+j'en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilité pour moi, me
+divertit un moment. Ce n'est pas à Venise seulement qu'on a de ces
+points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les
+peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard.
+C'est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres
+de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées, auxquelles le
+soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est
+tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en
+nuances si variées, qu'on dirait, planté sur la ville, le jardin d'un
+amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extrême
+proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de
+chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre,
+où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une
+vieille à figure, à peine distincte dans l'ombre, de sorcière; ainsi
+chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par
+son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle
+placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent
+tableaux hollandais juxtaposés. Certes, de l'hôtel de Guermantes on
+n'avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de
+l'étrange point trigonométrique où je m'étais placé et où le regard
+n'était arrêté par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les
+terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente,
+l'hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac,
+cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas.
+Jusqu'à cet hôtel (qui était celui de leur père, M. de Bréquigny), rien
+que des corps de bâtiments peu élevés, orientés des façons les plus
+diverses et qui, sans arrêter la vue, prolongeaient la distance de leurs
+plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise où le marquis
+de Frécourt garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus
+haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser à ces
+jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'élancent isolées au
+pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, où se
+reposaient les yeux, faisaient paraître plus éloigné que s'il avait été
+séparé de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hôtel de
+Mme de Plassac, en réalité assez voisin mais chimériquement éloigné
+comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenêtres carrées, éblouies
+de soleil comme des feuilles de cristal de roche, étaient ouvertes pour
+le ménage, on avait, à suivre aux différents étages les valets de pied
+impossibles à bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le même
+plaisir qu'à voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en
+diligence, ou un guide, à différents degrés d'altitude du Saint-Gothard.
+Mais de ce «point de vue» où je m'étais placé, j'aurais risqué de ne pas
+voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans
+l'après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement
+sur l'escalier, d'où l'ouverture de la porte cochère ne pouvait passer
+inaperçue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai, bien que
+n'y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus
+minuscules par l'éloignement et en train de nettoyer, les beautés
+alpestres de l'hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur
+l'escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me
+découvrir un paysage, non plus turnérien, mais moral si important, qu'il
+est préférable d'en retarder le récit de quelques instants, en le
+faisant précéder d'abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je
+sus qu'ils étaient rentrés. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa
+bibliothèque. Au moment où j'y entrais, sortit un petit homme aux
+cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme
+en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père,
+mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne
+voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la
+bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre répondit
+avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le
+voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires
+des gens qui causent avec vous par le téléphone; il avait une voix de
+fausset, et me resalua avec une humilité d'homme d'affaires. Et ce
+pouvait d'ailleurs être un homme d'affaires de Combray, tant il avait le
+genre provincial, suranné et doux des petites gens, des vieillards
+modestes de là-bas. «Vous verrez Oriane tout à l'heure, me dit le duc
+quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l'heure lui apporter
+les épreuves de son étude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce
+qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux
+faces de ces monnaies, Oriane a préféré s'habiller d'abord, pour pouvoir
+rester avec lui jusqu'au moment d'aller dîner. Nous sommes déjà
+encombrés d'affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où
+nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop
+aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c'était gentil de
+demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces
+grands maîtres de l'Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car
+je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le même Ordre de
+Saint-Jean de Jérusalem. Dans le fond elle ne s'intéresse à cela que
+parce que Swann s'en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette
+histoire; même encore aujourd'hui, mon frère que vous connaissez est un
+des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parlé de
+tout cela à Oriane, elle ne m'aurait seulement pas écouté. En revanche,
+il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est
+inouï la rage des gens d'une religion à étudier celle des autres)
+l'aient conduit à l'Histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des
+Templiers, pour qu'aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces
+chevaliers. Ils étaient de forts petits garçons à côté des Lusignan,
+rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme
+jusqu'ici Swann ne s'est pas occupé d'eux, Oriane ne veut rien savoir
+sur les Lusignan.» Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j'étais
+venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la
+duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui
+recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un
+moment avec le duc. La première de ces dames (la princesse de
+Silistrie), habillée avec simplicité, sèche, mais l'air aimable, tenait
+à la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fût blessée ou
+infirme. Elle était au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse
+au duc d'un cousin germain à lui--pas du côté Guermantes, mais plus
+brillant encore s'il était possible--dont l'état de santé, très atteint
+depuis quelque temps, s'était subitement aggravé. Mais il était visible
+que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en répétant:
+«Pauvre Mama! c'est un si bon garçon», portait un diagnostic favorable.
+En effet le dîner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande
+soirée chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout
+il devait aller à une heure du matin, avec sa femme, à un grand souper
+et bal costumé en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et
+d'Isabeau de Bavière pour la duchesse étaient tout prêts. Et le duc
+entendait ne pas être troublé dans ces divertissements multiples par la
+souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de
+canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de
+Bréquigny, vinrent ensuite faire visite à Basin et déclarèrent que
+l'état du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Après avoir haussé les
+épaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles
+allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles répondirent que non, à cause
+de l'état d'Amanien qui était à toute extrémité, et même elles s'étaient
+décommandées du dîner où allait le duc, et duquel elles lui énumérèrent
+les convives, le frère du roi Théodose, l'infante Marie-Conception, etc.
+Comme le marquis d'Osmond était leur parent à un degré moins proche
+qu'il n'était de Basin, leur «défection» parut au duc une espèce de
+blâme indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs
+de l'hôtel de Bréquigny pour voir la duchesse (ou plutôt pour lui
+annoncer le caractère alarmant, et incompatible pour les parents avec
+les réunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne
+restèrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bâton d'alpiniste,
+Walpurge et Dorothée (tels étaient les prénoms des deux soeurs) reprirent
+la route escarpée de leur faîte. Je n'ai jamais pensé à demander aux
+Guermantes à quoi correspondaient ces cannes, si fréquentes dans un
+certain faubourg Saint-Germain. Peut-être, considérant toute la
+paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres,
+faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne
+fracture, due à l'usage immodéré de la chasse et des chutes de cheval
+qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de
+l'humidité de la rive gauche et des vieux châteaux, leur rendaient la
+canne nécessaire. Peut-être n'étaient-elles pas parties, dans le
+quartier, en expédition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur
+jardin (peu éloigné de celui de la duchesse) pour faire la cueillette
+des fruits nécessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer
+chez elles, dire bonsoir à Mme de Guermantes chez laquelle elles
+n'allaient pourtant pas jusqu'à apporter un sécateur ou un arrosoir. Le
+duc parut touché que je fusse venu chez eux le jour même de son retour.
+Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander
+à sa femme de s'informer si sa cousine m'avait réellement invité. Je
+venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de
+Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il était trop tard,
+que si la princesse ne m'avait pas envoyé d'invitation, il aurait l'air
+d'en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une
+fois, et qu'il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l'air de
+se mêler de leurs listes, «de s'immiscer», enfin qu'il ne savait même
+pas si lui et sa femme, qui dînaient en ville, ne rentreraient pas
+aussitôt après chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'être
+pas allés à la soirée de la princesse était de lui cacher leur retour à
+Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire
+empressés de lui faire connaître en lui envoyant un mot ou un coup de
+téléphone à mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothèse
+les listes de la princesse étaient certainement closes. «Vous n'êtes pas
+mal avec elle», me dit-il d'un air soupçonneux, les Guermantes craignant
+toujours de ne pas être au courant des dernières brouilles et qu'on ne
+cherchât à se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait
+l'habitude de prendre sur lui toutes les décisions qui pouvaient sembler
+peu aimables: «Tenez, mon petit, me dit-il tout à coup, comme si l'idée
+lui en venait brusquement à l'esprit, j'ai même envie de ne pas dire du
+tout à Oriane que vous m'avez parlé de cela. Vous savez comme elle est
+aimable, de plus elle vous aime énormément, elle voudrait envoyer chez
+sa cousine malgré tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est
+fatiguée après dîner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcée
+d'aller à la soirée. Non, décidément, je ne lui en dirai rien. Du reste
+vous allez la voir tout à l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si
+vous vous décidez à aller à la soirée je n'ai pas besoin de vous dire
+quelle joie nous aurons de passer la soirée avec vous.» Les motifs
+d'humanité sont trop sacrés pour que celui devant qui on les invoque ne
+s'incline pas devant eux, qu'il les croie sincères ou non; je ne voulus
+pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la
+fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler
+du but de ma visite, exactement comme si j'avais été dupe de la petite
+comédie que m'avait jouée M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il
+croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria.
+«Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que vous
+dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le
+genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez là que des gens
+excessivement comme il faut et très ennuyeux, des duchesses portant des
+titres qu'on croyait éteints et qu'on a ressortis pour la circonstance,
+tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses étrangères, mais
+n'espérez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, même de votre
+supposition.
+
+«Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un
+superbe tableau que j'ai acheté à mon cousin, en partie en échange des
+Elstir, que décidément nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un
+Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand.
+Voulez-vous ma pensée? Je crois que c'est un Vélasquez et de la plus
+belle époque», me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour
+connaître mon impression, soit pour l'accroître. Un valet de pied entra.
+«Mme la duchesse fait demander à M. le duc si M. le duc veut bien
+recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n'est pas encore prête.
+
+--Faites entrer M. Swann», dit le duc après avoir regardé et vu à sa
+montre qu'il avait lui-même quelques minutes encore avant d'aller
+s'habiller. «Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas
+prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me
+dit le duc. Je ne sais pas s'il est invité. Gilbert l'aime beaucoup,
+parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une
+histoire. (Sans ça, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque quand
+il voit un Juif à cent mètres.) Mais enfin maintenant ça s'aggrave de
+l'affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu'il devait, plus que
+tout autre, couper tout câble avec ces gens-là, or, tout au contraire,
+il tient des propos fâcheux.» Le duc rappela le valet de pied pour
+savoir si celui qu'il avait envoyé chez le cousin d'Osmond était revenu.
+En effet le plan du duc était le suivant: comme il croyait avec raison
+son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la
+mort, c'est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la
+certitude officielle qu'Amanien était encore vivant, il ficherait le
+camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en
+Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle
+maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain,
+quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il
+avait trépassé dans la soirée. «Non, monsieur le duc, il n'est pas
+encore revenu. --Cré nom de Dieu! on ne fait jamais ici les choses qu'à
+la dernière heure», dit le duc à la pensée qu'Amanien avait eu le temps
+de «claquer» pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute.
+Il fit demander _le Temps_ où il n'y avait rien. Je n'avais pas vu Swann
+depuis très longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait
+sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais
+quelque chose de changé; c'était seulement qu'il était en effet très
+«changé», parce qu'il était très souffrant, et la maladie produit dans
+le visage des modifications aussi profondes que se mettre à porter la
+barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann était celle qui
+avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à
+l'âge qu'il avait. Nos existences sont en réalité, par l'hérédité, aussi
+pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s'il y avait
+vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie
+pour l'humanité en général, il y en a une pour les familles en
+particulier, c'est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se
+ressemblent.) Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de
+sa femme, associait à ce qu'il était ce qu'il avait été. Serré dans une
+redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté
+de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d'une forme
+évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan,
+pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et
+pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de
+l'affectueuse poignée de mains avec lesquels il répondit à mon salut,
+car je croyais qu'après si longtemps il ne m'aurait pas reconnu tout de
+suite; je lui dis mon étonnement; il l'accueillit avec des éclats de
+rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme
+si c'était mettre en doute l'intégrité de son cerveau ou la sincérité de
+son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est
+pourtant ce qui était; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps après,
+que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul
+changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me
+dit, ne trahirent la découverte qu'une parole de M. de Guermantes lui
+fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie
+mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontanéité dans les manières
+et ces initiatives personnelles, même en matière d'habillement, qui
+caractérisaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le salut que
+m'avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n'était pas le salut
+froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut
+tout rempli d'une amabilité réelle, d'une grâce véritable, comme la
+duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'à vous sourire
+la première avant que vous l'eussiez saluée si elle vous rencontrait),
+par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du
+faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon
+une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui,
+était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d'habitude, mais
+parce que c'était (à ce qu'il disait) beaucoup moins salissant, en
+réalité parce que c'était fort seyant. «Tenez, Charles, vous qui êtes un
+grand connaisseur, venez voir quelque chose; après ça, mes petits, je
+vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant
+pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va
+pas tarder.» Et il montra son «Vélasquez» à Swann. «Mais il me semble
+que je connais ça,» fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour
+qui parler est déjà une fatigue. «Oui, dit le duc rendu sérieux par le
+retard que mettait le connaisseur à exprimer son admiration. Vous l'avez
+probablement vu chez Gilbert.
+
+--Ah! en effet, je me rappelle.
+
+--Qu'est-ce que vous croyez que c'est?
+
+--Eh bien, si c'était chez Gilbert, c'est probablement un de vos
+_ancêtres_, dit Swann avec un mélange d'ironie et de déférence envers
+une grandeur qu'il eût trouvé impoli et ridicule de méconnaître, mais
+dont il ne voulait, par bon goût, parler qu'en «se jouant».
+
+--Mais bien sûr, dit rudement le duc. C'est Boson, je ne sais plus quel
+numéro, de Guermantes. Mais ça, je m'en fous. Vous savez que je ne suis
+pas aussi féodal que mon cousin. J'ai entendu prononcer le nom de
+Rigaud, de Mignard, même de Vélasquez!» dit le duc en attachant sur
+Swann un regard et d'inquisiteur et de tortionnaire, pour tâcher à la
+fois de lire dans sa pensée et d'influencer sa réponse. «Enfin,
+conclut-il, car, quand on l'amenait à provoquer artificiellement une
+opinion qu'il désirait, il avait la faculté, au bout de quelques
+instants, de croire qu'elle avait été spontanément émise; voyons, pas de
+flatterie. Croyez-vous que ce soit d'un des grands pontifes que je viens
+de dire?
+
+--Nnnnon, dit Swann.
+
+--Mais alors, enfin moi je n'y connais rien, ce n'est pas à moi de
+décider de qui est ce croûton-là. Mais vous, un dilettante, un maître en
+la matière, à qui l'attribuez-vous? Vous êtes assez connaisseur pour
+avoir une idée. A qui l'attribuez-vous?» Swann hésita un instant devant
+cette toile que visiblement il trouvait affreuse: «A la malveillance!»
+répondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser échapper un mouvement
+de rage. Quand elle fut calmée: «Vous êtes bien gentils tous les deux,
+attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je
+reviens. Je vais faire dire à ma bourgeoise que vous l'attendez tous les
+deux.» Je causai un instant avec Swann de l'affaire Dreyfus et je lui
+demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent
+antidreyfusards. «D'abord parce qu'au fond tous ces gens-là sont
+antisémites», répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que
+certains ne l'étaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une
+opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne
+la partageassent pas, leur supposer une raison préconçue, un préjugé
+contre lequel il n'y avait rien à faire, plutôt que des raisons qui se
+laisseraient discuter. D'ailleurs, arrivé au terme prématuré de sa vie,
+comme une bête fatiguée qu'on harcèle, il exécrait ces persécutions et
+rentrait au bercail religieux de ses pères.
+
+--Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m'avait dit
+qu'il était antisémite.
+
+--Oh! celui-là, je n'en parle même pas. C'est au point que, quand il
+était officier, ayant une rage de dents épouvantable, il a préféré
+rester à souffrir plutôt que de consulter le seul dentiste de la région,
+qui était juif, et que plus tard il a laissé brûler une aile de son
+château, où le feu avait pris, parce qu'il aurait fallu demander des
+pompes au château voisin qui est aux Rothschild.
+
+--Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui?
+
+--Oui, me répondit-il, quoique je me trouve bien fatigué: Mais il m'a
+envoyé un pneumatique pour me prévenir qu'il avait quelque chose à me
+dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou
+pour le recevoir; cela m'agitera, j'aime mieux être débarrassé tout de
+suite de cela.
+
+--Mais le duc de Guermantes n'est pas antisémite.
+
+--Vous voyez bien que si puisqu'il est antidreyfusard, me répondit
+Swann, sans s'apercevoir qu'il faisait une pétition de principe. Cela
+n'empêche pas que je suis peiné d'avoir déçu cet homme--que dis-je! ce
+duc--en n'admirant pas son prétendu Mignard, je ne sais quoi.
+
+--Mais enfin, repris-je en revenant à l'affaire Dreyfus, la duchesse,
+elle, est intelligente.
+
+--Oui, elle est charmante. A mon avis, du reste, elle l'a été encore
+davantage quand elle s'appelait encore la princesse des Laumes. Son
+esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela était plus
+tendre dans la grande dame juvénile, mais enfin, plus ou moins jeunes,
+hommes ou femmes, qu'est-ce que vous voulez, tous ces gens-là sont d'une
+autre race, on n'a pas impunément mille ans de féodalité dans le sang.
+Naturellement ils croient que cela n'est pour rien dans leur opinion.
+
+--Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard?
+
+--Ah! tant mieux, d'autant plus que vous savez que sa mère est très
+contre. On m'avait dit qu'il l'était, mais je n'en étais pas sûr. Cela
+me fait grand plaisir. Cela ne m'étonne pas, il est très intelligent.
+C'est beaucoup, cela.
+
+Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une naïveté extraordinaire et donné à
+sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que
+n'avait fait autrefois son mariage avec Odette; ce nouveau déclassement
+eût été mieux appelé reclassement et n'était qu'honorable pour lui,
+puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les
+siens et d'où l'avaient dévié ses fréquentations aristocratiques. Mais
+Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné,
+grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore
+cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement comique.
+Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l'épreuve d'un
+critérium nouveau, le dreyfusisme. Que l'antidreyfusisme de Mme Bontemps
+la lui fît trouver bête n'était pas plus étonnant que, quand il s'était
+marié, il l'eût trouvée intelligente. Il n'était pas bien grave non plus
+que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques,
+et lui fit perdre le souvenir d'avoir traité d'homme d'argent, d'espion
+de l'Angleterre (c'était une absurdité du milieu Guermantes) Clémenceau,
+qu'il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un
+homme de fer, comme Cornély. «Non, je ne vous ai jamais dit autrement.
+Vous confondez.» Mais, dépassant les jugements politiques, la vague
+renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu'à la façon de
+les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de
+jeunesse étaient faiblards, pouvaient à peine se relire. «Essayez, vous
+ne pourrez pas aller jusqu'au bout. Quelle différence avec Clémenceau!
+Personnellement je ne suis pas anticlérical, mais comme, à côté de lui,
+on se rend compte que Barrès n'a pas d'os! C'est un très grand bonhomme
+que le père Clémenceau. Comme il sait sa langue!» D'ailleurs les
+antidreyfusards n'auraient pas été en droit de critiquer ces folies. Ils
+expliquaient qu'on fût dreyfusiste parce qu'on était d'origine juive. Si
+un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la révision,
+c'était qu'il était chambré par Mme Verdurin, laquelle agissait en
+farouche radicale. Elle était avant tout contre les «calotins». Saniette
+était plus bête que méchant et ne savait pas le tort que la Patronne lui
+faisait. Que si l'on objectait que Brichot était tout aussi ami de Mme
+Verdurin et était membre de la Patrie française, c'est qu'il était plus
+intelligent. «Vous le voyez quelquefois?» dis-je à Swann en parlant de
+Saint-Loup.
+
+--Non, jamais. Il m'a écrit l'autre jour pour que je demande au duc de
+Mouchy et à quelques autres de voter pour lui au Jockey, où il a du
+reste passé comme une lettre à la poste.
+
+--Malgré l'Affaire!
+
+--On n'a pas soulevé la question. Du reste je vous dirai que, depuis
+tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit.
+
+M. de Guermantes rentra, et bientôt sa femme, toute prête, haute et
+superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe était bordée de
+paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d'autruche
+teinte de pourpre et sur les épaules une écharpe de tulle du même rouge.
+«Comme c'est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse
+à qui rien n'échappait. D'ailleurs, en vous, Charles, tout est joli,
+aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez
+et ce que vous faites.» Swann, cependant, sans avoir l'air d'entendre,
+considérait la duchesse comme il eût fait d'une toile de maître et
+chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut
+dire: «Bigre!» Mme de Guermantes éclata de rire. «Ma toilette vous
+plaît, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me plaît pas
+beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est
+ennuyeux de s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez
+soi!»
+
+--Quels magnifiques rubis!
+
+--Ah! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez,
+vous n'êtes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s'ils
+étaient vrais. Je dois dire que je n'en ai jamais vu d'aussi beaux.
+C'est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goût ils sont un peu
+gros, un peu verre à bordeaux plein jusqu'aux bords, mais je les ai mis
+parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert,
+ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation détruisait
+celles du duc.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a chez la princesse? demanda Swann.
+
+--Presque rien, se hâta de répondre le duc à qui la question de Swann
+avait fait croire qu'il n'était pas invité.
+
+--Mais comment, Basin? C'est-à-dire que tout le ban et l'arrière-ban
+sont convoqués. Ce sera une tuerie à s'assommer. Ce qui sera joli,
+ajouta-t-elle en regardant Swann d'un air délicat, si l'orage qu'il y a
+dans l'air n'éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les
+connaissez. J'ai été là-bas, il y a un mois, au moment où les lilas
+étaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait
+être beau. Et puis le jet d'eau, enfin, c'est vraiment Versailles dans
+Paris.
+
+--Quel genre de femme est la princesse? demandai-je.
+
+--Mais vous savez déjà, puisque vous l'avez vue ici, qu'elle est belle
+comme le jour, qu'elle est aussi un peu idiote, très gentille malgré
+toute sa hauteur germanique, pleine de coeur et de gaffes. Swann était
+trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment à
+«faire de l'esprit Guermantes» et sans grands frais, car elle ne faisait
+que resservir sous une forme moins parfaite d'anciens mots d'elle.
+Néanmoins, pour prouver à la duchesse qu'il comprenait son intention
+d'être drôle et comme si elle l'avait réellement été, il sourit d'un air
+un peu forcé, me causant, par ce genre particulier d'insincérité, la
+même gêne que j'avais autrefois à entendre mes parents parler avec M.
+Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu'ils savaient
+très bien qu'était plus grande celle qui régnait à Montjouvain),
+Legrandin nuancer son débit pour des sots, choisir des épithètes
+délicates qu'il savait parfaitement ne pouvoir être comprises d'un
+public riche ou chic, mais illettré. «Voyons, Oriane, qu'est-ce que vous
+dites, dit M. de Guermantes. Marie bête? Elle a tout lu, elle est
+musicienne comme le violon.»
+
+--Mais, mon pauvre petit Basin, vous êtes un enfant qui vient de naître.
+Comme si on ne pouvait pas être tout ça et un peu idiote. Idiote est du
+reste exagéré, non elle est nébuleuse, elle est Hesse-Darmstadt,
+Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m'énerve. Mais je
+reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette
+seule idée d'être descendue de son trône allemand pour venir épouser
+bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a
+choisi! Ah! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne
+connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une idée: il a autrefois
+pris le lit parce que j'avais mis une carte à Mme Carnot... Mais, mon
+petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que
+l'histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de
+Guermantes, vous savez que vous n'avez pas envoyé la photographie de nos
+chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de
+faire connaissance. Le duc, cependant, n'avait pas cessé de regarder sa
+femme fixement: «Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne
+pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t-il en s'adressant à
+Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-là, qui était une
+très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était
+coutumière de ce genre d'impairs, avait eu l'idée assez baroque de nous
+inviter avec le Président et sa femme. Nous avons été, même Oriane,
+assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les
+mêmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement à une
+réunion aussi étrange. Il y avait un ministre qui a volé, enfin je passe
+l'éponge, nous n'avions pas été prévenus, nous étions pris au piège, et
+il faut du reste reconnaître que tous ces gens ont été fort polis.
+Seulement c'était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait
+pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une
+carte dans la semaine à l'Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en
+voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier
+que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très
+convenablement sa place, était le petit-fils d'un membre du tribunal
+révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres.»
+
+--Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à
+Chantilly? Le duc d'Aumale n'était pas moins petit-fils d'un membre du
+tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un
+brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.
+
+--Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoyé la
+photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas
+donnée.
+
+--Ça ne m'étonne qu'à moitié, dit la duchesse. Mes domestiques ne me
+disent que ce qu'ils jugent à propos. Ils n'aiment probablement pas
+l'Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. «Vous savez, Oriane, que quand
+j'allais dîner à Chantilly, c'était sans enthousiasme.»
+
+--Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous
+demandait de rester à coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs rarement, en
+parfait mufle qu'il était, comme tous les Orléans. Savez-vous avec qui
+nous dînons chez Mme de Saint-Euverte? demanda Mme de Guermantes à son
+mari.
+
+--En dehors des convives que vous savez, il y aura, invité de la
+dernière heure, le frère du roi Théodose. A cette nouvelle les traits de
+la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l'ennui. «Ah! mon
+Dieu, encore des princes.»
+
+--Mais celui-là est gentil et intelligent, dit Swann.
+
+--Mais tout de même pas complètement, répondit la duchesse en ayant
+l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveauté à sa pensée.
+Avez-vous remarqué parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas
+tout à fait? Mais si, je vous assure! Il faut toujours qu'ils aient une
+opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la
+première partie de leur vie à nous demander les nôtres, et la seconde à
+nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a été bien
+joué, que cela a été moins bien joué. Il n'y a aucune différence. Tenez,
+ce petit Théodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a demandé
+comment ça s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai répondu, dit la
+duchesse les yeux brillants et en éclatant de rire de ses belles lèvres
+rouges: «Ça s'appelle un motif d'orchestre.» Eh bien! dans le fond, il
+n'était pas content. Ah! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce
+que ça peut être ennuyeux de dîner en ville! Il y a des soirs où on
+aimerait mieux mourir! Il est vrai que de mourir c'est peut-être tout
+aussi ennuyeux puisqu'on ne sait pas ce que c'est.» Un laquais parut.
+C'était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge,
+jusqu'à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix
+apparente. «Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le
+marquis d'Osmond?» demanda-t-il.
+
+--Mais jamais de la vie, rien avant demain matin! Je ne veux même pas
+que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez,
+n'aurait qu'à venir vous donner des nouvelles et vous dire d'aller nous
+chercher. Sortez, allez où vous voudrez, faites la noce, découchez, mais
+je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense déborda
+du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues
+heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu'à
+la suite d'une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait
+gentiment expliqué qu'il valait mieux ne plus sortir pour éviter de
+nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d'avoir enfin sa soirée
+libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva
+comme un serrement de coeur et une démangeaison de tous les membres à la
+vue de ce bonheur qu'on prenait à son insu, en se cachant d'elle, duquel
+elle était irritée et jalouse. «Non, Basin, qu'il reste ici, qu'il ne
+bouge pas de la maison, au contraire.»
+
+--Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est là, vous aurez en
+plus, à minuit, l'habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne
+peut servir à rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de
+pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'expédier loin d'ici.
+
+--Écoutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose à lui
+faire dire dans la soirée je ne sais au juste à quelle heure. Ne bougez
+surtout pas d'ici d'une minute, dit-elle au valet de pied désespéré.
+S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la
+duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante
+était bien inamovible, mais ce n'était pas le concierge; sans doute pour
+le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les
+querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les
+lourds instruments; d'ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu'on
+le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la
+duchesse; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur
+départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait
+été la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la loge. La
+duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du cléricalisme, de
+la franc-maçonnerie, du péril juif, etc... Un valet de pied entra.
+«Pourquoi ne m'a-t-on pas monté le paquet que M. Swann a fait porter?
+Mais à ce propos (vous savez que Mama est très malade, Charles), Jules,
+qui était allé prendre des nouvelles de M. le marquis d'Osmond, est-il
+revenu?»
+
+--Il arrive à l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment à l'autre à
+ce que M. le marquis ne passe.
+
+--Ah! il est vivant, s'écria le duc avec un soupir de soulagement. On
+s'attend, on s'attend! Satan vous-même. Tant qu'il y a de la vie il y a
+de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait déjà
+comme mort et enterré. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.
+
+--Ce sont les médecins qui ont dit qu'il ne passerait pas la soirée.
+L'un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c'était inutile.
+M. le marquis devrait être mort; il n'a survécu que grâce à des
+lavements d'huile camphrée.
+
+--Taisez-vous, espèce d'idiot, cria le duc au comble de la colère.
+Qu'est-ce qui vous demande tout ça? Vous n'avez rien compris à ce qu'on
+vous a dit.
+
+--Ce n'est pas à moi, c'est à Jules.
+
+--Allez-vous vous taire? hurla le duc, et se tournant vers Swann: «Quel
+bonheur qu'il soit vivant! Il va reprendre des forces peu à peu. Il est
+vivant après une crise pareille. C'est déjà une excellente chose. On ne
+peut pas tout demander à la fois. Ça ne doit pas être désagréable un
+petit lavement d'huile camphrée.» Et le duc, se frottant les mains: «Il
+est vivant, qu'est-ce qu'on veut de plus? Après avoir passé par où il a
+passé, c'est déjà bien beau. Il est même à envier d'avoir un tempérament
+pareil. Ah! les malades, on a pour eux des petits soins qu'on ne prend
+pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m'a fait un
+gigot à la sauce béarnaise, réussie à merveille, je le reconnais, mais
+justement à cause de cela, j'en ai tant pris que je l'ai encore sur
+l'estomac. Cela n'empêche qu'on ne viendra pas prendre de mes nouvelles
+comme de mon cher Amanien. On en prend même trop. Cela le fatigue. Il
+faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le
+temps chez lui.»
+
+--Eh bien! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j'avais
+demandé qu'on montât la photographie enveloppée que m'a envoyée M.
+Swann.
+
+--Madame la duchesse, c'est si grand que je ne savais pas si ça
+passerait dans la porte. Nous l'avons laissé dans le vestibule. Est-ce
+que madame la duchesse veut que je le monte?
+
+--Eh bien! non, on aurait dû me le dire, mais si c'est si grand, je le
+verrai tout à l'heure en descendant.
+
+--J'ai aussi oublié de dire à madame la duchesse que Mme la comtesse
+Molé avait laissé ce matin une carte pour madame la duchesse.
+
+--Comment, ce matin? dit la duchesse d'un air mécontent et trouvant
+qu'une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes
+le matin.
+
+--Vers dix heures, madame la duchesse.
+
+--Montrez-moi ces cartes.
+
+--En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drôle d'idée
+d'épouser Gilbert, reprit le duc qui revenait à sa conversation
+première, c'est vous qui avez une singulière façon d'écrire l'histoire.
+Si quelqu'un a été bête dans ce mariage, c'est Gilbert d'avoir justement
+épousé une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpé le nom de
+Brabant qui est à nous. En un mot nous sommes du même sang que les
+Hesse, et de la branche aînée. C'est toujours stupide de parler de soi,
+dit-il en s'adressant à moi, mais enfin quand nous sommes allés non
+seulement à Darmstadt, mais même à Cassel et dans toute la Hesse
+électorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecté de nous
+céder le pas et la première place, comme étant de la branche aînée.
+
+--Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui
+était major de tous les régiments de son pays, qu'on fiançait au roi de
+Suède...
+
+--Oh! Oriane, c'est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le
+grand-père du roi de Suède cultivait la terre à Pau quand depuis neuf
+cents ans nous tenions le haut du pavé dans toute l'Europe.
+
+--Ça m'empêche pas que si on disait dans la rue: «Tiens, voilà le roi de
+Suède», tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la
+Concorde, et si on dit: «Voilà M. de Guermantes», personne ne sait qui
+c'est.
+
+--En voilà une raison!
+
+--Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre
+de duc de Brabant est passé dans la famille royale de Belgique, vous
+pouvez y prétendre.
+
+Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt
+avec ce qu'elle avait laissé comme carte. Alléguant qu'elle n'en avait
+pas sur elle, elle avait tiré de sa poche une lettre qu'elle avait
+reçue, et, gardant le contenu, avait corné l'enveloppe qui portait le
+nom: La comtesse Molé. Comme l'enveloppe était assez grande, selon le
+format du papier à lettres qui était à la mode cette année-là, cette
+«carte», écrite à la main, se trouvait avoir presque deux fois la
+dimension d'une carte de visite ordinaire. «C'est ce qu'on appelle la
+simplicité de Mme Molé, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous
+faire croire qu'elle n'avait pas de cartes et montrer son originalité.
+Mais nous connaissons tout ça, n'est-ce pas, mon petit Charles, nous
+sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-mêmes pour apprendre
+l'esprit d'une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est
+charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de même un volume
+suffisant pour s'imaginer qu'elle peut étonner le monde à si peu de
+frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser à dix
+heures du matin. Sa vieille mère souris lui montrera qu'elle en sait
+autant qu'elle sur ce chapitre-là.» Swann ne put s'empêcher de rire en
+pensant que la duchesse, qui était du reste un peu jalouse du succès de
+Mme Molé, trouverait bien dans «l'esprit des Guermantes» quelque réponse
+impertinente à l'égard de la visiteuse. «Pour ce qui est du titre de duc
+de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane...», reprit le duc, à qui
+la duchesse coupa la parole, sans écouter.
+
+--Mais mon petit Charles, je m'ennuie après votre photographie.
+
+--Ah! _extinctor draconis labrator Anubis_, dit Swann.
+
+--Oui, c'est si joli ce que vous m'avez dit là-dessus en comparaison du
+Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi _Anubis_.
+
+--Comment est celui qui est ancêtre de Babal? demanda M. de Guermantes.
+
+--Vous voudriez voir sa baballe, dit Mme de Guermantes d'un air sec
+pour montrer qu'elle méprisait elle-même ce calembour. Je voudrais les
+voir tous, ajouta-t-elle.
+
+--Écoutez, Charles, descendons en attendant que la voiture soit avancée,
+dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que ma
+femme ne nous fichera pas la paix tant qu'elle n'aura pas vu votre
+photographie. Je suis moins impatient à vrai dire, ajouta-t-il d'un air
+de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait
+plutôt mourir.
+
+--Je suis tout à fait de votre avis, Basin, dit la duchesse, allons dans
+le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre
+cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des
+comtes de Brabant.
+
+--Je vous ai répété cent fois comment le titre était entré dans la
+maison de Hesse, dit le duc (pendant que nous allions voir la
+photographie et que je pensais à celles que Swann me rapportait à
+Combray), par le mariage d'un Brabant, en 1241, avec la fille du dernier
+landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c'est même plutôt ce
+titre de prince de Hesse qui est entré dans la maison de Brabant, que
+celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du
+reste que notre cri de guerre était celui des ducs de Brabant: «Limbourg
+à qui l'a conquis», jusqu'à ce que nous ayons échangé les armes des
+Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que
+nous avons eu tort, et l'exemple des Gramont n'est pas pour me faire
+changer d'avis.
+
+--Mais, répondit Mme de Guermantes, comme c'est le roi des Belges qui
+l'a conquis... Du reste, l'héritier de Belgique s'appelle le duc de
+Brabant.
+
+--Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et pèche par la
+base. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a des titres de prétention
+qui subsistent parfaitement si le territoire est occupé par un
+usurpateur. Par exemple, le roi d'Espagne se qualifie précisément de duc
+de Brabant, invoquant par là une possession moins ancienne que la
+nôtre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit aussi
+duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de
+Milan. Or, il ne possède pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le
+Brabant, que je ne possède moi-même ce dernier, ni que ne le possède le
+prince de Hesse. Le roi d'Espagne ne se proclame pas moins roi de
+Jérusalem, l'empereur d'Autriche également, et ils ne possèdent
+Jérusalem ni l'un ni l'autre.» Il s'arrêta un instant, gêné que le nom
+de Jérusalem ait pu embarrasser Swann, à cause des «affaires en cours»,
+mais n'en continua que plus vite: «Ce que vous dites là, vous pouvez le
+dire de tout. Nous avons été ducs d'Aumale, duché qui a passé aussi
+régulièrement dans la maison de France que Joinville et que Chevreuse
+dans la maison d'Albert. Nous n'élevons pas plus de revendications sur
+ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut nôtre et
+qui devint fort régulièrement l'apanage de la maison de La Trémoille,
+mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s'ensuit pas
+qu'elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi,
+le fils de ma belle-soeur porte le titre de prince d'Agrigente, qui nous
+vient de Jeanne la Folle, comme aux La Trémoille celui de prince de
+Tarente. Or Napoléon a donné ce titre de Tarente à un soldat, qui
+pouvait d'ailleurs être un fort bon troupier, mais en cela l'empereur a
+disposé de ce qui lui appartenait encore moins que Napoléon III en
+faisant un duc de Montmorency, puisque Périgord avait au moins pour mère
+une Montmorency, tandis que le Tarente de Napoléon Ier n'avait de
+Tarente que la volonté de Napoléon qu'il le fût. Cela n'a pas empêché
+Chaix d'Est-Ange, faisant allusion à notre oncle Condé, de demander au
+procureur impérial s'il avait été ramasser le titre de duc de
+Montmorency dans les fossés de Vincennes.
+
+--Écoutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre dans les
+fossés de Vincennes, et même à Tarente. Et à ce propos, mon petit
+Charles, c'est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous me
+parliez de votre Saint-Georges, de Venise. C'est que nous avons
+l'intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et
+en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait différent!
+Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous,
+avec tout ce que vous m'avez souvent raconté sur les souvenirs de la
+conquête normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce qu'un
+voyage comme ça deviendrait, fait avec vous! C'est-à-dire que même
+Basin, que dis-je, Gilbert! en profiteraient, parce que je sens que
+jusqu'aux prétentions à la couronne de Naples et toutes ces machines-là
+m'intéresseraient, si c'était expliqué par vous dans de vieilles églises
+romanes, ou dans des petits villages perchés comme dans les tableaux de
+primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie. Défaites
+l'enveloppe, dit la duchesse à un valet de pied.
+
+--Mais, Oriane, pas ce soir! vous regarderez cela demain, implora le duc
+qui m'avait déjà adressé des signes d'épouvante en voyant l'immensité de
+la photographie.
+
+--Mais ça m'amuse de voir cela avec Charles», dit la duchesse avec un
+sourire à la fois facticement concupiscent et finement psychologique,
+car, dans son désir d'être aimable pour Swann, elle parlait du plaisir
+qu'elle aurait à regarder cette photographie comme de celui qu'un malade
+sent qu'il aurait à manger une orange, ou comme si elle avait à la fois
+combiné une escapade avec des amis et renseigné un biographe sur des
+goûts flatteurs pour elle. «Eh bien, il viendra vous voir exprès,
+déclara le duc, à qui sa femme dut céder. Vous passerez trois heures
+ensemble devant, si ça vous amuse, dit-il ironiquement. Mais où
+allez-vous mettre un joujou de cette dimension-là?
+
+--Mais dans ma chambre, je veux l'avoir sous les yeux.
+
+--Ah! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, j'ai chance
+de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser à la révélation qu'il
+faisait aussi étourdiment sur le caractère négatif de ses rapports
+conjugaux.
+
+--Eh bien, vous déferez cela bien soigneusement, ordonna Mme de
+Guermantes au domestique (elle multipliait les recommandations par
+amabilité pour Swann). Vous n'abîmerez pas non plus l'enveloppe.
+
+--Il faut même que nous respections l'enveloppe, me dit le duc à
+l'oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui
+ne suis qu'un pauvre mari bien prosaïque, ce que j'admire là dedans
+c'est que vous ayez pu trouver une enveloppe d'une dimension pareille.
+Où avez-vous déniché cela?
+
+--C'est la maison de photogravures qui fait souvent ce genre
+d'expéditions. Mais c'est un mufle, car je vois qu'il a écrit dessus:
+«la duchesse de Guermantes» sans «madame».
+
+--Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout d'un coup
+paraissant frappée d'une idée qui l'égaya, réprima un léger sourire,
+mais revenant vite à Swann: Eh bien! vous ne dites pas si vous viendrez
+en Italie avec nous?
+
+--Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible.
+
+--Eh bien, Mme de Montmorency a plus de chance. Vous avez été avec elle
+à Venise et à Vicence. Elle m'a dit qu'avec vous on voyait des choses
+qu'on ne verrait jamais sans ça, dont personne n'a jamais parlé, que
+vous lui avez montré des choses inouïes, et même, dans les choses
+connues, qu'elle a pu comprendre des détails devant qui, sans vous, elle
+aurait passé vingt fois sans jamais les remarquer. Décidément elle a été
+plus favorisée que nous... Vous prendrez l'immense enveloppe des
+photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la
+déposer, cornée de ma part, ce soir à dix heures et demie, chez Mme la
+comtesse Molé. Swann éclata de rire. «Je voudrais tout de même savoir,
+lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois d'avance, vous pouvez
+savoir que ce sera impossible.»
+
+--Ma chère duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais d'abord vous
+voyez que je suis très souffrant.
+
+--Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n'avez pas bonne mine du
+tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande
+pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois.
+En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. A ce moment un
+valet de pied vint annoncer que la voiture était avancée. «Allons,
+Oriane, à cheval», dit le duc qui piaffait déjà d'impatience depuis un
+moment, comme s'il avait été lui-même un des chevaux qui attendaient.
+«Eh bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie?»
+questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.
+
+--Mais, ma chère amie, c'est que je serai mort depuis plusieurs mois.
+D'après les médecins que j'ai consultés, à la fin de l'année le mal que
+j'ai, et qui peut du reste m'emporter de suite, ne me laissera pas en
+tous les cas plus de trois ou quatre mois à vivre, et encore c'est un
+grand maximum, répondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied
+ouvrait la porte vitrée du vestibule pour laisser passer la duchesse.
+
+--Qu'est-ce que vous me dites là? s'écria la duchesse en s'arrêtant une
+seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus
+et mélancoliques, mais pleins d'incertitude. Placée pour la première
+fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa
+voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme
+qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui
+indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la
+préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la
+seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui
+demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure
+manière de résoudre le conflit était de le nier. «Vous voulez
+plaisanter?» dit-elle à Swann.
+
+--Ce serait une plaisanterie d'un goût charmant, répondit ironiquement
+Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas
+parlé de ma maladie jusqu'ici. Mais comme vous me l'avez demandé et que
+maintenant je peux mourir d'un jour à l'autre... Mais surtout je ne veux
+pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville, ajouta-t-il parce
+qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines
+priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait à leur place, grâce à sa
+politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d'apercevoir
+confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour Swann
+que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la
+voiture, baissa-t-elle les épaules en disant: «Ne vous occupez pas de ce
+dîner. Il n'a aucune importance!» Mais ces mots mirent de mauvaise
+humeur le duc qui s'écria: «Voyons, Oriane, ne restez pas à bavarder
+comme cela et à échanger vos jérémiades avec Swann, vous savez bien
+pourtant que Mme de Saint-Euverte tient à ce qu'on se mette à table à
+huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voilà bien cinq
+minutes que vos chevaux attendent Je vous demande pardon, Charles,
+dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix,
+Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour
+aller chez la mère Saint-Euverte.»
+
+Mme de Guermantes s'avança décidément vers la voiture et redit un
+dernier adieu à Swann. «Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne
+crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble.
+On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez
+(pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous
+me direz votre jour et votre heure», et relevant sa jupe rouge elle posa
+son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant
+ce pied, le duc s'écria d'une voix terrible: «Oriane, qu'est-ce que vous
+alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs! Avec une
+toilette rouge! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien,
+dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de
+Mme la duchesse de descendre des souliers rouges».
+
+--Mais, mon ami, répondit doucement la duchesse, gênée de voir que
+Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture
+devant nous, avait entendu... puisque nous sommes en retard...
+
+--Mais non, nous avons tout le temps. Il n'est que moins dix, nous ne
+mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin,
+qu'est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils
+patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et
+des souliers noirs. D'ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez,
+il y a les Sassenage, vous savez qu'ils n'arrivent jamais avant neuf
+heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. «Hein, nous dit
+M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d'eux, mais ils
+ont du bon tout de même. Sans moi, Oriane allait dîner en souliers
+noirs.»
+
+--Ce n'est pas laid, dit Swann, et j'avais remarqué les souliers noirs,
+qui ne m'avaient nullement choqué.
+
+--Je ne vous dis pas, répondit le duc, mais c'est plus élégant qu'ils
+soient de la même couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle
+n'aurait pas été plutôt arrivée qu'elle s'en serait aperçue et c'est moi
+qui aurais été obligé de venir chercher les souliers. J'aurais dîné à
+neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant
+doucement, allez-vous-en avant qu'Oriane ne redescende. Ce n'est pas
+qu'elle n'aime vous voir tous les deux. Au contraire c'est qu'elle aime
+trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à
+parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et
+puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J'ai très
+mal déjeuné ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacrée
+sauce béarnaise, mais malgré cela, je ne serai pas fâché du tout, mais
+du tout, de me mettre à table. Huit heures moins cinq! Ah! les femmes!
+Elle va nous faire mal à l'estomac à tous les deux. Elle est bien moins
+solide qu'on ne croit. Le duc n'était nullement gêné de parler des
+malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers,
+l'intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi
+fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu'après nous avoir
+éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d'une voix de stentor, de
+la porte, à Swann qui était déjà dans la cour:
+
+--Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des
+médecins, que diable! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le
+Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous!
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
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+by Marcel Proust
+
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+works. See paragraph 1.E below.
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
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+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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+The Project Gutenberg EBook of Le Côté de Guermantes, Troisième Partie
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Le Côté de Guermantes, Troisième Partie
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+Author: Marcel Proust
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+Release Date: October 14, 2004 [EBook #13743]
+Last Updated: November 20, 2017
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CÔTÉ DE GUERMANTES ***
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+Produced by Robert Connal, Wilelmina Mallière and the Online
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+</h1>
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+</h1>
+<h1>GUERMANTES</h1>
+<br/>
+<br/>
+<hr style="width: 65%;"/>
+<h2><br/>
+</h2>
+<h2>OEUVRES DE MARCEL PROUST</h2>
+<p style="font-weight: bold; text-align: left; margin-left: 360px;"><big><i>nrf</i></big></p>
+<p style="margin-left: 160px;"><i>A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU</i></p>
+<div style="margin-left: 160px;">
+<ul>
+ <li>DU C&Ocirc;T&Eacute; DE CHEZ SWANN (<i>2 vol.</i>).</li>
+ <li>A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (<i>3 vol.</i>).</li>
+ <li>LE C&Ocirc;T&Eacute; DE GUERMANTES (<i>3 vol.</i>).</li>
+ <li>SODOME ET GOMORRHE (<i>2 vol.</i>).</li>
+ <li>LA PRISONNI&Egrave;RE (<i>2 vol.</i>).</li>
+ <li>ALBERTINE DISPARUE.</li>
+ <li>LE TEMPS RETROUV&Eacute; (<i>2 vol.</i>.).</li>
+</ul>
+<br/>
+PASTICHES ET M&Eacute;LANGES.<br/>
+LES PLAISIRS ET LES JOURS.<br/>
+CHRONIQUES.<br/>
+LETTRES A LA N.R.F.<br/>
+MORCEAUX CHOISIS.<br/>
+UN AMOUR DE SWANN<br/>
+(<i>&eacute;dition illustr&eacute;e par Laprade</i>).<br/>
+<br/>
+<i>Collection in-8 &laquo;A la Gerbe&raquo;</i><br/>
+<br/>
+OEUVRES COMPL&Egrave;TES (<i>18 vol.</i>).<br/>
+<br/>
+</div>
+<br/>
+<hr style="width: 35%; height: 2px;"/>
+<h1>MARCEL PROUST</h1>
+<h2>A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU</h2>
+<h1>VIII</h1>
+<h1>LE COT&Eacute; DE GUERMANTES</h1>
+<h1>(<i>TROISI&Egrave;ME PARTIE</i>)</h1>
+<h3><i>nrf</i></h3>
+<h3>GALLIMARD</h3>
+<hr style="width: 65%;"/>
+<p><br/>
+Les jours qui pr&eacute;c&eacute;d&egrave;rent mon d&icirc;ner avec M<sup>me</sup>
+de Stermaria me furent, non
+pas d&eacute;licieux, mais insupportables. C'est qu'en
+g&eacute;n&eacute;ral, plus le temps
+qui nous s&eacute;pare de ce que nous nous proposons est court, plus il
+nous
+semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus
+br&egrave;ves ou
+simplement parce que nous songeons &agrave; le mesurer. La
+papaut&eacute;, dit-on,
+compte par si&egrave;cles, et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me ne songe pas
+&agrave; compter, parce que
+son but est &agrave; l'infini. Le mien &eacute;tant seulement &agrave;
+la distance de trois
+jours, je comptais par secondes, je me livrais &agrave; ces
+imaginations qui
+sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne
+pouvoir faire achever par la femme elle-m&ecirc;me (ces
+caresses-l&agrave;
+pr&eacute;cis&eacute;ment, &agrave; l'exclusion de toutes autres). Et
+en somme, s'il est vrai
+qu'en g&eacute;n&eacute;ral la difficult&eacute; d'atteindre l'objet
+d'un d&eacute;sir l'accro&icirc;t (la
+difficult&eacute;, non l'impossibilit&eacute;, car cette
+derni&egrave;re le supprime),
+pourtant pour un d&eacute;sir tout physique, la certitude qu'il sera
+r&eacute;alis&eacute; &agrave;
+un moment prochain et d&eacute;termin&eacute; n'est gu&egrave;re moins
+exaltante que
+l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute
+rend intol&eacute;rable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle
+fait de
+cette attente un accomplissement innombrable et, par la
+fr&eacute;quence des
+repr&eacute;sentations anticip&eacute;es, divise le temps en tranches
+aussi menues que
+ferait l'angoisse.</p>
+<p>Ce qu'il me fallait, c'&eacute;tait poss&eacute;der M<sup>me</sup>
+de Stermaria, car depuis
+plusieurs jours, avec une activit&eacute; incessante, mes d&eacute;sirs
+avaient
+pr&eacute;par&eacute; ce plaisir-l&agrave;, dans mon imagination, et ce
+plaisir seul, un
+autre (le plaisir avec une autre) n'e&ucirc;t pas, lui,
+&eacute;t&eacute; pr&ecirc;t, le plaisir
+n'&eacute;tant que la r&eacute;alisation d'une envie pr&eacute;alable
+et qui n'est pas
+toujours la m&ecirc;me, qui change selon les mille combinaisons de la
+r&ecirc;verie,
+les hasards du souvenir, l'&eacute;tat du temp&eacute;rament, l'ordre
+de disponibilit&eacute;
+des d&eacute;sirs dont les derniers exauc&eacute;s se reposent
+jusqu'&agrave; ce qu'ait &eacute;t&eacute;
+un peu oubli&eacute;e la d&eacute;ception de l'accomplissement; je
+n'eusse pas &eacute;t&eacute;
+pr&ecirc;t, j'avais d&eacute;j&agrave; quitt&eacute; la grande route
+des d&eacute;sirs g&eacute;n&eacute;raux et m'&eacute;tais
+engag&eacute; dans le sentier d'un d&eacute;sir particulier; il aurait
+fallu, pour
+d&eacute;sirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour
+rejoindre la
+grande route et prendre un autre sentier. Poss&eacute;der M<sup>me</sup>
+de Stermaria dans
+l'&icirc;le du Bois de Boulogne o&ugrave; je l'avais invit&eacute;e
+&agrave; d&icirc;ner, tel &eacute;tait le
+plaisir que j'imaginais &agrave; toute minute. Il e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; naturellement
+d&eacute;truit, si j'avais d&icirc;n&eacute; dans cette &icirc;le sans M<sup>me</sup>
+de Stermaria; mais
+peut-&ecirc;tre aussi fort diminu&eacute;, en d&icirc;nant, m&ecirc;me
+avec elle, ailleurs. Du
+reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont
+pr&eacute;alables &agrave; la femme, au genre de femmes qui convient
+pour cela. Elles
+le commandent, et aussi le lieu; et &agrave; cause de cela font revenir
+alternativement, dans notre capricieuse pens&eacute;e, telle femme, tel
+site,
+telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions
+d&eacute;daign&eacute;s. Filles de
+l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit o&ugrave; on
+trouve la
+paix &agrave; leur c&ocirc;t&eacute;, et d'autres, pour &ecirc;tre
+caress&eacute;es avec une intention
+plus secr&egrave;te, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la
+nuit, sont
+l&eacute;g&egrave;res et fuyantes autant qu'elles.</p>
+<p>Sans doute d&eacute;j&agrave;, bien avant d'avoir re&ccedil;u la
+lettre de Saint-Loup, et
+quand il ne s'agissait pas encore de M<sup>me</sup> de Stermaria,
+l'&icirc;le du Bois
+m'avait sembl&eacute; faite pour le plaisir parce que je m'&eacute;tais
+trouv&eacute; aller y
+go&ucirc;ter la tristesse de n'en avoir aucun &agrave; y abriter. C'est
+aux bords du
+lac qui conduisent &agrave; cette &icirc;le et le long desquels, dans
+les derni&egrave;res
+semaines de l'&eacute;t&eacute;, vont se promener les Parisiennes qui
+ne sont pas
+encore parties, que, ne sachant plus o&ugrave; la retrouver, et si
+m&ecirc;me elle
+n'a pas d&eacute;j&agrave; quitt&eacute; Paris, on erre avec l'espoir
+de voir passer la jeune
+fille dont on est tomb&eacute; amoureux dans le dernier bal de
+l'ann&eacute;e, qu'on
+ne pourra plus retrouver dans aucune soir&eacute;e avant le printemps
+suivant.
+Se sentant &agrave; la veille, peut-&ecirc;tre au lendemain du
+d&eacute;part de l'&ecirc;tre
+aim&eacute;, on suit au bord de l'eau fr&eacute;missante ces belles
+all&eacute;es o&ugrave; d&eacute;j&agrave; une
+premi&egrave;re feuille rouge fleurit comme une derni&egrave;re rose,
+on scrute cet
+horizon o&ugrave;, par un artifice inverse &agrave; celui de ces
+panoramas sous la
+rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent
+&agrave; la
+toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du
+volume, nos yeux passant sans transition du parc cultiv&eacute; aux
+hauteurs
+naturelles de Meudon et du mont Val&eacute;rien ne savent pas o&ugrave;
+mettre une
+fronti&egrave;re, et font entrer la vraie campagne dans l'&#339;uvre du
+jardinage
+dont ils projettent bien au del&agrave; d'elle-m&ecirc;me
+l'agr&eacute;ment artificiel;
+ainsi ces oiseaux rares &eacute;lev&eacute;s en libert&eacute; dans un
+jardin botanique et
+qui chaque jour, au gr&eacute; de leurs promenades ail&eacute;es, vont
+poser jusque
+dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la derni&egrave;re
+f&ecirc;te de
+l'&eacute;t&eacute; et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce
+royaume
+romanesque des rencontres incertaines et des m&eacute;lancolies
+amoureuses, et
+on ne serait pas plus surpris qu'il f&ucirc;t situ&eacute; hors de
+l'univers
+g&eacute;ographique que si &agrave; Versailles, au haut de la terrasse,
+observatoire
+autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style
+de Van der Meulen, apr&egrave;s s'&ecirc;tre ainsi &eacute;lev&eacute;
+en dehors de la nature, on
+apprenait que l&agrave; o&ugrave; elle recommence, au bout du grand
+canal, les
+villages qu'on ne peut distinguer, &agrave; l'horizon
+&eacute;blouissant comme la mer,
+s'appellent Fleurus ou Nim&egrave;gue.</p>
+<p>Et le dernier &eacute;quipage pass&eacute;, quand on sent avec
+douleur qu'elle ne
+viendra plus, on va d&icirc;ner dans l'&icirc;le; au-dessus des
+peupliers
+tremblants, qui rappellent sans fin les myst&egrave;res du soir plus
+qu'ils n'y
+r&eacute;pondent, un nuage rose met une derni&egrave;re couleur de vie
+dans le ciel
+apais&eacute;. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau
+antique,
+mais dans sa divine enfance rest&eacute;e toujours couleur du temps et
+qui
+oublie &agrave; tout moment les images des nuages et des fleurs. Et
+apr&egrave;s que
+les g&eacute;raniums ont inutilement, en intensifiant
+l'&eacute;clairage de leurs
+couleurs, lutt&eacute; contre le cr&eacute;puscule assombri, une brume
+vient
+envelopper l'&icirc;le qui s'endort; on se prom&egrave;ne dans l'humide
+obscurit&eacute; le
+long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous
+&eacute;tonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands
+ouverts et
+le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas r&eacute;veill&eacute;.
+Alors on voudrait
+d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on
+peut se croire loin.</p>
+<p>Mais dans cette &icirc;le, o&ugrave; m&ecirc;me l'&eacute;t&eacute;
+il y avait souvent du brouillard,
+combien je serais plus heureux d'emmener M<sup>me</sup> de Stermaria
+maintenant que
+la mauvaise saison, que la fin de l'automne &eacute;tait venue. Si le
+temps
+qu'il faisait depuis dimanche n'avait &agrave; lui seul rendu
+gris&acirc;tres et
+maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait&#8212;comme d'autres
+saisons les faisaient embaum&eacute;s, lumineux, italiens,&#8212;l'espoir de
+poss&eacute;der dans quelques jours M<sup>me</sup> de Stermaria
+e&ucirc;t suffi pour faire se
+lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination
+monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la
+veille s'&eacute;tait &eacute;lev&eacute; m&ecirc;me &agrave; Paris,
+non seulement me faisait songer sans
+cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais
+comme il &eacute;tait probable que, bien plus &eacute;pais encore que
+dans la ville,
+il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais
+qu'il ferait pour moi de l'&icirc;le des Cygnes un peu l'&icirc;le de
+Bretagne dont
+l'atmosph&egrave;re maritime et brumeuse avait toujours entour&eacute;
+pour moi comme
+un v&ecirc;tement la p&acirc;le silhouette de M<sup>me</sup> de
+Stermaria. Certes quand on est
+jeune, &agrave; l'&acirc;ge que j'avais dans mes promenades du
+c&ocirc;t&eacute; de M&eacute;s&eacute;glise,
+notre d&eacute;sir, notre croyance conf&egrave;re au v&ecirc;tement
+d'une femme une
+particularit&eacute; individuelle, une irr&eacute;ductible essence. On
+poursuit la
+r&eacute;alit&eacute;. Mais &agrave; force de la laisser
+&eacute;chapper, on finit par remarquer
+qu'&agrave; travers toutes ces vaines tentatives o&ugrave; on a
+trouv&eacute; le n&eacute;ant,
+quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence
+&agrave; d&eacute;gager, &agrave; conna&icirc;tre ce qu'on aime, on
+t&acirc;che &agrave; se le procurer, f&ucirc;t-ce
+au prix d'un artifice. Alors, &agrave; d&eacute;faut de la croyance
+disparue, le
+costume signifie la suppl&eacute;ance &agrave; celle-ci par le moyen
+d'une illusion
+volontaire. Je savais bien qu'&agrave; une demi-heure de la maison je
+ne
+trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlac&eacute; &agrave;
+M<sup>me</sup> de
+Stermaria, dans les t&eacute;n&egrave;bres de l'&icirc;le, au bord de
+l'eau, je ferais comme
+d'autres qui, ne pouvant p&eacute;n&eacute;trer dans un couvent, du
+moins, avant de
+poss&eacute;der une femme, l'habillent en religieuse.</p>
+<p>Je pouvais m&ecirc;me esp&eacute;rer d'&eacute;couter avec la jeune
+femme quelque clapotis
+de vagues, car, la veille du d&icirc;ner, une temp&ecirc;te se
+d&eacute;cha&icirc;na. Je
+commen&ccedil;ais &agrave; me raser pour aller dans l'&icirc;le retenir
+le cabinet (bien
+qu'&agrave; cette &eacute;poque de l'ann&eacute;e l'&icirc;le f&ucirc;t
+vide et le restaurant d&eacute;sert) et
+arr&ecirc;ter le menu pour le d&icirc;ner du lendemain, quand
+Fran&ccedil;oise m'annon&ccedil;a
+Albertine. Je fis entrer aussit&ocirc;t, indiff&eacute;rent &agrave; ce
+qu'elle me v&icirc;t
+enlaidi d'un menton noir, celle pour qui &agrave; Balbec je ne me
+trouvais
+jamais assez beau, et qui m'avait co&ucirc;t&eacute; alors autant
+d'agitation et de
+peine que maintenant M<sup>me</sup> de Stermaria. Je tenais &agrave; ce
+que celle-ci re&ccedil;&ucirc;t
+la meilleure impression possible de la soir&eacute;e du lendemain.
+Aussi je
+demandai &agrave; Albertine de m'accompagner tout de suite
+jusqu'&agrave; l'&icirc;le pour
+m'aider &agrave; faire le menu. Celle &agrave; qui on donne tout est si
+vite remplac&eacute;e
+par une autre, qu'on est &eacute;tonn&eacute; soi-m&ecirc;me de donner
+ce qu'on a de
+nouveau, &agrave; chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition
+le
+visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait
+tr&egrave;s bas, jusqu'aux yeux, sembla h&eacute;siter. Elle devait
+avoir d'autres
+projets; en tout cas elle me les sacrifia ais&eacute;ment, &agrave; ma
+grande
+satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance &agrave; avoir avec
+moi une
+jeune m&eacute;nag&egrave;re qui saurait bien mieux commander le
+d&icirc;ner que moi.</p>
+<p>Il est certain qu'elle avait repr&eacute;sent&eacute; tout autre
+chose pour moi, &agrave;
+Balbec. Mais notre intimit&eacute;, m&ecirc;me quand nous ne la jugeons
+pas alors
+assez &eacute;troite, avec une femme dont nous sommes &eacute;pris
+cr&eacute;e entre elle et
+nous, malgr&eacute; les insuffisances qui nous font souffrir alors, des
+liens
+sociaux qui survivent &agrave; notre amour et m&ecirc;me au souvenir de
+notre amour.
+Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin
+vers
+d'autres, nous sommes tout aussi &eacute;tonn&eacute;s et amus&eacute;s
+d'apprendre de notre
+m&eacute;moire ce que son nom signifia d'original pour l'autre
+&ecirc;tre que nous
+avons &eacute;t&eacute; autrefois, que si, apr&egrave;s avoir
+jet&eacute; &agrave; un cocher une adresse,
+boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement &agrave; la
+personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent
+jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait
+l&agrave; et
+celui du bac qui traversait la Seine.</p>
+<p>Certes, mes d&eacute;sirs de Balbec avaient si bien m&ucirc;ri le
+corps d'Albertine,
+y avaient accumul&eacute; des saveurs si fra&icirc;ches et si douces
+que, pendant
+notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux,
+secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles
+mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup
+se f&ucirc;t tromp&eacute;, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que
+mon d&icirc;ner
+avec M<sup>me</sup> de Stermaria ne me conduis&icirc;t &agrave; rien,
+j'eusse donn&eacute; rendez-vous
+pour le m&ecirc;me soir tr&egrave;s tard &agrave; Albertine, afin
+d'oublier pendant une
+heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma
+curiosit&eacute; avait jadis supput&eacute;, soupes&eacute; tous les
+charmes dont il
+surabondait maintenant, les &eacute;motions et peut-&ecirc;tre les
+tristesses de ce
+commencement d'amour pour M<sup>me</sup> de Stermaria. Et certes, si
+j'avais pu
+supposer que M<sup>me</sup> de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur
+le premier
+soir, je me serais repr&eacute;sent&eacute; ma soir&eacute;e avec elle
+d'une fa&ccedil;on assez
+d&eacute;cevante. Je savais trop bien par exp&eacute;rience comment les
+deux stades
+qui se succ&egrave;dent en nous, dans ces commencements d'amour pour
+une femme
+que nous avons d&eacute;sir&eacute;e sans la conna&icirc;tre, aimant
+plut&ocirc;t en elle la vie
+particuli&egrave;re o&ugrave; elle baigne qu'elle-m&ecirc;me presque
+inconnue
+encore,&#8212;comment ces deux stades se refl&egrave;tent bizarrement dans le
+domaine des faits, c'est-&agrave;-dire non plus en nous-m&ecirc;me,
+mais dans nos
+rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais caus&eacute; avec
+elle,
+h&eacute;sit&eacute;, tent&eacute;s que nous &eacute;tions par la
+po&eacute;sie qu'elle repr&eacute;sente pour
+nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les r&ecirc;ves se
+fixent
+autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous
+avec
+elle, qui suivra bient&ocirc;t, devrait refl&eacute;ter cet amour
+naissant. Il n'en
+est rien. Comme s'il &eacute;tait n&eacute;cessaire que la vie
+mat&eacute;rielle e&ucirc;t aussi
+son premier stade, l'aimant d&eacute;j&agrave;, nous lui parlons de la
+fa&ccedil;on la plus
+insignifiante: &laquo;Je vous ai demand&eacute; de venir d&icirc;ner
+dans cette &icirc;le parce
+que j'ai pens&eacute; que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien
+de
+sp&eacute;cial &agrave; vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien
+humide et que
+vous n'ayez froid.&#8212;Mais non.&#8212;Vous le dites par amabilit&eacute;. Je
+vous
+permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid,
+pour
+ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous
+ram&egrave;nerai de
+force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume.&raquo; Et sans lui
+avoir
+rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus
+une certaine fa&ccedil;on de regarder, mais ne pensant qu'&agrave; la
+revoir. Or, la
+seconde fois (ne retrouvant m&ecirc;me plus le regard, seul souvenir,
+mais ne
+pensant plus malgr&eacute; cela qu'&agrave; la revoir) le premier stade
+est d&eacute;pass&eacute;.
+Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du
+confort du restaurant, nous disons, sans que cela &eacute;tonne la
+personne
+nouvelle, que nous trouvons laide, mais &agrave; qui nous voudrions
+qu'on parle
+de nous &agrave; toutes les minutes de sa vie: &laquo;Nous allons avoir
+fort &agrave; faire
+pour vaincre tous les obstacles accumul&eacute;s entre nos c&#339;urs.
+Pensez-vous
+que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir
+raison
+de nos ennemis, esp&eacute;rer un heureux avenir?&raquo; Mais ces
+conversations,
+d'abord insignifiantes, puis faisant allusion &agrave; l'amour,
+n'auraient pas
+lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. M<sup>me</sup> de
+Stermaria se
+donnerait d&egrave;s le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de
+convoquer
+Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soir&eacute;e.
+C'&eacute;tait
+inutile, Robert n'exag&eacute;rait jamais et sa lettre &eacute;tait
+claire!</p>
+<p>Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'&eacute;tais
+pr&eacute;occup&eacute;. Nous
+f&icirc;mes quelques pas &agrave; pied, sous la grotte verd&acirc;tre,
+quasi sous-marine,
+d'une &eacute;paisse futaie sur le d&ocirc;me de laquelle nous
+entendions d&eacute;ferler le
+vent et &eacute;clabousser la pluie. J'&eacute;crasais par terre des
+feuilles mortes,
+qui s'enfon&ccedil;aient dans le sol comme des coquillages, et je
+poussais de
+ma canne des ch&acirc;taignes piquantes comme des oursins.</p>
+<p>Aux branches les derni&egrave;res feuilles convuls&eacute;es ne
+suivaient le vent que
+de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
+elles tombaient &agrave; terre et le rattrapaient en courant. Je
+pensais avec
+joie combien, si ce temps durait, l'&icirc;le serait demain plus
+lointaine
+encore et en tout cas enti&egrave;rement d&eacute;serte. Nous
+remont&acirc;mes en voiture,
+et comme la bourrasque s'&eacute;tait calm&eacute;e, Albertine me
+demanda de
+poursuivre jusqu'&agrave; Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles
+mortes, en
+haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
+sorte de section conique pratiqu&eacute;e dans le ciel laissait voir la
+superposition rose, bleue et verte, &eacute;taient tout
+pr&eacute;par&eacute;s &agrave; destination
+de climats plus beaux. Pour voir de plus pr&egrave;s une d&eacute;esse
+de marbre qui
+s'&eacute;lan&ccedil;ait de son socle, et, toute seule dans un grand
+bois qui semblait
+lui &ecirc;tre consacr&eacute;, l'emplissait de la terreur
+mythologique, moiti&eacute;
+animale, moiti&eacute; sacr&eacute;e de ses bonds furieux, Albertine
+monta sur un
+tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-m&ecirc;me, vue
+ainsi
+d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit
+o&ugrave;
+les grains de son cou apparaissaient &agrave; la loupe de mes yeux
+approch&eacute;s,
+mais cisel&eacute;e et fine, semblait une petit statue sur laquelle les
+minutes
+heureuses de Balbec avaient pass&eacute; leur patine. Quand je me
+retrouvai
+seul chez moi, me rappelant que j'avais &eacute;t&eacute; faire une
+course
+l'apr&egrave;s-midi avec Albertine, que je d&icirc;nais le surlendemain
+chez M<sup>me</sup> de
+Guermantes, et que j'avais &agrave; r&eacute;pondre &agrave; une lettre
+de Gilberte, trois
+femmes que j'avais aim&eacute;es, je me dis que notre vie sociale est,
+comme un
+atelier d'artiste, remplie des &eacute;bauches d&eacute;laiss&eacute;es
+o&ugrave; nous avions cru un
+moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
+pas que quelquefois, si l'&eacute;bauche n'est pas trop ancienne, il
+peut
+arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une &#339;uvre toute
+diff&eacute;rente, et peut-&ecirc;tre m&ecirc;me plus importante que
+celle que nous avions
+projet&eacute;e d'abord.</p>
+<p>Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait,
+la
+saison &eacute;tait si avanc&eacute;e que c'&eacute;tait miracle si
+nous avions pu trouver
+dans le Bois d&eacute;j&agrave; saccag&eacute; quelques d&ocirc;mes
+d'or vert). En m'&eacute;veillant je
+vis, comme de la fen&ecirc;tre de la caserne de Donci&egrave;res, la
+brume mate, unie
+et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme
+du
+sucre fil&eacute;. Puis le soleil se cacha et elle s'&eacute;paissit
+encore dans
+l'apr&egrave;s-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette,
+mais il
+&eacute;tait encore trop t&ocirc;t pour partir; je d&eacute;cidai
+d'envoyer une voiture &agrave;
+M<sup>me</sup> de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la
+forcer &agrave; faire
+la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle o&ugrave;
+je lui
+demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
+m'&eacute;tendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les
+rouvris.
+Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince
+lis&eacute;r&eacute; de jour qui
+allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
+profond du plaisir, et dont j'avais appris &agrave; Balbec &agrave;
+conna&icirc;tre le vide
+sombre et d&eacute;licieux, quand, seul dans ma chambre comme
+maintenant,
+pendant que tous les autres &eacute;taient &agrave; d&icirc;ner, je
+voyais sans tristesse le
+jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bient&ocirc;t,
+apr&egrave;s une nuit
+aussi courte que les nuits du p&ocirc;le, il allait ressusciter plus
+&eacute;clatant
+dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai &agrave; bas de mon lit,
+je passai
+ma cravate noire, je donnai un coup de brosse &agrave; mes cheveux,
+gestes
+derniers d'une mise en ordre tardive, ex&eacute;cut&eacute;s &agrave;
+Balbec en pensant non &agrave;
+moi mais aux femmes que je verrais &agrave; Rivebelle, tandis que je
+leur
+souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et rest&eacute;s
+&agrave; cause
+de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement m&ecirc;l&eacute;
+de lumi&egrave;res
+et de musique. Comme des signes magiques ils l'&eacute;voquaient, bien
+plus le
+r&eacute;alisaient d&eacute;j&agrave;; gr&acirc;ce &agrave; eux j'avais
+de sa v&eacute;rit&eacute; une notion aussi
+certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
+compl&egrave;te que celles que j'avais &agrave; Combray, au mois de
+juillet, quand
+j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
+dans la fra&icirc;cheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.</p>
+<p>Aussi n'&eacute;tait-ce plus tout &agrave; fait M<sup>me</sup> de
+Stermaria que j'aurais d&eacute;sir&eacute;
+voir. Forc&eacute; maintenant de passer avec elle ma soir&eacute;e,
+j'aurais pr&eacute;f&eacute;r&eacute;,
+comme celle-ci &eacute;tait ma derni&egrave;re avant le retour de mes
+parents, qu'elle
+rest&acirc;t libre et que je pusse chercher &agrave; revoir des femmes
+de Rivebelle.
+Je me relavai une derni&egrave;re fois les mains, et dans la promenade
+que le
+plaisir me faisait faire &agrave; travers l'appartement, je me les
+essuyai dans
+la salle &agrave; manger obscure. Elle me parut ouverte sur
+l'antichambre
+&eacute;clair&eacute;e, mais ce que j'avais pris pour la fente
+illumin&eacute;e de la porte
+qui, au contraire, &eacute;tait ferm&eacute;e, n'&eacute;tait que le
+reflet blanc de ma
+serviette dans une glace pos&eacute;e le long du mur, en attendant
+qu'on la
+pla&ccedil;&acirc;t pour le retour de maman. Je repensai &agrave; tous
+les mirages que
+j'avais ainsi d&eacute;couverts dans notre appartement et qui
+n'&eacute;taient pas
+qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
+chien, &agrave; cause du jappement prolong&eacute;, presque humain,
+qu'avait pris un
+certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
+porte du palier ne se refermait d'elle-m&ecirc;me tr&egrave;s
+lentement, sur les
+courants d'air de l'escalier, qu'en ex&eacute;cutant les hachures de
+phrases
+voluptueuses et g&eacute;missantes qui se superposent au ch&#339;ur des
+P&egrave;lerins,
+vers la fin de l'ouverture de <i>Tannh&auml;user</i>. J'eus du reste,
+comme je
+venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
+nouvelle audition de cet &eacute;blouissant morceau symphonique, car un
+coup de
+sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
+cocher qui me rapportait la r&eacute;ponse. Je pensais que ce serait:
+&laquo;Cette
+dame est en bas&raquo;, ou &laquo;Cette dame vous attend.&raquo; Mais
+il tenait &agrave; la main
+une lettre. J'h&eacute;sitai un instant &agrave; prendre connaissance
+de ce que M<sup>me</sup> de
+Stermaria avait &eacute;crit, qui tant qu'elle avait la plume en main
+aurait pu
+&ecirc;tre autre, mais qui maintenant &eacute;tait,
+d&eacute;tach&eacute; d'elle, un destin qui
+poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
+Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant,
+quoiqu'il
+maugr&eacute;&acirc;t contre la brume. D&egrave;s qu'il fut parti,
+j'ouvris l'enveloppe. Sur
+la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invit&eacute;e avait
+&eacute;crit: &laquo;Je
+suis d&eacute;sol&eacute;e, un contretemps m'emp&ecirc;che de
+d&icirc;ner ce soir avec vous &agrave;
+l'&icirc;le du Bois. Je m'en faisais une f&ecirc;te. Je vous
+&eacute;crirai plus longuement
+de Stermaria. Regrets. Amiti&eacute;s.&raquo; Je restai immobile,
+&eacute;tourdi par le choc
+que j'avais re&ccedil;u. A mes pieds &eacute;taient tomb&eacute;es la
+carte et l'enveloppe,
+comme la bourre d'une arme &agrave; feu quand le coup est parti. Je les
+ramassai, j'analysai cette phrase. &laquo;Elle me dit qu'elle ne peut
+d&icirc;ner
+avec moi &agrave; l'&icirc;le du Bois. On pourrait en conclure qu'elle
+pourrait d&icirc;ner
+avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscr&eacute;tion d'aller la
+chercher,
+mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi.&raquo; Et cette &icirc;le
+du Bois,
+comme depuis quatre jours ma pens&eacute;e y &eacute;tait
+install&eacute;e d'avance avec M<sup>me</sup>
+de Stermaria, je ne pouvais arriver &agrave; l'en faire revenir. Mon
+d&eacute;sir
+reprenait involontairement la pente qu'il suivait d&eacute;j&agrave;
+depuis tant
+d'heures, et malgr&eacute; cette d&eacute;p&ecirc;che, trop
+r&eacute;cente pour pr&eacute;valoir contre
+lui, je me pr&eacute;parais instinctivement encore &agrave; partir,
+comme un &eacute;l&egrave;ve
+refus&eacute; &agrave; un examen voudrait r&eacute;pondre &agrave; une
+question de plus. Je finis
+par me d&eacute;cider &agrave; aller dire &agrave; Fran&ccedil;oise de
+descendre payer le cocher. Je
+traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle
+&agrave;
+manger; tout d'un coup mes pas cess&egrave;rent de retentir sur le
+parquet
+comme ils avaient fait jusque-l&agrave; et s'assourdirent en un silence
+qui,
+m&ecirc;me avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
+d'&eacute;touffement et de claustration. C'&eacute;taient les tapis
+que, pour le
+retour de mes parents, on avait commenc&eacute; de clouer, ces tapis
+qui sont
+si beaux par les heureuses matin&eacute;es, quand parmi leur
+d&eacute;sordre le soleil
+vous attend comme un ami venu pour vous emmener d&eacute;jeuner
+&agrave; la campagne,
+et pose sur eux le regard de la for&ecirc;t, mais qui maintenant, au
+contraire, &eacute;taient le premier am&eacute;nagement de la prison
+hivernale d'o&ugrave;,
+oblig&eacute; que j'allais &ecirc;tre de vivre, de prendre mes repas en
+famille, je
+ne pourrais plus librement sortir.</p>
+<p>&#8212;Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore
+clou&eacute;s, me
+cria Fran&ccedil;oise. J'aurais d&ucirc; allumer. On est
+d&eacute;j&agrave; &agrave; la fin de
+<i>sectembre</i>, les beaux jours sont finis.</p>
+<p>Bient&ocirc;t l'hiver; au coin de la fen&ecirc;tre, comme sur un
+verre de Gall&eacute;, une
+veine de neige durcie; et, m&ecirc;me aux Champs-&Eacute;lys&eacute;es,
+au lieu des jeunes
+filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.</p>
+<p>Ce qui ajoutait &agrave; mon d&eacute;sespoir de ne pas voir M<sup>me</sup>
+de Stermaria, c'&eacute;tait
+que sa r&eacute;ponse me faisait supposer que pendant qu'heure par
+heure,
+depuis dimanche, je ne vivais que pour ce d&icirc;ner, elle n'y avait
+sans
+doute pas pens&eacute; une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage
+d'amour
+qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait d&eacute;j&agrave; voir
+&agrave; ce moment-l&agrave;
+et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
+l'&eacute;tait rappel&eacute;e, elle n'e&ucirc;t pas sans doute attendu
+la voiture que je ne
+devais du reste pas, d'apr&egrave;s ce qui &eacute;tait convenu, lui
+envoyer, pour
+m'avertir qu'elle n'&eacute;tait pas libre. Mes r&ecirc;ves de jeune
+vierge f&eacute;odale
+dans une &icirc;le brumeuse avaient fray&eacute; le chemin &agrave; un
+amour encore
+inexistant. Maintenant ma d&eacute;ception, ma col&egrave;re, mon
+d&eacute;sir d&eacute;sesp&eacute;r&eacute; de
+ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
+sensibilit&eacute; de la partie, fixer l'amour possible que
+jusque-l&agrave; mon
+imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.</p>
+<p>Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre
+oubli,
+de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous
+diff&eacute;rents, et
+auxquels nous n'avons ajout&eacute; du charme et un furieux
+d&eacute;sir de les revoir
+que parce qu'ils s'&eacute;taient au dernier moment
+d&eacute;rob&eacute;s? A l'&eacute;gard de M<sup>me</sup>
+de Stermaria c'&eacute;tait bien plus et il me suffisait maintenant,
+pour
+l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvel&eacute;es ces
+impressions si
+vives mais trop br&egrave;ves et que la m&eacute;moire n'aurait pas
+sans cela la force
+de maintenir dans l'absence. Les circonstances en
+d&eacute;cid&egrave;rent autrement,
+je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais
+&ccedil;'aurait pu
+&ecirc;tre elle. Et une des choses qui me rendirent peut-&ecirc;tre le
+plus cruel le
+grand amour que j'allais bient&ocirc;t avoir, ce fut, en me rappelant
+cette
+soir&eacute;e, de me dire qu'il aurait pu, si de tr&egrave;s simples
+circonstances
+avaient &eacute;t&eacute; modifi&eacute;es, se porter ailleurs, sur M<sup>me</sup>
+de Stermaria;
+appliqu&eacute; &agrave; celle qui me l'inspira si peu apr&egrave;s, il
+n'&eacute;tait donc
+pas&#8212;comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
+croire&#8212;absolument n&eacute;cessaire et pr&eacute;destin&eacute;.</p>
+<p>Fran&ccedil;oise m'avait laiss&eacute; seul dans la salle &agrave;
+manger, en me disant que
+j'avais tort d'y rester avant qu'elle e&ucirc;t allum&eacute; le feu.
+Elle allait
+faire &agrave; d&icirc;ner, car avant m&ecirc;me l'arriv&eacute;e de
+mes parents et d&egrave;s ce soir,
+ma r&eacute;clusion commen&ccedil;ait. J'avisai un &eacute;norme paquet
+de tapis encore tout
+enroul&eacute;s, lequel avait &eacute;t&eacute; pos&eacute; au coin du
+buffet, et m'y cachant la
+t&ecirc;te, avalant leur poussi&egrave;re et mes larmes, pareil aux
+Juifs qui se
+couvraient la t&ecirc;te de cendres dans le deuil, je me mis &agrave;
+sangloter. Je
+frissonnais, non pas seulement parce que la pi&egrave;ce &eacute;tait
+froide, mais
+parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
+le dire, le l&eacute;ger agr&eacute;ment duquel on ne cherche pas
+&agrave; r&eacute;agir) est caus&eacute;
+par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte &agrave; goutte,
+comme
+une pluie fine, p&eacute;n&eacute;trante, glaciale, semblant ne devoir
+jamais finir.
+Tout d'un coup j'entendis une voix:</p>
+<p>&#8212;Peut-on entrer? Fran&ccedil;oise m'a dit que tu devais &ecirc;tre
+dans la salle &agrave;
+manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions
+d&icirc;ner
+quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
+brouillard &agrave; couper au couteau.</p>
+<p>C'&eacute;tait, arriv&eacute; du matin, quand je le croyais encore
+au Maroc ou en mer,
+Robert de Saint-Loup.</p>
+<p>J'ai dit (et pr&eacute;cis&eacute;ment c'&eacute;tait, &agrave;
+Balbec, Robert de Saint-Loup qui
+m'avait, bien malgr&eacute; lui, aid&eacute; &agrave; en prendre
+conscience) ce que je pense
+de l'amiti&eacute;: &agrave; savoir qu'elle est si peu de chose que
+j'ai peine &agrave;
+comprendre que des hommes de quelque g&eacute;nie, et par exemple un
+Nietzsche,
+aient eu la na&iuml;vet&eacute; de lui attribuer une certaine valeur
+intellectuelle
+et en cons&eacute;quence de se refuser &agrave; des amiti&eacute;s
+auxquelles l'estime
+intellectuelle n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; li&eacute;e. Oui, cela
+m'a toujours &eacute;t&eacute; un
+&eacute;tonnement de voir qu'un homme qui poussait la
+sinc&eacute;rit&eacute; avec lui-m&ecirc;me
+jusqu'&agrave; se d&eacute;tacher, par scrupule de conscience, de la
+musique de
+Wagner, se soit imagin&eacute; que la v&eacute;rit&eacute; peut se
+r&eacute;aliser dans ce mode
+d'expression par nature confus et inad&eacute;quat que sont, en
+g&eacute;n&eacute;ral, des
+actions et, en particulier, des amiti&eacute;s, et qu'il puisse y avoir
+une
+signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
+voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
+l'incendie du Louvre. J'en &eacute;tais arriv&eacute;, &agrave; Balbec,
+&agrave; trouver le plaisir
+de jouer avec des jeunes filles moins funeste &agrave; la vie
+spirituelle, &agrave;
+laquelle du moins il reste &eacute;tranger, que l'amiti&eacute; dont
+tout l'effort est
+de nous faire sacrifier la partie seule r&eacute;elle et incommunicable
+(autrement que par le moyen de l'art) de nous-m&ecirc;me, &agrave; un
+moi
+superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-m&ecirc;me,
+mais
+trouve un attendrissement confus &agrave; se sentir soutenu sur des
+&eacute;tais
+ext&eacute;rieurs, hospitalis&eacute; dans une individualit&eacute;
+&eacute;trang&egrave;re, o&ugrave;, heureux de
+la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-&ecirc;tre en
+approbation et s'&eacute;merveille de qualit&eacute;s qu'il appellerait
+d&eacute;fauts et
+chercherait &agrave; corriger chez soi-m&ecirc;me. D'ailleurs les
+contempteurs de
+l'amiti&eacute; peuvent, sans illusions et non sans remords, &ecirc;tre
+les meilleurs
+amis du monde, de m&ecirc;me qu'un artiste portant en lui un
+chef-d'&#339;uvre et
+qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgr&eacute;
+cela,
+pour ne pas para&icirc;tre ou risquer d'&ecirc;tre &eacute;go&iuml;ste,
+donne sa vie pour une
+cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
+lesquelles il e&ucirc;t pr&eacute;f&eacute;r&eacute; ne pas la donner
+&eacute;taient des raisons
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;es. Mais quelle que f&ucirc;t mon
+opinion sur l'amiti&eacute;, m&ecirc;me pour
+ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualit&eacute; si
+m&eacute;diocre
+qu'elle ressemblait &agrave; quelque chose d'interm&eacute;diaire entre
+la fatigue et
+l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse &agrave; certaines
+heures
+devenir pr&eacute;cieux et r&eacute;confortant en nous apportant le
+coup de fouet qui
+nous &eacute;tait n&eacute;cessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas
+trouver en
+nous-m&ecirc;me.</p>
+<p>J'&eacute;tais bien &eacute;loign&eacute; certes de vouloir demander
+&agrave; Saint-Loup, comme je
+le d&eacute;sirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
+Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de M<sup>me</sup>
+de Stermaria
+ne voulait pas &ecirc;tre effac&eacute; si vite, mais, au moment
+o&ugrave; je ne sentais
+plus dans mon c&#339;ur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
+comme une arriv&eacute;e de bont&eacute;, de ga&icirc;t&eacute;, de
+vie, qui &eacute;taient en dehors de
+moi sans doute mais s'offraient &agrave; moi, ne demandaient
+qu'&agrave; &ecirc;tre &agrave; moi.
+Il ne comprit pas lui-m&ecirc;me mon cri de reconnaissance et mes
+larmes
+d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
+d'ailleurs qu'un de ces amis&#8212;diplomate, explorateur, aviateur ou
+militaire&#8212;comme l'&eacute;tait Saint-Loup, et qui, repartant le
+lendemain pour
+la campagne et de l&agrave; pour Dieu sait o&ugrave;, semblent faire
+tenir pour
+eux-m&ecirc;mes, dans la soir&eacute;e qu'ils nous consacrent, une
+impression qu'on
+s'&eacute;tonne de pouvoir, tant elle est rare et br&egrave;ve, leur
+&ecirc;tre si douce,
+et, du moment qu'elle leur pla&icirc;t tant, de ne pas les voir
+prolonger
+davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
+naturelle, donne &agrave; ces voyageurs le m&ecirc;me plaisir
+&eacute;trange et d&eacute;licieux
+que nos boulevards &agrave; un Asiatique. Nous part&icirc;mes ensemble
+pour aller
+d&icirc;ner et tout en descendant l'escalier je me rappelai
+Donci&egrave;res, o&ugrave;
+chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
+salles &agrave; manger oubli&eacute;es. Je me souvins d'une &agrave;
+laquelle je n'avais
+jamais repens&eacute; et qui n'&eacute;tait pas &agrave; l'h&ocirc;tel
+o&ugrave; Saint-Loup d&icirc;nait, mais
+dans un bien plus modeste, interm&eacute;diaire entre
+l'h&ocirc;tellerie et la
+pension de famille, et o&ugrave; on &eacute;tait servi par la patronne
+et une de ses
+domestiques. La neige m'avait arr&ecirc;t&eacute; l&agrave;. D'ailleurs
+Robert ne devait pas
+ce soir-l&agrave; d&icirc;ner &agrave; l'h&ocirc;tel et je n'avais pas
+voulu aller plus loin. On
+m'apporta les plats, en haut, dans une petite pi&egrave;ce toute en
+bois. La
+lampe s'&eacute;teignit pendant le d&icirc;ner, la servante m'alluma
+deux bougies.
+Moi, feignant de ne pas voir tr&egrave;s clair en lui tendant mon
+assiette,
+pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
+avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
+je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout
+enti&egrave;re &agrave;
+moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
+e&ucirc;t un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
+physique me parut exiger, pour &ecirc;tre go&ucirc;t&eacute;, non
+seulement cette servante
+mais la salle &agrave; manger de bois, si isol&eacute;e. Ce fut
+pourtant vers celle o&ugrave;
+d&icirc;naient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
+habitude, par amiti&eacute;, jusqu'&agrave; mon d&eacute;part de
+Donci&egrave;res. Et pourtant, m&ecirc;me
+cet h&ocirc;tel o&ugrave; il prenait pension avec ses amis, je n'y
+songeais plus
+depuis longtemps. Nous ne profitons gu&egrave;re de notre vie, nous
+laissons
+inachev&eacute;es dans les cr&eacute;puscules d'&eacute;t&eacute; ou
+les nuits pr&eacute;coces d'hiver les
+heures o&ugrave; il nous avait sembl&eacute; qu'e&ucirc;t pu pourtant
+&ecirc;tre enferm&eacute; un peu de
+paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
+Quand chantent &agrave; leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
+passeraient de m&ecirc;me aussi gr&ecirc;les et lin&eacute;aires, elles
+viennent leur
+apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
+Elles s'&eacute;tendent ainsi jusqu'&agrave; un de ces bonheurs types,
+qu'on ne
+retrouve que de temps &agrave; autre mais qui continuent d'&ecirc;tre;
+dans l'exemple
+pr&eacute;sent, c'&eacute;tait l'abandon de tout le reste pour
+d&icirc;ner dans un cadre
+confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
+nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
+dormante de toute son &eacute;nergie, de toute son affection, nous
+communiquer
+un plaisir &eacute;mu, bien diff&eacute;rent de celui que nous
+pourrions devoir &agrave;
+notre propre effort ou &agrave; des distractions mondaines; nous allons
+&ecirc;tre
+rien qu'&agrave; lui, lui faire des serments d'amiti&eacute; qui,
+n&eacute;s dans les
+cloisons de cette heure, restant enferm&eacute;s en elle, ne seraient
+peut-&ecirc;tre
+pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule
+&agrave;
+Saint-Loup, puisque, avec un courage o&ugrave; il entrait beaucoup de
+sagesse
+et le pressentiment que l'amiti&eacute; ne se peut approfondir, le
+lendemain il
+serait reparti.</p>
+<p>Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de
+Donci&egrave;res, quand
+nous f&ucirc;mes arriv&eacute;s dans la rue brusquement, la nuit
+presque compl&egrave;te o&ugrave;
+le brouillard semblait avoir &eacute;teint les
+r&eacute;verb&egrave;res, qu'on ne
+distinguait, bien faibles, que de tout pr&egrave;s, me ramena &agrave;
+je ne sais
+quelle arriv&eacute;e, le soir, &agrave; Combray, quand la ville
+n'&eacute;tait encore
+&eacute;clair&eacute;e que de loin en loin, et qu'on y t&acirc;tonnait
+dans une obscurit&eacute;
+humide, ti&egrave;de et sainte de Cr&egrave;che, &agrave; peine
+&eacute;toil&eacute;e &ccedil;a et l&agrave; d'un
+lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette
+ann&eacute;e,
+d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs &agrave; Rivebelle
+revus tout &agrave;
+l'heure au-dessus des rideaux, quelles diff&eacute;rences!
+J'&eacute;prouvais &agrave; les
+percevoir un enthousiasme qui aurait pu &ecirc;tre f&eacute;cond si
+j'&eacute;tais rest&eacute;
+seul, et m'aurait &eacute;vit&eacute; ainsi le d&eacute;tour de bien
+des ann&eacute;es inutiles par
+lesquelles j'allais encore passer avant que se d&eacute;clar&acirc;t la
+vocation
+invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela f&ucirc;t advenu ce
+soir-l&agrave;, cette voiture e&ucirc;t m&eacute;rit&eacute; de
+demeurer plus m&eacute;morable pour moi
+que celle du docteur Percepied sur le si&egrave;ge de laquelle j'avais
+compos&eacute;
+cette petite description&#8212;pr&eacute;cis&eacute;ment retrouv&eacute;e il
+y avait peu de temps,
+arrang&eacute;e, et vainement envoy&eacute;e au <i>Figaro</i>&#8212;des
+clochers de Martainville.
+Est-ce parce que nous ne revivons pas nos ann&eacute;es dans leur suite
+continue jour par jour, mais dans le souvenir fig&eacute; dans la
+fra&icirc;cheur ou
+l'insolation d'une matin&eacute;e ou d'un soir, recevant l'ombre de tel
+site
+isol&eacute;, enclos, immobile, arr&ecirc;t&eacute; et perdu, loin de
+tout le reste, et
+qu'ainsi, les changements gradu&eacute;s non seulement au dehors, mais
+dans nos
+r&ecirc;ves et notre caract&egrave;re &eacute;voluant, lesquels nous
+ont insensiblement
+conduit dans la vie d'un temps &agrave; tel autre tr&egrave;s
+diff&eacute;rent, se trouvant
+supprim&eacute;s, si nous revivons un autre souvenir
+pr&eacute;lev&eacute; sur une ann&eacute;e
+diff&eacute;rente, nous trouvons entre eux, gr&acirc;ce &agrave; des
+lacunes, &agrave; d'immenses
+pans d'oubli, comme l'ab&icirc;me d'une diff&eacute;rence d'altitude,
+comme
+l'incompatibilit&eacute; de deux qualit&eacute;s incomparables
+d'atmosph&egrave;re respir&eacute;e
+et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
+d'avoir, successivement, de Combray, de Donci&egrave;res et de
+Rivebelle, je
+sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
+qu'il y aurait entre des univers diff&eacute;rents o&ugrave; la
+mati&egrave;re ne serait pas
+la m&ecirc;me. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans
+laquelle
+m'apparaissaient cisel&eacute;s mes plus insignifiants souvenirs de
+Rivebelle,
+il m'e&ucirc;t fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
+compacte, fra&icirc;chissante et sonore, la substance jusque-l&agrave;
+analogue au
+gr&egrave;s sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de
+donner ses
+explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les id&eacute;es
+qui
+m'&eacute;taient apparues s'enfuirent. Ce sont des d&eacute;esses qui
+daignent
+quelquefois se rendre visibles &agrave; un mortel solitaire, au
+d&eacute;tour d'un
+chemin, m&ecirc;me dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout
+dans
+le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais
+d&egrave;s
+qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en soci&eacute;t&eacute;
+ne les
+aper&ccedil;oivent jamais. Et je me trouvai rejet&eacute; dans
+l'amiti&eacute;. Robert en
+arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais
+tandis que nous causions il n'avait cess&eacute; d'&eacute;paissir. Ce
+n'&eacute;tait plus
+seulement la brume l&eacute;g&egrave;re que j'avais souhait&eacute;
+voir s'&eacute;lever de l'&icirc;le et
+nous envelopper M<sup>me</sup> de Stermaria et moi. A deux pas les
+r&eacute;verb&egrave;res
+s'&eacute;teignaient et alors c'&eacute;tait la nuit, aussi profonde
+qu'en pleins
+champs, dans une for&ecirc;t, ou plut&ocirc;t dans une molle &icirc;le
+de Bretagne vers
+laquelle j'eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la
+c&ocirc;te de
+quelque mer septentrionale o&ugrave; on risque vingt fois la mort avant
+d'arriver &agrave; l'auberge solitaire; cessant d'&ecirc;tre un mirage
+qu'on
+recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on
+lutte, de sorte que nous e&ucirc;mes, &agrave; trouver notre chemin et
+&agrave; arriver &agrave;
+bon port, les difficult&eacute;s, l'inqui&eacute;tude et enfin la joie
+que donne la
+s&eacute;curit&eacute;&#8212;si insensible &agrave; celui qui n'est pas
+menac&eacute; de la perdre&#8212;au
+voyageur perplexe et d&eacute;pays&eacute;. Une seule chose faillit
+compromettre mon
+plaisir pendant notre aventureuse randonn&eacute;e, &agrave; cause de
+l'&eacute;tonnement
+irrit&eacute; o&ugrave; elle me jeta un instant. &laquo;Tu sais, j'ai
+racont&eacute; &agrave; Bloch, me
+dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que &ccedil;a, que
+tu lui
+trouvais des vulgarit&eacute;s. Voil&agrave; comme je suis, j'aime les
+situations
+tranch&eacute;es&raquo;, conclut-il d'un air satisfait et sur un ton
+qui n'admettait
+pas de r&eacute;plique. J'&eacute;tais stup&eacute;fait. Non seulement
+j'avais la confiance
+la plus absolue en Saint-Loup, en la loyaut&eacute; de son
+amiti&eacute;, et il
+l'avait trahie par ce qu'il avait dit &agrave; Bloch, mais il me
+semblait que
+de plus il e&ucirc;t d&ucirc; &ecirc;tre emp&ecirc;ch&eacute; de le
+faire par ses d&eacute;fauts autant que
+par ses qualit&eacute;s, par cet extraordinaire acquis
+d'&eacute;ducation qui pouvait
+pousser la politesse jusqu'&agrave; un certain manque de franchise. Son
+air
+triomphant &eacute;tait-il celui que nous prenons pour dissimuler
+quelque
+embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas
+d&ucirc;
+faire? traduisait-il de l'inconscience? de la b&ecirc;tise
+&eacute;rigeant en vertu
+un d&eacute;faut que je ne lui connaissais pas? un acc&egrave;s de
+mauvaise humeur
+passag&egrave;re contre moi le poussant &agrave; me quitter, ou
+l'enregistrement d'un
+acc&egrave;s de mauvaise humeur passag&egrave;re vis-&agrave;-vis de
+Bloch &agrave; qui il avait
+voulu dire quelque chose de d&eacute;sagr&eacute;able m&ecirc;me en me
+compromettant? Du
+reste sa figure &eacute;tait stigmatis&eacute;e, pendant qu'il me
+disait ces paroles
+vulgaires, par une affreuse sinuosit&eacute; que je ne lui ai vue
+qu'une fois
+ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord &agrave; peu pr&egrave;s
+le milieu de la
+figure, une fois arriv&eacute;e aux l&egrave;vres les tordait, leur
+donnait une
+expression hideuse de bassesse, presque de bestialit&eacute; toute
+passag&egrave;re et
+sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-l&agrave;,
+qui sans
+doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, &eacute;clipse
+partielle de
+son propre moi, par le passage sur lui de la personnalit&eacute; d'un
+a&iuml;eul qui
+s'y refl&eacute;tait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert,
+ses
+paroles: &laquo;J'aime les situations tranch&eacute;es&raquo;
+pr&ecirc;taient au m&ecirc;me doute, et
+auraient d&ucirc; encourir le m&ecirc;me bl&acirc;me. Je voulais lui
+dire que si l'on aime
+les situations tranch&eacute;es, il faut avoir de ces acc&egrave;s de
+franchise en ce
+qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux
+d&eacute;pens des
+autres. Mais d&eacute;j&agrave; la voiture s'&eacute;tait
+arr&ecirc;t&eacute;e devant le restaurant dont
+la vaste fa&ccedil;ade vitr&eacute;e et flamboyante arrivait seule
+&agrave; percer
+l'obscurit&eacute;. Le brouillard lui-m&ecirc;me, par les
+clart&eacute;s confortables de
+l'int&eacute;rieur, semblait jusque sur le trottoir m&ecirc;me vous
+indiquer l'entr&eacute;e
+avec la joie de ces valets qui refl&egrave;tent les dispositions du
+ma&icirc;tre; il
+s'irisait des nuances les plus d&eacute;licates et montrait
+l'entr&eacute;e comme la
+colonne lumineuse qui guida les H&eacute;breux. Il y en avait
+d'ailleurs
+beaucoup dans la client&egrave;le. Car c'&eacute;tait dans ce
+restaurant que Bloch et
+ses amis &eacute;taient venus longtemps, ivres d'un je&ucirc;ne aussi
+affamant que le
+je&ucirc;ne rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de
+caf&eacute; et de
+curiosit&eacute; politique, se retrouver le soir. Toute excitation
+mentale
+donnant une valeur qui prime, une qualit&eacute; sup&eacute;rieure aux
+habitudes qui
+s'y rattachent, il n'y a pas de go&ucirc;t un peu vif qui ne compose
+ainsi
+autour de lui une soci&eacute;t&eacute; qu'il unit, et o&ugrave; la
+consid&eacute;ration des autres
+membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici,
+f&ucirc;t-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des
+passionn&eacute;s
+de musique; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se
+passe aux s&eacute;ances de musique de chambre, aux r&eacute;unions
+o&ugrave; on cause
+musique, au caf&eacute; o&ugrave; l'on se retrouve entre amateurs et
+o&ugrave; on coudoie les
+musiciens de l'orchestre. D'autres &eacute;pris d'aviation tiennent
+&agrave; &ecirc;tre bien
+vus du vieux gar&ccedil;on du bar vitr&eacute; perch&eacute; au haut de
+l'a&eacute;rodrome; &agrave; l'abri
+du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en
+compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les
+&eacute;volutions
+d'un pilote ex&eacute;cutant des loopings, tandis qu'un autre,
+invisible
+l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand
+bruit d'ailes de l'oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait
+pour
+t&acirc;cher de perp&eacute;tuer, d'approfondir, les &eacute;motions
+fugitives du proc&egrave;s
+Zola, attachait de m&ecirc;me une grande importance &agrave; ce
+caf&eacute;. Mais elle y
+&eacute;tait mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de
+la
+client&egrave;le et avaient adopt&eacute; une seconde salle du
+caf&eacute;, s&eacute;par&eacute;e seulement
+de l'autre par un l&eacute;ger parapet d&eacute;cor&eacute; de verdure.
+Ils consid&eacute;raient
+Dreyfus et ses partisans comme des tra&icirc;tres, bien que vingt-cinq
+ans
+plus tard, les id&eacute;es ayant eu le temps de se classer et le
+dreyfusisme
+de prendre dans l'histoire une certaine &eacute;l&eacute;gance, les
+fils,
+bolchevisants et valseurs, de ces m&ecirc;mes jeunes nobles dussent
+d&eacute;clarer
+aux &laquo;intellectuels&raquo; qui les interrogeaient que
+s&ucirc;rement, s'ils avaient
+v&eacute;cu en ce temps-l&agrave;, ils eussent &eacute;t&eacute; pour
+Dreyfus, sans trop savoir
+beaucoup plus ce qu'avait &eacute;t&eacute; l'Affaire que la comtesse
+Edmond de
+Pourtal&egrave;s ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs
+d&eacute;j&agrave; &eacute;teintes
+au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du
+caf&eacute; qui devaient &ecirc;tre plus tard les p&egrave;res de ces
+jeunes intellectuels
+r&eacute;trospectivement dreyfusards &eacute;taient encore
+gar&ccedil;ons. Certes, un riche
+mariage &eacute;tait envisag&eacute; par les familles de tous, mais
+n'&eacute;tait encore
+r&eacute;alis&eacute; pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce
+riche mariage
+d&eacute;sir&eacute; &agrave; la fois par plusieurs (il y avait bien
+plusieurs &laquo;riches
+partis&raquo; en vue, mais enfin le nombre des fortes dots &eacute;tait
+beaucoup
+moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens
+quelque rivalit&eacute;.</p>
+<p>Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup &eacute;tant rest&eacute;
+quelques minutes
+&agrave; s'adresser au cocher afin qu'il rev&icirc;nt nous prendre
+apr&egrave;s avoir d&icirc;n&eacute;,
+il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engag&eacute;
+dans la
+porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne
+pourrais pas arriver &agrave; en sortir. (Disons en passant, pour les
+amateurs
+d'un vocabulaire plus pr&eacute;cis, que cette porte tambour,
+malgr&eacute; ses
+apparences pacifiques, s'appelle porte revolver, de l'anglais <i>revolving
+door</i>.) Ce soir-l&agrave; le patron, n'osant pas se mouiller en
+allant dehors
+ni quitter ses clients, restait cependant pr&egrave;s de
+l'entr&eacute;e pour avoir le
+plaisir d'entendre les joyeuses dol&eacute;ances des arrivants tout
+illumin&eacute;s
+par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal &agrave; arriver et
+la
+crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialit&eacute; de son
+accueil fut
+dissip&eacute;e par la vue d'un inconnu qui ne savait pas se
+d&eacute;gager des
+volants de verre. Cette marque flagrante d'ignorance lui fit froncer le
+sourcil comme &agrave; un examinateur qui a bonne envie de ne pas
+prononcer le
+<i>dignus es intrare</i>. Pour comble de malchance j'allai m'asseoir
+dans la
+salle r&eacute;serv&eacute;e &agrave; l'aristocratie d'o&ugrave; il
+vint rudement me tirer en
+m'indiquant, avec une grossi&egrave;ret&eacute; &agrave; laquelle se
+conform&egrave;rent
+imm&eacute;diatement tous les gar&ccedil;ons, une place dans l'autre
+salle. Elle me
+plut d'autant moins que la banquette o&ugrave; elle se trouvait
+&eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+pleine de monde (et que j'avais en face de moi la porte
+r&eacute;serv&eacute;e aux
+H&eacute;breux qui, non tournante celle-l&agrave;, s'ouvrant et se
+fermant &agrave; chaque
+instant, m'envoyait un froid horrible). Mais le patron m'en refusa une
+autre en me disant: &laquo;Non, monsieur, je ne peux pas g&ecirc;ner
+tout le monde
+pour vous.&raquo; Il oublia d'ailleurs bient&ocirc;t le d&icirc;neur
+tardif et g&ecirc;nant que
+j'&eacute;tais, captiv&eacute; qu'il &eacute;tait par l'arriv&eacute;e
+de chaque nouveau venu, qui,
+avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog
+(l'heure du d&icirc;ner &eacute;tait depuis longtemps pass&eacute;e),
+devait, comme dans les
+vieux romans, payer son &eacute;cot en disant son aventure au moment
+o&ugrave; il
+p&eacute;n&eacute;trait dans cet asile de chaleur et de
+s&eacute;curit&eacute;, o&ugrave; le contraste avec
+ce &agrave; quoi on avait &eacute;chapp&eacute; faisait r&eacute;gner
+la gaiet&eacute; et la camaraderie
+qui plaisantent de concert devant le feu d'un bivouac.</p>
+<p>L'un racontait que sa voiture, se croyant arriv&eacute;e au pont de
+la
+Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides; un autre que la
+sienne, essayant de descendre l'avenue des
+Champs-&Eacute;lys&eacute;es, &eacute;tait entr&eacute;e
+dans un massif du Rond-Point, d'o&ugrave; elle avait mis trois quarts
+d'heure &agrave;
+sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le
+froid,
+sur le silence de mort des rues, qui &eacute;taient dites et
+&eacute;cout&eacute;es de l'air
+exceptionnellement joyeux qu'expliquaient la douce atmosph&egrave;re de
+la
+salle o&ugrave; except&eacute; &agrave; ma place il faisait chaud, la
+vive lumi&egrave;re qui
+faisait cligner les yeux d&eacute;j&agrave; habitu&eacute;s &agrave; ne
+pas voir et le bruit des
+causeries qui rendait aux oreilles leur activit&eacute;.</p>
+<p>Les arrivants avaient peine &agrave; garder le silence. La
+singularit&eacute; des
+p&eacute;rip&eacute;ties, qu'ils croyaient uniques, leur
+br&ucirc;laient la langue, et ils
+cherchaient des yeux quelqu'un avec qui engager la conversation. Le
+patron lui-m&ecirc;me perdait le sentiment des distances: &laquo;M. le
+prince de
+Foix s'est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin&raquo;,
+ne
+craignit-il pas de dire en riant, non sans d&eacute;signer, comme dans
+une
+pr&eacute;sentation, le c&eacute;l&egrave;bre aristocrate &agrave; un
+avocat isra&eacute;lite qui, tout
+autre jour, e&ucirc;t &eacute;t&eacute; s&eacute;par&eacute; de lui par
+une barri&egrave;re bien plus difficile &agrave;
+franchir que la baie orn&eacute;e de verdures. &laquo;Trois fois!
+voyez-vous &ccedil;a&raquo;, dit
+l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne go&ucirc;ta pas la
+phrase de
+rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui
+l'exercice de l'impertinence, m&ecirc;me &agrave; l'&eacute;gard de la
+noblesse quand elle
+n'&eacute;tait pas de tout premier rang, semblait &ecirc;tre la seule
+occupation. Ne
+pas r&eacute;pondre &agrave; un salut; si l'homme poli
+r&eacute;cidivait, ricaner d'un air
+narquois ou rejeter la t&ecirc;te en arri&egrave;re d'un air furieux;
+faire semblant
+de ne pas conna&icirc;tre un homme &acirc;g&eacute; qui leur aurait
+rendu service; r&eacute;server
+leur poign&eacute;e de main et leur salut aux ducs et aux amis tout
+&agrave; fait
+intimes des ducs que ceux-ci leur pr&eacute;sentaient, telle
+&eacute;tait l'attitude
+de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle
+attitude &eacute;tait favoris&eacute;e par le d&eacute;sordre de la
+prime jeunesse (o&ugrave;, m&ecirc;me
+dans la bourgeoisie, on para&icirc;t ingrat et on se montre mufle parce
+qu'ayant oubli&eacute; pendant des mois d'&eacute;crire &agrave; un
+bienfaiteur qui vient de
+perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais
+elle
+&eacute;tait surtout inspir&eacute;e par un snobisme de caste suraigu.
+Il est vrai
+que, &agrave; l'instar de certaines affections nerveuses dont les
+manifestations s'att&eacute;nuent dans l'&acirc;ge m&ucirc;r, ce
+snobisme devait
+g&eacute;n&eacute;ralement cesser de se traduire d'une fa&ccedil;on
+aussi hostile chez ceux
+qui avaient &eacute;t&eacute; de si insupportables jeunes gens. La
+jeunesse une fois
+pass&eacute;e, il est rare qu'on reste confin&eacute; dans l'insolence.
+On avait cru
+qu'elle seule existait, on d&eacute;couvre tout d'un coup, si prince
+qu'on
+soit, qu'il y a aussi la musique, la litt&eacute;rature, voire la
+d&eacute;putation.
+L'ordre des valeurs humaines s'en trouvera modifi&eacute;, et on entre
+en
+conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne
+chance &agrave; ceux de ces gens-l&agrave; qui ont eu la patience
+d'attendre et de qui
+le caract&egrave;re est assez bien fait&#8212;si l'on doit ainsi dire&#8212;pour
+qu'ils
+&eacute;prouvent du plaisir &agrave; recevoir vers la quarantaine la
+bonne gr&acirc;ce et
+l'accueil qu'on leur avait s&egrave;chement refus&eacute;s &agrave;
+vingt ans.</p>
+<p>A propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion
+s'en
+pr&eacute;sente, qu'il appartenait &agrave; une coterie de douze
+&agrave; quinze jeunes gens
+et &agrave; un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze
+&agrave; quinze
+avait cette caract&eacute;ristique, &agrave; laquelle &eacute;chappait,
+je crois, le prince,
+que ces jeunes gens pr&eacute;sentaient chacun un double aspect.
+Pourris de
+dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs,
+malgr&eacute; tout le plaisir que ceux-ci avaient &agrave; leur dire:
+&laquo;Monsieur le
+Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc...&raquo; Ils
+esp&eacute;raient se tirer
+d'affaire au moyen du fameux &laquo;riche mariage&raquo;, dit encore
+&laquo;gros sac&raquo;, et
+comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'&eacute;taient qu'au
+nombre de
+quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la
+m&ecirc;me fianc&eacute;e. Et le secret &eacute;tait si bien
+gard&eacute; que, quand l'un d'eux
+venant au caf&eacute; disait: &laquo;Mes excellents bons, je vous aime
+trop pour ne
+pas vous annoncer mes fian&ccedil;ailles avec M<sup>lle</sup>
+d'Ambresac&raquo;, plusieurs
+exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant
+d&eacute;j&agrave; la chose
+faite pour eux-m&ecirc;mes avec elle, n'ayant pas le sang-froid
+n&eacute;cessaire
+pour &eacute;touffer au premier moment le cri de leur rage et de leur
+stup&eacute;faction: &laquo;Alors &ccedil;a te fait plaisir de te
+marier, Bibi?&raquo; ne pouvait
+s'emp&ecirc;cher de s'exclamer le prince de Ch&acirc;tellerault, qui
+laissait tomber
+sa fourchette d'&eacute;tonnement et de d&eacute;sespoir, car il avait
+cru que les
+m&ecirc;mes fian&ccedil;ailles de M<sup>lle</sup> d'Ambresac allaient
+bient&ocirc;t &ecirc;tre rendues
+publiques, mais avec lui, Ch&acirc;tellerault. Et pourtant, Dieu sait
+tout ce
+que son p&egrave;re avait adroitement cont&eacute; aux Ambresac contre
+la m&egrave;re de
+Bibi. &laquo;Alors &ccedil;a t'amuse de te marier?&raquo; ne pouvait-il
+s'emp&ecirc;cher de
+demander une seconde fois &agrave; Bibi, lequel, mieux
+pr&eacute;par&eacute; puisqu'il avait
+eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'&eacute;tait
+&laquo;presque
+officiel&raquo;, r&eacute;pondait en souriant: &laquo;Je suis content
+non pas de me marier,
+ce dont je n'avais gu&egrave;re envie, mais d'&eacute;pouser Daisy
+d'Ambresac que je
+trouve d&eacute;licieuse.&raquo; Le temps qu'avait dur&eacute; cette
+r&eacute;ponse, M. de
+Ch&acirc;tellerault s'&eacute;tait ressaisi, mais il songeait qu'il
+fallait au plus
+vite faire volte-face en direction de M<sup>lle</sup> de la Canourque
+ou de Miss
+Foster, les grands partis n&ordm; 2 et n&ordm; 3, demander patience aux
+cr&eacute;anciers
+qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens
+auxquels il avait dit aussi que M<sup>lle</sup> d'Ambresac &eacute;tait
+charmante que ce
+mariage &eacute;tait bon pour Bibi, mais que lui se serait
+brouill&eacute; avec toute
+sa famille s'il l'avait &eacute;pous&eacute;e. M<sup>me</sup> de
+Sol&eacute;on avait &eacute;t&eacute;, allait-il
+pr&eacute;tendre, jusqu'&agrave; dire qu'elle ne les recevrait pas.</p>
+<p>Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc...,
+ils
+semblaient des gens de peu, en revanche, &ecirc;tres doubles,
+d&egrave;s qu'ils se
+trouvaient dans le monde, ils n'&eacute;taient plus jug&eacute;s
+d'apr&egrave;s le
+d&eacute;labrement de leur fortune et les tristes m&eacute;tiers
+auxquels ils se
+livraient pour essayer de le r&eacute;parer. Ils redevenaient M. le
+Prince, M.
+le Duc un tel, et n'&eacute;taient compt&eacute;s que d'apr&egrave;s
+leurs quartiers. Un duc
+presque milliardaire et qui semblait tout r&eacute;unir en soi passait
+apr&egrave;s
+eux parce que, chefs de famille, ils &eacute;taient anciennement
+princes
+souverains d'un petit pays o&ugrave; ils avaient le droit, de battre
+monnaie,
+etc... Souvent, dans ce caf&eacute;, l'un baissait les yeux quand un
+autre
+entrait, de fa&ccedil;on &agrave; ne pas forcer l'arrivant &agrave; le
+saluer. C'est qu'il
+avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invit&eacute;
+&agrave; d&icirc;ner un
+banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en
+rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de
+mille francs, ce qui n'emp&ecirc;che pas l'homme du monde de
+recommencer avec
+un autre. On continue de br&ucirc;ler des cierges et de consulter les
+m&eacute;decins.</p>
+<p>Mais le prince de Foix, riche lui-m&ecirc;me, appartenait non
+seulement &agrave;
+cette coterie &eacute;l&eacute;gante d'une quinzaine de jeunes gens,
+mais &agrave; un groupe
+plus ferm&eacute; et ins&eacute;parable de quatre, dont faisait partie
+Saint-Loup. On
+ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre
+gigolos, on les voyait toujours ensemble &agrave; la promenade, dans
+les
+ch&acirc;teaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte
+que,
+d'autant plus qu'ils &eacute;taient tous tr&egrave;s beaux, des bruits
+couraient sur
+leur intimit&eacute;. Je pus les d&eacute;mentir de la fa&ccedil;on la
+plus formelle en ce
+qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus
+tard,
+si l'on apprit que ces bruits &eacute;taient vrais pour tous les
+quatre, en
+revanche chacun d'eux l'avait enti&egrave;rement ignor&eacute; des
+trois autres. Et
+pourtant chacun d'eux avait bien cherch&eacute; &agrave; s'instruire
+sur les autres,
+soit pour assouvir un d&eacute;sir, ou plut&ocirc;t une rancune,
+emp&ecirc;cher un mariage,
+avoir barre sur l'ami d&eacute;couvert. Un cinqui&egrave;me (car dans
+les groupes de
+quatre on est toujours plus de quatre) s'&eacute;tait joint aux quatre
+platoniciens qui l'&eacute;taient plus que tous les autres. Mais des
+scrupules
+religieux le retinrent jusque bien apr&egrave;s que le groupe des
+quatre f&ucirc;t
+d&eacute;suni et lui-m&ecirc;me mari&eacute;, p&egrave;re de famille,
+implorant &agrave; Lourdes que le
+prochain enfant f&ucirc;t un gar&ccedil;on ou une fille, et dans
+l'intervalle se
+jetant sur les militaires.</p>
+<p>Malgr&eacute; la mani&egrave;re d'&ecirc;tre du prince, le fait que
+le propos fut tenu
+devant lui sans lui &ecirc;tre directement adress&eacute; rendit sa
+col&egrave;re moins
+forte qu'elle n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; sans cela. De plus, cette
+soir&eacute;e avait quelque
+chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance
+d'entrer
+en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
+noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir r&eacute;pondre d'un
+air rogue
+et &agrave; la cantonade &agrave; cet interlocuteur qui, &agrave; la
+faveur du brouillard,
+&eacute;tait comme un compagnon de voyage rencontr&eacute; dans quelque
+plage situ&eacute;e
+aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes.
+&laquo;Ce
+n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve
+pas.&raquo; La
+justesse de cette pens&eacute;e frappa le patron parce qu'il l'avait
+d&eacute;j&agrave;
+entendu exprimer plusieurs fois ce soir.</p>
+<p>En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il
+entendait ou
+lisait &agrave; un certain texte d&eacute;j&agrave; connu et sentait
+s'&eacute;veiller son
+admiration s'il ne voyait pas de diff&eacute;rences. Cet &eacute;tat
+d'esprit n'est
+pas n&eacute;gligeable car, appliqu&eacute; aux conversations
+politiques, &agrave; la lecture
+des journaux, il forme l'opinion publique, et par l&agrave; rend
+possibles les
+plus grands &eacute;v&eacute;nements. Beaucoup de patrons de
+caf&eacute;s allemands admirant
+seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la
+France, l'Angleterre et la Russie &laquo;cherchaient&raquo;
+l'Allemagne, ont rendu
+possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas
+&eacute;clat&eacute;.
+Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer &agrave; expliquer
+les
+actes des peuples par la volont&eacute; des rois, doivent la remplacer
+par la
+psychologie de l'individu m&eacute;diocre.</p>
+<p>En politique, le patron du caf&eacute; o&ugrave; je venais d'arriver
+n'appliquait
+depuis quelque temps sa mentalit&eacute; de professeur de
+r&eacute;citation qu'&agrave; un
+certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait
+pas
+les termes connus dans les propos d'un client o&ugrave; les colonnes
+d'un
+journal, il d&eacute;clarait l'article assommant, ou le client pas
+franc. Le
+prince de Foix l'&eacute;merveilla au contraire au point qu'il laissa
+&agrave; peine &agrave;
+son interlocuteur le temps de finir sa phrase. &laquo;Bien dit, mon
+prince,
+bien dit (ce qui voulait dire, en somme, r&eacute;cit&eacute; sans
+faute), c'est &ccedil;a,
+c'est &ccedil;a&raquo;, s'&eacute;cria-t-il, dilat&eacute;, comme
+s'expriment les <i>Mille et une
+nuits</i>, &laquo;&agrave; la limite de la satisfaction&raquo;. Mais le
+prince avait d&eacute;j&agrave;
+disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend m&ecirc;me
+apr&egrave;s les
+&eacute;v&eacute;nements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la
+mer de
+brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur
+souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, &agrave; cause
+du
+caract&egrave;re anormal du jour, n'h&eacute;sit&egrave;rent pas
+&agrave; s'installer &agrave; deux tables
+dans la grande salle, et se trouv&egrave;rent ainsi fort pr&egrave;s de
+moi. Tel le
+cataclysme avait &eacute;tabli m&ecirc;me de la petite salle &agrave;
+la grande, entre tous
+ces gens stimul&eacute;s par le confort du restaurant, apr&egrave;s
+leurs longues
+erreurs dans l'oc&eacute;an de brume, une familiarit&eacute; dont
+j'&eacute;tais seul exclu,
+et &agrave; laquelle devait ressembler celle qui r&eacute;gnait dans
+l'arche de No&eacute;.
+Tout &agrave; coup, je vis le patron s'infl&eacute;chir en courbettes,
+les ma&icirc;tres
+d'h&ocirc;tel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux
+&agrave; tous
+les clients. &laquo;Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le
+marquis de
+Saint-Loup&raquo;, s'&eacute;criait le patron, pour qui Robert
+n'&eacute;tait pas seulement
+un grand seigneur jouissant d'un v&eacute;ritable prestige, m&ecirc;me
+aux yeux du
+prince de Foix, mais un client qui menait la vie &agrave; grandes
+guides et
+d&eacute;pensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de
+la grande
+salle regardaient avec curiosit&eacute;, ceux de la petite
+h&eacute;laient &agrave; qui mieux
+mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment
+o&ugrave;
+il allait p&eacute;n&eacute;trer dans la petite salle, il
+m'aper&ccedil;ut dans la grande.
+&laquo;Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais l&agrave;, et avec la
+porte ouverte
+devant toi&raquo;, dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron
+qui
+courut la fermer en s'excusant sur les gar&ccedil;ons: &laquo;Je leur
+dis toujours de
+la tenir ferm&eacute;e.&raquo;</p>
+<p>J'avais &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de d&eacute;ranger ma table
+et d'autres qui &eacute;taient devant
+la mienne, pour aller &agrave; lui. &laquo;Pourquoi as-tu boug&eacute;?
+Tu aimes mieux d&icirc;ner
+l&agrave; que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas
+geler. Vous
+allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron.&#8212;A
+l'instant m&ecirc;me, M. le Marquis, les clients qui viendront &agrave;
+partir de
+maintenant passeront par la petite salle, voil&agrave; tout.&raquo; Et
+pour mieux
+montrer son z&egrave;le, il commanda pour cette op&eacute;ration un
+ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel et
+plusieurs gar&ccedil;ons, et tout en faisant sonner tr&egrave;s haut de
+terribles
+menaces si elle n'&eacute;tait pas men&eacute;e &agrave; bien. Il me
+donnait des marques de
+respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas
+commenc&eacute;
+d&egrave;s mon arriv&eacute;e, mais seulement apr&egrave;s celle de
+Saint-Loup, et pour que
+je ne crusse pas cependant qu'elles &eacute;taient dues &agrave;
+l'amiti&eacute; que me
+montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait &agrave; la
+d&eacute;rob&eacute;e
+de petits sourires o&ugrave; semblait se d&eacute;clarer une sympathie
+toute
+personnelle. </p>
+<p>Derri&egrave;re moi le propos d'un consommateur me fit tourner une
+seconde la
+t&ecirc;te. J'avais entendu au lieu des mots: &laquo;Aile de poulet,
+tr&egrave;s bien, un
+peu de champagne; mais pas trop sec&raquo;, ceux-ci: &laquo;J'aimerais
+mieux de la
+glyc&eacute;rine. Oui, chaude, tr&egrave;s bien.&raquo; J'avais voulu
+voir quel &eacute;tait
+l'asc&egrave;te qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la
+t&ecirc;te
+vers Saint-Loup pour ne pas &ecirc;tre reconnu de l'&eacute;trange
+gourmet. C'&eacute;tait
+tout simplement un docteur, que je connaissais, &agrave; qui un client,
+profitant du brouillard pour le chambrer dans ce caf&eacute;, demandait
+une
+consultation. Les m&eacute;decins comme les boursiers disent
+&laquo;je&raquo;.</p>
+<p>Cependant je regardais Robert et je songeais &agrave; ceci. Il y
+avait dans ce
+caf&eacute;, j'avais connu dans la vie, bien des &eacute;trangers,
+intellectuels,
+rapins de toute sorte, r&eacute;sign&eacute;s au rire qu'excitaient
+leur cape
+pr&eacute;tentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs
+mouvements
+maladroits, allant jusqu'&agrave; le provoquer pour montrer qu'ils ne
+s'en
+souciaient pas, et qui &eacute;taient des gens d'une r&eacute;elle
+valeur
+intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilit&eacute;. Ils
+d&eacute;plaisaient&#8212;les Juifs principalement, les Juifs non
+assimil&eacute;s bien
+entendu, il ne saurait &ecirc;tre question des autres&#8212;aux personnes qui
+ne
+peuvent souffrir un aspect &eacute;trange, loufoque (comme Bloch
+&agrave; Albertine).
+G&eacute;n&eacute;ralement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient
+contre eux
+d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des
+gestes th&eacute;&acirc;traux et saccad&eacute;s, il &eacute;tait
+pu&eacute;ril de les juger l&agrave;-dessus,
+ils avaient beaucoup d'esprit, de c&#339;ur et &eacute;taient, &agrave;
+l'user, des gens
+qu'on pouvait profond&eacute;ment aimer. Pour les Juifs en particulier,
+il en
+&eacute;tait peu dont les parents n'eussent une
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; de c&#339;ur, une largeur
+d'esprit, une sinc&eacute;rit&eacute;, &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+desquelles la m&egrave;re de Saint-Loup et le
+duc de Guermantes ne fissent pi&egrave;tre figure morale par leur
+s&eacute;cheresse,
+leur religiosit&eacute; superficielle qui ne fl&eacute;trissait que les
+scandales, et
+leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les
+voies impr&eacute;vues de l'intelligence uniquement pris&eacute;e)
+&agrave; un colossal
+mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque fa&ccedil;on
+que les
+d&eacute;fauts des parents se fussent combin&eacute;s en une
+cr&eacute;ation nouvelle de
+qualit&eacute;s, r&eacute;gnait la plus charmante ouverture d'esprit et
+de c&#339;ur. Et
+alors, il faut bien le dire &agrave; la gloire immortelle de la France,
+quand
+ces qualit&eacute;s-l&agrave; se trouvent chez un pur Fran&ccedil;ais,
+qu'il soit de
+l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent&#8212;s'&eacute;panouissent
+serait
+trop dire car la mesure y persiste et la restriction&#8212;avec une
+gr&acirc;ce
+que l'&eacute;tranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les
+qualit&eacute;s
+intellectuelles et morales, certes les autres les poss&egrave;dent
+aussi, et
+s'il faut d'abord traverser ce qui d&eacute;pla&icirc;t et ce qui
+choque et ce qui
+fait sourire, elles ne sont pas moins pr&eacute;cieuses. Mais c'est
+tout de
+m&ecirc;me une jolie chose et qui est peut-&ecirc;tre exclusivement
+fran&ccedil;aise, que
+ce qui est beau au jugement de l'&eacute;quit&eacute;, ce qui vaut
+selon l'esprit et
+le c&#339;ur, soit d'abord charmant aux yeux, color&eacute; avec
+gr&acirc;ce, cisel&eacute; avec
+justesse, r&eacute;alise aussi dans sa mati&egrave;re et dans sa forme
+la perfection
+int&eacute;rieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est
+une jolie
+chose quand il n'y a pas de disgr&acirc;ce physique pour servir de
+vestibule
+aux gr&acirc;ces int&eacute;rieures, et que les ailes du nez soient
+d&eacute;licates et d'un
+dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les
+fleurs des prairies, autour de Combray; et que le v&eacute;ritable <i>opus
+francigenum</i>, dont le secret n'a pas &eacute;t&eacute; perdu depuis
+le XIII<sup>e</sup> si&egrave;cle,
+et qui ne p&eacute;rirait pas avec nos &eacute;glises, ce ne sont pas
+tant les anges
+de pierre de Saint-Andr&eacute;-des-Champs que les petits
+Fran&ccedil;ais, nobles,
+bourgeois ou paysans, au visage sculpt&eacute; avec cette
+d&eacute;licatesse et cette
+franchise rest&eacute;es aussi traditionnelles qu'au porche fameux,
+mais encore
+cr&eacute;atrices.</p>
+<p>Apr&egrave;s &ecirc;tre parti un instant pour veiller lui-m&ecirc;me
+&agrave; la fermeture de la
+porte et &agrave; la commande du d&icirc;ner (il insista beaucoup pour
+que nous
+prissions de la &laquo;viande de boucherie&raquo;, les volailles
+n'&eacute;tant sans doute
+pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix
+aurait bien voulu que M. le marquis lui perm&icirc;t de venir
+d&icirc;ner &agrave; une
+table pr&egrave;s de lui. &laquo;Mais elles sont toutes prises,
+r&eacute;pondit Robert en
+voyant les tables qui bloquaient la mienne.&#8212;Pour cela, cela ne fait
+rien, si &ccedil;a pouvait &ecirc;tre agr&eacute;able &agrave; M. le
+marquis, il me serait bien
+facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses
+qu'on peut faire pour M. le marquis!&#8212;Mais c'est &agrave; toi de
+d&eacute;cider, me
+dit Saint-Loup, Foix est un bon gar&ccedil;on, je ne sais pas s'il
+t'ennuiera,
+il est moins b&ecirc;te que beaucoup.&raquo; Je r&eacute;pondis
+&agrave; Robert qu'il me plairait
+certainement, mais que pour une fois o&ugrave; je d&icirc;nais avec lui
+et o&ugrave; je m'en
+sentais si heureux, j'aurais autant aim&eacute; que nous fussions
+seuls. &laquo;Ah!
+il a un manteau bien joli, M. le prince&raquo;, dit le patron pendant
+notre
+d&eacute;lib&eacute;ration. &laquo;Oui, je le connais&raquo;,
+r&eacute;pondit Saint-Loup. Je voulais
+raconter &agrave; Robert que M. de Charlus avait dissimul&eacute;
+&agrave; sa belle-s&#339;ur
+qu'il me conn&ucirc;t et lui demander quelle pouvait en &ecirc;tre la
+raison, mais
+j'en fus emp&ecirc;ch&eacute; par l'arriv&eacute;e de M. de Foix.
+Venant pour voir si sa
+requ&ecirc;te &eacute;tait accueillie, nous l'aper&ccedil;&ucirc;mes
+qui se tenait &agrave; deux pas.
+Robert nous pr&eacute;senta, mais ne cacha pas &agrave; son ami
+qu'ayant &agrave; causer avec
+moi, il pr&eacute;f&eacute;rait qu'on nous laiss&acirc;t tranquilles.
+Le prince s'&eacute;loigna en
+ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
+Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volont&eacute; de celui-ci de
+la
+bri&egrave;vet&eacute; d'une pr&eacute;sentation qu'il e&ucirc;t
+souhait&eacute;e plus longue. Mais &agrave; ce
+moment Robert semblant frapp&eacute; d'une id&eacute;e subite
+s'&eacute;loigna avec son
+camarade, apr&egrave;s m'avoir dit: &laquo;Assieds-toi toujours et
+commence &agrave; d&icirc;ner,
+j'arrive&raquo;, et il disparut dans la petite salle. Je fus
+pein&eacute; d'entendre
+les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les
+histoires
+les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
+h&eacute;ritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu
+&agrave; Balbec
+et qui m'avait donn&eacute; des preuves si d&eacute;licates de
+sympathie pendant la
+maladie de ma grand'm&egrave;re. L'un pr&eacute;tendait qu'il avait dit
+&agrave; la duchesse
+de Guermantes: &laquo;J'exige que tout le monde se l&egrave;ve quand ma
+femme passe&raquo;
+et que la duchesse avait r&eacute;pondu (ce qui e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; non seulement d&eacute;nu&eacute;
+d'esprit mais d'exactitude, la grand'm&egrave;re de la jeune princesse
+ayant
+toujours &eacute;t&eacute; la plus honn&ecirc;te femme du monde):
+&laquo;Il faut qu'on se l&egrave;ve
+quand passe ta femme, cela changera de sa grand'm&egrave;re car pour
+elle les
+hommes se couchaient.&raquo; Puis on raconta qu'&eacute;tant
+all&eacute; voir cette ann&eacute;e sa
+tante la princesse de Luxembourg, &agrave; Balbec, et &eacute;tant
+descendu au Grand
+H&ocirc;tel, il s'&eacute;tait plaint au directeur (mon ami) qu'il
+n'e&ucirc;t pas hiss&eacute; le
+fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion &eacute;tant
+moins
+connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
+avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif
+m&eacute;contentement
+du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
+promis, d&egrave;s que j'irais &agrave; Balbec, d'interroger le
+directeur de l'h&ocirc;tel
+de fa&ccedil;on &agrave; m'assurer qu'elle &eacute;tait une invention
+pure. En attendant
+Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
+pain. &laquo;Tout de suite, monsieur le baron.&#8212;Je ne suis pas baron,
+lui
+r&eacute;pondis-je.&#8212;Oh! pardon, monsieur le comte!&raquo; Je n'eus pas
+le temps de
+faire entendre une seconde protestation, apr&egrave;s laquelle je fusse
+s&ucirc;rement devenu &laquo;monsieur le marquis&raquo;; aussi vite
+qu'il l'avait annonc&eacute;,
+Saint-Loup r&eacute;apparut dans l'entr&eacute;e tenant &agrave; la
+main le grand manteau de
+vigogne du prince &agrave; qui je compris qu'il l'avait demand&eacute;
+pour me tenir
+chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me d&eacute;ranger, il
+avan&ccedil;a, il
+aurait fallu qu'on bouge&acirc;t encore ma table ou que je changeasse
+de place
+pour qu'il p&ucirc;t s'asseoir. D&egrave;s qu'il entra dans la grande
+salle, il monta
+l&eacute;g&egrave;rement sur les banquettes de velours rouge qui en
+faisaient le tour
+en longeant le mur et o&ugrave; en dehors de moi n'&eacute;taient assis
+que trois ou
+quatre jeunes gens du Jockey, connaissances &agrave; lui qui n'avaient
+pu
+trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
+&eacute;lectriques &eacute;taient tendus &agrave; une certaine hauteur;
+sans s'y embarrasser
+Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
+confus qu'elle s'exer&ccedil;&acirc;t uniquement pour moi et dans le
+but de m'&eacute;viter
+un mouvement bien simple, j'&eacute;tais en m&ecirc;me temps
+&eacute;merveill&eacute; de cette
+s&ucirc;ret&eacute; avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de
+voltige; et
+je n'&eacute;tais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
+m&eacute;diocrement go&ucirc;t&eacute; de la part d'un moins
+aristocratique et moins
+g&eacute;n&eacute;reux client, le patron et les gar&ccedil;ons
+restaient fascin&eacute;s, comme des
+connaisseurs au pesage; un commis, comme paralys&eacute;, restait
+immobile avec
+un plat que des d&icirc;neurs attendaient &agrave; c&ocirc;t&eacute;;
+et quand Saint-Loup, ayant &agrave;
+passer derri&egrave;re ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y
+avan&ccedil;a
+en &eacute;quilibre, des applaudissements discrets
+&eacute;clat&egrave;rent dans le fond de
+la salle. Enfin arriv&eacute; &agrave; ma hauteur, il arr&ecirc;ta net
+son &eacute;lan avec la
+pr&eacute;cision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et
+s'inclinant, me
+tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de
+vigogne,
+qu'aussit&ocirc;t apr&egrave;s, s'&eacute;tant assis &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; de moi, sans que j'eusse eu un
+mouvement &agrave; faire, il arrangea, en ch&acirc;le l&eacute;ger et
+chaud, sur mes
+&eacute;paules.</p>
+<p>&#8212;Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
+quelque chose &agrave; te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais
+chez lui
+demain soir.</p>
+<p>&#8212;Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je d&icirc;ne
+chez ta
+tante Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Oui, il y a un gueuleton &agrave; tout casser, demain, chez Oriane.
+Je ne
+suis pas convi&eacute;. Mais mon oncle Palam&egrave;de voudrait que tu
+n'y ailles pas.
+Tu ne peux pas te d&eacute;commander? En tout cas, va chez mon oncle
+Palam&egrave;de
+apr&egrave;s. Je crois qu'il tient &agrave; te voir. Voyons, tu peux
+bien y &ecirc;tre vers
+onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le
+pr&eacute;venir. Il
+est tr&egrave;s susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela
+finit
+toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y d&icirc;ner, tu
+peux
+tr&egrave;s bien &ecirc;tre &agrave; onze heures chez mon oncle. Du
+reste, moi, il aurait
+fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
+changer. Elle est si gentille pour ces choses-l&agrave; et elle peut
+tout sur
+le g&eacute;n&eacute;ral de Saint-Joseph de qui &ccedil;a
+d&eacute;pend. Mais ne lui en parle pas.
+J'ai dit un mot &agrave; la princesse de Parme, &ccedil;a marchera tout
+seul. Ah! le
+Maroc, tr&egrave;s int&eacute;ressant. Il y aurait beaucoup &agrave; te
+parler.
+Hommes tr&egrave;s fins
+l&agrave;-bas. On sent la parit&eacute; d'intelligence.</p>
+<p>&#8212;Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'&agrave; la
+guerre &agrave;
+propos de cela?</p>
+<p>&#8212;Non, cela les ennuie, et au fond c'est tr&egrave;s juste. Mais
+l'empereur est
+pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
+nous forcer &agrave; c&eacute;der. Cf. Poker. Le prince de Monaco,
+agent de Guillaume
+II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
+nous ne c&eacute;dons pas. Alors nous c&eacute;dons. Mais si nous ne
+c&eacute;dions pas, il
+n'y aurait aucune esp&egrave;ce de guerre. Tu n'as qu'&agrave; penser
+quelle chose
+comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique
+que
+le <i>D&eacute;luge</i> et le <i>G&ouml;tter D&auml;mmerung</i>.
+Seulement cela durerait moins
+longtemps.</p>
+<p>Il me parla d'amiti&eacute;, de pr&eacute;dilection, de regret, bien
+que, comme tous
+les voyageurs de sa sorte, il all&acirc;t repartir le lendemain pour
+quelques
+mois qu'il devait passer &agrave; la campagne et d&ucirc;t revenir
+seulement
+quarante-huit heures &agrave; Paris avant de retourner au Maroc (ou
+ailleurs);
+mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de c&#339;ur que j'avais ce
+soir-l&agrave; y allumaient une douce r&ecirc;verie. Nos rares
+t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te, et
+celui-l&agrave; surtout, ont fait depuis &eacute;poque dans ma
+m&eacute;moire. Pour lui,
+comme pour moi, ce fut le soir de l'amiti&eacute;. Pourtant celle que
+je
+ressentais en ce moment (et &agrave; cause de cela non sans quelque
+remords)
+n'&eacute;tait gu&egrave;re, je le craignais, celle qu'il lui e&ucirc;t
+plu d'inspirer. Tout
+rempli encore du plaisir que j'avais eu &agrave; le voir s'avancer au
+petit
+galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
+&agrave; ce que chacun des mouvements d&eacute;velopp&eacute;s le long
+du mur, sur la
+banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature
+individuelle
+de Saint-Loup peut-&ecirc;tre, mais plus encore dans celle que par la
+naissance et par l'&eacute;ducation il avait h&eacute;rit&eacute;e de
+sa race.</p>
+<p>Une certitude du go&ucirc;t dans l'ordre non du beau mais des
+mani&egrave;res, et qui
+en pr&eacute;sence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de
+suite &agrave;
+l'homme &eacute;l&eacute;gant&#8212;comme &agrave; un musicien &agrave; qui
+on demande de jouer un
+morceau inconnu&#8212;le sentiment, le mouvement qu'elle r&eacute;clame et y
+adapter
+le m&eacute;canisme, la technique qui conviennent le mieux; puis
+permettait &agrave;
+ce go&ucirc;t de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre
+consid&eacute;ration,
+dont tant de jeunes bourgeois eussent &eacute;t&eacute;
+paralys&eacute;s, aussi bien par peur
+d'&ecirc;tre ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances,
+que de
+para&icirc;tre trop empress&eacute;s &agrave; ceux de leurs amis, et
+que rempla&ccedil;ait chez
+Robert un d&eacute;dain que certes il n'avait jamais
+&eacute;prouv&eacute; dans son c&#339;ur,
+mais qu'il avait re&ccedil;u par h&eacute;ritage en son corps, et qui
+avait pli&eacute; les
+fa&ccedil;ons de ses anc&ecirc;tres &agrave; une familiarit&eacute;
+qu'ils croyaient ne pouvoir que
+flatter et ravir celui &agrave; qui elle s'adressait; enfin une noble
+lib&eacute;ralit&eacute; qui, ne tenant aucun compte de tant
+d'avantages mat&eacute;riels
+(des d&eacute;penses &agrave; profusion dans ce restaurant avaient
+achev&eacute; de faire de
+lui, ici comme ailleurs, le client le plus &agrave; la mode et le grand
+favori,
+situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
+la domesticit&eacute; mais de toute la jeunesse la plus brillante), les
+lui
+faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
+et symboliquement tr&eacute;pign&eacute;es, pareilles &agrave; un
+chemin somptueux qui ne
+plaisait &agrave; mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec
+plus de
+gr&acirc;ce et de rapidit&eacute;; telles &eacute;taient les
+qualit&eacute;s, toutes essentielles &agrave;
+l'aristocratie, qui derri&egrave;re ce corps non pas opaque et obscur
+comme e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; le mien, mais significatif et limpide,
+transparaissaient comme &agrave;
+travers une &#339;uvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
+cr&eacute;&eacute;e, et rendaient les mouvements de cette course
+l&eacute;g&egrave;re que Robert
+avait d&eacute;roul&eacute;e le long du mur, intelligibles et charmants
+ainsi que ceux
+de cavaliers sculpt&eacute;s sur une frise. &laquo;H&eacute;las,
+e&ucirc;t pens&eacute; Robert, est-ce la
+peine que j'aie pass&eacute; ma jeunesse &agrave; m&eacute;priser la
+naissance, &agrave; honorer
+seulement la justice et l'esprit, &agrave; choisir, en dehors des amis
+qui
+m'&eacute;taient impos&eacute;s, des compagnons gauches et mal
+v&ecirc;tus s'ils avaient de
+l'&eacute;loquence, pour que le seul &ecirc;tre qui apparaisse en moi,
+dont on garde
+un pr&eacute;cieux souvenir, soit non celui que ma volont&eacute;, en
+s'effor&ccedil;ant et
+en m&eacute;ritant, a model&eacute; &agrave; ma ressemblance, mais un
+&ecirc;tre qui n'est pas mon
+&#339;uvre, qui n'est m&ecirc;me pas moi, que j'ai toujours
+m&eacute;pris&eacute; et cherch&eacute; &agrave;
+vaincre; est-ce la peine que j'aie aim&eacute; mon ami
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute; comme je l'ai
+fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
+d&eacute;couvrir quelque chose de bien plus g&eacute;n&eacute;ral que
+moi-m&ecirc;me, un plaisir
+qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut
+sinc&egrave;rement
+le croire, un plaisir d'amiti&eacute;, mais un plaisir intellectuel et
+d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;, une sorte de plaisir d'art?&raquo;
+Voil&agrave; ce que je crains,
+aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pens&eacute;. Il s'est
+tromp&eacute;, dans
+ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aim&eacute; quelque
+chose de
+plus &eacute;lev&eacute; que la souplesse inn&eacute;e de son corps,
+s'il n'avait pas &eacute;t&eacute; si
+longtemps d&eacute;tach&eacute; de l'orgueil nobiliaire, il y e&ucirc;t
+eu plus
+d'application et de lourdeur dans son agilit&eacute; m&ecirc;me, une
+vulgarit&eacute;
+importante dans ses mani&egrave;res. Comme &agrave; M<sup>me</sup> de
+Villeparisis il avait fallu
+beaucoup de s&eacute;rieux pour qu'elle donn&acirc;t dans sa
+conversation et dans ses
+M&eacute;moires le sentiment de la frivolit&eacute;, lequel est
+intellectuel, de m&ecirc;me,
+pour que le corps de Saint-Loup f&ucirc;t habit&eacute; par tant
+d'aristocratie, il
+fallait que celle-ci e&ucirc;t d&eacute;sert&eacute; sa pens&eacute;e
+tendue vers de plus hauts
+objets, et, r&eacute;sorb&eacute;e dans son corps, s'y f&ucirc;t
+fix&eacute;e en lignes
+inconscientes et nobles. Par l&agrave; sa distinction d'esprit
+n'&eacute;tait pas
+absente d'une distinction physique qui, la premi&egrave;re faisant
+d&eacute;faut,
+n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; compl&egrave;te. Un artiste n'a pas
+besoin d'exprimer directement
+sa pens&eacute;e dans son ouvrage pour que celui-ci en refl&egrave;te
+la qualit&eacute;; on a
+m&ecirc;me pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la
+n&eacute;gation
+de l'ath&eacute;e qui trouve la cr&eacute;ation assez parfaite pour se
+passer d'un
+cr&eacute;ateur. Et je savais bien aussi que ce n'&eacute;tait pas
+qu'une &#339;uvre d'art
+que j'admirais en ce jeune cavalier d&eacute;roulant le long du mur la
+frise de
+sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
+Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter
+&agrave; mon
+profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
+moi, les anc&ecirc;tres d&eacute;daigneux et souples qui survivaient
+dans l'assurance
+et l'agilit&eacute;, la courtoisie avec laquelle il venait disposer
+autour de
+mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'&eacute;tait-ce
+pas comme
+des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
+nous dussions toujours &ecirc;tre s&eacute;par&eacute;s, et qu'il me
+sacrifiait au contraire
+par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
+l'intelligence, avec cette libert&eacute; souveraine dont les
+mouvements de
+Robert &eacute;taient l'image et dans laquelle se r&eacute;alise la
+parfaite amiti&eacute;?</p>
+<p>Ce que la familiarit&eacute; d'un Guermantes&#8212;au lieu de la
+distinction qu'elle
+avait chez Robert, parce que le d&eacute;dain h&eacute;r&eacute;ditaire
+n'y &eacute;tait que le
+v&ecirc;tement, devenu gr&acirc;ce inconsciente, d'une r&eacute;elle
+humilit&eacute; morale&#8212;e&ucirc;t
+d&eacute;cel&eacute; de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre
+consciente, non en M.
+de Charlus chez lequel les d&eacute;fauts de caract&egrave;re que
+jusqu'ici je
+comprenais mal s'&eacute;taient superpos&eacute;s aux habitudes
+aristocratiques, mais
+chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
+qui avait tant d&eacute;plu &agrave; ma grand'm&egrave;re quand
+autrefois elle l'avait
+rencontr&eacute; chez M<sup>me</sup> de Villeparisis, offrait des
+parties de grandeur
+ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai d&icirc;ner chez
+lui, le
+lendemain de la soir&eacute;e que j'avais pass&eacute;e avec Saint-Loup.</p>
+<p>Elles ne m'&eacute;taient apparues ni chez lui ni chez la duchesse,
+quand je
+les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
+premier jour les diff&eacute;rences qui s&eacute;paraient la Berma de
+ses camarades,
+encore que chez celle-ci les particularit&eacute;s fussent infiniment
+plus
+saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
+marqu&eacute;es au fur et &agrave; mesure que les objets sont plus
+r&eacute;els, plus
+concevables &agrave; l'intelligence. Mais enfin si
+l&eacute;g&egrave;res que soient les
+nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre v&eacute;ridique
+comme
+Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
+le salon de M<sup>me</sup> Geoffrin, de M<sup>me</sup> R&eacute;camier
+et de M<sup>me</sup> de Boigne, ils
+apparaissent tous si semblables que la principale v&eacute;rit&eacute;
+qui, &agrave; l'insu
+de l'auteur, ressort de ses &eacute;tudes, c'est le n&eacute;ant de la
+vie de salon),
+pourtant, en vertu de la m&ecirc;me raison que pour la Berma, quand les
+Guermantes me furent devenus indiff&eacute;rents et que la gouttelette
+de leur
+originalit&eacute; ne fut plus vaporis&eacute;e par mon imagination, je
+pus la
+recueillir, tout impond&eacute;rable qu'elle f&ucirc;t.</p>
+<p>La duchesse ne m'ayant pas parl&eacute; de son mari, &agrave; la
+soir&eacute;e de sa tante,
+je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
+assisterait au d&icirc;ner. Mais je fus bien vite fix&eacute; car parmi
+les valets de
+pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
+avaient d&ucirc; jusqu'ici me consid&eacute;rer &agrave; peu
+pr&egrave;s comme les enfants de
+l'&eacute;b&eacute;niste, c'est-&agrave;-dire peut-&ecirc;tre avec plus
+de sympathie que leur
+ma&icirc;tre mais comme incapable d'&ecirc;tre re&ccedil;u chez lui)
+devaient chercher la
+cause de cette r&eacute;volution, je vis se glisser M. de Guermantes
+qui
+guettait mon arriv&eacute;e pour me recevoir sur le seuil et
+m'&ocirc;ter lui-m&ecirc;me
+mon pardessus.</p>
+<p>&#8212;M<sup>me</sup> de Guermantes va &ecirc;tre tout ce qu'il y a de
+plus heureuse, me
+dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous
+d&eacute;barrasser
+de vos frusques (il trouvait &agrave; la fois bon enfant et comique de
+parler
+le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une d&eacute;fection
+de votre
+part, bien que vous eussiez donn&eacute; votre jour. Depuis ce matin
+nous nous
+disions l'un &agrave; l'autre: &laquo;Vous verrez qu'il ne viendra
+pas.&raquo; Je dois dire
+que M<sup>me</sup> de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous
+n'&ecirc;tes pas un homme
+commode &agrave; avoir et j'&eacute;tais persuad&eacute; que vous nous
+feriez faux bond.</p>
+<p>Et le duc &eacute;tait si mauvais mari, si brutal m&ecirc;me,
+disait-on, qu'on lui
+savait gr&eacute;, comme on sait gr&eacute; de leur douceur aux
+m&eacute;chants, de ces mots
+&laquo;M<sup>me</sup> de Guermantes&raquo; avec lesquels il avait l'air
+d'&eacute;tendre sur la
+duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
+Cependant me saisissant famili&egrave;rement par la main, il se mit en
+devoir
+de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
+courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
+survivance d'une tradition locale, la trace d'un
+&eacute;v&eacute;nement historique,
+peut-&ecirc;tre ignor&eacute;s de celui qui y fait allusion; de
+m&ecirc;me cette politesse
+de M. de Guermantes, et qu'il allait me t&eacute;moigner pendant toute
+la
+soir&eacute;e, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois
+s&eacute;culaires,
+d'habitudes en particulier du XVIII<sup>e</sup> si&egrave;cle. Les gens
+des temps pass&eacute;s
+nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer
+d'intentions profondes au del&agrave; de ce qu'ils expriment
+formellement; nous
+sommes &eacute;tonn&eacute;s quand nous rencontrons un sentiment
+&agrave; peu pr&egrave;s pareil &agrave;
+ceux que nous &eacute;prouvons chez un h&eacute;ros d'Hom&egrave;re ou
+une habile feinte
+tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, o&ugrave; il
+laissa
+enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
+dirait que nous nous imaginons ce po&egrave;te &eacute;pique et ce
+g&eacute;n&eacute;ral aussi
+&eacute;loign&eacute;s de nous qu'un animal vu dans un jardin
+zoologique. M&ecirc;me chez
+tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
+marques de courtoisie dans des lettres &eacute;crites par eux &agrave;
+quelque homme
+de rang inf&eacute;rieur et qui ne peut leur &ecirc;tre utile &agrave;
+rien, elles nous
+laissent surpris parce qu'elles nous r&eacute;v&egrave;lent tout
+&agrave; coup chez ces
+grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
+directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance
+qu'il
+faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
+grand scrupule certaines fonctions d'amabilit&eacute;.</p>
+<p>Cet &eacute;loignement imaginaire du pass&eacute; est
+peut-&ecirc;tre une des raisons qui
+permettent de comprendre que m&ecirc;me de grands &eacute;crivains
+aient trouv&eacute; une
+beaut&eacute; g&eacute;niale aux &#339;uvres de m&eacute;diocres
+mystificateurs comme Ossian. Nous
+sommes si &eacute;tonn&eacute;s que des bardes lointains puissent avoir
+des id&eacute;es
+modernes, que nous nous &eacute;merveillons si, dans ce que nous
+croyons un
+vieux chant ga&eacute;lique, nous en rencontrons une que nous
+n'eussions
+trouv&eacute;e qu'ing&eacute;nieuse chez un contemporain. Un traducteur
+de talent n'a
+qu'&agrave; ajouter &agrave; un Ancien qu'il restitue plus ou moins
+fid&egrave;lement, des
+morceaux qui, sign&eacute;s d'un nom contemporain et publi&eacute;s
+&agrave; part,
+para&icirc;traient seulement agr&eacute;ables: aussit&ocirc;t il donne
+une &eacute;mouvante
+grandeur &agrave; son po&egrave;te, lequel joue ainsi sur le clavier de
+plusieurs
+si&egrave;cles. Ce traducteur n'&eacute;tait capable que d'un livre
+m&eacute;diocre, si ce
+livre e&ucirc;t &eacute;t&eacute; publi&eacute; comme un original de
+lui. Donn&eacute; pour une
+traduction, il semble celle d'un chef-d'&#339;uvre. Le pass&eacute; non
+seulement
+n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
+apr&egrave;s le commencement d'une guerre que des lois vot&eacute;es
+sans h&acirc;te peuvent
+agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans
+apr&egrave;s un
+crime rest&eacute; obscur qu'un magistrat peut encore trouver les
+&eacute;l&eacute;ments qui
+serviront &agrave; l'&eacute;claircir; apr&egrave;s des si&egrave;cles
+et des si&egrave;cles, le savant qui
+&eacute;tudie dans une r&eacute;gion lointaine la toponymie, les
+coutumes des
+habitants, pourra saisir encore en elles telle l&eacute;gende bien
+ant&eacute;rieure
+au christianisme, d&eacute;j&agrave; incomprise, sinon m&ecirc;me
+oubli&eacute;e au temps
+d'H&eacute;rodote et qui dans l'appellation donn&eacute;e &agrave; une
+roche, dans un rite
+religieux, demeure au milieu du pr&eacute;sent comme une
+&eacute;manation plus dense,
+imm&eacute;moriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins
+antique,
+&eacute;manation de la vie de cour, sinon dans les mani&egrave;res
+souvent vulgaires
+de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je
+devais
+la go&ucirc;ter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai
+un peu
+plus tard au salon. Car je n'y &eacute;tais pas all&eacute; tout de
+suite.</p>
+<p>En quittant le vestibule, j'avais dit &agrave; M. de Guermantes que
+j'avais un
+grand d&eacute;sir de voir ses Elstir. &laquo;Je suis &agrave; vos
+ordres, M. Elstir est-il
+donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
+homme aimable, ce que nos p&egrave;res appelaient l'honn&ecirc;te
+homme, j'aurais pu
+lui demander de me faire la gr&acirc;ce de venir, et le prier &agrave;
+d&icirc;ner. Il
+aurait certainement &eacute;t&eacute; tr&egrave;s flatt&eacute; de
+passer la soir&eacute;e en votre
+compagnie.&raquo; Fort peu ancien r&eacute;gime quand il
+s'effor&ccedil;ait ainsi de l'&ecirc;tre,
+le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demand&eacute; si
+je
+d&eacute;sirais qu'il me montr&acirc;t ces tableaux, il me conduisit,
+s'effa&ccedil;ant
+gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
+chemin, il &eacute;tait oblig&eacute; de passer devant, petite
+sc&egrave;ne qui (depuis le
+temps o&ugrave; Saint-Simon raconte qu'un anc&ecirc;tre des Guermantes
+lui fit les
+honneurs de son h&ocirc;tel avec les m&ecirc;mes scrupules dans
+l'accomplissement
+des devoirs frivoles du gentilhomme) avait d&ucirc;, avant de glisser
+jusqu'&agrave;
+nous, &ecirc;tre jou&eacute;e par bien d'autres Guermantes pour bien
+d'autres
+visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise
+d'&ecirc;tre
+seul un moment devant les tableaux, il s'&eacute;tait retir&eacute;
+discr&egrave;tement en me
+disant que je n'aurais qu'&agrave; venir le retrouver au salon.</p>
+<p>Seulement une fois en t&ecirc;te &agrave; t&ecirc;te avec les
+Elstir, j'oubliai tout &agrave; fait
+l'heure du d&icirc;ner; de nouveau comme &agrave; Balbec j'avais devant
+moi les
+fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'&eacute;tait que la
+projection, la mani&egrave;re de voir particuli&egrave;re &agrave; ce
+grand peintre et que ne
+traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
+peintures de lui, toutes homog&egrave;nes les unes aux autres,
+&eacute;taient comme
+les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute;, dans le
+cas pr&eacute;sent, la t&ecirc;te de l'artiste et dont on n'e&ucirc;t
+pu soup&ccedil;onner
+l'&eacute;tranget&eacute; tant qu'on n'aurait fait que conna&icirc;tre
+l'homme, c'est-&agrave;-dire
+tant qu'on n'e&ucirc;t fait que voir la lanterne coiffant la lampe,
+avant
+qu'aucun verre color&eacute; e&ucirc;t encore &eacute;t&eacute;
+plac&eacute;. Parmi ces tableaux,
+quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
+m'int&eacute;ressaient plus que les autres en ce qu'ils
+recr&eacute;aient ces
+illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
+objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
+en voiture ne d&eacute;couvrons-nous pas une longue rue claire qui
+commence &agrave;
+quelques m&egrave;tres de nous, alors que nous n'avons devant nous
+qu'un pan de
+mur violemment &eacute;clair&eacute; qui nous a donn&eacute; le mirage
+de la profondeur. D&egrave;s
+lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
+retour sinc&egrave;re &agrave; la racine m&ecirc;me de l'impression, de
+repr&eacute;senter une
+chose par cette autre que dans l'&eacute;clair d'une illusion
+premi&egrave;re nous
+avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en
+r&eacute;alit&eacute;
+ind&eacute;pendants des noms d'objets que notre m&eacute;moire leur
+impose quand nous
+les avons reconnus. Elstir t&acirc;chait d'arracher &agrave; ce qu'il
+venait de
+sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent &eacute;t&eacute; de
+dissoudre cet
+agr&eacute;gat de raisonnements que nous appelons vision.</p>
+<p>Les gens qui d&eacute;testaient ces &laquo;horreurs&raquo;
+s'&eacute;tonnaient qu'Elstir admir&acirc;t
+Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
+aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son
+compte
+refait devant le r&eacute;el (avec l'indice particulier de son
+go&ucirc;t pour
+certaines recherches) le m&ecirc;me effort qu'un Chardin ou un
+Perroneau, et
+qu'en cons&eacute;quence, quand il cessait de travailler pour
+lui-m&ecirc;me, il
+admirait en eux des tentatives du m&ecirc;me genre, des sortes de
+fragments
+anticip&eacute;s d'&#339;uvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient
+pas par
+la pens&eacute;e &agrave; l'&#339;uvre d'Elstir cette perspective du Temps
+qui leur
+permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans g&ecirc;ne la
+peinture de
+Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de
+leur
+vie ils avaient vu, au fur et &agrave; mesure que les ann&eacute;es les
+en
+&eacute;loignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils
+jugeaient un
+chef-d'&#339;uvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester &agrave;
+jamais une
+horreur (par exemple l'<i>Olympia</i> de Manet) diminuer jusqu'&agrave;
+ce que les
+deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune
+le&ccedil;on
+parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au g&eacute;n&eacute;ral et
+qu'on se figure
+toujours se trouver en pr&eacute;sence d'une exp&eacute;rience qui n'a
+pas de
+pr&eacute;c&eacute;dents dans le pass&eacute;.</p>
+<p>Je fus &eacute;mus de retrouver dans deux tableaux (plus
+r&eacute;alistes, ceux-l&agrave;, et
+d'une mani&egrave;re ant&eacute;rieure) un m&ecirc;me monsieur, une
+fois en frac dans son
+salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
+f&ecirc;te populaire au bord de l'eau o&ugrave; il n'avait
+&eacute;videmment que faire, et
+qui prouvait que pour Elstir il n'&eacute;tait pas seulement un
+mod&egrave;le
+habituel, mais un ami, peut-&ecirc;tre un protecteur, qu'il aimait,
+comme
+autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires&#8212;et parfaitement
+ressemblants&#8212;de Venise, &agrave; faire figurer dans ses peintures; de
+m&ecirc;me
+encore que Beethoven trouvait du plaisir &agrave; inscrire en
+t&ecirc;te d'une &#339;uvre
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute;e le nom ch&eacute;ri de l'archiduc
+Rodolphe. Cette f&ecirc;te au bord de
+l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivi&egrave;re, les robes
+des
+femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et
+des
+autres voisinaient parmi ce carr&eacute; de peinture qu'Elstir avait
+d&eacute;coup&eacute;
+dans une merveilleuse apr&egrave;s-midi. Ce qui ravissait dans la robe
+d'une
+femme cessant un moment de danser, &agrave; cause de la chaleur et de
+l'essoufflement, &eacute;tait chatoyant aussi, et de la m&ecirc;me
+mani&egrave;re, dans la
+toile d'une voile arr&ecirc;t&eacute;e, dans l'eau du petit port, dans
+le ponton de
+bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
+que j'avais vus &agrave; Balbec, l'h&ocirc;pital, aussi beau sous son
+ciel de lapis
+que la cath&eacute;drale elle-m&ecirc;me, semblait, plus hardi
+qu'Elstir th&eacute;oricien,
+qu'Elstir homme de go&ucirc;t et amoureux du moyen &acirc;ge, chanter:
+&laquo;Il n'y a pas
+de gothique, il n'y a pas de chef-d'&#339;uvre, l'h&ocirc;pital sans style
+vaut le
+glorieux portail&raquo;, de m&ecirc;me j'entendais: &laquo;La dame un
+peu vulgaire qu'un
+dilettante en promenade &eacute;viterait de regarder, excepterait du
+tableau
+po&eacute;tique que la nature compose devant lui, cette femme est belle
+aussi,
+sa robe re&ccedil;oit la m&ecirc;me lumi&egrave;re que la voile du
+bateau, et il n'y a pas
+de choses plus ou moins pr&eacute;cieuses, la robe commune et la voile
+en
+elle-m&ecirc;me jolie sont deux miroirs du m&ecirc;me reflet, tout le
+prix est dans
+les regards du peintre.&raquo; Or celui-ci avait su immortellement
+arr&ecirc;ter le
+mouvement des heures &agrave; cet instant lumineux o&ugrave; la dame
+avait eu chaud et
+avait cess&eacute; de danser, o&ugrave; l'arbre &eacute;tait
+cern&eacute; d'un pourtour d'ombre, o&ugrave;
+les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
+que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si
+fix&eacute;e
+donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
+bient&ocirc;t s'en retourner, les bateaux dispara&icirc;tre, l'ombre
+changer de
+place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
+instants, montr&eacute;s &agrave; la fois par tant de lumi&egrave;res
+qui y voisinent
+ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
+autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles
+&agrave;
+sujets mythologiques, datant des d&eacute;buts d'Elstir et dont
+&eacute;tait aussi
+orn&eacute; ce salon. Les gens du monde &laquo;avanc&eacute;s&raquo;
+allaient &laquo;jusqu'&agrave;&raquo; cette
+mani&egrave;re-l&agrave;, mais pas plus loin. Ce n'&eacute;tait certes
+pas ce qu'Elstir avait
+fait de mieux, mais d&eacute;j&agrave; la sinc&eacute;rit&eacute; avec
+laquelle le sujet avait &eacute;t&eacute;
+pens&eacute; &ocirc;tait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les
+Muses &eacute;taient
+repr&eacute;sent&eacute;es comme le seraient des &ecirc;tres
+appartenant &agrave; une esp&egrave;ce
+fossile mais qu'il n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; rare, aux temps
+mythologiques, de voir
+passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
+montagneux. Quelquefois un po&egrave;te, d'une race ayant aussi une
+individualit&eacute; particuli&egrave;re pour un zoologiste
+(caract&eacute;ris&eacute;e par une
+certaine insexualit&eacute;), se promenait avec une Muse, comme, dans
+la
+nature, des cr&eacute;atures d'esp&egrave;ces diff&eacute;rentes mais
+amies et qui vont de
+compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un po&egrave;te
+&eacute;puis&eacute; d'une
+longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontr&eacute;,
+touch&eacute; de
+sa fatigue, prend sur son dos et ram&egrave;ne. Dans plus d'une autre,
+l'immense paysage (o&ugrave; la sc&egrave;ne mythique, les h&eacute;ros
+fabuleux tiennent une
+place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets &agrave;
+la mer,
+avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'&agrave; la
+minute qu'il
+est, gr&acirc;ce au degr&eacute; pr&eacute;cis du d&eacute;clin du
+soleil, &agrave; la fid&eacute;lit&eacute; fugitive
+des ombres. Par l&agrave; l'artiste donne, en l'instantan&eacute;isant,
+une sorte de
+r&eacute;alit&eacute; historique v&eacute;cue au symbole de la fable,
+le peint, et le relate
+au pass&eacute; d&eacute;fini.</p>
+<p>Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de
+sonnette
+des invit&eacute;s qui arrivaient avaient tint&eacute;, ininterrompus,
+et m'avaient
+berc&eacute; doucement. Mais le silence qui leur succ&eacute;da et qui
+durait d&eacute;j&agrave;
+depuis tr&egrave;s longtemps finit&#8212;moins rapidement il est vrai&#8212;par
+m'&eacute;veiller de ma r&ecirc;verie, comme celui qui succ&egrave;de
+&agrave; la musique de Lindor
+tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'e&ucirc;t
+oubli&eacute;, qu'on f&ucirc;t &agrave;
+table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
+Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudr&eacute;,
+je ne
+sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me t&eacute;moignant du
+m&ecirc;me respect
+qu'il e&ucirc;t mis aux pieds d'un roi. Je sentis &agrave; son air
+qu'il m'e&ucirc;t
+attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que
+j'avais
+apport&eacute; au d&icirc;ner, alors surtout que j'avais promis
+d'&ecirc;tre &agrave; onze heures
+chez M. de Charlus.</p>
+<p>Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le
+valet
+de pied pers&eacute;cut&eacute; par le concierge, et qui, rayonnant de
+bonheur quand
+je lui demandai des nouvelles de sa fianc&eacute;e, me dit que
+justement demain
+&eacute;tait le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer
+toute la
+journ&eacute;e avec elle, et c&eacute;l&eacute;bra la bont&eacute; de
+Madame la duchesse) me
+conduisit au salon o&ugrave; je craignais de trouver M. de Guermantes
+de
+mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie
+&eacute;videmment
+en partie factice et dict&eacute;e par la politesse, mais par ailleurs
+sinc&egrave;re,
+inspir&eacute;e et par son estomac qu'un tel retard avait
+affam&eacute;, et par la
+conscience d'une impatience pareille chez tous ses invit&eacute;s
+lesquels
+remplissaient compl&egrave;tement le salon. Je sus, en effet, plus
+tard, qu'on
+m'avait attendu pr&egrave;s de trois quarts d'heure. Le duc de
+Guermantes pensa
+sans doute que prolonger le supplice g&eacute;n&eacute;ral de deux
+minutes ne
+l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant pouss&eacute; &agrave;
+reculer si
+longtemps le moment de se mettre &agrave; table, cette politesse serait
+plus
+compl&egrave;te si en ne faisant pas servir imm&eacute;diatement il
+r&eacute;ussissait &agrave; me
+persuader que je n'&eacute;tais pas en retard et qu'on n'avait pas
+attendu pour
+moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
+d&icirc;ner et si certains invit&eacute;s n'&eacute;taient pas encore
+l&agrave;, comment je
+trouvais les Elstir. Mais en m&ecirc;me temps et sans laisser
+apercevoir ses
+tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
+concert avec la duchesse il proc&eacute;dait aux pr&eacute;sentations.
+Alors seulement
+je m'aper&ccedil;us que venait de se produire autour de moi, de moi qui
+jusqu'&agrave;
+ce jour&#8212;sauf le stage dans le salon de M<sup>me</sup> Swann&#8212;avais
+&eacute;t&eacute; habitu&eacute;
+chez ma m&egrave;re, &agrave; Combray et &agrave; Paris, aux
+fa&ccedil;ons ou protectrices ou sur la
+d&eacute;fensive de bourgeoises rechign&eacute;es qui me traitaient en
+enfant, un
+changement de d&eacute;cor comparable &agrave; celui qui introduit tout
+&agrave; coup
+Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
+enti&egrave;rement d&eacute;collet&eacute;es (leur chair apparaissait
+des deux c&ocirc;t&eacute;s d'une
+sinueuse branche de mimosa ou sous les larges p&eacute;tales d'une
+rose), ne me
+dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
+si la timidit&eacute; seule les e&ucirc;t emp&ecirc;ch&eacute;es de
+m'embrasser. Beaucoup n'en
+&eacute;taient pas moins fort honn&ecirc;tes au point de vue des m&#339;urs;
+beaucoup, non
+toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui
+&eacute;taient
+l&eacute;g&egrave;res cette r&eacute;pulsion qu'e&ucirc;t
+&eacute;prouv&eacute;e ma m&egrave;re. Les caprices de la
+conduite, ni&eacute;s par de saintes amies, malgr&eacute;
+l'&eacute;vidence, semblaient, dans
+le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations
+qu'on
+avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une
+ma&icirc;tresse
+de maison &eacute;tait mani&eacute; par qui voulait, pourvu que le
+&laquo;salon&raquo; f&ucirc;t demeur&eacute;
+intact. Comme le duc se g&ecirc;nait fort peu avec ses invit&eacute;s
+(de qui et &agrave;
+qui il n'avait plus d&egrave;s longtemps rien &agrave; apprendre), mais
+beaucoup avec
+moi dont le genre de sup&eacute;riorit&eacute;, lui &eacute;tant
+inconnu, lui causait un peu
+le m&ecirc;me genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de
+Louis XIV
+les ministres bourgeois, il consid&eacute;rait &eacute;videmment que le
+fait de ne pas
+conna&icirc;tre ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux,
+du
+moins pour moi, et, tandis que je me pr&eacute;occupais &agrave; cause
+de lui de
+l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
+feraient sur moi.</p>
+<p>Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
+moment m&ecirc;me, en effet, o&ugrave; j'&eacute;tais entr&eacute; dans
+le salon, M. de Guermantes,
+sans m&ecirc;me me laisser le temps de dire bonjour &agrave; la
+duchesse, m'avait
+men&eacute;, comme pour faire une bonne surprise &agrave; cette
+personne &agrave; laquelle il
+semblait dire: &laquo;Voici votre ami, vous voyez je vous
+l'am&egrave;ne par la peau
+du cou&raquo;, vers une dame assez petite. Or, bien avant que,
+pouss&eacute; par le
+duc, je fusse arriv&eacute; devant elle, cette dame n'avait
+cess&eacute; de m'adresser
+avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
+adressons &agrave; une vieille connaissance qui peut-&ecirc;tre ne nous
+reconna&icirc;t
+pas. Comme c'&eacute;tait justement mon cas et que je ne parvenais pas
+&agrave; me
+rappeler qui elle &eacute;tait, je d&eacute;tournais la t&ecirc;te tout
+en m'avan&ccedil;ant de
+fa&ccedil;on &agrave; ne pas avoir &agrave; r&eacute;pondre
+jusqu'&agrave; ce que la pr&eacute;sentation m'e&ucirc;t
+tir&eacute; d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait &agrave;
+tenir en
+&eacute;quilibre instable son sourire destin&eacute; &agrave; moi. Elle
+avait l'air d'&ecirc;tre
+press&eacute;e de s'en d&eacute;barrasser et que je dise enfin:
+&laquo;Ah! madame, je crois
+bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons
+retrouv&eacute;s!&raquo; J'&eacute;tais
+aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
+enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire
+ind&eacute;finiment
+prolong&eacute;, comme un sol di&egrave;se, pouvait enfin cesser. Mais
+M. de
+Guermantes s'y prit si mal, au moins &agrave; mon avis, qu'il me sembla
+qu'il
+n'avait nomm&eacute; que moi et que j'ignorais toujours qui
+&eacute;tait la
+pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
+raisons de notre intimit&eacute;, obscures pour moi, lui paraissaient
+claires.
+En effet, d&egrave;s que je fus aupr&egrave;s d'elle elle ne me tendit
+pas sa main,
+mais prit famili&egrave;rement la mienne et me parla sur le m&ecirc;me
+ton que si
+j'eusse &eacute;t&eacute; aussi au courant qu'elle des bons souvenirs
+&agrave; quoi elle se
+reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris
+&ecirc;tre
+son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
+anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
+mais ce ne pouvait &ecirc;tre M<sup>me</sup> Bloch m&egrave;re que
+j'avais devant moi puisque
+celle-ci &eacute;tait morte depuis de longues ann&eacute;es. Je
+m'effor&ccedil;ais vainement
+&agrave; deviner le pass&eacute; commun &agrave; elle et &agrave; moi
+auquel elle se reportait en
+pens&eacute;e. Mais je ne l'apercevais pas mieux, &agrave; travers le
+jais
+translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
+le sourire, qu'on ne distingue un paysage situ&eacute; derri&egrave;re
+une vitre noire
+m&ecirc;me enflamm&eacute;e de soleil. Elle me demanda si mon
+p&egrave;re ne se fatiguait
+pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au th&eacute;&acirc;tre
+avec Albert, si
+j'&eacute;tais moins souffrant, et comme mes r&eacute;ponses, titubant
+dans
+l'obscurit&eacute; mentale o&ugrave; je me trouvais, ne devinrent
+distinctes que pour
+dire que je n'&eacute;tais pas bien ce soir, elle avan&ccedil;a
+elle-m&ecirc;me une chaise
+pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais
+habitu&eacute; les
+autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'&eacute;nigme me fut
+donn&eacute; par le
+duc: &laquo;Elle vous trouve charmant&raquo;, murmura-t-il &agrave; mon
+oreille, laquelle
+fut frapp&eacute;e comme si ces mots ne lui &eacute;taient pas
+inconnus. C'&eacute;taient
+ceux que M<sup>me</sup> de Villeparisis nous avait dits, &agrave; ma
+grand'm&egrave;re et &agrave; moi,
+quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
+Alors je compris tout, la dame pr&eacute;sente n'avait rien de commun
+avec M<sup>me</sup>
+de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
+l'esp&egrave;ce de la b&ecirc;te. C'&eacute;tait une Altesse. Elle ne
+connaissait nullement
+ma famille ni moi-m&ecirc;me, mais issue de la race la plus noble et
+poss&eacute;dant
+la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
+avait &eacute;pous&eacute; un cousin &eacute;galement princier, elle
+d&eacute;sirait, dans sa
+gratitude au Cr&eacute;ateur, t&eacute;moigner au prochain, de si
+pauvre ou de si
+humble extraction f&ucirc;t-il, qu'elle ne le m&eacute;prisait pas. A
+vrai dire, les
+sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
+Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
+donner &agrave; ma grand'm&egrave;re, comme &agrave; une biche du
+Jardin d'acclimatation.
+Mais ce n'&eacute;tait encore que la seconde princesse du sang &agrave;
+qui j'&eacute;tais
+pr&eacute;sent&eacute;, et j'&eacute;tais excusable de ne pas avoir
+d&eacute;gag&eacute; les traits
+g&eacute;n&eacute;raux de l'amabilit&eacute; des grands. D'ailleurs
+eux-m&ecirc;mes n'avaient-ils
+pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
+amabilit&eacute;, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait
+tant de
+bonjours avec la main &agrave; l'Op&eacute;ra-comique, avait eu l'air
+furieux que je
+la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois
+donn&eacute; un
+louis &agrave; quelqu'un, pensent qu'avec celui-l&agrave; ils sont en
+r&egrave;gle pour
+toujours. Quant &agrave; M. de Charlus, ses hauts et ses bas
+&eacute;taient encore
+plus contrast&eacute;s. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et
+des
+majest&eacute;s d'une autre sorte, reines qui jouent &agrave; la reine,
+et parlent non
+selon les habitudes de leurs cong&eacute;n&egrave;res, mais comme les
+reines dans
+Sardou.</p>
+<p>Si M. de Guermantes avait mis tant de h&acirc;te &agrave; me
+pr&eacute;senter, c'est que le
+fait qu'il y ait dans une r&eacute;union quelqu'un d'inconnu &agrave;
+une Altesse
+royale est intol&eacute;rable et ne peut se prolonger une seconde.
+C'&eacute;tait
+cette m&ecirc;me h&acirc;te que Saint-Loup avait mise &agrave; se faire
+pr&eacute;senter &agrave; ma
+grand'm&egrave;re. D'ailleurs, par un reste h&eacute;rit&eacute; de la
+vie des cours qui
+s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais
+o&ugrave;,
+par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui
+devient
+essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
+consid&eacute;raient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez
+souvent
+n&eacute;glig&eacute;s, au moins par l'un d'eux, de la charit&eacute;,
+de la chastet&eacute;, de la
+piti&eacute; et de la justice, celui, plus inflexible, de ne
+gu&egrave;re parler &agrave; la
+princesse de Parme qu'&agrave; la troisi&egrave;me personne.</p>
+<p>A d&eacute;faut d'&ecirc;tre encore jamais de ma vie all&eacute;
+&agrave; Parme (ce que je d&eacute;sirais
+depuis de lointaines vacances de P&acirc;ques), en conna&icirc;tre la
+princesse,
+qui, je le savais, poss&eacute;dait le plus beau palais de cette
+cit&eacute; unique o&ugrave;
+tout d'ailleurs devait &ecirc;tre homog&egrave;ne, isol&eacute;e
+qu'elle &eacute;tait du reste du
+monde, entre les parois polies, dans l'atmosph&egrave;re,
+&eacute;touffante comme un
+soir d'&eacute;t&eacute; sans air sur une place de petite ville
+italienne, de son nom
+compact et trop doux, cela aurait d&ucirc; substituer tout d'un coup
+&agrave; ce que
+je t&acirc;chais de me figurer ce qui existait r&eacute;ellement
+&agrave; Parme, en une
+sorte d'arriv&eacute;e fragmentaire et sans avoir boug&eacute;;
+c'&eacute;tait, dans
+l'alg&egrave;bre du voyage &agrave; la ville de Giorgione, comme une
+premi&egrave;re &eacute;quation
+&agrave; cette inconnue. Mais si j'avais depuis des ann&eacute;es&#8212;comme
+un parfumeur
+&agrave; un bloc uni de mati&egrave;re grasse&#8212;fait absorber &agrave; ce
+nom de princesse de
+Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, d&egrave;s que
+je vis la
+princesse, que j'aurais &eacute;t&eacute; jusque-l&agrave; convaincu
+&ecirc;tre au moins la
+Sanseverina, une seconde op&eacute;ration commen&ccedil;a, laquelle ne
+fut, &agrave; vrai
+dire, parachev&eacute;e que quelques mois plus tard, et qui consista,
+&agrave; l'aide
+de nouvelles malaxations chimiques, &agrave; expulser toute huile
+essentielle
+de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et
+&agrave; y
+incorporer &agrave; la place l'image d'une petite femme noire,
+occup&eacute;e
+d'&#339;uvres, d'une amabilit&eacute; tellement humble qu'on comprenait tout
+de
+suite dans quel orgueil altier cette amabilit&eacute; prenait son
+origine. Du
+reste, pareille, &agrave; quelques diff&eacute;rences pr&egrave;s, aux
+autres grandes dames,
+elle &eacute;tait aussi peu stendhalienne que, par exemple, &agrave;
+Paris, dans le
+quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
+nom de Parme qu'&agrave; toutes les rues avoisinantes, et fait moins
+penser &agrave;
+la Chartreuse o&ugrave; meurt Fabrice qu'&agrave; la salle des pas
+perdus de la gare
+Saint-Lazare.</p>
+<p>Son amabilit&eacute; tenait &agrave; deux causes. L'une,
+g&eacute;n&eacute;rale, &eacute;tait l'&eacute;ducation
+que cette fille de souverains avait re&ccedil;ue. Sa m&egrave;re (non
+seulement alli&eacute;e
+&agrave; toutes les familles royales de l'Europe, mais encore&#8212;contraste
+avec
+la maison ducale de Parme&#8212;plus riche qu'aucune princesse
+r&eacute;gnante) lui
+avait, d&egrave;s son &acirc;ge le plus tendre, inculqu&eacute; les
+pr&eacute;ceptes
+orgueilleusement humbles d'un snobisme &eacute;vang&eacute;lique; et
+maintenant chaque
+trait du visage de la fille, la courbe de ses &eacute;paules, les
+mouvements de
+ses bras semblaient r&eacute;p&eacute;ter: &laquo;Rappelle-toi que si
+Dieu t'a fait na&icirc;tre
+sur les marches d'un tr&ocirc;ne, tu ne dois pas en profiter pour
+m&eacute;priser
+ceux &agrave; qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit
+lou&eacute;e!) que tu
+fusses sup&eacute;rieure par la naissance et par les richesses. Au
+contraire,
+sois bonne pour les petits. Tes a&iuml;eux &eacute;taient princes de
+Cl&egrave;ves et de
+Juliers d&egrave;s 647; Dieu a voulu dans sa bont&eacute; que tu
+poss&eacute;dasses presque
+toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
+qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est
+&eacute;tablie par
+les g&eacute;n&eacute;alogistes depuis l'an 63 de l'&egrave;re
+chr&eacute;tienne; tu as pour
+belles-s&#339;urs deux imp&eacute;ratrices. Aussi n'aie jamais l'air en
+parlant de
+te rappeler de si grands privil&egrave;ges, non qu'ils soient
+pr&eacute;caires (car on
+ne peut rien changer &agrave; l'anciennet&eacute; de la race et on aura
+toujours
+besoin de p&eacute;trole), mais il est inutile d'enseigner que tu es
+mieux n&eacute;e
+que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
+le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis &agrave; tous
+ceux
+que la bont&eacute; c&eacute;leste t'a fait la gr&acirc;ce de placer
+au-dessous de toi ce
+que tu peux leur donner sans d&eacute;choir de ton rang,
+c'est-&agrave;-dire des
+secours en argent, m&ecirc;me des soins d'infirmi&egrave;re, mais bien
+entendu jamais
+d'invitations &agrave; tes soir&eacute;es, ce qui ne leur ferait aucun
+bien, mais, en
+diminuant ton prestige, &ocirc;terait de son efficacit&eacute; &agrave;
+ton action
+bienfaisante.&raquo;</p>
+<p>Aussi, m&ecirc;me dans les moments o&ugrave; elle ne pouvait pas
+faire de bien, la
+princesse cherchait &agrave; montrer, ou plut&ocirc;t &agrave; faire
+croire par tous les
+signes ext&eacute;rieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas
+sup&eacute;rieure
+aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
+cette charmante politesse qu'ont avec les inf&eacute;rieurs les gens
+bien
+&eacute;lev&eacute;s et &agrave; tout moment, pour se rendre utile,
+poussait sa chaise dans
+le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
+services, indignes des fi&egrave;res bourgeoises, et que rendent bien
+volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
+professionnel, les anciens domestiques.</p>
+<p>D&eacute;j&agrave;, en effet, le duc, qui semblait press&eacute;
+d'achever les pr&eacute;sentations,
+m'avait entra&icirc;n&eacute; vers une autre des filles fleurs. En
+entendant son nom
+je lui dis que j'avais pass&eacute; devant son ch&acirc;teau, non loin
+de Balbec.
+&laquo;Oh! comme j'aurais &eacute;t&eacute; heureuse de vous le
+montrer&raquo;, dit-elle presque &agrave;
+voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti,
+tout
+p&eacute;n&eacute;tr&eacute; du regret de l'occasion manqu&eacute;e
+d'un plaisir tout sp&eacute;cial, et
+elle ajouta avec un regard insinuant: &laquo;J'esp&egrave;re que tout
+n'est pas
+perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait int&eacute;ress&eacute;
+davantage c'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; le ch&acirc;teau de ma tante Brancas; il a
+&eacute;t&eacute; construit par Mansard;
+c'est la perle de la province.&raquo; Ce n'&eacute;tait pas seulement
+elle qui e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; contente de montrer son ch&acirc;teau, mais sa tante
+Brancas n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute;
+moins ravie de me faire les honneurs du sien, &agrave; ce que m'assura
+cette
+dame qui pensait &eacute;videmment que, surtout dans un temps o&ugrave;
+la terre tend
+&agrave; passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il
+importe que
+les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalit&eacute;
+seigneuriale, par des paroles qui n'engagent &agrave; rien.
+C'&eacute;tait aussi parce
+qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, &agrave;
+dire les
+choses qui pouvaient faire le plus de plaisir &agrave; l'interlocuteur,
+&agrave; lui
+donner la plus haute id&eacute;e de lui-m&ecirc;me, &agrave; ce qu'il
+cr&ucirc;t qu'il flattait
+ceux &agrave; qui il &eacute;crivait, qu'il honorait ses h&ocirc;tes,
+qu'on br&ucirc;lait de le
+conna&icirc;tre. Vouloir donner aux autres cette id&eacute;e
+agr&eacute;able d'eux-m&ecirc;mes
+existe &agrave; vrai dire quelquefois m&ecirc;me dans la bourgeoisie
+elle-m&ecirc;me. On y
+rencontre cette disposition bienveillante, &agrave; titre de
+qualit&eacute;
+individuelle compensatrice d'un d&eacute;faut, non pas, h&eacute;las,
+chez les amis
+les plus s&ucirc;rs, mais du moins chez les plus agr&eacute;ables
+compagnes. Elle
+fleurit en tout cas tout isol&eacute;ment. Dans une partie importante
+de
+l'aristocratie, au contraire, ce trait de caract&egrave;re a
+cess&eacute; d'&ecirc;tre
+individuel; cultiv&eacute; par l'&eacute;ducation, entretenu par
+l'id&eacute;e d'une grandeur
+propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne conna&icirc;t pas de
+rivales, sait que par am&eacute;nit&eacute; elle peut faire des heureux
+et se compla&icirc;t
+&agrave; en faire, il est devenu le caract&egrave;re
+g&eacute;n&eacute;rique d'une classe. Et m&ecirc;me
+ceux que des d&eacute;fauts personnels trop oppos&eacute;s
+emp&ecirc;chent de le garder dans
+leur c&#339;ur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou
+leur
+gesticulation.</p>
+<p>&#8212;C'est une tr&egrave;s bonne femme, me dit M. de Guermantes de la
+princesse de
+Parme, et qui sait &ecirc;tre &laquo;grande dame&raquo; comme personne.</p>
+<p>Pendant que j'&eacute;tais pr&eacute;sent&eacute; aux femmes, il y
+avait un monsieur qui
+donnait de nombreux signes d'agitation: c'&eacute;tait le comte
+Hannibal de
+Br&eacute;aut&eacute;-Consalvi. Arriv&eacute; tard, il n'avait pas eu
+le temps de s'informer
+des convives et quand j'&eacute;tais entr&eacute; au salon, voyant en
+moi un invit&eacute;
+qui ne faisait pas partie de la soci&eacute;t&eacute; de la duchesse et
+devait par
+cons&eacute;quent avoir des titres tout &agrave; fait extraordinaires
+pour y p&eacute;n&eacute;trer,
+il installa son monocle sous l'arcade cintr&eacute;e de ses sourcils,
+pensant
+que celui-ci l'aiderait beaucoup &agrave; discerner quelle
+esp&egrave;ce d'homme
+j'&eacute;tais. Il savait que M<sup>me</sup> de Guermantes avait,
+apanage pr&eacute;cieux des
+femmes vraiment sup&eacute;rieures, ce qu'on appelle un
+&laquo;salon&raquo;, c'est-&agrave;-dire
+ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilit&eacute; que
+venait de
+mettre en vue la d&eacute;couverte d'un rem&egrave;de ou la production
+d'un
+chef-d'&#339;uvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous
+l'impression
+d'avoir appris qu'&agrave; la r&eacute;ception pour le roi et la reine
+d'Angleterre,
+la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
+d'esprit du faubourg se consolaient malais&eacute;ment de n'avoir pas
+&eacute;t&eacute;
+invit&eacute;es tant elles eussent &eacute;t&eacute;
+d&eacute;licieusement int&eacute;ress&eacute;es d'approcher
+ce g&eacute;nie &eacute;trange. M<sup>me</sup> de Courvoisier
+pr&eacute;tendait qu'il y avait aussi M.
+Ribot, mais c'&eacute;tait une invention destin&eacute;e &agrave; faire
+croire qu'Oriane
+cherchait &agrave; faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour
+comble de
+scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du
+mar&eacute;chal de
+Saxe, s'&eacute;tait pr&eacute;sent&eacute; au foyer de la
+Com&eacute;die-Fran&ccedil;aise et avait pri&eacute;
+M<sup>lle</sup> Reichenberg de venir r&eacute;citer des vers devant le
+roi, ce qui avait
+eu lieu et constituait un fait sans pr&eacute;c&eacute;dent dans les
+annales des
+raouts. Au souvenir de tant d'impr&eacute;vu, qu'il approuvait
+d'ailleurs
+pleinement, &eacute;tant lui-m&ecirc;me autant qu'un ornement et, de la
+m&ecirc;me fa&ccedil;on
+que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
+cons&eacute;cration pour un salon, M. de Br&eacute;aut&eacute; se
+demandant qui je pouvais
+bien &ecirc;tre sentait un champ tr&egrave;s vaste ouvert &agrave; ses
+investigations. Un
+instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
+j'&eacute;tais bien jeune pour &ecirc;tre organiste, et M. Widor trop
+peu marquant
+pour &ecirc;tre &laquo;re&ccedil;u&raquo;. Il lui parut plus
+vraisemblable de voir tout
+simplement en moi le nouvel attach&eacute; de la l&eacute;gation de
+Su&egrave;de duquel on
+lui avait parl&eacute;; et il se pr&eacute;parait &agrave; me demander
+des nouvelles du roi
+Oscar par qui il avait &eacute;t&eacute; &agrave; plusieurs reprises
+fort bien accueilli;
+mais quand le duc, pour me pr&eacute;senter, eut dit mon nom &agrave;
+M. de Br&eacute;aut&eacute;,
+celui-ci, voyant que ce nom lui &eacute;tait absolument inconnu, ne
+douta plus
+d&egrave;s lors que, me trouvant l&agrave;, je ne fusse quelque
+c&eacute;l&eacute;brit&eacute;. Oriane
+d&eacute;cid&eacute;ment n'en faisait pas d'autres et savait l'art
+d'attirer les
+hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
+entendu, sans quoi elle l'e&ucirc;t d&eacute;class&eacute;. M. de
+Br&eacute;aut&eacute; commen&ccedil;a donc &agrave; se
+pourl&eacute;cher les babines et &agrave; renifler de ses narines
+friandes, mis en
+app&eacute;tit non seulement par le bon d&icirc;ner qu'il &eacute;tait
+s&ucirc;r de faire, mais
+par le caract&egrave;re de la r&eacute;union que ma pr&eacute;sence ne
+pouvait manquer de
+rendre int&eacute;ressante et qui lui fournirait un sujet de
+conversation
+piquant le lendemain au d&eacute;jeuner du duc de Chartres. Il
+n'&eacute;tait pas
+encore fix&eacute; sur le point de savoir si c'&eacute;tait moi dont on
+venait
+d'exp&eacute;rimenter le s&eacute;rum contre le cancer ou de mettre en
+r&eacute;p&eacute;tition le
+prochain lever de rideau au Th&eacute;&acirc;tre-Fran&ccedil;ais, mais
+grand intellectuel,
+grand amateur de &laquo;r&eacute;cits de voyages&raquo;, il ne cessait
+pas de multiplier
+devant moi les r&eacute;v&eacute;rences, les signes d'intelligence, les
+sourires
+filtr&eacute;s par son monocle; soit dans l'id&eacute;e fausse qu'un
+homme de valeur
+l'estimerait davantage s'il parvenait &agrave; lui inculquer l'illusion
+que
+pour lui, comte de Br&eacute;aut&eacute;-Consalvi, les
+privil&egrave;ges de la pens&eacute;e
+n'&eacute;taient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance;
+soit
+tout simplement par besoin et difficult&eacute; d'exprimer sa
+satisfaction,
+dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
+s'il se f&ucirc;t trouv&eacute; en pr&eacute;sence de quelqu'un des
+&laquo;naturels&raquo; d'une terre
+inconnue o&ugrave; aurait atterri son radeau et avec lesquels, par
+espoir du
+profit, il t&acirc;cherait, tout en observant curieusement leurs
+coutumes et
+sans interrompre les d&eacute;monstrations d'amiti&eacute; ni pousser
+comme eux de
+grands cris, de troquer des &#339;ufs d'autruche et des &eacute;pices contre
+des
+verroteries. Apr&egrave;s avoir r&eacute;pondu de mon mieux &agrave; sa
+joie, je serrai la
+main du duc de Ch&acirc;tellerault que j'avais d&eacute;j&agrave;
+rencontr&eacute; chez M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, de laquelle il me dit que c'&eacute;tait une fine mouche.
+Il
+&eacute;tait extr&ecirc;mement Guermantes par la blondeur des cheveux,
+le profil
+busqu&eacute;, les points o&ugrave; la peau de la joue s'alt&egrave;re,
+tout ce qui se voit
+d&eacute;j&agrave; dans les portraits de cette famille que nous ont
+laiss&eacute;s le XVI<sup>e</sup> et
+le XVII<sup>e</sup> si&egrave;cle. Mais comme je n'aimais plus la
+duchesse, sa
+r&eacute;incarnation en un jeune homme &eacute;tait sans attrait pour
+moi. Je lisais
+le crochet que faisait le nez du duc de Ch&acirc;tellerault comme la
+signature
+d'un peintre que j'aurais longtemps &eacute;tudi&eacute;, mais qui ne
+m'int&eacute;ressait
+plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
+malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
+laissai s'engager dans l'&eacute;tau qu'&eacute;tait une poign&eacute;e
+de mains &agrave;
+l'allemande, accompagn&eacute;e d'un sourire ironique ou bonhomme du
+prince de
+Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
+propre &agrave; ce milieu, on appelait si universellement le prince
+Von, que
+lui-m&ecirc;me signait prince Von, ou, quand il &eacute;crivait
+&agrave; des intimes, Von.
+Encore cette abr&eacute;viation-l&agrave; se comprenait-elle &agrave;
+la rigueur, &agrave; cause de
+la longueur d'un nom compos&eacute;. On se rendait moins compte des
+raisons qui
+faisaient remplacer Elisabeth tant&ocirc;t par Lili, tant&ocirc;t par
+Bebeth, comme
+dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des
+hommes,
+cependant assez oisifs et frivoles en g&eacute;n&eacute;ral, eussent
+adopt&eacute; &laquo;Quiou&raquo;
+pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
+moins ce qu'ils en gagnaient &agrave; pr&eacute;nommer un de leurs
+cousins Dinand au
+lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
+des pr&eacute;noms les Guermantes proc&eacute;dassent invariablement
+par la r&eacute;p&eacute;tition
+d'une syllabe. Ainsi deux s&#339;urs, la comtesse de Montpeyroux et la
+vicomtesse de V&eacute;lude, lesquelles &eacute;taient toutes d'une
+&eacute;norme grosseur,
+ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en f&acirc;cher le moins du
+monde et
+sans que personne songe&acirc;t &agrave; en sourire, tant l'habitude
+&eacute;tait ancienne,
+que &laquo;Petite&raquo; et &laquo;Mignonne&raquo;. M<sup>me</sup> de
+Guermantes, qui adorait M<sup>me</sup> de
+Montpeyroux, e&ucirc;t, si celle-ci e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+gravement atteinte, demand&eacute; avec
+des larmes &agrave; sa s&#339;ur: &laquo;On me dit que &laquo;Petite&raquo;
+est tr&egrave;s mal.&raquo; M<sup>me</sup> de
+l'&Eacute;clin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient
+enti&egrave;rement
+les oreilles, on ne l'appelait jamais que &laquo;ventre
+affam&eacute;&raquo;. Quelquefois
+on se contentait d'ajouter un <i>a</i> au nom ou au pr&eacute;nom du
+mari pour
+d&eacute;signer la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le
+plus
+inhumain du faubourg ayant pour pr&eacute;nom Rapha&euml;l, sa
+charmante, sa fleur
+sortant aussi du rocher signait toujours Rapha&euml;la; mais ce sont
+l&agrave;
+seulement simples &eacute;chantillons de r&egrave;gles innombrables
+dont nous pourrons
+toujours, si l'occasion s'en pr&eacute;sente, expliquer quelques-unes.
+Ensuite
+je demandai au duc de me pr&eacute;senter au prince d'Agrigente.
+&laquo;Comment, vous
+ne connaissez pas cet excellent Gri-gri&raquo;, s'&eacute;cria M. de
+Guermantes, et
+il dit mon nom &agrave; M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent
+cit&eacute;
+par Fran&ccedil;oise, m'&eacute;tait toujours apparu comme une
+transparente verrerie,
+sous laquelle je voyais, frapp&eacute;s au bord de la mer violette par
+les
+rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cit&eacute;
+antique
+dont je ne doutais pas que le prince&#8212;de passage &agrave; Paris par un
+bref
+miracle&#8212;ne f&ucirc;t lui-m&ecirc;me, aussi lumineusement sicilien et
+glorieusement
+patin&eacute;, le souverain effectif. H&eacute;las, le vulgaire
+hanneton auquel on me
+pr&eacute;senta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
+d&eacute;sinvolture qu'il croyait &eacute;l&eacute;gante, &eacute;tait
+aussi ind&eacute;pendant de son nom
+que d'une &#339;uvre d'art qu'il e&ucirc;t poss&eacute;d&eacute;e, sans
+porter sur soi aucun
+reflet d'elle, sans peut-&ecirc;tre l'avoir jamais regard&eacute;e. Le
+prince
+d'Agrigente &eacute;tait si enti&egrave;rement d&eacute;pourvu de quoi
+que ce f&ucirc;t de princier
+et qui p&ucirc;t faire penser &agrave; Agrigente, que c'en &eacute;tait
+&agrave; supposer que son
+nom, enti&egrave;rement distinct de lui, reli&eacute; par rien &agrave;
+sa personne, avait eu
+le pouvoir d'attirer &agrave; soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de
+vague
+po&eacute;sie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer
+apr&egrave;s cette
+op&eacute;ration dans les syllabes enchant&eacute;es. Si
+l'op&eacute;ration avait eu lieu,
+elle avait &eacute;t&eacute; en tout cas bien faite, car il ne restait
+plus un atome
+de charme &agrave; retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il
+se
+trouvait &agrave; la fois le seul homme au monde qui f&ucirc;t prince
+d'Agrigente et
+peut-&ecirc;tre l'homme au monde qui l'&eacute;tait le moins. Il
+&eacute;tait d'ailleurs
+fort heureux de l'&ecirc;tre, mais comme un banquier est heureux
+d'avoir de
+nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
+r&eacute;pond au joli nom de mine Ivanh&#339; et de mine Primerose, ou si
+elle
+s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
+les pr&eacute;sentations si longues &agrave; raconter mais qui,
+commenc&eacute;es d&egrave;s mon
+entr&eacute;e au salon, n'avaient dur&eacute; que quelques instants, et
+que M<sup>me</sup> de
+Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: &laquo;Je suis
+s&ucirc;re que
+Basin vous fatigue &agrave; vous mener ainsi de l'une &agrave; l'autre,
+nous voulons
+que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
+fatiguer pour que vous reveniez souvent&raquo;, le duc, d'un mouvement
+assez
+gauche et timor&eacute;, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis
+une
+heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
+pouvait servir.</p>
+<p>Il faut ajouter qu'un des invit&eacute;s manquait, M. de Grouchy,
+dont la
+femme, n&eacute;e Guermantes, &eacute;tait venue seule de son
+c&ocirc;t&eacute;, le mari devant
+arriver directement de la chasse o&ugrave; il avait pass&eacute; la
+journ&eacute;e. Ce M. de
+Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
+faussement que son absence au d&eacute;but de Waterloo avait
+&eacute;t&eacute; la cause
+principale de la d&eacute;faite de Napol&eacute;on, &eacute;tait d'une
+excellente famille,
+insuffisante pourtant aux yeux de certains entich&eacute;s de noblesse.
+Ainsi
+le prince de Guermantes, qui devait &ecirc;tre bien des ann&eacute;es
+plus tard moins
+difficile pour lui-m&ecirc;me, avait-il coutume de dire &agrave; ses
+ni&egrave;ces: &laquo;Quel
+malheur pour cette pauvre M<sup>me</sup> de Guermantes (la vicomtesse
+de
+Guermantes, m&egrave;re de M<sup>me</sup> de Grouchy) qu'elle n'ait
+jamais pu marier ses
+enfants.&#8212;Mais, mon oncle, l'a&icirc;n&eacute;e a &eacute;pous&eacute;
+M. de Grouchy.&#8212;Je n'appelle
+pas cela un mari! Enfin, on pr&eacute;tend que l'oncle Fran&ccedil;ois
+a demand&eacute; la
+cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes rest&eacute;es
+filles.&raquo;</p>
+<p>Aussit&ocirc;t l'ordre de servir donn&eacute;, dans un vaste
+d&eacute;clic giratoire,
+multiple et simultan&eacute;, les portes de la salle &agrave; manger
+s'ouvrirent &agrave;
+deux battants; un ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel qui avait l'air d'un
+ma&icirc;tre des
+c&eacute;r&eacute;monies s'inclina devant la princesse de Parme et
+annon&ccedil;a la
+nouvelle: &laquo;Madame est servie&raquo;, d'un ton pareil &agrave;
+celui dont il aurait
+dit: &laquo;Madame se meurt&raquo;, mais qui ne jeta aucune tristesse
+dans
+l'assembl&eacute;e, car ce fut d'un air fol&acirc;tre, et comme
+l'&eacute;t&eacute; &agrave; Robinson, que
+les couples s'avanc&egrave;rent l'un derri&egrave;re l'autre vers la
+salle &agrave; manger,
+se s&eacute;parant quand ils avaient gagn&eacute; leur place o&ugrave;
+des valets de pied
+poussaient derri&egrave;re eux leur chaise; la derni&egrave;re, M<sup>me</sup>
+de Guermantes
+s'avan&ccedil;a vers moi, pour que je la conduisisse &agrave; table et
+sans que
+j'&eacute;prouvasse l'ombre de la timidit&eacute; que j'aurais pu
+craindre, car, en
+chasseresse &agrave; qui une grande adresse musculaire a rendu la
+gr&acirc;ce facile,
+voyant sans doute que je m'&eacute;tais mis du c&ocirc;t&eacute; qu'il
+ne fallait pas, elle
+pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
+le mien et le plus naturellement encadr&eacute; dans un rythme de
+mouvements
+pr&eacute;cis et nobles. Je leur ob&eacute;is avec d'autant plus
+d'aisance que les
+Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
+savant, chez qui on est moins intimid&eacute; que chez un ignorant;
+d'autres
+portes s'ouvrirent par o&ugrave; entra la soupe fumante, comme si le
+d&icirc;ner
+avait lieu dans un th&eacute;&acirc;tre de pupazzi habilement
+machin&eacute; et o&ugrave; l'arriv&eacute;e
+tardive du jeune invit&eacute; mettait, sur un signe du ma&icirc;tre,
+tous les
+rouages en action.</p>
+<p>C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait
+&eacute;t&eacute; ce signe du
+duc, auquel avait r&eacute;pondu le d&eacute;clanchement de cette
+vaste, ing&eacute;nieuse,
+ob&eacute;issante et fastueuse horlogerie m&eacute;canique et humaine.
+L'ind&eacute;cision du
+geste ne nuisit pas pour moi &agrave; l'effet du spectacle qui lui
+&eacute;tait
+subordonn&eacute;. Car je sentais que ce qui l'avait rendu
+h&eacute;sitant et
+embarrass&eacute; &eacute;tait la crainte de me laisser voir qu'on
+n'attendait que moi
+pour d&icirc;ner et qu'on m'avait attendu longtemps, de m&ecirc;me que M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes avait peur qu'ayant regard&eacute; tant de tableaux, on ne
+me
+fatigu&acirc;t et ne m'emp&ecirc;ch&acirc;t de prendre mes aises en me
+pr&eacute;sentant &agrave; jet
+continu. De sorte que c'&eacute;tait le manque de grandeur dans le
+geste qui
+d&eacute;gageait la grandeur v&eacute;ritable. De m&ecirc;me que cette
+indiff&eacute;rence du duc &agrave;
+son propre luxe, ses &eacute;gards au contraire pour un h&ocirc;te,
+insignifiant en
+lui-m&ecirc;me mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de
+Guermantes
+ne f&ucirc;t par certains c&ocirc;t&eacute;s fort ordinaire, et
+n'e&ucirc;t m&ecirc;me des ridicules
+d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'&eacute;tait pas.</p>
+<p>Mais de m&ecirc;me qu'un fonctionnaire ou qu'un pr&ecirc;tre voient
+leur m&eacute;diocre
+talent multipli&eacute; &agrave; l'infini (comme une vague par toute la
+mer qui se
+presse derri&egrave;re elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
+l'administration fran&ccedil;aise et l'&eacute;glise catholique, de
+m&ecirc;me M. de
+Guermantes &eacute;tait port&eacute; par cette autre force, la
+politesse
+aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. M<sup>me</sup>
+de Guermantes n'e&ucirc;t pas re&ccedil;u M<sup>me</sup> de Cambremer
+ou M. de Forcheville. Mais
+du moment que quelqu'un, comme c'&eacute;tait mon cas, paraissait
+susceptible
+d'&ecirc;tre agr&eacute;g&eacute; au milieu Guermantes, cette politesse
+d&eacute;couvrait des
+tr&eacute;sors de simplicit&eacute; hospitali&egrave;re plus
+magnifiques encore s'il est
+possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles rest&eacute;s
+l&agrave;.</p>
+<p>Quand il voulait faire plaisir &agrave; quelqu'un, M. de Guermantes
+avait ainsi
+pour faire de lui, ce jour-l&agrave;, le personnage principal, un art
+qui
+savait mettre &agrave; profit la circonstance et le lieu. Sans doute
+&agrave;
+Guermantes ses &laquo;distinctions&raquo; et ses
+&laquo;gr&acirc;ces&raquo; eussent pris une autre
+forme. Il e&ucirc;t fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
+promenade avant d&icirc;ner. Telles qu'elles &eacute;taient, on se
+sentait touch&eacute; par
+ses fa&ccedil;ons comme on l'est, en lisant des M&eacute;moires du
+temps, par celles
+de Louis XIV quand il r&eacute;pond avec bont&eacute;, d'un air riant
+et avec une
+demi-r&eacute;v&eacute;rence, &agrave; quelqu'un qui vient le
+solliciter. Encore faut-il,
+dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au
+del&agrave;
+de ce que ce mot signifie.</p>
+<p>Louis XIV (auquel les entich&eacute;s de noblesse de son temps
+reprochent
+pourtant son peu de souci de l'&eacute;tiquette, si bien, dit
+Saint-Simon,
+qu'il n'a &eacute;t&eacute; qu'un fort petit roi pour le rang en
+comparaison de
+Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait r&eacute;diger les
+instructions les
+plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
+sachent &agrave; quels souverains ils doivent laisser la main. Dans
+certains
+cas, devant l'impossibilit&eacute; d'arriver &agrave; une entente, on
+pr&eacute;f&egrave;re convenir
+que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel
+souverain
+&eacute;tranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit
+qu'en
+entrant dans le ch&acirc;teau l'un a pr&eacute;c&eacute;d&eacute;
+l'autre; et l'&Eacute;lecteur palatin,
+recevant le duc de Chevreuse &agrave; d&icirc;ner, feint, pour ne pas
+lui laisser la
+main, d'&ecirc;tre malade et d&icirc;ne avec lui mais couch&eacute;, ce
+qui tranche la
+difficult&eacute;. M. le Duc &eacute;vitant les occasions de rendre le
+service &agrave;
+Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son fr&egrave;re dont il est
+du reste
+tendrement aim&eacute;, prend un pr&eacute;texte pour faire monter son
+cousin &agrave; son
+lever et le forcer &agrave; lui passer sa chemise. Mais d&egrave;s
+qu'il s'agit d'un
+sentiment profond, des choses du c&#339;ur, le devoir, si inflexible tant
+qu'il s'agit de politesse, change enti&egrave;rement. Quelques heures
+apr&egrave;s la
+mort de ce fr&egrave;re, une des personnes qu'il a le plus
+aim&eacute;es, quand
+Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est &laquo;encore tout
+chaud&raquo;, Louis XIV chante des airs d'op&eacute;ras,
+s'&eacute;tonne que la duchesse de
+Bourgogne, laquelle a peine &agrave; dissimuler sa douleur, ait l'air
+si
+m&eacute;lancolique, et voulant que la gaiet&eacute; recommence
+aussit&ocirc;t, pour que les
+courtisans se d&eacute;cident &agrave; se remettre au jeu ordonne au
+duc de Bourgogne
+de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
+mondaines et concentr&eacute;es, mais dans le langage le plus
+involontaire,
+dans les pr&eacute;occupations, dans l'emploi du temps de M. de
+Guermantes, on
+retrouvait le m&ecirc;me contraste: les Guermantes n'&eacute;prouvaient
+pas plus de
+chagrin que les autres mortels, on peut m&ecirc;me dire que leur
+sensibilit&eacute;
+v&eacute;ritable &eacute;tait moindre; en revanche, on voyait tous les
+jours leur nom
+dans les mondanit&eacute;s du <i>Gaulois</i> &agrave; cause du nombre
+prodigieux
+d'enterrements o&ugrave; ils eussent trouv&eacute; coupable de ne pas
+se faire
+inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
+couvertes de terre, les terrasses que purent conna&icirc;tre
+X&eacute;nophon ou saint
+Paul, de m&ecirc;me dans les mani&egrave;res de M. de Guermantes, homme
+attendrissant
+de gentillesse et r&eacute;voltant de duret&eacute;, esclave des plus
+petites
+obligations et d&eacute;li&eacute; des pactes les plus sacr&eacute;s,
+je retrouvais encore
+intacte apr&egrave;s plus de deux si&egrave;cles &eacute;coul&eacute;s
+cette d&eacute;viation particuli&egrave;re
+&agrave; la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules
+de
+conscience du domaine des affections et de la moralit&eacute; aux
+questions de
+pure forme.</p>
+<p>L'autre raison de l'amabilit&eacute; que me montra la princesse de
+Parme &eacute;tait
+plus particuli&egrave;re. C'est qu'elle &eacute;tait persuad&eacute;e
+d'avance que tout ce
+qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens,
+&eacute;tait
+d'une qualit&eacute; sup&eacute;rieure &agrave; tout ce qu'elle avait
+chez elle. Chez toutes
+les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
+&eacute;t&eacute; ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs
+les plus
+ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
+permission d'envoyer d&egrave;s le lendemain chercher la recette ou
+regarder
+l'esp&egrave;ce par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages
+&agrave; gros
+appointements, ayant leur voiture &agrave; eux et surtout leurs
+pr&eacute;tentions
+professionnelles, et qui se trouvaient fort humili&eacute;s de venir
+s'informer
+d'un plat d&eacute;daign&eacute; ou prendre mod&egrave;le sur une
+vari&eacute;t&eacute; d'&#339;illets laquelle
+n'&eacute;tait pas moiti&eacute; aussi belle, aussi
+&laquo;panach&eacute;e&raquo; de &laquo;chinages&raquo;, aussi
+grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
+obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
+celle-ci, chez tout le monde, cet &eacute;tonnement devant les moindres
+choses
+&eacute;tait factice et destin&eacute; &agrave; montrer qu'elle ne
+tirait pas de la
+sup&eacute;riorit&eacute; de son rang et de ses richesses un orgueil
+d&eacute;fendu par ses
+anciens pr&eacute;cepteurs, dissimul&eacute; par sa m&egrave;re et
+insupportable &agrave; Dieu, en
+revanche, c'est en toute sinc&eacute;rit&eacute; qu'elle regardait le
+salon de la
+duchesse de Guermantes comme un lieu privil&eacute;gi&eacute; o&ugrave;
+elle ne pouvait
+marcher que de surprises en d&eacute;lices. D'une fa&ccedil;on
+g&eacute;n&eacute;rale d'ailleurs,
+mais qui serait bien insuffisante &agrave; expliquer cet &eacute;tat
+d'esprit, les
+Guermantes &eacute;taient assez diff&eacute;rents du reste de la
+soci&eacute;t&eacute;
+aristocratique, ils &eacute;taient plus pr&eacute;cieux et plus rares.
+Ils m'avaient
+donn&eacute; au premier aspect l'impression contraire, je les avais
+trouv&eacute;s
+vulgaires, pareils &agrave; tous les hommes et &agrave; toutes les
+femmes, mais parce
+que pr&eacute;alablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en
+Florence, en
+Parme, des noms. &Eacute;videmment, dans ce salon, toutes les femmes
+que
+j'avais imagin&eacute;es comme des statuettes de Saxe ressemblaient
+tout de
+m&ecirc;me davantage &agrave; la grande majorit&eacute; des femmes.
+Mais de m&ecirc;me que Balbec
+ou Florence, les Guermantes, apr&egrave;s avoir d&eacute;&ccedil;u
+l'imagination parce qu'ils
+ressemblaient plus &agrave; leurs pareils qu'&agrave; leur nom,
+pouvaient ensuite,
+quoique &agrave; un moindre degr&eacute;, offrir &agrave;
+l'intelligence certaines
+particularit&eacute;s qui les distinguaient. Leur physique m&ecirc;me,
+la couleur
+d'un rose sp&eacute;cial, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur
+chair,
+une certaine blondeur quasi &eacute;clairante des cheveux
+d&eacute;licats, m&ecirc;me chez
+les hommes, mass&eacute;s en touffes dor&eacute;es et douces,
+moiti&eacute; de lichens
+pari&eacute;taires et de pelage f&eacute;lin (&eacute;clat lumineux
+&agrave; quoi correspondait un
+certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
+cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
+l'esprit des Mortemart&#8212;une certaine qualit&eacute; sociale plus fine
+d&egrave;s avant
+Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
+eux-m&ecirc;mes), tout cela faisait que, dans la mati&egrave;re
+m&ecirc;me, si pr&eacute;cieuse
+f&ucirc;t-elle, de la soci&eacute;t&eacute; aristocratique o&ugrave; on
+les trouvait engain&eacute;s &ccedil;a et
+l&agrave;, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles &agrave;
+discerner et &agrave;
+suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
+plut&ocirc;t encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de
+clart&eacute;
+dont les crins d&eacute;peign&eacute;s courent comme de flexibles
+rayons dans les
+flancs de l'agate-mousse.</p>
+<p>Les Guermantes&#8212;du moins ceux qui &eacute;taient dignes du
+nom&#8212;n'&eacute;taient pas
+seulement d'une qualit&eacute; de chair, de cheveu, de transparent
+regard,
+exquise, mais avaient une mani&egrave;re de se tenir, de marcher, de
+saluer, de
+regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
+&eacute;taient aussi diff&eacute;rents en tout cela d'un homme du monde
+quelconque que
+celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgr&eacute; leur amabilit&eacute;
+on se disait:
+n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
+nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
+par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
+l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
+et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
+les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui
+excitait
+leur envie, parce que je poss&eacute;dais des m&eacute;rites que
+j'ignorais et qu'ils
+faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
+j'ai senti que cette profession de foi n'&eacute;tait qu'&agrave; demi
+sinc&egrave;re et que
+chez eux le d&eacute;dain ou l'&eacute;tonnement coexistaient avec
+l'admiration et
+l'envie. La flexibilit&eacute; physique essentielle aux Guermantes
+&eacute;tait
+double; gr&acirc;ce &agrave; l'une, toujours en action, &agrave; tout
+moment, et si par
+exemple un Guermantes m&acirc;le allait saluer une dame, il obtenait
+une
+silhouette de lui-m&ecirc;me, faite de l'&eacute;quilibre instable de
+mouvements
+asym&eacute;triques et nerveusement compens&eacute;s, une jambe
+tra&icirc;nant un peu soit
+expr&egrave;s, soit parce qu'ayant &eacute;t&eacute; souvent
+cass&eacute;e &agrave; la chasse elle
+imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une d&eacute;viation
+&agrave;
+laquelle la remont&eacute;e d'une &eacute;paule faisait contrepoids,
+pendant que le
+monocle s'installait dans l'&#339;il, haussait un sourcil au m&ecirc;me
+moment o&ugrave;
+le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre
+flexibilit&eacute;,
+comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde &agrave;
+jamais la
+coquille ou le bateau, s'&eacute;tait pour ainsi dire stylis&eacute;e
+en une sorte de
+mobilit&eacute; fix&eacute;e, incurvant le nez busqu&eacute; qui sous
+les yeux bleus &agrave; fleur
+de t&ecirc;te, au-dessus des l&egrave;vres trop minces, d'o&ugrave;
+sortait, chez les
+femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseign&eacute;e
+au XVI<sup>e</sup>
+si&egrave;cle par le bon vouloir de g&eacute;n&eacute;alogistes
+parasites et hell&eacute;nisants &agrave;
+cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils
+pr&eacute;tendaient
+quand ils lui donnaient pour origine la f&eacute;condation mythologique
+d'une
+nymphe par un divin Oiseau.</p>
+<p>Les Guermantes n'&eacute;taient pas moins sp&eacute;ciaux au point
+de vue intellectuel
+qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'&eacute;poux aux
+id&eacute;es
+surann&eacute;es de &laquo;Marie Gilbert&raquo; et qui faisait asseoir
+sa femme &agrave; gauche
+quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle &eacute;tait de moins
+bon
+sang, pourtant royal, que lui), mais il &eacute;tait une exception et
+faisait,
+absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
+nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur
+&laquo;gratin&raquo; de
+l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
+th&eacute;ories de la duchesse de Guermantes, laquelle &agrave; vrai
+dire &agrave; force
+d'&ecirc;tre Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
+d'autre et de plus agr&eacute;able, mettaient tellement au-dessus de
+tout
+l'intelligence et &eacute;taient en politique si socialistes qu'on se
+demandait
+o&ugrave; dans son h&ocirc;tel se cachait le g&eacute;nie charg&eacute;
+d'assurer le maintien de la
+vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais &eacute;videmment
+tapi
+tant&ocirc;t dans l'antichambre, tant&ocirc;t dans le salon,
+tant&ocirc;t dans le cabinet
+de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait
+pas
+aux titres de lui dire &laquo;Madame la duchesse&raquo;, &agrave; cette
+personne qui
+n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
+d&icirc;ner chez sa belle-s&#339;ur quand sonnaient huit heures et de se
+d&eacute;colleter pour cela.</p>
+<p>Le m&ecirc;me g&eacute;nie de la famille pr&eacute;sentait &agrave; M<sup>me</sup>
+de Guermantes la situation
+des duchesses, du moins des premi&egrave;res d'entre elles, et comme
+elle
+multimillionnaires, le sacrifice &agrave; d'ennuyeux
+th&eacute;s-d&icirc;ners en ville,
+raouts, d'heures o&ugrave; elle e&ucirc;t pu lire des choses
+int&eacute;ressantes, comme des
+n&eacute;cessit&eacute;s d&eacute;sagr&eacute;ables analogues &agrave;
+la pluie, et que M<sup>me</sup> de Guermantes
+acceptait en exer&ccedil;ant sur elles sa verve frondeuse mais sans
+aller
+jusqu'&agrave; rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux
+effet du
+hasard que le ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel de M<sup>me</sup> de
+Guermantes d&icirc;t toujours: &laquo;Madame
+la duchesse&raquo; &agrave; cette femme qui ne croyait qu'&agrave;
+l'intelligence, ne
+paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pens&eacute;
+&agrave; le prier
+de lui dire &laquo;Madame&raquo; tout simplement. En poussant la bonne
+volont&eacute;
+jusqu'&agrave; ses extr&ecirc;mes limites, on e&ucirc;t pu croire que,
+distraite, elle
+entendait seulement &laquo;Madame&raquo; et que l'appendice verbal qui
+y &eacute;tait
+ajout&eacute; n'&eacute;tait pas per&ccedil;u. Seulement, si elle
+faisait la sourde, elle
+n'&eacute;tait pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission
+&agrave;
+donner &agrave; son mari, elle disait au ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel:
+&laquo;Vous rappellerez &agrave;
+Monsieur le duc...&raquo;</p>
+<p>Le g&eacute;nie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations,
+par
+exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes
+plus
+particuli&egrave;rement intelligents, des Guermantes plus
+particuli&egrave;rement
+moraux, et ce n'&eacute;taient pas d'habitude les m&ecirc;mes. Mais les
+premiers&#8212;m&ecirc;me un Guermantes qui avait fait des faux et trichait
+au jeu
+et &eacute;tait le plus d&eacute;licieux de tous, ouvert &agrave;
+toutes les id&eacute;es neuves et
+justes&#8212;traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
+m&ecirc;me fa&ccedil;on que M<sup>me</sup> de Villeparisis, dans les
+moments o&ugrave; le g&eacute;nie de la
+famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
+identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
+presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et &agrave; cause de leur
+charme plus
+grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
+domestique: &laquo;On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui
+n'est
+pas commune, elle doit &ecirc;tre la fille de gens bien, elle est
+certainement
+rest&eacute;e toujours dans le droit chemin.&raquo; A ces
+moments-l&agrave; le g&eacute;nie de la
+famille se faisait intonation. Mais parfois il &eacute;tait aussi
+tournure, air
+de visage, le m&ecirc;me chez la duchesse que chez son
+grand-p&egrave;re le mar&eacute;chal,
+une sorte d'insaisissable convulsion (pareille &agrave; celle du
+Serpent, g&eacute;nie
+carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais
+&eacute;t&eacute; plusieurs
+fois saisi d'un battement de c&#339;ur, dans mes promenades matinales,
+quand,
+avant d'avoir reconnu M<sup>me</sup> de Guermantes, je me sentais
+regard&eacute; par elle
+du fond d'une petite cr&eacute;merie. Ce g&eacute;nie &eacute;tait
+intervenu dans une
+circonstance qui avait &eacute;t&eacute; loin d'&ecirc;tre
+indiff&eacute;rente non seulement aux
+Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
+quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'oppos&eacute; d'eux
+(c'est
+m&ecirc;me par sa grand'm&egrave;re Courvoisier que les Guermantes
+expliquaient le
+parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
+noblesse comme si c'&eacute;tait la seule chose qui import&acirc;t).
+Non seulement
+les Courvoisier n'assignaient pas &agrave; l'intelligence le m&ecirc;me
+rang que les
+Guermantes, mais ils ne poss&eacute;daient pas d'elle la m&ecirc;me
+id&eacute;e. Pour un
+Guermantes (f&ucirc;t-il b&ecirc;te), &ecirc;tre intelligent,
+c'&eacute;tait avoir la dent dure,
+&ecirc;tre capable de dire des m&eacute;chancet&eacute;s, d'emporter le
+morceau, c'&eacute;tait
+aussi pouvoir vous tenir t&ecirc;te aussi bien sur la peinture, sur la
+musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
+faisaient de l'intelligence une id&eacute;e moins favorable et, pour
+peu qu'on
+ne f&ucirc;t pas de leur monde, &ecirc;tre intelligent n'&eacute;tait
+pas loin de signifier
+&laquo;avoir probablement assassin&eacute; p&egrave;re et
+m&egrave;re&raquo;. Pour eux l'intelligence
+&eacute;tait l'esp&egrave;ce de &laquo;pince monseigneur&raquo;
+gr&acirc;ce &agrave; laquelle des gens qu'on ne
+connaissait ni d'&Egrave;ve ni d'Adam for&ccedil;aient les portes des
+salons les plus
+respect&eacute;s, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait
+toujours
+par vous en cuire d'avoir re&ccedil;u de telles
+&laquo;esp&egrave;ces&raquo;. Aux insignifiantes
+assertions des gens intelligents qui n'&eacute;taient pas du monde, les
+Courvoisier opposaient une m&eacute;fiance syst&eacute;matique.
+Quelqu'un ayant dit
+une fois: &laquo;Mais Swann est plus jeune que Palam&egrave;de.&#8212;Du
+moins il vous le
+dit; et s'il vous le dit soyez s&ucirc;r que c'est qu'il y trouve son
+int&eacute;r&ecirc;t&raquo;, avait r&eacute;pondu M<sup>me</sup> de
+Gallardon. Bien plus, comme on disait de
+deux &eacute;trang&egrave;res tr&egrave;s &eacute;l&eacute;gantes que
+les Guermantes recevaient, qu'on
+avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle &eacute;tait
+l'a&icirc;n&eacute;e: &laquo;Mais
+est-elle m&ecirc;me l'a&icirc;n&eacute;e?&raquo; avait demand&eacute; M<sup>me</sup>
+de Gallardon, non pas
+positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'&acirc;ge,
+mais
+comme si, vraisemblablement d&eacute;nu&eacute;es d'&eacute;tat civil
+et religieux, de
+traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
+petites chattes d'une m&ecirc;me corbeille entre lesquelles un
+v&eacute;t&eacute;rinaire
+seul pourrait se reconna&icirc;tre. Les Courvoisier, mieux que les
+Guermantes,
+maintenaient d'ailleurs en un sens l'int&eacute;grit&eacute; de la
+noblesse &agrave; la fois
+gr&acirc;ce &agrave; l'&eacute;troitesse de leur esprit et &agrave; la
+m&eacute;chancet&eacute; de leur c&#339;ur. De
+m&ecirc;me que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles
+royales et de
+quelques autres comme les de Ligne, les La Tr&eacute;moille, etc., tout
+le
+reste se confondait dans un vague fretin) &eacute;taient insolents avec
+des
+gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes,
+pr&eacute;cis&eacute;ment
+parce qu'ils ne faisaient pas attention &agrave; ces m&eacute;rites de
+second ordre
+dont s'occupaient &eacute;norm&eacute;ment les Courvoisier, le manque
+de ces m&eacute;rites
+leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang
+tr&egrave;s
+&eacute;lev&eacute; dans leur province mais brillamment mari&eacute;es,
+riches, jolies,
+aim&eacute;es des duchesses, &eacute;taient pour Paris, o&ugrave; l'on
+est peu au courant des
+&laquo;p&egrave;re et m&egrave;re&raquo;, un excellent et
+&eacute;l&eacute;gant article d'importation. Il
+pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
+canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agr&eacute;ment
+propre,
+re&ccedil;ues chez certaines Guermantes. Mais, &agrave; leur
+&eacute;gard, l'indignation des
+Courvoisier ne d&eacute;sarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six,
+chez leur
+cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas
+&agrave;
+frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
+un th&egrave;me d'in&eacute;puisables d&eacute;clamations. D&egrave;s
+le moment, par exemple, o&ugrave; la
+charmante comtesse G... entrait chez les Guermantes, le visage de M<sup>me</sup>
+de
+Villebon prenait exactement l'expression qu'il e&ucirc;t d&ucirc;
+prendre si elle
+avait eu &agrave; r&eacute;citer le vers:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span><i>Et s'il n'en reste qu'un, je serai
+celui-l&agrave;.</i><br/>
+</span></div>
+</div>
+<p>vers qui lui &eacute;tait du reste inconnu. Cette Courvoisier avait
+aval&eacute;
+presque tous les lundis un &eacute;clair charg&eacute; de cr&egrave;me
+&agrave; quelques pas de la
+comtesse G..., mais sans r&eacute;sultat. Et M<sup>me</sup> de Villebon
+confessait en
+cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
+recevait une femme qui n'&eacute;tait m&ecirc;me pas de la
+deuxi&egrave;me soci&eacute;t&eacute;, &agrave;
+Ch&acirc;teaudun. &laquo;Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine
+soit si
+difficile sur ses relations, c'est &agrave; se moquer du monde&raquo;,
+concluait M<sup>me</sup>
+de Villebon avec une autre expression de visage, celle-l&agrave;
+souriante et
+narquoise dans le d&eacute;sespoir, sur laquelle un petit jeu de
+devinettes e&ucirc;t
+plut&ocirc;t mis un autre vers que la comtesse ne connaissait
+naturellement
+pas davantage:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span><i>Gr&acirc;ce aux dieux mon malheur passe
+mon esp&eacute;rance</i>.<br/>
+</span></div>
+</div>
+<p>Au reste, anticipons sur les &eacute;v&eacute;nements en disant que
+la &laquo;pers&eacute;v&eacute;rance&raquo;,
+rime d'esp&eacute;rance dans le vers suivant, de M<sup>me</sup> de
+Villebon &agrave; snober M<sup>me</sup>
+G... ne fut pas tout &agrave; fait inutile. Aux yeux de M<sup>me</sup>
+G... elle doua M<sup>me</sup>
+de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
+quand la fille de M<sup>me</sup> G..., qui &eacute;tait la plus jolie
+et la plus riche des
+bals de l'&eacute;poque, fut &agrave; marier, on s'&eacute;tonna de lui
+voir refuser tous les
+ducs. C'est que sa m&egrave;re, se souvenant des avanies hebdomadaires
+qu'elle
+avait essuy&eacute;es rue de Grenelle en souvenir de Ch&acirc;teaudun,
+ne souhaitait
+v&eacute;ritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.</p>
+<p>Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
+&eacute;tait dans l'art, infiniment vari&eacute; d'ailleurs, de marquer
+les distances.
+Les mani&egrave;res des Guermantes n'&eacute;taient pas
+enti&egrave;rement uniformes chez
+tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui
+l'&eacute;taient
+vraiment, quand on vous pr&eacute;sentait &agrave; eux,
+proc&eacute;daient &agrave; une sorte de
+c&eacute;r&eacute;monie, &agrave; peu pr&egrave;s comme si le fait
+qu'ils vous eussent tendu la main
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; aussi consid&eacute;rable que s'il
+s'&eacute;tait agi de vous sacrer
+chevalier. Au moment o&ugrave; un Guermantes, n'e&ucirc;t-il que vingt
+ans, mais
+marchant d&eacute;j&agrave; sur les traces de ses a&icirc;n&eacute;s,
+entendait votre nom prononc&eacute;
+par le pr&eacute;sentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il
+n'&eacute;tait
+nullement d&eacute;cid&eacute; &agrave; vous dire bonjour, un regard
+g&eacute;n&eacute;ralement bleu,
+toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait pr&ecirc;t &agrave;
+vous plonger
+dans les plus profonds replis du c&#339;ur. C'est du reste ce que les
+Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues
+de
+premier ordre. Ils pensaient de plus accro&icirc;tre par cette
+inspection
+l'amabilit&eacute; du salut qui allait suivre et qui ne vous serait
+d&eacute;livr&eacute;
+qu'&agrave; bon escient. Tout ceci se passait &agrave; une distance de
+vous qui,
+petite s'il se f&ucirc;t agi d'une passe d'armes, semblait
+&eacute;norme pour une
+poign&eacute;e de main et gla&ccedil;ait dans le deuxi&egrave;me cas
+comme elle e&ucirc;t fait dans
+le premier, de sorte que quand le Guermantes, apr&egrave;s une rapide
+tourn&eacute;e
+accomplie dans les derni&egrave;res cachettes de votre &acirc;me et de
+votre
+honorabilit&eacute;, vous avait jug&eacute; digne de vous rencontrer
+d&eacute;sormais avec
+lui, sa main, dirig&eacute;e vers vous au bout d'un bras tendu dans
+toute sa
+longueur, avait l'air de vous pr&eacute;senter un fleuret pour un
+combat
+singulier, et cette main &eacute;tait en somme plac&eacute;e si loin du
+Guermantes &agrave;
+ce moment-l&agrave; que, quand il inclinait alors la t&ecirc;te, il
+&eacute;tait difficile
+de distinguer si c'&eacute;tait vous ou sa propre main qu'il saluait.
+Certains
+Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
+pas se r&eacute;p&eacute;ter sans cesse, exag&eacute;raient en
+recommen&ccedil;ant cette c&eacute;r&eacute;monie
+chaque fois qu'ils vous rencontraient. &Eacute;tant donn&eacute; qu'ils
+n'avaient plus
+&agrave; proc&eacute;der &agrave; l'enqu&ecirc;te psychologique
+pr&eacute;alable pour laquelle le &laquo;g&eacute;nie
+de la famille&raquo; leur avait d&eacute;l&eacute;gu&eacute; ses
+pouvoirs dont ils devaient se
+rappeler les r&eacute;sultats, l'insistance du regard perforateur
+pr&eacute;c&eacute;dant la
+poign&eacute;e de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme
+qu'avait
+acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
+poss&eacute;der. Les Courvoisier, dont le physique &eacute;tait
+diff&eacute;rent, avaient
+vainement essay&eacute; de s'assimiler ce salut scrutateur et
+s'&eacute;taient
+rabattus sur la raideur hautaine ou la n&eacute;gligence rapide. En
+revanche,
+c'&eacute;tait aux Courvoisier que certaines tr&egrave;s rares
+Guermantes du sexe
+f&eacute;minin semblaient avoir emprunt&eacute; le salut des dames. En
+effet, au
+moment o&ugrave; on vous pr&eacute;sentait &agrave; une de ces
+Guermantes-l&agrave;, elle vous
+faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, &agrave;
+peu pr&egrave;s
+selon un angle de quarante-cinq degr&eacute;s, la t&ecirc;te et le
+buste, le bas du
+corps (qu'elle avait fort haut jusqu'&agrave; la ceinture, qui faisait
+pivot)
+restant immobile. Mais &agrave; peine avait-elle projet&eacute; ainsi
+vers vous la
+partie sup&eacute;rieure de sa personne, qu'elle la rejetait en
+arri&egrave;re de la
+verticale par un brusque retrait d'une longueur &agrave; peu
+pr&egrave;s &eacute;gale. Le
+renversement cons&eacute;cutif neutralisait ce qui vous avait paru
+&ecirc;tre
+conc&eacute;d&eacute;, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait
+m&ecirc;me pas acquis
+comme en mati&egrave;re de duel, les positions primitives
+&eacute;taient gard&eacute;es.
+Cette m&ecirc;me annulation de l'amabilit&eacute; par la reprise des
+distances (qui
+&eacute;tait d'origine Courvoisier et destin&eacute;e &agrave; montrer
+que les avances faites
+dans le premier mouvement n'&eacute;taient qu'une feinte d'un instant)
+se
+manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
+Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
+les premiers temps de leur connaissance. Le &laquo;corps&raquo; de la
+lettre pouvait
+contenir des phrases qu'on n'&eacute;crirait, semble-t-il, qu'&agrave;
+un ami, mais
+c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'&ecirc;tre
+celui de
+la dame, car la lettre commen&ccedil;ait par: &laquo;monsieur&raquo; et
+finissait par:
+&laquo;Croyez, monsieur, &agrave; mes sentiments
+distingu&eacute;s.&raquo; D&egrave;s lors, entre ce
+froid d&eacute;but et cette fin glaciale qui changeaient le sens de
+tout le
+reste, pouvaient se succ&eacute;der (si c'&eacute;tait une
+r&eacute;ponse &agrave; une lettre de
+condol&eacute;ance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin
+que la
+Guermantes avait eu &agrave; perdre sa s&#339;ur, de l'intimit&eacute; qui
+existait entre
+elles, des beaut&eacute;s du pays o&ugrave; elle vill&eacute;giaturait,
+des consolations
+qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela
+n'&eacute;tait
+plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
+caract&egrave;re intime n'entra&icirc;nait pourtant pas plus
+d'intimit&eacute; entre vous et
+l'&eacute;pistoli&egrave;re que si celle-ci avait &eacute;t&eacute;
+Pline le Jeune ou M<sup>me</sup> de
+Simiane.</p>
+<p>Il est vrai que certaines Guermantes vous &eacute;crivaient
+d&egrave;s les premi&egrave;res
+fois &laquo;mon cher ami&raquo;, &laquo;mon ami&raquo;, ce
+n'&eacute;taient pas toujours les plus
+simples d'entre elles, mais plut&ocirc;t celles qui, ne vivant qu'au
+milieu
+des rois et, d'autre part, &eacute;tant
+&laquo;l&eacute;g&egrave;res&raquo;, prenaient dans leur orgueil
+la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans
+leur
+corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions
+qu'elles
+pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on e&ucirc;t eu une
+trisa&iuml;eule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dit
+en
+parlant de la marquise de Guermantes &laquo;la tante Adam&raquo;, les
+Guermantes
+&eacute;taient si nombreux que m&ecirc;me pour ces simples rites, celui
+du salut de
+pr&eacute;sentation par exemple, il existait bien des
+vari&eacute;t&eacute;s. Chaque
+sous-groupe un peu raffin&eacute; avait le sien, qu'on se transmettait
+des
+parents aux enfants comme une recette de vuln&eacute;raire et une
+mani&egrave;re
+particuli&egrave;re de pr&eacute;parer les confitures. C'est ainsi
+qu'on a vu la
+poign&eacute;e de main de Saint-Loup se d&eacute;clancher comme
+malgr&eacute; lui au moment
+o&ugrave; il entendait votre nom, sans participation de regard, sans
+adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison
+sp&eacute;ciale&#8212;ce qui arrivait du reste assez rarement&#8212;&eacute;tait
+pr&eacute;sent&eacute; &agrave;
+quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la t&ecirc;te, devant
+ce
+minimum si brusque de bonjour, rev&ecirc;tant volontairement les
+apparences de
+l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir
+contre lui. Et il &eacute;tait bien &eacute;tonn&eacute; d'apprendre
+qu'il ou elle avait jug&eacute;
+&agrave; propos d'&eacute;crire tout sp&eacute;cialement au
+pr&eacute;sentateur pour lui dire
+combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle esp&eacute;rait bien vous
+revoir.
+Aussi particularis&eacute;s que le geste m&eacute;canique de Saint-Loup
+&eacute;taient les
+entrechats compliqu&eacute;s et rapides (jug&eacute;s ridicules par M.
+de Charlus) du
+marquis de Fierbois, les pas graves et mesur&eacute;s du prince de
+Guermantes.
+Mais il est impossible de d&eacute;crire ici la richesse de cette
+chor&eacute;graphie
+des Guermantes &agrave; cause de l'&eacute;tendue m&ecirc;me du corps
+de ballet.</p>
+<p>Pour en revenir &agrave; l'antipathie qui animait les Courvoisier
+contre la
+duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation
+de
+la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle &eacute;tait alors
+peu
+fortun&eacute;e. Malheureusement, de tout temps une sorte
+d'&eacute;manation
+fuligineuse et <i>sui generis</i> enfouissait, d&eacute;robait aux
+yeux, la richesse
+des Courvoisier qui, si grande qu'elle f&ucirc;t, demeurait obscure.
+Une
+Courvoisier fort riche avait beau &eacute;pouser un gros parti, il
+arrivait
+toujours que le jeune m&eacute;nage n'avait pas de domicile personnel
+&agrave; Paris,
+y &laquo;descendait&raquo; chez ses beaux-parents, et pour le reste de
+l'ann&eacute;e
+vivait en province au milieu d'une soci&eacute;t&eacute; sans
+m&eacute;lange mais sans &eacute;clat.
+Pendant que Saint-Loup, qui n'avait gu&egrave;re plus que des dettes,
+&eacute;blouissait Donci&egrave;res par ses attelages, un Courvoisier
+fort riche n'y
+prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des
+ann&eacute;es
+auparavant) M<sup>lle</sup> de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas
+grand'chose,
+faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier
+r&eacute;unies
+des leurs. Le scandale m&ecirc;me de ses propos faisait une
+esp&egrave;ce de r&eacute;clame
+&agrave; sa mani&egrave;re de s'habiller et de se coiffer. Elle avait
+os&eacute; dire au
+grand-duc de Russie: &laquo;Eh bien! Monseigneur, il para&icirc;t que
+vous voulez
+faire assassiner Tolsto&iuml;?&raquo; dans un d&icirc;ner auquel on
+n'avait point convi&eacute;
+les Courvoisier, d'ailleurs peu renseign&eacute;s sur Tolsto&iuml;. Ils
+ne
+l'&eacute;taient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en
+juge par
+la duchesse de Gallardon douairi&egrave;re (belle-m&egrave;re de la
+princesse de
+Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas &eacute;t&eacute;
+en cinq ans
+honor&eacute;e d'une seule visite d'Oriane, r&eacute;pondit &agrave;
+quelqu'un qui lui
+demandait la raison de son absence: &laquo;Il para&icirc;t qu'elle
+r&eacute;cite de
+l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne
+tol&egrave;re pas &ccedil;a chez moi!&raquo;</p>
+<p>On peut imaginer combien cette &laquo;sortie&raquo; de M<sup>lle</sup>
+de Guermantes sur
+Tolsto&iuml;, si elle indignait les Courvoisier, &eacute;merveillait
+les Guermantes,
+et, par del&agrave;, tout ce qui leur tenait non seulement de
+pr&egrave;s, mais de
+loin. La comtesse douairi&egrave;re d'Argencourt, n&eacute;e Seineport,
+qui recevait
+un peu tout le monde parce qu'elle &eacute;tait bas bleu et quoique son
+fils
+f&ucirc;t un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres
+en
+disant: &laquo;Oriane de Guermantes qui est fine comme l'ambre, maligne
+comme
+un singe, dou&eacute;e pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un
+grand
+peintre et des vers comme en font peu de grands po&egrave;tes, et vous
+savez,
+comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa
+grand'm&egrave;re &eacute;tait
+M<sup>lle</sup> de Montpensier, et elle est la dix-huiti&egrave;me
+Oriane de Guermantes
+sans une m&eacute;salliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux
+de
+France.&raquo;</p>
+<p>Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que
+recevait
+M<sup>me</sup> d'Argencourt, se repr&eacute;sentant Oriane de
+Guermantes, qu'ils
+n'auraient jamais l'occasion de conna&icirc;tre personnellement, comme
+quelque
+chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse
+Badroul Boudour, non seulement se sentaient pr&ecirc;ts &agrave; mourir
+pour elle en
+apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout
+Tolsto&iuml;,
+mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle
+force
+leur propre amour de Tolsto&iuml;, leur d&eacute;sir de
+r&eacute;sistance au tsarisme. Ces
+id&eacute;es lib&eacute;rales avaient pu s'an&eacute;mier entre eux,
+ils avaient pu douter de
+leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de M<sup>lle</sup>
+de
+Guermantes elle-m&ecirc;me, c'est-&agrave;-dire d'une jeune fille si
+indiscutablement
+pr&eacute;cieuse et autoris&eacute;e, portant les cheveux &agrave; plat
+sur le front (ce que
+jamais une Courvoisier n'e&ucirc;t consenti &agrave; faire) leur venait
+un tel
+secours. Un certain nombre de r&eacute;alit&eacute;s bonnes ou
+mauvaises gagnent ainsi
+beaucoup &agrave; recevoir l'adh&eacute;sion de personnes qui ont
+autorit&eacute; sur nous.
+Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilit&eacute; dans
+la rue
+se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en
+lui-m&ecirc;me,
+mais dont on savait que c'&eacute;tait la mani&egrave;re
+distingu&eacute;e de dire bonjour,
+de sorte que tout le monde, effa&ccedil;ant de soi le sourire, le bon
+accueil,
+s'effor&ccedil;ait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les
+Guermantes, en
+g&eacute;n&eacute;ral, et particuli&egrave;rement Oriane, tout en
+connaissant mieux que
+personne ces rites, n'h&eacute;sitaient pas, si elles vous apercevaient
+d'une
+voiture, &agrave; vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un
+salon,
+laissant les Courvoisier faire leurs saluts emprunt&eacute;s et raides,
+esquissaient de charmantes r&eacute;v&eacute;rences, vous tendaient la
+main comme &agrave; un
+camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup,
+gr&acirc;ce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic,
+jusque-l&agrave; un
+peu creuse et s&egrave;che, tout ce que naturellement on e&ucirc;t
+aim&eacute; et qu'on
+s'&eacute;tait efforc&eacute; de proscrire, la bienvenue,
+l'&eacute;panchement d'une
+amabilit&eacute; vraie, la spontan&eacute;it&eacute;. C'est de la
+m&ecirc;me mani&egrave;re, mais par une
+r&eacute;habilitation cette fois peu justifi&eacute;e, que les
+personnes qui portent
+le plus en elles le go&ucirc;t instinctif de la mauvaise musique et des
+m&eacute;lodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de
+caressant et
+de facile, arrivent, gr&acirc;ce &agrave; la culture symphonique,
+&agrave; mortifier en
+elles ce go&ucirc;t. Mais une fois arriv&eacute;es &agrave; ce point,
+quand, &eacute;merveill&eacute;es
+avec raison par l'&eacute;blouissant coloris orchestral de Richard
+Strauss,
+elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber
+les
+motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain
+dans
+une autorit&eacute; si haute une justification qui les ravit et elles
+s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en
+&eacute;coutant
+<i>Salom&eacute;</i>, de ce qui leur &eacute;tait interdit d'aimer dans
+<i>Les Diamants de la
+Couronne</i>.</p>
+<p>Authentique ou non, l'apostrophe de M<sup>lle</sup> de Guermantes au
+grand-duc,
+colport&eacute;e de maison en maison, &eacute;tait une occasion de
+raconter avec
+quelle &eacute;l&eacute;gance excessive Oriane &eacute;tait
+arrang&eacute;e &agrave; ce d&icirc;ner. Mais si le
+luxe (ce qui pr&eacute;cis&eacute;ment le rendait inaccessible aux
+Courvoisier) ne
+na&icirc;t pas de la richesse, mais de la prodigalit&eacute;, encore la
+seconde
+dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la
+premi&egrave;re,
+laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, &eacute;tant
+donn&eacute; les
+principes affich&eacute;s ouvertement non seulement par Oriane, mais
+par M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, &agrave; savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est
+ridicule
+de se pr&eacute;occuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur,
+que
+seuls l'intelligence, le c&#339;ur, le talent ont de l'importance, les
+Courvoisier pouvaient esp&eacute;rer qu'en vertu de cette
+&eacute;ducation qu'elle
+avait re&ccedil;ue de la marquise, Oriane &eacute;pouserait quelqu'un
+qui ne serait
+pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un
+libre
+penseur, qu'elle entrerait d&eacute;finitivement dans la
+cat&eacute;gorie de ce que
+les Courvoisier appelaient &laquo;les d&eacute;voy&eacute;s&raquo;. Ils
+pouvaient d'autant plus
+l'esp&eacute;rer que, M<sup>me</sup> de Villeparisis traversant en ce
+moment au point de
+vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes
+que je rencontrai chez elle ne lui &eacute;taient encore revenues),
+elle
+affichait une horreur profonde &agrave; l'&eacute;gard de la
+soci&eacute;t&eacute; qui la tenait &agrave;
+l'&eacute;cart. M&ecirc;me quand elle parlait de son neveu le prince de
+Guermantes
+qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce
+qu'il &eacute;tait f&eacute;ru de sa naissance. Mais au moment
+m&ecirc;me o&ugrave; il s'&eacute;tait agi
+de trouver un mari &agrave; Oriane, ce n'&eacute;taient plus les
+principes affich&eacute;s
+par la tante et la ni&egrave;ce qui avaient men&eacute; l'affaire;
+&ccedil;'avait &eacute;t&eacute; le
+myst&eacute;rieux &laquo;G&eacute;nie de la famille&raquo;. Aussi
+infailliblement que si M<sup>me</sup> de
+Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parl&eacute; que titres de
+rente et
+g&eacute;n&eacute;alogies au lieu de m&eacute;rite litt&eacute;raire et
+de qualit&eacute;s du c&#339;ur, et
+comme si la marquise, pour quelques jours avait &eacute;t&eacute;&#8212;comme
+elle serait
+plus tard&#8212;morte, et en bi&egrave;re, dans l'&eacute;glise de Combray,
+o&ugrave; chaque
+membre de la famille n'&eacute;tait plus qu'un Guermantes, avec une
+privation
+d'individualit&eacute; et de pr&eacute;noms qu'attestait sur les
+grandes tentures
+noires le seul G... de pourpre, surmont&eacute; de la couronne ducale,
+c'&eacute;tait
+sur l'homme le plus riche et le mieux n&eacute;, sur le plus grand
+parti du
+faubourg Saint-Germain, sur le fils a&icirc;n&eacute; du duc de
+Guermantes, le prince
+des Laumes, que le G&eacute;nie de la famille avait port&eacute; le
+choix de
+l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'&eacute;vang&eacute;lique M<sup>me</sup>
+de Villeparisis.
+Et pendant deux heures, le jour du mariage, M<sup>me</sup> de
+Villeparisis eut
+chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle
+se
+moqua m&ecirc;me avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait
+convi&eacute;s et
+auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de
+&laquo;couper le
+c&acirc;ble&raquo; d&egrave;s l'ann&eacute;e suivante. Pour mettre le
+comble au malheur des
+Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les
+seules sup&eacute;riorit&eacute;s sociales recommenc&egrave;rent
+&agrave; se d&eacute;biter chez la
+princesse des Laumes, aussit&ocirc;t apr&egrave;s le mariage. Et
+&agrave; cet &eacute;gard, soit
+dit en passant, le point de vue que d&eacute;fendait Saint-Loup quand
+il vivait
+avec Rachel, fr&eacute;quentait les amis de Rachel, aurait voulu
+&eacute;pouser
+Rachel, comportait&#8212;quelque horreur qu'il inspir&acirc;t dans la
+famille&#8212;moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en
+g&eacute;n&eacute;ral, pr&ocirc;nant l'intelligence, n'admettant
+presque pas qu'on m&icirc;t en
+doute l'&eacute;galit&eacute; des hommes, alors que tout cela
+aboutissait &agrave; point
+nomm&eacute; au m&ecirc;me r&eacute;sultat que si elles eussent
+profess&eacute; des maximes
+contraires, c'est-&agrave;-dire &agrave; &eacute;pouser un duc
+richissime. Saint-Loup
+agissait, au contraire, conform&eacute;ment &agrave; ses
+th&eacute;ories, ce qui faisait dire
+qu'il &eacute;tait dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue
+moral,
+Rachel &eacute;tait en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas
+certain que
+si une personne ne valait pas mieux, mais e&ucirc;t &eacute;t&eacute;
+duchesse ou e&ucirc;t
+poss&eacute;d&eacute; beaucoup de millions, M<sup>me</sup> de Marsantes
+n'e&ucirc;t pas &eacute;t&eacute; favorable
+au mariage.</p>
+<p>Or, pour en revenir &agrave; M<sup>me</sup> des Laumes
+(bient&ocirc;t apr&egrave;s duchesse de
+Guermantes par la mort de son beau-p&egrave;re) ce fut un
+surcro&icirc;t de malheur
+inflig&eacute; aux Courvoisier que les th&eacute;ories de la jeune
+princesse, en
+restant ainsi dans son langage, n'eussent dirig&eacute; en rien sa
+conduite;
+car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit
+nullement &agrave; l'&eacute;l&eacute;gance aristocratique du salon
+Guermantes. Sans doute
+toutes les personnes que M<sup>me</sup> de Guermantes ne recevait pas
+se figuraient
+que c'&eacute;tait parce qu'elles n'&eacute;taient pas assez
+intelligentes, et telle
+riche Am&eacute;ricaine qui n'avait jamais poss&eacute;d&eacute;
+d'autre livre qu'un petit
+exemplaire ancien, et jamais ouvert, des po&eacute;sies de Parny,
+pos&eacute;, parce
+qu'il &eacute;tait &laquo;du temps&raquo;, sur un meuble de son petit
+salon, montrait quel
+cas elle faisait des qualit&eacute;s de l'esprit par les regards
+d&eacute;vorants
+qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait
+&agrave;
+l'Op&eacute;ra. Sans doute aussi M<sup>me</sup> de Guermantes
+&eacute;tait sinc&egrave;re quand elle
+&eacute;lisait une personne &agrave; cause de son intelligence. Quand
+elle disait
+d'une femme, il para&icirc;t qu'elle est &laquo;charmante&raquo;, ou
+d'un homme qu'il
+&eacute;tait tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas
+avoir
+d'autres raisons de consentir &agrave; les recevoir que ce charme ou
+cette
+intelligence, le g&eacute;nie des Guermantes n'intervenant pas &agrave;
+cette derni&egrave;re
+minute: plus profond, situ&eacute; &agrave; l'entr&eacute;e obscure de
+la r&eacute;gion o&ugrave; les
+Guermantes jugeaient, ce g&eacute;nie vigilant emp&ecirc;chait les
+Guermantes de
+trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils
+n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme
+&eacute;tait
+d&eacute;clar&eacute; savant, mais comme un dictionnaire, ou au
+contraire commun avec
+un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible,
+ou
+parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle
+horreur, c'&eacute;taient des snobs. M. de Br&eacute;aut&eacute;, dont le
+ch&acirc;teau &eacute;tait tout
+voisin de Guermantes, ne fr&eacute;quentait que des altesses. Mais il
+se
+moquait d'elles et ne r&ecirc;vait que vivre dans les mus&eacute;es.
+Aussi M<sup>me</sup> de
+Guermantes &eacute;tait-elle indign&eacute;e quand on traitait M. de
+Br&eacute;aut&eacute; de snob.
+&laquo;Snob, Babal! Mais vous &ecirc;tes fou, mon pauvre ami, c'est
+tout le
+contraire, il d&eacute;teste les gens brillants, on ne peut pas lui
+faire faire
+une connaissance. M&ecirc;me chez moi! si je l'invite avec quelqu'un de
+nouveau, il ne vient qu'en g&eacute;missant.&raquo; Ce n'est pas que,
+m&ecirc;me en
+pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre
+cas que les Courvoisier. D'une fa&ccedil;on positive cette
+diff&eacute;rence entre les
+Guermantes et les Courvoisier donnait d&eacute;j&agrave; d'assez beaux
+fruits. Ainsi
+la duchesse de Guermantes, du reste envelopp&eacute;e d'un
+myst&egrave;re devant
+lequel r&ecirc;vaient de loin tant de po&egrave;tes, avait donn&eacute;
+cette f&ecirc;te dont nous
+avons d&eacute;j&agrave; parl&eacute;, o&ugrave; le roi d'Angleterre
+s'&eacute;tait plu mieux que nulle
+part ailleurs, car elle avait eu l'id&eacute;e, qui ne serait jamais
+venue &agrave;
+l'esprit, et la hardiesse, qui e&ucirc;t fait reculer le courage de
+tous les
+Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalit&eacute;s que nous
+avons
+cit&eacute;es, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique
+Grandmougin.
+Mais c'est surtout au point de vue n&eacute;gatif que
+l'intellectualit&eacute; se
+faisait sentir. Si le coefficient n&eacute;cessaire d'intelligence et
+de
+charme allait en s'abaissant au fur et &agrave; mesure que
+s'&eacute;levait le rang de
+la personne qui d&eacute;sirait &ecirc;tre invit&eacute;e chez la
+princesse de Guermantes,
+jusqu'&agrave; approcher de z&eacute;ro quand il s'agissait des
+principales t&ecirc;tes
+couronn&eacute;es, en revanche plus on descendait au-dessous de ce
+niveau
+royal, plus le coefficient s'&eacute;levait. Par exemple, chez la
+princesse de
+Parme, il y avait une quantit&eacute; de personnes que l'Altesse
+recevait parce
+qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles &eacute;taient
+alli&eacute;es &agrave;
+telle duchesse, ou attach&eacute;es &agrave; la personne de tel
+souverain, ces
+personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes; or,
+pour un Courvoisier la raison &laquo;aim&eacute; de la princesse de
+Parme&raquo;, &laquo;s&#339;ur de
+m&egrave;re avec la duchesse d'Arpajon&raquo;, &laquo;passant tous les
+ans trois mois chez
+la reine d'Espagne&raquo;, aurait suffi &agrave; leur faire inviter de
+telles gens,
+mais M<sup>me</sup> de Guermantes, qui recevait poliment leur salut
+depuis dix ans
+chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laiss&eacute; passer
+son
+seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au
+sens mat&eacute;riel o&ugrave; il suffit de meubles qu'on ne trouve pas
+jolis, mais
+qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre
+affreux. Un tel salon ressemble &agrave; un ouvrage o&ugrave; on ne
+sait pas
+s'abstenir des phrases qui d&eacute;montrent du savoir, du brillant, de
+la
+facilit&eacute;. Comme un livre, comme une maison, la qualit&eacute;
+d'un &laquo;salon&raquo;,
+pensait avec raison M<sup>me</sup> de Guermantes, a pour pierre
+angulaire le
+sacrifice.</p>
+<p>Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse
+de
+Guermantes se contentait depuis des ann&eacute;es du m&ecirc;me bonjour
+convenable,
+ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller
+&agrave; leurs
+f&ecirc;tes, s'en plaignaient discr&egrave;tement &agrave; l'Altesse,
+laquelle, les jours o&ugrave;
+M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le
+rus&eacute; seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait
+des
+ma&icirc;tresses, mais comp&egrave;re &agrave; toute &eacute;preuve en
+ce qui touchait le bon
+fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en &eacute;tait
+l'attrait principal), r&eacute;pondait: &laquo;Mais est-ce que ma femme
+la conna&icirc;t?
+Ah! alors, en effet, elle aurait d&ucirc;. Mais je vais dire la
+v&eacute;rit&eacute; &agrave;
+Madame, Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est
+entour&eacute;e d'une cour d'esprits sup&eacute;rieurs&#8212;moi je ne suis
+pas son mari,
+je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre
+qui sont, elles, tr&egrave;s spirituelles, les femmes l'ennuient.
+Voyons,
+Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la
+marquise de Souvr&eacute; ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la
+princesse
+la re&ccedil;oit par bont&eacute;. Et puis elle la conna&icirc;t. Vous
+dites qu'Oriane l'a
+vue, c'est possible, mais tr&egrave;s peu je vous assure. Et puis je
+vais dire
+&agrave; la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est
+tr&egrave;s
+fatigu&eacute;e, et elle aime tant &ecirc;tre aimable que, si je la
+laissais faire,
+ce serait des visites &agrave; n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier
+soir,
+elle avait de la temp&eacute;rature, elle avait peur de faire de la
+peine &agrave; la
+duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai d&ucirc; montrer
+les
+dents, j'ai d&eacute;fendu qu'on attel&acirc;t. Tenez, savez-vous,
+Madame, j'ai bien
+envie de ne pas m&ecirc;me dire &agrave; Oriane que vous m'avez
+parl&eacute; de M<sup>me</sup> de
+Souvr&eacute;. Oriane aime tant votre Altesse qu'elle ira
+aussit&ocirc;t inviter M<sup>me</sup>
+de Souvr&eacute;, ce sera une visite de plus, cela nous forcera
+&agrave; entrer en
+relations avec la s&#339;ur dont je connais tr&egrave;s bien le mari. Je
+crois que
+je ne dirai rien du tout &agrave; Oriane, si la princesse m'y autorise.
+Nous
+lui &eacute;viterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et
+je vous
+assure que cela ne privera pas M<sup>me</sup> de Souvr&eacute;. Elle va
+partout, dans les
+endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons m&ecirc;me pas, de
+petits
+d&icirc;ners de rien, M<sup>me</sup> de Souvr&eacute; s'ennuierait
+&agrave; p&eacute;rir.&raquo; La princesse de
+Parme, na&iuml;vement persuad&eacute;e que le duc de Guermantes ne
+transmettrait pas
+sa demande &agrave; la duchesse et d&eacute;sol&eacute;e de n'avoir pu
+obtenir l'invitation
+que d&eacute;sirait M<sup>me</sup> de Souvr&eacute;, &eacute;tait
+d'autant plus flatt&eacute;e d'&ecirc;tre une des
+habitu&eacute;es d'un salon si peu accessible. Sans doute cette
+satisfaction
+n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme
+invitait M<sup>me</sup> de Guermantes, elle avait &agrave; se mettre
+l'esprit &agrave; la torture
+pour n'avoir personne qui p&ucirc;t d&eacute;plaire &agrave; la
+duchesse et l'emp&ecirc;cher de
+revenir.</p>
+<p>Les jours habituels (apr&egrave;s le d&icirc;ner o&ugrave; elle
+avait toujours de tr&egrave;s bonne
+heure, ayant gard&eacute; les habitudes anciennes, quelques convives),
+le
+salon de la princesse de Parme &eacute;tait ouvert aux habitu&eacute;s,
+et d'une fa&ccedil;on
+g&eacute;n&eacute;rale &agrave; toute la grande aristocratie
+fran&ccedil;aise et &eacute;trang&egrave;re. La
+r&eacute;ception consistait en ceci qu'au sortir de la salle &agrave;
+manger, la
+princesse s'asseyait sur un canap&eacute; devant une grande table
+ronde,
+causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient
+d&icirc;n&eacute;, ou
+bien jetait les yeux sur un &laquo;magazine&raquo;, jouait aux cartes
+(ou feignait
+d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une
+patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou suppos&eacute; un
+personnage
+marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de
+s'ouvrir &agrave; deux battants, de se refermer, de se rouvrir de
+nouveau, pour
+laisser passage aux visiteurs qui avaient d&icirc;n&eacute; quatre
+&agrave; quatre (ou s'ils
+d&icirc;naient en ville escamotaient le caf&eacute; en disant qu'ils
+allaient
+revenir, comptant en effet &laquo;entrer par une porte et sortir par
+l'autre&raquo;)
+pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive
+&agrave; son jeu ou &agrave; la causerie, faisait semblant de ne pas
+voir les
+arrivantes et ce n'est qu'au moment o&ugrave; elles &eacute;taient
+&agrave; deux pas d'elle,
+qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bont&eacute; pour les
+femmes.
+Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une
+r&eacute;v&eacute;rence qui
+allait jusqu'&agrave; la g&eacute;nuflexion, de mani&egrave;re &agrave;
+mettre leurs l&egrave;vres &agrave; la
+hauteur de la belle main qui pendait tr&egrave;s bas et &agrave; la
+baiser. Mais &agrave; ce
+moment la princesse, de m&ecirc;me que si elle e&ucirc;t chaque fois
+&eacute;t&eacute; surprise
+par un protocole qu'elle connaissait pourtant tr&egrave;s bien,
+relevait
+l'agenouill&eacute;e comme de vive force avec une gr&acirc;ce et une
+douceur sans
+&eacute;gales, et l'embrassait sur les joues. Gr&acirc;ce et douceur
+qui avaient pour
+condition, dira-t-on, l'humilit&eacute; avec laquelle l'arrivante
+pliait le
+genou. Sans doute, et il semble que dans une soci&eacute;t&eacute;
+&eacute;galitaire la
+politesse dispara&icirc;trait, non, comme on croit, par le
+d&eacute;faut de
+l'&eacute;ducation, mais parce que, chez les uns dispara&icirc;trait la
+d&eacute;f&eacute;rence due
+au prestige qui doit &ecirc;tre imaginaire pour &ecirc;tre efficace, et
+surtout chez
+les autres l'amabilit&eacute; qu'on prodigue et qu'on affine quand on
+sent
+qu'elle a pour celui qui la re&ccedil;oit un prix infini, lequel dans
+un monde
+fond&eacute; sur l'&eacute;galit&eacute; tomberait subitement &agrave;
+rien, comme tout ce qui
+n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la
+politesse dans une soci&eacute;t&eacute; nouvelle n'est pas certaine et
+nous sommes
+quelquefois trop dispos&eacute;s &agrave; croire que les conditions
+actuelles d'un
+&eacute;tat de choses en sont les seules possibles. De tr&egrave;s bons
+esprits ont
+cru qu'une r&eacute;publique ne pourrait avoir de diplomatie et
+d'alliances, et
+que la classe paysanne ne supporterait pas la s&eacute;paration de
+l'&Eacute;glise et
+de l'&Eacute;tat. Apr&egrave;s tout, la politesse dans une
+soci&eacute;t&eacute; &eacute;galitaire ne
+serait pas un miracle plus grand que le succ&egrave;s des chemins de
+fer et
+l'utilisation militaire de l'a&eacute;roplane. Puis, si m&ecirc;me la
+politesse
+disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une
+soci&eacute;t&eacute; ne serait-elle pas secr&egrave;tement
+hi&eacute;rarchis&eacute;e au fur et &agrave; mesure
+qu'elle serait en fait plus d&eacute;mocratique? C'est fort possible.
+Le
+pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
+ni &Eacute;tats, ni arm&eacute;e; les cath&eacute;drales
+exer&ccedil;aient un prestige bien moins
+grand sur un d&eacute;vot du XVII<sup>e</sup> si&egrave;cle que sur un
+ath&eacute;e du XX<sup>e</sup>, et si la
+princesse de Parme avait &eacute;t&eacute; souveraine d'un &Eacute;tat,
+sans doute euss&eacute;-je
+eu l'id&eacute;e d'en parler &agrave; peu pr&egrave;s autant que d'un
+pr&eacute;sident de la
+r&eacute;publique, c'est-&agrave;-dire pas du tout.</p>
+<p>Une fois l'imp&eacute;trante relev&eacute;e et embrass&eacute;e par
+la princesse, celle-ci se
+rasseyait, se remettait &agrave; sa patience non sans avoir, si la
+nouvelle
+venue &eacute;tait d'importance, caus&eacute; un moment avec elle en la
+faisant
+asseoir sur un fauteuil.</p>
+<p>Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur charg&eacute;e
+du service
+d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitu&eacute;s dans un
+immense hall
+sur lequel donnait le salon et qui &eacute;tait rempli de portraits, de
+curiosit&eacute;s relatives &agrave; la maison de Bourbon. Les convives
+habituels de
+la princesse jouaient alors volontiers le r&ocirc;le de cic&eacute;rone
+et disaient
+des choses int&eacute;ressantes, que n'avaient pas la patience
+d'&eacute;couter les
+jeunes gens, plus attentifs &agrave; regarder les Altesses vivantes (et
+au
+besoin &agrave; se faire pr&eacute;senter &agrave; elles par la dame
+d'honneur et les filles
+d'honneur) qu'&agrave; consid&eacute;rer les reliques des souveraines
+mortes. Trop
+occup&eacute;s des connaissances qu'ils pourraient faire et des
+invitations
+qu'ils p&ecirc;cheraient peut-&ecirc;tre, ils ne savaient absolument
+rien, m&ecirc;me
+apr&egrave;s des ann&eacute;es, de ce qu'il y avait dans ce
+pr&eacute;cieux mus&eacute;e des
+archives de la monarchie, et se rappelaient seulement
+confus&eacute;ment qu'il
+&eacute;tait orn&eacute; de cactus et de palmiers g&eacute;ants qui
+faisaient ressembler ce
+centre des &eacute;l&eacute;gances au Palmarium du Jardin
+d'Acclimatation.</p>
+<p>Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait
+parfois
+faire, ces soirs-l&agrave;, une visite de digestion &agrave; la
+princesse, qui la
+gardait tout le temps &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'elle, tout en
+badinant avec le duc. Mais
+quand la duchesse venait d&icirc;ner, la princesse se gardait bien
+d'avoir ses
+habitu&eacute;s et fermait sa porte en sortant de table, de peur que
+des
+visiteurs trop peu choisis d&eacute;plussent &agrave; l'exigeante
+duchesse. Ces
+soirs-l&agrave;, si des fid&egrave;les non pr&eacute;venus se
+pr&eacute;sentaient &agrave; la porte de
+l'Altesse, le concierge r&eacute;pondait: &laquo;Son Altesse Royale ne
+re&ccedil;oit pas ce
+soir&raquo;, et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de
+la
+princesse savaient que, &agrave; cette date-l&agrave;, ils ne seraient
+pas invit&eacute;s.
+C'&eacute;tait une s&eacute;rie particuli&egrave;re, une s&eacute;rie
+ferm&eacute;e &agrave; tant de ceux qui
+eussent souhait&eacute; d'y &ecirc;tre compris. Les exclus pouvaient,
+avec une
+quasi-certitude, nommer les &eacute;lus, et se disaient entre eux d'un
+ton
+piqu&eacute;: &laquo;Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se
+d&eacute;place jamais
+sans tout son &eacute;tat-major.&raquo; A l'aide de celui-ci, la
+princesse de Parme
+cherchait &agrave; entourer la duchesse comme d'une muraille
+protectrice contre
+les personnes desquelles le succ&egrave;s aupr&egrave;s d'elle serait
+plus douteux.
+Mais &agrave; plusieurs des amis pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s de la
+duchesse, &agrave; plusieurs membres
+de ce brillant &laquo;&eacute;tat-major&raquo;, la princesse de Parme
+&eacute;tait g&ecirc;n&eacute;e de faire
+des amabilit&eacute;s, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans
+doute la
+princesse de Parme admettait fort bien qu'on p&ucirc;t se plaire
+davantage
+dans la soci&eacute;t&eacute; de M<sup>me</sup> de Guermantes que dans
+la sienne propre. Elle
+&eacute;tait bien oblig&eacute;e de constater qu'on s'&eacute;crasait
+aux &laquo;jours&raquo; de la
+duchesse et qu'elle-m&ecirc;me y rencontrait souvent trois ou quatre
+altesses
+qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau
+retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, &agrave; ses
+th&eacute;s, les
+m&ecirc;mes tartes aux fraises, il y avait des fois o&ugrave; elle
+restait seule
+toute la journ&eacute;e avec une dame d'honneur et un conseiller de
+l&eacute;gation
+&eacute;tranger. Aussi, lorsque (comme &ccedil;'avait &eacute;t&eacute;
+par exemple le cas pour
+Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journ&eacute;e sans
+&ecirc;tre all&eacute;
+passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous
+les deux ans &agrave; la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas
+grande envie,
+m&ecirc;me pour amuser Oriane, de faire &agrave; ce Swann quelconque
+les &laquo;avances&raquo; de
+l'inviter &agrave; d&icirc;ner. Bref, convier la duchesse &eacute;tait
+pour la princesse de
+Parme une occasion de perplexit&eacute;s, tant elle &eacute;tait
+rong&eacute;e par la crainte
+qu'Oriane trouv&acirc;t tout mal. Mais en revanche, et pour la
+m&ecirc;me raison,
+quand la princesse de Parme venait d&icirc;ner chez M<sup>me</sup> de
+Guermantes, elle
+&eacute;tait s&ucirc;re d'avance que tout serait bien,
+d&eacute;licieux, elle n'avait qu'une
+peur, c'&eacute;tait de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de
+ne pas
+savoir assimiler les id&eacute;es et les gens. A ce titre ma
+pr&eacute;sence excitait
+son attention et sa cupidit&eacute; aussi bien que l'e&ucirc;t fait une
+nouvelle
+mani&egrave;re de d&eacute;corer la table avec des guirlandes de
+fruits, incertaine
+qu'elle &eacute;tait si c'&eacute;tait l'une ou l'autre, la
+d&eacute;coration de la table ou
+ma pr&eacute;sence, qui &eacute;tait plus particuli&egrave;rement l'un
+de ces charmes, secret
+du succ&egrave;s des r&eacute;ceptions d'Oriane, et, dans le doute,
+bien d&eacute;cid&eacute;e &agrave;
+tenter d'avoir &agrave; son prochain d&icirc;ner l'un et l'autre. Ce
+qui justifiait
+du reste pleinement la curiosit&eacute; ravie que la princesse de Parme
+apportait chez la duchesse, c'&eacute;tait cet &eacute;l&eacute;ment
+comique, dangereux,
+excitant, o&ugrave; la princesse se plongeait avec une sorte de
+crainte, de
+saisissement et de d&eacute;lices (comme au bord de la mer dans un de
+ces
+&laquo;bains de vagues&raquo; dont les guides baigneurs signalent le
+p&eacute;ril, tout
+simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'o&ugrave; elle
+sortait
+tonifi&eacute;e, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des
+Guermantes.
+L'esprit des Guermantes&#8212;entit&eacute; aussi inexistante que la
+quadrature du
+cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes &agrave;
+le
+poss&eacute;der&#8212;&eacute;tait une r&eacute;putation comme les rillettes
+de Tours ou les
+biscuits de Reims. Sans doute (une particularit&eacute; intellectuelle
+n'usant
+pas pour se propager des m&ecirc;mes modes que la couleur des cheveux
+ou du
+teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'&eacute;taient pas de
+son
+sang, poss&eacute;daient pourtant cet esprit, lequel en revanche
+n'avait pu
+envahir certains Guermantes par trop r&eacute;fractaires &agrave;
+n'importe quelle
+sorte d'esprit. Les d&eacute;tenteurs non apparent&eacute;s &agrave; la
+duchesse de l'esprit
+des Guermantes avaient g&eacute;n&eacute;ralement pour
+caract&eacute;ristique d'avoir &eacute;t&eacute; des
+hommes brillants, dou&eacute;s pour une carri&egrave;re &agrave;
+laquelle, que ce f&ucirc;t les
+arts, la diplomatie, l'&eacute;loquence parlementaire, l'arm&eacute;e,
+ils avaient
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute; la vie de coterie. Peut-&ecirc;tre cette
+pr&eacute;f&eacute;rence aurait-elle pu
+&ecirc;tre expliqu&eacute;e par un certain manque d'originalit&eacute;,
+ou d'initiative, ou
+de vouloir, ou de sant&eacute;, ou de chance, ou par le snobisme.</p>
+<p>Chez certains (il faut d'ailleurs reconna&icirc;tre que
+c'&eacute;tait l'exception),
+si le salon Guermantes avait &eacute;t&eacute; la pierre d'achoppement
+de leur
+carri&egrave;re, c'&eacute;tait contre leur gr&eacute;. Ainsi un
+m&eacute;decin, un peintre et un
+diplomate de grand avenir n'avaient pu r&eacute;ussir dans leur
+carri&egrave;re, pour
+laquelle ils &eacute;taient pourtant plus brillamment dou&eacute;s que
+beaucoup, parce
+que leur intimit&eacute; chez les Guermantes faisait que les deux
+premiers
+passaient pour des gens du monde, et le troisi&egrave;me pour un
+r&eacute;actionnaire,
+ce qui les avait emp&ecirc;ch&eacute;s tous trois d'&ecirc;tre reconnus
+par leurs pairs.
+L'antique robe et la toque rouge que rev&ecirc;tent et coiffent encore
+les
+coll&egrave;ges &eacute;lectoraux des facult&eacute;s n'est pas, ou du
+moins n'&eacute;tait pas, il
+n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement
+ext&eacute;rieure
+d'un pass&eacute; aux id&eacute;es &eacute;troites, d'un sectarisme
+ferm&eacute;. Sous la toque &agrave;
+glands d'or comme les grands-pr&ecirc;tres sous le bonnet conique des
+Juifs,
+les &laquo;professeurs&raquo; &eacute;taient encore, dans les
+ann&eacute;es qui pr&eacute;c&eacute;d&egrave;rent
+l'affaire Dreyfus, enferm&eacute;s dans des id&eacute;es rigoureusement
+pharisiennes.
+Du Boulbon &eacute;tait au fond un artiste, mais il &eacute;tait
+sauv&eacute; parce qu'il
+n'aimait pas le monde. Cottard fr&eacute;quentait les Verdurin. Mais M<sup>me</sup>
+Verdurin &eacute;tait une cliente, puis il &eacute;tait
+prot&eacute;g&eacute; par sa vulgarit&eacute;,
+enfin chez lui il ne recevait que la Facult&eacute;, dans des agapes
+sur
+lesquelles flottait une odeur d'acide ph&eacute;nique. Mais dans les
+corps
+fortement constitu&eacute;s, o&ugrave; d'ailleurs la rigueur des
+pr&eacute;jug&eacute;s n'est que la
+ran&ccedil;on de la plus belle int&eacute;grit&eacute;, des
+id&eacute;es morales les plus &eacute;lev&eacute;es,
+qui fl&eacute;chissent dans des milieux plus tol&eacute;rants, plus
+libres et bien
+vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin
+&eacute;carlate
+doubl&eacute; d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-&agrave;-dire un
+duc) de Venise
+enferm&eacute; dans le palais ducal, &eacute;tait aussi vertueux, aussi
+attach&eacute; &agrave; de
+nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout
+&eacute;l&eacute;ment &eacute;tranger, que
+cet autre duc, excellent mais terrible, qu'&eacute;tait M. de
+Saint-Simon.
+L'&eacute;tranger, c'&eacute;tait le m&eacute;decin mondain, ayant
+d'autres mani&egrave;res,
+d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons
+ici, afin de ne pas &ecirc;tre accus&eacute; par ses coll&egrave;gues
+de les m&eacute;priser
+(quelles id&eacute;es d'homme du monde!) s'il leur cachait la duchesse
+de
+Guermantes, esp&eacute;rait les d&eacute;sarmer en donnant les
+d&icirc;ners mixtes o&ugrave;
+l'&eacute;l&eacute;ment m&eacute;dical &eacute;tait noy&eacute; dans
+l'&eacute;l&eacute;ment mondain. Il ne savait pas
+qu'il signait ainsi sa perte, ou plut&ocirc;t il l'apprenait quand le
+conseil
+des dix (un peu plus &eacute;lev&eacute; en nombre) avait &agrave;
+pourvoir &agrave; la vacance
+d'une chaire, et que c'&eacute;tait toujours le nom d'un m&eacute;decin
+plus normal,
+f&ucirc;t-il plus m&eacute;diocre, qui sortait de l'urne fatale, et que
+le &laquo;veto&raquo;
+retentissait dans l'antique Facult&eacute;, aussi solennel, aussi
+ridicule,
+aussi terrible que le &laquo;juro&raquo; sur lequel mourut
+Moli&egrave;re. Ainsi encore du
+peintre &agrave; jamais &eacute;tiquet&eacute; homme du monde, quand
+des gens du monde qui
+faisaient de l'art avaient r&eacute;ussi &agrave; se faire
+&eacute;tiqueter artistes, ainsi
+pour le diplomate ayant trop d'attaches r&eacute;actionnaires.</p>
+<p>Mais ce cas &eacute;tait le plus rare. Le type des hommes
+distingu&eacute;s qui
+formaient le fond du salon Guermantes &eacute;tait celui des gens ayant
+renonc&eacute;
+volontairement (ou le croyant du moins) au reste, &agrave; tout ce qui
+&eacute;tait
+incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes,
+avec ce charme ind&eacute;finissable odieux &agrave; tout
+&laquo;corps&raquo; tant soit peu
+centralis&eacute;.</p>
+<p>Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitu&eacute;s du
+salon de
+la duchesse avait eu la m&eacute;daille d'or au Salon, que l'autre,
+secr&eacute;taire
+de la Conf&eacute;rence des avocats, avait fait des d&eacute;buts
+retentissants &agrave; la
+Chambre, qu'un troisi&egrave;me avait habilement servi la France comme
+charg&eacute;
+d'affaires, auraient pu consid&eacute;rer comme des rat&eacute;s les
+gens qui
+n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces
+&laquo;renseign&eacute;s&raquo; &eacute;taient
+peu nombreux, et les int&eacute;ress&eacute;s eux-m&ecirc;mes auraient
+&eacute;t&eacute; les derniers &agrave; le
+rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu
+m&ecirc;me de
+l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de
+pion, ou bien au contraire de gar&ccedil;on de magasin, tels ministres
+&eacute;minents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours,
+dont les
+journaux chantaient les louanges, mais &agrave; c&ocirc;t&eacute; de
+qui M<sup>me</sup> de Guermantes
+b&acirc;illait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une
+ma&icirc;tresse de maison lui avait donn&eacute; l'un ou l'autre pour
+voisin? Puisque
+&ecirc;tre un homme d'&Eacute;tat de premier ordre n'&eacute;tait
+nullement une
+recommandation aupr&egrave;s de la duchesse, ceux de ses amis qui
+avaient donn&eacute;
+leur d&eacute;mission de la &laquo;carri&egrave;re&raquo; ou de
+l'arm&eacute;e, qui ne s'&eacute;taient pas
+repr&eacute;sent&eacute;s &agrave; la Chambre, jugeaient, en venant
+tous les jours d&eacute;jeuner
+et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses,
+d'ailleurs peu appr&eacute;ci&eacute;es d'eux, du moins le
+disaient-ils, qu'ils
+avaient choisi la meilleure part, encore que leur air
+m&eacute;lancolique, m&ecirc;me
+au milieu de la ga&icirc;t&eacute;, contred&icirc;t un peu le
+bien-fond&eacute; de ce jugement.</p>
+<p>Encore faut-il reconna&icirc;tre que la d&eacute;licatesse de vie
+sociale, la finesse
+des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela
+f&ucirc;t-il,
+quelque chose de r&eacute;el. Aucun titre officiel n'y valait
+l'agr&eacute;ment de
+certains des pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s de M<sup>me</sup> de
+Guermantes que les ministres les plus
+puissants n'auraient pu r&eacute;ussir &agrave; attirer chez eux. Si
+dans ce salon
+tant d'ambitions intellectuelles et m&ecirc;me de nobles efforts
+avaient &eacute;t&eacute;
+enterr&eacute;s pour jamais, du moins, de leur poussi&egrave;re, la
+plus rare
+floraison de mondanit&eacute; avait pris naissance. Certes, des hommes
+d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient sup&eacute;rieurs
+&agrave; des hommes
+de valeur, qu'ils d&eacute;daignaient, mais c'est que ce que la
+duchesse de
+Guermantes pla&ccedil;ait au-dessus de tout, ce n'&eacute;tait pas
+l'intelligence,
+c'&eacute;tait, selon elle, cette forme sup&eacute;rieure, plus
+exquise, de
+l'intelligence &eacute;lev&eacute;e jusqu'&agrave; une
+vari&eacute;t&eacute; verbale de talent&#8212;l'esprit.
+Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir,
+l'un comme un p&eacute;dant, l'autre comme un mufle, malgr&eacute; tout
+le savoir de
+l'un et tout le g&eacute;nie de l'autre, c'&eacute;tait l'infiltration
+de l'esprit
+Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'e&ucirc;t
+os&eacute;
+pr&eacute;senter ni l'un ni l'autre &agrave; la duchesse, sentant
+d'avance de quel air
+elle e&ucirc;t accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines
+d'Elstir,
+l'esprit des Guermantes rangeant les propos pr&eacute;tentieux et
+prolong&eacute;s du
+genre s&eacute;rieux ou du genre farceur dans la plus
+intol&eacute;rable imb&eacute;cillit&eacute;.</p>
+<p>Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des
+Guermantes ne les avait pas gagn&eacute;s aussi compl&egrave;tement
+qu'il arrive, par
+exemple, dans les c&eacute;nacles litt&eacute;raires, o&ugrave; tout le
+monde a une m&ecirc;me
+mani&egrave;re de prononcer, d'&eacute;noncer, et par voie de
+cons&eacute;quence de penser,
+ce n'est pas certes que l'originalit&eacute; soit plus forte dans les
+milieux
+mondains et y mette obstacle &agrave; l'imitation. Mais l'imitation a
+pour
+conditions, non pas seulement l'absence d'une originalit&eacute;
+irr&eacute;ductible,
+mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner
+d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes
+auxquels ce sens musical faisait aussi enti&egrave;rement d&eacute;faut
+qu'aux
+Courvoisier.</p>
+<p>Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre
+acception du mot imitation, &laquo;faire des imitations&raquo; (ce qui
+se disait
+chez les Guermantes &laquo;faire des charges&raquo;), M<sup>me</sup> de
+Guermantes avait beau
+le r&eacute;ussir &agrave; ravir, les Courvoisier &eacute;taient aussi
+incapables de s'en
+rendre compte que s'ils eussent &eacute;t&eacute; une bande de lapins,
+au lieu
+d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le
+d&eacute;faut
+ou l'accent que la duchesse cherchait &agrave; contrefaire. Quand elle
+&laquo;imitait&raquo; le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient:
+&laquo;Oh! non, il
+ne parle tout de m&ecirc;me pas comme cela, j'ai encore
+d&icirc;n&eacute; hier soir avec
+lui chez Bebeth, il m'a parl&eacute; toute la soir&eacute;e, il ne
+parlait pas comme
+cela&raquo;, tandis que les Guermantes un peu cultiv&eacute;s
+s'&eacute;criaient: &laquo;Dieu
+qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle
+l'imite
+elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu
+Limoges!&raquo;
+Or, ces Guermantes-l&agrave; (sans m&ecirc;me aller jusqu'&agrave; ceux
+tout &agrave; fait
+remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges,
+disaient avec admiration: &laquo;Ah! on peut dire que vous le <i>tenez</i>&raquo;
+ou &laquo;que
+tu le tiens&raquo;) avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes (en quoi elle &eacute;tait dans le vrai), &agrave; force
+d'entendre et de
+raconter les mots de la duchesse ils &eacute;taient arriv&eacute;s
+&agrave; imiter tant bien
+que mal sa mani&egrave;re de s'exprimer, de juger, ce que Swann
+e&ucirc;t appel&eacute;,
+comme le duc, sa mani&egrave;re de &laquo;r&eacute;diger&raquo;,
+jusqu'&agrave; pr&eacute;senter dans leur
+conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait
+affreusement similaire &agrave; l'esprit d'Oriane et &eacute;tait
+trait&eacute; par eux
+d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes &eacute;taient pour elle
+non
+seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le
+reste de sa famille &agrave; l'&eacute;cart, et vengeait maintenant par
+ses d&eacute;dains
+les m&eacute;chancet&eacute;s que celle-ci lui avait faites quand elle
+&eacute;tait jeune
+fille) allait les voir quelquefois, et g&eacute;n&eacute;ralement en
+compagnie du duc,
+&agrave; la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites
+&eacute;taient un
+&eacute;v&eacute;nement. Le c&#339;ur battait un peu plus vite &agrave; la
+princesse d'&Eacute;pinay qui
+recevait dans son grand salon du rez-de-chauss&eacute;e, quand elle
+apercevait
+de loin, telles les premi&egrave;res lueurs d'un inoffensif incendie ou
+les
+&laquo;reconnaissances&raquo; d'une invasion non esp&eacute;r&eacute;e,
+traversant lentement la
+cour, d'une d&eacute;marche oblique, la duchesse coiff&eacute;e d'un
+ravissant chapeau
+et inclinant une ombrelle d'o&ugrave; pleuvait une odeur
+d'&eacute;t&eacute;. &laquo;Tiens,
+Oriane&raquo;, disait-elle comme un &laquo;garde-&agrave;-vous&raquo;
+qui cherchait &agrave; avertir ses
+visiteuses avec prudence, et pour qu'on e&ucirc;t le temps de sortir en
+ordre,
+qu'on &eacute;vacu&acirc;t les salons sans panique. La moiti&eacute;
+des personnes pr&eacute;sentes
+n'osait pas rester, se levait. &laquo;Mais non, pourquoi? rasseyez-vous
+donc,
+je suis charm&eacute;e de vous garder encore un peu&raquo;, disait la
+princesse d'un
+air d&eacute;gag&eacute; et &agrave; l'aise (pour faire la grande
+dame), mais d'une voix
+devenue factice. &laquo;Vous pourriez avoir &agrave; vous
+parler.&#8212;Vraiment, vous
+&ecirc;tes press&eacute;e? eh bien, j'irai chez vous&raquo;,
+r&eacute;pondait la ma&icirc;tresse de
+maison &agrave; celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la
+duchesse
+saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient l&agrave; depuis des
+ann&eacute;es
+sans les conna&icirc;tre pour cela davantage, et qui leur disaient
+&agrave; peine
+bonjour, par discr&eacute;tion. A peine &eacute;taient-ils partis que
+le duc demandait
+aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de
+s'int&eacute;resser
+&agrave; la qualit&eacute; intrins&egrave;que des personnes qu'il ne
+recevait pas par la
+m&eacute;chancet&eacute; du destin ou &agrave; cause de l'&eacute;tat
+nerveux d'Oriane. &laquo;Qu'est-ce
+que c'&eacute;tait que cette petite dame en chapeau rose?&#8212;Mais, mon
+cousin,
+vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, n&eacute;e
+Lamarzelle.&#8212;Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel;
+s'il n'y avait pas un petit d&eacute;faut dans la l&egrave;vre
+sup&eacute;rieure, elle serait
+tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas
+s'emb&ecirc;ter. Oriane? savez-vous &agrave; quoi ses sourcils et la
+plantation de
+ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne.&raquo;
+La
+duchesse de Guermantes, qui languissait d&egrave;s qu'on parlait de la
+beaut&eacute;
+d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait
+compt&eacute; sans le go&ucirc;t qu'avait son mari pour faire voir
+qu'il &eacute;tait
+parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il
+croyait
+se montrer plus s&eacute;rieux que sa femme. &laquo;Mais, disait-il
+tout d'un coup
+avec force, vous avez prononc&eacute; le nom de Lamarzelle. Je me
+rappelle que,
+quand j'&eacute;tais &agrave; la Chambre, un discours tout &agrave;
+fait remarquable fut
+prononc&eacute;...&#8212;C'&eacute;tait l'oncle de la jeune femme que vous
+venez de
+voir.&#8212;Ah! quel talent! Non, mon petit&raquo;, disait-il &agrave; la
+vicomtesse
+d'&Eacute;gremont, que M<sup>me</sup> de Guermantes ne pouvait souffrir
+mais qui, ne
+bougeant pas de chez la princesse d'&Eacute;pinay, o&ugrave; elle
+s'abaissait
+volontairement &agrave; un r&ocirc;le de soubrette (quitte &agrave;
+battre la sienne en
+rentrant), restait confuse, &eacute;plor&eacute;e, mais restait quand
+le couple ducal
+&eacute;tait l&agrave;, d&eacute;barrassait des manteaux, t&acirc;chait
+de se rendre utile, par
+discr&eacute;tion offrait de passer dans la pi&egrave;ce voisine,
+&laquo;ne faites pas de
+th&eacute; pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens
+simples, &agrave;
+la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers M<sup>me</sup>
+d'&Eacute;pinay (en laissant l'&Eacute;gremont rougissante, humble,
+ambitieuse et
+z&eacute;l&eacute;e), nous n'avons qu'un quart d'heure &agrave; vous
+donner.&raquo; Ce quart
+d'heure &eacute;tait occup&eacute; tout entier &agrave; une sorte
+d'exposition des mots que
+la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-m&ecirc;me
+n'e&ucirc;t
+certainement pas cit&eacute;s, mais que fort habilement le duc, en
+ayant l'air
+de la gourmander &agrave; propos des incidents qui les avaient
+provoqu&eacute;s,
+l'amenait comme involontairement &agrave; redire.</p>
+<p>La princesse d'&Eacute;pinay, qui aimait sa cousine et savait
+qu'elle avait un
+faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle,
+son esprit. &laquo;Parlez-lui de sa toilette tant que vous
+voudrez&raquo;, disait le
+duc du ton bourru qu'il avait adopt&eacute; et qu'il temp&eacute;rait
+d'un malicieux
+sourire pour qu'on ne prit pas son m&eacute;contentement au
+s&eacute;rieux, &laquo;mais, au
+nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme
+aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais
+calembour qu'elle a fait sur mon fr&egrave;re Palam&egrave;de,
+ajoutait-il sachant
+fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore
+ce calembour et enchant&eacute; de faire valoir sa femme. D'abord je
+trouve
+indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez
+jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon
+fr&egrave;re qui est tr&egrave;s susceptible, et si cela doit avoir
+pour r&eacute;sultat de
+me f&acirc;cher avec lui, c'est vraiment bien la peine.&raquo; </p>
+<p>&#8212;Mais nous ne savons pas! Un calembour d'Oriane? Cela doit
+&ecirc;tre
+d&eacute;licieux. Oh! dites-le.</p>
+<p>&#8212;Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus
+souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris.
+S&eacute;rieusement
+j'aime beaucoup mon fr&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner
+la
+r&eacute;plique &agrave; son mari &eacute;tait venu, je ne sais
+pourquoi vous dites que cela
+peut f&acirc;cher Palam&egrave;de, vous savez tr&egrave;s bien le
+contraire. Il est beaucoup
+trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a
+quoi que ce soit de d&eacute;sobligeant. Vous allez faire croire que
+j'ai dit
+une m&eacute;chancet&eacute;, j'ai tout simplement r&eacute;pondu
+quelque chose de pas dr&ocirc;le,
+mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je
+ne vous comprends pas.</p>
+<p>&#8212;Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il?</p>
+<p>&#8212;Oh! &eacute;videmment de rien de grave! s'&eacute;criait M. de
+Guermantes. Vous avez
+peut-&ecirc;tre entendu dire que mon fr&egrave;re voulait donner
+Br&eacute;z&eacute;, le ch&acirc;teau de
+sa femme, &agrave; sa s&#339;ur Marsantes.</p>
+<p>&#8212;Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le d&eacute;sirait pas, qu'elle
+n'aimait
+pas le pays o&ugrave; il est, que le climat ne lui convenait pas.</p>
+<p>&#8212;Eh bien, justement quelqu'un disait tout cela &agrave; ma femme et
+que si mon
+fr&egrave;re donnait ce ch&acirc;teau &agrave; notre s&#339;ur, ce
+n'&eacute;tait pas pour lui faire
+plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus,
+disait cette personne. Or, vous savez que Br&eacute;z&eacute;, c'est
+royal, cela peut
+valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a
+l&agrave;
+une des plus belles for&ecirc;ts de France. Il y a beaucoup de gens qui
+voudraient qu'on leur f&icirc;t des taquineries de ce genre. Aussi en
+entendant ce mot de taquin appliqu&eacute; &agrave; Charlus parce qu'il
+donnait un si
+beau ch&acirc;teau, Oriane n'a pu s'emp&ecirc;cher de s'&eacute;crier,
+involontairement, je
+dois le confesser, elle n'y a pas mis de m&eacute;chancet&eacute;, car
+c'est venu vite
+comme l'&eacute;clair, &laquo;Taquin... taquin... Alors c'est Taquin le
+Superbe!&raquo;
+Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir
+jet&eacute; un regard circulaire pour juger de l'esprit de sa femme, le
+duc
+qui &eacute;tait d'ailleurs assez sceptique quant &agrave; la
+connaissance que M<sup>me</sup>
+d'&Eacute;pinay avait de l'histoire ancienne, vous comprenez, c'est
+&agrave; cause de
+Tarquin le Superbe, le roi de Rome; c'est stupide, c'est un mauvais jeu
+de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma
+femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut
+qu'on r&eacute;p&egrave;te cela &agrave; mon fr&egrave;re, ce sera
+toute une histoire. D'autant
+plus, ajouta-t-il, que comme justement Palam&egrave;de est tr&egrave;s
+hautain, tr&egrave;s
+haut et aussi tr&egrave;s pointilleux, tr&egrave;s enclin aux
+comm&eacute;rages, m&ecirc;me en
+dehors de la question du ch&acirc;teau, il faut reconna&icirc;tre que
+Taquin le
+Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame,
+c'est que m&ecirc;me quand elle veut s'abaisser &agrave; de vulgaires
+&agrave; peu pr&egrave;s,
+elle reste spirituelle malgr&eacute; tout et elle peint assez bien les
+gens.</p>
+<p>Ainsi gr&acirc;ce, une fois, &agrave; Taquin le Superbe, une autre
+fois &agrave; un autre
+mot, ces visites du duc et de la duchesse &agrave; leur famille
+renouvelaient
+la provision des r&eacute;cits, et l'&eacute;moi qu'elles avaient
+caus&eacute; durait bien
+longtemps apr&egrave;s le d&eacute;part de la femme d'esprit et de son
+impr&eacute;sario. On
+se r&eacute;galait d'abord, avec les privil&eacute;gi&eacute;s qui
+avaient &eacute;t&eacute; de la f&ecirc;te
+(les personnes qui &eacute;taient rest&eacute;es l&agrave;), des mots
+qu'Oriane avait dits.
+&laquo;Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe?&raquo; demandait la
+princesse
+d'&Eacute;pinay.</p>
+<p>&#8212;Si, r&eacute;pondait en rougissant la marquise de Baveno, la
+princesse de
+Sarsina (La Rochefoucauld) m'en avait parl&eacute;, pas tout &agrave;
+fait dans les
+m&ecirc;mes termes. Mais cela a d&ucirc; &ecirc;tre bien plus
+int&eacute;ressant de l'entendre
+raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit
+de
+l'entendre accompagner par l'auteur. &laquo;Nous parlions du dernier
+mot
+d'Oriane qui &eacute;tait ici tout &agrave; l'heure&raquo;, disait-on
+&agrave; une visiteuse qui
+allait se trouver d&eacute;sol&eacute;e de ne pas &ecirc;tre venue une
+heure auparavant.</p>
+<p>&#8212;Comment, Oriane &eacute;tait ici?</p>
+<p>&#8212;Mais oui, vous seriez venue un peu plus t&ocirc;t, lui
+r&eacute;pondait la
+princesse d'&Eacute;pinay, sans reproche, mais en laissant comprendre
+tout ce
+que la maladroite avait rat&eacute;. C'&eacute;tait sa faute si elle
+n'avait pas
+assist&eacute; &agrave; la cr&eacute;ation du monde ou &agrave; la
+derni&egrave;re repr&eacute;sentation de M<sup>me</sup>
+Carvalho. &laquo;Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane?
+j'avoue
+que j'appr&eacute;cie beaucoup Taquin le Superbe&raquo;, et le
+&laquo;mot&raquo; se mangeait
+encore froid le lendemain &agrave; d&eacute;jeuner, entre intimes qu'on
+invitait pour
+cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. M&ecirc;me
+la
+princesse faisant cette semaine-l&agrave; sa visite annuelle &agrave;
+la princesse de
+Parme en profitait pour demander &agrave; l'Altesse si elle connaissait
+le mot
+et le lui racontait. &laquo;Ah! Taquin le Superbe&raquo;, disait la
+princesse de
+Parme, les yeux &eacute;carquill&eacute;s par une admiration <i>a
+priori</i>, mais qui
+implorait un suppl&eacute;ment d'explications auquel ne se refusait pas
+la
+princesse d'&Eacute;pinay. &laquo;J'avoue que Taquin le Superbe me
+pla&icirc;t infiniment
+comme r&eacute;daction&raquo; concluait la princesse. En
+r&eacute;alit&eacute;, le mot de r&eacute;daction
+ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse
+d'&Eacute;pinay,
+qui avait la pr&eacute;tention d'avoir assimil&eacute; l'esprit des
+Guermantes, avait
+pris &agrave; Oriane les expressions &laquo;r&eacute;dig&eacute;,
+r&eacute;daction&raquo; et les employait sans
+beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas
+beaucoup M<sup>me</sup> d'&Eacute;pinay qu'elle trouvait laide, savait
+avare et croyait
+m&eacute;chante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de
+&laquo;r&eacute;daction&raquo;
+qu'elle avait entendu prononcer par M<sup>me</sup> de Guermantes et
+qu'elle n'e&ucirc;t
+pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'&eacute;tait,
+en
+effet, la r&eacute;daction qui faisait le charme de Taquin le Superbe,
+et sans
+oublier tout &agrave; fait son antipathie pour la dame laide et avare,
+elle ne
+put se d&eacute;fendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme
+qui
+poss&eacute;dait &agrave; ce point l'esprit des Guermantes qu'elle
+voulut inviter la
+princesse d'&Eacute;pinay &agrave; l'Op&eacute;ra. Seule la retint la
+pens&eacute;e qu'il
+conviendrait peut-&ecirc;tre de consulter d'abord M<sup>me</sup> de
+Guermantes. Quant &agrave;
+M<sup>me</sup> d'&Eacute;pinay qui, bien diff&eacute;rente des
+Courvoisier, faisait mille gr&acirc;ces
+&agrave; Oriane et l'aimait, mais &eacute;tait jalouse de ses relations
+et un peu
+agac&eacute;e des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout
+le
+monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la
+princesse de Parme avait eu de peine &agrave; comprendre Taquin le
+Superbe et
+combien il fallait qu'Oriane f&ucirc;t snob pour avoir dans son
+intimit&eacute; une
+pareille dinde. &laquo;Je n'aurais jamais pu fr&eacute;quenter la
+princesse de Parme
+si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait &agrave; d&icirc;ner,
+parce que M.
+d'&Eacute;pinay ne me l'aurait jamais permis &agrave; cause de son
+immoralit&eacute;, faisant
+allusion &agrave; certains d&eacute;bordements purement imaginaires de
+la princesse.
+Mais m&ecirc;me si j'avais eu un mari moins s&eacute;v&egrave;re,
+j'avoue que je n'aurais
+pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment.
+Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine &agrave; arriver
+au bout
+de la visite.&raquo; Quant &agrave; ceux des Courvoisier qui se
+trouvaient chez
+Victurnienne au moment de la visite de M<sup>me</sup> de Guermantes,
+l'arriv&eacute;e de
+la duchesse les mettait g&eacute;n&eacute;ralement en fuite &agrave;
+cause de l'exasp&eacute;ration
+que leur causaient les &laquo;salamalecs exag&eacute;r&eacute;s&raquo;
+qu'on faisait pour Oriane.
+Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas
+compl&egrave;tement la plaisanterie, mais tout de m&ecirc;me &agrave;
+moiti&eacute;, car il &eacute;tait
+instruit. Et les Courvoisier all&egrave;rent r&eacute;p&eacute;tant
+qu'Oriane avait appel&eacute;
+l'oncle Palam&egrave;de &laquo;Tarquin le Superbe&raquo;, ce qui le
+peignait selon eux
+assez bien. &laquo;Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane?
+ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En
+somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient
+pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur c&egrave;dent en
+rien,
+ni comme illustration, ni comme anciennet&eacute;, ni comme alliances.
+Il ne
+faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre
+demandait &agrave; Fran&ccedil;ois I<sup>er</sup> quel &eacute;tait le
+plus noble des seigneurs l&agrave;
+pr&eacute;sents: &laquo;Sire, r&eacute;pondit le roi de France, c'est
+Courvoisier.&raquo;
+D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils rest&eacute;s que les mots
+les
+eussent laiss&eacute;s d'autant plus insensibles que les incidents qui
+les
+faisaient g&eacute;n&eacute;ralement na&icirc;tre auraient
+&eacute;t&eacute; consid&eacute;r&eacute;s par eux d'un point
+de vue tout &agrave; fait diff&eacute;rent. Si, par exemple, une
+Courvoisier se
+trouvait manquer de chaises, dans une r&eacute;ception qu'elle donnait,
+ou si
+elle se trompait de nom en parlant &agrave; une visiteuse qu'elle
+n'avait pas
+reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase
+ridicule, la Courvoisier, ennuy&eacute;e &agrave; l'extr&ecirc;me,
+rougissante, fr&eacute;missant
+d'agitation, d&eacute;plorait un pareil contretemps. Et quand elle
+avait un
+visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement
+et imp&eacute;rieusement interrogatif: &laquo;Est-ce que vous la
+connaissez?&raquo;
+craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa pr&eacute;sence
+donn&acirc;t
+une mauvaise impression &agrave; Oriane. Mais M<sup>me</sup> de
+Guermantes tirait, au
+contraire, de tels incidents, l'occasion de r&eacute;cits qui faisaient
+rire
+les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on &eacute;tait oblig&eacute; de
+l'envier
+d'avoir manqu&eacute; de chaises, d'avoir fait ou laiss&eacute; faire
+&agrave; son domestique
+une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait,
+comme on est oblig&eacute; de se f&eacute;liciter que les grands
+&eacute;crivains aient &eacute;t&eacute;
+tenus &agrave; distance par les hommes et trahis par les femmes quand
+leurs
+humiliations et leurs souffrances ont &eacute;t&eacute;, sinon
+l'aiguillon de leur
+g&eacute;nie, du moins la mati&egrave;re de leurs &#339;uvres.</p>
+<p>Les Courvoisier n'&eacute;taient pas davantage capables de
+s'&eacute;lever jusqu'&agrave;
+l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans
+la
+vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un s&ucirc;r instinct aux
+n&eacute;cessit&eacute;s
+du moment, en faisait quelque chose d'artistique, l&agrave; o&ugrave;
+l'application
+purement raisonn&eacute;e de r&egrave;gles rigides e&ucirc;t
+donn&eacute; d'aussi mauvais r&eacute;sultats
+qu'&agrave; quelqu'un qui, voulant r&eacute;ussir en amour ou dans la
+politique,
+reproduirait &agrave; la lettre dans sa propre vie les exploits de
+Bussy
+d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un d&icirc;ner de famille, ou
+un d&icirc;ner
+pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur
+fils,
+leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.
+Une Courvoisier dont le p&egrave;re avait &eacute;t&eacute; ministre de
+l'empereur, ayant &agrave;
+donner une matin&eacute;e en l'honneur de la princesse Mathilde,
+d&eacute;duisit par
+esprit de g&eacute;om&eacute;trie qu'elle ne pouvait inviter que des
+bonapartistes. Or
+elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes
+&eacute;l&eacute;gantes de ses
+relations, tous les hommes agr&eacute;ables furent impitoyablement
+bannis,
+parce que, d'opinion ou d'attaches l&eacute;gitimistes, ils auraient,
+selon la
+logique des Courvoisier, pu d&eacute;plaire &agrave; l'Altesse
+Imp&eacute;riale. Celle-ci,
+qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez
+&eacute;tonn&eacute;e quand elle trouva seulement chez M<sup>me</sup>
+de Courvoisier une
+pique-assiette c&eacute;l&egrave;bre, veuve d'un ancien pr&eacute;fet
+de l'Empire, la veuve
+du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur
+fid&eacute;lit&eacute;
+&agrave; Napol&eacute;on, leur b&ecirc;tise et leur ennui. La princesse
+Mathilde n'en
+r&eacute;pandit pas moins le ruissellement g&eacute;n&eacute;reux et
+doux de sa gr&acirc;ce
+souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes
+se
+garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la
+princesse, et qu'elle rempla&ccedil;a, sans raisonnements <i>a priori</i>
+sur le
+bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beaut&eacute;s,
+de toutes
+les valeurs, de toutes les c&eacute;l&eacute;brit&eacute;s qu'une sorte
+de flair, de tact et
+de doigt&eacute; lui faisait sentir devoir &ecirc;tre agr&eacute;ables
+&agrave; la ni&egrave;ce de
+l'empereur, m&ecirc;me quand elles &eacute;taient de la propre famille
+du roi. Il n'y
+manqua m&ecirc;me pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la
+princesse,
+relevant M<sup>me</sup> de Guermantes qui lui faisait la
+r&eacute;v&eacute;rence et voulait lui
+baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du c&#339;ur
+qu'elle put assurer &agrave; la duchesse qu'elle n'avait jamais
+pass&eacute; une
+meilleure journ&eacute;e ni assist&eacute; &agrave; une f&ecirc;te plus
+r&eacute;ussie. La princesse de
+Parme &eacute;tait Courvoisier par l'incapacit&eacute; d'innover en
+mati&egrave;re sociale,
+mais, &agrave; la diff&eacute;rence des Courvoisier, la surprise que
+lui causait
+perp&eacute;tuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme
+chez eux
+l'antipathie, mais l'&eacute;merveillement. Cet &eacute;tonnement
+&eacute;tait encore accru
+du fait de la culture infiniment arri&eacute;r&eacute;e de la
+princesse. M<sup>me</sup> de
+Guermantes &eacute;tait elle-m&ecirc;me beaucoup moins avanc&eacute;e
+qu'elle ne le
+croyait. Mais il suffisait qu'elle le f&ucirc;t plus que M<sup>me</sup>
+de Parme pour
+stup&eacute;fier celle-ci, et comme chaque g&eacute;n&eacute;ration de
+critiques se borne &agrave;
+prendre le contrepied des v&eacute;rit&eacute;s admises par leurs
+pr&eacute;d&eacute;cesseurs, elle
+n'avait qu'&agrave; dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois,
+&eacute;tait avant
+tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans
+Wagner, pour procurer &agrave; la princesse, au prix d'un surmenage
+toujours
+nouveau, comme &agrave; quelqu'un qui nage dans la temp&ecirc;te, des
+horizons qui
+lui paraissaient inou&iuml;s et lui restaient confus.
+Stup&eacute;faction d'ailleurs
+devant les paradoxes, prof&eacute;r&eacute;s non seulement au sujet des
+&#339;uvres
+artistiques, mais m&ecirc;me des personnes de leur connaissance, et
+aussi des
+actions mondaines. Sans doute l'incapacit&eacute; o&ugrave;
+&eacute;tait M<sup>me</sup> de Parme de
+s&eacute;parer le v&eacute;ritable esprit des Guermantes des formes
+rudimentairement
+apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire &agrave; la haute
+valeur
+intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont
+ensuite elle &eacute;tait confondue d'entendre la duchesse lui dire en
+souriant
+que c'&eacute;tait de simples cruches), telle &eacute;tait une des
+causes de
+l'&eacute;tonnement que la princesse avait toujours &agrave; entendre M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que,
+moi
+qui connaissais &agrave; cette &eacute;poque plus de livres que de gens
+et mieux la
+litt&eacute;rature que le monde, je m'expliquai en pensant que la
+duchesse,
+vivant de cette vie mondaine dont le d&eacute;s&#339;uvrement et la
+st&eacute;rilit&eacute; sont &agrave;
+une activit&eacute; sociale v&eacute;ritable ce qu'est en art la
+critique &agrave; la
+cr&eacute;ation, &eacute;tendait aux personnes de son entourage
+l'instabilit&eacute; de
+points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour &eacute;tancher
+son
+esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais
+et ne se g&ecirc;nera point de soutenir l'opinion
+d&eacute;salt&eacute;rante que la plus
+belle <i>Iphig&eacute;nie</i> est celle de Piccini et non celle de
+Gluck, au besoin
+la v&eacute;ritable <i>Ph&egrave;dre</i> celle de Pradon.</p>
+<p>Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait
+&eacute;pous&eacute; un
+timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes s'inventait un beau jour une volupt&eacute; spirituelle non
+pas
+seulement en d&eacute;crivant la femme, mais en
+&laquo;d&eacute;couvrant&raquo; le mari. Dans le
+m&eacute;nage Cambremer par exemple, si elle e&ucirc;t v&eacute;cu
+alors dans ce milieu,
+elle e&ucirc;t d&eacute;cr&eacute;t&eacute; que M<sup>me</sup> de
+Cambremer &eacute;tait stupide, et en revanche, que
+la personne int&eacute;ressante, m&eacute;connue, d&eacute;licieuse,
+vou&eacute;e au silence par
+une femme jacassante, mais la valant mille fois, &eacute;tait le
+marquis, et la
+duchesse e&ucirc;t &eacute;prouv&eacute; &agrave; d&eacute;clarer cela
+le m&ecirc;me genre de rafra&icirc;chissement
+que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire <i>Hernani</i>,
+confesse lui pr&eacute;f&eacute;rer le <i>Lion amoureux.</i> A cause
+du m&ecirc;me besoin maladif
+de nouveaut&eacute;s arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait
+une femme
+mod&egrave;le, une vraie sainte, d'avoir &eacute;t&eacute;
+mari&eacute;e &agrave; un coquin, un beau jour
+M<sup>me</sup> de Guermantes affirmait que ce coquin &eacute;tait un
+homme l&eacute;ger, mais
+plein de c&#339;ur, que la duret&eacute; implacable de sa femme avait
+pouss&eacute; &agrave; de
+vraies incons&eacute;quences. Je savais que ce n'&eacute;tait pas
+seulement entre les
+&#339;uvres, dans la longue s&eacute;rie des si&egrave;cles, mais jusqu'au
+sein d'une m&ecirc;me
+&#339;uvre que la critique joue &agrave; replonger dans l'ombre ce qui
+depuis trop
+longtemps &eacute;tait radieux et &agrave; en faire sortir ce qui
+semblait vou&eacute; &agrave;
+l'obscurit&eacute; d&eacute;finitive. Je n'avais pas seulement vu
+Bellini,
+Winterhalter, les architectes j&eacute;suites, un
+&eacute;b&eacute;niste de la Restauration,
+venir prendre la place de g&eacute;nies qu'on avait dits
+fatigu&eacute;s simplement
+parce que les oisifs intellectuels s'en &eacute;taient fatigu&eacute;s,
+comme sont
+toujours fatigu&eacute;s et changeants les neurasth&eacute;niques.
+J'avais vu pr&eacute;f&eacute;rer
+en Sainte-Beuve tour &agrave; tour le critique et le po&egrave;te,
+Musset reni&eacute; quant
+&agrave; ses vers sauf pour de petites pi&egrave;ces fort
+insignifiantes. Sans doute
+certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des sc&egrave;nes les
+plus
+c&eacute;l&egrave;bres du <i>Cid</i> ou de <i>Polyeucte</i> telle
+tirade du <i>Menteur</i> qui donne,
+comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de
+l'&eacute;poque, mais
+leur pr&eacute;dilection, justifi&eacute;e sinon par des motifs de
+beaut&eacute;, du moins
+par un int&eacute;r&ecirc;t documentaire, est encore trop rationnelle
+pour la
+critique folle. Elle donne tout Moli&egrave;re pour un vers de <i>l'&Eacute;tourdi,</i>
+et,
+m&ecirc;me en trouvant le <i>Tristan</i> de Wagner assommant, en
+sauvera une &laquo;jolie
+note de cor&raquo;, au moment o&ugrave; passe la chasse. Cette
+d&eacute;pravation m'aida &agrave;
+comprendre celle dont faisait preuve M<sup>me</sup> de Guermantes quand
+elle
+d&eacute;cidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave c&#339;ur,
+mais sot,
+&eacute;tait un monstre d'&eacute;go&iuml;sme, plus fin qu'on ne
+croyait, qu'un autre connu
+pour sa g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; pouvait symboliser l'avarice,
+qu'une bonne m&egrave;re ne
+tenait pas &agrave; ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse
+avait
+les plus nobles sentiments. Comme g&acirc;t&eacute;es par la
+nullit&eacute; de la vie
+mondaine, l'intelligence et la sensibilit&eacute; de M<sup>me</sup> de
+Guermantes &eacute;taient
+trop vacillantes pour que le d&eacute;go&ucirc;t ne
+succ&eacute;d&acirc;t pas assez vite chez elle
+&agrave; l'engouement (quitte &agrave; se sentir de nouveau
+attir&eacute;e vers le genre
+d'esprit qu'elle avait tour &agrave; tour recherch&eacute; et
+d&eacute;laiss&eacute;) et pour que le
+charme qu'elle avait trouv&eacute; &agrave; un homme de c&#339;ur ne se
+change&acirc;t pas, s'il
+la fr&eacute;quentait trop, cherchait trop en elle des directions
+qu'elle &eacute;tait
+incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par
+son
+admirateur et qui ne l'&eacute;tait que par l'impuissance o&ugrave; on
+est de trouver
+du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de
+jugement de la duchesse n'&eacute;pargnaient personne, except&eacute;
+son mari. Lui
+seul ne l'avait jamais aim&eacute;e; en lui elle avait senti toujours
+un de ces
+caract&egrave;res de fer, indiff&eacute;rent aux caprices qu'elle
+avait, d&eacute;daigneux de
+sa beaut&eacute;, violent, d'une volont&eacute; &agrave; ne plier
+jamais et sous la seule loi
+desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de
+Guermantes poursuivant un m&ecirc;me type de beaut&eacute;
+f&eacute;minine, mais le
+cherchant dans des ma&icirc;tresses souvent renouvel&eacute;es,
+n'avait, une fois
+qu'ils les avait quitt&eacute;es, et pour se moquer d'elles, qu'une
+associ&eacute;e
+durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont
+il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus
+vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie,
+pour une femme que lui M. de Guermantes &eacute;tait trop heureux
+d'avoir
+trouv&eacute;e, qui couvrait tous ses d&eacute;sordres, recevait comme
+personne, et
+maintenait &agrave; leur salon son rang de premier salon du faubourg
+Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait
+lui-m&ecirc;me;
+souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il &eacute;tait fier
+d'elle. Si,
+aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus l&eacute;ger argent
+pour des
+charit&eacute;s, pour les domestiques, il tenait &agrave; ce qu'elle
+e&ucirc;t les toilettes
+les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes venait d'inventer, relativement aux m&eacute;rites et aux
+d&eacute;fauts,
+brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et
+friand paradoxe, elle br&ucirc;lait d'en faire l'essai devant des
+personnes
+capables de le go&ucirc;ter, d'en faire savourer l'originalit&eacute;
+psychologique
+et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles
+ne contenaient pas d'habitude plus de v&eacute;rit&eacute; que les
+anciennes, souvent
+moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu
+leur conf&eacute;rait quelque chose d'intellectuel qui les rendait
+&eacute;mouvantes &agrave;
+communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la
+psychologie de la duchesse &eacute;tait g&eacute;n&eacute;ralement un
+intime dont ceux &agrave; qui
+elle souhaitait de transmettre sa d&eacute;couverte ignoraient
+enti&egrave;rement
+qu'il ne f&ucirc;t plus au comble de la faveur; aussi la
+r&eacute;putation qu'avait
+M<sup>me</sup> de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et
+d&eacute;vou&eacute;e,
+rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus
+intervenir ensuite comme contrainte et forc&eacute;e, en donnant la
+r&eacute;plique
+pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un
+partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'&eacute;tait
+justement le
+r&ocirc;le o&ugrave; excellait M. de Guermantes.</p>
+<p>Quant aux actions mondaines, c'&eacute;tait encore un autre plaisir
+arbitrairement th&eacute;&acirc;tral que M<sup>me</sup> de Guermantes
+&eacute;prouvait &agrave; &eacute;mettre sur
+elles de ces jugements impr&eacute;vus qui fouettaient de surprises
+incessantes
+et d&eacute;licieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la
+duchesse, ce
+fut moins &agrave; l'aide de la critique litt&eacute;raire que
+d'apr&egrave;s la vie
+politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre
+quel il pouvait &ecirc;tre. Les &eacute;dits successifs et
+contradictoires par
+lesquels M<sup>me</sup> de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des
+valeurs
+chez les personnes de son milieu ne suffisant plus &agrave; la
+distraire, elle
+cherchait aussi, dans la mani&egrave;re dont elle dirigeait sa propre
+conduite
+sociale, dont elle rendait compte de ses moindres d&eacute;cisions
+mondaines, &agrave;
+go&ucirc;ter ces &eacute;motions artificielles, &agrave; ob&eacute;ir
+&agrave; ces devoirs factices qui
+stimulent la sensibilit&eacute; des assembl&eacute;es et s'imposent
+&agrave; l'esprit des
+politiciens. On sait que quand un ministre explique &agrave; la Chambre
+qu'il a
+cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet
+toute simple &agrave; l'homme de bon sens qui le lendemain dans son
+journal lit
+le compte rendu de la s&eacute;ance, ce lecteur de bon sens se sent
+pourtant
+remu&eacute; tout d'un coup, et commence &agrave; douter d'avoir eu
+raison d'approuver
+le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a &eacute;t&eacute;
+&eacute;cout&eacute; au
+milieu d'une vive agitation et ponctu&eacute; par des expressions de
+bl&acirc;me
+telles que: &laquo;C'est tr&egrave;s grave&raquo;, prononc&eacute;es
+par un d&eacute;put&eacute; dont le nom et
+les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentu&eacute;s
+que, dans
+l'interruption tout enti&egrave;re, les mots &laquo;c'est tr&egrave;s
+grave!&raquo; tiennent moins
+de place qu'un h&eacute;mistiche dans un alexandrin. Par exemple
+autrefois,
+quand M. de Guermantes, prince des Laumes, si&eacute;geait &agrave; la
+Chambre, on
+lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce f&ucirc;t
+surtout
+destin&eacute; &agrave; la circonscription de M&eacute;s&eacute;glise
+et afin de montrer aux
+&eacute;lecteurs qu'ils n'avaient pas port&eacute; leurs votes sur un
+mandataire
+inactif ou muet: &laquo;Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des
+Laumes:
+&laquo;Ceci est grave!&raquo; Tr&egrave;s bien! au centre et sur
+quelques bancs &agrave; droite,
+vives exclamations &agrave; l'extr&ecirc;me gauche.&raquo;</p>
+<p>Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de
+fid&eacute;lit&eacute; au sage
+ministre, mais son c&#339;ur est &eacute;branl&eacute; de nouveaux
+battements par les
+premiers mots du nouvel orateur qui r&eacute;pond au ministre:</p>
+<p>&laquo;L'&eacute;tonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive
+sensation dans
+la partie droite de l'h&eacute;micycle), que m'ont caus&eacute;s les
+paroles de celui
+qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre
+d'applaudissements)... Quelques d&eacute;put&eacute;s s'empressent vers
+le banc des
+ministres; M. le Sous-Secr&eacute;taire d'&Eacute;tat aux Postes et
+T&eacute;l&eacute;graphes fait
+de sa place avec la t&ecirc;te un signe affirmatif.&raquo; Ce
+&laquo;tonnerre
+d'applaudissements&raquo;, emporte les derni&egrave;res
+r&eacute;sistances du lecteur de bon
+sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une
+fa&ccedil;on de
+proc&eacute;der qui en soi-m&ecirc;me est insignifiante; au besoin,
+quelque fait
+normal, par exemple: vouloir faire payer les riches plus que les
+pauvres, la lumi&egrave;re sur une iniquit&eacute;,
+pr&eacute;f&eacute;rer la paix &agrave; la guerre, il
+le trouvera scandaleux et y verra une offense &agrave; certains
+principes
+auxquels il n'avait pas pens&eacute; en effet, qui ne sont pas inscrits
+dans le
+c&#339;ur de l'homme, mais qui &eacute;meuvent fortement &agrave; cause des
+acclamations
+qu'ils d&eacute;cha&icirc;nent et des compactes majorit&eacute;s qu'ils
+rassemblent.</p>
+<p>Il faut d'ailleurs reconna&icirc;tre que cette subtilit&eacute; des
+hommes
+politiques, qui me servit &agrave; m'expliquer le milieu Guermantes et
+plus
+tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse
+d'interpr&eacute;tation souvent d&eacute;sign&eacute;e par &laquo;lire
+entre les lignes&raquo;. Si dans
+les assembl&eacute;es il y a absurdit&eacute; par perversion de cette
+finesse, il y a
+stupidit&eacute; par manque de cette finesse dans le public qui prend
+tout &laquo;&agrave;
+la lettre&raquo;, qui ne soup&ccedil;onne pas une r&eacute;vocation
+quand un haut dignitaire
+est relev&eacute; de ses fonctions &laquo;sur sa demande&raquo; et qui
+se dit: &laquo;Il n'est
+pas r&eacute;voqu&eacute; puisque c'est lui qui l'a
+demand&eacute;&raquo;, une d&eacute;faite quand les
+Russes par un mouvement strat&eacute;gique se replient devant les
+Japonais sur
+des positions plus fortes et pr&eacute;par&eacute;es &agrave; l'avance,
+un refus quand une
+province ayant demand&eacute; l'ind&eacute;pendance &agrave; l'empereur
+d'Allemagne, celui-ci
+lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour
+revenir &agrave; ces s&eacute;ances de la Chambre, que, quand elles
+s'ouvrent, les
+d&eacute;put&eacute;s eux-m&ecirc;mes soient pareils &agrave; l'homme
+de bon sens qui en lira le
+compte rendu. Apprenant que des ouvriers en gr&egrave;ve ont
+envoy&eacute; leurs
+d&eacute;l&eacute;gu&eacute;s aupr&egrave;s d'un ministre,
+peut-&ecirc;tre se demandent-ils na&iuml;vement:
+&laquo;Ah! voyons, que se sont-ils dit? esp&eacute;rons que tout s'est
+arrang&eacute;&raquo;, au
+moment o&ugrave; le ministre monte &agrave; la tribune dans un profond
+silence qui
+d&eacute;j&agrave; met en go&ucirc;t d'&eacute;motions artificielles.
+Les premiers mots du
+ministre: &laquo;Je n'ai pas besoin de dire &agrave; la Chambre que
+j'ai un trop haut
+sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir re&ccedil;u cette
+d&eacute;l&eacute;gation
+dont l'autorit&eacute; de ma charge n'avait pas &agrave;
+conna&icirc;tre&raquo;, sont un coup de
+th&eacute;&acirc;tre, car c'&eacute;tait la seule hypoth&egrave;se que
+le bon sens des d&eacute;put&eacute;s
+n'e&ucirc;t pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de
+th&eacute;&acirc;tre, il
+est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de
+quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre
+qui
+recevra, en retournant &agrave; son banc, les f&eacute;licitations de
+ses coll&egrave;gues.
+On est aussi &eacute;mu que le jour o&ugrave; il a
+n&eacute;glig&eacute; d'inviter &agrave; une grande f&ecirc;te
+officielle le pr&eacute;sident du Conseil municipal qui lui faisait
+opposition,
+et on d&eacute;clare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il
+a agi en
+v&eacute;ritable homme d'&Eacute;tat.</p>
+<p>M. de Guermantes, &agrave; cette &eacute;poque de sa vie, avait, au
+grand scandale des
+Courvoisier, fait souvent partie des coll&egrave;gues qui venaient
+f&eacute;liciter le
+ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, m&ecirc;me &agrave; un
+moment o&ugrave; il
+joua un assez grand r&ocirc;le &agrave; la Chambre et o&ugrave; on
+songeait &agrave; lui pour un
+minist&egrave;re ou une ambassade, il &eacute;tait, quand un ami venait
+lui demander
+un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins
+au grand personnage politique que tout autre qui n'e&ucirc;t pas
+&eacute;t&eacute; le duc de
+Guermantes. Car s'il disait que la noblesse &eacute;tait peu de chose,
+qu'il
+consid&eacute;rait ses coll&egrave;gues comme des &eacute;gaux, il n'en
+pensait pas un mot.
+Il recherchait, feignait d'estimer, mais m&eacute;prisait les
+situations
+politiques, et comme il restait pour lui-m&ecirc;me M. de Guermantes,
+elles ne
+mettaient pas autour de sa personne cet empes&eacute; des grands
+emplois qui
+rend d'autres inabordables. Et par l&agrave;, son orgueil
+prot&eacute;geait contre
+toute atteinte non pas seulement ses fa&ccedil;ons d'une
+familiarit&eacute; affich&eacute;e,
+mais ce qu'il pouvait avoir de simplicit&eacute; v&eacute;ritable.</p>
+<p>Pour en revenir &agrave; ces d&eacute;cisions artificielles et
+&eacute;mouvantes comme celles
+des politiciens, M<sup>me</sup> de Guermantes ne d&eacute;concertait
+pas moins les
+Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la
+princesse de Parme, par des d&eacute;crets inattendus sous lesquels on
+sentait
+des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en &eacute;tait
+moins avis&eacute;.
+Si le nouveau ministre de Gr&egrave;ce donnait un bal travesti, chacun
+choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la
+duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait &ecirc;tre en Duchesse de
+Bourgogne,
+une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de
+Dujabar, une troisi&egrave;me en Psych&eacute;. Enfin une Courvoisier
+ayant demand&eacute;:
+&laquo;En quoi te mettras-tu, Oriane?&raquo; provoquait la seule
+r&eacute;ponse &agrave; quoi l'on
+n'e&ucirc;t pas pens&eacute;: &laquo;Mais en rien du tout!&raquo; et
+qui faisait beaucoup marcher
+les langues comme d&eacute;voilant l'opinion d'Oriane sur la
+v&eacute;ritable position
+mondaine du nouveau ministre de Gr&egrave;ce et sur la conduite
+&agrave; tenir &agrave; son
+&eacute;gard, c'est-&agrave;-dire l'opinion qu'on aurait d&ucirc;
+pr&eacute;voir, &agrave; savoir qu'une
+duchesse &laquo;n'avait pas &agrave; se rendre&raquo; au bal travesti
+de ce nouveau
+ministre. &laquo;Je ne vois pas qu'il y ait n&eacute;cessit&eacute;
+&agrave; aller chez le ministre
+de Gr&egrave;ce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque,
+pourquoi
+irais-je l&agrave;-bas, je n'ai rien &agrave; y faire&raquo;, disait la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Mais tout le monde y va, il para&icirc;t que ce sera charmant,
+s'&eacute;criait M<sup>me</sup>
+de Gallardon.</p>
+<p>&#8212;Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu,
+r&eacute;pondait M<sup>me</sup>
+de Guermantes. Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les
+Guermantes,
+sans imiter, approuvaient. &laquo;Naturellement tout le monde n'est pas
+en
+position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un
+c&ocirc;t&eacute; on
+ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous
+exag&eacute;rons
+en nous mettant &agrave; plat ventre devant ces &eacute;trangers dont
+on ne sait pas
+toujours d'o&ugrave; ils viennent.&raquo; Naturellement, sachant les
+commentaires que
+ne manqueraient pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes avait autant de plaisir &agrave; entrer dans une f&ecirc;te
+o&ugrave; on n'osait
+pas compter sur elle, qu'&agrave; rester chez soi ou &agrave; passer la
+soir&eacute;e avec
+son mari au th&eacute;&acirc;tre, le soir d'une f&ecirc;te o&ugrave;
+&laquo;tout le monde allait&raquo;, ou
+bien, quand on pensait qu'elle &eacute;clipserait les plus beaux
+diamants par
+un diad&egrave;me historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une
+autre
+tenue que celle qu'on croyait &agrave; tort de rigueur. Bien qu'elle
+f&ucirc;t
+antidreyfusarde (tout en croyant &agrave; l'innocence de Dreyfus, de
+m&ecirc;me
+qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux
+id&eacute;es),
+elle avait produit une &eacute;norme sensation &agrave; une
+soir&eacute;e chez la princesse
+de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames
+s'&eacute;taient
+lev&eacute;es &agrave; l'entr&eacute;e du g&eacute;n&eacute;ral
+Mercier, et ensuite en se levant et en
+demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait
+commenc&eacute; une conf&eacute;rence, montrant par l&agrave; qu'elle
+ne trouvait pas que le
+monde f&ucirc;t fait pour parler politique; toutes les t&ecirc;tes
+s'&eacute;taient
+tourn&eacute;es vers elle &agrave; un concert du Vendredi Saint
+o&ugrave;, quoique
+voltairienne, elle n'&eacute;tait pas rest&eacute;e parce qu'elle avait
+trouv&eacute;
+ind&eacute;cent qu'on m&icirc;t en sc&egrave;ne le Christ. On sait ce
+qu'est, m&ecirc;me pour les
+plus grandes mondaines, le moment de l'ann&eacute;e o&ugrave; les
+f&ecirc;tes commencent: au
+point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler,
+manie
+psychologique, et aussi manque de sensibilit&eacute;, finissait souvent
+par
+dire des sottises, avait pu r&eacute;pondre &agrave; quelqu'un qui
+&eacute;tait venu la
+condol&eacute;ancer sur la mort de son p&egrave;re, M. de Montmorency:
+&laquo;C'est
+peut-&ecirc;tre encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil
+au
+moment o&ugrave; on a &agrave; sa glace des centaines de cartes
+d'invitations.&raquo; Eh
+bien, &agrave; ce moment de l'ann&eacute;e, quand on invitait &agrave;
+d&icirc;ner la duchesse de
+Guermantes en se pressant pour qu'elle ne f&ucirc;t pas
+d&eacute;j&agrave; retenue, elle
+refusait pour la seule raison &agrave; laquelle un mondain n'e&ucirc;t
+jamais pens&eacute;:
+elle allait partir en croisi&egrave;re pour visiter les fjords de la
+Norv&egrave;ge,
+qui l'int&eacute;ressaient. Les gens du monde en furent
+stup&eacute;faits, et sans se
+soucier d'imiter la duchesse &eacute;prouv&egrave;rent pourtant de son
+action l'esp&egrave;ce
+de soulagement qu'on a dans Kant quand, apr&egrave;s la
+d&eacute;monstration la plus
+rigoureuse du d&eacute;terminisme, on d&eacute;couvre qu'au-dessus du
+monde de la
+n&eacute;cessit&eacute; il y a celui de la libert&eacute;. Toute
+invention dont on ne s'&eacute;tait
+jamais avis&eacute; excite l'esprit, m&ecirc;me des gens qui ne savent
+pas en
+profiter. Celle de la navigation &agrave; vapeur &eacute;tait peu de
+chose aupr&egrave;s
+d'user de la navigation &agrave; vapeur &agrave; l'&eacute;poque
+s&eacute;dentaire de la <i>season</i>.
+L'id&eacute;e qu'on pouvait volontairement renoncer &agrave; cent
+d&icirc;ners ou d&eacute;jeuners
+en ville, au double de &laquo;th&eacute;s&raquo;, au triple de
+soir&eacute;es, aux plus brillants
+lundis de l'Op&eacute;ra et mardis des Fran&ccedil;ais pour aller
+visiter les fjords
+de la Norv&egrave;ge ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que <i>Vingt
+mille lieues sous les Mers</i>, mais leur communiqua la m&ecirc;me
+sensation
+d'ind&eacute;pendance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour
+o&ugrave; l'on
+n'entend&icirc;t dire, non seulement &laquo;vous connaissez le dernier
+mot
+d'Oriane?&raquo;, mais &laquo;vous savez la derni&egrave;re
+d'Oriane?&raquo; Et de la &laquo;derni&egrave;re
+d'Oriane&raquo;, comme du dernier &laquo;mot&raquo; d'Oriane, on
+r&eacute;p&eacute;tait: &laquo;C'est bien
+d'Oriane&raquo;; &laquo;c'est de l'Oriane tout pur.&raquo; La
+derni&egrave;re d'Oriane, c'&eacute;tait,
+par exemple, qu'ayant &agrave; r&eacute;pondre au nom d'une
+soci&eacute;t&eacute; patriotique au
+cardinal X..., &eacute;v&ecirc;que de Ma&ccedil;on (que d'habitude M.
+de Guermantes, quand
+il parlait de lui, appelait &laquo;Monsieur de Mascon&raquo;, parce que
+le duc
+trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait &agrave; imaginer
+comment la lettre serait tourn&eacute;e, et trouvait bien les premiers
+mots:
+&laquo;&Eacute;minence&raquo; ou &laquo;Monseigneur&raquo;, mais
+&eacute;tait embarrass&eacute; devant le reste, la
+lettre d'Oriane, &agrave; l'&eacute;tonnement de tous, d&eacute;butait
+par &laquo;Monsieur le
+cardinal&raquo; &agrave; cause d'un vieil usage acad&eacute;mique, ou
+par &laquo;Mon cousin&raquo;, ce
+terme &eacute;tant usit&eacute; entre les princes de l'&Eacute;glise,
+les Guermantes et les
+souverains qui demandaient &agrave; Dieu d'avoir les uns et les autres
+&laquo;dans sa
+sainte et digne garde&raquo;. Pour qu'on parl&acirc;t d'une
+&laquo;derni&egrave;re d'Oriane&raquo;, il
+suffisait qu'&agrave; une repr&eacute;sentation o&ugrave; il y avait
+tout Paris et o&ugrave; on
+jouait une fort jolie pi&egrave;ce, comme on cherchait M<sup>me</sup>
+de Guermantes dans
+la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de
+tant
+d'autres qui l'avaient invit&eacute;e, on la trouv&acirc;t seule, en
+noir, avec un
+tout petit chapeau, &agrave; un fauteuil o&ugrave; elle &eacute;tait
+arriv&eacute;e pour le lever du
+rideau. &laquo;On entend mieux pour une pi&egrave;ce qui en vaut la
+peine&raquo;,
+expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et &agrave;
+l'&eacute;merveillement des
+Guermantes et de la princesse de Parme, qui d&eacute;couvraient
+subitement que
+le &laquo;genre&raquo; d'entendre le commencement d'une pi&egrave;ce
+&eacute;tait plus nouveau,
+marquait plus d'originalit&eacute; et d'intelligence (ce qui
+n'&eacute;tait pas pour
+&eacute;tonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte
+apr&egrave;s un
+grand d&icirc;ner et une apparition dans une soir&eacute;e. Tels
+&eacute;taient les
+diff&eacute;rents genres d'&eacute;tonnement auxquels la princesse de
+Parme savait
+qu'elle pouvait se pr&eacute;parer si elle posait une question
+litt&eacute;raire ou
+mondaine &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes, et qui faisaient que,
+pendant ces d&icirc;ners
+chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet
+qu'avec
+la prudence inqui&egrave;te et ravie de la baigneuse &eacute;mergeant
+entre deux
+&laquo;lames&raquo;.</p>
+<p>Parmi les &eacute;l&eacute;ments qui, absents des deux ou trois
+autres salons &agrave; peu
+pr&egrave;s &eacute;quivalents qui &eacute;taient &agrave; la
+t&ecirc;te du faubourg Saint-Germain,
+diff&eacute;renciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes,
+comme
+Leibniz admet que chaque monade en refl&eacute;tant tout l'univers y
+ajoute
+quelque chose de particulier, un des moins sympathiques &eacute;tait
+habituellement fourni par une ou deux tr&egrave;s belles femmes qui
+n'avaient
+de titre &agrave; &ecirc;tre l&agrave; que leur beaut&eacute;, l'usage
+qu'avait fait d'elles M. de
+Guermantes, et desquelles la pr&eacute;sence r&eacute;v&eacute;lait
+aussit&ocirc;t, comme dans
+d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
+&eacute;tait un ardent appr&eacute;ciateur des gr&acirc;ces
+f&eacute;minines. Elles se
+ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le go&ucirc;t des femmes
+grandes, &agrave; la fois majestueuses et d&eacute;sinvoltes, d'un
+genre interm&eacute;diaire
+entre la <i>V&eacute;nus de Milo</i> et la <i>Victoire de Samothrace;</i>
+souvent
+blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus
+r&eacute;cente,
+laquelle &eacute;tait &agrave; ce d&icirc;ner, cette vicomtesse
+d'Arpajon qu'il avait tant
+aim&eacute;e qu'il la for&ccedil;a longtemps &agrave; lui envoyer
+jusqu'&agrave; dix t&eacute;l&eacute;grammes par
+jour (ce qui aga&ccedil;ait un peu la duchesse), correspondait avec
+elle par
+pigeons voyageurs quand il &eacute;tait &agrave; Guermantes, et de
+laquelle enfin il
+avait &eacute;t&eacute; pendant longtemps si incapable de se passer,
+qu'un hiver qu'il
+avait d&ucirc; passer &agrave; Parme, il revenait chaque semaine
+&agrave; Paris, faisant
+deux jours de voyage pour la voir.</p>
+<p>D'ordinaire, ces belles figurantes avaient &eacute;t&eacute; ses
+ma&icirc;tresses mais ne
+l'&eacute;taient plus (c'&eacute;tait le cas pour M<sup>me</sup>
+d'Arpajon) ou &eacute;taient sur le
+point de cesser de l'&ecirc;tre. Peut-&ecirc;tre cependant le prestige
+qu'exer&ccedil;aient
+sur elle la duchesse et l'espoir d'&ecirc;tre re&ccedil;ues dans son
+salon,
+quoiqu'elles appartinssent elles-m&ecirc;mes &agrave; des milieux fort
+aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles
+d&eacute;cid&eacute;es, plus
+encore que la beaut&eacute; et la g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; de
+celui-ci, &agrave; c&eacute;der aux d&eacute;sirs du
+duc. D'ailleurs la duchesse n'e&ucirc;t pas oppos&eacute; &agrave; ce
+qu'elles p&eacute;n&eacute;trassent
+chez elle une r&eacute;sistance absolue; elle savait qu'en plus d'une,
+elle
+avait trouv&eacute; une alli&eacute;e, gr&acirc;ce &agrave; laquelle,
+elle avait obtenu mille
+choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
+impitoyablement &agrave; sa femme tant qu'il n'&eacute;tait pas
+amoureux d'une autre.
+Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent re&ccedil;ues chez la
+duchesse que
+quand leur liaison &eacute;tait d&eacute;j&agrave; fort avanc&eacute;e
+tenait plut&ocirc;t d'abord &agrave; ce
+que le duc, chaque fois qu'il s'&eacute;tait embarqu&eacute; dans un
+grand amour,
+avait cru seulement &agrave; une simple passade en &eacute;change de
+laquelle il
+estimait que c'&eacute;tait beaucoup que d'&ecirc;tre invit&eacute;
+chez sa femme. Or, il se
+trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce
+que
+des r&eacute;sistances, sur lesquelles il n'avait pas compt&eacute;, se
+produisaient,
+ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de r&eacute;sistance. En amour,
+souvent,
+la gratitude, le d&eacute;sir de faire plaisir, font donner au
+del&agrave; de ce que
+l'esp&eacute;rance et l'int&eacute;r&ecirc;t avaient promis. Mais alors
+la r&eacute;alisation de
+cette offre &eacute;tait entrav&eacute;e par d'autres circonstances.
+D'abord toutes
+les femmes qui avaient r&eacute;pondu &agrave; l'amour de M. de
+Guermantes, et
+quelquefois m&ecirc;me quand elles ne lui avaient pas encore
+c&eacute;d&eacute;, avaient &eacute;t&eacute;
+tour &agrave; tour s&eacute;questr&eacute;es par lui. Il ne leur
+permettait plus de voir
+personne, il passait aupr&egrave;s d'elles presque toutes ses heures,
+il
+s'occupait de l'&eacute;ducation de leurs enfants, auxquels
+quelquefois, si
+l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
+arriva de donner un fr&egrave;re ou une s&#339;ur. Puis si, au d&eacute;but
+de la liaison,
+la pr&eacute;sentation &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes, nullement
+envisag&eacute;e par le duc,
+avait jou&eacute; un r&ocirc;le dans l'esprit de la ma&icirc;tresse, la
+liaison elle-m&ecirc;me
+avait transform&eacute; les points de vue de cette femme; le duc
+n'&eacute;tait plus
+seulement pour elle le mari de la plus &eacute;l&eacute;gante femme de
+Paris, mais un
+homme que sa nouvelle ma&icirc;tresse aimait, un homme aussi qui
+souvent lui
+avait donn&eacute; les moyens et le go&ucirc;t de plus de luxe et qui
+avait
+interverti l'ordre ant&eacute;rieur d'importance des questions de
+snobisme et
+des questions d'int&eacute;r&ecirc;t; enfin quelquefois, une jalousie
+de tous genres
+contre M<sup>me</sup> de Guermantes animait les ma&icirc;tresses du
+duc. Mais ce cas
+&eacute;tait le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la
+pr&eacute;sentation
+arrivait enfin (&agrave; un moment o&ugrave; elle &eacute;tait
+d'ordinaire d&eacute;j&agrave; assez
+indiff&eacute;rente au duc, dont les actions, comme celles de tout le
+monde,
+&eacute;taient plus souvent command&eacute;es par les actions
+ant&eacute;rieures, dont le
+mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que
+&ccedil;'avait &eacute;t&eacute;
+M<sup>me</sup> de Guermantes qui avait cherch&eacute; &agrave; recevoir
+la ma&icirc;tresse en qui elle
+esp&eacute;rait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son
+terrible
+&eacute;poux, une pr&eacute;cieuse alli&eacute;e. Ce n'est pas que,
+sauf &agrave; de rares moments,
+chez lui, o&ugrave;, quand la duchesse parlait trop, il laissait
+&eacute;chapper des
+paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
+manqu&acirc;t vis-&agrave;-vis de sa femme de ce qu'on appelle les
+formes. Les gens
+qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois,
+&agrave;
+l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le d&eacute;part
+pour
+Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe
+&agrave;
+Paris, comme la duchesse aimait le caf&eacute;-concert, le duc allait
+avec elle
+y passer une soir&eacute;e. Le public remarquait tout de suite, dans
+une de ces
+petites baignoires d&eacute;couvertes o&ugrave; l'on ne tient que deux,
+cet Hercule
+en &laquo;smoking&raquo; (puisqu'en France on donne &agrave; toute
+chose plus ou moins
+britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle
+&agrave;
+l'&#339;il, dans sa grosse mais belle main, &agrave; l'annulaire de laquelle
+brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps &agrave;
+autre une
+bouff&eacute;e, les regards habituellement tourn&eacute;s vers la
+sc&egrave;ne, mais, quand
+il les laissait tomber sur le parterre o&ugrave; il ne connaissait
+d'ailleurs
+absolument personne, les &eacute;moussant d'un air de douceur, de
+r&eacute;serve, de
+politesse, de consid&eacute;ration. Quand un couplet lui semblait
+dr&ocirc;le et pas
+trop ind&eacute;cent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
+partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bont&eacute;,
+l'innocente
+ga&icirc;t&eacute; que lui procurait la chanson nouvelle. Et les
+spectateurs
+pouvaient croire qu'il n'&eacute;tait pas de meilleur mari que lui ni
+de
+personne plus enviable que la duchesse&#8212;cette femme en dehors de
+laquelle &eacute;taient pour le duc tous les int&eacute;r&ecirc;ts de
+la vie, cette femme
+qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cess&eacute; de tromper;&#8212;quand
+la
+duchesse se sentait fatigu&eacute;e, ils voyaient M. de Guermantes se
+lever,
+lui passer lui-m&ecirc;me son manteau en arrangeant ses colliers pour
+qu'ils
+ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin
+jusqu'&agrave; la
+sortie avec des soins empress&eacute;s et respectueux qu'elle recevait
+avec la
+froideur de la mondaine qui ne voit l&agrave; que du simple
+savoir-vivre, et
+parfois m&ecirc;me avec l'amertume un peu ironique de l'&eacute;pouse
+d&eacute;sabus&eacute;e qui
+n'a plus aucune illusion &agrave; perdre. Mais malgr&eacute; ces
+dehors, autre partie
+de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs
+&agrave; la
+superficie, &agrave; une certaine &eacute;poque d&eacute;j&agrave;
+ancienne, mais qui dure encore
+pour ses survivants, la vie de la duchesse &eacute;tait difficile. M.
+de
+Guermantes ne redevenait g&eacute;n&eacute;reux, humain que pour une
+nouvelle
+ma&icirc;tresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le
+parti de
+la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
+g&eacute;n&eacute;rosit&eacute;s envers des inf&eacute;rieurs, des
+charit&eacute;s pour les pauvres, m&ecirc;me
+pour elle-m&ecirc;me, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile.
+Mais
+de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, des personnes qui lui &eacute;taient trop soumises, les
+ma&icirc;tresses
+du duc n'&eacute;taient pas except&eacute;es. Bient&ocirc;t la duchesse
+se d&eacute;go&ucirc;tait
+d'elles. Or, &agrave; ce moment aussi, la liaison du duc avec M<sup>me</sup>
+d'Arpajon
+touchait &agrave; sa fin. Une autre ma&icirc;tresse pointait.</p>
+<p>Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
+toutes recommen&ccedil;ait un jour &agrave; se faire sentir: d'abord
+cet amour en
+mourant les l&eacute;guait, comme de beaux marbres&#8212;des marbres beaux
+pour le
+duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait
+aim&eacute;es,
+et &eacute;tait sensible maintenant &agrave; des lignes qu'il
+n'e&ucirc;t pas appr&eacute;ci&eacute;es
+sans l'amour&#8212;qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
+formes longtemps ennemies, d&eacute;vor&eacute;es par les jalousies et
+les querelles,
+et enfin r&eacute;concili&eacute;es dans la paix de l'amiti&eacute;;
+puis cette amiti&eacute; m&ecirc;me
+&eacute;tait un effet de l'amour qui avait fait remarquer &agrave; M.
+de Guermantes,
+chez celles qui &eacute;taient ses ma&icirc;tresses, des vertus qui
+existent chez
+tout &ecirc;tre humain mais sont perceptibles &agrave; la seule
+volupt&eacute;, si bien que
+l'ex-ma&icirc;tresse, devenue &laquo;un excellent camarade&raquo; qui
+ferait n'importe
+quoi pour nous, est un clich&eacute; comme le m&eacute;decin ou comme
+le p&egrave;re qui ne
+sont pas un m&eacute;decin ou un p&egrave;re, mais un ami. Mais pendant
+une premi&egrave;re
+p&eacute;riode, la femme que M. de Guermantes commen&ccedil;ait
+&agrave; d&eacute;laisser se
+plaignait, faisait des sc&egrave;nes, se montrait exigeante, paraissait
+indiscr&egrave;te, tracassi&egrave;re. Le duc commen&ccedil;ait
+&agrave; la prendre en grippe. Alors
+M<sup>me</sup> de Guermantes avait lieu de mettre en lumi&egrave;re les
+d&eacute;fauts vrais ou
+suppos&eacute;s d'une personne qui l'aga&ccedil;ait. Connue pour bonne,
+M<sup>me</sup> de
+Guermantes recevait les t&eacute;l&eacute;phonages, les confidences,
+les larmes de la
+d&eacute;laiss&eacute;e, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec
+son mari, puis
+avec quelques intimes. Et croyant, par cette piti&eacute; qu'elle
+montrait &agrave;
+l'infortun&eacute;e, avoir le droit d'&ecirc;tre taquine avec elle, en
+sa pr&eacute;sence
+m&ecirc;me, quoique celle-ci d&icirc;t, pourvu que cela p&ucirc;t
+rentrer dans le cadre du
+caract&egrave;re ridicule que le duc et la duchesse lui avaient
+r&eacute;cemment
+fabriqu&eacute;, M<sup>me</sup> de Guermantes ne se g&ecirc;nait pas
+d'&eacute;changer avec son mari
+des regards d'ironique intelligence.</p>
+<p>Cependant, en se mettant &agrave; table, la princesse de Parme se
+rappela
+qu'elle voulait inviter &agrave; l'Op&eacute;ra la princesse de ..., et
+d&eacute;sirant
+savoir si cela ne serait pas d&eacute;sagr&eacute;able &agrave; M<sup>me</sup>
+de Guermantes, elle
+chercha &agrave; la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le
+train, &agrave;
+cause d'un d&eacute;raillement, avait eu une panne d'une heure. Il
+s'excusa
+comme il put. Sa femme, si elle avait &eacute;t&eacute; Courvoisier,
+f&ucirc;t morte de
+honte. Mais M<sup>me</sup> de Grouchy n'&eacute;tait pas Guermantes
+&laquo;pour des prunes&raquo;.
+Comme son mari s'excusait du retard:</p>
+<p>&#8212;Je vois, dit-elle en prenant la parole, que m&ecirc;me pour les
+petites
+choses, &ecirc;tre en retard c'est une tradition dans votre famille.</p>
+<p>&#8212;Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas d&eacute;monter, dit
+le duc.</p>
+<p>&#8212;Tout en marchant avec mon temps, je suis forc&eacute;e
+de
+reconna&icirc;tre que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a
+permis
+la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une fa&ccedil;on qui
+les a
+rendus impopulaires. Mais je vois que vous &ecirc;tes un
+v&eacute;ritable Nemrod!</p>
+<p>&#8212;J'ai en effet rapport&eacute; quelques belles pi&egrave;ces. Je me
+permettrai
+d'envoyer demain &agrave; la duchesse une douzaine de faisans.</p>
+<p>Une id&eacute;e sembla passer dans les yeux de M<sup>me</sup> de
+Guermantes. Elle insista
+pour que M. de Grouchy ne pr&icirc;t pas la peine d'envoyer les
+faisans. Et
+faisant signe au valet de pied fianc&eacute;, avec qui j'avais
+caus&eacute; en
+quittant la salle des Elstir:</p>
+<p>&#8212;Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte
+et
+vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
+permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
+faisans &agrave; nous deux, Basin et moi.</p>
+<p>&#8212;Mais apr&egrave;s-demain serait assez t&ocirc;t, dit M. de Grouchy.</p>
+<p>&#8212;Non, je pr&eacute;f&egrave;re demain, insista la duchesse.</p>
+<p>Poullein &eacute;tait devenu blanc; son rendez-vous avec sa
+fianc&eacute;e &eacute;tait
+manqu&eacute;. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui
+tenait &agrave;
+ce que tout gard&acirc;t un air humain.</p>
+<p>&#8212;Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle &agrave; Poullein,
+vous
+n'aurez qu'&agrave; changer avec Georges qui sortira demain et restera
+apr&egrave;s-demain.</p>
+<p>Mais le lendemain la fianc&eacute;e de Poullein ne serait pas libre.
+Il lui
+&eacute;tait bien &eacute;gal de sortir. D&egrave;s que Poullein eut
+quitt&eacute; la pi&egrave;ce, chacun
+complimenta la duchesse de sa bont&eacute; avec ses gens.</p>
+<p>&#8212;Mais je ne fais qu'&ecirc;tre avec eux comme je voudrais qu'on
+f&ucirc;t avec moi.</p>
+<p>&#8212;Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.</p>
+<p>&#8212;Pas si extraordinaire que &ccedil;a. Mais je crois qu'ils m'aiment
+bien.
+Celui-l&agrave; est un peu aga&ccedil;ant parce qu'il est amoureux, il
+croit devoir
+prendre des airs m&eacute;lancoliques.</p>
+<p>A ce moment Poullein rentra.</p>
+<p>&#8212;En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire.
+Avec
+eux il faut &ecirc;tre bon, mais pas trop bon.</p>
+<p>&#8212;Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa
+journ&eacute;e il
+n'aura qu'&agrave; aller chercher vos faisans, &agrave; rester ici
+&agrave; ne rien faire et
+&agrave; en manger sa part.</p>
+<p>&#8212;Beaucoup de gens voudraient &ecirc;tre &agrave; sa place, dit M. de
+Grouchy, car
+l'envie est aveugle.</p>
+<p>&#8212;Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite
+de
+votre cousine d'Heudicourt; &eacute;videmment c'est une femme d'une
+intelligence sup&eacute;rieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire,
+mais on
+dit qu'elle est m&eacute;disante...</p>
+<p>Le duc attacha sur sa femme un long regard de stup&eacute;faction
+voulue. M<sup>me</sup>
+de Guermantes se mit &agrave; rire. La princesse finit par s'en
+apercevoir.</p>
+<p>&#8212;Mais... est-ce que vous n'&ecirc;tes pas... de mon avis?...
+demanda-t-elle
+avec inqui&eacute;tude.</p>
+<p>&#8212;Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
+Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.</p>
+<p>&#8212;Il la trouve trop m&eacute;chante? demanda vivement la princesse.</p>
+<p>&#8212;Oh! pas du tout, r&eacute;pliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a
+dit &agrave;
+Votre Altesse qu'elle &eacute;tait m&eacute;disante. C'est au contraire
+une excellente
+cr&eacute;ature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal
+&agrave;
+personne.</p>
+<p>&#8212;Ah! dit M<sup>me</sup> de Parme soulag&eacute;e, je ne m'en
+&eacute;tais pas aper&ccedil;ue non plus.
+Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu
+de
+malice quand on a beaucoup d'esprit...</p>
+<p>&#8212;Ah! cela par exemple elle en a encore moins.</p>
+<p>&#8212;Moins d'esprit?... demanda la princesse stup&eacute;faite.</p>
+<p>&#8212;Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en
+lan&ccedil;ant autour
+de lui &agrave; droite et &agrave; gauche des regards amus&eacute;s,
+vous entendez que la
+princesse vous dit que c'est une femme sup&eacute;rieure.</p>
+<p>&#8212;Elle ne l'est pas?</p>
+<p>&#8212;Elle est au moins sup&eacute;rieurement grosse.</p>
+<p>&#8212;Ne l'&eacute;coutez pas, Madame, il n'est pas sinc&egrave;re; elle
+est b&ecirc;te comme un
+(heun) oie, dit d'une voix forte et enrou&eacute;e M<sup>me</sup> de
+Guermantes, qui, bien
+plus vieille France encore que le duc quand il n'y t&acirc;chait pas,
+cherchait souvent &agrave; l'&ecirc;tre, mais d'une mani&egrave;re
+oppos&eacute;e au genre jabot de
+dentelles et d&eacute;liquescent de son mari et en
+r&eacute;alit&eacute; bien plus fine, par
+une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une &acirc;pre et
+d&eacute;licieuse saveur terrienne. &laquo;Mais c'est la meilleure
+femme du monde. Et
+puis je ne sais m&ecirc;me pas si &agrave; ce degr&eacute;-l&agrave;
+cela peut s'appeler de la
+b&ecirc;tise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une
+cr&eacute;ature pareille;
+c'est un cas pour un m&eacute;decin, cela a quelque chose de
+pathologique,
+c'est une esp&egrave;ce d'&laquo;innocente&raquo;, de cr&eacute;tine,
+de &laquo;demeur&eacute;e&raquo; comme dans les
+m&eacute;lodrames ou comme dans <i>l'Arl&eacute;sienne</i>. Je me
+demande toujours, quand
+elle est ici, si le moment n'est pas venu o&ugrave; son intelligence va
+s'&eacute;veiller, ce qui fait toujours un peu peur.&raquo; La
+princesse
+s'&eacute;merveillait de ces expressions tout en restant
+stup&eacute;faite du verdict.
+&laquo;Elle m'a cit&eacute;, ainsi que M<sup>me</sup> d'&Eacute;pinay,
+votre mot sur Taquin le
+Superbe. C'est d&eacute;licieux&raquo;, r&eacute;pondit-elle.</p>
+<p>M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que
+son
+fr&egrave;re, qui pr&eacute;tendait ne pas me conna&icirc;tre,
+m'attendait le soir m&ecirc;me &agrave;
+onze heures. Mais je n'avais pas demand&eacute; &agrave; Robert si je
+pouvais parler
+de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'e&ucirc;t
+presque
+fix&eacute; &eacute;tait en contradiction avec ce qu'il avait dit
+&agrave; la duchesse, je
+jugeai plus d&eacute;licat de me taire. &laquo;Taquin le Superbe n'est
+pas mal, dit
+M. de Guermantes, mais M<sup>me</sup> d'Heudicourt ne vous a
+probablement pas
+racont&eacute; un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour,
+en
+r&eacute;ponse &agrave; une invitation &agrave; d&eacute;jeuner?&raquo;</p>
+<p>&#8212;Oh! non! dites-le!</p>
+<p>&#8212;Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me
+faire
+juger par la princesse comme encore inf&eacute;rieure &agrave; ma
+cruche de cousine.
+Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine
+&agrave;
+Basin. Elle est tout de m&ecirc;me un peu parente avec moi.</p>
+<p>&#8212;Oh! s'&eacute;cria la princesse de Parme &agrave; la pens&eacute;e
+qu'elle pourrait trouver
+M<sup>me</sup> de Guermantes b&ecirc;te, et protestant
+&eacute;perdument que rien ne pouvait
+faire d&eacute;choir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son
+admiration.</p>
+<p>&#8212;Et puis nous lui avons d&eacute;j&agrave; retir&eacute; les
+qualit&eacute;s de l'esprit; comme ce
+mot tend &agrave; lui en d&eacute;nier certaines du c&#339;ur, il me semble
+inopportun.</p>
+<p>&#8212;D&eacute;nier! inopportun! comme elle s'exprime bien! dit le duc
+avec une
+ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.</p>
+<p>&#8212;Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.</p>
+<p>&#8212;Il faut dire &agrave; Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la
+cousine
+d'Oriane est sup&eacute;rieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra,
+mais n'est
+pas pr&eacute;cis&eacute;ment, comment dirai-je... prodigue.</p>
+<p>&#8212;Oui, je sais, elle est tr&egrave;s rapiate, interrompit la
+princesse.</p>
+<p>&#8212;Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez
+trouv&eacute; le mot
+juste. Cela se traduit dans son train de maison et
+particuli&egrave;rement dans
+la cuisine, qui est excellente mais mesur&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Cela donne m&ecirc;me lieu &agrave; des sc&egrave;nes assez
+comiques, interrompit M. de
+Br&eacute;aut&eacute;. Ainsi, mon cher Basin, j'ai &eacute;t&eacute;
+passer &agrave; Heudicourt un jour o&ugrave;
+vous &eacute;tiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux
+pr&eacute;paratifs, quand, dans l'apr&egrave;s-midi, un valet de pied
+apporta une
+d&eacute;p&ecirc;che que vous ne viendriez pas.</p>
+<p>&#8212;Cela ne m'&eacute;tonne pas! dit la duchesse qui non seulement
+&eacute;tait
+difficile &agrave; avoir, mais aimait qu'on le s&ucirc;t.</p>
+<p>&#8212;Votre cousine lit le t&eacute;l&eacute;gramme, se d&eacute;sole,
+puis aussit&ocirc;t, sans perdre
+la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de d&eacute;penses inutiles
+envers
+un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied:
+&laquo;Dites au chef de retirer le poulet&raquo;, lui crie-t-elle. Et
+le soir je
+l'ai entendue qui demandait au ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel: &laquo;Eh
+bien? et les restes
+du b&#339;uf d'hier? Vous ne les servez pas?&raquo;</p>
+<p>&#8212;Du reste, il faut reconna&icirc;tre que la ch&egrave;re y est
+parfaite, dit le duc,
+qui croyait en employant cette expression se montrer ancien
+r&eacute;gime. Je
+ne connais pas de maison o&ugrave; l'on mange mieux.</p>
+<p>&#8212;Et moins, interrompit la duchesse.</p>
+<p>&#8212;C'est tr&egrave;s sain et tr&egrave;s suffisant pour ce qu'on
+appelle un vulgaire
+pedzouille comme moi, reprit le duc; on reste sur sa faim.</p>
+<p>&#8212;Ah! si c'est comme cure, c'est &eacute;videmment plus
+hygi&eacute;nique que
+fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela, ajouta M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on d&eacute;cern&acirc;t le
+titre de
+meilleure table de Paris &agrave; une autre qu'&agrave; la sienne. Avec
+ma cousine, il
+arrive la m&ecirc;me chose qu'avec les auteurs constip&eacute;s qui
+pondent tous les
+quinze ans une pi&egrave;ce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on
+appelle des
+petits chefs-d'&#339;uvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la
+chose
+que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Z&eacute;na&iuml;de n'est
+pas mauvaise,
+mais on la trouverait plus quelconque si elle &eacute;tait moins
+parcimonieuse.
+Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses
+qu'il rate. J'y ai fait comme partout de tr&egrave;s mauvais
+d&icirc;ners, seulement
+ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond
+plus sensible &agrave; la quantit&eacute; qu'&agrave; la qualit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Enfin, pour finir, conclut le duc, Z&eacute;na&iuml;de insistait
+pour qu'Oriane
+v&icirc;nt d&eacute;jeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup
+sortir de chez
+elle, elle r&eacute;sistait, s'informait si, sous pr&eacute;texte de
+repas intime, on
+ne l'embarquait pas d&eacute;loyalement dans un grand tralala, et
+t&acirc;chait
+vainement de savoir quels convives il y aurait &agrave;
+d&eacute;jeuner. &laquo;Viens,
+viens, insistait Z&eacute;na&iuml;de en vantant les bonnes choses qu'il
+y aurait &agrave;
+d&eacute;jeuner. Tu mangeras une pur&eacute;e de marrons, je ne te dis
+que &ccedil;a, et il y
+aura sept petites bouch&eacute;es &agrave; la reine.&#8212;Sept petites
+bouch&eacute;es, s'&eacute;cria
+Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit!&raquo;</p>
+<p>Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa
+&eacute;clater
+son rire comme un roulement de tonnerre. &laquo;Ah! nous serons donc
+huit,
+c'est ravissant! Comme c'est bien r&eacute;dig&eacute;!&raquo;
+dit-elle, ayant dans un
+supr&ecirc;me effort retrouv&eacute; l'expression dont s'&eacute;tait
+servie M<sup>me</sup> d'&Eacute;pinay et
+qui s'appliquait mieux cette fois.</p>
+<p>&#8212;Oriane, c'est tr&egrave;s joli ce que dit la princesse, elle dit
+que c'est
+bien r&eacute;dig&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse
+est
+tr&egrave;s spirituelle, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes
+qui go&ucirc;tait facilement un
+mot quand &agrave; la fois il &eacute;tait prononc&eacute; par une
+Altesse et louangeait son
+propre esprit. &laquo;Je suis tr&egrave;s fi&egrave;re que Madame
+appr&eacute;cie mes modestes
+r&eacute;dactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et
+si je
+l'ai dit, c'&eacute;tait pour flatter ma cousine, car si elle avait
+sept
+bouch&eacute;es, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, eussent
+d&eacute;pass&eacute; la
+douzaine.&raquo; </p>
+<p>&#8212;Elle poss&eacute;dait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit,
+en
+parlant de M<sup>me</sup> d'Heudicourt, la princesse, qui voulait
+t&acirc;cher de faire
+valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.</p>
+<p>&#8212;Elle a d&ucirc; le r&ecirc;ver, je crois qu'elle ne le connaissait
+m&ecirc;me pas, dit
+la duchesse.</p>
+<p>&#8212;Ce qui est surtout int&eacute;ressant, c'est que ces
+correspondances sont de
+gens &agrave; la fois des divers pays, continua la comtesse d'Arpajon
+qui,
+alli&eacute;e aux principales maisons ducales et m&ecirc;me souveraines
+de l'Europe,
+&eacute;tait heureuse de le rappeler.</p>
+<p>&#8212;Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous
+rappelez bien ce d&icirc;ner o&ugrave; vous aviez M. de Bornier comme
+voisin!</p>
+<p>&#8212;Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que
+j'ai
+connu M. de Bornier, naturellement, il est m&ecirc;me venu plusieurs
+fois pour
+me voir, mais je n'ai jamais pu me r&eacute;soudre &agrave; l'inviter
+parce que
+j'aurais &eacute;t&eacute; oblig&eacute;e chaque fois de faire
+d&eacute;sinfecter au formol. Quant &agrave;
+ce d&icirc;ner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'&eacute;tait
+pas du tout
+chez Z&eacute;na&iuml;de, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit
+croire, si on
+lui parle de la <i>Fille de Roland</i>, qu'il s'agit d'une princesse
+Bonaparte qu'on pr&eacute;tendait fianc&eacute;e au fils du roi de
+Gr&egrave;ce; non, c'&eacute;tait
+&agrave; l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire
+plaisir
+en flanquant sur une chaise &agrave; c&ocirc;t&eacute; de moi cet
+acad&eacute;micien empest&eacute;. Je
+croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai
+&eacute;t&eacute; oblig&eacute;e de
+me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le d&icirc;ner, je n'ai
+os&eacute;
+respirer qu'au gruy&egrave;re!</p>
+<p>M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina &agrave;
+la d&eacute;rob&eacute;e
+sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de
+Gambetta,
+dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de
+s'int&eacute;resser &agrave; un prol&eacute;taire et &agrave; un
+radical. M. de Br&eacute;aut&eacute; comprit tout
+l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un &#339;il &agrave; la
+fois
+&eacute;m&eacute;ch&eacute; et attendri, apr&egrave;s quoi il essuya
+son monocle.</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, c'&eacute;tait bougrement emb&ecirc;tant la <i>Fille de
+Roland</i>, dit M. de
+Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa
+sup&eacute;riorit&eacute; sur une &#339;uvre &agrave; laquelle il
+s'&eacute;tait tant ennuy&eacute;, peut-&ecirc;tre
+aussi par le <i>suave mari magno</i> que nous &eacute;prouvons, au
+milieu d'un bon
+d&icirc;ner, &agrave; nous souvenir d'aussi terribles soir&eacute;es.
+Mais il y avait
+quelques beaux vers, un sentiment patriotique.</p>
+<p>J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier.
+&laquo;Ah!
+vous avez quelque chose &agrave; lui reprocher?&raquo; me demanda
+curieusement le duc
+qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela
+devait
+tenir &agrave; un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que
+c'&eacute;tait le
+commencement d'une amourette.</p>
+<p>&#8212;Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a
+fait? Racontez-nous &ccedil;a! Mais si, vous devez avoir quelque
+cadavre entre
+vous, puisque vous le d&eacute;nigrez. C'est long la <i>Fille de Roland</i>
+mais
+c'est assez senti.</p>
+<p>&#8212;Senti est tr&egrave;s juste pour un auteur aussi odorant,
+interrompit
+ironiquement M<sup>me</sup> de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est
+jamais trouv&eacute;
+avec lui, il est assez compr&eacute;hensible qu'il l'ait dans le nez!</p>
+<p>&#8212;Je dois du reste avouer &agrave; Madame, reprit le duc en
+s'adressant &agrave; la
+princesse de Parme, que, <i>Fille de Roland</i> &agrave; part, en
+litt&eacute;rature et
+m&ecirc;me en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de
+si vieux
+rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-&ecirc;tre pas,
+mais le
+soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil
+air d'Auber, de Bo&iuml;eldieu, m&ecirc;me de Beethoven! Voil&agrave;
+ce que j'aime. En
+revanche, pour Wagner, cela m'endort imm&eacute;diatement.</p>
+<p>&#8212;Vous avez tort, dit M<sup>me</sup> de Guermantes, avec des
+longueurs
+insupportables Wagner avait du g&eacute;nie. <i>Lohengrin</i> est un
+chef-d'&#339;uvre.
+M&ecirc;me dans <i>Tristan</i> il y a &ccedil;&agrave; et l&agrave;
+une page curieuse. Et le Ch&#339;ur des
+fileuses du <i>Vaisseau fant&ocirc;me</i> est une pure merveille.</p>
+<p>&#8212;N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant &agrave;
+M. de
+Br&eacute;aut&eacute;, nous pr&eacute;f&eacute;rons: &laquo;Les
+rendez-vous de noble compagnie se donnent
+tous en ce charmant s&eacute;jour.&raquo; C'est d&eacute;licieux. Et <i>Fra
+Diavolo</i>, et la
+<i>Fl&ucirc;te enchant&eacute;e</i>, et le <i>Chalet</i>, et les <i>Noces
+de Figaro</i>, et les
+<i>Diamants de la Couronne</i>, voil&agrave; de la musique! En
+litt&eacute;rature, c'est la
+m&ecirc;me chose. Ainsi j'adore Balzac, le <i>Bal de Sceaux</i>, les <i>Mohicans
+de
+Paris</i>.</p>
+<p>&#8212;Ah! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes
+pas
+pr&ecirc;ts d'avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour o&ugrave;
+M&eacute;m&eacute; sera l&agrave;.
+Lui, c'est encore mieux, il le sait par c&#339;ur.</p>
+<p>Irrit&eacute; de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques
+instants
+sous le feu d'un silence mena&ccedil;ant. Et ses yeux de chasseur
+avaient l'air
+de deux pistolets charg&eacute;s. Cependant M<sup>me</sup> d'Arpajon
+avait &eacute;chang&eacute; avec la
+princesse de Parme, sur la po&eacute;sie tragique et autre, des propos
+qui ne
+me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci
+prononc&eacute; par
+M<sup>me</sup> d'Arpajon: &laquo;Oh! tout ce que Madame voudra, je lui
+accorde qu'il nous
+fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
+laid et le beau, ou plut&ocirc;t parce que son insupportable
+vanit&eacute; lui fait
+croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
+que, dans la pi&egrave;ce en question, il y a des choses ridicules,
+inintelligibles, des fautes de go&ucirc;t, que c'est difficile &agrave;
+comprendre,
+que cela donne &agrave; lire autant de peine que si c'&eacute;tait
+&eacute;crit en russe ou
+en chinois, car &eacute;videmment c'est tout except&eacute; du
+fran&ccedil;ais, mais quand on
+a pris cette peine, comme on est r&eacute;compens&eacute;, il y a tant
+d'imagination!&raquo;
+De ce petit discours je n'avais pas entendu le d&eacute;but. Je finis
+par
+comprendre non seulement que le po&egrave;te incapable de distinguer le
+beau du
+laid &eacute;tait Victor Hugo, mais encore que la po&eacute;sie qui
+donnait autant de
+peine &agrave; comprendre que du russe ou du chinois &eacute;tait:
+&laquo;Lorsque l'enfant
+para&icirc;t, le cercle de famille applaudit &agrave; grands
+cris&raquo;, pi&egrave;ce de la
+premi&egrave;re &eacute;poque du po&egrave;te et qui est
+peut-&ecirc;tre encore plus pr&egrave;s de M<sup>me</sup>
+Deshouli&egrave;res que du Victor Hugo de la <i>L&eacute;gende des
+Si&egrave;cles</i>. Loin de
+trouver M<sup>me</sup> d'Arpajon ridicule, je la vis (la
+premi&egrave;re, de cette table
+si r&eacute;elle, si quelconque, o&ugrave; je m'&eacute;tais assis avec
+tant de d&eacute;ception),
+je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles,
+d'o&ugrave;
+s'&eacute;chappent les boucles rondes de longs repentirs, que
+port&egrave;rent M<sup>me</sup> de
+R&eacute;musat, M<sup>me</sup> de Broglie, M<sup>me</sup> de
+Saint-Aulaire, toutes les femmes si
+distingu&eacute;es qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant
+de
+savoir et d'&agrave; propos Sophocle, Schiller et <i>l'Imitation,</i>
+mais &agrave; qui les
+premi&egrave;res po&eacute;sies des romantiques causaient cet effroi et
+cette fatigue
+ins&eacute;parables pour ma grand'm&egrave;re des derniers vers de
+St&eacute;phane Mallarm&eacute;.
+&laquo;M<sup>me</sup> d'Arpajon aime beaucoup la po&eacute;sie&raquo;,
+dit &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes la
+princesse de Parme, impressionn&eacute;e par le ton ardent avec lequel
+le
+discours avait &eacute;t&eacute; prononc&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Non, elle n'y comprend absolument rien, r&eacute;pondit &agrave;
+voix basse M<sup>me</sup> de
+Guermantes, qui profita de ce que M<sup>me</sup> d'Arpajon,
+r&eacute;pondant &agrave; une
+objection du g&eacute;n&eacute;ral de Beautreillis, &eacute;tait trop
+occup&eacute;e de ses propres
+paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. &laquo;Elle
+devient
+litt&eacute;raire depuis qu'elle est abandonn&eacute;e. Je dirai
+&agrave; Votre Altesse que
+c'est moi qui porte le poids de tout &ccedil;a, parce que c'est
+aupr&egrave;s de moi
+qu'elle vient g&eacute;mir chaque fois que Basin n'est pas all&eacute;
+la voir,
+c'est-&agrave;-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de m&ecirc;me
+pas ma faute
+si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer &agrave; aller chez elle,
+quoique
+j'aimerais mieux qu'il lui f&ucirc;t un peu plus fid&egrave;le, parce
+que je la
+verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
+extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
+ennuyeuse &agrave; un degr&eacute; que vous ne pouvez pas imaginer.
+Elle me donne tous
+les jours de tels maux de t&ecirc;te que je suis oblig&eacute;e de
+prendre chaque
+fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu &agrave;
+Basin
+pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
+de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des t&ecirc;tes
+si je
+ne demande pas &agrave; cette jeune personne de quitter un instant son
+fructueux trottoir pour venir prendre le th&eacute; avec moi! Oh! la
+vie est
+assommante&raquo;, conclut langoureusement la duchesse. M<sup>me</sup>
+d'Arpajon
+assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il &eacute;tait depuis peu
+l'amant
+d'une autre que j'appris &ecirc;tre la marquise de Surgis-le-Duc.
+Justement le
+valet de pied priv&eacute; de son jour de sortie &eacute;tait en train
+de servir. Et
+je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
+car je remarquai qu'en passant les plats &agrave; M. de
+Ch&acirc;tellerault, il
+s'acquittait si maladroitement de sa t&acirc;che que le coude du duc se
+trouva
+cogner &agrave; plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne
+se
+f&acirc;cha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda
+au
+contraire en riant de son &#339;il bleu clair. La bonne humeur me sembla
+&ecirc;tre, de la part du convive, une preuve de bont&eacute;. Mais
+l'insistance de
+son rire me fit croire qu'au courant de la d&eacute;ception du
+domestique il
+&eacute;prouvait peut-&ecirc;tre au contraire une joie m&eacute;chante.
+&laquo;Mais, ma ch&egrave;re,
+vous savez que ce n'est pas une d&eacute;couverte que vous faites en
+nous
+parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois
+&agrave;
+M<sup>me</sup> d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la t&ecirc;te
+d'un air inquiet.
+N'esp&eacute;rez pas lancer ce d&eacute;butant. Tout le monde sait
+qu'il a du talent.
+Ce qui est d&eacute;testable c'est le Victor Hugo de la fin, la <i>L&eacute;gende
+des
+Si&egrave;cles</i>, je ne sais plus les titres. Mais les <i>Feuilles
+d'Automne</i>, les
+<i>Chants du Cr&eacute;puscule</i>, c'est souvent d'un po&egrave;te,
+d'un vrai po&egrave;te. M&ecirc;me
+dans les <i>Contemplations</i>, ajouta la duchesse, que ses
+interlocuteurs
+n'os&egrave;rent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies
+choses.
+Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer apr&egrave;s le <i>Cr&eacute;puscule</i>!
+Et puis dans les belles po&eacute;sies de Victor Hugo, et il y en a, on
+rencontre souvent une id&eacute;e, m&ecirc;me une id&eacute;e
+profonde.&raquo; Et avec un
+sentiment juste, faisant sortir la triste pens&eacute;e de toutes les
+forces de
+son intonation, la posant au del&agrave; de sa voix, et fixant devant
+elle un
+regard r&ecirc;veur et charmant, la duchesse dit lentement:
+&laquo;Tenez:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span><i>La douleur est un fruit, Dieu ne le fait
+pas cro&icirc;tre<br/>
+</i></span><span><i>Sur la branche trop faible encor pour le porter</i>,<br/>
+</span></div>
+</div>
+<p>ou bien encore:</p>
+<div class="poem">
+<div class="stanza"><span><i>Les morts durent bien peu,<br/>
+</i></span><span><i>H&eacute;las, dans le cercueil ils tombent en
+poussi&egrave;re<br/>
+</i></span><span><i>Moins vite qu'en nos c&#339;urs</i>!&raquo;<br/>
+</span></div>
+</div>
+<p>Et tandis qu'un sourire d&eacute;senchant&eacute; fron&ccedil;ait
+d'une gracieuse sinuosit&eacute;
+sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur M<sup>me</sup> d'Arpajon le
+regard
+r&ecirc;veur de ses yeux clairs et charmants. Je commen&ccedil;ais
+&agrave; les conna&icirc;tre,
+ainsi que sa voix, si lourdement tra&icirc;nante, si &acirc;prement
+savoureuse. Dans
+ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de
+Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait
+appara&icirc;tre par moments une rudesse de terroir, il y avait bien
+des
+choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de
+Guermantes, rest&eacute; plus longtemps localis&eacute;, plus hardi,
+plus sauvageon,
+plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingu&eacute;s et
+de gens
+d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des
+l&egrave;vres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec
+leurs
+paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularit&eacute;s que la
+situation de
+reine de M<sup>me</sup> de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus
+facilement,
+de faire sortir toutes voiles dehors. Il para&icirc;t que cette
+m&ecirc;me voix
+existait chez des s&#339;urs &agrave; elle, qu'elle d&eacute;testait, et
+qui, moins
+intelligentes et presque bourgeoisement mari&eacute;es, si on peut se
+servir de
+cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs,
+terr&eacute;s
+dans leur province ou &agrave; Paris, dans un faubourg Saint-Germain
+sans
+&eacute;clat, poss&eacute;daient aussi cette voix mais l'avaient
+refr&eacute;n&eacute;e, corrig&eacute;e,
+adoucie autant qu'elles pouvaient, de m&ecirc;me qu'il est bien rare
+qu'un
+d'entre nous ait le toupet de son originalit&eacute; et ne mette pas
+son
+application &agrave; ressembler aux mod&egrave;les les plus
+vant&eacute;s. Mais Oriane &eacute;tait
+tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement
+plus &agrave; la mode que ses s&#339;urs, elle avait si bien, comme
+princesse des
+Laumes, fait la pluie et le beau temps aupr&egrave;s du prince de
+Galles,
+qu'elle avait compris que cette voix discordante c'&eacute;tait un
+charme, et
+qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de
+l'originalit&eacute; et du succ&egrave;s, ce que, dans l'ordre du
+th&eacute;&acirc;tre, une R&eacute;jane,
+une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la
+valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque
+chose d'admirable et de distinctif que peut-&ecirc;tre des s&#339;urs
+R&eacute;jane et
+Granier, que personne n'a jamais connues, essay&egrave;rent de masquer
+comme un
+d&eacute;faut.</p>
+<p>A tant de raisons de d&eacute;ployer son originalit&eacute; locale,
+les &eacute;crivains
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute;s de M<sup>me</sup> de Guermantes:
+M&eacute;rim&eacute;e, Meilhac et Hal&eacute;vy, &eacute;taient venus
+ajouter, avec le respect du naturel, un d&eacute;sir de prosa&iuml;sme
+par o&ugrave; elle
+atteignait &agrave; la po&eacute;sie et un esprit purement de
+soci&eacute;t&eacute; qui ressuscitait
+devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse &eacute;tait fort
+capable,
+ajoutant &agrave; ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi
+pour la
+plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus
+<i>Ile-de-France</i>, le plus <i>Champenoise</i>, puisque, sinon tout
+&agrave; fait au
+degr&eacute; de sa belle-s&#339;ur Marsantes, elle n'usait gu&egrave;re que
+du pur
+vocabulaire dont e&ucirc;t pu se servir un vieil auteur
+fran&ccedil;ais. Et quand on
+&eacute;tait fatigu&eacute; du composite et bigarr&eacute; langage
+moderne, c'&eacute;tait, tout en
+sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos
+d'&eacute;couter
+la causerie de M<sup>me</sup> de Guermantes,&#8212;presque le m&ecirc;me, si
+l'on &eacute;tait seul
+avec elle et qu'elle restreign&icirc;t et clarifi&acirc;t encore son
+flot, que celui
+qu'on &eacute;prouve &agrave; entendre une vieille chanson. Alors en
+regardant, en
+&eacute;coutant M<sup>me</sup> de Guermantes, je voyais, prisonnier
+dans la perp&eacute;tuelle et
+qui&egrave;te apr&egrave;s-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou
+de Champagne
+se tendre, bleu&acirc;tre, oblique, avec le m&ecirc;me angle
+d'inclinaison qu'il
+avait chez Saint-Loup.</p>
+<p>Ainsi, par ces diverses formations, M<sup>me</sup> de Guermantes
+exprimait &agrave; la
+fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard,
+la fa&ccedil;on dont la duchesse de Broglie aurait pu go&ucirc;ter et
+bl&acirc;mer Victor
+Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif go&ucirc;t de la
+litt&eacute;rature
+issue de M&eacute;rim&eacute;e et de Meilhac. La premi&egrave;re de ces
+formations me
+plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage &agrave;
+r&eacute;parer la d&eacute;ception
+du voyage et de l'arriv&eacute;e dans ce faubourg Saint-Germain, si
+diff&eacute;rent
+de ce que j'avais cru, mais je pr&eacute;f&eacute;rais encore la
+seconde &agrave; la
+troisi&egrave;me. Or, tandis que M<sup>me</sup> de Guermantes
+&eacute;tait Guermantes presque
+sans le vouloir, son Pailleronisme, son go&ucirc;t pour Dumas fils
+&eacute;taient
+r&eacute;fl&eacute;chis et voulus. Comme ce go&ucirc;t &eacute;tait
+&agrave; l'oppos&eacute; du mien, elle
+fournissait &agrave; mon esprit de la litt&eacute;rature quand elle me
+parlait du
+faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement
+faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait litt&eacute;rature. </p>
+<p>&Eacute;mue par les derniers vers, M<sup>me</sup> d'Arpajon
+s'&eacute;cria:</p>
+<p>&#8212;Ces reliques du c&#339;ur ont aussi leur poussi&egrave;re! Monsieur, il
+faudra que
+vous m'&eacute;criviez cela sur mon &eacute;ventail, dit-elle &agrave;
+M. de Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme
+&agrave;
+M<sup>me</sup> de Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle
+m&eacute;rite.</p>
+<p>&#8212;Mais... pardon de vous dire cela &agrave; vous... cependant elle
+l'aime
+vraiment!</p>
+<p>&#8212;Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime
+comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle
+dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton
+m&eacute;lancolique, personne plus que moi ne serait touch&eacute;e par
+un sentiment
+vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une
+sc&egrave;ne
+terrible &agrave; Basin. Votre Altesse croit peut-&ecirc;tre que
+c'&eacute;tait parce qu'il
+en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout,
+c'&eacute;tait parce
+qu'il ne veut pas pr&eacute;senter ses fils au Jockey! Madame
+trouve-t-elle que
+ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes avec pr&eacute;cision, c'est une personne d'une rare
+insensibilit&eacute;.</p>
+<p>Cependant c'est l'&#339;il brillant de satisfaction que M. de Guermantes
+avait &eacute;cout&eacute; sa femme parler de Victor Hugo &agrave;
+&laquo;br&ucirc;le-pourpoint&raquo; et en
+citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans
+des moments comme ceux-ci il &eacute;tait fier d'elle. &laquo;Oriane
+est vraiment
+extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne
+pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
+Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est pr&ecirc;te, elle
+peut
+tenir t&ecirc;te aux plus savants. Ce jeune homme doit &ecirc;tre
+subjugu&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Mais changeons de conversation, ajouta M<sup>me</sup> de
+Guermantes, parce
+qu'elle est tr&egrave;s susceptible. Vous devez me trouver bien
+d&eacute;mod&eacute;e,
+reprit-elle en s'adressant &agrave; moi, je sais qu'aujourd'hui c'est
+consid&eacute;r&eacute;
+comme une faiblesse d'aimer les id&eacute;es en po&eacute;sie, la
+po&eacute;sie o&ugrave; il y a une
+pens&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;C'est d&eacute;mod&eacute;? dit la princesse de Parme avec le
+l&eacute;ger saisissement que
+lui causait cette vague nouvelle &agrave; laquelle elle ne s'attendait
+pas,
+bien qu'elle s&ucirc;t que la conversation de la duchesse de Guermantes
+lui
+r&eacute;serv&acirc;t toujours ces chocs successifs et
+d&eacute;licieux, cet essoufflant
+effroi, cette saine fatigue apr&egrave;s lesquels elle pensait
+instinctivement
+&agrave; la n&eacute;cessit&eacute; de prendre un bain de pieds dans
+une cabine et de marcher
+vite pour &laquo;faire la r&eacute;action&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Pour ma part, non, Oriane, dit M<sup>me</sup> de Brissac, je n'en
+veux pas &agrave;
+Victor Hugo d'avoir des id&eacute;es, bien au contraire, mais de les
+chercher
+dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a
+habitu&eacute;s au
+laid en litt&eacute;rature. Il y a d&eacute;j&agrave; bien assez de
+laideurs dans la vie.
+Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un
+spectacle p&eacute;nible dont nous nous d&eacute;tournerions dans la
+vie, voil&agrave; ce qui
+attire Victor Hugo.</p>
+<p>&#8212;Victor Hugo n'est pas aussi r&eacute;aliste que Zola, tout de
+m&ecirc;me? demanda
+la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans
+le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du
+g&eacute;n&eacute;ral &eacute;tait trop
+profond pour qu'il cherch&acirc;t &agrave; l'exprimer. Et son silence
+bienveillant
+quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la m&ecirc;me
+d&eacute;licatesse qu'un pr&ecirc;tre montre en &eacute;vitant de vous
+parler de vos devoirs
+religieux, un financier en s'appliquant &agrave; ne pas recommander les
+affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous
+donnant pas de coups de poings.</p>
+<p>&#8212;Je sais que vous &ecirc;tes parent de l'amiral Jurien de la
+Gravi&egrave;re, me dit
+d'un air entendu M<sup>me</sup> de Varambon, la dame d'honneur de la
+princesse de
+Parme, femme excellente mais born&eacute;e, procur&eacute;e &agrave; la
+princesse de Parme
+jadis par la m&egrave;re du duc. Elle ne m'avait pas encore
+adress&eacute; la parole
+et je ne pus jamais dans la suite, malgr&eacute; les admonestations de
+la
+princesse de Parme et mes propres protestations, lui &ocirc;ter de
+l'esprit
+l'id&eacute;e que je n'avais quoi que ce f&ucirc;t &agrave; voir avec
+l'amiral acad&eacute;micien,
+lequel m'&eacute;tait totalement inconnu. L'obstination de la dame
+d'honneur de
+la princesse de Parme &agrave; voir en moi un neveu de l'amiral Jurien
+de la
+Gravi&egrave;re avait en soi quelque chose de vulgairement risible.
+Mais
+l'erreur qu'elle commettait n'&eacute;tait que le type excessif et
+dess&eacute;ch&eacute; de
+tant d'erreurs plus l&eacute;g&egrave;res, mieux nuanc&eacute;es,
+involontaires ou voulues,
+qui accompagnent notre nom dans la &laquo;fiche&raquo; que le monde
+&eacute;tablit
+relativement &agrave; nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes,
+ayant
+vivement manifest&eacute; son d&eacute;sir de me conna&icirc;tre, me
+donna comme raison que
+je connaissais tr&egrave;s bien sa cousine, M<sup>me</sup> de
+Chaussegros, &laquo;elle est
+charmante, elle vous aime beaucoup&raquo;. Je me fis un scrupule, bien
+vain,
+d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas
+M<sup>me</sup> de Chaussegros. &laquo;Alors c'est sa s&#339;ur que vous
+connaissez, c'est la
+m&ecirc;me chose. Elle vous a rencontr&eacute; en &Eacute;cosse.&raquo;
+Je n'&eacute;tais jamais all&eacute; en
+&Eacute;cosse et pris la peine inutile d'en avertir par
+honn&ecirc;tet&eacute; mon
+interlocuteur. C'&eacute;tait M<sup>me</sup> de Chaussegros
+elle-m&ecirc;me qui avait dit me
+conna&icirc;tre, et le croyait sans doute de bonne foi, &agrave; la
+suite d'une
+confusion premi&egrave;re, car elle ne cessa jamais plus de me tendre
+la main
+quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je
+fr&eacute;quentais &eacute;tait exactement celui de M<sup>me</sup> de
+Chaussegros, mon humilit&eacute;
+ne rimait &agrave; rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros
+&eacute;tait,
+litt&eacute;ralement, une erreur, mais, au point de vue social, un
+&eacute;quivalent
+de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune
+homme que j'&eacute;tais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire
+que des
+choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me sur&eacute;leva (au
+point de
+vue mondain) dans l'id&eacute;e qu'il continua &agrave; se faire de
+moi. Et somme
+toute, pour ceux qui ne jouent pas la com&eacute;die, l'ennui de vivre
+toujours
+dans le m&ecirc;me personnage est dissip&eacute; un instant, comme si
+l'on montait
+sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une
+id&eacute;e
+fausse, croit que nous sommes li&eacute;s avec une dame que nous ne
+connaissons
+pas et que nous sommes not&eacute;s pour avoir connue au cours d'un
+charmant
+voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
+aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidit&eacute; de celle
+que
+commettait et commit toute sa vie, malgr&eacute; mes
+d&eacute;n&eacute;gations, l'imb&eacute;cile
+dame d'honneur de M<sup>me</sup> de Parme, fix&eacute;e pour toujours
+&agrave; la croyance que
+j'&eacute;tais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la
+Gravi&egrave;re. &laquo;Elle n'est
+pas tr&egrave;s forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop
+de
+libations, je la crois l&eacute;g&egrave;rement sous l'influence de
+Bacchus.&raquo; En
+r&eacute;alit&eacute; M<sup>me</sup> de Varambon n'avait bu que de
+l'eau, mais le duc aimait &agrave;
+placer ses locutions favorites. &laquo;Mais Zola n'est pas un
+r&eacute;aliste,
+madame! c'est un po&egrave;te!&raquo; dit M<sup>me</sup> de Guermantes,
+s'inspirant des &eacute;tudes
+critiques qu'elle avait lues dans ces derni&egrave;res ann&eacute;es et
+les adaptant &agrave;
+son g&eacute;nie personnel. Agr&eacute;ablement bouscul&eacute;e
+jusqu'ici, au cours du bain
+d'esprit, un bain agit&eacute; pour elle, qu'elle prenait ce soir, et
+qu'elle
+jugeait devoir lui &ecirc;tre particuli&egrave;rement salutaire, se
+laissant porter
+par les paradoxes qui d&eacute;ferlaient l'un apr&egrave;s l'autre,
+devant celui-ci,
+plus &eacute;norme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur
+d'&ecirc;tre
+renvers&eacute;e. Et ce fut d'une voix entrecoup&eacute;e, comme si
+elle perdait sa
+respiration, qu'elle dit:</p>
+<p>&#8212;Zola un po&egrave;te!</p>
+<p>&#8212;Mais oui, r&eacute;pondit en riant la duchesse, ravie par cet effet
+de
+suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
+touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'&agrave; ce qui...
+porte
+bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier
+&eacute;pique!
+C'est l'Hom&egrave;re de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules
+pour &eacute;crire
+le mot de Cambronne.</p>
+<p>Malgr&eacute; l'extr&ecirc;me fatigue qu'elle commen&ccedil;ait
+&agrave; &eacute;prouver, la princesse
+&eacute;tait ravie, jamais elle ne s'&eacute;tait sentie mieux. Elle
+n'aurait pas
+&eacute;chang&eacute; contre un s&eacute;jour &agrave; Sch&#339;nbrunn, la
+seule chose pourtant qui la
+flatt&acirc;t, ces divins d&icirc;ners de M<sup>me</sup> de Guermantes
+rendus tonifiants par
+tant de sel.</p>
+<p>&#8212;Il l'&eacute;crit avec un grand C, s'&eacute;cria M<sup>me</sup>
+d'Arpajon.</p>
+<p>&#8212;Plut&ocirc;t avec un grand M, je pense, ma petite, r&eacute;pondit M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, non sans avoir &eacute;chang&eacute; avec son mari un
+regard gai qui
+voulait dire: &laquo;Est-elle assez idiote!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Tenez, justement, me dit M<sup>me</sup> de Guermantes en attachant
+sur moi un
+regard souriant et doux et parce qu'en ma&icirc;tresse de maison
+accomplie
+elle voulait, sur l'artiste qui m'int&eacute;ressait
+particuli&egrave;rement, laisser
+para&icirc;tre son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire
+montre du
+mien, tenez, me dit-elle en agitant l&eacute;g&egrave;rement son
+&eacute;ventail de plumes
+tant elle &eacute;tait consciente &agrave; ce moment-l&agrave; qu'elle
+exer&ccedil;ait pleinement
+les devoirs de l'hospitalit&eacute; et, pour ne manquer &agrave; aucun,
+faisant signe
+aussi qu'on me redonn&acirc;t des asperges sauce mousseline, tenez, je
+crois
+justement que Zola a &eacute;crit une &eacute;tude sur Elstir, ce
+peintre dont vous
+avez &eacute;t&eacute; regarder quelques tableaux tout &agrave;
+l'heure, les seuls du reste
+que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En r&eacute;alit&eacute;, elle
+d&eacute;testait la peinture
+d'Elstir, mais trouvait d'une qualit&eacute; unique tout ce qui
+&eacute;tait chez
+elle. Je demandai &agrave; M. de Guermantes s'il savait le nom du
+monsieur qui
+figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
+j'avais reconnu pour le m&ecirc;me dont les Guermantes
+poss&eacute;daient tout &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+le portrait d'apparat, datant &agrave; peu pr&egrave;s de cette
+m&ecirc;me p&eacute;riode o&ugrave; la
+personnalit&eacute; d'Elstir n'&eacute;tait pas encore
+compl&egrave;tement d&eacute;gag&eacute;e et
+s'inspirait un peu de Manet. &laquo;Mon Dieu, me r&eacute;pondit-il, je
+sais que
+c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imb&eacute;cile dans sa
+sp&eacute;cialit&eacute;, mais je suis brouill&eacute; avec les noms.
+Je l'ai l&agrave; sur le bout
+de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais
+plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines
+&agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes, qui est toujours trop aimable,
+qui a toujours trop
+peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois
+qu'il nous a coll&eacute; des cro&ucirc;tes. Ce que je peux vous dire,
+c'est que ce
+monsieur est pour M. Elstir une esp&egrave;ce de M&eacute;c&egrave;ne
+qui l'a lanc&eacute;, et l'a
+souvent tir&eacute; d'embarras en lui commandant des tableaux. Par
+reconnaissance&#8212;si vous appelez cela de la reconnaissance, &ccedil;a
+d&eacute;pend des
+go&ucirc;ts&#8212;il l'a peint dans cet endroit-l&agrave; o&ugrave; avec son
+air endimanch&eacute; il
+fait un assez dr&ocirc;le d'effet. &Ccedil;a peut &ecirc;tre un pontife
+tr&egrave;s cal&eacute;, mais il
+ignore &eacute;videmment dans quelles circonstances on met un chapeau
+haut de
+forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a
+l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous
+me semblez tout &agrave; fait f&eacute;ru de ces tableaux. Si j'avais
+su &ccedil;a, je me
+serais tuyaut&eacute; pour vous r&eacute;pondre. Du reste, il n'y a pas
+lieu de se
+mettre autant martel en t&ecirc;te pour creuser la peinture de M.
+Elstir que
+s'il s'agissait de la <i>Source</i> d'Ingres ou des <i>Enfants
+d'&Eacute;douard</i> de
+Paul Delaroche. Ce qu'on appr&eacute;cie l&agrave; dedans, c'est que
+c'est finement
+observ&eacute;, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas
+besoin d'&ecirc;tre
+un &eacute;rudit pour regarder &ccedil;a. Je sais bien que ce sont de
+simples
+pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaill&eacute;.
+Swann avait
+le toupet de vouloir nous faire acheter une <i>Botte d'Asperges</i>.
+Elles
+sont m&ecirc;me rest&eacute;es ici quelques jours. Il n'y avait que
+cela dans le
+tableau, une botte d'asperges pr&eacute;cis&eacute;ment semblables
+&agrave; celles que vous
+&ecirc;tes en train d'avaler. Mais moi je me suis refus&eacute;
+&agrave; avaler les asperges
+de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs
+une
+botte d'asperges! Un louis, voil&agrave; ce que &ccedil;a vaut,
+m&ecirc;me en primeurs! Je
+l'ai trouv&eacute;e roide. D&egrave;s qu'&agrave; ces choses-l&agrave;
+il ajoute des personnages,
+cela a un c&ocirc;t&eacute; canaille, pessimiste, qui me
+d&eacute;pla&icirc;t. Je suis &eacute;tonn&eacute; de
+voir un esprit fin, un cerveau distingu&eacute; comme vous, aimer
+cela.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la
+duchesse
+qui n'aimait pas qu'on d&eacute;pr&eacute;ci&acirc;t ce que ses salons
+contenaient. Je suis
+loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y
+a &agrave; prendre et &agrave; laisser. Mais ce n'est toujours pas sans
+talent. Et il
+faut avouer que ceux que j'ai achet&eacute;s sont d'une beaut&eacute;
+rare.</p>
+<p>&#8212;Oriane, dans ce genre-l&agrave; je pr&eacute;f&egrave;re mille fois
+la petite &eacute;tude de M.
+Vibert que nous avons vue &agrave; l'Exposition des aquarellistes. Ce
+n'est
+rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y
+a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire
+d&eacute;charn&eacute;, sale,
+devant ce pr&eacute;lat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est
+tout un
+petit po&egrave;me de finesse et m&ecirc;me de profondeur.</p>
+<p>&#8212;Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme
+est agr&eacute;able.</p>
+<p>&#8212;Il est intelligent, dit le duc, on est &eacute;tonn&eacute;, quand
+on cause avec
+lui, que sa peinture soit si vulgaire.</p>
+<p>&#8212;Il est plus qu'intelligent, il est m&ecirc;me assez spirituel, dit
+la
+duchesse de l'air entendu et d&eacute;gustateur d'une personne qui s'y
+conna&icirc;t.</p>
+<p>&#8212;Est-ce qu'il n'avait pas commenc&eacute; un portrait de vous,
+Oriane? demanda
+la princesse de Parme.</p>
+<p>&#8212;Si, en rouge &eacute;crevisse, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de
+Guermantes, mais ce n'est pas
+cela qui fera passer son nom &agrave; la post&eacute;rit&eacute;. C'est
+une horreur, Basin
+voulait le d&eacute;truire. Cette phrase-l&agrave;, M<sup>me</sup> de
+Guermantes la disait
+souvent. Mais d'autres fois, son appr&eacute;ciation &eacute;tait
+autre: &laquo;Je n'aime
+pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de
+moi.&raquo; L'un
+de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient
+&agrave; la
+duchesse de son portrait, l'autre &agrave; ceux qui ne lui en parlaient
+pas et
+&agrave; qui elle d&eacute;sirait en apprendre l'existence. Le premier
+lui &eacute;tait
+inspir&eacute; par la coquetterie, le second par la vanit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas
+un
+portrait, c'est un mensonge: moi qui sais &agrave; peine tenir un
+pinceau, il
+me semble que si je vous peignais, rien qu'en repr&eacute;sentant ce
+que je
+vois je ferais un chef-d'&#339;uvre, dit na&iuml;vement la princesse de
+Parme.</p>
+<p>&#8212;Il me voit probablement comme je me vois, c'est-&agrave;-dire
+d&eacute;pourvue
+d'agr&eacute;ment, dit M<sup>me</sup> de Guermantes avec le regard
+&agrave; la fois m&eacute;lancolique,
+modeste et c&acirc;lin qui lui parut le plus propre &agrave; la faire
+para&icirc;tre autre
+que ne l'avait montr&eacute;e Elstir.</p>
+<p>&#8212;Ce portrait ne doit pas d&eacute;plaire &agrave; M<sup>me</sup> de
+Gallardon, dit le duc.</p>
+<p>&#8212;Parce qu'elle ne s'y conna&icirc;t pas en peinture? demanda la
+princesse de
+Parme qui savait que M<sup>me</sup> de Guermantes m&eacute;prisait
+infiniment sa cousine.
+Mais c'est une tr&egrave;s bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air
+d'&eacute;tonnement profond. &laquo;Mais voyons, Basin, vous ne voyez
+pas que la
+princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait
+aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille <i>poison</i>&raquo;,
+reprit
+M<sup>me</sup> de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement
+limit&eacute; &agrave; toutes
+ces vieilles expressions, &eacute;tait savoureux comme ces plats
+possibles &agrave;
+d&eacute;couvrir dans les livres d&eacute;licieux de Pampille, mais
+dans la r&eacute;alit&eacute;
+devenus si rares, o&ugrave; les gel&eacute;es, le beurre, le jus, les
+quenelles sont
+authentiques, ne comportent aucun alliage, et m&ecirc;me o&ugrave; on
+fait venir le
+sel des marais salants de Bretagne: &agrave; l'accent, au choix des
+mots on
+sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement
+de
+Guermantes. Par l&agrave;, la duchesse diff&eacute;rait
+profond&eacute;ment de son neveu
+Saint-Loup, envahi par tant d'id&eacute;es et d'expressions nouvelles;
+il est
+difficile, quand on est troubl&eacute; par les id&eacute;es de Kant et
+la nostalgie de
+Baudelaire, d'&eacute;crire le fran&ccedil;ais exquis d'Henri IV, de
+sorte que la
+puret&eacute; m&ecirc;me du langage de la duchesse &eacute;tait un
+signe de limitation, et
+qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilit&eacute; &eacute;taient
+rest&eacute;es ferm&eacute;es
+&agrave; toutes les nouveaut&eacute;s. L&agrave; encore l'esprit de M<sup>me</sup>
+de Guermantes me
+plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait
+pr&eacute;cis&eacute;ment
+la mati&egrave;re de ma propre pens&eacute;e) et tout ce qu'&agrave;
+cause de cela m&ecirc;me il
+avait pu conserver, cette s&eacute;duisante vigueur des corps souples
+qu'aucune
+&eacute;puisante r&eacute;flexion, nul souci moral ou trouble nerveux
+n'ont alt&eacute;r&eacute;e.
+Son esprit d'une formation si ant&eacute;rieure au mien, &eacute;tait
+pour moi
+l'&eacute;quivalent de ce que m'avait offert la d&eacute;marche des
+jeunes filles de
+la petite bande au bord de la mer. M<sup>me</sup> de Guermantes
+m'offrait,
+domestiqu&eacute;e et soumise par l'amabilit&eacute;, par le respect
+envers les
+valeurs spirituelles, l'&eacute;nergie et le charme d'une cruelle
+petite fille
+de l'aristocratie des environs de Combray, qui, d&egrave;s son enfance,
+montait
+&agrave; cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'&#339;il aux
+lapins et,
+aussi bien qu'elle &eacute;tait rest&eacute;e une fleur de vertu,
+aurait pu, tant elle
+avait les m&ecirc;mes &eacute;l&eacute;gances, pas mal d'ann&eacute;es
+auparavant, &ecirc;tre la plus
+brillante ma&icirc;tresse du prince de Sagan. Seulement elle
+&eacute;tait incapable
+de comprendre ce que j'avais cherch&eacute; en elle&#8212;le charme du nom de
+Guermantes&#8212;et le petit peu que j'y avais trouv&eacute;, un reste
+provincial de
+Guermantes. Nos relations &eacute;taient-elles fond&eacute;es sur un
+malentendu qui ne
+pouvait manquer de se manifester d&egrave;s que mes hommages, au lieu
+de
+s'adresser &agrave; la femme relativement sup&eacute;rieure qu'elle se
+croyait &ecirc;tre,
+iraient vers quelque autre femme aussi m&eacute;diocre et exhalant le
+m&ecirc;me
+charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours
+entre un jeune homme r&ecirc;veur et une femme du monde, mais qui le
+trouble
+profond&eacute;ment, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses
+facult&eacute;s d'imagination et n'a pas pris son parti des
+d&eacute;ceptions
+in&eacute;vitables qu'il doit &eacute;prouver aupr&egrave;s des
+&ecirc;tres, comme au th&eacute;&acirc;tre, en
+voyage et m&ecirc;me en amour. M. de Guermantes ayant
+d&eacute;clar&eacute; (suite aux
+asperges d'Elstir et &agrave; celles qui venaient d'&ecirc;tre servies
+apr&egrave;s le
+poulet financi&egrave;re) que les asperges vertes pouss&eacute;es
+&agrave; l'air et qui,
+comme dit si dr&ocirc;lement l'auteur exquis qui signe E. de
+Clermont-Tonnerre, &laquo;n'ont pas la rigidit&eacute; impressionnante
+de leurs
+s&#339;urs&raquo; devraient &ecirc;tre mang&eacute;es avec des &#339;ufs:
+&laquo;Ce qui pla&icirc;t aux uns
+d&eacute;pla&icirc;t aux autres, et <i>vice versa</i>&raquo;,
+r&eacute;pondit M. de Br&eacute;aut&eacute;. Dans la
+province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin
+r&eacute;gal que des &#339;ufs d'ortolan compl&egrave;tement pourris.&raquo;
+M. de Br&eacute;aut&eacute;,
+auteur d'une &eacute;tude sur les Mormons, parue dans la <i>Revue des
+Deux-Mondes</i>, ne fr&eacute;quentait que les milieux les plus
+aristocratiques,
+mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom
+d'intelligence. De sorte qu'&agrave; sa pr&eacute;sence, du moins
+assidue, chez une
+femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il
+pr&eacute;tendait
+d&eacute;tester le monde et assurait s&eacute;par&eacute;ment &agrave;
+chaque duchesse que c'&eacute;tait &agrave;
+cause de son esprit et de sa beaut&eacute; qu'il la recherchait. Toutes
+en
+&eacute;taient, persuad&eacute;es. Chaque fois que, la mort dans
+l'&acirc;me, il se
+r&eacute;signait &agrave; aller &agrave; une grande soir&eacute;e chez
+la princesse de Parme, il les
+convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi
+qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa r&eacute;putation
+d'intellectuel
+surv&eacute;c&ucirc;t &agrave; sa mondanit&eacute;, appliquant
+certaines maximes de l'esprit des
+Guermantes, il partait avec des dames &eacute;l&eacute;gantes faire de
+longs voyages
+scientifiques &agrave; l'&eacute;poque des bals, et quand une personne
+snob, par
+cons&eacute;quent sans situation encore, commen&ccedil;ait &agrave;
+aller partout, il mettait
+une obstination f&eacute;roce &agrave; ne pas vouloir la
+conna&icirc;tre, &agrave; ne pas se
+laisser pr&eacute;senter. Sa haine des snobs d&eacute;coulait de son
+snobisme, mais
+faisait croire aux na&iuml;fs, c'est-&agrave;-dire &agrave; tout le
+monde, qu'il en &eacute;tait
+exempt. &laquo;Babal sait toujours tout! s'&eacute;cria la duchesse de
+Guermantes. Je
+trouve charmant un pays o&ugrave; on veut &ecirc;tre s&ucirc;r que
+votre cr&eacute;mier vous vende
+des &#339;ufs bien pourris, des &#339;ufs de l'ann&eacute;e de la com&egrave;te.
+Je me vois
+d'ici y trempant ma mouillette beurr&eacute;e. Je dois dire que cela
+arrive
+chez la tante Madeleine (M<sup>me</sup> de Villeparisis) qu'on serve
+des choses en
+putr&eacute;faction, m&ecirc;me des &#339;ufs (et comme M<sup>me</sup>
+d'Arpajon se r&eacute;criait): Mais
+voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est
+d&eacute;j&agrave;
+dans l'&#339;uf. Je ne sais m&ecirc;me pas comment ils ont la sagesse de s'y
+tenir.
+Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est
+pas indiqu&eacute; sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir
+d&icirc;ner
+avant-hier, il y avait une barbue &agrave; l'acide ph&eacute;nique!
+&Ccedil;a n'avait pas
+l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment
+Norpois pousse la fid&eacute;lit&eacute; jusqu'&agrave;
+l'h&eacute;ro&iuml;sme: il en a repris!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Je crois vous avoir vu &agrave; d&icirc;ner chez elle le jour
+o&ugrave; elle a fait cette
+sortie &agrave; ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-&ecirc;tre pour
+donner &agrave; un nom
+isra&eacute;lite l'air plus &eacute;tranger, ne pronon&ccedil;a pas le <i>ch</i>
+de Bloch comme un
+<i>k</i>, mais comme dans <i>hoch</i> en allemand) qui avait dit de je
+ne sais
+plus quel <i>poite</i> (po&egrave;te) qu'il &eacute;tait sublime.
+Ch&acirc;tellerault avait beau
+casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait
+les
+coups de genou de mon neveu destin&eacute;s &agrave; une jeune femme
+assise tout
+contre lui (ici M. de Guermantes rougit l&eacute;g&egrave;rement). Il
+ne se rendait
+pas compte qu'il aga&ccedil;ait notre tante avec ses
+&laquo;sublimes&raquo; donn&eacute;s en
+veux-tu en voil&agrave;. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa
+langue dans
+sa poche, lui a ripost&eacute;: &laquo;H&eacute;, monsieur, que
+garderez-vous alors pour M.
+de Bossuet.&raquo; (M. de Guermantes croyait que devant un nom
+c&eacute;l&egrave;bre,
+monsieur et une particule &eacute;taient essentiellement ancien
+r&eacute;gime.)
+C'&eacute;tait &agrave; payer sa place.</p>
+<p>&#8212;Et qu'a r&eacute;pondu ce M. Bloch? demanda distraitement M<sup>me</sup>
+de Guermantes,
+qui, &agrave; court d'originalit&eacute; &agrave; ce moment-l&agrave;,
+crut devoir copier la
+prononciation germanique de son mari.</p>
+<p>&#8212;Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demand&eacute; son reste,
+il court
+encore.</p>
+<p>&#8212;Mais oui, je me rappelle tr&egrave;s bien vous avoir vu ce
+jour-l&agrave;, me dit
+d'un ton marqu&eacute; M<sup>me</sup> de Guermantes, comme si de sa
+part ce souvenir avait
+quelque chose qui d&ucirc;t beaucoup me flatter. C'est toujours
+tr&egrave;s
+int&eacute;ressant chez ma tante. A la derni&egrave;re soir&eacute;e
+o&ugrave; je vous ai justement
+rencontr&eacute;, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a
+pass&eacute;
+pr&egrave;s de nous n'&eacute;tait pas Fran&ccedil;ois Copp&eacute;e.
+Vous devez savoir tous les
+noms, me dit-elle avec une envie sinc&egrave;re pour mes relations
+po&eacute;tiques et
+aussi par amabilit&eacute; &agrave; mon &laquo;&eacute;gard&raquo;,
+pour poser davantage aux yeux de ses
+invit&eacute;s un jeune homme aussi vers&eacute; dans la
+litt&eacute;rature. J'assurai &agrave; la
+duchesse que je n'avais vu aucune figure c&eacute;l&egrave;bre &agrave;
+la soir&eacute;e de M<sup>me</sup> de
+Villeparisis. &laquo;Comment! me dit &eacute;tourdiment M<sup>me</sup>
+de Guermantes, avouant
+par l&agrave; que son respect pour les gens de lettres et son
+d&eacute;dain du monde
+&eacute;taient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-&ecirc;tre
+m&ecirc;me qu'elle ne
+croyait, comment! il n'y avait pas de grands &eacute;crivains! Vous
+m'&eacute;tonnez,
+il y avait pourtant des t&ecirc;tes impossibles!&raquo; Je me souvenais
+tr&egrave;s bien de
+ce soir-l&agrave;, &agrave; cause d'un incident absolument
+insignifiant. M<sup>me</sup> de
+Villeparisis avait pr&eacute;sent&eacute; Bloch &agrave; M<sup>me</sup>
+Alphonse de Rothschild, mais mon
+camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire &agrave;
+une
+vieille Anglaise un peu folle, n'avait r&eacute;pondu que par
+monosyllabes aux
+prolixes paroles de l'ancienne Beaut&eacute; quand M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, la
+pr&eacute;sentant &agrave; quelqu'un d'autre, avait prononc&eacute;,
+tr&egrave;s distinctement cette
+fois: &laquo;la baronne Alphonse de Rothschild&raquo;. Alors
+&eacute;taient entr&eacute;es
+subitement dans les art&egrave;res de Bloch et d'un seul coup tant
+d'id&eacute;es de
+millions et de prestige, lesquelles eussent d&ucirc; &ecirc;tre
+prudemment
+subdivis&eacute;es, qu'il avait eu comme un coup au c&#339;ur, un transport
+au
+cerveau et s'&eacute;tait &eacute;cri&eacute; en pr&eacute;sence de
+l'aimable vieille dame: &laquo;Si
+j'avais su!&raquo; exclamation dont la stupidit&eacute; l'avait
+emp&ecirc;ch&eacute; de dormir
+pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'int&eacute;r&ecirc;t,
+mais je m'en
+souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une
+&eacute;motion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. &laquo;Je
+crois que M<sup>me</sup> de
+Villeparisis n'est pas absolument... morale&raquo;, dit la princesse de
+Parme,
+qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce
+que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement.
+Mais M<sup>me</sup> de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle
+ajouta:</p>
+<p>&#8212;Mais &agrave; ce degr&eacute;-l&agrave;, l'intelligence fait tout
+passer.</p>
+<p>&#8212;Mais vous vous faites de ma tante l'id&eacute;e qu'on s'en fait
+g&eacute;n&eacute;ralement,
+r&eacute;pondit la duchesse, et qui est, en somme, tr&egrave;s fausse.
+C'est justement
+ce que me disait M&eacute;m&eacute; pas plus tard qu'hier. Elle rougit,
+un souvenir
+inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus
+lui avait demand&eacute; de me d&eacute;sinviter, comme il m'avait fait
+prier par
+Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la
+rougeur&#8212;d'ailleurs incompr&eacute;hensible pour moi&#8212;qu'avait eue le duc
+en
+parlant &agrave; un moment de son fr&egrave;re ne pouvait pas
+&ecirc;tre attribu&eacute;e &agrave; la m&ecirc;me
+cause: &laquo;Ma pauvre tante! elle gardera la r&eacute;putation d'une
+personne de
+l'ancien r&eacute;gime, d'un esprit &eacute;blouissant et d'un
+d&eacute;vergondage effr&eacute;n&eacute;.
+Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus s&eacute;rieuse, plus
+terne;
+elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a
+&eacute;t&eacute; la ma&icirc;tresse d'un grand peintre, mais il n'a
+jamais pu lui faire
+comprendre ce que c'&eacute;tait qu'un tableau; et quant &agrave; sa
+vie, bien loin
+d'&ecirc;tre une personne d&eacute;prav&eacute;e, elle &eacute;tait
+tellement faite pour le
+mariage, elle &eacute;tait tellement n&eacute;e conjugale, que n'ayant
+pu conserver un
+&eacute;poux, qui &eacute;tait du reste une canaille, elle n'a jamais
+eu une liaison
+qu'elle n'ait pris aussi au s&eacute;rieux que si c'&eacute;tait une
+union l&eacute;gitime,
+avec les m&ecirc;mes susceptibilit&eacute;s, les m&ecirc;mes
+col&egrave;res, la m&ecirc;me fid&eacute;lit&eacute;.
+Remarquez que ce sont quelquefois les plus sinc&egrave;res, il y a en
+somme
+plus d'amants que de maris inconsolables.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-fr&egrave;re
+Palam&egrave;de dont
+vous &ecirc;tes en train de parler; il n'y a pas de ma&icirc;tresse qui
+puisse r&ecirc;ver
+d'&ecirc;tre pleur&eacute;e comme l'a &eacute;t&eacute; cette pauvre M<sup>me</sup>
+de Charlus.</p>
+<p>&#8212;Ah! r&eacute;pondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de
+ne pas &ecirc;tre
+tout &agrave; fait de son avis. Tout le monde n'aime pas &ecirc;tre
+pleur&eacute; de la m&ecirc;me
+mani&egrave;re, chacun a ses pr&eacute;f&eacute;rences.</p>
+<p>&#8212;Enfin il lui a vou&eacute; un vrai culte depuis sa mort. Il est
+vrai qu'on
+fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites
+pour les vivants.</p>
+<p>&#8212;D'abord, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes sur un ton
+r&ecirc;veur qui contrastait
+avec son intention gouailleuse, on va &agrave; leur enterrement, ce
+qu'on ne
+fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air
+malicieux M. de Br&eacute;aut&eacute; comme pour le provoquer &agrave;
+rire de l'esprit de la
+duchesse. &laquo;Mais enfin j'avoue franchement, reprit M<sup>me</sup>
+de Guermantes, que
+la mani&egrave;re dont je souhaiterais d'&ecirc;tre pleur&eacute;e par
+un homme que
+j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-fr&egrave;re.&raquo; La figure
+du duc se
+rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme port&acirc;t des jugements
+&agrave; tort et &agrave;
+travers, surtout sur M. de Charlus. &laquo;Vous &ecirc;tes difficile.
+Son regret a
+&eacute;difi&eacute; tout le monde&raquo;, dit-il d'un ton rogue. Mais
+la duchesse avait
+avec son mari cette esp&egrave;ce de hardiesse des dompteurs ou des
+gens qui
+vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: &laquo;Eh
+bien, non,
+qu'est-ce que vous voulez, c'est &eacute;difiant, je ne dis pas, il va
+tous
+les jours au cimeti&egrave;re lui raconter combien de personnes il a
+eues &agrave;
+d&eacute;jeuner, il la regrette &eacute;norm&eacute;ment, mais comme
+une cousine, comme une
+grand'm&egrave;re, comme une s&#339;ur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il
+est vrai
+que c'&eacute;tait deux saints, ce qui rend le deuil un peu
+sp&eacute;cial.&raquo; M. de
+Guermantes, agac&eacute; du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec
+une
+immobilit&eacute; terrible des prunelles toutes charg&eacute;es.
+&laquo;Ce n'est pas pour
+dire du mal du pauvre M&eacute;m&eacute;, qui, entre
+parenth&egrave;ses, n'&eacute;tait pas libre ce
+soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il
+est d&eacute;licieux, il a une d&eacute;licatesse, un c&#339;ur comme les
+hommes n'en ont
+pas g&eacute;n&eacute;ralement. C'est un c&#339;ur de femme,
+M&eacute;m&eacute;!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de
+Guermantes,
+M&eacute;m&eacute; n'a rien d'eff&eacute;min&eacute;, personne n'est
+plus viril que lui.</p>
+<p>&#8212;Mais je ne vous dis pas qu'il soit eff&eacute;min&eacute; le moins
+du monde.
+Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah!
+celui-l&agrave;, d&egrave;s
+qu'il croit qu'on veut toucher &agrave; son fr&egrave;re...,
+ajouta-t-elle en se
+tournant vers la princesse de Parme.</p>
+<p>&#8212;C'est tr&egrave;s gentil, c'est d&eacute;licieux &agrave; entendre.
+Il n'y a rien de si
+beau que deux fr&egrave;res qui s'aiment, dit la princesse de Parme,
+comme
+l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir
+&agrave; une
+famille princi&egrave;re, et &agrave; une famille par le sang, par
+l'esprit fort
+populaire.</p>
+<p>&#8212;Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse,
+j'ai
+vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander
+un
+service. Le duc de Guermantes fron&ccedil;a son sourcil
+jupit&eacute;rien. Quand il
+n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en
+charge&acirc;t, sachant que cela reviendrait au m&ecirc;me et que les
+personnes &agrave;
+qui la duchesse avait &eacute;t&eacute; oblig&eacute;e de le demander
+l'inscriraient au d&eacute;bit
+commun de m&eacute;nage, tout aussi bien que s'il avait
+&eacute;t&eacute; demand&eacute; par le mari
+seul.</p>
+<p>&#8212;Pourquoi ne me l'a-t-il pas demand&eacute; lui-m&ecirc;me? dit la
+duchesse, il est
+rest&eacute; deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu
+&ecirc;tre ennuyeux.
+Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de
+gens du monde, l'intelligence de savoir rester b&ecirc;te. Seulement,
+c'est ce
+badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence
+ouverte... ouverte &agrave; toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il
+vous
+parle du Maroc, c'est affreux.</p>
+<p>&#8212;Il ne veut pas y retourner, &agrave; cause de Rachel, dit le prince
+de Foix.</p>
+<p>&#8212;Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Br&eacute;aut&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Ils ont si peu rompu que je l'ai trouv&eacute;e il y a deux jours
+dans la
+gar&ccedil;onni&egrave;re de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens
+brouill&eacute;s, je
+vous assure, r&eacute;pondit le prince de Foix qui aimait &agrave;
+r&eacute;pandre tous les
+bruits pouvant faire manquer un mariage &agrave; Robert et qui
+d'ailleurs
+pouvait &ecirc;tre tromp&eacute; par les reprises intermittentes d'une
+liaison en
+effet finie.</p>
+<p>&#8212;Cette Rachel m'a parl&eacute; de vous, je la vois comme &ccedil;a
+en passant le
+matin aux Champs-&Eacute;lys&eacute;es, c'est une esp&egrave;ce
+d'&eacute;vapor&eacute;e comme vous dites,
+ce que vous appelez une d&eacute;graf&eacute;e, une sorte de
+&laquo;Dame aux Cam&eacute;lias&raquo;, au
+figur&eacute; bien entendu.</p>
+<p>Ce discours m'&eacute;tait tenu par le prince Von qui tenait
+&agrave; avoir l'air au
+courant de la litt&eacute;rature fran&ccedil;aise et des finesses
+parisiennes.</p>
+<p>&#8212;Justement c'est &agrave; propos du Maroc... s'&eacute;cria la
+princesse saisissant
+pr&eacute;cipitamment ce joint.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda
+s&eacute;v&egrave;rement M. de
+Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-l&agrave;, il
+le sait
+bien.</p>
+<p>&#8212;Il croit qu'il a invent&eacute; la strat&eacute;gie, poursuivit M<sup>me</sup>
+de Guermantes,
+et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce
+qui
+n'emp&ecirc;che pas qu'il fait des p&acirc;t&eacute;s dans ses lettres.
+L'autre jour, il a
+dit qu'il avait mang&eacute; des pommes de terre <i>sublimes</i>, et
+qu'il avait
+trouv&eacute; &agrave; louer une baignoire <i>sublime</i>.</p>
+<p>&#8212;Il parle latin, ench&eacute;rit le duc.</p>
+<p>&#8212;Comment, latin? demanda la princesse.</p>
+<p>&#8212;Ma parole d'honneur! que Madame demande &agrave; Oriane si
+j'exag&egrave;re.</p>
+<p>&#8212;Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase,
+d'un seul trait: &laquo;Je ne connais pas d'exemple de <i>Sic transit
+gloria
+mundi</i> plus touchant&raquo;; je dis la phrase &agrave; Votre Altesse
+parce qu'apr&egrave;s
+vingt questions et en faisant appel &agrave; des <i>linguistes</i>,
+nous sommes
+arriv&eacute;s &agrave; la reconstituer, mais Robert a jet&eacute; cela
+sans reprendre
+haleine, on pouvait &agrave; peine distinguer qu'il y avait du latin
+l&agrave; dedans,
+il avait l'air d'un personnage du <i>Malade imaginaire</i>! Et tout
+&ccedil;a
+s'appliquait &agrave; la mort de l'imp&eacute;ratrice d'Autriche!</p>
+<p>&#8212;Pauvre femme! s'&eacute;cria la princesse, quelle d&eacute;licieuse
+cr&eacute;ature
+c'&eacute;tait.</p>
+<p>&#8212;Oui, r&eacute;pondit la duchesse, un peu folle, un peu
+insens&eacute;e, mais c'&eacute;tait
+une tr&egrave;s bonne femme, une gentille folle tr&egrave;s aimable, je
+n'ai seulement
+jamais compris pourquoi elle n'avait jamais achet&eacute; un
+r&acirc;telier qui t&icirc;nt,
+le sien se d&eacute;crochait toujours avant la fin de ses phrases et
+elle &eacute;tait
+oblig&eacute;e de les interrompre pour ne pas l'avaler.</p>
+<p>&#8212;Cette Rachel m'a parl&eacute; de vous, elle m'a dit que le petit
+Saint-Loup
+vous adorait, vous pr&eacute;f&eacute;rait m&ecirc;me &agrave; elle, me
+dit le prince Von, tout en
+mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire
+perp&eacute;tuel
+d&eacute;couvrait toutes les dents.</p>
+<p>&#8212;Mais alors elle doit &ecirc;tre jalouse de moi et me
+d&eacute;tester, r&eacute;pondis-je.</p>
+<p>&#8212;Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La
+ma&icirc;tresse du
+prince de Foix serait peut-&ecirc;tre jalouse s'il vous
+pr&eacute;f&eacute;rait &agrave; elle. Vous
+ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela. </p>
+<p>&#8212;Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus &agrave; onze heures.</p>
+<p>&#8212;Tiens, il m'a fait demander hier de venir d&icirc;ner ce soir, mais
+de ne
+pas venir apr&egrave;s onze heures moins le quart. Mais si vous tenez
+&agrave; aller
+chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au
+Th&eacute;&acirc;tre-Fran&ccedil;ais, vous serez
+dans la p&eacute;riph&eacute;rie, dit le prince qui croyait sans doute
+que cela
+signifiait &laquo;&agrave; proximit&eacute;&raquo; ou peut-&ecirc;tre
+&laquo;le centre&raquo;.</p>
+<p>Mais ses yeux dilat&eacute;s dans sa grosse et belle figure rouge me
+firent
+peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette
+r&eacute;ponse ne me semblait pas blessante. Le prince en re&ccedil;ut
+sans doute une
+impression diff&eacute;rente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.</p>
+<p>&laquo;Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel
+chagrin
+elle doit avoir!&raquo; dit, ou du moins me parut avoir dit, la
+princesse de
+Parme. Car ces paroles ne m'&eacute;taient arriv&eacute;es
+qu'indistinctes &agrave; travers
+celles, plus proches, que m'avait adress&eacute;es pourtant fort bas le
+prince
+Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'&ecirc;tre
+entendu
+de M. de Foix.</p>
+<p>&#8212;Ah! non, r&eacute;pondit la duchesse, &ccedil;a, je crois qu'elle
+n'en a aucun.</p>
+<p>&#8212;Aucun? vous &ecirc;tes toujours dans les extr&ecirc;mes, Oriane,
+dit M. de
+Guermantes reprenant son r&ocirc;le de falaise qui, en s'opposant
+&agrave; la vague,
+la force &agrave; lancer plus haut son panache d'&eacute;cume.</p>
+<p>&#8212;Basin sait encore mieux que moi que je dis la v&eacute;rit&eacute;,
+r&eacute;pondit la
+duchesse, mais il se croit oblig&eacute; de prendre des airs
+s&eacute;v&egrave;res &agrave; cause de
+votre pr&eacute;sence et il a peur que je vous scandalise.</p>
+<p>&#8212;Oh! non, je vous en prie, s'&eacute;cria la princesse de Parme,
+craignant
+qu'&agrave; cause d'elle on n'alt&eacute;r&acirc;t en quelque chose ces
+d&eacute;licieux mercredis
+de la duchesse de Guermantes, ce fruit d&eacute;fendu auquel la reine
+de Su&egrave;de
+elle-m&ecirc;me n'avait pas encore eu le droit de go&ucirc;ter.</p>
+<p>&#8212;Mais c'est &agrave; lui-m&ecirc;me qu'elle a r&eacute;pondu, comme
+il lui disait, d'un
+air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce
+un chagrin pour votre Majest&eacute;? &laquo;Non, ce n'est pas un grand
+deuil, c'est
+un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma s&#339;ur.&raquo; La
+v&eacute;rit&eacute; c'est
+qu'elle est enchant&eacute;e comme cela, Basin le sait tr&egrave;s
+bien, elle nous a
+invit&eacute;s &agrave; une f&ecirc;te le jour m&ecirc;me et m'a
+donn&eacute; deux perles. Je voudrais
+qu'elle perd&icirc;t une s&#339;ur tous les jours! Elle ne pleure pas la
+mort de sa
+s&#339;ur, elle la rit aux &eacute;clats. Elle se dit probablement, comme
+Robert,
+que <i>sic transit</i>, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par
+modestie,
+quoiqu'elle s&ucirc;t tr&egrave;s bien.</p>
+<p>D'ailleurs M<sup>me</sup> de Guermantes faisait seulement en ceci de
+l'esprit, et
+du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse
+d'Alen&ccedil;on, morte
+tragiquement aussi, avait un grand c&#339;ur et a sinc&egrave;rement
+pleur&eacute; les
+siens. M<sup>me</sup> de Guermantes connaissait trop les nobles s&#339;urs
+bavaroises,
+ses cousines, pour l'ignorer.</p>
+<p>&#8212;Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de
+Parme
+en saisissant &agrave; nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien
+involontairement comme une perche M<sup>me</sup> de Guermantes. Je
+crois que vous
+connaissez le g&eacute;n&eacute;ral de Monserfeuil.</p>
+<p>&#8212;Tr&egrave;s peu, r&eacute;pondit la duchesse qui &eacute;tait
+intimement li&eacute;e avec cet
+officier. La princesse expliqua ce que d&eacute;sirait Saint-Loup.</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre,
+r&eacute;pondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont
+les
+relations avec le g&eacute;n&eacute;ral de Monserfeuil semblaient
+s'&ecirc;tre rapidement
+espac&eacute;es depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose.
+Cette
+incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme:
+&laquo;Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et
+puis vous
+lui avez d&eacute;j&agrave; demand&eacute; deux choses qu'il n'a pas
+faites. Ma femme a la
+rage d'&ecirc;tre aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour
+forcer la
+princesse &agrave; retirer sa demande sans que cela p&ucirc;t faire
+douter de
+l'amabilit&eacute; de la duchesse et pour que M<sup>me</sup> de Parme
+rejet&acirc;t la chose sur
+son propre caract&egrave;re &agrave; lui, essentiellement quinteux.
+Robert pourrait
+ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce
+qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a
+pas de meilleure mani&egrave;re de faire &eacute;chouer la chose.
+Oriane a trop
+demand&eacute; de choses &agrave; Monserfeuil. Une demande d'elle
+maintenant, c'est
+une raison pour qu'il refuse.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse
+rien,
+dit M<sup>me</sup> de Parme.</p>
+<p>&#8212;Naturellement, conclut le duc.</p>
+<p>&#8212;Ce pauvre g&eacute;n&eacute;ral, il a encore &eacute;t&eacute;
+battu aux &eacute;lections, dit la
+princesse de Parme pour changer de conversation.</p>
+<p>&#8212;Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septi&egrave;me fois, dit
+le duc qui,
+ayant d&ucirc; lui-m&ecirc;me renoncer &agrave; la politique, aimait
+assez les insucc&egrave;s
+&eacute;lectoraux des autres.</p>
+<p>&#8212;Il s'est consol&eacute; en voulant faire un nouvel enfant &agrave;
+sa femme.</p>
+<p>&#8212;Comment! Cette pauvre M<sup>me</sup> de Monserfeuil est encore
+enceinte, s'&eacute;cria
+la princesse.</p>
+<p>&#8212;Mais parfaitement, r&eacute;pondit la duchesse, c'est le seul
+<i>arrondissement</i> o&ugrave; le pauvre g&eacute;n&eacute;ral n'a
+jamais &eacute;chou&eacute;.</p>
+<p>Je ne devais plus cesser par la suite d'&ecirc;tre continuellement
+invit&eacute;,
+f&ucirc;t-ce avec quelques personnes seulement, &agrave; ces repas dont
+je m'&eacute;tais
+autrefois figur&eacute; les convives comme les ap&ocirc;tres de la
+Sainte-Chapelle.
+Ils se r&eacute;unissaient l&agrave; en effet, comme les premiers
+chr&eacute;tiens, non pour
+partager seulement une nourriture mat&eacute;rielle, d'ailleurs
+exquise, mais
+dans une sorte de C&egrave;ne sociale; de sorte qu'en peu de
+d&icirc;ners j'assimilai
+la connaissance de tous les amis de mes h&ocirc;tes, amis auxquels ils
+me
+pr&eacute;sentaient avec une nuance de bienveillance si marqu&eacute;e
+(comme
+quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement
+pr&eacute;f&eacute;r&eacute;), qu'il
+n'est pas un d'entre eux qui n'e&ucirc;t cru manquer au duc et &agrave;
+la duchesse
+s'il avait donn&eacute; un bal sans me faire figurer sur sa liste, et
+en m&ecirc;me
+temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des
+Guermantes, je savourais des ortolans accommod&eacute;s selon les
+diff&eacute;rentes
+recettes que le duc &eacute;laborait et modifiait prudemment.
+Cependant, pour
+qui s'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; assis plus d'une fois &agrave; la
+table mystique, la
+manducation de ces derniers n'&eacute;tait pas indispensable. De vieux
+amis de
+M. et de M<sup>me</sup> de Guermantes venaient les voir apr&egrave;s
+d&icirc;ner, &laquo;en
+cure-dents&raquo; aurait dit M<sup>me</sup> Swann, sans &ecirc;tre
+attendus, et prenaient
+l'hiver une tasse de tilleul aux lumi&egrave;res du grand salon,
+l'&eacute;t&eacute; un verre
+d'orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On
+n'avait jamais connu, des Guermantes, dans ces
+apr&egrave;s-d&icirc;ners au jardin,
+que l'orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d'autres
+rafra&icirc;chissements e&ucirc;t sembl&eacute; d&eacute;naturer la
+tradition, de m&ecirc;me qu'un grand
+raout dans le faubourg Saint-Germain n'est plus un raout s'il y a une
+com&eacute;die ou de la musique. Il faut qu'on soit cens&eacute; venir
+simplement&#8212;y
+e&ucirc;t-il cinq cents personnes&#8212;faire une visite &agrave; la
+princesse de
+Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus
+&agrave;
+l'orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite,
+de poire cuite. Je pris en inimiti&eacute;, &agrave; cause de cela, le
+prince
+d'Agrigente qui, comme tous les gens d&eacute;pourvus d'imagination,
+mais non
+d'avarice, s'&eacute;merveillent de ce que vous buvez et vous demandent
+la
+permission d'en prendre un peu. De sorte que chaque fois M.
+d'Agrigente,
+en diminuant ma ration, g&acirc;tait mon plaisir. Car ce jus de fruit
+n'est
+jamais en assez grande quantit&eacute; pour qu'il
+d&eacute;salt&egrave;re. Rien ne lasse
+moins que cette transposition en saveur, de la couleur d'un fruit,
+lequel cuit semble r&eacute;trograder vers la saison des fleurs.
+Empourpr&eacute;
+comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le
+z&eacute;phir
+sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte
+&agrave; goutte, et M. d'Agrigente m'emp&ecirc;chait,
+r&eacute;guli&egrave;rement, de m'en
+rassasier. Malgr&eacute; ces compotes, l'orangeade traditionnelle
+subsista
+comme le tilleul. Sous ces modestes esp&egrave;ces, la communion
+sociale n'en
+avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes &eacute;taient tout de m&ecirc;me, comme je me les
+&eacute;tais d'abord figur&eacute;s,
+rest&eacute;s plus diff&eacute;rents que leur aspect d&eacute;cevant ne
+m'e&ucirc;t port&eacute; &agrave; le
+croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en
+m&ecirc;me
+temps que l'invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable.
+Or, ce ne pouvait &ecirc;tre par snobisme, &eacute;tant eux-m&ecirc;mes
+d'un rang auquel
+nul autre n'&eacute;tait sup&eacute;rieur; ni par amour du luxe: ils
+l'aimaient
+peut-&ecirc;tre, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu
+en
+conna&icirc;tre un splendide, car, ces m&ecirc;mes soirs, la femme
+charmante d'un
+richissime financier e&ucirc;t tout fait pour les avoir &agrave; des
+chasses
+&eacute;blouissantes qu'elle donnerait pendant deux jours pour le roi
+d'Espagne. Ils avaient refus&eacute; n&eacute;anmoins et &eacute;taient
+venus &agrave; tout hasard
+voir si M<sup>me</sup> de Guermantes &eacute;tait chez elle. Ils
+n'&eacute;taient m&ecirc;me pas
+certains de trouver l&agrave; des opinions absolument conformes aux
+leurs, ou
+des sentiments sp&eacute;cialement chaleureux; M<sup>me</sup> de
+Guermantes lan&ccedil;ait
+parfois sur l'affaire Dreyfus, sur la R&eacute;publique, sur les lois
+antireligieuses, ou m&ecirc;me, &agrave; mi-voix, sur eux-m&ecirc;mes,
+sur leurs
+infirmit&eacute;s, sur le caract&egrave;re ennuyeux de leur
+conversation, des
+r&eacute;flexions qu'ils devaient faire semblant de ne pas remarquer.
+Sans
+doute, s'ils gardaient l&agrave; leurs habitudes, &eacute;tait-ce par
+&eacute;ducation
+affin&eacute;e du gourmet mondain, par claire connaissance de la
+parfaite et
+premi&egrave;re qualit&eacute; du mets social, au go&ucirc;t familier,
+rassurant et sapide,
+sans m&eacute;lange, non frelat&eacute;, dont ils savaient l'origine et
+l'histoire
+aussi bien que celle qui la leur servait, rest&eacute;s plus
+&laquo;nobles&raquo; en cela
+qu'ils ne le savaient eux-m&ecirc;mes. Or, parmi ces visiteurs auxquels
+je fus
+pr&eacute;sent&eacute; apr&egrave;s d&icirc;ner, le hasard fit qu'il y
+eut ce g&eacute;n&eacute;ral de
+Monserfeuil dont avait parl&eacute; la princesse de Parme et que M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, du salon de qui il &eacute;tait un des habitu&eacute;s, ne
+savait pas
+devoir venir ce soir-l&agrave;. Il s'inclina devant moi, en entendant
+mon nom,
+comme si j'eusse &eacute;t&eacute; pr&eacute;sident du Conseil
+sup&eacute;rieur de la guerre.
+J'avais cru que c'&eacute;tait simplement par quelque
+inserviabilit&eacute; fonci&egrave;re,
+et pour laquelle le duc, comme pour l'esprit, sinon pour l'amour,
+&eacute;tait
+le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refus&eacute; de
+recommander son neveu &agrave; M. de Monserfeuil. Et je voyais
+l&agrave; une
+indiff&eacute;rence d'autant plus coupable que j'avais cru comprendre
+par
+quelques mots &eacute;chapp&eacute;s &agrave; la princesse de Parme que
+le poste de Robert
+&eacute;tait dangereux et qu'il &eacute;tait prudent de l'en faire
+changer. Mais ce
+fut par la v&eacute;ritable m&eacute;chancet&eacute; de M<sup>me</sup>
+de Guermantes que je fus r&eacute;volt&eacute;
+quand, la princesse de Parme ayant timidement propos&eacute; d'en
+parler
+d'elle-m&ecirc;me et pour son compte au g&eacute;n&eacute;ral, la
+duchesse fit tout ce
+qu'elle put pour en d&eacute;tourner l'Altesse.</p>
+<p>&#8212;Mais Madame, s'&eacute;cria-t-elle, Monserfeuil n'a aucune
+esp&egrave;ce de cr&eacute;dit
+ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup
+d'&eacute;p&eacute;e
+dans l'eau.</p>
+<p>&#8212;Je crois qu'il pourrait nous entendre, murmura la princesse en
+invitant la duchesse &agrave; parler plus bas.</p>
+<p>&#8212;Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit
+sans
+baisser la voix la duchesse, que le g&eacute;n&eacute;ral entendit
+parfaitement.</p>
+<p>&#8212;C'est que je crois que M. de Saint-Loup n'est pas dans un endroit
+tr&egrave;s
+rassurant, dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Que voulez-vous, r&eacute;pondit la duchesse, il est dans le cas de
+tout le
+monde, avec la diff&eacute;rence que c'est lui qui a demand&eacute;
+&agrave; y aller. Et
+puis, non, ce n'est pas dangereux; sans cela vous pensez bien que je
+m'en occuperais. J'en aurais parl&eacute; &agrave; Saint-Joseph pendant
+le d&icirc;ner. Il
+est beaucoup plus influent, et d'un travailleur! Vous voyez, il est
+d&eacute;j&agrave;
+parti. Du reste ce serait moins d&eacute;licat qu'avec celui-ci, qui a
+justement trois de ses fils au Maroc et n'a pas voulu demander leur
+changement; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient,
+j'en parlerai &agrave; Saint-Joseph... si je le vois, ou &agrave;
+Beautreillis. Mais
+si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a
+expliqu&eacute;
+l'autre jour o&ugrave; c'&eacute;tait. Je crois qu'il ne peut
+&ecirc;tre nulle part mieux
+que l&agrave;.</p>
+<p>&laquo;Quelle jolie fleur, je n'en avais jamais vu de pareille, il
+n'y a que
+vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles!&raquo; dit la princesse
+de
+Parme qui, de peur que le g&eacute;n&eacute;ral de Monserfeuil
+n'e&ucirc;t entendu la
+duchesse, cherchait &agrave; changer de conversation. Je reconnus une
+plante de
+l'esp&egrave;ce de celles qu'Elstir avait peintes devant moi.</p>
+<p>&#8212;Je suis enchant&eacute;e qu'elle vous plaise; elles sont
+ravissantes,
+regardez leur petit tour de cou de velours mauve; seulement, comme il
+peut arriver &agrave; des personnes tr&egrave;s jolies et tr&egrave;s
+bien habill&eacute;es, elles
+ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgr&eacute; cela, je les
+aime
+beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c'est qu'elles vont mourir.</p>
+<p>&#8212;Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coup&eacute;es,
+dit la
+princesse.</p>
+<p>&#8212;Non, r&eacute;pondit la duchesse en riant, mais &ccedil;a revient
+au m&ecirc;me, comme ce
+sont des dames. C'est une esp&egrave;ce de plantes o&ugrave; les dames
+et les
+messieurs ne se trouvent pas sur le m&ecirc;me pied. Je suis comme les
+gens
+qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela
+je n'aurai pas de petits!</p>
+<p>&#8212;Comme c'est curieux. Mais alors dans la nature...</p>
+<p>&#8212;Oui! il y a certains insectes qui se chargent d'effectuer le
+mariage,
+comme pour les souverains, par procuration, sans que le fianc&eacute;
+et la
+fianc&eacute;e se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je
+recommande &agrave; mon
+domestique de mettre ma plante &agrave; la fen&ecirc;tre le plus qu'il
+peut, tant&ocirc;t
+du c&ocirc;t&eacute; cour, tant&ocirc;t du c&ocirc;t&eacute; jardin,
+dans l'espoir que viendra l'insecte
+indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait
+qu'il ait justement &eacute;t&eacute; voir une personne de la
+m&ecirc;me esp&egrave;ce et d'un
+autre sexe, et qu'il ait l'id&eacute;e de venir mettre des cartes dans
+la
+maison. Il n'est pas venu jusqu'ici, je crois que ma plante est
+toujours
+digne d'&ecirc;tre rosi&egrave;re, j'avoue qu'un peu plus de
+d&eacute;vergondage me
+plairait mieux. Tenez, c'est comme ce bel arbre qui est dans la cour,
+il
+mourra sans enfants parce que c'est une esp&egrave;ce tr&egrave;s rare
+dans nos pays.
+Lui, c'est le vent qui est charg&eacute; d'op&eacute;rer l'union, mais
+le mur est un
+peu haut.</p>
+<p>&#8212;En effet, dit M. de Br&eacute;aut&eacute;, vous auriez d&ucirc; le
+faire abattre de
+quelques centim&egrave;tres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des
+op&eacute;rations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille
+qu'il y
+avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout &agrave;
+l'heure,
+duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier.
+Celle-l&agrave;
+produit bien des fleurs &agrave; la fois masculines et
+f&eacute;minines, mais une
+sorte de paroi dure, plac&eacute;e entre elles, emp&ecirc;che toute
+communication.
+Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour o&ugrave; un
+jeune
+n&egrave;gre natif de la R&eacute;union et nomm&eacute; Albins, ce qui,
+entre parenth&egrave;ses,
+est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut
+l'id&eacute;e,
+&agrave; l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes
+s&eacute;par&eacute;s.</p>
+<p>&#8212;Babal, vous &ecirc;tes divin, vous savez tout, s'&eacute;cria la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Mais vous-m&ecirc;me, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je
+ne me
+doutais pas, dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Je dirai &agrave; Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours
+beaucoup
+parl&eacute; de botanique. Quelquefois, quand cela nous emb&ecirc;tait
+trop d'aller &agrave;
+un th&eacute; ou &agrave; une matin&eacute;e, nous partions pour la
+campagne et il me
+montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup
+plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On
+n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a
+l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il
+a
+fait lui-m&ecirc;me un mariage encore beaucoup plus &eacute;tonnant et
+qui rend tout
+difficile. Ah! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son
+temps
+&agrave; faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on
+conna&icirc;t
+quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'int&eacute;ressantes, il
+faut
+qu'il fasse le mariage de Swann. Plac&eacute;e entre le renoncement aux
+promenades botaniques et l'obligation de fr&eacute;quenter une personne
+d&eacute;shonorante, j'ai choisi la premi&egrave;re de ces deux
+calamit&eacute;s. D'ailleurs,
+au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il para&icirc;t que,
+rien
+que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de
+choses inconvenantes que la nuit... dans le bois de Boulogne! Seulement
+cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait tr&egrave;s
+simplement, on voit une petite pluie orang&eacute;e, ou bien une mouche
+tr&egrave;s
+poussi&eacute;reuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche
+avant
+d'entrer dans une fleur. Et tout est consomm&eacute;!</p>
+<p>&#8212;La commode sur laquelle la plante est pos&eacute;e est splendide
+aussi, c'est
+Empire, je crois, dit la princesse qui, n'&eacute;tant pas
+famili&egrave;re avec les
+travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la
+signification des plaisanteries de la duchesse. </p>
+<p>&#8212;N'est-ce pas, c'est beau? Je suis ravie que Madame l'aime,
+r&eacute;pondit la
+duchesse. C'est une pi&egrave;ce magnifique. Je vous dirai que j'ai
+toujours
+ador&eacute; le style Empire, m&ecirc;me au temps o&ugrave; cela
+n'&eacute;tait pas &agrave; la mode. Je
+me rappelle qu'&agrave; Guermantes je m'&eacute;tais fait honnir de ma
+belle-m&egrave;re
+parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides
+meubles Empire que Basin avait h&eacute;rit&eacute;s des Montesquiou,
+et que j'en
+avais meubl&eacute; l'aile que j'habitais. M. de Guermantes sourit. Il
+devait
+pourtant se rappeler que les choses s'&eacute;taient pass&eacute;es
+d'une fa&ccedil;on fort
+diff&eacute;rente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes
+sur le
+mauvais go&ucirc;t de sa belle-m&egrave;re ayant &eacute;t&eacute; de
+tradition pendant le peu de
+temps o&ugrave; le prince avait &eacute;t&eacute; &eacute;pris de sa
+femme, &agrave; son amour pour la
+seconde avait surv&eacute;cu un certain d&eacute;dain pour
+l'inf&eacute;riorit&eacute; d'esprit de
+la premi&egrave;re, d&eacute;dain qui s'alliait d'ailleurs &agrave;
+beaucoup d'attachement et
+de respect. &laquo;Les I&eacute;na ont le m&ecirc;me fauteuil avec
+incrustations de
+Wetgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien, dit la duchesse du
+m&ecirc;me air d'impartialit&eacute; que si elle n'avait
+poss&eacute;d&eacute; aucun de ces deux
+meubles; je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que
+je n'ai pas.&raquo; La princesse de Parme garda le silence. &laquo;Mais
+c'est vrai,
+Votre Altesse ne conna&icirc;t pas leur collection. Oh! elle devrait
+absolument y venir une fois avec moi. C'est une des choses les plus
+magnifiques de Paris, c'est un mus&eacute;e qui serait vivant.&raquo;
+Et comme cette
+proposition &eacute;tait une des audaces les plus Guermantes de la
+duchesse,
+parce que les I&eacute;na &eacute;taient pour la princesse de Parme de
+purs
+usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de
+Guastalla, M<sup>me</sup> de Guermantes en la lan&ccedil;ant ainsi ne
+se retint pas (tant
+l'amour qu'elle portait &agrave; sa propre originalit&eacute;
+l'emportait encore sur
+sa d&eacute;f&eacute;rence pour la princesse de Parme) de jeter sur les
+autres
+convives des regards amus&eacute;s et souriants. Eux aussi
+s'effor&ccedil;aient de
+sourire, &agrave; la fois effray&eacute;s, &eacute;merveill&eacute;s,
+et surtout ravis de penser
+qu'ils &eacute;taient t&eacute;moins de la
+&laquo;derni&egrave;re&raquo; d'Oriane et pourraient la
+raconter &laquo;tout chaud&raquo;. Ils n'&eacute;taient qu'&agrave;
+demi stup&eacute;faits, sachant que
+la duchesse avait l'art de faire liti&egrave;re de tous les
+pr&eacute;jug&eacute;s
+Courvoisier pour une r&eacute;ussite de vie plus piquante et plus
+agr&eacute;able.
+N'avait-elle pas, au cours de ces derni&egrave;res ann&eacute;es,
+r&eacute;uni &agrave; la princesse
+Mathilde le duc d'Aumale qui avait &eacute;crit au propre fr&egrave;re
+de la princesse
+la fameuse lettre: &laquo;Dans ma famille tous les hommes sont braves
+et
+toutes les femmes sont chastes?&raquo; Or, les princes le restant
+m&ecirc;me au
+moment o&ugrave; ils paraissent vouloir oublier qu'ils le sont, le duc
+d'Aumale
+et la princesse Mathilde s'&eacute;taient tellement plu chez M<sup>me</sup>
+de Guermantes
+qu'ils &eacute;taient ensuite all&eacute;s l'un chez l'autre, avec
+cette facult&eacute;
+d'oublier le pass&eacute; que t&eacute;moigna Louis XVIII quand il prit
+pour ministre
+Fouch&eacute; qui avait vot&eacute; la mort de son fr&egrave;re. M<sup>me</sup>
+de Guermantes
+nourrissait le m&ecirc;me projet de rapprochement entre la princesse
+Murat et
+la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait
+aussi
+embarrass&eacute;e qu'auraient pu l'&ecirc;tre les h&eacute;ritiers de
+la couronne des
+Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d'Orange et duc de
+Brabant, si on avait voulu leur pr&eacute;senter M. de Mailly Nesle,
+prince
+d'Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d'abord la duchesse,
+&agrave;
+qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier f&ucirc;t r&eacute;solu
+&agrave; ignorer les
+I&eacute;na) avaient &agrave; grand'peine fini par faire aimer le style
+Empire,
+s'&eacute;cria:</p>
+<p>&#8212;Madame, sinc&egrave;rement, je ne peux pas vous dire &agrave; quel
+point vous
+trouverez cela beau! J'avoue que le style Empire m'a toujours
+impressionn&eacute;e. Mais, chez les I&eacute;na, l&agrave;, c'est
+vraiment comme une
+hallucination. Cette esp&egrave;ce, comment vous dire, de... reflux de
+l'exp&eacute;dition d'&Eacute;gypte, et puis aussi de remont&eacute;e
+jusqu'&agrave; nous de
+l'Antiquit&eacute;, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui
+viennent
+se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux
+cand&eacute;labres, une Muse &eacute;norme qui vous tend un petit
+flambeau pour jouer
+&agrave; la bouillotte ou qui est tranquillement mont&eacute;e sur
+votre chemin&eacute;e et
+s'accoude &agrave; votre pendule, et puis toutes les lampes
+pomp&eacute;iennes, les
+petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir &eacute;t&eacute;
+trouv&eacute;s sur le Nil et
+d'o&ugrave; on s'attend &agrave; voir sortir Mo&iuml;se, ces quadriges
+antiques qui
+galopent le long des tables de nuit...</p>
+<p>&#8212;On n'est pas tr&egrave;s bien assis dans les meubles Empire,
+hasarda la
+princesse.</p>
+<p>&#8212;Non, r&eacute;pondit la duchesse, mais, ajouta M<sup>me</sup> de
+Guermantes en insistant
+avec un sourire, j'aime &ecirc;tre mal assise sur ces si&egrave;ges
+d'acajou
+recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de
+guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du
+grand
+salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous
+assure que, chez les I&eacute;na, on ne pense pas un instant &agrave;
+la mani&egrave;re dont
+on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire
+peinte &agrave; fresque sur le mur. Mon &eacute;poux va me trouver bien
+mauvaise
+royaliste, mais je suis tr&egrave;s mal pensante, vous savez, je vous
+assure
+que chez ces gens-l&agrave; on en arrive &agrave; aimer tous ces N,
+toutes ces
+abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on
+n'a
+pas &eacute;t&eacute; tr&egrave;s g&acirc;t&eacute; du
+c&ocirc;t&eacute; gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de
+couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je
+trouve que &ccedil;a a un certain chic! Votre Altesse devrait...</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que
+ce
+ne sera pas facile.</p>
+<p>&#8212;Mais Madame verra que tout s'arrangera tr&egrave;s bien. Ce sont de
+tr&egrave;s
+bonnes gens, pas b&ecirc;tes. Nous y avons men&eacute; M<sup>me</sup>
+de Chevreuse, ajouta la
+duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a &eacute;t&eacute;
+ravie. Le fils
+est m&ecirc;me tr&egrave;s agr&eacute;able... Ce que je vais dire n'est
+pas tr&egrave;s convenable,
+ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit o&ugrave; on
+voudrait
+dormir&#8212;sans lui! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai
+&eacute;t&eacute;
+le voir une fois pendant qu'il &eacute;tait malade et couch&eacute;. A
+c&ocirc;t&eacute; de lui,
+sur le rebord du lit, il y avait sculpt&eacute;e une longue
+Sir&egrave;ne allong&eacute;e,
+ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des
+esp&egrave;ces de lotus. Je vous assure, ajouta M<sup>me</sup> de
+Guermantes,&#8212;en
+ralentissant son d&eacute;bit pour mettre encore mieux en relief les
+mots
+qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles
+l&egrave;vres, le
+fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la
+princesse un regard doux, fixe et profond,&#8212;qu'avec les palmettes et la
+couronne d'or qui &eacute;tait &agrave; c&ocirc;t&eacute;,
+c'&eacute;tait &eacute;mouvant; c'&eacute;tait tout &agrave; fait
+l'arrangement du <i>jeune Homme et la Mort</i> de Gustave Moreau
+(Votre
+Altesse conna&icirc;t s&ucirc;rement ce chef-d'&#339;uvre). La princesse de
+Parme, qui
+ignorait m&ecirc;me le nom du peintre, fit de violents mouvements de
+t&ecirc;te et
+sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau.
+Mais l'intensit&eacute; de sa mimique ne parvint pas &agrave; remplacer
+cette lumi&egrave;re
+qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on
+veut nous parler.</p>
+<p>&#8212;Il est joli gar&ccedil;on, je crois? demanda-t-elle.</p>
+<p>&#8212;Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une
+reine
+Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pens&eacute; qu'il
+serait un
+peu ridicule pour un homme de d&eacute;velopper cette ressemblance, et
+cela se
+perd dans des joues encaustiqu&eacute;es qui lui donnent un air assez
+mameluck.
+On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann,
+ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a &eacute;t&eacute;
+frapp&eacute; de la
+ressemblance de cette Sir&egrave;ne avec <i>la Mort</i> de Gustave
+Moreau. Mais
+d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant
+s&eacute;rieux, afin
+de faire rire davantage, il n'y a pas &agrave; nous frapper, car
+c'&eacute;tait un
+rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.</p>
+<p>&#8212;On dit qu'il est snob? demanda M. de Br&eacute;aut&eacute; d'un air
+malveillant,
+allum&eacute; et en attendant dans la r&eacute;ponse la m&ecirc;me
+pr&eacute;cision que s'il avait
+dit: &laquo;On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts &agrave; la main
+droite,
+est-ce vrai?&raquo;</p>
+<p>&#8212;M...on Dieu, n...on, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes
+avec un sourire de
+douce indulgence. Peut-&ecirc;tre un tout petit peu snob d'apparence,
+parce
+qu'il est extr&ecirc;mement jeune, mais cela m'&eacute;tonnerait qu'il
+le f&ucirc;t en
+r&eacute;alit&eacute;, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme
+s'il y e&ucirc;t eu &agrave;
+son avis incompatibilit&eacute; absolue entre le snobisme et
+l'intelligence.
+&laquo;Il est fin, je l'ai vu dr&ocirc;le&raquo;, dit-elle encore en
+riant d'un air
+gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de dr&ocirc;lerie
+sur
+quelqu'un exigeait une certaine expression de ga&icirc;t&eacute;, ou
+comme si les
+saillies du duc de Guastalla lui revenaient &agrave; l'esprit en ce
+moment. &laquo;Du
+reste, comme il n'est pas re&ccedil;u, ce snobisme n'aurait pas
+&agrave; s'exercer&raquo;,
+reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte
+la princesse de Parme.</p>
+<p>&#8212;Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l'appelle M<sup>me</sup>
+I&eacute;na, s'il apprend que je suis all&eacute;e chez elle.</p>
+<p>&#8212;Mais comment, s'&eacute;cria avec une extraordinaire
+vivacit&eacute; la duchesse,
+vous savez que c'est nous qui avons c&eacute;d&eacute; &agrave; Gilbert
+(elle s'en repentait
+am&egrave;rement aujourd'hui!) toute une salle de jeu Empire qui nous
+venait de
+Quiou-Quiou et qui est une splendeur! Il n'y avait pas la place ici
+o&ugrave;
+pourtant je trouve que &ccedil;a faisait mieux que chez lui. C'est une
+chose de
+toute beaut&eacute;, moiti&eacute; &eacute;trusque, moiti&eacute;
+&eacute;gyptienne...</p>
+<p>&#8212;&Eacute;gyptienne? demanda la princesse &agrave; qui
+&eacute;trusque disait peu de chose.</p>
+<p>&#8212;Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a
+expliqu&eacute;,
+seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond,
+Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'&Eacute;gypte du style
+Empire n'a
+aucun rapport avec la vraie &Eacute;gypte, ni leurs Romains avec les
+Romains,
+ni leur &Eacute;trurie...</p>
+<p>&#8212;Vraiment! dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Mais non, c'est comme ce qu'on appelait un costume Louis XV sous le
+second Empire, dans la jeunesse d'Anna de Mouchy ou de la m&egrave;re
+du cher
+Brigode. Tout &agrave; l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous
+jouait
+l'autre jour de lui une chose, tr&egrave;s belle d'ailleurs, un peu
+froide, o&ugrave;
+il y a un th&egrave;me russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait
+cela
+russe. Et de m&ecirc;me les peintres chinois ont cru copier Bellini.
+D'ailleurs m&ecirc;me dans le m&ecirc;me pays, chaque fois que
+quelqu'un regarde les
+choses d'une fa&ccedil;on un peu nouvelle, les quatre quarts des gens
+ne voient
+goutte &agrave; ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans
+pour qu'ils
+arrivent &agrave; distinguer.</p>
+<p>&#8212;Quarante ans! s'&eacute;cria la princesse effray&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots
+(qui &eacute;taient presque des mots de moi, car j'avais justement
+&eacute;mis devant
+elle une id&eacute;e analogue), gr&acirc;ce &agrave; sa prononciation,
+l'&eacute;quivalent de ce
+que pour les caract&egrave;res imprim&eacute;s on appelle italiques,
+c'est comme une
+esp&egrave;ce de premier individu isol&eacute; d'une esp&egrave;ce qui
+n'existe pas encore et
+qui pullulera, un individu dou&eacute; d'une esp&egrave;ce de <i>sens</i>
+que l'esp&egrave;ce
+humaine &agrave; son &eacute;poque ne poss&egrave;de pas. Je ne peux
+gu&egrave;re me citer, parce
+que moi, au contraire, j'ai toujours aim&eacute; d&egrave;s le
+d&eacute;but toutes les
+manifestations int&eacute;ressantes, si nouvelles qu'elles fussent.
+Mais enfin
+l'autre jour j'ai &eacute;t&eacute; avec la grande-duchesse au Louvre,
+nous avons
+pass&eacute; devant <i>l'Olympia</i> de Manet. Maintenant personne ne
+s'en &eacute;tonne
+plus. &Ccedil;'a l'air d'une chose d'Ingres! Et pourtant Dieu sait ce
+que j'ai
+eu &agrave; rompre de lances pour ce tableau que je n'aime pas tout,
+mais qui
+est s&ucirc;rement de quelqu'un. Sa place n'est peut-&ecirc;tre pas
+tout &agrave; fait au
+Louvre.</p>
+<p>&#8212;Elle va bien, la grande-duchesse? demanda la princesse de Parme
+&agrave; qui
+la tante du tsar &eacute;tait infiniment plus famili&egrave;re que le
+mod&egrave;le de Manet.</p>
+<p>&#8212;Oui, nous avons parl&eacute; de vous. Au fond, reprit la duchesse,
+qui tenait
+&agrave; son id&eacute;e, la v&eacute;rit&eacute; c'est que, comme dit
+mon beau-fr&egrave;re Palam&egrave;de, l'on
+a entre soi et chaque personne le mur d'une langue
+&eacute;trang&egrave;re. Du reste
+je reconnais que ce n'est exact de personne autant que de Gilbert. Si
+cela vous amuse d'aller chez les I&eacute;na, vous avez trop d'esprit
+pour
+faire d&eacute;pendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme,
+qui est
+une ch&egrave;re cr&eacute;ature innocente, mais enfin qui a des
+id&eacute;es de l'autre
+monde. Je me sens plus rapproch&eacute;e, plus consanguine de mon
+cocher, de
+mes chevaux, que de cet homme qui se r&eacute;f&egrave;re tout le temps
+&agrave; ce qu'on
+aurait pens&eacute; sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros.
+Songez que,
+quand il se prom&egrave;ne dans la campagne, il &eacute;carte les
+paysans d'un air
+bonasse, avec sa canne, en disant: &laquo;Allez, manants!&raquo; Je
+suis au fond
+aussi &eacute;tonn&eacute;e quand il me parle que si je m'entendais
+adresser la parole
+par les &laquo;gisants&raquo; des anciens tombeaux gothiques. Cette
+pierre vivante a
+beau &ecirc;tre mon cousin, elle me fait peur et je n'ai qu'une
+id&eacute;e, c'est de
+la laisser dans son moyen &acirc;ge. A part &ccedil;a, je reconnais
+qu'il n'a jamais
+assassin&eacute; personne.</p>
+<p>&#8212;Je viens justement de d&icirc;ner avec lui chez M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, dit le
+g&eacute;n&eacute;ral, mais sans sourire ni adh&eacute;rer aux
+plaisanteries de la duchesse.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que M. de Norpois &eacute;tait l&agrave;, demanda le prince
+Von, qui pensait
+toujours &agrave; l'Acad&eacute;mie des Sciences morales. </p>
+<p>&#8212;Oui, dit le g&eacute;n&eacute;ral. Il a m&ecirc;me parl&eacute; de
+votre empereur.</p>
+<p>&#8212;Il para&icirc;t que l'empereur Guillaume est tr&egrave;s
+intelligent, mais il
+n'aime pas la peinture d'Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre
+lui,
+r&eacute;pondit la duchesse, je partage sa mani&egrave;re de voir.
+Quoique Elstir ait
+fait un beau portrait de moi. Ah! vous ne le connaissez pas? Ce n'est
+pas ressemblant mais c'est curieux. Il est int&eacute;ressant pendant
+les
+poses. Il m'a fait comme une esp&egrave;ce de vieillarde. Cela imite
+les
+<i>R&eacute;gentes de l'h&ocirc;pital</i> de Hals. Je pense que vous
+connaissez ces
+sublimit&eacute;s, pour prendre une expression ch&egrave;re &agrave;
+mon neveu, dit en se
+tournant vers moi la duchesse qui faisait battre
+l&eacute;g&egrave;rement son &eacute;ventail
+de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait
+noblement
+sa t&ecirc;te en arri&egrave;re, car tout en &eacute;tant toujours
+grande dame, elle jouait
+un petit peu &agrave; la grande dame. Je dis que j'&eacute;tais
+all&eacute; autrefois &agrave;
+Amsterdam et &agrave; La Haye, mais que, pour ne pas tout m&ecirc;ler,
+comme mon
+temps &eacute;tait limit&eacute;, j'avais laiss&eacute; de
+c&ocirc;t&eacute; Haarlem.&#8212;Ah! La Haye, quel
+mus&eacute;e! s'&eacute;cria M. de Guermantes.</p>
+<p>Je lui dis qu'il y avait sans doute admir&eacute; la <i>Vue de Delft</i>
+de Vermeer.
+Mais le duc &eacute;tait moins instruit qu'orgueilleux. Aussi se
+contenta-t-il
+de me r&eacute;pondre d'un air de suffisance, comme chaque fois qu'on
+lui
+parlait d'une &#339;uvre d'un mus&eacute;e, ou bien du Salon, et qu'il ne se
+rappelait pas: &laquo;Si c'est &agrave; voir, je l'ai vu!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Comment! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n'&ecirc;tes
+pas all&eacute;
+&agrave; Haarlem? s'&eacute;cria la duchesse. Mais quand m&ecirc;me
+vous n'auriez eu qu'un
+quart d'heure c'est une chose extraordinaire &agrave; avoir vue que les
+Hals.
+Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut
+d'une imp&eacute;riale de tramway sans s'arr&ecirc;ter, s'ils
+&eacute;taient expos&eacute;s dehors,
+devrait ouvrir les yeux tout grands.</p>
+<p>Cette parole me choqua comme m&eacute;connaissant la fa&ccedil;on
+dont se forment en
+nous les impressions artistiques, et parce qu'elle semblait impliquer
+que notre &#339;il est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend
+des instantan&eacute;s.</p>
+<p>M. de Guermantes, heureux qu'elle me parl&acirc;t avec une telle
+comp&eacute;tence
+des sujets qui m'int&eacute;ressaient, regardait la prestance
+c&eacute;l&egrave;bre de sa
+femme, &eacute;coutait ce qu'elle disait de Frans Hals et pensait:
+&laquo;Elle est
+ferr&eacute;e &agrave; glace sur tout. Mon jeune invit&eacute; peut se
+dire qu'il a devant
+lui une grande dame d'autrefois dans toute l'acception du mot, et comme
+il n'y en a pas aujourd'hui une deuxi&egrave;me.&raquo; Tels je les
+voyais tous deux,
+retir&eacute;s de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les
+imaginais
+menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et
+aux
+autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais
+in&eacute;galement, comme tant de m&eacute;nages du faubourg
+Saint-Germain o&ugrave; la femme
+a eu l'art de s'arr&ecirc;ter &agrave; l'&acirc;ge d'or, l'homme, la
+mauvaise chance de
+descendre &agrave; l'&acirc;ge ingrat du pass&eacute;, l'une restant
+encore Louis XV quand
+le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que M<sup>me</sup> de
+Guermantes f&ucirc;t
+pareille aux autres femmes, &ccedil;'avait &eacute;t&eacute; pour moi
+d'abord une d&eacute;ception,
+c'&eacute;tait presque, par r&eacute;action, et tant de bons vins
+aidant, un
+&eacute;merveillement. Un Don Juan d'Autriche, une Isabelle d'Este,
+situ&eacute;s pour
+nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande
+histoire que le c&ocirc;t&eacute; de M&eacute;s&eacute;glise avec le
+c&ocirc;t&eacute; de Guermantes. Isabelle
+d'Este fut sans doute, dans la r&eacute;alit&eacute;, une fort petite
+princesse,
+semblable &agrave; celles qui sous Louis XIV n'obtenaient aucun rang
+particulier &agrave; la cour. Mais, nous semblant d'une essence unique
+et, par
+suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d'une moindre
+grandeur, de sorte qu'un souper avec Louis XIV nous para&icirc;trait
+seulement
+offrir quelque int&eacute;r&ecirc;t, tandis qu'en Isabelle d'Este nous
+nous
+trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle
+h&eacute;ro&iuml;ne de roman. Or, apr&egrave;s avoir, en
+&eacute;tudiant Isabelle d'Este, en la
+transplantant patiemment de ce monde f&eacute;erique dans celui de
+l'histoire,
+constat&eacute; que sa vie, sa pens&eacute;e, ne contenaient rien de
+cette &eacute;tranget&eacute;
+myst&eacute;rieuse que nous avait sugg&eacute;r&eacute;e son nom, une
+fois cette d&eacute;ception
+consomm&eacute;e, nous savons un gr&eacute; infini &agrave; cette
+princesse d'avoir eu, de la
+peinture de Mantegna, des connaissances presque &eacute;gales &agrave;
+celles,
+jusque-l&agrave; m&eacute;pris&eacute;es par nous et mises, comme
+e&ucirc;t dit Fran&ccedil;oise, &laquo;plus
+bas que terre&raquo;, de M. Lafenestre. Apr&egrave;s avoir gravi les
+hauteurs
+inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de
+la vie de la duchesse, j'&eacute;prouvais &agrave; y trouver les noms,
+familiers
+ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, h&eacute;las, de Vibert, le
+m&ecirc;me
+&eacute;tonnement qu'un voyageur, apr&egrave;s avoir tenu compte, pour
+imaginer la
+singularit&eacute; des m&#339;urs dans un vallon sauvage de
+l'Am&eacute;rique Centrale ou
+de l'Afrique du Nord, de l'&eacute;loignement g&eacute;ographique, de
+l'&eacute;tranget&eacute; des
+d&eacute;nominations de la flore, &eacute;prouve &agrave;
+d&eacute;couvrir, une fois travers&eacute; un
+rideau d'alo&egrave;s g&eacute;ants ou de mancenilliers, des habitants
+qui (parfois
+m&ecirc;me devant les ruines d'un th&eacute;&acirc;tre romain et d'une
+colonne d&eacute;di&eacute;e &agrave;
+V&eacute;nus) sont en train de lire <i>M&eacute;rope</i> ou <i>Alzire</i>.
+Et si loin, si &agrave;
+l'&eacute;cart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j'avais
+connues, la
+culture similaire par laquelle M<sup>me</sup> de Guermantes
+s'&eacute;tait efforc&eacute;e, sans
+int&eacute;r&ecirc;t, sans raison d'ambition, de descendre au niveau de
+celles
+qu'elle ne conna&icirc;trait jamais, avait le caract&egrave;re
+m&eacute;ritoire, presque
+touchant &agrave; force d'&ecirc;tre inutilisable, d'une
+&eacute;rudition en mati&egrave;re
+d'antiquit&eacute;s ph&eacute;niciennes chez un homme politique ou un
+m&eacute;decin. &laquo;J'en
+aurais pu vous montrer un tr&egrave;s beau, me dit aimablement M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, pr&eacute;tendent
+certaines
+personnes, et que j'ai h&eacute;rit&eacute; d'un cousin allemand.
+Malheureusement il
+s'est trouv&eacute; &laquo;fieff&eacute;&raquo; dans le ch&acirc;teau;
+vous ne connaissiez pas cette
+expression? moi non plus,&raquo; ajouta-t-elle par ce go&ucirc;t
+qu'elle avait de
+faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur
+les
+coutumes anciennes, mais auxquelles elle &eacute;tait inconsciemment et
+&acirc;prement attach&eacute;e. &laquo;Je suis contente que vous ayez
+vu mes Elstir, mais
+j'avoue que je l'aurais &eacute;t&eacute; encore bien plus, si j'avais
+pu vous faire
+les honneurs de mon Hals, de ce tableau &laquo;fieff&eacute;&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Je le connais, dit le prince Von, c'est celui du grand-duc de Hesse.</p>
+<p>&#8212;Justement, son fr&egrave;re avait &eacute;pous&eacute; ma s&#339;ur, dit
+M. de Guermantes, et
+d'ailleurs sa m&egrave;re &eacute;tait cousine germaine de la
+m&egrave;re d'Oriane.</p>
+<p>&#8212;Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me
+permettrai
+de dire que, sans avoir d'opinion sur ses &#339;uvres, que je ne connais
+pas,
+la haine dont le poursuit l'empereur ne me para&icirc;t pas devoir
+&ecirc;tre
+retenue contre lui. L'empereur est d'une merveilleuse intelligence.</p>
+<p>&#8212;Oui, j'ai d&icirc;n&eacute; deux fois avec lui, une fois chez ma
+tante Sagan, une
+fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l'ai trouv&eacute;
+curieux. Je ne l'ai pas trouv&eacute; simple! Mais il a quelque chose
+d'amusant, d'&laquo;obtenu&raquo;, dit-elle en d&eacute;tachant le mot,
+comme un &#339;illet
+vert, c'est-&agrave;-dire une chose qui m'&eacute;tonne et ne me
+pla&icirc;t pas infiniment,
+une chose qu'il est &eacute;tonnant qu'on ait pu faire, mais que je
+trouve
+qu'on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J'esp&egrave;re que je
+ne vous
+&laquo;choque&raquo; pas?</p>
+<p>&#8212;L'empereur est d'une intelligence inou&iuml;e, reprit le prince, il
+aime
+passionn&eacute;ment les arts; il a sur les &#339;uvres d'art un go&ucirc;t
+en quelque
+sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau,
+il
+le reconna&icirc;t tout de suite, il le prend en haine. S'il
+d&eacute;teste quelque
+chose, il n'y a aucun doute &agrave; avoir, c'est que c'est excellent.
+(Tout le
+monde sourit.)</p>
+<p>&#8212;Vous me rassurez, dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Je comparerai volontiers l'empereur, reprit le prince qui, ne
+sachant
+pas prononcer le mot arch&eacute;ologue (c'est-&agrave;-dire comme si
+c'&eacute;tait &eacute;crit
+k&eacute;ologue), ne perdait jamais une occasion de s'en servir,
+&agrave; un vieil
+arch&eacute;ologue (et le prince dit arsh&eacute;ologue) que nous avons
+&agrave; Berlin.
+Devant les anciens monuments assyriens le vieil arsh&eacute;ologue
+pleure. Mais
+si c'est du moderne truqu&eacute;, si ce n'est pas vraiment ancien, il
+ne
+pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une pi&egrave;ce
+arsh&eacute;ologique est
+vraiment ancienne, on la porte au vieil arsh&eacute;ologue. S'il
+pleure, on
+ach&egrave;te la pi&egrave;ce pour le mus&eacute;e. Si ses yeux restent
+secs, on la renvoie
+au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je
+d&icirc;ne &agrave; Potsdam, toutes les pi&egrave;ces dont l'empereur
+me dit: &laquo;Prince, il
+faut que vous voyiez cela, c'est plein de
+g&eacute;nialit&eacute;&raquo;, j'en prends note
+pour me garder d'y aller, et quand je l'entends fulminer contre une
+exposition, d&egrave;s que cela m'est possible j'y cours.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que Norpois n'est pas pour un rapprochement
+anglo-fran&ccedil;ais? dit
+M. de Guermantes.</p>
+<p>&#8212;A quoi &ccedil;a vous servirait? demanda d'un air &agrave; la fois
+irrit&eacute; et finaud
+le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont
+tellement p&ecirc;tes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires
+qu'ils
+vous aideraient. Mais on peut tout de m&ecirc;me les juger sur la
+stupidit&eacute; de
+leurs g&eacute;n&eacute;raux. Un de mes amis a caus&eacute;
+r&eacute;cemment avec Botha, vous savez,
+le chef b&#339;r. Il lui disait: &laquo;C'est effrayant une arm&eacute;e
+comme &ccedil;a. J'aime,
+d'ailleurs, plut&ocirc;t les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne
+suis
+qu'un paysan, je les ai ross&eacute;s dans toutes les batailles. Et
+&agrave; la
+derni&egrave;re, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt
+fois
+sup&eacute;rieur, tout en me rendant parce que j'y &eacute;tais
+oblig&eacute;, j'ai encore
+trouv&eacute; le moyen de faire deux mille prisonniers! &Ccedil;'a
+&eacute;t&eacute; bien parce que
+je n'&eacute;tais qu'un chef de paysans, mais si jamais ces
+imb&eacute;ciles-l&agrave;
+avaient &agrave; se mesurer avec une vraie arm&eacute;e
+europ&eacute;enne, on tremble pour
+eux de penser &agrave; ce qui arriverait! Du reste, vous n'avez
+qu'&agrave; voir que
+leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en
+Angleterre.&raquo; J'&eacute;coutais &agrave; peine ces histoires, du
+genre de celles que M.
+de Norpois racontait &agrave; mon p&egrave;re; elles ne fournissaient
+aucun aliment
+aux r&ecirc;veries que j'aimais; et d'ailleurs, eussent-elles
+poss&eacute;d&eacute; ceux
+dont elles &eacute;taient d&eacute;pourvues, qu'il les e&ucirc;t fallu
+d'une qualit&eacute; bien
+excitante pour que ma vie int&eacute;rieure p&ucirc;t se
+r&eacute;veiller durant ces heures
+mondaines o&ugrave; j'habitais mon &eacute;piderme, mes cheveux bien
+coiff&eacute;s, mon
+plastron de chemise, c'est-&agrave;-dire o&ugrave; je ne pouvais rien
+&eacute;prouver de ce
+qui &eacute;tait pour moi dans la vie le plaisir.</p>
+<p>&#8212;Ah! je ne suis pas de votre avis, dit M<sup>me</sup> de Guermantes,
+qui trouvait
+que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Edouard
+charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est,
+m&ecirc;me encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.</p>
+<p>&#8212;Mais, madame la duchesse, dit le prince irrit&eacute; et qui ne
+s'apercevait
+pas qu'il d&eacute;plaisait, cependant si le prince de Galles avait
+&eacute;t&eacute; un
+simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait ray&eacute;
+et
+personne n'aurait consenti &agrave; lui serrer la main. La reine est
+ravissante, excessivement douce et born&eacute;e. Mais enfin il y a
+quelque
+chose de choquant dans ce couple royal qui est litt&eacute;ralement
+entretenu
+par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes
+les d&eacute;penses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en
+&eacute;change.
+C'est comme le prince de Bulgarie...</p>
+<p>&#8212;C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit.</p>
+<p>&#8212;C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour
+cela
+que ce soit un brave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous
+rapprocher, c'est le plus grand d&eacute;sir de l'empereur, mais il
+veut que &ccedil;a
+vienne du c&#339;ur; il dit: ce que je veux c'est une poign&eacute;e de
+mains, ce
+n'est pas un coup de chapeau! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait
+plus pratique que le rapprochement anglo-fran&ccedil;ais que
+pr&ecirc;che M. de
+Norpois.</p>
+<p>&#8212;Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour
+ne
+pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de
+Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main,
+pensant qu'il avait sans doute racont&eacute; cette histoire &agrave; M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que
+m&eacute;chamment,
+puisque, malgr&eacute; son amiti&eacute; avec mon p&egrave;re, il
+n'avait pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; me
+rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il
+aurait dit qu'il d&eacute;testait M. de Norpois et le lui avait fait
+sentir; il
+l'aurait dit pour avoir l'air d'&ecirc;tre la cause volontaire des
+m&eacute;disances
+de l'ambassadeur, qui n'eussent plus &eacute;t&eacute; que des
+repr&eacute;sailles
+mensong&egrave;res et int&eacute;ress&eacute;es. Je dis, au contraire,
+qu'&agrave; mon grand regret,
+je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. &laquo;Vous vous trompez
+bien,
+me r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes. Il vous aime beaucoup.
+Vous pouvez
+demander &agrave; Basin, si on me fait la r&eacute;putation
+d'&ecirc;tre trop aimable, lui
+ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler
+Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a
+derni&egrave;rement
+voulu vous faire donner au minist&egrave;re une situation charmante.
+Comme il a
+su que vous &eacute;tiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a
+eu la
+d&eacute;licatesse de ne pas m&ecirc;me parler de sa bonne intention
+&agrave; votre p&egrave;re
+qu'il appr&eacute;cie infiniment.&raquo; M. de Norpois &eacute;tait
+bien la derni&egrave;re
+personne de qui j'eusse attendu un bon office. La v&eacute;rit&eacute;
+est qu'&eacute;tant
+moqueur et m&ecirc;me assez malveillant, ceux qui s'&eacute;taient
+laiss&eacute; prendre
+comme moi &agrave; ses apparences de saint Louis rendant la justice
+sous un
+ch&ecirc;ne, aux sons de voix facilement apitoy&eacute;s qui sortaient
+de sa bouche
+un peu trop harmonieuse, croyaient &agrave; une v&eacute;ritable
+perfidie quand ils
+apprenaient une m&eacute;disance &agrave; leur &eacute;gard venant d'un
+homme qui avait
+sembl&eacute; mettre son c&#339;ur dans ses paroles. Ces m&eacute;disances
+&eacute;taient assez
+fr&eacute;quentes chez lui. Mais cela ne l'emp&ecirc;chait pas d'avoir
+des
+sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir &agrave; se
+montrer
+serviable pour eux. &laquo;Cela ne m'&eacute;tonne du reste pas qu'il
+vous appr&eacute;cie,
+me dit M<sup>me</sup> de Guermantes, il est intelligent. Et je
+comprends tr&egrave;s bien,
+ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion &agrave; un projet
+de
+mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas
+d&eacute;j&agrave; beaucoup
+comme vieille ma&icirc;tresse, lui paraisse inutile comme nouvelle
+&eacute;pouse.
+D'autant plus que je crois que, m&ecirc;me ma&icirc;tresse, elle ne
+l'est plus
+depuis longtemps, elle est plus confite en d&eacute;votion.
+Booz-Norpois peut
+dire comme dans les vers de Victor Hugo: &laquo;Voil&agrave; longtemps
+que celle avec
+qui j'ai dormi, &ocirc; Seigneur, a quitt&eacute; ma couche pour la
+v&ocirc;tre!&raquo; Vraiment,
+ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont
+tap&eacute; toute
+leur vie contre l'Acad&eacute;mie et qui, sur le tard, fondent leur
+petite
+acad&eacute;mie &agrave; eux; ou bien les d&eacute;froqu&eacute;s qui
+se refabriquent une religion
+personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller.
+Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air r&ecirc;veur, c'est
+peut-&ecirc;tre en
+pr&eacute;vision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les
+deuils qu'on
+ne peut pas porter.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ah! si M<sup>me</sup> de Villeparisis devenait M<sup>me</sup> de
+Norpois, je crois que notre
+cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le g&eacute;n&eacute;ral de
+Saint-Joseph.</p>
+<p>&#8212;Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet,
+tr&egrave;s
+attach&eacute; aux questions de naissance et d'&eacute;tiquette, dit la
+princesse de
+Parme. J'ai &eacute;t&eacute; passer deux jours chez lui &agrave; la
+campagne pendant que
+malheureusement la princesse &eacute;tait malade. J'&eacute;tais
+accompagn&eacute;e de Petite
+(c'&eacute;tait un surnom qu'on donnait &agrave; M<sup>me</sup>
+d'Hunolstein parce qu'elle &eacute;tait
+&eacute;norme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a
+offert le
+bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes
+mont&eacute;s au
+premier jusqu'&agrave; l'entr&eacute;e des salons et alors l&agrave;,
+en s'&eacute;cartant pour me
+laisser passer, il a dit: &laquo;Ah! bonjour, madame
+d'Hunolstein&raquo; (il ne
+l'appelle jamais que comme cela, depuis sa s&eacute;paration), en
+feignant
+d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas
+&agrave;
+venir la saluer en bas.</p>
+<p>&#8212;Cela ne m'&eacute;tonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous
+dire, dit le
+duc qui se croyait extr&ecirc;mement moderne, contempteur plus que
+quiconque
+de la naissance, et m&ecirc;me r&eacute;publicain, que je n'ai pas
+beaucoup d'id&eacute;es
+communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons
+&agrave; peu pr&egrave;s sur toutes choses comme le jour avec la nuit.
+Mais je dois
+dire que si ma tante &eacute;pousait Norpois, pour une fois je serais
+de l'avis
+de Gilbert. &Ecirc;tre la fille de Florimond de Guise et faire un tel
+mariage,
+ce serait, comme on dit, &agrave; faire rire les poules, que
+voulez-vous que je
+vous dise? Ces derniers mots, que le duc pronon&ccedil;ait
+g&eacute;n&eacute;ralement au
+milieu d'une phrase, &eacute;taient l&agrave; tout &agrave; fait
+inutiles. Mais il avait un
+besoin perp&eacute;tuel de les dire, qui les lui faisait rejeter
+&agrave; la fin d'une
+p&eacute;riode s'ils n'avaient pas trouv&eacute; de place ailleurs.
+C'&eacute;tait pour lui,
+entre autre choses, comme une question de m&eacute;trique.
+&laquo;Notez, ajouta-t-il,
+que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne
+souche.&raquo;</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert
+pour
+parler comme lui, dit M<sup>me</sup> de Guermantes pour qui la
+&laquo;bont&eacute;&raquo; d'une
+naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme
+pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son
+anciennet&eacute;. Mais
+moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait
+&agrave; ne
+pas d&eacute;mentir en causant l'esprit des Guermantes et
+m&eacute;prisait le rang
+dans ses paroles quitte &agrave; l'honorer par ses actions. &laquo;Mais
+est-ce que
+vous n'&ecirc;tes m&ecirc;me pas un peu cousins? demanda le
+g&eacute;n&eacute;ral de Saint-Joseph.
+Il me semble que Norpois avait &eacute;pous&eacute; une La
+Rochefoucauld.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Pas du tout de cette mani&egrave;re-l&agrave;, elle &eacute;tait de
+la branche des ducs de
+La Rochefoucauld, ma grand'm&egrave;re est des ducs de Doudeauville.
+C'est la
+propre grand'm&egrave;re d'&Eacute;douard Coco, l'homme le plus sage de
+la famille,
+r&eacute;pondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu
+superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas r&eacute;unis depuis
+Louis
+XIV; ce serait un peu &eacute;loign&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Tiens, c'est int&eacute;ressant, je ne le savais pas, dit le
+g&eacute;n&eacute;ral.</p>
+<p>&#8212;D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa m&egrave;re &eacute;tait,
+je crois, la s&#339;ur
+du duc de Montmorency et avait &eacute;pous&eacute; d'abord un La Tour
+d'Auvergne.
+Mais comme ces Montmorency sont &agrave; peine Montmorency, et que ces
+La Tour
+d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que
+cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus
+important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons
+en
+ligne directe...</p>
+<p>Il y avait &agrave; Combray une rue de Saintrailles &agrave;
+laquelle je n'avais
+jamais repens&eacute;. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie
+&agrave; la rue de
+l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en
+&eacute;pousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le
+comt&eacute; de
+Combray, ses armes &eacute;cartelaient celles de Guermantes au bas d'un
+vitrail
+de Saint-Hilaire. Je revis des marches de gr&egrave;s noir&acirc;tre
+pendant qu'une
+modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oubli&eacute;
+o&ugrave; je
+l'entendais jadis, si diff&eacute;rent de celui o&ugrave; il signifiait
+les h&ocirc;tes
+aimables chez qui je d&icirc;nais ce soir. Si le nom de duchesse de
+Guermantes
+&eacute;tait pour moi un nom collectif, ce n'&eacute;tait pas que dans
+l'histoire, par
+l'addition de toutes les femmes qui l'avaient port&eacute;, mais aussi
+au long
+de ma courte jeunesse qui avait d&eacute;j&agrave; vu, en cette seule
+duchesse de
+Guermantes, tant de femmes diff&eacute;rentes se superposer, chacune
+disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les
+mots ne changent pas tant de signification pendant des si&egrave;cles
+que pour
+nous les noms dans l'espace de quelques ann&eacute;es. Notre
+m&eacute;moire et notre
+c&#339;ur ne sont pas assez grands pour pouvoir &ecirc;tre fid&egrave;les.
+Nous n'avons
+pas assez de place, dans notre pens&eacute;e actuelle, pour garder les
+morts &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; des vivants. Nous sommes oblig&eacute;s de construire
+sur ce qui a pr&eacute;c&eacute;d&eacute;
+et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle
+que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile
+d'expliquer tout cela, et m&ecirc;me, un peu auparavant, j'avais
+implicitement
+menti en ne r&eacute;pondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit:
+&laquo;Vous ne
+connaissez pas notre patelin?&raquo; Peut-&ecirc;tre savait-il
+m&ecirc;me que je le
+connaissais, et ne fut-ce que par bonne &eacute;ducation qu'il
+n'insista pas.</p>
+<p>M<sup>me</sup> de Guermantes me tira de ma r&ecirc;verie.
+&laquo;Moi, je trouve tout cela
+assommant. &Eacute;coutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez
+moi.
+J'esp&egrave;re que vous allez vite revenir d&icirc;ner pour une
+compensation, sans
+g&eacute;n&eacute;alogies cette fois&raquo;, me dit &agrave; mi-voix la
+duchesse incapable de
+comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et
+d'avoir l'humilit&eacute; de ne me plaire que comme un herbier, plein
+de
+plantes d&eacute;mod&eacute;es.</p>
+<p>Ce que M<sup>me</sup> de Guermantes croyait d&eacute;cevoir mon
+attente &eacute;tait, au
+contraire, ce qui, sur la fin&#8212;car le duc et le g&eacute;n&eacute;ral ne
+cess&egrave;rent
+plus de parler g&eacute;n&eacute;alogies&#8212;sauvait ma soir&eacute;e d'une
+d&eacute;ception compl&egrave;te.
+Comment n'en eusse-je pas &eacute;prouv&eacute; une jusqu'ici? Chacun
+des convives du
+d&icirc;ner, affublant le nom myst&eacute;rieux sous lequel je l'avais
+seulement
+connu et r&ecirc;v&eacute; &agrave; distance, d'un corps et d'une
+intelligence pareils ou
+inf&eacute;rieurs &agrave; ceux de toutes les personnes que je
+connaissais, m'avait
+donn&eacute; l'impression de plate vulgarit&eacute; que peut donner
+l'entr&eacute;e dans le
+port danois d'Elseneur &agrave; tout lecteur enfi&eacute;vr&eacute;
+d'Hamlet. Sans doute ces
+r&eacute;gions g&eacute;ographiques et ce pass&eacute; ancien, qui
+mettaient des futaies et
+des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine
+mesure,
+form&eacute; leur visage, leur esprit et leurs pr&eacute;jug&eacute;s,
+mais n'y subsistaient
+que comme la cause dans l'effet, c'est-&agrave;-dire peut-&ecirc;tre
+possibles &agrave;
+d&eacute;gager pour l'intelligence, mais nullement sensibles &agrave;
+l'imagination.</p>
+<p>Et ces pr&eacute;jug&eacute;s d'autrefois rendirent tout &agrave;
+coup aux amis de M. et M<sup>me</sup>
+de Guermantes leur po&eacute;sie perdue. Certes, les notions
+poss&eacute;d&eacute;es par les
+nobles et qui font d'eux les lettr&eacute;s, les &eacute;tymologistes
+de la langue,
+non des mots mais des noms (et encore seulement relativement &agrave;
+la
+moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, &agrave;
+m&eacute;diocrit&eacute; &eacute;gale, un
+d&eacute;vot sera plus capable de vous r&eacute;pondre sur la liturgie
+qu'un libre
+penseur, en revanche un arch&eacute;ologue anticl&eacute;rical pourra
+souvent en
+remontrer &agrave; son cur&eacute; sur tout ce qui concerne m&ecirc;me
+l'&eacute;glise de
+celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai,
+c'est-&agrave;-dire dans l'esprit, n'avaient m&ecirc;me pas pour ces
+grands seigneurs
+le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient
+peut-&ecirc;tre
+mieux que moi que la duchesse de Guise &eacute;tait princesse de
+Cl&egrave;ves,
+d'Orl&eacute;ans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant
+m&ecirc;me tous
+ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, d&egrave;s lors, ce
+nom leur
+refl&eacute;tait. J'avais commenc&eacute; par la f&eacute;e,
+d&ucirc;t-elle bient&ocirc;t p&eacute;rir; eux par
+la femme.</p>
+<p>Dans les familles bourgeoises on voit parfois na&icirc;tre des
+jalousies si la
+s&#339;ur cadette se marie avant l'a&icirc;n&eacute;e. Tel le monde
+aristocratique, des
+Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, r&eacute;duisait sa
+grandeur
+nobiliaire &agrave; de simples sup&eacute;riorit&eacute;s domestiques,
+en vertu d'un
+enfantillage que j'avais connu d'abord (c'&eacute;tait pour moi son
+seul
+charme) dans les livres. Tallemant des R&eacute;aux n'a-t-il pas l'air
+de
+parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une
+&eacute;vidente satisfaction que M. de Gu&eacute;m&eacute;n&eacute;
+criait &agrave; son fr&egrave;re: &laquo;Tu peux
+entrer ici, ce n'est pas le Louvre!&raquo; et disait du chevalier de
+Rohan
+(parce qu'il &eacute;tait fils naturel du duc de Clermont): &laquo;Lui,
+du moins, il
+est prince!&raquo; La seule chose qui me f&icirc;t de la peine dans
+cette
+conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le
+charmant grand-duc h&eacute;ritier de Luxembourg trouvaient
+cr&eacute;ance dans ce
+salon aussi bien qu'aupr&egrave;s des camarades de Saint-Loup.
+D&eacute;cid&eacute;ment
+c'&eacute;tait une &eacute;pid&eacute;mie, qui ne durerait
+peut-&ecirc;tre que deux ans, mais qui
+s'&eacute;tendait &agrave; tous. On reprit les m&ecirc;mes faux
+r&eacute;cits, on en ajouta
+d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-m&ecirc;me, en
+ayant
+l'air de d&eacute;fendre son neveu, fournissait des armes pour
+l'attaquer.
+&laquo;Vous avez tort de le d&eacute;fendre, me dit M. de Guermantes
+comme avait fait
+Saint-Loup. Tenez, laissons m&ecirc;me l'opinion de nos parents, qui
+est
+unanime, parlez de lui &agrave; ses domestiques, qui sont au fond les
+gens qui
+nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donn&eacute; son
+petit n&egrave;gre
+&agrave; son neveu. Le n&egrave;gre est revenu en pleurant:
+&laquo;Grand-duc battu moi, moi
+pas canaille, grand-duc m&eacute;chant, c'est &eacute;patant.&raquo; Et
+je peux en parler
+sciemment, c'est un cousin &agrave; Oriane.&raquo; Je ne peux, du
+reste, pas dire
+combien de fois pendant cette soir&eacute;e j'entendis les mots de
+cousin et
+cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque &agrave; chaque nom
+qu'on
+pronon&ccedil;ait, s'&eacute;criait: &laquo;Mais c'est un cousin
+d'Oriane!&raquo; avec la m&ecirc;me
+joie qu'un homme qui, perdu dans une for&ecirc;t, lit au bout de deux
+fl&egrave;ches,
+dispos&eacute;es en sens contraire sur une plaque indicatrice et
+suivies d'un
+chiffre fort petit de kilom&egrave;tres: &laquo;Belv&eacute;d&egrave;re
+Casimir-Perier&raquo; et &laquo;Croix
+du Grand-Veneur&raquo;, et comprend par l&agrave; qu'il est dans le bon
+chemin.
+D'autre part, ces mots cousin et cousine &eacute;taient employ&eacute;s
+dans une
+intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de
+Turquie, laquelle &eacute;tait venue apr&egrave;s le d&icirc;ner.
+D&eacute;vor&eacute;e d'ambition
+mondaine et dou&eacute;e d'une r&eacute;elle intelligence
+assimilatrice, elle
+apprenait avec la m&ecirc;me facilit&eacute; l'histoire de la retraite
+des Dix mille
+ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait &eacute;t&eacute;
+impossible de
+la prendre en faute sur les plus r&eacute;cents travaux allemands,
+qu'ils
+traitassent d'&eacute;conomie politique, des v&eacute;sanies, des
+diverses formes de
+l'onanisme, ou de la philosophie d'&Eacute;picure. C'&eacute;tait du
+reste une femme
+dangereuse &agrave; &eacute;couter, car, perp&eacute;tuellement dans
+l'erreur, elle vous
+d&eacute;signait comme des femmes ultra-l&eacute;g&egrave;res
+d'irr&eacute;prochables vertus, vous
+mettait en garde contre un monsieur anim&eacute; des intentions les
+plus pures,
+et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non
+&agrave;
+cause de leur s&eacute;rieux, mais de leur invraisemblance.</p>
+<p>Elle &eacute;tait, &agrave; cette &eacute;poque, peu re&ccedil;ue.
+Elle fr&eacute;quentait quelques
+semaines des femmes tout &agrave; fait brillantes comme la duchesse de
+Guermantes, mais, en g&eacute;n&eacute;ral, en &eacute;tait
+rest&eacute;e, par force, pour les
+familles tr&egrave;s nobles, &agrave; des rameaux obscurs que les
+Guermantes ne
+fr&eacute;quentaient plus. Elle esp&eacute;rait avoir l'air tout
+&agrave; fait du monde en
+citant les plus grands noms de gens peu re&ccedil;us qui &eacute;taient
+ses amis.
+Aussit&ocirc;t M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui
+d&icirc;naient
+souvent chez lui, fr&eacute;missait joyeusement de se retrouver en pays
+de
+connaissance et poussait un cri de ralliement: &laquo;Mais c'est un
+cousin
+d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa
+m&egrave;re
+&eacute;tait M<sup>lle</sup> d'Uz&egrave;s.&raquo; L'ambassadrice
+&eacute;tait oblig&eacute;e d'avouer que son
+exemple &eacute;tait tir&eacute; d'animaux plus petits. Elle
+t&acirc;chait de rattacher ses
+amis &agrave; ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais:
+&laquo;Je
+sais tr&egrave;s bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas
+ceux-l&agrave;, ce sont
+des cousins.&raquo; Mais cette phrase de reflux jet&eacute;e par la
+pauvre
+ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes,
+d&eacute;sappoint&eacute;: &laquo;Ah!
+alors, je ne vois pas qui vous voulez dire.&raquo; L'ambassadrice ne
+r&eacute;pliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que
+&laquo;les cousins&raquo; de
+ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'&eacute;taient
+m&ecirc;me pas
+parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'&eacute;tait un flux
+nouveau
+de &laquo;Mais c'est une cousine d'Oriane&raquo;, mots qui semblaient
+avoir pour M.
+de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la m&ecirc;me
+utilit&eacute; que
+certaines &eacute;pith&egrave;tes commodes aux po&egrave;tes latins,
+parce qu'elles leur
+fournissaient pour leurs hexam&egrave;tres un dactyle ou un
+spond&eacute;e. Du moins
+l'explosion de &laquo;Mais c'est une cousine d'Oriane&raquo; me
+parut-elle toute
+naturelle appliqu&eacute;e &agrave; la princesse de Guermantes,
+laquelle &eacute;tait en
+effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
+l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: &laquo;Elle est
+stupide.
+Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une r&eacute;putation
+usurp&eacute;e. Du
+reste, ajouta-t-elle d'un air &agrave; la fois r&eacute;fl&eacute;chi,
+r&eacute;pulsif et d&eacute;cid&eacute;,
+elle m'est fortement antipathique.&raquo; Mais souvent le cousinage
+s'&eacute;tendait
+beaucoup plus loin, M<sup>me</sup> de Guermantes se faisant un devoir
+de dire &laquo;ma
+tante&raquo; &agrave; des personnes avec qui on ne lui e&ucirc;t pas
+trouv&eacute; un anc&ecirc;tre
+commun sans remonter au moins jusqu'&agrave; Louis XV, tout aussi bien
+que,
+chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
+&eacute;pousait quelque prince dont le trisa&iuml;eul avait
+&eacute;pous&eacute;, comme celui de
+M<sup>me</sup> de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de
+l'Am&eacute;ricaine
+&eacute;tait de pouvoir, d&egrave;s une premi&egrave;re visite &agrave;
+l'h&ocirc;tel de Guermantes, o&ugrave;
+elle &eacute;tait d'ailleurs plus ou moins mal re&ccedil;ue et plus ou
+moins bien
+&eacute;pluch&eacute;e, dire &laquo;ma tante&raquo; &agrave; M<sup>me</sup>
+de Guermantes, qui la laissait faire
+avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'&eacute;tait la
+&laquo;naissance&raquo; pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil;
+dans les
+conversations qu'ils avaient &agrave; ce sujet, je ne cherchais qu'un
+plaisir
+po&eacute;tique. Sans le conna&icirc;tre eux-m&ecirc;mes, ils me le
+procuraient comme
+eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
+mar&eacute;es, r&eacute;alit&eacute;s trop peu d&eacute;tach&eacute;es
+d'eux-m&ecirc;mes pour qu'ils puissent y
+go&ucirc;ter la beaut&eacute; que personnellement je me chargeais d'en
+extraire.</p>
+<p>Parfois, plus que d'une race, c'&eacute;tait d'un fait particulier,
+d'une date,
+que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
+la m&egrave;re de M. de Br&eacute;aut&eacute; &eacute;tait Choiseul et
+sa grand'm&egrave;re Lucinge, je
+crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
+dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le c&#339;ur de M<sup>me</sup>
+de
+Praslin et du duc de Berri; d'autres &eacute;taient plus voluptueuses,
+les fins
+et longs cheveux de M<sup>me</sup> Tallien ou de M<sup>me</sup> de
+Sabran.</p>
+<p>Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient &eacute;t&eacute; leurs
+anc&ecirc;tres, M. de
+Guermantes se trouvait poss&eacute;der des souvenirs qui donnaient
+&agrave; sa
+conversation un bel air d'ancienne demeure d&eacute;pourvue de
+chefs-d'&#339;uvre
+v&eacute;ritables, mais pleine de tableaux authentiques,
+m&eacute;diocres et
+majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
+demand&eacute; pourquoi le prince X... avait dit, en parlant du duc
+d'Aumale,
+&laquo;mon oncle&raquo;, M. de Guermantes r&eacute;pondit: &laquo;Parce
+que le fr&egrave;re de sa m&egrave;re,
+le duc de Wurtemberg, avait &eacute;pous&eacute; une fille de
+Louis-Philippe.&raquo; Alors
+je contemplai toute une ch&acirc;sse, pareille &agrave; celles que
+peignaient
+Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment o&ugrave; la
+princesse,
+aux f&ecirc;tes des noces de son fr&egrave;re le duc d'Orl&eacute;ans,
+apparaissait habill&eacute;e
+d'une simple robe de jardin pour t&eacute;moigner de sa mauvaise humeur
+d'avoir
+vu repousser ses ambassadeurs qui &eacute;taient all&eacute;s demander
+pour elle la
+main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier o&ugrave; elle vient
+d'accoucher
+d'un gar&ccedil;on, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince
+avec lequel
+je venais de d&icirc;ner), dans ce ch&acirc;teau de Fantaisie, un de
+ces lieux aussi
+aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au
+del&agrave; d'une
+g&eacute;n&eacute;ration, voient se rattacher &agrave; eux plus d'une
+personnalit&eacute;
+historique. Dans celui-l&agrave; notamment vivent c&ocirc;te &agrave;
+c&ocirc;te les souvenirs de
+la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
+s&#339;ur du duc d'Orl&eacute;ans) &agrave; qui on disait que le nom du
+ch&acirc;teau de son
+&eacute;poux plaisait, du roi de Bavi&egrave;re, et enfin du prince
+X..., dont il
+&eacute;tait pr&eacute;cis&eacute;ment l'adresse &agrave; laquelle il
+venait de demander au duc de
+Guermantes de lui &eacute;crire, car il en avait h&eacute;rit&eacute;
+et ne le louait que
+pendant les repr&eacute;sentations de Wagner, au prince de Polignac,
+autre
+&laquo;fantaisiste&raquo; d&eacute;licieux. Quand M. de Guermantes,
+pour expliquer comment
+il &eacute;tait parent de M<sup>me</sup> d'Arpajon, &eacute;tait
+oblig&eacute;, si loin et si
+simplement, de remonter, par la cha&icirc;ne et les mains unies de
+trois ou de
+cinq a&iuml;eules, &agrave; Marie-Louise ou &agrave; Colbert,
+c'&eacute;tait encore la m&ecirc;me chose
+dans tous ces cas: un grand &eacute;v&eacute;nement historique
+n'apparaissait au
+passage que masqu&eacute;, d&eacute;natur&eacute;, restreint, dans le
+nom d'une propri&eacute;t&eacute;,
+dans les pr&eacute;noms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
+petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Am&eacute;lie
+consid&eacute;r&eacute;s non plus comme
+roi et reine de France, mais seulement dans la mesure o&ugrave;, en
+tant que
+grands-parents, ils laiss&egrave;rent un h&eacute;ritage. (On voit,
+pour d'autres
+raisons, dans un dictionnaire de l'&#339;uvre de Balzac o&ugrave; les
+personnages
+les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la <i>Com&eacute;die
+humaine</i>, Napol&eacute;on tenir une place bien moindre que Rastignac
+et la
+tenir seulement parce qu'il a parl&eacute; aux demoiselles de
+Cinq-Cygne.)
+Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, perc&eacute;e de rares
+fen&ecirc;tres, laissant entrer peu de jour, montrant le m&ecirc;me
+manque
+d'envol&eacute;e, mais aussi la m&ecirc;me puissance massive et
+aveugl&eacute;e que
+l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.</p>
+<p>Ainsi les espaces de ma m&eacute;moire se couvraient peu &agrave;
+peu de noms qui, en
+s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
+entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces &#339;uvres
+d'art achev&eacute;es o&ugrave; il n'y a pas une seule touche qui soit
+isol&eacute;e, o&ugrave;
+chaque partie tour &agrave; tour re&ccedil;oit des autres sa raison
+d'&ecirc;tre comme elle
+leur impose la sienne.</p>
+<p>Le nom de M. de Luxembourg &eacute;tant revenu sur le tapis,
+l'ambassadrice de
+Turquie raconta que le grand-p&egrave;re de la jeune femme (celui qui
+avait
+cette immense fortune venue des farines et des p&acirc;tes) ayant
+invit&eacute; M. de
+Luxembourg &agrave; d&eacute;jeuner, celui-ci avait refus&eacute; en
+faisant mettre sur
+l'enveloppe: &laquo;M. de ***, meunier&raquo;, &agrave; quoi le
+grand-p&egrave;re avait r&eacute;pondu:
+&laquo;Je suis d'autant plus d&eacute;sol&eacute; que vous n'ayez pas
+pu venir, mon cher
+ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimit&eacute;, car nous
+&eacute;tions dans
+l'intimit&eacute;, nous &eacute;tions en petit comit&eacute; et il n'y
+aurait eu au repas que
+le meunier, son fils et vous.&raquo; Cette histoire &eacute;tait non
+seulement
+odieuse pour moi, qui savais l'impossibilit&eacute; morale que mon cher
+M. de
+Nassau &eacute;criv&icirc;t au grand-p&egrave;re de sa femme (duquel du
+reste il savait
+devoir h&eacute;riter) en le qualifiant de &laquo;meunier&raquo;; mais
+encore la stupidit&eacute;
+&eacute;clatait d&egrave;s les premiers mots, l'appellation de meunier
+&eacute;tant trop
+&eacute;videmment plac&eacute;e pour amener le titre de la fable de La
+Fontaine. Mais
+il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la
+malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'&eacute;tait
+envoy&eacute; et que le
+grand-p&egrave;re, dont tout le monde d&eacute;clara aussit&ocirc;t de
+confiance que c'&eacute;tait
+un homme remarquable, avait montr&eacute; plus d'esprit que son
+petit-gendre.
+Le duc de Ch&acirc;tellerault voulut profiter de cette histoire pour
+raconter
+celle que j'avais entendue au caf&eacute;: &laquo;Tout le monde se
+couchait&raquo;, mais
+d&egrave;s les premiers mots et quand il eut dit la pr&eacute;tention
+de M. de
+Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se lev&acirc;t, la
+duchesse
+l'arr&ecirc;ta et protesta: &laquo;Non, il est bien ridicule, mais tout
+de m&ecirc;me pas
+&agrave; ce point.&raquo; J'&eacute;tais intimement persuad&eacute; que
+toutes les histoires
+relatives &agrave; M. de Luxembourg &eacute;taient pareillement fausses
+et que,
+chaque fois que je me trouverais en pr&eacute;sence d'un des acteurs ou
+des
+t&eacute;moins, j'entendrais le m&ecirc;me d&eacute;menti. Je me
+demandai cependant si celui
+de M<sup>me</sup> de Guermantes &eacute;tait d&ucirc; au souci de la
+v&eacute;rit&eacute; ou &agrave; l'amour-propre.
+En tout cas, ce dernier c&eacute;da devant la malveillance, car elle
+ajouta en
+riant: &laquo;Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a
+invit&eacute;e &agrave;
+go&ucirc;ter, d&eacute;sirant me faire conna&icirc;tre la
+grande-duchesse de Luxembourg;
+c'est ainsi qu'il a le bon go&ucirc;t d'appeler sa femme en
+&eacute;crivant &agrave; sa
+tante. Je lui ai r&eacute;pondu mes regrets et j'ai ajout&eacute;:
+&laquo;Quant &agrave; &laquo;la
+grande-duchesse de Luxembourg&raquo;, entre guillemets, dis-lui que si
+elle
+vient me voir je suis chez moi apr&egrave;s 5 heures tous les
+jeudis.&raquo; J'ai
+m&ecirc;me eu une seconde avanie. &Eacute;tant &agrave; Luxembourg je
+lui ai t&eacute;l&eacute;phon&eacute; de
+venir me parler &agrave; l'appareil. Son Altesse allait
+d&eacute;jeuner, venait de
+d&eacute;jeuner, deux heures se pass&egrave;rent sans r&eacute;sultat
+et j'ai us&eacute; alors d'un
+autre moyen: &laquo;Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me
+parler?&raquo;
+Piqu&eacute; au vif, il accourut &agrave; la minute m&ecirc;me.&raquo;
+Tout le monde rit du r&eacute;cit
+de la duchesse et d'autres analogues, c'est-&agrave;-dire, j'en suis
+convaincu,
+de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin,
+tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai
+jamais rencontr&eacute;. La suite montrera que c'&eacute;tait moi qui
+avais raison. Je
+dois reconna&icirc;tre qu'au milieu de toutes ses
+&laquo;rosseries&raquo;, M<sup>me</sup> de
+Guermantes eut pourtant une phrase gentille. &laquo;Il n'a pas toujours
+&eacute;t&eacute;
+comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'&ecirc;tre, comme
+dans les
+livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'&eacute;tait pas
+b&ecirc;te, et m&ecirc;me,
+dans les premiers temps de ses fian&ccedil;ailles, il en parlait d'une
+fa&ccedil;on
+assez sympathique comme d'un bonheur inesp&eacute;r&eacute;:
+&laquo;C'est un vrai conte de
+f&eacute;es, il faudra que je fasse mon entr&eacute;e au Luxembourg
+dans un carrosse
+de f&eacute;erie&raquo;, disait-il &agrave; son oncle d'Ornessan qui
+lui r&eacute;pondit, car, vous
+savez, c'est pas grand le Luxembourg: &laquo;Un carrosse de
+f&eacute;erie, je crains
+que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plut&ocirc;t la voiture
+aux
+ch&egrave;vres.&raquo; Non seulement cela ne f&acirc;cha pas Nassau,
+mais il fut le premier
+&agrave; nous raconter le mot et &agrave; en rire.&raquo;</p>
+<p>&laquo;Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa
+m&egrave;re est Montjeu. Il
+va bien mal, le pauvre Ornessan.&raquo; Ce nom eut la vertu
+d'interrompre les
+fades m&eacute;chancet&eacute;s qui se seraient d&eacute;roul&eacute;es
+&agrave; l'infini. En effet M. de
+Guermantes expliqua que l'arri&egrave;re-grand'm&egrave;re de M.
+d'Ornessan &eacute;tait la
+s&#339;ur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timol&eacute;on de
+Lorraine, et par
+cons&eacute;quent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna
+aux
+g&eacute;n&eacute;alogies, cependant que l'imb&eacute;cile ambassadrice
+de Turquie me
+soufflait &agrave; l'oreille: &laquo;Vous avez l'air d'&ecirc;tre
+tr&egrave;s bien dans les
+papiers du duc de Guermantes, prenez garde&raquo;, et comme je
+demandais
+l'explication: &laquo;Je veux dire, vous comprendrez &agrave; demi-mot,
+que c'est un
+homme &agrave; qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non
+son
+fils.&raquo; Or, si jamais homme au contraire aima passionn&eacute;ment
+et
+exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais
+l'erreur, la contre-v&eacute;rit&eacute; na&iuml;vement crue
+&eacute;taient pour l'ambassadrice
+comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir.
+&laquo;Son fr&egrave;re
+M&eacute;m&eacute;, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne
+la saluait pas),
+fonci&egrave;rement antipathique, a un vrai chagrin des m&#339;urs du duc.
+De m&ecirc;me
+leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voil&agrave; une sainte femme,
+le vrai
+type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu
+m&ecirc;me, mais la r&eacute;serve. Elle dit encore:
+&laquo;Monsieur&raquo; &agrave; l'ambassadeur
+Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenth&egrave;ses, a
+laiss&eacute;
+un excellent souvenir en Turquie.&raquo;</p>
+<p>Je ne r&eacute;pondis m&ecirc;me pas &agrave; l'ambassadrice afin
+d'entendre les
+g&eacute;n&eacute;alogies. Elles n'&eacute;taient pas toutes
+importantes. Il arriva m&ecirc;me, au
+cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que
+m'apprit
+M. de Guermantes, &eacute;tait une m&eacute;salliance, mais non sans
+charme, car,
+unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc
+de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle
+donnait ainsi aux deux duchesses le piquant impr&eacute;vu d'une
+gr&acirc;ce
+exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous
+Louis
+XIV, un Norpois avait &eacute;pous&eacute; la fille du duc de
+Mortemart, dont le titre
+illustre frappait, dans le lointain de cette &eacute;poque, le nom que
+je
+trouvais terne et pouvais croire r&eacute;cent de Norpois, y ciselait
+profond&eacute;ment la beaut&eacute; d'une m&eacute;daille. Et dans ces
+cas-l&agrave; d'ailleurs, ce
+n'&eacute;tait pas seulement le nom moins connu qui
+b&eacute;n&eacute;ficiait du
+rapprochement: l'autre, devenu banal &agrave; force d'&eacute;clat, me
+frappait
+davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les
+portraits d'un &eacute;blouissant coloriste, le plus saisissant est
+parfois un
+portrait tout en noir. La mobilit&eacute; nouvelle dont me semblaient
+dou&eacute;s
+tous ces noms, venant se placer &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'autres
+dont je les aurais crus
+si loin, ne tenait pas seulement &agrave; mon ignorance; ces
+chass&eacute;s-crois&eacute;s
+qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas
+effectu&eacute;s moins
+ais&eacute;ment dans ces &eacute;poques o&ugrave; un titre,
+&eacute;tant toujours attach&eacute; &agrave; une
+terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par
+exemple, dans la belle construction f&eacute;odale qu'est le titre de
+duc de
+Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais d&eacute;couvrir
+successivement,
+blottis comme dans la demeure hospitali&egrave;re d'un
+Bernard-l'ermite, un
+Guise, un prince de Savoie, un Orl&eacute;ans, un Luynes. Parfois
+plusieurs
+restaient en comp&eacute;tition pour une m&ecirc;me coquille; pour la
+principaut&eacute;
+d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour
+le
+duch&eacute; de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de
+Belgique;
+tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de
+duc de Reggio. Quelquefois c'&eacute;tait le contraire, la coquille
+&eacute;tait
+depuis si longtemps inhabit&eacute;e par les propri&eacute;taires morts
+depuis
+longtemps, que je ne m'&eacute;tais jamais avis&eacute; que tel nom de
+ch&acirc;teau e&ucirc;t pu
+&ecirc;tre, &agrave; une &eacute;poque en somme tr&egrave;s peu
+recul&eacute;e, un nom de famille. Aussi,
+comme M. de Guermantes r&eacute;pondait &agrave; une question de M. de
+Beauserfeuil:
+&laquo;Non, ma cousine &eacute;tait une royaliste enrag&eacute;e,
+c'&eacute;tait la fille du
+marquis de F&eacute;terne, qui joua un certain r&ocirc;le dans la
+guerre des
+Chouans&raquo;, &agrave; voir ce nom de F&eacute;terne, qui depuis mon
+s&eacute;jour &agrave; Balbec &eacute;tait
+pour moi un nom de ch&acirc;teau, devenir ce que je n'avais jamais
+song&eacute; qu'il
+e&ucirc;t pu &ecirc;tre, un nom de famille, j'eus le m&ecirc;me
+&eacute;tonnement que dans une
+f&eacute;erie o&ugrave; des tourelles et un perron s'animent et
+deviennent des
+personnes. Dans cette acception-l&agrave;, on peut dire que l'histoire,
+m&ecirc;me
+simplement g&eacute;n&eacute;alogique, rend la vie aux vieilles
+pierres. Il y eut dans
+la soci&eacute;t&eacute; parisienne des hommes qui y jou&egrave;rent un
+r&ocirc;le aussi
+consid&eacute;rable, qui y furent plus recherch&eacute;s par leur
+&eacute;l&eacute;gance ou par leur
+esprit, et eux-m&ecirc;mes d'une aussi haute naissance que le duc de
+Guermantes ou le duc de La Tr&eacute;moille. Ils sont aujourd'hui
+tomb&eacute;s dans
+l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom,
+qu'on n'entend plus jamais, r&eacute;sonne comme un nom inconnu; tout
+au plus
+un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas &agrave;
+d&eacute;couvrir le nom
+d'hommes, survit-il en quelque ch&acirc;teau, quelque village lointain.
+Un
+jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne,
+s'arr&ecirc;tera dans
+le petit village de Charlus pour visiter son &eacute;glise, s'il n'est
+pas
+assez studieux ou se trouve trop press&eacute; pour en examiner les
+pierres
+tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui
+allait
+de pair avec les plus grands. Cette r&eacute;flexion me rappela qu'il
+fallait
+partir et que, tandis que j'&eacute;coutais M. de Guermantes parler
+g&eacute;n&eacute;alogies, l'heure approchait o&ugrave; j'avais
+rendez-vous avec son fr&egrave;re.
+Qui sait, continuais-je &agrave; penser, si un jour Guermantes
+lui-m&ecirc;me
+para&icirc;tra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux
+arch&eacute;ologues arr&ecirc;t&eacute;s
+par hasard &agrave; Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le
+Mauvais
+auront la patience d'&eacute;couter les discours du successeur de
+Th&eacute;odore ou
+de lire le guide du cur&eacute;. Mais tant qu'un grand nom n'est pas
+&eacute;teint, il
+maintient en pleine lumi&egrave;re ceux qui le port&egrave;rent; et
+c'est sans doute,
+pour une part, l'int&eacute;r&ecirc;t qu'offrait &agrave; mes yeux
+l'illustration de ces
+familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant
+degr&eacute; par degr&eacute; jusque bien au del&agrave; du XIV<sup>e</sup>
+si&egrave;cle, retrouver des
+M&eacute;moires et des correspondances de tous les ascendants de M. de
+Charlus,
+du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un pass&eacute;
+o&ugrave; une
+nuit imp&eacute;n&eacute;trable couvrirait les origines d'une famille
+bourgeoise, et
+o&ugrave; nous distinguons, sous la projection lumineuse et
+r&eacute;trospective d'un
+nom, l'origine et la persistance de certaines caract&eacute;ristiques
+nerveuses, de certains vices, des d&eacute;sordres de tels ou tels
+Guermantes.
+Presque pathologiquement pareils &agrave; ceux d'aujourd'hui, ils
+excitent de
+si&egrave;cle en si&egrave;cle l'int&eacute;r&ecirc;t alarm&eacute; de
+leurs correspondants, qu'ils soient
+ant&eacute;rieurs &agrave; la princesse Palatine et &agrave; M<sup>me</sup>
+de Motteville, ou
+post&eacute;rieurs au prince de Ligne.</p>
+<p>D'ailleurs, ma curiosit&eacute; historique &eacute;tait faible en
+comparaison du
+plaisir esth&eacute;tique. Les noms cit&eacute;s avaient pour effet de
+d&eacute;sincarner les
+invit&eacute;s de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le
+prince
+d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence
+ou d'intelligence communes avait chang&eacute; en hommes quelconques,
+si bien
+qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme
+au
+seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchant&eacute;
+des
+noms. Le prince d'Agrigente lui-m&ecirc;me, d&egrave;s que j'eus
+entendu que sa m&egrave;re
+&eacute;tait Damas, petite-fille du duc de Mod&egrave;ne, fut
+d&eacute;livr&eacute;, comme d'un
+compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui
+emp&ecirc;chaient
+de le reconna&icirc;tre, et alla former avec Damas et Mod&egrave;ne,
+qui eux
+n'&eacute;taient que des titres, une combinaison infiniment plus
+s&eacute;duisante.
+Chaque nom d&eacute;plac&eacute; par l'attirance d'un autre avec lequel
+je ne lui
+avais soup&ccedil;onn&eacute; aucune affinit&eacute;, quittait la place
+immuable qu'il
+occupait dans mon cerveau, o&ugrave; l'habitude l'avait terni, et,
+allant
+rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec
+eux
+des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom
+m&ecirc;me de Guermantes recevait de tous les beaux noms &eacute;teints
+et d'autant
+plus ardemment rallum&eacute;s, auxquels j'apprenais seulement qu'il
+&eacute;tait
+attach&eacute;, une d&eacute;termination nouvelle, purement
+po&eacute;tique. Tout au plus, &agrave;
+l'extr&eacute;mit&eacute; de chaque renflement de la tige
+alti&egrave;re, pouvais-je la voir
+s'&eacute;panouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre
+princesse, comme
+le p&egrave;re d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces
+faces,
+diff&eacute;rentes en cela de celles des convives, n'&eacute;taient
+emp&acirc;t&eacute;es pour moi
+d'aucun r&eacute;sidu d'exp&eacute;rience mat&eacute;rielle et de
+m&eacute;diocrit&eacute; mondaine, elles
+restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets,
+homog&egrave;nes &agrave;
+ces noms, qui, &agrave; intervalles r&eacute;guliers, chacun d'une
+couleur diff&eacute;rente,
+se d&eacute;tachaient de l'arbre g&eacute;n&eacute;alogique de
+Guermantes, et ne troublaient
+d'aucune mati&egrave;re &eacute;trang&egrave;re et opaque les bourgeons
+translucides,
+alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de
+Jess&eacute;
+les anc&ecirc;tres de J&eacute;sus, fleurissaient de l'un et l'autre
+c&ocirc;t&eacute; de l'arbre
+de verre.</p>
+<p>A plusieurs reprises d&eacute;j&agrave; j'avais voulu me retirer et,
+plus que pour
+toute autre raison, &agrave; cause de l'insignifiance que ma
+pr&eacute;sence imposait
+&agrave; cette r&eacute;union, l'une pourtant de celles que j'avais
+longtemps
+imagin&eacute;es si belles, et qui sans doute l'e&ucirc;t
+&eacute;t&eacute; si elle n'avait pas eu
+de t&eacute;moin g&ecirc;nant. Du moins mon d&eacute;part allait
+permettre aux invit&eacute;s, une
+fois que le profane ne serait plus l&agrave;, de se constituer enfin en
+comit&eacute;
+secret. Ils allaient pouvoir c&eacute;l&eacute;brer les myst&egrave;res
+pour la c&eacute;l&eacute;bration
+desquels ils s'&eacute;taient r&eacute;unis, car ce n'&eacute;tait pas
+&eacute;videmment pour
+parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la m&ecirc;me
+fa&ccedil;on
+que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans
+doute parce que j'&eacute;tais l&agrave;, et j'avais des remords, en
+voyant toutes ces
+jolies femmes s&eacute;par&eacute;es, de les emp&ecirc;cher, par ma
+pr&eacute;sence, de mener, dans
+le plus pr&eacute;cieux de ses salons, la vie myst&eacute;rieuse du
+faubourg
+Saint-Germain. Mais ce d&eacute;part que je voulais &agrave; tout
+instant effectuer,
+M. et M<sup>me</sup> de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice
+jusqu'&agrave; le
+reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames
+qui &eacute;taient venues, empress&eacute;es, ravies, par&eacute;es,
+constell&eacute;es de
+pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'&agrave; une f&ecirc;te
+qui ne
+diff&eacute;rait pas plus essentiellement de celles qui se donnent
+ailleurs que
+dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent &agrave; Balbec dans
+une ville
+qui diff&egrave;re de ce que nos yeux ont coutume de voir&#8212;plusieurs de
+ces
+dames se retir&egrave;rent, non pas d&eacute;&ccedil;ues, comme elles
+auraient d&ucirc; l'&ecirc;tre,
+mais remerciant avec effusion M<sup>me</sup> de Guermantes de la
+d&eacute;licieuse soir&eacute;e
+qu'elles avaient pass&eacute;e, comme si, les autres jours, ceux
+o&ugrave; je n'&eacute;tais
+pas l&agrave;, il ne se passait pas autre chose.</p>
+<p>&Eacute;tait-ce vraiment &agrave; cause de d&icirc;ners tels que
+celui-ci que toutes ces
+personnes faisaient toilette et refusaient de laisser
+p&eacute;n&eacute;trer des
+bourgeoises dans leurs salons si ferm&eacute;s, pour des d&icirc;ners
+tels que
+celui-ci? pareils si j'avais &eacute;t&eacute; absent? J'en eus un
+instant le soup&ccedil;on,
+mais il &eacute;tait trop absurde. Le simple bon sens me permettait de
+l'&eacute;carter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il
+rest&eacute; du nom
+de Guermantes, d&eacute;j&agrave; si d&eacute;grad&eacute; depuis
+Combray?</p>
+<p>Au reste ces filles fleurs &eacute;taient, &agrave; un degr&eacute;
+&eacute;trange, faciles &agrave; &ecirc;tre
+content&eacute;es par une autre personne, ou d&eacute;sireuses de la
+contenter, car
+plus d'une, &agrave; laquelle je n'avais tenu pendant toute la
+soir&eacute;e que deux
+ou trois propos dont la stupidit&eacute; m'avait fait rougir, tint,
+avant de
+quitter le salon, &agrave; venir me dire, en fixant sur moi ses beaux
+yeux
+caressants, tout en redressant la guirlande d'orchid&eacute;es qui
+contournait
+sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu &agrave; me
+conna&icirc;tre, et me
+parler&#8212;allusion voil&eacute;e &agrave; une invitation &agrave;
+d&icirc;ner&#8212;de son d&eacute;sir
+&laquo;d'arranger quelque chose&raquo;, apr&egrave;s qu'elle aurait
+&laquo;pris jour&raquo; avec M<sup>me</sup> de
+Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de
+Parme. La pr&eacute;sence de celle-ci&#8212;on ne doit pas s'en aller avant
+une
+Altesse&#8212;&eacute;tait une des deux raisons, non devin&eacute;es par moi,
+pour
+lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance &agrave; ce que je
+restasse.
+D&egrave;s que M<sup>me</sup> de Parme fut lev&eacute;e, ce fut comme
+une d&eacute;livrance. Toutes les
+dames ayant fait une g&eacute;nuflexion devant la princesse, qui les
+releva,
+re&ccedil;urent d'elle dans un baiser, et comme une
+b&eacute;n&eacute;diction qu'elles
+eussent demand&eacute;e &agrave; genou, la permission de demander son
+manteau et ses
+gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une r&eacute;citation
+cri&eacute;e
+de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait
+d&eacute;fendu &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes de descendre
+l'accompagner jusqu'au
+vestibule de peur qu'elle ne pr&icirc;t froid, et le duc avait
+ajout&eacute;:
+&laquo;Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que
+vous a
+dit le docteur.&raquo;</p>
+<p>&laquo;Je crois que la princesse de Parme a &eacute;t&eacute; <i>tr&egrave;s
+contente</i> de d&icirc;ner avec
+vous.&raquo; Je connaissais la formule. Le duc avait travers&eacute;
+tout le salon
+pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et
+p&eacute;n&eacute;tr&eacute;, comme
+s'il me remettait un dipl&ocirc;me ou m'offrait des petits fours. Et je
+sentis
+au plaisir qu'il paraissait &eacute;prouver &agrave; ce
+moment-l&agrave;, et qui donnait une
+expression momentan&eacute;ment si douce &agrave; son visage, que le
+genre de soins
+que cela repr&eacute;sentait pour lui &eacute;tait de ceux dont il
+s'acquitterait
+jusqu'&agrave; la fin extr&ecirc;me de sa vie, comme de ces fonctions
+honorifiques et
+ais&eacute;es que, m&ecirc;me g&acirc;teux, on conserve encore.</p>
+<p>Au moment o&ugrave; j'allais partir, la dame d'honneur de la
+princesse rentra
+dans le salon, ayant oubli&eacute; d'emporter de merveilleux &#339;illets,
+venus de
+Guermantes, que la duchesse avait donn&eacute;s &agrave; M<sup>me</sup>
+de Parme. La dame
+d'honneur &eacute;tait assez rouge, on sentait qu'elle avait
+&eacute;t&eacute; bouscul&eacute;e, car
+la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son
+impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci
+courait-elle vite en emportant les &#339;illets, mais, pour garder son air
+&agrave;
+l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: &laquo;La princesse
+trouve
+que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir
+les &#339;illets tout de m&ecirc;me. Dame! je ne suis pas un petit oiseau,
+je ne
+peux pas &ecirc;tre &agrave; plusieurs endroits &agrave; la fois.&raquo;</p>
+<p>H&eacute;las! la raison de ne pas se lever avant une Altesse
+n'&eacute;tait pas la
+seule. Je ne pus pas partir imm&eacute;diatement, car il y en avait une
+autre:
+c'&eacute;tait que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les
+Guermantes, opulents ou &agrave; demi ruin&eacute;s, excellaient
+&agrave; faire jouir leurs
+amis, n'&eacute;tait pas qu'un luxe mat&eacute;riel et comme je l'avais
+exp&eacute;riment&eacute;
+souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles
+charmantes, d'actions gentilles, toute une &eacute;l&eacute;gance
+verbale, aliment&eacute;e
+par une v&eacute;ritable richesse int&eacute;rieure. Mais comme
+celle-ci, dans
+l'oisivet&eacute; mondaine, reste sans emploi, elle s'&eacute;panchait
+parfois,
+cherchait un d&eacute;rivatif en une sorte d'effusion fugitive,
+d'autant plus
+anxieuse, et qui aurait pu, de la part de M<sup>me</sup> de Guermantes,
+faire
+croire &agrave; de l'affection. Elle l'&eacute;prouvait d'ailleurs au
+moment o&ugrave; elle
+la laissait d&eacute;border, car elle trouvait alors, dans la
+soci&eacute;t&eacute; de l'ami
+ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement
+sensuelle, analogue &agrave; celle que la musique donne &agrave;
+certaines personnes;
+il lui arrivait de d&eacute;tacher une fleur de son corsage, un
+m&eacute;daillon et de
+les donner &agrave; quelqu'un avec qui elle e&ucirc;t souhait&eacute;
+de faire durer la
+soir&eacute;e, tout en sentant avec m&eacute;lancolie qu'un tel
+prolongement n'aurait
+pu mener &agrave; autre chose qu'&agrave; de vaines causeries o&ugrave;
+rien n'aurait pass&eacute;
+du plaisir nerveux de l'&eacute;motion passag&egrave;re, semblables aux
+premi&egrave;res
+chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude
+et
+de tristesse. Quant &agrave; l'ami, il ne fallait pas qu'il f&ucirc;t
+trop dupe des
+promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il e&ucirc;t jamais entendue,
+prof&eacute;r&eacute;es
+par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la
+douceur d'un moment, font de lui, avec une d&eacute;licatesse, une
+noblesse
+ignor&eacute;es des cr&eacute;atures normales, un chef-d'&#339;uvre
+attendrissant de gr&acirc;ce
+et de bont&eacute;, et n'ont plus rien &agrave; donner
+d'elles-m&ecirc;mes apr&egrave;s qu'un autre
+moment est venu. Leur affection ne survit pas &agrave; l'exaltation qui
+la
+dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amen&eacute;es alors
+&agrave; deviner
+toutes les choses que vous d&eacute;siriez entendre et &agrave; vous
+les dire, leur
+permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos
+ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles
+seront en train de go&ucirc;ter un de ces &laquo;moments
+musicaux&raquo; qui sont si
+brefs.</p>
+<p>Dans le vestibule o&ugrave; je demandai &agrave; un valet de pied
+mes snow-boots, que
+j'avais pris par pr&eacute;caution contre la neige, dont il
+&eacute;tait tomb&eacute;
+quelques flocons vite chang&eacute;s en boue, ne me rendant pas compte
+que
+c'&eacute;tait peu &eacute;l&eacute;gant, j'&eacute;prouvai, du sourire
+d&eacute;daigneux de tous, une
+honte qui atteignit son plus haut degr&eacute; quand je vis que M<sup>me</sup>
+de Parme
+n'&eacute;tait pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs
+am&eacute;ricains. La
+princesse revint vers moi. &laquo;Oh! quelle bonne id&eacute;e,
+s'&eacute;cria-t-elle,
+comme c'est pratique! voil&agrave; un homme intelligent. Madame, il
+faudra que
+nous achetions cela&raquo;, dit-elle &agrave; sa dame d'honneur, tandis
+que l'ironie
+des valets se changeait en respect et que les invit&eacute;s
+s'empressaient
+autour de moi pour s'enqu&eacute;rir o&ugrave; j'avais pu trouver ces
+merveilles.
+&laquo;Gr&acirc;ce &agrave; cela, vous n'aurez rien &agrave; craindre,
+m&ecirc;me s'il reneige et si
+vous allez loin; il n'y a plus de saison&raquo;, me dit la princesse.</p>
+<p>&#8212;Oh! &agrave; ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se
+rassurer,
+interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.</p>
+<p>&#8212;Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse
+de
+Parme, que seule r&eacute;ussissait &agrave; agacer la b&ecirc;tise de
+sa dame d'honneur.</p>
+<p>&#8212;Je peux l'affirmer &agrave; Votre Altesse Royale, il ne peut pas
+reneiger,
+c'est mat&eacute;riellement impossible.</p>
+<p>&#8212;Mais pourquoi?</p>
+<p>&#8212;Il ne peut plus neiger, on a fait le n&eacute;cessaire pour cela:
+on a jet&eacute;
+du sel! La na&iuml;ve dame ne s'aper&ccedil;ut pas de la col&egrave;re
+de la princesse et
+de la gaiet&eacute; des autres personnes, car, au lieu de se taire,
+elle me dit
+avec un sourire am&egrave;ne, sans tenir compte de mes
+d&eacute;n&eacute;gations au sujet de
+l'amiral Jurien de la Gravi&egrave;re: &laquo;D'ailleurs qu'importe?
+Monsieur doit
+avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir.&raquo;</p>
+<p>Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en
+prenant mon pardessus: &laquo;Je vais vous aider &agrave; entrer votre
+pelure.&raquo; Il ne
+souriait m&ecirc;me plus en employant cette expression, car celles qui
+sont le
+plus vulgaires &eacute;taient, par cela m&ecirc;me, &agrave; cause de
+l'affectation de
+simplicit&eacute; des Guermantes, devenues aristocratiques.</p>
+<p>Une exaltation n'aboutissant qu'&agrave; la m&eacute;lancolie, parce
+qu'elle &eacute;tait
+artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans
+la voiture qui allait me conduire &agrave; l'h&ocirc;tel de M. de
+Charlus. Nous
+pouvons &agrave; notre choix nous livrer &agrave; l'une ou l'autre de
+deux forces,
+l'une s'&eacute;l&egrave;ve de nous-m&ecirc;me, &eacute;mane de nos
+impressions profondes; l'autre
+nous vient du dehors. La premi&egrave;re porte naturellement avec elle
+une
+joie, celle que d&eacute;gage la vie des cr&eacute;ateurs. L'autre
+courant, celui qui
+essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agit&eacute;es des
+personnes ext&eacute;rieures, n'est pas accompagn&eacute; de plaisir;
+mais nous
+pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si
+factice
+qu'elle tourne vite &agrave; l'ennui, &agrave; la tristesse,
+d'o&ugrave; le visage morne de
+tant de mondains, et chez eux tant d'&eacute;tats nerveux qui peuvent
+aller
+jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus,
+j'&eacute;tais en proie &agrave; cette seconde sorte d'exaltation, bien
+diff&eacute;rente de
+celle qui nous est donn&eacute;e par une impression personnelle, comme
+celle
+que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois &agrave; Combray, dans
+la
+carriole du Dr Percepied, d'o&ugrave; j'avais vu se peindre sur le
+couchant les
+clochers de Martainville; un jour, &agrave; Balbec, dans la
+cal&egrave;che de M<sup>me</sup> de
+Villeparisis, en cherchant &agrave; d&eacute;m&ecirc;ler la
+r&eacute;miniscence que m'offrait une
+all&eacute;e d'arbres. Mais dans cette troisi&egrave;me voiture, ce que
+j'avais devant
+les yeux de l'esprit, c'&eacute;taient ces conversations qui m'avaient
+paru si
+ennuyeuses au d&icirc;ner de M<sup>me</sup> de Guermantes, par exemple
+les r&eacute;cits du
+prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le g&eacute;n&eacute;ral
+Botha et l'arm&eacute;e
+anglaise. Je venais de les glisser dans le st&eacute;r&eacute;oscope
+int&eacute;rieur &agrave;
+travers lequel, d&egrave;s que nous ne sommes plus nous-m&ecirc;me,
+d&egrave;s que, dou&eacute;s
+d'une &acirc;me mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que
+des
+autres, nous donnons du relief &agrave; ce qu'ils ont dit, &agrave; ce
+qu'ils ont
+fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le
+gar&ccedil;on
+de caf&eacute; qui l'a servi, je m'&eacute;merveillais de mon bonheur,
+non ressenti
+par moi, il est vrai, au moment m&ecirc;me, d'avoir d&icirc;n&eacute;
+avec quelqu'un qui
+connaissait si bien Guillaume II et avait racont&eacute; sur lui des
+anecdotes,
+ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand
+du
+prince, l'histoire du g&eacute;n&eacute;ral Botha, je riais tout haut,
+comme si ce
+rire, pareil &agrave; certains applaudissements qui augmentent
+l'admiration
+int&eacute;rieure, &eacute;tait n&eacute;cessaire &agrave; ce
+r&eacute;cit pour en corroborer le comique.
+Derri&egrave;re les verres grossissants, m&ecirc;me ceux des jugements
+de M<sup>me</sup> de
+Guermantes qui m'avaient paru b&ecirc;tes (par exemple, sur Frans Hals
+qu'il
+aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur
+extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite
+elle
+n'&eacute;tait pas absolument insens&eacute;e. De m&ecirc;me que nous
+pouvons un beau jour
+&ecirc;tre heureux de conna&icirc;tre la personne que nous
+d&eacute;daignions le plus,
+parce qu'elle se trouve &ecirc;tre li&eacute;e avec une jeune fille que
+nous aimons,
+&agrave; qui elle peut nous pr&eacute;senter, et nous offre ainsi de
+l'utilit&eacute; et de
+l'agr&eacute;ment, choses dont nous l'aurions crue &agrave; jamais
+d&eacute;nu&eacute;e, il n'y a
+pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse &ecirc;tre
+certain
+qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes sur les tableaux qui seraient int&eacute;ressants &agrave;
+voir, m&ecirc;me d'un
+tramway, &eacute;tait faux, mais contenait une part de
+v&eacute;rit&eacute; qui me fut
+pr&eacute;cieuse dans la suite.</p>
+<p>De m&ecirc;me les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cit&eacute;s
+&eacute;taient, il faut
+l'avouer, d'une &eacute;poque ant&eacute;rieure &agrave; celle
+o&ugrave; il est devenu plus qu'un
+homme nouveau, o&ugrave; il a fait appara&icirc;tre dans
+l'&eacute;volution une esp&egrave;ce
+litt&eacute;raire encore inconnue, dou&eacute;e d'organes plus
+complexes. Dans ces
+premiers po&egrave;mes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se
+contenter,
+comme la nature, de donner &agrave; penser. Des
+&laquo;pens&eacute;es&raquo;, il en exprimait
+alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens o&ugrave; le
+duc
+prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les
+invit&eacute;s
+de ses grandes f&ecirc;tes, &agrave; Guermantes, fissent, sur l'album
+du ch&acirc;teau,
+suivre leur signature d'une r&eacute;flexion
+philosophico-po&eacute;tique, il
+avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: &laquo;Votre nom,
+mon cher,
+mais pas de pens&eacute;e!&raquo; Or, c'&eacute;taient ces
+&laquo;pens&eacute;es&raquo; de Victor Hugo (presque
+aussi absentes de <i>la L&eacute;gende des Si&egrave;cles</i> que les
+&laquo;airs&raquo;, les
+&laquo;m&eacute;lodies&raquo; dans la deuxi&egrave;me mani&egrave;re
+wagn&eacute;rienne) que M<sup>me</sup> de Guermantes
+aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument &agrave; tort. Elles
+&eacute;taient
+touchantes, et d&eacute;j&agrave; autour d'elles, sans que la forme
+e&ucirc;t encore la
+profondeur o&ugrave; elle ne devait parvenir que plus tard, le
+d&eacute;ferlement des
+mots nombreux et des rimes richement articul&eacute;es les rendait
+inassimilables &agrave; ces vers qu'on peut d&eacute;couvrir dans un
+Corneille, par
+exemple, et o&ugrave; un romantisme intermittent, contenu, et qui nous
+&eacute;meut
+d'autant plus, n'a point pourtant p&eacute;n&eacute;tr&eacute;
+jusqu'aux sources physiques de
+la vie, modifi&eacute; l'organisme inconscient et
+g&eacute;n&eacute;ralisable o&ugrave; s'abrite
+l'id&eacute;e. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
+derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'&eacute;tait
+seulement d'une
+part infime que s'ornait la conversation de M<sup>me</sup> de
+Guermantes. Mais
+justement, en citant ainsi un vers isol&eacute; on d&eacute;cuple sa
+puissance
+attractive. Ceux qui &eacute;taient entr&eacute;s ou rentr&eacute;s
+dans ma m&eacute;moire, au cours
+de ce d&icirc;ner, aimantaient &agrave; leur tour, appelaient &agrave;
+eux avec une telle
+force les pi&egrave;ces au milieu desquelles ils avaient l'habitude
+d'&ecirc;tre
+enclav&eacute;s, que mes mains &eacute;lectris&eacute;es ne purent pas
+r&eacute;sister plus de
+quarante-huit heures &agrave; la force qui les conduisait vers le
+volume o&ugrave;
+&eacute;taient reli&eacute;s les <i>Orientales</i> et les <i>Chants
+du Cr&eacute;puscule</i>. Je maudis
+le valet de pied de Fran&ccedil;oise d'avoir fait don &agrave; son pays
+natal de mon
+exemplaire des <i>Feuilles d'Automne</i>, et je l'envoyai sans perdre
+un
+instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout &agrave;
+l'autre,
+et ne retrouvai la paix que quand j'aper&ccedil;us tout d'un coup,
+m'attendant
+dans la lumi&egrave;re o&ugrave; elle les avait baign&eacute;s, les
+vers que m'avait cit&eacute;s
+M<sup>me</sup> de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries
+avec la
+duchesse ressemblaient &agrave; ces connaissances qu'on puise dans une
+biblioth&egrave;que de ch&acirc;teau, surann&eacute;e,
+incompl&egrave;te, incapable de former une
+intelligence, d&eacute;pourvue de presque tout ce que nous aimons, mais
+nous
+offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
+belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
+dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance
+&agrave; une
+magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir
+trouv&eacute; la
+pr&eacute;face de Balzac &agrave; <i>la Chartreuse</i> ou des lettres
+in&eacute;dites de Joubert,
+tent&eacute;s de nous exag&eacute;rer le prix de la vie que nous y
+avons men&eacute;e et dont
+nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolit&eacute;
+st&eacute;rile.</p>
+<p>A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment
+r&eacute;pondre &agrave;
+ce qu'attendait mon imagination, et devait par cons&eacute;quent me
+frapper
+d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plut&ocirc;t
+que
+par ce qu'il en avait de diff&eacute;rent, pourtant il se
+r&eacute;v&eacute;la &agrave; moi peu &agrave;
+peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
+gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation
+s'orne
+de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles
+&eacute;taient
+habit&eacute;es autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de
+l'argent
+ignore profond&eacute;ment. A supposer que l'aristocrate le plus
+mod&eacute;r&eacute; par ses
+aspirations ait fini par rattraper l'&eacute;poque o&ugrave; il vit, sa
+m&egrave;re, ses
+oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle
+son
+enfance, avec ce que pouvait &ecirc;tre une vie presque inconnue
+aujourd'hui.
+Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, M<sup>me</sup> de
+Guermantes
+n'e&ucirc;t pas fait remarquer, mais e&ucirc;t saisi
+imm&eacute;diatement tous les
+manquements faits aux usages. Elle &eacute;tait choqu&eacute;e de voir
+&agrave; un
+enterrement des femmes m&ecirc;l&eacute;es aux hommes alors qu'il y a
+une c&eacute;r&eacute;monie
+particuli&egrave;re qui doit &ecirc;tre c&eacute;l&eacute;br&eacute;e
+pour les femmes. Quant au po&ecirc;le dont
+Bloch e&ucirc;t cru sans doute que l'usage &eacute;tait
+r&eacute;serv&eacute; aux enterrements, &agrave;
+cause des cordons du po&ecirc;le dont on parle dans les comptes rendus
+d'obs&egrave;ques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps
+o&ugrave;, encore
+enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis
+que
+Saint-Loup avait vendu son pr&eacute;cieux &laquo;Arbre
+g&eacute;n&eacute;alogique&raquo;, d'anciens
+portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
+Carri&egrave;re et des meubles modern style, M. et M<sup>me</sup> de
+Guermantes, &eacute;mus par
+un sentiment o&ugrave; l'amour ardent de l'art jouait peut-&ecirc;tre
+un moindre r&ocirc;le
+et qui les laissait eux-m&ecirc;mes plus m&eacute;diocres, avaient
+gard&eacute; leurs
+merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
+s&eacute;duisant pour un artiste. Un litt&eacute;rateur e&ucirc;t de
+m&ecirc;me &eacute;t&eacute; enchant&eacute; de
+leur conversation, qui e&ucirc;t &eacute;t&eacute; pour lui&#8212;car
+l'affam&eacute; n'a pas besoin
+d'un autre affam&eacute;&#8212;un dictionnaire vivant de toutes ces
+expressions qui
+chaque jour s'oublient davantage: des cravates &agrave; la
+Saint-Joseph, des
+enfants vou&eacute;s au bleu, etc., et qu'on ne trouve plus que chez
+ceux qui
+se font les aimables et b&eacute;n&eacute;voles conservateurs du
+pass&eacute;. Le plaisir que
+ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres &eacute;crivains,
+un
+&eacute;crivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de
+croire que
+les choses du pass&eacute; ont un charme par elles-m&ecirc;mes, de les
+transporter
+telles quelles dans son &#339;uvre, mort-n&eacute;e dans ce cas,
+d&eacute;gageant un ennui
+dont il se console en se disant: &laquo;C'est joli parce que c'est
+vrai, cela
+se dit ainsi.&raquo; Ces conversations aristocratiques avaient du
+reste, chez
+M<sup>me</sup> de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent
+fran&ccedil;ais. A
+cause de cela elles rendaient l&eacute;gitime, de la part de la
+duchesse, son
+hilarit&eacute; devant les mots &laquo;vatique&raquo;,
+&laquo;cosmique&raquo;, &laquo;pythique&raquo;,
+&laquo;sur&eacute;minent&raquo;, qu'employait Saint-Loup,&#8212;de m&ecirc;me
+que devant ses meubles
+de chez Bing.</p>
+<p>Malgr&eacute; tout, bien diff&eacute;rentes en cela de ce que
+j'avais pu ressentir
+devant des aub&eacute;pines ou en go&ucirc;tant &agrave; une madeleine,
+les histoires que
+j'avais entendues chez M<sup>me</sup> de Guermantes m'&eacute;taient
+&eacute;trang&egrave;res. Entr&eacute;es
+un instant en moi, qui n'en &eacute;tais que physiquement
+poss&eacute;d&eacute;, on aurait
+dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles &eacute;taient
+impatientes d'en sortir... Je m'agitais dans la voiture, comme une
+pythonisse. J'attendais un nouveau d&icirc;ner o&ugrave; je pusse
+devenir moi m&ecirc;me
+une sorte de prince X..., de M<sup>me</sup> de Guermantes, et les
+raconter. En
+attendant, elles faisaient tr&eacute;pider mes l&egrave;vres qui les
+balbutiaient et
+j'essayais en vain de ramener &agrave; moi mon esprit vertigineusement
+emport&eacute;
+par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fi&eacute;vreuse
+impatience de
+ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture,
+o&ugrave;
+d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
+que je sonnai &agrave; la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs
+monologues
+avec moi-m&ecirc;me, o&ugrave; je me r&eacute;p&eacute;tais tout ce que
+j'allais lui narrer et ne
+pensais plus gu&egrave;re &agrave; ce qu'il pouvait avoir &agrave; me
+dire, que je passai
+tout le temps que je restai dans un salon o&ugrave; un valet de pied me
+fit
+entrer, et que j'&eacute;tais d'ailleurs trop agit&eacute; pour
+regarder. J'avais un
+tel besoin que M. de Charlus &eacute;cout&acirc;t les r&eacute;cits que
+je br&ucirc;lais de lui
+faire, que je fus cruellement d&eacute;&ccedil;u en pensant que le
+ma&icirc;tre de la maison
+dormait peut-&ecirc;tre et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
+ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
+vingt-cinq minutes que j'&eacute;tais, qu'on m'avait peut-&ecirc;tre
+oubli&eacute;, dans ce
+salon, dont, malgr&eacute; cette longue attente, j'aurais tout au plus
+pu dire
+qu'il &eacute;tait immense, verd&acirc;tre, avec quelques portraits. Le
+besoin de
+parler n'emp&ecirc;che pas seulement d'&eacute;couter, mais de voir, et
+dans ce cas
+l'absence de toute description du milieu ext&eacute;rieur est
+d&eacute;j&agrave; une
+description d'un &eacute;tat interne. J'allais sortir du salon pour
+t&acirc;cher
+d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
+chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment
+m&ecirc;me
+o&ugrave; je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
+mosa&iuml;qu&eacute;, un valet de chambre entra, l'air
+pr&eacute;occup&eacute;: &laquo;Monsieur le baron
+a eu des rendez-vous jusqu'&agrave; maintenant, me dit-il. Il y a
+encore
+plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
+pour qu'il re&ccedil;oive monsieur, j'ai d&eacute;j&agrave; fait
+t&eacute;l&eacute;phoner deux fois au
+secr&eacute;taire.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Non, ne vous d&eacute;rangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur
+le baron,
+mais il est d&eacute;j&agrave; bien tard, et, du moment qu'il est
+occup&eacute; ce soir, je
+reviendrai un autre jour.</p>
+<p>&#8212;Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'&eacute;cria le valet de
+chambre.
+M. le baron pourrait &ecirc;tre m&eacute;content. Je vais de nouveau
+essayer. Je me
+rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
+Charlus et de leur d&eacute;vouement &agrave; leur ma&icirc;tre. On ne
+pouvait pas tout &agrave;
+fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait &agrave;
+plaire aussi
+bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
+moindres choses qu'il demandait une esp&egrave;ce de faveur, que, le
+soir,
+quand, ses valets assembl&eacute;s autour de lui &agrave; distance
+respectueuse, apr&egrave;s
+les avoir parcourus du regard, il disait: &laquo;Coignet, le
+bougeoir!&raquo; ou:
+&laquo;Ducret, la chemise!&raquo;, c'est en ronchonnant d'envie que les
+autres se
+retiraient, envieux de celui qui venait d'&ecirc;tre distingu&eacute;
+par le ma&icirc;tre.
+Deux, m&ecirc;me, lesquels s'ex&eacute;craient, essayaient chacun de
+ravir la faveur
+&agrave; l'autre, en allant, sous le plus absurde pr&eacute;texte,
+faire une
+commission au baron, s'il &eacute;tait mont&eacute; plus t&ocirc;t,
+dans l'espoir d'&ecirc;tre
+investi pour ce soir-l&agrave; de la charge du bougeoir ou de la
+chemise. S'il
+adressait directement la parole &agrave; l'un d'eux pour quelque chose
+qui ne
+f&ucirc;t pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un
+de ses
+cochers enrhum&eacute;, il lui disait au bout de dix minutes:
+&laquo;Couvrez-vous&raquo;,
+les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie,
+&agrave; cause
+de la gr&acirc;ce qui lui avait &eacute;t&eacute; faite. J'attendis
+encore dix minutes et,
+apr&egrave;s m'avoir demand&eacute; de ne pas rester trop longtemps,
+parce que M. le
+baron fatigu&eacute; avait d&ucirc; faire &eacute;conduire plusieurs
+personnes des plus
+importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
+m'introduisit aupr&egrave;s de lui. Cette mise en sc&egrave;ne autour
+de M. de Charlus
+me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la
+simplicit&eacute;
+de son fr&egrave;re Guermantes, mais d&eacute;j&agrave; la porte
+s'&eacute;tait ouverte, je venais
+d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu,
+&eacute;tendu
+sur un canap&eacute;. Je fus frapp&eacute; au m&ecirc;me instant par la
+vue d'un chapeau
+haut de forme &laquo;huit reflets&raquo; sur une chaise avec une
+pelisse, comme si
+le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
+que M. de Charlus allait venir &agrave; moi. Sans faire un seul
+mouvement, il
+fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
+bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me r&eacute;pondit pas, ne me
+demanda
+pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
+on ferait &agrave; un m&eacute;decin mal &eacute;lev&eacute;, s'il
+&eacute;tait n&eacute;cessaire que je restasse
+debout. Je le fis sans m&eacute;chante intention, mais l'air de
+col&egrave;re froide
+qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste,
+que chez lui, &agrave; la campagne, au ch&acirc;teau de Charlus, il
+avait l'habitude
+apr&egrave;s d&icirc;ner, tant il aimait &agrave; jouer au roi, de
+s'&eacute;taler dans un fauteuil
+au fumoir, en laissant ses invit&eacute;s debout autour de lui. Il
+demandait &agrave;
+l'un du feu, offrait &agrave; l'autre un cigare, puis au bout de
+quelques
+instants disait: &laquo;Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une
+chaise, mon cher, etc.&raquo;, ayant tenu &agrave; prolonger leur
+station debout,
+seulement pour leur montrer que c'&eacute;tait de lui que leur venait
+la
+permission de s'asseoir. &laquo;Mettez-vous dans le si&egrave;ge Louis
+XIV&raquo;, me
+r&eacute;pondit-il d'un air imp&eacute;rieux et plut&ocirc;t pour me
+forcer &agrave; m'&eacute;loigner de
+lui que pour m'inviter &agrave; m'asseoir. Je pris un fauteuil qui
+n'&eacute;tait pas
+loin. &laquo;Ah! voil&agrave; ce que vous appelez un si&egrave;ge Louis
+XIV! je vois que
+vous &ecirc;tes instruit&raquo;, s'&eacute;cria-t-il avec
+d&eacute;rision. J'&eacute;tais tellement
+stup&eacute;fait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je
+l'aurais
+d&ucirc;, ni pour changer de si&egrave;ge comme il le voulait.
+&laquo;Monsieur, me dit-il,
+en pesant tous les termes, dont il faisait pr&eacute;c&eacute;der les
+plus
+impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai
+condescendu &agrave; vous accorder, &agrave; la pri&egrave;re d'une
+personne qui d&eacute;sire que
+je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne
+vous cacherai pas que j'avais esp&eacute;r&eacute; mieux; je forcerais
+peut-&ecirc;tre un
+peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, m&ecirc;me avec qui
+ignore
+leur valeur, et par simple respect pour soi-m&ecirc;me, en vous disant
+que
+j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que
+&laquo;bienveillance&raquo;, dans son sens le plus efficacement
+protecteur,
+n'exc&eacute;derait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais
+de
+manifester. Je vous avais, d&egrave;s mon retour &agrave; Paris, fait
+savoir &agrave; Balbec
+m&ecirc;me que vous pouviez compter sur moi.&raquo; Moi qui me
+rappelais sur quelle
+incartade M. de Charlus s'&eacute;tait s&eacute;par&eacute; de moi
+&agrave; Balbec, j'esquissai un
+geste de d&eacute;n&eacute;gation. &laquo;Comment! s'&eacute;cria-t-il
+avec col&egrave;re, et en effet son
+visage convuls&eacute; et blanc diff&eacute;rait autant de son visage
+ordinaire que la
+mer quand, un matin de temp&ecirc;te, on aper&ccedil;oit, au lieu de la
+souriante
+surface habituelle, mille serpents d'&eacute;cume et de bave, vous
+pr&eacute;tendez
+que vous n'avez pas re&ccedil;u mon message&#8212;presque une
+d&eacute;claration&#8212;d'avoir &agrave;
+vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme d&eacute;coration autour du
+livre que
+je vous fis parvenir?&raquo;</p>
+<p>&#8212;De tr&egrave;s jolis entrelacs histori&eacute;s, lui dis-je.</p>
+<p>&#8212;Ah! r&eacute;pondit-il d'un air m&eacute;prisant, les jeunes
+Fran&ccedil;ais connaissent
+peu les chefs-d'&#339;uvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois
+qui ne conna&icirc;trait pas la <i>Walkyrie</i>? Il faut d'ailleurs
+que vous ayez
+des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'&#339;uvre-l&agrave; vous
+m'avez dit
+que vous aviez pass&eacute; deux heures devant. Je vois que vous ne
+vous y
+connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les
+styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez m&ecirc;me
+pas sur
+quoi vous vous asseyez. Vous offrez &agrave; votre derri&egrave;re une
+chauffeuse
+Directoire pour une berg&egrave;re Louis XIV. Un de ces jours vous
+prendrez les
+genoux de M<sup>me</sup> de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait
+pas ce que
+vous y ferez. Pareillement, vous n'avez m&ecirc;me pas reconnu dans la
+reliure
+du livre de Bergotte le linteau de <i>myosotis</i> de l'&eacute;glise
+de Balbec. Y
+avait-il une mani&egrave;re plus limpide de vous dire: &laquo;Ne
+m'oubliez pas!&raquo;</p>
+<p>Je regardais M. de Charlus. Certes sa t&ecirc;te magnifique, et qui
+r&eacute;pugnait,
+l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on e&ucirc;t dit
+Apollon
+vieilli; mais un jus oliv&acirc;tre, h&eacute;patique, semblait
+pr&ecirc;t &agrave; sortir de sa
+bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne,
+par un vaste &eacute;cart de compas, avait vue sur beaucoup de choses
+qui
+resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques
+belles paroles qu'il color&acirc;t ses haines, on sentait que,
+m&ecirc;me s'il y
+avait tant&ocirc;t de l'orgueil offens&eacute;, tant&ocirc;t un amour
+d&eacute;&ccedil;u, ou une rancune,
+du sadisme, une taquinerie, une id&eacute;e fixe, cet homme
+&eacute;tait capable
+d'assassiner et de prouver &agrave; force de logique et de beau langage
+qu'il
+avait eu raison de le faire et n'en &eacute;tait pas moins
+sup&eacute;rieur de cent
+coud&eacute;es &agrave; son fr&egrave;re, sa belle-s&#339;ur, etc., etc.</p>
+<p>&#8212;Comme dans les <i>Lances</i> de V&eacute;lasquez, continua-t-il,
+le vainqueur
+s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout
+&ecirc;tre
+noble, puisque j'&eacute;tais tout et que vous n'&eacute;tiez rien,
+c'est moi qui ai
+fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement r&eacute;pondu
+&agrave; ce que ce
+n'est pas &agrave; moi &agrave; appeler de la grandeur. Mais je ne me
+suis pas laiss&eacute;
+d&eacute;courager. Notre religion pr&ecirc;che la patience. Celle que
+j'ai eue envers
+vous me sera compt&eacute;e, je l'esp&egrave;re, et de n'avoir fait que
+sourire de ce
+qui pourrait &ecirc;tre tax&eacute; d'impertinence, s'il &eacute;tait
+&agrave; votre port&eacute;e d'en
+avoir envers qui vous d&eacute;passe de tant de coud&eacute;es; mais
+enfin, monsieur,
+de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis &agrave;
+l'&eacute;preuve que
+le seul homme &eacute;minent de notre monde appelle avec esprit
+l'&eacute;preuve de la
+trop grande amabilit&eacute; et qu'il d&eacute;clare &agrave; bon droit
+la plus terrible de
+toutes, la seule qui puisse s&eacute;parer le bon grain de l'ivraie. Je
+vous
+reprocherais &agrave; peine de l'avoir subie sans succ&egrave;s, car
+ceux qui en
+triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que
+je
+pr&eacute;tends tirer des derni&egrave;res paroles que nous
+&eacute;changerons sur terre,
+j'entends &ecirc;tre &agrave; l'abri de vos inventions
+calomniatrices.&raquo; Je n'avais
+pas song&eacute; jusqu'ici que la col&egrave;re de M. de Charlus
+p&ucirc;t &ecirc;tre caus&eacute;e par
+un propos d&eacute;sobligeant qu'on lui e&ucirc;t
+r&eacute;p&eacute;t&eacute;; j'interrogeai ma m&eacute;moire;
+je n'avais parl&eacute; de lui &agrave; personne. Quelque
+m&eacute;chant l'avait fabriqu&eacute; de
+toutes pi&egrave;ces. Je protestai &agrave; M. de Charlus que je
+n'avais absolument
+rien dit de lui. &laquo;Je ne pense pas que j'aie pu vous f&acirc;cher
+en disant &agrave;
+M<sup>me</sup> de Guermantes que j'&eacute;tais li&eacute; avec
+vous.&raquo; Il sourit avec d&eacute;dain, fit
+monter sa voix jusqu'aux plus extr&ecirc;mes registres, et l&agrave;,
+attaquant avec
+douceur la note la plus aigu&euml; et la plus insolente: &laquo;Oh!
+monsieur,
+dit-il en revenant avec une extr&ecirc;me lenteur &agrave; une
+intonation naturelle,
+et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
+descendante, je pense que vous vous faites tort &agrave;
+vous-m&ecirc;me en vous
+accusant d'avoir dit que nous &eacute;tions &laquo;li&eacute;s&raquo;.
+Je n'attends pas une tr&egrave;s
+grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
+meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
+pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
+et qui faisaient flotter sur ses l&egrave;vres jusqu'&agrave; un
+charmant sourire, je
+ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous &eacute;tions <i>li&eacute;s</i>!
+Quant &agrave;
+vous &ecirc;tre vant&eacute; de m'avoir &eacute;t&eacute; <i>pr&eacute;sent&eacute;</i>,
+d'avoir <i>caus&eacute; avec moi</i>, de
+me <i>conna&icirc;tre</i> un peu, d'avoir obtenu, presque sans
+sollicitation, de
+pouvoir &ecirc;tre un jour mon <i>prot&eacute;g&eacute;</i>, je trouve
+au contraire fort naturel
+et intelligent que vous l'ayez fait. L'extr&ecirc;me diff&eacute;rence
+d'&acirc;ge qu'il y
+a entre nous me permet de reconna&icirc;tre, sans ridicule, que cette
+<i>pr&eacute;sentation</i>, ces <i>causeries</i>, cette vague amorce
+de <i>relations</i>
+&eacute;taient pour vous, ce n'est pas &agrave; moi de dire un honneur,
+mais enfin &agrave;
+tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non
+point
+de l'avoir divulgu&eacute;, mais de n'avoir pas su le conserver.
+J'ajouterai
+m&ecirc;me, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la
+col&egrave;re
+hautaine &agrave; une douceur tellement empreinte de tristesse que je
+croyais
+qu'il allait se mettre &agrave; pleurer, que, quand vous avez
+laiss&eacute; sans
+r&eacute;ponse la proposition que je vous ai faite &agrave; Paris, cela
+m'a paru
+tellement inou&iuml; de votre part &agrave; vous, qui m'aviez
+sembl&eacute; bien &eacute;lev&eacute; et
+d'une bonne famille <i>bourgeoise</i> (sur cet adjectif seul sa voix
+eut un
+petit sifflement d'impertinence), que j'eus la na&iuml;vet&eacute; de
+croire &agrave;
+toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
+erreurs d'adresses. Je reconnais que c'&eacute;tait de ma part une
+grande
+na&iuml;vet&eacute;, mais saint Bonaventure pr&eacute;f&eacute;rait
+croire qu'un b&#339;uf p&ucirc;t voler
+plut&ocirc;t que son fr&egrave;re mentir. Enfin tout cela est
+termin&eacute;, la chose ne
+vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
+vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
+f&ucirc;t-ce que par consid&eacute;ration pour mon &acirc;ge,
+m'&eacute;crire. J'avais con&ccedil;u pour
+vous des choses infiniment s&eacute;duisantes que je m'&eacute;tais
+bien gard&eacute; de vous
+dire. Vous avez pr&eacute;f&eacute;r&eacute; refuser sans savoir, c'est
+votre affaire. Mais,
+comme je vous le dis, on peut toujours <i>&eacute;crire</i>. Moi
+&agrave; votre place, et
+m&ecirc;me dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux &agrave;
+cause de cela la
+mienne que la v&ocirc;tre, je dis &agrave; cause de cela, parce que je
+crois que
+toutes les places sont &eacute;gales, et j'ai plus de sympathie pour un
+intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
+pr&eacute;f&egrave;re ma place, parce que ce que vous avez fait, dans
+ma vie tout
+enti&egrave;re qui commence &agrave; &ecirc;tre assez longue, je sais
+que je ne l'ai jamais
+fait. (Sa t&ecirc;te &eacute;tait tourn&eacute;e dans l'ombre, je ne
+pouvais pas voir si ses
+yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait &agrave; le
+croire.) Je
+vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
+effet de vous en faire faire deux cents en arri&egrave;re. Maintenant
+c'est &agrave;
+moi de m'&eacute;loigner et nous ne nous conna&icirc;trons plus. Je ne
+retiendrai pas
+votre nom, mais votre cas, afin que, les jours o&ugrave; je serais
+tent&eacute; de
+croire que les hommes ont du c&#339;ur, de la politesse, ou seulement
+l'intelligence de ne pas laisser &eacute;chapper une chance sans
+seconde, je
+me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
+vous me connaissiez quand c'&eacute;tait vrai&#8212;car maintenant cela va
+cesser de
+l'&ecirc;tre&#8212;je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
+hommage, c'est-&agrave;-dire pour agr&eacute;able. Malheureusement,
+ailleurs et en
+d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort
+diff&eacute;rents.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui p&ucirc;t vous
+offenser.</p>
+<p>&#8212;Et qui vous dit que j'en suis offens&eacute;? s'&eacute;cria-t-il
+avec fureur en se
+redressant violemment sur la chaise longue o&ugrave; il &eacute;tait
+rest&eacute; jusque-l&agrave;
+immobile, cependant que, tandis que se crispaient les bl&ecirc;mes
+serpents
+&eacute;cumeux de sa face, sa voix devenait tour &agrave; tour
+aigu&euml; et grave comme
+une temp&ecirc;te assourdissante et d&eacute;cha&icirc;n&eacute;e. (La
+force avec laquelle il
+parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
+&eacute;tait centupl&eacute;e, comme l'est un <i>forte</i>, si, au
+lieu d'&ecirc;tre jou&eacute; au
+piano, il l'est &agrave; l'orchestre, et de plus se change en un <i>fortissimo</i>.
+M. de Charlus hurlait.) Pensez-vous qu'il soit &agrave; votre
+port&eacute;e de
+m'offenser? Vous ne savez donc pas &agrave; qui vous parlez?
+Croyez-vous que la
+salive envenim&eacute;e de cinq cents petits bonshommes de vos amis,
+juch&eacute;s les
+uns sur les autres, arriverait &agrave; baver seulement jusqu'&agrave;
+mes augustes
+orteils? Depuis un moment, au d&eacute;sir de persuader M. de Charlus
+que je
+n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait
+succ&eacute;d&eacute; une rage
+folle, caus&eacute;e par les paroles que lui dictait uniquement, selon
+moi, son
+immense orgueil. Peut-&ecirc;tre &eacute;taient-elles du reste l'effet,
+pour une
+partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
+sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable
+de
+ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, &agrave; d&eacute;faut du
+sentiment
+inconnu, m&ecirc;ler &agrave; l'orgueil, si je m'&eacute;tais souvenu
+des paroles de M<sup>me</sup> de
+Guermantes, un peu de folie. Mais &agrave; ce moment-l&agrave;
+l'id&eacute;e de folie ne me
+vint m&ecirc;me pas &agrave; l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi,
+que de
+l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment
+o&ugrave;
+M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
+avec une majest&eacute; qu'accompagnaient une moue, un vomissement de
+d&eacute;go&ucirc;t &agrave;
+l'&eacute;gard de ses obscurs blasph&eacute;mateurs), cette fureur ne
+se contint
+plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
+reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus
+&acirc;g&eacute;
+que moi, et m&ecirc;me, &agrave; cause de leur dignit&eacute;
+artistique, les porcelaines
+allemandes plac&eacute;es autour de lui, je me pr&eacute;cipitai sur le
+chapeau haut
+de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le pi&eacute;tinai,
+je
+m'acharnai &agrave; le disloquer enti&egrave;rement, j'arrachai la
+coiffe, d&eacute;chirai en
+deux la couronne, sans &eacute;couter les vocif&eacute;rations de M. de
+Charlus qui
+continuaient et, traversant la pi&egrave;ce pour m'en aller, j'ouvris
+la porte.
+Des deux c&ocirc;t&eacute;s d'elle, &agrave; ma grande
+stup&eacute;faction, se tenaient deux valets
+de pied qui s'&eacute;loign&egrave;rent lentement pour avoir l'air de
+s'&ecirc;tre trouv&eacute;s
+l&agrave; seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs
+noms,
+l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un
+instant de cette explication que leur d&eacute;marche nonchalante
+semblait me
+proposer. Elle &eacute;tait invraisemblable; trois autres me le
+sembl&egrave;rent
+moins: l'une que le baron recevait quelquefois des h&ocirc;tes, contre
+lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi?), il jugeait
+n&eacute;cessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre,
+qu'attir&eacute;s par
+la curiosit&eacute;, ils s'&eacute;taient mis aux &eacute;coutes, ne
+pensant pas que je
+sortirais si vite; la troisi&egrave;me, que toute la sc&egrave;ne que
+m'avait faite M.
+de Charlus &eacute;tant pr&eacute;par&eacute;e et jou&eacute;e, il leur
+avait lui-m&ecirc;me demand&eacute;
+d'&eacute;couter, par amour du spectacle joint peut-&ecirc;tre &agrave;
+un &laquo;nunc erudimini&raquo;
+dont chacun ferait son profit.</p>
+<p>Ma col&egrave;re n'avait pas calm&eacute; celle du baron, ma sortie
+de la chambre
+parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
+enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de &laquo;ses
+augustes
+orteils&raquo;, il avait cru me faire le t&eacute;moin de sa propre
+d&eacute;ification, il
+courut &agrave; toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me
+barra la
+porte. &laquo;Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une
+minute;
+qui aime bien ch&acirc;tie bien, et si je vous ai bien
+ch&acirc;ti&eacute;, c'est que je
+vous aime bien.&raquo; Ma col&egrave;re &eacute;tait pass&eacute;e, je
+laissai passer le mot
+ch&acirc;tier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit
+sans
+aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau d&eacute;truit qu'on
+rempla&ccedil;a par un autre.</p>
+<p>&#8212;Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement
+calomni&eacute;, dis-je
+&agrave; M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre
+l'imposteur. </p>
+<p>&#8212;Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
+vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
+m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
+croyez-vous que je vais manquer &agrave; celui que j'ai promis?</p>
+<p>&#8212;Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
+cherchant une derni&egrave;re fois dans ma t&ecirc;te (o&ugrave; je ne
+trouvais personne) &agrave;
+qui j'avais pu parler de M. de Charlus.</p>
+<p>&#8212;Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret &agrave; mon
+indicateur, me
+dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au go&ucirc;t des propos
+abjects vous
+joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
+l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour
+dire
+quelque chose qui ne soit pas exactement rien.</p>
+<p>&#8212;Monsieur, r&eacute;pondis-je en m'&eacute;loignant, vous
+m'insultez, je suis d&eacute;sarm&eacute;
+puisque vous avez plusieurs fois mon &acirc;ge, la partie n'est pas
+&eacute;gale;
+d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai jur&eacute; que
+je
+n'avais rien dit.</p>
+<p>&#8212;Alors je mens! s'&eacute;cria-t-il d'un ton terrible, et en faisant
+un tel
+bond qu'il se trouva debout &agrave; deux pas de moi.</p>
+<p>&#8212;On vous a tromp&eacute;.</p>
+<p>Alors d'une voix douce, affectueuse, m&eacute;lancolique, comme dans
+ces
+symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et
+o&ugrave;
+un gracieux scherzo aimable, idyllique, succ&egrave;de aux coups de
+foudre du
+premier morceau. &laquo;C'est tr&egrave;s possible, me dit-il. En
+principe, un propos
+r&eacute;p&eacute;t&eacute; est rarement vrai. C'est votre faute si,
+n'ayant pas profit&eacute; des
+occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
+fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui cr&eacute;ent la
+confiance, le pr&eacute;servatif unique et souverain contre une parole
+qui vous
+repr&eacute;sentait comme un tra&icirc;tre. En tout cas, vrai ou faux,
+le propos a
+fait son &#339;uvre. Je ne peux plus me d&eacute;gager de l'impression qu'il
+m'a
+produite. Je ne peux m&ecirc;me pas dire que qui aime bien ch&acirc;tie
+bien, car je
+vous ai bien ch&acirc;ti&eacute;, mais je ne vous aime plus.&raquo;
+Tout en disant ces
+mots, il m'avait forc&eacute; &agrave; me rasseoir et avait
+sonn&eacute;. Un nouveau valet
+de pied entra. &laquo;Apportez &agrave; boire, et dites d'atteler le
+coup&eacute;.&raquo; Je dis
+que je n'avais pas soif, qu'il &eacute;tait bien tard et que d'ailleurs
+j'avais
+une voiture. &laquo;On l'a probablement pay&eacute;e et
+renvoy&eacute;e, me dit-il, ne vous
+en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ram&egrave;ne... Si
+vous
+craignez qu'il ne soit trop tard... j'aurais pu vous donner une chambre
+ici...&raquo; Je dis que ma m&egrave;re serait inqui&egrave;te.
+&laquo;Ah! oui, vrai ou faux, le
+propos a fait son &#339;uvre. Ma sympathie un peu pr&eacute;matur&eacute;e
+avait fleuri
+trop t&ocirc;t; et comme ces pommiers dont vous parliez
+po&eacute;tiquement &agrave; Balbec,
+elle n'a pu r&eacute;sister &agrave; une premi&egrave;re
+gel&eacute;e.&raquo; Si la sympathie de M. de
+Charlus n'avait pas &eacute;t&eacute; d&eacute;truite, il n'aurait
+pourtant pas pu agir
+autrement, puisque, tout en me disant que nous &eacute;tions
+brouill&eacute;s, il me
+faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire
+reconduire. Il avait m&ecirc;me l'air de redouter l'instant de me
+quitter et
+de se retrouver seul, cette esp&egrave;ce de crainte un peu anxieuse
+que sa
+belle-s&#339;ur et cousine Guermantes m'avait paru &eacute;prouver, il y
+avait une
+heure, quand elle avait voulu me forcer &agrave; rester encore un peu,
+avec une
+esp&egrave;ce de m&ecirc;me go&ucirc;t passager pour moi, de m&ecirc;me
+effort pour faire
+prolonger une minute. &laquo;Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le
+don de
+faire refleurir ce qui a &eacute;t&eacute; une fois d&eacute;truit. Ma
+sympathie pour vous
+est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas
+indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un
+peu comme le Booz de Victor Hugo: &laquo;Je suis veuf, je suis seul, et
+sur
+moi le soir tombe.&raquo;</p>
+<p>Je traversai avec lui le grand salon verd&acirc;tre. Je lui dis,
+tout &agrave; fait
+au hasard, combien je le trouvais beau. &laquo;N'est-ce pas? me
+r&eacute;pondit-il.
+Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui
+est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont &eacute;t&eacute;
+faites pour les
+si&egrave;ges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles
+r&eacute;p&egrave;tent
+le m&ecirc;me motif d&eacute;coratif qu'eux. Il n'existait plus que
+deux demeures o&ugrave;
+cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais
+naturellement, d&egrave;s que j'ai voulu venir habiter dans cette rue,
+il s'est
+trouv&eacute; un vieil h&ocirc;tel Chimay que personne n'avait jamais
+vu puisqu'il
+n'est venu ici que pour <i>moi</i>. En somme, c'est bien. &Ccedil;a
+pourrait
+peut-&ecirc;tre &ecirc;tre mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce
+pas, il y a
+de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le
+roi
+d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le
+savez
+aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah!
+C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit
+d'impertinence &agrave; l'endroit de mon incuriosit&eacute;, soit de
+sup&eacute;riorit&eacute;
+personnelle et de n'avoir pas demand&eacute; o&ugrave; on m'avait fait
+attendre.
+Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux port&eacute;s par M<sup>me</sup>
+Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous
+int&eacute;resse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-&ecirc;tre
+&ecirc;tes-vous
+atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce
+genre de beaut&eacute;, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence
+&agrave; briller
+entre ces deux Rembrandt, en signe de notre r&eacute;conciliation. Vous
+entendez: Beethoven se joint &agrave; lui.&raquo; Et en effet on
+distinguait les
+premiers accords de la troisi&egrave;me partie de la Symphonie
+pastorale,&laquo;la
+joie apr&egrave;s l'orage&raquo;, ex&eacute;cut&eacute;s non loin de
+nous, au premier &eacute;tage sans
+doute, par des musiciens. Je demandai na&iuml;vement par quel hasard on
+jouait cela et qui &eacute;taient les musiciens. &laquo;Eh bien! on ne
+sait pas. On
+ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce
+pas, me dit-il d'un ton l&eacute;g&egrave;rement impertinent et qui
+pourtant rappelait
+un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme
+un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte &agrave; manquer de
+respect
+&agrave; Beethoven et &agrave; moi. Vous portez contre vous-m&ecirc;me
+jugement et
+condamnation&raquo;, ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand
+le
+moment fut venu que je m'en allasse. &laquo;Vous m'excuserez de ne pas
+vous
+reconduire comme les bonnes fa&ccedil;ons m'obligeraient &agrave; le
+faire, me dit-il.
+D&eacute;sireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq
+minutes
+de plus avec vous. Mais je suis fatigu&eacute; et j'ai fort &agrave;
+faire.&raquo;
+Cependant, remarquant que le temps &eacute;tait beau: &laquo;Eh bien!
+si, je vais
+monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai
+regarder
+au Bois apr&egrave;s vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas
+vous
+raser, m&ecirc;me un soir o&ugrave; vous d&icirc;nez en ville vous
+gardez quelques poils,
+me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire
+magn&eacute;tis&eacute;s, qui, apr&egrave;s avoir r&eacute;sist&eacute;
+un instant, remont&egrave;rent jusqu'&agrave; mes
+oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agr&eacute;able
+de
+regarder ce &laquo;clair de lune bleu&raquo; au Bois avec quelqu'un
+comme vous&raquo;, me
+dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air
+triste: &laquo;Car vous &ecirc;tes gentil tout de m&ecirc;me, vous
+pourriez l'&ecirc;tre plus
+que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement
+l'&eacute;paule.
+Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant.&raquo;
+J'aurais d&ucirc; penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais
+qu'&agrave; me
+rappeler la rage avec laquelle il m'avait parl&eacute;, il y avait
+&agrave; peine une
+demi-heure. Malgr&eacute; cela j'avais l'impression qu'il &eacute;tait,
+en ce moment,
+sinc&egrave;re, que son bon c&#339;ur l'emportait sur ce que je
+consid&eacute;rais comme un
+&eacute;tat presque d&eacute;lirant de susceptibilit&eacute; et
+d'orgueil. La voiture &eacute;tait
+devant nous et il prolongeait encore la conversation. &laquo;Allons,
+dit-il
+brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons &ecirc;tre chez
+vous. Et je
+vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais &agrave; nos
+relations.
+C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous
+le
+fassions comme en musique, sur un accord parfait.&raquo; Malgr&eacute;
+ces
+affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais
+jur&eacute; que M. de Charlus, ennuy&eacute; de s'&ecirc;tre
+oubli&eacute; tout &agrave; l'heure et
+craignant de m'avoir fait de la peine, n'e&ucirc;t pas
+&eacute;t&eacute; f&acirc;ch&eacute; de me revoir
+encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment:
+&laquo;Allons
+bon! dit-il, voil&agrave; que j'ai oubli&eacute; le principal. En
+souvenir de madame
+votre grand-m&egrave;re, j'avais fait relier pour vous une
+&eacute;dition curieuse de
+M<sup>me</sup> de S&eacute;vign&eacute;. Voil&agrave; qui va
+emp&ecirc;cher cette entrevue d'&ecirc;tre la derni&egrave;re.
+Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour
+des
+affaires compliqu&eacute;es. Regardez combien de temps a dur&eacute; le
+Congr&egrave;s de
+Vienne.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais je pourrais la faire chercher sans vous d&eacute;ranger,
+dis-je
+obligeamment.</p>
+<p>&#8212;Voulez-vous vous taire, petit sot, r&eacute;pondit-il avec
+col&egrave;re, et ne pas
+avoir l'air grotesque de consid&eacute;rer comme peu de chose l'honneur
+d'&ecirc;tre
+probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-&ecirc;tre un
+valet
+de chambre qui vous remettra les volumes) re&ccedil;u par moi. Il se
+ressaisit:
+&laquo;Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance
+avant le
+silence &eacute;ternel de l'accord de dominante!&raquo; C'est pour ses
+propres nerfs
+qu'il semblait redouter son retour imm&eacute;diatement apr&egrave;s
+d'&acirc;cres paroles
+de brouille. &laquo;Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois&raquo;, me
+dit-il d'un
+ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, &agrave; ce qu'il me
+sembla, non
+pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait
+que son amour-propre n'essuy&acirc;t un refus. &laquo;Eh bien
+voil&agrave;, me dit-il en
+tra&icirc;nant encore, c'est le moment o&ugrave;, comme dit Whistler,
+les bourgeois
+rentrent (peut-&ecirc;tre voulait-il me prendre par l'amour-propre) et
+o&ugrave; il
+convient de commencer &agrave; regarder. Mais vous ne savez m&ecirc;me
+pas qui est
+Whistler.&raquo; Je changeai de conversation et lui demandai si la
+princesse
+d'I&eacute;na &eacute;tait une personne intelligente. M. de Charlus
+m'arr&ecirc;ta, et
+prenant le ton le plus m&eacute;prisant que je lui connusse: &laquo;Ah!
+monsieur,
+vous faites allusion ici &agrave; un ordre de nomenclature o&ugrave; je
+n'ai rien &agrave;
+voir. Il y a peut-&ecirc;tre une aristocratie chez les Tahitiens, mais
+j'avoue
+que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est
+&eacute;trange, a cependant r&eacute;sonn&eacute;, il y a quelques
+jours, &agrave; mes oreilles. On
+me demandait si je condescendrais &agrave; ce que me f&ucirc;t
+pr&eacute;sent&eacute; le jeune duc
+de Guastalla. La demande m'&eacute;tonna, car le duc de Guastalla n'a
+nul
+besoin de se faire pr&eacute;senter &agrave; moi, pour la raison qu'il
+est mon cousin
+et me conna&icirc;t de tout temps; c'est le fils de la princesse de
+Parme, et
+en jeune parent bien &eacute;lev&eacute;, il ne manque jamais de venir
+me rendre ses
+devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait
+pas
+de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous int&eacute;resse.
+Comme
+il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai suppos&eacute; qu'il
+s'agissait
+d'une pauvresse couchant sous le pont d'I&eacute;na et qui avait pris
+pittoresquement le titre de princesse d'I&eacute;na, comme on dit la
+Panth&egrave;re
+des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une
+personne riche dont j'avais admir&eacute; &agrave; une exposition des
+meubles fort
+beaux et qui ont sur le nom du propri&eacute;taire la
+sup&eacute;riorit&eacute; de ne pas
+&ecirc;tre faux. Quant au pr&eacute;tendu duc de Guastalla, ce devait
+&ecirc;tre l'agent de
+change de mon secr&eacute;taire, l'argent procure tant de choses. Mais
+non;
+c'est l'Empereur, para&icirc;t-il, qui s'est amus&eacute; &agrave;
+donner &agrave; ces gens un
+titre pr&eacute;cis&eacute;ment indisponible. C'est peut-&ecirc;tre une
+preuve de puissance,
+ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort
+mauvais tour qu'il a jou&eacute; ainsi &agrave; ces usurpateurs
+malgr&eacute; eux. Mais enfin
+je ne puis vous donner d'&eacute;claircissements sur tout cela, ma
+comp&eacute;tence
+s'arr&ecirc;te au faubourg Saint-Germain o&ugrave;, entre tous les
+Courvoisier et
+Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez &agrave; d&eacute;couvrir
+un introducteur,
+de vieilles gales tir&eacute;es tout expr&egrave;s de Balzac et qui
+vous amuseront.
+Naturellement tout cela n'a rien &agrave; voir avec le prestige de la
+princesse
+de Guermantes, mais, sans moi et mon S&eacute;same, la demeure de
+celle-ci est
+inaccessible.&raquo;</p>
+<p>&#8212;C'est vraiment tr&egrave;s beau, monsieur, &agrave; l'h&ocirc;tel
+de la princesse de
+Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Oh! ce n'est pas tr&egrave;s beau. C'est ce qu'il y a de plus beau;
+apr&egrave;s la
+princesse toutefois.</p>
+<p>&#8212;La princesse de Guermantes est sup&eacute;rieure &agrave; la
+duchesse de Guermantes?</p>
+<p>&#8212;Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est &agrave; remarquer que,
+d&egrave;s que les gens
+du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou
+d&eacute;tr&ocirc;nent, au gr&eacute;
+de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation
+paraissait la plus solide et la mieux fix&eacute;e.)</p>
+<p>La duchesse de Guermantes (peut-&ecirc;tre en ne l'appelant pas
+Oriane
+voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est
+d&eacute;licieuse,
+tr&egrave;s sup&eacute;rieure &agrave; ce que vous avez pu deviner.
+Mais enfin elle est
+incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les
+personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'&eacute;tait la princesse de
+Metternich, mais la Metternich croyait avoir lanc&eacute; Wagner parce
+qu'elle
+connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plut&ocirc;t
+sa
+m&egrave;re, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de
+l'incroyable beaut&eacute; de cette femme. Et rien que les jardins
+d'Esther!</p>
+<p>&#8212;On ne peut pas les visiter? </p>
+<p>&#8212;Mais non, il faudrait &ecirc;tre invit&eacute;, mais on n'invite
+jamais <i>personne</i>
+&agrave; moins que j'intervienne. Mais aussit&ocirc;t, retirant,
+apr&egrave;s l'avoir jet&eacute;,
+l'app&acirc;t de cette offre, il me tendit la main, car nous
+&eacute;tions arriv&eacute;s
+chez moi. &laquo;Mon r&ocirc;le est termin&eacute;, monsieur; j'y
+ajoute simplement ces
+quelques paroles. Un autre vous offrira peut-&ecirc;tre un jour sa
+sympathie
+comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le
+n&eacute;gligez pas. Une sympathie est toujours pr&eacute;cieuse. Ce
+qu'on ne peut pas
+faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut
+demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-m&ecirc;me, on le
+peut &agrave;
+plusieurs et sans avoir besoin d'&ecirc;tre treize comme dans le roman
+de
+Balzac, ni quatre comme dans <i>les Trois Mousquetaires</i>.
+Adieu.&raquo;</p>
+<p>Il devait &ecirc;tre fatigu&eacute; et avoir renonc&eacute; &agrave;
+l'id&eacute;e d'aller voir le clair
+de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussit&ocirc;t
+il fit
+un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais
+d&eacute;j&agrave;
+transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner
+&agrave;
+ma porte, sans avoir plus pens&eacute; que j'avais affaire &agrave; M.
+de Charlus,
+relativement &agrave; l'empereur d'Allemagne, au g&eacute;n&eacute;ral
+Botha, des r&eacute;cits tout
+&agrave; l'heure si obs&eacute;dants, mais que son accueil inattendu et
+foudroyant
+avait fait s'envoler bien loin de moi.</p>
+<p>En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de
+pied
+de Fran&ccedil;oise avait &eacute;crite &agrave; un de ses amis et
+qu'il y avait oubli&eacute;e.
+Depuis que ma m&egrave;re &eacute;tait absente, il ne reculait devant
+aucun sans-g&ecirc;ne;
+je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
+largement &eacute;tal&eacute;e et qui, c'&eacute;tait ma seule excuse,
+avait l'air de
+s'offrir &agrave; moi.</p>
+<p>&laquo;Cher ami et cousin,</p>
+<p>&laquo;J'esp&egrave;re que la sant&eacute; va toujours bien et qu'il
+en est de m&ecirc;me pour
+toute la petite famille particuli&egrave;rement pour mon jeune filleul
+Joseph
+dont je n'ai pas encore le plaisir de conna&icirc;tre mais dont je
+pr&eacute;f&egrave;re &agrave;
+vous tous comme &eacute;tant mon filleul, ces reliques du c&#339;ur ont
+aussi leur
+poussi&egrave;re, sur leurs restes sacr&eacute;s ne portons pas les
+mains. D'ailleurs
+cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta ch&egrave;re femme
+ma
+cousine Marie, vous ne serez pas pr&eacute;cipit&eacute;s tous deux
+jusqu'au fond de
+la mer, comme le matelot attach&eacute; en haut du grand m&acirc;t, car
+cette vie
+n'est qu'une vall&eacute;e obscure. Cher ami il faut te dire que ma
+principale
+occupation, de ton &eacute;tonnement j'en suis certain, est maintenant
+la
+po&eacute;sie que j'aime avec d&eacute;lices, car il faut bien
+pass&eacute; le temps. Aussi
+cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore
+r&eacute;pondu &agrave; ta
+derni&egrave;re lettre, &agrave; d&eacute;faut du pardon laisse venir
+l'oubli. Comme tu le
+sais, la m&egrave;re de Madame a tr&eacute;pass&eacute; dans des
+souffrances inexprimables
+qui l'ont assez fatigu&eacute;e car elle a vu jusqu'&agrave; trois
+m&eacute;decins. Le jour
+de ses obs&egrave;ques fut un beau jour car toutes les relations de
+Monsieur
+&eacute;taient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis
+plus de
+deux heures pour aller au cimeti&egrave;re, ce qui vous fera tous
+ouvrir de
+grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant
+pour la m&egrave;re Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long
+sanglot. Je
+m'amuse &eacute;norm&eacute;ment &agrave; la motocyclette dont j'ai
+appris derni&egrave;rement. Que
+diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi &agrave; toute vitesse
+aux
+&Eacute;corces. Mais l&agrave;-dessus je ne me tairai pas plus car je
+sens que
+l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fr&eacute;quente la duchesse
+de
+Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu m&ecirc;me le nom
+dans nos
+ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de
+Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Ch&ecirc;nedoll&eacute;,
+d'Alfred de
+Musset, car je voudrais gu&eacute;rir le pays qui ma donner le jour de
+l'ignorance qui m&egrave;ne fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus
+rien &agrave;
+te dire et tanvoye comme le p&eacute;lican lass&eacute; d'un long
+voyage mes bonnes
+salutations ainsi qu'&agrave; ta femme &agrave; mon filleul et &agrave;
+ta s&#339;ur Rose.
+Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a v&eacute;cu que ce que
+vivent
+les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de
+Musset, tous ces grands g&eacute;nies qu'on a fait &agrave; cause de
+cela mourir sur
+les flammes du b&ucirc;cher comme Jeanne d'Arc. A bient&ocirc;t ta
+prochaine
+missive, re&ccedil;ois mes baisers comme ceux d'un fr&egrave;re.</p>
+<p>&laquo;P&eacute;rigot (Joseph).&raquo;</p>
+<p>Nous sommes attir&eacute;s par toute vie qui nous repr&eacute;sente
+quelque chose
+d'inconnu, par une derni&egrave;re illusion &agrave; d&eacute;truire.
+Malgr&eacute; cela les
+myst&eacute;rieuses paroles, gr&acirc;ce auxquelles M. de Charlus
+m'avait amen&eacute; &agrave;
+imaginer la princesse de Guermantes comme un &ecirc;tre extraordinaire
+et
+diff&eacute;rent de ce que je connaissais, ne suffisent pas &agrave;
+expliquer la
+stup&eacute;faction o&ugrave; je fus, bient&ocirc;t suivie de la
+crainte d'&ecirc;tre victime
+d'une mauvaise farce machin&eacute;e par quelqu'un qui e&ucirc;t voulu
+me faire jeter
+&agrave; la porte d'une demeure o&ugrave; j'irais sans &ecirc;tre
+invit&eacute;, quand, environ
+deux mois apr&egrave;s mon d&icirc;ner chez la duchesse et tandis que
+celle-ci &eacute;tait
+&agrave; Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait
+averti
+de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprim&eacute;s sur une
+carte: &laquo;La
+princesse de Guermantes, n&eacute;e duchesse en Bavi&egrave;re, sera
+chez elle le
+***.&raquo; Sans doute &ecirc;tre invit&eacute; chez la princesse de
+Guermantes n'&eacute;tait
+peut-&ecirc;tre pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus
+difficile
+que d&icirc;ner chez la duchesse, et mes faibles connaissances
+h&eacute;raldiques
+m'avaient appris que le titre de prince n'est pas sup&eacute;rieur
+&agrave; celui de
+duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut
+pas &ecirc;tre d'une essence aussi h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne
+&agrave; celle de ses cong&eacute;n&egrave;res que le
+pr&eacute;tendait M. de Charlus, et d'une essence si
+h&eacute;t&eacute;rog&egrave;ne &agrave; celle d'une
+autre femme. Mais mon imagination, semblable &agrave; Elstir en train
+de rendre
+un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il
+pouvait par ailleurs poss&eacute;der, me peignait non ce que je savais,
+mais ce
+qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-&agrave;-dire ce que lui
+montrait le
+nom. Or, m&ecirc;me quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de
+Guermantes pr&eacute;c&eacute;d&eacute; du titre de princesse, comme
+une note ou une couleur
+ou une quantit&eacute;, profond&eacute;ment modifi&eacute;e des valeurs
+environnantes par le
+&laquo;signe&raquo; math&eacute;matique ou esth&eacute;tique qui
+l'affecte, m'avait toujours
+&eacute;voqu&eacute; quelque chose de tout diff&eacute;rent. Avec ce
+titre on se trouve
+surtout dans les M&eacute;moires du temps de Louis XIII et de Louis
+XIV, de la
+Cour d'Angleterre, de la reine d'&Eacute;cosse, de la duchesse
+d'Aumale; et je
+me figurais l'h&ocirc;tel de la princesse de Guermantes comme plus ou
+moins
+fr&eacute;quent&eacute; par la duchesse de Longueville et par le grand
+Cond&eacute;, desquels
+la pr&eacute;sence rendait bien peu vraisemblable que j'y
+p&eacute;n&eacute;trasse jamais.</p>
+<p>Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient
+donn&eacute; un
+vigoureux coup de fouet &agrave; mon imagination et, faisant oublier
+&agrave; celle-ci
+combien la r&eacute;alit&eacute; l'avait d&eacute;&ccedil;ue chez la
+duchesse de Guermantes (il en
+est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient
+aiguill&eacute;e
+vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque
+temps sur la valeur et la vari&eacute;t&eacute; imaginaires des gens du
+monde que
+parce qu'il s'y trompait lui-m&ecirc;me. Et cela peut-&ecirc;tre parce
+qu'il ne
+faisait rien, n'&eacute;crivait pas, ne peignait pas, ne lisait
+m&ecirc;me rien d'une
+mani&egrave;re s&eacute;rieuse et approfondie. Mais, sup&eacute;rieur
+aux gens du monde de
+plusieurs degr&eacute;s, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il
+tirait la
+mati&egrave;re de sa conversation, il n'&eacute;tait pas pour cela
+compris par eux.
+Parlant en artiste, il pouvait tout au plus d&eacute;gager le charme
+fallacieux
+des gens du monde. Mais le d&eacute;gager pour les artistes seulement,
+&agrave;
+l'&eacute;gard desquels il e&ucirc;t pu jouer le r&ocirc;le du renne
+envers les Esquimaux;
+ce pr&eacute;cieux animal arrache pour eux, sur des roches
+d&eacute;sertiques, des
+lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni d&eacute;couvrir, ni
+utiliser, mais
+qui, une fois dig&eacute;r&eacute;s par le renne, deviennent pour les
+habitants de
+l'extr&ecirc;me Nord un aliment assimilable.</p>
+<p>A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du
+monde
+&eacute;taient anim&eacute;s de beaucoup de vie par le m&eacute;lange
+de ses haines f&eacute;roces
+et de ses d&eacute;votes sympathies. Les haines dirig&eacute;es surtout
+contre les
+jeunes gens, l'adoration excit&eacute;e principalement par certaines
+femmes.</p>
+<p>Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes &eacute;tait
+plac&eacute;e par M. de
+Charlus sur le tr&ocirc;ne le plus &eacute;lev&eacute;, ses
+myst&eacute;rieuses paroles sur
+&laquo;l'inaccessible palais d'Aladin&raquo; qu'habitait sa cousine ne
+suffisent pas
+&agrave; expliquer ma stup&eacute;faction.</p>
+<p>Malgr&eacute; ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont
+j'aurai &agrave;
+parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins
+qu'il y a quelque r&eacute;alit&eacute; objective dans tous ces
+&ecirc;tres, et par
+cons&eacute;quent diff&eacute;rence entre eux.</p>
+<p>Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanit&eacute; que
+nous
+fr&eacute;quentons et qui ressemble si peu &agrave; nos r&ecirc;ves est
+pourtant la m&ecirc;me
+que, dans les M&eacute;moires, dans les Lettres de gens remarquables,
+nous
+avons vue d&eacute;crite et que nous avons souhait&eacute; de
+conna&icirc;tre. Le vieillard
+le plus insignifiant avec qui nous d&icirc;nons est celui dont, dans un
+livre
+sur la guerre de 70, nous avons lu avec &eacute;motion la fi&egrave;re
+lettre au
+prince Fr&eacute;d&eacute;ric-Charles. On s'ennuie &agrave; d&icirc;ner
+parce que l'imagination est
+absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
+livre. Mais c'est des m&ecirc;mes personnes qu'il est question. Nous
+aimerions
+avoir connu M<sup>me</sup> de Pompadour qui prot&eacute;gea si bien les
+arts, et nous nous
+serions autant ennuy&eacute;s aupr&egrave;s d'elle qu'aupr&egrave;s des
+modernes &Eacute;g&eacute;ries,
+chez qui nous ne pouvons nous d&eacute;cider &agrave; retourner tant
+elles sont
+m&eacute;diocres. Il n'en reste pas moins que ces diff&eacute;rences
+subsistent. Les
+gens ne sont jamais tout &agrave; fait pareils les uns aux autres, leur
+mani&egrave;re
+de se comporter &agrave; notre &eacute;gard, on pourrait dire &agrave;
+amiti&eacute; &eacute;gale, trahit
+des diff&eacute;rences qui, en fin de compte, font compensation. Quand
+je
+connus M<sup>me</sup> de Montmorency, elle aima &agrave; me dire des
+choses d&eacute;sagr&eacute;ables,
+mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
+efficacit&eacute; tout ce qu'elle poss&eacute;dait de cr&eacute;dit,
+sans rien m&eacute;nager.
+Tandis que telle autre, comme M<sup>me</sup> de Guermantes, n'e&ucirc;t
+jamais voulu me
+faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir,
+me
+comblait de toutes les amabilit&eacute;s qui formaient le riche train
+de vie
+moral des Guermantes, mais, si je lui avais demand&eacute; un rien en
+dehors de
+cela, n'e&ucirc;t pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces
+ch&acirc;teaux
+o&ugrave; on a &agrave; sa disposition une automobile, un valet de
+chambre, mais o&ugrave; il
+est impossible d'obtenir un verre de cidre, non pr&eacute;vu dans
+l'ordonnance
+des f&ecirc;tes. Laquelle &eacute;tait pour moi la v&eacute;ritable
+amie, de M<sup>me</sup> de
+Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours pr&ecirc;te
+&agrave; me servir,
+de M<sup>me</sup> de Guermantes, souffrant du moindre d&eacute;plaisir
+qu'on m'e&ucirc;t caus&eacute;
+et incapable du moindre effort pour m'&ecirc;tre utile? D'autre part,
+on
+disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de
+frivolit&eacute;s, et
+sa cousine, avec l'esprit le plus m&eacute;diocre, de choses toujours
+int&eacute;ressantes. Les formes d'esprit sont si vari&eacute;es, si
+oppos&eacute;es, non
+seulement dans la litt&eacute;rature, mais dans le monde, qu'il n'y a
+pas que
+Baudelaire et M&eacute;rim&eacute;e qui ont le droit de se
+m&eacute;priser r&eacute;ciproquement.
+Ces particularit&eacute;s forment, chez toutes les personnes, un
+syst&egrave;me de
+regards, de discours, d'actions, si coh&eacute;rent, si despotique, que
+quand
+nous sommes en leur pr&eacute;sence il nous semble sup&eacute;rieur au
+reste. Chez M<sup>me</sup>
+de Guermantes, ses paroles, d&eacute;duites comme un
+th&eacute;or&egrave;me de son genre
+d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait d&ucirc; dire. Et
+j'&eacute;tais,
+au fond, de son avis, quand elle me disait que M<sup>me</sup> de
+Montmorency &eacute;tait
+stupide et avait l'esprit ouvert &agrave; toutes les choses qu'elle ne
+comprenait pas, ou quand, apprenant une m&eacute;chancet&eacute;
+d'elle, la duchesse
+me disait: &laquo;C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce
+que
+j'appelle un monstre.&raquo; Mais cette tyrannie de la
+r&eacute;alit&eacute; qui est devant
+nous, cette &eacute;vidence de la lumi&egrave;re de la lampe qui fait
+p&acirc;lir l'aurore
+d&eacute;j&agrave; lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient
+quand j'&eacute;tais
+loin de M<sup>me</sup> de Guermantes, et qu'une dame diff&eacute;rente
+me disait, en se
+mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse plac&eacute;e
+fort
+au-dessous de nous: &laquo;Oriane ne s'int&eacute;resse au fond
+&agrave; rien, ni &agrave;
+personne&raquo;, et m&ecirc;me (ce qui en pr&eacute;sence de M<sup>me</sup>
+de Guermantes e&ucirc;t sembl&eacute;
+impossible &agrave; croire tant elle-m&ecirc;me proclamait le
+contraire): &laquo;Oriane est
+snob.&raquo; Aucune math&eacute;matique ne nous permettant de convertir
+M<sup>me</sup> d'Arpajon
+et M<sup>me</sup> de Montpensier en quantit&eacute;s homog&egrave;nes,
+il m'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; impossible de
+r&eacute;pondre si on me demandait laquelle me semblait
+sup&eacute;rieure &agrave; l'autre.</p>
+<p>Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
+Guermantes, le plus habituellement cit&eacute; &eacute;tait un certain
+exclusivisme,
+d&ucirc; en partie &agrave; la naissance royale de la princesse, et
+surtout le
+rigorisme presque fossile des pr&eacute;jug&eacute;s aristocratiques du
+prince,
+pr&eacute;jug&eacute;s que d'ailleurs le duc et la duchesse ne
+s'&eacute;taient pas fait
+faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
+consid&eacute;rer comme plus invraisemblable encore que m'e&ucirc;t
+invit&eacute; cet homme
+qui ne comptait que les altesses et les ducs et &agrave; chaque
+d&icirc;ner, faisait
+une sc&egrave;ne parce qu'il n'avait pas eu &agrave; table la place
+&agrave; laquelle il
+aurait eu droit sous Louis XIV, place que, gr&acirc;ce &agrave; son
+extr&ecirc;me &eacute;rudition
+en mati&egrave;re d'histoire et de g&eacute;n&eacute;alogie, il
+&eacute;tait seul &agrave; conna&icirc;tre. A
+cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc
+et
+de la duchesse les diff&eacute;rences qui les s&eacute;paraient de
+leurs cousins. &laquo;Le
+duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
+intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
+quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de
+leur
+cousin&raquo;, &eacute;taient des phrases usuelles dont le souvenir me
+faisait
+maintenant fr&eacute;mir en regardant la carte d'invitation &agrave;
+laquelle ils
+donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir &eacute;t&eacute;
+envoy&eacute;e par un
+mystificateur.</p>
+<p>Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas
+&eacute;t&eacute; &agrave;
+Cannes, j'aurais pu t&acirc;cher de savoir par eux si l'invitation que
+j'avais
+re&ccedil;ue &eacute;tait v&eacute;ritable. Ce doute o&ugrave;
+j'&eacute;tais n'est pas m&ecirc;me d&ucirc;, comme je
+m'en &eacute;tais un moment flatt&eacute;, au sentiment qu'un homme du
+monde
+n'&eacute;prouverait pas et qu'en cons&eacute;quence un
+&eacute;crivain, appart&icirc;nt-il en
+dehors de cela &agrave; la caste des gens du monde, devrait reproduire
+afin
+d'&ecirc;tre bien &laquo;objectif&raquo; et de peindre chaque classe
+diff&eacute;remment. J'ai,
+en effet, trouv&eacute; derni&egrave;rement, dans un charmant volume de
+M&eacute;moires, la
+notation d'incertitudes analogues &agrave; celles par lesquelles me
+faisait
+passer la carte d'invitation de la princesse. &laquo;Georges et moi (ou
+H&eacute;ly
+et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour v&eacute;rifier), nous
+grillions
+si fort d'&ecirc;tre admis dans le salon de M<sup>me</sup> Delessert,
+qu'ayant re&ccedil;u
+d'elle une invitation, nous cr&ucirc;mes prudent, chacun de notre
+c&ocirc;t&eacute;, de
+nous assurer que nous n'&eacute;tions pas les dupes de quelque poisson
+d'avril.&raquo; Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville
+(celui
+qui &eacute;pousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme
+qui &laquo;de
+son c&ocirc;t&eacute;&raquo; va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une
+mystification est,
+selon qu'il s'appelle Georges ou H&eacute;ly, l'un ou l'autre des deux
+ins&eacute;parables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le
+prince de
+Chalais.</p>
+<p>Le jour o&ugrave; devait avoir lieu la soir&eacute;e chez la
+princesse de Guermantes,
+j'appris que le duc et la duchesse &eacute;taient revenus &agrave;
+Paris depuis la
+veille. Le bal de la princesse ne les e&ucirc;t pas fait revenir, mais
+un de
+leurs cousins &eacute;tait fort malade, et puis le duc tenait beaucoup
+&agrave; une
+redoute qui avait lieu cette nuit-l&agrave; et o&ugrave; lui-m&ecirc;me
+devait para&icirc;tre en
+Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavi&egrave;re. Et je r&eacute;solus
+d'aller la
+voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'&eacute;taient pas
+encore
+rentr&eacute;s; je guettai d'abord d'une petite pi&egrave;ce, que je
+croyais un bon
+poste de vigie, l'arriv&eacute;e de la voiture. En
+r&eacute;alit&eacute; j'avais fort mal
+choisi mon observatoire, d'o&ugrave; je distinguai &agrave; peine notre
+cour, mais
+j'en aper&ccedil;us plusieurs autres ce qui, sans utilit&eacute; pour
+moi, me
+divertit un moment. Ce n'est pas &agrave; Venise seulement qu'on a de
+ces
+points de vue sur plusieurs maisons &agrave; la fois qui ont
+tent&eacute; les
+peintres, mais &agrave; Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au
+hasard.
+C'est &agrave; ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers
+pauvres
+de Paris, le matin, avec leurs hautes chemin&eacute;es
+&eacute;vas&eacute;es, auxquelles le
+soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est
+tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en
+nuances si vari&eacute;es, qu'on dirait, plant&eacute; sur la ville, le
+jardin d'un
+amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extr&ecirc;me
+proximit&eacute; des maisons aux fen&ecirc;tres oppos&eacute;es sur une
+m&ecirc;me cour y fait de
+chaque crois&eacute;e le cadre o&ugrave; une cuisini&egrave;re
+r&ecirc;vasse en regardant &agrave; terre,
+o&ugrave; plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par
+une
+vieille &agrave; figure, &agrave; peine distincte dans l'ombre, de
+sorci&egrave;re; ainsi
+chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit
+par
+son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un
+rectangle
+plac&eacute; sous verre par la cl&ocirc;ture des fen&ecirc;tres, une
+exposition de cent
+tableaux hollandais juxtapos&eacute;s. Certes, de l'h&ocirc;tel de
+Guermantes on
+n'avait pas le m&ecirc;me genre de vues, mais de curieuses aussi,
+surtout de
+l'&eacute;trange point trigonom&eacute;trique o&ugrave; je
+m'&eacute;tais plac&eacute; et o&ugrave; le regard
+n'&eacute;tait arr&ecirc;t&eacute; par rien jusqu'aux hauteurs
+lointaines que formait, les
+terrains relativement vagues qui pr&eacute;c&eacute;daient &eacute;tant
+fort en pente,
+l'h&ocirc;tel de la princesse de Silistrie et de la marquise de
+Plassac,
+cousines tr&egrave;s nobles de M. de Guermantes, et que je ne
+connaissais pas.
+Jusqu'&agrave; cet h&ocirc;tel (qui &eacute;tait celui de leur
+p&egrave;re, M. de Br&eacute;quigny), rien
+que des corps de b&acirc;timents peu &eacute;lev&eacute;s,
+orient&eacute;s des fa&ccedil;ons les plus
+diverses et qui, sans arr&ecirc;ter la vue, prolongeaient la distance
+de leurs
+plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise o&ugrave; le
+marquis
+de Fr&eacute;court garait ses voitures se terminait bien par une
+aiguille plus
+haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser
+&agrave; ces
+jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'&eacute;lancent
+isol&eacute;es au
+pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, o&ugrave; se
+reposaient les yeux, faisaient para&icirc;tre plus
+&eacute;loign&eacute; que s'il avait &eacute;t&eacute;
+s&eacute;par&eacute; de nous par plusieurs rues ou de nombreux
+contreforts l'h&ocirc;tel de
+M<sup>me</sup> de Plassac, en r&eacute;alit&eacute; assez voisin mais
+chim&eacute;riquement &eacute;loign&eacute;
+comme un paysage alpestre. Quand ses larges fen&ecirc;tres
+carr&eacute;es, &eacute;blouies
+de soleil comme des feuilles de cristal de roche, &eacute;taient
+ouvertes pour
+le m&eacute;nage, on avait, &agrave; suivre aux diff&eacute;rents
+&eacute;tages les valets de pied
+impossibles &agrave; bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le
+m&ecirc;me
+plaisir qu'&agrave; voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un
+voyageur en
+diligence, ou un guide, &agrave; diff&eacute;rents degr&eacute;s
+d'altitude du Saint-Gothard.
+Mais de ce &laquo;point de vue&raquo; o&ugrave; je m'&eacute;tais
+plac&eacute;, j'aurais risqu&eacute; de ne pas
+voir rentrer M. ou M<sup>me</sup> de Guermantes, de sorte que, lorsque
+dans
+l'apr&egrave;s-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis
+simplement
+sur l'escalier, d'o&ugrave; l'ouverture de la porte coch&egrave;re ne
+pouvait passer
+inaper&ccedil;ue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai,
+bien que
+n'y apparussent pas, si &eacute;blouissantes avec leurs valets de pied
+rendus
+minuscules par l'&eacute;loignement et en train de nettoyer, les
+beaut&eacute;s
+alpestres de l'h&ocirc;tel de Br&eacute;quigny et Tresmes. Or cette
+attente sur
+l'escalier devait avoir pour moi des cons&eacute;quences si
+consid&eacute;rables et me
+d&eacute;couvrir un paysage, non plus turn&eacute;rien, mais moral si
+important, qu'il
+est pr&eacute;f&eacute;rable d'en retarder le r&eacute;cit de quelques
+instants, en le
+faisant pr&eacute;c&eacute;der d'abord par celui de ma visite aux
+Guermantes quand je
+sus qu'ils &eacute;taient rentr&eacute;s. Ce fut le duc seul qui me
+re&ccedil;ut dans sa
+biblioth&egrave;que. Au moment o&ugrave; j'y entrais, sortit un petit
+homme aux
+cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme
+en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon
+grand-p&egrave;re,
+mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne
+voulut jamais descendre avant que je fusse pass&eacute;. Le duc lui
+cria de la
+biblioth&egrave;que quelque chose que je ne compris pas, et l'autre
+r&eacute;pondit
+avec de nouveaux saluts adress&eacute;s &agrave; la muraille, car le
+duc ne pouvait le
+voir, mais r&eacute;p&eacute;t&eacute;s tout de m&ecirc;me sans fin,
+comme ces inutiles sourires
+des gens qui causent avec vous par le t&eacute;l&eacute;phone; il avait
+une voix de
+fausset, et me resalua avec une humilit&eacute; d'homme d'affaires. Et
+ce
+pouvait d'ailleurs &ecirc;tre un homme d'affaires de Combray, tant il
+avait le
+genre provincial, surann&eacute; et doux des petites gens, des
+vieillards
+modestes de l&agrave;-bas. &laquo;Vous verrez Oriane tout &agrave;
+l'heure, me dit le duc
+quand je fus entr&eacute;. Comme Swann doit venir tout &agrave; l'heure
+lui apporter
+les &eacute;preuves de son &eacute;tude sur les monnaies de l'Ordre de
+Malte, et, ce
+qui est pis, une photographie immense o&ugrave; il a fait reproduire
+les deux
+faces de ces monnaies, Oriane a pr&eacute;f&eacute;r&eacute; s'habiller
+d'abord, pour pouvoir
+rester avec lui jusqu'au moment d'aller d&icirc;ner. Nous sommes
+d&eacute;j&agrave;
+encombr&eacute;s d'affaires &agrave; ne pas savoir o&ugrave; les mettre
+et je me demande o&ugrave;
+nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop
+aimable, qui aime trop &agrave; faire plaisir. Elle a cru que
+c'&eacute;tait gentil de
+demander &agrave; Swann de pouvoir regarder les uns &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; des autres tous ces
+grands ma&icirc;tres de l'Ordre dont il a trouv&eacute; les
+m&eacute;dailles &agrave; Rhodes. Car
+je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le m&ecirc;me Ordre de
+Saint-Jean de J&eacute;rusalem. Dans le fond elle ne s'int&eacute;resse
+&agrave; cela que
+parce que Swann s'en occupe. Notre famille est tr&egrave;s
+m&ecirc;l&eacute;e &agrave; toute cette
+histoire; m&ecirc;me encore aujourd'hui, mon fr&egrave;re que vous
+connaissez est un
+des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais
+parl&eacute; de
+tout cela &agrave; Oriane, elle ne m'aurait seulement pas
+&eacute;cout&eacute;. En revanche,
+il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est
+inou&iuml; la rage des gens d'une religion &agrave; &eacute;tudier
+celle des autres)
+l'aient conduit &agrave; l'Histoire des Chevaliers de Rhodes,
+h&eacute;ritiers des
+Templiers, pour qu'aussit&ocirc;t Oriane veuille voir les t&ecirc;tes
+de ces
+chevaliers. Ils &eacute;taient de forts petits gar&ccedil;ons &agrave;
+c&ocirc;t&eacute; des Lusignan,
+rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme
+jusqu'ici Swann ne s'est pas occup&eacute; d'eux, Oriane ne veut rien
+savoir
+sur les Lusignan.&raquo; Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi
+j'&eacute;tais
+venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme M<sup>me</sup> de
+Silistrie et la
+duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite &agrave; la
+duchesse, qui
+recevait souvent avant le d&icirc;ner, et ne la trouvant pas,
+rest&egrave;rent un
+moment avec le duc. La premi&egrave;re de ces dames (la princesse de
+Silistrie), habill&eacute;e avec simplicit&eacute;, s&egrave;che, mais
+l'air aimable, tenait
+&agrave; la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne f&ucirc;t
+bless&eacute;e ou
+infirme. Elle &eacute;tait au contraire fort alerte. Elle parla avec
+tristesse
+au duc d'un cousin germain &agrave; lui&#8212;pas du c&ocirc;t&eacute;
+Guermantes, mais plus
+brillant encore s'il &eacute;tait possible&#8212;dont l'&eacute;tat de
+sant&eacute;, tr&egrave;s atteint
+depuis quelque temps, s'&eacute;tait subitement aggrav&eacute;. Mais il
+&eacute;tait visible
+que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en
+r&eacute;p&eacute;tant:
+&laquo;Pauvre Mama! c'est un si bon gar&ccedil;on&raquo;, portait un
+diagnostic favorable.
+En effet le d&icirc;ner auquel devait assister le duc l'amusait, la
+grande
+soir&eacute;e chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais
+surtout
+il devait aller &agrave; une heure du matin, avec sa femme, &agrave; un
+grand souper
+et bal costum&eacute; en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et
+d'Isabeau de Bavi&egrave;re pour la duchesse &eacute;taient tout
+pr&ecirc;ts. Et le duc
+entendait ne pas &ecirc;tre troubl&eacute; dans ces divertissements
+multiples par la
+souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de
+canne, M<sup>me</sup> de Plassac et M<sup>me</sup> de Tresmes, toutes
+deux filles du comte de
+Br&eacute;quigny, vinrent ensuite faire visite &agrave; Basin et
+d&eacute;clar&egrave;rent que
+l'&eacute;tat du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Apr&egrave;s
+avoir hauss&eacute; les
+&eacute;paules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si
+elles
+allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles r&eacute;pondirent que non,
+&agrave; cause
+de l'&eacute;tat d'Amanien qui &eacute;tait &agrave; toute
+extr&eacute;mit&eacute;, et m&ecirc;me elles s'&eacute;taient
+d&eacute;command&eacute;es du d&icirc;ner o&ugrave; allait le duc, et
+duquel elles lui &eacute;num&eacute;r&egrave;rent
+les convives, le fr&egrave;re du roi Th&eacute;odose, l'infante
+Marie-Conception, etc.
+Comme le marquis d'Osmond &eacute;tait leur parent &agrave; un
+degr&eacute; moins proche
+qu'il n'&eacute;tait de Basin, leur &laquo;d&eacute;fection&raquo;
+parut au duc une esp&egrave;ce de
+bl&acirc;me indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des
+hauteurs
+de l'h&ocirc;tel de Br&eacute;quigny pour voir la duchesse (ou
+plut&ocirc;t pour lui
+annoncer le caract&egrave;re alarmant, et incompatible pour les parents
+avec
+les r&eacute;unions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne
+rest&egrave;rent-elles pas longtemps, et, munies de leur b&acirc;ton
+d'alpiniste,
+Walpurge et Doroth&eacute;e (tels &eacute;taient les pr&eacute;noms des
+deux s&#339;urs) reprirent
+la route escarp&eacute;e de leur fa&icirc;te. Je n'ai jamais
+pens&eacute; &agrave; demander aux
+Guermantes &agrave; quoi correspondaient ces cannes, si
+fr&eacute;quentes dans un
+certain faubourg Saint-Germain. Peut-&ecirc;tre, consid&eacute;rant
+toute la
+paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres,
+faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne
+fracture, due &agrave; l'usage immod&eacute;r&eacute; de la chasse et
+des chutes de cheval
+qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de
+l'humidit&eacute; de la rive gauche et des vieux ch&acirc;teaux, leur
+rendaient la
+canne n&eacute;cessaire. Peut-&ecirc;tre n'&eacute;taient-elles pas
+parties, dans le
+quartier, en exp&eacute;dition si lointaine. Et, seulement descendues
+dans leur
+jardin (peu &eacute;loign&eacute; de celui de la duchesse) pour faire
+la cueillette
+des fruits n&eacute;cessaires aux compotes, venaient-elles, avant de
+rentrer
+chez elles, dire bonsoir &agrave; M<sup>me</sup> de Guermantes chez
+laquelle elles
+n'allaient pourtant pas jusqu'&agrave; apporter un s&eacute;cateur ou
+un arrosoir. Le
+duc parut touch&eacute; que je fusse venu chez eux le jour m&ecirc;me
+de son retour.
+Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander
+&agrave; sa femme de s'informer si sa cousine m'avait r&eacute;ellement
+invit&eacute;. Je
+venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il &eacute;tait trop
+tard,
+que si la princesse ne m'avait pas envoy&eacute; d'invitation, il
+aurait l'air
+d'en demander une, que d&eacute;j&agrave; ses cousins lui en avaient
+refus&eacute; une, une
+fois, et qu'il ne voulait plus, ni de pr&egrave;s, ni de loin, avoir
+l'air de
+se m&ecirc;ler de leurs listes, &laquo;de s'immiscer&raquo;, enfin
+qu'il ne savait m&ecirc;me
+pas si lui et sa femme, qui d&icirc;naient en ville, ne rentreraient
+pas
+aussit&ocirc;t apr&egrave;s chez eux, que dans ce cas leur meilleure
+excuse de n'&ecirc;tre
+pas all&eacute;s &agrave; la soir&eacute;e de la princesse &eacute;tait
+de lui cacher leur retour &agrave;
+Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire
+empress&eacute;s de lui faire conna&icirc;tre en lui envoyant un mot ou
+un coup de
+t&eacute;l&eacute;phone &agrave; mon sujet, et certainement trop tard,
+car en toute hypoth&egrave;se
+les listes de la princesse &eacute;taient certainement closes.
+&laquo;Vous n'&ecirc;tes pas
+mal avec elle&raquo;, me dit-il d'un air soup&ccedil;onneux, les
+Guermantes craignant
+toujours de ne pas &ecirc;tre au courant des derni&egrave;res brouilles
+et qu'on ne
+cherch&acirc;t &agrave; se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc
+avait
+l'habitude de prendre sur lui toutes les d&eacute;cisions qui pouvaient
+sembler
+peu aimables: &laquo;Tenez, mon petit, me dit-il tout &agrave; coup,
+comme si l'id&eacute;e
+lui en venait brusquement &agrave; l'esprit, j'ai m&ecirc;me envie de
+ne pas dire du
+tout &agrave; Oriane que vous m'avez parl&eacute; de cela. Vous savez
+comme elle est
+aimable, de plus elle vous aime &eacute;norm&eacute;ment, elle voudrait
+envoyer chez
+sa cousine malgr&eacute; tout ce que je pourrais lui dire, et si elle
+est
+fatigu&eacute;e apr&egrave;s d&icirc;ner, il n'y aura plus d'excuse,
+elle sera forc&eacute;e
+d'aller &agrave; la soir&eacute;e. Non, d&eacute;cid&eacute;ment, je ne
+lui en dirai rien. Du reste
+vous allez la voir tout &agrave; l'heure. Pas un mot de cela, je vous
+prie. Si
+vous vous d&eacute;cidez &agrave; aller &agrave; la soir&eacute;e je
+n'ai pas besoin de vous dire
+quelle joie nous aurons de passer la soir&eacute;e avec vous.&raquo;
+Les motifs
+d'humanit&eacute; sont trop sacr&eacute;s pour que celui devant qui on
+les invoque ne
+s'incline pas devant eux, qu'il les croie sinc&egrave;res ou non; je ne
+voulus
+pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la
+fatigue possible de M<sup>me</sup> de Guermantes, et je promis de ne
+pas lui parler
+du but de ma visite, exactement comme si j'avais &eacute;t&eacute; dupe
+de la petite
+com&eacute;die que m'avait jou&eacute;e M. de Guermantes. Je demandai
+au duc s'il
+croyait que j'avais chance de voir chez la princesse M<sup>me</sup> de
+Stermaria.
+&laquo;Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que
+vous
+dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout
+le
+genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez l&agrave; que des
+gens
+excessivement comme il faut et tr&egrave;s ennuyeux, des duchesses
+portant des
+titres qu'on croyait &eacute;teints et qu'on a ressortis pour la
+circonstance,
+tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses
+&eacute;trang&egrave;res, mais
+n'esp&eacute;rez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade,
+m&ecirc;me de votre
+supposition.</p>
+<p>&laquo;Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre
+un
+superbe tableau que j'ai achet&eacute; &agrave; mon cousin, en partie
+en &eacute;change des
+Elstir, que d&eacute;cid&eacute;ment nous n'aimions pas. On me l'a
+vendu pour un
+Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand.
+Voulez-vous ma pens&eacute;e? Je crois que c'est un V&eacute;lasquez et
+de la plus
+belle &eacute;poque&raquo;, me dit le duc en me regardant dans les
+yeux, soit pour
+conna&icirc;tre mon impression, soit pour l'accro&icirc;tre. Un valet
+de pied entra.
+&laquo;M<sup>me</sup> la duchesse fait demander &agrave; M. le duc si
+M. le duc veut bien
+recevoir M. Swann, parce que M<sup>me</sup> la duchesse n'est pas
+encore pr&ecirc;te.</p>
+<p>&#8212;Faites entrer M. Swann&raquo;, dit le duc apr&egrave;s avoir
+regard&eacute; et vu &agrave; sa
+montre qu'il avait lui-m&ecirc;me quelques minutes encore avant d'aller
+s'habiller. &laquo;Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir,
+n'est pas
+pr&ecirc;te. Inutile de parler devant Swann de la soir&eacute;e de
+Marie-Gilbert, me
+dit le duc. Je ne sais pas s'il est invit&eacute;. Gilbert l'aime
+beaucoup,
+parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute
+une
+histoire. (Sans &ccedil;a, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque
+quand
+il voit un Juif &agrave; cent m&egrave;tres.) Mais enfin maintenant
+&ccedil;a s'aggrave de
+l'affaire Dreyfus, Swann aurait d&ucirc; comprendre qu'il devait, plus
+que
+tout autre, couper tout c&acirc;ble avec ces gens-l&agrave;, or, tout
+au contraire,
+il tient des propos f&acirc;cheux.&raquo; Le duc rappela le valet de
+pied pour
+savoir si celui qu'il avait envoy&eacute; chez le cousin d'Osmond
+&eacute;tait revenu.
+En effet le plan du duc &eacute;tait le suivant: comme il croyait avec
+raison
+son cousin mourant, il tenait &agrave; faire prendre des nouvelles
+avant la
+mort, c'est-&agrave;-dire avant le deuil forc&eacute;. Une fois couvert
+par la
+certitude officielle qu'Amanien &eacute;tait encore vivant, il
+ficherait le
+camp &agrave; son d&icirc;ner, &agrave; la soir&eacute;e du prince,
+&agrave; la redoute o&ugrave; il serait en
+Louis XI et o&ugrave; il avait le plus piquant rendez-vous avec une
+nouvelle
+ma&icirc;tresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le
+lendemain,
+quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il
+avait tr&eacute;pass&eacute; dans la soir&eacute;e. &laquo;Non,
+monsieur le duc, il n'est pas
+encore revenu. &#8212;Cr&eacute; nom de Dieu! on ne fait jamais ici les
+choses qu'&agrave;
+la derni&egrave;re heure&raquo;, dit le duc &agrave; la pens&eacute;e
+qu'Amanien avait eu le temps
+de &laquo;claquer&raquo; pour un journal du soir et de lui faire rater
+sa redoute.
+Il fit demander <i>le Temps</i> o&ugrave; il n'y avait rien. Je
+n'avais pas vu Swann
+depuis tr&egrave;s longtemps, je me demandai un instant si autrefois il
+coupait
+sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais
+quelque chose de chang&eacute;; c'&eacute;tait seulement qu'il
+&eacute;tait en effet tr&egrave;s
+&laquo;chang&eacute;&raquo;, parce qu'il &eacute;tait tr&egrave;s
+souffrant, et la maladie produit dans
+le visage des modifications aussi profondes que se mettre &agrave;
+porter la
+barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann &eacute;tait
+celle qui
+avait emport&eacute; sa m&egrave;re et dont elle avait
+&eacute;t&eacute; atteinte pr&eacute;cis&eacute;ment &agrave;
+l'&acirc;ge qu'il avait. Nos existences sont en r&eacute;alit&eacute;,
+par l'h&eacute;r&eacute;dit&eacute;, aussi
+pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jet&eacute;s, que s'il y
+avait
+vraiment des sorci&egrave;res. Et comme il y a une certaine
+dur&eacute;e de la vie
+pour l'humanit&eacute; en g&eacute;n&eacute;ral, il y en a une pour les
+familles en
+particulier, c'est-&agrave;-dire, dans les familles, pour les membres
+qui se
+ressemblent.) Swann &eacute;tait habill&eacute; avec une
+&eacute;l&eacute;gance qui, comme celle de
+sa femme, associait &agrave; ce qu'il &eacute;tait ce qu'il avait
+&eacute;t&eacute;. Serr&eacute; dans une
+redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte,
+gant&eacute;
+de gants blancs ray&eacute;s de noir, il portait un tube gris d'une
+forme
+&eacute;vas&eacute;e que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le
+prince de Sagan,
+pour M. de Charlus, pour le marquis de Mod&egrave;ne, pour M. Charles
+Haas et
+pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et
+de
+l'affectueuse poign&eacute;e de mains avec lesquels il r&eacute;pondit
+&agrave; mon salut,
+car je croyais qu'apr&egrave;s si longtemps il ne m'aurait pas reconnu
+tout de
+suite; je lui dis mon &eacute;tonnement; il l'accueillit avec des
+&eacute;clats de
+rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme
+si c'&eacute;tait mettre en doute l'int&eacute;grit&eacute; de son
+cerveau ou la sinc&eacute;rit&eacute; de
+son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est
+pourtant ce qui &eacute;tait; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps
+apr&egrave;s,
+que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul
+changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me
+dit, ne trahirent la d&eacute;couverte qu'une parole de M. de
+Guermantes lui
+fit faire, tant il avait de ma&icirc;trise et de s&ucirc;ret&eacute;
+dans le jeu de la vie
+mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontan&eacute;it&eacute;
+dans les mani&egrave;res
+et ces initiatives personnelles, m&ecirc;me en mati&egrave;re
+d'habillement, qui
+caract&eacute;risaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le
+salut que
+m'avait fait, sans me reconna&icirc;tre, le vieux clubman
+n'&eacute;tait pas le salut
+froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut
+tout rempli d'une amabilit&eacute; r&eacute;elle, d'une gr&acirc;ce
+v&eacute;ritable, comme la
+duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'&agrave; vous
+sourire
+la premi&egrave;re avant que vous l'eussiez salu&eacute;e si elle vous
+rencontrait),
+par opposition aux saluts plus m&eacute;caniques, habituels aux dames
+du
+faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon
+une habitude qui tendait &agrave; dispara&icirc;tre, il posa par terre
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui,
+&eacute;tait doubl&eacute; de cuir vert, ce qui ne se faisait pas
+d'habitude, mais
+parce que c'&eacute;tait (&agrave; ce qu'il disait) beaucoup moins
+salissant, en
+r&eacute;alit&eacute; parce que c'&eacute;tait fort seyant.
+&laquo;Tenez, Charles, vous qui &ecirc;tes un
+grand connaisseur, venez voir quelque chose; apr&egrave;s &ccedil;a,
+mes petits, je
+vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant
+pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va
+pas tarder.&raquo; Et il montra son &laquo;V&eacute;lasquez&raquo;
+&agrave; Swann. &laquo;Mais il me semble
+que je connais &ccedil;a,&raquo; fit Swann avec la grimace des gens
+souffrants pour
+qui parler est d&eacute;j&agrave; une fatigue. &laquo;Oui, dit le duc
+rendu s&eacute;rieux par le
+retard que mettait le connaisseur &agrave; exprimer son admiration.
+Vous l'avez
+probablement vu chez Gilbert.</p>
+<p>&#8212;Ah! en effet, je me rappelle.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que vous croyez que c'est?</p>
+<p>&#8212;Eh bien, si c'&eacute;tait chez Gilbert, c'est probablement un de
+vos
+<i>anc&ecirc;tres</i>, dit Swann avec un m&eacute;lange d'ironie et de
+d&eacute;f&eacute;rence envers
+une grandeur qu'il e&ucirc;t trouv&eacute; impoli et ridicule de
+m&eacute;conna&icirc;tre, mais
+dont il ne voulait, par bon go&ucirc;t, parler qu'en &laquo;se
+jouant&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Mais bien s&ucirc;r, dit rudement le duc. C'est Boson, je ne sais
+plus quel
+num&eacute;ro, de Guermantes. Mais &ccedil;a, je m'en fous. Vous savez
+que je ne suis
+pas aussi f&eacute;odal que mon cousin. J'ai entendu prononcer le nom
+de
+Rigaud, de Mignard, m&ecirc;me de V&eacute;lasquez!&raquo; dit le duc
+en attachant sur
+Swann un regard et d'inquisiteur et de tortionnaire, pour t&acirc;cher
+&agrave; la
+fois de lire dans sa pens&eacute;e et d'influencer sa r&eacute;ponse.
+&laquo;Enfin,
+conclut-il, car, quand on l'amenait &agrave; provoquer artificiellement
+une
+opinion qu'il d&eacute;sirait, il avait la facult&eacute;, au bout de
+quelques
+instants, de croire qu'elle avait &eacute;t&eacute; spontan&eacute;ment
+&eacute;mise; voyons, pas de
+flatterie. Croyez-vous que ce soit d'un des grands pontifes que je
+viens
+de dire?</p>
+<p>&#8212;Nnnnon, dit Swann.</p>
+<p>&#8212;Mais alors, enfin moi je n'y connais rien, ce n'est pas &agrave;
+moi de
+d&eacute;cider de qui est ce cro&ucirc;ton-l&agrave;. Mais vous, un
+dilettante, un ma&icirc;tre en
+la mati&egrave;re, &agrave; qui l'attribuez-vous? Vous &ecirc;tes assez
+connaisseur pour
+avoir une id&eacute;e. A qui l'attribuez-vous?&raquo; Swann
+h&eacute;sita un instant devant
+cette toile que visiblement il trouvait affreuse: &laquo;A la
+malveillance!&raquo;
+r&eacute;pondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser
+&eacute;chapper un mouvement
+de rage. Quand elle fut calm&eacute;e: &laquo;Vous &ecirc;tes bien
+gentils tous les deux,
+attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je
+reviens. Je vais faire dire &agrave; ma bourgeoise que vous l'attendez
+tous les
+deux.&raquo; Je causai un instant avec Swann de l'affaire Dreyfus et je
+lui
+demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent
+antidreyfusards. &laquo;D'abord parce qu'au fond tous ces
+gens-l&agrave; sont
+antis&eacute;mites&raquo;, r&eacute;pondit Swann qui savait bien
+pourtant par exp&eacute;rience que
+certains ne l'&eacute;taient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont
+une
+opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes
+ne
+la partageassent pas, leur supposer une raison pr&eacute;con&ccedil;ue,
+un pr&eacute;jug&eacute;
+contre lequel il n'y avait rien &agrave; faire, plut&ocirc;t que des
+raisons qui se
+laisseraient discuter. D'ailleurs, arriv&eacute; au terme
+pr&eacute;matur&eacute; de sa vie,
+comme une b&ecirc;te fatigu&eacute;e qu'on harc&egrave;le, il
+ex&eacute;crait ces pers&eacute;cutions et
+rentrait au bercail religieux de ses p&egrave;res.</p>
+<p>&#8212;Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m'avait dit
+qu'il &eacute;tait antis&eacute;mite.</p>
+<p>&#8212;Oh! celui-l&agrave;, je n'en parle m&ecirc;me pas. C'est au point
+que, quand il
+&eacute;tait officier, ayant une rage de dents &eacute;pouvantable, il
+a pr&eacute;f&eacute;r&eacute;
+rester &agrave; souffrir plut&ocirc;t que de consulter le seul dentiste
+de la r&eacute;gion,
+qui &eacute;tait juif, et que plus tard il a laiss&eacute; br&ucirc;ler
+une aile de son
+ch&acirc;teau, o&ugrave; le feu avait pris, parce qu'il aurait fallu
+demander des
+pompes au ch&acirc;teau voisin qui est aux Rothschild.</p>
+<p>&#8212;Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui?</p>
+<p>&#8212;Oui, me r&eacute;pondit-il, quoique je me trouve bien
+fatigu&eacute;: Mais il m'a
+envoy&eacute; un pneumatique pour me pr&eacute;venir qu'il avait
+quelque chose &agrave; me
+dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou
+pour le recevoir; cela m'agitera, j'aime mieux &ecirc;tre
+d&eacute;barrass&eacute; tout de
+suite de cela.</p>
+<p>&#8212;Mais le duc de Guermantes n'est pas antis&eacute;mite.</p>
+<p>&#8212;Vous voyez bien que si puisqu'il est antidreyfusard, me
+r&eacute;pondit
+Swann, sans s'apercevoir qu'il faisait une p&eacute;tition de principe.
+Cela
+n'emp&ecirc;che pas que je suis pein&eacute; d'avoir d&eacute;&ccedil;u
+cet homme&#8212;que dis-je! ce
+duc&#8212;en n'admirant pas son pr&eacute;tendu Mignard, je ne sais quoi.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, repris-je en revenant &agrave; l'affaire Dreyfus, la
+duchesse,
+elle, est intelligente.</p>
+<p>&#8212;Oui, elle est charmante. A mon avis, du reste, elle l'a
+&eacute;t&eacute; encore
+davantage quand elle s'appelait encore la princesse des Laumes. Son
+esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela &eacute;tait
+plus
+tendre dans la grande dame juv&eacute;nile, mais enfin, plus ou moins
+jeunes,
+hommes ou femmes, qu'est-ce que vous voulez, tous ces gens-l&agrave;
+sont d'une
+autre race, on n'a pas impun&eacute;ment mille ans de
+f&eacute;odalit&eacute; dans le sang.
+Naturellement ils croient que cela n'est pour rien dans leur opinion.</p>
+<p>&#8212;Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard?</p>
+<p>&#8212;Ah! tant mieux, d'autant plus que vous savez que sa m&egrave;re est
+tr&egrave;s
+contre. On m'avait dit qu'il l'&eacute;tait, mais je n'en &eacute;tais
+pas s&ucirc;r. Cela
+me fait grand plaisir. Cela ne m'&eacute;tonne pas, il est tr&egrave;s
+intelligent.
+C'est beaucoup, cela.</p>
+<p>Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une na&iuml;vet&eacute;
+extraordinaire et donn&eacute; &agrave;
+sa fa&ccedil;on de voir une impulsion, un d&eacute;raillement plus
+notables encore que
+n'avait fait autrefois son mariage avec Odette; ce nouveau
+d&eacute;classement
+e&ucirc;t &eacute;t&eacute; mieux appel&eacute; reclassement et
+n'&eacute;tait qu'honorable pour lui,
+puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle &eacute;taient
+venus les
+siens et d'o&ugrave; l'avaient d&eacute;vi&eacute; ses
+fr&eacute;quentations aristocratiques. Mais
+Swann, pr&eacute;cis&eacute;ment au moment m&ecirc;me o&ugrave;, si
+lucide, il lui &eacute;tait donn&eacute;,
+gr&acirc;ce aux donn&eacute;es h&eacute;rit&eacute;es de son
+ascendance, de voir une v&eacute;rit&eacute; encore
+cach&eacute;e aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement
+comique.
+Il remettait toutes ses admirations et tous ses d&eacute;dains &agrave;
+l'&eacute;preuve d'un
+crit&eacute;rium nouveau, le dreyfusisme. Que l'antidreyfusisme de M<sup>me</sup>
+Bontemps
+la lui f&icirc;t trouver b&ecirc;te n'&eacute;tait pas plus
+&eacute;tonnant que, quand il s'&eacute;tait
+mari&eacute;, il l'e&ucirc;t trouv&eacute;e intelligente. Il
+n'&eacute;tait pas bien grave non plus
+que la vague nouvelle atteign&icirc;t aussi en lui les jugements
+politiques,
+et lui fit perdre le souvenir d'avoir trait&eacute; d'homme d'argent,
+d'espion
+de l'Angleterre (c'&eacute;tait une absurdit&eacute; du milieu
+Guermantes) Cl&eacute;menceau,
+qu'il d&eacute;clarait maintenant avoir tenu toujours pour une
+conscience, un
+homme de fer, comme Corn&eacute;ly. &laquo;Non, je ne vous ai jamais
+dit autrement.
+Vous confondez.&raquo; Mais, d&eacute;passant les jugements politiques,
+la vague
+renversait chez Swann les jugements litt&eacute;raires et
+jusqu'&agrave; la fa&ccedil;on de
+les exprimer. Barr&egrave;s avait perdu tout talent, et m&ecirc;me ses
+ouvrages de
+jeunesse &eacute;taient faiblards, pouvaient &agrave; peine se relire.
+&laquo;Essayez, vous
+ne pourrez pas aller jusqu'au bout. Quelle diff&eacute;rence avec
+Cl&eacute;menceau!
+Personnellement je ne suis pas anticl&eacute;rical, mais comme,
+&agrave; c&ocirc;t&eacute; de lui,
+on se rend compte que Barr&egrave;s n'a pas d'os! C'est un tr&egrave;s
+grand bonhomme
+que le p&egrave;re Cl&eacute;menceau. Comme il sait sa langue!&raquo;
+D'ailleurs les
+antidreyfusards n'auraient pas &eacute;t&eacute; en droit de critiquer
+ces folies. Ils
+expliquaient qu'on f&ucirc;t dreyfusiste parce qu'on &eacute;tait
+d'origine juive. Si
+un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la
+r&eacute;vision,
+c'&eacute;tait qu'il &eacute;tait chambr&eacute; par M<sup>me</sup>
+Verdurin, laquelle agissait en
+farouche radicale. Elle &eacute;tait avant tout contre les
+&laquo;calotins&raquo;. Saniette
+&eacute;tait plus b&ecirc;te que m&eacute;chant et ne savait pas le
+tort que la Patronne lui
+faisait. Que si l'on objectait que Brichot &eacute;tait tout aussi ami
+de M<sup>me</sup>
+Verdurin et &eacute;tait membre de la Patrie fran&ccedil;aise, c'est
+qu'il &eacute;tait plus
+intelligent. &laquo;Vous le voyez quelquefois?&raquo; dis-je &agrave;
+Swann en parlant de
+Saint-Loup.</p>
+<p>&#8212;Non, jamais. Il m'a &eacute;crit l'autre jour pour que je demande
+au duc de
+Mouchy et &agrave; quelques autres de voter pour lui au Jockey,
+o&ugrave; il a du
+reste pass&eacute; comme une lettre &agrave; la poste.</p>
+<p>&#8212;Malgr&eacute; l'Affaire!</p>
+<p>&#8212;On n'a pas soulev&eacute; la question. Du reste je vous dirai que,
+depuis
+tout &ccedil;a, je ne mets plus les pieds dans cet endroit.</p>
+<p>M. de Guermantes rentra, et bient&ocirc;t sa femme, toute
+pr&ecirc;te, haute et
+superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe &eacute;tait
+bord&eacute;e de
+paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d'autruche
+teinte de pourpre et sur les &eacute;paules une &eacute;charpe de tulle
+du m&ecirc;me rouge.
+&laquo;Comme c'est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la
+duchesse
+&agrave; qui rien n'&eacute;chappait. D'ailleurs, en vous, Charles,
+tout est joli,
+aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez
+et ce que vous faites.&raquo; Swann, cependant, sans avoir l'air
+d'entendre,
+consid&eacute;rait la duchesse comme il e&ucirc;t fait d'une toile de
+ma&icirc;tre et
+chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut
+dire: &laquo;Bigre!&raquo; M<sup>me</sup> de Guermantes &eacute;clata
+de rire. &laquo;Ma toilette vous
+pla&icirc;t, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me pla&icirc;t
+pas
+beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est
+ennuyeux de s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez
+soi!&raquo;</p>
+<p>&#8212;Quels magnifiques rubis!</p>
+<p>&#8212;Ah! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez,
+vous n'&ecirc;tes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me
+demandait s'ils
+&eacute;taient vrais. Je dois dire que je n'en ai jamais vu d'aussi
+beaux.
+C'est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon go&ucirc;t ils sont un
+peu
+gros, un peu verre &agrave; bordeaux plein jusqu'aux bords, mais je les
+ai mis
+parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert,
+ajouta M<sup>me</sup> de Guermantes sans se douter que cette
+affirmation d&eacute;truisait
+celles du duc.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce qu'il y a chez la princesse? demanda Swann.</p>
+<p>&#8212;Presque rien, se h&acirc;ta de r&eacute;pondre le duc &agrave; qui
+la question de Swann
+avait fait croire qu'il n'&eacute;tait pas invit&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Mais comment, Basin? C'est-&agrave;-dire que tout le ban et
+l'arri&egrave;re-ban
+sont convoqu&eacute;s. Ce sera une tuerie &agrave; s'assommer. Ce qui
+sera joli,
+ajouta-t-elle en regardant Swann d'un air d&eacute;licat, si l'orage
+qu'il y a
+dans l'air n'&eacute;clate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous
+les
+connaissez. J'ai &eacute;t&eacute; l&agrave;-bas, il y a un mois, au
+moment o&ugrave; les lilas
+&eacute;taient en fleurs, on ne peut pas se faire une id&eacute;e de ce
+que &ccedil;a pouvait
+&ecirc;tre beau. Et puis le jet d'eau, enfin, c'est vraiment Versailles
+dans
+Paris.</p>
+<p>&#8212;Quel genre de femme est la princesse? demandai-je.</p>
+<p>&#8212;Mais vous savez d&eacute;j&agrave;, puisque vous l'avez vue ici,
+qu'elle est belle
+comme le jour, qu'elle est aussi un peu idiote, tr&egrave;s gentille
+malgr&eacute;
+toute sa hauteur germanique, pleine de c&#339;ur et de gaffes. Swann
+&eacute;tait
+trop fin pour ne pas voir que M<sup>me</sup> de Guermantes cherchait en
+ce moment &agrave;
+&laquo;faire de l'esprit Guermantes&raquo; et sans grands frais, car
+elle ne faisait
+que resservir sous une forme moins parfaite d'anciens mots d'elle.
+N&eacute;anmoins, pour prouver &agrave; la duchesse qu'il comprenait
+son intention
+d'&ecirc;tre dr&ocirc;le et comme si elle l'avait r&eacute;ellement
+&eacute;t&eacute;, il sourit d'un air
+un peu forc&eacute;, me causant, par ce genre particulier
+d'insinc&eacute;rit&eacute;, la
+m&ecirc;me g&ecirc;ne que j'avais autrefois &agrave; entendre mes
+parents parler avec M.
+Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu'ils savaient
+tr&egrave;s bien qu'&eacute;tait plus grande celle qui r&eacute;gnait
+&agrave; Montjouvain),
+Legrandin nuancer son d&eacute;bit pour des sots, choisir des
+&eacute;pith&egrave;tes
+d&eacute;licates qu'il savait parfaitement ne pouvoir &ecirc;tre
+comprises d'un
+public riche ou chic, mais illettr&eacute;. &laquo;Voyons, Oriane,
+qu'est-ce que vous
+dites, dit M. de Guermantes. Marie b&ecirc;te? Elle a tout lu, elle est
+musicienne comme le violon.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais, mon pauvre petit Basin, vous &ecirc;tes un enfant qui vient
+de na&icirc;tre.
+Comme si on ne pouvait pas &ecirc;tre tout &ccedil;a et un peu idiote.
+Idiote est du
+reste exag&eacute;r&eacute;, non elle est n&eacute;buleuse, elle est
+Hesse-Darmstadt,
+Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m'&eacute;nerve.
+Mais je
+reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette
+seule id&eacute;e d'&ecirc;tre descendue de son tr&ocirc;ne allemand
+pour venir &eacute;pouser
+bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a
+choisi! Ah! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne
+connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une id&eacute;e: il a
+autrefois
+pris le lit parce que j'avais mis une carte &agrave; M<sup>me</sup>
+Carnot... Mais, mon
+petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que
+l'histoire de sa carte &agrave; M<sup>me</sup> Carnot paraissait
+courroucer M. de
+Guermantes, vous savez que vous n'avez pas envoy&eacute; la
+photographie de nos
+chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de
+faire connaissance. Le duc, cependant, n'avait pas cess&eacute; de
+regarder sa
+femme fixement: &laquo;Oriane, il faudrait au moins raconter la
+v&eacute;rit&eacute; et ne
+pas en manger la moiti&eacute;. Il faut dire, rectifia-t-il en
+s'adressant &agrave;
+Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-l&agrave;, qui
+&eacute;tait une
+tr&egrave;s bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui
+&eacute;tait
+coutumi&egrave;re de ce genre d'impairs, avait eu l'id&eacute;e assez
+baroque de nous
+inviter avec le Pr&eacute;sident et sa femme. Nous avons
+&eacute;t&eacute;, m&ecirc;me Oriane,
+assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les
+m&ecirc;mes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement
+&agrave; une
+r&eacute;union aussi &eacute;trange. Il y avait un ministre qui a
+vol&eacute;, enfin je passe
+l'&eacute;ponge, nous n'avions pas &eacute;t&eacute; pr&eacute;venus,
+nous &eacute;tions pris au pi&egrave;ge, et
+il faut du reste reconna&icirc;tre que tous ces gens ont
+&eacute;t&eacute; fort polis.
+Seulement c'&eacute;tait d&eacute;j&agrave; bien comme &ccedil;a. M<sup>me</sup>
+de Guermantes, qui ne me fait
+pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une
+carte dans la semaine &agrave; l'&Eacute;lys&eacute;e. Gilbert a
+peut-&ecirc;tre &eacute;t&eacute; un peu loin en
+voyant l&agrave; comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas
+oublier
+que, politique mise &agrave; part, M. Carnot, qui tenait du reste
+tr&egrave;s
+convenablement sa place, &eacute;tait le petit-fils d'un membre du
+tribunal
+r&eacute;volutionnaire qui a fait p&eacute;rir en un jour onze des
+n&ocirc;tres.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Alors, Basin, pourquoi alliez-vous d&icirc;ner toutes les semaines
+&agrave;
+Chantilly? Le duc d'Aumale n'&eacute;tait pas moins petit-fils d'un
+membre du
+tribunal r&eacute;volutionnaire, avec cette diff&eacute;rence que
+Carnot &eacute;tait un
+brave homme et Philippe-&Eacute;galit&eacute; une affreuse canaille.</p>
+<p>&#8212;Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoy&eacute; la
+photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas
+donn&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;&Ccedil;a ne m'&eacute;tonne qu'&agrave; moiti&eacute;, dit la
+duchesse. Mes domestiques ne me
+disent que ce qu'ils jugent &agrave; propos. Ils n'aiment probablement
+pas
+l'Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. &laquo;Vous savez, Oriane, que
+quand
+j'allais d&icirc;ner &agrave; Chantilly, c'&eacute;tait sans
+enthousiasme.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous
+demandait de rester &agrave; coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs
+rarement, en
+parfait mufle qu'il &eacute;tait, comme tous les Orl&eacute;ans.
+Savez-vous avec qui
+nous d&icirc;nons chez M<sup>me</sup> de Saint-Euverte? demanda M<sup>me</sup>
+de Guermantes &agrave; son
+mari.</p>
+<p>&#8212;En dehors des convives que vous savez, il y aura, invit&eacute; de
+la
+derni&egrave;re heure, le fr&egrave;re du roi Th&eacute;odose. A cette
+nouvelle les traits de
+la duchesse respir&egrave;rent le contentement et ses paroles l'ennui.
+&laquo;Ah! mon
+Dieu, encore des princes.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais celui-l&agrave; est gentil et intelligent, dit Swann.</p>
+<p>&#8212;Mais tout de m&ecirc;me pas compl&egrave;tement, r&eacute;pondit la
+duchesse en ayant
+l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveaut&eacute;
+&agrave; sa pens&eacute;e.
+Avez-vous remarqu&eacute; parmi les princes que les plus gentils ne le
+sont pas
+tout &agrave; fait? Mais si, je vous assure! Il faut toujours qu'ils
+aient une
+opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la
+premi&egrave;re partie de leur vie &agrave; nous demander les
+n&ocirc;tres, et la seconde &agrave;
+nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a
+&eacute;t&eacute; bien
+jou&eacute;, que cela a &eacute;t&eacute; moins bien jou&eacute;. Il
+n'y a aucune diff&eacute;rence. Tenez,
+ce petit Th&eacute;odose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a
+demand&eacute;
+comment &ccedil;a s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai
+r&eacute;pondu, dit la
+duchesse les yeux brillants et en &eacute;clatant de rire de ses belles
+l&egrave;vres
+rouges: &laquo;&Ccedil;a s'appelle un motif d'orchestre.&raquo; Eh
+bien! dans le fond, il
+n'&eacute;tait pas content. Ah! mon petit Charles, reprit M<sup>me</sup>
+de Guermantes, ce
+que &ccedil;a peut &ecirc;tre ennuyeux de d&icirc;ner en ville! Il y a
+des soirs o&ugrave; on
+aimerait mieux mourir! Il est vrai que de mourir c'est peut-&ecirc;tre
+tout
+aussi ennuyeux puisqu'on ne sait pas ce que c'est.&raquo; Un laquais
+parut.
+C'&eacute;tait le jeune fianc&eacute; qui avait eu des raisons avec le
+concierge,
+jusqu'&agrave; ce que la duchesse, dans sa bont&eacute;, e&ucirc;t mis
+entre eux une paix
+apparente. &laquo;Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de
+M. le
+marquis d'Osmond?&raquo; demanda-t-il.</p>
+<p>&#8212;Mais jamais de la vie, rien avant demain matin! Je ne veux
+m&ecirc;me pas
+que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez,
+n'aurait qu'&agrave; venir vous donner des nouvelles et vous dire
+d'aller nous
+chercher. Sortez, allez o&ugrave; vous voudrez, faites la noce,
+d&eacute;couchez, mais
+je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense
+d&eacute;borda
+du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues
+heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir, depuis
+qu'&agrave;
+la suite d'une nouvelle sc&egrave;ne avec le concierge, la duchesse lui
+avait
+gentiment expliqu&eacute; qu'il valait mieux ne plus sortir pour
+&eacute;viter de
+nouveaux conflits. Il nageait, &agrave; la pens&eacute;e d'avoir enfin
+sa soir&eacute;e
+libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle
+&eacute;prouva
+comme un serrement de c&#339;ur et une d&eacute;mangeaison de tous les
+membres &agrave; la
+vue de ce bonheur qu'on prenait &agrave; son insu, en se cachant
+d'elle, duquel
+elle &eacute;tait irrit&eacute;e et jalouse. &laquo;Non, Basin, qu'il
+reste ici, qu'il ne
+bouge pas de la maison, au contraire.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est l&agrave;, vous
+aurez en
+plus, &agrave; minuit, l'habilleuse et le costumier pour notre redoute.
+Il ne
+peut servir &agrave; rien du tout, et comme seul il est ami avec le
+valet de
+pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'exp&eacute;dier loin d'ici.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose
+&agrave; lui
+faire dire dans la soir&eacute;e je ne sais au juste &agrave; quelle
+heure. Ne bougez
+surtout pas d'ici d'une minute, dit-elle au valet de pied
+d&eacute;sesp&eacute;r&eacute;.
+S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la
+duchesse, la personne &agrave; qui il fallait attribuer cette guerre
+constante
+&eacute;tait bien inamovible, mais ce n'&eacute;tait pas le concierge;
+sans doute pour
+le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants &agrave; infliger,
+pour les
+querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les
+lourds instruments; d'ailleurs jouait-il son r&ocirc;le sans
+soup&ccedil;onner qu'on
+le lui e&ucirc;t confi&eacute;. Comme les domestiques, il admirait la
+bont&eacute; de la
+duchesse; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, apr&egrave;s
+leur
+d&eacute;part, revoir souvent Fran&ccedil;oise en disant que la maison
+du duc aurait
+&eacute;t&eacute; la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la
+loge. La
+duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du
+cl&eacute;ricalisme, de
+la franc-ma&ccedil;onnerie, du p&eacute;ril juif, etc... Un valet de
+pied entra.
+&laquo;Pourquoi ne m'a-t-on pas mont&eacute; le paquet que M. Swann a
+fait porter?
+Mais &agrave; ce propos (vous savez que Mama est tr&egrave;s malade,
+Charles), Jules,
+qui &eacute;tait all&eacute; prendre des nouvelles de M. le marquis
+d'Osmond, est-il
+revenu?&raquo;</p>
+<p>&#8212;Il arrive &agrave; l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment
+&agrave; l'autre &agrave;
+ce que M. le marquis ne passe.</p>
+<p>&#8212;Ah! il est vivant, s'&eacute;cria le duc avec un soupir de
+soulagement. On
+s'attend, on s'attend! Satan vous-m&ecirc;me. Tant qu'il y a de la vie
+il y a
+de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait
+d&eacute;j&agrave;
+comme mort et enterr&eacute;. Dans huit jours il sera plus gaillard que
+moi.</p>
+<p>&#8212;Ce sont les m&eacute;decins qui ont dit qu'il ne passerait pas la
+soir&eacute;e.
+L'un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c'&eacute;tait
+inutile.
+M. le marquis devrait &ecirc;tre mort; il n'a surv&eacute;cu que
+gr&acirc;ce &agrave; des
+lavements d'huile camphr&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Taisez-vous, esp&egrave;ce d'idiot, cria le duc au comble de la
+col&egrave;re.
+Qu'est-ce qui vous demande tout &ccedil;a? Vous n'avez rien compris
+&agrave; ce qu'on
+vous a dit.</p>
+<p>&#8212;Ce n'est pas &agrave; moi, c'est &agrave; Jules.</p>
+<p>&#8212;Allez-vous vous taire? hurla le duc, et se tournant vers Swann:
+&laquo;Quel
+bonheur qu'il soit vivant! Il va reprendre des forces peu &agrave; peu.
+Il est
+vivant apr&egrave;s une crise pareille. C'est d&eacute;j&agrave; une
+excellente chose. On ne
+peut pas tout demander &agrave; la fois. &Ccedil;a ne doit pas
+&ecirc;tre d&eacute;sagr&eacute;able un
+petit lavement d'huile camphr&eacute;e.&raquo; Et le duc, se frottant
+les mains: &laquo;Il
+est vivant, qu'est-ce qu'on veut de plus? Apr&egrave;s avoir
+pass&eacute; par o&ugrave; il a
+pass&eacute;, c'est d&eacute;j&agrave; bien beau. Il est m&ecirc;me
+&agrave; envier d'avoir un temp&eacute;rament
+pareil. Ah! les malades, on a pour eux des petits soins qu'on ne prend
+pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m'a fait un
+gigot &agrave; la sauce b&eacute;arnaise, r&eacute;ussie &agrave;
+merveille, je le reconnais, mais
+justement &agrave; cause de cela, j'en ai tant pris que je l'ai encore
+sur
+l'estomac. Cela n'emp&ecirc;che qu'on ne viendra pas prendre de mes
+nouvelles
+comme de mon cher Amanien. On en prend m&ecirc;me trop. Cela le
+fatigue. Il
+faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le
+temps chez lui.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Eh bien! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j'avais
+demand&eacute; qu'on mont&acirc;t la photographie envelopp&eacute;e que
+m'a envoy&eacute;e M.
+Swann.</p>
+<p>&#8212;Madame la duchesse, c'est si grand que je ne savais pas si
+&ccedil;a
+passerait dans la porte. Nous l'avons laiss&eacute; dans le vestibule.
+Est-ce
+que madame la duchesse veut que je le monte?</p>
+<p>&#8212;Eh bien! non, on aurait d&ucirc; me le dire, mais si c'est si
+grand, je le
+verrai tout &agrave; l'heure en descendant.</p>
+<p>&#8212;J'ai aussi oubli&eacute; de dire &agrave; madame la duchesse que M<sup>me</sup>
+la comtesse
+Mol&eacute; avait laiss&eacute; ce matin une carte pour madame la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Comment, ce matin? dit la duchesse d'un air m&eacute;content et
+trouvant
+qu'une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes
+le matin.</p>
+<p>&#8212;Vers dix heures, madame la duchesse.</p>
+<p>&#8212;Montrez-moi ces cartes.</p>
+<p>&#8212;En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une
+dr&ocirc;le d'id&eacute;e
+d'&eacute;pouser Gilbert, reprit le duc qui revenait &agrave; sa
+conversation
+premi&egrave;re, c'est vous qui avez une singuli&egrave;re fa&ccedil;on
+d'&eacute;crire l'histoire.
+Si quelqu'un a &eacute;t&eacute; b&ecirc;te dans ce mariage, c'est
+Gilbert d'avoir justement
+&eacute;pous&eacute; une si proche parente du roi des Belges, qui a
+usurp&eacute; le nom de
+Brabant qui est &agrave; nous. En un mot nous sommes du m&ecirc;me sang
+que les
+Hesse, et de la branche a&icirc;n&eacute;e. C'est toujours stupide de
+parler de soi,
+dit-il en s'adressant &agrave; moi, mais enfin quand nous sommes
+all&eacute;s non
+seulement &agrave; Darmstadt, mais m&ecirc;me &agrave; Cassel et dans
+toute la Hesse
+&eacute;lectorale, les landgraves ont toujours tous aimablement
+affect&eacute; de nous
+c&eacute;der le pas et la premi&egrave;re place, comme &eacute;tant de
+la branche a&icirc;n&eacute;e.</p>
+<p>&#8212;Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui
+&eacute;tait major de tous les r&eacute;giments de son pays, qu'on
+fian&ccedil;ait au roi de
+Su&egrave;de...</p>
+<p>&#8212;Oh! Oriane, c'est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le
+grand-p&egrave;re du roi de Su&egrave;de cultivait la terre &agrave;
+Pau quand depuis neuf
+cents ans nous tenions le haut du pav&eacute; dans toute l'Europe.</p>
+<p>&#8212;&Ccedil;a m'emp&ecirc;che pas que si on disait dans la rue:
+&laquo;Tiens, voil&agrave; le roi de
+Su&egrave;de&raquo;, tout le monde courrait pour le voir jusque sur la
+place de la
+Concorde, et si on dit: &laquo;Voil&agrave; M. de Guermantes&raquo;,
+personne ne sait qui
+c'est.</p>
+<p>&#8212;En voil&agrave; une raison!</p>
+<p>&#8212;Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre
+de duc de Brabant est pass&eacute; dans la famille royale de Belgique,
+vous
+pouvez y pr&eacute;tendre.</p>
+<p>Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Mol&eacute;, ou
+plut&ocirc;t
+avec ce qu'elle avait laiss&eacute; comme carte. All&eacute;guant
+qu'elle n'en avait
+pas sur elle, elle avait tir&eacute; de sa poche une lettre qu'elle
+avait
+re&ccedil;ue, et, gardant le contenu, avait corn&eacute; l'enveloppe
+qui portait le
+nom: La comtesse Mol&eacute;. Comme l'enveloppe &eacute;tait assez
+grande, selon le
+format du papier &agrave; lettres qui &eacute;tait &agrave; la mode
+cette ann&eacute;e-l&agrave;, cette
+&laquo;carte&raquo;, &eacute;crite &agrave; la main, se trouvait avoir
+presque deux fois la
+dimension d'une carte de visite ordinaire. &laquo;C'est ce qu'on
+appelle la
+simplicit&eacute; de M<sup>me</sup> Mol&eacute;, dit la duchesse avec
+ironie. Elle veut nous
+faire croire qu'elle n'avait pas de cartes et montrer son
+originalit&eacute;.
+Mais nous connaissons tout &ccedil;a, n'est-ce pas, mon petit Charles,
+nous
+sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-m&ecirc;mes pour
+apprendre
+l'esprit d'une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est
+charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de m&ecirc;me un
+volume
+suffisant pour s'imaginer qu'elle peut &eacute;tonner le monde &agrave;
+si peu de
+frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser
+&agrave; dix
+heures du matin. Sa vieille m&egrave;re souris lui montrera qu'elle en
+sait
+autant qu'elle sur ce chapitre-l&agrave;.&raquo; Swann ne put
+s'emp&ecirc;cher de rire en
+pensant que la duchesse, qui &eacute;tait du reste un peu jalouse du
+succ&egrave;s de
+M<sup>me</sup> Mol&eacute;, trouverait bien dans &laquo;l'esprit des
+Guermantes&raquo; quelque r&eacute;ponse
+impertinente &agrave; l'&eacute;gard de la visiteuse. &laquo;Pour ce
+qui est du titre de duc
+de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane...&raquo;, reprit le duc,
+&agrave; qui
+la duchesse coupa la parole, sans &eacute;couter.</p>
+<p>&#8212;Mais mon petit Charles, je m'ennuie apr&egrave;s votre photographie.</p>
+<p>&#8212;Ah! <i>extinctor draconis labrator Anubis</i>, dit Swann.</p>
+<p>&#8212;Oui, c'est si joli ce que vous m'avez dit l&agrave;-dessus en
+comparaison du
+Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi <i>Anubis</i>.</p>
+<p>&#8212;Comment est celui qui est anc&ecirc;tre de Babal? demanda M. de
+Guermantes.</p>
+<p>&#8212;Vous voudriez voir sa baballe, dit M<sup>me</sup> de Guermantes
+d'un air sec
+pour montrer qu'elle m&eacute;prisait elle-m&ecirc;me ce calembour. Je
+voudrais les
+voir tous, ajouta-t-elle.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Charles, descendons en attendant que la voiture
+soit avanc&eacute;e,
+dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que
+ma
+femme ne nous fichera pas la paix tant qu'elle n'aura pas vu votre
+photographie. Je suis moins impatient &agrave; vrai dire, ajouta-t-il
+d'un air
+de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait
+plut&ocirc;t mourir.</p>
+<p>&#8212;Je suis tout &agrave; fait de votre avis, Basin, dit la duchesse,
+allons dans
+le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre
+cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des
+comtes de Brabant.</p>
+<p>&#8212;Je vous ai r&eacute;p&eacute;t&eacute; cent fois comment le titre
+&eacute;tait entr&eacute; dans la
+maison de Hesse, dit le duc (pendant que nous allions voir la
+photographie et que je pensais &agrave; celles que Swann me rapportait
+&agrave;
+Combray), par le mariage d'un Brabant, en 1241, avec la fille du
+dernier
+landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c'est m&ecirc;me
+plut&ocirc;t ce
+titre de prince de Hesse qui est entr&eacute; dans la maison de
+Brabant, que
+celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du
+reste que notre cri de guerre &eacute;tait celui des ducs de Brabant:
+&laquo;Limbourg
+&agrave; qui l'a conquis&raquo;, jusqu'&agrave; ce que nous ayons
+&eacute;chang&eacute; les armes des
+Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que
+nous avons eu tort, et l'exemple des Gramont n'est pas pour me faire
+changer d'avis.</p>
+<p>&#8212;Mais, r&eacute;pondit M<sup>me</sup> de Guermantes, comme c'est le
+roi des Belges qui
+l'a conquis... Du reste, l'h&eacute;ritier de Belgique s'appelle le duc
+de
+Brabant.</p>
+<p>&#8212;Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et
+p&egrave;che par la
+base. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a des titres de
+pr&eacute;tention
+qui subsistent parfaitement si le territoire est occup&eacute; par un
+usurpateur. Par exemple, le roi d'Espagne se qualifie
+pr&eacute;cis&eacute;ment de duc
+de Brabant, invoquant par l&agrave; une possession moins ancienne que
+la
+n&ocirc;tre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit
+aussi
+duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de
+Milan. Or, il ne poss&egrave;de pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le
+Brabant, que je ne poss&egrave;de moi-m&ecirc;me ce dernier, ni que ne
+le poss&egrave;de le
+prince de Hesse. Le roi d'Espagne ne se proclame pas moins roi de
+J&eacute;rusalem, l'empereur d'Autriche &eacute;galement, et ils ne
+poss&egrave;dent
+J&eacute;rusalem ni l'un ni l'autre.&raquo; Il s'arr&ecirc;ta un
+instant, g&ecirc;n&eacute; que le nom
+de J&eacute;rusalem ait pu embarrasser Swann, &agrave; cause des
+&laquo;affaires en cours&raquo;,
+mais n'en continua que plus vite: &laquo;Ce que vous dites l&agrave;,
+vous pouvez le
+dire de tout. Nous avons &eacute;t&eacute; ducs d'Aumale, duch&eacute;
+qui a pass&eacute; aussi
+r&eacute;guli&egrave;rement dans la maison de France que Joinville et
+que Chevreuse
+dans la maison d'Albert. Nous n'&eacute;levons pas plus de
+revendications sur
+ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut
+n&ocirc;tre et
+qui devint fort r&eacute;guli&egrave;rement l'apanage de la maison de
+La Tr&eacute;moille,
+mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s'ensuit pas
+qu'elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi,
+le fils de ma belle-s&#339;ur porte le titre de prince d'Agrigente, qui nous
+vient de Jeanne la Folle, comme aux La Tr&eacute;moille celui de prince
+de
+Tarente. Or Napol&eacute;on a donn&eacute; ce titre de Tarente &agrave;
+un soldat, qui
+pouvait d'ailleurs &ecirc;tre un fort bon troupier, mais en cela
+l'empereur a
+dispos&eacute; de ce qui lui appartenait encore moins que
+Napol&eacute;on III en
+faisant un duc de Montmorency, puisque P&eacute;rigord avait au moins
+pour m&egrave;re
+une Montmorency, tandis que le Tarente de Napol&eacute;on I<sup>er</sup>
+n'avait de
+Tarente que la volont&eacute; de Napol&eacute;on qu'il le f&ucirc;t.
+Cela n'a pas emp&ecirc;ch&eacute;
+Chaix d'Est-Ange, faisant allusion &agrave; notre oncle Cond&eacute;,
+de demander au
+procureur imp&eacute;rial s'il avait &eacute;t&eacute; ramasser le
+titre de duc de
+Montmorency dans les foss&eacute;s de Vincennes.</p>
+<p>&#8212;&Eacute;coutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre
+dans les
+foss&eacute;s de Vincennes, et m&ecirc;me &agrave; Tarente. Et &agrave;
+ce propos, mon petit
+Charles, c'est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous
+me
+parliez de votre Saint-Georges, de Venise. C'est que nous avons
+l'intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et
+en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait
+diff&eacute;rent!
+Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous,
+avec tout ce que vous m'avez souvent racont&eacute; sur les souvenirs
+de la
+conqu&ecirc;te normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce
+qu'un
+voyage comme &ccedil;a deviendrait, fait avec vous! C'est-&agrave;-dire
+que m&ecirc;me
+Basin, que dis-je, Gilbert! en profiteraient, parce que je sens que
+jusqu'aux pr&eacute;tentions &agrave; la couronne de Naples et toutes
+ces machines-l&agrave;
+m'int&eacute;resseraient, si c'&eacute;tait expliqu&eacute; par vous
+dans de vieilles &eacute;glises
+romanes, ou dans des petits villages perch&eacute;s comme dans les
+tableaux de
+primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie.
+D&eacute;faites
+l'enveloppe, dit la duchesse &agrave; un valet de pied.</p>
+<p>&#8212;Mais, Oriane, pas ce soir! vous regarderez cela demain, implora le
+duc
+qui m'avait d&eacute;j&agrave; adress&eacute; des signes
+d'&eacute;pouvante en voyant l'immensit&eacute; de
+la photographie.</p>
+<p>&#8212;Mais &ccedil;a m'amuse de voir cela avec Charles&raquo;, dit la
+duchesse avec un
+sourire &agrave; la fois facticement concupiscent et finement
+psychologique,
+car, dans son d&eacute;sir d'&ecirc;tre aimable pour Swann, elle
+parlait du plaisir
+qu'elle aurait &agrave; regarder cette photographie comme de celui
+qu'un malade
+sent qu'il aurait &agrave; manger une orange, ou comme si elle avait
+&agrave; la fois
+combin&eacute; une escapade avec des amis et renseign&eacute; un
+biographe sur des
+go&ucirc;ts flatteurs pour elle. &laquo;Eh bien, il viendra vous voir
+expr&egrave;s,
+d&eacute;clara le duc, &agrave; qui sa femme dut c&eacute;der. Vous
+passerez trois heures
+ensemble devant, si &ccedil;a vous amuse, dit-il ironiquement. Mais
+o&ugrave;
+allez-vous mettre un joujou de cette dimension-l&agrave;?</p>
+<p>&#8212;Mais dans ma chambre, je veux l'avoir sous les yeux.</p>
+<p>&#8212;Ah! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, j'ai
+chance
+de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser &agrave; la
+r&eacute;v&eacute;lation qu'il
+faisait aussi &eacute;tourdiment sur le caract&egrave;re n&eacute;gatif
+de ses rapports
+conjugaux.</p>
+<p>&#8212;Eh bien, vous d&eacute;ferez cela bien soigneusement, ordonna M<sup>me</sup>
+de
+Guermantes au domestique (elle multipliait les recommandations par
+amabilit&eacute; pour Swann). Vous n'ab&icirc;merez pas non plus
+l'enveloppe.</p>
+<p>&#8212;Il faut m&ecirc;me que nous respections l'enveloppe, me dit le duc
+&agrave;
+l'oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui
+ne suis qu'un pauvre mari bien prosa&iuml;que, ce que j'admire
+l&agrave; dedans
+c'est que vous ayez pu trouver une enveloppe d'une dimension pareille.
+O&ugrave; avez-vous d&eacute;nich&eacute; cela?</p>
+<p>&#8212;C'est la maison de photogravures qui fait souvent ce genre
+d'exp&eacute;ditions. Mais c'est un mufle, car je vois qu'il a
+&eacute;crit dessus:
+&laquo;la duchesse de Guermantes&raquo; sans &laquo;madame&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout d'un coup
+paraissant frapp&eacute;e d'une id&eacute;e qui l'&eacute;gaya,
+r&eacute;prima un l&eacute;ger sourire,
+mais revenant vite &agrave; Swann: Eh bien! vous ne dites pas si vous
+viendrez
+en Italie avec nous?</p>
+<p>&#8212;Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible.</p>
+<p>&#8212;Eh bien, M<sup>me</sup> de Montmorency a plus de chance. Vous avez
+&eacute;t&eacute; avec elle
+&agrave; Venise et &agrave; Vicence. Elle m'a dit qu'avec vous on
+voyait des choses
+qu'on ne verrait jamais sans &ccedil;a, dont personne n'a jamais
+parl&eacute;, que
+vous lui avez montr&eacute; des choses inou&iuml;es, et m&ecirc;me,
+dans les choses
+connues, qu'elle a pu comprendre des d&eacute;tails devant qui, sans
+vous, elle
+aurait pass&eacute; vingt fois sans jamais les remarquer.
+D&eacute;cid&eacute;ment elle a &eacute;t&eacute;
+plus favoris&eacute;e que nous... Vous prendrez l'immense enveloppe des
+photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la
+d&eacute;poser, corn&eacute;e de ma part, ce soir &agrave; dix heures
+et demie, chez M<sup>me</sup> la
+comtesse Mol&eacute;. Swann &eacute;clata de rire. &laquo;Je voudrais
+tout de m&ecirc;me savoir,
+lui demanda M<sup>me</sup> de Guermantes, comment, dix mois d'avance,
+vous pouvez
+savoir que ce sera impossible.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ma ch&egrave;re duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais
+d'abord vous
+voyez que je suis tr&egrave;s souffrant.</p>
+<p>&#8212;Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n'avez pas bonne mine du
+tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande
+pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois.
+En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. A ce moment un
+valet de pied vint annoncer que la voiture &eacute;tait avanc&eacute;e.
+&laquo;Allons,
+Oriane, &agrave; cheval&raquo;, dit le duc qui piaffait
+d&eacute;j&agrave; d'impatience depuis un
+moment, comme s'il avait &eacute;t&eacute; lui-m&ecirc;me un des
+chevaux qui attendaient.
+&laquo;Eh bien, en un mot la raison qui vous emp&ecirc;chera de venir
+en Italie?&raquo;
+questionna la duchesse en se levant pour prendre cong&eacute; de nous.</p>
+<p>&#8212;Mais, ma ch&egrave;re amie, c'est que je serai mort depuis
+plusieurs mois.
+D'apr&egrave;s les m&eacute;decins que j'ai consult&eacute;s, &agrave;
+la fin de l'ann&eacute;e le mal que
+j'ai, et qui peut du reste m'emporter de suite, ne me laissera pas en
+tous les cas plus de trois ou quatre mois &agrave; vivre, et encore
+c'est un
+grand maximum, r&eacute;pondit Swann en souriant, tandis que le valet
+de pied
+ouvrait la porte vitr&eacute;e du vestibule pour laisser passer la
+duchesse.</p>
+<p>&#8212;Qu'est-ce que vous me dites l&agrave;? s'&eacute;cria la duchesse
+en s'arr&ecirc;tant une
+seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux
+bleus
+et m&eacute;lancoliques, mais pleins d'incertitude. Plac&eacute;e pour
+la premi&egrave;re
+fois de sa vie entre deux devoirs aussi diff&eacute;rents que monter
+dans sa
+voiture pour aller d&icirc;ner en ville, et t&eacute;moigner de la
+piti&eacute; &agrave; un homme
+qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui
+indiqu&acirc;t la jurisprudence &agrave; suivre et, ne sachant auquel
+donner la
+pr&eacute;f&eacute;rence, elle crut devoir faire semblant de ne pas
+croire que la
+seconde alternative e&ucirc;t &agrave; se poser, de fa&ccedil;on
+&agrave; ob&eacute;ir &agrave; la premi&egrave;re qui
+demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure
+mani&egrave;re de r&eacute;soudre le conflit &eacute;tait de le nier.
+&laquo;Vous voulez
+plaisanter?&raquo; dit-elle &agrave; Swann.</p>
+<p>&#8212;Ce serait une plaisanterie d'un go&ucirc;t charmant,
+r&eacute;pondit ironiquement
+Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas
+parl&eacute; de ma maladie jusqu'ici. Mais comme vous me l'avez
+demand&eacute; et que
+maintenant je peux mourir d'un jour &agrave; l'autre... Mais surtout je
+ne veux
+pas que vous vous retardiez, vous d&icirc;nez en ville, ajouta-t-il
+parce
+qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines
+priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait &agrave; leur place,
+gr&acirc;ce &agrave; sa
+politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d'apercevoir
+confus&eacute;ment que le d&icirc;ner o&ugrave; elle allait devait
+moins compter pour Swann
+que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la
+voiture, baissa-t-elle les &eacute;paules en disant: &laquo;Ne vous
+occupez pas de ce
+d&icirc;ner. Il n'a aucune importance!&raquo; Mais ces mots mirent de
+mauvaise
+humeur le duc qui s'&eacute;cria: &laquo;Voyons, Oriane, ne restez pas
+&agrave; bavarder
+comme cela et &agrave; &eacute;changer vos j&eacute;r&eacute;miades
+avec Swann, vous savez bien
+pourtant que M<sup>me</sup> de Saint-Euverte tient &agrave; ce qu'on se
+mette &agrave; table &agrave;
+huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voil&agrave;
+bien cinq
+minutes que vos chevaux attendent Je vous demande pardon, Charles,
+dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix,
+Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour
+aller chez la m&egrave;re Saint-Euverte.&raquo;</p>
+<p>M<sup>me</sup> de Guermantes s'avan&ccedil;a
+d&eacute;cid&eacute;ment vers la voiture et redit un
+dernier adieu &agrave; Swann. &laquo;Vous savez, nous reparlerons de
+cela, je ne
+crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble.
+On vous aura b&ecirc;tement effray&eacute;, venez d&eacute;jeuner, le
+jour que vous voudrez
+(pour M<sup>me</sup> de Guermantes tout se r&eacute;solvait toujours en
+d&eacute;jeuners), vous
+me direz votre jour et votre heure&raquo;, et relevant sa jupe rouge
+elle posa
+son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand,
+voyant
+ce pied, le duc s'&eacute;cria d'une voix terrible: &laquo;Oriane,
+qu'est-ce que vous
+alliez faire, malheureuse. Vous avez gard&eacute; vos souliers noirs!
+Avec une
+toilette rouge! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien,
+dit-il au valet de pied, dites tout de suite &agrave; la femme de
+chambre de
+M<sup>me</sup> la duchesse de descendre des souliers rouges&raquo;.</p>
+<p>&#8212;Mais, mon ami, r&eacute;pondit doucement la duchesse,
+g&ecirc;n&eacute;e de voir que
+Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture
+devant nous, avait entendu... puisque nous sommes en retard...</p>
+<p>&#8212;Mais non, nous avons tout le temps. Il n'est que moins dix, nous ne
+mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin,
+qu'est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils
+patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et
+des souliers noirs. D'ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez,
+il y a les Sassenage, vous savez qu'ils n'arrivent jamais avant neuf
+heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. &laquo;Hein,
+nous dit
+M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d'eux, mais ils
+ont du bon tout de m&ecirc;me. Sans moi, Oriane allait d&icirc;ner en
+souliers
+noirs.&raquo;</p>
+<p>&#8212;Ce n'est pas laid, dit Swann, et j'avais remarqu&eacute; les
+souliers noirs,
+qui ne m'avaient nullement choqu&eacute;.</p>
+<p>&#8212;Je ne vous dis pas, r&eacute;pondit le duc, mais c'est plus
+&eacute;l&eacute;gant qu'ils
+soient de la m&ecirc;me couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille,
+elle
+n'aurait pas &eacute;t&eacute; plut&ocirc;t arriv&eacute;e qu'elle s'en
+serait aper&ccedil;ue et c'est moi
+qui aurais &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de venir chercher les
+souliers. J'aurais d&icirc;n&eacute; &agrave;
+neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant
+doucement, allez-vous-en avant qu'Oriane ne redescende. Ce n'est pas
+qu'elle n'aime vous voir tous les deux. Au contraire c'est qu'elle aime
+trop vous voir. Si elle vous trouve encore l&agrave;, elle va se
+remettre &agrave;
+parler, elle est d&eacute;j&agrave; tr&egrave;s fatigu&eacute;e, elle
+arrivera au d&icirc;ner morte. Et
+puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J'ai
+tr&egrave;s
+mal d&eacute;jeun&eacute; ce matin en descendant de train. Il y avait
+bien une sacr&eacute;e
+sauce b&eacute;arnaise, mais malgr&eacute; cela, je ne serai pas
+f&acirc;ch&eacute; du tout, mais
+du tout, de me mettre &agrave; table. Huit heures moins cinq! Ah! les
+femmes!
+Elle va nous faire mal &agrave; l'estomac &agrave; tous les deux. Elle
+est bien moins
+solide qu'on ne croit. Le duc n'&eacute;tait nullement
+g&ecirc;n&eacute; de parler des
+malaises de sa femme et des siens &agrave; un mourant, car les
+premiers,
+l'int&eacute;ressant davantage, lui apparaissaient plus importants.
+Aussi
+fut-ce seulement par bonne &eacute;ducation et gaillardise,
+qu'apr&egrave;s nous avoir
+&eacute;conduits gentiment, il cria &agrave; la cantonade et d'une voix
+de stentor, de
+la porte, &agrave; Swann qui &eacute;tait d&eacute;j&agrave; dans la
+cour:</p>
+<p>&#8212;Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces b&ecirc;tises des
+m&eacute;decins, que diable! Ce sont des &acirc;nes. Vous vous portez
+comme le
+Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous!</p>
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Côté de Guermantes,Troisième Partie
+by Marcel Proust
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CÔTÉ DE GUERMANTES ***
+
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
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+
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+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
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+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+status with the IRS.
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+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+where we have not received written confirmation of compliance. To
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+particular state visit https://pglaf.org
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
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+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
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+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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+</pre>
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+</html>
+
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new file mode 100644
index 0000000..2233d07
--- /dev/null
+++ b/old/13743.txt
@@ -0,0 +1,8180 @@
+The Project Gutenberg EBook of Le Cote de Guermantes,Troisieme Partie
+by Marcel Proust
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le Cote de Guermantes, Troisieme Partie
+
+Author: Marcel Proust
+
+Release Date: October 14, 2004 [EBook #13743]
+Last Updated: November 20, 2017
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COTE DE GUERMANTES ***
+
+
+
+
+Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and the Online
+Distributed Proofreading Team From images generously made available
+by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+LE COTE DE GUERMANTES
+
+
+
+
+OEUVRES DE MARCEL PROUST
+
+_nrf_
+
+_A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_
+
+DU COTE DE CHEZ SWANN (_2 vol._).
+A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol._).
+LE COTE DE GUERMANTES (_3 vol._).
+SODOME ET GOMORRHE (_2 vol._).
+LA PRISONNIERE (_2 vol._).
+ALBERTINE DISPARUE.
+LE TEMPS RETROUVE (_2 vol._.).
+
+PASTICHES ET MELANGES.
+LES PLAISIRS ET LES JOURS.
+CHRONIQUES.
+LETTRES A LA N.R.F.
+MORCEAUX CHOISIS.
+UN AMOUR DE SWANN
+(_edition illustree par Laprade_).
+
+_Collection in-8 "A la Gerbe"_
+
+OEUVRES COMPLETES (_18 vol._).
+
+
+
+
+MARCEL PROUST
+
+A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
+
+VIII
+
+LE COTE DE GUERMANTES
+
+(_TROISIEME PARTIE_)
+
+_nrf_
+
+GALLIMARD
+
+
+
+
+
+
+Les jours qui precederent mon diner avec Mme de Stermaria me furent, non
+pas delicieux, mais insupportables. C'est qu'en general, plus le temps
+qui nous separe de ce que nous nous proposons est court, plus il nous
+semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus breves ou
+simplement parce que nous songeons a le mesurer. La papaute, dit-on,
+compte par siecles, et peut-etre meme ne songe pas a compter, parce que
+son but est a l'infini. Le mien etant seulement a la distance de trois
+jours, je comptais par secondes, je me livrais a ces imaginations qui
+sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne
+pouvoir faire achever par la femme elle-meme (ces caresses-la
+precisement, a l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai
+qu'en general la difficulte d'atteindre l'objet d'un desir l'accroit (la
+difficulte, non l'impossibilite, car cette derniere le supprime),
+pourtant pour un desir tout physique, la certitude qu'il sera realise a
+un moment prochain et determine n'est guere moins exaltante que
+l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute
+rend intolerable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de
+cette attente un accomplissement innombrable et, par la frequence des
+representations anticipees, divise le temps en tranches aussi menues que
+ferait l'angoisse.
+
+Ce qu'il me fallait, c'etait posseder Mme de Stermaria, car depuis
+plusieurs jours, avec une activite incessante, mes desirs avaient
+prepare ce plaisir-la, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un
+autre (le plaisir avec une autre) n'eut pas, lui, ete pret, le plaisir
+n'etant que la realisation d'une envie prealable et qui n'est pas
+toujours la meme, qui change selon les mille combinaisons de la reverie,
+les hasards du souvenir, l'etat du temperament, l'ordre de disponibilite
+des desirs dont les derniers exauces se reposent jusqu'a ce qu'ait ete
+un peu oubliee la deception de l'accomplissement; je n'eusse pas ete
+pret, j'avais deja quitte la grande route des desirs generaux et m'etais
+engage dans le sentier d'un desir particulier; il aurait fallu, pour
+desirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la
+grande route et prendre un autre sentier. Posseder Mme de Stermaria dans
+l'ile du Bois de Boulogne ou je l'avais invitee a diner, tel etait le
+plaisir que j'imaginais a toute minute. Il eut ete naturellement
+detruit, si j'avais dine dans cette ile sans Mme de Stermaria; mais
+peut-etre aussi fort diminue, en dinant, meme avec elle, ailleurs. Du
+reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont
+prealables a la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles
+le commandent, et aussi le lieu; et a cause de cela font revenir
+alternativement, dans notre capricieuse pensee, telle femme, tel site,
+telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dedaignes. Filles de
+l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit ou on trouve la
+paix a leur cote, et d'autres, pour etre caressees avec une intention
+plus secrete, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont
+legeres et fuyantes autant qu'elles.
+
+Sans doute deja, bien avant d'avoir recu la lettre de Saint-Loup, et
+quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'ile du Bois
+m'avait semble faite pour le plaisir parce que je m'etais trouve aller y
+gouter la tristesse de n'en avoir aucun a y abriter. C'est aux bords du
+lac qui conduisent a cette ile et le long desquels, dans les dernieres
+semaines de l'ete, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas
+encore parties, que, ne sachant plus ou la retrouver, et si meme elle
+n'a pas deja quitte Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune
+fille dont on est tombe amoureux dans le dernier bal de l'annee, qu'on
+ne pourra plus retrouver dans aucune soiree avant le printemps suivant.
+Se sentant a la veille, peut-etre au lendemain du depart de l'etre
+aime, on suit au bord de l'eau fremissante ces belles allees ou deja une
+premiere feuille rouge fleurit comme une derniere rose, on scrute cet
+horizon ou, par un artifice inverse a celui de ces panoramas sous la
+rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent a la
+toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du
+volume, nos yeux passant sans transition du parc cultive aux hauteurs
+naturelles de Meudon et du mont Valerien ne savent pas ou mettre une
+frontiere, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage
+dont ils projettent bien au dela d'elle-meme l'agrement artificiel;
+ainsi ces oiseaux rares eleves en liberte dans un jardin botanique et
+qui chaque jour, au gre de leurs promenades ailees, vont poser jusque
+dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la derniere fete de
+l'ete et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume
+romanesque des rencontres incertaines et des melancolies amoureuses, et
+on ne serait pas plus surpris qu'il fut situe hors de l'univers
+geographique que si a Versailles, au haut de la terrasse, observatoire
+autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style
+de Van der Meulen, apres s'etre ainsi eleve en dehors de la nature, on
+apprenait que la ou elle recommence, au bout du grand canal, les
+villages qu'on ne peut distinguer, a l'horizon eblouissant comme la mer,
+s'appellent Fleurus ou Nimegue.
+
+Et le dernier equipage passe, quand on sent avec douleur qu'elle ne
+viendra plus, on va diner dans l'ile; au-dessus des peupliers
+tremblants, qui rappellent sans fin les mysteres du soir plus qu'ils n'y
+repondent, un nuage rose met une derniere couleur de vie dans le ciel
+apaise. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique,
+mais dans sa divine enfance restee toujours couleur du temps et qui
+oublie a tout moment les images des nuages et des fleurs. Et apres que
+les geraniums ont inutilement, en intensifiant l'eclairage de leurs
+couleurs, lutte contre le crepuscule assombri, une brume vient
+envelopper l'ile qui s'endort; on se promene dans l'humide obscurite le
+long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous
+etonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et
+le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas reveille. Alors on voudrait
+d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on
+peut se croire loin.
+
+Mais dans cette ile, ou meme l'ete il y avait souvent du brouillard,
+combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que
+la mauvaise saison, que la fin de l'automne etait venue. Si le temps
+qu'il faisait depuis dimanche n'avait a lui seul rendu grisatres et
+maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait--comme d'autres
+saisons les faisaient embaumes, lumineux, italiens,--l'espoir de
+posseder dans quelques jours Mme de Stermaria eut suffi pour faire se
+lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination
+monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la
+veille s'etait eleve meme a Paris, non seulement me faisait songer sans
+cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais
+comme il etait probable que, bien plus epais encore que dans la ville,
+il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais
+qu'il ferait pour moi de l'ile des Cygnes un peu l'ile de Bretagne dont
+l'atmosphere maritime et brumeuse avait toujours entoure pour moi comme
+un vetement la pale silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est
+jeune, a l'age que j'avais dans mes promenades du cote de Meseglise,
+notre desir, notre croyance confere au vetement d'une femme une
+particularite individuelle, une irreductible essence. On poursuit la
+realite. Mais a force de la laisser echapper, on finit par remarquer
+qu'a travers toutes ces vaines tentatives ou on a trouve le neant,
+quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence
+a degager, a connaitre ce qu'on aime, on tache a se le procurer, fut-ce
+au prix d'un artifice. Alors, a defaut de la croyance disparue, le
+costume signifie la suppleance a celle-ci par le moyen d'une illusion
+volontaire. Je savais bien qu'a une demi-heure de la maison je ne
+trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlace a Mme de
+Stermaria, dans les tenebres de l'ile, au bord de l'eau, je ferais comme
+d'autres qui, ne pouvant penetrer dans un couvent, du moins, avant de
+posseder une femme, l'habillent en religieuse.
+
+Je pouvais meme esperer d'ecouter avec la jeune femme quelque clapotis
+de vagues, car, la veille du diner, une tempete se dechaina. Je
+commencais a me raser pour aller dans l'ile retenir le cabinet (bien
+qu'a cette epoque de l'annee l'ile fut vide et le restaurant desert) et
+arreter le menu pour le diner du lendemain, quand Francoise m'annonca
+Albertine. Je fis entrer aussitot, indifferent a ce qu'elle me vit
+enlaidi d'un menton noir, celle pour qui a Balbec je ne me trouvais
+jamais assez beau, et qui m'avait coute alors autant d'agitation et de
+peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais a ce que celle-ci recut
+la meilleure impression possible de la soiree du lendemain. Aussi je
+demandai a Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'a l'ile pour
+m'aider a faire le menu. Celle a qui on donne tout est si vite remplacee
+par une autre, qu'on est etonne soi-meme de donner ce qu'on a de
+nouveau, a chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition le
+visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait
+tres bas, jusqu'aux yeux, sembla hesiter. Elle devait avoir d'autres
+projets; en tout cas elle me les sacrifia aisement, a ma grande
+satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance a avoir avec moi une
+jeune menagere qui saurait bien mieux commander le diner que moi.
+
+Il est certain qu'elle avait represente tout autre chose pour moi, a
+Balbec. Mais notre intimite, meme quand nous ne la jugeons pas alors
+assez etroite, avec une femme dont nous sommes epris cree entre elle et
+nous, malgre les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens
+sociaux qui survivent a notre amour et meme au souvenir de notre amour.
+Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin vers
+d'autres, nous sommes tout aussi etonnes et amuses d'apprendre de notre
+memoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre etre que nous
+avons ete autrefois, que si, apres avoir jete a un cocher une adresse,
+boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement a la
+personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent
+jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait la et
+celui du bac qui traversait la Seine.
+
+Certes, mes desirs de Balbec avaient si bien muri le corps d'Albertine,
+y avaient accumule des saveurs si fraiches et si douces que, pendant
+notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux,
+secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles
+mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup
+se fut trompe, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon diner
+avec Mme de Stermaria ne me conduisit a rien, j'eusse donne rendez-vous
+pour le meme soir tres tard a Albertine, afin d'oublier pendant une
+heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma
+curiosite avait jadis suppute, soupese tous les charmes dont il
+surabondait maintenant, les emotions et peut-etre les tristesses de ce
+commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu
+supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur le premier
+soir, je me serais represente ma soiree avec elle d'une facon assez
+decevante. Je savais trop bien par experience comment les deux stades
+qui se succedent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme
+que nous avons desiree sans la connaitre, aimant plutot en elle la vie
+particuliere ou elle baigne qu'elle-meme presque inconnue
+encore,--comment ces deux stades se refletent bizarrement dans le
+domaine des faits, c'est-a-dire non plus en nous-meme, mais dans nos
+rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais cause avec elle,
+hesite, tentes que nous etions par la poesie qu'elle represente pour
+nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les reves se fixent
+autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec
+elle, qui suivra bientot, devrait refleter cet amour naissant. Il n'en
+est rien. Comme s'il etait necessaire que la vie materielle eut aussi
+son premier stade, l'aimant deja, nous lui parlons de la facon la plus
+insignifiante: "Je vous ai demande de venir diner dans cette ile parce
+que j'ai pense que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de
+special a vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que
+vous n'ayez froid.--Mais non.--Vous le dites par amabilite. Je vous
+permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour
+ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramenerai de
+force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume." Et sans lui avoir
+rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus
+une certaine facon de regarder, mais ne pensant qu'a la revoir. Or, la
+seconde fois (ne retrouvant meme plus le regard, seul souvenir, mais ne
+pensant plus malgre cela qu'a la revoir) le premier stade est depasse.
+Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du
+confort du restaurant, nous disons, sans que cela etonne la personne
+nouvelle, que nous trouvons laide, mais a qui nous voudrions qu'on parle
+de nous a toutes les minutes de sa vie: "Nous allons avoir fort a faire
+pour vaincre tous les obstacles accumules entre nos coeurs. Pensez-vous
+que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison
+de nos ennemis, esperer un heureux avenir?" Mais ces conversations,
+d'abord insignifiantes, puis faisant allusion a l'amour, n'auraient pas
+lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se
+donnerait des le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer
+Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soiree. C'etait
+inutile, Robert n'exagerait jamais et sa lettre etait claire!
+
+Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'etais preoccupe. Nous
+fimes quelques pas a pied, sous la grotte verdatre, quasi sous-marine,
+d'une epaisse futaie sur le dome de laquelle nous entendions deferler le
+vent et eclabousser la pluie. J'ecrasais par terre des feuilles mortes,
+qui s'enfoncaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de
+ma canne des chataignes piquantes comme des oursins.
+
+Aux branches les dernieres feuilles convulsees ne suivaient le vent que
+de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
+elles tombaient a terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec
+joie combien, si ce temps durait, l'ile serait demain plus lointaine
+encore et en tout cas entierement deserte. Nous remontames en voiture,
+et comme la bourrasque s'etait calmee, Albertine me demanda de
+poursuivre jusqu'a Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en
+haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
+sorte de section conique pratiquee dans le ciel laissait voir la
+superposition rose, bleue et verte, etaient tout prepares a destination
+de climats plus beaux. Pour voir de plus pres une deesse de marbre qui
+s'elancait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait
+lui etre consacre, l'emplissait de la terreur mythologique, moitie
+animale, moitie sacree de ses bonds furieux, Albertine monta sur un
+tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-meme, vue ainsi
+d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit ou
+les grains de son cou apparaissaient a la loupe de mes yeux approches,
+mais ciselee et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes
+heureuses de Balbec avaient passe leur patine. Quand je me retrouvai
+seul chez moi, me rappelant que j'avais ete faire une course
+l'apres-midi avec Albertine, que je dinais le surlendemain chez Mme de
+Guermantes, et que j'avais a repondre a une lettre de Gilberte, trois
+femmes que j'avais aimees, je me dis que notre vie sociale est, comme un
+atelier d'artiste, remplie des ebauches delaissees ou nous avions cru un
+moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
+pas que quelquefois, si l'ebauche n'est pas trop ancienne, il peut
+arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute
+differente, et peut-etre meme plus importante que celle que nous avions
+projetee d'abord.
+
+Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait, la
+saison etait si avancee que c'etait miracle si nous avions pu trouver
+dans le Bois deja saccage quelques domes d'or vert). En m'eveillant je
+vis, comme de la fenetre de la caserne de Doncieres, la brume mate, unie
+et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du
+sucre file. Puis le soleil se cacha et elle s'epaissit encore dans
+l'apres-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il
+etait encore trop tot pour partir; je decidai d'envoyer une voiture a
+Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer a faire
+la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle ou je lui
+demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
+m'etendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris.
+Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince lisere de jour qui
+allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
+profond du plaisir, et dont j'avais appris a Balbec a connaitre le vide
+sombre et delicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant,
+pendant que tous les autres etaient a diner, je voyais sans tristesse le
+jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientot, apres une nuit
+aussi courte que les nuits du pole, il allait ressusciter plus eclatant
+dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai a bas de mon lit, je passai
+ma cravate noire, je donnai un coup de brosse a mes cheveux, gestes
+derniers d'une mise en ordre tardive, executes a Balbec en pensant non a
+moi mais aux femmes que je verrais a Rivebelle, tandis que je leur
+souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restes a cause
+de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mele de lumieres
+et de musique. Comme des signes magiques ils l'evoquaient, bien plus le
+realisaient deja; grace a eux j'avais de sa verite une notion aussi
+certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
+complete que celles que j'avais a Combray, au mois de juillet, quand
+j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
+dans la fraicheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
+
+Aussi n'etait-ce plus tout a fait Mme de Stermaria que j'aurais desire
+voir. Force maintenant de passer avec elle ma soiree, j'aurais prefere,
+comme celle-ci etait ma derniere avant le retour de mes parents, qu'elle
+restat libre et que je pusse chercher a revoir des femmes de Rivebelle.
+Je me relavai une derniere fois les mains, et dans la promenade que le
+plaisir me faisait faire a travers l'appartement, je me les essuyai dans
+la salle a manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre
+eclairee, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminee de la porte
+qui, au contraire, etait fermee, n'etait que le reflet blanc de ma
+serviette dans une glace posee le long du mur, en attendant qu'on la
+placat pour le retour de maman. Je repensai a tous les mirages que
+j'avais ainsi decouverts dans notre appartement et qui n'etaient pas
+qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
+chien, a cause du jappement prolonge, presque humain, qu'avait pris un
+certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
+porte du palier ne se refermait d'elle-meme tres lentement, sur les
+courants d'air de l'escalier, qu'en executant les hachures de phrases
+voluptueuses et gemissantes qui se superposent au choeur des Pelerins,
+vers la fin de l'ouverture de _Tannhaeuser_. J'eus du reste, comme je
+venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
+nouvelle audition de cet eblouissant morceau symphonique, car un coup de
+sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
+cocher qui me rapportait la reponse. Je pensais que ce serait: "Cette
+dame est en bas", ou "Cette dame vous attend." Mais il tenait a la main
+une lettre. J'hesitai un instant a prendre connaissance de ce que Mme de
+Stermaria avait ecrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu
+etre autre, mais qui maintenant etait, detache d'elle, un destin qui
+poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
+Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il
+maugreat contre la brume. Des qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur
+la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitee avait ecrit: "Je
+suis desolee, un contretemps m'empeche de diner ce soir avec vous a
+l'ile du Bois. Je m'en faisais une fete. Je vous ecrirai plus longuement
+de Stermaria. Regrets. Amities." Je restai immobile, etourdi par le choc
+que j'avais recu. A mes pieds etaient tombees la carte et l'enveloppe,
+comme la bourre d'une arme a feu quand le coup est parti. Je les
+ramassai, j'analysai cette phrase. "Elle me dit qu'elle ne peut diner
+avec moi a l'ile du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait diner
+avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscretion d'aller la chercher,
+mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi." Et cette ile du Bois,
+comme depuis quatre jours ma pensee y etait installee d'avance avec Mme
+de Stermaria, je ne pouvais arriver a l'en faire revenir. Mon desir
+reprenait involontairement la pente qu'il suivait deja depuis tant
+d'heures, et malgre cette depeche, trop recente pour prevaloir contre
+lui, je me preparais instinctivement encore a partir, comme un eleve
+refuse a un examen voudrait repondre a une question de plus. Je finis
+par me decider a aller dire a Francoise de descendre payer le cocher. Je
+traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle a
+manger; tout d'un coup mes pas cesserent de retentir sur le parquet
+comme ils avaient fait jusque-la et s'assourdirent en un silence qui,
+meme avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
+d'etouffement et de claustration. C'etaient les tapis que, pour le
+retour de mes parents, on avait commence de clouer, ces tapis qui sont
+si beaux par les heureuses matinees, quand parmi leur desordre le soleil
+vous attend comme un ami venu pour vous emmener dejeuner a la campagne,
+et pose sur eux le regard de la foret, mais qui maintenant, au
+contraire, etaient le premier amenagement de la prison hivernale d'ou,
+oblige que j'allais etre de vivre, de prendre mes repas en famille, je
+ne pourrais plus librement sortir.
+
+--Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloues, me
+cria Francoise. J'aurais du allumer. On est deja a la fin de
+_sectembre_, les beaux jours sont finis.
+
+Bientot l'hiver; au coin de la fenetre, comme sur un verre de Galle, une
+veine de neige durcie; et, meme aux Champs-Elysees, au lieu des jeunes
+filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.
+
+Ce qui ajoutait a mon desespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'etait
+que sa reponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure,
+depuis dimanche, je ne vivais que pour ce diner, elle n'y avait sans
+doute pas pense une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour
+qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait deja voir a ce moment-la
+et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
+l'etait rappelee, elle n'eut pas sans doute attendu la voiture que je ne
+devais du reste pas, d'apres ce qui etait convenu, lui envoyer, pour
+m'avertir qu'elle n'etait pas libre. Mes reves de jeune vierge feodale
+dans une ile brumeuse avaient fraye le chemin a un amour encore
+inexistant. Maintenant ma deception, ma colere, mon desir desespere de
+ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
+sensibilite de la partie, fixer l'amour possible que jusque-la mon
+imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
+
+Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli,
+de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous differents, et
+auxquels nous n'avons ajoute du charme et un furieux desir de les revoir
+que parce qu'ils s'etaient au dernier moment derobes? A l'egard de Mme
+de Stermaria c'etait bien plus et il me suffisait maintenant, pour
+l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelees ces impressions si
+vives mais trop breves et que la memoire n'aurait pas sans cela la force
+de maintenir dans l'absence. Les circonstances en deciderent autrement,
+je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais c'aurait pu
+etre elle. Et une des choses qui me rendirent peut-etre le plus cruel le
+grand amour que j'allais bientot avoir, ce fut, en me rappelant cette
+soiree, de me dire qu'il aurait pu, si de tres simples circonstances
+avaient ete modifiees, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria;
+applique a celle qui me l'inspira si peu apres, il n'etait donc
+pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
+croire--absolument necessaire et predestine.
+
+Francoise m'avait laisse seul dans la salle a manger, en me disant que
+j'avais tort d'y rester avant qu'elle eut allume le feu. Elle allait
+faire a diner, car avant meme l'arrivee de mes parents et des ce soir,
+ma reclusion commencait. J'avisai un enorme paquet de tapis encore tout
+enroules, lequel avait ete pose au coin du buffet, et m'y cachant la
+tete, avalant leur poussiere et mes larmes, pareil aux Juifs qui se
+couvraient la tete de cendres dans le deuil, je me mis a sangloter. Je
+frissonnais, non pas seulement parce que la piece etait froide, mais
+parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
+le dire, le leger agrement duquel on ne cherche pas a reagir) est cause
+par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte a goutte, comme
+une pluie fine, penetrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir.
+Tout d'un coup j'entendis une voix:
+
+--Peut-on entrer? Francoise m'a dit que tu devais etre dans la salle a
+manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions diner
+quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
+brouillard a couper au couteau.
+
+C'etait, arrive du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer,
+Robert de Saint-Loup.
+
+J'ai dit (et precisement c'etait, a Balbec, Robert de Saint-Loup qui
+m'avait, bien malgre lui, aide a en prendre conscience) ce que je pense
+de l'amitie: a savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine a
+comprendre que des hommes de quelque genie, et par exemple un Nietzsche,
+aient eu la naivete de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle
+et en consequence de se refuser a des amities auxquelles l'estime
+intellectuelle n'eut pas ete liee. Oui, cela m'a toujours ete un
+etonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincerite avec lui-meme
+jusqu'a se detacher, par scrupule de conscience, de la musique de
+Wagner, se soit imagine que la verite peut se realiser dans ce mode
+d'expression par nature confus et inadequat que sont, en general, des
+actions et, en particulier, des amities, et qu'il puisse y avoir une
+signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
+voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
+l'incendie du Louvre. J'en etais arrive, a Balbec, a trouver le plaisir
+de jouer avec des jeunes filles moins funeste a la vie spirituelle, a
+laquelle du moins il reste etranger, que l'amitie dont tout l'effort est
+de nous faire sacrifier la partie seule reelle et incommunicable
+(autrement que par le moyen de l'art) de nous-meme, a un moi
+superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-meme, mais
+trouve un attendrissement confus a se sentir soutenu sur des etais
+exterieurs, hospitalise dans une individualite etrangere, ou, heureux de
+la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-etre en
+approbation et s'emerveille de qualites qu'il appellerait defauts et
+chercherait a corriger chez soi-meme. D'ailleurs les contempteurs de
+l'amitie peuvent, sans illusions et non sans remords, etre les meilleurs
+amis du monde, de meme qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et
+qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgre cela,
+pour ne pas paraitre ou risquer d'etre egoiste, donne sa vie pour une
+cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
+lesquelles il eut prefere ne pas la donner etaient des raisons
+desinteressees. Mais quelle que fut mon opinion sur l'amitie, meme pour
+ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualite si mediocre
+qu'elle ressemblait a quelque chose d'intermediaire entre la fatigue et
+l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse a certaines heures
+devenir precieux et reconfortant en nous apportant le coup de fouet qui
+nous etait necessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en
+nous-meme.
+
+J'etais bien eloigne certes de vouloir demander a Saint-Loup, comme je
+le desirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
+Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria
+ne voulait pas etre efface si vite, mais, au moment ou je ne sentais
+plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
+comme une arrivee de bonte, de gaite, de vie, qui etaient en dehors de
+moi sans doute mais s'offraient a moi, ne demandaient qu'a etre a moi.
+Il ne comprit pas lui-meme mon cri de reconnaissance et mes larmes
+d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
+d'ailleurs qu'un de ces amis--diplomate, explorateur, aviateur ou
+militaire--comme l'etait Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour
+la campagne et de la pour Dieu sait ou, semblent faire tenir pour
+eux-memes, dans la soiree qu'ils nous consacrent, une impression qu'on
+s'etonne de pouvoir, tant elle est rare et breve, leur etre si douce,
+et, du moment qu'elle leur plait tant, de ne pas les voir prolonger
+davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
+naturelle, donne a ces voyageurs le meme plaisir etrange et delicieux
+que nos boulevards a un Asiatique. Nous partimes ensemble pour aller
+diner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncieres, ou
+chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
+salles a manger oubliees. Je me souvins d'une a laquelle je n'avais
+jamais repense et qui n'etait pas a l'hotel ou Saint-Loup dinait, mais
+dans un bien plus modeste, intermediaire entre l'hotellerie et la
+pension de famille, et ou on etait servi par la patronne et une de ses
+domestiques. La neige m'avait arrete la. D'ailleurs Robert ne devait pas
+ce soir-la diner a l'hotel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On
+m'apporta les plats, en haut, dans une petite piece toute en bois. La
+lampe s'eteignit pendant le diner, la servante m'alluma deux bougies.
+Moi, feignant de ne pas voir tres clair en lui tendant mon assiette,
+pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
+avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
+je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entiere a
+moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
+eut un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
+physique me parut exiger, pour etre goute, non seulement cette servante
+mais la salle a manger de bois, si isolee. Ce fut pourtant vers celle ou
+dinaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
+habitude, par amitie, jusqu'a mon depart de Doncieres. Et pourtant, meme
+cet hotel ou il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus
+depuis longtemps. Nous ne profitons guere de notre vie, nous laissons
+inachevees dans les crepuscules d'ete ou les nuits precoces d'hiver les
+heures ou il nous avait semble qu'eut pu pourtant etre enferme un peu de
+paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
+Quand chantent a leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
+passeraient de meme aussi greles et lineaires, elles viennent leur
+apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
+Elles s'etendent ainsi jusqu'a un de ces bonheurs types, qu'on ne
+retrouve que de temps a autre mais qui continuent d'etre; dans l'exemple
+present, c'etait l'abandon de tout le reste pour diner dans un cadre
+confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
+nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
+dormante de toute son energie, de toute son affection, nous communiquer
+un plaisir emu, bien different de celui que nous pourrions devoir a
+notre propre effort ou a des distractions mondaines; nous allons etre
+rien qu'a lui, lui faire des serments d'amitie qui, nes dans les
+cloisons de cette heure, restant enfermes en elle, ne seraient peut-etre
+pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule a
+Saint-Loup, puisque, avec un courage ou il entrait beaucoup de sagesse
+et le pressentiment que l'amitie ne se peut approfondir, le lendemain il
+serait reparti.
+
+Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncieres, quand
+nous fumes arrives dans la rue brusquement, la nuit presque complete ou
+le brouillard semblait avoir eteint les reverberes, qu'on ne
+distinguait, bien faibles, que de tout pres, me ramena a je ne sais
+quelle arrivee, le soir, a Combray, quand la ville n'etait encore
+eclairee que de loin en loin, et qu'on y tatonnait dans une obscurite
+humide, tiede et sainte de Creche, a peine etoilee ca et la d'un
+lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette annee,
+d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs a Rivebelle revus tout a
+l'heure au-dessus des rideaux, quelles differences! J'eprouvais a les
+percevoir un enthousiasme qui aurait pu etre fecond si j'etais reste
+seul, et m'aurait evite ainsi le detour de bien des annees inutiles par
+lesquelles j'allais encore passer avant que se declarat la vocation
+invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fut advenu ce
+soir-la, cette voiture eut merite de demeurer plus memorable pour moi
+que celle du docteur Percepied sur le siege de laquelle j'avais compose
+cette petite description--precisement retrouvee il y avait peu de temps,
+arrangee, et vainement envoyee au _Figaro_--des clochers de Martinville.
+Est-ce parce que nous ne revivons pas nos annees dans leur suite
+continue jour par jour, mais dans le souvenir fige dans la fraicheur ou
+l'insolation d'une matinee ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site
+isole, enclos, immobile, arrete et perdu, loin de tout le reste, et
+qu'ainsi, les changements gradues non seulement au dehors, mais dans nos
+reves et notre caractere evoluant, lesquels nous ont insensiblement
+conduit dans la vie d'un temps a tel autre tres different, se trouvant
+supprimes, si nous revivons un autre souvenir preleve sur une annee
+differente, nous trouvons entre eux, grace a des lacunes, a d'immenses
+pans d'oubli, comme l'abime d'une difference d'altitude, comme
+l'incompatibilite de deux qualites incomparables d'atmosphere respiree
+et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
+d'avoir, successivement, de Combray, de Doncieres et de Rivebelle, je
+sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
+qu'il y aurait entre des univers differents ou la matiere ne serait pas
+la meme. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle
+m'apparaissaient ciseles mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle,
+il m'eut fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
+compacte, fraichissante et sonore, la substance jusque-la analogue au
+gres sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses
+explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idees qui
+m'etaient apparues s'enfuirent. Ce sont des deesses qui daignent
+quelquefois se rendre visibles a un mortel solitaire, au detour d'un
+chemin, meme dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans
+le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais des
+qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en societe ne les
+apercoivent jamais. Et je me trouvai rejete dans l'amitie. Robert en
+arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais
+tandis que nous causions il n'avait cesse d'epaissir. Ce n'etait plus
+seulement la brume legere que j'avais souhaite voir s'elever de l'ile et
+nous envelopper Mme de Stermaria et moi. A deux pas les reverberes
+s'eteignaient et alors c'etait la nuit, aussi profonde qu'en pleins
+champs, dans une foret, ou plutot dans une molle ile de Bretagne vers
+laquelle j'eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la cote de
+quelque mer septentrionale ou on risque vingt fois la mort avant
+d'arriver a l'auberge solitaire; cessant d'etre un mirage qu'on
+recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on
+lutte, de sorte que nous eumes, a trouver notre chemin et a arriver a
+bon port, les difficultes, l'inquietude et enfin la joie que donne la
+securite--si insensible a celui qui n'est pas menace de la perdre--au
+voyageur perplexe et depayse. Une seule chose faillit compromettre mon
+plaisir pendant notre aventureuse randonnee, a cause de l'etonnement
+irrite ou elle me jeta un instant. "Tu sais, j'ai raconte a Bloch, me
+dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que ca, que tu lui
+trouvais des vulgarites. Voila comme je suis, j'aime les situations
+tranchees", conclut-il d'un air satisfait et sur un ton qui n'admettait
+pas de replique. J'etais stupefait. Non seulement j'avais la confiance
+la plus absolue en Saint-Loup, en la loyaute de son amitie, et il
+l'avait trahie par ce qu'il avait dit a Bloch, mais il me semblait que
+de plus il eut du etre empeche de le faire par ses defauts autant que
+par ses qualites, par cet extraordinaire acquis d'education qui pouvait
+pousser la politesse jusqu'a un certain manque de franchise. Son air
+triomphant etait-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque
+embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas du
+faire? traduisait-il de l'inconscience? de la betise erigeant en vertu
+un defaut que je ne lui connaissais pas? un acces de mauvaise humeur
+passagere contre moi le poussant a me quitter, ou l'enregistrement d'un
+acces de mauvaise humeur passagere vis-a-vis de Bloch a qui il avait
+voulu dire quelque chose de desagreable meme en me compromettant? Du
+reste sa figure etait stigmatisee, pendant qu'il me disait ces paroles
+vulgaires, par une affreuse sinuosite que je ne lui ai vue qu'une fois
+ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord a peu pres le milieu de la
+figure, une fois arrivee aux levres les tordait, leur donnait une
+expression hideuse de bassesse, presque de bestialite toute passagere et
+sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-la, qui sans
+doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, eclipse partielle de
+son propre moi, par le passage sur lui de la personnalite d'un aieul qui
+s'y refletait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert, ses
+paroles: "J'aime les situations tranchees" pretaient au meme doute, et
+auraient du encourir le meme blame. Je voulais lui dire que si l'on aime
+les situations tranchees, il faut avoir de ces acces de franchise en ce
+qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux depens des
+autres. Mais deja la voiture s'etait arretee devant le restaurant dont
+la vaste facade vitree et flamboyante arrivait seule a percer
+l'obscurite. Le brouillard lui-meme, par les clartes confortables de
+l'interieur, semblait jusque sur le trottoir meme vous indiquer l'entree
+avec la joie de ces valets qui refletent les dispositions du maitre; il
+s'irisait des nuances les plus delicates et montrait l'entree comme la
+colonne lumineuse qui guida les Hebreux. Il y en avait d'ailleurs
+beaucoup dans la clientele. Car c'etait dans ce restaurant que Bloch et
+ses amis etaient venus longtemps, ivres d'un jeune aussi affamant que le
+jeune rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de cafe et de
+curiosite politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale
+donnant une valeur qui prime, une qualite superieure aux habitudes qui
+s'y rattachent, il n'y a pas de gout un peu vif qui ne compose ainsi
+autour de lui une societe qu'il unit, et ou la consideration des autres
+membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici,
+fut-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnes
+de musique; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se
+passe aux seances de musique de chambre, aux reunions ou on cause
+musique, au cafe ou l'on se retrouve entre amateurs et ou on coudoie les
+musiciens de l'orchestre. D'autres epris d'aviation tiennent a etre bien
+vus du vieux garcon du bar vitre perche au haut de l'aerodrome; a l'abri
+du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en
+compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les evolutions
+d'un pilote executant des loopings, tandis qu'un autre, invisible
+l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand
+bruit d'ailes de l'oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour
+tacher de perpetuer, d'approfondir, les emotions fugitives du proces
+Zola, attachait de meme une grande importance a ce cafe. Mais elle y
+etait mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de la
+clientele et avaient adopte une seconde salle du cafe, separee seulement
+de l'autre par un leger parapet decore de verdure. Ils consideraient
+Dreyfus et ses partisans comme des traitres, bien que vingt-cinq ans
+plus tard, les idees ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme
+de prendre dans l'histoire une certaine elegance, les fils,
+bolchevisants et valseurs, de ces memes jeunes nobles dussent declarer
+aux "intellectuels" qui les interrogeaient que surement, s'ils avaient
+vecu en ce temps-la, ils eussent ete pour Dreyfus, sans trop savoir
+beaucoup plus ce qu'avait ete l'Affaire que la comtesse Edmond de
+Pourtales ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs deja eteintes
+au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du
+cafe qui devaient etre plus tard les peres de ces jeunes intellectuels
+retrospectivement dreyfusards etaient encore garcons. Certes, un riche
+mariage etait envisage par les familles de tous, mais n'etait encore
+realise pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage
+desire a la fois par plusieurs (il y avait bien plusieurs "riches
+partis" en vue, mais enfin le nombre des fortes dots etait beaucoup
+moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens
+quelque rivalite.
+
+Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup etant reste quelques minutes
+a s'adresser au cocher afin qu'il revint nous prendre apres avoir dine,
+il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engage dans la
+porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne
+pourrais pas arriver a en sortir. (Disons en passant, pour les amateurs
+d'un vocabulaire plus precis, que cette porte tambour, malgre ses
+apparences pacifiques, s'appelle porte revolver, de l'anglais _revolving
+door_.) Ce soir-la le patron, n'osant pas se mouiller en allant dehors
+ni quitter ses clients, restait cependant pres de l'entree pour avoir le
+plaisir d'entendre les joyeuses doleances des arrivants tout illumines
+par la satisfaction de gens qui avaient eu du mal a arriver et la
+crainte de se perdre. Pourtant la rieuse cordialite de son accueil fut
+dissipee par la vue d'un inconnu qui ne savait pas se degager des
+volants de verre. Cette marque flagrante d'ignorance lui fit froncer le
+sourcil comme a un examinateur qui a bonne envie de ne pas prononcer le
+_dignus es intrare_. Pour comble de malchance j'allai m'asseoir dans la
+salle reservee a l'aristocratie d'ou il vint rudement me tirer en
+m'indiquant, avec une grossierete a laquelle se conformerent
+immediatement tous les garcons, une place dans l'autre salle. Elle me
+plut d'autant moins que la banquette ou elle se trouvait etait deja
+pleine de monde (et que j'avais en face de moi la porte reservee aux
+Hebreux qui, non tournante celle-la, s'ouvrant et se fermant a chaque
+instant, m'envoyait un froid horrible). Mais le patron m'en refusa une
+autre en me disant: "Non, monsieur, je ne peux pas gener tout le monde
+pour vous." Il oublia d'ailleurs bientot le dineur tardif et genant que
+j'etais, captive qu'il etait par l'arrivee de chaque nouveau venu, qui,
+avant de demander son bock, son aile de poulet froid ou son grog
+(l'heure du diner etait depuis longtemps passee), devait, comme dans les
+vieux romans, payer son ecot en disant son aventure au moment ou il
+penetrait dans cet asile de chaleur et de securite, ou le contraste avec
+ce a quoi on avait echappe faisait regner la gaiete et la camaraderie
+qui plaisantent de concert devant le feu d'un bivouac.
+
+L'un racontait que sa voiture, se croyant arrivee au pont de la
+Concorde, avait fait trois fois le tour des Invalides; un autre que la
+sienne, essayant de descendre l'avenue des Champs-Elysees, etait entree
+dans un massif du Rond-Point, d'ou elle avait mis trois quarts d'heure a
+sortir. Puis suivaient des lamentations sur le brouillard, sur le froid,
+sur le silence de mort des rues, qui etaient dites et ecoutees de l'air
+exceptionnellement joyeux qu'expliquaient la douce atmosphere de la
+salle ou excepte a ma place il faisait chaud, la vive lumiere qui
+faisait cligner les yeux deja habitues a ne pas voir et le bruit des
+causeries qui rendait aux oreilles leur activite.
+
+Les arrivants avaient peine a garder le silence. La singularite des
+peripeties, qu'ils croyaient uniques, leur brulaient la langue, et ils
+cherchaient des yeux quelqu'un avec qui engager la conversation. Le
+patron lui-meme perdait le sentiment des distances: "M. le prince de
+Foix s'est perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin", ne
+craignit-il pas de dire en riant, non sans designer, comme dans une
+presentation, le celebre aristocrate a un avocat israelite qui, tout
+autre jour, eut ete separe de lui par une barriere bien plus difficile a
+franchir que la baie ornee de verdures. "Trois fois! voyez-vous ca", dit
+l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne gouta pas la phrase de
+rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui
+l'exercice de l'impertinence, meme a l'egard de la noblesse quand elle
+n'etait pas de tout premier rang, semblait etre la seule occupation. Ne
+pas repondre a un salut; si l'homme poli recidivait, ricaner d'un air
+narquois ou rejeter la tete en arriere d'un air furieux; faire semblant
+de ne pas connaitre un homme age qui leur aurait rendu service; reserver
+leur poignee de main et leur salut aux ducs et aux amis tout a fait
+intimes des ducs que ceux-ci leur presentaient, telle etait l'attitude
+de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle
+attitude etait favorisee par le desordre de la prime jeunesse (ou, meme
+dans la bourgeoisie, on parait ingrat et on se montre mufle parce
+qu'ayant oublie pendant des mois d'ecrire a un bienfaiteur qui vient de
+perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais elle
+etait surtout inspiree par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai
+que, a l'instar de certaines affections nerveuses dont les
+manifestations s'attenuent dans l'age mur, ce snobisme devait
+generalement cesser de se traduire d'une facon aussi hostile chez ceux
+qui avaient ete de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois
+passee, il est rare qu'on reste confine dans l'insolence. On avait cru
+qu'elle seule existait, on decouvre tout d'un coup, si prince qu'on
+soit, qu'il y a aussi la musique, la litterature, voire la deputation.
+L'ordre des valeurs humaines s'en trouvera modifie, et on entre en
+conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne
+chance a ceux de ces gens-la qui ont eu la patience d'attendre et de qui
+le caractere est assez bien fait--si l'on doit ainsi dire--pour qu'ils
+eprouvent du plaisir a recevoir vers la quarantaine la bonne grace et
+l'accueil qu'on leur avait sechement refuses a vingt ans.
+
+A propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion s'en
+presente, qu'il appartenait a une coterie de douze a quinze jeunes gens
+et a un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze a quinze
+avait cette caracteristique, a laquelle echappait, je crois, le prince,
+que ces jeunes gens presentaient chacun un double aspect. Pourris de
+dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs,
+malgre tout le plaisir que ceux-ci avaient a leur dire: "Monsieur le
+Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc..." Ils esperaient se tirer
+d'affaire au moyen du fameux "riche mariage", dit encore "gros sac", et
+comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'etaient qu'au nombre de
+quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la
+meme fiancee. Et le secret etait si bien garde que, quand l'un d'eux
+venant au cafe disait: "Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne
+pas vous annoncer mes fiancailles avec Mlle d'Ambresac", plusieurs
+exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant deja la chose
+faite pour eux-memes avec elle, n'ayant pas le sang-froid necessaire
+pour etouffer au premier moment le cri de leur rage et de leur
+stupefaction: "Alors ca te fait plaisir de te marier, Bibi?" ne pouvait
+s'empecher de s'exclamer le prince de Chatellerault, qui laissait tomber
+sa fourchette d'etonnement et de desespoir, car il avait cru que les
+memes fiancailles de Mlle d'Ambresac allaient bientot etre rendues
+publiques, mais avec lui, Chatellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce
+que son pere avait adroitement conte aux Ambresac contre la mere de
+Bibi. "Alors ca t'amuse de te marier?" ne pouvait-il s'empecher de
+demander une seconde fois a Bibi, lequel, mieux prepare puisqu'il avait
+eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'etait "presque
+officiel", repondait en souriant: "Je suis content non pas de me marier,
+ce dont je n'avais guere envie, mais d'epouser Daisy d'Ambresac que je
+trouve delicieuse." Le temps qu'avait dure cette reponse, M. de
+Chatellerault s'etait ressaisi, mais il songeait qu'il fallait au plus
+vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss
+Foster, les grands partis nº 2 et nº 3, demander patience aux creanciers
+qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens
+auxquels il avait dit aussi que Mlle d'Ambresac etait charmante que ce
+mariage etait bon pour Bibi, mais que lui se serait brouille avec toute
+sa famille s'il l'avait epousee. Mme de Soleon avait ete, allait-il
+pretendre, jusqu'a dire qu'elle ne les recevrait pas.
+
+Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc..., ils
+semblaient des gens de peu, en revanche, etres doubles, des qu'ils se
+trouvaient dans le monde, ils n'etaient plus juges d'apres le
+delabrement de leur fortune et les tristes metiers auxquels ils se
+livraient pour essayer de le reparer. Ils redevenaient M. le Prince, M.
+le Duc un tel, et n'etaient comptes que d'apres leurs quartiers. Un duc
+presque milliardaire et qui semblait tout reunir en soi passait apres
+eux parce que, chefs de famille, ils etaient anciennement princes
+souverains d'un petit pays ou ils avaient le droit, de battre monnaie,
+etc... Souvent, dans ce cafe, l'un baissait les yeux quand un autre
+entrait, de facon a ne pas forcer l'arrivant a le saluer. C'est qu'il
+avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invite a diner un
+banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en
+rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de
+mille francs, ce qui n'empeche pas l'homme du monde de recommencer avec
+un autre. On continue de bruler des cierges et de consulter les
+medecins.
+
+Mais le prince de Foix, riche lui-meme, appartenait non seulement a
+cette coterie elegante d'une quinzaine de jeunes gens, mais a un groupe
+plus ferme et inseparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On
+ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre
+gigolos, on les voyait toujours ensemble a la promenade, dans les
+chateaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que,
+d'autant plus qu'ils etaient tous tres beaux, des bruits couraient sur
+leur intimite. Je pus les dementir de la facon la plus formelle en ce
+qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus tard,
+si l'on apprit que ces bruits etaient vrais pour tous les quatre, en
+revanche chacun d'eux l'avait entierement ignore des trois autres. Et
+pourtant chacun d'eux avait bien cherche a s'instruire sur les autres,
+soit pour assouvir un desir, ou plutot une rancune, empecher un mariage,
+avoir barre sur l'ami decouvert. Un cinquieme (car dans les groupes de
+quatre on est toujours plus de quatre) s'etait joint aux quatre
+platoniciens qui l'etaient plus que tous les autres. Mais des scrupules
+religieux le retinrent jusque bien apres que le groupe des quatre fut
+desuni et lui-meme marie, pere de famille, implorant a Lourdes que le
+prochain enfant fut un garcon ou une fille, et dans l'intervalle se
+jetant sur les militaires.
+
+Malgre la maniere d'etre du prince, le fait que le propos fut tenu
+devant lui sans lui etre directement adresse rendit sa colere moins
+forte qu'elle n'eut ete sans cela. De plus, cette soiree avait quelque
+chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer
+en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
+noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir repondre d'un air rogue
+et a la cantonade a cet interlocuteur qui, a la faveur du brouillard,
+etait comme un compagnon de voyage rencontre dans quelque plage situee
+aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. "Ce
+n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas." La
+justesse de cette pensee frappa le patron parce qu'il l'avait deja
+entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
+
+En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait ou
+lisait a un certain texte deja connu et sentait s'eveiller son
+admiration s'il ne voyait pas de differences. Cet etat d'esprit n'est
+pas negligeable car, applique aux conversations politiques, a la lecture
+des journaux, il forme l'opinion publique, et par la rend possibles les
+plus grands evenements. Beaucoup de patrons de cafes allemands admirant
+seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la
+France, l'Angleterre et la Russie "cherchaient" l'Allemagne, ont rendu
+possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas eclate.
+Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer a expliquer les
+actes des peuples par la volonte des rois, doivent la remplacer par la
+psychologie de l'individu mediocre.
+
+En politique, le patron du cafe ou je venais d'arriver n'appliquait
+depuis quelque temps sa mentalite de professeur de recitation qu'a un
+certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait pas
+les termes connus dans les propos d'un client ou les colonnes d'un
+journal, il declarait l'article assommant, ou le client pas franc. Le
+prince de Foix l'emerveilla au contraire au point qu'il laissa a peine a
+son interlocuteur le temps de finir sa phrase. "Bien dit, mon prince,
+bien dit (ce qui voulait dire, en somme, recite sans faute), c'est ca,
+c'est ca", s'ecria-t-il, dilate, comme s'expriment les _Mille et une
+nuits_, "a la limite de la satisfaction". Mais le prince avait deja
+disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend meme apres les
+evenements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de
+brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur
+souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, a cause du
+caractere anormal du jour, n'hesiterent pas a s'installer a deux tables
+dans la grande salle, et se trouverent ainsi fort pres de moi. Tel le
+cataclysme avait etabli meme de la petite salle a la grande, entre tous
+ces gens stimules par le confort du restaurant, apres leurs longues
+erreurs dans l'ocean de brume, une familiarite dont j'etais seul exclu,
+et a laquelle devait ressembler celle qui regnait dans l'arche de Noe.
+Tout a coup, je vis le patron s'inflechir en courbettes, les maitres
+d'hotel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux a tous
+les clients. "Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de
+Saint-Loup", s'ecriait le patron, pour qui Robert n'etait pas seulement
+un grand seigneur jouissant d'un veritable prestige, meme aux yeux du
+prince de Foix, mais un client qui menait la vie a grandes guides et
+depensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de la grande
+salle regardaient avec curiosite, ceux de la petite helaient a qui mieux
+mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment ou
+il allait penetrer dans la petite salle, il m'apercut dans la grande.
+"Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais la, et avec la porte ouverte
+devant toi", dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui
+courut la fermer en s'excusant sur les garcons: "Je leur dis toujours de
+la tenir fermee."
+
+J'avais ete oblige de deranger ma table et d'autres qui etaient devant
+la mienne, pour aller a lui. "Pourquoi as-tu bouge? Tu aimes mieux diner
+la que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous
+allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron.--A
+l'instant meme, M. le Marquis, les clients qui viendront a partir de
+maintenant passeront par la petite salle, voila tout." Et pour mieux
+montrer son zele, il commanda pour cette operation un maitre d'hotel et
+plusieurs garcons, et tout en faisant sonner tres haut de terribles
+menaces si elle n'etait pas menee a bien. Il me donnait des marques de
+respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas commence
+des mon arrivee, mais seulement apres celle de Saint-Loup, et pour que
+je ne crusse pas cependant qu'elles etaient dues a l'amitie que me
+montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait a la derobee
+de petits sourires ou semblait se declarer une sympathie toute
+personnelle.
+
+Derriere moi le propos d'un consommateur me fit tourner une seconde la
+tete. J'avais entendu au lieu des mots: "Aile de poulet, tres bien, un
+peu de champagne; mais pas trop sec", ceux-ci: "J'aimerais mieux de la
+glycerine. Oui, chaude, tres bien." J'avais voulu voir quel etait
+l'ascete qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tete
+vers Saint-Loup pour ne pas etre reconnu de l'etrange gourmet. C'etait
+tout simplement un docteur, que je connaissais, a qui un client,
+profitant du brouillard pour le chambrer dans ce cafe, demandait une
+consultation. Les medecins comme les boursiers disent "je".
+
+Cependant je regardais Robert et je songeais a ceci. Il y avait dans ce
+cafe, j'avais connu dans la vie, bien des etrangers, intellectuels,
+rapins de toute sorte, resignes au rire qu'excitaient leur cape
+pretentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements
+maladroits, allant jusqu'a le provoquer pour montrer qu'ils ne s'en
+souciaient pas, et qui etaient des gens d'une reelle valeur
+intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilite. Ils
+deplaisaient--les Juifs principalement, les Juifs non assimiles bien
+entendu, il ne saurait etre question des autres--aux personnes qui ne
+peuvent souffrir un aspect etrange, loufoque (comme Bloch a Albertine).
+Generalement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient contre eux
+d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des
+gestes theatraux et saccades, il etait pueril de les juger la-dessus,
+ils avaient beaucoup d'esprit, de coeur et etaient, a l'user, des gens
+qu'on pouvait profondement aimer. Pour les Juifs en particulier, il en
+etait peu dont les parents n'eussent une generosite de coeur, une largeur
+d'esprit, une sincerite, a cote desquelles la mere de Saint-Loup et le
+duc de Guermantes ne fissent pietre figure morale par leur secheresse,
+leur religiosite superficielle qui ne fletrissait que les scandales, et
+leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les
+voies imprevues de l'intelligence uniquement prisee) a un colossal
+mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque facon que les
+defauts des parents se fussent combines en une creation nouvelle de
+qualites, regnait la plus charmante ouverture d'esprit et de coeur. Et
+alors, il faut bien le dire a la gloire immortelle de la France, quand
+ces qualites-la se trouvent chez un pur Francais, qu'il soit de
+l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent--s'epanouissent serait
+trop dire car la mesure y persiste et la restriction--avec une grace
+que l'etranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualites
+intellectuelles et morales, certes les autres les possedent aussi, et
+s'il faut d'abord traverser ce qui deplait et ce qui choque et ce qui
+fait sourire, elles ne sont pas moins precieuses. Mais c'est tout de
+meme une jolie chose et qui est peut-etre exclusivement francaise, que
+ce qui est beau au jugement de l'equite, ce qui vaut selon l'esprit et
+le coeur, soit d'abord charmant aux yeux, colore avec grace, cisele avec
+justesse, realise aussi dans sa matiere et dans sa forme la perfection
+interieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est une jolie
+chose quand il n'y a pas de disgrace physique pour servir de vestibule
+aux graces interieures, et que les ailes du nez soient delicates et d'un
+dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les
+fleurs des prairies, autour de Combray; et que le veritable _opus
+francigenum_, dont le secret n'a pas ete perdu depuis le XIIIe siecle,
+et qui ne perirait pas avec nos eglises, ce ne sont pas tant les anges
+de pierre de Saint-Andre-des-Champs que les petits Francais, nobles,
+bourgeois ou paysans, au visage sculpte avec cette delicatesse et cette
+franchise restees aussi traditionnelles qu'au porche fameux, mais encore
+creatrices.
+
+Apres etre parti un instant pour veiller lui-meme a la fermeture de la
+porte et a la commande du diner (il insista beaucoup pour que nous
+prissions de la "viande de boucherie", les volailles n'etant sans doute
+pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix
+aurait bien voulu que M. le marquis lui permit de venir diner a une
+table pres de lui. "Mais elles sont toutes prises, repondit Robert en
+voyant les tables qui bloquaient la mienne.--Pour cela, cela ne fait
+rien, si ca pouvait etre agreable a M. le marquis, il me serait bien
+facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses
+qu'on peut faire pour M. le marquis!--Mais c'est a toi de decider, me
+dit Saint-Loup, Foix est un bon garcon, je ne sais pas s'il t'ennuiera,
+il est moins bete que beaucoup." Je repondis a Robert qu'il me plairait
+certainement, mais que pour une fois ou je dinais avec lui et ou je m'en
+sentais si heureux, j'aurais autant aime que nous fussions seuls. "Ah!
+il a un manteau bien joli, M. le prince", dit le patron pendant notre
+deliberation. "Oui, je le connais", repondit Saint-Loup. Je voulais
+raconter a Robert que M. de Charlus avait dissimule a sa belle-soeur
+qu'il me connut et lui demander quelle pouvait en etre la raison, mais
+j'en fus empeche par l'arrivee de M. de Foix. Venant pour voir si sa
+requete etait accueillie, nous l'apercumes qui se tenait a deux pas.
+Robert nous presenta, mais ne cacha pas a son ami qu'ayant a causer avec
+moi, il preferait qu'on nous laissat tranquilles. Le prince s'eloigna en
+ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
+Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonte de celui-ci de la
+brievete d'une presentation qu'il eut souhaitee plus longue. Mais a ce
+moment Robert semblant frappe d'une idee subite s'eloigna avec son
+camarade, apres m'avoir dit: "Assieds-toi toujours et commence a diner,
+j'arrive", et il disparut dans la petite salle. Je fus peine d'entendre
+les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires
+les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
+heritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu a Balbec
+et qui m'avait donne des preuves si delicates de sympathie pendant la
+maladie de ma grand'mere. L'un pretendait qu'il avait dit a la duchesse
+de Guermantes: "J'exige que tout le monde se leve quand ma femme passe"
+et que la duchesse avait repondu (ce qui eut ete non seulement denue
+d'esprit mais d'exactitude, la grand'mere de la jeune princesse ayant
+toujours ete la plus honnete femme du monde): "Il faut qu'on se leve
+quand passe ta femme, cela changera de sa grand'mere car pour elle les
+hommes se couchaient." Puis on raconta qu'etant alle voir cette annee sa
+tante la princesse de Luxembourg, a Balbec, et etant descendu au Grand
+Hotel, il s'etait plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eut pas hisse le
+fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion etant moins
+connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
+avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mecontentement
+du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
+promis, des que j'irais a Balbec, d'interroger le directeur de l'hotel
+de facon a m'assurer qu'elle etait une invention pure. En attendant
+Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
+pain. "Tout de suite, monsieur le baron.--Je ne suis pas baron, lui
+repondis-je.--Oh! pardon, monsieur le comte!" Je n'eus pas le temps de
+faire entendre une seconde protestation, apres laquelle je fusse
+surement devenu "monsieur le marquis"; aussi vite qu'il l'avait annonce,
+Saint-Loup reapparut dans l'entree tenant a la main le grand manteau de
+vigogne du prince a qui je compris qu'il l'avait demande pour me tenir
+chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me deranger, il avanca, il
+aurait fallu qu'on bougeat encore ma table ou que je changeasse de place
+pour qu'il put s'asseoir. Des qu'il entra dans la grande salle, il monta
+legerement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour
+en longeant le mur et ou en dehors de moi n'etaient assis que trois ou
+quatre jeunes gens du Jockey, connaissances a lui qui n'avaient pu
+trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
+electriques etaient tendus a une certaine hauteur; sans s'y embarrasser
+Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
+confus qu'elle s'exercat uniquement pour moi et dans le but de m'eviter
+un mouvement bien simple, j'etais en meme temps emerveille de cette
+surete avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et
+je n'etais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
+mediocrement goute de la part d'un moins aristocratique et moins
+genereux client, le patron et les garcons restaient fascines, comme des
+connaisseurs au pesage; un commis, comme paralyse, restait immobile avec
+un plat que des dineurs attendaient a cote; et quand Saint-Loup, ayant a
+passer derriere ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avanca
+en equilibre, des applaudissements discrets eclaterent dans le fond de
+la salle. Enfin arrive a ma hauteur, il arreta net son elan avec la
+precision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me
+tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne,
+qu'aussitot apres, s'etant assis a cote de moi, sans que j'eusse eu un
+mouvement a faire, il arrangea, en chale leger et chaud, sur mes
+epaules.
+
+--Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
+quelque chose a te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui
+demain soir.
+
+--Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dine chez ta
+tante Guermantes.
+
+--Oui, il y a un gueuleton a tout casser, demain, chez Oriane. Je ne
+suis pas convie. Mais mon oncle Palamede voudrait que tu n'y ailles pas.
+Tu ne peux pas te decommander? En tout cas, va chez mon oncle Palamede
+apres. Je crois qu'il tient a te voir. Voyons, tu peux bien y etre vers
+onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prevenir. Il
+est tres susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit
+toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y diner, tu peux
+tres bien etre a onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait
+fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
+changer. Elle est si gentille pour ces choses-la et elle peut tout sur
+le general de Saint-Joseph de qui ca depend. Mais ne lui en parle pas.
+J'ai dit un mot a la princesse de Parme, ca marchera tout seul. Ah! le
+Maroc, tres interessant. Il y aurait beaucoup a te parler. Hommes tres
+fins la-bas. On sent la parite d'intelligence.
+
+--Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'a la guerre a
+propos de cela?
+
+--Non, cela les ennuie, et au fond c'est tres juste. Mais l'empereur est
+pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
+nous forcer a ceder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume
+II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
+nous ne cedons pas. Alors nous cedons. Mais si nous ne cedions pas, il
+n'y aurait aucune espece de guerre. Tu n'as qu'a penser quelle chose
+comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que
+le _Deluge_ et le _Goetter Daemmerung_. Seulement cela durerait moins
+longtemps.
+
+Il me parla d'amitie, de predilection, de regret, bien que, comme tous
+les voyageurs de sa sorte, il allat repartir le lendemain pour quelques
+mois qu'il devait passer a la campagne et dut revenir seulement
+quarante-huit heures a Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs);
+mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce
+soir-la y allumaient une douce reverie. Nos rares tete-a-tete, et
+celui-la surtout, ont fait depuis epoque dans ma memoire. Pour lui,
+comme pour moi, ce fut le soir de l'amitie. Pourtant celle que je
+ressentais en ce moment (et a cause de cela non sans quelque remords)
+n'etait guere, je le craignais, celle qu'il lui eut plu d'inspirer. Tout
+rempli encore du plaisir que j'avais eu a le voir s'avancer au petit
+galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
+a ce que chacun des mouvements developpes le long du mur, sur la
+banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle
+de Saint-Loup peut-etre, mais plus encore dans celle que par la
+naissance et par l'education il avait heritee de sa race.
+
+Une certitude du gout dans l'ordre non du beau mais des manieres, et qui
+en presence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite a
+l'homme elegant--comme a un musicien a qui on demande de jouer un
+morceau inconnu--le sentiment, le mouvement qu'elle reclame et y adapter
+le mecanisme, la technique qui conviennent le mieux; puis permettait a
+ce gout de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre consideration,
+dont tant de jeunes bourgeois eussent ete paralyses, aussi bien par peur
+d'etre ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de
+paraitre trop empresses a ceux de leurs amis, et que remplacait chez
+Robert un dedain que certes il n'avait jamais eprouve dans son coeur,
+mais qu'il avait recu par heritage en son corps, et qui avait plie les
+facons de ses ancetres a une familiarite qu'ils croyaient ne pouvoir que
+flatter et ravir celui a qui elle s'adressait; enfin une noble
+liberalite qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages materiels
+(des depenses a profusion dans ce restaurant avaient acheve de faire de
+lui, ici comme ailleurs, le client le plus a la mode et le grand favori,
+situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
+la domesticite mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui
+faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
+et symboliquement trepignees, pareilles a un chemin somptueux qui ne
+plaisait a mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de
+grace et de rapidite; telles etaient les qualites, toutes essentielles a
+l'aristocratie, qui derriere ce corps non pas opaque et obscur comme eut
+ete le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme a
+travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
+creee, et rendaient les mouvements de cette course legere que Robert
+avait deroulee le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux
+de cavaliers sculptes sur une frise. "Helas, eut pense Robert, est-ce la
+peine que j'aie passe ma jeunesse a mepriser la naissance, a honorer
+seulement la justice et l'esprit, a choisir, en dehors des amis qui
+m'etaient imposes, des compagnons gauches et mal vetus s'ils avaient de
+l'eloquence, pour que le seul etre qui apparaisse en moi, dont on garde
+un precieux souvenir, soit non celui que ma volonte, en s'efforcant et
+en meritant, a modele a ma ressemblance, mais un etre qui n'est pas mon
+oeuvre, qui n'est meme pas moi, que j'ai toujours meprise et cherche a
+vaincre; est-ce la peine que j'aie aime mon ami prefere comme je l'ai
+fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
+decouvrir quelque chose de bien plus general que moi-meme, un plaisir
+qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincerement
+le croire, un plaisir d'amitie, mais un plaisir intellectuel et
+desinteresse, une sorte de plaisir d'art?" Voila ce que je crains,
+aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pense. Il s'est trompe, dans
+ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aime quelque chose de
+plus eleve que la souplesse innee de son corps, s'il n'avait pas ete si
+longtemps detache de l'orgueil nobiliaire, il y eut eu plus
+d'application et de lourdeur dans son agilite meme, une vulgarite
+importante dans ses manieres. Comme a Mme de Villeparisis il avait fallu
+beaucoup de serieux pour qu'elle donnat dans sa conversation et dans ses
+Memoires le sentiment de la frivolite, lequel est intellectuel, de meme,
+pour que le corps de Saint-Loup fut habite par tant d'aristocratie, il
+fallait que celle-ci eut deserte sa pensee tendue vers de plus hauts
+objets, et, resorbee dans son corps, s'y fut fixee en lignes
+inconscientes et nobles. Par la sa distinction d'esprit n'etait pas
+absente d'une distinction physique qui, la premiere faisant defaut,
+n'eut pas ete complete. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement
+sa pensee dans son ouvrage pour que celui-ci en reflete la qualite; on a
+meme pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la negation
+de l'athee qui trouve la creation assez parfaite pour se passer d'un
+createur. Et je savais bien aussi que ce n'etait pas qu'une oeuvre d'art
+que j'admirais en ce jeune cavalier deroulant le long du mur la frise de
+sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
+Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter a mon
+profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
+moi, les ancetres dedaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance
+et l'agilite, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de
+mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'etait-ce pas comme
+des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
+nous dussions toujours etre separes, et qu'il me sacrifiait au contraire
+par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
+l'intelligence, avec cette liberte souveraine dont les mouvements de
+Robert etaient l'image et dans laquelle se realise la parfaite amitie?
+
+Ce que la familiarite d'un Guermantes--au lieu de la distinction qu'elle
+avait chez Robert, parce que le dedain hereditaire n'y etait que le
+vetement, devenu grace inconsciente, d'une reelle humilite morale--eut
+decele de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M.
+de Charlus chez lequel les defauts de caractere que jusqu'ici je
+comprenais mal s'etaient superposes aux habitudes aristocratiques, mais
+chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
+qui avait tant deplu a ma grand'mere quand autrefois elle l'avait
+rencontre chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur
+ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai diner chez lui, le
+lendemain de la soiree que j'avais passee avec Saint-Loup.
+
+Elles ne m'etaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je
+les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
+premier jour les differences qui separaient la Berma de ses camarades,
+encore que chez celle-ci les particularites fussent infiniment plus
+saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
+marquees au fur et a mesure que les objets sont plus reels, plus
+concevables a l'intelligence. Mais enfin si legeres que soient les
+nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre veridique comme
+Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
+le salon de Mme Geoffrin, de Mme Recamier et de Mme de Boigne, ils
+apparaissent tous si semblables que la principale verite qui, a l'insu
+de l'auteur, ressort de ses etudes, c'est le neant de la vie de salon),
+pourtant, en vertu de la meme raison que pour la Berma, quand les
+Guermantes me furent devenus indifferents et que la gouttelette de leur
+originalite ne fut plus vaporisee par mon imagination, je pus la
+recueillir, tout imponderable qu'elle fut.
+
+La duchesse ne m'ayant pas parle de son mari, a la soiree de sa tante,
+je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
+assisterait au diner. Mais je fus bien vite fixe car parmi les valets de
+pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
+avaient du jusqu'ici me considerer a peu pres comme les enfants de
+l'ebeniste, c'est-a-dire peut-etre avec plus de sympathie que leur
+maitre mais comme incapable d'etre recu chez lui) devaient chercher la
+cause de cette revolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui
+guettait mon arrivee pour me recevoir sur le seuil et m'oter lui-meme
+mon pardessus.
+
+--Mme de Guermantes va etre tout ce qu'il y a de plus heureuse, me
+dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous debarrasser
+de vos frusques (il trouvait a la fois bon enfant et comique de parler
+le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une defection de votre
+part, bien que vous eussiez donne votre jour. Depuis ce matin nous nous
+disions l'un a l'autre: "Vous verrez qu'il ne viendra pas." Je dois dire
+que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'etes pas un homme
+commode a avoir et j'etais persuade que vous nous feriez faux bond.
+
+Et le duc etait si mauvais mari, si brutal meme, disait-on, qu'on lui
+savait gre, comme on sait gre de leur douceur aux mechants, de ces mots
+"Mme de Guermantes" avec lesquels il avait l'air d'etendre sur la
+duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
+Cependant me saisissant familierement par la main, il se mit en devoir
+de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
+courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
+survivance d'une tradition locale, la trace d'un evenement historique,
+peut-etre ignores de celui qui y fait allusion; de meme cette politesse
+de M. de Guermantes, et qu'il allait me temoigner pendant toute la
+soiree, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois seculaires,
+d'habitudes en particulier du XVIIIe siecle. Les gens des temps passes
+nous semblent infiniment loin de nous. Nous n'osons pas leur supposer
+d'intentions profondes au dela de ce qu'ils expriment formellement; nous
+sommes etonnes quand nous rencontrons un sentiment a peu pres pareil a
+ceux que nous eprouvons chez un heros d'Homere ou une habile feinte
+tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, ou il laissa
+enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
+dirait que nous nous imaginons ce poete epique et ce general aussi
+eloignes de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Meme chez
+tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
+marques de courtoisie dans des lettres ecrites par eux a quelque homme
+de rang inferieur et qui ne peut leur etre utile a rien, elles nous
+laissent surpris parce qu'elles nous revelent tout a coup chez ces
+grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
+directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il
+faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
+grand scrupule certaines fonctions d'amabilite.
+
+Cet eloignement imaginaire du passe est peut-etre une des raisons qui
+permettent de comprendre que meme de grands ecrivains aient trouve une
+beaute geniale aux oeuvres de mediocres mystificateurs comme Ossian. Nous
+sommes si etonnes que des bardes lointains puissent avoir des idees
+modernes, que nous nous emerveillons si, dans ce que nous croyons un
+vieux chant gaelique, nous en rencontrons une que nous n'eussions
+trouvee qu'ingenieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a
+qu'a ajouter a un Ancien qu'il restitue plus ou moins fidelement, des
+morceaux qui, signes d'un nom contemporain et publies a part,
+paraitraient seulement agreables: aussitot il donne une emouvante
+grandeur a son poete, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs
+siecles. Ce traducteur n'etait capable que d'un livre mediocre, si ce
+livre eut ete publie comme un original de lui. Donne pour une
+traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passe non seulement
+n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
+apres le commencement d'une guerre que des lois votees sans hate peuvent
+agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans apres un
+crime reste obscur qu'un magistrat peut encore trouver les elements qui
+serviront a l'eclaircir; apres des siecles et des siecles, le savant qui
+etudie dans une region lointaine la toponymie, les coutumes des
+habitants, pourra saisir encore en elles telle legende bien anterieure
+au christianisme, deja incomprise, sinon meme oubliee au temps
+d'Herodote et qui dans l'appellation donnee a une roche, dans un rite
+religieux, demeure au milieu du present comme une emanation plus dense,
+immemoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique,
+emanation de la vie de cour, sinon dans les manieres souvent vulgaires
+de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais
+la gouter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu
+plus tard au salon. Car je n'y etais pas alle tout de suite.
+
+En quittant le vestibule, j'avais dit a M. de Guermantes que j'avais un
+grand desir de voir ses Elstir. "Je suis a vos ordres, M. Elstir est-il
+donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
+homme aimable, ce que nos peres appelaient l'honnete homme, j'aurais pu
+lui demander de me faire la grace de venir, et le prier a diner. Il
+aurait certainement ete tres flatte de passer la soiree en votre
+compagnie." Fort peu ancien regime quand il s'efforcait ainsi de l'etre,
+le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demande si je
+desirais qu'il me montrat ces tableaux, il me conduisit, s'effacant
+gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
+chemin, il etait oblige de passer devant, petite scene qui (depuis le
+temps ou Saint-Simon raconte qu'un ancetre des Guermantes lui fit les
+honneurs de son hotel avec les memes scrupules dans l'accomplissement
+des devoirs frivoles du gentilhomme) avait du, avant de glisser jusqu'a
+nous, etre jouee par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres
+visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'etre
+seul un moment devant les tableaux, il s'etait retire discretement en me
+disant que je n'aurais qu'a venir le retrouver au salon.
+
+Seulement une fois en tete a tete avec les Elstir, j'oubliai tout a fait
+l'heure du diner; de nouveau comme a Balbec j'avais devant moi les
+fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'etait que la
+projection, la maniere de voir particuliere a ce grand peintre et que ne
+traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
+peintures de lui, toutes homogenes les unes aux autres, etaient comme
+les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eut ete, dans le
+cas present, la tete de l'artiste et dont on n'eut pu soupconner
+l'etrangete tant qu'on n'aurait fait que connaitre l'homme, c'est-a-dire
+tant qu'on n'eut fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
+qu'aucun verre colore eut encore ete place. Parmi ces tableaux,
+quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
+m'interessaient plus que les autres en ce qu'ils recreaient ces
+illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
+objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
+en voiture ne decouvrons-nous pas une longue rue claire qui commence a
+quelques metres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
+mur violemment eclaire qui nous a donne le mirage de la profondeur. Des
+lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
+retour sincere a la racine meme de l'impression, de representer une
+chose par cette autre que dans l'eclair d'une illusion premiere nous
+avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en realite
+independants des noms d'objets que notre memoire leur impose quand nous
+les avons reconnus. Elstir tachait d'arracher a ce qu'il venait de
+sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent ete de dissoudre cet
+agregat de raisonnements que nous appelons vision.
+
+Les gens qui detestaient ces "horreurs" s'etonnaient qu'Elstir admirat
+Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
+aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
+refait devant le reel (avec l'indice particulier de son gout pour
+certaines recherches) le meme effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
+qu'en consequence, quand il cessait de travailler pour lui-meme, il
+admirait en eux des tentatives du meme genre, des sortes de fragments
+anticipes d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
+la pensee a l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
+permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gene la peinture de
+Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
+vie ils avaient vu, au fur et a mesure que les annees les en
+eloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
+chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester a jamais une
+horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'a ce que les
+deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune lecon
+parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au general et qu'on se figure
+toujours se trouver en presence d'une experience qui n'a pas de
+precedents dans le passe.
+
+Je fus emus de retrouver dans deux tableaux (plus realistes, ceux-la, et
+d'une maniere anterieure) un meme monsieur, une fois en frac dans son
+salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
+fete populaire au bord de l'eau ou il n'avait evidemment que faire, et
+qui prouvait que pour Elstir il n'etait pas seulement un modele
+habituel, mais un ami, peut-etre un protecteur, qu'il aimait, comme
+autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
+ressemblants--de Venise, a faire figurer dans ses peintures; de meme
+encore que Beethoven trouvait du plaisir a inscrire en tete d'une oeuvre
+preferee le nom cheri de l'archiduc Rodolphe. Cette fete au bord de
+l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La riviere, les robes des
+femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
+autres voisinaient parmi ce carre de peinture qu'Elstir avait decoupe
+dans une merveilleuse apres-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
+femme cessant un moment de danser, a cause de la chaleur et de
+l'essoufflement, etait chatoyant aussi, et de la meme maniere, dans la
+toile d'une voile arretee, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
+bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
+que j'avais vus a Balbec, l'hopital, aussi beau sous son ciel de lapis
+que la cathedrale elle-meme, semblait, plus hardi qu'Elstir theoricien,
+qu'Elstir homme de gout et amoureux du moyen age, chanter: "Il n'y a pas
+de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hopital sans style vaut le
+glorieux portail", de meme j'entendais: "La dame un peu vulgaire qu'un
+dilettante en promenade eviterait de regarder, excepterait du tableau
+poetique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
+sa robe recoit la meme lumiere que la voile du bateau, et il n'y a pas
+de choses plus ou moins precieuses, la robe commune et la voile en
+elle-meme jolie sont deux miroirs du meme reflet, tout le prix est dans
+les regards du peintre." Or celui-ci avait su immortellement arreter le
+mouvement des heures a cet instant lumineux ou la dame avait eu chaud et
+avait cesse de danser, ou l'arbre etait cerne d'un pourtour d'ombre, ou
+les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
+que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixee
+donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
+bientot s'en retourner, les bateaux disparaitre, l'ombre changer de
+place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
+instants, montres a la fois par tant de lumieres qui y voisinent
+ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
+autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles a
+sujets mythologiques, datant des debuts d'Elstir et dont etait aussi
+orne ce salon. Les gens du monde "avances" allaient "jusqu'a" cette
+maniere-la, mais pas plus loin. Ce n'etait certes pas ce qu'Elstir avait
+fait de mieux, mais deja la sincerite avec laquelle le sujet avait ete
+pense otait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses etaient
+representees comme le seraient des etres appartenant a une espece
+fossile mais qu'il n'eut pas ete rare, aux temps mythologiques, de voir
+passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
+montagneux. Quelquefois un poete, d'une race ayant aussi une
+individualite particuliere pour un zoologiste (caracterisee par une
+certaine insexualite), se promenait avec une Muse, comme, dans la
+nature, des creatures d'especes differentes mais amies et qui vont de
+compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poete epuise d'une
+longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontre, touche de
+sa fatigue, prend sur son dos et ramene. Dans plus d'une autre,
+l'immense paysage (ou la scene mythique, les heros fabuleux tiennent une
+place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets a la mer,
+avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'a la minute qu'il
+est, grace au degre precis du declin du soleil, a la fidelite fugitive
+des ombres. Par la l'artiste donne, en l'instantaneisant, une sorte de
+realite historique vecue au symbole de la fable, le peint, et le relate
+au passe defini.
+
+Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
+des invites qui arrivaient avaient tinte, ininterrompus, et m'avaient
+berce doucement. Mais le silence qui leur succeda et qui durait deja
+depuis tres longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
+m'eveiller de ma reverie, comme celui qui succede a la musique de Lindor
+tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eut oublie, qu'on fut a
+table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
+Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudre, je ne
+sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me temoignant du meme respect
+qu'il eut mis aux pieds d'un roi. Je sentis a son air qu'il m'eut
+attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
+apporte au diner, alors surtout que j'avais promis d'etre a onze heures
+chez M. de Charlus.
+
+Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
+de pied persecute par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
+je lui demandai des nouvelles de sa fiancee, me dit que justement demain
+etait le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
+journee avec elle, et celebra la bonte de Madame la duchesse) me
+conduisit au salon ou je craignais de trouver M. de Guermantes de
+mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie evidemment
+en partie factice et dictee par la politesse, mais par ailleurs sincere,
+inspiree et par son estomac qu'un tel retard avait affame, et par la
+conscience d'une impatience pareille chez tous ses invites lesquels
+remplissaient completement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
+m'avait attendu pres de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
+sans doute que prolonger le supplice general de deux minutes ne
+l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant pousse a reculer si
+longtemps le moment de se mettre a table, cette politesse serait plus
+complete si en ne faisant pas servir immediatement il reussissait a me
+persuader que je n'etais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
+moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
+diner et si certains invites n'etaient pas encore la, comment je
+trouvais les Elstir. Mais en meme temps et sans laisser apercevoir ses
+tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
+concert avec la duchesse il procedait aux presentations. Alors seulement
+je m'apercus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'a
+ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais ete habitue
+chez ma mere, a Combray et a Paris, aux facons ou protectrices ou sur la
+defensive de bourgeoises rechignees qui me traitaient en enfant, un
+changement de decor comparable a celui qui introduit tout a coup
+Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
+entierement decolletees (leur chair apparaissait des deux cotes d'une
+sinueuse branche de mimosa ou sous les larges petales d'une rose), ne me
+dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
+si la timidite seule les eut empechees de m'embrasser. Beaucoup n'en
+etaient pas moins fort honnetes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
+toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui etaient
+legeres cette repulsion qu'eut eprouvee ma mere. Les caprices de la
+conduite, nies par de saintes amies, malgre l'evidence, semblaient, dans
+le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
+avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maitresse
+de maison etait manie par qui voulait, pourvu que le "salon" fut demeure
+intact. Comme le duc se genait fort peu avec ses invites (de qui et a
+qui il n'avait plus des longtemps rien a apprendre), mais beaucoup avec
+moi dont le genre de superiorite, lui etant inconnu, lui causait un peu
+le meme genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
+les ministres bourgeois, il considerait evidemment que le fait de ne pas
+connaitre ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
+moins pour moi, et, tandis que je me preoccupais a cause de lui de
+l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
+feraient sur moi.
+
+Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
+moment meme, en effet, ou j'etais entre dans le salon, M. de Guermantes,
+sans meme me laisser le temps de dire bonjour a la duchesse, m'avait
+mene, comme pour faire une bonne surprise a cette personne a laquelle il
+semblait dire: "Voici votre ami, vous voyez je vous l'amene par la peau
+du cou", vers une dame assez petite. Or, bien avant que, pousse par le
+duc, je fusse arrive devant elle, cette dame n'avait cesse de m'adresser
+avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
+adressons a une vieille connaissance qui peut-etre ne nous reconnait
+pas. Comme c'etait justement mon cas et que je ne parvenais pas a me
+rappeler qui elle etait, je detournais la tete tout en m'avancant de
+facon a ne pas avoir a repondre jusqu'a ce que la presentation m'eut
+tire d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait a tenir en
+equilibre instable son sourire destine a moi. Elle avait l'air d'etre
+pressee de s'en debarrasser et que je dise enfin: "Ah! madame, je crois
+bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouves!" J'etais
+aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
+enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indefiniment
+prolonge, comme un sol diese, pouvait enfin cesser. Mais M. de
+Guermantes s'y prit si mal, au moins a mon avis, qu'il me sembla qu'il
+n'avait nomme que moi et que j'ignorais toujours qui etait la
+pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
+raisons de notre intimite, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
+En effet, des que je fus aupres d'elle elle ne me tendit pas sa main,
+mais prit familierement la mienne et me parla sur le meme ton que si
+j'eusse ete aussi au courant qu'elle des bons souvenirs a quoi elle se
+reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris etre
+son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
+anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
+mais ce ne pouvait etre Mme Bloch mere que j'avais devant moi puisque
+celle-ci etait morte depuis de longues annees. Je m'efforcais vainement
+a deviner le passe commun a elle et a moi auquel elle se reportait en
+pensee. Mais je ne l'apercevais pas mieux, a travers le jais
+translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
+le sourire, qu'on ne distingue un paysage situe derriere une vitre noire
+meme enflammee de soleil. Elle me demanda si mon pere ne se fatiguait
+pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au theatre avec Albert, si
+j'etais moins souffrant, et comme mes reponses, titubant dans
+l'obscurite mentale ou je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
+dire que je n'etais pas bien ce soir, elle avanca elle-meme une chaise
+pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitue les
+autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'enigme me fut donne par le
+duc: "Elle vous trouve charmant", murmura-t-il a mon oreille, laquelle
+fut frappee comme si ces mots ne lui etaient pas inconnus. C'etaient
+ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, a ma grand'mere et a moi,
+quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
+Alors je compris tout, la dame presente n'avait rien de commun avec Mme
+de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
+l'espece de la bete. C'etait une Altesse. Elle ne connaissait nullement
+ma famille ni moi-meme, mais issue de la race la plus noble et possedant
+la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
+avait epouse un cousin egalement princier, elle desirait, dans sa
+gratitude au Createur, temoigner au prochain, de si pauvre ou de si
+humble extraction fut-il, qu'elle ne le meprisait pas. A vrai dire, les
+sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
+Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
+donner a ma grand'mere, comme a une biche du Jardin d'acclimatation.
+Mais ce n'etait encore que la seconde princesse du sang a qui j'etais
+presente, et j'etais excusable de ne pas avoir degage les traits
+generaux de l'amabilite des grands. D'ailleurs eux-memes n'avaient-ils
+pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
+amabilite, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
+bonjours avec la main a l'Opera-comique, avait eu l'air furieux que je
+la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donne un
+louis a quelqu'un, pensent qu'avec celui-la ils sont en regle pour
+toujours. Quant a M. de Charlus, ses hauts et ses bas etaient encore
+plus contrastes. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
+majestes d'une autre sorte, reines qui jouent a la reine, et parlent non
+selon les habitudes de leurs congeneres, mais comme les reines dans
+Sardou.
+
+Si M. de Guermantes avait mis tant de hate a me presenter, c'est que le
+fait qu'il y ait dans une reunion quelqu'un d'inconnu a une Altesse
+royale est intolerable et ne peut se prolonger une seconde. C'etait
+cette meme hate que Saint-Loup avait mise a se faire presenter a ma
+grand'mere. D'ailleurs, par un reste herite de la vie des cours qui
+s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais ou,
+par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
+essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
+consideraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
+negliges, au moins par l'un d'eux, de la charite, de la chastete, de la
+pitie et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guere parler a la
+princesse de Parme qu'a la troisieme personne.
+
+A defaut d'etre encore jamais de ma vie alle a Parme (ce que je desirais
+depuis de lointaines vacances de Paques), en connaitre la princesse,
+qui, je le savais, possedait le plus beau palais de cette cite unique ou
+tout d'ailleurs devait etre homogene, isolee qu'elle etait du reste du
+monde, entre les parois polies, dans l'atmosphere, etouffante comme un
+soir d'ete sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
+compact et trop doux, cela aurait du substituer tout d'un coup a ce que
+je tachais de me figurer ce qui existait reellement a Parme, en une
+sorte d'arrivee fragmentaire et sans avoir bouge; c'etait, dans
+l'algebre du voyage a la ville de Giorgione, comme une premiere equation
+a cette inconnue. Mais si j'avais depuis des annees--comme un parfumeur
+a un bloc uni de matiere grasse--fait absorber a ce nom de princesse de
+Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, des que je vis la
+princesse, que j'aurais ete jusque-la convaincu etre au moins la
+Sanseverina, une seconde operation commenca, laquelle ne fut, a vrai
+dire, parachevee que quelques mois plus tard, et qui consista, a l'aide
+de nouvelles malaxations chimiques, a expulser toute huile essentielle
+de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et a y
+incorporer a la place l'image d'une petite femme noire, occupee
+d'oeuvres, d'une amabilite tellement humble qu'on comprenait tout de
+suite dans quel orgueil altier cette amabilite prenait son origine. Du
+reste, pareille, a quelques differences pres, aux autres grandes dames,
+elle etait aussi peu stendhalienne que, par exemple, a Paris, dans le
+quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
+nom de Parme qu'a toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser a
+la Chartreuse ou meurt Fabrice qu'a la salle des pas perdus de la gare
+Saint-Lazare.
+
+Son amabilite tenait a deux causes. L'une, generale, etait l'education
+que cette fille de souverains avait recue. Sa mere (non seulement alliee
+a toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
+la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse regnante) lui
+avait, des son age le plus tendre, inculque les preceptes
+orgueilleusement humbles d'un snobisme evangelique; et maintenant chaque
+trait du visage de la fille, la courbe de ses epaules, les mouvements de
+ses bras semblaient repeter: "Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naitre
+sur les marches d'un trone, tu ne dois pas en profiter pour mepriser
+ceux a qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louee!) que tu
+fusses superieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
+sois bonne pour les petits. Tes aieux etaient princes de Cleves et de
+Juliers des 647; Dieu a voulu dans sa bonte que tu possedasses presque
+toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
+qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est etablie par
+les genealogistes depuis l'an 63 de l'ere chretienne; tu as pour
+belles-soeurs deux imperatrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
+te rappeler de si grands privileges, non qu'ils soient precaires (car on
+ne peut rien changer a l'anciennete de la race et on aura toujours
+besoin de petrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux nee
+que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
+le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis a tous ceux
+que la bonte celeste t'a fait la grace de placer au-dessous de toi ce
+que tu peux leur donner sans dechoir de ton rang, c'est-a-dire des
+secours en argent, meme des soins d'infirmiere, mais bien entendu jamais
+d'invitations a tes soirees, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
+diminuant ton prestige, oterait de son efficacite a ton action
+bienfaisante."
+
+Aussi, meme dans les moments ou elle ne pouvait pas faire de bien, la
+princesse cherchait a montrer, ou plutot a faire croire par tous les
+signes exterieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas superieure
+aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
+cette charmante politesse qu'ont avec les inferieurs les gens bien
+eleves et a tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
+le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
+services, indignes des fieres bourgeoises, et que rendent bien
+volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
+professionnel, les anciens domestiques.
+
+Deja, en effet, le duc, qui semblait presse d'achever les presentations,
+m'avait entraine vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
+je lui dis que j'avais passe devant son chateau, non loin de Balbec.
+"Oh! comme j'aurais ete heureuse de vous le montrer", dit-elle presque a
+voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
+penetre du regret de l'occasion manquee d'un plaisir tout special, et
+elle ajouta avec un regard insinuant: "J'espere que tout n'est pas
+perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait interesse davantage c'eut
+ete le chateau de ma tante Brancas; il a ete construit par Mansard;
+c'est la perle de la province." Ce n'etait pas seulement elle qui eut
+ete contente de montrer son chateau, mais sa tante Brancas n'eut pas ete
+moins ravie de me faire les honneurs du sien, a ce que m'assura cette
+dame qui pensait evidemment que, surtout dans un temps ou la terre tend
+a passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
+les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalite
+seigneuriale, par des paroles qui n'engagent a rien. C'etait aussi parce
+qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, a dire les
+choses qui pouvaient faire le plus de plaisir a l'interlocuteur, a lui
+donner la plus haute idee de lui-meme, a ce qu'il crut qu'il flattait
+ceux a qui il ecrivait, qu'il honorait ses hotes, qu'on brulait de le
+connaitre. Vouloir donner aux autres cette idee agreable d'eux-memes
+existe a vrai dire quelquefois meme dans la bourgeoisie elle-meme. On y
+rencontre cette disposition bienveillante, a titre de qualite
+individuelle compensatrice d'un defaut, non pas, helas, chez les amis
+les plus surs, mais du moins chez les plus agreables compagnes. Elle
+fleurit en tout cas tout isolement. Dans une partie importante de
+l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractere a cesse d'etre
+individuel; cultive par l'education, entretenu par l'idee d'une grandeur
+propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connait pas de
+rivales, sait que par amenite elle peut faire des heureux et se complait
+a en faire, il est devenu le caractere generique d'une classe. Et meme
+ceux que des defauts personnels trop opposes empechent de le garder dans
+leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
+gesticulation.
+
+--C'est une tres bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
+Parme, et qui sait etre "grande dame" comme personne.
+
+Pendant que j'etais presente aux femmes, il y avait un monsieur qui
+donnait de nombreux signes d'agitation: c'etait le comte Hannibal de
+Breaute-Consalvi. Arrive tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
+des convives et quand j'etais entre au salon, voyant en moi un invite
+qui ne faisait pas partie de la societe de la duchesse et devait par
+consequent avoir des titres tout a fait extraordinaires pour y penetrer,
+il installa son monocle sous l'arcade cintree de ses sourcils, pensant
+que celui-ci l'aiderait beaucoup a discerner quelle espece d'homme
+j'etais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage precieux des
+femmes vraiment superieures, ce qu'on appelle un "salon", c'est-a-dire
+ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilite que venait de
+mettre en vue la decouverte d'un remede ou la production d'un
+chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
+d'avoir appris qu'a la reception pour le roi et la reine d'Angleterre,
+la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
+d'esprit du faubourg se consolaient malaisement de n'avoir pas ete
+invitees tant elles eussent ete delicieusement interessees d'approcher
+ce genie etrange. Mme de Courvoisier pretendait qu'il y avait aussi M.
+Ribot, mais c'etait une invention destinee a faire croire qu'Oriane
+cherchait a faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
+scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du marechal de
+Saxe, s'etait presente au foyer de la Comedie-Francaise et avait prie
+Mlle Reichenberg de venir reciter des vers devant le roi, ce qui avait
+eu lieu et constituait un fait sans precedent dans les annales des
+raouts. Au souvenir de tant d'imprevu, qu'il approuvait d'ailleurs
+pleinement, etant lui-meme autant qu'un ornement et, de la meme facon
+que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
+consecration pour un salon, M. de Breaute se demandant qui je pouvais
+bien etre sentait un champ tres vaste ouvert a ses investigations. Un
+instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
+j'etais bien jeune pour etre organiste, et M. Widor trop peu marquant
+pour etre "recu". Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
+simplement en moi le nouvel attache de la legation de Suede duquel on
+lui avait parle; et il se preparait a me demander des nouvelles du roi
+Oscar par qui il avait ete a plusieurs reprises fort bien accueilli;
+mais quand le duc, pour me presenter, eut dit mon nom a M. de Breaute,
+celui-ci, voyant que ce nom lui etait absolument inconnu, ne douta plus
+des lors que, me trouvant la, je ne fusse quelque celebrite. Oriane
+decidement n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
+hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
+entendu, sans quoi elle l'eut declasse. M. de Breaute commenca donc a se
+pourlecher les babines et a renifler de ses narines friandes, mis en
+appetit non seulement par le bon diner qu'il etait sur de faire, mais
+par le caractere de la reunion que ma presence ne pouvait manquer de
+rendre interessante et qui lui fournirait un sujet de conversation
+piquant le lendemain au dejeuner du duc de Chartres. Il n'etait pas
+encore fixe sur le point de savoir si c'etait moi dont on venait
+d'experimenter le serum contre le cancer ou de mettre en repetition le
+prochain lever de rideau au Theatre-Francais, mais grand intellectuel,
+grand amateur de "recits de voyages", il ne cessait pas de multiplier
+devant moi les reverences, les signes d'intelligence, les sourires
+filtres par son monocle; soit dans l'idee fausse qu'un homme de valeur
+l'estimerait davantage s'il parvenait a lui inculquer l'illusion que
+pour lui, comte de Breaute-Consalvi, les privileges de la pensee
+n'etaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
+tout simplement par besoin et difficulte d'exprimer sa satisfaction,
+dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
+s'il se fut trouve en presence de quelqu'un des "naturels" d'une terre
+inconnue ou aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
+profit, il tacherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
+sans interrompre les demonstrations d'amitie ni pousser comme eux de
+grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des epices contre des
+verroteries. Apres avoir repondu de mon mieux a sa joie, je serrai la
+main du duc de Chatellerault que j'avais deja rencontre chez Mme de
+Villeparisis, de laquelle il me dit que c'etait une fine mouche. Il
+etait extremement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
+busque, les points ou la peau de la joue s'altere, tout ce qui se voit
+deja dans les portraits de cette famille que nous ont laisses le XVIe et
+le XVIIe siecle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
+reincarnation en un jeune homme etait sans attrait pour moi. Je lisais
+le crochet que faisait le nez du duc de Chatellerault comme la signature
+d'un peintre que j'aurais longtemps etudie, mais qui ne m'interessait
+plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
+malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
+laissai s'engager dans l'etau qu'etait une poignee de mains a
+l'allemande, accompagnee d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
+Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
+propre a ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
+lui-meme signait prince Von, ou, quand il ecrivait a des intimes, Von.
+Encore cette abreviation-la se comprenait-elle a la rigueur, a cause de
+la longueur d'un nom compose. On se rendait moins compte des raisons qui
+faisaient remplacer Elisabeth tantot par Lili, tantot par Bebeth, comme
+dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
+cependant assez oisifs et frivoles en general, eussent adopte "Quiou"
+pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
+moins ce qu'ils en gagnaient a prenommer un de leurs cousins Dinand au
+lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
+des prenoms les Guermantes procedassent invariablement par la repetition
+d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
+vicomtesse de Velude, lesquelles etaient toutes d'une enorme grosseur,
+ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en facher le moins du monde et
+sans que personne songeat a en sourire, tant l'habitude etait ancienne,
+que "Petite" et "Mignonne". Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
+Montpeyroux, eut, si celle-ci eut ete gravement atteinte, demande avec
+des larmes a sa soeur: "On me dit que "Petite" est tres mal." Mme de
+l'Eclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entierement
+les oreilles, on ne l'appelait jamais que "ventre affame". Quelquefois
+on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prenom du mari pour
+designer la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
+inhumain du faubourg ayant pour prenom Raphael, sa charmante, sa fleur
+sortant aussi du rocher signait toujours Raphaela; mais ce sont la
+seulement simples echantillons de regles innombrables dont nous pourrons
+toujours, si l'occasion s'en presente, expliquer quelques-unes. Ensuite
+je demandai au duc de me presenter au prince d'Agrigente. "Comment, vous
+ne connaissez pas cet excellent Gri-gri", s'ecria M. de Guermantes, et
+il dit mon nom a M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cite
+par Francoise, m'etait toujours apparu comme une transparente verrerie,
+sous laquelle je voyais, frappes au bord de la mer violette par les
+rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cite antique
+dont je ne doutais pas que le prince--de passage a Paris par un bref
+miracle--ne fut lui-meme, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
+patine, le souverain effectif. Helas, le vulgaire hanneton auquel on me
+presenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
+desinvolture qu'il croyait elegante, etait aussi independant de son nom
+que d'une oeuvre d'art qu'il eut possedee, sans porter sur soi aucun
+reflet d'elle, sans peut-etre l'avoir jamais regardee. Le prince
+d'Agrigente etait si entierement depourvu de quoi que ce fut de princier
+et qui put faire penser a Agrigente, que c'en etait a supposer que son
+nom, entierement distinct de lui, relie par rien a sa personne, avait eu
+le pouvoir d'attirer a soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
+poesie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer apres cette
+operation dans les syllabes enchantees. Si l'operation avait eu lieu,
+elle avait ete en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
+de charme a retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
+trouvait a la fois le seul homme au monde qui fut prince d'Agrigente et
+peut-etre l'homme au monde qui l'etait le moins. Il etait d'ailleurs
+fort heureux de l'etre, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
+nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
+repond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
+s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
+les presentations si longues a raconter mais qui, commencees des mon
+entree au salon, n'avaient dure que quelques instants, et que Mme de
+Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: "Je suis sure que
+Basin vous fatigue a vous mener ainsi de l'une a l'autre, nous voulons
+que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
+fatiguer pour que vous reveniez souvent", le duc, d'un mouvement assez
+gauche et timore, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
+heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
+pouvait servir.
+
+Il faut ajouter qu'un des invites manquait, M. de Grouchy, dont la
+femme, nee Guermantes, etait venue seule de son cote, le mari devant
+arriver directement de la chasse ou il avait passe la journee. Ce M. de
+Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
+faussement que son absence au debut de Waterloo avait ete la cause
+principale de la defaite de Napoleon, etait d'une excellente famille,
+insuffisante pourtant aux yeux de certains entiches de noblesse. Ainsi
+le prince de Guermantes, qui devait etre bien des annees plus tard moins
+difficile pour lui-meme, avait-il coutume de dire a ses nieces: "Quel
+malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
+Guermantes, mere de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
+enfants.--Mais, mon oncle, l'ainee a epouse M. de Grouchy.--Je n'appelle
+pas cela un mari! Enfin, on pretend que l'oncle Francois a demande la
+cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restees filles."
+
+Aussitot l'ordre de servir donne, dans un vaste declic giratoire,
+multiple et simultane, les portes de la salle a manger s'ouvrirent a
+deux battants; un maitre d'hotel qui avait l'air d'un maitre des
+ceremonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonca la
+nouvelle: "Madame est servie", d'un ton pareil a celui dont il aurait
+dit: "Madame se meurt", mais qui ne jeta aucune tristesse dans
+l'assemblee, car ce fut d'un air folatre, et comme l'ete a Robinson, que
+les couples s'avancerent l'un derriere l'autre vers la salle a manger,
+se separant quand ils avaient gagne leur place ou des valets de pied
+poussaient derriere eux leur chaise; la derniere, Mme de Guermantes
+s'avanca vers moi, pour que je la conduisisse a table et sans que
+j'eprouvasse l'ombre de la timidite que j'aurais pu craindre, car, en
+chasseresse a qui une grande adresse musculaire a rendu la grace facile,
+voyant sans doute que je m'etais mis du cote qu'il ne fallait pas, elle
+pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
+le mien et le plus naturellement encadre dans un rythme de mouvements
+precis et nobles. Je leur obeis avec d'autant plus d'aisance que les
+Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
+savant, chez qui on est moins intimide que chez un ignorant; d'autres
+portes s'ouvrirent par ou entra la soupe fumante, comme si le diner
+avait lieu dans un theatre de pupazzi habilement machine et ou l'arrivee
+tardive du jeune invite mettait, sur un signe du maitre, tous les
+rouages en action.
+
+C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait ete ce signe du
+duc, auquel avait repondu le declanchement de cette vaste, ingenieuse,
+obeissante et fastueuse horlogerie mecanique et humaine. L'indecision du
+geste ne nuisit pas pour moi a l'effet du spectacle qui lui etait
+subordonne. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hesitant et
+embarrasse etait la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
+pour diner et qu'on m'avait attendu longtemps, de meme que Mme de
+Guermantes avait peur qu'ayant regarde tant de tableaux, on ne me
+fatiguat et ne m'empechat de prendre mes aises en me presentant a jet
+continu. De sorte que c'etait le manque de grandeur dans le geste qui
+degageait la grandeur veritable. De meme que cette indifference du duc a
+son propre luxe, ses egards au contraire pour un hote, insignifiant en
+lui-meme mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
+ne fut par certains cotes fort ordinaire, et n'eut meme des ridicules
+d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'etait pas.
+
+Mais de meme qu'un fonctionnaire ou qu'un pretre voient leur mediocre
+talent multiplie a l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
+presse derriere elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
+l'administration francaise et l'eglise catholique, de meme M. de
+Guermantes etait porte par cette autre force, la politesse
+aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
+de Guermantes n'eut pas recu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
+du moment que quelqu'un, comme c'etait mon cas, paraissait susceptible
+d'etre agrege au milieu Guermantes, cette politesse decouvrait des
+tresors de simplicite hospitaliere plus magnifiques encore s'il est
+possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restes la.
+
+Quand il voulait faire plaisir a quelqu'un, M. de Guermantes avait ainsi
+pour faire de lui, ce jour-la, le personnage principal, un art qui
+savait mettre a profit la circonstance et le lieu. Sans doute a
+Guermantes ses "distinctions" et ses "graces" eussent pris une autre
+forme. Il eut fait atteler pour m'emmener faire seul avec lui une
+promenade avant diner. Telles qu'elles etaient, on se sentait touche par
+ses facons comme on l'est, en lisant des Memoires du temps, par celles
+de Louis XIV quand il repond avec bonte, d'un air riant et avec une
+demi-reverence, a quelqu'un qui vient le solliciter. Encore faut-il,
+dans les deux cas, comprendre que cette politesse n'allait pas au dela
+de ce que ce mot signifie.
+
+Louis XIV (auquel les entiches de noblesse de son temps reprochent
+pourtant son peu de souci de l'etiquette, si bien, dit Saint-Simon,
+qu'il n'a ete qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
+Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rediger les instructions les
+plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
+sachent a quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
+cas, devant l'impossibilite d'arriver a une entente, on prefere convenir
+que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
+etranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
+entrant dans le chateau l'un a precede l'autre; et l'Electeur palatin,
+recevant le duc de Chevreuse a diner, feint, pour ne pas lui laisser la
+main, d'etre malade et dine avec lui mais couche, ce qui tranche la
+difficulte. M. le Duc evitant les occasions de rendre le service a
+Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frere dont il est du reste
+tendrement aime, prend un pretexte pour faire monter son cousin a son
+lever et le forcer a lui passer sa chemise. Mais des qu'il s'agit d'un
+sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
+qu'il s'agit de politesse, change entierement. Quelques heures apres la
+mort de ce frere, une des personnes qu'il a le plus aimees, quand
+Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est "encore tout
+chaud", Louis XIV chante des airs d'operas, s'etonne que la duchesse de
+Bourgogne, laquelle a peine a dissimuler sa douleur, ait l'air si
+melancolique, et voulant que la gaiete recommence aussitot, pour que les
+courtisans se decident a se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
+de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
+mondaines et concentrees, mais dans le langage le plus involontaire,
+dans les preoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
+retrouvait le meme contraste: les Guermantes n'eprouvaient pas plus de
+chagrin que les autres mortels, on peut meme dire que leur sensibilite
+veritable etait moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
+dans les mondanites du _Gaulois_ a cause du nombre prodigieux
+d'enterrements ou ils eussent trouve coupable de ne pas se faire
+inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
+couvertes de terre, les terrasses que purent connaitre Xenophon ou saint
+Paul, de meme dans les manieres de M. de Guermantes, homme attendrissant
+de gentillesse et revoltant de durete, esclave des plus petites
+obligations et delie des pactes les plus sacres, je retrouvais encore
+intacte apres plus de deux siecles ecoules cette deviation particuliere
+a la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
+conscience du domaine des affections et de la moralite aux questions de
+pure forme.
+
+L'autre raison de l'amabilite que me montra la princesse de Parme etait
+plus particuliere. C'est qu'elle etait persuadee d'avance que tout ce
+qu'elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, etait
+d'une qualite superieure a tout ce qu'elle avait chez elle. Chez toutes
+les autres personnes, elle agissait, il est vrai, comme s'il en avait
+ete ainsi; pour le plat le plus simple, pour les fleurs les plus
+ordinaires, elle ne se contentait pas de s'extasier, elle demandait la
+permission d'envoyer des le lendemain chercher la recette ou regarder
+l'espece par son cuisinier ou son jardinier en chef, personnages a gros
+appointements, ayant leur voiture a eux et surtout leurs pretentions
+professionnelles, et qui se trouvaient fort humilies de venir s'informer
+d'un plat dedaigne ou prendre modele sur une variete d'oeillets laquelle
+n'etait pas moitie aussi belle, aussi "panachee" de "chinages", aussi
+grande quant aux dimensions des fleurs, que celles qu'ils avaient
+obtenues depuis longtemps chez la princesse. Mais si de la part de
+celle-ci, chez tout le monde, cet etonnement devant les moindres choses
+etait factice et destine a montrer qu'elle ne tirait pas de la
+superiorite de son rang et de ses richesses un orgueil defendu par ses
+anciens precepteurs, dissimule par sa mere et insupportable a Dieu, en
+revanche, c'est en toute sincerite qu'elle regardait le salon de la
+duchesse de Guermantes comme un lieu privilegie ou elle ne pouvait
+marcher que de surprises en delices. D'une facon generale d'ailleurs,
+mais qui serait bien insuffisante a expliquer cet etat d'esprit, les
+Guermantes etaient assez differents du reste de la societe
+aristocratique, ils etaient plus precieux et plus rares. Ils m'avaient
+donne au premier aspect l'impression contraire, je les avais trouves
+vulgaires, pareils a tous les hommes et a toutes les femmes, mais parce
+que prealablement j'avais vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en
+Parme, des noms. Evidemment, dans ce salon, toutes les femmes que
+j'avais imaginees comme des statuettes de Saxe ressemblaient tout de
+meme davantage a la grande majorite des femmes. Mais de meme que Balbec
+ou Florence, les Guermantes, apres avoir decu l'imagination parce qu'ils
+ressemblaient plus a leurs pareils qu'a leur nom, pouvaient ensuite,
+quoique a un moindre degre, offrir a l'intelligence certaines
+particularites qui les distinguaient. Leur physique meme, la couleur
+d'un rose special, allant quelquefois jusqu'au violet, de leur chair,
+une certaine blondeur quasi eclairante des cheveux delicats, meme chez
+les hommes, masses en touffes dorees et douces, moitie de lichens
+parietaires et de pelage felin (eclat lumineux a quoi correspondait un
+certain brillant de l'intelligence, car, si l'on disait le teint et les
+cheveux des Guermantes, on disait aussi l'esprit des Guermantes comme
+l'esprit des Mortemart--une certaine qualite sociale plus fine des avant
+Louis XIV, et d'autant plus reconnue de tous qu'ils la promulguaient
+eux-memes), tout cela faisait que, dans la matiere meme, si precieuse
+fut-elle, de la societe aristocratique ou on les trouvait engaines ca et
+la, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles a discerner et a
+suivre, comme les filons dont la blondeur veine le jaspe et l'onyx, ou
+plutot encore comme le souple ondoiement de cette chevelure de clarte
+dont les crins depeignes courent comme de flexibles rayons dans les
+flancs de l'agate-mousse.
+
+Les Guermantes--du moins ceux qui etaient dignes du nom--n'etaient pas
+seulement d'une qualite de chair, de cheveu, de transparent regard,
+exquise, mais avaient une maniere de se tenir, de marcher, de saluer, de
+regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils
+etaient aussi differents en tout cela d'un homme du monde quelconque que
+celui-ci d'un fermier en blouse. Et malgre leur amabilite on se disait:
+n'ont-ils pas vraiment le droit, quoiqu'ils le dissimulent, quand ils
+nous voient marcher, saluer, sortir, toutes ces choses qui, accomplies
+par eux, devenaient aussi gracieuses que le vol de l'hirondelle ou
+l'inclinaison de la rose, de penser: ils sont d'une autre race que nous
+et nous sommes, nous, les princes de la terre? Plus tard je compris que
+les Guermantes me croyaient en effet d'une race autre, mais qui excitait
+leur envie, parce que je possedais des merites que j'ignorais et qu'ils
+faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore
+j'ai senti que cette profession de foi n'etait qu'a demi sincere et que
+chez eux le dedain ou l'etonnement coexistaient avec l'admiration et
+l'envie. La flexibilite physique essentielle aux Guermantes etait
+double; grace a l'une, toujours en action, a tout moment, et si par
+exemple un Guermantes male allait saluer une dame, il obtenait une
+silhouette de lui-meme, faite de l'equilibre instable de mouvements
+asymetriques et nerveusement compenses, une jambe trainant un peu soit
+expres, soit parce qu'ayant ete souvent cassee a la chasse elle
+imprimait au torse, pour rattraper l'autre jambe, une deviation a
+laquelle la remontee d'une epaule faisait contrepoids, pendant que le
+monocle s'installait dans l'oeil, haussait un sourcil au meme moment ou
+le toupet des cheveux s'abaissait pour le salut; l'autre flexibilite,
+comme la forme de la vague, du vent ou du sillage que garde a jamais la
+coquille ou le bateau, s'etait pour ainsi dire stylisee en une sorte de
+mobilite fixee, incurvant le nez busque qui sous les yeux bleus a fleur
+de tete, au-dessus des levres trop minces, d'ou sortait, chez les
+femmes, une voix rauque, rappelait l'origine fabuleuse enseignee au XVIe
+siecle par le bon vouloir de genealogistes parasites et hellenisants a
+cette race, ancienne sans doute, mais pas au point qu'ils pretendaient
+quand ils lui donnaient pour origine la fecondation mythologique d'une
+nymphe par un divin Oiseau.
+
+Les Guermantes n'etaient pas moins speciaux au point de vue intellectuel
+qu'au point de vue physique. Sauf le prince Gilbert (l'epoux aux idees
+surannees de "Marie Gilbert" et qui faisait asseoir sa femme a gauche
+quand ils se promenaient en voiture parce qu'elle etait de moins bon
+sang, pourtant royal, que lui), mais il etait une exception et faisait,
+absent, l'objet des railleries de la famille et d'anecdotes toujours
+nouvelles, les Guermantes, tout en vivant dans le pur "gratin" de
+l'aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les
+theories de la duchesse de Guermantes, laquelle a vrai dire a force
+d'etre Guermantes devenait dans une certaine mesure quelque chose
+d'autre et de plus agreable, mettaient tellement au-dessus de tout
+l'intelligence et etaient en politique si socialistes qu'on se demandait
+ou dans son hotel se cachait le genie charge d'assurer le maintien de la
+vie aristocratique, et qui toujours invisible, mais evidemment tapi
+tantot dans l'antichambre, tantot dans le salon, tantot dans le cabinet
+de toilette, rappelait aux domestiques de cette femme qui ne croyait pas
+aux titres de lui dire "Madame la duchesse", a cette personne qui
+n'aimait que la lecture et n'avait point de respect humain, d'aller
+diner chez sa belle-soeur quand sonnaient huit heures et de se
+decolleter pour cela.
+
+Le meme genie de la famille presentait a Mme de Guermantes la situation
+des duchesses, du moins des premieres d'entre elles, et comme elle
+multimillionnaires, le sacrifice a d'ennuyeux thes-diners en ville,
+raouts, d'heures ou elle eut pu lire des choses interessantes, comme des
+necessites desagreables analogues a la pluie, et que Mme de Guermantes
+acceptait en exercant sur elles sa verve frondeuse mais sans aller
+jusqu'a rechercher les raisons de son acceptation. Ce curieux effet du
+hasard que le maitre d'hotel de Mme de Guermantes dit toujours: "Madame
+la duchesse" a cette femme qui ne croyait qu'a l'intelligence, ne
+paraissait pourtant pas la choquer. Jamais elle n'avait pense a le prier
+de lui dire "Madame" tout simplement. En poussant la bonne volonte
+jusqu'a ses extremes limites, on eut pu croire que, distraite, elle
+entendait seulement "Madame" et que l'appendice verbal qui y etait
+ajoute n'etait pas percu. Seulement, si elle faisait la sourde, elle
+n'etait pas muette. Or, chaque fois qu'elle avait une commission a
+donner a son mari, elle disait au maitre d'hotel: "Vous rappellerez a
+Monsieur le duc..."
+
+Le genie de la famille avait d'ailleurs d'autres occupations, par
+exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus
+particulierement intelligents, des Guermantes plus particulierement
+moraux, et ce n'etaient pas d'habitude les memes. Mais les
+premiers--meme un Guermantes qui avait fait des faux et trichait au jeu
+et etait le plus delicieux de tous, ouvert a toutes les idees neuves et
+justes--traitaient encore mieux de la morale que les seconds, et de la
+meme facon que Mme de Villeparisis, dans les moments ou le genie de la
+famille s'exprimait par la bouche de la vieille dame. Dans des moments
+identiques on voyait tout d'un coup les Guermantes prendre un ton
+presque aussi vieillot, aussi bonhomme, et a cause de leur charme plus
+grand, plus attendrissant que celui de la marquise pour dire d'une
+domestique: "On sent qu'elle a un bon fond, c'est une fille qui n'est
+pas commune, elle doit etre la fille de gens bien, elle est certainement
+restee toujours dans le droit chemin." A ces moments-la le genie de la
+famille se faisait intonation. Mais parfois il etait aussi tournure, air
+de visage, le meme chez la duchesse que chez son grand-pere le marechal,
+une sorte d'insaisissable convulsion (pareille a celle du Serpent, genie
+carthaginois de la famille Barca), et par quoi j'avais ete plusieurs
+fois saisi d'un battement de coeur, dans mes promenades matinales, quand,
+avant d'avoir reconnu Mme de Guermantes, je me sentais regarde par elle
+du fond d'une petite cremerie. Ce genie etait intervenu dans une
+circonstance qui avait ete loin d'etre indifferente non seulement aux
+Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et,
+quoique d'aussi bon sang que les Guermantes, tout l'oppose d'eux (c'est
+meme par sa grand'mere Courvoisier que les Guermantes expliquaient le
+parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et
+noblesse comme si c'etait la seule chose qui importat). Non seulement
+les Courvoisier n'assignaient pas a l'intelligence le meme rang que les
+Guermantes, mais ils ne possedaient pas d'elle la meme idee. Pour un
+Guermantes (fut-il bete), etre intelligent, c'etait avoir la dent dure,
+etre capable de dire des mechancetes, d'emporter le morceau, c'etait
+aussi pouvoir vous tenir tete aussi bien sur la peinture, sur la
+musique, sur l'architecture, parler anglais. Les Courvoisier se
+faisaient de l'intelligence une idee moins favorable et, pour peu qu'on
+ne fut pas de leur monde, etre intelligent n'etait pas loin de signifier
+"avoir probablement assassine pere et mere". Pour eux l'intelligence
+etait l'espece de "pince monseigneur" grace a laquelle des gens qu'on ne
+connaissait ni d'Eve ni d'Adam forcaient les portes des salons les plus
+respectes, et on savait chez les Courvoisier qu'il finissait toujours
+par vous en cuire d'avoir recu de telles "especes". Aux insignifiantes
+assertions des gens intelligents qui n'etaient pas du monde, les
+Courvoisier opposaient une mefiance systematique. Quelqu'un ayant dit
+une fois: "Mais Swann est plus jeune que Palamede.--Du moins il vous le
+dit; et s'il vous le dit soyez sur que c'est qu'il y trouve son
+interet", avait repondu Mme de Gallardon. Bien plus, comme on disait de
+deux etrangeres tres elegantes que les Guermantes recevaient, qu'on
+avait fait passer d'abord celle-ci puisqu'elle etait l'ainee: "Mais
+est-elle meme l'ainee?" avait demande Mme de Gallardon, non pas
+positivement comme si ce genre de personnes n'avaient pas d'age, mais
+comme si, vraisemblablement denuees d'etat civil et religieux, de
+traditions certaines, elles fussent plus ou moins jeunes comme les
+petites chattes d'une meme corbeille entre lesquelles un veterinaire
+seul pourrait se reconnaitre. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes,
+maintenaient d'ailleurs en un sens l'integrite de la noblesse a la fois
+grace a l'etroitesse de leur esprit et a la mechancete de leur coeur. De
+meme que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de
+quelques autres comme les de Ligne, les La Tremoille, etc., tout le
+reste se confondait dans un vague fretin) etaient insolents avec des
+gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, precisement
+parce qu'ils ne faisaient pas attention a ces merites de second ordre
+dont s'occupaient enormement les Courvoisier, le manque de ces merites
+leur importait peu. Certaines femmes qui n'avaient pas un rang tres
+eleve dans leur province mais brillamment mariees, riches, jolies,
+aimees des duchesses, etaient pour Paris, ou l'on est peu au courant des
+"pere et mere", un excellent et elegant article d'importation. Il
+pouvait arriver, quoique rarement, que de telles femmes fussent, par le
+canal de la princesse de Parme, ou en vertu de leur agrement propre,
+recues chez certaines Guermantes. Mais, a leur egard, l'indignation des
+Courvoisier ne desarmait jamais. Rencontrer entre cinq et six, chez leur
+cousine, des gens avec les parents de qui leurs parents n'aimaient pas a
+frayer dans le Perche, devenait pour eux un motif de rage croissante et
+un theme d'inepuisables declamations. Des le moment, par exemple, ou la
+charmante comtesse G... entrait chez les Guermantes, le visage de Mme de
+Villebon prenait exactement l'expression qu'il eut du prendre si elle
+avait eu a reciter le vers:
+
+ _Et s'il n'en reste qu'un, je serai celui-la._
+
+vers qui lui etait du reste inconnu. Cette Courvoisier avait avale
+presque tous les lundis un eclair charge de creme a quelques pas de la
+comtesse G..., mais sans resultat. Et Mme de Villebon confessait en
+cachette qu'elle ne pouvait concevoir comment sa cousine Guermantes
+recevait une femme qui n'etait meme pas de la deuxieme societe, a
+Chateaudun. "Ce n'est vraiment pas la peine que ma cousine soit si
+difficile sur ses relations, c'est a se moquer du monde", concluait Mme
+de Villebon avec une autre expression de visage, celle-la souriante et
+narquoise dans le desespoir, sur laquelle un petit jeu de devinettes eut
+plutot mis un autre vers que la comtesse ne connaissait naturellement
+pas davantage:
+
+ _Grace aux dieux mon malheur passe mon esperance_.
+
+Au reste, anticipons sur les evenements en disant que la "perseverance",
+rime d'esperance dans le vers suivant, de Mme de Villebon a snober Mme
+G... ne fut pas tout a fait inutile. Aux yeux de Mme G... elle doua Mme
+de Villebon d'un prestige tel, d'ailleurs purement imaginaire, que,
+quand la fille de Mme G..., qui etait la plus jolie et la plus riche des
+bals de l'epoque, fut a marier, on s'etonna de lui voir refuser tous les
+ducs. C'est que sa mere, se souvenant des avanies hebdomadaires qu'elle
+avait essuyees rue de Grenelle en souvenir de Chateaudun, ne souhaitait
+veritablement qu'un mari pour sa fille: un fils Villebon.
+
+Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient
+etait dans l'art, infiniment varie d'ailleurs, de marquer les distances.
+Les manieres des Guermantes n'etaient pas entierement uniformes chez
+tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l'etaient
+vraiment, quand on vous presentait a eux, procedaient a une sorte de
+ceremonie, a peu pres comme si le fait qu'ils vous eussent tendu la main
+eut ete aussi considerable que s'il s'etait agi de vous sacrer
+chevalier. Au moment ou un Guermantes, n'eut-il que vingt ans, mais
+marchant deja sur les traces de ses aines, entendait votre nom prononce
+par le presentateur, il laissait tomber sur vous, comme s'il n'etait
+nullement decide a vous dire bonjour, un regard generalement bleu,
+toujours de la froideur d'un acier qu'il semblait pret a vous plonger
+dans les plus profonds replis du coeur. C'est du reste ce que les
+Guermantes croyaient faire en effet, se jugeant tous des psychologues de
+premier ordre. Ils pensaient de plus accroitre par cette inspection
+l'amabilite du salut qui allait suivre et qui ne vous serait delivre
+qu'a bon escient. Tout ceci se passait a une distance de vous qui,
+petite s'il se fut agi d'une passe d'armes, semblait enorme pour une
+poignee de main et glacait dans le deuxieme cas comme elle eut fait dans
+le premier, de sorte que quand le Guermantes, apres une rapide tournee
+accomplie dans les dernieres cachettes de votre ame et de votre
+honorabilite, vous avait juge digne de vous rencontrer desormais avec
+lui, sa main, dirigee vers vous au bout d'un bras tendu dans toute sa
+longueur, avait l'air de vous presenter un fleuret pour un combat
+singulier, et cette main etait en somme placee si loin du Guermantes a
+ce moment-la que, quand il inclinait alors la tete, il etait difficile
+de distinguer si c'etait vous ou sa propre main qu'il saluait. Certains
+Guermantes n'ayant pas le sentiment de la mesure, ou incapables de ne
+pas se repeter sans cesse, exageraient en recommencant cette ceremonie
+chaque fois qu'ils vous rencontraient. Etant donne qu'ils n'avaient plus
+a proceder a l'enquete psychologique prealable pour laquelle le "genie
+de la famille" leur avait delegue ses pouvoirs dont ils devaient se
+rappeler les resultats, l'insistance du regard perforateur precedant la
+poignee de main ne pouvait s'expliquer que par l'automatisme qu'avait
+acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu'ils pensaient
+posseder. Les Courvoisier, dont le physique etait different, avaient
+vainement essaye de s'assimiler ce salut scrutateur et s'etaient
+rabattus sur la raideur hautaine ou la negligence rapide. En revanche,
+c'etait aux Courvoisier que certaines tres rares Guermantes du sexe
+feminin semblaient avoir emprunte le salut des dames. En effet, au
+moment ou on vous presentait a une de ces Guermantes-la, elle vous
+faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, a peu pres
+selon un angle de quarante-cinq degres, la tete et le buste, le bas du
+corps (qu'elle avait fort haut jusqu'a la ceinture, qui faisait pivot)
+restant immobile. Mais a peine avait-elle projete ainsi vers vous la
+partie superieure de sa personne, qu'elle la rejetait en arriere de la
+verticale par un brusque retrait d'une longueur a peu pres egale. Le
+renversement consecutif neutralisait ce qui vous avait paru etre
+concede, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait meme pas acquis
+comme en matiere de duel, les positions primitives etaient gardees.
+Cette meme annulation de l'amabilite par la reprise des distances (qui
+etait d'origine Courvoisier et destinee a montrer que les avances faites
+dans le premier mouvement n'etaient qu'une feinte d'un instant) se
+manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les
+Guermantes, dans les lettres qu'on recevait d'elles, au moins pendant
+les premiers temps de leur connaissance. Le "corps" de la lettre pouvait
+contenir des phrases qu'on n'ecrirait, semble-t-il, qu'a un ami, mais
+c'est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d'etre celui de
+la dame, car la lettre commencait par: "monsieur" et finissait par:
+"Croyez, monsieur, a mes sentiments distingues." Des lors, entre ce
+froid debut et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le
+reste, pouvaient se succeder (si c'etait une reponse a une lettre de
+condoleance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la
+Guermantes avait eu a perdre sa soeur, de l'intimite qui existait entre
+elles, des beautes du pays ou elle villegiaturait, des consolations
+qu'elle trouvait dans le charme de ses petits enfants, tout cela n'etait
+plus qu'une lettre comme on en trouve dans des recueils et dont le
+caractere intime n'entrainait pourtant pas plus d'intimite entre vous et
+l'epistoliere que si celle-ci avait ete Pline le Jeune ou Mme de
+Simiane.
+
+Il est vrai que certaines Guermantes vous ecrivaient des les premieres
+fois "mon cher ami", "mon ami", ce n'etaient pas toujours les plus
+simples d'entre elles, mais plutot celles qui, ne vivant qu'au milieu
+des rois et, d'autre part, etant "legeres", prenaient dans leur orgueil
+la certitude que tout ce qui venait d'elles faisait plaisir et dans leur
+corruption l'habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu'elles
+pouvaient offrir. Du reste, comme il suffisait qu'on eut eu une
+trisaieule commune sous Louis XIII pour qu'un jeune Guermantes dit en
+parlant de la marquise de Guermantes "la tante Adam", les Guermantes
+etaient si nombreux que meme pour ces simples rites, celui du salut de
+presentation par exemple, il existait bien des varietes. Chaque
+sous-groupe un peu raffine avait le sien, qu'on se transmettait des
+parents aux enfants comme une recette de vulneraire et une maniere
+particuliere de preparer les confitures. C'est ainsi qu'on a vu la
+poignee de main de Saint-Loup se declancher comme malgre lui au moment
+ou il entendait votre nom, sans participation de regard, sans
+adjonction de salut. Tout malheureux roturier qui pour une raison
+speciale--ce qui arrivait du reste assez rarement--etait presente a
+quelqu'un du sous-groupe Saint-Loup, se creusait la tete, devant ce
+minimum si brusque de bonjour, revetant volontairement les apparences de
+l'inconscience, pour savoir ce que le ou la Guermantes pouvait avoir
+contre lui. Et il etait bien etonne d'apprendre qu'il ou elle avait juge
+a propos d'ecrire tout specialement au presentateur pour lui dire
+combien vous lui aviez plu et qu'il ou elle esperait bien vous revoir.
+Aussi particularises que le geste mecanique de Saint-Loup etaient les
+entrechats compliques et rapides (juges ridicules par M. de Charlus) du
+marquis de Fierbois, les pas graves et mesures du prince de Guermantes.
+Mais il est impossible de decrire ici la richesse de cette choregraphie
+des Guermantes a cause de l'etendue meme du corps de ballet.
+
+Pour en revenir a l'antipathie qui animait les Courvoisier contre la
+duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de
+la plaindre tant qu'elle fut jeune fille, car elle etait alors peu
+fortunee. Malheureusement, de tout temps une sorte d'emanation
+fuligineuse et _sui generis_ enfouissait, derobait aux yeux, la richesse
+des Courvoisier qui, si grande qu'elle fut, demeurait obscure. Une
+Courvoisier fort riche avait beau epouser un gros parti, il arrivait
+toujours que le jeune menage n'avait pas de domicile personnel a Paris,
+y "descendait" chez ses beaux-parents, et pour le reste de l'annee
+vivait en province au milieu d'une societe sans melange mais sans eclat.
+Pendant que Saint-Loup, qui n'avait guere plus que des dettes,
+eblouissait Doncieres par ses attelages, un Courvoisier fort riche n'y
+prenait jamais que le tram. Inversement (et d'ailleurs bien des annees
+auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n'avait pas grand'chose,
+faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier reunies
+des leurs. Le scandale meme de ses propos faisait une espece de reclame
+a sa maniere de s'habiller et de se coiffer. Elle avait ose dire au
+grand-duc de Russie: "Eh bien! Monseigneur, il parait que vous voulez
+faire assassiner Tolstoi?" dans un diner auquel on n'avait point convie
+les Courvoisier, d'ailleurs peu renseignes sur Tolstoi. Ils ne
+l'etaient pas beaucoup plus sur les auteurs grecs, si l'on en juge par
+la duchesse de Gallardon douairiere (belle-mere de la princesse de
+Gallardon, alors encore jeune fille) qui, n'ayant pas ete en cinq ans
+honoree d'une seule visite d'Oriane, repondit a quelqu'un qui lui
+demandait la raison de son absence: "Il parait qu'elle recite de
+l'Aristote (elle voulait dire de l'Aristophane) dans le monde. Je ne
+tolere pas ca chez moi!"
+
+On peut imaginer combien cette "sortie" de Mlle de Guermantes sur
+Tolstoi, si elle indignait les Courvoisier, emerveillait les Guermantes,
+et, par dela, tout ce qui leur tenait non seulement de pres, mais de
+loin. La comtesse douairiere d'Argencourt, nee Seineport, qui recevait
+un peu tout le monde parce qu'elle etait bas bleu et quoique son fils
+fut un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en
+disant: "Oriane de Guermantes qui est fine comme l'ambre, maligne comme
+un singe, douee pour tout, qui fait des aquarelles dignes d'un grand
+peintre et des vers comme en font peu de grands poetes, et vous savez,
+comme famille, c'est tout ce qu'il y a de plus haut, sa grand'mere etait
+Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitieme Oriane de Guermantes
+sans une mesalliance, c'est le sang le plus pur, le plus vieux de
+France."
+
+Aussi les faux hommes de lettres, ces demi-intellectuels que recevait
+Mme d'Argencourt, se representant Oriane de Guermantes, qu'ils
+n'auraient jamais l'occasion de connaitre personnellement, comme quelque
+chose de plus merveilleux et de plus extraordinaire que la princesse
+Badroul Boudour, non seulement se sentaient prets a mourir pour elle en
+apprenant qu'une personne si noble glorifiait par-dessus tout Tolstoi,
+mais sentaient aussi que reprenaient dans leur esprit une nouvelle force
+leur propre amour de Tolstoi, leur desir de resistance au tsarisme. Ces
+idees liberales avaient pu s'anemier entre eux, ils avaient pu douter de
+leur prestige, n'osant plus les confesser, quand soudain de Mlle de
+Guermantes elle-meme, c'est-a-dire d'une jeune fille si indiscutablement
+precieuse et autorisee, portant les cheveux a plat sur le front (ce que
+jamais une Courvoisier n'eut consenti a faire) leur venait un tel
+secours. Un certain nombre de realites bonnes ou mauvaises gagnent ainsi
+beaucoup a recevoir l'adhesion de personnes qui ont autorite sur nous.
+Par exemple chez les Courvoisier, les rites de l'amabilite dans la rue
+se composaient d'un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-meme,
+mais dont on savait que c'etait la maniere distinguee de dire bonjour,
+de sorte que tout le monde, effacant de soi le sourire, le bon accueil,
+s'efforcait d'imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en
+general, et particulierement Oriane, tout en connaissant mieux que
+personne ces rites, n'hesitaient pas, si elles vous apercevaient d'une
+voiture, a vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon,
+laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntes et raides,
+esquissaient de charmantes reverences, vous tendaient la main comme a un
+camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d'un coup,
+grace aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-la un
+peu creuse et seche, tout ce que naturellement on eut aime et qu'on
+s'etait efforce de proscrire, la bienvenue, l'epanchement d'une
+amabilite vraie, la spontaneite. C'est de la meme maniere, mais par une
+rehabilitation cette fois peu justifiee, que les personnes qui portent
+le plus en elles le gout instinctif de la mauvaise musique et des
+melodies, si banales soient-elles, qui ont quelque chose de caressant et
+de facile, arrivent, grace a la culture symphonique, a mortifier en
+elles ce gout. Mais une fois arrivees a ce point, quand, emerveillees
+avec raison par l'eblouissant coloris orchestral de Richard Strauss,
+elles voient ce musicien accueillir avec une indulgence digne d'Auber les
+motifs plus vulgaires, ce que ces personnes aimaient trouve soudain dans
+une autorite si haute une justification qui les ravit et elles
+s'enchantent sans scrupules et avec une double gratitude, en ecoutant
+_Salome_, de ce qui leur etait interdit d'aimer dans _Les Diamants de la
+Couronne_.
+
+Authentique ou non, l'apostrophe de Mlle de Guermantes au grand-duc,
+colportee de maison en maison, etait une occasion de raconter avec
+quelle elegance excessive Oriane etait arrangee a ce diner. Mais si le
+luxe (ce qui precisement le rendait inaccessible aux Courvoisier) ne
+nait pas de la richesse, mais de la prodigalite, encore la seconde
+dure-t-elle plus longtemps si elle est enfin soutenue par la premiere,
+laquelle lui permet alors de jeter tous ses feux. Or, etant donne les
+principes affiches ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de
+Villeparisis, a savoir que la noblesse ne compte pas, qu'il est ridicule
+de se preoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que
+seuls l'intelligence, le coeur, le talent ont de l'importance, les
+Courvoisier pouvaient esperer qu'en vertu de cette education qu'elle
+avait recue de la marquise, Oriane epouserait quelqu'un qui ne serait
+pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre
+penseur, qu'elle entrerait definitivement dans la categorie de ce que
+les Courvoisier appelaient "les devoyes". Ils pouvaient d'autant plus
+l'esperer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de
+vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes
+que je rencontrai chez elle ne lui etaient encore revenues), elle
+affichait une horreur profonde a l'egard de la societe qui la tenait a
+l'ecart. Meme quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes
+qu'elle voyait, elle n'avait pas assez de railleries pour lui parce
+qu'il etait feru de sa naissance. Mais au moment meme ou il s'etait agi
+de trouver un mari a Oriane, ce n'etaient plus les principes affiches
+par la tante et la niece qui avaient mene l'affaire; c'avait ete le
+mysterieux "Genie de la famille". Aussi infailliblement que si Mme de
+Villeparisis et Oriane n'eussent jamais parle que titres de rente et
+genealogies au lieu de merite litteraire et de qualites du coeur, et
+comme si la marquise, pour quelques jours avait ete--comme elle serait
+plus tard--morte, et en biere, dans l'eglise de Combray, ou chaque
+membre de la famille n'etait plus qu'un Guermantes, avec une privation
+d'individualite et de prenoms qu'attestait sur les grandes tentures
+noires le seul G... de pourpre, surmonte de la couronne ducale, c'etait
+sur l'homme le plus riche et le mieux ne, sur le plus grand parti du
+faubourg Saint-Germain, sur le fils aine du duc de Guermantes, le prince
+des Laumes, que le Genie de la famille avait porte le choix de
+l'intellectuelle, de la frondeuse, de l'evangelique Mme de Villeparisis.
+Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut
+chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se
+moqua meme avec les quelques bourgeois intimes qu'elle avait convies et
+auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de "couper le
+cable" des l'annee suivante. Pour mettre le comble au malheur des
+Courvoisier, les maximes qui font de l'intelligence et du talent les
+seules superiorites sociales recommencerent a se debiter chez la
+princesse des Laumes, aussitot apres le mariage. Et a cet egard, soit
+dit en passant, le point de vue que defendait Saint-Loup quand il vivait
+avec Rachel, frequentait les amis de Rachel, aurait voulu epouser
+Rachel, comportait--quelque horreur qu'il inspirat dans la
+famille--moins de mensonge que celui des demoiselles Guermantes en
+general, pronant l'intelligence, n'admettant presque pas qu'on mit en
+doute l'egalite des hommes, alors que tout cela aboutissait a point
+nomme au meme resultat que si elles eussent professe des maximes
+contraires, c'est-a-dire a epouser un duc richissime. Saint-Loup
+agissait, au contraire, conformement a ses theories, ce qui faisait dire
+qu'il etait dans une mauvaise voie. Certes, du point de vue moral,
+Rachel etait en effet peu satisfaisante. Mais il n'est pas certain que
+si une personne ne valait pas mieux, mais eut ete duchesse ou eut
+possede beaucoup de millions, Mme de Marsantes n'eut pas ete favorable
+au mariage.
+
+Or, pour en revenir a Mme des Laumes (bientot apres duchesse de
+Guermantes par la mort de son beau-pere) ce fut un surcroit de malheur
+inflige aux Courvoisier que les theories de la jeune princesse, en
+restant ainsi dans son langage, n'eussent dirige en rien sa conduite;
+car ainsi cette philosophie (si l'on peut ainsi dire) ne nuisit
+nullement a l'elegance aristocratique du salon Guermantes. Sans doute
+toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient
+que c'etait parce qu'elles n'etaient pas assez intelligentes, et telle
+riche Americaine qui n'avait jamais possede d'autre livre qu'un petit
+exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poesies de Parny, pose, parce
+qu'il etait "du temps", sur un meuble de son petit salon, montrait quel
+cas elle faisait des qualites de l'esprit par les regards devorants
+qu'elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait a
+l'Opera. Sans doute aussi Mme de Guermantes etait sincere quand elle
+elisait une personne a cause de son intelligence. Quand elle disait
+d'une femme, il parait qu'elle est "charmante", ou d'un homme qu'il
+etait tout ce qu'il y a de plus intelligent, elle ne croyait pas avoir
+d'autres raisons de consentir a les recevoir que ce charme ou cette
+intelligence, le genie des Guermantes n'intervenant pas a cette derniere
+minute: plus profond, situe a l'entree obscure de la region ou les
+Guermantes jugeaient, ce genie vigilant empechait les Guermantes de
+trouver l'homme intelligent ou de trouver la femme charmante s'ils
+n'avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. L'homme etait
+declare savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec
+un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou
+parlait trop. Quant aux gens qui n'avaient pas de situation, quelle
+horreur, c'etaient des snobs. M. de Breaute, dont le chateau etait tout
+voisin de Guermantes, ne frequentait que des altesses. Mais il se
+moquait d'elles et ne revait que vivre dans les musees. Aussi Mme de
+Guermantes etait-elle indignee quand on traitait M. de Breaute de snob.
+"Snob, Babal! Mais vous etes fou, mon pauvre ami, c'est tout le
+contraire, il deteste les gens brillants, on ne peut pas lui faire faire
+une connaissance. Meme chez moi! si je l'invite avec quelqu'un de
+nouveau, il ne vient qu'en gemissant." Ce n'est pas que, meme en
+pratique, les Guermantes ne fissent pas de l'intelligence un tout autre
+cas que les Courvoisier. D'une facon positive cette difference entre les
+Guermantes et les Courvoisier donnait deja d'assez beaux fruits. Ainsi
+la duchesse de Guermantes, du reste enveloppee d'un mystere devant
+lequel revaient de loin tant de poetes, avait donne cette fete dont nous
+avons deja parle, ou le roi d'Angleterre s'etait plu mieux que nulle
+part ailleurs, car elle avait eu l'idee, qui ne serait jamais venue a
+l'esprit, et la hardiesse, qui eut fait reculer le courage de tous les
+Courvoisier, d'inviter, en dehors des personnalites que nous avons
+citees, le musicien Gaston Lemaire et l'auteur dramatique Grandmougin.
+Mais c'est surtout au point de vue negatif que l'intellectualite se
+faisait sentir. Si le coefficient necessaire d'intelligence et de
+charme allait en s'abaissant au fur et a mesure que s'elevait le rang de
+la personne qui desirait etre invitee chez la princesse de Guermantes,
+jusqu'a approcher de zero quand il s'agissait des principales tetes
+couronnees, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau
+royal, plus le coefficient s'elevait. Par exemple, chez la princesse de
+Parme, il y avait une quantite de personnes que l'Altesse recevait parce
+qu'elle les avait connues enfant, ou parce qu'elles etaient alliees a
+telle duchesse, ou attachees a la personne de tel souverain, ces
+personnes fussent-elles laides, d'ailleurs, ennuyeuses ou sottes; or,
+pour un Courvoisier la raison "aime de la princesse de Parme", "soeur de
+mere avec la duchesse d'Arpajon", "passant tous les ans trois mois chez
+la reine d'Espagne", aurait suffi a leur faire inviter de telles gens,
+mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans
+chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laisse passer son
+seuil, estimant qu'il en est d'un salon au sens social du mot comme au
+sens materiel ou il suffit de meubles qu'on ne trouve pas jolis, mais
+qu'on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre
+affreux. Un tel salon ressemble a un ouvrage ou on ne sait pas
+s'abstenir des phrases qui demontrent du savoir, du brillant, de la
+facilite. Comme un livre, comme une maison, la qualite d'un "salon",
+pensait avec raison Mme de Guermantes, a pour pierre angulaire le
+sacrifice.
+
+Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de
+Guermantes se contentait depuis des annees du meme bonjour convenable,
+ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller a leurs
+fetes, s'en plaignaient discretement a l'Altesse, laquelle, les jours ou
+M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le
+ruse seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu'il avait des
+maitresses, mais compere a toute epreuve en ce qui touchait le bon
+fonctionnement de son salon (et l'esprit d'Oriane, qui en etait
+l'attrait principal), repondait: "Mais est-ce que ma femme la connait?
+Ah! alors, en effet, elle aurait du. Mais je vais dire la verite a
+Madame, Oriane au fond n'aime pas la conversation des femmes. Elle est
+entouree d'une cour d'esprits superieurs--moi je ne suis pas son mari,
+je ne suis que son premier valet de chambre. Sauf un tout petit nombre
+qui sont, elles, tres spirituelles, les femmes l'ennuient. Voyons,
+Madame, votre Altesse, qui a tant de finesse, ne me dira pas que la
+marquise de Souvre ait de l'esprit. Oui, je comprends bien, la princesse
+la recoit par bonte. Et puis elle la connait. Vous dites qu'Oriane l'a
+vue, c'est possible, mais tres peu je vous assure. Et puis je vais dire
+a la princesse, il y a aussi un peu de ma faute. Ma femme est tres
+fatiguee, et elle aime tant etre aimable que, si je la laissais faire,
+ce serait des visites a n'en plus finir. Pas plus tard qu'hier soir,
+elle avait de la temperature, elle avait peur de faire de la peine a la
+duchesse de Bourbon en n'allant pas chez elle. J'ai du montrer les
+dents, j'ai defendu qu'on attelat. Tenez, savez-vous, Madame, j'ai bien
+envie de ne pas meme dire a Oriane que vous m'avez parle de Mme de
+Souvre. Oriane aime tant votre Altesse qu'elle ira aussitot inviter Mme
+de Souvre, ce sera une visite de plus, cela nous forcera a entrer en
+relations avec la soeur dont je connais tres bien le mari. Je crois que
+je ne dirai rien du tout a Oriane, si la princesse m'y autorise. Nous
+lui eviterons comme cela beaucoup de fatigue et d'agitation. Et je vous
+assure que cela ne privera pas Mme de Souvre. Elle va partout, dans les
+endroits les plus brillants. Nous, nous ne recevons meme pas, de petits
+diners de rien, Mme de Souvre s'ennuierait a perir." La princesse de
+Parme, naivement persuadee que le duc de Guermantes ne transmettrait pas
+sa demande a la duchesse et desolee de n'avoir pu obtenir l'invitation
+que desirait Mme de Souvre, etait d'autant plus flattee d'etre une des
+habituees d'un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction
+n'allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme
+invitait Mme de Guermantes, elle avait a se mettre l'esprit a la torture
+pour n'avoir personne qui put deplaire a la duchesse et l'empecher de
+revenir.
+
+Les jours habituels (apres le diner ou elle avait toujours de tres bonne
+heure, ayant garde les habitudes anciennes, quelques convives), le
+salon de la princesse de Parme etait ouvert aux habitues, et d'une facon
+generale a toute la grande aristocratie francaise et etrangere. La
+reception consistait en ceci qu'au sortir de la salle a manger, la
+princesse s'asseyait sur un canape devant une grande table ronde,
+causait avec deux des femmes les plus importantes qui avaient dine, ou
+bien jetait les yeux sur un "magazine", jouait aux cartes (ou feignait
+d'y jouer, suivant une habitude de cour allemande), soit en faisant une
+patience, soit en prenant pour partenaire vrai ou suppose un personnage
+marquant. Vers neuf heures la porte du grand salon ne cessant plus de
+s'ouvrir a deux battants, de se refermer, de se rouvrir de nouveau, pour
+laisser passage aux visiteurs qui avaient dine quatre a quatre (ou s'ils
+dinaient en ville escamotaient le cafe en disant qu'ils allaient
+revenir, comptant en effet "entrer par une porte et sortir par l'autre")
+pour se plier aux heures de la princesse. Celle-ci cependant, attentive
+a son jeu ou a la causerie, faisait semblant de ne pas voir les
+arrivantes et ce n'est qu'au moment ou elles etaient a deux pas d'elle,
+qu'elle se levait gracieusement en souriant avec bonte pour les femmes.
+Celles-ci cependant faisaient devant l'Altesse debout une reverence qui
+allait jusqu'a la genuflexion, de maniere a mettre leurs levres a la
+hauteur de la belle main qui pendait tres bas et a la baiser. Mais a ce
+moment la princesse, de meme que si elle eut chaque fois ete surprise
+par un protocole qu'elle connaissait pourtant tres bien, relevait
+l'agenouillee comme de vive force avec une grace et une douceur sans
+egales, et l'embrassait sur les joues. Grace et douceur qui avaient pour
+condition, dira-t-on, l'humilite avec laquelle l'arrivante pliait le
+genou. Sans doute, et il semble que dans une societe egalitaire la
+politesse disparaitrait, non, comme on croit, par le defaut de
+l'education, mais parce que, chez les uns disparaitrait la deference due
+au prestige qui doit etre imaginaire pour etre efficace, et surtout chez
+les autres l'amabilite qu'on prodigue et qu'on affine quand on sent
+qu'elle a pour celui qui la recoit un prix infini, lequel dans un monde
+fonde sur l'egalite tomberait subitement a rien, comme tout ce qui
+n'avait qu'une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la
+politesse dans une societe nouvelle n'est pas certaine et nous sommes
+quelquefois trop disposes a croire que les conditions actuelles d'un
+etat de choses en sont les seules possibles. De tres bons esprits ont
+cru qu'une republique ne pourrait avoir de diplomatie et d'alliances, et
+que la classe paysanne ne supporterait pas la separation de l'Eglise et
+de l'Etat. Apres tout, la politesse dans une societe egalitaire ne
+serait pas un miracle plus grand que le succes des chemins de fer et
+l'utilisation militaire de l'aeroplane. Puis, si meme la politesse
+disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une
+societe ne serait-elle pas secretement hierarchisee au fur et a mesure
+qu'elle serait en fait plus democratique? C'est fort possible. Le
+pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
+ni Etats, ni armee; les cathedrales exercaient un prestige bien moins
+grand sur un devot du XVIIe siecle que sur un athee du XXe, et si la
+princesse de Parme avait ete souveraine d'un Etat, sans doute eusse-je
+eu l'idee d'en parler a peu pres autant que d'un president de la
+republique, c'est-a-dire pas du tout.
+
+Une fois l'impetrante relevee et embrassee par la princesse, celle-ci se
+rasseyait, se remettait a sa patience non sans avoir, si la nouvelle
+venue etait d'importance, cause un moment avec elle en la faisant
+asseoir sur un fauteuil.
+
+Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargee du service
+d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitues dans un immense hall
+sur lequel donnait le salon et qui etait rempli de portraits, de
+curiosites relatives a la maison de Bourbon. Les convives habituels de
+la princesse jouaient alors volontiers le role de cicerone et disaient
+des choses interessantes, que n'avaient pas la patience d'ecouter les
+jeunes gens, plus attentifs a regarder les Altesses vivantes (et au
+besoin a se faire presenter a elles par la dame d'honneur et les filles
+d'honneur) qu'a considerer les reliques des souveraines mortes. Trop
+occupes des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations
+qu'ils pecheraient peut-etre, ils ne savaient absolument rien, meme
+apres des annees, de ce qu'il y avait dans ce precieux musee des
+archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusement qu'il
+etait orne de cactus et de palmiers geants qui faisaient ressembler ce
+centre des elegances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
+
+Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois
+faire, ces soirs-la, une visite de digestion a la princesse, qui la
+gardait tout le temps a cote d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais
+quand la duchesse venait diner, la princesse se gardait bien d'avoir ses
+habitues et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des
+visiteurs trop peu choisis deplussent a l'exigeante duchesse. Ces
+soirs-la, si des fideles non prevenus se presentaient a la porte de
+l'Altesse, le concierge repondait: "Son Altesse Royale ne recoit pas ce
+soir", et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la
+princesse savaient que, a cette date-la, ils ne seraient pas invites.
+C'etait une serie particuliere, une serie fermee a tant de ceux qui
+eussent souhaite d'y etre compris. Les exclus pouvaient, avec une
+quasi-certitude, nommer les elus, et se disaient entre eux d'un ton
+pique: "Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se deplace jamais
+sans tout son etat-major." A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme
+cherchait a entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre
+les personnes desquelles le succes aupres d'elle serait plus douteux.
+Mais a plusieurs des amis preferes de la duchesse, a plusieurs membres
+de ce brillant "etat-major", la princesse de Parme etait genee de faire
+des amabilites, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la
+princesse de Parme admettait fort bien qu'on put se plaire davantage
+dans la societe de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle
+etait bien obligee de constater qu'on s'ecrasait aux "jours" de la
+duchesse et qu'elle-meme y rencontrait souvent trois ou quatre altesses
+qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau
+retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, a ses thes, les
+memes tartes aux fraises, il y avait des fois ou elle restait seule
+toute la journee avec une dame d'honneur et un conseiller de legation
+etranger. Aussi, lorsque (comme c'avait ete par exemple le cas pour
+Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journee sans etre alle
+passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous
+les deux ans a la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie,
+meme pour amuser Oriane, de faire a ce Swann quelconque les "avances" de
+l'inviter a diner. Bref, convier la duchesse etait pour la princesse de
+Parme une occasion de perplexites, tant elle etait rongee par la crainte
+qu'Oriane trouvat tout mal. Mais en revanche, et pour la meme raison,
+quand la princesse de Parme venait diner chez Mme de Guermantes, elle
+etait sure d'avance que tout serait bien, delicieux, elle n'avait qu'une
+peur, c'etait de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas
+savoir assimiler les idees et les gens. A ce titre ma presence excitait
+son attention et sa cupidite aussi bien que l'eut fait une nouvelle
+maniere de decorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine
+qu'elle etait si c'etait l'une ou l'autre, la decoration de la table ou
+ma presence, qui etait plus particulierement l'un de ces charmes, secret
+du succes des receptions d'Oriane, et, dans le doute, bien decidee a
+tenter d'avoir a son prochain diner l'un et l'autre. Ce qui justifiait
+du reste pleinement la curiosite ravie que la princesse de Parme
+apportait chez la duchesse, c'etait cet element comique, dangereux,
+excitant, ou la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de
+saisissement et de delices (comme au bord de la mer dans un de ces
+"bains de vagues" dont les guides baigneurs signalent le peril, tout
+simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'ou elle sortait
+tonifiee, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes.
+L'esprit des Guermantes--entite aussi inexistante que la quadrature du
+cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes a le
+posseder--etait une reputation comme les rillettes de Tours ou les
+biscuits de Reims. Sans doute (une particularite intellectuelle n'usant
+pas pour se propager des memes modes que la couleur des cheveux ou du
+teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'etaient pas de son
+sang, possedaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu
+envahir certains Guermantes par trop refractaires a n'importe quelle
+sorte d'esprit. Les detenteurs non apparentes a la duchesse de l'esprit
+des Guermantes avaient generalement pour caracteristique d'avoir ete des
+hommes brillants, doues pour une carriere a laquelle, que ce fut les
+arts, la diplomatie, l'eloquence parlementaire, l'armee, ils avaient
+prefere la vie de coterie. Peut-etre cette preference aurait-elle pu
+etre expliquee par un certain manque d'originalite, ou d'initiative, ou
+de vouloir, ou de sante, ou de chance, ou par le snobisme.
+
+Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaitre que c'etait l'exception),
+si le salon Guermantes avait ete la pierre d'achoppement de leur
+carriere, c'etait contre leur gre. Ainsi un medecin, un peintre et un
+diplomate de grand avenir n'avaient pu reussir dans leur carriere, pour
+laquelle ils etaient pourtant plus brillamment doues que beaucoup, parce
+que leur intimite chez les Guermantes faisait que les deux premiers
+passaient pour des gens du monde, et le troisieme pour un reactionnaire,
+ce qui les avait empeches tous trois d'etre reconnus par leurs pairs.
+L'antique robe et la toque rouge que revetent et coiffent encore les
+colleges electoraux des facultes n'est pas, ou du moins n'etait pas, il
+n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement exterieure
+d'un passe aux idees etroites, d'un sectarisme ferme. Sous la toque a
+glands d'or comme les grands-pretres sous le bonnet conique des Juifs,
+les "professeurs" etaient encore, dans les annees qui precederent
+l'affaire Dreyfus, enfermes dans des idees rigoureusement pharisiennes.
+Du Boulbon etait au fond un artiste, mais il etait sauve parce qu'il
+n'aimait pas le monde. Cottard frequentait les Verdurin. Mais Mme
+Verdurin etait une cliente, puis il etait protege par sa vulgarite,
+enfin chez lui il ne recevait que la Faculte, dans des agapes sur
+lesquelles flottait une odeur d'acide phenique. Mais dans les corps
+fortement constitues, ou d'ailleurs la rigueur des prejuges n'est que la
+rancon de la plus belle integrite, des idees morales les plus elevees,
+qui flechissent dans des milieux plus tolerants, plus libres et bien
+vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin ecarlate
+double d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-a-dire un duc) de Venise
+enferme dans le palais ducal, etait aussi vertueux, aussi attache a de
+nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout element etranger, que
+cet autre duc, excellent mais terrible, qu'etait M. de Saint-Simon.
+L'etranger, c'etait le medecin mondain, ayant d'autres manieres,
+d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons
+ici, afin de ne pas etre accuse par ses collegues de les mepriser
+(quelles idees d'homme du monde!) s'il leur cachait la duchesse de
+Guermantes, esperait les desarmer en donnant les diners mixtes ou
+l'element medical etait noye dans l'element mondain. Il ne savait pas
+qu'il signait ainsi sa perte, ou plutot il l'apprenait quand le conseil
+des dix (un peu plus eleve en nombre) avait a pourvoir a la vacance
+d'une chaire, et que c'etait toujours le nom d'un medecin plus normal,
+fut-il plus mediocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le "veto"
+retentissait dans l'antique Faculte, aussi solennel, aussi ridicule,
+aussi terrible que le "juro" sur lequel mourut Moliere. Ainsi encore du
+peintre a jamais etiquete homme du monde, quand des gens du monde qui
+faisaient de l'art avaient reussi a se faire etiqueter artistes, ainsi
+pour le diplomate ayant trop d'attaches reactionnaires.
+
+Mais ce cas etait le plus rare. Le type des hommes distingues qui
+formaient le fond du salon Guermantes etait celui des gens ayant renonce
+volontairement (ou le croyant du moins) au reste, a tout ce qui etait
+incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes,
+avec ce charme indefinissable odieux a tout "corps" tant soit peu
+centralise.
+
+Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitues du salon de
+la duchesse avait eu la medaille d'or au Salon, que l'autre, secretaire
+de la Conference des avocats, avait fait des debuts retentissants a la
+Chambre, qu'un troisieme avait habilement servi la France comme charge
+d'affaires, auraient pu considerer comme des rates les gens qui
+n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces "renseignes" etaient
+peu nombreux, et les interesses eux-memes auraient ete les derniers a le
+rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu meme de
+l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de
+pion, ou bien au contraire de garcon de magasin, tels ministres
+eminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les
+journaux chantaient les louanges, mais a cote de qui Mme de Guermantes
+baillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une
+maitresse de maison lui avait donne l'un ou l'autre pour voisin? Puisque
+etre un homme d'Etat de premier ordre n'etait nullement une
+recommandation aupres de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donne
+leur demission de la "carriere" ou de l'armee, qui ne s'etaient pas
+representes a la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours dejeuner
+et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses,
+d'ailleurs peu appreciees d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils
+avaient choisi la meilleure part, encore que leur air melancolique, meme
+au milieu de la gaite, contredit un peu le bien-fonde de ce jugement.
+
+Encore faut-il reconnaitre que la delicatesse de vie sociale, la finesse
+des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fut-il,
+quelque chose de reel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrement de
+certains des preferes de Mme de Guermantes que les ministres les plus
+puissants n'auraient pu reussir a attirer chez eux. Si dans ce salon
+tant d'ambitions intellectuelles et meme de nobles efforts avaient ete
+enterres pour jamais, du moins, de leur poussiere, la plus rare
+floraison de mondanite avait pris naissance. Certes, des hommes
+d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient superieurs a des hommes
+de valeur, qu'ils dedaignaient, mais c'est que ce que la duchesse de
+Guermantes placait au-dessus de tout, ce n'etait pas l'intelligence,
+c'etait, selon elle, cette forme superieure, plus exquise, de
+l'intelligence elevee jusqu'a une variete verbale de talent--l'esprit.
+Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir,
+l'un comme un pedant, l'autre comme un mufle, malgre tout le savoir de
+l'un et tout le genie de l'autre, c'etait l'infiltration de l'esprit
+Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eut ose
+presenter ni l'un ni l'autre a la duchesse, sentant d'avance de quel air
+elle eut accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d'Elstir,
+l'esprit des Guermantes rangeant les propos pretentieux et prolonges du
+genre serieux ou du genre farceur dans la plus intolerable imbecillite.
+
+Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des
+Guermantes ne les avait pas gagnes aussi completement qu'il arrive, par
+exemple, dans les cenacles litteraires, ou tout le monde a une meme
+maniere de prononcer, d'enoncer, et par voie de consequence de penser,
+ce n'est pas certes que l'originalite soit plus forte dans les milieux
+mondains et y mette obstacle a l'imitation. Mais l'imitation a pour
+conditions, non pas seulement l'absence d'une originalite irreductible,
+mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner
+d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes
+auxquels ce sens musical faisait aussi entierement defaut qu'aux
+Courvoisier.
+
+Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre
+acception du mot imitation, "faire des imitations" (ce qui se disait
+chez les Guermantes "faire des charges"), Mme de Guermantes avait beau
+le reussir a ravir, les Courvoisier etaient aussi incapables de s'en
+rendre compte que s'ils eussent ete une bande de lapins, au lieu
+d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le defaut
+ou l'accent que la duchesse cherchait a contrefaire. Quand elle
+"imitait" le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient: "Oh! non, il
+ne parle tout de meme pas comme cela, j'ai encore dine hier soir avec
+lui chez Bebeth, il m'a parle toute la soiree, il ne parlait pas comme
+cela", tandis que les Guermantes un peu cultives s'ecriaient: "Dieu
+qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite
+elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges!"
+Or, ces Guermantes-la (sans meme aller jusqu'a ceux tout a fait
+remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges,
+disaient avec admiration: "Ah! on peut dire que vous le _tenez_" ou "que
+tu le tiens") avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon Mme de
+Guermantes (en quoi elle etait dans le vrai), a force d'entendre et de
+raconter les mots de la duchesse ils etaient arrives a imiter tant bien
+que mal sa maniere de s'exprimer, de juger, ce que Swann eut appele,
+comme le duc, sa maniere de "rediger", jusqu'a presenter dans leur
+conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait
+affreusement similaire a l'esprit d'Oriane et etait traite par eux
+d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes etaient pour elle non
+seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le
+reste de sa famille a l'ecart, et vengeait maintenant par ses dedains
+les mechancetes que celle-ci lui avait faites quand elle etait jeune
+fille) allait les voir quelquefois, et generalement en compagnie du duc,
+a la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites etaient un
+evenement. Le coeur battait un peu plus vite a la princesse d'Epinay qui
+recevait dans son grand salon du rez-de-chaussee, quand elle apercevait
+de loin, telles les premieres lueurs d'un inoffensif incendie ou les
+"reconnaissances" d'une invasion non esperee, traversant lentement la
+cour, d'une demarche oblique, la duchesse coiffee d'un ravissant chapeau
+et inclinant une ombrelle d'ou pleuvait une odeur d'ete. "Tiens,
+Oriane", disait-elle comme un "garde-a-vous" qui cherchait a avertir ses
+visiteuses avec prudence, et pour qu'on eut le temps de sortir en ordre,
+qu'on evacuat les salons sans panique. La moitie des personnes presentes
+n'osait pas rester, se levait. "Mais non, pourquoi? rasseyez-vous donc,
+je suis charmee de vous garder encore un peu", disait la princesse d'un
+air degage et a l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix
+devenue factice. "Vous pourriez avoir a vous parler.--Vraiment, vous
+etes pressee? eh bien, j'irai chez vous", repondait la maitresse de
+maison a celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse
+saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient la depuis des annees
+sans les connaitre pour cela davantage, et qui leur disaient a peine
+bonjour, par discretion. A peine etaient-ils partis que le duc demandait
+aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'interesser
+a la qualite intrinseque des personnes qu'il ne recevait pas par la
+mechancete du destin ou a cause de l'etat nerveux d'Oriane. "Qu'est-ce
+que c'etait que cette petite dame en chapeau rose?--Mais, mon cousin,
+vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, nee
+Lamarzelle.--Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel;
+s'il n'y avait pas un petit defaut dans la levre superieure, elle serait
+tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas
+s'embeter. Oriane? savez-vous a quoi ses sourcils et la plantation de
+ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne." La
+duchesse de Guermantes, qui languissait des qu'on parlait de la beaute
+d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait
+compte sans le gout qu'avait son mari pour faire voir qu'il etait
+parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait
+se montrer plus serieux que sa femme. "Mais, disait-il tout d'un coup
+avec force, vous avez prononce le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que,
+quand j'etais a la Chambre, un discours tout a fait remarquable fut
+prononce...--C'etait l'oncle de la jeune femme que vous venez de
+voir.--Ah! quel talent! Non, mon petit", disait-il a la vicomtesse
+d'Egremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne
+bougeant pas de chez la princesse d'Epinay, ou elle s'abaissait
+volontairement a un role de soubrette (quitte a battre la sienne en
+rentrant), restait confuse, eploree, mais restait quand le couple ducal
+etait la, debarrassait des manteaux, tachait de se rendre utile, par
+discretion offrait de passer dans la piece voisine, "ne faites pas de
+the pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, a
+la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme
+d'Epinay (en laissant l'Egremont rougissante, humble, ambitieuse et
+zelee), nous n'avons qu'un quart d'heure a vous donner." Ce quart
+d'heure etait occupe tout entier a une sorte d'exposition des mots que
+la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-meme n'eut
+certainement pas cites, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air
+de la gourmander a propos des incidents qui les avaient provoques,
+l'amenait comme involontairement a redire.
+
+La princesse d'Epinay, qui aimait sa cousine et savait qu'elle avait un
+faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle,
+son esprit. "Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez", disait le
+duc du ton bourru qu'il avait adopte et qu'il temperait d'un malicieux
+sourire pour qu'on ne prit pas son mecontentement au serieux, "mais, au
+nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme
+aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais
+calembour qu'elle a fait sur mon frere Palamede, ajoutait-il sachant
+fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore
+ce calembour et enchante de faire valoir sa femme. D'abord je trouve
+indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez
+jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon
+frere qui est tres susceptible, et si cela doit avoir pour resultat de
+me facher avec lui, c'est vraiment bien la peine."
+
+--Mais nous ne savons pas! Un calembour d'Oriane? Cela doit etre
+delicieux. Oh! dites-le.
+
+--Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus
+souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris. Serieusement
+j'aime beaucoup mon frere.
+
+--Ecoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la
+replique a son mari etait venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela
+peut facher Palamede, vous savez tres bien le contraire. Il est beaucoup
+trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a
+quoi que ce soit de desobligeant. Vous allez faire croire que j'ai dit
+une mechancete, j'ai tout simplement repondu quelque chose de pas drole,
+mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je
+ne vous comprends pas.
+
+--Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il?
+
+--Oh! evidemment de rien de grave! s'ecriait M. de Guermantes. Vous avez
+peut-etre entendu dire que mon frere voulait donner Breze, le chateau de
+sa femme, a sa soeur Marsantes.
+
+--Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le desirait pas, qu'elle n'aimait
+pas le pays ou il est, que le climat ne lui convenait pas.
+
+--Eh bien, justement quelqu'un disait tout cela a ma femme et que si mon
+frere donnait ce chateau a notre soeur, ce n'etait pas pour lui faire
+plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus,
+disait cette personne. Or, vous savez que Breze, c'est royal, cela peut
+valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a la
+une des plus belles forets de France. Il y a beaucoup de gens qui
+voudraient qu'on leur fit des taquineries de ce genre. Aussi en
+entendant ce mot de taquin applique a Charlus parce qu'il donnait un si
+beau chateau, Oriane n'a pu s'empecher de s'ecrier, involontairement, je
+dois le confesser, elle n'y a pas mis de mechancete, car c'est venu vite
+comme l'eclair, "Taquin... taquin... Alors c'est Taquin le Superbe!"
+Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir
+jete un regard circulaire pour juger de l'esprit de sa femme, le duc
+qui etait d'ailleurs assez sceptique quant a la connaissance que Mme
+d'Epinay avait de l'histoire ancienne, vous comprenez, c'est a cause de
+Tarquin le Superbe, le roi de Rome; c'est stupide, c'est un mauvais jeu
+de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma
+femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut
+qu'on repete cela a mon frere, ce sera toute une histoire. D'autant
+plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamede est tres hautain, tres
+haut et aussi tres pointilleux, tres enclin aux commerages, meme en
+dehors de la question du chateau, il faut reconnaitre que Taquin le
+Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame,
+c'est que meme quand elle veut s'abaisser a de vulgaires a peu pres,
+elle reste spirituelle malgre tout et elle peint assez bien les gens.
+
+Ainsi grace, une fois, a Taquin le Superbe, une autre fois a un autre
+mot, ces visites du duc et de la duchesse a leur famille renouvelaient
+la provision des recits, et l'emoi qu'elles avaient cause durait bien
+longtemps apres le depart de la femme d'esprit et de son impresario. On
+se regalait d'abord, avec les privilegies qui avaient ete de la fete
+(les personnes qui etaient restees la), des mots qu'Oriane avait dits.
+"Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe?" demandait la princesse
+d'Epinay.
+
+--Si, repondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de
+Sarsina (La Rochefoucauld) m'en avait parle, pas tout a fait dans les
+memes termes. Mais cela a du etre bien plus interessant de l'entendre
+raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de
+l'entendre accompagner par l'auteur. "Nous parlions du dernier mot
+d'Oriane qui etait ici tout a l'heure", disait-on a une visiteuse qui
+allait se trouver desolee de ne pas etre venue une heure auparavant.
+
+--Comment, Oriane etait ici?
+
+--Mais oui, vous seriez venue un peu plus tot, lui repondait la
+princesse d'Epinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce
+que la maladroite avait rate. C'etait sa faute si elle n'avait pas
+assiste a la creation du monde ou a la derniere representation de Mme
+Carvalho. "Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane? j'avoue
+que j'apprecie beaucoup Taquin le Superbe", et le "mot" se mangeait
+encore froid le lendemain a dejeuner, entre intimes qu'on invitait pour
+cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Meme la
+princesse faisant cette semaine-la sa visite annuelle a la princesse de
+Parme en profitait pour demander a l'Altesse si elle connaissait le mot
+et le lui racontait. "Ah! Taquin le Superbe", disait la princesse de
+Parme, les yeux ecarquilles par une admiration _a priori_, mais qui
+implorait un supplement d'explications auquel ne se refusait pas la
+princesse d'Epinay. "J'avoue que Taquin le Superbe me plait infiniment
+comme redaction" concluait la princesse. En realite, le mot de redaction
+ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d'Epinay,
+qui avait la pretention d'avoir assimile l'esprit des Guermantes, avait
+pris a Oriane les expressions "redige, redaction" et les employait sans
+beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas
+beaucoup Mme d'Epinay qu'elle trouvait laide, savait avare et croyait
+mechante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de "redaction"
+qu'elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu'elle n'eut
+pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'etait, en
+effet, la redaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans
+oublier tout a fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne
+put se defendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme qui
+possedait a ce point l'esprit des Guermantes qu'elle voulut inviter la
+princesse d'Epinay a l'Opera. Seule la retint la pensee qu'il
+conviendrait peut-etre de consulter d'abord Mme de Guermantes. Quant a
+Mme d'Epinay qui, bien differente des Courvoisier, faisait mille graces
+a Oriane et l'aimait, mais etait jalouse de ses relations et un peu
+agacee des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le
+monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la
+princesse de Parme avait eu de peine a comprendre Taquin le Superbe et
+combien il fallait qu'Oriane fut snob pour avoir dans son intimite une
+pareille dinde. "Je n'aurais jamais pu frequenter la princesse de Parme
+si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait a diner, parce que M.
+d'Epinay ne me l'aurait jamais permis a cause de son immoralite, faisant
+allusion a certains debordements purement imaginaires de la princesse.
+Mais meme si j'avais eu un mari moins severe, j'avoue que je n'aurais
+pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment.
+Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine a arriver au bout
+de la visite." Quant a ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez
+Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivee de
+la duchesse les mettait generalement en fuite a cause de l'exasperation
+que leur causaient les "salamalecs exageres" qu'on faisait pour Oriane.
+Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas
+completement la plaisanterie, mais tout de meme a moitie, car il etait
+instruit. Et les Courvoisier allerent repetant qu'Oriane avait appele
+l'oncle Palamede "Tarquin le Superbe", ce qui le peignait selon eux
+assez bien. "Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane?
+ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En
+somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient
+pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cedent en rien,
+ni comme illustration, ni comme anciennete, ni comme alliances. Il ne
+faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre
+demandait a Francois Ier quel etait le plus noble des seigneurs la
+presents: "Sire, repondit le roi de France, c'est Courvoisier."
+D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restes que les mots les
+eussent laisses d'autant plus insensibles que les incidents qui les
+faisaient generalement naitre auraient ete consideres par eux d'un point
+de vue tout a fait different. Si, par exemple, une Courvoisier se
+trouvait manquer de chaises, dans une reception qu'elle donnait, ou si
+elle se trompait de nom en parlant a une visiteuse qu'elle n'avait pas
+reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase
+ridicule, la Courvoisier, ennuyee a l'extreme, rougissante, fremissant
+d'agitation, deplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un
+visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement
+et imperieusement interrogatif: "Est-ce que vous la connaissez?"
+craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa presence donnat
+une mauvaise impression a Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au
+contraire, de tels incidents, l'occasion de recits qui faisaient rire
+les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on etait oblige de l'envier
+d'avoir manque de chaises, d'avoir fait ou laisse faire a son domestique
+une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait,
+comme on est oblige de se feliciter que les grands ecrivains aient ete
+tenus a distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs
+humiliations et leurs souffrances ont ete, sinon l'aiguillon de leur
+genie, du moins la matiere de leurs oeuvres.
+
+Les Courvoisier n'etaient pas davantage capables de s'elever jusqu'a
+l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la
+vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sur instinct aux necessites
+du moment, en faisait quelque chose d'artistique, la ou l'application
+purement raisonnee de regles rigides eut donne d'aussi mauvais resultats
+qu'a quelqu'un qui, voulant reussir en amour ou dans la politique,
+reproduirait a la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy
+d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un diner de famille, ou un diner
+pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils,
+leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.
+Une Courvoisier dont le pere avait ete ministre de l'empereur, ayant a
+donner une matinee en l'honneur de la princesse Mathilde, deduisit par
+esprit de geometrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or
+elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes elegantes de ses
+relations, tous les hommes agreables furent impitoyablement bannis,
+parce que, d'opinion ou d'attaches legitimistes, ils auraient, selon la
+logique des Courvoisier, pu deplaire a l'Altesse Imperiale. Celle-ci,
+qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez
+etonnee quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une
+pique-assiette celebre, veuve d'un ancien prefet de l'Empire, la veuve
+du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidelite
+a Napoleon, leur betise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en
+repandit pas moins le ruissellement genereux et doux de sa grace
+souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se
+garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la
+princesse, et qu'elle remplaca, sans raisonnements _a priori_ sur le
+bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautes, de toutes
+les valeurs, de toutes les celebrites qu'une sorte de flair, de tact et
+de doigte lui faisait sentir devoir etre agreables a la niece de
+l'empereur, meme quand elles etaient de la propre famille du roi. Il n'y
+manqua meme pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse,
+relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la reverence et voulait lui
+baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du coeur
+qu'elle put assurer a la duchesse qu'elle n'avait jamais passe une
+meilleure journee ni assiste a une fete plus reussie. La princesse de
+Parme etait Courvoisier par l'incapacite d'innover en matiere sociale,
+mais, a la difference des Courvoisier, la surprise que lui causait
+perpetuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux
+l'antipathie, mais l'emerveillement. Cet etonnement etait encore accru
+du fait de la culture infiniment arrieree de la princesse. Mme de
+Guermantes etait elle-meme beaucoup moins avancee qu'elle ne le
+croyait. Mais il suffisait qu'elle le fut plus que Mme de Parme pour
+stupefier celle-ci, et comme chaque generation de critiques se borne a
+prendre le contrepied des verites admises par leurs predecesseurs, elle
+n'avait qu'a dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, etait avant
+tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans
+Wagner, pour procurer a la princesse, au prix d'un surmenage toujours
+nouveau, comme a quelqu'un qui nage dans la tempete, des horizons qui
+lui paraissaient inouis et lui restaient confus. Stupefaction d'ailleurs
+devant les paradoxes, proferes non seulement au sujet des oeuvres
+artistiques, mais meme des personnes de leur connaissance, et aussi des
+actions mondaines. Sans doute l'incapacite ou etait Mme de Parme de
+separer le veritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement
+apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire a la haute valeur
+intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont
+ensuite elle etait confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant
+que c'etait de simples cruches), telle etait une des causes de
+l'etonnement que la princesse avait toujours a entendre Mme de
+Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi
+qui connaissais a cette epoque plus de livres que de gens et mieux la
+litterature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse,
+vivant de cette vie mondaine dont le desoeuvrement et la sterilite sont a
+une activite sociale veritable ce qu'est en art la critique a la
+creation, etendait aux personnes de son entourage l'instabilite de
+points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour etancher son
+esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais
+et ne se genera point de soutenir l'opinion desalterante que la plus
+belle _Iphigenie_ est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin
+la veritable _Phedre_ celle de Pradon.
+
+Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait epouse un
+timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de
+Guermantes s'inventait un beau jour une volupte spirituelle non pas
+seulement en decrivant la femme, mais en "decouvrant" le mari. Dans le
+menage Cambremer par exemple, si elle eut vecu alors dans ce milieu,
+elle eut decrete que Mme de Cambremer etait stupide, et en revanche, que
+la personne interessante, meconnue, delicieuse, vouee au silence par
+une femme jacassante, mais la valant mille fois, etait le marquis, et la
+duchesse eut eprouve a declarer cela le meme genre de rafraichissement
+que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire _Hernani_,
+confesse lui preferer le _Lion amoureux._ A cause du meme besoin maladif
+de nouveautes arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme
+modele, une vraie sainte, d'avoir ete mariee a un coquin, un beau jour
+Mme de Guermantes affirmait que ce coquin etait un homme leger, mais
+plein de coeur, que la durete implacable de sa femme avait pousse a de
+vraies inconsequences. Je savais que ce n'etait pas seulement entre les
+oeuvres, dans la longue serie des siecles, mais jusqu'au sein d'une meme
+oeuvre que la critique joue a replonger dans l'ombre ce qui depuis trop
+longtemps etait radieux et a en faire sortir ce qui semblait voue a
+l'obscurite definitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini,
+Winterhalter, les architectes jesuites, un ebeniste de la Restauration,
+venir prendre la place de genies qu'on avait dits fatigues simplement
+parce que les oisifs intellectuels s'en etaient fatigues, comme sont
+toujours fatigues et changeants les neurastheniques. J'avais vu preferer
+en Sainte-Beuve tour a tour le critique et le poete, Musset renie quant
+a ses vers sauf pour de petites pieces fort insignifiantes. Sans doute
+certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scenes les plus
+celebres du _Cid_ ou de _Polyeucte_ telle tirade du _Menteur_ qui donne,
+comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'epoque, mais
+leur predilection, justifiee sinon par des motifs de beaute, du moins
+par un interet documentaire, est encore trop rationnelle pour la
+critique folle. Elle donne tout Moliere pour un vers de _l'Etourdi,_ et,
+meme en trouvant le _Tristan_ de Wagner assommant, en sauvera une "jolie
+note de cor", au moment ou passe la chasse. Cette depravation m'aida a
+comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle
+decidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave coeur, mais sot,
+etait un monstre d'egoisme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu
+pour sa generosite pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mere ne
+tenait pas a ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait
+les plus nobles sentiments. Comme gatees par la nullite de la vie
+mondaine, l'intelligence et la sensibilite de Mme de Guermantes etaient
+trop vacillantes pour que le degout ne succedat pas assez vite chez elle
+a l'engouement (quitte a se sentir de nouveau attiree vers le genre
+d'esprit qu'elle avait tour a tour recherche et delaisse) et pour que le
+charme qu'elle avait trouve a un homme de coeur ne se changeat pas, s'il
+la frequentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle etait
+incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son
+admirateur et qui ne l'etait que par l'impuissance ou on est de trouver
+du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de
+jugement de la duchesse n'epargnaient personne, excepte son mari. Lui
+seul ne l'avait jamais aimee; en lui elle avait senti toujours un de ces
+caracteres de fer, indifferent aux caprices qu'elle avait, dedaigneux de
+sa beaute, violent, d'une volonte a ne plier jamais et sous la seule loi
+desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de
+Guermantes poursuivant un meme type de beaute feminine, mais le
+cherchant dans des maitresses souvent renouvelees, n'avait, une fois
+qu'ils les avait quittees, et pour se moquer d'elles, qu'une associee
+durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont
+il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus
+vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie,
+pour une femme que lui M. de Guermantes etait trop heureux d'avoir
+trouvee, qui couvrait tous ses desordres, recevait comme personne, et
+maintenait a leur salon son rang de premier salon du faubourg
+Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-meme;
+souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il etait fier d'elle. Si,
+aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus leger argent pour des
+charites, pour les domestiques, il tenait a ce qu'elle eut les toilettes
+les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de
+Guermantes venait d'inventer, relativement aux merites et aux defauts,
+brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et
+friand paradoxe, elle brulait d'en faire l'essai devant des personnes
+capables de le gouter, d'en faire savourer l'originalite psychologique
+et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles
+ne contenaient pas d'habitude plus de verite que les anciennes, souvent
+moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu
+leur conferait quelque chose d'intellectuel qui les rendait emouvantes a
+communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la
+psychologie de la duchesse etait generalement un intime dont ceux a qui
+elle souhaitait de transmettre sa decouverte ignoraient entierement
+qu'il ne fut plus au comble de la faveur; aussi la reputation qu'avait
+Mme de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et devouee,
+rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus
+intervenir ensuite comme contrainte et forcee, en donnant la replique
+pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un
+partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'etait justement le
+role ou excellait M. de Guermantes.
+
+Quant aux actions mondaines, c'etait encore un autre plaisir
+arbitrairement theatral que Mme de Guermantes eprouvait a emettre sur
+elles de ces jugements imprevus qui fouettaient de surprises incessantes
+et delicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce
+fut moins a l'aide de la critique litteraire que d'apres la vie
+politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre
+quel il pouvait etre. Les edits successifs et contradictoires par
+lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs
+chez les personnes de son milieu ne suffisant plus a la distraire, elle
+cherchait aussi, dans la maniere dont elle dirigeait sa propre conduite
+sociale, dont elle rendait compte de ses moindres decisions mondaines, a
+gouter ces emotions artificielles, a obeir a ces devoirs factices qui
+stimulent la sensibilite des assemblees et s'imposent a l'esprit des
+politiciens. On sait que quand un ministre explique a la Chambre qu'il a
+cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet
+toute simple a l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit
+le compte rendu de la seance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant
+remue tout d'un coup, et commence a douter d'avoir eu raison d'approuver
+le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a ete ecoute au
+milieu d'une vive agitation et ponctue par des expressions de blame
+telles que: "C'est tres grave", prononcees par un depute dont le nom et
+les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentues que, dans
+l'interruption tout entiere, les mots "c'est tres grave!" tiennent moins
+de place qu'un hemistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois,
+quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siegeait a la Chambre, on
+lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fut surtout
+destine a la circonscription de Meseglise et afin de montrer aux
+electeurs qu'ils n'avaient pas porte leurs votes sur un mandataire
+inactif ou muet: "Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes:
+"Ceci est grave!" Tres bien! au centre et sur quelques bancs a droite,
+vives exclamations a l'extreme gauche."
+
+Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidelite au sage
+ministre, mais son coeur est ebranle de nouveaux battements par les
+premiers mots du nouvel orateur qui repond au ministre:
+
+"L'etonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive sensation dans
+la partie droite de l'hemicycle), que m'ont causes les paroles de celui
+qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre
+d'applaudissements)... Quelques deputes s'empressent vers le banc des
+ministres; M. le Sous-Secretaire d'Etat aux Postes et Telegraphes fait
+de sa place avec la tete un signe affirmatif." Ce "tonnerre
+d'applaudissements", emporte les dernieres resistances du lecteur de bon
+sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une facon de
+proceder qui en soi-meme est insignifiante; au besoin, quelque fait
+normal, par exemple: vouloir faire payer les riches plus que les
+pauvres, la lumiere sur une iniquite, preferer la paix a la guerre, il
+le trouvera scandaleux et y verra une offense a certains principes
+auxquels il n'avait pas pense en effet, qui ne sont pas inscrits dans le
+coeur de l'homme, mais qui emeuvent fortement a cause des acclamations
+qu'ils dechainent et des compactes majorites qu'ils rassemblent.
+
+Il faut d'ailleurs reconnaitre que cette subtilite des hommes
+politiques, qui me servit a m'expliquer le milieu Guermantes et plus
+tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse
+d'interpretation souvent designee par "lire entre les lignes". Si dans
+les assemblees il y a absurdite par perversion de cette finesse, il y a
+stupidite par manque de cette finesse dans le public qui prend tout "a
+la lettre", qui ne soupconne pas une revocation quand un haut dignitaire
+est releve de ses fonctions "sur sa demande" et qui se dit: "Il n'est
+pas revoque puisque c'est lui qui l'a demande", une defaite quand les
+Russes par un mouvement strategique se replient devant les Japonais sur
+des positions plus fortes et preparees a l'avance, un refus quand une
+province ayant demande l'independance a l'empereur d'Allemagne, celui-ci
+lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour
+revenir a ces seances de la Chambre, que, quand elles s'ouvrent, les
+deputes eux-memes soient pareils a l'homme de bon sens qui en lira le
+compte rendu. Apprenant que des ouvriers en greve ont envoye leurs
+delegues aupres d'un ministre, peut-etre se demandent-ils naivement:
+"Ah! voyons, que se sont-ils dit? esperons que tout s'est arrange", au
+moment ou le ministre monte a la tribune dans un profond silence qui
+deja met en gout d'emotions artificielles. Les premiers mots du
+ministre: "Je n'ai pas besoin de dire a la Chambre que j'ai un trop haut
+sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir recu cette delegation
+dont l'autorite de ma charge n'avait pas a connaitre", sont un coup de
+theatre, car c'etait la seule hypothese que le bon sens des deputes
+n'eut pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de theatre, il
+est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de
+quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui
+recevra, en retournant a son banc, les felicitations de ses collegues.
+On est aussi emu que le jour ou il a neglige d'inviter a une grande fete
+officielle le president du Conseil municipal qui lui faisait opposition,
+et on declare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il a agi en
+veritable homme d'Etat.
+
+M. de Guermantes, a cette epoque de sa vie, avait, au grand scandale des
+Courvoisier, fait souvent partie des collegues qui venaient feliciter le
+ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, meme a un moment ou il
+joua un assez grand role a la Chambre et ou on songeait a lui pour un
+ministere ou une ambassade, il etait, quand un ami venait lui demander
+un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins
+au grand personnage politique que tout autre qui n'eut pas ete le duc de
+Guermantes. Car s'il disait que la noblesse etait peu de chose, qu'il
+considerait ses collegues comme des egaux, il n'en pensait pas un mot.
+Il recherchait, feignait d'estimer, mais meprisait les situations
+politiques, et comme il restait pour lui-meme M. de Guermantes, elles ne
+mettaient pas autour de sa personne cet empese des grands emplois qui
+rend d'autres inabordables. Et par la, son orgueil protegeait contre
+toute atteinte non pas seulement ses facons d'une familiarite affichee,
+mais ce qu'il pouvait avoir de simplicite veritable.
+
+Pour en revenir a ces decisions artificielles et emouvantes comme celles
+des politiciens, Mme de Guermantes ne deconcertait pas moins les
+Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la
+princesse de Parme, par des decrets inattendus sous lesquels on sentait
+des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en etait moins avise.
+Si le nouveau ministre de Grece donnait un bal travesti, chacun
+choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la
+duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait etre en Duchesse de Bourgogne,
+une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de
+Dujabar, une troisieme en Psyche. Enfin une Courvoisier ayant demande:
+"En quoi te mettras-tu, Oriane?" provoquait la seule reponse a quoi l'on
+n'eut pas pense: "Mais en rien du tout!" et qui faisait beaucoup marcher
+les langues comme devoilant l'opinion d'Oriane sur la veritable position
+mondaine du nouveau ministre de Grece et sur la conduite a tenir a son
+egard, c'est-a-dire l'opinion qu'on aurait du prevoir, a savoir qu'une
+duchesse "n'avait pas a se rendre" au bal travesti de ce nouveau
+ministre. "Je ne vois pas qu'il y ait necessite a aller chez le ministre
+de Grece, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi
+irais-je la-bas, je n'ai rien a y faire", disait la duchesse.
+
+--Mais tout le monde y va, il parait que ce sera charmant, s'ecriait Mme
+de Gallardon.
+
+--Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu, repondait Mme
+de Guermantes. Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les Guermantes,
+sans imiter, approuvaient. "Naturellement tout le monde n'est pas en
+position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un cote on
+ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous exagerons
+en nous mettant a plat ventre devant ces etrangers dont on ne sait pas
+toujours d'ou ils viennent." Naturellement, sachant les commentaires que
+ne manqueraient pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, Mme de
+Guermantes avait autant de plaisir a entrer dans une fete ou on n'osait
+pas compter sur elle, qu'a rester chez soi ou a passer la soiree avec
+son mari au theatre, le soir d'une fete ou "tout le monde allait", ou
+bien, quand on pensait qu'elle eclipserait les plus beaux diamants par
+un diademe historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une autre
+tenue que celle qu'on croyait a tort de rigueur. Bien qu'elle fut
+antidreyfusarde (tout en croyant a l'innocence de Dreyfus, de meme
+qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux idees),
+elle avait produit une enorme sensation a une soiree chez la princesse
+de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames s'etaient
+levees a l'entree du general Mercier, et ensuite en se levant et en
+demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait
+commence une conference, montrant par la qu'elle ne trouvait pas que le
+monde fut fait pour parler politique; toutes les tetes s'etaient
+tournees vers elle a un concert du Vendredi Saint ou, quoique
+voltairienne, elle n'etait pas restee parce qu'elle avait trouve
+indecent qu'on mit en scene le Christ. On sait ce qu'est, meme pour les
+plus grandes mondaines, le moment de l'annee ou les fetes commencent: au
+point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie
+psychologique, et aussi manque de sensibilite, finissait souvent par
+dire des sottises, avait pu repondre a quelqu'un qui etait venu la
+condoleancer sur la mort de son pere, M. de Montmorency: "C'est
+peut-etre encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil au
+moment ou on a a sa glace des centaines de cartes d'invitations." Eh
+bien, a ce moment de l'annee, quand on invitait a diner la duchesse de
+Guermantes en se pressant pour qu'elle ne fut pas deja retenue, elle
+refusait pour la seule raison a laquelle un mondain n'eut jamais pense:
+elle allait partir en croisiere pour visiter les fjords de la Norvege,
+qui l'interessaient. Les gens du monde en furent stupefaits, et sans se
+soucier d'imiter la duchesse eprouverent pourtant de son action l'espece
+de soulagement qu'on a dans Kant quand, apres la demonstration la plus
+rigoureuse du determinisme, on decouvre qu'au-dessus du monde de la
+necessite il y a celui de la liberte. Toute invention dont on ne s'etait
+jamais avise excite l'esprit, meme des gens qui ne savent pas en
+profiter. Celle de la navigation a vapeur etait peu de chose aupres
+d'user de la navigation a vapeur a l'epoque sedentaire de la _season_.
+L'idee qu'on pouvait volontairement renoncer a cent diners ou dejeuners
+en ville, au double de "thes", au triple de soirees, aux plus brillants
+lundis de l'Opera et mardis des Francais pour aller visiter les fjords
+de la Norvege ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que _Vingt
+mille lieues sous les Mers_, mais leur communiqua la meme sensation
+d'independance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour ou l'on
+n'entendit dire, non seulement "vous connaissez le dernier mot
+d'Oriane?", mais "vous savez la derniere d'Oriane?" Et de la "derniere
+d'Oriane", comme du dernier "mot" d'Oriane, on repetait: "C'est bien
+d'Oriane"; "c'est de l'Oriane tout pur." La derniere d'Oriane, c'etait,
+par exemple, qu'ayant a repondre au nom d'une societe patriotique au
+cardinal X..., eveque de Macon (que d'habitude M. de Guermantes, quand
+il parlait de lui, appelait "Monsieur de Mascon", parce que le duc
+trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait a imaginer
+comment la lettre serait tournee, et trouvait bien les premiers mots:
+"Eminence" ou "Monseigneur", mais etait embarrasse devant le reste, la
+lettre d'Oriane, a l'etonnement de tous, debutait par "Monsieur le
+cardinal" a cause d'un vieil usage academique, ou par "Mon cousin", ce
+terme etant usite entre les princes de l'Eglise, les Guermantes et les
+souverains qui demandaient a Dieu d'avoir les uns et les autres "dans sa
+sainte et digne garde". Pour qu'on parlat d'une "derniere d'Oriane", il
+suffisait qu'a une representation ou il y avait tout Paris et ou on
+jouait une fort jolie piece, comme on cherchait Mme de Guermantes dans
+la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant
+d'autres qui l'avaient invitee, on la trouvat seule, en noir, avec un
+tout petit chapeau, a un fauteuil ou elle etait arrivee pour le lever du
+rideau. "On entend mieux pour une piece qui en vaut la peine",
+expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et a l'emerveillement des
+Guermantes et de la princesse de Parme, qui decouvraient subitement que
+le "genre" d'entendre le commencement d'une piece etait plus nouveau,
+marquait plus d'originalite et d'intelligence (ce qui n'etait pas pour
+etonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte apres un
+grand diner et une apparition dans une soiree. Tels etaient les
+differents genres d'etonnement auxquels la princesse de Parme savait
+qu'elle pouvait se preparer si elle posait une question litteraire ou
+mondaine a Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces diners
+chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec
+la prudence inquiete et ravie de la baigneuse emergeant entre deux
+"lames".
+
+Parmi les elements qui, absents des deux ou trois autres salons a peu
+pres equivalents qui etaient a la tete du faubourg Saint-Germain,
+differenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme
+Leibniz admet que chaque monade en refletant tout l'univers y ajoute
+quelque chose de particulier, un des moins sympathiques etait
+habituellement fourni par une ou deux tres belles femmes qui n'avaient
+de titre a etre la que leur beaute, l'usage qu'avait fait d'elles M. de
+Guermantes, et desquelles la presence revelait aussitot, comme dans
+d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
+etait un ardent appreciateur des graces feminines. Elles se
+ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le gout des femmes
+grandes, a la fois majestueuses et desinvoltes, d'un genre intermediaire
+entre la _Venus de Milo_ et la _Victoire de Samothrace;_ souvent
+blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus recente,
+laquelle etait a ce diner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant
+aimee qu'il la forca longtemps a lui envoyer jusqu'a dix telegrammes par
+jour (ce qui agacait un peu la duchesse), correspondait avec elle par
+pigeons voyageurs quand il etait a Guermantes, et de laquelle enfin il
+avait ete pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il
+avait du passer a Parme, il revenait chaque semaine a Paris, faisant
+deux jours de voyage pour la voir.
+
+D'ordinaire, ces belles figurantes avaient ete ses maitresses mais ne
+l'etaient plus (c'etait le cas pour Mme d'Arpajon) ou etaient sur le
+point de cesser de l'etre. Peut-etre cependant le prestige qu'exercaient
+sur elle la duchesse et l'espoir d'etre recues dans son salon,
+quoiqu'elles appartinssent elles-memes a des milieux fort
+aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles decidees, plus
+encore que la beaute et la generosite de celui-ci, a ceder aux desirs du
+duc. D'ailleurs la duchesse n'eut pas oppose a ce qu'elles penetrassent
+chez elle une resistance absolue; elle savait qu'en plus d'une, elle
+avait trouve une alliee, grace a laquelle, elle avait obtenu mille
+choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
+impitoyablement a sa femme tant qu'il n'etait pas amoureux d'une autre.
+Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent recues chez la duchesse que
+quand leur liaison etait deja fort avancee tenait plutot d'abord a ce
+que le duc, chaque fois qu'il s'etait embarque dans un grand amour,
+avait cru seulement a une simple passade en echange de laquelle il
+estimait que c'etait beaucoup que d'etre invite chez sa femme. Or, il se
+trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que
+des resistances, sur lesquelles il n'avait pas compte, se produisaient,
+ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de resistance. En amour, souvent,
+la gratitude, le desir de faire plaisir, font donner au dela de ce que
+l'esperance et l'interet avaient promis. Mais alors la realisation de
+cette offre etait entravee par d'autres circonstances. D'abord toutes
+les femmes qui avaient repondu a l'amour de M. de Guermantes, et
+quelquefois meme quand elles ne lui avaient pas encore cede, avaient ete
+tour a tour sequestrees par lui. Il ne leur permettait plus de voir
+personne, il passait aupres d'elles presque toutes ses heures, il
+s'occupait de l'education de leurs enfants, auxquels quelquefois, si
+l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
+arriva de donner un frere ou une soeur. Puis si, au debut de la liaison,
+la presentation a Mme de Guermantes, nullement envisagee par le duc,
+avait joue un role dans l'esprit de la maitresse, la liaison elle-meme
+avait transforme les points de vue de cette femme; le duc n'etait plus
+seulement pour elle le mari de la plus elegante femme de Paris, mais un
+homme que sa nouvelle maitresse aimait, un homme aussi qui souvent lui
+avait donne les moyens et le gout de plus de luxe et qui avait
+interverti l'ordre anterieur d'importance des questions de snobisme et
+des questions d'interet; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres
+contre Mme de Guermantes animait les maitresses du duc. Mais ce cas
+etait le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la presentation
+arrivait enfin (a un moment ou elle etait d'ordinaire deja assez
+indifferente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde,
+etaient plus souvent commandees par les actions anterieures, dont le
+mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que c'avait ete
+Mme de Guermantes qui avait cherche a recevoir la maitresse en qui elle
+esperait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible
+epoux, une precieuse alliee. Ce n'est pas que, sauf a de rares moments,
+chez lui, ou, quand la duchesse parlait trop, il laissait echapper des
+paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
+manquat vis-a-vis de sa femme de ce qu'on appelle les formes. Les gens
+qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, a
+l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le depart pour
+Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe a
+Paris, comme la duchesse aimait le cafe-concert, le duc allait avec elle
+y passer une soiree. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces
+petites baignoires decouvertes ou l'on ne tient que deux, cet Hercule
+en "smoking" (puisqu'en France on donne a toute chose plus ou moins
+britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle a
+l'oeil, dans sa grosse mais belle main, a l'annulaire de laquelle
+brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps a autre une
+bouffee, les regards habituellement tournes vers la scene, mais, quand
+il les laissait tomber sur le parterre ou il ne connaissait d'ailleurs
+absolument personne, les emoussant d'un air de douceur, de reserve, de
+politesse, de consideration. Quand un couplet lui semblait drole et pas
+trop indecent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
+partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonte, l'innocente
+gaite que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs
+pouvaient croire qu'il n'etait pas de meilleur mari que lui ni de
+personne plus enviable que la duchesse--cette femme en dehors de
+laquelle etaient pour le duc tous les interets de la vie, cette femme
+qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cesse de tromper;--quand la
+duchesse se sentait fatiguee, ils voyaient M. de Guermantes se lever,
+lui passer lui-meme son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils
+ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'a la
+sortie avec des soins empresses et respectueux qu'elle recevait avec la
+froideur de la mondaine qui ne voit la que du simple savoir-vivre, et
+parfois meme avec l'amertume un peu ironique de l'epouse desabusee qui
+n'a plus aucune illusion a perdre. Mais malgre ces dehors, autre partie
+de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs a la
+superficie, a une certaine epoque deja ancienne, mais qui dure encore
+pour ses survivants, la vie de la duchesse etait difficile. M. de
+Guermantes ne redevenait genereux, humain que pour une nouvelle
+maitresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de
+la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
+generosites envers des inferieurs, des charites pour les pauvres, meme
+pour elle-meme, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais
+de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de
+Guermantes, des personnes qui lui etaient trop soumises, les maitresses
+du duc n'etaient pas exceptees. Bientot la duchesse se degoutait
+d'elles. Or, a ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon
+touchait a sa fin. Une autre maitresse pointait.
+
+Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
+toutes recommencait un jour a se faire sentir: d'abord cet amour en
+mourant les leguait, comme de beaux marbres--des marbres beaux pour le
+duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimees,
+et etait sensible maintenant a des lignes qu'il n'eut pas appreciees
+sans l'amour--qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
+formes longtemps ennemies, devorees par les jalousies et les querelles,
+et enfin reconciliees dans la paix de l'amitie; puis cette amitie meme
+etait un effet de l'amour qui avait fait remarquer a M. de Guermantes,
+chez celles qui etaient ses maitresses, des vertus qui existent chez
+tout etre humain mais sont perceptibles a la seule volupte, si bien que
+l'ex-maitresse, devenue "un excellent camarade" qui ferait n'importe
+quoi pour nous, est un cliche comme le medecin ou comme le pere qui ne
+sont pas un medecin ou un pere, mais un ami. Mais pendant une premiere
+periode, la femme que M. de Guermantes commencait a delaisser se
+plaignait, faisait des scenes, se montrait exigeante, paraissait
+indiscrete, tracassiere. Le duc commencait a la prendre en grippe. Alors
+Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumiere les defauts vrais ou
+supposes d'une personne qui l'agacait. Connue pour bonne, Mme de
+Guermantes recevait les telephonages, les confidences, les larmes de la
+delaissee, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis
+avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitie qu'elle montrait a
+l'infortunee, avoir le droit d'etre taquine avec elle, en sa presence
+meme, quoique celle-ci dit, pourvu que cela put rentrer dans le cadre du
+caractere ridicule que le duc et la duchesse lui avaient recemment
+fabrique, Mme de Guermantes ne se genait pas d'echanger avec son mari
+des regards d'ironique intelligence.
+
+Cependant, en se mettant a table, la princesse de Parme se rappela
+qu'elle voulait inviter a l'Opera la princesse de ..., et desirant
+savoir si cela ne serait pas desagreable a Mme de Guermantes, elle
+chercha a la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, a
+cause d'un deraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa
+comme il put. Sa femme, si elle avait ete Courvoisier, fut morte de
+honte. Mais Mme de Grouchy n'etait pas Guermantes "pour des prunes".
+Comme son mari s'excusait du retard:
+
+--Je vois, dit-elle en prenant la parole, que meme pour les petites
+choses, etre en retard c'est une tradition dans votre famille.
+
+--Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas demonter, dit le duc.
+
+--Tout en marchant avec mon temps, je suis forcee
+de
+reconnaitre que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis
+la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une facon qui les a
+rendus impopulaires. Mais je vois que vous etes un veritable Nemrod!
+
+--J'ai en effet rapporte quelques belles pieces. Je me permettrai
+d'envoyer demain a la duchesse une douzaine de faisans.
+
+Une idee sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista
+pour que M. de Grouchy ne prit pas la peine d'envoyer les faisans. Et
+faisant signe au valet de pied fiance, avec qui j'avais cause en
+quittant la salle des Elstir:
+
+--Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et
+vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
+permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
+faisans a nous deux, Basin et moi.
+
+--Mais apres-demain serait assez tot, dit M. de Grouchy.
+
+--Non, je prefere demain, insista la duchesse.
+
+Poullein etait devenu blanc; son rendez-vous avec sa fiancee etait
+manque. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait a
+ce que tout gardat un air humain.
+
+--Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle a Poullein, vous
+n'aurez qu'a changer avec Georges qui sortira demain et restera
+apres-demain.
+
+Mais le lendemain la fiancee de Poullein ne serait pas libre. Il lui
+etait bien egal de sortir. Des que Poullein eut quitte la piece, chacun
+complimenta la duchesse de sa bonte avec ses gens.
+
+--Mais je ne fais qu'etre avec eux comme je voudrais qu'on fut avec moi.
+
+--Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
+
+--Pas si extraordinaire que ca. Mais je crois qu'ils m'aiment bien.
+Celui-la est un peu agacant parce qu'il est amoureux, il croit devoir
+prendre des airs melancoliques.
+
+A ce moment Poullein rentra.
+
+--En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec
+eux il faut etre bon, mais pas trop bon.
+
+--Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa journee il
+n'aura qu'a aller chercher vos faisans, a rester ici a ne rien faire et
+a en manger sa part.
+
+--Beaucoup de gens voudraient etre a sa place, dit M. de Grouchy, car
+l'envie est aveugle.
+
+--Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de
+votre cousine d'Heudicourt; evidemment c'est une femme d'une
+intelligence superieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on
+dit qu'elle est medisante...
+
+Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupefaction voulue. Mme
+de Guermantes se mit a rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
+
+--Mais... est-ce que vous n'etes pas... de mon avis?... demanda-t-elle
+avec inquietude.
+
+--Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
+Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
+
+--Il la trouve trop mechante? demanda vivement la princesse.
+
+--Oh! pas du tout, repliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit a
+Votre Altesse qu'elle etait medisante. C'est au contraire une excellente
+creature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal a
+personne.
+
+--Ah! dit Mme de Parme soulagee, je ne m'en etais pas apercue non plus.
+Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de
+malice quand on a beaucoup d'esprit...
+
+--Ah! cela par exemple elle en a encore moins.
+
+--Moins d'esprit?... demanda la princesse stupefaite.
+
+--Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en lancant autour
+de lui a droite et a gauche des regards amuses, vous entendez que la
+princesse vous dit que c'est une femme superieure.
+
+--Elle ne l'est pas?
+
+--Elle est au moins superieurement grosse.
+
+--Ne l'ecoutez pas, Madame, il n'est pas sincere; elle est bete comme un
+(heun) oie, dit d'une voix forte et enrouee Mme de Guermantes, qui, bien
+plus vieille France encore que le duc quand il n'y tachait pas,
+cherchait souvent a l'etre, mais d'une maniere opposee au genre jabot de
+dentelles et deliquescent de son mari et en realite bien plus fine, par
+une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une apre et
+delicieuse saveur terrienne. "Mais c'est la meilleure femme du monde. Et
+puis je ne sais meme pas si a ce degre-la cela peut s'appeler de la
+betise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une creature pareille;
+c'est un cas pour un medecin, cela a quelque chose de pathologique,
+c'est une espece d'"innocente", de cretine, de "demeuree" comme dans les
+melodrames ou comme dans _l'Arlesienne_. Je me demande toujours, quand
+elle est ici, si le moment n'est pas venu ou son intelligence va
+s'eveiller, ce qui fait toujours un peu peur." La princesse
+s'emerveillait de ces expressions tout en restant stupefaite du verdict.
+"Elle m'a cite, ainsi que Mme d'Epinay, votre mot sur Taquin le
+Superbe. C'est delicieux", repondit-elle.
+
+M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son
+frere, qui pretendait ne pas me connaitre, m'attendait le soir meme a
+onze heures. Mais je n'avais pas demande a Robert si je pouvais parler
+de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eut presque
+fixe etait en contradiction avec ce qu'il avait dit a la duchesse, je
+jugeai plus delicat de me taire. "Taquin le Superbe n'est pas mal, dit
+M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas
+raconte un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en
+reponse a une invitation a dejeuner?"
+
+--Oh! non! dites-le!
+
+--Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire
+juger par la princesse comme encore inferieure a ma cruche de cousine.
+Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine a
+Basin. Elle est tout de meme un peu parente avec moi.
+
+--Oh! s'ecria la princesse de Parme a la pensee qu'elle pourrait trouver
+Mme de Guermantes bete, et protestant eperdument que rien ne pouvait
+faire dechoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration.
+
+--Et puis nous lui avons deja retire les qualites de l'esprit; comme ce
+mot tend a lui en denier certaines du coeur, il me semble inopportun.
+
+--Denier! inopportun! comme elle s'exprime bien! dit le duc avec une
+ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
+
+--Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.
+
+--Il faut dire a Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine
+d'Oriane est superieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est
+pas precisement, comment dirai-je... prodigue.
+
+--Oui, je sais, elle est tres rapiate, interrompit la princesse.
+
+--Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouve le mot
+juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulierement dans
+la cuisine, qui est excellente mais mesuree.
+
+--Cela donne meme lieu a des scenes assez comiques, interrompit M. de
+Breaute. Ainsi, mon cher Basin, j'ai ete passer a Heudicourt un jour ou
+vous etiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux
+preparatifs, quand, dans l'apres-midi, un valet de pied apporta une
+depeche que vous ne viendriez pas.
+
+--Cela ne m'etonne pas! dit la duchesse qui non seulement etait
+difficile a avoir, mais aimait qu'on le sut.
+
+--Votre cousine lit le telegramme, se desole, puis aussitot, sans perdre
+la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de depenses inutiles envers
+un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied:
+"Dites au chef de retirer le poulet", lui crie-t-elle. Et le soir je
+l'ai entendue qui demandait au maitre d'hotel: "Eh bien? et les restes
+du boeuf d'hier? Vous ne les servez pas?"
+
+--Du reste, il faut reconnaitre que la chere y est parfaite, dit le duc,
+qui croyait en employant cette expression se montrer ancien regime. Je
+ne connais pas de maison ou l'on mange mieux.
+
+--Et moins, interrompit la duchesse.
+
+--C'est tres sain et tres suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire
+pedzouille comme moi, reprit le duc; on reste sur sa faim.
+
+--Ah! si c'est comme cure, c'est evidemment plus hygienique que
+fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela, ajouta Mme de
+Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on decernat le titre de
+meilleure table de Paris a une autre qu'a la sienne. Avec ma cousine, il
+arrive la meme chose qu'avec les auteurs constipes qui pondent tous les
+quinze ans une piece en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des
+petits chefs-d'oeuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose
+que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zenaide n'est pas mauvaise,
+mais on la trouverait plus quelconque si elle etait moins parcimonieuse.
+Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses
+qu'il rate. J'y ai fait comme partout de tres mauvais diners, seulement
+ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond
+plus sensible a la quantite qu'a la qualite.
+
+--Enfin, pour finir, conclut le duc, Zenaide insistait pour qu'Oriane
+vint dejeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez
+elle, elle resistait, s'informait si, sous pretexte de repas intime, on
+ne l'embarquait pas deloyalement dans un grand tralala, et tachait
+vainement de savoir quels convives il y aurait a dejeuner. "Viens,
+viens, insistait Zenaide en vantant les bonnes choses qu'il y aurait a
+dejeuner. Tu mangeras une puree de marrons, je ne te dis que ca, et il y
+aura sept petites bouchees a la reine.--Sept petites bouchees, s'ecria
+Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit!"
+
+Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa eclater
+son rire comme un roulement de tonnerre. "Ah! nous serons donc huit,
+c'est ravissant! Comme c'est bien redige!" dit-elle, ayant dans un
+supreme effort retrouve l'expression dont s'etait servie Mme d'Epinay et
+qui s'appliquait mieux cette fois.
+
+--Oriane, c'est tres joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est
+bien redige.
+
+--Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est
+tres spirituelle, repondit Mme de Guermantes qui goutait facilement un
+mot quand a la fois il etait prononce par une Altesse et louangeait son
+propre esprit. "Je suis tres fiere que Madame apprecie mes modestes
+redactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je
+l'ai dit, c'etait pour flatter ma cousine, car si elle avait sept
+bouchees, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, eussent depasse la
+douzaine."
+
+--Elle possedait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit, en
+parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tacher de faire
+valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.
+
+--Elle a du le rever, je crois qu'elle ne le connaissait meme pas, dit
+la duchesse.
+
+--Ce qui est surtout interessant, c'est que ces correspondances sont de
+gens a la fois des divers pays, continua la comtesse d'Arpajon qui,
+alliee aux principales maisons ducales et meme souveraines de l'Europe,
+etait heureuse de le rappeler.
+
+--Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous
+rappelez bien ce diner ou vous aviez M. de Bornier comme voisin!
+
+--Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai
+connu M. de Bornier, naturellement, il est meme venu plusieurs fois pour
+me voir, mais je n'ai jamais pu me resoudre a l'inviter parce que
+j'aurais ete obligee chaque fois de faire desinfecter au formol. Quant a
+ce diner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'etait pas du tout
+chez Zenaide, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on
+lui parle de la _Fille de Roland_, qu'il s'agit d'une princesse
+Bonaparte qu'on pretendait fiancee au fils du roi de Grece; non, c'etait
+a l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir
+en flanquant sur une chaise a cote de moi cet academicien empeste. Je
+croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai ete obligee de
+me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le diner, je n'ai ose
+respirer qu'au gruyere!
+
+M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina a la derobee
+sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la
+duchesse.
+
+--Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta,
+dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de
+s'interesser a un proletaire et a un radical. M. de Breaute comprit tout
+l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un oeil a la fois
+emeche et attendri, apres quoi il essuya son monocle.
+
+--Mon Dieu, c'etait bougrement embetant la _Fille de Roland_, dit M. de
+Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa
+superiorite sur une oeuvre a laquelle il s'etait tant ennuye, peut-etre
+aussi par le _suave mari magno_ que nous eprouvons, au milieu d'un bon
+diner, a nous souvenir d'aussi terribles soirees. Mais il y avait
+quelques beaux vers, un sentiment patriotique.
+
+J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier. "Ah!
+vous avez quelque chose a lui reprocher?" me demanda curieusement le duc
+qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait
+tenir a un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'etait le
+commencement d'une amourette.
+
+--Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a
+fait? Racontez-nous ca! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre
+vous, puisque vous le denigrez. C'est long la _Fille de Roland_ mais
+c'est assez senti.
+
+--Senti est tres juste pour un auteur aussi odorant, interrompit
+ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouve
+avec lui, il est assez comprehensible qu'il l'ait dans le nez!
+
+--Je dois du reste avouer a Madame, reprit le duc en s'adressant a la
+princesse de Parme, que, _Fille de Roland_ a part, en litterature et
+meme en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux
+rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-etre pas, mais le
+soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil
+air d'Auber, de Boieldieu, meme de Beethoven! Voila ce que j'aime. En
+revanche, pour Wagner, cela m'endort immediatement.
+
+--Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs
+insupportables Wagner avait du genie. _Lohengrin_ est un chef-d'oeuvre.
+Meme dans _Tristan_ il y a ca et la une page curieuse. Et le Choeur des
+fileuses du _Vaisseau fantome_ est une pure merveille.
+
+--N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant a M. de
+Breaute, nous preferons: "Les rendez-vous de noble compagnie se donnent
+tous en ce charmant sejour." C'est delicieux. Et _Fra Diavolo_, et la
+_Flute enchantee_, et le _Chalet_, et les _Noces de Figaro_, et les
+_Diamants de la Couronne_, voila de la musique! En litterature, c'est la
+meme chose. Ainsi j'adore Balzac, le _Bal de Sceaux_, les _Mohicans de
+Paris_.
+
+--Ah! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas
+prets d'avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour ou Meme sera la.
+Lui, c'est encore mieux, il le sait par coeur.
+
+Irrite de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants
+sous le feu d'un silence menacant. Et ses yeux de chasseur avaient l'air
+de deux pistolets charges. Cependant Mme d'Arpajon avait echange avec la
+princesse de Parme, sur la poesie tragique et autre, des propos qui ne
+me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononce par
+Mme d'Arpajon: "Oh! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous
+fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
+laid et le beau, ou plutot parce que son insupportable vanite lui fait
+croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
+que, dans la piece en question, il y a des choses ridicules,
+inintelligibles, des fautes de gout, que c'est difficile a comprendre,
+que cela donne a lire autant de peine que si c'etait ecrit en russe ou
+en chinois, car evidemment c'est tout excepte du francais, mais quand on
+a pris cette peine, comme on est recompense, il y a tant d'imagination!"
+De ce petit discours je n'avais pas entendu le debut. Je finis par
+comprendre non seulement que le poete incapable de distinguer le beau du
+laid etait Victor Hugo, mais encore que la poesie qui donnait autant de
+peine a comprendre que du russe ou du chinois etait: "Lorsque l'enfant
+parait, le cercle de famille applaudit a grands cris", piece de la
+premiere epoque du poete et qui est peut-etre encore plus pres de Mme
+Deshoulieres que du Victor Hugo de la _Legende des Siecles_. Loin de
+trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la premiere, de cette table
+si reelle, si quelconque, ou je m'etais assis avec tant de deception),
+je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles, d'ou
+s'echappent les boucles rondes de longs repentirs, que porterent Mme de
+Remusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si
+distinguees qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de
+savoir et d'a propos Sophocle, Schiller et _l'Imitation,_ mais a qui les
+premieres poesies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue
+inseparables pour ma grand'mere des derniers vers de Stephane Mallarme.
+"Mme d'Arpajon aime beaucoup la poesie", dit a Mme de Guermantes la
+princesse de Parme, impressionnee par le ton ardent avec lequel le
+discours avait ete prononce.
+
+--Non, elle n'y comprend absolument rien, repondit a voix basse Mme de
+Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, repondant a une
+objection du general de Beautreillis, etait trop occupee de ses propres
+paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. "Elle devient
+litteraire depuis qu'elle est abandonnee. Je dirai a Votre Altesse que
+c'est moi qui porte le poids de tout ca, parce que c'est aupres de moi
+qu'elle vient gemir chaque fois que Basin n'est pas alle la voir,
+c'est-a-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de meme pas ma faute
+si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer a aller chez elle, quoique
+j'aimerais mieux qu'il lui fut un peu plus fidele, parce que je la
+verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
+extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
+ennuyeuse a un degre que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous
+les jours de tels maux de tete que je suis obligee de prendre chaque
+fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu a Basin
+pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
+de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des tetes si je
+ne demande pas a cette jeune personne de quitter un instant son
+fructueux trottoir pour venir prendre le the avec moi! Oh! la vie est
+assommante", conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon
+assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il etait depuis peu l'amant
+d'une autre que j'appris etre la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le
+valet de pied prive de son jour de sortie etait en train de servir. Et
+je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
+car je remarquai qu'en passant les plats a M. de Chatellerault, il
+s'acquittait si maladroitement de sa tache que le coude du duc se trouva
+cogner a plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se
+facha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au
+contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla
+etre, de la part du convive, une preuve de bonte. Mais l'insistance de
+son rire me fit croire qu'au courant de la deception du domestique il
+eprouvait peut-etre au contraire une joie mechante. "Mais, ma chere,
+vous savez que ce n'est pas une decouverte que vous faites en nous
+parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois a
+Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tete d'un air inquiet.
+N'esperez pas lancer ce debutant. Tout le monde sait qu'il a du talent.
+Ce qui est detestable c'est le Victor Hugo de la fin, la _Legende des
+Siecles_, je ne sais plus les titres. Mais les _Feuilles d'Automne_, les
+_Chants du Crepuscule_, c'est souvent d'un poete, d'un vrai poete. Meme
+dans les _Contemplations_, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs
+n'oserent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses.
+Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer apres le _Crepuscule_!
+Et puis dans les belles poesies de Victor Hugo, et il y en a, on
+rencontre souvent une idee, meme une idee profonde." Et avec un
+sentiment juste, faisant sortir la triste pensee de toutes les forces de
+son intonation, la posant au dela de sa voix, et fixant devant elle un
+regard reveur et charmant, la duchesse dit lentement: "Tenez:
+
+ _La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croitre
+ Sur la branche trop faible encor pour le porter_,
+
+ou bien encore:
+
+ _Les morts durent bien peu,
+ Helas, dans le cercueil ils tombent en poussiere
+ Moins vite qu'en nos coeurs_!"
+
+Et tandis qu'un sourire desenchante froncait d'une gracieuse sinuosite
+sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard
+reveur de ses yeux clairs et charmants. Je commencais a les connaitre,
+ainsi que sa voix, si lourdement trainante, si aprement savoureuse. Dans
+ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de
+Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait
+apparaitre par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des
+choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de
+Guermantes, reste plus longtemps localise, plus hardi, plus sauvageon,
+plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingues et de gens
+d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des
+levres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs
+paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularites que la situation de
+reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement,
+de faire sortir toutes voiles dehors. Il parait que cette meme voix
+existait chez des soeurs a elle, qu'elle detestait, et qui, moins
+intelligentes et presque bourgeoisement mariees, si on peut se servir de
+cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terres
+dans leur province ou a Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans
+eclat, possedaient aussi cette voix mais l'avaient refrenee, corrigee,
+adoucie autant qu'elles pouvaient, de meme qu'il est bien rare qu'un
+d'entre nous ait le toupet de son originalite et ne mette pas son
+application a ressembler aux modeles les plus vantes. Mais Oriane etait
+tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement
+plus a la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des
+Laumes, fait la pluie et le beau temps aupres du prince de Galles,
+qu'elle avait compris que cette voix discordante c'etait un charme, et
+qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de
+l'originalite et du succes, ce que, dans l'ordre du theatre, une Rejane,
+une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la
+valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque
+chose d'admirable et de distinctif que peut-etre des soeurs Rejane et
+Granier, que personne n'a jamais connues, essayerent de masquer comme un
+defaut.
+
+A tant de raisons de deployer son originalite locale, les ecrivains
+preferes de Mme de Guermantes: Merimee, Meilhac et Halevy, etaient venus
+ajouter, avec le respect du naturel, un desir de prosaisme par ou elle
+atteignait a la poesie et un esprit purement de societe qui ressuscitait
+devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse etait fort capable,
+ajoutant a ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la
+plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus
+_Ile-de-France_, le plus _Champenoise_, puisque, sinon tout a fait au
+degre de sa belle-soeur Marsantes, elle n'usait guere que du pur
+vocabulaire dont eut pu se servir un vieil auteur francais. Et quand on
+etait fatigue du composite et bigarre langage moderne, c'etait, tout en
+sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'ecouter
+la causerie de Mme de Guermantes,--presque le meme, si l'on etait seul
+avec elle et qu'elle restreignit et clarifiat encore son flot, que celui
+qu'on eprouve a entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en
+ecoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpetuelle et
+quiete apres-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou de Champagne
+se tendre, bleuatre, oblique, avec le meme angle d'inclinaison qu'il
+avait chez Saint-Loup.
+
+Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait a la
+fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard,
+la facon dont la duchesse de Broglie aurait pu gouter et blamer Victor
+Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif gout de la litterature
+issue de Merimee et de Meilhac. La premiere de ces formations me
+plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage a reparer la deception
+du voyage et de l'arrivee dans ce faubourg Saint-Germain, si different
+de ce que j'avais cru, mais je preferais encore la seconde a la
+troisieme. Or, tandis que Mme de Guermantes etait Guermantes presque
+sans le vouloir, son Pailleronisme, son gout pour Dumas fils etaient
+reflechis et voulus. Comme ce gout etait a l'oppose du mien, elle
+fournissait a mon esprit de la litterature quand elle me parlait du
+faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement
+faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait litterature.
+
+Emue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'ecria:
+
+--Ces reliques du coeur ont aussi leur poussiere! Monsieur, il faudra que
+vous m'ecriviez cela sur mon eventail, dit-elle a M. de Guermantes.
+
+--Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme a
+Mme de Guermantes.
+
+--Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle merite.
+
+--Mais... pardon de vous dire cela a vous... cependant elle l'aime
+vraiment!
+
+--Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime
+comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle
+dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton
+melancolique, personne plus que moi ne serait touchee par un sentiment
+vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scene
+terrible a Basin. Votre Altesse croit peut-etre que c'etait parce qu'il
+en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout, c'etait parce
+qu'il ne veut pas presenter ses fils au Jockey! Madame trouve-t-elle que
+ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta Mme de
+Guermantes avec precision, c'est une personne d'une rare insensibilite.
+
+Cependant c'est l'oeil brillant de satisfaction que M. de Guermantes
+avait ecoute sa femme parler de Victor Hugo a "brule-pourpoint" et en
+citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans
+des moments comme ceux-ci il etait fier d'elle. "Oriane est vraiment
+extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne
+pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
+Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prete, elle peut
+tenir tete aux plus savants. Ce jeune homme doit etre subjugue.
+
+--Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce
+qu'elle est tres susceptible. Vous devez me trouver bien demodee,
+reprit-elle en s'adressant a moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considere
+comme une faiblesse d'aimer les idees en poesie, la poesie ou il y a une
+pensee.
+
+--C'est demode? dit la princesse de Parme avec le leger saisissement que
+lui causait cette vague nouvelle a laquelle elle ne s'attendait pas,
+bien qu'elle sut que la conversation de la duchesse de Guermantes lui
+reservat toujours ces chocs successifs et delicieux, cet essoufflant
+effroi, cette saine fatigue apres lesquels elle pensait instinctivement
+a la necessite de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher
+vite pour "faire la reaction".
+
+--Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas a
+Victor Hugo d'avoir des idees, bien au contraire, mais de les chercher
+dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitues au
+laid en litterature. Il y a deja bien assez de laideurs dans la vie.
+Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un
+spectacle penible dont nous nous detournerions dans la vie, voila ce qui
+attire Victor Hugo.
+
+--Victor Hugo n'est pas aussi realiste que Zola, tout de meme? demanda
+la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans
+le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du general etait trop
+profond pour qu'il cherchat a l'exprimer. Et son silence bienveillant
+quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la meme
+delicatesse qu'un pretre montre en evitant de vous parler de vos devoirs
+religieux, un financier en s'appliquant a ne pas recommander les
+affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous
+donnant pas de coups de poings.
+
+--Je sais que vous etes parent de l'amiral Jurien de la Graviere, me dit
+d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de
+Parme, femme excellente mais bornee, procuree a la princesse de Parme
+jadis par la mere du duc. Elle ne m'avait pas encore adresse la parole
+et je ne pus jamais dans la suite, malgre les admonestations de la
+princesse de Parme et mes propres protestations, lui oter de l'esprit
+l'idee que je n'avais quoi que ce fut a voir avec l'amiral academicien,
+lequel m'etait totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de
+la princesse de Parme a voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de la
+Graviere avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais
+l'erreur qu'elle commettait n'etait que le type excessif et desseche de
+tant d'erreurs plus legeres, mieux nuancees, involontaires ou voulues,
+qui accompagnent notre nom dans la "fiche" que le monde etablit
+relativement a nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant
+vivement manifeste son desir de me connaitre, me donna comme raison que
+je connaissais tres bien sa cousine, Mme de Chaussegros, "elle est
+charmante, elle vous aime beaucoup". Je me fis un scrupule, bien vain,
+d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas
+Mme de Chaussegros. "Alors c'est sa soeur que vous connaissez, c'est la
+meme chose. Elle vous a rencontre en Ecosse." Je n'etais jamais alle en
+Ecosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnetete mon
+interlocuteur. C'etait Mme de Chaussegros elle-meme qui avait dit me
+connaitre, et le croyait sans doute de bonne foi, a la suite d'une
+confusion premiere, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main
+quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je
+frequentais etait exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilite
+ne rimait a rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros etait,
+litteralement, une erreur, mais, au point de vue social, un equivalent
+de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune
+homme que j'etais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des
+choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me sureleva (au point de
+vue mondain) dans l'idee qu'il continua a se faire de moi. Et somme
+toute, pour ceux qui ne jouent pas la comedie, l'ennui de vivre toujours
+dans le meme personnage est dissipe un instant, comme si l'on montait
+sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idee
+fausse, croit que nous sommes lies avec une dame que nous ne connaissons
+pas et que nous sommes notes pour avoir connue au cours d'un charmant
+voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
+aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidite de celle que
+commettait et commit toute sa vie, malgre mes denegations, l'imbecile
+dame d'honneur de Mme de Parme, fixee pour toujours a la croyance que
+j'etais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Graviere. "Elle n'est
+pas tres forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de
+libations, je la crois legerement sous l'influence de Bacchus." En
+realite Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait a
+placer ses locutions favorites. "Mais Zola n'est pas un realiste,
+madame! c'est un poete!" dit Mme de Guermantes, s'inspirant des etudes
+critiques qu'elle avait lues dans ces dernieres annees et les adaptant a
+son genie personnel. Agreablement bousculee jusqu'ici, au cours du bain
+d'esprit, un bain agite pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle
+jugeait devoir lui etre particulierement salutaire, se laissant porter
+par les paradoxes qui deferlaient l'un apres l'autre, devant celui-ci,
+plus enorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'etre
+renversee. Et ce fut d'une voix entrecoupee, comme si elle perdait sa
+respiration, qu'elle dit:
+
+--Zola un poete!
+
+--Mais oui, repondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de
+suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
+touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'a ce qui... porte
+bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier epique!
+C'est l'Homere de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour ecrire
+le mot de Cambronne.
+
+Malgre l'extreme fatigue qu'elle commencait a eprouver, la princesse
+etait ravie, jamais elle ne s'etait sentie mieux. Elle n'aurait pas
+echange contre un sejour a Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la
+flattat, ces divins diners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par
+tant de sel.
+
+--Il l'ecrit avec un grand C, s'ecria Mme d'Arpajon.
+
+--Plutot avec un grand M, je pense, ma petite, repondit Mme de
+Guermantes, non sans avoir echange avec son mari un regard gai qui
+voulait dire: "Est-elle assez idiote!"
+
+--Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un
+regard souriant et doux et parce qu'en maitresse de maison accomplie
+elle voulait, sur l'artiste qui m'interessait particulierement, laisser
+paraitre son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du
+mien, tenez, me dit-elle en agitant legerement son eventail de plumes
+tant elle etait consciente a ce moment-la qu'elle exercait pleinement
+les devoirs de l'hospitalite et, pour ne manquer a aucun, faisant signe
+aussi qu'on me redonnat des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
+justement que Zola a ecrit une etude sur Elstir, ce peintre dont vous
+avez ete regarder quelques tableaux tout a l'heure, les seuls du reste
+que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En realite, elle detestait la peinture
+d'Elstir, mais trouvait d'une qualite unique tout ce qui etait chez
+elle. Je demandai a M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui
+figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
+j'avais reconnu pour le meme dont les Guermantes possedaient tout a cote
+le portrait d'apparat, datant a peu pres de cette meme periode ou la
+personnalite d'Elstir n'etait pas encore completement degagee et
+s'inspirait un peu de Manet. "Mon Dieu, me repondit-il, je sais que
+c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbecile dans sa
+specialite, mais je suis brouille avec les noms. Je l'ai la sur le bout
+de la langue, monsieur... monsieur... enfin peu importe, je ne sais
+plus. Swann vous dirait cela, c'est lui qui a fait acheter ces machines
+a Mme de Guermantes, qui est toujours trop aimable, qui a toujours trop
+peur de contrarier si elle refuse quelque chose; entre nous, je crois
+qu'il nous a colle des croutes. Ce que je peux vous dire, c'est que ce
+monsieur est pour M. Elstir une espece de Mecene qui l'a lance, et l'a
+souvent tire d'embarras en lui commandant des tableaux. Par
+reconnaissance--si vous appelez cela de la reconnaissance, ca depend des
+gouts--il l'a peint dans cet endroit-la ou avec son air endimanche il
+fait un assez drole d'effet. Ca peut etre un pontife tres cale, mais il
+ignore evidemment dans quelles circonstances on met un chapeau haut de
+forme. Avec le sien, au milieu de toutes ces filles en cheveux, il a
+l'air d'un petit notaire de province en goguette. Mais dites donc, vous
+me semblez tout a fait feru de ces tableaux. Si j'avais su ca, je me
+serais tuyaute pour vous repondre. Du reste, il n'y a pas lieu de se
+mettre autant martel en tete pour creuser la peinture de M. Elstir que
+s'il s'agissait de la _Source_ d'Ingres ou des _Enfants d'Edouard_ de
+Paul Delaroche. Ce qu'on apprecie la dedans, c'est que c'est finement
+observe, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'etre
+un erudit pour regarder ca. Je sais bien que ce sont de simples
+pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaille. Swann avait
+le toupet de vouloir nous faire acheter une _Botte d'Asperges_. Elles
+sont meme restees ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le
+tableau, une botte d'asperges precisement semblables a celles que vous
+etes en train d'avaler. Mais moi je me suis refuse a avaler les asperges
+de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une
+botte d'asperges! Un louis, voila ce que ca vaut, meme en primeurs! Je
+l'ai trouvee roide. Des qu'a ces choses-la il ajoute des personnages,
+cela a un cote canaille, pessimiste, qui me deplait. Je suis etonne de
+voir un esprit fin, un cerveau distingue comme vous, aimer cela."
+
+--Mais je ne sais pas pourquoi vous dites cela, Basin, dit la duchesse
+qui n'aimait pas qu'on depreciat ce que ses salons contenaient. Je suis
+loin de tout admettre sans distinction dans les tableaux d'Elstir. Il y
+a a prendre et a laisser. Mais ce n'est toujours pas sans talent. Et il
+faut avouer que ceux que j'ai achetes sont d'une beaute rare.
+
+--Oriane, dans ce genre-la je prefere mille fois la petite etude de M.
+Vibert que nous avons vue a l'Exposition des aquarellistes. Ce n'est
+rien si vous voulez, cela tiendrait dans le creux de la main, mais il y
+a de l'esprit jusqu'au bout des ongles: ce missionnaire decharne, sale,
+devant ce prelat douillet qui fait jouer son petit chien, c'est tout un
+petit poeme de finesse et meme de profondeur.
+
+--Je crois que vous connaissez M. Elstir, me dit la duchesse. L'homme
+est agreable.
+
+--Il est intelligent, dit le duc, on est etonne, quand on cause avec
+lui, que sa peinture soit si vulgaire.
+
+--Il est plus qu'intelligent, il est meme assez spirituel, dit la
+duchesse de l'air entendu et degustateur d'une personne qui s'y connait.
+
+--Est-ce qu'il n'avait pas commence un portrait de vous, Oriane? demanda
+la princesse de Parme.
+
+--Si, en rouge ecrevisse, repondit Mme de Guermantes, mais ce n'est pas
+cela qui fera passer son nom a la posterite. C'est une horreur, Basin
+voulait le detruire. Cette phrase-la, Mme de Guermantes la disait
+souvent. Mais d'autres fois, son appreciation etait autre: "Je n'aime
+pas sa peinture, mais il a fait autrefois un beau portrait de moi." L'un
+de ces jugements s'adressait d'habitude aux personnes qui parlaient a la
+duchesse de son portrait, l'autre a ceux qui ne lui en parlaient pas et
+a qui elle desirait en apprendre l'existence. Le premier lui etait
+inspire par la coquetterie, le second par la vanite.
+
+--Faire une horreur avec un portrait de vous! Mais alors ce n'est pas un
+portrait, c'est un mensonge: moi qui sais a peine tenir un pinceau, il
+me semble que si je vous peignais, rien qu'en representant ce que je
+vois je ferais un chef-d'oeuvre, dit naivement la princesse de Parme.
+
+--Il me voit probablement comme je me vois, c'est-a-dire depourvue
+d'agrement, dit Mme de Guermantes avec le regard a la fois melancolique,
+modeste et calin qui lui parut le plus propre a la faire paraitre autre
+que ne l'avait montree Elstir.
+
+--Ce portrait ne doit pas deplaire a Mme de Gallardon, dit le duc.
+
+--Parce qu'elle ne s'y connait pas en peinture? demanda la princesse de
+Parme qui savait que Mme de Guermantes meprisait infiniment sa cousine.
+Mais c'est une tres bonne femme n'est-ce pas? Le duc prit un air
+d'etonnement profond. "Mais voyons, Basin, vous ne voyez pas que la
+princesse se moque de vous (la princesse n'y songeait pas). Elle sait
+aussi bien que vous que Gallardonette est une vieille _poison_", reprit
+Mme de Guermantes, dont le vocabulaire, habituellement limite a toutes
+ces vieilles expressions, etait savoureux comme ces plats possibles a
+decouvrir dans les livres delicieux de Pampille, mais dans la realite
+devenus si rares, ou les gelees, le beurre, le jus, les quenelles sont
+authentiques, ne comportent aucun alliage, et meme ou on fait venir le
+sel des marais salants de Bretagne: a l'accent, au choix des mots on
+sentait que le fond de conversation de la duchesse venait directement de
+Guermantes. Par la, la duchesse differait profondement de son neveu
+Saint-Loup, envahi par tant d'idees et d'expressions nouvelles; il est
+difficile, quand on est trouble par les idees de Kant et la nostalgie de
+Baudelaire, d'ecrire le francais exquis d'Henri IV, de sorte que la
+purete meme du langage de la duchesse etait un signe de limitation, et
+qu'en elle, et l'intelligence et la sensibilite etaient restees fermees
+a toutes les nouveautes. La encore l'esprit de Mme de Guermantes me
+plaisait justement par ce qu'il excluait (et qui composait precisement
+la matiere de ma propre pensee) et tout ce qu'a cause de cela meme il
+avait pu conserver, cette seduisante vigueur des corps souples qu'aucune
+epuisante reflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n'ont alteree.
+Son esprit d'une formation si anterieure au mien, etait pour moi
+l'equivalent de ce que m'avait offert la demarche des jeunes filles de
+la petite bande au bord de la mer. Mme de Guermantes m'offrait,
+domestiquee et soumise par l'amabilite, par le respect envers les
+valeurs spirituelles, l'energie et le charme d'une cruelle petite fille
+de l'aristocratie des environs de Combray, qui, des son enfance, montait
+a cheval, cassait les reins aux chats, arrachait l'oeil aux lapins et,
+aussi bien qu'elle etait restee une fleur de vertu, aurait pu, tant elle
+avait les memes elegances, pas mal d'annees auparavant, etre la plus
+brillante maitresse du prince de Sagan. Seulement elle etait incapable
+de comprendre ce que j'avais cherche en elle--le charme du nom de
+Guermantes--et le petit peu que j'y avais trouve, un reste provincial de
+Guermantes. Nos relations etaient-elles fondees sur un malentendu qui ne
+pouvait manquer de se manifester des que mes hommages, au lieu de
+s'adresser a la femme relativement superieure qu'elle se croyait etre,
+iraient vers quelque autre femme aussi mediocre et exhalant le meme
+charme involontaire? Malentendu si naturel et qui existera toujours
+entre un jeune homme reveur et une femme du monde, mais qui le trouble
+profondement, tant qu'il n'a pas encore reconnu la nature de ses
+facultes d'imagination et n'a pas pris son parti des deceptions
+inevitables qu'il doit eprouver aupres des etres, comme au theatre, en
+voyage et meme en amour. M. de Guermantes ayant declare (suite aux
+asperges d'Elstir et a celles qui venaient d'etre servies apres le
+poulet financiere) que les asperges vertes poussees a l'air et qui,
+comme dit si drolement l'auteur exquis qui signe E. de
+Clermont-Tonnerre, "n'ont pas la rigidite impressionnante de leurs
+soeurs" devraient etre mangees avec des oeufs: "Ce qui plait aux uns
+deplait aux autres, et _vice versa_", repondit M. de Breaute. Dans la
+province de Canton, en Chine, on ne peut pas vous offrir un plus fin
+regal que des oeufs d'ortolan completement pourris." M. de Breaute,
+auteur d'une etude sur les Mormons, parue dans la _Revue des
+Deux-Mondes_, ne frequentait que les milieux les plus aristocratiques,
+mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom
+d'intelligence. De sorte qu'a sa presence, du moins assidue, chez une
+femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Il pretendait
+detester le monde et assurait separement a chaque duchesse que c'etait a
+cause de son esprit et de sa beaute qu'il la recherchait. Toutes en
+etaient, persuadees. Chaque fois que, la mort dans l'ame, il se
+resignait a aller a une grande soiree chez la princesse de Parme, il les
+convoquait toutes pour lui donner du courage et ne paraissait ainsi
+qu'au milieu d'un cercle intime. Pour que sa reputation d'intellectuel
+survecut a sa mondanite, appliquant certaines maximes de l'esprit des
+Guermantes, il partait avec des dames elegantes faire de longs voyages
+scientifiques a l'epoque des bals, et quand une personne snob, par
+consequent sans situation encore, commencait a aller partout, il mettait
+une obstination feroce a ne pas vouloir la connaitre, a ne pas se
+laisser presenter. Sa haine des snobs decoulait de son snobisme, mais
+faisait croire aux naifs, c'est-a-dire a tout le monde, qu'il en etait
+exempt. "Babal sait toujours tout! s'ecria la duchesse de Guermantes. Je
+trouve charmant un pays ou on veut etre sur que votre cremier vous vende
+des oeufs bien pourris, des oeufs de l'annee de la comete. Je me vois
+d'ici y trempant ma mouillette beurree. Je dois dire que cela arrive
+chez la tante Madeleine (Mme de Villeparisis) qu'on serve des choses en
+putrefaction, meme des oeufs (et comme Mme d'Arpajon se recriait): Mais
+voyons, Phili, vous le savez aussi bien que moi. Le poussin est deja
+dans l'oeuf. Je ne sais meme pas comment ils ont la sagesse de s'y tenir.
+Ce n'est pas une omelette, c'est un poulailler, mais au moins ce n'est
+pas indique sur le menu. Vous avez bien fait de ne pas venir diner
+avant-hier, il y avait une barbue a l'acide phenique! Ca n'avait pas
+l'air d'un service de table, mais d'un service de contagieux. Vraiment
+Norpois pousse la fidelite jusqu'a l'heroisme: il en a repris!"
+
+--Je crois vous avoir vu a diner chez elle le jour ou elle a fait cette
+sortie a ce M. Bloch (M. de Guermantes, peut-etre pour donner a un nom
+israelite l'air plus etranger, ne prononca pas le _ch_ de Bloch comme un
+_k_, mais comme dans _hoch_ en allemand) qui avait dit de je ne sais
+plus quel _poite_ (poete) qu'il etait sublime. Chatellerault avait beau
+casser les tibias de M. Bloch, celui-ci ne comprenait pas et croyait les
+coups de genou de mon neveu destines a une jeune femme assise tout
+contre lui (ici M. de Guermantes rougit legerement). Il ne se rendait
+pas compte qu'il agacait notre tante avec ses "sublimes" donnes en
+veux-tu en voila. Bref, la tante Madeleine, qui n'a pas sa langue dans
+sa poche, lui a riposte: "He, monsieur, que garderez-vous alors pour M.
+de Bossuet." (M. de Guermantes croyait que devant un nom celebre,
+monsieur et une particule etaient essentiellement ancien regime.)
+C'etait a payer sa place.
+
+--Et qu'a repondu ce M. Bloch? demanda distraitement Mme de Guermantes,
+qui, a court d'originalite a ce moment-la, crut devoir copier la
+prononciation germanique de son mari.
+
+--Ah! je vous assure que M. Bloch n'a pas demande son reste, il court
+encore.
+
+--Mais oui, je me rappelle tres bien vous avoir vu ce jour-la, me dit
+d'un ton marque Mme de Guermantes, comme si de sa part ce souvenir avait
+quelque chose qui dut beaucoup me flatter. C'est toujours tres
+interessant chez ma tante. A la derniere soiree ou je vous ai justement
+rencontre, je voulais vous demander si ce vieux monsieur qui a passe
+pres de nous n'etait pas Francois Coppee. Vous devez savoir tous les
+noms, me dit-elle avec une envie sincere pour mes relations poetiques et
+aussi par amabilite a mon "egard", pour poser davantage aux yeux de ses
+invites un jeune homme aussi verse dans la litterature. J'assurai a la
+duchesse que je n'avais vu aucune figure celebre a la soiree de Mme de
+Villeparisis. "Comment! me dit etourdiment Mme de Guermantes, avouant
+par la que son respect pour les gens de lettres et son dedain du monde
+etaient plus superficiels qu'elle ne disait et peut-etre meme qu'elle ne
+croyait, comment! il n'y avait pas de grands ecrivains! Vous m'etonnez,
+il y avait pourtant des tetes impossibles!" Je me souvenais tres bien de
+ce soir-la, a cause d'un incident absolument insignifiant. Mme de
+Villeparisis avait presente Bloch a Mme Alphonse de Rothschild, mais mon
+camarade n'avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire a une
+vieille Anglaise un peu folle, n'avait repondu que par monosyllabes aux
+prolixes paroles de l'ancienne Beaute quand Mme de Villeparisis, la
+presentant a quelqu'un d'autre, avait prononce, tres distinctement cette
+fois: "la baronne Alphonse de Rothschild". Alors etaient entrees
+subitement dans les arteres de Bloch et d'un seul coup tant d'idees de
+millions et de prestige, lesquelles eussent du etre prudemment
+subdivisees, qu'il avait eu comme un coup au coeur, un transport au
+cerveau et s'etait ecrie en presence de l'aimable vieille dame: "Si
+j'avais su!" exclamation dont la stupidite l'avait empeche de dormir
+pendant huit jours. Ce mot de Bloch avait peu d'interet, mais je m'en
+souvenais comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d'une
+emotion exceptionnelle, on dit ce que l'on pense. "Je crois que Mme de
+Villeparisis n'est pas absolument... morale", dit la princesse de Parme,
+qui savait qu'on n'allait pas chez la tante de la duchesse et, par ce
+que celle-ci venait de dire, voyait qu'on pouvait en parler librement.
+Mais Mme de Guermantes ayant l'air de ne pas approuver, elle ajouta:
+
+--Mais a ce degre-la, l'intelligence fait tout passer.
+
+--Mais vous vous faites de ma tante l'idee qu'on s'en fait generalement,
+repondit la duchesse, et qui est, en somme, tres fausse. C'est justement
+ce que me disait Meme pas plus tard qu'hier. Elle rougit, un souvenir
+inconnu de moi embua ses yeux. Je fis la supposition que M. de Charlus
+lui avait demande de me desinviter, comme il m'avait fait prier par
+Robert de ne pas aller chez elle. J'eus l'impression que la
+rougeur--d'ailleurs incomprehensible pour moi--qu'avait eue le duc en
+parlant a un moment de son frere ne pouvait pas etre attribuee a la meme
+cause: "Ma pauvre tante! elle gardera la reputation d'une personne de
+l'ancien regime, d'un esprit eblouissant et d'un devergondage effrene.
+Il n'y a pas d'intelligence plus bourgeoise, plus serieuse, plus terne;
+elle passera pour une protectrice des arts, ce qui veut dire qu'elle a
+ete la maitresse d'un grand peintre, mais il n'a jamais pu lui faire
+comprendre ce que c'etait qu'un tableau; et quant a sa vie, bien loin
+d'etre une personne depravee, elle etait tellement faite pour le
+mariage, elle etait tellement nee conjugale, que n'ayant pu conserver un
+epoux, qui etait du reste une canaille, elle n'a jamais eu une liaison
+qu'elle n'ait pris aussi au serieux que si c'etait une union legitime,
+avec les memes susceptibilites, les memes coleres, la meme fidelite.
+Remarquez que ce sont quelquefois les plus sinceres, il y a en somme
+plus d'amants que de maris inconsolables."
+
+--Pourtant, Oriane, regardez justement votre beau-frere Palamede dont
+vous etes en train de parler; il n'y a pas de maitresse qui puisse rever
+d'etre pleuree comme l'a ete cette pauvre Mme de Charlus.
+
+--Ah! repondit la duchesse, que Votre Altesse me permette de ne pas etre
+tout a fait de son avis. Tout le monde n'aime pas etre pleure de la meme
+maniere, chacun a ses preferences.
+
+--Enfin il lui a voue un vrai culte depuis sa mort. Il est vrai qu'on
+fait quelquefois pour les morts des choses qu'on n'aurait pas faites
+pour les vivants.
+
+--D'abord, repondit Mme de Guermantes sur un ton reveur qui contrastait
+avec son intention gouailleuse, on va a leur enterrement, ce qu'on ne
+fait jamais pour les vivants! M. de Guermantes regarda d'un air
+malicieux M. de Breaute comme pour le provoquer a rire de l'esprit de la
+duchesse. "Mais enfin j'avoue franchement, reprit Mme de Guermantes, que
+la maniere dont je souhaiterais d'etre pleuree par un homme que
+j'aimerais, n'est pas celle de mon beau-frere." La figure du duc se
+rembrunit. Il n'aimait pas que sa femme portat des jugements a tort et a
+travers, surtout sur M. de Charlus. "Vous etes difficile. Son regret a
+edifie tout le monde", dit-il d'un ton rogue. Mais la duchesse avait
+avec son mari cette espece de hardiesse des dompteurs ou des gens qui
+vivent avec un fou et qui ne craignent pas de l'irriter: "Eh bien, non,
+qu'est-ce que vous voulez, c'est edifiant, je ne dis pas, il va tous
+les jours au cimetiere lui raconter combien de personnes il a eues a
+dejeuner, il la regrette enormement, mais comme une cousine, comme une
+grand'mere, comme une soeur. Ce n'est pas un deuil de mari. Il est vrai
+que c'etait deux saints, ce qui rend le deuil un peu special." M. de
+Guermantes, agace du caquetage de sa femme, fixait sur elle avec une
+immobilite terrible des prunelles toutes chargees. "Ce n'est pas pour
+dire du mal du pauvre Meme, qui, entre parentheses, n'etait pas libre ce
+soir, reprit la duchesse, je reconnais qu'il est bon comme personne, il
+est delicieux, il a une delicatesse, un coeur comme les hommes n'en ont
+pas generalement. C'est un coeur de femme, Meme!"
+
+--Ce que vous dites est absurde, interrompit vivement M. de Guermantes,
+Meme n'a rien d'effemine, personne n'est plus viril que lui.
+
+--Mais je ne vous dis pas qu'il soit effemine le moins du monde.
+Comprenez au moins ce que je dis, reprit la duchesse. Ah! celui-la, des
+qu'il croit qu'on veut toucher a son frere..., ajouta-t-elle en se
+tournant vers la princesse de Parme.
+
+--C'est tres gentil, c'est delicieux a entendre. Il n'y a rien de si
+beau que deux freres qui s'aiment, dit la princesse de Parme, comme
+l'auraient fait beaucoup de gens du peuple, car on peut appartenir a une
+famille princiere, et a une famille par le sang, par l'esprit fort
+populaire.
+
+--Puisque nous parlions de votre famille, Oriane, dit la princesse, j'ai
+vu hier votre neveu Saint-Loup; je crois qu'il voudrait vous demander un
+service. Le duc de Guermantes fronca son sourcil jupiterien. Quand il
+n'aimait pas rendre un service, il ne voulait pas que sa femme s'en
+chargeat, sachant que cela reviendrait au meme et que les personnes a
+qui la duchesse avait ete obligee de le demander l'inscriraient au debit
+commun de menage, tout aussi bien que s'il avait ete demande par le mari
+seul.
+
+--Pourquoi ne me l'a-t-il pas demande lui-meme? dit la duchesse, il est
+reste deux heures ici, hier, et Dieu sait ce qu'il a pu etre ennuyeux.
+Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de
+gens du monde, l'intelligence de savoir rester bete. Seulement, c'est ce
+badigeon de savoir qui est terrible. Il veut avoir une intelligence
+ouverte... ouverte a toutes les choses qu'il ne comprend pas. Il vous
+parle du Maroc, c'est affreux.
+
+--Il ne veut pas y retourner, a cause de Rachel, dit le prince de Foix.
+
+--Mais puisqu'ils ont rompu, interrompit M. de Breaute.
+
+--Ils ont si peu rompu que je l'ai trouvee il y a deux jours dans la
+garconniere de Robert; ils n'avaient pas l'air de gens brouilles, je
+vous assure, repondit le prince de Foix qui aimait a repandre tous les
+bruits pouvant faire manquer un mariage a Robert et qui d'ailleurs
+pouvait etre trompe par les reprises intermittentes d'une liaison en
+effet finie.
+
+--Cette Rachel m'a parle de vous, je la vois comme ca en passant le
+matin aux Champs-Elysees, c'est une espece d'evaporee comme vous dites,
+ce que vous appelez une degrafee, une sorte de "Dame aux Camelias", au
+figure bien entendu.
+
+Ce discours m'etait tenu par le prince Von qui tenait a avoir l'air au
+courant de la litterature francaise et des finesses parisiennes.
+
+--Justement c'est a propos du Maroc... s'ecria la princesse saisissant
+precipitamment ce joint.
+
+--Qu'est-ce qu'il peut vouloir pour le Maroc? demanda severement M. de
+Guermantes; Oriane ne peut absolument rien dans cet ordre-la, il le sait
+bien.
+
+--Il croit qu'il a invente la strategie, poursuivit Mme de Guermantes,
+et puis il emploie des mots impossibles pour les moindres choses, ce qui
+n'empeche pas qu'il fait des pates dans ses lettres. L'autre jour, il a
+dit qu'il avait mange des pommes de terre _sublimes_, et qu'il avait
+trouve a louer une baignoire _sublime_.
+
+--Il parle latin, encherit le duc.
+
+--Comment, latin? demanda la princesse.
+
+--Ma parole d'honneur! que Madame demande a Oriane si j'exagere.
+
+--Mais comment, madame, l'autre jour il a dit dans une seule phrase,
+d'un seul trait: "Je ne connais pas d'exemple de _Sic transit gloria
+mundi_ plus touchant"; je dis la phrase a Votre Altesse parce qu'apres
+vingt questions et en faisant appel a des _linguistes_, nous sommes
+arrives a la reconstituer, mais Robert a jete cela sans reprendre
+haleine, on pouvait a peine distinguer qu'il y avait du latin la dedans,
+il avait l'air d'un personnage du _Malade imaginaire_! Et tout ca
+s'appliquait a la mort de l'imperatrice d'Autriche!
+
+--Pauvre femme! s'ecria la princesse, quelle delicieuse creature
+c'etait.
+
+--Oui, repondit la duchesse, un peu folle, un peu insensee, mais c'etait
+une tres bonne femme, une gentille folle tres aimable, je n'ai seulement
+jamais compris pourquoi elle n'avait jamais achete un ratelier qui tint,
+le sien se decrochait toujours avant la fin de ses phrases et elle etait
+obligee de les interrompre pour ne pas l'avaler.
+
+--Cette Rachel m'a parle de vous, elle m'a dit que le petit Saint-Loup
+vous adorait, vous preferait meme a elle, me dit le prince Von, tout en
+mangeant comme un ogre, le teint vermeil, et dont le rire perpetuel
+decouvrait toutes les dents.
+
+--Mais alors elle doit etre jalouse de moi et me detester, repondis-je.
+
+--Pas du tout, elle m'a dit beaucoup de bien de vous. La maitresse du
+prince de Foix serait peut-etre jalouse s'il vous preferait a elle. Vous
+ne comprenez pas? Revenez avec moi, je vous expliquerai tout cela.
+
+--Je ne peux pas, je vais chez M. de Charlus a onze heures.
+
+--Tiens, il m'a fait demander hier de venir diner ce soir, mais de ne
+pas venir apres onze heures moins le quart. Mais si vous tenez a aller
+chez lui, venez au moins avec moi jusqu'au Theatre-Francais, vous serez
+dans la peripherie, dit le prince qui croyait sans doute que cela
+signifiait "a proximite" ou peut-etre "le centre".
+
+Mais ses yeux dilates dans sa grosse et belle figure rouge me firent
+peur et je refusai en disant qu'un ami devait venir me chercher. Cette
+reponse ne me semblait pas blessante. Le prince en recut sans doute une
+impression differente, car jamais il ne m'adressa plus la parole.
+
+"Il faut justement que j'aille voir la reine de Naples, quel chagrin
+elle doit avoir!" dit, ou du moins me parut avoir dit, la princesse de
+Parme. Car ces paroles ne m'etaient arrivees qu'indistinctes a travers
+celles, plus proches, que m'avait adressees pourtant fort bas le prince
+Von, qui avait craint sans doute, s'il parlait plus haut, d'etre entendu
+de M. de Foix.
+
+--Ah! non, repondit la duchesse, ca, je crois qu'elle n'en a aucun.
+
+--Aucun? vous etes toujours dans les extremes, Oriane, dit M. de
+Guermantes reprenant son role de falaise qui, en s'opposant a la vague,
+la force a lancer plus haut son panache d'ecume.
+
+--Basin sait encore mieux que moi que je dis la verite, repondit la
+duchesse, mais il se croit oblige de prendre des airs severes a cause de
+votre presence et il a peur que je vous scandalise.
+
+--Oh! non, je vous en prie, s'ecria la princesse de Parme, craignant
+qu'a cause d'elle on n'alterat en quelque chose ces delicieux mercredis
+de la duchesse de Guermantes, ce fruit defendu auquel la reine de Suede
+elle-meme n'avait pas encore eu le droit de gouter.
+
+--Mais c'est a lui-meme qu'elle a repondu, comme il lui disait, d'un
+air banalement triste: Mais la reine est en deuil; de qui donc? est-ce
+un chagrin pour votre Majeste? "Non, ce n'est pas un grand deuil, c'est
+un petit deuil, un tout petit deuil, c'est ma soeur." La verite c'est
+qu'elle est enchantee comme cela, Basin le sait tres bien, elle nous a
+invites a une fete le jour meme et m'a donne deux perles. Je voudrais
+qu'elle perdit une soeur tous les jours! Elle ne pleure pas la mort de sa
+soeur, elle la rit aux eclats. Elle se dit probablement, comme Robert,
+que _sic transit_, enfin je ne sais plus, ajouta-t-elle par modestie,
+quoiqu'elle sut tres bien.
+
+D'ailleurs Mme de Guermantes faisait seulement en ceci de l'esprit, et
+du plus faux, car la reine de Naples, comme la duchesse d'Alencon, morte
+tragiquement aussi, avait un grand coeur et a sincerement pleure les
+siens. Mme de Guermantes connaissait trop les nobles soeurs bavaroises,
+ses cousines, pour l'ignorer.
+
+--Il aurait voulu ne pas retourner au Maroc, dit la princesse de Parme
+en saisissant a nouveau ce nom de Robert que lui tendait bien
+involontairement comme une perche Mme de Guermantes. Je crois que vous
+connaissez le general de Monserfeuil.
+
+--Tres peu, repondit la duchesse qui etait intimement liee avec cet
+officier. La princesse expliqua ce que desirait Saint-Loup.
+
+--Mon Dieu, si je le vois, cela peut arriver que je le rencontre,
+repondit, pour ne pas avoir l'air de refuser, la duchesse dont les
+relations avec le general de Monserfeuil semblaient s'etre rapidement
+espacees depuis qu'il s'agissait de lui demander quelque chose. Cette
+incertitude ne suffit pourtant pas au duc, qui, interrompant sa femme:
+"Vous savez bien que vous ne le verrez pas, Oriane, dit-il, et puis vous
+lui avez deja demande deux choses qu'il n'a pas faites. Ma femme a la
+rage d'etre aimable, reprit-il de plus en plus furieux pour forcer la
+princesse a retirer sa demande sans que cela put faire douter de
+l'amabilite de la duchesse et pour que Mme de Parme rejetat la chose sur
+son propre caractere a lui, essentiellement quinteux. Robert pourrait
+ce qu'il voudrait sur Monserfeuil. Seulement, comme il ne sait pas ce
+qu'il veut, il le fait demander par nous, parce qu'il sait qu'il n'y a
+pas de meilleure maniere de faire echouer la chose. Oriane a trop
+demande de choses a Monserfeuil. Une demande d'elle maintenant, c'est
+une raison pour qu'il refuse."
+
+--Ah! dans ces conditions, il vaut mieux que la duchesse ne fasse rien,
+dit Mme de Parme.
+
+--Naturellement, conclut le duc.
+
+--Ce pauvre general, il a encore ete battu aux elections, dit la
+princesse de Parme pour changer de conversation.
+
+--Oh! ce n'est pas grave, ce n'est que la septieme fois, dit le duc qui,
+ayant du lui-meme renoncer a la politique, aimait assez les insucces
+electoraux des autres.
+
+--Il s'est console en voulant faire un nouvel enfant a sa femme.
+
+--Comment! Cette pauvre Mme de Monserfeuil est encore enceinte, s'ecria
+la princesse.
+
+--Mais parfaitement, repondit la duchesse, c'est le seul
+_arrondissement_ ou le pauvre general n'a jamais echoue.
+
+Je ne devais plus cesser par la suite d'etre continuellement invite,
+fut-ce avec quelques personnes seulement, a ces repas dont je m'etais
+autrefois figure les convives comme les apotres de la Sainte-Chapelle.
+Ils se reunissaient la en effet, comme les premiers chretiens, non pour
+partager seulement une nourriture materielle, d'ailleurs exquise, mais
+dans une sorte de Cene sociale; de sorte qu'en peu de diners j'assimilai
+la connaissance de tous les amis de mes hotes, amis auxquels ils me
+presentaient avec une nuance de bienveillance si marquee (comme
+quelqu'un qu'ils auraient de tout temps paternellement prefere), qu'il
+n'est pas un d'entre eux qui n'eut cru manquer au duc et a la duchesse
+s'il avait donne un bal sans me faire figurer sur sa liste, et en meme
+temps, tout en buvant un des Yquem que recelaient les caves des
+Guermantes, je savourais des ortolans accommodes selon les differentes
+recettes que le duc elaborait et modifiait prudemment. Cependant, pour
+qui s'etait deja assis plus d'une fois a la table mystique, la
+manducation de ces derniers n'etait pas indispensable. De vieux amis de
+M. et de Mme de Guermantes venaient les voir apres diner, "en
+cure-dents" aurait dit Mme Swann, sans etre attendus, et prenaient
+l'hiver une tasse de tilleul aux lumieres du grand salon, l'ete un verre
+d'orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. On
+n'avait jamais connu, des Guermantes, dans ces apres-diners au jardin,
+que l'orangeade. Elle avait quelque chose de rituel. Y ajouter d'autres
+rafraichissements eut semble denaturer la tradition, de meme qu'un grand
+raout dans le faubourg Saint-Germain n'est plus un raout s'il y a une
+comedie ou de la musique. Il faut qu'on soit cense venir simplement--y
+eut-il cinq cents personnes--faire une visite a la princesse de
+Guermantes, par exemple. On admira mon influence parce que je pus a
+l'orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite,
+de poire cuite. Je pris en inimitie, a cause de cela, le prince
+d'Agrigente qui, comme tous les gens depourvus d'imagination, mais non
+d'avarice, s'emerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la
+permission d'en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d'Agrigente,
+en diminuant ma ration, gatait mon plaisir. Car ce jus de fruit n'est
+jamais en assez grande quantite pour qu'il desaltere. Rien ne lasse
+moins que cette transposition en saveur, de la couleur d'un fruit,
+lequel cuit semble retrograder vers la saison des fleurs. Empourpre
+comme un verger au printemps, ou bien incolore et frais comme le zephir
+sous les arbres fruitiers, le jus se laisse respirer et regarder goutte
+a goutte, et M. d'Agrigente m'empechait, regulierement, de m'en
+rassasier. Malgre ces compotes, l'orangeade traditionnelle subsista
+comme le tilleul. Sous ces modestes especes, la communion sociale n'en
+avait pas moins lieu. En cela, sans doute, les amis de M. et de Mme de
+Guermantes etaient tout de meme, comme je me les etais d'abord figures,
+restes plus differents que leur aspect decevant ne m'eut porte a le
+croire. Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en meme
+temps que l'invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable.
+Or, ce ne pouvait etre par snobisme, etant eux-memes d'un rang auquel
+nul autre n'etait superieur; ni par amour du luxe: ils l'aimaient
+peut-etre, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en
+connaitre un splendide, car, ces memes soirs, la femme charmante d'un
+richissime financier eut tout fait pour les avoir a des chasses
+eblouissantes qu'elle donnerait pendant deux jours pour le roi
+d'Espagne. Ils avaient refuse neanmoins et etaient venus a tout hasard
+voir si Mme de Guermantes etait chez elle. Ils n'etaient meme pas
+certains de trouver la des opinions absolument conformes aux leurs, ou
+des sentiments specialement chaleureux; Mme de Guermantes lancait
+parfois sur l'affaire Dreyfus, sur la Republique, sur les lois
+antireligieuses, ou meme, a mi-voix, sur eux-memes, sur leurs
+infirmites, sur le caractere ennuyeux de leur conversation, des
+reflexions qu'ils devaient faire semblant de ne pas remarquer. Sans
+doute, s'ils gardaient la leurs habitudes, etait-ce par education
+affinee du gourmet mondain, par claire connaissance de la parfaite et
+premiere qualite du mets social, au gout familier, rassurant et sapide,
+sans melange, non frelate, dont ils savaient l'origine et l'histoire
+aussi bien que celle qui la leur servait, restes plus "nobles" en cela
+qu'ils ne le savaient eux-memes. Or, parmi ces visiteurs auxquels je fus
+presente apres diner, le hasard fit qu'il y eut ce general de
+Monserfeuil dont avait parle la princesse de Parme et que Mme de
+Guermantes, du salon de qui il etait un des habitues, ne savait pas
+devoir venir ce soir-la. Il s'inclina devant moi, en entendant mon nom,
+comme si j'eusse ete president du Conseil superieur de la guerre.
+J'avais cru que c'etait simplement par quelque inserviabilite fonciere,
+et pour laquelle le duc, comme pour l'esprit, sinon pour l'amour, etait
+le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refuse de
+recommander son neveu a M. de Monserfeuil. Et je voyais la une
+indifference d'autant plus coupable que j'avais cru comprendre par
+quelques mots echappes a la princesse de Parme que le poste de Robert
+etait dangereux et qu'il etait prudent de l'en faire changer. Mais ce
+fut par la veritable mechancete de Mme de Guermantes que je fus revolte
+quand, la princesse de Parme ayant timidement propose d'en parler
+d'elle-meme et pour son compte au general, la duchesse fit tout ce
+qu'elle put pour en detourner l'Altesse.
+
+--Mais Madame, s'ecria-t-elle, Monserfeuil n'a aucune espece de credit
+ni de pouvoir avec le nouveau gouvernement. Ce serait un coup d'epee
+dans l'eau.
+
+--Je crois qu'il pourrait nous entendre, murmura la princesse en
+invitant la duchesse a parler plus bas.
+
+--Que Votre Altesse ne craigne rien, il est sourd comme un pot, dit sans
+baisser la voix la duchesse, que le general entendit parfaitement.
+
+--C'est que je crois que M. de Saint-Loup n'est pas dans un endroit tres
+rassurant, dit la princesse.
+
+--Que voulez-vous, repondit la duchesse, il est dans le cas de tout le
+monde, avec la difference que c'est lui qui a demande a y aller. Et
+puis, non, ce n'est pas dangereux; sans cela vous pensez bien que je
+m'en occuperais. J'en aurais parle a Saint-Joseph pendant le diner. Il
+est beaucoup plus influent, et d'un travailleur! Vous voyez, il est deja
+parti. Du reste ce serait moins delicat qu'avec celui-ci, qui a
+justement trois de ses fils au Maroc et n'a pas voulu demander leur
+changement; il pourrait objecter cela. Puisque Votre Altesse y tient,
+j'en parlerai a Saint-Joseph... si je le vois, ou a Beautreillis. Mais
+si je ne les vois pas, ne plaignez pas trop Robert. On nous a explique
+l'autre jour ou c'etait. Je crois qu'il ne peut etre nulle part mieux
+que la.
+
+"Quelle jolie fleur, je n'en avais jamais vu de pareille, il n'y a que
+vous, Oriane, pour avoir de telles merveilles!" dit la princesse de
+Parme qui, de peur que le general de Monserfeuil n'eut entendu la
+duchesse, cherchait a changer de conversation. Je reconnus une plante de
+l'espece de celles qu'Elstir avait peintes devant moi.
+
+--Je suis enchantee qu'elle vous plaise; elles sont ravissantes,
+regardez leur petit tour de cou de velours mauve; seulement, comme il
+peut arriver a des personnes tres jolies et tres bien habillees, elles
+ont un vilain nom et elles sentent mauvais. Malgre cela, je les aime
+beaucoup. Mais ce qui est un peu triste, c'est qu'elles vont mourir.
+
+--Mais elles sont en pot, ce ne sont pas des fleurs coupees, dit la
+princesse.
+
+--Non, repondit la duchesse en riant, mais ca revient au meme, comme ce
+sont des dames. C'est une espece de plantes ou les dames et les
+messieurs ne se trouvent pas sur le meme pied. Je suis comme les gens
+qui ont une chienne. Il me faudrait un mari pour mes fleurs. Sans cela
+je n'aurai pas de petits!
+
+--Comme c'est curieux. Mais alors dans la nature...
+
+--Oui! il y a certains insectes qui se chargent d'effectuer le mariage,
+comme pour les souverains, par procuration, sans que le fiance et la
+fiancee se soient jamais vus. Aussi je vous jure que je recommande a mon
+domestique de mettre ma plante a la fenetre le plus qu'il peut, tantot
+du cote cour, tantot du cote jardin, dans l'espoir que viendra l'insecte
+indispensable. Mais cela exigerait un tel hasard. Pensez, il faudrait
+qu'il ait justement ete voir une personne de la meme espece et d'un
+autre sexe, et qu'il ait l'idee de venir mettre des cartes dans la
+maison. Il n'est pas venu jusqu'ici, je crois que ma plante est toujours
+digne d'etre rosiere, j'avoue qu'un peu plus de devergondage me
+plairait mieux. Tenez, c'est comme ce bel arbre qui est dans la cour, il
+mourra sans enfants parce que c'est une espece tres rare dans nos pays.
+Lui, c'est le vent qui est charge d'operer l'union, mais le mur est un
+peu haut.
+
+--En effet, dit M. de Breaute, vous auriez du le faire abattre de
+quelques centimetres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des
+operations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu'il y
+avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout a l'heure,
+duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier. Celle-la
+produit bien des fleurs a la fois masculines et feminines, mais une
+sorte de paroi dure, placee entre elles, empeche toute communication.
+Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour ou un jeune
+negre natif de la Reunion et nomme Albins, ce qui, entre parentheses,
+est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l'idee,
+a l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes separes.
+
+--Babal, vous etes divin, vous savez tout, s'ecria la duchesse.
+
+--Mais vous-meme, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je ne me
+doutais pas, dit la princesse.
+
+--Je dirai a Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours beaucoup
+parle de botanique. Quelquefois, quand cela nous embetait trop d'aller a
+un the ou a une matinee, nous partions pour la campagne et il me
+montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup
+plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On
+n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a
+l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il a
+fait lui-meme un mariage encore beaucoup plus etonnant et qui rend tout
+difficile. Ah! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps
+a faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connait
+quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'interessantes, il faut
+qu'il fasse le mariage de Swann. Placee entre le renoncement aux
+promenades botaniques et l'obligation de frequenter une personne
+deshonorante, j'ai choisi la premiere de ces deux calamites. D'ailleurs,
+au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il parait que, rien
+que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de
+choses inconvenantes que la nuit... dans le bois de Boulogne! Seulement
+cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait tres
+simplement, on voit une petite pluie orangee, ou bien une mouche tres
+poussiereuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant
+d'entrer dans une fleur. Et tout est consomme!
+
+--La commode sur laquelle la plante est posee est splendide aussi, c'est
+Empire, je crois, dit la princesse qui, n'etant pas familiere avec les
+travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la
+signification des plaisanteries de la duchesse.
+
+--N'est-ce pas, c'est beau? Je suis ravie que Madame l'aime, repondit la
+duchesse. C'est une piece magnifique. Je vous dirai que j'ai toujours
+adore le style Empire, meme au temps ou cela n'etait pas a la mode. Je
+me rappelle qu'a Guermantes je m'etais fait honnir de ma belle-mere
+parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides
+meubles Empire que Basin avait herites des Montesquiou, et que j'en
+avais meuble l'aile que j'habitais. M. de Guermantes sourit. Il devait
+pourtant se rappeler que les choses s'etaient passees d'une facon fort
+differente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le
+mauvais gout de sa belle-mere ayant ete de tradition pendant le peu de
+temps ou le prince avait ete epris de sa femme, a son amour pour la
+seconde avait survecu un certain dedain pour l'inferiorite d'esprit de
+la premiere, dedain qui s'alliait d'ailleurs a beaucoup d'attachement et
+de respect. "Les Iena ont le meme fauteuil avec incrustations de
+Wetgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien, dit la duchesse du
+meme air d'impartialite que si elle n'avait possede aucun de ces deux
+meubles; je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que
+je n'ai pas." La princesse de Parme garda le silence. "Mais c'est vrai,
+Votre Altesse ne connait pas leur collection. Oh! elle devrait
+absolument y venir une fois avec moi. C'est une des choses les plus
+magnifiques de Paris, c'est un musee qui serait vivant." Et comme cette
+proposition etait une des audaces les plus Guermantes de la duchesse,
+parce que les Iena etaient pour la princesse de Parme de purs
+usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de
+Guastalla, Mme de Guermantes en la lancant ainsi ne se retint pas (tant
+l'amour qu'elle portait a sa propre originalite l'emportait encore sur
+sa deference pour la princesse de Parme) de jeter sur les autres
+convives des regards amuses et souriants. Eux aussi s'efforcaient de
+sourire, a la fois effrayes, emerveilles, et surtout ravis de penser
+qu'ils etaient temoins de la "derniere" d'Oriane et pourraient la
+raconter "tout chaud". Ils n'etaient qu'a demi stupefaits, sachant que
+la duchesse avait l'art de faire litiere de tous les prejuges
+Courvoisier pour une reussite de vie plus piquante et plus agreable.
+N'avait-elle pas, au cours de ces dernieres annees, reuni a la princesse
+Mathilde le duc d'Aumale qui avait ecrit au propre frere de la princesse
+la fameuse lettre: "Dans ma famille tous les hommes sont braves et
+toutes les femmes sont chastes?" Or, les princes le restant meme au
+moment ou ils paraissent vouloir oublier qu'ils le sont, le duc d'Aumale
+et la princesse Mathilde s'etaient tellement plu chez Mme de Guermantes
+qu'ils etaient ensuite alles l'un chez l'autre, avec cette faculte
+d'oublier le passe que temoigna Louis XVIII quand il prit pour ministre
+Fouche qui avait vote la mort de son frere. Mme de Guermantes
+nourrissait le meme projet de rapprochement entre la princesse Murat et
+la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait aussi
+embarrassee qu'auraient pu l'etre les heritiers de la couronne des
+Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d'Orange et duc de
+Brabant, si on avait voulu leur presenter M. de Mailly Nesle, prince
+d'Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d'abord la duchesse, a
+qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier fut resolu a ignorer les
+Iena) avaient a grand'peine fini par faire aimer le style Empire,
+s'ecria:
+
+--Madame, sincerement, je ne peux pas vous dire a quel point vous
+trouverez cela beau! J'avoue que le style Empire m'a toujours
+impressionnee. Mais, chez les Iena, la, c'est vraiment comme une
+hallucination. Cette espece, comment vous dire, de... reflux de
+l'expedition d'Egypte, et puis aussi de remontee jusqu'a nous de
+l'Antiquite, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent
+se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux
+candelabres, une Muse enorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer
+a la bouillotte ou qui est tranquillement montee sur votre cheminee et
+s'accoude a votre pendule, et puis toutes les lampes pompeiennes, les
+petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir ete trouves sur le Nil et
+d'ou on s'attend a voir sortir Moise, ces quadriges antiques qui
+galopent le long des tables de nuit...
+
+--On n'est pas tres bien assis dans les meubles Empire, hasarda la
+princesse.
+
+--Non, repondit la duchesse, mais, ajouta Mme de Guermantes en insistant
+avec un sourire, j'aime etre mal assise sur ces sieges d'acajou
+recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de
+guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand
+salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous
+assure que, chez les Iena, on ne pense pas un instant a la maniere dont
+on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire
+peinte a fresque sur le mur. Mon epoux va me trouver bien mauvaise
+royaliste, mais je suis tres mal pensante, vous savez, je vous assure
+que chez ces gens-la on en arrive a aimer tous ces N, toutes ces
+abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n'a
+pas ete tres gate du cote gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de
+couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je
+trouve que ca a un certain chic! Votre Altesse devrait...
+
+--Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce
+ne sera pas facile.
+
+--Mais Madame verra que tout s'arrangera tres bien. Ce sont de tres
+bonnes gens, pas betes. Nous y avons mene Mme de Chevreuse, ajouta la
+duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a ete ravie. Le fils
+est meme tres agreable... Ce que je vais dire n'est pas tres convenable,
+ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit ou on voudrait
+dormir--sans lui! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai ete
+le voir une fois pendant qu'il etait malade et couche. A cote de lui,
+sur le rebord du lit, il y avait sculptee une longue Sirene allongee,
+ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des
+especes de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes,--en
+ralentissant son debit pour mettre encore mieux en relief les mots
+qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles levres, le
+fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la
+princesse un regard doux, fixe et profond,--qu'avec les palmettes et la
+couronne d'or qui etait a cote, c'etait emouvant; c'etait tout a fait
+l'arrangement du _jeune Homme et la Mort_ de Gustave Moreau (Votre
+Altesse connait surement ce chef-d'oeuvre). La princesse de Parme, qui
+ignorait meme le nom du peintre, fit de violents mouvements de tete et
+sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau.
+Mais l'intensite de sa mimique ne parvint pas a remplacer cette lumiere
+qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on
+veut nous parler.
+
+--Il est joli garcon, je crois? demanda-t-elle.
+
+--Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une reine
+Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pense qu'il serait un
+peu ridicule pour un homme de developper cette ressemblance, et cela se
+perd dans des joues encaustiquees qui lui donnent un air assez mameluck.
+On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann,
+ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a ete frappe de la
+ressemblance de cette Sirene avec _la Mort_ de Gustave Moreau. Mais
+d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant serieux, afin
+de faire rire davantage, il n'y a pas a nous frapper, car c'etait un
+rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.
+
+--On dit qu'il est snob? demanda M. de Breaute d'un air malveillant,
+allume et en attendant dans la reponse la meme precision que s'il avait
+dit: "On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts a la main droite,
+est-ce vrai?"
+
+--M...on Dieu, n...on, repondit Mme de Guermantes avec un sourire de
+douce indulgence. Peut-etre un tout petit peu snob d'apparence, parce
+qu'il est extremement jeune, mais cela m'etonnerait qu'il le fut en
+realite, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme s'il y eut eu a
+son avis incompatibilite absolue entre le snobisme et l'intelligence.
+"Il est fin, je l'ai vu drole", dit-elle encore en riant d'un air
+gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drolerie sur
+quelqu'un exigeait une certaine expression de gaite, ou comme si les
+saillies du duc de Guastalla lui revenaient a l'esprit en ce moment. "Du
+reste, comme il n'est pas recu, ce snobisme n'aurait pas a s'exercer",
+reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte
+la princesse de Parme.
+
+--Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l'appelle Mme
+Iena, s'il apprend que je suis allee chez elle.
+
+--Mais comment, s'ecria avec une extraordinaire vivacite la duchesse,
+vous savez que c'est nous qui avons cede a Gilbert (elle s'en repentait
+amerement aujourd'hui!) toute une salle de jeu Empire qui nous venait de
+Quiou-Quiou et qui est une splendeur! Il n'y avait pas la place ici ou
+pourtant je trouve que ca faisait mieux que chez lui. C'est une chose de
+toute beaute, moitie etrusque, moitie egyptienne...
+
+--Egyptienne? demanda la princesse a qui etrusque disait peu de chose.
+
+--Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a explique,
+seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond,
+Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'Egypte du style Empire n'a
+aucun rapport avec la vraie Egypte, ni leurs Romains avec les Romains,
+ni leur Etrurie...
+
+--Vraiment! dit la princesse.
+
+--Mais non, c'est comme ce qu'on appelait un costume Louis XV sous le
+second Empire, dans la jeunesse d'Anna de Mouchy ou de la mere du cher
+Brigode. Tout a l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait
+l'autre jour de lui une chose, tres belle d'ailleurs, un peu froide, ou
+il y a un theme russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait cela
+russe. Et de meme les peintres chinois ont cru copier Bellini.
+D'ailleurs meme dans le meme pays, chaque fois que quelqu'un regarde les
+choses d'une facon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient
+goutte a ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu'ils
+arrivent a distinguer.
+
+--Quarante ans! s'ecria la princesse effrayee.
+
+--Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots
+(qui etaient presque des mots de moi, car j'avais justement emis devant
+elle une idee analogue), grace a sa prononciation, l'equivalent de ce
+que pour les caracteres imprimes on appelle italiques, c'est comme une
+espece de premier individu isole d'une espece qui n'existe pas encore et
+qui pullulera, un individu doue d'une espece de _sens_ que l'espece
+humaine a son epoque ne possede pas. Je ne peux guere me citer, parce
+que moi, au contraire, j'ai toujours aime des le debut toutes les
+manifestations interessantes, si nouvelles qu'elles fussent. Mais enfin
+l'autre jour j'ai ete avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons
+passe devant _l'Olympia_ de Manet. Maintenant personne ne s'en etonne
+plus. C'a l'air d'une chose d'Ingres! Et pourtant Dieu sait ce que j'ai
+eu a rompre de lances pour ce tableau que je n'aime pas tout, mais qui
+est surement de quelqu'un. Sa place n'est peut-etre pas tout a fait au
+Louvre.
+
+--Elle va bien, la grande-duchesse? demanda la princesse de Parme a qui
+la tante du tsar etait infiniment plus familiere que le modele de Manet.
+
+--Oui, nous avons parle de vous. Au fond, reprit la duchesse, qui tenait
+a son idee, la verite c'est que, comme dit mon beau-frere Palamede, l'on
+a entre soi et chaque personne le mur d'une langue etrangere. Du reste
+je reconnais que ce n'est exact de personne autant que de Gilbert. Si
+cela vous amuse d'aller chez les Iena, vous avez trop d'esprit pour
+faire dependre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme, qui est
+une chere creature innocente, mais enfin qui a des idees de l'autre
+monde. Je me sens plus rapprochee, plus consanguine de mon cocher, de
+mes chevaux, que de cet homme qui se refere tout le temps a ce qu'on
+aurait pense sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que,
+quand il se promene dans la campagne, il ecarte les paysans d'un air
+bonasse, avec sa canne, en disant: "Allez, manants!" Je suis au fond
+aussi etonnee quand il me parle que si je m'entendais adresser la parole
+par les "gisants" des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a
+beau etre mon cousin, elle me fait peur et je n'ai qu'une idee, c'est de
+la laisser dans son moyen age. A part ca, je reconnais qu'il n'a jamais
+assassine personne.
+
+--Je viens justement de diner avec lui chez Mme de Villeparisis, dit le
+general, mais sans sourire ni adherer aux plaisanteries de la duchesse.
+
+--Est-ce que M. de Norpois etait la, demanda le prince Von, qui pensait
+toujours a l'Academie des Sciences morales.
+
+--Oui, dit le general. Il a meme parle de votre empereur.
+
+--Il parait que l'empereur Guillaume est tres intelligent, mais il
+n'aime pas la peinture d'Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui,
+repondit la duchesse, je partage sa maniere de voir. Quoique Elstir ait
+fait un beau portrait de moi. Ah! vous ne le connaissez pas? Ce n'est
+pas ressemblant mais c'est curieux. Il est interessant pendant les
+poses. Il m'a fait comme une espece de vieillarde. Cela imite les
+_Regentes de l'hopital_ de Hals. Je pense que vous connaissez ces
+sublimites, pour prendre une expression chere a mon neveu, dit en se
+tournant vers moi la duchesse qui faisait battre legerement son eventail
+de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement
+sa tete en arriere, car tout en etant toujours grande dame, elle jouait
+un petit peu a la grande dame. Je dis que j'etais alle autrefois a
+Amsterdam et a La Haye, mais que, pour ne pas tout meler, comme mon
+temps etait limite, j'avais laisse de cote Haarlem.--Ah! La Haye, quel
+musee! s'ecria M. de Guermantes.
+
+Je lui dis qu'il y avait sans doute admire la _Vue de Delft_ de Vermeer.
+Mais le duc etait moins instruit qu'orgueilleux. Aussi se contenta-t-il
+de me repondre d'un air de suffisance, comme chaque fois qu'on lui
+parlait d'une oeuvre d'un musee, ou bien du Salon, et qu'il ne se
+rappelait pas: "Si c'est a voir, je l'ai vu!"
+
+--Comment! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n'etes pas alle
+a Haarlem? s'ecria la duchesse. Mais quand meme vous n'auriez eu qu'un
+quart d'heure c'est une chose extraordinaire a avoir vue que les Hals.
+Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut
+d'une imperiale de tramway sans s'arreter, s'ils etaient exposes dehors,
+devrait ouvrir les yeux tout grands.
+
+Cette parole me choqua comme meconnaissant la facon dont se forment en
+nous les impressions artistiques, et parce qu'elle semblait impliquer
+que notre oeil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend
+des instantanes.
+
+M. de Guermantes, heureux qu'elle me parlat avec une telle competence
+des sujets qui m'interessaient, regardait la prestance celebre de sa
+femme, ecoutait ce qu'elle disait de Frans Hals et pensait: "Elle est
+ferree a glace sur tout. Mon jeune invite peut se dire qu'il a devant
+lui une grande dame d'autrefois dans toute l'acception du mot, et comme
+il n'y en a pas aujourd'hui une deuxieme." Tels je les voyais tous deux,
+retires de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais
+menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux
+autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais
+inegalement, comme tant de menages du faubourg Saint-Germain ou la femme
+a eu l'art de s'arreter a l'age d'or, l'homme, la mauvaise chance de
+descendre a l'age ingrat du passe, l'une restant encore Louis XV quand
+le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fut
+pareille aux autres femmes, c'avait ete pour moi d'abord une deception,
+c'etait presque, par reaction, et tant de bons vins aidant, un
+emerveillement. Un Don Juan d'Autriche, une Isabelle d'Este, situes pour
+nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande
+histoire que le cote de Meseglise avec le cote de Guermantes. Isabelle
+d'Este fut sans doute, dans la realite, une fort petite princesse,
+semblable a celles qui sous Louis XIV n'obtenaient aucun rang
+particulier a la cour. Mais, nous semblant d'une essence unique et, par
+suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d'une moindre
+grandeur, de sorte qu'un souper avec Louis XIV nous paraitrait seulement
+offrir quelque interet, tandis qu'en Isabelle d'Este nous nous
+trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle
+heroine de roman. Or, apres avoir, en etudiant Isabelle d'Este, en la
+transplantant patiemment de ce monde feerique dans celui de l'histoire,
+constate que sa vie, sa pensee, ne contenaient rien de cette etrangete
+mysterieuse que nous avait suggeree son nom, une fois cette deception
+consommee, nous savons un gre infini a cette princesse d'avoir eu, de la
+peinture de Mantegna, des connaissances presque egales a celles,
+jusque-la meprisees par nous et mises, comme eut dit Francoise, "plus
+bas que terre", de M. Lafenestre. Apres avoir gravi les hauteurs
+inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de
+la vie de la duchesse, j'eprouvais a y trouver les noms, familiers
+ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, helas, de Vibert, le meme
+etonnement qu'un voyageur, apres avoir tenu compte, pour imaginer la
+singularite des moeurs dans un vallon sauvage de l'Amerique Centrale ou
+de l'Afrique du Nord, de l'eloignement geographique, de l'etrangete des
+denominations de la flore, eprouve a decouvrir, une fois traverse un
+rideau d'aloes geants ou de mancenilliers, des habitants qui (parfois
+meme devant les ruines d'un theatre romain et d'une colonne dediee a
+Venus) sont en train de lire _Merope_ ou _Alzire_. Et si loin, si a
+l'ecart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j'avais connues, la
+culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s'etait efforcee, sans
+interet, sans raison d'ambition, de descendre au niveau de celles
+qu'elle ne connaitrait jamais, avait le caractere meritoire, presque
+touchant a force d'etre inutilisable, d'une erudition en matiere
+d'antiquites pheniciennes chez un homme politique ou un medecin. "J'en
+aurais pu vous montrer un tres beau, me dit aimablement Mme de
+Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, pretendent certaines
+personnes, et que j'ai herite d'un cousin allemand. Malheureusement il
+s'est trouve "fieffe" dans le chateau; vous ne connaissiez pas cette
+expression? moi non plus," ajouta-t-elle par ce gout qu'elle avait de
+faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur les
+coutumes anciennes, mais auxquelles elle etait inconsciemment et
+aprement attachee. "Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais
+j'avoue que je l'aurais ete encore bien plus, si j'avais pu vous faire
+les honneurs de mon Hals, de ce tableau "fieffe".
+
+--Je le connais, dit le prince Von, c'est celui du grand-duc de Hesse.
+
+--Justement, son frere avait epouse ma soeur, dit M. de Guermantes, et
+d'ailleurs sa mere etait cousine germaine de la mere d'Oriane.
+
+--Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me permettrai
+de dire que, sans avoir d'opinion sur ses oeuvres, que je ne connais pas,
+la haine dont le poursuit l'empereur ne me parait pas devoir etre
+retenue contre lui. L'empereur est d'une merveilleuse intelligence.
+
+--Oui, j'ai dine deux fois avec lui, une fois chez ma tante Sagan, une
+fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l'ai trouve
+curieux. Je ne l'ai pas trouve simple! Mais il a quelque chose
+d'amusant, d'"obtenu", dit-elle en detachant le mot, comme un oeillet
+vert, c'est-a-dire une chose qui m'etonne et ne me plait pas infiniment,
+une chose qu'il est etonnant qu'on ait pu faire, mais que je trouve
+qu'on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J'espere que je ne vous
+"choque" pas?
+
+--L'empereur est d'une intelligence inouie, reprit le prince, il aime
+passionnement les arts; il a sur les oeuvres d'art un gout en quelque
+sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau, il
+le reconnait tout de suite, il le prend en haine. S'il deteste quelque
+chose, il n'y a aucun doute a avoir, c'est que c'est excellent. (Tout le
+monde sourit.)
+
+--Vous me rassurez, dit la princesse.
+
+--Je comparerai volontiers l'empereur, reprit le prince qui, ne sachant
+pas prononcer le mot archeologue (c'est-a-dire comme si c'etait ecrit
+keologue), ne perdait jamais une occasion de s'en servir, a un vieil
+archeologue (et le prince dit arsheologue) que nous avons a Berlin.
+Devant les anciens monuments assyriens le vieil arsheologue pleure. Mais
+si c'est du moderne truque, si ce n'est pas vraiment ancien, il ne
+pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une piece arsheologique est
+vraiment ancienne, on la porte au vieil arsheologue. S'il pleure, on
+achete la piece pour le musee. Si ses yeux restent secs, on la renvoie
+au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je
+dine a Potsdam, toutes les pieces dont l'empereur me dit: "Prince, il
+faut que vous voyiez cela, c'est plein de genialite", j'en prends note
+pour me garder d'y aller, et quand je l'entends fulminer contre une
+exposition, des que cela m'est possible j'y cours.
+
+--Est-ce que Norpois n'est pas pour un rapprochement anglo-francais? dit
+M. de Guermantes.
+
+--A quoi ca vous servirait? demanda d'un air a la fois irrite et finaud
+le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont
+tellement petes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires qu'ils
+vous aideraient. Mais on peut tout de meme les juger sur la stupidite de
+leurs generaux. Un de mes amis a cause recemment avec Botha, vous savez,
+le chef boer. Il lui disait: "C'est effrayant une armee comme ca. J'aime,
+d'ailleurs, plutot les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis
+qu'un paysan, je les ai rosses dans toutes les batailles. Et a la
+derniere, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt fois
+superieur, tout en me rendant parce que j'y etais oblige, j'ai encore
+trouve le moyen de faire deux mille prisonniers! C'a ete bien parce que
+je n'etais qu'un chef de paysans, mais si jamais ces imbeciles-la
+avaient a se mesurer avec une vraie armee europeenne, on tremble pour
+eux de penser a ce qui arriverait! Du reste, vous n'avez qu'a voir que
+leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en
+Angleterre." J'ecoutais a peine ces histoires, du genre de celles que M.
+de Norpois racontait a mon pere; elles ne fournissaient aucun aliment
+aux reveries que j'aimais; et d'ailleurs, eussent-elles possede ceux
+dont elles etaient depourvues, qu'il les eut fallu d'une qualite bien
+excitante pour que ma vie interieure put se reveiller durant ces heures
+mondaines ou j'habitais mon epiderme, mes cheveux bien coiffes, mon
+plastron de chemise, c'est-a-dire ou je ne pouvais rien eprouver de ce
+qui etait pour moi dans la vie le plaisir.
+
+--Ah! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de Guermantes, qui trouvait
+que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Edouard
+charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est,
+meme encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.
+
+--Mais, madame la duchesse, dit le prince irrite et qui ne s'apercevait
+pas qu'il deplaisait, cependant si le prince de Galles avait ete un
+simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait raye et
+personne n'aurait consenti a lui serrer la main. La reine est
+ravissante, excessivement douce et bornee. Mais enfin il y a quelque
+chose de choquant dans ce couple royal qui est litteralement entretenu
+par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes
+les depenses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en echange.
+C'est comme le prince de Bulgarie...
+
+--C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit.
+
+--C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela
+que ce soit un brave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous
+rapprocher, c'est le plus grand desir de l'empereur, mais il veut que ca
+vienne du coeur; il dit: ce que je veux c'est une poignee de mains, ce
+n'est pas un coup de chapeau! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait
+plus pratique que le rapprochement anglo-francais que preche M. de
+Norpois.
+
+--Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne
+pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de
+Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main,
+pensant qu'il avait sans doute raconte cette histoire a Mme de
+Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que mechamment,
+puisque, malgre son amitie avec mon pere, il n'avait pas hesite a me
+rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il
+aurait dit qu'il detestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir; il
+l'aurait dit pour avoir l'air d'etre la cause volontaire des medisances
+de l'ambassadeur, qui n'eussent plus ete que des represailles
+mensongeres et interessees. Je dis, au contraire, qu'a mon grand regret,
+je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. "Vous vous trompez bien,
+me repondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez
+demander a Basin, si on me fait la reputation d'etre trop aimable, lui
+ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler
+Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a dernierement
+voulu vous faire donner au ministere une situation charmante. Comme il a
+su que vous etiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a eu la
+delicatesse de ne pas meme parler de sa bonne intention a votre pere
+qu'il apprecie infiniment." M. de Norpois etait bien la derniere
+personne de qui j'eusse attendu un bon office. La verite est qu'etant
+moqueur et meme assez malveillant, ceux qui s'etaient laisse prendre
+comme moi a ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un
+chene, aux sons de voix facilement apitoyes qui sortaient de sa bouche
+un peu trop harmonieuse, croyaient a une veritable perfidie quand ils
+apprenaient une medisance a leur egard venant d'un homme qui avait
+semble mettre son coeur dans ses paroles. Ces medisances etaient assez
+frequentes chez lui. Mais cela ne l'empechait pas d'avoir des
+sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir a se montrer
+serviable pour eux. "Cela ne m'etonne du reste pas qu'il vous apprecie,
+me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends tres bien,
+ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion a un projet de
+mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas deja beaucoup
+comme vieille maitresse, lui paraisse inutile comme nouvelle epouse.
+D'autant plus que je crois que, meme maitresse, elle ne l'est plus
+depuis longtemps, elle est plus confite en devotion. Booz-Norpois peut
+dire comme dans les vers de Victor Hugo: "Voila longtemps que celle avec
+qui j'ai dormi, o Seigneur, a quitte ma couche pour la votre!" Vraiment,
+ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont tape toute
+leur vie contre l'Academie et qui, sur le tard, fondent leur petite
+academie a eux; ou bien les defroques qui se refabriquent une religion
+personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller.
+Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air reveur, c'est peut-etre en
+prevision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on
+ne peut pas porter."
+
+--Ah! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre
+cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le general de Saint-Joseph.
+
+--Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, tres
+attache aux questions de naissance et d'etiquette, dit la princesse de
+Parme. J'ai ete passer deux jours chez lui a la campagne pendant que
+malheureusement la princesse etait malade. J'etais accompagnee de Petite
+(c'etait un surnom qu'on donnait a Mme d'Hunolstein parce qu'elle etait
+enorme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a offert le
+bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montes au
+premier jusqu'a l'entree des salons et alors la, en s'ecartant pour me
+laisser passer, il a dit: "Ah! bonjour, madame d'Hunolstein" (il ne
+l'appelle jamais que comme cela, depuis sa separation), en feignant
+d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas a
+venir la saluer en bas.
+
+--Cela ne m'etonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous dire, dit le
+duc qui se croyait extremement moderne, contempteur plus que quiconque
+de la naissance, et meme republicain, que je n'ai pas beaucoup d'idees
+communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons
+a peu pres sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois
+dire que si ma tante epousait Norpois, pour une fois je serais de l'avis
+de Gilbert. Etre la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage,
+ce serait, comme on dit, a faire rire les poules, que voulez-vous que je
+vous dise? Ces derniers mots, que le duc prononcait generalement au
+milieu d'une phrase, etaient la tout a fait inutiles. Mais il avait un
+besoin perpetuel de les dire, qui les lui faisait rejeter a la fin d'une
+periode s'ils n'avaient pas trouve de place ailleurs. C'etait pour lui,
+entre autre choses, comme une question de metrique. "Notez, ajouta-t-il,
+que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne
+souche."
+
+--Ecoutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert pour
+parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la "bonte" d'une
+naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme
+pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son anciennete. Mais
+moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait a ne
+pas dementir en causant l'esprit des Guermantes et meprisait le rang
+dans ses paroles quitte a l'honorer par ses actions. "Mais est-ce que
+vous n'etes meme pas un peu cousins? demanda le general de Saint-Joseph.
+Il me semble que Norpois avait epouse une La Rochefoucauld."
+
+--Pas du tout de cette maniere-la, elle etait de la branche des ducs de
+La Rochefoucauld, ma grand'mere est des ducs de Doudeauville. C'est la
+propre grand'mere d'Edouard Coco, l'homme le plus sage de la famille,
+repondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu
+superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas reunis depuis Louis
+XIV; ce serait un peu eloigne.
+
+--Tiens, c'est interessant, je ne le savais pas, dit le general.
+
+--D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mere etait, je crois, la soeur
+du duc de Montmorency et avait epouse d'abord un La Tour d'Auvergne.
+Mais comme ces Montmorency sont a peine Montmorency, et que ces La Tour
+d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que
+cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus
+important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en
+ligne directe...
+
+Il y avait a Combray une rue de Saintrailles a laquelle je n'avais
+jamais repense. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie a la rue de
+l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en
+epousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comte de
+Combray, ses armes ecartelaient celles de Guermantes au bas d'un vitrail
+de Saint-Hilaire. Je revis des marches de gres noiratre pendant qu'une
+modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublie ou je
+l'entendais jadis, si different de celui ou il signifiait les hotes
+aimables chez qui je dinais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes
+etait pour moi un nom collectif, ce n'etait pas que dans l'histoire, par
+l'addition de toutes les femmes qui l'avaient porte, mais aussi au long
+de ma courte jeunesse qui avait deja vu, en cette seule duchesse de
+Guermantes, tant de femmes differentes se superposer, chacune
+disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les
+mots ne changent pas tant de signification pendant des siecles que pour
+nous les noms dans l'espace de quelques annees. Notre memoire et notre
+coeur ne sont pas assez grands pour pouvoir etre fideles. Nous n'avons
+pas assez de place, dans notre pensee actuelle, pour garder les morts a
+cote des vivants. Nous sommes obliges de construire sur ce qui a precede
+et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle
+que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile
+d'expliquer tout cela, et meme, un peu auparavant, j'avais implicitement
+menti en ne repondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit: "Vous ne
+connaissez pas notre patelin?" Peut-etre savait-il meme que je le
+connaissais, et ne fut-ce que par bonne education qu'il n'insista pas.
+
+Mme de Guermantes me tira de ma reverie. "Moi, je trouve tout cela
+assommant. Ecoutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez moi.
+J'espere que vous allez vite revenir diner pour une compensation, sans
+genealogies cette fois", me dit a mi-voix la duchesse incapable de
+comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et
+d'avoir l'humilite de ne me plaire que comme un herbier, plein de
+plantes demodees.
+
+Ce que Mme de Guermantes croyait decevoir mon attente etait, au
+contraire, ce qui, sur la fin--car le duc et le general ne cesserent
+plus de parler genealogies--sauvait ma soiree d'une deception complete.
+Comment n'en eusse-je pas eprouve une jusqu'ici? Chacun des convives du
+diner, affublant le nom mysterieux sous lequel je l'avais seulement
+connu et reve a distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou
+inferieurs a ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait
+donne l'impression de plate vulgarite que peut donner l'entree dans le
+port danois d'Elseneur a tout lecteur enfievre d'Hamlet. Sans doute ces
+regions geographiques et ce passe ancien, qui mettaient des futaies et
+des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure,
+forme leur visage, leur esprit et leurs prejuges, mais n'y subsistaient
+que comme la cause dans l'effet, c'est-a-dire peut-etre possibles a
+degager pour l'intelligence, mais nullement sensibles a l'imagination.
+
+Et ces prejuges d'autrefois rendirent tout a coup aux amis de M. et Mme
+de Guermantes leur poesie perdue. Certes, les notions possedees par les
+nobles et qui font d'eux les lettres, les etymologistes de la langue,
+non des mots mais des noms (et encore seulement relativement a la
+moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, a mediocrite egale, un
+devot sera plus capable de vous repondre sur la liturgie qu'un libre
+penseur, en revanche un archeologue anticlerical pourra souvent en
+remontrer a son cure sur tout ce qui concerne meme l'eglise de
+celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai,
+c'est-a-dire dans l'esprit, n'avaient meme pas pour ces grands seigneurs
+le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-etre
+mieux que moi que la duchesse de Guise etait princesse de Cleves,
+d'Orleans et de Porcien, etc., mais ils avaient connu, avant meme tous
+ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, des lors, ce nom leur
+refletait. J'avais commence par la fee, dut-elle bientot perir; eux par
+la femme.
+
+Dans les familles bourgeoises on voit parfois naitre des jalousies si la
+soeur cadette se marie avant l'ainee. Tel le monde aristocratique, des
+Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, reduisait sa grandeur
+nobiliaire a de simples superiorites domestiques, en vertu d'un
+enfantillage que j'avais connu d'abord (c'etait pour moi son seul
+charme) dans les livres. Tallemant des Reaux n'a-t-il pas l'air de
+parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une
+evidente satisfaction que M. de Guemene criait a son frere: "Tu peux
+entrer ici, ce n'est pas le Louvre!" et disait du chevalier de Rohan
+(parce qu'il etait fils naturel du duc de Clermont): "Lui, du moins, il
+est prince!" La seule chose qui me fit de la peine dans cette
+conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le
+charmant grand-duc heritier de Luxembourg trouvaient creance dans ce
+salon aussi bien qu'aupres des camarades de Saint-Loup. Decidement
+c'etait une epidemie, qui ne durerait peut-etre que deux ans, mais qui
+s'etendait a tous. On reprit les memes faux recits, on en ajouta
+d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-meme, en ayant
+l'air de defendre son neveu, fournissait des armes pour l'attaquer.
+"Vous avez tort de le defendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait
+Saint-Loup. Tenez, laissons meme l'opinion de nos parents, qui est
+unanime, parlez de lui a ses domestiques, qui sont au fond les gens qui
+nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donne son petit negre
+a son neveu. Le negre est revenu en pleurant: "Grand-duc battu moi, moi
+pas canaille, grand-duc mechant, c'est epatant." Et je peux en parler
+sciemment, c'est un cousin a Oriane." Je ne peux, du reste, pas dire
+combien de fois pendant cette soiree j'entendis les mots de cousin et
+cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque a chaque nom qu'on
+prononcait, s'ecriait: "Mais c'est un cousin d'Oriane!" avec la meme
+joie qu'un homme qui, perdu dans une foret, lit au bout de deux fleches,
+disposees en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d'un
+chiffre fort petit de kilometres: "Belvedere Casimir-Perier" et "Croix
+du Grand-Veneur", et comprend par la qu'il est dans le bon chemin.
+D'autre part, ces mots cousin et cousine etaient employes dans une
+intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de
+Turquie, laquelle etait venue apres le diner. Devoree d'ambition
+mondaine et douee d'une reelle intelligence assimilatrice, elle
+apprenait avec la meme facilite l'histoire de la retraite des Dix mille
+ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait ete impossible de
+la prendre en faute sur les plus recents travaux allemands, qu'ils
+traitassent d'economie politique, des vesanies, des diverses formes de
+l'onanisme, ou de la philosophie d'Epicure. C'etait du reste une femme
+dangereuse a ecouter, car, perpetuellement dans l'erreur, elle vous
+designait comme des femmes ultra-legeres d'irreprochables vertus, vous
+mettait en garde contre un monsieur anime des intentions les plus pures,
+et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non a
+cause de leur serieux, mais de leur invraisemblance.
+
+Elle etait, a cette epoque, peu recue. Elle frequentait quelques
+semaines des femmes tout a fait brillantes comme la duchesse de
+Guermantes, mais, en general, en etait restee, par force, pour les
+familles tres nobles, a des rameaux obscurs que les Guermantes ne
+frequentaient plus. Elle esperait avoir l'air tout a fait du monde en
+citant les plus grands noms de gens peu recus qui etaient ses amis.
+Aussitot M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui dinaient
+souvent chez lui, fremissait joyeusement de se retrouver en pays de
+connaissance et poussait un cri de ralliement: "Mais c'est un cousin
+d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mere
+etait Mlle d'Uzes." L'ambassadrice etait obligee d'avouer que son
+exemple etait tire d'animaux plus petits. Elle tachait de rattacher ses
+amis a ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: "Je
+sais tres bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-la, ce sont
+des cousins." Mais cette phrase de reflux jetee par la pauvre
+ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, desappointe: "Ah!
+alors, je ne vois pas qui vous voulez dire." L'ambassadrice ne
+repliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que "les cousins" de
+ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'etaient meme pas
+parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'etait un flux nouveau
+de "Mais c'est une cousine d'Oriane", mots qui semblaient avoir pour M.
+de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la meme utilite que
+certaines epithetes commodes aux poetes latins, parce qu'elles leur
+fournissaient pour leurs hexametres un dactyle ou un spondee. Du moins
+l'explosion de "Mais c'est une cousine d'Oriane" me parut-elle toute
+naturelle appliquee a la princesse de Guermantes, laquelle etait en
+effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
+l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: "Elle est stupide.
+Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une reputation usurpee. Du
+reste, ajouta-t-elle d'un air a la fois reflechi, repulsif et decide,
+elle m'est fortement antipathique." Mais souvent le cousinage s'etendait
+beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire "ma
+tante" a des personnes avec qui on ne lui eut pas trouve un ancetre
+commun sans remonter au moins jusqu'a Louis XV, tout aussi bien que,
+chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
+epousait quelque prince dont le trisaieul avait epouse, comme celui de
+Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Americaine
+etait de pouvoir, des une premiere visite a l'hotel de Guermantes, ou
+elle etait d'ailleurs plus ou moins mal recue et plus ou moins bien
+epluchee, dire "ma tante" a Mme de Guermantes, qui la laissait faire
+avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'etait la
+"naissance" pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les
+conversations qu'ils avaient a ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir
+poetique. Sans le connaitre eux-memes, ils me le procuraient comme
+eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
+marees, realites trop peu detachees d'eux-memes pour qu'ils puissent y
+gouter la beaute que personnellement je me chargeais d'en extraire.
+
+Parfois, plus que d'une race, c'etait d'un fait particulier, d'une date,
+que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
+la mere de M. de Breaute etait Choiseul et sa grand'mere Lucinge, je
+crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
+dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le coeur de Mme de
+Praslin et du duc de Berri; d'autres etaient plus voluptueuses, les fins
+et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
+
+Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient ete leurs ancetres, M. de
+Guermantes se trouvait posseder des souvenirs qui donnaient a sa
+conversation un bel air d'ancienne demeure depourvue de chefs-d'oeuvre
+veritables, mais pleine de tableaux authentiques, mediocres et
+majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
+demande pourquoi le prince X... avait dit, en parlant du duc d'Aumale,
+"mon oncle", M. de Guermantes repondit: "Parce que le frere de sa mere,
+le duc de Wurtemberg, avait epouse une fille de Louis-Philippe." Alors
+je contemplai toute une chasse, pareille a celles que peignaient
+Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment ou la princesse,
+aux fetes des noces de son frere le duc d'Orleans, apparaissait habillee
+d'une simple robe de jardin pour temoigner de sa mauvaise humeur d'avoir
+vu repousser ses ambassadeurs qui etaient alles demander pour elle la
+main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier ou elle vient d'accoucher
+d'un garcon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel
+je venais de diner), dans ce chateau de Fantaisie, un de ces lieux aussi
+aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au dela d'une
+generation, voient se rattacher a eux plus d'une personnalite
+historique. Dans celui-la notamment vivent cote a cote les souvenirs de
+la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
+soeur du duc d'Orleans) a qui on disait que le nom du chateau de son
+epoux plaisait, du roi de Baviere, et enfin du prince X..., dont il
+etait precisement l'adresse a laquelle il venait de demander au duc de
+Guermantes de lui ecrire, car il en avait herite et ne le louait que
+pendant les representations de Wagner, au prince de Polignac, autre
+"fantaisiste" delicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment
+il etait parent de Mme d'Arpajon, etait oblige, si loin et si
+simplement, de remonter, par la chaine et les mains unies de trois ou de
+cinq aieules, a Marie-Louise ou a Colbert, c'etait encore la meme chose
+dans tous ces cas: un grand evenement historique n'apparaissait au
+passage que masque, denature, restreint, dans le nom d'une propriete,
+dans les prenoms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
+petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amelie consideres non plus comme
+roi et reine de France, mais seulement dans la mesure ou, en tant que
+grands-parents, ils laisserent un heritage. (On voit, pour d'autres
+raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac ou les personnages
+les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la _Comedie
+humaine_, Napoleon tenir une place bien moindre que Rastignac et la
+tenir seulement parce qu'il a parle aux demoiselles de Cinq-Cygne.)
+Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, percee de rares
+fenetres, laissant entrer peu de jour, montrant le meme manque
+d'envolee, mais aussi la meme puissance massive et aveuglee que
+l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.
+
+Ainsi les espaces de ma memoire se couvraient peu a peu de noms qui, en
+s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
+entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces oeuvres
+d'art achevees ou il n'y a pas une seule touche qui soit isolee, ou
+chaque partie tour a tour recoit des autres sa raison d'etre comme elle
+leur impose la sienne.
+
+Le nom de M. de Luxembourg etant revenu sur le tapis, l'ambassadrice de
+Turquie raconta que le grand-pere de la jeune femme (celui qui avait
+cette immense fortune venue des farines et des pates) ayant invite M. de
+Luxembourg a dejeuner, celui-ci avait refuse en faisant mettre sur
+l'enveloppe: "M. de ***, meunier", a quoi le grand-pere avait repondu:
+"Je suis d'autant plus desole que vous n'ayez pas pu venir, mon cher
+ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimite, car nous etions dans
+l'intimite, nous etions en petit comite et il n'y aurait eu au repas que
+le meunier, son fils et vous." Cette histoire etait non seulement
+odieuse pour moi, qui savais l'impossibilite morale que mon cher M. de
+Nassau ecrivit au grand-pere de sa femme (duquel du reste il savait
+devoir heriter) en le qualifiant de "meunier"; mais encore la stupidite
+eclatait des les premiers mots, l'appellation de meunier etant trop
+evidemment placee pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais
+il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la
+malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'etait envoye et que le
+grand-pere, dont tout le monde declara aussitot de confiance que c'etait
+un homme remarquable, avait montre plus d'esprit que son petit-gendre.
+Le duc de Chatellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter
+celle que j'avais entendue au cafe: "Tout le monde se couchait", mais
+des les premiers mots et quand il eut dit la pretention de M. de
+Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levat, la duchesse
+l'arreta et protesta: "Non, il est bien ridicule, mais tout de meme pas
+a ce point." J'etais intimement persuade que toutes les histoires
+relatives a M. de Luxembourg etaient pareillement fausses et que,
+chaque fois que je me trouverais en presence d'un des acteurs ou des
+temoins, j'entendrais le meme dementi. Je me demandai cependant si celui
+de Mme de Guermantes etait du au souci de la verite ou a l'amour-propre.
+En tout cas, ce dernier ceda devant la malveillance, car elle ajouta en
+riant: "Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitee a
+gouter, desirant me faire connaitre la grande-duchesse de Luxembourg;
+c'est ainsi qu'il a le bon gout d'appeler sa femme en ecrivant a sa
+tante. Je lui ai repondu mes regrets et j'ai ajoute: "Quant a "la
+grande-duchesse de Luxembourg", entre guillemets, dis-lui que si elle
+vient me voir je suis chez moi apres 5 heures tous les jeudis." J'ai
+meme eu une seconde avanie. Etant a Luxembourg je lui ai telephone de
+venir me parler a l'appareil. Son Altesse allait dejeuner, venait de
+dejeuner, deux heures se passerent sans resultat et j'ai use alors d'un
+autre moyen: "Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler?"
+Pique au vif, il accourut a la minute meme." Tout le monde rit du recit
+de la duchesse et d'autres analogues, c'est-a-dire, j'en suis convaincu,
+de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin,
+tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai
+jamais rencontre. La suite montrera que c'etait moi qui avais raison. Je
+dois reconnaitre qu'au milieu de toutes ses "rosseries", Mme de
+Guermantes eut pourtant une phrase gentille. "Il n'a pas toujours ete
+comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'etre, comme dans les
+livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'etait pas bete, et meme,
+dans les premiers temps de ses fiancailles, il en parlait d'une facon
+assez sympathique comme d'un bonheur inespere: "C'est un vrai conte de
+fees, il faudra que je fasse mon entree au Luxembourg dans un carrosse
+de feerie", disait-il a son oncle d'Ornessan qui lui repondit, car, vous
+savez, c'est pas grand le Luxembourg: "Un carrosse de feerie, je crains
+que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutot la voiture aux
+chevres." Non seulement cela ne facha pas Nassau, mais il fut le premier
+a nous raconter le mot et a en rire."
+
+"Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mere est Montjeu. Il
+va bien mal, le pauvre Ornessan." Ce nom eut la vertu d'interrompre les
+fades mechancetes qui se seraient deroulees a l'infini. En effet M. de
+Guermantes expliqua que l'arriere-grand'mere de M. d'Ornessan etait la
+soeur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoleon de Lorraine, et par
+consequent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux
+genealogies, cependant que l'imbecile ambassadrice de Turquie me
+soufflait a l'oreille: "Vous avez l'air d'etre tres bien dans les
+papiers du duc de Guermantes, prenez garde", et comme je demandais
+l'explication: "Je veux dire, vous comprendrez a demi-mot, que c'est un
+homme a qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son
+fils." Or, si jamais homme au contraire aima passionnement et
+exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais
+l'erreur, la contre-verite naivement crue etaient pour l'ambassadrice
+comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. "Son frere
+Meme, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas),
+foncierement antipathique, a un vrai chagrin des moeurs du duc. De meme
+leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voila une sainte femme, le vrai
+type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu
+meme, mais la reserve. Elle dit encore: "Monsieur" a l'ambassadeur
+Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parentheses, a laisse
+un excellent souvenir en Turquie."
+
+Je ne repondis meme pas a l'ambassadrice afin d'entendre les
+genealogies. Elles n'etaient pas toutes importantes. Il arriva meme, au
+cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que m'apprit
+M. de Guermantes, etait une mesalliance, mais non sans charme, car,
+unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc
+de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle
+donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprevu d'une grace
+exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis
+XIV, un Norpois avait epouse la fille du duc de Mortemart, dont le titre
+illustre frappait, dans le lointain de cette epoque, le nom que je
+trouvais terne et pouvais croire recent de Norpois, y ciselait
+profondement la beaute d'une medaille. Et dans ces cas-la d'ailleurs, ce
+n'etait pas seulement le nom moins connu qui beneficiait du
+rapprochement: l'autre, devenu banal a force d'eclat, me frappait
+davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les
+portraits d'un eblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un
+portrait tout en noir. La mobilite nouvelle dont me semblaient doues
+tous ces noms, venant se placer a cote d'autres dont je les aurais crus
+si loin, ne tenait pas seulement a mon ignorance; ces chasses-croises
+qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectues moins
+aisement dans ces epoques ou un titre, etant toujours attache a une
+terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par
+exemple, dans la belle construction feodale qu'est le titre de duc de
+Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais decouvrir successivement,
+blottis comme dans la demeure hospitaliere d'un Bernard-l'ermite, un
+Guise, un prince de Savoie, un Orleans, un Luynes. Parfois plusieurs
+restaient en competition pour une meme coquille; pour la principaute
+d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour le
+duche de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique;
+tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de
+duc de Reggio. Quelquefois c'etait le contraire, la coquille etait
+depuis si longtemps inhabitee par les proprietaires morts depuis
+longtemps, que je ne m'etais jamais avise que tel nom de chateau eut pu
+etre, a une epoque en somme tres peu reculee, un nom de famille. Aussi,
+comme M. de Guermantes repondait a une question de M. de Beauserfeuil:
+"Non, ma cousine etait une royaliste enragee, c'etait la fille du
+marquis de Feterne, qui joua un certain role dans la guerre des
+Chouans", a voir ce nom de Feterne, qui depuis mon sejour a Balbec etait
+pour moi un nom de chateau, devenir ce que je n'avais jamais songe qu'il
+eut pu etre, un nom de famille, j'eus le meme etonnement que dans une
+feerie ou des tourelles et un perron s'animent et deviennent des
+personnes. Dans cette acception-la, on peut dire que l'histoire, meme
+simplement genealogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans
+la societe parisienne des hommes qui y jouerent un role aussi
+considerable, qui y furent plus recherches par leur elegance ou par leur
+esprit, et eux-memes d'une aussi haute naissance que le duc de
+Guermantes ou le duc de La Tremoille. Ils sont aujourd'hui tombes dans
+l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom,
+qu'on n'entend plus jamais, resonne comme un nom inconnu; tout au plus
+un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas a decouvrir le nom
+d'hommes, survit-il en quelque chateau, quelque village lointain. Un
+jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arretera dans
+le petit village de Charlus pour visiter son eglise, s'il n'est pas
+assez studieux ou se trouve trop presse pour en examiner les pierres
+tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait
+de pair avec les plus grands. Cette reflexion me rappela qu'il fallait
+partir et que, tandis que j'ecoutais M. de Guermantes parler
+genealogies, l'heure approchait ou j'avais rendez-vous avec son frere.
+Qui sait, continuais-je a penser, si un jour Guermantes lui-meme
+paraitra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archeologues arretes
+par hasard a Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais
+auront la patience d'ecouter les discours du successeur de Theodore ou
+de lire le guide du cure. Mais tant qu'un grand nom n'est pas eteint, il
+maintient en pleine lumiere ceux qui le porterent; et c'est sans doute,
+pour une part, l'interet qu'offrait a mes yeux l'illustration de ces
+familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant
+degre par degre jusque bien au dela du XIVe siecle, retrouver des
+Memoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus,
+du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passe ou une
+nuit impenetrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et
+ou nous distinguons, sous la projection lumineuse et retrospective d'un
+nom, l'origine et la persistance de certaines caracteristiques
+nerveuses, de certains vices, des desordres de tels ou tels Guermantes.
+Presque pathologiquement pareils a ceux d'aujourd'hui, ils excitent de
+siecle en siecle l'interet alarme de leurs correspondants, qu'ils soient
+anterieurs a la princesse Palatine et a Mme de Motteville, ou
+posterieurs au prince de Ligne.
+
+D'ailleurs, ma curiosite historique etait faible en comparaison du
+plaisir esthetique. Les noms cites avaient pour effet de desincarner les
+invites de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince
+d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence
+ou d'intelligence communes avait change en hommes quelconques, si bien
+qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au
+seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchante des
+noms. Le prince d'Agrigente lui-meme, des que j'eus entendu que sa mere
+etait Damas, petite-fille du duc de Modene, fut delivre, comme d'un
+compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empechaient
+de le reconnaitre, et alla former avec Damas et Modene, qui eux
+n'etaient que des titres, une combinaison infiniment plus seduisante.
+Chaque nom deplace par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui
+avais soupconne aucune affinite, quittait la place immuable qu'il
+occupait dans mon cerveau, ou l'habitude l'avait terni, et, allant
+rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux
+des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom
+meme de Guermantes recevait de tous les beaux noms eteints et d'autant
+plus ardemment rallumes, auxquels j'apprenais seulement qu'il etait
+attache, une determination nouvelle, purement poetique. Tout au plus, a
+l'extremite de chaque renflement de la tige altiere, pouvais-je la voir
+s'epanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme
+le pere d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces,
+differentes en cela de celles des convives, n'etaient empatees pour moi
+d'aucun residu d'experience materielle et de mediocrite mondaine, elles
+restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogenes a
+ces noms, qui, a intervalles reguliers, chacun d'une couleur differente,
+se detachaient de l'arbre genealogique de Guermantes, et ne troublaient
+d'aucune matiere etrangere et opaque les bourgeons translucides,
+alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jesse
+les ancetres de Jesus, fleurissaient de l'un et l'autre cote de l'arbre
+de verre.
+
+A plusieurs reprises deja j'avais voulu me retirer et, plus que pour
+toute autre raison, a cause de l'insignifiance que ma presence imposait
+a cette reunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps
+imaginees si belles, et qui sans doute l'eut ete si elle n'avait pas eu
+de temoin genant. Du moins mon depart allait permettre aux invites, une
+fois que le profane ne serait plus la, de se constituer enfin en comite
+secret. Ils allaient pouvoir celebrer les mysteres pour la celebration
+desquels ils s'etaient reunis, car ce n'etait pas evidemment pour
+parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la meme facon
+que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans
+doute parce que j'etais la, et j'avais des remords, en voyant toutes ces
+jolies femmes separees, de les empecher, par ma presence, de mener, dans
+le plus precieux de ses salons, la vie mysterieuse du faubourg
+Saint-Germain. Mais ce depart que je voulais a tout instant effectuer,
+M. et Mme de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice jusqu'a le
+reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames
+qui etaient venues, empressees, ravies, parees, constellees de
+pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'a une fete qui ne
+differait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que
+dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent a Balbec dans une ville
+qui differe de ce que nos yeux ont coutume de voir--plusieurs de ces
+dames se retirerent, non pas decues, comme elles auraient du l'etre,
+mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la delicieuse soiree
+qu'elles avaient passee, comme si, les autres jours, ceux ou je n'etais
+pas la, il ne se passait pas autre chose.
+
+Etait-ce vraiment a cause de diners tels que celui-ci que toutes ces
+personnes faisaient toilette et refusaient de laisser penetrer des
+bourgeoises dans leurs salons si fermes, pour des diners tels que
+celui-ci? pareils si j'avais ete absent? J'en eus un instant le soupcon,
+mais il etait trop absurde. Le simple bon sens me permettait de
+l'ecarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il reste du nom
+de Guermantes, deja si degrade depuis Combray?
+
+Au reste ces filles fleurs etaient, a un degre etrange, faciles a etre
+contentees par une autre personne, ou desireuses de la contenter, car
+plus d'une, a laquelle je n'avais tenu pendant toute la soiree que deux
+ou trois propos dont la stupidite m'avait fait rougir, tint, avant de
+quitter le salon, a venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux
+caressants, tout en redressant la guirlande d'orchidees qui contournait
+sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu a me connaitre, et me
+parler--allusion voilee a une invitation a diner--de son desir
+"d'arranger quelque chose", apres qu'elle aurait "pris jour" avec Mme de
+Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de
+Parme. La presence de celle-ci--on ne doit pas s'en aller avant une
+Altesse--etait une des deux raisons, non devinees par moi, pour
+lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance a ce que je restasse.
+Des que Mme de Parme fut levee, ce fut comme une delivrance. Toutes les
+dames ayant fait une genuflexion devant la princesse, qui les releva,
+recurent d'elle dans un baiser, et comme une benediction qu'elles
+eussent demandee a genou, la permission de demander son manteau et ses
+gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une recitation criee
+de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait
+defendu a Mme de Guermantes de descendre l'accompagner jusqu'au
+vestibule de peur qu'elle ne prit froid, et le duc avait ajoute:
+"Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a
+dit le docteur."
+
+"Je crois que la princesse de Parme a ete _tres contente_ de diner avec
+vous." Je connaissais la formule. Le duc avait traverse tout le salon
+pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et penetre, comme
+s'il me remettait un diplome ou m'offrait des petits fours. Et je sentis
+au plaisir qu'il paraissait eprouver a ce moment-la, et qui donnait une
+expression momentanement si douce a son visage, que le genre de soins
+que cela representait pour lui etait de ceux dont il s'acquitterait
+jusqu'a la fin extreme de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et
+aisees que, meme gateux, on conserve encore.
+
+Au moment ou j'allais partir, la dame d'honneur de la princesse rentra
+dans le salon, ayant oublie d'emporter de merveilleux oeillets, venus de
+Guermantes, que la duchesse avait donnes a Mme de Parme. La dame
+d'honneur etait assez rouge, on sentait qu'elle avait ete bousculee, car
+la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son
+impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci
+courait-elle vite en emportant les oeillets, mais, pour garder son air a
+l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: "La princesse trouve
+que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir
+les oeillets tout de meme. Dame! je ne suis pas un petit oiseau, je ne
+peux pas etre a plusieurs endroits a la fois."
+
+Helas! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n'etait pas la
+seule. Je ne pus pas partir immediatement, car il y en avait une autre:
+c'etait que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les
+Guermantes, opulents ou a demi ruines, excellaient a faire jouir leurs
+amis, n'etait pas qu'un luxe materiel et comme je l'avais experimente
+souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles
+charmantes, d'actions gentilles, toute une elegance verbale, alimentee
+par une veritable richesse interieure. Mais comme celle-ci, dans
+l'oisivete mondaine, reste sans emploi, elle s'epanchait parfois,
+cherchait un derivatif en une sorte d'effusion fugitive, d'autant plus
+anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire
+croire a de l'affection. Elle l'eprouvait d'ailleurs au moment ou elle
+la laissait deborder, car elle trouvait alors, dans la societe de l'ami
+ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement
+sensuelle, analogue a celle que la musique donne a certaines personnes;
+il lui arrivait de detacher une fleur de son corsage, un medaillon et de
+les donner a quelqu'un avec qui elle eut souhaite de faire durer la
+soiree, tout en sentant avec melancolie qu'un tel prolongement n'aurait
+pu mener a autre chose qu'a de vaines causeries ou rien n'aurait passe
+du plaisir nerveux de l'emotion passagere, semblables aux premieres
+chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude et
+de tristesse. Quant a l'ami, il ne fallait pas qu'il fut trop dupe des
+promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il eut jamais entendue, proferees
+par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la
+douceur d'un moment, font de lui, avec une delicatesse, une noblesse
+ignorees des creatures normales, un chef-d'oeuvre attendrissant de grace
+et de bonte, et n'ont plus rien a donner d'elles-memes apres qu'un autre
+moment est venu. Leur affection ne survit pas a l'exaltation qui la
+dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amenees alors a deviner
+toutes les choses que vous desiriez entendre et a vous les dire, leur
+permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos
+ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles
+seront en train de gouter un de ces "moments musicaux" qui sont si
+brefs.
+
+Dans le vestibule ou je demandai a un valet de pied mes snow-boots, que
+j'avais pris par precaution contre la neige, dont il etait tombe
+quelques flocons vite changes en boue, ne me rendant pas compte que
+c'etait peu elegant, j'eprouvai, du sourire dedaigneux de tous, une
+honte qui atteignit son plus haut degre quand je vis que Mme de Parme
+n'etait pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs americains. La
+princesse revint vers moi. "Oh! quelle bonne idee, s'ecria-t-elle,
+comme c'est pratique! voila un homme intelligent. Madame, il faudra que
+nous achetions cela", dit-elle a sa dame d'honneur, tandis que l'ironie
+des valets se changeait en respect et que les invites s'empressaient
+autour de moi pour s'enquerir ou j'avais pu trouver ces merveilles.
+"Grace a cela, vous n'aurez rien a craindre, meme s'il reneige et si
+vous allez loin; il n'y a plus de saison", me dit la princesse.
+
+--Oh! a ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer,
+interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.
+
+--Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse de
+Parme, que seule reussissait a agacer la betise de sa dame d'honneur.
+
+--Je peux l'affirmer a Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger,
+c'est materiellement impossible.
+
+--Mais pourquoi?
+
+--Il ne peut plus neiger, on a fait le necessaire pour cela: on a jete
+du sel! La naive dame ne s'apercut pas de la colere de la princesse et
+de la gaiete des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit
+avec un sourire amene, sans tenir compte de mes denegations au sujet de
+l'amiral Jurien de la Graviere: "D'ailleurs qu'importe? Monsieur doit
+avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir."
+
+Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en
+prenant mon pardessus: "Je vais vous aider a entrer votre pelure." Il ne
+souriait meme plus en employant cette expression, car celles qui sont le
+plus vulgaires etaient, par cela meme, a cause de l'affectation de
+simplicite des Guermantes, devenues aristocratiques.
+
+Une exaltation n'aboutissant qu'a la melancolie, parce qu'elle etait
+artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de
+Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans
+la voiture qui allait me conduire a l'hotel de M. de Charlus. Nous
+pouvons a notre choix nous livrer a l'une ou l'autre de deux forces,
+l'une s'eleve de nous-meme, emane de nos impressions profondes; l'autre
+nous vient du dehors. La premiere porte naturellement avec elle une
+joie, celle que degage la vie des createurs. L'autre courant, celui qui
+essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitees des
+personnes exterieures, n'est pas accompagne de plaisir; mais nous
+pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice
+qu'elle tourne vite a l'ennui, a la tristesse, d'ou le visage morne de
+tant de mondains, et chez eux tant d'etats nerveux qui peuvent aller
+jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus,
+j'etais en proie a cette seconde sorte d'exaltation, bien differente de
+celle qui nous est donnee par une impression personnelle, comme celle
+que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois a Combray, dans la
+carriole du Dr Percepied, d'ou j'avais vu se peindre sur le couchant les
+clochers de Martinville; un jour, a Balbec, dans la caleche de Mme de
+Villeparisis, en cherchant a demeler la reminiscence que m'offrait une
+allee d'arbres. Mais dans cette troisieme voiture, ce que j'avais devant
+les yeux de l'esprit, c'etaient ces conversations qui m'avaient paru si
+ennuyeuses au diner de Mme de Guermantes, par exemple les recits du
+prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le general Botha et l'armee
+anglaise. Je venais de les glisser dans le stereoscope interieur a
+travers lequel, des que nous ne sommes plus nous-meme, des que, doues
+d'une ame mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des
+autres, nous donnons du relief a ce qu'ils ont dit, a ce qu'ils ont
+fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garcon
+de cafe qui l'a servi, je m'emerveillais de mon bonheur, non ressenti
+par moi, il est vrai, au moment meme, d'avoir dine avec quelqu'un qui
+connaissait si bien Guillaume II et avait raconte sur lui des anecdotes,
+ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du
+prince, l'histoire du general Botha, je riais tout haut, comme si ce
+rire, pareil a certains applaudissements qui augmentent l'admiration
+interieure, etait necessaire a ce recit pour en corroborer le comique.
+Derriere les verres grossissants, meme ceux des jugements de Mme de
+Guermantes qui m'avaient paru betes (par exemple, sur Frans Hals qu'il
+aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur
+extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle
+n'etait pas absolument insensee. De meme que nous pouvons un beau jour
+etre heureux de connaitre la personne que nous dedaignions le plus,
+parce qu'elle se trouve etre liee avec une jeune fille que nous aimons,
+a qui elle peut nous presenter, et nous offre ainsi de l'utilite et de
+l'agrement, choses dont nous l'aurions crue a jamais denuee, il n'y a
+pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse etre certain
+qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de
+Guermantes sur les tableaux qui seraient interessants a voir, meme d'un
+tramway, etait faux, mais contenait une part de verite qui me fut
+precieuse dans la suite.
+
+De meme les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cites etaient, il faut
+l'avouer, d'une epoque anterieure a celle ou il est devenu plus qu'un
+homme nouveau, ou il a fait apparaitre dans l'evolution une espece
+litteraire encore inconnue, douee d'organes plus complexes. Dans ces
+premiers poemes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter,
+comme la nature, de donner a penser. Des "pensees", il en exprimait
+alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens ou le duc
+prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invites
+de ses grandes fetes, a Guermantes, fissent, sur l'album du chateau,
+suivre leur signature d'une reflexion philosophico-poetique, il
+avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: "Votre nom, mon cher,
+mais pas de pensee!" Or, c'etaient ces "pensees" de Victor Hugo (presque
+aussi absentes de _la Legende des Siecles_ que les "airs", les
+"melodies" dans la deuxieme maniere wagnerienne) que Mme de Guermantes
+aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument a tort. Elles etaient
+touchantes, et deja autour d'elles, sans que la forme eut encore la
+profondeur ou elle ne devait parvenir que plus tard, le deferlement des
+mots nombreux et des rimes richement articulees les rendait
+inassimilables a ces vers qu'on peut decouvrir dans un Corneille, par
+exemple, et ou un romantisme intermittent, contenu, et qui nous emeut
+d'autant plus, n'a point pourtant penetre jusqu'aux sources physiques de
+la vie, modifie l'organisme inconscient et generalisable ou s'abrite
+l'idee. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
+derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'etait seulement d'une
+part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais
+justement, en citant ainsi un vers isole on decuple sa puissance
+attractive. Ceux qui etaient entres ou rentres dans ma memoire, au cours
+de ce diner, aimantaient a leur tour, appelaient a eux avec une telle
+force les pieces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'etre
+enclaves, que mes mains electrisees ne purent pas resister plus de
+quarante-huit heures a la force qui les conduisait vers le volume ou
+etaient relies les _Orientales_ et les _Chants du Crepuscule_. Je maudis
+le valet de pied de Francoise d'avoir fait don a son pays natal de mon
+exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un
+instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout a l'autre,
+et ne retrouvai la paix que quand j'apercus tout d'un coup, m'attendant
+dans la lumiere ou elle les avait baignes, les vers que m'avait cites
+Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la
+duchesse ressemblaient a ces connaissances qu'on puise dans une
+bibliotheque de chateau, surannee, incomplete, incapable de former une
+intelligence, depourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous
+offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
+belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
+dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance a une
+magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouve la
+preface de Balzac a _la Chartreuse_ ou des lettres inedites de Joubert,
+tentes de nous exagerer le prix de la vie que nous y avons menee et dont
+nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolite sterile.
+
+A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment repondre a
+ce qu'attendait mon imagination, et devait par consequent me frapper
+d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutot que
+par ce qu'il en avait de different, pourtant il se revela a moi peu a
+peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
+gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne
+de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles etaient
+habitees autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent
+ignore profondement. A supposer que l'aristocrate le plus modere par ses
+aspirations ait fini par rattraper l'epoque ou il vit, sa mere, ses
+oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son
+enfance, avec ce que pouvait etre une vie presque inconnue aujourd'hui.
+Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes
+n'eut pas fait remarquer, mais eut saisi immediatement tous les
+manquements faits aux usages. Elle etait choquee de voir a un
+enterrement des femmes melees aux hommes alors qu'il y a une ceremonie
+particuliere qui doit etre celebree pour les femmes. Quant au poele dont
+Bloch eut cru sans doute que l'usage etait reserve aux enterrements, a
+cause des cordons du poele dont on parle dans les comptes rendus
+d'obseques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps ou, encore
+enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que
+Saint-Loup avait vendu son precieux "Arbre genealogique", d'anciens
+portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
+Carriere et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, emus par
+un sentiment ou l'amour ardent de l'art jouait peut-etre un moindre role
+et qui les laissait eux-memes plus mediocres, avaient garde leurs
+merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
+seduisant pour un artiste. Un litterateur eut de meme ete enchante de
+leur conversation, qui eut ete pour lui--car l'affame n'a pas besoin
+d'un autre affame--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui
+chaque jour s'oublient davantage: des cravates a la Saint-Joseph, des
+enfants voues au bleu, etc., et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui
+se font les aimables et benevoles conservateurs du passe. Le plaisir que
+ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres ecrivains, un
+ecrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que
+les choses du passe ont un charme par elles-memes, de les transporter
+telles quelles dans son oeuvre, mort-nee dans ce cas, degageant un ennui
+dont il se console en se disant: "C'est joli parce que c'est vrai, cela
+se dit ainsi." Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez
+Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent francais. A
+cause de cela elles rendaient legitime, de la part de la duchesse, son
+hilarite devant les mots "vatique", "cosmique", "pythique",
+"sureminent", qu'employait Saint-Loup,--de meme que devant ses meubles
+de chez Bing.
+
+Malgre tout, bien differentes en cela de ce que j'avais pu ressentir
+devant des aubepines ou en goutant a une madeleine, les histoires que
+j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'etaient etrangeres. Entrees
+un instant en moi, qui n'en etais que physiquement possede, on aurait
+dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles etaient
+impatientes d'en sortir... Je m'agitais dans la voiture, comme une
+pythonisse. J'attendais un nouveau diner ou je pusse devenir moi meme
+une sorte de prince X..., de Mme de Guermantes, et les raconter. En
+attendant, elles faisaient trepider mes levres qui les balbutiaient et
+j'essayais en vain de ramener a moi mon esprit vertigineusement emporte
+par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fievreuse impatience de
+ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, ou
+d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
+que je sonnai a la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues
+avec moi-meme, ou je me repetais tout ce que j'allais lui narrer et ne
+pensais plus guere a ce qu'il pouvait avoir a me dire, que je passai
+tout le temps que je restai dans un salon ou un valet de pied me fit
+entrer, et que j'etais d'ailleurs trop agite pour regarder. J'avais un
+tel besoin que M. de Charlus ecoutat les recits que je brulais de lui
+faire, que je fus cruellement decu en pensant que le maitre de la maison
+dormait peut-etre et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
+ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
+vingt-cinq minutes que j'etais, qu'on m'avait peut-etre oublie, dans ce
+salon, dont, malgre cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire
+qu'il etait immense, verdatre, avec quelques portraits. Le besoin de
+parler n'empeche pas seulement d'ecouter, mais de voir, et dans ce cas
+l'absence de toute description du milieu exterieur est deja une
+description d'un etat interne. J'allais sortir du salon pour tacher
+d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
+chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment meme
+ou je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
+mosaique, un valet de chambre entra, l'air preoccupe: "Monsieur le baron
+a eu des rendez-vous jusqu'a maintenant, me dit-il. Il y a encore
+plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
+pour qu'il recoive monsieur, j'ai deja fait telephoner deux fois au
+secretaire."
+
+--Non, ne vous derangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron,
+mais il est deja bien tard, et, du moment qu'il est occupe ce soir, je
+reviendrai un autre jour.
+
+--Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'ecria le valet de chambre.
+M. le baron pourrait etre mecontent. Je vais de nouveau essayer. Je me
+rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
+Charlus et de leur devouement a leur maitre. On ne pouvait pas tout a
+fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait a plaire aussi
+bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
+moindres choses qu'il demandait une espece de faveur, que, le soir,
+quand, ses valets assembles autour de lui a distance respectueuse, apres
+les avoir parcourus du regard, il disait: "Coignet, le bougeoir!" ou:
+"Ducret, la chemise!", c'est en ronchonnant d'envie que les autres se
+retiraient, envieux de celui qui venait d'etre distingue par le maitre.
+Deux, meme, lesquels s'execraient, essayaient chacun de ravir la faveur
+a l'autre, en allant, sous le plus absurde pretexte, faire une
+commission au baron, s'il etait monte plus tot, dans l'espoir d'etre
+investi pour ce soir-la de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il
+adressait directement la parole a l'un d'eux pour quelque chose qui ne
+fut pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses
+cochers enrhume, il lui disait au bout de dix minutes: "Couvrez-vous",
+les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, a cause
+de la grace qui lui avait ete faite. J'attendis encore dix minutes et,
+apres m'avoir demande de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le
+baron fatigue avait du faire econduire plusieurs personnes des plus
+importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
+m'introduisit aupres de lui. Cette mise en scene autour de M. de Charlus
+me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicite
+de son frere Guermantes, mais deja la porte s'etait ouverte, je venais
+d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, etendu
+sur un canape. Je fus frappe au meme instant par la vue d'un chapeau
+haut de forme "huit reflets" sur une chaise avec une pelisse, comme si
+le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
+que M. de Charlus allait venir a moi. Sans faire un seul mouvement, il
+fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
+bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me repondit pas, ne me demanda
+pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
+on ferait a un medecin mal eleve, s'il etait necessaire que je restasse
+debout. Je le fis sans mechante intention, mais l'air de colere froide
+qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste,
+que chez lui, a la campagne, au chateau de Charlus, il avait l'habitude
+apres diner, tant il aimait a jouer au roi, de s'etaler dans un fauteuil
+au fumoir, en laissant ses invites debout autour de lui. Il demandait a
+l'un du feu, offrait a l'autre un cigare, puis au bout de quelques
+instants disait: "Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une
+chaise, mon cher, etc.", ayant tenu a prolonger leur station debout,
+seulement pour leur montrer que c'etait de lui que leur venait la
+permission de s'asseoir. "Mettez-vous dans le siege Louis XIV", me
+repondit-il d'un air imperieux et plutot pour me forcer a m'eloigner de
+lui que pour m'inviter a m'asseoir. Je pris un fauteuil qui n'etait pas
+loin. "Ah! voila ce que vous appelez un siege Louis XIV! je vois que
+vous etes instruit", s'ecria-t-il avec derision. J'etais tellement
+stupefait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je l'aurais
+du, ni pour changer de siege comme il le voulait. "Monsieur, me dit-il,
+en pesant tous les termes, dont il faisait preceder les plus
+impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai
+condescendu a vous accorder, a la priere d'une personne qui desire que
+je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne
+vous cacherai pas que j'avais espere mieux; je forcerais peut-etre un
+peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, meme avec qui ignore
+leur valeur, et par simple respect pour soi-meme, en vous disant que
+j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que
+"bienveillance", dans son sens le plus efficacement protecteur,
+n'excederait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de
+manifester. Je vous avais, des mon retour a Paris, fait savoir a Balbec
+meme que vous pouviez compter sur moi." Moi qui me rappelais sur quelle
+incartade M. de Charlus s'etait separe de moi a Balbec, j'esquissai un
+geste de denegation. "Comment! s'ecria-t-il avec colere, et en effet son
+visage convulse et blanc differait autant de son visage ordinaire que la
+mer quand, un matin de tempete, on apercoit, au lieu de la souriante
+surface habituelle, mille serpents d'ecume et de bave, vous pretendez
+que vous n'avez pas recu mon message--presque une declaration--d'avoir a
+vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme decoration autour du livre que
+je vous fis parvenir?"
+
+--De tres jolis entrelacs histories, lui dis-je.
+
+--Ah! repondit-il d'un air meprisant, les jeunes Francais connaissent
+peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois
+qui ne connaitrait pas la _Walkyrie_? Il faut d'ailleurs que vous ayez
+des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-la vous m'avez dit
+que vous aviez passe deux heures devant. Je vois que vous ne vous y
+connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les
+styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez meme pas sur
+quoi vous vous asseyez. Vous offrez a votre derriere une chauffeuse
+Directoire pour une bergere Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les
+genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que
+vous y ferez. Pareillement, vous n'avez meme pas reconnu dans la reliure
+du livre de Bergotte le linteau de _myosotis_ de l'eglise de Balbec. Y
+avait-il une maniere plus limpide de vous dire: "Ne m'oubliez pas!"
+
+Je regardais M. de Charlus. Certes sa tete magnifique, et qui repugnait,
+l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on eut dit Apollon
+vieilli; mais un jus olivatre, hepatique, semblait pret a sortir de sa
+bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne,
+par un vaste ecart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui
+resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques
+belles paroles qu'il colorat ses haines, on sentait que, meme s'il y
+avait tantot de l'orgueil offense, tantot un amour decu, ou une rancune,
+du sadisme, une taquinerie, une idee fixe, cet homme etait capable
+d'assassiner et de prouver a force de logique et de beau langage qu'il
+avait eu raison de le faire et n'en etait pas moins superieur de cent
+coudees a son frere, sa belle-soeur, etc., etc.
+
+--Comme dans les _Lances_ de Velasquez, continua-t-il, le vainqueur
+s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout etre
+noble, puisque j'etais tout et que vous n'etiez rien, c'est moi qui ai
+fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement repondu a ce que ce
+n'est pas a moi a appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laisse
+decourager. Notre religion preche la patience. Celle que j'ai eue envers
+vous me sera comptee, je l'espere, et de n'avoir fait que sourire de ce
+qui pourrait etre taxe d'impertinence, s'il etait a votre portee d'en
+avoir envers qui vous depasse de tant de coudees; mais enfin, monsieur,
+de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis a l'epreuve que
+le seul homme eminent de notre monde appelle avec esprit l'epreuve de la
+trop grande amabilite et qu'il declare a bon droit la plus terrible de
+toutes, la seule qui puisse separer le bon grain de l'ivraie. Je vous
+reprocherais a peine de l'avoir subie sans succes, car ceux qui en
+triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que je
+pretends tirer des dernieres paroles que nous echangerons sur terre,
+j'entends etre a l'abri de vos inventions calomniatrices." Je n'avais
+pas songe jusqu'ici que la colere de M. de Charlus put etre causee par
+un propos desobligeant qu'on lui eut repete; j'interrogeai ma memoire;
+je n'avais parle de lui a personne. Quelque mechant l'avait fabrique de
+toutes pieces. Je protestai a M. de Charlus que je n'avais absolument
+rien dit de lui. "Je ne pense pas que j'aie pu vous facher en disant a
+Mme de Guermantes que j'etais lie avec vous." Il sourit avec dedain, fit
+monter sa voix jusqu'aux plus extremes registres, et la, attaquant avec
+douceur la note la plus aigue et la plus insolente: "Oh! monsieur,
+dit-il en revenant avec une extreme lenteur a une intonation naturelle,
+et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
+descendante, je pense que vous vous faites tort a vous-meme en vous
+accusant d'avoir dit que nous etions "lies". Je n'attends pas une tres
+grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
+meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
+pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
+et qui faisaient flotter sur ses levres jusqu'a un charmant sourire, je
+ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous etions _lies_! Quant a
+vous etre vante de m'avoir ete _presente_, d'avoir _cause avec moi_, de
+me _connaitre_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de
+pouvoir etre un jour mon _protege_, je trouve au contraire fort naturel
+et intelligent que vous l'ayez fait. L'extreme difference d'age qu'il y
+a entre nous me permet de reconnaitre, sans ridicule, que cette
+_presentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_
+etaient pour vous, ce n'est pas a moi de dire un honneur, mais enfin a
+tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point
+de l'avoir divulgue, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai
+meme, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colere
+hautaine a une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais
+qu'il allait se mettre a pleurer, que, quand vous avez laisse sans
+reponse la proposition que je vous ai faite a Paris, cela m'a paru
+tellement inoui de votre part a vous, qui m'aviez semble bien eleve et
+d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un
+petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naivete de croire a
+toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
+erreurs d'adresses. Je reconnais que c'etait de ma part une grande
+naivete, mais saint Bonaventure preferait croire qu'un boeuf put voler
+plutot que son frere mentir. Enfin tout cela est termine, la chose ne
+vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
+vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
+fut-ce que par consideration pour mon age, m'ecrire. J'avais concu pour
+vous des choses infiniment seduisantes que je m'etais bien garde de vous
+dire. Vous avez prefere refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais,
+comme je vous le dis, on peut toujours _ecrire_. Moi a votre place, et
+meme dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux a cause de cela la
+mienne que la votre, je dis a cause de cela, parce que je crois que
+toutes les places sont egales, et j'ai plus de sympathie pour un
+intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
+prefere ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout
+entiere qui commence a etre assez longue, je sais que je ne l'ai jamais
+fait. (Sa tete etait tournee dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses
+yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait a le croire.) Je
+vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
+effet de vous en faire faire deux cents en arriere. Maintenant c'est a
+moi de m'eloigner et nous ne nous connaitrons plus. Je ne retiendrai pas
+votre nom, mais votre cas, afin que, les jours ou je serais tente de
+croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement
+l'intelligence de ne pas laisser echapper une chance sans seconde, je
+me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
+vous me connaissiez quand c'etait vrai--car maintenant cela va cesser de
+l'etre--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
+hommage, c'est-a-dire pour agreable. Malheureusement, ailleurs et en
+d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort differents.
+
+--Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui put vous offenser.
+
+--Et qui vous dit que j'en suis offense? s'ecria-t-il avec fureur en se
+redressant violemment sur la chaise longue ou il etait reste jusque-la
+immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blemes serpents
+ecumeux de sa face, sa voix devenait tour a tour aigue et grave comme
+une tempete assourdissante et dechainee. (La force avec laquelle il
+parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
+etait centuplee, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'etre joue au
+piano, il l'est a l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_.
+M. de Charlus hurlait.) Pensez-vous qu'il soit a votre portee de
+m'offenser? Vous ne savez donc pas a qui vous parlez? Croyez-vous que la
+salive envenimee de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juches les
+uns sur les autres, arriverait a baver seulement jusqu'a mes augustes
+orteils? Depuis un moment, au desir de persuader M. de Charlus que je
+n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succede une rage
+folle, causee par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son
+immense orgueil. Peut-etre etaient-elles du reste l'effet, pour une
+partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
+sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de
+ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, a defaut du sentiment
+inconnu, meler a l'orgueil, si je m'etais souvenu des paroles de Mme de
+Guermantes, un peu de folie. Mais a ce moment-la l'idee de folie ne me
+vint meme pas a l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de
+l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment ou
+M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
+avec une majeste qu'accompagnaient une moue, un vomissement de degout a
+l'egard de ses obscurs blasphemateurs), cette fureur ne se contint
+plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
+reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus age
+que moi, et meme, a cause de leur dignite artistique, les porcelaines
+allemandes placees autour de lui, je me precipitai sur le chapeau haut
+de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le pietinai, je
+m'acharnai a le disloquer entierement, j'arrachai la coiffe, dechirai en
+deux la couronne, sans ecouter les vociferations de M. de Charlus qui
+continuaient et, traversant la piece pour m'en aller, j'ouvris la porte.
+Des deux cotes d'elle, a ma grande stupefaction, se tenaient deux valets
+de pied qui s'eloignerent lentement pour avoir l'air de s'etre trouves
+la seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms,
+l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel.) Je ne fus pas dupe un
+instant de cette explication que leur demarche nonchalante semblait me
+proposer. Elle etait invraisemblable; trois autres me le semblerent
+moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hotes, contre
+lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi?), il jugeait
+necessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attires par
+la curiosite, ils s'etaient mis aux ecoutes, ne pensant pas que je
+sortirais si vite; la troisieme, que toute la scene que m'avait faite M.
+de Charlus etant preparee et jouee, il leur avait lui-meme demande
+d'ecouter, par amour du spectacle joint peut-etre a un "nunc erudimini"
+dont chacun ferait son profit.
+
+Ma colere n'avait pas calme celle du baron, ma sortie de la chambre
+parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
+enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de "ses augustes
+orteils", il avait cru me faire le temoin de sa propre deification, il
+courut a toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la
+porte. "Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute;
+qui aime bien chatie bien, et si je vous ai bien chatie, c'est que je
+vous aime bien." Ma colere etait passee, je laissai passer le mot
+chatier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans
+aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau detruit qu'on
+remplaca par un autre.
+
+--Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnie, dis-je
+a M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
+
+--Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
+vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
+m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
+croyez-vous que je vais manquer a celui que j'ai promis?
+
+--Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
+cherchant une derniere fois dans ma tete (ou je ne trouvais personne) a
+qui j'avais pu parler de M. de Charlus.
+
+--Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret a mon indicateur, me
+dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au gout des propos abjects vous
+joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
+l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire
+quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
+
+--Monsieur, repondis-je en m'eloignant, vous m'insultez, je suis desarme
+puisque vous avez plusieurs fois mon age, la partie n'est pas egale;
+d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai jure que je
+n'avais rien dit.
+
+--Alors je mens! s'ecria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel
+bond qu'il se trouva debout a deux pas de moi.
+
+--On vous a trompe.
+
+Alors d'une voix douce, affectueuse, melancolique, comme dans ces
+symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et ou
+un gracieux scherzo aimable, idyllique, succede aux coups de foudre du
+premier morceau. "C'est tres possible, me dit-il. En principe, un propos
+repete est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profite des
+occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
+fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui creent la
+confiance, le preservatif unique et souverain contre une parole qui vous
+representait comme un traitre. En tout cas, vrai ou faux, le propos a
+fait son oeuvre. Je ne peux plus me degager de l'impression qu'il m'a
+produite. Je ne peux meme pas dire que qui aime bien chatie bien, car je
+vous ai bien chatie, mais je ne vous aime plus." Tout en disant ces
+mots, il m'avait force a me rasseoir et avait sonne. Un nouveau valet
+de pied entra. "Apportez a boire, et dites d'atteler le coupe." Je dis
+que je n'avais pas soif, qu'il etait bien tard et que d'ailleurs j'avais
+une voiture. "On l'a probablement payee et renvoyee, me dit-il, ne vous
+en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramene... Si vous
+craignez qu'il ne soit trop tard... j'aurais pu vous donner une chambre
+ici..." Je dis que ma mere serait inquiete. "Ah! oui, vrai ou faux, le
+propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prematuree avait fleuri
+trop tot; et comme ces pommiers dont vous parliez poetiquement a Balbec,
+elle n'a pu resister a une premiere gelee." Si la sympathie de M. de
+Charlus n'avait pas ete detruite, il n'aurait pourtant pas pu agir
+autrement, puisque, tout en me disant que nous etions brouilles, il me
+faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire
+reconduire. Il avait meme l'air de redouter l'instant de me quitter et
+de se retrouver seul, cette espece de crainte un peu anxieuse que sa
+belle-soeur et cousine Guermantes m'avait paru eprouver, il y avait une
+heure, quand elle avait voulu me forcer a rester encore un peu, avec une
+espece de meme gout passager pour moi, de meme effort pour faire
+prolonger une minute. "Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le don de
+faire refleurir ce qui a ete une fois detruit. Ma sympathie pour vous
+est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas
+indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un
+peu comme le Booz de Victor Hugo: "Je suis veuf, je suis seul, et sur
+moi le soir tombe."
+
+Je traversai avec lui le grand salon verdatre. Je lui dis, tout a fait
+au hasard, combien je le trouvais beau. "N'est-ce pas? me repondit-il.
+Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui
+est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont ete faites pour les
+sieges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles repetent
+le meme motif decoratif qu'eux. Il n'existait plus que deux demeures ou
+cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais
+naturellement, des que j'ai voulu venir habiter dans cette rue, il s'est
+trouve un vieil hotel Chimay que personne n'avait jamais vu puisqu'il
+n'est venu ici que pour _moi_. En somme, c'est bien. Ca pourrait
+peut-etre etre mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce pas, il y a
+de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi
+d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le savez
+aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah!
+C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit
+d'impertinence a l'endroit de mon incuriosite, soit de superiorite
+personnelle et de n'avoir pas demande ou on m'avait fait attendre.
+Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portes par Mme
+Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous
+interesse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-etre etes-vous
+atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce
+genre de beaute, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence a briller
+entre ces deux Rembrandt, en signe de notre reconciliation. Vous
+entendez: Beethoven se joint a lui." Et en effet on distinguait les
+premiers accords de la troisieme partie de la Symphonie pastorale,"la
+joie apres l'orage", executes non loin de nous, au premier etage sans
+doute, par des musiciens. Je demandai naivement par quel hasard on
+jouait cela et qui etaient les musiciens. "Eh bien! on ne sait pas. On
+ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce
+pas, me dit-il d'un ton legerement impertinent et qui pourtant rappelait
+un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme
+un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte a manquer de respect
+a Beethoven et a moi. Vous portez contre vous-meme jugement et
+condamnation", ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand le
+moment fut venu que je m'en allasse. "Vous m'excuserez de ne pas vous
+reconduire comme les bonnes facons m'obligeraient a le faire, me dit-il.
+Desireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq minutes
+de plus avec vous. Mais je suis fatigue et j'ai fort a faire."
+Cependant, remarquant que le temps etait beau: "Eh bien! si, je vais
+monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai regarder
+au Bois apres vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas vous
+raser, meme un soir ou vous dinez en ville vous gardez quelques poils,
+me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire
+magnetises, qui, apres avoir resiste un instant, remonterent jusqu'a mes
+oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agreable de
+regarder ce "clair de lune bleu" au Bois avec quelqu'un comme vous", me
+dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air
+triste: "Car vous etes gentil tout de meme, vous pourriez l'etre plus
+que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l'epaule.
+Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant."
+J'aurais du penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais qu'a me
+rappeler la rage avec laquelle il m'avait parle, il y avait a peine une
+demi-heure. Malgre cela j'avais l'impression qu'il etait, en ce moment,
+sincere, que son bon coeur l'emportait sur ce que je considerais comme un
+etat presque delirant de susceptibilite et d'orgueil. La voiture etait
+devant nous et il prolongeait encore la conversation. "Allons, dit-il
+brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons etre chez vous. Et je
+vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais a nos relations.
+C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le
+fassions comme en musique, sur un accord parfait." Malgre ces
+affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais
+jure que M. de Charlus, ennuye de s'etre oublie tout a l'heure et
+craignant de m'avoir fait de la peine, n'eut pas ete fache de me revoir
+encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment: "Allons
+bon! dit-il, voila que j'ai oublie le principal. En souvenir de madame
+votre grand-mere, j'avais fait relier pour vous une edition curieuse de
+Mme de Sevigne. Voila qui va empecher cette entrevue d'etre la derniere.
+Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour des
+affaires compliquees. Regardez combien de temps a dure le Congres de
+Vienne."
+
+--Mais je pourrais la faire chercher sans vous deranger, dis-je
+obligeamment.
+
+--Voulez-vous vous taire, petit sot, repondit-il avec colere, et ne pas
+avoir l'air grotesque de considerer comme peu de chose l'honneur d'etre
+probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-etre un valet
+de chambre qui vous remettra les volumes) recu par moi. Il se ressaisit:
+"Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le
+silence eternel de l'accord de dominante!" C'est pour ses propres nerfs
+qu'il semblait redouter son retour immediatement apres d'acres paroles
+de brouille. "Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois", me dit-il d'un
+ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, a ce qu'il me sembla, non
+pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait
+que son amour-propre n'essuyat un refus. "Eh bien voila, me dit-il en
+trainant encore, c'est le moment ou, comme dit Whistler, les bourgeois
+rentrent (peut-etre voulait-il me prendre par l'amour-propre) et ou il
+convient de commencer a regarder. Mais vous ne savez meme pas qui est
+Whistler." Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse
+d'Iena etait une personne intelligente. M. de Charlus m'arreta, et
+prenant le ton le plus meprisant que je lui connusse: "Ah! monsieur,
+vous faites allusion ici a un ordre de nomenclature ou je n'ai rien a
+voir. Il y a peut-etre une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue
+que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est
+etrange, a cependant resonne, il y a quelques jours, a mes oreilles. On
+me demandait si je condescendrais a ce que me fut presente le jeune duc
+de Guastalla. La demande m'etonna, car le duc de Guastalla n'a nul
+besoin de se faire presenter a moi, pour la raison qu'il est mon cousin
+et me connait de tout temps; c'est le fils de la princesse de Parme, et
+en jeune parent bien eleve, il ne manque jamais de venir me rendre ses
+devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas
+de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous interesse. Comme
+il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai suppose qu'il s'agissait
+d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iena et qui avait pris
+pittoresquement le titre de princesse d'Iena, comme on dit la Panthere
+des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une
+personne riche dont j'avais admire a une exposition des meubles fort
+beaux et qui ont sur le nom du proprietaire la superiorite de ne pas
+etre faux. Quant au pretendu duc de Guastalla, ce devait etre l'agent de
+change de mon secretaire, l'argent procure tant de choses. Mais non;
+c'est l'Empereur, parait-il, qui s'est amuse a donner a ces gens un
+titre precisement indisponible. C'est peut-etre une preuve de puissance,
+ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort
+mauvais tour qu'il a joue ainsi a ces usurpateurs malgre eux. Mais enfin
+je ne puis vous donner d'eclaircissements sur tout cela, ma competence
+s'arrete au faubourg Saint-Germain ou, entre tous les Courvoisier et
+Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez a decouvrir un introducteur,
+de vieilles gales tirees tout expres de Balzac et qui vous amuseront.
+Naturellement tout cela n'a rien a voir avec le prestige de la princesse
+de Guermantes, mais, sans moi et mon Sesame, la demeure de celle-ci est
+inaccessible."
+
+--C'est vraiment tres beau, monsieur, a l'hotel de la princesse de
+Guermantes.
+
+--Oh! ce n'est pas tres beau. C'est ce qu'il y a de plus beau; apres la
+princesse toutefois.
+
+--La princesse de Guermantes est superieure a la duchesse de Guermantes?
+
+--Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est a remarquer que, des que les gens
+du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou detronent, au gre
+de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation
+paraissait la plus solide et la mieux fixee.)
+
+La duchesse de Guermantes (peut-etre en ne l'appelant pas Oriane
+voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est delicieuse,
+tres superieure a ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est
+incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les
+personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'etait la princesse de
+Metternich, mais la Metternich croyait avoir lance Wagner parce qu'elle
+connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutot sa
+mere, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de
+l'incroyable beaute de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther!
+
+--On ne peut pas les visiter?
+
+--Mais non, il faudrait etre invite, mais on n'invite jamais _personne_
+a moins que j'intervienne. Mais aussitot, retirant, apres l'avoir jete,
+l'appat de cette offre, il me tendit la main, car nous etions arrives
+chez moi. "Mon role est termine, monsieur; j'y ajoute simplement ces
+quelques paroles. Un autre vous offrira peut-etre un jour sa sympathie
+comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le
+negligez pas. Une sympathie est toujours precieuse. Ce qu'on ne peut pas
+faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut
+demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-meme, on le peut a
+plusieurs et sans avoir besoin d'etre treize comme dans le roman de
+Balzac, ni quatre comme dans _les Trois Mousquetaires_. Adieu."
+
+Il devait etre fatigue et avoir renonce a l'idee d'aller voir le clair
+de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitot il fit
+un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais deja
+transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner a
+ma porte, sans avoir plus pense que j'avais affaire a M. de Charlus,
+relativement a l'empereur d'Allemagne, au general Botha, des recits tout
+a l'heure si obsedants, mais que son accueil inattendu et foudroyant
+avait fait s'envoler bien loin de moi.
+
+En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied
+de Francoise avait ecrite a un de ses amis et qu'il y avait oubliee.
+Depuis que ma mere etait absente, il ne reculait devant aucun sans-gene;
+je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
+largement etalee et qui, c'etait ma seule excuse, avait l'air de
+s'offrir a moi.
+
+"Cher ami et cousin,
+
+"J'espere que la sante va toujours bien et qu'il en est de meme pour
+toute la petite famille particulierement pour mon jeune filleul Joseph
+dont je n'ai pas encore le plaisir de connaitre mais dont je prefere a
+vous tous comme etant mon filleul, ces reliques du coeur ont aussi leur
+poussiere, sur leurs restes sacres ne portons pas les mains. D'ailleurs
+cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chere femme ma
+cousine Marie, vous ne serez pas precipites tous deux jusqu'au fond de
+la mer, comme le matelot attache en haut du grand mat, car cette vie
+n'est qu'une vallee obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale
+occupation, de ton etonnement j'en suis certain, est maintenant la
+poesie que j'aime avec delices, car il faut bien passe le temps. Aussi
+cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore repondu a ta
+derniere lettre, a defaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le
+sais, la mere de Madame a trepasse dans des souffrances inexprimables
+qui l'ont assez fatiguee car elle a vu jusqu'a trois medecins. Le jour
+de ses obseques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur
+etaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de
+deux heures pour aller au cimetiere, ce qui vous fera tous ouvrir de
+grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant
+pour la mere Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je
+m'amuse enormement a la motocyclette dont j'ai appris dernierement. Que
+diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi a toute vitesse aux
+Ecorces. Mais la-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que
+l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je frequente la duchesse de
+Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu meme le nom dans nos
+ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de
+Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chenedolle, d'Alfred de
+Musset, car je voudrais guerir le pays qui ma donner le jour de
+l'ignorance qui mene fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien a
+te dire et tanvoye comme le pelican lasse d'un long voyage mes bonnes
+salutations ainsi qu'a ta femme a mon filleul et a ta soeur Rose.
+Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a vecu que ce que vivent
+les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de
+Musset, tous ces grands genies qu'on a fait a cause de cela mourir sur
+les flammes du bucher comme Jeanne d'Arc. A bientot ta prochaine
+missive, recois mes baisers comme ceux d'un frere.
+
+"Perigot (Joseph)."
+
+Nous sommes attires par toute vie qui nous represente quelque chose
+d'inconnu, par une derniere illusion a detruire. Malgre cela les
+mysterieuses paroles, grace auxquelles M. de Charlus m'avait amene a
+imaginer la princesse de Guermantes comme un etre extraordinaire et
+different de ce que je connaissais, ne suffisent pas a expliquer la
+stupefaction ou je fus, bientot suivie de la crainte d'etre victime
+d'une mauvaise farce machinee par quelqu'un qui eut voulu me faire jeter
+a la porte d'une demeure ou j'irais sans etre invite, quand, environ
+deux mois apres mon diner chez la duchesse et tandis que celle-ci etait
+a Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti
+de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimes sur une carte: "La
+princesse de Guermantes, nee duchesse en Baviere, sera chez elle le
+***." Sans doute etre invite chez la princesse de Guermantes n'etait
+peut-etre pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile
+que diner chez la duchesse, et mes faibles connaissances heraldiques
+m'avaient appris que le titre de prince n'est pas superieur a celui de
+duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut
+pas etre d'une essence aussi heterogene a celle de ses congeneres que le
+pretendait M. de Charlus, et d'une essence si heterogene a celle d'une
+autre femme. Mais mon imagination, semblable a Elstir en train de rendre
+un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il
+pouvait par ailleurs posseder, me peignait non ce que je savais, mais ce
+qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-a-dire ce que lui montrait le
+nom. Or, meme quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de
+Guermantes precede du titre de princesse, comme une note ou une couleur
+ou une quantite, profondement modifiee des valeurs environnantes par le
+"signe" mathematique ou esthetique qui l'affecte, m'avait toujours
+evoque quelque chose de tout different. Avec ce titre on se trouve
+surtout dans les Memoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la
+Cour d'Angleterre, de la reine d'Ecosse, de la duchesse d'Aumale; et je
+me figurais l'hotel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins
+frequente par la duchesse de Longueville et par le grand Conde, desquels
+la presence rendait bien peu vraisemblable que j'y penetrasse jamais.
+
+Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donne un
+vigoureux coup de fouet a mon imagination et, faisant oublier a celle-ci
+combien la realite l'avait decue chez la duchesse de Guermantes (il en
+est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillee
+vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque
+temps sur la valeur et la variete imaginaires des gens du monde que
+parce qu'il s'y trompait lui-meme. Et cela peut-etre parce qu'il ne
+faisait rien, n'ecrivait pas, ne peignait pas, ne lisait meme rien d'une
+maniere serieuse et approfondie. Mais, superieur aux gens du monde de
+plusieurs degres, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la
+matiere de sa conversation, il n'etait pas pour cela compris par eux.
+Parlant en artiste, il pouvait tout au plus degager le charme fallacieux
+des gens du monde. Mais le degager pour les artistes seulement, a
+l'egard desquels il eut pu jouer le role du renne envers les Esquimaux;
+ce precieux animal arrache pour eux, sur des roches desertiques, des
+lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni decouvrir, ni utiliser, mais
+qui, une fois digeres par le renne, deviennent pour les habitants de
+l'extreme Nord un aliment assimilable.
+
+A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde
+etaient animes de beaucoup de vie par le melange de ses haines feroces
+et de ses devotes sympathies. Les haines dirigees surtout contre les
+jeunes gens, l'adoration excitee principalement par certaines femmes.
+
+Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes etait placee par M. de
+Charlus sur le trone le plus eleve, ses mysterieuses paroles sur
+"l'inaccessible palais d'Aladin" qu'habitait sa cousine ne suffisent pas
+a expliquer ma stupefaction.
+
+Malgre ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j'aurai a
+parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins
+qu'il y a quelque realite objective dans tous ces etres, et par
+consequent difference entre eux.
+
+Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanite que nous
+frequentons et qui ressemble si peu a nos reves est pourtant la meme
+que, dans les Memoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous
+avons vue decrite et que nous avons souhaite de connaitre. Le vieillard
+le plus insignifiant avec qui nous dinons est celui dont, dans un livre
+sur la guerre de 70, nous avons lu avec emotion la fiere lettre au
+prince Frederic-Charles. On s'ennuie a diner parce que l'imagination est
+absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
+livre. Mais c'est des memes personnes qu'il est question. Nous aimerions
+avoir connu Mme de Pompadour qui protegea si bien les arts, et nous nous
+serions autant ennuyes aupres d'elle qu'aupres des modernes Egeries,
+chez qui nous ne pouvons nous decider a retourner tant elles sont
+mediocres. Il n'en reste pas moins que ces differences subsistent. Les
+gens ne sont jamais tout a fait pareils les uns aux autres, leur maniere
+de se comporter a notre egard, on pourrait dire a amitie egale, trahit
+des differences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je
+connus Mme de Montmorency, elle aima a me dire des choses desagreables,
+mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
+efficacite tout ce qu'elle possedait de credit, sans rien menager.
+Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eut jamais voulu me
+faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me
+comblait de toutes les amabilites qui formaient le riche train de vie
+moral des Guermantes, mais, si je lui avais demande un rien en dehors de
+cela, n'eut pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces chateaux
+ou on a a sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais ou il
+est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prevu dans l'ordonnance
+des fetes. Laquelle etait pour moi la veritable amie, de Mme de
+Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prete a me servir,
+de Mme de Guermantes, souffrant du moindre deplaisir qu'on m'eut cause
+et incapable du moindre effort pour m'etre utile? D'autre part, on
+disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolites, et
+sa cousine, avec l'esprit le plus mediocre, de choses toujours
+interessantes. Les formes d'esprit sont si variees, si opposees, non
+seulement dans la litterature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que
+Baudelaire et Merimee qui ont le droit de se mepriser reciproquement.
+Ces particularites forment, chez toutes les personnes, un systeme de
+regards, de discours, d'actions, si coherent, si despotique, que quand
+nous sommes en leur presence il nous semble superieur au reste. Chez Mme
+de Guermantes, ses paroles, deduites comme un theoreme de son genre
+d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait du dire. Et j'etais,
+au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency etait
+stupide et avait l'esprit ouvert a toutes les choses qu'elle ne
+comprenait pas, ou quand, apprenant une mechancete d'elle, la duchesse
+me disait: "C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que
+j'appelle un monstre." Mais cette tyrannie de la realite qui est devant
+nous, cette evidence de la lumiere de la lampe qui fait palir l'aurore
+deja lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'etais
+loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame differente me disait, en se
+mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placee fort
+au-dessous de nous: "Oriane ne s'interesse au fond a rien, ni a
+personne", et meme (ce qui en presence de Mme de Guermantes eut semble
+impossible a croire tant elle-meme proclamait le contraire): "Oriane est
+snob." Aucune mathematique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon
+et Mme de Montpensier en quantites homogenes, il m'eut ete impossible de
+repondre si on me demandait laquelle me semblait superieure a l'autre.
+
+Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
+Guermantes, le plus habituellement cite etait un certain exclusivisme,
+du en partie a la naissance royale de la princesse, et surtout le
+rigorisme presque fossile des prejuges aristocratiques du prince,
+prejuges que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'etaient pas fait
+faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
+considerer comme plus invraisemblable encore que m'eut invite cet homme
+qui ne comptait que les altesses et les ducs et a chaque diner, faisait
+une scene parce qu'il n'avait pas eu a table la place a laquelle il
+aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grace a son extreme erudition
+en matiere d'histoire et de genealogie, il etait seul a connaitre. A
+cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et
+de la duchesse les differences qui les separaient de leurs cousins. "Le
+duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
+intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
+quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur
+cousin", etaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait
+maintenant fremir en regardant la carte d'invitation a laquelle ils
+donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir ete envoyee par un
+mystificateur.
+
+Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas ete a
+Cannes, j'aurais pu tacher de savoir par eux si l'invitation que j'avais
+recue etait veritable. Ce doute ou j'etais n'est pas meme du, comme je
+m'en etais un moment flatte, au sentiment qu'un homme du monde
+n'eprouverait pas et qu'en consequence un ecrivain, appartint-il en
+dehors de cela a la caste des gens du monde, devrait reproduire afin
+d'etre bien "objectif" et de peindre chaque classe differemment. J'ai,
+en effet, trouve dernierement, dans un charmant volume de Memoires, la
+notation d'incertitudes analogues a celles par lesquelles me faisait
+passer la carte d'invitation de la princesse. "Georges et moi (ou Hely
+et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour verifier), nous grillions
+si fort d'etre admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant recu
+d'elle une invitation, nous crumes prudent, chacun de notre cote, de
+nous assurer que nous n'etions pas les dupes de quelque poisson
+d'avril." Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui
+qui epousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui "de
+son cote" va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est,
+selon qu'il s'appelle Georges ou Hely, l'un ou l'autre des deux
+inseparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de
+Chalais.
+
+Le jour ou devait avoir lieu la soiree chez la princesse de Guermantes,
+j'appris que le duc et la duchesse etaient revenus a Paris depuis la
+veille. Le bal de la princesse ne les eut pas fait revenir, mais un de
+leurs cousins etait fort malade, et puis le duc tenait beaucoup a une
+redoute qui avait lieu cette nuit-la et ou lui-meme devait paraitre en
+Louis XI et sa femme en Isabeau de Baviere. Et je resolus d'aller la
+voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'etaient pas encore
+rentres; je guettai d'abord d'une petite piece, que je croyais un bon
+poste de vigie, l'arrivee de la voiture. En realite j'avais fort mal
+choisi mon observatoire, d'ou je distinguai a peine notre cour, mais
+j'en apercus plusieurs autres ce qui, sans utilite pour moi, me
+divertit un moment. Ce n'est pas a Venise seulement qu'on a de ces
+points de vue sur plusieurs maisons a la fois qui ont tente les
+peintres, mais a Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard.
+C'est a ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres
+de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminees evasees, auxquelles le
+soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est
+tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en
+nuances si variees, qu'on dirait, plante sur la ville, le jardin d'un
+amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extreme
+proximite des maisons aux fenetres opposees sur une meme cour y fait de
+chaque croisee le cadre ou une cuisiniere revasse en regardant a terre,
+ou plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une
+vieille a figure, a peine distincte dans l'ombre, de sorciere; ainsi
+chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par
+son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle
+place sous verre par la cloture des fenetres, une exposition de cent
+tableaux hollandais juxtaposes. Certes, de l'hotel de Guermantes on
+n'avait pas le meme genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de
+l'etrange point trigonometrique ou je m'etais place et ou le regard
+n'etait arrete par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les
+terrains relativement vagues qui precedaient etant fort en pente,
+l'hotel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac,
+cousines tres nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas.
+Jusqu'a cet hotel (qui etait celui de leur pere, M. de Brequigny), rien
+que des corps de batiments peu eleves, orientes des facons les plus
+diverses et qui, sans arreter la vue, prolongeaient la distance de leurs
+plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise ou le marquis
+de Frecourt garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus
+haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser a ces
+jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'elancent isolees au
+pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, ou se
+reposaient les yeux, faisaient paraitre plus eloigne que s'il avait ete
+separe de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hotel de
+Mme de Plassac, en realite assez voisin mais chimeriquement eloigne
+comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenetres carrees, eblouies
+de soleil comme des feuilles de cristal de roche, etaient ouvertes pour
+le menage, on avait, a suivre aux differents etages les valets de pied
+impossibles a bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le meme
+plaisir qu'a voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en
+diligence, ou un guide, a differents degres d'altitude du Saint-Gothard.
+Mais de ce "point de vue" ou je m'etais place, j'aurais risque de ne pas
+voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans
+l'apres-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement
+sur l'escalier, d'ou l'ouverture de la porte cochere ne pouvait passer
+inapercue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai, bien que
+n'y apparussent pas, si eblouissantes avec leurs valets de pied rendus
+minuscules par l'eloignement et en train de nettoyer, les beautes
+alpestres de l'hotel de Brequigny et Tresmes. Or cette attente sur
+l'escalier devait avoir pour moi des consequences si considerables et me
+decouvrir un paysage, non plus turnerien, mais moral si important, qu'il
+est preferable d'en retarder le recit de quelques instants, en le
+faisant preceder d'abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je
+sus qu'ils etaient rentres. Ce fut le duc seul qui me recut dans sa
+bibliotheque. Au moment ou j'y entrais, sortit un petit homme aux
+cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme
+en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-pere,
+mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne
+voulut jamais descendre avant que je fusse passe. Le duc lui cria de la
+bibliotheque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre repondit
+avec de nouveaux saluts adresses a la muraille, car le duc ne pouvait le
+voir, mais repetes tout de meme sans fin, comme ces inutiles sourires
+des gens qui causent avec vous par le telephone; il avait une voix de
+fausset, et me resalua avec une humilite d'homme d'affaires. Et ce
+pouvait d'ailleurs etre un homme d'affaires de Combray, tant il avait le
+genre provincial, suranne et doux des petites gens, des vieillards
+modestes de la-bas. "Vous verrez Oriane tout a l'heure, me dit le duc
+quand je fus entre. Comme Swann doit venir tout a l'heure lui apporter
+les epreuves de son etude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce
+qui est pis, une photographie immense ou il a fait reproduire les deux
+faces de ces monnaies, Oriane a prefere s'habiller d'abord, pour pouvoir
+rester avec lui jusqu'au moment d'aller diner. Nous sommes deja
+encombres d'affaires a ne pas savoir ou les mettre et je me demande ou
+nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop
+aimable, qui aime trop a faire plaisir. Elle a cru que c'etait gentil de
+demander a Swann de pouvoir regarder les uns a cote des autres tous ces
+grands maitres de l'Ordre dont il a trouve les medailles a Rhodes. Car
+je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le meme Ordre de
+Saint-Jean de Jerusalem. Dans le fond elle ne s'interesse a cela que
+parce que Swann s'en occupe. Notre famille est tres melee a toute cette
+histoire; meme encore aujourd'hui, mon frere que vous connaissez est un
+des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parle de
+tout cela a Oriane, elle ne m'aurait seulement pas ecoute. En revanche,
+il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est
+inoui la rage des gens d'une religion a etudier celle des autres)
+l'aient conduit a l'Histoire des Chevaliers de Rhodes, heritiers des
+Templiers, pour qu'aussitot Oriane veuille voir les tetes de ces
+chevaliers. Ils etaient de forts petits garcons a cote des Lusignan,
+rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme
+jusqu'ici Swann ne s'est pas occupe d'eux, Oriane ne veut rien savoir
+sur les Lusignan." Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j'etais
+venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la
+duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite a la duchesse, qui
+recevait souvent avant le diner, et ne la trouvant pas, resterent un
+moment avec le duc. La premiere de ces dames (la princesse de
+Silistrie), habillee avec simplicite, seche, mais l'air aimable, tenait
+a la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fut blessee ou
+infirme. Elle etait au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse
+au duc d'un cousin germain a lui--pas du cote Guermantes, mais plus
+brillant encore s'il etait possible--dont l'etat de sante, tres atteint
+depuis quelque temps, s'etait subitement aggrave. Mais il etait visible
+que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en repetant:
+"Pauvre Mama! c'est un si bon garcon", portait un diagnostic favorable.
+En effet le diner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande
+soiree chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout
+il devait aller a une heure du matin, avec sa femme, a un grand souper
+et bal costume en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et
+d'Isabeau de Baviere pour la duchesse etaient tout prets. Et le duc
+entendait ne pas etre trouble dans ces divertissements multiples par la
+souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de
+canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de
+Brequigny, vinrent ensuite faire visite a Basin et declarerent que
+l'etat du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Apres avoir hausse les
+epaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles
+allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles repondirent que non, a cause
+de l'etat d'Amanien qui etait a toute extremite, et meme elles s'etaient
+decommandees du diner ou allait le duc, et duquel elles lui enumererent
+les convives, le frere du roi Theodose, l'infante Marie-Conception, etc.
+Comme le marquis d'Osmond etait leur parent a un degre moins proche
+qu'il n'etait de Basin, leur "defection" parut au duc une espece de
+blame indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs
+de l'hotel de Brequigny pour voir la duchesse (ou plutot pour lui
+annoncer le caractere alarmant, et incompatible pour les parents avec
+les reunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne
+resterent-elles pas longtemps, et, munies de leur baton d'alpiniste,
+Walpurge et Dorothee (tels etaient les prenoms des deux soeurs) reprirent
+la route escarpee de leur faite. Je n'ai jamais pense a demander aux
+Guermantes a quoi correspondaient ces cannes, si frequentes dans un
+certain faubourg Saint-Germain. Peut-etre, considerant toute la
+paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres,
+faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne
+fracture, due a l'usage immodere de la chasse et des chutes de cheval
+qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de
+l'humidite de la rive gauche et des vieux chateaux, leur rendaient la
+canne necessaire. Peut-etre n'etaient-elles pas parties, dans le
+quartier, en expedition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur
+jardin (peu eloigne de celui de la duchesse) pour faire la cueillette
+des fruits necessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer
+chez elles, dire bonsoir a Mme de Guermantes chez laquelle elles
+n'allaient pourtant pas jusqu'a apporter un secateur ou un arrosoir. Le
+duc parut touche que je fusse venu chez eux le jour meme de son retour.
+Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander
+a sa femme de s'informer si sa cousine m'avait reellement invite. Je
+venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de
+Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il etait trop tard,
+que si la princesse ne m'avait pas envoye d'invitation, il aurait l'air
+d'en demander une, que deja ses cousins lui en avaient refuse une, une
+fois, et qu'il ne voulait plus, ni de pres, ni de loin, avoir l'air de
+se meler de leurs listes, "de s'immiscer", enfin qu'il ne savait meme
+pas si lui et sa femme, qui dinaient en ville, ne rentreraient pas
+aussitot apres chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'etre
+pas alles a la soiree de la princesse etait de lui cacher leur retour a
+Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire
+empresses de lui faire connaitre en lui envoyant un mot ou un coup de
+telephone a mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothese
+les listes de la princesse etaient certainement closes. "Vous n'etes pas
+mal avec elle", me dit-il d'un air soupconneux, les Guermantes craignant
+toujours de ne pas etre au courant des dernieres brouilles et qu'on ne
+cherchat a se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait
+l'habitude de prendre sur lui toutes les decisions qui pouvaient sembler
+peu aimables: "Tenez, mon petit, me dit-il tout a coup, comme si l'idee
+lui en venait brusquement a l'esprit, j'ai meme envie de ne pas dire du
+tout a Oriane que vous m'avez parle de cela. Vous savez comme elle est
+aimable, de plus elle vous aime enormement, elle voudrait envoyer chez
+sa cousine malgre tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est
+fatiguee apres diner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcee
+d'aller a la soiree. Non, decidement, je ne lui en dirai rien. Du reste
+vous allez la voir tout a l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si
+vous vous decidez a aller a la soiree je n'ai pas besoin de vous dire
+quelle joie nous aurons de passer la soiree avec vous." Les motifs
+d'humanite sont trop sacres pour que celui devant qui on les invoque ne
+s'incline pas devant eux, qu'il les croie sinceres ou non; je ne voulus
+pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la
+fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler
+du but de ma visite, exactement comme si j'avais ete dupe de la petite
+comedie que m'avait jouee M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il
+croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria.
+"Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que vous
+dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le
+genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez la que des gens
+excessivement comme il faut et tres ennuyeux, des duchesses portant des
+titres qu'on croyait eteints et qu'on a ressortis pour la circonstance,
+tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses etrangeres, mais
+n'esperez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, meme de votre
+supposition.
+
+"Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un
+superbe tableau que j'ai achete a mon cousin, en partie en echange des
+Elstir, que decidement nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un
+Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand.
+Voulez-vous ma pensee? Je crois que c'est un Velasquez et de la plus
+belle epoque", me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour
+connaitre mon impression, soit pour l'accroitre. Un valet de pied entra.
+"Mme la duchesse fait demander a M. le duc si M. le duc veut bien
+recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n'est pas encore prete.
+
+--Faites entrer M. Swann", dit le duc apres avoir regarde et vu a sa
+montre qu'il avait lui-meme quelques minutes encore avant d'aller
+s'habiller. "Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas
+prete. Inutile de parler devant Swann de la soiree de Marie-Gilbert, me
+dit le duc. Je ne sais pas s'il est invite. Gilbert l'aime beaucoup,
+parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une
+histoire. (Sans ca, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque quand
+il voit un Juif a cent metres.) Mais enfin maintenant ca s'aggrave de
+l'affaire Dreyfus, Swann aurait du comprendre qu'il devait, plus que
+tout autre, couper tout cable avec ces gens-la, or, tout au contraire,
+il tient des propos facheux." Le duc rappela le valet de pied pour
+savoir si celui qu'il avait envoye chez le cousin d'Osmond etait revenu.
+En effet le plan du duc etait le suivant: comme il croyait avec raison
+son cousin mourant, il tenait a faire prendre des nouvelles avant la
+mort, c'est-a-dire avant le deuil force. Une fois couvert par la
+certitude officielle qu'Amanien etait encore vivant, il ficherait le
+camp a son diner, a la soiree du prince, a la redoute ou il serait en
+Louis XI et ou il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle
+maitresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain,
+quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il
+avait trepasse dans la soiree. "Non, monsieur le duc, il n'est pas
+encore revenu. --Cre nom de Dieu! on ne fait jamais ici les choses qu'a
+la derniere heure", dit le duc a la pensee qu'Amanien avait eu le temps
+de "claquer" pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute.
+Il fit demander _le Temps_ ou il n'y avait rien. Je n'avais pas vu Swann
+depuis tres longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait
+sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais
+quelque chose de change; c'etait seulement qu'il etait en effet tres
+"change", parce qu'il etait tres souffrant, et la maladie produit dans
+le visage des modifications aussi profondes que se mettre a porter la
+barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann etait celle qui
+avait emporte sa mere et dont elle avait ete atteinte precisement a
+l'age qu'il avait. Nos existences sont en realite, par l'heredite, aussi
+pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetes, que s'il y avait
+vraiment des sorcieres. Et comme il y a une certaine duree de la vie
+pour l'humanite en general, il y en a une pour les familles en
+particulier, c'est-a-dire, dans les familles, pour les membres qui se
+ressemblent.) Swann etait habille avec une elegance qui, comme celle de
+sa femme, associait a ce qu'il etait ce qu'il avait ete. Serre dans une
+redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, gante
+de gants blancs rayes de noir, il portait un tube gris d'une forme
+evasee que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan,
+pour M. de Charlus, pour le marquis de Modene, pour M. Charles Haas et
+pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de
+l'affectueuse poignee de mains avec lesquels il repondit a mon salut,
+car je croyais qu'apres si longtemps il ne m'aurait pas reconnu tout de
+suite; je lui dis mon etonnement; il l'accueillit avec des eclats de
+rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme
+si c'etait mettre en doute l'integrite de son cerveau ou la sincerite de
+son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est
+pourtant ce qui etait; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps apres,
+que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul
+changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me
+dit, ne trahirent la decouverte qu'une parole de M. de Guermantes lui
+fit faire, tant il avait de maitrise et de surete dans le jeu de la vie
+mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontaneite dans les manieres
+et ces initiatives personnelles, meme en matiere d'habillement, qui
+caracterisaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le salut que
+m'avait fait, sans me reconnaitre, le vieux clubman n'etait pas le salut
+froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut
+tout rempli d'une amabilite reelle, d'une grace veritable, comme la
+duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'a vous sourire
+la premiere avant que vous l'eussiez saluee si elle vous rencontrait),
+par opposition aux saluts plus mecaniques, habituels aux dames du
+faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon
+une habitude qui tendait a disparaitre, il posa par terre a cote de lui,
+etait double de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d'habitude, mais
+parce que c'etait (a ce qu'il disait) beaucoup moins salissant, en
+realite parce que c'etait fort seyant. "Tenez, Charles, vous qui etes un
+grand connaisseur, venez voir quelque chose; apres ca, mes petits, je
+vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant
+pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va
+pas tarder." Et il montra son "Velasquez" a Swann. "Mais il me semble
+que je connais ca," fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour
+qui parler est deja une fatigue. "Oui, dit le duc rendu serieux par le
+retard que mettait le connaisseur a exprimer son admiration. Vous l'avez
+probablement vu chez Gilbert.
+
+--Ah! en effet, je me rappelle.
+
+--Qu'est-ce que vous croyez que c'est?
+
+--Eh bien, si c'etait chez Gilbert, c'est probablement un de vos
+_ancetres_, dit Swann avec un melange d'ironie et de deference envers
+une grandeur qu'il eut trouve impoli et ridicule de meconnaitre, mais
+dont il ne voulait, par bon gout, parler qu'en "se jouant".
+
+--Mais bien sur, dit rudement le duc. C'est Boson, je ne sais plus quel
+numero, de Guermantes. Mais ca, je m'en fous. Vous savez que je ne suis
+pas aussi feodal que mon cousin. J'ai entendu prononcer le nom de
+Rigaud, de Mignard, meme de Velasquez!" dit le duc en attachant sur
+Swann un regard et d'inquisiteur et de tortionnaire, pour tacher a la
+fois de lire dans sa pensee et d'influencer sa reponse. "Enfin,
+conclut-il, car, quand on l'amenait a provoquer artificiellement une
+opinion qu'il desirait, il avait la faculte, au bout de quelques
+instants, de croire qu'elle avait ete spontanement emise; voyons, pas de
+flatterie. Croyez-vous que ce soit d'un des grands pontifes que je viens
+de dire?
+
+--Nnnnon, dit Swann.
+
+--Mais alors, enfin moi je n'y connais rien, ce n'est pas a moi de
+decider de qui est ce crouton-la. Mais vous, un dilettante, un maitre en
+la matiere, a qui l'attribuez-vous? Vous etes assez connaisseur pour
+avoir une idee. A qui l'attribuez-vous?" Swann hesita un instant devant
+cette toile que visiblement il trouvait affreuse: "A la malveillance!"
+repondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser echapper un mouvement
+de rage. Quand elle fut calmee: "Vous etes bien gentils tous les deux,
+attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je
+reviens. Je vais faire dire a ma bourgeoise que vous l'attendez tous les
+deux." Je causai un instant avec Swann de l'affaire Dreyfus et je lui
+demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent
+antidreyfusards. "D'abord parce qu'au fond tous ces gens-la sont
+antisemites", repondit Swann qui savait bien pourtant par experience que
+certains ne l'etaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une
+opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne
+la partageassent pas, leur supposer une raison preconcue, un prejuge
+contre lequel il n'y avait rien a faire, plutot que des raisons qui se
+laisseraient discuter. D'ailleurs, arrive au terme premature de sa vie,
+comme une bete fatiguee qu'on harcele, il execrait ces persecutions et
+rentrait au bercail religieux de ses peres.
+
+--Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m'avait dit
+qu'il etait antisemite.
+
+--Oh! celui-la, je n'en parle meme pas. C'est au point que, quand il
+etait officier, ayant une rage de dents epouvantable, il a prefere
+rester a souffrir plutot que de consulter le seul dentiste de la region,
+qui etait juif, et que plus tard il a laisse bruler une aile de son
+chateau, ou le feu avait pris, parce qu'il aurait fallu demander des
+pompes au chateau voisin qui est aux Rothschild.
+
+--Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui?
+
+--Oui, me repondit-il, quoique je me trouve bien fatigue: Mais il m'a
+envoye un pneumatique pour me prevenir qu'il avait quelque chose a me
+dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou
+pour le recevoir; cela m'agitera, j'aime mieux etre debarrasse tout de
+suite de cela.
+
+--Mais le duc de Guermantes n'est pas antisemite.
+
+--Vous voyez bien que si puisqu'il est antidreyfusard, me repondit
+Swann, sans s'apercevoir qu'il faisait une petition de principe. Cela
+n'empeche pas que je suis peine d'avoir decu cet homme--que dis-je! ce
+duc--en n'admirant pas son pretendu Mignard, je ne sais quoi.
+
+--Mais enfin, repris-je en revenant a l'affaire Dreyfus, la duchesse,
+elle, est intelligente.
+
+--Oui, elle est charmante. A mon avis, du reste, elle l'a ete encore
+davantage quand elle s'appelait encore la princesse des Laumes. Son
+esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela etait plus
+tendre dans la grande dame juvenile, mais enfin, plus ou moins jeunes,
+hommes ou femmes, qu'est-ce que vous voulez, tous ces gens-la sont d'une
+autre race, on n'a pas impunement mille ans de feodalite dans le sang.
+Naturellement ils croient que cela n'est pour rien dans leur opinion.
+
+--Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard?
+
+--Ah! tant mieux, d'autant plus que vous savez que sa mere est tres
+contre. On m'avait dit qu'il l'etait, mais je n'en etais pas sur. Cela
+me fait grand plaisir. Cela ne m'etonne pas, il est tres intelligent.
+C'est beaucoup, cela.
+
+Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une naivete extraordinaire et donne a
+sa facon de voir une impulsion, un deraillement plus notables encore que
+n'avait fait autrefois son mariage avec Odette; ce nouveau declassement
+eut ete mieux appele reclassement et n'etait qu'honorable pour lui,
+puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle etaient venus les
+siens et d'ou l'avaient devie ses frequentations aristocratiques. Mais
+Swann, precisement au moment meme ou, si lucide, il lui etait donne,
+grace aux donnees heritees de son ascendance, de voir une verite encore
+cachee aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement comique.
+Il remettait toutes ses admirations et tous ses dedains a l'epreuve d'un
+criterium nouveau, le dreyfusisme. Que l'antidreyfusisme de Mme Bontemps
+la lui fit trouver bete n'etait pas plus etonnant que, quand il s'etait
+marie, il l'eut trouvee intelligente. Il n'etait pas bien grave non plus
+que la vague nouvelle atteignit aussi en lui les jugements politiques,
+et lui fit perdre le souvenir d'avoir traite d'homme d'argent, d'espion
+de l'Angleterre (c'etait une absurdite du milieu Guermantes) Clemenceau,
+qu'il declarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un
+homme de fer, comme Cornely. "Non, je ne vous ai jamais dit autrement.
+Vous confondez." Mais, depassant les jugements politiques, la vague
+renversait chez Swann les jugements litteraires et jusqu'a la facon de
+les exprimer. Barres avait perdu tout talent, et meme ses ouvrages de
+jeunesse etaient faiblards, pouvaient a peine se relire. "Essayez, vous
+ne pourrez pas aller jusqu'au bout. Quelle difference avec Clemenceau!
+Personnellement je ne suis pas anticlerical, mais comme, a cote de lui,
+on se rend compte que Barres n'a pas d'os! C'est un tres grand bonhomme
+que le pere Clemenceau. Comme il sait sa langue!" D'ailleurs les
+antidreyfusards n'auraient pas ete en droit de critiquer ces folies. Ils
+expliquaient qu'on fut dreyfusiste parce qu'on etait d'origine juive. Si
+un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la revision,
+c'etait qu'il etait chambre par Mme Verdurin, laquelle agissait en
+farouche radicale. Elle etait avant tout contre les "calotins". Saniette
+etait plus bete que mechant et ne savait pas le tort que la Patronne lui
+faisait. Que si l'on objectait que Brichot etait tout aussi ami de Mme
+Verdurin et etait membre de la Patrie francaise, c'est qu'il etait plus
+intelligent. "Vous le voyez quelquefois?" dis-je a Swann en parlant de
+Saint-Loup.
+
+--Non, jamais. Il m'a ecrit l'autre jour pour que je demande au duc de
+Mouchy et a quelques autres de voter pour lui au Jockey, ou il a du
+reste passe comme une lettre a la poste.
+
+--Malgre l'Affaire!
+
+--On n'a pas souleve la question. Du reste je vous dirai que, depuis
+tout ca, je ne mets plus les pieds dans cet endroit.
+
+M. de Guermantes rentra, et bientot sa femme, toute prete, haute et
+superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe etait bordee de
+paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d'autruche
+teinte de pourpre et sur les epaules une echarpe de tulle du meme rouge.
+"Comme c'est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse
+a qui rien n'echappait. D'ailleurs, en vous, Charles, tout est joli,
+aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez
+et ce que vous faites." Swann, cependant, sans avoir l'air d'entendre,
+considerait la duchesse comme il eut fait d'une toile de maitre et
+chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut
+dire: "Bigre!" Mme de Guermantes eclata de rire. "Ma toilette vous
+plait, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me plait pas
+beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est
+ennuyeux de s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez
+soi!"
+
+--Quels magnifiques rubis!
+
+--Ah! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez,
+vous n'etes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s'ils
+etaient vrais. Je dois dire que je n'en ai jamais vu d'aussi beaux.
+C'est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon gout ils sont un peu
+gros, un peu verre a bordeaux plein jusqu'aux bords, mais je les ai mis
+parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert,
+ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation detruisait
+celles du duc.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a chez la princesse? demanda Swann.
+
+--Presque rien, se hata de repondre le duc a qui la question de Swann
+avait fait croire qu'il n'etait pas invite.
+
+--Mais comment, Basin? C'est-a-dire que tout le ban et l'arriere-ban
+sont convoques. Ce sera une tuerie a s'assommer. Ce qui sera joli,
+ajouta-t-elle en regardant Swann d'un air delicat, si l'orage qu'il y a
+dans l'air n'eclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les
+connaissez. J'ai ete la-bas, il y a un mois, au moment ou les lilas
+etaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idee de ce que ca pouvait
+etre beau. Et puis le jet d'eau, enfin, c'est vraiment Versailles dans
+Paris.
+
+--Quel genre de femme est la princesse? demandai-je.
+
+--Mais vous savez deja, puisque vous l'avez vue ici, qu'elle est belle
+comme le jour, qu'elle est aussi un peu idiote, tres gentille malgre
+toute sa hauteur germanique, pleine de coeur et de gaffes. Swann etait
+trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment a
+"faire de l'esprit Guermantes" et sans grands frais, car elle ne faisait
+que resservir sous une forme moins parfaite d'anciens mots d'elle.
+Neanmoins, pour prouver a la duchesse qu'il comprenait son intention
+d'etre drole et comme si elle l'avait reellement ete, il sourit d'un air
+un peu force, me causant, par ce genre particulier d'insincerite, la
+meme gene que j'avais autrefois a entendre mes parents parler avec M.
+Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu'ils savaient
+tres bien qu'etait plus grande celle qui regnait a Montjouvain),
+Legrandin nuancer son debit pour des sots, choisir des epithetes
+delicates qu'il savait parfaitement ne pouvoir etre comprises d'un
+public riche ou chic, mais illettre. "Voyons, Oriane, qu'est-ce que vous
+dites, dit M. de Guermantes. Marie bete? Elle a tout lu, elle est
+musicienne comme le violon."
+
+--Mais, mon pauvre petit Basin, vous etes un enfant qui vient de naitre.
+Comme si on ne pouvait pas etre tout ca et un peu idiote. Idiote est du
+reste exagere, non elle est nebuleuse, elle est Hesse-Darmstadt,
+Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m'enerve. Mais je
+reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette
+seule idee d'etre descendue de son trone allemand pour venir epouser
+bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a
+choisi! Ah! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne
+connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une idee: il a autrefois
+pris le lit parce que j'avais mis une carte a Mme Carnot... Mais, mon
+petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que
+l'histoire de sa carte a Mme Carnot paraissait courroucer M. de
+Guermantes, vous savez que vous n'avez pas envoye la photographie de nos
+chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de
+faire connaissance. Le duc, cependant, n'avait pas cesse de regarder sa
+femme fixement: "Oriane, il faudrait au moins raconter la verite et ne
+pas en manger la moitie. Il faut dire, rectifia-t-il en s'adressant a
+Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-la, qui etait une
+tres bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui etait
+coutumiere de ce genre d'impairs, avait eu l'idee assez baroque de nous
+inviter avec le President et sa femme. Nous avons ete, meme Oriane,
+assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les
+memes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement a une
+reunion aussi etrange. Il y avait un ministre qui a vole, enfin je passe
+l'eponge, nous n'avions pas ete prevenus, nous etions pris au piege, et
+il faut du reste reconnaitre que tous ces gens ont ete fort polis.
+Seulement c'etait deja bien comme ca. Mme de Guermantes, qui ne me fait
+pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une
+carte dans la semaine a l'Elysee. Gilbert a peut-etre ete un peu loin en
+voyant la comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier
+que, politique mise a part, M. Carnot, qui tenait du reste tres
+convenablement sa place, etait le petit-fils d'un membre du tribunal
+revolutionnaire qui a fait perir en un jour onze des notres."
+
+--Alors, Basin, pourquoi alliez-vous diner toutes les semaines a
+Chantilly? Le duc d'Aumale n'etait pas moins petit-fils d'un membre du
+tribunal revolutionnaire, avec cette difference que Carnot etait un
+brave homme et Philippe-Egalite une affreuse canaille.
+
+--Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoye la
+photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas
+donnee.
+
+--Ca ne m'etonne qu'a moitie, dit la duchesse. Mes domestiques ne me
+disent que ce qu'ils jugent a propos. Ils n'aiment probablement pas
+l'Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. "Vous savez, Oriane, que quand
+j'allais diner a Chantilly, c'etait sans enthousiasme."
+
+--Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous
+demandait de rester a coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs rarement, en
+parfait mufle qu'il etait, comme tous les Orleans. Savez-vous avec qui
+nous dinons chez Mme de Saint-Euverte? demanda Mme de Guermantes a son
+mari.
+
+--En dehors des convives que vous savez, il y aura, invite de la
+derniere heure, le frere du roi Theodose. A cette nouvelle les traits de
+la duchesse respirerent le contentement et ses paroles l'ennui. "Ah! mon
+Dieu, encore des princes."
+
+--Mais celui-la est gentil et intelligent, dit Swann.
+
+--Mais tout de meme pas completement, repondit la duchesse en ayant
+l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveaute a sa pensee.
+Avez-vous remarque parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas
+tout a fait? Mais si, je vous assure! Il faut toujours qu'ils aient une
+opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la
+premiere partie de leur vie a nous demander les notres, et la seconde a
+nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a ete bien
+joue, que cela a ete moins bien joue. Il n'y a aucune difference. Tenez,
+ce petit Theodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a demande
+comment ca s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai repondu, dit la
+duchesse les yeux brillants et en eclatant de rire de ses belles levres
+rouges: "Ca s'appelle un motif d'orchestre." Eh bien! dans le fond, il
+n'etait pas content. Ah! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce
+que ca peut etre ennuyeux de diner en ville! Il y a des soirs ou on
+aimerait mieux mourir! Il est vrai que de mourir c'est peut-etre tout
+aussi ennuyeux puisqu'on ne sait pas ce que c'est." Un laquais parut.
+C'etait le jeune fiance qui avait eu des raisons avec le concierge,
+jusqu'a ce que la duchesse, dans sa bonte, eut mis entre eux une paix
+apparente. "Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le
+marquis d'Osmond?" demanda-t-il.
+
+--Mais jamais de la vie, rien avant demain matin! Je ne veux meme pas
+que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez,
+n'aurait qu'a venir vous donner des nouvelles et vous dire d'aller nous
+chercher. Sortez, allez ou vous voudrez, faites la noce, decouchez, mais
+je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense deborda
+du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues
+heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu'a
+la suite d'une nouvelle scene avec le concierge, la duchesse lui avait
+gentiment explique qu'il valait mieux ne plus sortir pour eviter de
+nouveaux conflits. Il nageait, a la pensee d'avoir enfin sa soiree
+libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle eprouva
+comme un serrement de coeur et une demangeaison de tous les membres a la
+vue de ce bonheur qu'on prenait a son insu, en se cachant d'elle, duquel
+elle etait irritee et jalouse. "Non, Basin, qu'il reste ici, qu'il ne
+bouge pas de la maison, au contraire."
+
+--Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est la, vous aurez en
+plus, a minuit, l'habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne
+peut servir a rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de
+pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'expedier loin d'ici.
+
+--Ecoutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose a lui
+faire dire dans la soiree je ne sais au juste a quelle heure. Ne bougez
+surtout pas d'ici d'une minute, dit-elle au valet de pied desespere.
+S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la
+duchesse, la personne a qui il fallait attribuer cette guerre constante
+etait bien inamovible, mais ce n'etait pas le concierge; sans doute pour
+le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants a infliger, pour les
+querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les
+lourds instruments; d'ailleurs jouait-il son role sans soupconner qu'on
+le lui eut confie. Comme les domestiques, il admirait la bonte de la
+duchesse; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, apres leur
+depart, revoir souvent Francoise en disant que la maison du duc aurait
+ete la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la loge. La
+duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du clericalisme, de
+la franc-maconnerie, du peril juif, etc... Un valet de pied entra.
+"Pourquoi ne m'a-t-on pas monte le paquet que M. Swann a fait porter?
+Mais a ce propos (vous savez que Mama est tres malade, Charles), Jules,
+qui etait alle prendre des nouvelles de M. le marquis d'Osmond, est-il
+revenu?"
+
+--Il arrive a l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment a l'autre a
+ce que M. le marquis ne passe.
+
+--Ah! il est vivant, s'ecria le duc avec un soupir de soulagement. On
+s'attend, on s'attend! Satan vous-meme. Tant qu'il y a de la vie il y a
+de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait deja
+comme mort et enterre. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.
+
+--Ce sont les medecins qui ont dit qu'il ne passerait pas la soiree.
+L'un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c'etait inutile.
+M. le marquis devrait etre mort; il n'a survecu que grace a des
+lavements d'huile camphree.
+
+--Taisez-vous, espece d'idiot, cria le duc au comble de la colere.
+Qu'est-ce qui vous demande tout ca? Vous n'avez rien compris a ce qu'on
+vous a dit.
+
+--Ce n'est pas a moi, c'est a Jules.
+
+--Allez-vous vous taire? hurla le duc, et se tournant vers Swann: "Quel
+bonheur qu'il soit vivant! Il va reprendre des forces peu a peu. Il est
+vivant apres une crise pareille. C'est deja une excellente chose. On ne
+peut pas tout demander a la fois. Ca ne doit pas etre desagreable un
+petit lavement d'huile camphree." Et le duc, se frottant les mains: "Il
+est vivant, qu'est-ce qu'on veut de plus? Apres avoir passe par ou il a
+passe, c'est deja bien beau. Il est meme a envier d'avoir un temperament
+pareil. Ah! les malades, on a pour eux des petits soins qu'on ne prend
+pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m'a fait un
+gigot a la sauce bearnaise, reussie a merveille, je le reconnais, mais
+justement a cause de cela, j'en ai tant pris que je l'ai encore sur
+l'estomac. Cela n'empeche qu'on ne viendra pas prendre de mes nouvelles
+comme de mon cher Amanien. On en prend meme trop. Cela le fatigue. Il
+faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le
+temps chez lui."
+
+--Eh bien! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j'avais
+demande qu'on montat la photographie enveloppee que m'a envoyee M.
+Swann.
+
+--Madame la duchesse, c'est si grand que je ne savais pas si ca
+passerait dans la porte. Nous l'avons laisse dans le vestibule. Est-ce
+que madame la duchesse veut que je le monte?
+
+--Eh bien! non, on aurait du me le dire, mais si c'est si grand, je le
+verrai tout a l'heure en descendant.
+
+--J'ai aussi oublie de dire a madame la duchesse que Mme la comtesse
+Mole avait laisse ce matin une carte pour madame la duchesse.
+
+--Comment, ce matin? dit la duchesse d'un air mecontent et trouvant
+qu'une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes
+le matin.
+
+--Vers dix heures, madame la duchesse.
+
+--Montrez-moi ces cartes.
+
+--En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drole d'idee
+d'epouser Gilbert, reprit le duc qui revenait a sa conversation
+premiere, c'est vous qui avez une singuliere facon d'ecrire l'histoire.
+Si quelqu'un a ete bete dans ce mariage, c'est Gilbert d'avoir justement
+epouse une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpe le nom de
+Brabant qui est a nous. En un mot nous sommes du meme sang que les
+Hesse, et de la branche ainee. C'est toujours stupide de parler de soi,
+dit-il en s'adressant a moi, mais enfin quand nous sommes alles non
+seulement a Darmstadt, mais meme a Cassel et dans toute la Hesse
+electorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecte de nous
+ceder le pas et la premiere place, comme etant de la branche ainee.
+
+--Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui
+etait major de tous les regiments de son pays, qu'on fiancait au roi de
+Suede...
+
+--Oh! Oriane, c'est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le
+grand-pere du roi de Suede cultivait la terre a Pau quand depuis neuf
+cents ans nous tenions le haut du pave dans toute l'Europe.
+
+--Ca m'empeche pas que si on disait dans la rue: "Tiens, voila le roi de
+Suede", tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la
+Concorde, et si on dit: "Voila M. de Guermantes", personne ne sait qui
+c'est.
+
+--En voila une raison!
+
+--Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre
+de duc de Brabant est passe dans la famille royale de Belgique, vous
+pouvez y pretendre.
+
+Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Mole, ou plutot
+avec ce qu'elle avait laisse comme carte. Alleguant qu'elle n'en avait
+pas sur elle, elle avait tire de sa poche une lettre qu'elle avait
+recue, et, gardant le contenu, avait corne l'enveloppe qui portait le
+nom: La comtesse Mole. Comme l'enveloppe etait assez grande, selon le
+format du papier a lettres qui etait a la mode cette annee-la, cette
+"carte", ecrite a la main, se trouvait avoir presque deux fois la
+dimension d'une carte de visite ordinaire. "C'est ce qu'on appelle la
+simplicite de Mme Mole, dit la duchesse avec ironie. Elle veut nous
+faire croire qu'elle n'avait pas de cartes et montrer son originalite.
+Mais nous connaissons tout ca, n'est-ce pas, mon petit Charles, nous
+sommes un peu trop vieux et assez originaux nous-memes pour apprendre
+l'esprit d'une petite dame qui sort depuis quatre ans. Elle est
+charmante, mais elle ne me semble pas avoir tout de meme un volume
+suffisant pour s'imaginer qu'elle peut etonner le monde a si peu de
+frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser a dix
+heures du matin. Sa vieille mere souris lui montrera qu'elle en sait
+autant qu'elle sur ce chapitre-la." Swann ne put s'empecher de rire en
+pensant que la duchesse, qui etait du reste un peu jalouse du succes de
+Mme Mole, trouverait bien dans "l'esprit des Guermantes" quelque reponse
+impertinente a l'egard de la visiteuse. "Pour ce qui est du titre de duc
+de Brabant, je vous ai dit cent fois, Oriane...", reprit le duc, a qui
+la duchesse coupa la parole, sans ecouter.
+
+--Mais mon petit Charles, je m'ennuie apres votre photographie.
+
+--Ah! _extinctor draconis labrator Anubis_, dit Swann.
+
+--Oui, c'est si joli ce que vous m'avez dit la-dessus en comparaison du
+Saint-Georges de Venise. Mais je ne comprends pas pourquoi _Anubis_.
+
+--Comment est celui qui est ancetre de Babal? demanda M. de Guermantes.
+
+--Vous voudriez voir sa baballe, dit Mme de Guermantes d'un air sec
+pour montrer qu'elle meprisait elle-meme ce calembour. Je voudrais les
+voir tous, ajouta-t-elle.
+
+--Ecoutez, Charles, descendons en attendant que la voiture soit avancee,
+dit le duc, vous nous ferez votre visite dans le vestibule, parce que ma
+femme ne nous fichera pas la paix tant qu'elle n'aura pas vu votre
+photographie. Je suis moins impatient a vrai dire, ajouta-t-il d'un air
+de satisfaction. Je suis un homme calme, moi, mais elle nous ferait
+plutot mourir.
+
+--Je suis tout a fait de votre avis, Basin, dit la duchesse, allons dans
+le vestibule, nous savons au moins pourquoi nous descendons de votre
+cabinet, tandis que nous ne saurons jamais pourquoi nous descendons des
+comtes de Brabant.
+
+--Je vous ai repete cent fois comment le titre etait entre dans la
+maison de Hesse, dit le duc (pendant que nous allions voir la
+photographie et que je pensais a celles que Swann me rapportait a
+Combray), par le mariage d'un Brabant, en 1241, avec la fille du dernier
+landgrave de Thuringe et de Hesse, de sorte que c'est meme plutot ce
+titre de prince de Hesse qui est entre dans la maison de Brabant, que
+celui de duc de Brabant dans la maison de Hesse. Vous vous rappelez du
+reste que notre cri de guerre etait celui des ducs de Brabant: "Limbourg
+a qui l'a conquis", jusqu'a ce que nous ayons echange les armes des
+Brabant contre celles des Guermantes, en quoi je trouve du reste que
+nous avons eu tort, et l'exemple des Gramont n'est pas pour me faire
+changer d'avis.
+
+--Mais, repondit Mme de Guermantes, comme c'est le roi des Belges qui
+l'a conquis... Du reste, l'heritier de Belgique s'appelle le duc de
+Brabant.
+
+--Mais, mon petit, ce que vous dites ne tient pas debout et peche par la
+base. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a des titres de pretention
+qui subsistent parfaitement si le territoire est occupe par un
+usurpateur. Par exemple, le roi d'Espagne se qualifie precisement de duc
+de Brabant, invoquant par la une possession moins ancienne que la
+notre, mais plus ancienne que celle du roi des Belges. Il se dit aussi
+duc de Bourgogne, roi des Indes Occidentales et Orientales, duc de
+Milan. Or, il ne possede pas plus la Bourgogne, les Indes, ni le
+Brabant, que je ne possede moi-meme ce dernier, ni que ne le possede le
+prince de Hesse. Le roi d'Espagne ne se proclame pas moins roi de
+Jerusalem, l'empereur d'Autriche egalement, et ils ne possedent
+Jerusalem ni l'un ni l'autre." Il s'arreta un instant, gene que le nom
+de Jerusalem ait pu embarrasser Swann, a cause des "affaires en cours",
+mais n'en continua que plus vite: "Ce que vous dites la, vous pouvez le
+dire de tout. Nous avons ete ducs d'Aumale, duche qui a passe aussi
+regulierement dans la maison de France que Joinville et que Chevreuse
+dans la maison d'Albert. Nous n'elevons pas plus de revendications sur
+ces titres que sur celui de marquis de Noirmoutiers, qui fut notre et
+qui devint fort regulierement l'apanage de la maison de La Tremoille,
+mais de ce que certaines cessions sont valables, il ne s'ensuit pas
+qu'elles le soient toutes. Par exemple, dit-il en se tournant vers moi,
+le fils de ma belle-soeur porte le titre de prince d'Agrigente, qui nous
+vient de Jeanne la Folle, comme aux La Tremoille celui de prince de
+Tarente. Or Napoleon a donne ce titre de Tarente a un soldat, qui
+pouvait d'ailleurs etre un fort bon troupier, mais en cela l'empereur a
+dispose de ce qui lui appartenait encore moins que Napoleon III en
+faisant un duc de Montmorency, puisque Perigord avait au moins pour mere
+une Montmorency, tandis que le Tarente de Napoleon Ier n'avait de
+Tarente que la volonte de Napoleon qu'il le fut. Cela n'a pas empeche
+Chaix d'Est-Ange, faisant allusion a notre oncle Conde, de demander au
+procureur imperial s'il avait ete ramasser le titre de duc de
+Montmorency dans les fosses de Vincennes.
+
+--Ecoutez, Basin, je ne demande pas mieux que de vous suivre dans les
+fosses de Vincennes, et meme a Tarente. Et a ce propos, mon petit
+Charles, c'est justement ce que je voulais vous dire pendant que vous me
+parliez de votre Saint-Georges, de Venise. C'est que nous avons
+l'intention, Basin et moi, de passer le printemps prochain en Italie et
+en Sicile. Si vous veniez avec nous, pensez ce que ce serait different!
+Je ne parle pas seulement de la joie de vous voir, mais imaginez-vous,
+avec tout ce que vous m'avez souvent raconte sur les souvenirs de la
+conquete normande et les souvenirs antiques, imaginez-vous ce qu'un
+voyage comme ca deviendrait, fait avec vous! C'est-a-dire que meme
+Basin, que dis-je, Gilbert! en profiteraient, parce que je sens que
+jusqu'aux pretentions a la couronne de Naples et toutes ces machines-la
+m'interesseraient, si c'etait explique par vous dans de vieilles eglises
+romanes, ou dans des petits villages perches comme dans les tableaux de
+primitifs. Mais nous allons regarder votre photographie. Defaites
+l'enveloppe, dit la duchesse a un valet de pied.
+
+--Mais, Oriane, pas ce soir! vous regarderez cela demain, implora le duc
+qui m'avait deja adresse des signes d'epouvante en voyant l'immensite de
+la photographie.
+
+--Mais ca m'amuse de voir cela avec Charles", dit la duchesse avec un
+sourire a la fois facticement concupiscent et finement psychologique,
+car, dans son desir d'etre aimable pour Swann, elle parlait du plaisir
+qu'elle aurait a regarder cette photographie comme de celui qu'un malade
+sent qu'il aurait a manger une orange, ou comme si elle avait a la fois
+combine une escapade avec des amis et renseigne un biographe sur des
+gouts flatteurs pour elle. "Eh bien, il viendra vous voir expres,
+declara le duc, a qui sa femme dut ceder. Vous passerez trois heures
+ensemble devant, si ca vous amuse, dit-il ironiquement. Mais ou
+allez-vous mettre un joujou de cette dimension-la?
+
+--Mais dans ma chambre, je veux l'avoir sous les yeux.
+
+--Ah! tant que vous voudrez, si elle est dans votre chambre, j'ai chance
+de ne la voir jamais, dit le duc, sans penser a la revelation qu'il
+faisait aussi etourdiment sur le caractere negatif de ses rapports
+conjugaux.
+
+--Eh bien, vous deferez cela bien soigneusement, ordonna Mme de
+Guermantes au domestique (elle multipliait les recommandations par
+amabilite pour Swann). Vous n'abimerez pas non plus l'enveloppe.
+
+--Il faut meme que nous respections l'enveloppe, me dit le duc a
+l'oreille en levant les bras au ciel. Mais, Swann, ajouta-t-il, moi qui
+ne suis qu'un pauvre mari bien prosaique, ce que j'admire la dedans
+c'est que vous ayez pu trouver une enveloppe d'une dimension pareille.
+Ou avez-vous deniche cela?
+
+--C'est la maison de photogravures qui fait souvent ce genre
+d'expeditions. Mais c'est un mufle, car je vois qu'il a ecrit dessus:
+"la duchesse de Guermantes" sans "madame".
+
+--Je lui pardonne, dit distraitement la duchesse, qui, tout d'un coup
+paraissant frappee d'une idee qui l'egaya, reprima un leger sourire,
+mais revenant vite a Swann: Eh bien! vous ne dites pas si vous viendrez
+en Italie avec nous?
+
+--Madame, je crois bien que ce ne sera pas possible.
+
+--Eh bien, Mme de Montmorency a plus de chance. Vous avez ete avec elle
+a Venise et a Vicence. Elle m'a dit qu'avec vous on voyait des choses
+qu'on ne verrait jamais sans ca, dont personne n'a jamais parle, que
+vous lui avez montre des choses inouies, et meme, dans les choses
+connues, qu'elle a pu comprendre des details devant qui, sans vous, elle
+aurait passe vingt fois sans jamais les remarquer. Decidement elle a ete
+plus favorisee que nous... Vous prendrez l'immense enveloppe des
+photographies de M. Swann, dit-elle au domestique, et vous irez la
+deposer, cornee de ma part, ce soir a dix heures et demie, chez Mme la
+comtesse Mole. Swann eclata de rire. "Je voudrais tout de meme savoir,
+lui demanda Mme de Guermantes, comment, dix mois d'avance, vous pouvez
+savoir que ce sera impossible."
+
+--Ma chere duchesse, je vous le dirai si vous y tenez, mais d'abord vous
+voyez que je suis tres souffrant.
+
+--Oui, mon petit Charles, je trouve que vous n'avez pas bonne mine du
+tout, je ne suis pas contente de votre teint, mais je ne vous demande
+pas cela pour dans huit jours, je vous demande cela pour dans dix mois.
+En dix mois on a le temps de se soigner, vous savez. A ce moment un
+valet de pied vint annoncer que la voiture etait avancee. "Allons,
+Oriane, a cheval", dit le duc qui piaffait deja d'impatience depuis un
+moment, comme s'il avait ete lui-meme un des chevaux qui attendaient.
+"Eh bien, en un mot la raison qui vous empechera de venir en Italie?"
+questionna la duchesse en se levant pour prendre conge de nous.
+
+--Mais, ma chere amie, c'est que je serai mort depuis plusieurs mois.
+D'apres les medecins que j'ai consultes, a la fin de l'annee le mal que
+j'ai, et qui peut du reste m'emporter de suite, ne me laissera pas en
+tous les cas plus de trois ou quatre mois a vivre, et encore c'est un
+grand maximum, repondit Swann en souriant, tandis que le valet de pied
+ouvrait la porte vitree du vestibule pour laisser passer la duchesse.
+
+--Qu'est-ce que vous me dites la? s'ecria la duchesse en s'arretant une
+seconde dans sa marche vers la voiture et en levant ses beaux yeux bleus
+et melancoliques, mais pleins d'incertitude. Placee pour la premiere
+fois de sa vie entre deux devoirs aussi differents que monter dans sa
+voiture pour aller diner en ville, et temoigner de la pitie a un homme
+qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui
+indiquat la jurisprudence a suivre et, ne sachant auquel donner la
+preference, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la
+seconde alternative eut a se poser, de facon a obeir a la premiere qui
+demandait en ce moment moins d'efforts, et pensa que la meilleure
+maniere de resoudre le conflit etait de le nier. "Vous voulez
+plaisanter?" dit-elle a Swann.
+
+--Ce serait une plaisanterie d'un gout charmant, repondit ironiquement
+Swann. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas
+parle de ma maladie jusqu'ici. Mais comme vous me l'avez demande et que
+maintenant je peux mourir d'un jour a l'autre... Mais surtout je ne veux
+pas que vous vous retardiez, vous dinez en ville, ajouta-t-il parce
+qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines
+priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait a leur place, grace a sa
+politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi d'apercevoir
+confusement que le diner ou elle allait devait moins compter pour Swann
+que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la
+voiture, baissa-t-elle les epaules en disant: "Ne vous occupez pas de ce
+diner. Il n'a aucune importance!" Mais ces mots mirent de mauvaise
+humeur le duc qui s'ecria: "Voyons, Oriane, ne restez pas a bavarder
+comme cela et a echanger vos jeremiades avec Swann, vous savez bien
+pourtant que Mme de Saint-Euverte tient a ce qu'on se mette a table a
+huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous voulez, voila bien cinq
+minutes que vos chevaux attendent Je vous demande pardon, Charles,
+dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins dix,
+Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour
+aller chez la mere Saint-Euverte."
+
+Mme de Guermantes s'avanca decidement vers la voiture et redit un
+dernier adieu a Swann. "Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne
+crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble.
+On vous aura betement effraye, venez dejeuner, le jour que vous voudrez
+(pour Mme de Guermantes tout se resolvait toujours en dejeuners), vous
+me direz votre jour et votre heure", et relevant sa jupe rouge elle posa
+son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant
+ce pied, le duc s'ecria d'une voix terrible: "Oriane, qu'est-ce que vous
+alliez faire, malheureuse. Vous avez garde vos souliers noirs! Avec une
+toilette rouge! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien,
+dit-il au valet de pied, dites tout de suite a la femme de chambre de
+Mme la duchesse de descendre des souliers rouges".
+
+--Mais, mon ami, repondit doucement la duchesse, genee de voir que
+Swann, qui sortait avec moi mais avait voulu laisser passer la voiture
+devant nous, avait entendu... puisque nous sommes en retard...
+
+--Mais non, nous avons tout le temps. Il n'est que moins dix, nous ne
+mettrons pas dix minutes pour aller au parc Monceau. Et puis enfin,
+qu'est-ce que vous voulez, il serait huit heures et demie, ils
+patienteront, vous ne pouvez pourtant pas aller avec une robe rouge et
+des souliers noirs. D'ailleurs nous ne serons pas les derniers, allez,
+il y a les Sassenage, vous savez qu'ils n'arrivent jamais avant neuf
+heures moins vingt. La duchesse remonta dans sa chambre. "Hein, nous dit
+M. de Guermantes, les pauvres maris, on se moque bien d'eux, mais ils
+ont du bon tout de meme. Sans moi, Oriane allait diner en souliers
+noirs."
+
+--Ce n'est pas laid, dit Swann, et j'avais remarque les souliers noirs,
+qui ne m'avaient nullement choque.
+
+--Je ne vous dis pas, repondit le duc, mais c'est plus elegant qu'ils
+soient de la meme couleur que la robe. Et puis, soyez tranquille, elle
+n'aurait pas ete plutot arrivee qu'elle s'en serait apercue et c'est moi
+qui aurais ete oblige de venir chercher les souliers. J'aurais dine a
+neuf heures. Adieu, mes petits enfants, dit-il en nous repoussant
+doucement, allez-vous-en avant qu'Oriane ne redescende. Ce n'est pas
+qu'elle n'aime vous voir tous les deux. Au contraire c'est qu'elle aime
+trop vous voir. Si elle vous trouve encore la, elle va se remettre a
+parler, elle est deja tres fatiguee, elle arrivera au diner morte. Et
+puis je vous avouerai franchement que moi je meurs de faim. J'ai tres
+mal dejeune ce matin en descendant de train. Il y avait bien une sacree
+sauce bearnaise, mais malgre cela, je ne serai pas fache du tout, mais
+du tout, de me mettre a table. Huit heures moins cinq! Ah! les femmes!
+Elle va nous faire mal a l'estomac a tous les deux. Elle est bien moins
+solide qu'on ne croit. Le duc n'etait nullement gene de parler des
+malaises de sa femme et des siens a un mourant, car les premiers,
+l'interessant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi
+fut-ce seulement par bonne education et gaillardise, qu'apres nous avoir
+econduits gentiment, il cria a la cantonade et d'une voix de stentor, de
+la porte, a Swann qui etait deja dans la cour:
+
+--Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces betises des
+medecins, que diable! Ce sont des anes. Vous vous portez comme le
+Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous!
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Le Cote de Guermantes, Troisieme Partie
+by Marcel Proust
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COTE DE GUERMANTES ***
+
+***** This file should be named 13743.txt or 13743.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/3/7/4/13743/
+
+Produced by Robert Connal, Wilelmina Malliere and the Online
+Distributed Proofreading Team From images generously made available
+by gallica (Bibliotheque nationale de France) at http://gallica.bnf.fr
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+used on or associated in any way with an electronic work by people who
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
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+1.F.
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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