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La Grande Marnière._ + +ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._ + +ANDRÉ THEURIET _Sauvageonne._ + +RENÉ MAIZEROY _Petite Reine._ + +GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._ + +MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._ + +JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._ + +PIERRE MAEL _Un roman de Femme._ + +JULES CASE _La Fille à Blanchard._ + +RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._ + +MATHILDE SERAO _Adieu Amour._ + +MAURICE MONTÉGUT _Un nom sur une Tombe._ + +MAURICE LEBLANC _Une Femme._ + + +Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume. + + + + +Boule de Suif + + + + +OEUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES DU GUY DE MAUPASSANT + + +ÉDITION DE LUXE + +(_Voir Catalogue à la fin du volume_.) + + + + +GUY DE MAUPASSANT + +BOULE DE SUIF + + +L'ÉPAVE--DÉCOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN +MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNÉTISME--DIVORCE--UNE SOIRÉE + + + +PARIS 1907 + + + + +BOULE DE SUIF + + +Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient +traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais des hordes +débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes +en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, sans +régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une pensée ou +d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue +sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens +pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; +des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à +l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; puis, au milieu +d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une +grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins +divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui +suivait avec peine la marche plus légère des lignards. + +Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques: «les +Vengeurs de la Défaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la +Mort»--passaient à leur tour, avec des airs de bandits. + +Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de +suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs +écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle +et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de +campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur +leurs épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres +soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et +débauchés. + +Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. + +La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances +très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres +sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait +sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses +uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère +les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient +subitement disparu. + +Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour +gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant après +tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques +disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d'un peuple habitué +à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s'en +allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance. + +Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient +plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le +commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne +considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux +de cuisine. + +La vie semblait arrêtée; les boutiques étaient closes, la rue muette. +Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le +long des murs. + +L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de l'ennemi. + +Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, +quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la ville avec +célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la +côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs +apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les +avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur +la place de l'Hôtel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armée +allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les +pavés sous leur pas dur et rythmé. + +Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale montaient le +long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière +les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres +de la cité, des fortunes et des vies, de par le «droit de guerre». Les +habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que +donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la +terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car +la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre établi des choses est +renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout ce que protégeaient +les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d'une +brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous +les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve débordé qui roule les +paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachées aux +toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant +les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au +son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute +croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne +en la protection du Ciel et en la raison de l'homme. + +Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis +disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion. +Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les +vainqueurs. + +Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un +calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien +mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, +plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette +guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, +un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on +obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi +blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir ainsi serait moins +de la bravoure que de la témérité.--Et la témérité n'est plus un défaut +des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où +s'illustra leur cité.--On se disait enfin, raison suprême tirée de +l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis d'être poli dans son +intérieur pourvu qu'on ne se montrât pas familier, en public, avec le +soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la +maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, +chaque soir, à se chauffer au foyer commun. + +La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français +ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans +les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec +arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas +avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les +officiers de chasseurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux mêmes cafés. + +Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil +et d'inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur +répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les +places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l'impression +d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses. + +Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants +payaient toujours; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un négociant +normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute +parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre. + +Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de +la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les +pêcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand +gonflé dans son uniforme, tué d'un coup de couteau ou de savate, la tête +écrasée par une pierre, ou jeté à l'eau d'une poussée du haut d'un pont. +Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et +légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que +les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. + +Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à +mourir pour une Idée. + +Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville à leur +inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la +renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, +on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le coeur des +commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au +Havre que l'armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner +ce port en allant par terre à Dieppe où ils s'embarqueraient. + +On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la +connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en +chef. + +Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce +voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on +résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout +rassemblement. + +Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, +vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la +neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la +nuit. + +A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la +cour de l'Hôtel de Normandie, où l'on devait monter en voiture. + +Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous +leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité; et l'entassement +des lourds vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps à +des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se +reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent:--«J'emmène ma +femme,»--dit l'un.--«J'en fais autant.«--«Et moi aussi.»--Le premier +ajouta:--«Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens +approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre.»--Tous avaient les +mêmes projets, étant de complexion semblable. + +Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait +un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure +pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux +frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix +d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un +léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; ce murmure +devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement +de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque +secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant le sol. + +La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés +s'étaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis. + +Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en +descendant vers la terre; il effaçait les formes, poudrait les choses +d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence +de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, +innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que +bruit, entremêlement d'atomes légers qui semblaient emplir l'espace, +couvrir le monde. + +L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval +triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, +attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, +car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumière. +Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs +immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit:--«Pourquoi ne montez-vous +pas dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins.» + +Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les +trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite; +puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les +dernières places sans échanger une parole. + +Le plancher était couvert de paille où les pieds s'enfoncèrent. Les +dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un +charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à +voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses +qu'elles savaient déjà depuis longtemps. + +Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre +à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda:--«Tout le +monde est-il monté?»--Une voix du dedans répondit:--«Oui.»--On partit. + +La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les +roues s'enfonçaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des +craquements sourds; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient; et le +fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les +côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant +brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort +plus violent. + +Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu'un +voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne +tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs +et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où +apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt +une chaumière avec un capuchon de neige. + +Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de +cette aurore. + +Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de +l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue +Grand-Pont. + +Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté +le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très +mauvais vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses +connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de +ruses et de jovialité. + +Sa réputation de filou était si bien établie, qu'un soir, à la +préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant +et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu +somnolentes de faire une partie de «Loiseau vole», le mot lui-même vola +à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait +fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province. + +Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses +plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui +sans ajouter immédiatement:--«Il est impayable, ce Loiseau.» + +De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d'une face +rougeaude entre deux favoris grisonnants. + +Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision +rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce, qu'il +animait par son activité joyeuse. + +A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, +M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire +de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du Conseil +général. Il était resté, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition +bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement +à la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre +expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, +demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen +en garnison. + +Elle faisait vis-à -vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute +jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navré +l'intérieur lamentable de la voiture. + +Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un +des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, +vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, par les +artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV +qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse +une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et +gouverneur de province. + +Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert +représentait le parti orléaniste dans le département. L'histoire de +son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes était toujours +demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait +mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils +de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon +demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille +galanterie, et dont l'entrée fût difficile. + +La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, +cinq cent mille livres de revenu. + +Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société +rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la +Religion et des Principes. + +Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même +banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui +égrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_. +L'une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si +elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. +L'autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine +de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les +illuminés. + +En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les +regards de tous. + +L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens +respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans +les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les +frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien +confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin +la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au Quatre +Septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet, +mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, +demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui +le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et +serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la +défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous +les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les +routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il +s'était vivement replié vers la ville. + +Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, où de +nouveaux retranchements allaient être nécessaires. + +La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son +embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. +Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, +étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses; +avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa +robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur +faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de +pivoine prêt à fleurir; et là -dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux +noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre +dedans; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, +meublée de quenottes luisantes et microscopiques. + +Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables. + +Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les +femmes honnêtes, et les mots de «prostituée», de «honte publique» furent +chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses +voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence +aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de +Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé. + +Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la +présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. +Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs +dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour +légal le prend toujours de haut avec son libre confrère. + +Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à +l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour +les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait +subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et +des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix +fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. +Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie cotonnière, avait eu soin +d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif +qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s'était arrangé +pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui lui +restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme formidable +qu'il comptait bien toucher au Havre. + +Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien +que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de +la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de +l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte. + +La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas +fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des +côtes à pied. On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à +Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun +guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence +sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la +dégager. + +L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun +marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage +des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries. + +Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du +chemin, mais ils n'y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant +cachait ses réserves dans la crainte d'être pillé par les soldats qui, +n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils +découvraient. + +Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se +sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui +depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, +avait tué les conversations. + +De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque aussitôt +l'imitait; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son +savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou +modestement en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait +une vapeur. + +Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait +quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses +voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et +crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. +Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle +souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne +comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. «Le fait est que je +ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé à apporter +des provisions?»--Chacun se faisait le même reproche. + +Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on +refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il +rendit la gourde, il remercia: «C'est bon tout de même, ça réchauffe, et +ça trompe l'appétit.»--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de +faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras +des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens +bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux +bonnes soeurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains +enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, +baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance +qu'il leur envoyait. + +Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine +interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant +vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une +serviette blanche. + +Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale +en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, +tout découpés, avaient confi sous leur gelée; et l'on apercevait encore +dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des +fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de +trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre +goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle +prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de +ces petits pains qu'on appelle «Régence» en Normandie. + +Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit, +élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante +avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le +mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de +la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa +timbale, son panier et ses provisions. + +Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: «A la bonne +heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui +savent toujours penser à tout.» Elle leva la tête vers lui: «Si vous en +désirez, monsieur? C'est dur de jeûner depuis le matin.» Il salua: «Ma +foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme +à la guerre, n'est-ce pas, madame?» Et, jetant un regard circulaire, il +ajouta: «Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver +des gens qui vous obligent.»--Il avait un journal qu'il étendit pour ne +point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logé +dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des +dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans +la voiture un grand soupir de détresse. + +Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes +soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux +instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite +après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus +les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte +de table en développant des journaux sur les genoux. + +Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, +mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, +travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l'imiter. +Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les +entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda +à leur «charmante compagne» si elle lui permettait d'offrir un petit +morceau à Mme Loiseau. Elle dit: «Mais oui, certainement, monsieur,» +avec un sourire aimable, et tendit la terrine. + +Un embarras se produisit lorsqu'on eût débouché la première bouteille +de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir +essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la +place humide encore des lèvres de sa voisine. + +Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des +nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme +Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de +Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir +qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que la neige +du dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu +connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. +Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes soeurs, soutenant +la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de +Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, +ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se +sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, +la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et +elle ajouta:--«C'est la faim, pas autre chose.» Alors Boule de Suif, +rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs +restés à jeun: «Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces +dames ...» Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole: +«Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit +s'aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable! +Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit? +Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain +midi.»--On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du +«oui». + +Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille +intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: «Nous +acceptons avec reconnaissance, madame.» + +Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna +carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie +gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de +Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits-fours et une tasse pleine +de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les +femmes, adorant les crudités. + +On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc +on causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on +s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un +grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse +surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames +qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme +Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et +mangeant beaucoup. + +On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits +horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français; et tous +ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les +histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta, +avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les +filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait +quitté Rouen: «J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle. +J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir +quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai +vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourné le sang +de colère; et j'ai pleuré de honte toute la journée. Oh! si j'étais un +homme, allez! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur +casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empêcher de leur +jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; +alors j'ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles +à étrangler que d'autres! Et je l'aurais terminé, celui-là , si l'on ne +m'avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, +quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici.» + +On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses +compagnons qui ne s'étaient pas montrés si crânes; et Cornudet, en +l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apôtre; de +même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue +barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont +celui de la religion. Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, avec +l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour +aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait +magistralement cette «crapule de Badinguet». + +Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle +devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation: «J'aurais +bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, +ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'à +quitter la France si l'on était gouverné par des polissons comme vous!» +Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais +on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa +et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec +autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. +Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l'âme la +haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette +instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les +gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, +attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments +ressemblaient si fort aux leurs. + +Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant +qu'il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un +peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait fini de manger. + +La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, +plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, +malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette +dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et +l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes +Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses. + +Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d'une lueur vive +un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des +deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet +mobile des lumières. + +On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout à coup un +mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont +l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe s'écarter +vivement comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit. + +Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'était Tôtes. +On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos +laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, +faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du Commerce +on s'arrêta. + +La portière s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les +voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. +Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque chose. + +Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si +l'on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur +apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement +jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont +les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et +d'épouvante. + +A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un +grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme +comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate +et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel anglais. Sa +moustache démesurée, à longs poils droits, s'amincissant indéfiniment +de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu'on n'en +apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, +tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant. + +Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton +raide:--«Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?» + +Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une docilité de +saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la +comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis +de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant +pied à terre, dit à l'officier: «Bonjour monsieur», par un sentiment de +prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens +tout-puissants, le regarda sans répondre. + +Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent +les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille +tâchait de se dominer et d'être calme: le démoc tourmentait d'une main +tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient +garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là chacun +représente un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse +de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses +voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait +l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance +commencée au défoncement des routes. + +On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait +présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et où +étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque +voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux +renseignements écrits. + +Puis il dit brusquement:--«C'est pien», et il disparut. + +Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une +demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, pendant que deux +servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. +Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte +vitrée marquée d'un numéro parlant. + +Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge +parut lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme +asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des +chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de +Follenvie. + +Il demanda: + +--Mademoiselle Élisabeth Rousset? + +Boule de Suif tressaillit, se retourna: + +--C'est moi. + +--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement. + +--A moi? + +--Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset. + +Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément: + +--C'est possible, mais je n'irai pas. + +Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause +de cet ordre. Le comte s'approcha: + +--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés +considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos +compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. +Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger; c'est sans +doute pour quelque formalité oubliée. + +Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la +sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les +complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. Elle dit enfin: + +--C'est pour vous que je le fais, bien sûr! + +La comtesse lui prit la main: + +--Et nous vous remercions. + +Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table. + +Chacun se désolait de n'avoir pas été demandé à la place de cette fille +violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le +cas où on l'appellerait à son tour. + +Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à +suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait: «Oh! la canaille! la canaille!» + +Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le +comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: «Non, cela ne +vous regarde pas, je ne peux pas parler.» + +Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de +choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le +ménage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par économie. Les autres +demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon +particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de +le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite entre la lampe +et son oeil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande +barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait +tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre +de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour +laquelle il était né. On eût dit qu'il établissait en son esprit un +rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui +occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et assurément il +ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre. + +M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L'homme, râlant +comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour +pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle +raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils +faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui +coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils à +l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec +une dame de qualité. + +Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, +de temps en temps, l'interrompait: + +--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait +aucun compte, et continuait: + +--Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et +du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas +croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le +respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant +des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:--et marche en +avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là .--S'ils +cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans +leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ça n'est profitable à +personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre +rien qu'à massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation, +c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament à +piétiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font +tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres se donnent +tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination +de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien +Polonais, ou bien Français?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a +fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine +nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on +donne des décorations à celui qui en détruit le plus?--Non, voyez-vous, +je ne comprendrai jamais ça! + +Cornudet éleva la voix: + +--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est +un devoir sacré quand on défend la patrie. + +La vieille femme baissa la tête: + +--Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait +pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir? + +L'oeil de Cornudet s'enflamma: + +--Bravo, citoyenne! dit-il. + +M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il fût fanatique +des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait +songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras +inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient +improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il +faudra des siècles pour achever. + +Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. +Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre sautillait de +joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes +de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis. + +Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha. + +Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son +épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son oeil au trou de la +serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait: «les mystères du +corridor». Au bout d'une heure environ, il entendit un frôlement, +regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète +encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches. +Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro +tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s'entr'ouvrit, et, +quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, +la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de Suif +semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, +malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils +élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait +avec vivacité. Il disait: + +--Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous fait? + +Elle avait l'air indigné et répondit: + +--Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas; et +puis, ici, ce serait une honte. + +Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle +s'emporta, élevant encore le ton: + +--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens +dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être? + +Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point +caresser près de l'ennemi, dut réveiller en son coeur sa dignité +défaillante, car, après l'avoir seulement embrassée, il regagna sa porte +à pas de loup. + +Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa +chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure +carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant: +«M'aimes-tu, chérie?» + +Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s'éleva quelque +part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi +bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un +bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous +pression. M. Follenvie dormait. + +Comme on avait décidé qu'on partirait à huit heures le lendemain, tout +le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bâche avait +un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans +chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les +écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se +résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la +place, avec l'église au fond, et, des deux côtés, des maisons basses +où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent +épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique +du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui +pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l'apaiser; et les +grosses paysannes dont les hommes étaient à «l'armée de la guerre», +indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu'il +fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café; +un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente. + +Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le +vieux rat d'église lui répondit: «Oh! ceux-là ne sont pas méchants; +c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne +sais pas bien d'où; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au +pays; ça ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr qu'on pleure +bien aussi là -bas après les hommes; et ça fournira une fameuse misère +chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour +le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme +s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres +gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre.» + +Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et +les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut +un mot pour rire: «Ils repeuplent.» M. Carré-Lamadon eut un mot grave: +«Ils réparent.» Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le +découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec +l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella: + +--Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures? + +--Ah! bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis. + +--Lequel? + +--De ne pas atteler du tout. + +--Qui vous a donné cet ordre? + +--Ma foi! le commandant prussien. + +--Pourquoi? + +--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend d'atteler, moi je +n'attelle pas.--Voilà . + +--C'est lui-même qui vous a dit cela? + +--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de sa part. + +--Quand ça? + +--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrèrent fort +inquiets. + +On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause +de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même +formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas +d'incendie. + +On voulut voir l'officier, mais cela était impossible absolument, bien +qu'il logeât dans l'auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui +parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes +remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent. + +Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un +grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une +canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une +considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi +la patrie en servant à Cornudet. C'était une superbe pipe en écume +admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais +parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa +physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme +du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois +qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres +dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangée +d'écume. + +Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin +aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer +politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux +d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révèlerait +quand tout serait désespéré: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être? +ou un autre Napoléon Ier? Ah! si le prince impérial n'était pas si +jeune! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des +destinées. Sa pipe embaumait la cuisine. + +Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien +vite; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, +ces paroles: L'officier m'a dit comme ça: «Monsieur Follenvie, vous +défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux +pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit.» + +Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte où M. +Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit +répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait +déjeuné, c'est-à -dire vers une heure. + +Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré l'inquiétude. +Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée. + +On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs. + +Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entraîner +Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara +fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les +Allemands; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette. +Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle +chambre de l'auberge où l'officier les reçut, étendu dans un fauteuil, +les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et +enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans +la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne +se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait +un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire +victorieux. + +Au bout de quelques instants il dit enfin: + +--Qu'est-ce que fous foulez? + +Le comte prit la parole: + +--Nous désirons partir, Monsieur. + +--Non. + +--Oserai-je vous demander la cause de ce refus? + +--Parce que che ne feux pas. + +--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général +en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe; et +je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs. + +--Che ne feux pas ... foilà tout ... Fous poufez tescentre. + +S'étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent. + +L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice +d'Allemand; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. +Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, +imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder +comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou, +plutôt, leur demander une rançon considérable? A cette pensée, une +panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se +voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs +pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient +la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs +richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa +chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta +les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux +heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. +Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint +sa pipe par politesse, y prit part. + +Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un +d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui +hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le ménage Loiseau +s'entendait pour tricher. + +Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix +graillonnante, il prononça: «L'officier prussien fait demander à Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.» + +Boule de Suif resta debout, toute pâle; puis, devenant subitement +cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait +plus parler. Enfin elle éclata: «Vous lui direz à cette crapule, à ce +saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous +entendez bien, jamais, jamais, jamais.» + +Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée, +sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle +résista d'abord; mais l'exaspération domina bientôt: «Ce qu'il veut?... +ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!» cria-t-elle. Personne ne se +choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en +la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de réprobation +contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous +pour la résistance, comme si l'on eût demandé à chacun une partie du +sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là +se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout +témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante. +Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissé la +tête et ne disaient rien. + +On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée; mais on parla +peu: on songeait. + +Les dames se retirèrent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant, +organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu'on avait +l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer pour +vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'à ses +cartes, sans rien écouter, sans rien répondre; et il répétait sans +cesse: «Au jeu, messieurs, au jeu.» Son attention était si tendue qu'il +en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue +dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de +l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements +aigus des jeunes coqs essayant de chanter. + +Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint +le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était «du matin», +toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était «du soir», +toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria: «Tu placeras +mon lait de poule devant le feu,» et se remit à sa partie. Quand on vit +bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on déclara qu'il était temps de s'en +aller, et chacun gagna son lit. + +On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir +indéterminé, un désir plus grand de s'en aller, une terreur du jour à +passer dans cette horrible petite auberge. + +Hélas! les chevaux restaient à l'écurie, le cocher demeurait invisible. +On alla, par désoeuvrement, tourner autour de la voiture. + +Le déjeuner fut bien triste; et il s'était produit comme un +refroidissement vis-à -vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte +conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à +cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver secrètement +le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses +compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eût su, d'ailleurs? Elle aurait +pu sauver les apparences en faisant dire à l'officier qu'elle prenait en +pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d'importance! + +Mais personne n'avouait encore ces pensées. + +Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, le comte proposa de +faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec +soin et la petite société partit, à l'exception de Cornudet, qui +préférait rester près du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs +journées dans l'église ou chez le curé. + +Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et +les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était +une souffrance; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut +si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le +monde aussitôt retourna, l'âme glacée et le coeur serré. + +Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu +derrière. + +Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette +«garce-là » allait les faire rester longtemps encore dans un pareil +endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une +femme un sacrifice aussi pénible, et qu'il devait venir d'elle-même. M. +Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était +question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir +lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux.--«Si +l'on se sauvait à pied,»--dit Loiseau. Le comte haussa les épaules:-- +«Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous +serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés +prisonniers à la merci des soldats.»--C'était vrai; on se tut. + +Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les +désunir. + +Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui +fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, +et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier +aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes +soigneusement cirées. + +Il s'inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les +hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien +que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure. + +Boule de Suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois +femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être ainsi +rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait +si cavalièrement traitée. + +Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, +qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, +trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même qu'il ne fût pas +Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes +assurément raffoleraient. + +Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent +même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux, +dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le +temps. + +On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des coeurs +exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif. + +Une cloche tinta. C'était pour un baptême. La grosse fille avait un +enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois +l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on allait +baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le +sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie. + +Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha +les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait décider quelque +chose. Loiseau eut une inspiration: il était d'avis de proposer à +l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir +les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il +redescendit presque aussitôt. L'Allemand, qui connaissait la nature +humaine, l'avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde +tant que son désir ne serait pas satisfait. + +Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata:--«Nous n'allons +pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son métier, à cette +gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le +droit de refuser l'un plutôt que l'autre. Je vous demande un peu, ça a +pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, même des cochers! oui, madame, +le cocher de la préfecture! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la +maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait +la mijaurée, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit très +bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps; et nous +étions là trois qu'il aurait sans doute préférées. Mais non, il se +contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. +Songez donc, il est le maître. Il n'avait qu'à dire: «Je veux», et il +pouvait nous prendre de force avec ses soldats.» + +Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme +Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se +sentait déjà prise de force par l'officier. + +Les hommes, qui discutaient à l'écart, se rapprochèrent. Loiseau, +furibond, voulait livrer «cette misérable» pieds et poings liés, à +l'ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d'ambassadeurs, et +doué d'un physique de diplomate, était partisan de l'habileté: «Il +faudrait la décider»,--dit-il. + +Alors on conspira. + +Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion +devint générale, chacun donnant son avis. C'était fort convenable du +reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, +des subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les plus +scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris, tant les précautions du +langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont +est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles +s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement +au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l'amour avec la +sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper d'un autre. + +La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur semblait drôle à +la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien +dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha quelques +grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensée +brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits: «Puisque +c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus +qu'un autre?» La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu'à sa +place elle refuserait celui-là moins qu'un autre. + +On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. +Chacun convint du rôle qu'il jouerait, des arguments dont il +s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait exécuter. On régla le plan +des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l'assaut, pour +forcer cette citadelle vivante à recevoir l'ennemi dans la place. + +Cornudet cependant restait à l'écart, complètement étranger à cette +affaire. + +Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point +rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger: «Chut!» qui +fit relever tous les yeux. Elle était là . On se tut brusquement et +un certain embarras empêcha d'abord de lui parler. La comtesse, plus +assouplie que les autres aux duplicités des salons, l'interrogea: +«Etait-ce amusant, ce baptême?» + +La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les +attitudes, et l'aspect même de l'église. Elle ajouta: «C'est si bon de +prier quelquefois.» + +Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se contentèrent d'être aimables +avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils. + +Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d'abord une +conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens: +Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, +Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et +les réduisant à des servilités d'esclave. Alors se déroula une histoire +fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, +où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs +bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. +On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur +corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont +vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et +sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement. + +On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui +s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la +transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, +à l'heure du rendez-vous fatal. + +Et tout cela s'était raconté d'une façon convenable et modérée, où +parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l'émulation. + +On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, +était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux +caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point +entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne disait +rien. + +Pendant tout l'après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu +de l'appeler «madame» comme on avait fait jusque-là , on lui disait +simplement «mademoiselle», sans que personne sût bien pourquoi, comme +si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime qu'elle +avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse. + +Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa +phrase de la veille: «L'officier prussien fait demander à Mlle Elisabeth +Rousset si elle n'a point encore changé d'avis.» + +Boule de Suif répondit sèchement: «Non, monsieur.» Mais au dîner la +coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se +battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait +rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un +vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée +des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, +beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux; +mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis +pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un argument +puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes +tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un +habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence +heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la +conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra +hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas troublée par les +tâtonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer; +sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules. + +Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait +immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'En Haut; et rien, +à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention était +louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice +inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome +de morale: «La fin justifie les moyens.» + +Elle l'interrogeait. + +--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et +pardonne le fait quand le motif est pur? + +--Qui pourrait en douter, madame? Une action blâmable en soi devient +souvent méritoire par la pensée qui l'inspire. + +Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant +ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le +regardaient guère. + +Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la +sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de +la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux +chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, +d'elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère soeur Saint-Nicéphore. +On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des +centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, +ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles étaient +arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de +Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés peut-être! C'était sa +spécialité, à elle, de soigner les militaires; elle avait été en Crimée, +en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout +à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent +faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des remous des +batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards +indisciplinés; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure +ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des +dévastations de la guerre. + +Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait excellent. + +Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour +ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée. + +Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le +temps de germer et de pousser ses fruits. + +La comtesse proposa de faire une promenade dans l'après-midi; alors le +comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura +derrière les autres, avec elle. + +Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les +hommes posés emploient avec les filles, l'appelant: «ma chère enfant», +la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité +indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question: + +--Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes +les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt +que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si +souvent en votre vie? + +Boule de Suif ne répondit rien. + +Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il +sut rester «monsieur le comte», tout en se montrant galant quand il le +fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle +leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant +gaiement: «Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d'avoir goûté +d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays.» + +Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société. Aussitôt rentrée, +elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquiétude était extrême. +Qu'allait-elle faire? Si elle résistait, quel embarras! + +L'heure du dîner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant +alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu'on pouvait +se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha +de l'aubergiste, et, tout bas: «Ça y est?--Oui.» Par convenance, il ne +dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de +la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes +les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria: +«Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans +l'établissement»; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron +revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement +communicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les coeurs. +Le comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le +manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut +vive, enjouée, pleine de traits. + +Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla: +«Silence!» Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà . Alors il +tendit l'oreille en faisant «Chut!» des deux mains, leva les yeux +vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: +«Rassurez-vous, tout va bien.» + +On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa. + +Au bout d'un quart d'heure il recommença la même farce, la renouvela +souvent dans la soirée; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un à +l'étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans +son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour +soupirer: «Pauvre fille;» ou bien il murmurait entre ses dents d'un air +rageur: «Gueux de Prussien, va!» Quelquefois, au moment où l'on n'y +songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:«Assez! +assez!» et ajoutait, comme se parlant à lui-même: «Pourvu que nous la +revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le misérable!» + +Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût déplorable, elles amusaient +et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux comme le +reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu créée autour d'eux était +chargée de pensées grivoises. + +Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et +discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui +conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva +une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie +des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud. + +Loiseau, lancé, se leva, un verre de Champagne à la main: «Je bois à +notre délivrance!» Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux +bonnes soeurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à +tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais +goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, +mais que c'était plus fin cependant. + +Loiseau résuma la situation. + +--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer +un quadrille. + +Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait même +plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d'un geste +furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, +vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui +tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: «Vous n'êtes pas +farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?» Mais Cornudet releva +brusquement la tête, et, parcourant la société d'un regard luisant et +terrible: «Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie!» +Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois: «Une infamie!» et +disparut. + +Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloqué, restait bête; mais il +reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant: «Ils sont +trop verts, mon vieux, ils sont trop verts.» Comme on ne comprenait pas, +il raconta les «mystères du corridor». Alors il y eut une reprise de +gaieté formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et +M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire. + +--Comment! vous êtes sûr? Il voulait.... + +--Je vous dis que je l'ai vu. + +--Et, elle a refusé.... + +--Parce que le Prussien était dans la chambre à côté. + +--Pas possible? + +--Je vous le jure. + +Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le ventre à deux mains. +Loiseau continuait: + +--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du +tout. + +Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés. + +On se sépara là -dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des +orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que +«cette chipie» de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée: +«Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l'uniforme, qu'il soit +Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n'est +pas une pitié, Seigneur Dieu!» + +Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coururent comme des +frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des +souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. +Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière +glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là ; +il trouble, dit-on, le sommeil. + +Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige éblouissante. La +diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée +de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un oeil +rosé, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre +les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin +fumant qu'ils éparpillaient. + +Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le +siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des +provisions pour le reste du voyage. + +On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut. + +Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle s'avança timidement +vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se détournèrent +comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras +de sa femme et l'éloigna de ce contact impur. + +La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors, ramassant tout son courage, +elle aborda la femme du manufacturier d'un «bonjour, madame» humblement +murmuré. L'autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu'elle +accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait +affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût apporté une +infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle +arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle avait +occupée pendant la première partie de la route. + +On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître; mais Mme Loiseau, +la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari: +«Heureusement que je ne suis pas à côté d'elle.» + +La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença. On ne parla point +d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en +même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir cédé, +souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait +hypocritement jetée. + +Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce +pénible silence. + +--Vous connaissez, je crois, Mme d'Étrelles? + +--Oui, c'est une de mes amies. + +--Quelle charmante femme! + +--Ravissante! Une vraie nature d'élite, fort instruite d'ailleurs, et +artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine dans la +perfection. + +Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des +vitres un mot parfois jaillissait: «Coupon--échéance--prime--à terme.» + +Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissé +par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un +bésigue avec sa femme. + +Les bonnes soeurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, +firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se +mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur +vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en +temps elle baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis +recommençaient leur marmottement rapide et continu. + +Cornudet songeait, immobile. + +Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: «Il fait +faim», dit-il. + +Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un +morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et +fermes, et tous deux se mirent à manger. + +--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle +déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C'était, dans un +de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, +pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie +succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune +du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de +gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: «faits divers» sur sa +pâte onctueuse. + +Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de saucisson qui sentait +l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les +vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et +de l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses +pieds dans la paille et se mit à mordre à même les oeufs, faisant tomber +sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là +dedans, des étoiles. + +Boule de Suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu +songer à rien; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous +ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa +d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot +d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas parler +tant l'exaspération l'étranglait. + +Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée +dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord, +rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea +à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment +dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses +poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant +soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à +pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots +comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de +ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, +roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides, +coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant +régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait +droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu'on ne la +verrait pas. + +Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa +les épaules comme pour dire: «Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute.» +Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: «Elle pleure sa +honte.» + +Les deux bonnes soeurs s'étaient remises à prier, après avoir roulé dans +un papier le reste de leur saucisson. + +Alors Cornudet, qui digérait ses oeufs, étendit ses longues jambes sous +la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un +homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la +_Marseillaise_. + +Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne +plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient +l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de +barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait +les paroles: + + Amour sacré de la patrie, + Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, + Liberté, liberté chérie, + Combats avec tes défenseurs! + +On fuyait plus vite, la neige étant plus dure; et jusqu'à Dieppe, +pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du +chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurité profonde de la +voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement +vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre +le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole qu'ils +appliquaient sur chaque mesure. + +Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle +n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres. + + + + +L'Épave + + +C'était hier, 31 décembre. + +Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique +lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers. + +Georges me dit: + +--Tu permets? + +--Certainement. + +Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée +dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention +sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le +coeur. + +Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit: + +«Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée, +une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut un +singulier jour de l'an, cette année-là . Il y a de cela vingt ans ... +puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... + +«J'étais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige +aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er janvier, +puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, quand je +reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immédiatement +pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de Saint-Nazaire, +assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. J'arrivai à la +Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir +même, je prenais l'express, qui me déposait à La Rochelle le lendemain +31 décembre. + +«J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Ré, le +_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre +et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées comme un +labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des +galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces +galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui semblent construites +et demeurées comme un décor de conspirateurs, le décor antique et +saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion héroïques et +sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, grave, discrète, sans +art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si +magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie sévère, un peu +sournoise aussi, une cité de batailleurs obstinés, où doivent éclore les +fanatismes, la ville où s'exalta la foi des calvinistes et où naquit le +complot des quatre sergents. + +«Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur +un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à l'île +de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les deux +tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue +construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les pierres +énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua +vers la droite. + +«C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, +compriment le coeur, éteignent en nous toute force et toute énergie; un +jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, +froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée d'égout. + +«Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu +profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une ride, +sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau +stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par +habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derrière +quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient +bientôt. + +«Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans +pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais +quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand +trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait échoué, par +une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré. + +«La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il +avait été impossible de le renflouer et qu'on avait dû enlever au plus +vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater +la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le +naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre +à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite +contradictoirement, si besoin était, dans le procès. + +«Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il +jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts. + +«Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant +été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. + +«Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_ +poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au +hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le +capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui +changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de +la marée basse. + +«Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre +l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'oeil voyait au +loin. Nous suivions une terre. Je demandai: + +«--C'est l'île de Ré? + +«--Oui, monsieur. + +«Et tout à coup le capitaine, étendant la main droite devant nous, me +montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: + +«--Tenez, voilà votre navire! + +«--Le _Marie-Joseph_?... + +«--Mais, oui. + +«--J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais +pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins des +côtes. + +«Je repris: + +«--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que +vous me désignez? + +«Il se mit à rire. + +«--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... + +«C'était un Bordelais. Il continua: + +«--Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en +par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du +_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois heures +au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous aurez une +heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas plusse, par +exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle +revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! Remettez-vous +en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez à sept +heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose ce soir même sur +le quai de La Rochelle. + +«Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur, +pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions +rapidement. + +«Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales +à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un gros +village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de +poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de +moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très +peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur. + +«Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la +mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une +sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là -bas, là -bas. + +«J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, +et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là ; +maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et je ne +distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je croyais +assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique était +devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève, comme +font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au milieu +d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée demeuraient +en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et +bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je +regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que j'avançais et +ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée. + +«Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate +et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une +heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant, +comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné, +percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par toutes +les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâchait plus. Elle +paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré profondément +dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, relevé, +semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré, ces deux +mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. + +«J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu +sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les +trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement +ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies. +Il n'y avait plus rien là -dedans que du sable qui servait de sol à ce +souterrain de planches. + +«Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis +sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente +par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un +singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de +moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit +vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages +de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la +mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du +taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les +vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore. + +«Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis +un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une +seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux +noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas +longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: et j'aperçus +debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles, +ou plutôt un grand Anglais avec trois misses. Assurément, ils eurent +encore plus peur que moi en voyant surgir cet être rapide sur le +trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux +autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, il avait ouvert +la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son émotion. + +«Puis, après quelques secondes, il parla: + +«--Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment? + +«--Oui, monsieur. + +«--Est-ce que je pôvé la visiter? + +«--Oui, monsieur. + +«Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai +seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. + +«Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur +et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois +fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une +blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si +mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits +de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable et que +ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec leur +fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles rosés et aux +perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs +inconnues des océans. + +«Elle parlait un peu mieux que son père; et elle nous servit +d'interprète, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails, +que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute +la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent +pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent +des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois +filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs +grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre +croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. + +«Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les +quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes +noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. + +«Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui +continuais à inspecter le squelette du navire. + +«J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus +tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils +n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples +et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre le +monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs, +vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine +entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits +échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et gentilles +toutes trois, mais surtout la grande. + +«Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, de +comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger, +des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner, +de se remettre au travail et de dire «yes» ou «nô», que je serais +demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la regarder. + +«Tout à coup, elle murmura: + +«--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. + +«Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit, +singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la +fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle +allait nous entourer! + +«Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous +cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. Non, +cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une +tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le sable; +mais mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible +flot. + +«L'Anglais voulut s'élancer; je le retins; la fuite était impossible, à +cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et où +nous tomberions au retour. + +«Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la +petite Anglaise se mit à sourire et murmura: + +«--Ce été nous les naufragés! + +«Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse, +basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions +m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers +qui? + +«Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui +regardait, d'un oeil consterné, la mer démesurée autour de nous. + +«Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde, +humide, glacée: + +«Je dis: + +«--Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau. + +«L'Anglais répondit: + +«--Oh! yes! + +«Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en +vérité, combien de temps, à regarder, autour de nous, cette eau jaune +qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur +l'immense grève reconquise. + +«Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre, +pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous +effleurait et nous piquait la peau. + +«Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes +alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait un +peu. + +«Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés +les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais +trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les +dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce +de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse +comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, +muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan. +Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et +grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là , heureux du +froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse à +passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne fillette. + +«Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de +joie qui me pénétrait. + +«Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là ? Qui, elle? Une petite +Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je +me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer pour +elle, faire mille folies? Étrange chose! Comment se fait-il que la +présence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa +grâce qui nous enveloppe? la séduction de la joliesse et de la jeunesse +qui nous grise comme ferait le vin? + +«N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux +amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance +dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre +d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille la +terre pour y faire pousser des fleurs! + +«Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel, +car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement léger, +infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone +clapotement du courant contre le bateau. + +«Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises +pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler +dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la +rassurait et qu'elle avait toujours peur. + +«Je demandai à ma voisine; + +«--Vous n'avez pas trop froid, miss? + +«--Oh! si. J'avé froid beaucoup. + +«Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté; +je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa +main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. + +«Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau +plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle +me passa sur le visage. Le vent s'élevait! + +«L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement: + +«--C'était mauvaise pour nous, cette ... + +«Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même +de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement +brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en +bouillie. + +«Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales +de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais +dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, des +lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du +_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait +jusqu'au coeur. + +«L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais +une envie folle de la saisir dans mes bras. + +«Là -bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares +brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, +pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient, +nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un +d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes pour +se rallumer aussitôt; c'était bien un oeil, celui-là , avec sa paupière +sans cesse baissée sur son regard de feu. + +«De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder +l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me +dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité: + +«--Mosieu, je vous souhaite bon année. + +«Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça +une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter +le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et +s'évapora à travers l'espace. + +«J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion +puissante et bizarre. + +«C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, +de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de +plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri +te salutant!_ + +«Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule +une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier +nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune +s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car +les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et +voletaient, comme des oiseaux blessés, au dessus des vagues. + +«La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais +plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque +avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit +tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en +effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce +navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans +les flots?... + +«Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le +_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant +tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans +savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais +à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait +plus; nous autres aussi ne bougions point. + +«Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un +mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le +bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle. + +«L'Anglais reprit: + +«--Une petite bascule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves. + +«Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord! + +«Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer, +tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous +cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence. + +«Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau, +et on nous ramena à Saint-Martin. + +«L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: + +«--Bonne souper! bonne souper! + +«On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. + +«Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de +promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que +je ne les suivisse. + +«J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, +si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien +l'homme, parfois, est faible et incompréhensible! + +«Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je reçus +une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, depuis +lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte +sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son +mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du +_Marie-Joseph_ ... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée +... non ... que j'aurais aimée ... Ah!... voilà ... sait-on?... Les +événements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ... +Elle doit être vieille, à présent ... je ne la reconnaîtrais pas ... Ah! +celle d'autrefois ... celle de l'épave ... quelle créature ... divine! +Elle m'écrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ça m'a +fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne +n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ça!...» + + + + +DÉCOUVERTE + + + + +Découverte + + +Le bateau était couvert de monde. La traversée s'annonçant fort belle, +les Havraises allaient faire un tour à Trouville. + +On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ, +et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis +qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuée. + +Les roues tournèrent quelques secondes, s'arrêtèrent, repartirent +doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié +par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En +route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité. + +Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le +bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amérique, +et les amis restés à terre répondaient de la même façon. + +Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les +toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Océan à peine remué par +des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une +courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à +travers la brume matinale. + +A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt +kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs +de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du +fleuve qui, ne se mêlant point à l'eau salée, dessinaient de grands +rubans jaunes à travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer. + +J'éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de +long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais +rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des +voyageurs. + +Tout à coup, on m'appela. Je me retournai. C'était un de mes vieux amis, +Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans. + +Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant +de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais +tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux +lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont. + +Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage: + +--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens! + +C'était plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient +l'horizon d'un air important qui semblait dire: «C'est nous, les +Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà !» + +Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs +avaient l'air des drapeaux de leur suffisance. + +Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les +constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores +leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux +paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, +portaient des chapeaux anglais d'une forme étrange, et, derrière +leurs crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des +couleuvres lofées. + +Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur +mâchoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes +et démesurées. + +On sentait, en passant près d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau +dentifrice. + +Sidoine répéta, avec une colère grandissante: + +--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France? + +Je demandai en souriant: + +--Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement +indifférents. + +Il prononça: + +--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai épousé une Anglaise. Voilà . + +Je m'arrêtai pour lui rire au nez. + +--Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux? + +Il haussa les épaules: + +--Non, pas précisément. + +--Alors ... elle te ... elle te ... trompe? + +--Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j'en serais +débarrassé. + +--Alors je ne comprends pas! + +--Tu ne comprends pas? Ça ne m'étonne point. Eh bien, elle a tout +simplement appris le français, pas autre chose! Ecoute: + +Je n'avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l'été +à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux. +On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris +sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles. + +Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l'herbe, +autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil +qu'une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui +ramasse des fleurs le long d'un chemin. + +Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au même hôtel +que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là , et la mère à +toutes les Anglaises. + +Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au +soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; +puis deux filles, l'aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à +conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine +avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les +gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces +yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute +l'espérance, tout le bonheur du monde! + +Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme +comme ceux-là ! Comme ça répond bien à l'attente éternelle et confuse de +notre coeur! + +Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les +étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une +Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons +amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, +drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons +tort, cependant. + +Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c'est +leur défaut de prononciation. Aussitôt qu'une femme parle mal notre +langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par +mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une façon tout à fait +inintelligible, elle devient irrésistible. + +Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire à une mignonne +bouche rose: «J'aimé bôcoup la gigotte.» + +Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y +comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots +inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et +gai. + +Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur ses lèvres +un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, +de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées. + +Je l'épousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les +vrais amants n'adorent jamais qu'un rêve qui a pris une forme de femme. +Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet: + + Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares, + Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, + Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares, + J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur. + +Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ça été de donner à ma femme +un professeur de français. + +Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je +l'ai chérie. + +Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante +de son être, l'élégance incomparable de son geste; elles me la +montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite +pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu'elle aimait, pousser +parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une façon coquette, +a force d'être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des +sensations peu compliquées. + +Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en +prononçant--Baâba--et Baâmban. + +Aurais-je pu croire que ... + +Elle parle, à présent.... Elle parle ... mal ... très mal.... Elle fait +tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends +... je sais ... je la connais.... + +J'ai ouvert ma poupée pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut +causer, mon cher! + +Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories +d'une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, +et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire +de la conversation à l'usage des pensionnats de jeunes personnes. + +Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui +renferment d'exécrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai déchirée. J'ai +voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j'ai des +haut-le-coeur, à présent, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes. + +J'ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait +enseigné le français: comprends-tu? + + * * * * * + +Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de +monde. + +Je dis: + +--Où est ta femme? + +Il prononça: + +--Je l'ai ramenée à Étretat. + +--Et toi, où vas-tu? + +--Moi? moi je vais me distraire à Trouville. Puis, après un silence, il +ajouta: + +--Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme. + + + + +UN PARRICIDE + + + + +Un Parricide + + +L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime +étrange? + +On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux +cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, +plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année précédente, la femme +n'étant veuve que depuis trois ans. + +On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas été volés. +Il semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les +avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe de fer. + +L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne +savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier +d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se +constituer prisonnier. + +A toutes les interrogations, il ne répondait que ceci: + +--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils +venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis +habile dans le métier. + +Et quand on lui demandait: + +--Pourquoi les avez-vous tués? + +Il répondait obstinément: + +--Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer. + +On n'en put tirer autre chose. + +Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice +dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que Georges +Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent, +avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient point ses +camarades, on le surnomma «le bourgeois», et on ne l'appelait plus +autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de +menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur +bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes +et nihilistes, grand liseur de romans à drames sanglants, électeur +influent et orateur habile dans les réunions publiques d'ouvriers ou de +paysans. + + * * * * * + +L'avocat avait plaidé la folie. + +Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses +meilleurs clients, des clients riches et généreux (il les connaissait), +qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs +de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se +présentait: la folie, l'idée fixe du déclassé qui se venge sur deux +bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile à +ce surnom de «_le bourgeois_», donné par le pays à cet abandonné; il +s'écriait: + +--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce +malheureux garçon qui n'a ni père ni mère? C'est un ardent républicain. +Que dis-je? il appartient même à ce parti politique que la République +fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille aujourd'hui à bras +ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un +moyen tout simple. + +Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques, +ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même, +oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy; +son esprit malade a chaviré; il a voulu du sang, du sang de bourgeois! + +Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune! + +Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause était +gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne résista pas. + +Alors le président posa au prévenu la question d'usage: + +--Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre défense? + +L'homme se leva. + +Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes +et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon +et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'était +faite de lui. + +Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres +paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle: + +--Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et +que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire. + +J'ai tué cet homme et cette femme parce qu'ils étaient mes parents. + +Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi. + +Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. +Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être +innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d'une +naissance illégitime, plus que cela: à la mort, puisqu'on l'abandonna, +puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, +comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir +de délaissement! + +La femme qui m'allaita fut honnête, plus femme, plus grande, plus mère +que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut +mieux laisser périr ces misérables jetés aux villages des banlieues, +comme on jette une ordure aux bornes. + +Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les +autres enfants m'appelèrent un jour «bâtard». Ils ne savaient pas ce +que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je +l'ignorais aussi, mais je le sentis. + +J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'école. J'aurais +été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si +mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner. + +Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux +furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils +devaient m'aimer: ils m'ont rejeté. + +Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un présent? La mienne, +en tous cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux abandon, je leur +devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus +inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir +contre un être. + +Un homme injurié frappe; un homme volé reprend son bien par la force. +Un homme trompé, joué, martyrisé, tue. Un homme souffleté tue; un +homme déshonoré tue. J'ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté +moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère. + +Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit légitime. J'ai pris leur +vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposée. + +Vous allez parler de parricide! Étaient-ils mes parents, ces gens pour +qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour +qui ma naissance fut une calamité, et ma vie une menace de honte? Ils +cherchaient un plaisir égoïste; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont +supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux. + +Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt à les aimer. + +Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, entra chez +moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux +meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès +du curé, sous le sceau du secret, bien entendu. + +Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même +il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection +pour lui. + +Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle +entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie +nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne dit +rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne répondait que +oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu'il lui +posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée. + +Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maîtresse d'elle. Ils +restèrent, ce jour-là , assez longtemps à bavarder, et ils me firent une +grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais +un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de +mes parents. Je répondis: «Mes parents, madame, étaient des misérables +qui m'ont abandonné.» Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba +sans connaissance. Je pensai tout de suite: «C'est ma mère!» mais je me +gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir. + +Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J'appris qu'ils +n'étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n'étant +devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu'ils +s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune +preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait cachée d'abord, +espéré détruire ensuite. + +J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce +jour-là , elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment +de s'en aller, elle me dit: «Je vous veux du bien, parce que vous m'avez +l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur; vous penserez sans doute +à vous marier quelque jour; je viens vous aider à choisir librement la +femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée contre mon coeur une +fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans +enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot.» + +Elle me tendit une grande enveloppe cachetée. + +Je la regardai fixement, puis je lui dis: «Vous êtes ma mère?» + +Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me +voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria: +«Mais vous êtes fou!» + +Je répondis: «Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne +me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous +en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier.» + +Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait +à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et +je repris: «Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mère.» + +Alors il s'emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le +scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain; que leur situation, +leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: +«Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc +du bien au peuple, à ces manants-là , aidez-les, secourez-les!» + +Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup: «Allons-nous-en, +allons-nous-en!» + +Alors, comme la porte était fermée, il cria: «Si vous ne m'ouvrez +pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et +violence!» + +J'étais resté maître de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer +dans l'ombre. + +Alors il me sembla tout à coup que je venais d'être fait orphelin, +d'être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse épouvantable, mêlée +de colère, de haine, de dégoût, m'envahit; j'avais comme un soulèvement +de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la droiture, de +l'honneur, de l'affection rejetée. Je me mis à courir pour les rejoindre +le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de +Chatou. + +--Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J'allais à +pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma +mère pleurait toujours. Mon père disait: «C'est votre faute. Pourquoi +avez-vous tenu à le voir? C'était une folie dans notre position. On +aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne +pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses?» + +Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai: «Vous voyez +bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà rejeté une fois, me +repousserez-vous encore?» + +Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur +l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le +saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver. + +J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je +l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu. + +Alors elle s'est mise à crier: «Au secours! à l'assassin!» en +m'arrachant la barbe. Il paraît que je l'ai tuée aussi. Est-ce que je +sais, moi, ce que j'ai fait à ce moment-là ? + +Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetés à la +Seine, sans réfléchir. + +Voilà .--Maintenant, jugez-moi. + + * * * * * + +L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée +à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que +ferions-nous de ce parricide? + + + + +LE RENDEZ-VOUS + + + + +Le Rendez-vous + + +Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le +nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle +serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son +ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, +ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous. + +Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, +pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très +mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de +Martelet, son amant! + +La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre +à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les +fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets +baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une +vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet +de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la +mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, +songeant: «Il m'attend déjà . Il va s'énerver». Alors, elle sortit, +prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au +plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, +à pied. + +On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le +printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir +par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire +fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, +l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser +de sève comme un bois qui verdit. + +Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme +toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur +de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en +certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle +prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément +attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. +Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de +nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la +foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la +fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, +et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de +rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés. + +Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par +les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si +peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes +pour s'arrêter. + +Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira +si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage +à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des +nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une +chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune +dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille. + +Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en +entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus +un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes +encore de flânerie,--une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y +resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois. + +Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là -bas! Ainsi qu'un patient montant +chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de +tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, +et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait +d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, +douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si +ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une +opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très +lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant +partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore +celui-là , mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de +suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. +Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris +l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux +Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle +commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimée? C'était +possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien, +recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup +d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois +mois--temps normal, lutte honorable, résistance suffisante--puis elle +avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur +horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, +dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? +Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, +en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar? +Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un +fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans +plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle +était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, +ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux +stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui +montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure. + +Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là , ils ne +ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses +ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à +la façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont +terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils +reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont +conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une +gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a +d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils +affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et +déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!» +n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune +femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu +de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage +de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par +semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle +dans un moment critique. + +Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais +et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait +le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne +pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà ? Oh! dans cette rue de +Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, tous +les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait +et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil +de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son +nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les +plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, +lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs +en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit +mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle +avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'être rappelée, s'il ne +comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? +D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y +avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme +la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se +sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière +elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce +concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un +descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et +passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, +montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand +tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle +redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître +l'entresol! + +Il était là , attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, +très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien +changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste! + +Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos +mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où +volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, +il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air +d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce +mouvement-là ! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la +cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait +changer ses effets. + +Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne +changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais +banal!... + +Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre! +Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait +odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une +pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se +rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant +à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air +gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi +était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts +pour le savoir. + +C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en +grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» elle l'aurait +tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester +un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à +se rhabiller sans femme de chambre? + +Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, +aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le beau baron de +Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous +aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà ! +C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé +et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la +terre, celui-là !... + +L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le +cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle +partit d'une marche plus vive, et sortit du square. + +Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à +nez avec un monsieur qui la salua profondément. + +--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de +penser à lui. + +--Oui, madame. + +Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il +reprit: + +--Vous savez que vous êtes la seule--vous permettez que je dise de +mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes +collections japonaises. + +--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon! + +--Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une +collection rare! + +--En tout cas, elle ne peut y aller seule. + +--Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules, +rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que +je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut être discret +même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant +d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que +lorsqu'on y va pour une cause inavouable! + +--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là . + +--Alors vous venez voir ma collection. + +--Quand? + +--Mais tout de suite. + +--Impossible, je suis pressée. + +--Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square. + +--Vous m'espionniez? + +--Je vous regardais. + +--Vrai, je suis pressée. + +--Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas pressée. + +Mme Haggan se mit à rire, et avoua: + +--Non ... non ... pas ... très.... + +Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la +voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière: + +--Montez, madame. + +--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui. + +--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous +regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous +enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie! + +Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en +disant au cocher: «rue de Provence». + +Mais soudain elle s'écria: + +--Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me +conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique? + +Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au +baron: + +--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis +à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié +complètement. + +Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au +crayon: + + +«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me +tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me +fasse pardonner. + +«JEANNE.» + + +Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de +Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron: + +--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la +boîte aux télégrammes. + + + + +BOMBARD + + + + +Bombard + + +Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une +incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré pour +ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout +mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses +forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire sérieuse il +devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou même +d'une attention. + +Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se l'était coulé douce, +comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans. + +Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la +fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent. + +Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le +teint fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà , il +s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait, +criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec +une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie était faite +uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il fallait mettre +un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence +hébétée, étant même incapable de tristesse. + +Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de répéter une +phrase devenue célèbre dans son entourage: + +--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau. + +Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait +ça «faire sa saison». + +Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du +jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches +qui longent la grande plage de sable. + +Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos, +toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, +le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche. + +Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard +prêt à se _flanquer une tripotée_, et cherchant ... cherchant ... car il +cherchait. + +Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il +s'était dit: + +--Que diable, dans le tas de celles qui viennent là , je finirai bien par +trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de +chasse, un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en +l'apercevant, celle qui le ferait riche. + +Ce fut un lundi matin qu'il murmura: + +--Tiens--tiens--tiens. + +Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de +juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte +de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; +et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau +bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand +soleil de dix heures. Elles restaient là , en face de la jetée de bois, +les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très loin, sans remuer, +comme accablées par une paresse de jour d'été, trop nonchalantes pour +gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là -bas, on +apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant à son +sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse. + +Il s'était dit: + +--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en +sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et +hardie, qui s'offre. + +Déjà il l'avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi +en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, un peu maigre, +l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une +espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vêtue +simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon drôle, comme elles +se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes +saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent. + +Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la +rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup +d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait: + +--Me voilà . + +Mais comment lui parler? + +Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver +en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle. + +Il s'élança, la ramassa, et, la présentant: + +--Permettez, madame ... + +Elle répondit: + +--Aôh, vos êtes fort gracious. + +Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi. + +Alors, s'enhardissant, il prononça: + +--En voilà un beau temps. + +Elle murmura: + +--Aôh, délicious! + +Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, embarrassés, et ne +songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut +l'audace de demander. + +--Vos été pour longtemps dans cette pays. + +Il répondit en souriant: + +--Oh! oui, tant que je voudrai! + +Puis, brusquement, il proposa: + +--Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par ces jours-là ! + +Elle dit simplement: + +--Je volé bien. + +Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite, +lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue. + +Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un +matin, une grande lettre blanche qui disait: + +_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du +mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate +Robertson._ + +Et, sur l'autre page: + +_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son +mariage avec Monsieur Simon Bombard._ + +Ils s'installèrent à Paris. + +La fortune de la mariée s'élevait à quinze mille francs de rentes bien +claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette +personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il +le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait. + +Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'était plus +jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle +avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les +lui refuser. + +Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! Simon, nô +allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien +à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour +comme de nuit, d'une façon qui forçait les résistances. + +Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait +jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou même froissé. +Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, d'un ton qui +n'admettait point de réplique. + +Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux +et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder. + +Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, +et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en +paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions. + +Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à quoi; et elle lui annonça +un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où ils habiteraient dans +l'avenir. + +L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui +n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu'il +avait au coeur. + +Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux +que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brème et +les diverses amorces qui tentent les divers poissons. + +Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres +visions hantaient son esprit. + +Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine +de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce, +mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de +carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à +deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée. + +Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre +à sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, +une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et râblée, qui +n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait préparée avec soins à ses +projets. + +Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l'octroi, un ami +complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et +Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui présentait. + +Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des +difficultés incroyables. + +Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts +instants, par-ci par-là , sans tranquillité. + +Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui +réussit parfaitement. + +Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard +qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf +heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le +couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurité. + +Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; +mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et +il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main +de la servante, qui remontait bien vite à son grenier. + +Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut, comme le +barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l'ablette: + +--Fichue dedans, la patronne. + +Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard équivalait, certes, pour lui, +à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête à gages. + + * * * * * + +Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les +marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d'habitude, et +il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor. + +Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y était pas. Il +sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba +sur une chaise, torturé d'angoisse. + +Elle apparut, un bougeoir à la main. + +Il demanda, tremblant: + +--Tu étais sortie? + +Elle répondit tranquillement: + +--Je été dans la cuisine boire un verre d'eau. + +Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait avoir; mais elle +semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura. + +Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour +déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes. + +Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait +délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et +sérieux: + +--Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé privé vô, hier au soir. +Je vô les rendé. + +Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait d'un air +stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux +énormes. + + + + +LE PAIN MAUDIT + + + + +Le Pain maudit + +I + + +Le père Taille avait trois filles. Anna, l'aînée, dont on ne parlait +guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant de dix-huit +ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre son +quinzième printemps. + +Le père Taille, veuf aujourd'hui, était maître mécanicien dans la +fabrique de boutons de M. Lebrument. C'était un brave homme, très +considéré, très droit, très sobre, une sorte d'ouvrier modèle. Il +habitait rue d'Angoulême, au Havre. + +Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux +était entré dans une colère épouvantable; il avait menacé de tuer +le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de +nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers côtés que la +petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'État, qu'elle ne +courait pas, liée maintenant avec un homme d'âge, un juge au tribunal de +commerce, M. Dubois; et le père s'était calmé. + +Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements +sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir; et +quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle avait +un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur +les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire +content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait, +lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'était +pas bête, après tout! + +Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au +bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur +du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés; il +avait décidément de la chance dans ses filles. + +La noce fut décidée; et on résolut qu'on la ferait d'importance. Elle +aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela +coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'était pas +coutume. + +Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au +moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit +brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des +bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme un coeur avec +tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le temps de dire +«ouf», puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs, +puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour +manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri +jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises: «C'est +bien, ça, petite, c'est bien, c'est bien.» Alors, elle dit tout de +suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de Rose à +Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait +chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses +dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé; elle se chargeait +de tout, voilà ! + +Le vieux répéta: «Ça, c'est bien, petite, c'est bien». Mais un scrupule +lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancée, surprise, +demanda: «Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en +charge, je vais en parler à Philippe, moi». + +Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour même; et Philippe +déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mère Touchard +furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait rien. Et ils +disaient: «Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieur Dubois roule sur +l'or». + +Alors ils demandèrent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence, +la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout. + +Le mariage était fixé au dernier mardi du mois. + + +II + + +Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, la noce se +dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amené, de leur côté, +un cousin d'âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions philosophiques, +cérémonieux et compassé, dont on attendait l'héritage, et une vieille +tante, Mme Lamondois. + +M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. On les +avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus importantes et +les plus distinguées de la société. + +Dès qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immédiatement son +cavalier et courut en avant en déclarant: «Je vais vous montrer le +chemin.» + +Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invités +suivait plus lentement. + +Dès que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser +passer le monde qui défilait devant elle en roulant de grands yeux et en +tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe mystérieux. + +La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant été jugée +trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et les +carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait +d'une fenêtre. + +Les dames pénétrèrent dans la chambre à coucher pour se débarrasser de +leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, debout sur +la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux +hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père Taille, très +digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son +enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours à la main son +chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant à la façon d'un +sacristain dans une église. + +Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le repas. + +Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée, +en criant: «Venez tous par ici une minute.» Les douze invités se +précipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne sur un +guéridon. + +Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient déjà dans +les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans +doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, même +vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles devaient par +métier, par obligation professionnelle, un peu d'elles à tous les mâles. + +Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parents occupaient un +bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère présidait +à droite, la jeune mariée présidait à gauche. Anna s'occupait de tous et +de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins et les +assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une certaine +intimidation devant la richesse du logis et la solennité du service +paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne +rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans +une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, qui +aimait rire, tâchait d'animer la situation; et, comme on arrivait au +dessert, elle cria: «Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose.» +Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix du +Havre. + +Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur, +par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de +circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec +le sérieux du dîner. + +Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour écouter. Tous +les visages devinrent attentifs et vaguement souriants. + +Le chanteur annonça «Le pain maudit», et arrondissant le bras droit, ce +qui fit remonter son habit dans son cou, il commença: + + Il est un pain béni qu'à la terre économe + Il nous faut arracher d'un bras victorieux. + C'est le pain du travail, celui que l'honnête homme, + Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux. + Mais il en est un autre, à mine tentatrice, + Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_ + Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice! + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là ! _(bis.)_ + +Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara: «Ça, +c'est tapé.» La cuisinière invitée tourna dans sa main un croûton +qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: «Très +bien!» Et la tante Lamondois s'essuyait déjà les yeux avec sa serviette. + +Le marié annonça: «Deuxième couplet» et le lança avec une énergie +croissante: + + Respect au malheureux qui, tout brisé par l'âge, + Nous implore en passant sur le bord du chemin, + Mais flétrissons celui qui, désertant l'ouvrage, + Alerte et bien portant, ose tendre la main. + Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse. + C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_ + Honte à celui qui vit du pain de la paresse, + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là _(bis.)_ + +Tous, même les deux servants restés debout contre les murs, hurlèrent +en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient +détonner les voix grasses des hommes. + +La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille se mouchait +avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé brandissait +un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie +laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle tourmentait +toujours. + +M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion générale: «Voilà des +choses saines, bien différentes des gaudrioles.» + +Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeur et lui montrait +d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter. + +Le jeune homme, grisé par le succès, reprit: + + Dans ton simple réduit, ouvrière gentille, + Tu sembles écouter la voix du tentateur! + Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille. + Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur. + Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes + Lorsque, te maudissant, ton père expirera? _(bis)_ + Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes. + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là , _(bis.)_ + +Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le refrain. Anna, +toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, interdit, regardait autour +de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière avait +soudain lâché son croûton comme s'il était devenu empoisonné. + +M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation: «Le dernier +couplet est de trop.» Le père Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait +des regards féroces autour de lui. + +Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une +voix mouillée, d'une voix de femme qui pleure: «Apportez le champagne.» + +Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrent radieux. +Et comme le père Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien +compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le +montrant aux convives: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là , + +toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteilles coiffées +d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là . + + + + +LES SABOTS + + + + +Les Sabots + + +Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus +des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe +étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour +de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges «... Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait +le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de +la commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait +la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour +communiquer familièrement avec tout son monde. + +Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.» + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde-champêtre.--M. Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est +la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du +Saint-Esprit.» + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p't'être bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'être ben d'y envoyer +Adélaïde.» + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit. + +L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.» + +La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux +jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.» + +La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois +commencèrent à manger. + +Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire....» + +Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mère avait cessé de manger pour écouter et elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette. + +Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Dès que le repas fut terminé la mère lui fit mettre son bonnet, et elles +partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, Jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgré son âge. + +Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: «C'est un père Bontemps, qui n'est pas bien levé tous +les jours.» + +Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous désirez? + +La mère prit la parole: + +--C'est no't fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé. + +Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: + +--Quel âge qu'elle a, c'te grande bique-là ? + +--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont. + +--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. + +Et il congédia les deux femmes. + +Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla. + +--Adélaïde! + +Elle accourut. + +--Me v'là , not' maître. + +Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil +troublé, il déclara: + +--Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma +servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons point nos +sabots. + +--Oui, not' maître. + +--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. +Omont. + +--C'est servi, not' maître. + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +--Adélaïde! + +Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. + +--Eh bien, nom de D ... et té, ousqu'est ta place? + +--Mais ... not'maître ... + +Il hurlait: + +«--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' là ou bien +foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre.» + +Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: + +--Me v'là , not' maître. + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui, alors, +repris de colère, il grogna: + +--Eh bien, et pour té? + +--J'n'en prends point, not' maître. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il éclata de nouveau: + +--J'aime pas prend' mon café tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas +t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va +chercher une tasse et plus vite que ça. + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis +il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second +du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congédia. + +--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille. + +Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos, +puis il l'envoya se mettre au lit. + +--Va te coucher, je monterai tout à l'heure. + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière, +se dévêtit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, +effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison: + +--Adélaïde? + +Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier: + +--Me v'là , not' maître. + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître. + +Alors il vociféra: + +--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom +de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ... + +Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle: + +--Me v'là , not' maître! + +Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit +par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +--Plus vite que ça, donc, nom de D ...! + +Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +--Me v'là , me v'là , not' maître. + + * * * * * + +Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: + +--Mais non, je n'crois point. + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots? + +--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l's autres. + +--Mais t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit à sangloter, balbutiant: + +--J'savais ti, mé? J'savais ti, mé? + +Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Quéque tu ne savais point? + +Elle prononça, à travers ses pleurs: + +--J'savais ti, mé, que ça se faisait comme ça d's'éfants! + +Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère: + +--La v'là grosse, à c't'heure. + +Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée». + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara: + +--All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain. + + + + +LA BUCHE + + + + +La Bûche + + +Le salon était petit, tout enveloppé de teintures épaisses, et +discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feu flambait; +tandis qu'une seule lampe posée sur le coin de la cheminée versait une +lumière molle, ombrée par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux +personnes qui causaient. + +Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs, mais une +de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin +papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, pénétrée jusqu'à la chair +vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, +l'épiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur +légère qui vous saute à l'odorat lorsqu'on ouvre une boîte de poudre +d'iris florentine. + +Lui était un ami d'autrefois, resté garçon, un ami de toutes les +semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus +d'ailleurs. + +Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tous deux +regardaient le feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de ces silences +amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire +l'un près de l'autre. + +Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racines enflammées, +croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le salon, +roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour d'elle. + +La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis +que lui, à coup de botte, rejetait dans la cheminée l'énorme charbon +et ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes répandues +autour. + +Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi se répandit; et +l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: «Et +voilà , dit-il en montrant la bûche replacée dans l'âtre, voilà pourquoi +je ne me suis jamais marié.» + +Elle le considéra, tout étonnée, avec cet oeil curieux des femmes qui +veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, où +la curiosité est réfléchie, compliquée, souvent malicieuse; et elle +demanda: «Comment ça?» + +Il reprit: «Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine +histoire. + +Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenu tout à +coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, +Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux +inséparables comme nous étions, avaient pu tout à coup devenir presque +étrangers l'un à l'autre. Or, voici le secret de notre éloignement. + +Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions +jamais; et l'amitié qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait +pu la briser. + +Un soir, en rentrant, il m'annonça son mariage. + +Je reçus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait volé ou trahi. +Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une +femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne tolère +point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de +coeur et de confiance qui existe entre deux hommes. + +Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un à l'autre, +l'homme et la femme sont toujours étrangers d'âme, d'intelligence; ils +restent deux belligérants; ils sont d'une race différente; il faut qu'il +y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un esclave; tantôt +l'un, tantôt l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils s'étreignent +les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent +jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui +semble ouvrir les coeurs, les mettre à nu, dans un élan de sincère +et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de +procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les +abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec +lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu'entre deux +hommes. + +Enfin mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, charmante, +une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait l'adorer. + +D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gêner leur tendresse, +me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, +m'appeler sans cesse, et m'aimer. + +Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cette vie commune; +et je dînais souvent chez eux; et souvent, rentré chez moi la nuit, je +songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant bien triste à +présent ma maison vide. + +Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien +m'écrivit de venir dîner. J'y allai. «Mon bon, dit-il, il va falloir que +je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de +retour avant onze heures; mais à onze heures précises, je rentrerai. +J'ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe.» + +La jeune femme sourit: «C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idée de vous +envoyer chercher», reprit-elle. + +Je lui serrai la main: «Vous êtes gentille comme tout.» Et je sentis sur +mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se +mit à table; et, dès huit heures, Julien nous quittait. + +Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne singulière naquit +brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore jamais +trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaque jour, le +tête-à -tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord +de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les +silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face de moi, +de l'autre côté de la cheminée, la tête baissée, le regard indécis, un +pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile méditation. +Quand je fus à sec d'idées banales, je me tus. C'est étonnant comme il +est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je +sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne +sais quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vous +prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d'une autre +personne à votre égard. + +Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: «Mettez +donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'éteindre.» +J'ouvris le coffre à bois, placé juste comme le vôtre, et je pris une +bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en pyramide sur les autres +morceaux aux trois quarts consumés. + +Et le silence recommença. + +Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façon qu'elle +nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, +des yeux qui me parurent étranges. «Il fait trop chaud, maintenant, +dit-elle; allons donc là -bas, sur le canapé.» Et nous voilà partis sur +le canapé. Puis tout à coup, me regardant bien en face: «Qu'est-ce que +vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?» + +Je répondis, fort interloqué: «Ma foi, le cas n'est pas prévu, et puis, +ça dépendrait de la femme.» + +Alors, elle se mit à rire, d'un rire sec, nerveux, frémissant, un de ces +rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta: + +«Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins.» + +Elle se tut, puis reprit: + +«Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul?» + +Je l'avouai, oui, j'avais été amoureux. + +«Racontez-moi ça,» dit-elle. + +Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'écoutait attentivement, +avec des marques fréquentes d'improbation et de mépris; et soudain: +«Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fût bon, il faudrait, il +me semble, qu'il bouleversât le coeur, tordît les nerfs et ravageât la +tête; il faudrait qu'il fût--comment dirai-je?--dangereux, terrible +même, presque criminel, presque sacrilège, qu'il fût une sorte de +trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacrés, +des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, +sans périls, légal, est-ce bien de l'amour?» + +Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cette +exclamation philosophique: O cervelle féminine, te voilà bien! + +Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, sainte-nitouche; +et, appuyée sur les coussins, elle s'était allongée, couchée, la tête +contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir un bas de soie +rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants. + +Au bout d'une minute: «Je vous fais peur», dit-elle. Je protestai. Elle +s'appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder: «Si je +vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?» Et avant que +j'eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient +attiré brusquement ma tête, et ses lèvres joignaient les miennes. Ah! +ma chère amie, je vous réponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper +Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusée, +effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari déjà ne suffisait +plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul +attrait du fruit défendu, du danger bravé, de l'amitié trahie! Non, cela +ne m'allait guère. Mais que faire? Imiter Joseph! rôle fort sot et, de +plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, cette +fille, et enflammée d'audace, et palpitante et acharnée. Oh! que celui +qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prête à +se donner, me jette la première pierre ... + +... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une +minute de plus et ... j'étais ... non, elle était ... pardon, c'est lui +qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait été, quand voilà qu'un bruit +terrible nous fit bondir. + +La bûche, oui, la bûche, madame, s'élançait dans le salon, renversant la +pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant +le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement +flamber. + +Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la +cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout +joyeux, rentrait. Il s'écria: «Je suis libre, l'affaire est finie deux +heures plus tôt!» + +Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé en flagrant délit. Et vous +apercevez d'ici les conséquences! + +Or, je fis en sorte de n'être plus repris dans une situation pareille, +jamais, jamais. Puis je m'aperçus que Julien me battait froid, comme on +dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié; et peu à peu il m'éloigna +de chez lui; et nous avons cessé de nous voir. Je ne me suis point +marié. Cela ne doit plus vous étonner. + + + + +MAGNÉTISME + + + + +Magnétisme + + +C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à l'heure des interminables +cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et +l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes +après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées. + +On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences +du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, +indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges, +des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, retombant +brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à +ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots, à ce mystère du +magnétisme, le défendant au nom de la science. + +Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et +chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s'était ancrée si +fortement qu'il n'admettait même point la discussion. + +Il répétait en ricanant: «Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne +discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de +tours. Quant à M. Charcot qu'on dit être un remarquable savant, il me +fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent +par devenir fous à force de réfléchir à d'étranges cas de folie. Il a +constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables, +il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant +toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-être +des explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je voudrais +l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez.» + +Il y eut autour de l'incrédule une sorte de mouvement de pitié, comme +s'il avait blasphémé dans une assemblée de moines. + +Un de ces messieurs s'écria: + +--Il y a eu pourtant des miracles autrefois. + +Mais l'autre répondit: + +--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus? + +Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des +communications d'âmes à travers de longs espaces, des influences +secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait les faits +indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait: «Des blagues! des +blagues! des blagues!» + +A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: «Eh +bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous +les expliquerai. Les voici: + +»Dans le petit village d'Étretat les hommes, tous matelots, vont chaque +année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l'enfant +d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son «pé était +mort à la mé». On calma le mioche qui se réveilla de nouveau en hurlant +que son «pé était neyé». Un mois après on apprenait en effet la mort du +père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils +de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'émut; on rapprocha les +dates; et il se trouva que l'accident et le rêve avaient coïncidé à peu +près; d'où l'on conclut qu'ils étaient arrivés la même nuit, à la même +heure. Et voilà un mystère du magnétisme.» + +Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort ému demanda:--Et +vous expliquez ça, vous? + +--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait m'avait surpris +et même vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par +principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence par +douter; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute +communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est +suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, à force +d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre +qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des +enfants rêvât et annonçât à son réveil que le «pé était mort à la mé». +La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent +toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions +coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au +miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres +présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans +confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les +auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si +l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement +réveillée, et l'on aurait célébré l'intervention de Dieu selon les uns, +du magnétisme selon les autres. + +Un des fumeurs déclara: + +--C'est assez juste, ce que vous dites là , mais voyons votre seconde +histoire? + +--Oh! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C'est à +moi qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre +appréciation. On n'est jamais équitablement juge et partie. Enfin la +voici: + +«J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne +songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée attentivement, +jamais remarquée, comme on dit. + +«Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fût pas laide; +enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux +quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces êtres sur +qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter, +sur qui le désir ne s'abat point. + +«Or, un soir, que j'écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me +mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage d'idées, de +cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste +quelques minutes rêvassant, la plume en l'air, une sorte de petit +souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du coeur, et +immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logique, +j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la +tête, et sans voile, cette jeune femme à qui je n'avais jamais songé +plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la +tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n'avais +point observées, un charme doux, un attrait langoureux; elle éveilla +chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à la poursuite +d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je +m'endormis. Et je rêvai. + +«Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est-ce pas, qui +vous rendent maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes +infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables? + +«Qui de nous dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n'a tenu, +étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire, +celle dont son esprit était occupé? Et avez-vous remarqué quelles +surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve! En quelles +ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous +secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante, elles +vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en +cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité. + +«Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme +fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait +aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de +ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux +oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme +ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil +exquis et décevant. + +«Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela. + +«Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me hantait la tête et les +sens, à un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à +elle. + +«A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. +Dans son escalier j'étais ému à trembler, mon coeur battait, un désir +véhément m'envahissait des pieds aux cheveux. + +«J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et +soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m'assis. + +«Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait point écouter. Je +ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle, +la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve s'accomplit si vite, si +facilement, si follement, que je doutai soudain d'être éveillé ... Elle +fut pendant deux ans ma maîtresse ...» + +--Qu'en concluez-vous? dit une voix. + +Le conteur semblait hésiter. + +--J'en conclus ... je conclus à une coïncidence, parbleu! Et puis, qui +sait? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point remarqué et +qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients +rappels de mémoire qui nous représente souvent des choses négligées par +notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence! + +--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez +pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat mon cher monsieur! + + + + +DIVORCE + + + + +Divorce + + +Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dix ans +plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal assortis, +ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer le +nouveau client. + +C'était un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua: + +--Prenez un siège, dit l'avocat + +Le client s'assit et après avoir toussé: + +--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire +de divorce. + +--Parlez, monsieur, je vous écoute. + +--Monsieur, je suis un ancien notaire. + +--Déjà ! + +--Oui, déjà . J'ai trente-sept ans. + +--Continuez. + +--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux. + +--Vous n'êtes pas le seul. + +--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à fait +spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très particulière. +Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une façon très +bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses? + +--Qu'entendez-vous par là ? + +--Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour certains +esprits que le poison pour le corps? + +--Mais, oui, peut-être. + +--Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent, nous +tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. C'est +une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de laisser +une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous apercevons +pas dès le début qu'elle est une envahisseuse, une maîtresse, un tyran, +qu'elle s'étend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans +cesse, s'installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe +toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes +perdus. + +Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai dit, +j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret, +mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de +limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon âge. + +Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatrièmes +pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, +etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par ce moyen, de faire +faire à quelques clients des mariages avantageux. + +Un jour je tombe sur ceci: + +«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme +honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien +nets. Rien des agences.» + +Or, justement, ce jour-là , je dînais avec deux amis, un avoué et un +filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les +mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille francs. + +Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces femmes-là ?» + +L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces +conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se tournant vers +moi: + +«--Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même? Cristi, ça t'en +enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs.» + +Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d'autre chose. + +Une heure plus tard je rentre chez moi. + +Il faisait froid cette nuit-là . J'habitais d'ailleurs une vieille +maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent à des +champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier, +un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme j'étendais l'autre +pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson +m'envahir, plus humide, celui-là , et ils se joignirent dans ma poitrine, +m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je murmurai, +saisi par un brusque souvenir: «Sacristi, si je les avais, les deux +millions cinq cent mille!» + +Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faite par une +bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre! +un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas +de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis à +chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente quelquefois ces +endroits-là : + + Deux millions, + Deux millions + Sont bons + Avec cinq cent mille + Et femme gentille. + +Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y songeai tout à +coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je fus +longtemps à m'endormir. + +Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je +devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaire importante. +Il fallait me lever à six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les +deux millions cinq cent mille! + +Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans une odeur +de poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procédure +avancés--rien ne pue comme ça--et une odeur de clercs--bottes, +redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout chauffée à +dix-huit degrés. + +Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette brûlée et d'un +morceau de fromage. Puis je me remis au travail. + +C'est alors que je pensai très sérieusement à la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas écrire? Pourquoi +ne pas savoir? + +Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta, +m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères dont +je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là , presque sans m'en +apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d'aiguille, et +chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la +demoiselle aux deux millions cinq cent mille. + +Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose, +monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère. + +Certes, il n'était pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille, +dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un mari par la voie des +journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût honorable +et malheureuse. + +D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne +m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous +autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions +de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le +chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais bien +que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles nous +font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent +vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre crédulité +inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous +disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent mille francs +comme très possible, très morale. + +Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de +chambre, ayant hérité brusquement de son père, avait appris du même coup +la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la dévoiler à quelque +homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un moyen fort +usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare originelle. + +Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres, +notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, +monsieur. + +Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis. + +Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, j'étais en +train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc m'annonça: + +--Mlle Chantefrise. + +--Faites entrer. + +Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air +embarrassée. + +--Asseyez-vous, mademoiselle. + +Elle s'assit et murmura: + +--C'est moi, monsieur. + +--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître. + +--La personne à qui vous avez écrit. + +--Pour un mariage? + +--Oui, monsieur. + +--Ah! très bien! + +--Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en personne. + +--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous marier? + +--Oui, monsieur. + +--Vous avez de la famille? + +Elle hésita, baissa les yeux et balbutia: + +--Non, monsieur ... Ma mère ... et mon père ... sont morts. + +Je tressaillis.--Donc j'avais deviné juste,--et une vive sympathie +s'éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre créature. Je +n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris: + +--Votre fortune est bien nette? + +Elle répondit, cette fois, sans hésiter: + +--Oh! oui, monsieur. + +Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me +déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que je n'avais pensé. +C'était une belle personne, une forte personne, une maîtresse femme. Et +l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de sentiment, de +devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je +me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui parlai de ce +client que je dépeignis comme un homme triste, très honorable, un peu +malade. + +Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants. + +--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou +quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre. + +--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle. + +--Mon Dieu! oui ou non. Êtes-vous pressée de retourner chez vous? + +--Pas du tout. + +--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps. + +--Vous êtes trop aimable, monsieur. + +--Vous êtes descendue à l'hôtel? + +Elle nomma le premier hôtel de Rouen. + +--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur ... notaire +de vous offrir à dîner, ce soir. + +Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis elle se décida: + +--Oui, monsieur. + +--Je vous prendrai chez vous à sept heures. + +--Oui, monsieur. + +--Alors, à ce soir, mademoiselle? + +--Oui, monsieur. + +Et je la reconduisis jusqu'à ma porte. + + * * * * * + +A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette +pour moi et me reçut d'une façon très coquette. + +Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais connu, et je commandai +un menu troublant. + +Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me contait son +histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, elle avait +été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent, ayant hérité de +grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne dirait jamais +les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile de la +supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu à les savoir, je +l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme pratique, +sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, des intérêts +et des placements. Sa compétence en cette matière me donna aussitôt une +grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve cependant; +mais je lui montrai clairement que j'avais du goût pour elle. + +Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et j'en bus, +ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que j'allais +devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur +qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne succombât. Pour me +calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il faudrait établir +d'une façon précise, car mon client était homme d'affaires. + +Elle répondit avec gaieté:--Oh! je sais. J'ai apporté toutes les +preuves. + +--Ici, à Rouen? + +--Oui, à Rouen. + +--Vous les avez à l'hôtel? + +--Mais oui. + +--Pouvez-vous me les montrer? + +--Mais oui. + +--Ce soir. + +--Mais oui. + +Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et nous voici +rentrant chez elle. + +Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je +les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie +au coeur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de l'embrasser. +Je m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. Et je +l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... +le champagne aidant ... je succombai ... ou plutôt ... non ... elle +succomba. + +Ah! monsieur, j'en fis une tête, après cela ...--et elle donc! Elle +pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne +pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans +un état d'esprit épouvantable. + +Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût été rien si j'avais +eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le client, +le client naïf, le client trompé, trompé par lui-même. Quelle situation! +Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable, +sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre fille, après +l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes plus tard! + +Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait ainsi! + +Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de remords, ravagé de +craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison +s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me présentai, comme onze +heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait. + +En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux. + +Je lui dis: + +--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour réparer nos +torts. Je vous demande votre main. + +Elle balbutia: + +--Je vous la donne. + +Je l'épousai. + + * * * * * + +Tout alla bien pendant six mois. + +J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas +un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme. + +Cependant je remarquais peu à peu que, de temps en temps, elle faisait +de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le mardi, +l'autre le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis. + +C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descendit la rue +de la République, tourna à droite, par la rue qui suit le palais +archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, longea le pont +de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiète, +se retournant souvent, épiant tous les passants. + +Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnut pas. + +Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, +son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq. + +Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un +flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses bras +une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et +l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit une autre +enfant, plus jeune encore, fille ou garçon, porté par une autre +campagnarde, se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en va, +escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre +et déserte promenade du Cours-la-Reine. + +Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et ne comprenant +pas, n'osant point deviner. + +Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, hurlant: + +--Quels sont ces enfants? + +--Quels enfants? + +--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever? + +Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint à elle, elle +me confessa, dans un déluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui, +monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, +deux garçons. + +Et c'était là --quelle honte!--c'était là l'origine de sa fortune.--Les +quatre pères!... Elle avait amassé sa dot. + +Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire? + +L'avocat répondit avec gravité: + +--Reconnaître vos enfants, monsieur. + + + + +UNE SOIRÉE + + + + +Une Soirée + + +Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour +les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison +à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa +famille, avait écrit à sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine +de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme Padoie, une petite +femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il avait besoin +d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les +Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais rançonnés. + +Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenant des +affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et ne le voyait +guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie, ancien employé des +finances, qui venait d'être nommé receveur des contributions à Vannes. + +Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire à la +maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train de +discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa +chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers, murmura: +«Prenez un siège, je suis à vous dans un instant», se rassit et +recommença sa discussion. + +Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne +comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les autres +parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne semblait +comprendre personne. + +Ce fut long, très long. Varajou considérait son beau-frère en songeant: +«Quel crétin!» Padoie devait avoir près de cinquante ans; il était +grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui +faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un bonnet de +velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il +faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était mou. Varajou +se répétait: «Quel crétin!» + +Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de +plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors de ces +deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, bruyant, +plein de dédain pour tout le monde, il méprisait l'univers entier du +haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, quelle +fête!» il avait certes exprimé le plus haut degré d'admiration dont fût +capable son esprit. + +Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda: + +--Vous allez bien? + +--Pas mal, comme vous voyez. Et vous? + +--Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé à venir nous voir. + +--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le métier +militaire, on n'a pas grande liberté. + +--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable. + +--Et Joséphine va bien? + +--Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure. + +--Où est-elle donc? + +--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; +c'est une ville très comme il faut. + +--Je m'en doute. + +Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frère +sans empressement, lui tendit la joue et demanda: + +--Il y a longtemps que tu es ici? + +--Non, à peine une demi-heure. + +--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le +salon. + +Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie à ses chiffres et à +ses contribuables. + +Dès qu'ils furent seuls: + +--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle. + +--Quoi donc? + +--Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que +tu fais des dettes. + +Il eut l'air très étonné. + +--Moi! Jamais de la vie. + +--Oh! ne nie pas, je le sais. + +Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouche par une +semonce si violente qu'il dut se taire. + +Puis elle reprit: + +--Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au dîner. Je ne puis te +tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire. + +Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardait tour à +tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant à la rue. Il +se décida pour la rue. + +Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le sabre sur les +mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte +au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le Morbihan». Il regardait +les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et +il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée de venir ici!» + +Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et +désolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour +sommeiller jusqu'au dîner. + +La bonne le réveilla en frappant à sa porte. + +--C'est servi, monsieur. + +Il descendit. + +Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol, une +soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi +trois assiettes mélancoliques. + +M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou. On s'assit, puis +la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le creux de +leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. +C'était jour de pot-au-feu. + +Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui +tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, avec +dégoût, avec fatigue, avec rage. + +Mme Padoie disait à son mari: + +--Tu vas ce soir chez M. le premier président? + +--Oui, ma chère. + +--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es +pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé. + +Alors elle parla de la société de Vannes, de l'excellente société où +les Padoie étaient reçus avec considération, grâce à leurs sentiments +religieux. + +Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de +charcuterie, en l'honneur du nouveau venu. + +Puis du fromage. C'était fini. Pas de café. + +Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soirée en tête-à -tête avec +sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir même +un petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser +les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce +supplice, et il déclara qu'il devait aller à la gendarmerie pour faire +régulariser quelque chose sur sa permission. + +Et il se sauva, dès sept heures. + +A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chien qui +sort de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle +corvée!» + +Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur café de la ville. Il +le trouva, sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans l'intérieur, +cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et +causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que deux +joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient les +billes en se heurtant. + +On entendait leur voix compter: «Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de +chance.--Oh! joli coup! bien joué!--Onze.--Il fallait prendre par la +rouge.--Vingt.--Bille en tête, bille en tête.--Douze. Hein! j'avais +raison?» + +Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la +meilleure.» + +Puis il s'assit, attendant sa consommation. + +Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec ses camarades, +dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme +l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café d'abord; puis son carafon +d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire +maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un. + +Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse la fête.» Et +l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour s'amuser. Il appela +le garçon. + +--Hé, l'employé! + +--Voilà , m'sieu. + +--Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici? + +L'homme resta stupide à cette question. + +--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici! + +--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi? + +--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du bon vin. + +--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais? + +--Les demoiselles! ah! ah! + +--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici? + +--Des demoiselles? + +--Mais, oui, des demoiselles! + +Le garçon se rapprocha, baissa la voix: + +--Vous demandez ousqu'est la maison? + +--Mais oui, parbleu! + +--Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première à +droite.--C'est au 15. + +--Merci, ma vieille. V'là pour toi. + +--Merci, m'sieu. + +Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième à gauche, première à droite, +15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: «Deuxième à +gauche,--oui,--Mais en sortant du café, fallait-il prendre à droite ou à +gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien.» + +Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans la première +à droite, et chercha le numéro 15. C'était une maison d'assez belle +apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les fenêtres +éclairées au premier étage. La porte d'entrée demeurait entr'ouverte, et +une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa: + +--C'est bien ici. + +Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela: + +-Ohé! Ohé! + +Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant un soldat. +Il lui dit: + +--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut? + +--Oui, monsieur. + +--Au salon? + +--Oui monsieur. + +--Je n'ai qu'à monter? + +--Oui, monsieur. + +--La porte en face? + +--Oui, monsieur. + +Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bien éclairée +par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, quatre dames +décolletées qui semblaient attendre quelqu'un. + +Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un +peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que la quatrième, +âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; +elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie verte qui laissait +passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras énormes +et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé. Le sous-officier +salua: + +--Bonjour, mesdames. + +La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina: + +--Bonjour, monsieur. + +Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il +songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce lieu; et +cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en vient un, nous +verrons bien.» Et il demanda: + +--Alors, ça va bien? + +La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit: + +--Très bien! merci. + +Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut. + +Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d'un rire +gêné: + +--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ... + +Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et +Padoie, en habit noir, apparut. + +Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se dressant, il +sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit danser tout +autour du salon en hurlant: «V'là Padoie ... V'là Padoie ... V'là Padoie +...» Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dans la +figure: + +--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fête, toi,... Ah! +Farceur.... Et ma soeur!... Tu la lâches, dis!... + +Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à +l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le +canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait. + +Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauvèrent, +tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à +défaillir. + +Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se +précipita vers eux: + +--Oh! monsieur le président ... il est fou ... il est fou ... On nous +l'avait envoyé en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou.... + +Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu'il +avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant +vers son beau-frère: + +--Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il. + +Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia: + +--Où ... où ... où nous sommes.... Malheureux ... misérable ... +infâme.... Où nous sommes ... Chez monsieur le premier président!... +chez monsieur le premier président de Mortemain ... de Mortemain ... de +... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... +canaille!... + + + + +TABLE + + Boule de Suif + L'Épave + Découverte + Un Parricide + Le Rendez-vous + Bombard + Le Pain Maudit + Les Sabots + La Bûche + Magnétisme + Divorce + Une Soirée + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 10746 *** diff --git a/10746-8.txt b/10746-8.txt new file mode 100644 index 0000000..eb04bd8 --- /dev/null +++ b/10746-8.txt @@ -0,0 +1,5384 @@ +The Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Boule de Suif + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +[Illustration: Boule de Suif] + + + + +LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 PARIS_ + +_Collection des Grands Romans_ + +A 1 FRANC + +GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._ + +GEORGES OHNET _Le Maître de Forges. Serge Panine. La Grande Marnière._ + +ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._ + +ANDRÉ THEURIET _Sauvageonne._ + +RENÉ MAIZEROY _Petite Reine._ + +GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._ + +MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._ + +JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._ + +PIERRE MAEL _Un roman de Femme._ + +JULES CASE _La Fille à Blanchard._ + +RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._ + +MATHILDE SERAO _Adieu Amour._ + +MAURICE MONTÉGUT _Un nom sur une Tombe._ + +MAURICE LEBLANC _Une Femme._ + + +Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume. + + + + +Boule de Suif + + + + +OEUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES DU GUY DE MAUPASSANT + + +ÉDITION DE LUXE + +(_Voir Catalogue à la fin du volume_.) + + + + +GUY DE MAUPASSANT + +BOULE DE SUIF + + +L'ÉPAVE--DÉCOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN +MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNÉTISME--DIVORCE--UNE SOIRÉE + + + +PARIS 1907 + + + + +BOULE DE SUIF + + +Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient +traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais des hordes +débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes +en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, sans +régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une pensée ou +d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue +sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens +pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; +des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à +l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; puis, au milieu +d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une +grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins +divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui +suivait avec peine la marche plus légère des lignards. + +Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques: «les +Vengeurs de la Défaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la +Mort»--passaient à leur tour, avec des airs de bandits. + +Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de +suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs +écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle +et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de +campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur +leurs épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres +soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et +débauchés. + +Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. + +La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances +très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres +sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait +sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses +uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère +les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient +subitement disparu. + +Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour +gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant après +tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques +disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d'un peuple habitué +à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s'en +allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance. + +Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient +plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le +commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne +considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux +de cuisine. + +La vie semblait arrêtée; les boutiques étaient closes, la rue muette. +Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le +long des murs. + +L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de l'ennemi. + +Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, +quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la ville avec +célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la +côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs +apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les +avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur +la place de l'Hôtel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armée +allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les +pavés sous leur pas dur et rythmé. + +Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale montaient le +long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière +les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres +de la cité, des fortunes et des vies, de par le «droit de guerre». Les +habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que +donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la +terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car +la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre établi des choses est +renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout ce que protégeaient +les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d'une +brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous +les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve débordé qui roule les +paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachées aux +toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant +les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au +son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute +croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne +en la protection du Ciel et en la raison de l'homme. + +Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis +disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion. +Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les +vainqueurs. + +Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un +calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien +mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, +plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette +guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, +un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on +obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi +blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir ainsi serait moins +de la bravoure que de la témérité.--Et la témérité n'est plus un défaut +des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où +s'illustra leur cité.--On se disait enfin, raison suprême tirée de +l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis d'être poli dans son +intérieur pourvu qu'on ne se montrât pas familier, en public, avec le +soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la +maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, +chaque soir, à se chauffer au foyer commun. + +La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français +ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans +les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec +arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas +avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les +officiers de chasseurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux mêmes cafés. + +Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil +et d'inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur +répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les +places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l'impression +d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses. + +Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants +payaient toujours; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un négociant +normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute +parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre. + +Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de +la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les +pêcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand +gonflé dans son uniforme, tué d'un coup de couteau ou de savate, la tête +écrasée par une pierre, ou jeté à l'eau d'une poussée du haut d'un pont. +Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et +légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que +les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. + +Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à +mourir pour une Idée. + +Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville à leur +inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la +renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, +on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le coeur des +commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au +Havre que l'armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner +ce port en allant par terre à Dieppe où ils s'embarqueraient. + +On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la +connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en +chef. + +Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce +voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on +résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout +rassemblement. + +Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, +vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la +neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la +nuit. + +A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la +cour de l'Hôtel de Normandie, où l'on devait monter en voiture. + +Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous +leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité; et l'entassement +des lourds vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps à +des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se +reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent:--«J'emmène ma +femme,»--dit l'un.--«J'en fais autant.«--«Et moi aussi.»--Le premier +ajouta:--«Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens +approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre.»--Tous avaient les +mêmes projets, étant de complexion semblable. + +Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait +un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure +pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux +frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix +d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un +léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; ce murmure +devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement +de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque +secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant le sol. + +La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés +s'étaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis. + +Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en +descendant vers la terre; il effaçait les formes, poudrait les choses +d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence +de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, +innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que +bruit, entremêlement d'atomes légers qui semblaient emplir l'espace, +couvrir le monde. + +L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval +triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, +attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, +car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumière. +Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs +immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit:--«Pourquoi ne montez-vous +pas dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins.» + +Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les +trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite; +puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les +dernières places sans échanger une parole. + +Le plancher était couvert de paille où les pieds s'enfoncèrent. Les +dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un +charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à +voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses +qu'elles savaient déjà depuis longtemps. + +Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre +à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda:--«Tout le +monde est-il monté?»--Une voix du dedans répondit:--«Oui.»--On partit. + +La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les +roues s'enfonçaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des +craquements sourds; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient; et le +fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les +côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant +brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort +plus violent. + +Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu'un +voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne +tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs +et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où +apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt +une chaumière avec un capuchon de neige. + +Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de +cette aurore. + +Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de +l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue +Grand-Pont. + +Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté +le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très +mauvais vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses +connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de +ruses et de jovialité. + +Sa réputation de filou était si bien établie, qu'un soir, à la +préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant +et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu +somnolentes de faire une partie de «Loiseau vole», le mot lui-même vola +à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait +fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province. + +Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses +plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui +sans ajouter immédiatement:--«Il est impayable, ce Loiseau.» + +De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d'une face +rougeaude entre deux favoris grisonnants. + +Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision +rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce, qu'il +animait par son activité joyeuse. + +A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, +M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire +de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du Conseil +général. Il était resté, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition +bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement +à la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre +expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, +demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen +en garnison. + +Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute +jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navré +l'intérieur lamentable de la voiture. + +Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un +des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, +vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, par les +artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV +qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse +une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et +gouverneur de province. + +Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert +représentait le parti orléaniste dans le département. L'histoire de +son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes était toujours +demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait +mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils +de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon +demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille +galanterie, et dont l'entrée fût difficile. + +La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, +cinq cent mille livres de revenu. + +Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société +rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la +Religion et des Principes. + +Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même +banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui +égrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_. +L'une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si +elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. +L'autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine +de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les +illuminés. + +En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les +regards de tous. + +L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens +respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans +les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les +frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien +confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin +la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au Quatre +Septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet, +mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, +demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui +le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et +serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la +défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous +les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les +routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il +s'était vivement replié vers la ville. + +Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, où de +nouveaux retranchements allaient être nécessaires. + +La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son +embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. +Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, +étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses; +avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa +robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur +faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de +pivoine prêt à fleurir; et là-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux +noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre +dedans; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, +meublée de quenottes luisantes et microscopiques. + +Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables. + +Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les +femmes honnêtes, et les mots de «prostituée», de «honte publique» furent +chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses +voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence +aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de +Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé. + +Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la +présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. +Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs +dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour +légal le prend toujours de haut avec son libre confrère. + +Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à +l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour +les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait +subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et +des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix +fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. +Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie cotonnière, avait eu soin +d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif +qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s'était arrangé +pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui lui +restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme formidable +qu'il comptait bien toucher au Havre. + +Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien +que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de +la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de +l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte. + +La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas +fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des +côtes à pied. On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à +Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun +guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence +sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la +dégager. + +L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun +marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage +des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries. + +Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du +chemin, mais ils n'y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant +cachait ses réserves dans la crainte d'être pillé par les soldats qui, +n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils +découvraient. + +Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se +sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui +depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, +avait tué les conversations. + +De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque aussitôt +l'imitait; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son +savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou +modestement en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait +une vapeur. + +Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait +quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses +voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et +crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. +Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle +souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne +comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. «Le fait est que je +ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé à apporter +des provisions?»--Chacun se faisait le même reproche. + +Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on +refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il +rendit la gourde, il remercia: «C'est bon tout de même, ça réchauffe, et +ça trompe l'appétit.»--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de +faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras +des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens +bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux +bonnes soeurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains +enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, +baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance +qu'il leur envoyait. + +Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine +interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant +vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une +serviette blanche. + +Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale +en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, +tout découpés, avaient confi sous leur gelée; et l'on apercevait encore +dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des +fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de +trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre +goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle +prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de +ces petits pains qu'on appelle «Régence» en Normandie. + +Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit, +élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante +avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le +mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de +la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa +timbale, son panier et ses provisions. + +Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: «A la bonne +heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui +savent toujours penser à tout.» Elle leva la tête vers lui: «Si vous en +désirez, monsieur? C'est dur de jeûner depuis le matin.» Il salua: «Ma +foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme +à la guerre, n'est-ce pas, madame?» Et, jetant un regard circulaire, il +ajouta: «Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver +des gens qui vous obligent.»--Il avait un journal qu'il étendit pour ne +point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logé +dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des +dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans +la voiture un grand soupir de détresse. + +Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes +soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux +instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite +après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus +les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte +de table en développant des journaux sur les genoux. + +Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, +mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, +travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l'imiter. +Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les +entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda +à leur «charmante compagne» si elle lui permettait d'offrir un petit +morceau à Mme Loiseau. Elle dit: «Mais oui, certainement, monsieur,» +avec un sourire aimable, et tendit la terrine. + +Un embarras se produisit lorsqu'on eût débouché la première bouteille +de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir +essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la +place humide encore des lèvres de sa voisine. + +Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des +nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme +Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de +Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir +qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que la neige +du dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu +connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. +Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes soeurs, soutenant +la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de +Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, +ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se +sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, +la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et +elle ajouta:--«C'est la faim, pas autre chose.» Alors Boule de Suif, +rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs +restés à jeun: «Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces +dames ...» Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole: +«Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit +s'aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable! +Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit? +Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain +midi.»--On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du +«oui». + +Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille +intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: «Nous +acceptons avec reconnaissance, madame.» + +Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna +carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie +gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de +Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits-fours et une tasse pleine +de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les +femmes, adorant les crudités. + +On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc +on causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on +s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un +grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse +surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames +qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme +Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et +mangeant beaucoup. + +On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits +horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français; et tous +ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les +histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta, +avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les +filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait +quitté Rouen: «J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle. +J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir +quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai +vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourné le sang +de colère; et j'ai pleuré de honte toute la journée. Oh! si j'étais un +homme, allez! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur +casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empêcher de leur +jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; +alors j'ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles +à étrangler que d'autres! Et je l'aurais terminé, celui-là, si l'on ne +m'avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, +quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici.» + +On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses +compagnons qui ne s'étaient pas montrés si crânes; et Cornudet, en +l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apôtre; de +même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue +barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont +celui de la religion. Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, avec +l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour +aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait +magistralement cette «crapule de Badinguet». + +Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle +devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation: «J'aurais +bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, +ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'à +quitter la France si l'on était gouverné par des polissons comme vous!» +Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais +on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa +et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec +autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. +Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l'âme la +haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette +instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les +gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, +attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments +ressemblaient si fort aux leurs. + +Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant +qu'il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un +peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait fini de manger. + +La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, +plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, +malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette +dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et +l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes +Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses. + +Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d'une lueur vive +un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des +deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet +mobile des lumières. + +On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout à coup un +mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont +l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe s'écarter +vivement comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit. + +Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'était Tôtes. +On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos +laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, +faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du Commerce +on s'arrêta. + +La portière s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les +voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. +Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque chose. + +Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si +l'on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur +apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement +jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont +les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et +d'épouvante. + +A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un +grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme +comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate +et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel anglais. Sa +moustache démesurée, à longs poils droits, s'amincissant indéfiniment +de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu'on n'en +apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, +tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant. + +Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton +raide:--«Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?» + +Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une docilité de +saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la +comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis +de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant +pied à terre, dit à l'officier: «Bonjour monsieur», par un sentiment de +prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens +tout-puissants, le regarda sans répondre. + +Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent +les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille +tâchait de se dominer et d'être calme: le démoc tourmentait d'une main +tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient +garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là chacun +représente un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse +de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses +voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait +l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance +commencée au défoncement des routes. + +On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait +présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et où +étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque +voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux +renseignements écrits. + +Puis il dit brusquement:--«C'est pien», et il disparut. + +Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une +demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, pendant que deux +servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. +Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte +vitrée marquée d'un numéro parlant. + +Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge +parut lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme +asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des +chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de +Follenvie. + +Il demanda: + +--Mademoiselle Élisabeth Rousset? + +Boule de Suif tressaillit, se retourna: + +--C'est moi. + +--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement. + +--A moi? + +--Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset. + +Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément: + +--C'est possible, mais je n'irai pas. + +Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause +de cet ordre. Le comte s'approcha: + +--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés +considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos +compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. +Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger; c'est sans +doute pour quelque formalité oubliée. + +Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la +sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les +complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. Elle dit enfin: + +--C'est pour vous que je le fais, bien sûr! + +La comtesse lui prit la main: + +--Et nous vous remercions. + +Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table. + +Chacun se désolait de n'avoir pas été demandé à la place de cette fille +violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le +cas où on l'appellerait à son tour. + +Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à +suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait: «Oh! la canaille! la canaille!» + +Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le +comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: «Non, cela ne +vous regarde pas, je ne peux pas parler.» + +Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de +choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le +ménage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par économie. Les autres +demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon +particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de +le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite entre la lampe +et son oeil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande +barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait +tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre +de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour +laquelle il était né. On eût dit qu'il établissait en son esprit un +rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui +occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et assurément il +ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre. + +M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L'homme, râlant +comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour +pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle +raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils +faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui +coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils à +l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec +une dame de qualité. + +Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, +de temps en temps, l'interrompait: + +--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait +aucun compte, et continuait: + +--Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et +du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas +croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le +respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant +des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:--et marche en +avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là.--S'ils +cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans +leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ça n'est profitable à +personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre +rien qu'à massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation, +c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament à +piétiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font +tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres se donnent +tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination +de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien +Polonais, ou bien Français?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a +fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine +nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on +donne des décorations à celui qui en détruit le plus?--Non, voyez-vous, +je ne comprendrai jamais ça! + +Cornudet éleva la voix: + +--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est +un devoir sacré quand on défend la patrie. + +La vieille femme baissa la tête: + +--Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait +pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir? + +L'oeil de Cornudet s'enflamma: + +--Bravo, citoyenne! dit-il. + +M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il fût fanatique +des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait +songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras +inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient +improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il +faudra des siècles pour achever. + +Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. +Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre sautillait de +joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes +de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis. + +Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha. + +Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son +épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son oeil au trou de la +serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait: «les mystères du +corridor». Au bout d'une heure environ, il entendit un frôlement, +regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète +encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches. +Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro +tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s'entr'ouvrit, et, +quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, +la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de Suif +semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, +malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils +élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait +avec vivacité. Il disait: + +--Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous fait? + +Elle avait l'air indigné et répondit: + +--Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas; et +puis, ici, ce serait une honte. + +Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle +s'emporta, élevant encore le ton: + +--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens +dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être? + +Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point +caresser près de l'ennemi, dut réveiller en son coeur sa dignité +défaillante, car, après l'avoir seulement embrassée, il regagna sa porte +à pas de loup. + +Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa +chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure +carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant: +«M'aimes-tu, chérie?» + +Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s'éleva quelque +part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi +bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un +bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous +pression. M. Follenvie dormait. + +Comme on avait décidé qu'on partirait à huit heures le lendemain, tout +le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bâche avait +un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans +chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les +écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se +résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la +place, avec l'église au fond, et, des deux côtés, des maisons basses +où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent +épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique +du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui +pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l'apaiser; et les +grosses paysannes dont les hommes étaient à «l'armée de la guerre», +indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu'il +fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café; +un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente. + +Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le +vieux rat d'église lui répondit: «Oh! ceux-là ne sont pas méchants; +c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne +sais pas bien d'où; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au +pays; ça ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr qu'on pleure +bien aussi là-bas après les hommes; et ça fournira une fameuse misère +chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour +le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme +s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres +gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre.» + +Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et +les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut +un mot pour rire: «Ils repeuplent.» M. Carré-Lamadon eut un mot grave: +«Ils réparent.» Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le +découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec +l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella: + +--Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures? + +--Ah! bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis. + +--Lequel? + +--De ne pas atteler du tout. + +--Qui vous a donné cet ordre? + +--Ma foi! le commandant prussien. + +--Pourquoi? + +--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend d'atteler, moi je +n'attelle pas.--Voilà. + +--C'est lui-même qui vous a dit cela? + +--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de sa part. + +--Quand ça? + +--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrèrent fort +inquiets. + +On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause +de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même +formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas +d'incendie. + +On voulut voir l'officier, mais cela était impossible absolument, bien +qu'il logeât dans l'auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui +parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes +remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent. + +Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un +grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une +canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une +considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi +la patrie en servant à Cornudet. C'était une superbe pipe en écume +admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais +parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa +physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme +du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois +qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres +dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangée +d'écume. + +Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin +aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer +politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux +d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révèlerait +quand tout serait désespéré: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être? +ou un autre Napoléon Ier? Ah! si le prince impérial n'était pas si +jeune! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des +destinées. Sa pipe embaumait la cuisine. + +Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien +vite; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, +ces paroles: L'officier m'a dit comme ça: «Monsieur Follenvie, vous +défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux +pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit.» + +Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte où M. +Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit +répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait +déjeuné, c'est-à-dire vers une heure. + +Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré l'inquiétude. +Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée. + +On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs. + +Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entraîner +Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara +fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les +Allemands; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette. +Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle +chambre de l'auberge où l'officier les reçut, étendu dans un fauteuil, +les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et +enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans +la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne +se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait +un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire +victorieux. + +Au bout de quelques instants il dit enfin: + +--Qu'est-ce que fous foulez? + +Le comte prit la parole: + +--Nous désirons partir, Monsieur. + +--Non. + +--Oserai-je vous demander la cause de ce refus? + +--Parce que che ne feux pas. + +--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général +en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe; et +je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs. + +--Che ne feux pas ... foilà tout ... Fous poufez tescentre. + +S'étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent. + +L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice +d'Allemand; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. +Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, +imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder +comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou, +plutôt, leur demander une rançon considérable? A cette pensée, une +panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se +voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs +pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient +la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs +richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa +chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta +les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux +heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. +Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint +sa pipe par politesse, y prit part. + +Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un +d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui +hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le ménage Loiseau +s'entendait pour tricher. + +Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix +graillonnante, il prononça: «L'officier prussien fait demander à Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.» + +Boule de Suif resta debout, toute pâle; puis, devenant subitement +cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait +plus parler. Enfin elle éclata: «Vous lui direz à cette crapule, à ce +saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous +entendez bien, jamais, jamais, jamais.» + +Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée, +sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle +résista d'abord; mais l'exaspération domina bientôt: «Ce qu'il veut?... +ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!» cria-t-elle. Personne ne se +choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en +la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de réprobation +contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous +pour la résistance, comme si l'on eût demandé à chacun une partie du +sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là +se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout +témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante. +Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissé la +tête et ne disaient rien. + +On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée; mais on parla +peu: on songeait. + +Les dames se retirèrent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant, +organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu'on avait +l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer pour +vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'à ses +cartes, sans rien écouter, sans rien répondre; et il répétait sans +cesse: «Au jeu, messieurs, au jeu.» Son attention était si tendue qu'il +en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue +dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de +l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements +aigus des jeunes coqs essayant de chanter. + +Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint +le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était «du matin», +toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était «du soir», +toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria: «Tu placeras +mon lait de poule devant le feu,» et se remit à sa partie. Quand on vit +bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on déclara qu'il était temps de s'en +aller, et chacun gagna son lit. + +On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir +indéterminé, un désir plus grand de s'en aller, une terreur du jour à +passer dans cette horrible petite auberge. + +Hélas! les chevaux restaient à l'écurie, le cocher demeurait invisible. +On alla, par désoeuvrement, tourner autour de la voiture. + +Le déjeuner fut bien triste; et il s'était produit comme un +refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte +conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à +cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver secrètement +le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses +compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eût su, d'ailleurs? Elle aurait +pu sauver les apparences en faisant dire à l'officier qu'elle prenait en +pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d'importance! + +Mais personne n'avouait encore ces pensées. + +Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, le comte proposa de +faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec +soin et la petite société partit, à l'exception de Cornudet, qui +préférait rester près du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs +journées dans l'église ou chez le curé. + +Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et +les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était +une souffrance; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut +si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le +monde aussitôt retourna, l'âme glacée et le coeur serré. + +Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu +derrière. + +Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette +«garce-là» allait les faire rester longtemps encore dans un pareil +endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une +femme un sacrifice aussi pénible, et qu'il devait venir d'elle-même. M. +Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était +question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir +lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux.--«Si +l'on se sauvait à pied,»--dit Loiseau. Le comte haussa les épaules:-- +«Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous +serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés +prisonniers à la merci des soldats.»--C'était vrai; on se tut. + +Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les +désunir. + +Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui +fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, +et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier +aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes +soigneusement cirées. + +Il s'inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les +hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien +que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure. + +Boule de Suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois +femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être ainsi +rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait +si cavalièrement traitée. + +Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, +qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, +trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même qu'il ne fût pas +Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes +assurément raffoleraient. + +Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent +même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux, +dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le +temps. + +On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des coeurs +exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif. + +Une cloche tinta. C'était pour un baptême. La grosse fille avait un +enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois +l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on allait +baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le +sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie. + +Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha +les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait décider quelque +chose. Loiseau eut une inspiration: il était d'avis de proposer à +l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir +les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il +redescendit presque aussitôt. L'Allemand, qui connaissait la nature +humaine, l'avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde +tant que son désir ne serait pas satisfait. + +Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata:--«Nous n'allons +pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son métier, à cette +gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le +droit de refuser l'un plutôt que l'autre. Je vous demande un peu, ça a +pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, même des cochers! oui, madame, +le cocher de la préfecture! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la +maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait +la mijaurée, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit très +bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps; et nous +étions là trois qu'il aurait sans doute préférées. Mais non, il se +contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. +Songez donc, il est le maître. Il n'avait qu'à dire: «Je veux», et il +pouvait nous prendre de force avec ses soldats.» + +Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme +Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se +sentait déjà prise de force par l'officier. + +Les hommes, qui discutaient à l'écart, se rapprochèrent. Loiseau, +furibond, voulait livrer «cette misérable» pieds et poings liés, à +l'ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d'ambassadeurs, et +doué d'un physique de diplomate, était partisan de l'habileté: «Il +faudrait la décider»,--dit-il. + +Alors on conspira. + +Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion +devint générale, chacun donnant son avis. C'était fort convenable du +reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, +des subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les plus +scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris, tant les précautions du +langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont +est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles +s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement +au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l'amour avec la +sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper d'un autre. + +La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur semblait drôle à +la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien +dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha quelques +grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensée +brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits: «Puisque +c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus +qu'un autre?» La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu'à sa +place elle refuserait celui-là moins qu'un autre. + +On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. +Chacun convint du rôle qu'il jouerait, des arguments dont il +s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait exécuter. On régla le plan +des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l'assaut, pour +forcer cette citadelle vivante à recevoir l'ennemi dans la place. + +Cornudet cependant restait à l'écart, complètement étranger à cette +affaire. + +Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point +rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger: «Chut!» qui +fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et +un certain embarras empêcha d'abord de lui parler. La comtesse, plus +assouplie que les autres aux duplicités des salons, l'interrogea: +«Etait-ce amusant, ce baptême?» + +La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les +attitudes, et l'aspect même de l'église. Elle ajouta: «C'est si bon de +prier quelquefois.» + +Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se contentèrent d'être aimables +avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils. + +Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d'abord une +conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens: +Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, +Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et +les réduisant à des servilités d'esclave. Alors se déroula une histoire +fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, +où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs +bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. +On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur +corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont +vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et +sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement. + +On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui +s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la +transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, +à l'heure du rendez-vous fatal. + +Et tout cela s'était raconté d'une façon convenable et modérée, où +parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l'émulation. + +On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, +était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux +caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point +entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne disait +rien. + +Pendant tout l'après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu +de l'appeler «madame» comme on avait fait jusque-là, on lui disait +simplement «mademoiselle», sans que personne sût bien pourquoi, comme +si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime qu'elle +avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse. + +Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa +phrase de la veille: «L'officier prussien fait demander à Mlle Elisabeth +Rousset si elle n'a point encore changé d'avis.» + +Boule de Suif répondit sèchement: «Non, monsieur.» Mais au dîner la +coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se +battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait +rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un +vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée +des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, +beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux; +mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis +pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un argument +puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes +tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un +habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence +heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la +conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra +hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas troublée par les +tâtonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer; +sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules. + +Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait +immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'En Haut; et rien, +à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention était +louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice +inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome +de morale: «La fin justifie les moyens.» + +Elle l'interrogeait. + +--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et +pardonne le fait quand le motif est pur? + +--Qui pourrait en douter, madame? Une action blâmable en soi devient +souvent méritoire par la pensée qui l'inspire. + +Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant +ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le +regardaient guère. + +Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la +sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de +la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux +chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, +d'elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère soeur Saint-Nicéphore. +On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des +centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, +ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles étaient +arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de +Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés peut-être! C'était sa +spécialité, à elle, de soigner les militaires; elle avait été en Crimée, +en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout +à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent +faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des remous des +batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards +indisciplinés; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure +ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des +dévastations de la guerre. + +Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait excellent. + +Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour +ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée. + +Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le +temps de germer et de pousser ses fruits. + +La comtesse proposa de faire une promenade dans l'après-midi; alors le +comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura +derrière les autres, avec elle. + +Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les +hommes posés emploient avec les filles, l'appelant: «ma chère enfant», +la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité +indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question: + +--Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes +les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt +que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si +souvent en votre vie? + +Boule de Suif ne répondit rien. + +Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il +sut rester «monsieur le comte», tout en se montrant galant quand il le +fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle +leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant +gaiement: «Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d'avoir goûté +d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays.» + +Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société. Aussitôt rentrée, +elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquiétude était extrême. +Qu'allait-elle faire? Si elle résistait, quel embarras! + +L'heure du dîner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant +alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu'on pouvait +se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha +de l'aubergiste, et, tout bas: «Ça y est?--Oui.» Par convenance, il ne +dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de +la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes +les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria: +«Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans +l'établissement»; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron +revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement +communicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les coeurs. +Le comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le +manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut +vive, enjouée, pleine de traits. + +Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla: +«Silence!» Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il +tendit l'oreille en faisant «Chut!» des deux mains, leva les yeux +vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: +«Rassurez-vous, tout va bien.» + +On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa. + +Au bout d'un quart d'heure il recommença la même farce, la renouvela +souvent dans la soirée; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un à +l'étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans +son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour +soupirer: «Pauvre fille;» ou bien il murmurait entre ses dents d'un air +rageur: «Gueux de Prussien, va!» Quelquefois, au moment où l'on n'y +songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:«Assez! +assez!» et ajoutait, comme se parlant à lui-même: «Pourvu que nous la +revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le misérable!» + +Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût déplorable, elles amusaient +et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux comme le +reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu créée autour d'eux était +chargée de pensées grivoises. + +Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et +discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui +conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva +une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie +des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud. + +Loiseau, lancé, se leva, un verre de Champagne à la main: «Je bois à +notre délivrance!» Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux +bonnes soeurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à +tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais +goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, +mais que c'était plus fin cependant. + +Loiseau résuma la situation. + +--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer +un quadrille. + +Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait même +plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d'un geste +furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, +vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui +tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: «Vous n'êtes pas +farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?» Mais Cornudet releva +brusquement la tête, et, parcourant la société d'un regard luisant et +terrible: «Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie!» +Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois: «Une infamie!» et +disparut. + +Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloqué, restait bête; mais il +reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant: «Ils sont +trop verts, mon vieux, ils sont trop verts.» Comme on ne comprenait pas, +il raconta les «mystères du corridor». Alors il y eut une reprise de +gaieté formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et +M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire. + +--Comment! vous êtes sûr? Il voulait.... + +--Je vous dis que je l'ai vu. + +--Et, elle a refusé.... + +--Parce que le Prussien était dans la chambre à côté. + +--Pas possible? + +--Je vous le jure. + +Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le ventre à deux mains. +Loiseau continuait: + +--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du +tout. + +Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés. + +On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des +orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que +«cette chipie» de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée: +«Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l'uniforme, qu'il soit +Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n'est +pas une pitié, Seigneur Dieu!» + +Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coururent comme des +frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des +souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. +Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière +glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là; +il trouble, dit-on, le sommeil. + +Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige éblouissante. La +diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée +de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un oeil +rosé, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre +les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin +fumant qu'ils éparpillaient. + +Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le +siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des +provisions pour le reste du voyage. + +On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut. + +Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle s'avança timidement +vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se détournèrent +comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras +de sa femme et l'éloigna de ce contact impur. + +La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors, ramassant tout son courage, +elle aborda la femme du manufacturier d'un «bonjour, madame» humblement +murmuré. L'autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu'elle +accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait +affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût apporté une +infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle +arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle avait +occupée pendant la première partie de la route. + +On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître; mais Mme Loiseau, +la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari: +«Heureusement que je ne suis pas à côté d'elle.» + +La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença. On ne parla point +d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en +même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir cédé, +souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait +hypocritement jetée. + +Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce +pénible silence. + +--Vous connaissez, je crois, Mme d'Étrelles? + +--Oui, c'est une de mes amies. + +--Quelle charmante femme! + +--Ravissante! Une vraie nature d'élite, fort instruite d'ailleurs, et +artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine dans la +perfection. + +Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des +vitres un mot parfois jaillissait: «Coupon--échéance--prime--à terme.» + +Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissé +par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un +bésigue avec sa femme. + +Les bonnes soeurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, +firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se +mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur +vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en +temps elle baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis +recommençaient leur marmottement rapide et continu. + +Cornudet songeait, immobile. + +Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: «Il fait +faim», dit-il. + +Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un +morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et +fermes, et tous deux se mirent à manger. + +--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle +déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C'était, dans un +de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, +pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie +succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune +du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de +gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: «faits divers» sur sa +pâte onctueuse. + +Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de saucisson qui sentait +l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les +vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et +de l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses +pieds dans la paille et se mit à mordre à même les oeufs, faisant tomber +sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là +dedans, des étoiles. + +Boule de Suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu +songer à rien; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous +ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa +d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot +d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas parler +tant l'exaspération l'étranglait. + +Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée +dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord, +rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea +à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment +dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses +poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant +soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à +pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots +comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de +ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, +roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides, +coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant +régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait +droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu'on ne la +verrait pas. + +Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa +les épaules comme pour dire: «Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute.» +Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: «Elle pleure sa +honte.» + +Les deux bonnes soeurs s'étaient remises à prier, après avoir roulé dans +un papier le reste de leur saucisson. + +Alors Cornudet, qui digérait ses oeufs, étendit ses longues jambes sous +la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un +homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la +_Marseillaise_. + +Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne +plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient +l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de +barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait +les paroles: + + Amour sacré de la patrie, + Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, + Liberté, liberté chérie, + Combats avec tes défenseurs! + +On fuyait plus vite, la neige étant plus dure; et jusqu'à Dieppe, +pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du +chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurité profonde de la +voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement +vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre +le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole qu'ils +appliquaient sur chaque mesure. + +Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle +n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres. + + + + +L'Épave + + +C'était hier, 31 décembre. + +Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique +lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers. + +Georges me dit: + +--Tu permets? + +--Certainement. + +Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée +dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention +sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le +coeur. + +Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit: + +«Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée, +une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut un +singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans ... +puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... + +«J'étais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige +aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er janvier, +puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, quand je +reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immédiatement +pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de Saint-Nazaire, +assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. J'arrivai à la +Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir +même, je prenais l'express, qui me déposait à La Rochelle le lendemain +31 décembre. + +«J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Ré, le +_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre +et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées comme un +labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des +galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces +galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui semblent construites +et demeurées comme un décor de conspirateurs, le décor antique et +saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion héroïques et +sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, grave, discrète, sans +art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si +magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie sévère, un peu +sournoise aussi, une cité de batailleurs obstinés, où doivent éclore les +fanatismes, la ville où s'exalta la foi des calvinistes et où naquit le +complot des quatre sergents. + +«Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur +un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à l'île +de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les deux +tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue +construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les pierres +énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua +vers la droite. + +«C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, +compriment le coeur, éteignent en nous toute force et toute énergie; un +jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, +froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée d'égout. + +«Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu +profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une ride, +sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau +stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par +habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derrière +quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient +bientôt. + +«Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans +pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais +quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand +trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait échoué, par +une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré. + +«La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il +avait été impossible de le renflouer et qu'on avait dû enlever au plus +vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater +la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le +naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre +à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite +contradictoirement, si besoin était, dans le procès. + +«Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il +jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts. + +«Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant +été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. + +«Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_ +poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au +hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le +capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui +changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de +la marée basse. + +«Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre +l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'oeil voyait au +loin. Nous suivions une terre. Je demandai: + +«--C'est l'île de Ré? + +«--Oui, monsieur. + +«Et tout à coup le capitaine, étendant la main droite devant nous, me +montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: + +«--Tenez, voilà votre navire! + +«--Le _Marie-Joseph_?... + +«--Mais, oui. + +«--J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais +pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins des +côtes. + +«Je repris: + +«--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que +vous me désignez? + +«Il se mit à rire. + +«--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... + +«C'était un Bordelais. Il continua: + +«--Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en +par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du +_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois heures +au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous aurez une +heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas plusse, par +exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle +revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! Remettez-vous +en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez à sept +heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose ce soir même sur +le quai de La Rochelle. + +«Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur, +pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions +rapidement. + +«Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales +à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un gros +village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de +poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de +moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très +peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur. + +«Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la +mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une +sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, là-bas. + +«J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, +et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là; +maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et je ne +distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je croyais +assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique était +devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève, comme +font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au milieu +d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée demeuraient +en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et +bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je +regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que j'avançais et +ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée. + +«Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate +et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une +heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant, +comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné, +percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par toutes +les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâchait plus. Elle +paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré profondément +dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, relevé, +semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré, ces deux +mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. + +«J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu +sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les +trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement +ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies. +Il n'y avait plus rien là-dedans que du sable qui servait de sol à ce +souterrain de planches. + +«Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis +sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente +par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un +singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de +moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit +vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages +de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la +mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du +taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les +vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore. + +«Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis +un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une +seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux +noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas +longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: et j'aperçus +debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles, +ou plutôt un grand Anglais avec trois misses. Assurément, ils eurent +encore plus peur que moi en voyant surgir cet être rapide sur le +trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux +autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, il avait ouvert +la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son émotion. + +«Puis, après quelques secondes, il parla: + +«--Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment? + +«--Oui, monsieur. + +«--Est-ce que je pôvé la visiter? + +«--Oui, monsieur. + +«Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai +seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. + +«Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur +et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois +fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une +blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si +mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits +de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable et que +ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec leur +fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles rosés et aux +perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs +inconnues des océans. + +«Elle parlait un peu mieux que son père; et elle nous servit +d'interprète, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails, +que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute +la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent +pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent +des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois +filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs +grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre +croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. + +«Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les +quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes +noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. + +«Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui +continuais à inspecter le squelette du navire. + +«J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus +tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils +n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples +et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre le +monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs, +vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine +entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits +échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et gentilles +toutes trois, mais surtout la grande. + +«Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, de +comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger, +des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner, +de se remettre au travail et de dire «yes» ou «nô», que je serais +demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la regarder. + +«Tout à coup, elle murmura: + +«--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. + +«Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit, +singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la +fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle +allait nous entourer! + +«Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous +cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. Non, +cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une +tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le sable; +mais mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible +flot. + +«L'Anglais voulut s'élancer; je le retins; la fuite était impossible, à +cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et où +nous tomberions au retour. + +«Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la +petite Anglaise se mit à sourire et murmura: + +«--Ce été nous les naufragés! + +«Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse, +basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions +m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers +qui? + +«Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui +regardait, d'un oeil consterné, la mer démesurée autour de nous. + +«Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde, +humide, glacée: + +«Je dis: + +«--Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau. + +«L'Anglais répondit: + +«--Oh! yes! + +«Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en +vérité, combien de temps, à regarder, autour de nous, cette eau jaune +qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur +l'immense grève reconquise. + +«Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre, +pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous +effleurait et nous piquait la peau. + +«Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes +alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait un +peu. + +«Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés +les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais +trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les +dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce +de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse +comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, +muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan. +Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et +grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là, heureux du +froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse à +passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne fillette. + +«Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de +joie qui me pénétrait. + +«Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, elle? Une petite +Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je +me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer pour +elle, faire mille folies? Étrange chose! Comment se fait-il que la +présence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa +grâce qui nous enveloppe? la séduction de la joliesse et de la jeunesse +qui nous grise comme ferait le vin? + +«N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux +amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance +dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre +d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille la +terre pour y faire pousser des fleurs! + +«Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel, +car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement léger, +infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone +clapotement du courant contre le bateau. + +«Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises +pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler +dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la +rassurait et qu'elle avait toujours peur. + +«Je demandai à ma voisine; + +«--Vous n'avez pas trop froid, miss? + +«--Oh! si. J'avé froid beaucoup. + +«Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté; +je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa +main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. + +«Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau +plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle +me passa sur le visage. Le vent s'élevait! + +«L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement: + +«--C'était mauvaise pour nous, cette ... + +«Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même +de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement +brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en +bouillie. + +«Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales +de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais +dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, des +lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du +_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait +jusqu'au coeur. + +«L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais +une envie folle de la saisir dans mes bras. + +«Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares +brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, +pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient, +nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un +d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes pour +se rallumer aussitôt; c'était bien un oeil, celui-là, avec sa paupière +sans cesse baissée sur son regard de feu. + +«De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder +l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me +dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité: + +«--Mosieu, je vous souhaite bon année. + +«Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça +une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter +le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et +s'évapora à travers l'espace. + +«J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion +puissante et bizarre. + +«C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, +de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de +plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri +te salutant!_ + +«Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule +une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier +nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune +s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car +les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et +voletaient, comme des oiseaux blessés, au dessus des vagues. + +«La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais +plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque +avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit +tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en +effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce +navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans +les flots?... + +«Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le +_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant +tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans +savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais +à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait +plus; nous autres aussi ne bougions point. + +«Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un +mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le +bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle. + +«L'Anglais reprit: + +«--Une petite bascule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves. + +«Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord! + +«Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer, +tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous +cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence. + +«Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau, +et on nous ramena à Saint-Martin. + +«L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: + +«--Bonne souper! bonne souper! + +«On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. + +«Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de +promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que +je ne les suivisse. + +«J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, +si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien +l'homme, parfois, est faible et incompréhensible! + +«Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je reçus +une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, depuis +lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte +sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son +mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du +_Marie-Joseph_ ... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée +... non ... que j'aurais aimée ... Ah!... voilà ... sait-on?... Les +événements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ... +Elle doit être vieille, à présent ... je ne la reconnaîtrais pas ... Ah! +celle d'autrefois ... celle de l'épave ... quelle créature ... divine! +Elle m'écrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ça m'a +fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne +n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ça!...» + + + + +DÉCOUVERTE + + + + +Découverte + + +Le bateau était couvert de monde. La traversée s'annonçant fort belle, +les Havraises allaient faire un tour à Trouville. + +On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ, +et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis +qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuée. + +Les roues tournèrent quelques secondes, s'arrêtèrent, repartirent +doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié +par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En +route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité. + +Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le +bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amérique, +et les amis restés à terre répondaient de la même façon. + +Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les +toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Océan à peine remué par +des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une +courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à +travers la brume matinale. + +A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt +kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs +de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du +fleuve qui, ne se mêlant point à l'eau salée, dessinaient de grands +rubans jaunes à travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer. + +J'éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de +long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais +rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des +voyageurs. + +Tout à coup, on m'appela. Je me retournai. C'était un de mes vieux amis, +Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans. + +Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant +de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais +tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux +lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont. + +Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage: + +--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens! + +C'était plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient +l'horizon d'un air important qui semblait dire: «C'est nous, les +Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!» + +Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs +avaient l'air des drapeaux de leur suffisance. + +Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les +constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores +leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux +paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, +portaient des chapeaux anglais d'une forme étrange, et, derrière +leurs crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des +couleuvres lofées. + +Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur +mâchoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes +et démesurées. + +On sentait, en passant près d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau +dentifrice. + +Sidoine répéta, avec une colère grandissante: + +--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France? + +Je demandai en souriant: + +--Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement +indifférents. + +Il prononça: + +--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai épousé une Anglaise. Voilà. + +Je m'arrêtai pour lui rire au nez. + +--Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux? + +Il haussa les épaules: + +--Non, pas précisément. + +--Alors ... elle te ... elle te ... trompe? + +--Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j'en serais +débarrassé. + +--Alors je ne comprends pas! + +--Tu ne comprends pas? Ça ne m'étonne point. Eh bien, elle a tout +simplement appris le français, pas autre chose! Ecoute: + +Je n'avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l'été +à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux. +On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris +sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles. + +Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l'herbe, +autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil +qu'une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui +ramasse des fleurs le long d'un chemin. + +Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au même hôtel +que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à +toutes les Anglaises. + +Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au +soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; +puis deux filles, l'aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à +conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine +avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les +gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces +yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute +l'espérance, tout le bonheur du monde! + +Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme +comme ceux-là! Comme ça répond bien à l'attente éternelle et confuse de +notre coeur! + +Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les +étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une +Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons +amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, +drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons +tort, cependant. + +Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c'est +leur défaut de prononciation. Aussitôt qu'une femme parle mal notre +langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par +mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une façon tout à fait +inintelligible, elle devient irrésistible. + +Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire à une mignonne +bouche rose: «J'aimé bôcoup la gigotte.» + +Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y +comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots +inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et +gai. + +Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur ses lèvres +un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, +de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées. + +Je l'épousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les +vrais amants n'adorent jamais qu'un rêve qui a pris une forme de femme. +Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet: + + Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares, + Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, + Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares, + J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur. + +Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ça été de donner à ma femme +un professeur de français. + +Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je +l'ai chérie. + +Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante +de son être, l'élégance incomparable de son geste; elles me la +montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite +pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu'elle aimait, pousser +parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une façon coquette, +a force d'être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des +sensations peu compliquées. + +Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en +prononçant--Baâba--et Baâmban. + +Aurais-je pu croire que ... + +Elle parle, à présent.... Elle parle ... mal ... très mal.... Elle fait +tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends +... je sais ... je la connais.... + +J'ai ouvert ma poupée pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut +causer, mon cher! + +Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories +d'une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, +et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire +de la conversation à l'usage des pensionnats de jeunes personnes. + +Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui +renferment d'exécrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai déchirée. J'ai +voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j'ai des +haut-le-coeur, à présent, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes. + +J'ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait +enseigné le français: comprends-tu? + + * * * * * + +Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de +monde. + +Je dis: + +--Où est ta femme? + +Il prononça: + +--Je l'ai ramenée à Étretat. + +--Et toi, où vas-tu? + +--Moi? moi je vais me distraire à Trouville. Puis, après un silence, il +ajouta: + +--Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme. + + + + +UN PARRICIDE + + + + +Un Parricide + + +L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime +étrange? + +On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux +cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, +plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année précédente, la femme +n'étant veuve que depuis trois ans. + +On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas été volés. +Il semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les +avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe de fer. + +L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne +savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier +d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se +constituer prisonnier. + +A toutes les interrogations, il ne répondait que ceci: + +--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils +venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis +habile dans le métier. + +Et quand on lui demandait: + +--Pourquoi les avez-vous tués? + +Il répondait obstinément: + +--Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer. + +On n'en put tirer autre chose. + +Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice +dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que Georges +Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent, +avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient point ses +camarades, on le surnomma «le bourgeois», et on ne l'appelait plus +autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de +menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur +bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes +et nihilistes, grand liseur de romans à drames sanglants, électeur +influent et orateur habile dans les réunions publiques d'ouvriers ou de +paysans. + + * * * * * + +L'avocat avait plaidé la folie. + +Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses +meilleurs clients, des clients riches et généreux (il les connaissait), +qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs +de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se +présentait: la folie, l'idée fixe du déclassé qui se venge sur deux +bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile à +ce surnom de «_le bourgeois_», donné par le pays à cet abandonné; il +s'écriait: + +--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce +malheureux garçon qui n'a ni père ni mère? C'est un ardent républicain. +Que dis-je? il appartient même à ce parti politique que la République +fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille aujourd'hui à bras +ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un +moyen tout simple. + +Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques, +ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même, +oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy; +son esprit malade a chaviré; il a voulu du sang, du sang de bourgeois! + +Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune! + +Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause était +gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne résista pas. + +Alors le président posa au prévenu la question d'usage: + +--Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre défense? + +L'homme se leva. + +Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes +et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon +et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'était +faite de lui. + +Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres +paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle: + +--Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et +que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire. + +J'ai tué cet homme et cette femme parce qu'ils étaient mes parents. + +Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi. + +Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. +Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être +innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d'une +naissance illégitime, plus que cela: à la mort, puisqu'on l'abandonna, +puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, +comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir +de délaissement! + +La femme qui m'allaita fut honnête, plus femme, plus grande, plus mère +que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut +mieux laisser périr ces misérables jetés aux villages des banlieues, +comme on jette une ordure aux bornes. + +Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les +autres enfants m'appelèrent un jour «bâtard». Ils ne savaient pas ce +que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je +l'ignorais aussi, mais je le sentis. + +J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'école. J'aurais +été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si +mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner. + +Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux +furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils +devaient m'aimer: ils m'ont rejeté. + +Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un présent? La mienne, +en tous cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux abandon, je leur +devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus +inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir +contre un être. + +Un homme injurié frappe; un homme volé reprend son bien par la force. +Un homme trompé, joué, martyrisé, tue. Un homme souffleté tue; un +homme déshonoré tue. J'ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté +moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère. + +Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit légitime. J'ai pris leur +vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposée. + +Vous allez parler de parricide! Étaient-ils mes parents, ces gens pour +qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour +qui ma naissance fut une calamité, et ma vie une menace de honte? Ils +cherchaient un plaisir égoïste; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont +supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux. + +Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt à les aimer. + +Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, entra chez +moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux +meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès +du curé, sous le sceau du secret, bien entendu. + +Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même +il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection +pour lui. + +Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle +entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie +nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne dit +rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne répondait que +oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu'il lui +posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée. + +Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maîtresse d'elle. Ils +restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, et ils me firent une +grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais +un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de +mes parents. Je répondis: «Mes parents, madame, étaient des misérables +qui m'ont abandonné.» Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba +sans connaissance. Je pensai tout de suite: «C'est ma mère!» mais je me +gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir. + +Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J'appris qu'ils +n'étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n'étant +devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu'ils +s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune +preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait cachée d'abord, +espéré détruire ensuite. + +J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce +jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment +de s'en aller, elle me dit: «Je vous veux du bien, parce que vous m'avez +l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur; vous penserez sans doute +à vous marier quelque jour; je viens vous aider à choisir librement la +femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée contre mon coeur une +fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans +enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot.» + +Elle me tendit une grande enveloppe cachetée. + +Je la regardai fixement, puis je lui dis: «Vous êtes ma mère?» + +Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me +voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria: +«Mais vous êtes fou!» + +Je répondis: «Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne +me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous +en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier.» + +Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait +à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et +je repris: «Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mère.» + +Alors il s'emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le +scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain; que leur situation, +leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: +«Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc +du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les, secourez-les!» + +Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup: «Allons-nous-en, +allons-nous-en!» + +Alors, comme la porte était fermée, il cria: «Si vous ne m'ouvrez +pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et +violence!» + +J'étais resté maître de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer +dans l'ombre. + +Alors il me sembla tout à coup que je venais d'être fait orphelin, +d'être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse épouvantable, mêlée +de colère, de haine, de dégoût, m'envahit; j'avais comme un soulèvement +de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la droiture, de +l'honneur, de l'affection rejetée. Je me mis à courir pour les rejoindre +le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de +Chatou. + +--Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J'allais à +pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma +mère pleurait toujours. Mon père disait: «C'est votre faute. Pourquoi +avez-vous tenu à le voir? C'était une folie dans notre position. On +aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne +pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses?» + +Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai: «Vous voyez +bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà rejeté une fois, me +repousserez-vous encore?» + +Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur +l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le +saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver. + +J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je +l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu. + +Alors elle s'est mise à crier: «Au secours! à l'assassin!» en +m'arrachant la barbe. Il paraît que je l'ai tuée aussi. Est-ce que je +sais, moi, ce que j'ai fait à ce moment-là? + +Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetés à la +Seine, sans réfléchir. + +Voilà.--Maintenant, jugez-moi. + + * * * * * + +L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée +à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que +ferions-nous de ce parricide? + + + + +LE RENDEZ-VOUS + + + + +Le Rendez-vous + + +Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le +nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle +serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son +ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, +ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous. + +Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, +pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très +mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de +Martelet, son amant! + +La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre +à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les +fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets +baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une +vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet +de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la +mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, +songeant: «Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit, +prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au +plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, +à pied. + +On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le +printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir +par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire +fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, +l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser +de sève comme un bois qui verdit. + +Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme +toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur +de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en +certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle +prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément +attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. +Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de +nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la +foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la +fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, +et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de +rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés. + +Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par +les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si +peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes +pour s'arrêter. + +Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira +si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage +à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des +nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une +chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune +dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille. + +Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en +entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus +un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes +encore de flânerie,--une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y +resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois. + +Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant +chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de +tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, +et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait +d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, +douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si +ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une +opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très +lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant +partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore +celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de +suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. +Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris +l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux +Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle +commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimée? C'était +possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien, +recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup +d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois +mois--temps normal, lutte honorable, résistance suffisante--puis elle +avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur +horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, +dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? +Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, +en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar? +Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un +fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans +plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle +était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, +ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux +stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui +montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure. + +Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne +ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses +ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à +la façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont +terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils +reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont +conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une +gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a +d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils +affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et +déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!» +n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune +femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu +de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage +de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par +semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle +dans un moment critique. + +Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais +et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait +le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne +pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de +Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, tous +les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait +et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil +de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son +nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les +plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, +lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs +en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit +mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle +avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'être rappelée, s'il ne +comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? +D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y +avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme +la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se +sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière +elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce +concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un +descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et +passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, +montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand +tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle +redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître +l'entresol! + +Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, +très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien +changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste! + +Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos +mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où +volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, +il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air +d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce +mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la +cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait +changer ses effets. + +Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne +changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais +banal!... + +Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre! +Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait +odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une +pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se +rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant +à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air +gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi +était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts +pour le savoir. + +C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en +grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» elle l'aurait +tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester +un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à +se rhabiller sans femme de chambre? + +Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, +aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le beau baron de +Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous +aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà! +C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé +et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la +terre, celui-là!... + +L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le +cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle +partit d'une marche plus vive, et sortit du square. + +Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à +nez avec un monsieur qui la salua profondément. + +--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de +penser à lui. + +--Oui, madame. + +Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il +reprit: + +--Vous savez que vous êtes la seule--vous permettez que je dise de +mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes +collections japonaises. + +--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon! + +--Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une +collection rare! + +--En tout cas, elle ne peut y aller seule. + +--Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules, +rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que +je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut être discret +même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant +d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que +lorsqu'on y va pour une cause inavouable! + +--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là. + +--Alors vous venez voir ma collection. + +--Quand? + +--Mais tout de suite. + +--Impossible, je suis pressée. + +--Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square. + +--Vous m'espionniez? + +--Je vous regardais. + +--Vrai, je suis pressée. + +--Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas pressée. + +Mme Haggan se mit à rire, et avoua: + +--Non ... non ... pas ... très.... + +Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la +voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière: + +--Montez, madame. + +--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui. + +--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous +regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous +enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie! + +Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en +disant au cocher: «rue de Provence». + +Mais soudain elle s'écria: + +--Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me +conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique? + +Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au +baron: + +--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis +à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié +complètement. + +Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au +crayon: + + +«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me +tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me +fasse pardonner. + +«JEANNE.» + + +Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de +Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron: + +--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la +boîte aux télégrammes. + + + + +BOMBARD + + + + +Bombard + + +Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une +incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré pour +ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout +mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses +forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire sérieuse il +devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou même +d'une attention. + +Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se l'était coulé douce, +comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans. + +Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la +fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent. + +Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le +teint fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il +s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait, +criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec +une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie était faite +uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il fallait mettre +un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence +hébétée, étant même incapable de tristesse. + +Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de répéter une +phrase devenue célèbre dans son entourage: + +--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau. + +Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait +ça «faire sa saison». + +Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du +jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches +qui longent la grande plage de sable. + +Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos, +toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, +le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche. + +Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard +prêt à se _flanquer une tripotée_, et cherchant ... cherchant ... car il +cherchait. + +Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il +s'était dit: + +--Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par +trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de +chasse, un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en +l'apercevant, celle qui le ferait riche. + +Ce fut un lundi matin qu'il murmura: + +--Tiens--tiens--tiens. + +Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de +juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte +de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; +et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau +bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand +soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois, +les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très loin, sans remuer, +comme accablées par une paresse de jour d'été, trop nonchalantes pour +gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on +apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant à son +sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse. + +Il s'était dit: + +--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en +sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et +hardie, qui s'offre. + +Déjà il l'avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi +en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, un peu maigre, +l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une +espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vêtue +simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon drôle, comme elles +se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes +saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent. + +Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la +rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup +d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait: + +--Me voilà. + +Mais comment lui parler? + +Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver +en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle. + +Il s'élança, la ramassa, et, la présentant: + +--Permettez, madame ... + +Elle répondit: + +--Aôh, vos êtes fort gracious. + +Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi. + +Alors, s'enhardissant, il prononça: + +--En voilà un beau temps. + +Elle murmura: + +--Aôh, délicious! + +Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, embarrassés, et ne +songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut +l'audace de demander. + +--Vos été pour longtemps dans cette pays. + +Il répondit en souriant: + +--Oh! oui, tant que je voudrai! + +Puis, brusquement, il proposa: + +--Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par ces jours-là! + +Elle dit simplement: + +--Je volé bien. + +Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite, +lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue. + +Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un +matin, une grande lettre blanche qui disait: + +_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du +mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate +Robertson._ + +Et, sur l'autre page: + +_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son +mariage avec Monsieur Simon Bombard._ + +Ils s'installèrent à Paris. + +La fortune de la mariée s'élevait à quinze mille francs de rentes bien +claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette +personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il +le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait. + +Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'était plus +jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle +avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les +lui refuser. + +Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! Simon, nô +allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien +à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour +comme de nuit, d'une façon qui forçait les résistances. + +Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait +jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou même froissé. +Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, d'un ton qui +n'admettait point de réplique. + +Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux +et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder. + +Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, +et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en +paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions. + +Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à quoi; et elle lui annonça +un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où ils habiteraient dans +l'avenir. + +L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui +n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu'il +avait au coeur. + +Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux +que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brème et +les diverses amorces qui tentent les divers poissons. + +Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres +visions hantaient son esprit. + +Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine +de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce, +mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de +carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à +deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée. + +Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre +à sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, +une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et râblée, qui +n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait préparée avec soins à ses +projets. + +Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l'octroi, un ami +complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et +Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui présentait. + +Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des +difficultés incroyables. + +Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts +instants, par-ci par-là, sans tranquillité. + +Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui +réussit parfaitement. + +Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard +qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf +heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le +couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurité. + +Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; +mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et +il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main +de la servante, qui remontait bien vite à son grenier. + +Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut, comme le +barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l'ablette: + +--Fichue dedans, la patronne. + +Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard équivalait, certes, pour lui, +à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête à gages. + + * * * * * + +Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les +marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d'habitude, et +il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor. + +Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y était pas. Il +sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba +sur une chaise, torturé d'angoisse. + +Elle apparut, un bougeoir à la main. + +Il demanda, tremblant: + +--Tu étais sortie? + +Elle répondit tranquillement: + +--Je été dans la cuisine boire un verre d'eau. + +Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait avoir; mais elle +semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura. + +Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour +déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes. + +Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait +délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et +sérieux: + +--Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé privé vô, hier au soir. +Je vô les rendé. + +Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait d'un air +stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux +énormes. + + + + +LE PAIN MAUDIT + + + + +Le Pain maudit + +I + + +Le père Taille avait trois filles. Anna, l'aînée, dont on ne parlait +guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant de dix-huit +ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre son +quinzième printemps. + +Le père Taille, veuf aujourd'hui, était maître mécanicien dans la +fabrique de boutons de M. Lebrument. C'était un brave homme, très +considéré, très droit, très sobre, une sorte d'ouvrier modèle. Il +habitait rue d'Angoulême, au Havre. + +Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux +était entré dans une colère épouvantable; il avait menacé de tuer +le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de +nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers côtés que la +petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'État, qu'elle ne +courait pas, liée maintenant avec un homme d'âge, un juge au tribunal de +commerce, M. Dubois; et le père s'était calmé. + +Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements +sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir; et +quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle avait +un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur +les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire +content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait, +lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'était +pas bête, après tout! + +Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au +bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur +du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés; il +avait décidément de la chance dans ses filles. + +La noce fut décidée; et on résolut qu'on la ferait d'importance. Elle +aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela +coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'était pas +coutume. + +Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au +moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit +brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des +bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme un coeur avec +tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le temps de dire +«ouf», puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs, +puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour +manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri +jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises: «C'est +bien, ça, petite, c'est bien, c'est bien.» Alors, elle dit tout de +suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de Rose à +Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait +chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses +dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé; elle se chargeait +de tout, voilà! + +Le vieux répéta: «Ça, c'est bien, petite, c'est bien». Mais un scrupule +lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancée, surprise, +demanda: «Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en +charge, je vais en parler à Philippe, moi». + +Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour même; et Philippe +déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mère Touchard +furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait rien. Et ils +disaient: «Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieur Dubois roule sur +l'or». + +Alors ils demandèrent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence, +la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout. + +Le mariage était fixé au dernier mardi du mois. + + +II + + +Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, la noce se +dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amené, de leur côté, +un cousin d'âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions philosophiques, +cérémonieux et compassé, dont on attendait l'héritage, et une vieille +tante, Mme Lamondois. + +M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. On les +avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus importantes et +les plus distinguées de la société. + +Dès qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immédiatement son +cavalier et courut en avant en déclarant: «Je vais vous montrer le +chemin.» + +Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invités +suivait plus lentement. + +Dès que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser +passer le monde qui défilait devant elle en roulant de grands yeux et en +tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe mystérieux. + +La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant été jugée +trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et les +carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait +d'une fenêtre. + +Les dames pénétrèrent dans la chambre à coucher pour se débarrasser de +leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, debout sur +la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux +hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père Taille, très +digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son +enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours à la main son +chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant à la façon d'un +sacristain dans une église. + +Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le repas. + +Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée, +en criant: «Venez tous par ici une minute.» Les douze invités se +précipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne sur un +guéridon. + +Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient déjà dans +les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans +doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, même +vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles devaient par +métier, par obligation professionnelle, un peu d'elles à tous les mâles. + +Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parents occupaient un +bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère présidait +à droite, la jeune mariée présidait à gauche. Anna s'occupait de tous et +de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins et les +assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une certaine +intimidation devant la richesse du logis et la solennité du service +paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne +rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans +une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, qui +aimait rire, tâchait d'animer la situation; et, comme on arrivait au +dessert, elle cria: «Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose.» +Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix du +Havre. + +Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur, +par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de +circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec +le sérieux du dîner. + +Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour écouter. Tous +les visages devinrent attentifs et vaguement souriants. + +Le chanteur annonça «Le pain maudit», et arrondissant le bras droit, ce +qui fit remonter son habit dans son cou, il commença: + + Il est un pain béni qu'à la terre économe + Il nous faut arracher d'un bras victorieux. + C'est le pain du travail, celui que l'honnête homme, + Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux. + Mais il en est un autre, à mine tentatrice, + Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_ + Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice! + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là! _(bis.)_ + +Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara: «Ça, +c'est tapé.» La cuisinière invitée tourna dans sa main un croûton +qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: «Très +bien!» Et la tante Lamondois s'essuyait déjà les yeux avec sa serviette. + +Le marié annonça: «Deuxième couplet» et le lança avec une énergie +croissante: + + Respect au malheureux qui, tout brisé par l'âge, + Nous implore en passant sur le bord du chemin, + Mais flétrissons celui qui, désertant l'ouvrage, + Alerte et bien portant, ose tendre la main. + Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse. + C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_ + Honte à celui qui vit du pain de la paresse, + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là _(bis.)_ + +Tous, même les deux servants restés debout contre les murs, hurlèrent +en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient +détonner les voix grasses des hommes. + +La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille se mouchait +avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé brandissait +un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie +laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle tourmentait +toujours. + +M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion générale: «Voilà des +choses saines, bien différentes des gaudrioles.» + +Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeur et lui montrait +d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter. + +Le jeune homme, grisé par le succès, reprit: + + Dans ton simple réduit, ouvrière gentille, + Tu sembles écouter la voix du tentateur! + Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille. + Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur. + Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes + Lorsque, te maudissant, ton père expirera? _(bis)_ + Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes. + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, _(bis.)_ + +Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le refrain. Anna, +toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, interdit, regardait autour +de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière avait +soudain lâché son croûton comme s'il était devenu empoisonné. + +M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation: «Le dernier +couplet est de trop.» Le père Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait +des regards féroces autour de lui. + +Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une +voix mouillée, d'une voix de femme qui pleure: «Apportez le champagne.» + +Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrent radieux. +Et comme le père Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien +compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le +montrant aux convives: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, + +toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteilles coiffées +d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là. + + + + +LES SABOTS + + + + +Les Sabots + + +Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus +des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe +étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour +de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges «... Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait +le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de +la commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait +la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour +communiquer familièrement avec tout son monde. + +Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.» + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde-champêtre.--M. Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est +la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du +Saint-Esprit.» + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p't'être bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'être ben d'y envoyer +Adélaïde.» + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit. + +L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.» + +La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux +jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.» + +La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois +commencèrent à manger. + +Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire....» + +Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mère avait cessé de manger pour écouter et elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette. + +Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Dès que le repas fut terminé la mère lui fit mettre son bonnet, et elles +partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, Jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgré son âge. + +Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: «C'est un père Bontemps, qui n'est pas bien levé tous +les jours.» + +Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous désirez? + +La mère prit la parole: + +--C'est no't fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé. + +Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: + +--Quel âge qu'elle a, c'te grande bique-là? + +--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont. + +--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. + +Et il congédia les deux femmes. + +Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla. + +--Adélaïde! + +Elle accourut. + +--Me v'là, not' maître. + +Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil +troublé, il déclara: + +--Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma +servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons point nos +sabots. + +--Oui, not' maître. + +--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. +Omont. + +--C'est servi, not' maître. + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +--Adélaïde! + +Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. + +--Eh bien, nom de D ... et té, ousqu'est ta place? + +--Mais ... not'maître ... + +Il hurlait: + +«--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' là ou bien +foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre.» + +Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: + +--Me v'là, not' maître. + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui, alors, +repris de colère, il grogna: + +--Eh bien, et pour té? + +--J'n'en prends point, not' maître. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il éclata de nouveau: + +--J'aime pas prend' mon café tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas +t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va +chercher une tasse et plus vite que ça. + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis +il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second +du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congédia. + +--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille. + +Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos, +puis il l'envoya se mettre au lit. + +--Va te coucher, je monterai tout à l'heure. + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière, +se dévêtit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, +effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison: + +--Adélaïde? + +Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier: + +--Me v'là, not' maître. + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître. + +Alors il vociféra: + +--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom +de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ... + +Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle: + +--Me v'là, not' maître! + +Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit +par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +--Plus vite que ça, donc, nom de D ...! + +Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +--Me v'là, me v'là, not' maître. + + * * * * * + +Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: + +--Mais non, je n'crois point. + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots? + +--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l's autres. + +--Mais t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit à sangloter, balbutiant: + +--J'savais ti, mé? J'savais ti, mé? + +Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Quéque tu ne savais point? + +Elle prononça, à travers ses pleurs: + +--J'savais ti, mé, que ça se faisait comme ça d's'éfants! + +Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère: + +--La v'là grosse, à c't'heure. + +Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée». + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara: + +--All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain. + + + + +LA BUCHE + + + + +La Bûche + + +Le salon était petit, tout enveloppé de teintures épaisses, et +discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feu flambait; +tandis qu'une seule lampe posée sur le coin de la cheminée versait une +lumière molle, ombrée par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux +personnes qui causaient. + +Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs, mais une +de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin +papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, pénétrée jusqu'à la chair +vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, +l'épiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur +légère qui vous saute à l'odorat lorsqu'on ouvre une boîte de poudre +d'iris florentine. + +Lui était un ami d'autrefois, resté garçon, un ami de toutes les +semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus +d'ailleurs. + +Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tous deux +regardaient le feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de ces silences +amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire +l'un près de l'autre. + +Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racines enflammées, +croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le salon, +roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour d'elle. + +La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis +que lui, à coup de botte, rejetait dans la cheminée l'énorme charbon +et ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes répandues +autour. + +Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi se répandit; et +l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: «Et +voilà, dit-il en montrant la bûche replacée dans l'âtre, voilà pourquoi +je ne me suis jamais marié.» + +Elle le considéra, tout étonnée, avec cet oeil curieux des femmes qui +veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, où +la curiosité est réfléchie, compliquée, souvent malicieuse; et elle +demanda: «Comment ça?» + +Il reprit: «Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine +histoire. + +Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenu tout à +coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, +Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux +inséparables comme nous étions, avaient pu tout à coup devenir presque +étrangers l'un à l'autre. Or, voici le secret de notre éloignement. + +Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions +jamais; et l'amitié qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait +pu la briser. + +Un soir, en rentrant, il m'annonça son mariage. + +Je reçus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait volé ou trahi. +Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une +femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne tolère +point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de +coeur et de confiance qui existe entre deux hommes. + +Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un à l'autre, +l'homme et la femme sont toujours étrangers d'âme, d'intelligence; ils +restent deux belligérants; ils sont d'une race différente; il faut qu'il +y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un esclave; tantôt +l'un, tantôt l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils s'étreignent +les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent +jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui +semble ouvrir les coeurs, les mettre à nu, dans un élan de sincère +et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de +procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les +abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec +lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu'entre deux +hommes. + +Enfin mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, charmante, +une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait l'adorer. + +D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gêner leur tendresse, +me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, +m'appeler sans cesse, et m'aimer. + +Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cette vie commune; +et je dînais souvent chez eux; et souvent, rentré chez moi la nuit, je +songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant bien triste à +présent ma maison vide. + +Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien +m'écrivit de venir dîner. J'y allai. «Mon bon, dit-il, il va falloir que +je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de +retour avant onze heures; mais à onze heures précises, je rentrerai. +J'ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe.» + +La jeune femme sourit: «C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idée de vous +envoyer chercher», reprit-elle. + +Je lui serrai la main: «Vous êtes gentille comme tout.» Et je sentis sur +mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se +mit à table; et, dès huit heures, Julien nous quittait. + +Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne singulière naquit +brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore jamais +trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaque jour, le +tête-à-tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord +de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les +silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face de moi, +de l'autre côté de la cheminée, la tête baissée, le regard indécis, un +pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile méditation. +Quand je fus à sec d'idées banales, je me tus. C'est étonnant comme il +est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je +sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne +sais quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vous +prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d'une autre +personne à votre égard. + +Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: «Mettez +donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'éteindre.» +J'ouvris le coffre à bois, placé juste comme le vôtre, et je pris une +bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en pyramide sur les autres +morceaux aux trois quarts consumés. + +Et le silence recommença. + +Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façon qu'elle +nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, +des yeux qui me parurent étranges. «Il fait trop chaud, maintenant, +dit-elle; allons donc là-bas, sur le canapé.» Et nous voilà partis sur +le canapé. Puis tout à coup, me regardant bien en face: «Qu'est-ce que +vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?» + +Je répondis, fort interloqué: «Ma foi, le cas n'est pas prévu, et puis, +ça dépendrait de la femme.» + +Alors, elle se mit à rire, d'un rire sec, nerveux, frémissant, un de ces +rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta: + +«Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins.» + +Elle se tut, puis reprit: + +«Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul?» + +Je l'avouai, oui, j'avais été amoureux. + +«Racontez-moi ça,» dit-elle. + +Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'écoutait attentivement, +avec des marques fréquentes d'improbation et de mépris; et soudain: +«Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fût bon, il faudrait, il +me semble, qu'il bouleversât le coeur, tordît les nerfs et ravageât la +tête; il faudrait qu'il fût--comment dirai-je?--dangereux, terrible +même, presque criminel, presque sacrilège, qu'il fût une sorte de +trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacrés, +des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, +sans périls, légal, est-ce bien de l'amour?» + +Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cette +exclamation philosophique: O cervelle féminine, te voilà bien! + +Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, sainte-nitouche; +et, appuyée sur les coussins, elle s'était allongée, couchée, la tête +contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir un bas de soie +rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants. + +Au bout d'une minute: «Je vous fais peur», dit-elle. Je protestai. Elle +s'appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder: «Si je +vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?» Et avant que +j'eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient +attiré brusquement ma tête, et ses lèvres joignaient les miennes. Ah! +ma chère amie, je vous réponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper +Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusée, +effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari déjà ne suffisait +plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul +attrait du fruit défendu, du danger bravé, de l'amitié trahie! Non, cela +ne m'allait guère. Mais que faire? Imiter Joseph! rôle fort sot et, de +plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, cette +fille, et enflammée d'audace, et palpitante et acharnée. Oh! que celui +qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prête à +se donner, me jette la première pierre ... + +... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une +minute de plus et ... j'étais ... non, elle était ... pardon, c'est lui +qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait été, quand voilà qu'un bruit +terrible nous fit bondir. + +La bûche, oui, la bûche, madame, s'élançait dans le salon, renversant la +pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant +le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement +flamber. + +Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la +cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout +joyeux, rentrait. Il s'écria: «Je suis libre, l'affaire est finie deux +heures plus tôt!» + +Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé en flagrant délit. Et vous +apercevez d'ici les conséquences! + +Or, je fis en sorte de n'être plus repris dans une situation pareille, +jamais, jamais. Puis je m'aperçus que Julien me battait froid, comme on +dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié; et peu à peu il m'éloigna +de chez lui; et nous avons cessé de nous voir. Je ne me suis point +marié. Cela ne doit plus vous étonner. + + + + +MAGNÉTISME + + + + +Magnétisme + + +C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à l'heure des interminables +cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et +l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes +après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées. + +On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences +du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, +indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges, +des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, retombant +brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à +ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots, à ce mystère du +magnétisme, le défendant au nom de la science. + +Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et +chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s'était ancrée si +fortement qu'il n'admettait même point la discussion. + +Il répétait en ricanant: «Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne +discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de +tours. Quant à M. Charcot qu'on dit être un remarquable savant, il me +fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent +par devenir fous à force de réfléchir à d'étranges cas de folie. Il a +constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables, +il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant +toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-être +des explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je voudrais +l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez.» + +Il y eut autour de l'incrédule une sorte de mouvement de pitié, comme +s'il avait blasphémé dans une assemblée de moines. + +Un de ces messieurs s'écria: + +--Il y a eu pourtant des miracles autrefois. + +Mais l'autre répondit: + +--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus? + +Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des +communications d'âmes à travers de longs espaces, des influences +secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait les faits +indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait: «Des blagues! des +blagues! des blagues!» + +A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: «Eh +bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous +les expliquerai. Les voici: + +»Dans le petit village d'Étretat les hommes, tous matelots, vont chaque +année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l'enfant +d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son «pé était +mort à la mé». On calma le mioche qui se réveilla de nouveau en hurlant +que son «pé était neyé». Un mois après on apprenait en effet la mort du +père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils +de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'émut; on rapprocha les +dates; et il se trouva que l'accident et le rêve avaient coïncidé à peu +près; d'où l'on conclut qu'ils étaient arrivés la même nuit, à la même +heure. Et voilà un mystère du magnétisme.» + +Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort ému demanda:--Et +vous expliquez ça, vous? + +--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait m'avait surpris +et même vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par +principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence par +douter; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute +communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est +suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, à force +d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre +qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des +enfants rêvât et annonçât à son réveil que le «pé était mort à la mé». +La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent +toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions +coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au +miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres +présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans +confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les +auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si +l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement +réveillée, et l'on aurait célébré l'intervention de Dieu selon les uns, +du magnétisme selon les autres. + +Un des fumeurs déclara: + +--C'est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre seconde +histoire? + +--Oh! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C'est à +moi qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre +appréciation. On n'est jamais équitablement juge et partie. Enfin la +voici: + +«J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne +songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée attentivement, +jamais remarquée, comme on dit. + +«Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fût pas laide; +enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux +quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces êtres sur +qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter, +sur qui le désir ne s'abat point. + +«Or, un soir, que j'écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me +mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage d'idées, de +cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste +quelques minutes rêvassant, la plume en l'air, une sorte de petit +souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du coeur, et +immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logique, +j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la +tête, et sans voile, cette jeune femme à qui je n'avais jamais songé +plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la +tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n'avais +point observées, un charme doux, un attrait langoureux; elle éveilla +chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à la poursuite +d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je +m'endormis. Et je rêvai. + +«Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est-ce pas, qui +vous rendent maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes +infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables? + +«Qui de nous dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n'a tenu, +étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire, +celle dont son esprit était occupé? Et avez-vous remarqué quelles +surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve! En quelles +ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous +secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante, elles +vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en +cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité. + +«Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme +fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait +aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de +ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux +oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme +ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil +exquis et décevant. + +«Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela. + +«Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me hantait la tête et les +sens, à un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à +elle. + +«A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. +Dans son escalier j'étais ému à trembler, mon coeur battait, un désir +véhément m'envahissait des pieds aux cheveux. + +«J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et +soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m'assis. + +«Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait point écouter. Je +ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle, +la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve s'accomplit si vite, si +facilement, si follement, que je doutai soudain d'être éveillé ... Elle +fut pendant deux ans ma maîtresse ...» + +--Qu'en concluez-vous? dit une voix. + +Le conteur semblait hésiter. + +--J'en conclus ... je conclus à une coïncidence, parbleu! Et puis, qui +sait? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point remarqué et +qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients +rappels de mémoire qui nous représente souvent des choses négligées par +notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence! + +--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez +pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat mon cher monsieur! + + + + +DIVORCE + + + + +Divorce + + +Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dix ans +plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal assortis, +ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer le +nouveau client. + +C'était un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua: + +--Prenez un siège, dit l'avocat + +Le client s'assit et après avoir toussé: + +--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire +de divorce. + +--Parlez, monsieur, je vous écoute. + +--Monsieur, je suis un ancien notaire. + +--Déjà! + +--Oui, déjà. J'ai trente-sept ans. + +--Continuez. + +--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux. + +--Vous n'êtes pas le seul. + +--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à fait +spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très particulière. +Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une façon très +bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses? + +--Qu'entendez-vous par là? + +--Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour certains +esprits que le poison pour le corps? + +--Mais, oui, peut-être. + +--Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent, nous +tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. C'est +une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de laisser +une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous apercevons +pas dès le début qu'elle est une envahisseuse, une maîtresse, un tyran, +qu'elle s'étend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans +cesse, s'installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe +toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes +perdus. + +Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai dit, +j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret, +mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de +limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon âge. + +Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatrièmes +pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, +etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par ce moyen, de faire +faire à quelques clients des mariages avantageux. + +Un jour je tombe sur ceci: + +«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme +honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien +nets. Rien des agences.» + +Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué et un +filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les +mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille francs. + +Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces femmes-là?» + +L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces +conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se tournant vers +moi: + +«--Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même? Cristi, ça t'en +enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs.» + +Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d'autre chose. + +Une heure plus tard je rentre chez moi. + +Il faisait froid cette nuit-là. J'habitais d'ailleurs une vieille +maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent à des +champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier, +un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme j'étendais l'autre +pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson +m'envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma poitrine, +m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je murmurai, +saisi par un brusque souvenir: «Sacristi, si je les avais, les deux +millions cinq cent mille!» + +Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faite par une +bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre! +un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas +de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis à +chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente quelquefois ces +endroits-là: + + Deux millions, + Deux millions + Sont bons + Avec cinq cent mille + Et femme gentille. + +Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y songeai tout à +coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je fus +longtemps à m'endormir. + +Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je +devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaire importante. +Il fallait me lever à six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les +deux millions cinq cent mille! + +Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans une odeur +de poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procédure +avancés--rien ne pue comme ça--et une odeur de clercs--bottes, +redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout chauffée à +dix-huit degrés. + +Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette brûlée et d'un +morceau de fromage. Puis je me remis au travail. + +C'est alors que je pensai très sérieusement à la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas écrire? Pourquoi +ne pas savoir? + +Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta, +m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères dont +je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans m'en +apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d'aiguille, et +chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la +demoiselle aux deux millions cinq cent mille. + +Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose, +monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère. + +Certes, il n'était pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille, +dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un mari par la voie des +journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût honorable +et malheureuse. + +D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne +m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous +autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions +de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le +chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais bien +que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles nous +font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent +vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre crédulité +inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous +disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent mille francs +comme très possible, très morale. + +Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de +chambre, ayant hérité brusquement de son père, avait appris du même coup +la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la dévoiler à quelque +homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un moyen fort +usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare originelle. + +Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres, +notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, +monsieur. + +Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis. + +Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, j'étais en +train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc m'annonça: + +--Mlle Chantefrise. + +--Faites entrer. + +Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air +embarrassée. + +--Asseyez-vous, mademoiselle. + +Elle s'assit et murmura: + +--C'est moi, monsieur. + +--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître. + +--La personne à qui vous avez écrit. + +--Pour un mariage? + +--Oui, monsieur. + +--Ah! très bien! + +--Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en personne. + +--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous marier? + +--Oui, monsieur. + +--Vous avez de la famille? + +Elle hésita, baissa les yeux et balbutia: + +--Non, monsieur ... Ma mère ... et mon père ... sont morts. + +Je tressaillis.--Donc j'avais deviné juste,--et une vive sympathie +s'éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre créature. Je +n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris: + +--Votre fortune est bien nette? + +Elle répondit, cette fois, sans hésiter: + +--Oh! oui, monsieur. + +Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me +déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que je n'avais pensé. +C'était une belle personne, une forte personne, une maîtresse femme. Et +l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de sentiment, de +devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je +me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui parlai de ce +client que je dépeignis comme un homme triste, très honorable, un peu +malade. + +Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants. + +--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou +quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre. + +--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle. + +--Mon Dieu! oui ou non. Êtes-vous pressée de retourner chez vous? + +--Pas du tout. + +--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps. + +--Vous êtes trop aimable, monsieur. + +--Vous êtes descendue à l'hôtel? + +Elle nomma le premier hôtel de Rouen. + +--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur ... notaire +de vous offrir à dîner, ce soir. + +Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis elle se décida: + +--Oui, monsieur. + +--Je vous prendrai chez vous à sept heures. + +--Oui, monsieur. + +--Alors, à ce soir, mademoiselle? + +--Oui, monsieur. + +Et je la reconduisis jusqu'à ma porte. + + * * * * * + +A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette +pour moi et me reçut d'une façon très coquette. + +Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais connu, et je commandai +un menu troublant. + +Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me contait son +histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, elle avait +été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent, ayant hérité de +grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne dirait jamais +les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile de la +supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu à les savoir, je +l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme pratique, +sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, des intérêts +et des placements. Sa compétence en cette matière me donna aussitôt une +grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve cependant; +mais je lui montrai clairement que j'avais du goût pour elle. + +Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et j'en bus, +ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que j'allais +devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur +qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne succombât. Pour me +calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il faudrait établir +d'une façon précise, car mon client était homme d'affaires. + +Elle répondit avec gaieté:--Oh! je sais. J'ai apporté toutes les +preuves. + +--Ici, à Rouen? + +--Oui, à Rouen. + +--Vous les avez à l'hôtel? + +--Mais oui. + +--Pouvez-vous me les montrer? + +--Mais oui. + +--Ce soir. + +--Mais oui. + +Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et nous voici +rentrant chez elle. + +Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je +les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie +au coeur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de l'embrasser. +Je m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. Et je +l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... +le champagne aidant ... je succombai ... ou plutôt ... non ... elle +succomba. + +Ah! monsieur, j'en fis une tête, après cela ...--et elle donc! Elle +pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne +pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans +un état d'esprit épouvantable. + +Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût été rien si j'avais +eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le client, +le client naïf, le client trompé, trompé par lui-même. Quelle situation! +Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable, +sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre fille, après +l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes plus tard! + +Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait ainsi! + +Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de remords, ravagé de +craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison +s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me présentai, comme onze +heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait. + +En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux. + +Je lui dis: + +--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour réparer nos +torts. Je vous demande votre main. + +Elle balbutia: + +--Je vous la donne. + +Je l'épousai. + + * * * * * + +Tout alla bien pendant six mois. + +J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas +un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme. + +Cependant je remarquais peu à peu que, de temps en temps, elle faisait +de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le mardi, +l'autre le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis. + +C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descendit la rue +de la République, tourna à droite, par la rue qui suit le palais +archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, longea le pont +de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiète, +se retournant souvent, épiant tous les passants. + +Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnut pas. + +Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, +son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq. + +Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un +flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses bras +une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et +l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit une autre +enfant, plus jeune encore, fille ou garçon, porté par une autre +campagnarde, se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en va, +escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre +et déserte promenade du Cours-la-Reine. + +Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et ne comprenant +pas, n'osant point deviner. + +Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, hurlant: + +--Quels sont ces enfants? + +--Quels enfants? + +--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever? + +Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint à elle, elle +me confessa, dans un déluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui, +monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, +deux garçons. + +Et c'était là--quelle honte!--c'était là l'origine de sa fortune.--Les +quatre pères!... Elle avait amassé sa dot. + +Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire? + +L'avocat répondit avec gravité: + +--Reconnaître vos enfants, monsieur. + + + + +UNE SOIRÉE + + + + +Une Soirée + + +Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour +les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison +à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa +famille, avait écrit à sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine +de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme Padoie, une petite +femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il avait besoin +d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les +Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais rançonnés. + +Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenant des +affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et ne le voyait +guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie, ancien employé des +finances, qui venait d'être nommé receveur des contributions à Vannes. + +Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire à la +maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train de +discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa +chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers, murmura: +«Prenez un siège, je suis à vous dans un instant», se rassit et +recommença sa discussion. + +Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne +comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les autres +parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne semblait +comprendre personne. + +Ce fut long, très long. Varajou considérait son beau-frère en songeant: +«Quel crétin!» Padoie devait avoir près de cinquante ans; il était +grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui +faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un bonnet de +velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il +faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était mou. Varajou +se répétait: «Quel crétin!» + +Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de +plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors de ces +deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, bruyant, +plein de dédain pour tout le monde, il méprisait l'univers entier du +haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, quelle +fête!» il avait certes exprimé le plus haut degré d'admiration dont fût +capable son esprit. + +Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda: + +--Vous allez bien? + +--Pas mal, comme vous voyez. Et vous? + +--Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé à venir nous voir. + +--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le métier +militaire, on n'a pas grande liberté. + +--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable. + +--Et Joséphine va bien? + +--Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure. + +--Où est-elle donc? + +--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; +c'est une ville très comme il faut. + +--Je m'en doute. + +Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frère +sans empressement, lui tendit la joue et demanda: + +--Il y a longtemps que tu es ici? + +--Non, à peine une demi-heure. + +--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le +salon. + +Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie à ses chiffres et à +ses contribuables. + +Dès qu'ils furent seuls: + +--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle. + +--Quoi donc? + +--Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que +tu fais des dettes. + +Il eut l'air très étonné. + +--Moi! Jamais de la vie. + +--Oh! ne nie pas, je le sais. + +Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouche par une +semonce si violente qu'il dut se taire. + +Puis elle reprit: + +--Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au dîner. Je ne puis te +tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire. + +Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardait tour à +tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant à la rue. Il +se décida pour la rue. + +Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le sabre sur les +mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte +au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le Morbihan». Il regardait +les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et +il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée de venir ici!» + +Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et +désolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour +sommeiller jusqu'au dîner. + +La bonne le réveilla en frappant à sa porte. + +--C'est servi, monsieur. + +Il descendit. + +Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol, une +soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi +trois assiettes mélancoliques. + +M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou. On s'assit, puis +la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le creux de +leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. +C'était jour de pot-au-feu. + +Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui +tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, avec +dégoût, avec fatigue, avec rage. + +Mme Padoie disait à son mari: + +--Tu vas ce soir chez M. le premier président? + +--Oui, ma chère. + +--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es +pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé. + +Alors elle parla de la société de Vannes, de l'excellente société où +les Padoie étaient reçus avec considération, grâce à leurs sentiments +religieux. + +Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de +charcuterie, en l'honneur du nouveau venu. + +Puis du fromage. C'était fini. Pas de café. + +Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soirée en tête-à-tête avec +sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir même +un petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser +les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce +supplice, et il déclara qu'il devait aller à la gendarmerie pour faire +régulariser quelque chose sur sa permission. + +Et il se sauva, dès sept heures. + +A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chien qui +sort de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle +corvée!» + +Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur café de la ville. Il +le trouva, sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans l'intérieur, +cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et +causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que deux +joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient les +billes en se heurtant. + +On entendait leur voix compter: «Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de +chance.--Oh! joli coup! bien joué!--Onze.--Il fallait prendre par la +rouge.--Vingt.--Bille en tête, bille en tête.--Douze. Hein! j'avais +raison?» + +Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la +meilleure.» + +Puis il s'assit, attendant sa consommation. + +Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec ses camarades, +dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme +l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café d'abord; puis son carafon +d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire +maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un. + +Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse la fête.» Et +l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour s'amuser. Il appela +le garçon. + +--Hé, l'employé! + +--Voilà, m'sieu. + +--Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici? + +L'homme resta stupide à cette question. + +--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici! + +--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi? + +--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du bon vin. + +--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais? + +--Les demoiselles! ah! ah! + +--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici? + +--Des demoiselles? + +--Mais, oui, des demoiselles! + +Le garçon se rapprocha, baissa la voix: + +--Vous demandez ousqu'est la maison? + +--Mais oui, parbleu! + +--Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première à +droite.--C'est au 15. + +--Merci, ma vieille. V'là pour toi. + +--Merci, m'sieu. + +Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième à gauche, première à droite, +15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: «Deuxième à +gauche,--oui,--Mais en sortant du café, fallait-il prendre à droite ou à +gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien.» + +Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans la première +à droite, et chercha le numéro 15. C'était une maison d'assez belle +apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les fenêtres +éclairées au premier étage. La porte d'entrée demeurait entr'ouverte, et +une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa: + +--C'est bien ici. + +Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela: + +-Ohé! Ohé! + +Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant un soldat. +Il lui dit: + +--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut? + +--Oui, monsieur. + +--Au salon? + +--Oui monsieur. + +--Je n'ai qu'à monter? + +--Oui, monsieur. + +--La porte en face? + +--Oui, monsieur. + +Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bien éclairée +par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, quatre dames +décolletées qui semblaient attendre quelqu'un. + +Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un +peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que la quatrième, +âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; +elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie verte qui laissait +passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras énormes +et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé. Le sous-officier +salua: + +--Bonjour, mesdames. + +La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina: + +--Bonjour, monsieur. + +Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il +songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce lieu; et +cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en vient un, nous +verrons bien.» Et il demanda: + +--Alors, ça va bien? + +La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit: + +--Très bien! merci. + +Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut. + +Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d'un rire +gêné: + +--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ... + +Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et +Padoie, en habit noir, apparut. + +Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se dressant, il +sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit danser tout +autour du salon en hurlant: «V'là Padoie ... V'là Padoie ... V'là Padoie +...» Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dans la +figure: + +--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fête, toi,... Ah! +Farceur.... Et ma soeur!... Tu la lâches, dis!... + +Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à +l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le +canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait. + +Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauvèrent, +tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à +défaillir. + +Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se +précipita vers eux: + +--Oh! monsieur le président ... il est fou ... il est fou ... On nous +l'avait envoyé en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou.... + +Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu'il +avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant +vers son beau-frère: + +--Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il. + +Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia: + +--Où ... où ... où nous sommes.... Malheureux ... misérable ... +infâme.... Où nous sommes ... Chez monsieur le premier président!... +chez monsieur le premier président de Mortemain ... de Mortemain ... de +... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... +canaille!... + + + + +TABLE + + Boule de Suif + L'Épave + Découverte + Un Parricide + Le Rendez-vous + Bombard + Le Pain Maudit + Les Sabots + La Bûche + Magnétisme + Divorce + Une Soirée + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + +***** This file should be named 10746-8.txt or 10746-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. 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For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + diff --git a/10746-8.zip b/10746-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..051bdf8 --- /dev/null +++ b/10746-8.zip diff --git a/10746-h.zip b/10746-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..29bb43f --- /dev/null +++ b/10746-h.zip diff --git a/10746-h/1.jpg b/10746-h/1.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..18885e0 --- /dev/null +++ b/10746-h/1.jpg diff --git a/10746-h/10746-h.htm b/10746-h/10746-h.htm new file mode 100644 index 0000000..ca1f716 --- /dev/null +++ b/10746-h/10746-h.htm @@ -0,0 +1,6790 @@ +<!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="Content-Type" + content="text/html; charset=iso-8859-1"> + <title>The Project Gutenberg eBook of Boule de Suif, by Guy de +Maupassant.</title> + <style type="text/css"> + <!-- + * { font-family: Times;} + P { text-indent: 1em; + margin-top: .75em; + font-size: 14pt; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + margin-left : 8%; + margin-right : 8%; } + H1,H2,H4,H5,H6 { text-align: center; } + H3 { text-align: center; + font-size: 26pt; + font-style: bold; } + HR { width: 33%; } + // --> + </style> +</head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Boule de Suif + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + + +</pre> + +<div style="text-align: center;"><img src="1.jpg" + title="Boule de Suif" alt="Boule de Suif" + style="width: 476px; height: 768px;"><br> +</div> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<h2><small>LIBRAIRIE OLLENDORFF <i>48, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 +PARIS</i></small></h2> +<p style="margin-left: 120px; text-align: center;"><b><i>Collection des +Grands Romans</i></b></p> +<p + style="margin-left: 120px; font-style: italic; font-weight: bold; text-align: center;">A +1 FRANC</p> +<p style="margin-left: 120px;">GUY DE MAUPASSANT <i>Yvette. +Mademoiselle Fifi. Boule de Suif.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">GEORGES OHNET <i>Le Maître de +Forges. Serge Panine. La Grande +Marnière.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">ALBERT DELPIT <i>Le Fils de Coralie.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">ANDRÉ THEURIET <i>Sauvageonne.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">RENÉ MAIZEROY <i>Petite Reine.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">GUSTAVE TOUDOUZE <i>Madame Lambelle.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">MARIO UCHARO <i>Mon Oncle Barbassou.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">JEAN RAMEAU <i>Plus que de l'Amour.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">PIERRE MAEL <i>Un roman de Femme.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">JULES CASE <i>La Fille à +Blanchard.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">RODHA BROUGTHON <i>Comme une Fleur.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">MATHILDE SERAO <i>Adieu Amour.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">MAURICE MONTÉGUT <i>Un nom sur +une Tombe.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">MAURICE LEBLANC <i>Une Femme.</i></p> +<br> +<p style="font-weight: bold;"><small>Envoi franco contre 1 fr. 25 par +volume.</small></p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<h1><big><b>Boule de Suif</b></big></h1> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<h2>OEUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES DU GUY DE MAUPASSANT</h2> +<br> +<p style="text-align: center;">ÉDITION DE LUXE</p> +<div style="text-align: center;"></div> +<p style="text-align: center;">(<i>Voir Catalogue à la fin du +volume</i>.)</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<h1>GUY DE MAUPASSANT</h1> +<br> +<br> +<h1><big><b>BOULE DE SUIF</b></big></h1> +<br> +<h2>L'ÉPAVE—DÉCOUVERTE—UN PARRICIDE—LE +RENDEZ-VOUS</h2> +<h2>BOMBARD—LE +PAIN +MAUDIT—LES SABOTS—LA BUCHE</h2> +<h2>MAGNÉTISME—DIVORCE—UNE SOIRÉE</h2> +<br> +<br> +<h2 style="text-align: center;"><small>PARIS 1907</small></h2> +<br> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="BOULE_DE_SUIF"></a> +<h3>BOULE DE SUIF</h3> +<br> +<p>Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en +déroute avaient +traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais +des hordes +débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, +des uniformes en +guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, +sans +régiment. Tous semblaient accablés, +éreintés, incapables d'une pensée ou +d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de +fatigue +sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des +mobilisés, gens +pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; des +petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts +à +l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; +puis, au milieu +d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue +dans une +grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec des +fantassins +divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui +suivait avec peine la marche plus légère des lignards.</p> +<p>Des légions de francs-tireurs aux appellations +héroïques: «les Vengeurs +de la Défaite—les Citoyens de la Tombe—les Partageurs de la +Mort«—passaient à leur tour, avec des airs de bandits.</p> +<p>Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, +ex-marchands de +suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers +pour leurs +écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de +flanelle +et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de +campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante +sur leurs +épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres +soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, +pillards et +débauchés.</p> +<p>Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.</p> +<p>La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des +reconnaissances +très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses +propres +sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin +remuait sous +des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses +armes, ses +uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait +naguère +les bornes des routes nationales à trois lieues à la +ronde, avaient +subitement disparu.</p> +<p>Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la +Seine pour +gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant +après +tous, le général, désespéré, ne +pouvant rien tenter avec ces loques +disparates, éperdu lui-même dans la grande +débâcle d'un peuple habitué à +vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure +légendaire, s'en +allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance.</p> +<p>Puis un calme profond, une attente épouvantée et +silencieuse avaient +plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, +émasculés par le +commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne +considérât comme une arme leurs broches à +rôtir ou leurs grands couteaux +de cuisine.</p> +<p>La vie semblait arrêtée; les boutiques étaient +closes, la rue muette. +Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait +rapidement le +long des murs.</p> +<p>L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de l'ennemi.</p> +<p>Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des +troupes françaises, +quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la +ville avec +célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire +descendit de la côte +Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs +apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les +avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent +sur la +place de l'Hôtel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, +l'armée +allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient +sonner les +pavés sous leur pas dur et rythmé.</p> +<p>Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale +montaient le +long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, +derrière +les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, +maîtres de +la cité, des fortunes et des vies, de par le «droit de +guerre». +Les +habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que +donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la +terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car +la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre +établi des choses est +renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout +ce que protégeaient +les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci +d'une +brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre +écrasant sous +les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve +débordé qui roule les +paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres +arrachées aux +toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se +défendent, emmenant +les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu +au +son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui +déconcertent toute +croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu'on +nous enseigne +en la protection du Ciel et en la raison de l'homme.</p> +<p>Mais à chaque porte des petits détachements +frappaient, puis +disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation +après l'invasion. +Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux +envers les +vainqueurs.</p> +<p>Au bout de quelque temps, une fois la première terreur +disparue, un +calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier +prussien +mangeait à table. Il était parfois bien +élevé, et, par politesse, +plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part +à cette +guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on +pouvait, un +jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant +on +obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. +Et pourquoi +blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir +ainsi serait moins +de la bravoure que de la témérité.—Et la +témérité n'est plus un défaut +des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses +héroïques où +s'illustra leur cité.—On se disait enfin, raison suprême +tirée de +l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis +d'être poli dans son +intérieur pourvu qu'on ne se montrât pas familier, en +public, avec le +soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans +la +maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, +chaque soir, à se chauffer au foyer commun.</p> +<p>La ville même reprenait peu à peu de son aspect +ordinaire. Les Français +ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens +grouillaient dans +les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui +traînaient avec +arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient +pas +avoir pour les simples citoyens énormément plus de +mépris que les +officiers de chasseurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux +mêmes cafés.</p> +<p>Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de +subtil +et d'inconnu, une atmosphère étrangère +intolérable, comme une odeur +répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et +les +places publiques, changeait le goût des aliments, donnait +l'impression +d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et +dangereuses.</p> +<p>Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les +habitants +payaient toujours; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un +négociant +normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute +parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre.</p> +<p>Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant +le cours de +la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les +mariniers et les +pêcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre +d'Allemand +gonflé dans son uniforme, tué d'un coup de couteau ou de +savate, la tête +écrasée par une pierre, ou jeté à l'eau +d'une poussée du haut d'un pont. +Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages +et +légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, +plus périlleuses que +les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.</p> +<p>Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques +Intrépides prêts à +mourir pour une Idée.</p> +<p>Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville +à leur +inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la +renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche +triomphale, +on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le +coeur des +commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros +intérêts engagés au +Havre que l'armée française occupait, et ils voulurent +tenter de gagner +ce port en allant par terre à Dieppe où ils +s'embarqueraient.</p> +<p>On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la +connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du +général en +chef.</p> +<p>Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant +été retenue pour ce +voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le +voiturier, on +résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour +éviter tout +rassemblement.</p> +<p>Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci +la terre, et le lundi, +vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord +apportèrent la +neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et +toute la +nuit.</p> +<p>A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent +dans la +cour de l'Hôtel de Normandie, où l'on devait monter en +voiture.</p> +<p>Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de +froid sous +leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité; et +l'entassement +des lourds vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps +à des +curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux +hommes se +reconnurent, un troisième les aborda, ils +causèrent:—«J'emmène ma +femme,»—dit l'un.—«J'en fais autant.»—«Et moi +aussi.»—Le premier +ajouta:—«Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les +Prussiens +approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre.»—Tous avaient +les +mêmes projets, étant de complexion semblable.</p> +<p>Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que +portait +un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte +obscure pour +disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de +chevaux +frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une +voix +d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du +bâtiment. Un +léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les +harnais; ce murmure +devint bientôt un frémissement clair et continu, +rythmé par le mouvement +de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque +secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant +le sol.</p> +<p>La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois +gelés +s'étaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis.</p> +<p>Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en +descendant vers la terre; il effaçait les formes, poudrait les +choses +d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence +de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, +innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation +que +bruit, entremêlement d'atomes légers qui semblaient emplir +l'espace, +couvrir le monde.</p> +<p>L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un +cheval +triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le +timon, +attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, +car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa +lumière. +Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces +voyageurs +immobiles, déjà blancs de neige, et leur +dit:—«Pourquoi +ne montez-vous +pas dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins.»</p> +<p>Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se +précipitèrent. Les +trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, +montèrent ensuite; +puis les autres formes indécises et voilées prirent +à leur tour les +dernières places sans échanger une parole.</p> +<p>Le plancher était couvert de paille où les pieds +s'enfoncèrent. Les +dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre +avec un +charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque +temps, à +voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se +répétant des choses +qu'elles savaient déjà depuis longtemps.</p> +<p>Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au +lieu de quatre à +cause du tirage plus pénible, une voix du dehors +demanda:—«Tout +le +monde est-il monté?»—Une voix du dedans +répondit:—«Oui.»—On partit.</p> +<p>La voiture avançait lentement, lentement, à tout +petits pas. Les roues +s'enfonçaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des +craquements sourds; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient; +et le +fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les +côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent +mince, et cinglant +brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort +plus violent.</p> +<p>Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons +légers qu'un +voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie +de coton, ne +tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages +obscurs +et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la +campagne où +apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de +givre, tantôt +une chaumière avec un capuchon de neige.</p> +<p>Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste +clarté de +cette aurore.</p> +<p>Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de +l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue +Grand-Pont.</p> +<p>Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau +avait acheté +le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon +marché de très mauvais +vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses +connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand +plein +de ruses et de jovialité.</p> +<p>Sa réputation de filou était si bien établie, +qu'un soir, à la +préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit +mordant +et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait +un peu +somnolentes de faire une partie de «Loiseau vole», le mot +lui-même vola +à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la +ville, avait +fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.</p> +<p>Loiseau était en outre célèbre par ses farces +de toute nature, ses +plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui +sans ajouter immédiatement:—«Il est impayable, ce +Loiseau.»</p> +<p>De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon +surmonté d'une face +rougeaude entre deux favoris grisonnants.</p> +<p>Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la +décision +rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de +commerce, qu'il +animait par son activité joyeuse.</p> +<p>A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant +à une caste supérieure, +M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans +les cotons, propriétaire +de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du +Conseil +général. Il était resté, tout le temps de +l'Empire, chef de l'opposition +bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement +à +la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre +expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, +demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés +à Rouen +en garnison.</p> +<p>Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute +petite, toute mignonne, toute +jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un oeil +navré +l'intérieur lamentable de la voiture.</p> +<p>Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, +portaient un +des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, +vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, +par les +artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri +IV +qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu +grosse +une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était +devenu comte et +gouverneur de province.</p> +<p>Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil +général, le comte Hubert +représentait le parti orléaniste dans le +département. L'histoire de son +mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes était +toujours +demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand +air, recevait +mieux que personne, passait même pour avoir été +aimée par un des fils de +Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon +demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la +vieille +galanterie, et dont l'entrée fût difficile.</p> +<p>La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, +disait-on, +cinq cent mille livres de revenu.</p> +<p>Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le +côté de la société +rentée, sereine et forte, des honnêtes gens +autorisés qui ont de la +Religion et des Principes.</p> +<p>Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le +même banc; +et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui +égrenaient de longs chapelets en marmottant des <i>Pater</i> et +des <i>Ave</i>. +L'une était vieille avec une face défoncée par la +petite vérole comme si +elle eût reçu à bout portant une bordée de +mitraille en pleine figure. +L'autre, très chétive, avait une tête jolie et +maladive sur une poitrine +de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les +martyrs et les +illuminés.</p> +<p>En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les +regards de tous.</p> +<p>L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la +terreur des gens +respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans +les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait +mangé avec les +frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son +père, ancien +confiseur, et il attendait impatiemment la République pour +obtenir enfin +la place méritée par tant de consommations +révolutionnaires. Au Quatre +Septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru +nommé préfet, +mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, +demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de +le reconnaître, ce qui +le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, +inoffensif et +serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable +d'organiser la +défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, +coucher tous +les jeunes arbres des forêts voisines, semé des +pièges sur toutes les +routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses +préparatifs, il +s'était vivement replié vers la ville.</p> +<p>Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, +où de +nouveaux retranchements allaient être nécessaires.</p> +<p>La femme, une de celles appelées galantes, était +célèbre par son +embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de +Suif. +Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts +bouffis, +étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets +de courtes saucisses; +avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait +sous sa +robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa +fraîcheur +faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, +un bouton de +pivoine prêt à fleurir; et là-dedans s'ouvraient, +en haut, deux yeux +noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui +mettaient une ombre +dedans; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le +baiser, +meublée de quenottes luisantes et microscopiques.</p> +<p>Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités +inappréciables.</p> +<p>Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent +parmi les +femmes honnêtes, et les mots de «prostituée», +de «honte +publique» furent +chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena +sur ses +voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence +aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à +l'exception de +Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé.</p> +<p>Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que +la +présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque +intimes. +Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs +dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; +car l'amour +légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.</p> +<p>Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de +conservateurs à +l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton +dédaigneux pour +les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui +avaient fait +subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du +bétail volé et des +récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois +millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une +année. M. +Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie +cotonnière, avait eu soin +d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif +qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à +Loiseau, il s'était arrangé +pour vendre à l'Intendance française tous les vins +communs qui lui +restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme +formidable +qu'il comptait bien toucher au Havre.</p> +<p>Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. +Bien +que de conditions différentes, ils se sentaient frères +par l'argent, de +la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui +font sonner de +l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte.</p> +<p>La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on +n'avait pas +fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des +côtes à pied. On commençait à +s'inquiéter, car on devait déjeuner à +Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir +avant la nuit. Chacun +guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence +sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la +dégager.</p> +<p>L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune +gargote, aucun +marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le +passage +des troupes françaises affamées ayant effrayé +toutes les industries.</p> +<p>Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du +chemin, mais ils n'y trouvèrent pas même de pain, car le +paysan défiant +cachait ses réserves dans la crainte d'être pillé +par les soldats qui, +n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce +qu'ils +découvraient.</p> +<p>Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que +décidément il se +sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui +depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, +avait tué les conversations.</p> +<p>De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque +aussitôt +l'imitait; et chacun, à tour de rôle, suivant son +caractère, son +savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou +modestement en portant vite sa main devant le trou béant +d'où sortait +une vapeur.</p> +<p>Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle +cherchait +quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, +regardait ses +voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient +pâles et +crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un +jambonneau. Sa +femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle +souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne +comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. «Le +fait est +que je +ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé +à apporter +des provisions?»—Chacun se faisait le même reproche.</p> +<p>Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; +on +refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il +rendit la gourde, il remercia: «C'est bon tout de même, +ça +réchauffe, et +ça trompe l'appétit.»—L'alcool le mit en belle +humeur et +il proposa de +faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras +des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua +les gens +bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut +un sourire. Les deux +bonnes soeurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les +mains +enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient +immobiles, +baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la +souffrance +qu'il leur envoyait.</p> +<p>Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une +plaine +interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant +vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une +serviette blanche.</p> +<p>Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine +timbale +en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, +tout découpés, avaient confi sous leur gelée; et +l'on apercevait encore +dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des +pâtés, des +fruits, des friandises, les provisions préparées pour un +voyage de trois +jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. +Quatre +goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle +prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la +manger avec un de +ces petits pains qu'on appelle «Régence» en +Normandie.</p> +<p>Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se +répandit, +élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive +abondante +avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les +oreilles. Le +mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme +une envie de la +tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa +timbale, son panier et ses provisions.</p> +<p>Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: +«A la bonne +heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des +personnes qui +savent toujours penser à tout.» Elle leva la tête +vers +lui: «Si vous en +désirez, monsieur? C'est dur de jeûner depuis le +matin.» +Il salua: «Ma +foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre +comme +à la guerre, n'est-ce pas, madame?» Et, jetant un regard +circulaire, il +ajouta: «Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de +trouver +des gens qui vous obligent.»—Il avait un journal qu'il +étendit +pour ne +point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours +logé +dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la +dépeça des +dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente +qu'il y eut dans +la voiture un grand soupir de détresse.</p> +<p>Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes +soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les +deux +instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à +manger très vite +après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne +refusa pas non plus +les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte +de table en développant des journaux sur les genoux.</p> +<p>Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, +mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son +coin, +travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme +à l'imiter. +Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui +lui parcourut les +entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, +demanda à +leur «charmante compagne» si elle lui permettait d'offrir +un petit +morceau à Mme Loiseau. Elle dit: «Mais oui, certainement, +monsieur,» +avec un sourire aimable, et tendit la terrine.</p> +<p>Un embarras se produisit lorsqu'on eût débouché +la première bouteille de +bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après +l'avoir +essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses +lèvres à la +place humide encore des lèvres de sa voisine.</p> +<p>Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par +les émanations des +nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. +et Mme +Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé +le nom de +Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un +soupir +qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que +la neige du +dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu +connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le +monde. +Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes +soeurs, soutenant +la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale +de Boule de +Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, +ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle +se +sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se +renouvelât plus, +la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, +et +elle ajouta:—«C'est la faim, pas autre chose.» Alors Boule +de Suif, +rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre +voyageurs +restés à jeun: «Mon Dieu, si j'osais offrir +à ces +messieurs et à ces +dames ...» Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la +parole: «Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est +frère et +doit +s'aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, +que diable! +Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la +nuit? +Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant +demain +midi.»—On hésitait, personne n'osant assumer la +responsabilité du «oui».</p> +<p>Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille +intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: +«Nous +acceptons avec reconnaissance, madame.»</p> +<p>Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, +on s'en donna +carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un +pâté de foie gras, +un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, +des poires de +Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits-fours et +une tasse pleine +de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les +femmes, adorant les crudités.</p> +<p>On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. +Donc +on causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort +bien, on +s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, +qui avaient un +grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La +comtesse +surtout montra cette condescendance aimable des très nobles +dames +qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme +Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, +parlant peu et +mangeant beaucoup.</p> +<p>On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits +horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français; et +tous +ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les +histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de +Suif raconta, +avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont +parfois les +filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait +quitté Rouen: «J'ai cru d'abord que je pourrais rester, +dit-elle. +J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir +quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais quand je +les ai +vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourné +le sang +de colère; et j'ai pleuré de honte toute la +journée. Oh! si j'étais un +homme, allez! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec +leur +casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour +m'empêcher de leur +jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; +alors j'ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas +plus difficiles +à étrangler que d'autres! Et je l'aurais terminé, +celui-là, si l'on ne +m'avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher +après ça. Enfin, +quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, et me +voici.»</p> +<p>On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de +ses +compagnons qui ne s'étaient pas montrés si crânes; +et Cornudet, en +l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant +d'apôtre; de +même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les +démocrates à longue +barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont +celui de la religion. Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, +avec +l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour aux +murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il +étrillait +magistralement cette «crapule de Badinguet».</p> +<p>Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle +était bonapartiste. Elle +devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation: +«J'aurais +bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait +été du propre, +ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus +qu'à +quitter la France si l'on était gouverné par des +polissons comme vous!» +Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et +supérieur, mais +on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte +s'interposa +et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en +proclamant avec +autorité que toutes les opinions sincères étaient +respectables. +Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans +l'âme la +haine irraisonnée des gens comme il faut pour la +République, et cette +instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les +gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, +malgré elles, +attirées vers cette prostituée pleine de dignité, +dont les sentiments +ressemblaient si fort aux leurs.</p> +<p>Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en +regrettant +qu'il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque +temps, un +peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait fini de manger.</p> +<p>La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint +profonde, et le froid, +plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, +malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa +chaufferette +dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs +fois renouvelé, et +l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds +gelés. Mmes +Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux +religieuses.</p> +<p>Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles +éclairaient d'une lueur vive +un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, +et, des +deux côtés de la route, la neige qui semblait se +dérouler sous le reflet +mobile des lumières.</p> +<p>On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout à coup +un +mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont +l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe +s'écarter +vivement comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé +sans bruit.</p> +<p>Des petits points de feu parurent en avant sur la route. +C'était Tôtes. +On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de +repos +laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et +souffler, +faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du +Commerce +on s'arrêta.</p> +<p>La portière s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir +tous les +voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le +sol. +Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque chose.</p> +<p>Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, +comme si +l'on se fût attendu à être massacré à +la sortie. Alors le conducteur +apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui +éclaira subitement +jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes +effarées, dont les +bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés +de surprise et +d'épouvante.</p> +<p>A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, +un officier allemand, un +grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son +uniforme +comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa +casquette plate +et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel +anglais. Sa +moustache démesurée, à longs poils droits, +s'amincissant indéfiniment de +chaque côté et terminée par un seul fil blond, si +mince qu'on n'en +apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, +tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.</p> +<p>Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à +sortir, disant d'un ton +raide:«—Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?»</p> +<p>Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une +docilité de +saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le +comte et la +comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis +de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en +mettant +pied à terre, dit à l'officier: «Bonjour +monsieur», par +un sentiment de +prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens +tout-puissants, le regarda sans répondre.</p> +<p>Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la +portière, descendirent +les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille +tâchait de se dominer et d'être calme: le démoc +tourmentait d'une main +tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils +voulaient +garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là +chacun +représente un peu son pays; et pareillement +révoltés par la souplesse de +leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière +que ses +voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il +devait +l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de +résistance +commencée au défoncement des routes.</p> +<p>On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, +s'étant fait +présenter l'autorisation de départ signée par le +général en chef et où +étaient mentionnés les noms, le signalement et la +profession de chaque +voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux +renseignements écrits.</p> +<p>Puis il dit brusquement:—«C'est pien», et il disparut.</p> +<p>Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut +commandé. Une +demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, +pendant que deux +servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. +Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte +vitrée marquée d'un numéro parlant.</p> +<p>Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de +l'auberge parut +lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros +homme +asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des +chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le +nom de +Follenvie.</p> +<p>Il demanda:</p> +<p>—Mademoiselle Élisabeth Rousset?</p> +<p>Boule de Suif tressaillit, se retourna:</p> +<p>—C'est moi.</p> +<p>—Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler +immédiatement.</p> +<p>—A moi?</p> +<p>—Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset.</p> +<p>Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis +déclara carrément:</p> +<p>—C'est possible, mais je n'irai pas.</p> +<p>Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la +cause +de cet ordre. Le comte s'approcha:</p> +<p>—Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des +difficultés +considérables, non seulement pour vous, mais même pour +tous vos +compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les +plus forts. +Cette démarche assurément ne peut présenter aucun +danger; c'est sans +doute pour quelque formalité oubliée.</p> +<p>Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on +la +sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les +complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. +Elle dit enfin:</p> +<p>—C'est pour vous que je le fais, bien sûr!</p> +<p>La comtesse lui prit la main:</p> +<p>—Et nous vous remercions.</p> +<p>Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table.</p> +<p>Chacun se désolait de n'avoir pas été +demandé à la place de cette fille +violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes +pour le +cas où on l'appellerait à son tour.</p> +<p>Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge +à +suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait: «Oh! la +canaille! +la canaille!»</p> +<p>Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le +comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: +«Non, cela ne +vous regarde pas, je ne peux pas parler.»</p> +<p>Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où +sortait un parfum de +choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre +était bon, le +ménage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par +économie. Les autres +demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. +Il avait une façon +particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser +le liquide, de +le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite +entre la lampe +et son oeil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa +grande +barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, +semblait +tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre de +vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour +laquelle il était né. On eût dit qu'il +établissait en son esprit un +rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes +passions qui +occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et +assurément il +ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre.</p> +<p>M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. +L'homme, râlant +comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la +poitrine pour +pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle +raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, +ce qu'ils +faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce +qu'ils lui +coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils +à +l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, +flattée de causer avec +une dame de qualité.</p> +<p>Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et +son mari, +de temps en temps, l'interrompait:</p> +<p>—Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en +tenait +aucun compte, et continuait:</p> +<p>—Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des +pommes de terre et +du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas +croire qu'ils sont propres.—Oh non!—Ils ordurent partout, sauf le +respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice +pendant +des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:—et +marche en +avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne +par-là.—S'ils +cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans +leur pays!—Mais non, madame, ces militaires, ça n'est profitable +à +personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre +rien qu'à massacrer!—Je ne suis qu'une vieille femme sans +éducation, +c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament +à +piétiner du matin au soir, je me dis:—Quand il y a des gens qui +font +tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres +se donnent +tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une +abomination +de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien +Polonais, ou bien Français?—Si l'on se revenge sur quelqu'un qui +vous a +fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine +nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, +puisqu'on +donne des décorations à celui qui en détruit le +plus?—Non, voyez-vous, +je ne comprendrai jamais ça!</p> +<p>Cornudet éleva la voix:</p> +<p>—La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; +c'est +un devoir sacré quand on défend la patrie.</p> +<p>La vieille femme baissa la tête:</p> +<p>—Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne +devrait +pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur +plaisir?</p> +<p>L'oeil de Cornudet s'enflamma:</p> +<p>—Bravo, citoyenne! dit-il.</p> +<p>M. Carré-Lamadon réfléchissait +profondément. Bien qu'il fût fanatique +des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait +songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras +inoccupés +et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient +improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il +faudra des siècles pour achever.</p> +<p>Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec +l'aubergiste. +Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre +sautillait de +joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes +de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.</p> +<p>Le souper à peine achevé, comme on était +brisé de fatigue, on se coucha.</p> +<p>Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre +au lit son +épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son +oeil au trou de la +serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait: +«les +mystères du +corridor ». Au bout d'une heure environ, il entendit un +frôlement, +regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus +replète +encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles +blanches. +Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros +numéro +tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, +s'entr'ouvrit, et, +quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, +la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. +Boule de Suif +semblait défendre l'entrée de sa chambre avec +énergie. Loiseau, +malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, +comme ils +élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet +insistait +avec vivacité. Il disait:</p> +<p>—Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous +fait?</p> +<p>Elle avait l'air indigné et répondit:</p> +<p>—Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne +se font pas; et +puis, ici, ce serait une honte.</p> +<p>Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle +s'emporta, élevant encore le ton:</p> +<p>—Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des +Prussiens +dans la maison, dans la chambre à côté, +peut-être?</p> +<p>Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait +point +caresser près de l'ennemi, dut réveiller en son coeur sa +dignité +défaillante, car, après l'avoir seulement +embrassée, il regagna sa porte +à pas de loup.</p> +<p>Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un +entrechat dans sa +chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure +carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant: +«M'aimes-tu, chérie?»</p> +<p>Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt +s'éleva quelque +part, dans une direction indéterminée qui pouvait +être la cave aussi +bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, +un +bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de +chaudière sous +pression. M. Follenvie dormait.</p> +<p>Comme on avait décidé qu'on partirait à huit +heures le lendemain, tout +le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la +bâche avait +un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans +chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les +écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les +hommes se +résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se +trouvèrent sur la +place, avec l'église au fond, et, des deux côtés, +des maisons basses où +l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent +épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la +boutique +du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui +pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de +l'apaiser; et les +grosses paysannes dont les hommes étaient à +«l'armée de la guerre», +indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le +travail qu'il +fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le +café; +un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une +aïeule tout impotente.</p> +<p>Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du +presbytère. Le +vieux rat d'église lui répondit: «Oh! +ceux-là ne +sont pas méchants; +c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; +je ne +sais pas bien d'où; et ils ont tous laissé une femme et +des enfants au +pays; ça ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr +qu'on pleure +bien aussi là-bas après les hommes; et ça fournira +une fameuse misère +chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux +pour +le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme +s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre +pauvres +gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la +guerre.»</p> +<p>Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre +les vainqueurs et +les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans +l'auberge. Loiseau eut +un mot pour rire: «Ils repeuplent.» M. Carré-Lamadon +eut un mot +grave: «Ils réparent.» Mais on ne trouvait pas le +cocher. A la fin on +le +découvrit dans le café du village, attablé +fraternellement avec +l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella:</p> +<p>—Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit +heures?</p> +<p>—Ah! bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis.</p> +<p>—Lequel?</p> +<p>—De ne pas atteler du tout.</p> +<p>—Qui vous a donné cet ordre?</p> +<p>—Ma foi! le commandant prussien.</p> +<p>—Pourquoi?</p> +<p>—Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend +d'atteler, moi je +n'attelle pas.—Voilà.</p> +<p>—C'est lui-même qui vous a dit cela?</p> +<p>—Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de +sa part.</p> +<p>—Quand ça?</p> +<p>—Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes +rentrèrent fort +inquiets.</p> +<p>On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que +Monsieur, à cause +de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait +même +formellement défendu de le réveiller plus tôt, +excepté en cas +d'incendie.</p> +<p>On voulut voir l'officier, mais cela était impossible +absolument, bien +qu'il logeât dans l'auberge, M. Follenvie seul était +autorisé à lui +parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes +remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les +occupèrent.</p> +<p>Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine +où flambait un +grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du +café, une +canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates +d'une +considération presque égale à la sienne, comme si +elle avait servi la +patrie en servant à Cornudet. C'était une superbe pipe en +écume +admirablement culottée, aussi noire que les dents de son +maître, mais +parfumée, recourbée, luisante, familière à +sa main, et complétant sa +physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés +sur la flamme +du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque +fois +qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres +dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache +frangée +d'écume.</p> +<p>Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, +alla placer du vin +aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent +à causer +politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait +aux +d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros +qui se révèlerait +quand tout serait désespéré: un du Guesclin, une +Jeanne d'Arc peut-être? +ou un autre Napoléon Ier? Ah! si le prince impérial +n'était pas si +jeune! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot +des +destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.</p> +<p>Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien +vite; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans +une variante, +ces paroles: L'officier m'a dit comme ça: «Monsieur +Follenvie, +vous +défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je +ne veux +pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça +suffit.»</p> +<p>Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte +où M. +Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit +répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler +quand il aurait +déjeuné, c'est-à-dire vers une heure.</p> +<p>Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré +l'inquiétude. +Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée.</p> +<p>On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces +messieurs.</p> +<p>Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait +d'entraîner +Cornudet pour donner plus de solennité à leur +démarche, il déclara +fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les +Allemands; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre +canette. +Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus +belle +chambre de l'auberge où l'officier les reçut, +étendu dans un fauteuil, +les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, +et +enveloppé par une robe de chambre flamboyante, +dérobée sans doute dans +la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais +goût. Il ne se +leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un +magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire +victorieux.</p> +<p>Au bout de quelques instants il dit enfin:</p> +<p>—Qu'est-ce que fous foulez?</p> +<p>Le comte prit la parole:</p> +<p>—Nous désirons partir, Monsieur.</p> +<p>—Non.</p> +<p>—Oserai-je vous demander la cause de ce refus?</p> +<p>—Parce que che ne feux pas.</p> +<p>—Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre +général +en chef nous a délivré une permission de départ +pour gagner Dieppe; et +je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos +rigueurs.</p> +<p>—Che ne feux pas ... foilà tout ... Fous poufez tescentre.</p> +<p>S'étant inclinés tous les trois, ils se +retirèrent.</p> +<p>L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à +ce caprice +d'Allemand; et les idées les plus singulières troublaient +les têtes. +Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, +imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les +garder +comme otages—mais dans quel but?—ou les emmener prisonniers? ou, +plutôt, leur demander une rançon considérable? A +cette pensée, une +panique les affola. Les plus riches étaient les plus +épouvantés, se +voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser +des sacs +pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la +cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler +leurs +richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau +enleva sa +chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait +augmenta +les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on +avait encore deux +heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de +trente-et-un. +Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant +éteint +sa pipe par politesse, y prit part.</p> +<p>Le comte battit les cartes—donna—Boule de Suif avait trente-et-un +d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie +apaisa la crainte qui +hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le +ménage Loiseau +s'entendait pour tricher.</p> +<p>Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut; et, +de sa voix +graillonnante, il prononça: «L'officier prussien fait +demander +à Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.»</p> +<p>Boule de Suif resta debout, toute pâle; puis, devenant +subitement +cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle +ne pouvait plus +parler. Enfin elle éclata: «Vous lui direz à cette +crapule, à ce +saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne +voudrai; vous +entendez bien, jamais, jamais, jamais.»</p> +<p>Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, +interrogée, +sollicitée par tout le monde de dévoiler le +mystère de sa visite. Elle +résista d'abord; mais l'exaspération domina +bientôt: «Ce qu'il veut?... +ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!» cria-t-elle. Personne +ne se +choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en +la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de +réprobation +contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de +tous pour +la résistance, comme si l'on eût demandé à +chacun une partie du +sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec +dégoût que ces gens-là se +conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes +surtout +témoignèrent à Boule de Suif une +commisération énergique et caressante. +Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient +baissé la +tête et ne disaient rien.</p> +<p>On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut +apaisée; mais on parla +peu: on songeait.</p> +<p>Les dames se retirèrent de bonne heure; et les hommes, tout +en fumant, +organisèrent un écarté auquel fut convié M. +Follenvie qu'on avait +l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer +pour +vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait +qu'à ses +cartes, sans rien écouter, sans rien répondre; et il +répétait sans +cesse: «Au jeu, messieurs, au jeu.» Son attention +était si +tendue qu'il +en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue +dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de +l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements +aigus des jeunes coqs essayant de chanter.</p> +<p>Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de +sommeil, vint +le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était +«du +matin», +toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était +«du soir», +toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria: +«Tu placeras +mon lait de poule devant le feu,» et se remit à sa partie. +Quand +on vit +bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on déclara qu'il +était temps de s'en +aller, et chacun gagna son lit.</p> +<p>On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir +indéterminé, un désir plus grand de s'en aller, +une terreur du jour à +passer dans cette horrible petite auberge.</p> +<p>Hélas! les chevaux restaient à l'écurie, le +cocher demeurait invisible. +On alla, par désoeuvrement, tourner autour de la voiture.</p> +<p>Le déjeuner fut bien triste; et il s'était produit +comme un +refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui +porte +conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait +presque à +cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver +secrètement le +Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise +à ses +compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eût su, d'ailleurs? Elle +aurait +pu sauver les apparences en faisant dire à l'officier qu'elle +prenait en +pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu +d'importance!</p> +<p>Mais personne n'avouait encore ces pensées.</p> +<p>Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, +le comte proposa de +faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec +soin et la petite société partit, à l'exception de +Cornudet, qui +préférait rester près du feu, et des bonnes +soeurs, qui passaient leurs +journées dans l'église ou chez le curé.</p> +<p>Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez +et +les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas +était +une souffrance; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur +apparut +si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que +tout le +monde aussitôt retourna, l'âme glacée et le coeur +serré.</p> +<p>Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un +peu +derrière.</p> +<p>Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si +cette« +garce-là» allait les faire rester longtemps encore dans un +pareil +endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une +femme un sacrifice aussi pénible, et qu'il devait venir +d'elle-même. M. +Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, +comme il en était +question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir +lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux +autres soucieux.—« Si +l'on se sauvait à pied, »—dit Loiseau. Le comte haussa les +épaules:— «Y songez-vous, dans cette neige? avec nos +femmes? Et puis nous serions +tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et +ramenés +prisonniers à la merci des soldats.»—C'était vrai; +on se +tut.</p> +<p>Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait +les +désunir.</p> +<p>Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui +fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en +uniforme, +et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement +particulier aux +militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes +soigneusement cirées.</p> +<p>Il s'inclina en passant près des dames, et regarda +dédaigneusement les +hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se +découvrir, bien +que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.</p> +<p>Boule de Suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les +trois +femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être +ainsi +rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille +qu'il avait +si cavalièrement traitée.</p> +<p>Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme +Carré-Lamadon, +qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, +trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même +qu'il ne fût pas +Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes +les femmes +assurément raffoleraient.</p> +<p>Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles +aigres furent +même échangées à propos de choses +insignifiantes. Le dîner, silencieux, +dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer +le +temps.</p> +<p>On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des +coeurs +exaspérés. Les femmes parlaient à peine à +Boule de Suif.</p> +<p>Une cloche tinta. C'était pour un baptême. La grosse +fille avait un +enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait +pas une fois +l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on +allait +baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le +sien, et elle voulut absolument assister à la +cérémonie.</p> +<p>Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on +rapprocha +les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait +décider quelque +chose. Loiseau eut une inspiration: il était d'avis de proposer +à +l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir +les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il +redescendit presque aussitôt. L'Allemand, qui connaissait la +nature +humaine, l'avait mis à la porte. Il prétendait retenir +tout le monde +tant que son désir ne serait pas satisfait.</p> +<p>Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau +éclata:—« Nous n'allons +pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son métier, +à cette +gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a +pas le +droit de refuser l'un plutôt que l'autre. Je vous demande un peu, +ça a +pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, même des +cochers! oui, madame, +le cocher de la préfecture! Je le sais bien, moi, il +achète son vin à la +maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait +la mijaurée, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit +très +bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis +longtemps; et nous +étions là trois qu'il aurait sans doute +préférées. Mais non, il se +contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes +mariées. +Songez donc, il est le maître. Il n'avait qu'à dire: +«Je +veux», et il +pouvait nous prendre de force avec ses soldats.»</p> +<p>Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme +Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu +pâle, comme si elle se +sentait déjà prise de force par l'officier.</p> +<p>Les hommes, qui discutaient à l'écart, se +rapprochèrent. Loiseau, +furibond, voulait livrer «cette misérable» pieds et +poings +liés, à +l'ennemi. Mais le comte, issu de trois générations +d'ambassadeurs, et +doué d'un physique de diplomate, était partisan de +l'habileté: «Il +faudrait la décider »,—dit-il.</p> +<p>Alors on conspira.</p> +<p>Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, +et la discussion +devint générale, chacun donnant son avis. C'était +fort convenable du +reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de +tournures, des +subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les +plus +scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris, tant les +précautions du +langage étaient observées. Mais la légère +tranche de pudeur dont est +bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles +s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient +follement +au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de +l'amour avec la +sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper +d'un autre.</p> +<p>La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur +semblait drôle à la +fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si +bien +dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha +quelques +grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la +pensée +brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits: +«Puisque +c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle +celui-là plus +qu'un autre?» La gentille Mme Carré-Lamadon semblait +même +penser qu'à +sa place elle refuserait celui-là moins qu'un autre.</p> +<p>On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse +investie. +Chacun convint du rôle qu'il jouerait, des arguments dont il +s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait exécuter. On +régla le plan +des attaques, les ruses à employer, et les surprises de +l'assaut, pour +forcer cette citadelle vivante à recevoir l'ennemi dans la place.</p> +<p>Cornudet cependant restait à l'écart, +complètement étranger à cette +affaire.</p> +<p>Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit +point +rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger: +«Chut!» +qui fit +relever tous les yeux. Elle était là. On se tut +brusquement et un +certain embarras empêcha d'abord de lui parler. La comtesse, plus +assouplie que les autres aux duplicités des salons, +l'interrogea: «Etait-ce amusant, ce baptême?»</p> +<p>La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, +et les +attitudes, et l'aspect même de l'église. Elle ajouta: +«C'est si bon de +prier quelquefois.»</p> +<p>Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se +contentèrent d'être aimables +avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à +leurs conseils.</p> +<p>Aussitôt à table, on commença les approches. Ce +fut d'abord une +conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples +anciens: +Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec +Sextus, +Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les +généraux ennemis, et les +réduisant à des servilités d'esclave. Alors se +déroula une histoire +fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires +ignorants, +où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue +Annibal entre leurs +bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. +On cita toutes les femmes qui ont arrêté des +conquérants, fait de leur +corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont +vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux +ou détestés, et +sacrifié leur chasteté à la vengeance et au +dévouement.</p> +<p>On parla même en termes voilés de cette Anglaise de +grande famille qui +s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse +maladie pour la +transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une +faiblesse subite, +à l'heure du rendez-vous fatal.</p> +<p>Et tout cela s'était raconté d'une façon +convenable et modérée, où +parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter +l'émulation.</p> +<p>On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la +femme, ici-bas, +était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon +continu aux +caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point +entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne +disait +rien.</p> +<p>Pendant tout l'après-midi, on la laissa +réfléchir. Mais, au lieu de +l'appeler «madame» comme on avait fait jusque-là, on +lui disait +simplement «mademoiselle», sans que personne sût bien +pourquoi, +comme +si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime +qu'elle +avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.</p> +<p>Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, +répétant sa +phrase de la veille: «L'officier prussien fait demander à +Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a point encore changé d'avis.»</p> +<p>Boule de Suif répondit sèchement: «Non, +monsieur.» +Mais au dîner la +coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se +battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne +trouvait +rien, quand la comtesse, sans préméditation +peut-être, éprouvant un +vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus +âgée +des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, +beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos +yeux; +mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont +accomplis +pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un +argument +puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes +tacites, de ces complaisances voilées, où excelle +quiconque porte un +habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une +inintelligence +heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta +à la +conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra +hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas +troublée par les +tâtonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de +fer; +sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de +scrupules.</p> +<p>Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait +immédiatement tué père et mère sur un ordre +venu d'En Haut; et rien, à +son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention +était +louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité +sacrée de sa complice +inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet +axiome +de morale: «La fin justifie les moyens.»</p> +<p>Elle l'interrogeait.</p> +<p>—Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et +pardonne le fait quand le motif est pur?</p> +<p>—Qui pourrait en douter, madame? Une action blâmable en soi +devient +souvent méritoire par la pensée qui l'inspire.</p> +<p>Et elles continuaient ainsi, démêlant les +volontés de Dieu, prévoyant +ses décisions, le faisant s'intéresser à des +choses qui, vraiment, ne le +regardaient guère.</p> +<p>Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais +chaque parole de la +sainte fille en cornette faisait brèche dans la +résistance indignée de +la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la +femme aux +chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa +supérieure, +d'elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère soeur +Saint-Nicéphore. +On les avait demandées au Havre pour soigner dans les +hôpitaux des +centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les +dépeignit, +ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles +étaient +arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un +grand nombre de +Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés +peut-être! C'était sa +spécialité, à elle, de soigner les militaires; +elle avait été en Crimée, +en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se +révéla tout +à coup une de ces religieuses à tambours et à +trompettes qui semblent +faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des +remous des +batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards +indisciplinés; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure +ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une +image des +dévastations de la guerre.</p> +<p>Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait +excellent.</p> +<p>Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans +les chambres pour +ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée.</p> +<p>Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine +semée la veille le +temps de germer et de pousser ses fruits.</p> +<p>La comtesse proposa de faire une promenade dans l'après-midi; +alors le +comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et +demeura +derrière les autres, avec elle.</p> +<p>Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, +que les +hommes posés emploient avec les filles, l'appelant: «ma +chère enfant», +la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité +indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la +question:</p> +<p>—Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés +comme vous-même à toutes +les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, +plutôt +que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues +si +souvent en votre vie?</p> +<p>Boule de Suif ne répondit rien.</p> +<p>Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. +Il +sut rester «monsieur le comte», tout en se montrant galant +quand il le +fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle leur +rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant +gaiement: «Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter +d'avoir +goûté +d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son +pays.»</p> +<p>Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la +société. Aussitôt rentrée, +elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquiétude +était extrême. +Qu'allait-elle faire? Si elle résistait, quel embarras!</p> +<p>L'heure du dîner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, +entrant +alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et +qu'on pouvait +se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte +s'approcha +de l'aubergiste, et, tout bas: «Ça y est?—Oui.» Par +convenance, +il ne +dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un +léger signe de +la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de +toutes les +poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria: +«Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans +l'établissement»; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque +le +patron +revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu +subitement +communicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les +coeurs. Le +comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était +charmante, le +manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation +fut +vive, enjouée, pleine de traits.</p> +<p>Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, +hurla: «Silence!» Tout le monde se tut, surpris, presque +effrayé +déjà. Alors il +tendit l'oreille en faisant «Chut!» des deux mains, leva +les yeux vers +le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: +«Rassurez-vous, tout va bien.»</p> +<p>On hésitait à comprendre, mais bientôt un +sourire passa.</p> +<p>Au bout d'un quart d'heure il recommença la même farce, +la renouvela +souvent dans la soirée; et il faisait semblant d'interpeller +quelqu'un +à l'étage au-dessus, en lui donnant des conseils à +double sens puisés +dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air +triste +pour soupirer: «Pauvre fille;» ou bien il murmurait entre +ses dents +d'un air rageur: «Gueux de Prussien, va!» Quelquefois, au +moment +où +l'on n'y songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, +plusieurs:«Assez! +assez!» et ajoutait, comme se parlant à lui-même: +«Pourvu +que +nous la revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le +misérable!»</p> +<p>Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût +déplorable, elles amusaient +et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux +comme le +reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu +créée autour d'eux était +chargée de pensées grivoises.</p> +<p>Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions +spirituelles et +discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le +comte, qui +conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de +gravité, trouva +une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au +pôle et la joie +des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud.</p> +<p>Loiseau, lancé, se leva, un verre de Champagne à la +main: «Je bois à +notre délivrance!» Tout le monde fut debout; on +l'acclamait. Les +deux +bonnes soeurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, +consentirent à +tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient +jamais +goûté. Elles déclarèrent que cela +ressemblait à la limonade gazeuse, +mais que c'était plus fin cependant.</p> +<p>Loiseau résuma la situation.</p> +<p>—C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait +pincer +un quadrille.</p> +<p>Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait +même +plongé dans des pensées très graves, et tirait +parfois, d'un geste +furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, +vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, +lui tapa +soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: «Vous +n'êtes +pas +farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?» Mais Cornudet +releva brusquement la tête, et, parcourant la +société d'un regard +luisant et terrible: «Je vous dis à tous que vous venez de +faire +une +infamie!» Il se leva, gagna la porte, répéta encore +une +fois: «Une +infamie!» et disparut.</p> +<p>Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloqué, restait +bête; mais il +reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en +répétant: «Ils sont +trop verts, mon vieux, ils sont trop verts.» Comme on ne +comprenait +pas, il raconta les «mystères du corridor». Alors il +y eut une +reprise +de gaieté formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le +comte +et M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne +pouvaient croire.</p> +<p>—Comment! vous êtes sûr? Il voulait....</p> +<p>—Je vous dis que je l'ai vu.</p> +<p>—Et, elle a refusé....</p> +<p>—Parce que le Prussien était dans la chambre à +côté.</p> +<p>—Pas possible?</p> +<p>—Je vous le jure.</p> +<p>Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le ventre +à deux mains. +Loiseau continuait:</p> +<p>—Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais +pas du +tout.</p> +<p>Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés.</p> +<p>On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui +était de la nature des +orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se +couchaient, que «cette chipie» de petite +Carré-Lamadon avait ri jaune toute la +soirée: «Tu sais, les femmes, quand ça en tient +pour l'uniforme, qu'il +soit +Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien +égal. Si ce n'est +pas une pitié, Seigneur Dieu!»</p> +<p>Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coururent +comme des +frémissements, des bruits légers, à peine +sensibles, pareils à des +souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. +Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des +filets de lumière +glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces +effets-là; +il trouble, dit-on, le sommeil.</p> +<p>Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige +éblouissante. La +diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis +qu'une armée +de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, +avec un oeil +rosé, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient +gravement entre +les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin +fumant qu'ils éparpillaient.</p> +<p>Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une +pipe sur le +siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement +empaqueter des +provisions pour le reste du voyage.</p> +<p>On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.</p> +<p>Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle +s'avança timidement +vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se +détournèrent +comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec +dignité le bras +de sa femme et l'éloigna de ce contact impur.</p> +<p>La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors, ramassant +tout son courage, +elle aborda la femme du manufacturier d'un «bonjour, +madame» humblement +murmuré. L'autre fit de la tête seule un petit salut +impertinent qu'elle +accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait +affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût +apporté une +infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture +où elle +arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle +avait +occupée pendant la première partie de la route.</p> +<p>On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître; mais Mme +Loiseau, la +considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix +à son mari: «Heureusement que je ne suis pas à +côté d'elle.»</p> +<p>La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença. +On ne parla point +d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en +même temps indignée contre tous ses voisins, et +humiliée d'avoir cédé, +souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on +l'avait +hypocritement jetée.</p> +<p>Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit +bientôt ce +pénible silence.</p> +<p>—Vous connaissez, je crois, Mme d'Étrelles?</p> +<p>—Oui, c'est une de mes amies.</p> +<p>—Quelle charmante femme!</p> +<p>—Ravissante! Une vraie nature d'élite, fort instruite +d'ailleurs, et +artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine +dans la +perfection.</p> +<p>Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des +vitres un mot parfois jaillissait: +«Coupon—échéance—prime—à terme.»</p> +<p>Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, +engraissé +par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua +un +bésigue avec sa femme.</p> +<p>Les bonnes soeurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui +pendait, +firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs +lèvres se +mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, +précipitant leur +vague murmure comme pour une course d'<i>oremus</i>; et de temps en +temps +elle baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis +recommençaient leur marmottement rapide et continu.</p> +<p>Cornudet songeait, immobile.</p> +<p>Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: +«Il +fait +faim», dit-il.</p> +<p>Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle +fit sortir un +morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches +minces et +fermes, et tous deux se mirent à manger.</p> +<p>—Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle +déballa les provisions préparées pour les deux +ménages. C'était, dans un +de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre +en faïence, pour +indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, +une charcuterie +succulente, où de blanches rivières de lard traversaient +la chair brune +du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées +fin. Un beau carré de +gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: +«faits divers» sur sa +pâte onctueuse.</p> +<p>Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de +saucisson qui sentait +l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans +les +vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et de +l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta +sous ses +pieds dans la paille et se mit à mordre à même les +oeufs, faisant tomber +sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, +là +dedans, des étoiles.</p> +<p>Boule de Suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, +n'avait pu +songer à rien; et elle regardait, exaspérée, +suffoquant de rage, tous +ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la +crispa +d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un +flot +d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas +parler +tant l'exaspération l'étranglait.</p> +<p>Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait +noyée dans +le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient +sacrifiée d'abord, +rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors +elle songea +à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient +goulûment +dévorées, à ses deux poulets luisants de +gelée, à ses pâtés, à ses +poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur +tombant +soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit +prête à +pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots +comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses +paupières, et bientôt deux grosses larmes, se +détachant des yeux, +roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus +rapides, +coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant +régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle +restait +droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant +qu'on ne la +verrait pas.</p> +<p>Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un +signe. Il haussa +les épaules comme pour dire: «Que voulez-vous, ce n'est +pas ma +faute.» +Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: «Elle pleure +sa +honte.»</p> +<p>Les deux bonnes soeurs s'étaient remises à prier, +après avoir roulé dans +un papier le reste de leur saucisson.</p> +<p>Alors Cornudet, qui digérait ses oeufs, étendit ses +longues jambes sous +la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un +homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à +siffloter la +<i>Marseillaise</i>.</p> +<p>Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, +assurément, ne +plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, +agacés, et avaient +l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un +orgue de +barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois +même il fredonnait +les paroles:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Amour sacré de la patrie,<br> +Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,<br> +Liberté, liberté chérie,<br> +Combats avec tes défenseurs!</big><br> +</div> +<p>On fuyait plus vite, la neige étant plus dure; et +jusqu'à Dieppe, +pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les +cahots du +chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurité profonde de +la +voiture, il continua, avec une obstination féroce, son +sifflement +vengeur et monotone, contraignant les esprits las et +exaspérés à suivre +le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole +qu'ils +appliquaient sur chaque mesure.</p> +<p>Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle +n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les +ténèbres.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="L'Epave"></a> +<h3>L'Épave</h3> +<br> +<p>C'était hier, 31 décembre.</p> +<p>Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le +domestique +lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres +étrangers.</p> +<p>Georges me dit:</p> +<p>—Tu permets?</p> +<p>—Certainement.</p> +<p>Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture +anglaise, croisée +dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention +sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui +vous touchent le +coeur.</p> +<p>Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:</p> +<p>«Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne +t'ai +jamais racontée, +une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce +fut un +singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela +vingt ans ... +puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!...</p> +<p>«J'étais inspecteur de la Compagnie d'assurances +maritimes +que je dirige +aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la +fête du 1er janvier, +puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, quand +je +reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir +immédiatement +pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un +trois-mâts de Saint-Nazaire, +assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. +J'arrivai à la +Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions; et, le +soir +même, je prenais l'express, qui me déposait à La +Rochelle le lendemain +31 décembre.</p> +<p>«J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de +Ré, le +<i>Jean-Guiton</i>. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville +bizarre +et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues +mêlées comme un +labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, +des +galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais +basses, ces +galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, +qui semblent construites +et demeurées comme un décor de conspirateurs, le +décor antique et +saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion +héroïques et +sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, grave, +discrète, sans +art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si +magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie +sévère, un peu +sournoise aussi, une cité de batailleurs obstinés, +où doivent éclore les +fanatismes, la ville où s'exalta la foi des calvinistes et +où naquit le +complot des quatre sergents.</p> +<p>«Quand j'eus erré quelque temps par ces rues +singulières, je montai sur +un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire +à +l'île de Ré. Il partit en soufflant, d'un air +colère, passa entre les +deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la +digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau +les +pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; +puis il +obliqua vers la droite.</p> +<p>«C'était un de ces jours tristes qui oppressent, +écrasent la pensée, +compriment le coeur, éteignent en nous toute force et toute +énergie; un +jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la +pluie, +froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une +buée d'égout.</p> +<p>«Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, +la mer +peu +profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans +une ride, +sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau +stagnante. Le <i>Jean-Guiton</i> passait dessus en roulant un peu, par +habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait +derrière +quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se +calmaient +bientôt.</p> +<p>«Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme +presque +sans +pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je +voulais +quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un +grand +trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le <i>Marie-Joseph,</i> +avait échoué, par +une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré.</p> +<p>«La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, +écrivait l'armateur, qu'il +avait été impossible de le renflouer et qu'on avait +dû enlever au plus +vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me +fallait donc constater +la situation de l'épave, apprécier quel devait être +son état avant le +naufrage, juger si tous les efforts avaient été +tentés pour le remettre +à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour +témoigner ensuite +contradictoirement, si besoin était, dans le procès.</p> +<p>«Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre +les +mesures qu'il +jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.</p> +<p>«Le capitaine du <i>Jean-Guiton</i> connaissait parfaitement +l'affaire, ayant +été appelé à prendre part, avec son navire, +aux tentatives de sauvetage.</p> +<p>«Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le <i>Marie-Joseph,</i> +poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, +naviguant au +hasard sur une mer d'écume,—«une mer de soupe au +lait», disait +le +capitaine,—était venu s'échouer sur ces immenses bancs de +sable qui +changent les côtes de cette région en Saharas +illimités, aux heures de +la marée basse.</p> +<p>«Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. +Entre +l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où +l'oeil voyait au +loin. Nous suivions une terre. Je demandai:</p> +<p>«—C'est l'île de Ré?</p> +<p>«—Oui, monsieur.</p> +<p>«Et tout à coup le capitaine, étendant la main +droite +devant nous, me +montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:</p> +<p>«—Tenez, voilà votre navire!</p> +<p>«—Le <i>Marie-Joseph</i>?...</p> +<p>«—Mais, oui.</p> +<p>«—J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu +près invisible, que j'aurais +pris pour un écueil, me paraissait placé à trois +kilomètres au moins des +côtes.</p> +<p>«Je repris:</p> +<p>«—Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à +l'endroit que +vous me désignez?</p> +<p>«Il se mit à rire.</p> +<p>«—Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...</p> +<p>«C'était un Bordelais. Il continua:</p> +<p>«—Nous sommes marée haute, neuf heures quarante +minutes. +Allez-vous-en +par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de +l'hôtel du +<i>Dauphin</i>, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou +trois heures +au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous +aurez une +heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas +plusse, par +exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle +revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! +Remettez-vous en +route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez +à sept +heures et demie sur le <i>Jean-Guiton</i>, qui vous dépose ce +soir même sur +le quai de La Rochelle.</p> +<p>«Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à +l'avant du +vapeur, +pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions +rapidement.</p> +<p>«Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui +servent +de capitales +à toutes les maigres îles semées le long des +continents. C'était un gros +village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, +vivant de +poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et +de +moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble +cependant très +peuplée; mais je ne pénétrai pas dans +l'intérieur.</p> +<p>«Après avoir déjeuné, je franchis un +petit +promontoire; puis, comme la +mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, +vers une +sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, +là-bas.</p> +<p>«J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme +de la +chair, et +qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, +était là; +maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, +et je ne +distinguais plus la ligne qui séparait le sable de +l'Océan. Je croyais +assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. +L'Atlantique était +devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la +grève, comme +font les décors dans les trappes, et je marchais à +présent au milieu +d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau +salée demeuraient +en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et +bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; +je +regardais l'épave échouée, qui grandissait +à mesure que j'avançais et +ressemblait à présent à une énorme baleine +naufragée.</p> +<p>«Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense +étendue plate +et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, +après une +heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, +brisée, montrant, +comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois +goudronné, +percés de clous énormes. Le sable déjà +l'avait envahie, entré par toutes +les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâchait +plus. Elle +paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré +profondément +dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, +relevé, +semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel +désespéré, ces deux +mots blancs sur le bordage noir: <i>Marie-Joseph</i>.</p> +<p>«J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le +plus +bas; puis, parvenu +sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le +jour, entré par les +trappes défoncées et par les fissures des flancs, +éclairait tristement +ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries +démolies. +Il n'y avait plus rien là-dedans que du sable qui servait de sol +à ce +souterrain de planches.</p> +<p>«Je me mis à prendre des notes sur l'état du +bâtiment. Je m'étais assis +sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la +lueur d'une large fente +par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée +de la grève. Un +singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de +moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour +écouter le bruit +vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant +les bordages +de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de +la +mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le +bruit doux et régulier du +taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les +vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore.</p> +<p>«Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de +moi. +Je fis un +bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une +seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux +noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut +pas +longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: et +j'aperçus +debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes +filles, ou plutôt un grand Anglais avec trois misses. +Assurément, ils +eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet être rapide +sur le +trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se +sauva; les deux +autres saisirent leur père à pleins bras; quant à +lui, il avait ouvert +la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son émotion.</p> +<p>«Puis, après quelques secondes, il parla:</p> +<p>«—Aoh, môsieu, vos été la +propriétaire de +cette bâtiment?</p> +<p>«—Oui, monsieur,</p> +<p>«—Est-ce que je pôvé la visiter?</p> +<p>«—Oui, monsieur.</p> +<p>«Il prononça alors une longue phrase anglaise, +où je +distinguai +seulement ce mot: <i>gracious</i>, revenu plusieurs fois.</p> +<p>«Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai +le +meilleur +et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois +fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout +l'aînée, une +blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si +mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres +fruits +de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable +et que +ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec +leur +fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles +rosés et aux +perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans +les profondeurs +inconnues des océans.</p> +<p>«Elle parlait un peu mieux que son père; et elle nous +servit +d'interprète, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres +détails, +que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la +catastrophe. Puis, toute +la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. +Dès qu'ils eurent +pénétré dans cette sombre galerie, à peine +éclairée, ils poussèrent des +cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et +les trois +filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans +leurs +grands vêtements imperméables, et ils commencèrent +en même temps quatre +croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.</p> +<p>«Ils s'étaient assis, côte à côte, +sur une +poutre en saillie, et les +quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes +noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du <i>Marie-Joseph</i>.</p> +<p>«Tout en travaillant, l'aînée des fillettes +causait +avec moi, qui +continuais à inspecter le squelette du navire.</p> +<p>«J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils +étaient venus +tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce +trois-mâts enlisé. Ils +n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de +simples et +braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre +couvre le +monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de +favoris blancs, +vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en +tête humaine +entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de +petits +échassiers en croissance, sèches aussi, sauf +l'aînée, et gentilles +toutes trois, mais surtout la grande.</p> +<p>«Elle avait une si drôle de manière de parler, de +raconter, de rire, de +comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour +m'interroger, +des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour +deviner, +de se remettre au travail et de dire «yes» ou +«nô», que je serais +demeuré un temps indéfini à l'écouter et +à la regarder.</p> +<p>«Tout à coup, elle murmura:</p> +<p>«—J'entendai une petite mouvement sur cette bateau.</p> +<p>«Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un +léger bruit, +singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder +par la +fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle +allait nous entourer!</p> +<p>«Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était +trop +tard. L'eau nous +cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse +vitesse. Non, +cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une +tache démesurée. A peine quelques centimètres +d'eau couvraient le sable; +mais mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de +l'imperceptible +flot.</p> +<p>«L'Anglais voulut s'élancer; je le retins; la fuite +était impossible, à +cause des mares profondes que nous avions dû contourner en +venant, et où +nous tomberions au retour.</p> +<p>«Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. +Puis, la +petite Anglaise se mit à sourire et murmura:</p> +<p>«—Ce été nous les naufragés!</p> +<p>«Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur +lâche, affreuse, +basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions +m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au +secours!» +Vers +qui?</p> +<p>«Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre +leur +père, qui +regardait, d'un oeil consterné, la mer démesurée +autour de nous.</p> +<p>«Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, +une +nuit lourde, +humide, glacée:</p> +<p>«Je dis:</p> +<p>«—Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce +bateau.</p> +<p>«L'Anglais répondit:</p> +<p>«—Oh! yes!</p> +<p>«Et nous restâmes là un quart d'heure, une +demi-heure, +je ne sais, en +vérité, combien de temps, à regarder, autour de +nous, cette eau jaune +qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait +jouer sur +l'immense grève reconquise.</p> +<p>«Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de +redescendre, pour +nous mettre à l'abri de la brise légère, mais +glacée, qui nous +effleurait et nous piquait la peau.</p> +<p>«Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein +d'eau. +Nous dûmes +alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous +garantissait un +peu.</p> +<p>«Les ténèbres, à présent, nous +enveloppaient, et nous restions serrés +les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais +trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite +Anglaise, dont les +dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce +de +son corps à travers les étoffes, et cette chaleur +m'était délicieuse +comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, +muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures +d'ouragan. Et +pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le +danger terrible et +grandissant, je commençais à me sentir heureux +d'être là, heureux du +froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et +d'angoisse +à passer sur cette planche, si près de cette jolie et +mignonne fillette.</p> +<p>«Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de +bien-être et de +joie qui me pénétrait.</p> +<p>«Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, +elle? +Une petite +Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et +je +me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me +dévouer pour +elle, faire mille folies? Étrange chose! Comment se fait-il que +la +présence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance +de sa +grâce qui nous enveloppe? la séduction de la joliesse et +de la jeunesse +qui nous grise comme ferait le vin?</p> +<p>«N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du +mystérieux +amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente +sa puissance +dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui +les pénètre +d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, +profonde, comme on mouille la +terre pour y faire pousser des fleurs!</p> +<p>«Mais le silence des ténèbres devenait +effrayant, le +silence du ciel, +car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement +léger, +infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone +clapotement du courant contre le bateau.</p> +<p>«Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite +des +Anglaises +pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent +à parler +dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la +rassurait et qu'elle avait toujours peur.</p> +<p>«Je demandai à ma voisine;</p> +<p>«—Vous n'avez pas trop froid, miss?</p> +<p>«—Oh! si. J'avé froid beaucoup.</p> +<p>«Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je +l'avais +ôté; +je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai +sa +main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.</p> +<p>«Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis +de +l'eau +plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle +me passa sur le visage. Le vent s'élevait!</p> +<p>«L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et +il +dit simplement:</p> +<p>«—C'était mauvaise pour nous, cette ...</p> +<p>«Assurément c'était mauvais, c'était la +mort +certaine si des lames, même +de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, +tellement brisée +et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en +bouillie.</p> +<p>«Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les +rafales de +plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais +dans les ténèbres des lignes blanches paraître et +disparaître, des +lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du +<i>Marie-Joseph</i>, l'agitait d'un court frémissement qui nous +montait +jusqu'au coeur.</p> +<p>«L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et +j'avais +une envie folle de la saisir dans mes bras.</p> +<p>«Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, +derrière nous, des phares +brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, +tournants, +pareils à des yeux énormes, à des yeux de +géant qui nous regardaient, +nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un +d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente +secondes pour +se rallumer aussitôt; c'était bien un oeil, +celui-là, avec sa paupière +sans cesse baissée sur son regard de feu.</p> +<p>«De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour +regarder +l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, +il me +dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine +gravité:</p> +<p>«—Mosieu, je vous souhaite bon année.</p> +<p>«Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; +puis il +prononça +une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à +chanter +le <i>God save the Queen</i>, qui monta dans l'air noir, dans l'air +muet, et +s'évapora à travers l'espace.</p> +<p>«J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une +émotion +puissante et bizarre.</p> +<p>«C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce +chant de +naufragés, +de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi +quelque chose de +plus grand, de comparable à l'antique et sublime <i>Ave, +Caesar, morituri +te salutant!</i></p> +<p>«Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de +chanter +toute seule +une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire +oublier +nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et +jeune +s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car +les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, +et +voletaient, comme des oiseaux blessés, au dessus des vagues.</p> +<p>«La mer grossissait, battait maintenant notre épave. +Moi, je +ne pensais +plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si +une barque +avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? +Mon esprit +tourmenté s'égarait dans le rêve! Une +sirène! N'était-ce point, en +effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur +ce +navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec +moi dans +les flots?...</p> +<p>«Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le +pont, car +le +<i>Marie-Joseph</i> s'était affaissé sur son flanc droit. +L'Anglaise étant +tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, +sans +savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je +baisais à +pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait +plus; nous autres aussi ne bougions point.</p> +<p>«Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais +répondit «yes», et fit un +mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais +voulu que le +bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle.</p> +<p>«L'Anglais reprit:</p> +<p>«—Une petite bascule, ce n'été rien. +J'avé mes +trois filles conserves.</p> +<p>«Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue +d'abord!</p> +<p>«Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une +lumière sur la mer, +tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était +une barque qui nous +cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre +imprudence.</p> +<p>«Nous étions sauvés. J'en fus +désolé! On +nous cueillit sur notre +radeau, et on nous ramena à Saint-Martin.</p> +<p>«L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:</p> +<p>«—Bonne souper! bonne souper!</p> +<p>«On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le <i>Marie-Joseph</i>.</p> +<p>«Il fallut se séparer, le lendemain, après +beaucoup +d'étreintes et de +promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en +fallut que +je ne les suivisse.</p> +<p>«J'étais toqué; je faillis demander cette +fillette en +mariage. Certes, +si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! +Combien +l'homme, parfois, est faible et incompréhensible!</p> +<p>«Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse +parler +d'eux; puis je reçus +une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le +disait. Et, depuis +lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me +raconte +sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son mari! +Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du +<i>Marie-Joseph</i> ... C'est peut-être la seule femme que j'aie +aimée ... +non ... que j'aurais aimée ... Ah!... voilà ... +sait-on?... Les +événements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... +tout passe ... +Elle doit être vieille, à présent ... je ne la +reconnaîtrais pas ... Ah! +celle d'autrefois ... celle de l'épave ... quelle +créature ... divine! +Elle m'écrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... +ça m'a +fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne +n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ça!...»</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Decouverte"></a> +<h3>Découverte</h3> +<br> +<p>Le bateau était couvert de monde. La traversée +s'annonçant fort belle, +les Havraises allaient faire un tour à Trouville.</p> +<p>On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet +annonça le départ, +et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du +navire, tandis +qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuée.</p> +<p>Les roues tournèrent quelques secondes, +s'arrêtèrent, repartirent +doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant +crié par +le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En +route!» elles se mirent à battre la mer avec +rapidité.</p> +<p>Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens +sur le +bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour +l'Amérique, +et les amis restés à terre répondaient de la +même façon.</p> +<p>Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les +toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Océan à +peine remué +par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit +bâtiment fit +une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine +entrevue à travers la brume matinale.</p> +<p>A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt +kilomètres. De place en place les grosses bouées +indiquaient les bancs +de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du +fleuve qui, ne se mêlant point à l'eau salée, +dessinaient de grands +rubans jaunes à travers l'immense nappe verte et pure de la +pleine mer.</p> +<p>J'éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le +besoin de marcher de +long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais +rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la +foule des +voyageurs.</p> +<p>Tout à coup, on m'appela. Je me retournai. C'était un +de mes vieux amis, +Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans.</p> +<p>Après nous être serré les mains, nous +recommençâmes ensemble, en parlant +de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais +tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux +lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.</p> +<p>Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable +expression de rage:</p> +<p>—C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens!</p> +<p>C'était plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout +lorgnaient +l'horizon d'un air important qui semblait dire: «C'est nous, les +Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous +voilà!»</p> +<p>Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs +avaient l'air des drapeaux de leur suffisance.</p> +<p>Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les +constructions navales de leur patrie, serrant en des châles +multicolores +leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au +radieux +paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces +longs corps, +portaient des chapeaux anglais d'une forme étrange, et, +derrière leurs +crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient +à des +couleuvres lofées.</p> +<p>Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent +leur +mâchoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents +jaunes +et démesurées.</p> +<p>On sentait, en passant près d'elles, une odeur de caoutchouc +et d'eau +dentifrice.</p> +<p>Sidoine répéta, avec une colère grandissante:</p> +<p>—Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir +en France?</p> +<p>Je demandai en souriant:</p> +<p>—Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont +parfaitement +indifférents.</p> +<p>Il prononça:</p> +<p>—Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai épousé une +Anglaise. Voilà.</p> +<p>Je m'arrêtai pour lui rire au nez.</p> +<p>—Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très +malheureux?</p> +<p>Il haussa les épaules:</p> +<p>—Non, pas précisément.</p> +<p>—Alors ... elle te ... elle te ... trompe?</p> +<p>—Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et +j'en serais +débarrassé.</p> +<p>—Alors je ne comprends pas!</p> +<p>—Tu ne comprends pas? Ça ne m'étonne point. Eh bien, +elle a tout +simplement appris le français, pas autre chose! Ecoute:</p> +<p>Je n'avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins +passer l'été +à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les +villes d'eaux. +On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur +avantage. Paris +sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.</p> +<p>Les promenades à ânes, les bains du matin, les +déjeuners sur l'herbe, +autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n'y a rien +de plus gentil +qu'une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou +qui +ramasse des fleurs le long d'un chemin.</p> +<p>Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au +même hôtel +que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, +et la mère à +toutes les Anglaises.</p> +<p>Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent +du matin au +soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des +raquettes; +puis deux filles, l'aînée, une sèche, encore une +Anglaise de boîte à +conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une +blondine +avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à +être jolies, les +gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de +ces yeux +bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, +toute +l'espérance, tout le bonheur du monde!</p> +<p>Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux +de femme +comme ceux-là! Comme ça répond bien à +l'attente éternelle et confuse de +notre coeur!</p> +<p>Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons +les +étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une +Russe, une Italienne, une +Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en +tombons +amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous +enthousiasme, +drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons +tort, cependant.</p> +<p>Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les +exotiques, c'est +leur défaut de prononciation. Aussitôt qu'une femme parle +mal notre +langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français +par mot, +elle est exquise, et si elle baragouine d'une façon tout +à fait +inintelligible, elle devient irrésistible.</p> +<p>Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire à une +mignonne +bouche rose: «J'aimé bôcoup la gigotte.»</p> +<p>Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y +comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots +inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et +gai.</p> +<p>Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur +ses lèvres +un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du +Casino, +de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes +parlées.</p> +<p>Je l'épousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un +Rêve. Car les +vrais amants n'adorent jamais qu'un rêve qui a pris une forme de +femme. +Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Tu n'as jamais été, +dans tes jours les plus rares,<br> +Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,<br> +Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,<br> +J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur.</big><br> +</div> +<p>Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ça +été de donner à ma femme +un professeur de français.</p> +<p>Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié +la grammaire, je +l'ai chérie.</p> +<p>Nos causeries étaient simples. Elles me +révélaient la grâce surprenante +de son être, l'élégance incomparable de son geste; +elles me la +montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de +chair faite +pour le baiser, sachant énumérer à peu près +ce qu'elle aimait, pousser +parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une façon +coquette, a +force d'être incompréhensible et imprévue, des +émotions ou des +sensations peu compliquées.</p> +<p>Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» +et «maman», +en +prononçant—Baâba—et Baâmban.</p> +<p>Aurais-je pu croire que ...</p> +<p>Elle parle, à présent.... Elle parle ... mal ... +très mal.... Elle fait +tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends +... je sais ... je la connais....</p> +<p>J'ai ouvert ma poupée pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il +faut +causer, mon cher!</p> +<p>Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les +théories +d'une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne +peux rien reprocher, +et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases +d'un dictionnaire +de la conversation à l'usage des pensionnats de jeunes personnes.</p> +<p>Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés +qui +renferment d'exécrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai +déchirée. J'ai +voulu manger le dedans et suis resté tellement +dégoûté que j'ai des +haut-le-coeur, à présent, rien qu'en apercevant une de +ses compatriotes.</p> +<p>J'ai épousé un perroquet à qui une vieille +institutrice anglaise aurait +enseigné le français: comprends-tu?</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois +couvertes de +monde.</p> +<p>Je dis:</p> +<p>—Où est ta femme?</p> +<p>Il prononça:</p> +<p>—Je l'ai ramenée à Étretat.</p> +<p>—Et toi, où vas-tu?</p> +<p>—Moi? moi je vais me distraire à Trouville. Puis, +après un silence, il +ajouta:</p> +<p>—Tu ne te figures pas comme ça peut être bête +quelquefois, une femme.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="Un_Parricide"></a> +<h3>Un Parricide</h3> +<br> +<p>L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement +ce crime +étrange?</p> +<p>On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de +Chatou, deux +cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, +riches, +plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année +précédente, la femme +n'étant veuve que depuis trois ans.</p> +<p>On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas +été volés. Il +semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la +rivière, après les +avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe +de fer.</p> +<p>L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers +interrogés ne +savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier +d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint +se +constituer prisonnier.</p> +<p>A toutes les interrogations, il ne répondait que ceci:</p> +<p>—Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. +Ils +venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que +je suis +habile dans le métier.</p> +<p>Et quand on lui demandait:</p> +<p>—Pourquoi les avez-vous tués?</p> +<p>Il répondait obstinément:</p> +<p>—Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer.</p> +<p>On n'en put tirer autre chose.</p> +<p>Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois +en nourrice +dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que +Georges +Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement +intelligent, +avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient +point ses +camarades, on le surnomma «le bourgeois», et on ne +l'appelait plus +autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier +de +menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de +sculpture sur +bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines +communistes +et nihilistes, grand liseur de romans à drames sanglants, +électeur +influent et orateur habile dans les réunions publiques +d'ouvriers ou de +paysans.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>L'avocat avait plaidé la folie.</p> +<p>Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût +tué ses +meilleurs clients, des clients riches et généreux (il les +connaissait), +qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs de +travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se +présentait: la folie, l'idée fixe du +déclassé qui se venge sur deux +bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile +à +ce surnom de «<i>le bourgeois</i>», donné par le +pays à +cet abandonné; il +s'écriait:</p> +<p>—N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce +malheureux garçon qui n'a ni père ni mère? C'est +un ardent républicain. +Que dis-je? il appartient même à ce parti politique que la +République +fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille +aujourd'hui à bras +ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le +meurtre un +moyen tout simple.</p> +<p>Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les +réunions publiques, +ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes +même, +oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. +Grévy; +son esprit malade a chaviré; il a voulu du sang, du sang de +bourgeois!</p> +<p>Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune!</p> +<p>Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause +était +gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne +résista pas.</p> +<p>Alors le président posa au prévenu la question d'usage:</p> +<p>—Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre +défense?</p> +<p>L'homme se leva.</p> +<p>Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux +gris, fixes +et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle +garçon +et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on +s'était +faite de lui.</p> +<p>Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que +ses moindres +paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle:</p> +<p>—Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de +fous, et +que je préfère même la guillotine, je vais tout +vous dire.</p> +<p>J'ai tué cet homme et cette femme parce qu'ils étaient +mes parents.</p> +<p>Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi.</p> +<p>Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en +nourrice. +Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être +innocent, mais condamné à la misère +éternelle, à la honte d'une +naissance illégitime, plus que cela: à la mort, puisqu'on +l'abandonna, +puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, +comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de +faim, mourir +de délaissement!</p> +<p>La femme qui m'allaita fut honnête, plus femme, plus grande, +plus mère +que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son +devoir. Il vaut +mieux laisser périr ces misérables jetés aux +villages des banlieues, +comme on jette une ordure aux bornes.</p> +<p>Je grandis avec l'impression vague que je portais un +déshonneur. Les +autres enfants m'appelèrent un jour «bâtard». +Ils ne +savaient pas ce que +signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je +l'ignorais aussi, mais je le sentis.</p> +<p>J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de +l'école. J'aurais +été un honnête homme, mon président, +peut-être un homme supérieur, si +mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner.</p> +<p>Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, +eux +furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent +sans pitié. Ils +devaient m'aimer: ils m'ont rejeté.</p> +<p>Moi, je leur devais la vie—mais la vie est-elle un présent? +La mienne, +en tous cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux +abandon, je leur +devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le +plus +inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse +accomplir +contre un être.</p> +<p>Un homme injurié frappe; un homme volé reprend son +bien par la force. Un +homme trompé, joué, martyrisé, tue. Un homme +souffleté tue; un homme +déshonoré tue. J'ai été plus volé, +trompé, martyrisé, souffleté +moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez +la colère.</p> +<p>Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit +légitime. J'ai pris leur +vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient +imposée.</p> +<p>Vous allez parler de parricide! Étaient-ils mes parents, ces +gens pour +qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; +pour +qui ma naissance fut une calamité, et ma vie une menace de +honte? Ils +cherchaient un plaisir égoïste; ils ont eu un enfant +imprévu. Ils ont +supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux.</p> +<p>Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt +à les aimer.</p> +<p>Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, +entra chez moi +pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me +commanda deux +meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements +auprès +du curé, sous le sceau du secret, bien entendu.</p> +<p>Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois +même +il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection +pour lui.</p> +<p>Au commencement de cette année il amena sa femme, ma +mère. Quand elle +entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie +nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne +dit +rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne +répondait que +oui et non, à tort et à travers, à toutes les +questions qu'il lui +posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée.</p> +<p>Elle revint le mois suivant. Elle était calme, +maîtresse d'elle. Ils +restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, +et ils me firent une +grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais +un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de +mon enfance, de +mes parents. Je répondis: «Mes parents, madame, +étaient +des misérables +qui m'ont abandonné.» Alors elle porta la main sur son +coeur, et +tomba +sans connaissance. Je pensai tout de suite: «C'est ma +mère!» +mais je me +gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir.</p> +<p>Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. +J'appris qu'ils +n'étaient mariés que du mois de juillet +précédent, ma mère n'étant +devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté +qu'ils +s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en +avait aucune +preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait +cachée d'abord, +espéré détruire ensuite.</p> +<p>J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon +père. Ce +jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. +Puis, au moment +de s'en aller, elle me dit: «Je vous veux du bien, parce que vous +m'avez +l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur; vous +penserez sans doute +à vous marier quelque jour; je viens vous aider à choisir +librement la +femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée +contre mon coeur une +fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans +enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot.»</p> +<p>Elle me tendit une grande enveloppe cachetée.</p> +<p>Je la regardai fixement, puis je lui dis: «Vous êtes ma +mère?»</p> +<p>Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne +plus me +voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me +cria: «Mais vous êtes fou!»</p> +<p>Je répondis: «Pas du tout. Je sais bien que vous +êtes +mes parents. On ne +me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne +vous +en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier.»</p> +<p>Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui +commençait +à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma +poche, et +je repris: «Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma +mère.»</p> +<p>Alors il s'emporta, devenu très pâle, +épouvanté par la pensée que le +scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain; +que leur situation, +leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: +«Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. +Faites +donc +du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les, +secourez-les!»</p> +<p>Ma mère, éperdue, répétait coup sur +coup: «Allons-nous-en, +allons-nous-en!»</p> +<p>Alors, comme la porte était fermée, il cria: «Si +vous +ne m'ouvrez pas +tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et +violence!»</p> +<p>J'étais resté maître de moi; j'ouvris la porte +et je les vis s'enfoncer +dans l'ombre.</p> +<p>Alors il me sembla tout à coup que je venais d'être +fait orphelin, +d'être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse +épouvantable, mêlée +de colère, de haine, de dégoût, m'envahit; j'avais +comme un soulèvement +de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la +droiture, de +l'honneur, de l'affection rejetée. Je me mis à courir +pour les rejoindre +le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de +Chatou.</p> +<p>—Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute +noire. J'allais à +pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma +mère +pleurait toujours. Mon père disait: «C'est votre faute. +Pourquoi +avez-vous tenu à le voir? C'était une folie dans notre +position. On +aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne +pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites +dangereuses?»</p> +<p>Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je +balbutiai: «Vous voyez +bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà +rejeté une fois, me +repousserez-vous encore?»</p> +<p>Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le +jure sur +l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme +je le +saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver.</p> +<p>J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je +l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu.</p> +<p>Alors elle s'est mise à crier: «Au secours! à +l'assassin!» en +m'arrachant la barbe. Il paraît que je l'ai tuée aussi. +Est-ce que je +sais, moi, ce que j'ai fait à ce moment-là?</p> +<p>Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai +jetés à la +Seine, sans réfléchir.</p> +<p>Voilà.—Maintenant, jugez-moi.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>L'accusé se rassit. Devant cette révélation, +l'affaire a été reportée à +la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions +jurés, que +ferions-nous de ce parricide?</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="Le_Rendez-vous"></a> +<h3>Le Rendez-vous</h3> +<br> +<p>Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir +sur le +nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle +serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de +son +ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, +ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce +rendez-vous.</p> +<p>Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était +habillée ainsi, +pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change +très +mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte +de +Martelet, son amant!</p> +<p>La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un +livre à +moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, +entre les +fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux +petits bouquets +baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se +mêlait à une +vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du +cabinet +de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna—trois heures—et +la +mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, +songeant: «Il m'attend déjà. Il va +s'énerver». +Alors, elle sortit, +prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans +une heure au +plus tard—un mensonge—descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, +à pied.</p> +<p>On était aux derniers jours de mai, à cette saison +délicieuse où le +printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le +conquérir +par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, +faire +fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des +façades, +l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la +baigner, la griser +de sève comme un bois qui verdit.</p> +<p>Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de +suivre, comme +toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, +mais la douceur +de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre +dans la gorge en +certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant +d'idée, elle +prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, +obscurément +attirée par le désir de voir des arbres dans le square de +la Trinité. +Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» +Cette +idée, de +nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits +pas, dans la +foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la +fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques +instants, se relever, +et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours +de +rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards +désespérés.</p> +<p>Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, +par +les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si +peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des +prétextes +pour s'arrêter.</p> +<p>Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit +square l'attira +si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette +cage +à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au +milieu des +nounous enrubannées, épanouies, bariolées, +fleuries. Puis elle prit une +chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune +dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.</p> +<p>Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit +d'aise en +entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de +gagnée, plus +un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes +encore de flânerie,—une heure! une heure volée au +rendez-vous! Elle y +resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une +fois.</p> +<p>Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un +patient montant +chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir +intolérable de +tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis +deux ans, +et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à +l'heure, la crispait +d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien +douloureux, +douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si +ennuyeux, si +ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, +tout, même une +opération, lui aurait paru préférable. Elle y +allait pourtant, très +lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en +s'asseyant, en flânant +partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore +celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois +de +suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. +Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris +l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à +ce malheureux +Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi +avait-elle +commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle +aimée? C'était +possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il +était bien, +recherché, élégant, galant, et représentait +strictement, au premier coup +d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré +trois +mois—temps normal, lutte honorable, résistance suffisante—puis +elle +avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle +peur +horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant +d'autres, +dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? +Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, +vaincue, conquise, +en passant pour la première fois la porte de cette maison de +cauchemar? +Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se +souvient d'un +fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, +deux ans +plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très +vite, parce qu'elle +était très légère. Oh! par exemple, elle +n'avait pas oublié les autres, +ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux +stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la +nausée lui +montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout +à l'heure.</p> +<p>Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne +ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses +ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien +qu'à la +façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris +sont +terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, +ils +reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils +ont +conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à +une +gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il +y a +d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez +sûre pour qu'ils +affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue +des +Martyrs, et +déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 +juillet de l'an dernier!» +n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque +une jeune +femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation +au premier venu +de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce +voyage de +la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un +par +semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient +déposer contre elle +dans un moment critique.</p> +<p>Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre +voile, épais et +noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le +visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne +pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! +dans cette rue de +Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, +tous +les domestiques, tout le monde. A peine la voiture +arrêtée, elle sautait +et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil +de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,—son +adresse,—son +nom,—la profession de son mari,—tout,—car ces concierges sont les +plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui +donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en +passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit +mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle +avait +peur.—De quoi?—Elle ne savait pas!—D'être rappelée, s'il +ne +comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? +D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du +vicomte, il n'y +avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui +paraissait haut comme +la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle +se +sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou +derrière +elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce +concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un +descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez +Martelet et +passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, +montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! +Puis, quand tout +semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle +redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas +reconnaître +l'entresol!</p> +<p>Il était là, attendant dans un costume galant en +velours doublé de soie, +très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il +n'avait rien +changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, +pas un geste!</p> +<p>Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: +«Laissez-moi baiser vos +mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait +dans la +chambre, où +volets clos et lumières allumées, hiver comme +été, par chic sans doute, +il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un +air +d'adoration. Le premier jour ça avait été +très gentil, très réussi, ce +mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant +pour la +cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce +à succès. Il fallait +changer ses effets.</p> +<p>Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le +plus dur! Non, il ne +changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon +garçon, mais +banal!...</p> +<p>Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans +femme de chambre! +Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait +odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une +pareille corvée! Mais s'il était difficile de se +déshabiller, se +rhabiller devenait presque impossible et énervant à +crier, exaspérant à +gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air +gauche:—Voulez-vous que je vous aide.—L'aider! Ah oui! à quoi? +De quoi +était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle +entre les doigts +pour le savoir.</p> +<p>C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait +commencé à le prendre en +grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» +elle l'aurait +tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne +finît point par détester +un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt +fois à +se rhabiller sans femme de chambre?</p> +<p>Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, +aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le +beau baron de +Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous +que je +vous +aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si +spirituel. Voilà! +C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé +partout, déshabillé +et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes +les modes de la +terre, celui-là!...</p> +<p>L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, +regarda +le cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il +être +agité!» puis +elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square.</p> +<p>Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva +nez à +nez avec un monsieur qui la salua profondément.</p> +<p>—Tiens, vous, baron?—dit-elle, surprise. Elle venait justement de +penser à lui.</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques +vagues propos, il +reprit:</p> +<p>—Vous savez que vous êtes la seule—vous permettez que je dise +de mes +amies, n'est-ce pas?—qui ne soit point encore venue visiter mes +collections japonaises.</p> +<p>—Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un +garçon!</p> +<p>—Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de +visiter une +collection rare!</p> +<p>—En tout cas, elle ne peut y aller seule.</p> +<p>—Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes +seules, +rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. +Voulez-vous que je +vous les nomme—non—je ne le ferai point. Il faut être discret +même +pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant +d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine +situation, que +lorsqu'on y va pour une cause inavouable!</p> +<p>—Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là.</p> +<p>—Alors vous venez voir ma collection.</p> +<p>—Quand?</p> +<p>—Mais tout de suite.</p> +<p>—Impossible, je suis pressée.</p> +<p>—Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise +dans le square.</p> +<p>—Vous m'espionniez?</p> +<p>—Je vous regardais.</p> +<p>—Vrai, je suis pressée.</p> +<p>—Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas +pressée.</p> +<p>Mme Haggan se mit à rire, et avoua:</p> +<p>—Non ... non ... pas ... très....</p> +<p>Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: +«Cocher!» et la +voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:</p> +<p>—Montez, madame.</p> +<p>—Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.</p> +<p>—Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence +à nous +regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous +enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en +prie!</p> +<p>Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit +auprès d'elle en +disant au cocher: «rue de Provence».</p> +<p>Mais soudain elle s'écria:</p> +<p>—Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très +pressée, voulez-vous me +conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?</p> +<p>Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, +et elle dit au +baron:</p> +<p>—Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis +à +mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai +oublié +complètement.</p> +<p>Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle +écrivit au +crayon:</p> +<br> +<p>«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une +névralgie atroce qui me +tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que +je me +fasse pardonner.</p> +<p>«JEANNE.»</p> +<br> +<p>Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: +«Vicomte +de +Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron:</p> +<p>—Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la +boîte aux télégrammes.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Bombard"></a> +<h3>Bombard</h3> +<br> +<p>Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était +né avec une +incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir +immodéré pour ne +point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout +mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses +forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire +sérieuse il +devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou +même +d'une attention.</p> +<p>Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se +l'était coulé douce, +comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de +vingt-cinq ans.</p> +<p>Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite +que de la +fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent.</p> +<p>Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, +le teint +fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent +déjà, il +s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en +fête. Il riait, +criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne +humeur orageuse +avec une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie +était +faite uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il +fallait +mettre un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte +de +somnolence hébétée, étant même +incapable de tristesse.</p> +<p>Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de +répéter une +phrase devenue célèbre dans son entourage:</p> +<p>—Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau.</p> +<p>Or, il allait chaque année passer quinze jours à +Trouville. Il appelait +ça «faire sa saison».</p> +<p>Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une +chambre, et, du +jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait +sur les planches +qui longent la grande plage de sable.</p> +<p>Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou +derrière le dos, +toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates +voyantes, +le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche.</p> +<p>Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant +les hommes en gaillard +prêt à se <i>flanquer une tripotée</i>, et +cherchant ... cherchant ... car il +cherchait.</p> +<p>Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il +s'était dit:</p> +<p>—Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je +finirai bien par +trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de chasse, +un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en +l'apercevant, celle qui le ferait riche.</p> +<p>Ce fut un lundi matin qu'il murmura:</p> +<p>—Tiens—tiens—tiens.</p> +<p>Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois +de +juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage +couverte +de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; +et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur +l'eau +bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir +sous le grand +soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la +jetée de bois, +les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très +loin, sans remuer, +comme accablées par une paresse de jour d'été, +trop nonchalantes pour +gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, +là-bas, on +apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant +à son +sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.</p> +<p>Il s'était dit:</p> +<p>—Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième +fois et en +sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, +expérimentée et +hardie, qui s'offre.</p> +<p>Déjà il l'avait remarquée les jours +précédents, car elle semblait aussi +en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, +un peu maigre, +l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait +une +espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas +court, vêtue +simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon +drôle, comme elles se +coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes +saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.</p> +<p>Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir +s'il la +rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup +d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait:</p> +<p>—Me voilà.</p> +<p>Mais comment lui parler?</p> +<p>Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de +nouveau arriver +en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.</p> +<p>Il s'élança, la ramassa, et, la présentant:</p> +<p>—Permettez, madame ...</p> +<p>Elle répondit:</p> +<p>—Aôh, vos êtes fort gracious.</p> +<p>Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle +avait rougi.</p> +<p>Alors, s'enhardissant, il prononça:</p> +<p>—En voilà un beau temps.</p> +<p>Elle murmura:</p> +<p>—Aôh, délicious!</p> +<p>Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, +embarrassés, et ne +songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle +qui eut +l'audace de demander.</p> +<p>—Vos été pour longtemps dans cette pays.</p> +<p>Il répondit en souriant:</p> +<p>—Oh! oui, tant que je voudrai!</p> +<p>Puis, brusquement, il proposa:</p> +<p>—Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par +ces jours-là!</p> +<p>Elle dit simplement:</p> +<p>—Je volé bien.</p> +<p>Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de +son allure sèche et droite, +lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue.</p> +<p>Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen +recevaient, un +matin, une grande lettre blanche qui disait:</p> +<p style="font-weight: bold;"><i>Monsieur et Madame Prosper Bombard ont +l'honneur de vous faire +part du +mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate +Robertson.</i></p> +<p>Et, sur l'autre page:</p> +<p style="font-weight: bold;"><i>Madame veuve Kate Robertson a +l'honneur de vous faire part de son +mariage avec Monsieur Simon Bombard.</i></p> +<p>Ils s'installèrent à Paris.</p> +<p>La fortune de la mariée s'élevait à quinze +mille francs de rentes bien +claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette +personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce +sacrifice; il +le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait.</p> +<p>Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune +n'était plus +jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des +atteintes; mais elle +avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne +pouvait les +lui refuser.</p> +<p>Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! +Simon, +nô +allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit +comme un +chien à +qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir +en tout, de +jour +comme de nuit, d'une façon qui forçait les +résistances.</p> +<p>Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de +scènes; elle ne criait +jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou +même froissé. +Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, +d'un ton qui +n'admettait point de réplique.</p> +<p>Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les +désirs impérieux +et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par +céder.</p> +<p>Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers +conjugaux, +et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en +paya bientôt à satiété, mais avec mille +précautions.</p> +<p>Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à +quoi; et elle lui annonça +un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où +ils habiteraient dans +l'avenir.</p> +<p>L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses +qui +n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes +féminines qu'il +avait au coeur.</p> +<p>Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime +le goujon, ceux +que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de +la brème et +les diverses amorces qui tentent les divers poissons.</p> +<p>Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres +visions hantaient son esprit.</p> +<p>Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du +capitaine +de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au +café du Commerce, +mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou +la dame de +carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces +figures à +deux têtes embrouillait tout à fait les images +écloses en sa pensée.</p> +<p>Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. +Il fit prendre à +sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, une +coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et +râblée, qui +n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait +préparée avec soins à ses +projets.</p> +<p>Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de +l'octroi, un ami +complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et +Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui +présentait.</p> +<p>Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et +avec des +difficultés incroyables.</p> +<p>Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa +femme que de très courts +instants, par-ci par-là, sans tranquillité.</p> +<p>Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en +trouver un qui +réussit parfaitement.</p> +<p>Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, +tandis que Bombard +qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour +à neuf +heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine +dans le +couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans +l'obscurité.</p> +<p>Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une +surprise; +mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son +ardeur, et +il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans +la main +de la servante, qui remontait bien vite à son grenier.</p> +<p>Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout +haut, comme le +barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant +l'ablette:</p> +<p>—Fichue dedans, la patronne.</p> +<p>Et le bonheur de ficher dedans Mme BomBard équivalait, +certes, pour lui, +à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête +à gages.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur +les +marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que +d'habitude, et +il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor.</p> +<p>Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y +était pas. Il +sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba +sur une chaise, torturé d'angoisse.</p> +<p>Elle apparut, un bougeoir à la main.</p> +<p>Il demanda, tremblant:</p> +<p>—Tu étais sortie?</p> +<p>Elle répondit tranquillement:</p> +<p>—Je été dans la cuisine boire un verre d'eau.</p> +<p>Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait +avoir; mais elle +semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura.</p> +<p>Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la +salle à manger pour +déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes.</p> +<p>Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle +tenait +délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent +calme et +sérieux:</p> +<p>—Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé +privé vô, hier au soir. +Je vô les rendé.</p> +<p>Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait +d'un air +stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des +yeux +énormes.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Le_Pain_maudit"></a> +<h3>Le Pain maudit</h3> +<h4>I</h4> +<br> +<p>Le père Taille avait trois filles. Anna, +l'aînée, dont on ne parlait +guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée +maintenant de dix-huit +ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre +son +quinzième printemps.</p> +<p>Le père Taille, veuf aujourd'hui, était maître +mécanicien dans la +fabrique de boutons de M. Lebrument. C'était un brave homme, +très +considéré, très droit, très sobre, une +sorte d'ouvrier modèle. Il +habitait rue d'Angoulême, au Havre.</p> +<p>Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux +était +entré dans une colère épouvantable; il avait +menacé de tuer le +séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de +nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers +côtés que la +petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'État, +qu'elle ne +courait pas, liée maintenant avec un homme d'âge, un juge +au tribunal +de commerce, M. Dubois; et le père s'était calmé.</p> +<p>Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait; demandait +des renseignements +sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient +été la revoir; et +quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle +avait +un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux +peints sur +les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit +sourire +content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il +travaillait, +lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette +n'était +pas bête, après tout!</p> +<p>Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père +était tonnelier au +bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur +du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et +bien posés; il +avait décidément de la chance dans ses filles.</p> +<p>La noce fut décidée; et on résolut qu'on la +ferait d'importance. Elle +aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère +Jusa. Cela +coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois +n'était pas +coutume.</p> +<p>Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis +pour déjeuner, au +moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la +porte s'ouvrit +brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des +bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme +un coeur avec +tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le +temps de dire «ouf», puis elle tomba en pleurant dans les +bras de ses deux soeurs, +puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour +manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut +attendri jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta +à plusieurs reprises: «C'est bien, ça, petite, +c'est bien, c'est bien.» Alors, elle +dit tout +de suite son affaire.—Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de +Rose à +Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait chez +elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au +père. Ses +dispositions étaient prises, tout arrangé, tout +réglé; elle se chargeait +de tout, voilà!</p> +<p>Le vieux répéta: «Ça, c'est bien, petite, +c'est +bien». Mais un scrupule +lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancée, +surprise, +demanda: «Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, +je +m'en +charge, je vais en parler à Philippe, moi».</p> +<p>Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour +même; et Philippe +déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et +la mère Touchard +furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait +rien. Et ils +disaient: «Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieur +Dubois +roule sur +l'or».</p> +<p>Alors ils demandèrent la permission d'inviter une amie, Mlle +Florence, +la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout.</p> +<p>Le mariage était fixé au dernier mardi du mois.</p> +<br> +<h4>II</h4> +<br> +<p>Après la formalité de la mairie et la +cérémonie religieuse, la noce se +dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amené, de leur +côté, +un cousin d'âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions +philosophiques, +cérémonieux et compassé, dont on attendait +l'héritage, et une vieille +tante, Mme Lamondois.</p> +<p>M. Sauvetanin avait été désigné pour +offrir son bras à Anna. On les +avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus +importantes et +les plus distinguées de la société.</p> +<p>Dès qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta +immédiatement son +cavalier et courut en avant en déclarant: «Je vais vous +montrer +le +chemin.»</p> +<p>Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des +invités +suivait plus lentement.</p> +<p>Dès que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea +pour laisser +passer le monde qui défilait devant elle en roulant de grands +yeux et en +tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe +mystérieux.</p> +<p>La table était mise dans le salon, la salle à manger +ayant été jugée +trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et +les +carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait +d'une fenêtre.</p> +<p>Les dames pénétrèrent dans la chambre à +coucher pour se débarrasser de +leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, +debout sur la +porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux +hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père +Taille, très +digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son +enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours +à la main son +chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant à la +façon d'un +sacristain dans une église.</p> +<p>Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le +repas.</p> +<p>Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger +démeublée, en +criant: «Venez tous par ici une minute.» Les douze +invités se +précipitèrent et aperçurent douze verres de +madère en couronne sur un +guéridon.</p> +<p>Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient +déjà dans les +coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans +doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, +même +vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles +devaient par +métier, par obligation professionnelle, un peu d'elles à +tous les mâles.</p> +<p>Puis on se mit à table, et le repas commença. Les +parents occupaient un +bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère +présidait +à droite, la jeune mariée présidait à +gauche. Anna s'occupait de tous et +de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins +et les +assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une +certaine +intimidation devant la richesse du logis et la solennité du +service +paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on +ne +rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans +une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme +Touchard, la mère, qui +aimait rire, tâchait d'animer la situation; et, comme on arrivait +au +dessert, elle cria: «Dis donc, Philippe, chante-nous quelque +chose.» +Son +fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix +du +Havre.</p> +<p>Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers +sa belle-soeur, +par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de +circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie +avec +le sérieux du dîner.</p> +<p>Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour +écouter. Tous +les visages devinrent attentifs et vaguement souriants.</p> +<p>Le chanteur annonça «Le pain maudit», et +arrondissant le bras +droit, ce +qui fit remonter son habit dans son cou, il commença:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Il est un pain béni +qu'à la terre économe<br> +Il nous faut arracher d'un bras victorieux.<br> +C'est le pain du travail, celui que l'honnête homme,<br> +Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux.<br> +Mais il en est un autre, à mine tentatrice,<br> +Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema <i>(bis)</i><br> +Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice!<br> +Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là! <i>(bis.)</i></big><br> +</div> +<p>Toute la table applaudit avec frénésie. Le père +Touchard déclara: «Ça, +c'est tapé.» La cuisinière invitée tourna +dans sa +main un croûton +qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: +«Très +bien!» Et la tante Lamondois s'essuyait déjà les +yeux +avec sa serviette.</p> +<p>Le marié annonça: «Deuxième +couplet» et le +lança avec une énergie +croissante:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Respect au malheureux qui, tout +brisé par l'âge,<br> +Nous implore en passant sur le bord du chemin,<br> +Mais flétrissons celui qui, désertant l'ouvrage,<br> +Alerte et bien portant, ose tendre la main.<br> +Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse.<br> +C'est voler l'ouvrier que le travail courba <i>(bis.)</i><br> +Honte à celui qui vit du pain de la paresse,<br> +Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là <i>(bis.)</i></big><br> +</div> +<p>Tous, même les deux servants restés debout contre les +murs, hurlèrent en +choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient +détonner les voix grasses des hommes.</p> +<p>La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le +père Taille se mouchait +avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé +brandissait un +pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie +laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle +tourmentait +toujours.</p> +<p>M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion +générale: «Voilà des +choses saines, bien différentes des gaudrioles.»</p> +<p>Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeur +et lui montrait +d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter.</p> +<p>Le jeune homme, grisé par le succès, reprit:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Dans ton simple réduit, +ouvrière gentille,<br> +Tu sembles écouter la voix du tentateur!<br> +Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille.<br> +Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur.<br> +Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes<br> +Lorsque, te maudissant, ton père expirera? <i>(bis)</i><br> +Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes.<br> +Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, <i>(bis.)</i></big><br> +</div> +<p>Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le +refrain. Anna, +toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, +interdit, regardait autour +de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière +avait +soudain lâché son croûton comme s'il était +devenu empoisonné.</p> +<p>M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation: +«Le dernier +couplet est de trop.» Le père Taille, rouge jusqu'aux +oreilles, +roulait +des regards féroces autour de lui.</p> +<p>Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets +d'une +voix mouillée, d'une voix de femme qui pleure: «Apportez +le +champagne.»</p> +<p>Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages +redevinrent radieux. +Et comme le père Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien +compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le +montrant aux convives:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Chers enfants, gardez-vous de +toucher ce pain-là,</big><br> +</div> +<p>toute la noce, électrisée en voyant apparaître +les bouteilles coiffées +d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Chers enfants, gardez-vous de +toucher ce pain-là.</big><br> +</div> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Les_Sabots"></a> +<h3>Les Sabots</h3> +<br> +<p>Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon +au-dessus des +bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés +des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la +messe +étaient posés à terre à côté +d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de +juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, +un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. +Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous +le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des +coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges «... Comme le désire le bon Dieu. Ainsi +soit-il!» +prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et +se mit, comme +chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petites +affaires +intimes de la commune. C'était un vieux homme à cheveux +blancs qui +administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le +prône lui +servait pour communiquer familièrement avec tout son monde.</p> +<p>Il reprit: «Je recommande à vos prières +Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses +couches.»</p> +<p>Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés +dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne +faut +pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, +dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde-champêtre.—M. +Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il +réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes +frères, +c'est la +grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et +du +Saint-Esprit.»</p> +<p>Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Quand les Malandain furent rentrés dans leur +chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le +père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que +sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde +prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait +p't'être bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru +l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'être ben d'y +envoyer +Adélaïde.»</p> +<p>La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le +couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit.</p> +<p>L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il +faudrait +être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.»</p> +<p>La femme alors articula: «J'pourrions voir tout +d'même.» Puis, +se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux +jaunes, +aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont +t'proposer +comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.»</p> +<p>La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis +tous trois +commencèrent à manger.</p> +<p>Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute +un +mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te +dire....»</p> +<p>Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une +règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la +préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille.</p> +<p>La mère avait cessé de manger pour écouter et +elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille +tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et +muette.</p> +<p>Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, +docile et stupide.</p> +<p>Dès que le repas fut terminé la mère lui fit +mettre son bonnet, et elles +partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait +une sorte de petit pavillon de briques adossé aux +bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était +retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes.</p> +<p>Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, Jovial et +bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les +murs, +buvait du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait +encore +pour chaud, malgré son âge.</p> +<p>Il aimait à se promener dans les champs, les mains +derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, +considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à +son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus.</p> +<p>On disait de lui: «C'est un père Bontemps, qui n'est +pas bien +levé tous +les jours.»</p> +<p>Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant +son café. Et, se +renversant, il demanda:</p> +<p>—Qu'est-ce que vous désirez?</p> +<p>La mère prit la parole:</p> +<p>—C'est no't fille Adélaïde que j'viens vous proposer +pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.</p> +<p>Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement:</p> +<p>—Quel âge qu'elle a, c'te grande bique-là?</p> +<p>—Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.</p> +<p>—C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. +J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin.</p> +<p>Et il congédia les deux femmes.</p> +<p>Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit +à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.</p> +<p>Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla.</p> +<p>—Adélaïde!</p> +<p>Elle accourut.</p> +<p>—Me v'là, not' maître.</p> +<p>Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et +abandonnées, l'oeil +troublé, il déclara:</p> +<p>—Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es +ma +servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons point +nos +sabots.</p> +<p>—Oui, not' maître.</p> +<p>—Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.</p> +<p>Et elle alla reprendre sa besogne.</p> +<p>A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite +salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir +M. +Omont.</p> +<p>—C'est servi, not' maître.</p> +<p>Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa +serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:</p> +<p>—Adélaïde!</p> +<p>Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer.</p> +<p>—Eh bien, nom de D ... et té, ousqu'est ta place?</p> +<p>—Mais ... not'maître ...</p> +<p>Il hurlait:</p> +<p>«—J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' +là ou bien +foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton +verre.»</p> +<p>Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant:</p> +<p>—Me v'là, not' maître.</p> +<p>Et elle s'assit en face de lui.</p> +<p>Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait +des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser +prononcer un mot.</p> +<p>De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du +cidre, +des assiettes.</p> +<p>En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse +devant lui, alors, +repris de colère, il grogna:</p> +<p>—Eh bien, et pour té?</p> +<p>—J'n'en prends point, not' maître.</p> +<p>—Pourquoi que tu n'en prends point?</p> +<p>—Parce que je l'aime point.</p> +<p>Alors il éclata de nouveau:</p> +<p>—J'aime pas prend' mon café tout seul, nom de D ... Si tu +n'veux pas +t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... +Va +chercher une tasse et plus vite que ça.</p> +<p>Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire +liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au +bout. Puis +il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second +du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.</p> +<p>Et M. Omont la congédia.</p> +<p>—Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille.</p> +<p>Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa +partie de dominos, +puis il l'envoya se mettre au lit.</p> +<p>—Va te coucher, je monterai tout à l'heure.</p> +<p>Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa +prière, +se dévêtit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle +bondit, +effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison:</p> +<p>—Adélaïde?</p> +<p>Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier:</p> +<p>—Me v'là, not' maître.</p> +<p>—Ousque t'es?</p> +<p>—Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.</p> +<p>Alors il vociféra:</p> +<p>—Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, +nom +de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ...</p> +<p>Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa +chandelle:</p> +<p>—Me v'là, not' maître!</p> +<p>Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin +de +l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières +marches, il la prit +par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte +ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du +maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant:</p> +<p>—Plus vite que ça, donc, nom de D ...!</p> +<p>Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce +qu'elle disait:</p> +<p>—Me v'là, me v'là, not' maître.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un +dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda:</p> +<p>—T'es-ti point grosse?</p> +<p>Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant:</p> +<p>—Mais non, je n'crois point.</p> +<p>Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:</p> +<p>—Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, +mêlé vos sabots?</p> +<p>—Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l's +autres.</p> +<p>—Mais t'es pleine, grande futaille.</p> +<p>Elle se mit à sangloter, balbutiant:</p> +<p>—J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?</p> +<p>Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, +la mine satisfaite. Il +demanda:</p> +<p>—Quéque tu ne savais point?</p> +<p>Elle prononça, à travers ses pleurs:</p> +<p>—J'savais ti, mé, que ça se faisait comme ça +d's'éfants!</p> +<p>Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère:</p> +<p>—La v'là grosse, à c't'heure.</p> +<p>Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, +injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de +«traînée».</p> +<p>Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il +déclara:</p> +<p>—All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' +n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente.</p> +<p>Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait +les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde +Malandain.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="La_Buche"></a> +<h3>La Bûche</h3> +<br> +<p>Le salon était petit, tout enveloppé de teintures +épaisses, et +discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand +feu flambait; +tandis qu'une seule lampe posée sur le coin de la +cheminée versait une +lumière molle, ombrée par un abat-jour d'ancienne +dentelle, sur les deux +personnes qui causaient.</p> +<p>Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux +blancs, mais une +de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un +fin +papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, +pénétrée jusqu'à la chair +vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, +l'épiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, +l'odeur +légère qui vous saute à l'odorat lorsqu'on ouvre +une boîte de poudre +d'iris florentine.</p> +<p>Lui était un ami d'autrefois, resté garçon, un +ami de toutes les +semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus +d'ailleurs.</p> +<p>Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et +tous deux +regardaient le feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de +ces silences +amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire +l'un près de l'autre.</p> +<p>Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée +de racines enflammées, +croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le +salon, +roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour +d'elle.</p> +<p>La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, +tandis +que lui, à coup de botte, rejetait dans la cheminée +l'énorme charbon et +ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes +répandues +autour.</p> +<p>Quand le désastre fut réparé, une forte odeur +de roussi se répandit; et +l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: +«Et +voilà, dit-il en montrant la bûche replacée dans +l'âtre, voilà pourquoi +je ne me suis jamais marié.»</p> +<p>Elle le considéra, tout étonnée, avec cet oeil +curieux des femmes qui +veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, +où +la curiosité est réfléchie, compliquée, +souvent malicieuse; et elle +demanda: «Comment ça?»</p> +<p>Il reprit: «Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et +vilaine +histoire.</p> +<p>Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid +survenu tout à +coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, +Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux +inséparables comme nous étions, avaient pu tout à +coup devenir presque +étrangers l'un à l'autre. Or, voici le secret de notre +éloignement.</p> +<p>Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous +quittions +jamais; et l'amitié qui nous liait semblait si forte que rien +n'aurait +pu la briser.</p> +<p>Un soir, en rentrant, il m'annonça son mariage.</p> +<p>Je reçus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait +volé ou trahi. +Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une +femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne +tolère +point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de +coeur et de confiance qui existe entre deux hommes.</p> +<p>Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un +à l'autre, +l'homme et la femme sont toujours étrangers d'âme, +d'intelligence; ils +restent deux belligérants; ils sont d'une race +différente; il faut qu'il +y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un +esclave; tantôt +l'un, tantôt l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils +s'étreignent +les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent +jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui +semble ouvrir les coeurs, les mettre à nu, dans un élan +de sincère et +forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de +procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants +qui les +abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir +avec +lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu'entre +deux +hommes.</p> +<p>Enfin mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, +charmante, +une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait +l'adorer.</p> +<p>D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gêner leur +tendresse, +me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, +m'appeler sans cesse, et m'aimer.</p> +<p>Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de +cette vie commune; +et je dînais souvent chez eux; et souvent, rentré chez moi +la nuit, je +songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant +bien triste à +présent ma maison vide.</p> +<p>Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un +soir, Julien +m'écrivit de venir dîner. J'y allai. «Mon bon, +dit-il, il +va falloir que +je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de +retour avant onze heures; mais à onze heures précises, je +rentrerai. +J'ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe.»</p> +<p>La jeune femme sourit: «C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu +l'idée de vous +envoyer chercher», reprit-elle.</p> +<p>Je lui serrai la main: «Vous êtes gentille comme +tout.» Et je +sentis sur +mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se +mit à table; et, dès huit heures, Julien nous quittait.</p> +<p>Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne +singulière naquit +brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore +jamais +trouvés seuls, et, malgré notre intimité +grandissant chaque jour, le +tête-à-tête nous plaçait dans une situation +nouvelle. Je parlai d'abord +de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les +silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face +de moi, +de l'autre côté de la cheminée, la tête +baissée, le regard indécis, un +pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile +méditation. +Quand je fus à sec d'idées banales, je me tus. C'est +étonnant comme il +est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, +je +sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne sais +quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux +qui vous +prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, +d'une autre +personne à votre égard.</p> +<p>Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: +«Mettez donc +une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va +s'éteindre.» +J'ouvris le coffre à bois, placé juste comme le +vôtre, et je pris une +bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en +pyramide sur les autres +morceaux aux trois quarts consumés.</p> +<p>Et le silence recommença.</p> +<p>Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle +façon qu'elle +nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, des +yeux qui me parurent étranges. «Il fait trop chaud, +maintenant, +dit-elle; allons donc là-bas, sur le canapé.» Et +nous +voilà partis sur +le canapé. Puis tout à coup, me regardant bien en face: +«Qu'est-ce que +vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?»</p> +<p>Je répondis, fort interloqué: «Ma foi, le cas +n'est +pas prévu, et puis, +ça dépendrait de la femme.»</p> +<p>Alors, elle se mit à rire, d'un rire sec, nerveux, +frémissant, un de ces +rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta:</p> +<p>«Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins.»</p> +<p>Elle se tut, puis reprit:</p> +<p>«Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur +Paul?»</p> +<p>Je l'avouai, oui, j'avais été amoureux.</p> +<p>«Racontez-moi ça,» dit-elle.</p> +<p>Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'écoutait +attentivement, +avec des marques fréquentes d'improbation et de mépris; +et soudain: «Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour +fût bon, il +faudrait, il +me semble, qu'il bouleversât le coeur, tordît les nerfs et +ravageât la +tête; il faudrait qu'il fût—comment dirai-je?—dangereux, +terrible +même, presque criminel, presque sacrilège, qu'il fût +une sorte de +trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles +sacrés, +des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, +sans périls, légal, est-ce bien de l'amour?»</p> +<p>Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en +moi-même cette +exclamation philosophique: O cervelle féminine, te voilà +bien!</p> +<p>Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, +sainte-nitouche; +et, appuyée sur les coussins, elle s'était +allongée, couchée, la tête +contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir +un bas de soie +rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants.</p> +<p>Au bout d'une minute: «Je vous fais peur», dit-elle. Je +protestai. +Elle +s'appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder: +«Si je +vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?» Et avant +que +j'eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, +avaient +attiré brusquement ma tête, et ses lèvres +joignaient les miennes. Ah! ma +chère amie, je vous réponds que je ne m'amusais pas! +Quoi! tromper +Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusée, +effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari +déjà ne suffisait +plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul +attrait du fruit défendu, du danger bravé, de +l'amitié trahie! Non, cela +ne m'allait guère. Mais que faire? Imiter Joseph! rôle +fort sot et, de +plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, +cette +fille, et enflammée d'audace, et palpitante et acharnée. +Oh! que celui +qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme +prête à +se donner, me jette la première pierre ...</p> +<p>... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une +minute de plus et ... j'étais ... non, elle était ... +pardon, c'est lui +qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait été, +quand voilà qu'un bruit +terrible nous fit bondir.</p> +<p>La bûche, oui, la bûche, madame, +s'élançait dans le salon, renversant la +pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant le +tapis et se gîtant sous un fauteuil qu'elle allait +infailliblement +flamber.</p> +<p>Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais +dans la +cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! +Julien, tout +joyeux, rentrait. Il s'écria: «Je suis libre, l'affaire +est +finie deux +heures plus tôt!»</p> +<p>Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé en +flagrant délit. Et vous +apercevez d'ici les conséquences!</p> +<p>Or, je fis en sorte de n'être plus repris dans une situation +pareille, +jamais, jamais. Puis je m'aperçus que Julien me battait froid, +comme on +dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié; et peu +à peu il m'éloigna +de chez lui; et nous avons cessé de nous voir. Je ne me suis +point +marié. Cela ne doit plus vous étonner.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Magnetisme"></a> +<h3>Magnétisme</h3> +<br> +<p>C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à +l'heure des interminables +cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et +l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble +des têtes +après tant de viandes et de liqueurs absorbées et +mêlées.</p> +<p>On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et +des expériences +du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, +indifférents à toute religion, se mirent à +raconter des faits étranges, +des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, +retombant +brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à +ce +dernier reste de merveilleux, devenus dévots, à ce +mystère du +magnétisme, le défendant au nom de la science.</p> +<p>Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de +filles et +chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout +s'était ancrée si +fortement qu'il n'admettait même point la discussion.</p> +<p>Il répétait en ricanant: «Des blagues! des +blagues! +des blagues! Nous ne +discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin +faiseur de +tours. Quant à M. Charcot qu'on dit être un remarquable +savant, il me +fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent +par devenir fous à force de réfléchir à +d'étranges cas de folie. Il a +constaté des phénomènes nerveux inexpliqués +et encore inexplicables, il +marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant +toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-être +des +explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je +voudrais +l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous +répétez.»</p> +<p>Il y eut autour de l'incrédule une sorte de mouvement de +pitié, comme +s'il avait blasphémé dans une assemblée de moines.</p> +<p>Un de ces messieurs s'écria:</p> +<p>—Il y a eu pourtant des miracles autrefois.</p> +<p>Mais l'autre répondit:</p> +<p>—Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus?</p> +<p>Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des +communications d'âmes à travers de longs espaces, des +influences +secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on +déclarait les faits +indiscutables, tandis que le nieur acharné +répétait: «Des blagues! des +blagues! des blagues!»</p> +<p>A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: +«Eh +bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous +les expliquerai. Les voici:</p> +<p>«Dans le petit village d'Étretat les hommes, tous +matelots, +vont chaque +année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une +nuit, l'enfant +d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son +«pé était +mort à la mé». On calma le mioche qui se +réveilla +de nouveau en hurlant +que son «pé était neyé». Un mois +après on +apprenait en effet la mort du +père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se +rappela les réveils +de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'émut; on +rapprocha les +dates; et il se trouva que l'accident et le rêve avaient +coïncidé à peu +près; d'où l'on conclut qu'ils étaient +arrivés la même nuit, à la même +heure. Et voilà un mystère du magnétisme.»</p> +<p>Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort ému +demanda:—Et +vous expliquez ça, vous?</p> +<p>—Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait +m'avait surpris +et même vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne +crois pas par +principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence +par +douter; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier +toute +communication télépathique des âmes, sûr que +ma pénétration seule est +suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, +à force +d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre +qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des +enfants rêvât et annonçât à son +réveil que le «pé était mort à la +mé». +La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent +toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes +prédictions +coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie +aussitôt au +miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres +présages, toutes les autres prophéties de malheur, +demeurés sans +confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de +cinquante dont les +auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais +si +l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait +immédiatement +réveillée, et l'on aurait célébré +l'intervention de Dieu selon les uns, +du magnétisme selon les autres.</p> +<p>Un des fumeurs déclara:</p> +<p>—C'est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre +seconde +histoire?</p> +<p>—Oh! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. +C'est à moi +qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma +propre +appréciation. On n'est jamais équitablement juge et +partie. Enfin la +voici:</p> +<p>«J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme à +laquelle je ne +songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée +attentivement, +jamais remarquée, comme on dit.</p> +<p>«Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne +fût +pas laide; +enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux +quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces +êtres sur +qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir +arrêter, +sur qui le désir ne s'abat point.</p> +<p>«Or, un soir, que j'écrivais des lettres au coin de mon +feu +avant de me +mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage +d'idées, de cette +procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste +quelques minutes rêvassant, la plume en l'air, une sorte de petit +souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du +coeur, +et immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de +pensées +logique, j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des +pieds +à la tête, et sans voile, cette jeune femme à qui +je n'avais jamais +songé plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me +traversât +la tête. Et soudain je lui découvris un tas de +qualités que je n'avais +point observées, un charme doux, un attrait langoureux; elle +éveilla +chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à +la poursuite +d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je +m'endormis. Et je rêvai.</p> +<p>«Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est-ce +pas, +qui vous +rendent maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes +infranchissables, des joies inespérées, des bras +impénétrables?</p> +<p>«Qui de nous dans ces sommeils troublés, nerveux, +haletants, +n'a tenu, +étreint, pétri, possédé avec une +acuité de sensation extraordinaire, +celle dont son esprit était occupé? Et avez-vous +remarqué quelles +surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve! +En quelles +ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles +vous +secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, +pénétrante, elles +vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et +chaude, en +cette illusion adorable et brutale, qui semble une +réalité.</p> +<p>«Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. +Cette +femme +fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de +sa peau me restait +aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de +ses +baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux +oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le +charme +ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon +réveil +exquis et décevant.</p> +<p>«Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.</p> +<p>«Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me +hantait la tête et les +sens, à un tel point que je ne restais plus une seconde sans +penser à +elle.</p> +<p>«A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai +voir. +Dans +son escalier j'étais ému à trembler, mon coeur +battait, un désir +véhément m'envahissait des pieds aux cheveux.</p> +<p>«J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer +mon nom; +et +soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante +fixité. Je m'assis.</p> +<p>«Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait +point +écouter. Je +ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur +elle, +la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve s'accomplit +si vite, si +facilement, si follement, que je doutai soudain d'être +éveillé ... Elle +fut pendant deux ans ma maîtresse ...»</p> +<p>—Qu'en concluez-vous? dit une voix.</p> +<p>Le conteur semblait hésiter.</p> +<p>—J'en conclus ... je conclus à une coïncidence, parbleu! +Et puis, qui +sait? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point +remarqué et +qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et +inconscients +rappels de mémoire qui nous représente souvent des choses +négligées par +notre conscience, passées inaperçues devant notre +intelligence!</p> +<p>—Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne +croyez +pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat +mon cher monsieur!</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Divorce"></a> +<h3>Divorce</h3> +<br> +<p>Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, +celui qui depuis dix ans +plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal +assortis, +ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer +le +nouveau client.</p> +<p>C'était un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua:</p> +<p>—Prenez un siège, dit l'avocat</p> +<p>Le client s'assit et après avoir toussé:</p> +<p>—Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une +affaire +de divorce.</p> +<p>—Parlez, monsieur, je vous écoute.</p> +<p>—Monsieur, je suis un ancien notaire.</p> +<p>—Déjà!</p> +<p>—Oui, déjà. J'ai trente-sept ans.</p> +<p>—Continuez.</p> +<p>—Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux.</p> +<p>—Vous n'êtes pas le seul.</p> +<p>—Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à +fait +spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très +particulière. +Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une +façon très +bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses?</p> +<p>—Qu'entendez-vous par là?</p> +<p>—Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses +pour certains +esprits que le poison pour le corps?</p> +<p>—Mais, oui, peut-être.</p> +<p>—Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous +rongent, nous +tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. +C'est +une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de +laisser +une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous +apercevons pas +dès le début qu'elle est une envahisseuse, une +maîtresse, un tyran, +qu'elle s'étend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient +sans +cesse, s'installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, +absorbe +toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes +perdus.</p> +<p>Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai +dit, +j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non +pas pauvre, mais pauvret, +mais soucieux, forcé à une économie de tous les +instants, obligé de +limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon +âge.</p> +<p>Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des +quatrièmes +pages des journaux, les offres et demandes, les petites +correspondances, +etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par ce +moyen, de faire +faire à quelques clients des mariages avantageux.</p> +<p>Un jour je tombe sur ceci:</p> +<p>«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, +épouserait homme +honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien +nets. Rien des agences.»</p> +<p>Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un +avoué et un +filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur +les +mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille francs.</p> +<p>Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces +femmes-là?»</p> +<p>L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents +conclus dans ces +conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se +tournant vers +moi:</p> +<p>«—Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour +toi-même? +Cristi, ça t'en +enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille +francs.»</p> +<p>Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla +d'autre chose.</p> +<p>Une heure plus tard je rentre chez moi.</p> +<p>Il faisait froid cette nuit-là. J'habitais d'ailleurs une +vieille +maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent +à des +champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de +l'escalier, +un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme +j'étendais l'autre pour +trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson +m'envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma +poitrine, +m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je +murmurai, +saisi par un brusque souvenir: «Sacristi, si je les avais, les +deux +millions cinq cent mille!»</p> +<p>Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon +rouennais faite par une +bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette +chambre! +un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas +de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis +à +chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente +quelquefois ces +endroits-là:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Deux millions,<br> +Deux millions<br> +Sont bons<br> +Avec cinq cent mille<br> +Et femme gentille.</big><br> +</div> +<p>Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y +songeai tout à +coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je +fus +longtemps à m'endormir.</p> +<p>Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que +je +devais me trouver à huit heures à Darnétal pour +une affaire importante. +Il fallait me lever à six heures—et il gelait.—Cristi de cristi, +les +deux millions cinq cent mille!</p> +<p>Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait +là dedans une odeur de +poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de +procédure +avancés—rien ne pue comme ça—et une odeur de +clercs—bottes, +redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout +chauffée à +dix-huit degrés.</p> +<p>Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette +brûlée et d'un +morceau de fromage. Puis je me remis au travail.</p> +<p>C'est alors que je pensai très sérieusement à +la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas +écrire? Pourquoi +ne pas savoir?</p> +<p>Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette +idée me hanta, +m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites +misères dont +je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans +m'en +apercevoir, me piquaient à présent comme des coups +d'aiguille, et +chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt +à la +demoiselle aux deux millions cinq cent mille.</p> +<p>Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une +chose, +monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère.</p> +<p>Certes, il n'était pas naturel qu'une jeune fille de bonne +famille, +dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un +mari par la voie des +journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût +honorable +et malheureuse.</p> +<p>D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne +m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes +habitués, nous +autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des +propositions +de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze +millions. Le +chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. +Je sais bien +que nous ne croyons guère à la réalité de +ces promesses. Elles nous font +cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent +vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre +crédulité +inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous +disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent +mille francs +comme très possible, très morale.</p> +<p>Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme +de +chambre, ayant hérité brusquement de son père, +avait appris du même coup +la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la +dévoiler à quelque +homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un +moyen fort +usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare +originelle.</p> +<p>Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous +autres, +notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, +monsieur.</p> +<p>Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et +j'attendis.</p> +<p>Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, +j'étais en +train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc +m'annonça:</p> +<p>—Mlle Chantefrise.</p> +<p>—Faites entrer.</p> +<p>Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, +l'air +embarrassée.</p> +<p>—Asseyez-vous, mademoiselle.</p> +<p>Elle s'assit et murmura:</p> +<p>—C'est moi, monsieur.</p> +<p>—Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.</p> +<p>—La personne à qui vous avez écrit.</p> +<p>—Pour un mariage?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Ah! très bien!</p> +<p>—Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en +personne.</p> +<p>—Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous +marier?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Vous avez de la famille?</p> +<p>Elle hésita, baissa les yeux et balbutia:</p> +<p>—Non, monsieur ... Ma mère ... et mon père ... sont +morts.</p> +<p>Je tressaillis.—Donc j'avais deviné juste,—et une vive +sympathie +s'éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre +créature. Je +n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris:</p> +<p>—Votre fortune est bien nette?</p> +<p>Elle répondit, cette fois, sans hésiter:</p> +<p>—Oh! oui, monsieur.</p> +<p>Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me +déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que +je n'avais pensé. +C'était une belle personne, une forte personne, une +maîtresse femme. Et +l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de +sentiment, de +devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je +me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui +parlai de ce +client que je dépeignis comme un homme triste, très +honorable, un peu +malade.</p> +<p>Elle dit vivement:—Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants.</p> +<p>—Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou +quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre.</p> +<p>—Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle.</p> +<p>—Mon Dieu! oui ou non. Êtes-vous pressée de retourner +chez vous?</p> +<p>—Pas du tout.</p> +<p>—Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps.</p> +<p>—Vous êtes trop aimable, monsieur.</p> +<p>—Vous êtes descendue à l'hôtel?</p> +<p>Elle nomma le premier hôtel de Rouen.</p> +<p>—Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur +... notaire +de vous offrir à dîner, ce soir.</p> +<p>Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis +elle se décida:</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Je vous prendrai chez vous à sept heures.</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Alors, à ce soir, mademoiselle?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>Et je la reconduisis jusqu'à ma porte.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais +de toilette +pour moi et me reçut d'une façon très coquette.</p> +<p>Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais +connu, et je commandai +un menu troublant.</p> +<p>Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me +contait son +histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, +elle avait +été élevée chez des paysans. Elle +était riche à présent, ayant hérité +de +grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne +dirait jamais +les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile +de la +supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu à les +savoir, je +l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme +pratique, +sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, +des intérêts et +des placements. Sa compétence en cette matière me donna +aussitôt une +grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve +cependant; +mais je lui montrai clairement que j'avais du goût pour elle.</p> +<p>Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et +j'en bus, +ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que +j'allais +devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur +qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne +succombât. Pour me +calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il +faudrait établir +d'une façon précise, car mon client était homme +d'affaires.</p> +<p>Elle répondit avec gaieté:—Oh! je sais. J'ai +apporté toutes les +preuves.</p> +<p>—Ici, à Rouen?</p> +<p>—Oui, à Rouen.</p> +<p>—Vous les avez à l'hôtel?</p> +<p>—Mais oui.</p> +<p>—Pouvez-vous me les montrer?</p> +<p>—Mais oui.</p> +<p>—Ce soir.</p> +<p>—Mais oui.</p> +<p>Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et +nous voici +rentrant chez elle.</p> +<p>Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais +douter, je +les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie +au +coeur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de +l'embrasser. Je +m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. +Et je +l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... +le champagne aidant ... je succombai ... ou plutôt ... non ... +elle +succomba.</p> +<p>Ah! monsieur, j'en fis une tête, après cela ...—et elle +donc! Elle +pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne +pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans +un état d'esprit épouvantable.</p> +<p>Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût +été rien si j'avais +eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le +client, +le client naïf, le client trompé, trompé par +lui-même. Quelle situation! +Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, +palpable, +sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre +fille, après +l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes plus tard!</p> +<p>Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait +ainsi!</p> +<p>Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de +remords, ravagé de +craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma +raison +s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me +présentai, comme onze +heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait.</p> +<p>En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux.</p> +<p>Je lui dis:</p> +<p>—Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour +réparer nos +torts. Je vous demande votre main.</p> +<p>Elle balbutia:</p> +<p>—Je vous la donne.</p> +<p>Je l'épousai.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Tout alla bien pendant six mois.</p> +<p>J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, +et vraiment je n'avais pas +un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme.</p> +<p>Cependant je remarquais peu à peu que, de temps en temps, +elle faisait +de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le +mardi, +l'autre le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis.</p> +<p>C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, +descendit la rue de +la République, tourna à droite, par la rue qui suit le +palais +archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, +longea le pont +de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut +inquiète, +se retournant souvent, épiant tous les passants.</p> +<p>Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me +reconnut pas.</p> +<p>Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais +plus, +son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq.</p> +<p>Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de +sifflet ... un +flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses +bras une +petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et +l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit une +autre +enfant, plus jeune encore, fille ou garçon, porté par une +autre +campagnarde, se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en +va, +escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et +sombre +et déserte promenade du Cours-la-Reine.</p> +<p>Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et +ne comprenant +pas, n'osant point deviner.</p> +<p>Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, hurlant:</p> +<p>—Quels sont ces enfants?</p> +<p>—Quels enfants?</p> +<p>—Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever?</p> +<p>Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint +à elle, elle +me confessa, dans un déluge de larmes qu'elle en avait quatre. +Oui, +monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, +deux garçons.</p> +<p>Et c'était là—quelle honte!—c'était là +l'origine de sa fortune.—Les +quatre pères!... Elle avait amassé sa dot.</p> +<p>Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire?</p> +<p>L'avocat répondit avec gravité:</p> +<p>—Reconnaître vos enfants, monsieur.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Une_Soiree"></a> +<h3>Une Soirée</h3> +<br> +<p>Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de +permission pour +les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison +à +Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa +famille, avait écrit à sa soeur qu'il pourrait lui +consacrer une semaine +de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme +Padoie, une petite +femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il +avait besoin +d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, +les +Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais +rançonnés.</p> +<p>Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, +retiré maintenant des +affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils +et ne le voyait +guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé +Padoie, ancien employé des +finances, qui venait d'être nommé receveur des +contributions à Vannes.</p> +<p>Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire +à la +maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train +de +discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur +sa +chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers, +murmura: «Prenez un siège, je suis à vous dans un +instant», se +rassit et +recommença sa discussion.</p> +<p>Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne +comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les +autres +parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne +semblait +comprendre personne.</p> +<p>Ce fut long, très long. Varajou considérait son +beau-frère en songeant: «Quel crétin!» Padoie +devait avoir près de cinquante ans; +il était +grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui +faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un +bonnet de +velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme +il +faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était +mou. Varajou +se répétait: «Quel crétin!»</p> +<p>Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie +n'a pas de +plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors +de ces +deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, +bruyant, +plein de dédain pour tout le monde, il méprisait +l'univers entier du +haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, +quelle +fête!» il avait certes exprimé le plus haut +degré +d'admiration dont fût +capable son esprit.</p> +<p>Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda:</p> +<p>—Vous allez bien?</p> +<p>—Pas mal, comme vous voyez. Et vous?</p> +<p>—Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé +à venir nous voir.</p> +<p>—Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le +métier +militaire, on n'a pas grande liberté.</p> +<p>—Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable.</p> +<p>—Et Joséphine va bien?</p> +<p>—Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure.</p> +<p>—Où est-elle donc?</p> +<p>—Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; +c'est une ville très comme il faut.</p> +<p>—Je m'en doute.</p> +<p>Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son +frère +sans empressement, lui tendit la joue et demanda:</p> +<p>—Il y a longtemps que tu es ici?</p> +<p>—Non, à peine une demi-heure.</p> +<p>—Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans +le +salon.</p> +<p>Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie +à ses chiffres et à +ses contribuables.</p> +<p>Dès qu'ils furent seuls:</p> +<p>—J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.</p> +<p>—Quoi donc?</p> +<p>—Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te +grises, que +tu fais des dettes.</p> +<p>Il eut l'air très étonné.</p> +<p>—Moi! Jamais de la vie.</p> +<p>—Oh! ne nie pas, je le sais.</p> +<p>Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la +bouche par une +semonce si violente qu'il dut se taire.</p> +<p>Puis elle reprit:</p> +<p>—Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au +dîner. Je ne puis te +tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire.</p> +<p>Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il +regardait tour à +tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant +à la rue. Il +se décida pour la rue.</p> +<p>Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le +sabre sur les +mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte +au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le +Morbihan». Il +regardait +les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et +il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée +de +venir ici!»</p> +<p>Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et +désolé, +et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour +sommeiller jusqu'au dîner.</p> +<p>La bonne le réveilla en frappant à sa porte.</p> +<p>—C'est servi, monsieur.</p> +<p>Il descendit.</p> +<p>Dans la salle humide, dont le papier se décollait près +du sol, une +soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait +aussi +trois assiettes mélancoliques.</p> +<p>M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou. +On s'assit, puis +la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le +creux de +leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe +grasse. +C'était jour de pot-au-feu.</p> +<p>Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, +graisseux, qui +tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, +avec +dégoût, avec fatigue, avec rage.</p> +<p>Mme Padoie disait à son mari:</p> +<p>—Tu vas ce soir chez M. le premier président?</p> +<p>—Oui, ma chère.</p> +<p>—Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu +n'es +pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé.</p> +<p>Alors elle parla de la société de Vannes, de +l'excellente société où les +Padoie étaient reçus avec considération, +grâce à leurs sentiments +religieux.</p> +<p>Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de +charcuterie, en l'honneur du nouveau venu.</p> +<p>Puis du fromage. C'était fini. Pas de café.</p> +<p>Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soirée en +tête-à-tête avec +sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir +même un +petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser +les +remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce +supplice, et il déclara qu'il devait aller à la +gendarmerie pour faire +régulariser quelque chose sur sa permission.</p> +<p>Et il se sauva, dès sept heures.</p> +<p>A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un +chien qui sort +de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle +corvée!»</p> +<p>Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur +café de la ville. Il +le trouva, sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans +l'intérieur, +cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et +causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que +deux +joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient +les +billes en se heurtant.</p> +<p>On entendait leur voix compter: «Dix-huit,—dix-neuf.—Pas de +chance.—Oh! joli coup! bien joué!—Onze.—Il fallait prendre par +la +rouge.—Vingt.—Bille en tête, bille en tête.—Douze. Hein! +j'avais +raison?»</p> +<p>Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la +meilleure.»</p> +<p>Puis il s'assit, attendant sa consommation.</p> +<p>Il était accoutumé à passer ses soirs de +liberté avec ses camarades, +dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme +l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café +d'abord; puis son carafon +d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire +maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un.</p> +<p>Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut +que je +fasse la fête.» Et +l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour +s'amuser. Il appela +le garçon.</p> +<p>—Hé, l'employé!</p> +<p>—Voilà, m'sieu.</p> +<p>—Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici?</p> +<p>L'homme resta stupide à cette question.</p> +<p>—Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici!</p> +<p>—Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi?</p> +<p>—Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du +bon vin.</p> +<p>—Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais?</p> +<p>—Les demoiselles! ah! ah!</p> +<p>—Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici?</p> +<p>—Des demoiselles?</p> +<p>—Mais, oui, des demoiselles!</p> +<p>Le garçon se rapprocha, baissa la voix:</p> +<p>—Vous demandez ousqu'est la maison?</p> +<p>—Mais oui, parbleu!</p> +<p>—Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la +première à +droite.—C'est au 15.</p> +<p>—Merci, ma vieille. V'là pour toi.</p> +<p>—Merci, m'sieu.</p> +<p>Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième +à gauche, première à droite, +15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: +«Deuxième +à +gauche,—oui,—Mais en sortant du café, fallait-il prendre +à droite ou à +gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien.»</p> +<p>Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans +la première +à droite, et chercha le numéro 15. C'était une +maison d'assez belle +apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les +fenêtres +éclairées au premier étage. La porte +d'entrée demeurait entr'ouverte, et +une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa:</p> +<p>—C'est bien ici.</p> +<p>Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela:</p> +<p>-Ohé! Ohé!</p> +<p>Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant +un soldat. +Il lui dit:</p> +<p>—Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Au salon?</p> +<p>—Oui monsieur.</p> +<p>—Je n'ai qu'à monter?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—La porte en face?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce +bien éclairée par +deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, +quatre dames +décolletées qui semblaient attendre quelqu'un.</p> +<p>Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air +un +peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que +la quatrième, +âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs +dans un vase; +elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie +verte qui laissait +passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras +énormes +et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé. Le +sous-officier +salua:</p> +<p>—Bonjour, mesdames.</p> +<p>La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina:</p> +<p>—Bonjour, monsieur.</p> +<p>Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, +il +songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce +lieu; et +cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en +vient un, +nous +verrons bien.» Et il demanda:</p> +<p>—Alors, ça va bien?</p> +<p>La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, +répondit:</p> +<p>—Très bien! merci.</p> +<p>Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.</p> +<p>Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et +riant d'un rire +gêné:</p> +<p>—Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ...</p> +<p>Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et +Padoie, en habit noir, apparut.</p> +<p>Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se +dressant, il +sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit +danser tout +autour du salon en hurlant: «V'là Padoie ... V'là +Padoie +... V'là Padoie +...» Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, +il +lui cria dans +la figure:</p> +<p>—Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fête, toi, +... Ah! +Farceur.... Et ma soeur!... Tu la lâches, dis!...</p> +<p>Et songeant à tous les bénéfices de cette +situation inespérée, à +l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout +au long sur le +canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en +craquait.</p> +<p>Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se +sauvèrent, +tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête +à +défaillir.</p> +<p>Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en +habit. Padoie se +précipita vers eux:</p> +<p>—Oh! monsieur le président ... il est fou ... il est fou ... +On nous +l'avait envoyé en convalescence ... vous voyez bien qu'il est +fou....</p> +<p>Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout +à coup qu'il +avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant +vers son beau-frère:</p> +<p>—Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il.</p> +<p>Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia:</p> +<p>—Où ... où ... où nous sommes.... Malheureux +... misérable ... +infâme.... Où nous sommes ... Chez monsieur le premier +président!... +chez monsieur le premier président de Mortemain ... de Mortemain +... de +... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... +canaille!...</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="TABLE"></a> +<h2>TABLE</h2> +<div style="margin-left: 120px;"><big><a href="#BOULE_DE_SUIF">Boule de +Suif</a><br> +<a href="#L%27Epave">L'Épave</a><br> +<a href="#Decouverte">Découverte</a><br> +<a href="#Un_Parricide">Un Parricide</a><br> +<a href="#Le_Rendez-vous">Le Rendez-vous</a><br> +<a href="#Bombard">Bombard</a><br> +<a href="#Le_Pain_maudit">Le Pain Maudit</a><br> +<a href="#Les_Sabots">Les Sabots</a><br> +<a href="#La_Buche">La Bûche</a><br> +<a href="#Magnetisme">Magnétisme</a><br> +<a href="#Divorce">Divorce</a><br> +<a href="#Une_Soiree">Une Soirée</a></big><a href="#Une_Soiree"> +</a><br> +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + +***** This file should be named 10746-h.htm or 10746-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/10746.txt b/10746.txt new file mode 100644 index 0000000..714fafc --- /dev/null +++ b/10746.txt @@ -0,0 +1,5384 @@ +The Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Boule de Suif + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +[Illustration: Boule de Suif] + + + + +LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSEE D'ANTIN, 50 PARIS_ + +_Collection des Grands Romans_ + +A 1 FRANC + +GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._ + +GEORGES OHNET _Le Maitre de Forges. Serge Panine. La Grande Marniere._ + +ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._ + +ANDRE THEURIET _Sauvageonne._ + +RENE MAIZEROY _Petite Reine._ + +GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._ + +MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._ + +JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._ + +PIERRE MAEL _Un roman de Femme._ + +JULES CASE _La Fille a Blanchard._ + +RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._ + +MATHILDE SERAO _Adieu Amour._ + +MAURICE MONTEGUT _Un nom sur une Tombe._ + +MAURICE LEBLANC _Une Femme._ + + +Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume. + + + + +Boule de Suif + + + + +OEUVRES COMPLETES ILLUSTREES DU GUY DE MAUPASSANT + + +EDITION DE LUXE + +(_Voir Catalogue a la fin du volume_.) + + + + +GUY DE MAUPASSANT + +BOULE DE SUIF + + +L'EPAVE--DECOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN +MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNETISME--DIVORCE--UNE SOIREE + + + +PARIS 1907 + + + + +BOULE DE SUIF + + +Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armee en deroute avaient +traverse la ville. Ce n'etait point de la troupe, mais des hordes +debandees. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes +en guenilles, et ils avancaient d'une allure molle, sans drapeau, sans +regiment. Tous semblaient accables, ereintes, incapables d'une pensee ou +d'une resolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue +sitot qu'ils s'arretaient. On voyait surtout des mobilises, gens +pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; +des petits moblots alertes, faciles a l'epouvante et prompts a +l'enthousiasme, prets a l'attaque comme a la fuite; puis, au milieu +d'eux, quelques culottes rouges, debris d'une division moulue dans une +grande bataille; des artilleurs sombres alignes avec des fantassins +divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui +suivait avec peine la marche plus legere des lignards. + +Des legions de francs-tireurs aux appellations heroiques: "les +Vengeurs de la Defaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la +Mort"--passaient a leur tour, avec des airs de bandits. + +Leurs chefs, anciens commercants en draps ou en graines, ex-marchands de +suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommes officiers pour leurs +ecus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle +et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de +campagne, et pretendaient soutenir seuls la France agonisante sur +leurs epaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres +soldats, gens de sac et de corde, souvent braves a outrance, pillards et +debauches. + +Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. + +La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances +tres prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres +sentinelles, et se preparant au combat quand un petit lapin remuait +sous des broussailles, etait rentree dans ses foyers. Ses armes, ses +uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle epouvantait naguere +les bornes des routes nationales a trois lieues a la ronde, avaient +subitement disparu. + +Les derniers soldats francais venaient enfin de traverser la Seine pour +gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant apres +tous, le general, desespere, ne pouvant rien tenter avec ces loques +disparates, eperdu lui-meme dans la grande debacle d'un peuple habitue +a vaincre et desastreusement battu malgre sa bravoure legendaire, s'en +allait a pied, entre deux officiers d'ordonnance. + +Puis un calme profond, une attente epouvantee et silencieuse avaient +plane sur la cite. Beaucoup de bourgeois bedonnants, emascules par le +commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne +considerat comme une arme leurs broches a rotir ou leurs grands couteaux +de cuisine. + +La vie semblait arretee; les boutiques etaient closes, la rue muette. +Quelquefois un habitant, intimide par ce silence, filait rapidement le +long des murs. + +L'angoisse de l'attente faisait desirer la venue de l'ennemi. + +Dans l'apres-midi du jour qui suivit le depart des troupes francaises, +quelques uhlans, sortis on ne sait d'ou, traverserent la ville avec +celerite. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la +cote Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs +apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les +avant-gardes des trois corps, juste au meme moment, se joignirent sur +la place de l'Hotel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armee +allemande arrivait, deroulant ses bataillons qui faisaient sonner les +paves sous leur pas dur et rythme. + +Des commandements cries d'une voix inconnue et gutturale montaient le +long des maisons qui semblaient mortes et desertes, tandis que, derriere +les volets fermes, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maitres +de la cite, des fortunes et des vies, de par le "droit de guerre". Les +habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que +donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la +terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car +la meme sensation reparait chaque fois que l'ordre etabli des choses est +renverse, que la securite n'existe plus, que tout ce que protegeaient +les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve a la merci d'une +brutalite inconsciente et feroce. Le tremblement de terre ecrasant sous +les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve deborde qui roule les +paysans noyes avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachees aux +toits, ou l'armee glorieuse massacrant ceux qui se defendent, emmenant +les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au +son du canon, sont autant de fleaux effrayants qui deconcertent toute +croyance a la justice eternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne +en la protection du Ciel et en la raison de l'homme. + +Mais a chaque porte des petits detachements frappaient, puis +disparaissaient dans les maisons. C'etait l'occupation apres l'invasion. +Le devoir commencait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les +vainqueurs. + +Au bout de quelque temps, une fois la premiere terreur disparue, un +calme nouveau s'etablit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien +mangeait a table. Il etait parfois bien eleve, et, par politesse, +plaignait la France, disait sa repugnance en prenant part a cette +guerre. On lui etait reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, +un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le menageant on +obtiendrait peut-etre quelques hommes de moins a nourrir. Et pourquoi +blesser quelqu'un dont on dependait tout a fait? Agir ainsi serait moins +de la bravoure que de la temerite.--Et la temerite n'est plus un defaut +des bourgeois de Rouen, comme au temps des defenses heroiques ou +s'illustra leur cite.--On se disait enfin, raison supreme tiree de +l'urbanite francaise, qu'il demeurait bien permis d'etre poli dans son +interieur pourvu qu'on ne se montrat pas familier, en public, avec le +soldat etranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la +maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, +chaque soir, a se chauffer au foyer commun. + +La ville meme reprenait peu a peu de son aspect ordinaire. Les Francais +ne sortaient guere encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans +les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui trainaient avec +arrogance leurs grands outils de mort sur le pave, ne semblaient pas +avoir pour les simples citoyens enormement plus de mepris que les +officiers de chasseurs, qui, l'annee d'avant, buvaient aux memes cafes. + +Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil +et d'inconnu, une atmosphere etrangere intolerable, comme une odeur +repandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les +places publiques, changeait le gout des aliments, donnait l'impression +d'etre en voyage, tres loin, chez des tribus barbares et dangereuses. + +Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants +payaient toujours; ils etaient riches d'ailleurs. Mais plus un negociant +normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute +parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre. + +Cependant, a deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de +la riviere, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les +pecheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand +gonfle dans son uniforme, tue d'un coup de couteau ou de savate, la tete +ecrasee par une pierre, ou jete a l'eau d'une poussee du haut d'un pont. +Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et +legitimes, heroismes inconnus, attaques muettes, plus perilleuses que +les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. + +Car la haine de l'Etranger arme toujours quelques Intrepides prets a +mourir pour une Idee. + +Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujetissant la ville a leur +inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la +renommee leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, +on s'enhardit, et le besoin du negoce travailla de nouveau le coeur des +commercants du pays. Quelques-uns avaient de gros interets engages au +Havre que l'armee francaise occupait, et ils voulurent tenter de gagner +ce port en allant par terre a Dieppe ou ils s'embarqueraient. + +On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la +connaissance, et une autorisation de depart fut obtenue du general en +chef. + +Donc, une grande diligence a quatre chevaux ayant ete retenue pour ce +voyage, et dix personnes s'etant fait inscrire chez le voiturier, on +resolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour eviter tout +rassemblement. + +Depuis quelque temps deja la gelee avait durci la terre, et le lundi, +vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apporterent la +neige qui tomba sans interruption pendant toute la soiree et toute la +nuit. + +A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se reunirent dans la +cour de l'Hotel de Normandie, ou l'on devait monter en voiture. + +Ils etaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous +leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurite; et l'entassement +des lourds vetements d'hiver faisait ressembler tous ces corps a +des cures obeses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se +reconnurent, un troisieme les aborda, ils causerent:--"J'emmene ma +femme,"--dit l'un.--"J'en fais autant."--"Et moi aussi."--Le premier +ajouta:--"Nous ne reviendrons pas a Rouen, et si les Prussiens +approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre."--Tous avaient les +memes projets, etant de complexion semblable. + +Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait +un valet d'ecurie, sortait de temps a autre d'une porte obscure +pour disparaitre immediatement dans une autre. Des pieds de chevaux +frappaient la terre, amortis par le fumier des litieres, et une voix +d'homme parlant aux betes et jurant s'entendait au fond du batiment. Un +leger murmure de grelots annonca qu'on maniait les harnais; ce murmure +devint bientot un fremissement clair et continu, rythme par le mouvement +de l'animal, s'arretant parfois, puis reprenant dans une brusque +secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferre battant le sol. + +La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois geles +s'etaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis. + +Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en +descendant vers la terre; il effacait les formes, poudrait les choses +d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence +de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, +innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutot sensation que +bruit, entremelement d'atomes legers qui semblaient emplir l'espace, +couvrir le monde. + +L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval +triste qui ne venait pas volontiers. Il le placa contre le timon, +attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, +car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumiere. +Comme il allait chercher la seconde bete, il remarqua tous ces voyageurs +immobiles, deja blancs de neige, et leur dit:--"Pourquoi ne montez-vous +pas dans la voiture, vous serez a l'abri, au moins." + +Ils n'y avaient pas songe, sans doute, et ils se precipiterent. Les +trois hommes installerent leurs femmes dans le fond, monterent ensuite; +puis les autres formes indecises et voilees prirent a leur tour les +dernieres places sans echanger une parole. + +Le plancher etait couvert de paille ou les pieds s'enfoncerent. Les +dames du fond, ayant apporte des petites chaufferettes en cuivre avec un +charbon chimique, allumerent ces appareils, et, pendant quelque temps, a +voix basse, elles en enumererent les avantages, se repetant des choses +qu'elles savaient deja depuis longtemps. + +Enfin, la diligence etant attelee, avec six chevaux au lieu de quatre +a cause du tirage plus penible, une voix du dehors demanda:--"Tout le +monde est-il monte?"--Une voix du dedans repondit:--"Oui."--On partit. + +La voiture avancait lentement, lentement, a tout petits pas. Les +roues s'enfoncaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des +craquements sourds; les betes glissaient, soufflaient, fumaient; et le +fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les +cotes, se nouant et se deroulant comme un serpent mince, et cinglant +brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort +plus violent. + +Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons legers qu'un +voyageur, Rouennais pur sang, avait compares a une pluie de coton, ne +tombaient plus. Une lueur sale filtrait a travers de gros nuages obscurs +et lourds qui rendaient plus eclatante la blancheur de la campagne ou +apparaissaient tantot une ligne de grands arbres vetus de givre, tantot +une chaumiere avec un capuchon de neige. + +Dans la voiture, on se regardait curieusement, a la triste clarte de +cette aurore. + +Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de +l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue +Grand-Pont. + +Ancien commis d'un patron ruine dans les affaires, Loiseau avait achete +le fonds et fait fortune. Il vendait a tres bon marche de tres +mauvais vin aux petits debitants des campagnes et passait parmi ses +connaissances et ses amis pour un fripon madre, un vrai Normand plein de +ruses et de jovialite. + +Sa reputation de filou etait si bien etablie, qu'un soir, a la +prefecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant +et fin, une gloire locale, ayant propose aux dames qu'il voyait un peu +somnolentes de faire une partie de "Loiseau vole", le mot lui-meme vola +a travers les salons du prefet, puis, gagnant ceux de la ville, avait +fait rire pendant un mois toutes les machoires de la province. + +Loiseau etait en outre celebre par ses farces de toute nature, ses +plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui +sans ajouter immediatement:--"Il est impayable, ce Loiseau." + +De taille exigue, il presentait un ventre en ballon surmonte d'une face +rougeaude entre deux favoris grisonnants. + +Sa femme, grande, forte, resolue, avec la voix haute et la decision +rapide, etait l'ordre et l'arithmetique de la maison de commerce, qu'il +animait par son activite joyeuse. + +A cote d'eux se tenait, plus digne, appartenant a une caste superieure, +M. Carre-Lamadon, homme considerable, pose dans les cotons, proprietaire +de trois filatures, officier de la Legion d'honneur et membre du Conseil +general. Il etait reste, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition +bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement +a la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre +expression. Mme Carre-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, +demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyes a Rouen +en garnison. + +Elle faisait vis-a-vis a son epoux, toute petite, toute mignonne, toute +jolie, pelotonnee dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navre +l'interieur lamentable de la voiture. + +Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Breville, portaient un +des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, +vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforcait d'accentuer, par les +artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV +qui, suivant une legende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse +une dame de Breville dont le mari, pour ce fait, etait devenu comte et +gouverneur de province. + +Collegue de M. Carre-Lamadon au Conseil general, le comte Hubert +representait le parti orleaniste dans le departement. L'histoire de +son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes etait toujours +demeuree mysterieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait +mieux que personne, passait meme pour avoir ete aimee par un des fils +de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fete, et son salon +demeurait le premier du pays, le seul ou se conservat la vieille +galanterie, et dont l'entree fut difficile. + +La fortune des Breville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, +cinq cent mille livres de revenu. + +Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le cote de la societe +rentee, sereine et forte, des honnetes gens autorises qui ont de la +Religion et des Principes. + +Par un hasard etrange, toutes les femmes se trouvaient sur le meme +banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui +egrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_. +L'une etait vieille avec une face defoncee par la petite verole comme si +elle eut recu a bout portant une bordee de mitraille en pleine figure. +L'autre, tres chetive, avait une tete jolie et maladive sur une poitrine +de phtisique rongee par cette foi devorante qui fait les martyrs et les +illumines. + +En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les +regards de tous. + +L'homme, bien connu, etait Cornudet le democ, la terreur des gens +respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans +les bocks de tous les cafes democratiques. Il avait mange avec les +freres et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son pere, ancien +confiseur, et il attendait impatiemment la Republique pour obtenir enfin +la place meritee par tant de consommations revolutionnaires. Au Quatre +Septembre, par suite d'une farce peut-etre, il s'etait cru nomme prefet, +mais quand il voulut entrer en fonctions, les garcons de bureau, +demeures seuls maitres de la place, refuserent de le reconnaitre, ce qui +le contraignit a la retraite. Fort bon garcon, du reste, inoffensif et +serviable, il s'etait occupe avec une ardeur incomparable d'organiser la +defense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous +les jeunes arbres des forets voisines, seme des pieges sur toutes les +routes, et, a l'approche de l'ennemi, satisfait de ses preparatifs, il +s'etait vivement replie vers la ville. + +Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, ou de +nouveaux retranchements allaient etre necessaires. + +La femme, une de celles appelees galantes, etait celebre par son +embonpoint precoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. +Petite, ronde de partout, grasse a lard, avec des doigts bouffis, +etrangles aux phalanges, pareils a des chapelets de courtes saucisses; +avec une peau luisante et tendue, une gorge enorme qui saillait sous sa +robe, elle restait cependant appetissante et courue, tant sa fraicheur +faisait plaisir a voir. Sa figure etait une pomme rouge, un bouton de +pivoine pret a fleurir; et la-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux +noirs magnifiques, ombrages de grands cils epais qui mettaient une ombre +dedans; en bas, une bouche charmante, etroite, humide pour le baiser, +meublee de quenottes luisantes et microscopiques. + +Elle etait de plus, disait-on, pleine de qualites inappreciables. + +Aussitot qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les +femmes honnetes, et les mots de "prostituee", de "honte publique" furent +chuchotes si haut qu'elle leva la tete. Alors elle promena sur ses +voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence +aussitot regna, et tout le monde baissa les yeux a l'exception de +Loiseau, qui la guettait d'un air emoustille. + +Mais bientot la conversation reprit entre les trois dames, que la +presence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. +Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs +dignites d'epouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour +legal le prend toujours de haut avec son libre confrere. + +Les trois hommes aussi, rapproches par un instinct de conservateurs a +l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dedaigneux pour +les pauvres. Le comte Hubert disait les degats que lui avaient fait +subir les Prussiens, les pertes qui resulteraient du betail vole et +des recoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix +fois millionnaire que ces ravages generaient a peine une annee. M. +Carre-Lamadon, fort eprouve dans l'industrie cotonniere, avait eu soin +d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif +qu'il se menageait a toute occasion. Quant a Loiseau, il s'etait arrange +pour vendre a l'Intendance francaise tous les vins communs qui lui +restaient en cave, de sorte que l'Etat lui devait une somme formidable +qu'il comptait bien toucher au Havre. + +Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien +que de conditions differentes, ils se sentaient freres par l'argent, de +la grande franc-maconnerie de ceux qui possedent, qui font sonner de +l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte. + +La voiture allait si lentement qu'a dix heures du matin on n'avait pas +fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des +cotes a pied. On commencait a s'inquieter, car on devait dejeuner a +Totes et l'on desesperait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun +guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence +sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la +degager. + +L'appetit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun +marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage +des troupes francaises affamees ayant effraye toutes les industries. + +Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du +chemin, mais ils n'y trouverent pas meme de pain, car le paysan defiant +cachait ses reserves dans la crainte d'etre pille par les soldats qui, +n'ayant rien a se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils +decouvraient. + +Vers une heure de l'apres-midi, Loiseau annonca que decidement il se +sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui +depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, +avait tue les conversations. + +De temps en temps, quelqu'un baillait; un autre presque aussitot +l'imitait; et chacun, a tour de role, suivant son caractere, son +savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou +modestement en portant vite sa main devant le trou beant d'ou sortait +une vapeur. + +Boule de Suif, a plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait +quelque chose sous ses jupons. Elle hesitait une seconde, regardait ses +voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures etaient pales et +crispees. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. +Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle +souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspille, et ne +comprenait meme pas les plaisanteries sur ce sujet. "Le fait est que je +ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songe a apporter +des provisions?"--Chacun se faisait le meme reproche. + +Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on +refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il +rendit la gourde, il remercia: "C'est bon tout de meme, ca rechauffe, et +ca trompe l'appetit."--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de +faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras +des voyageurs. Cette allusion indirecte a Boule de Suif choqua les gens +bien eleves. On ne repondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux +bonnes soeurs avaient cesse de marmotter leur rosaire, et, les mains +enfoncees dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, +baissant obstinement les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance +qu'il leur envoyait. + +Enfin, a trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine +interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant +vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une +serviette blanche. + +Elle en sortit d'abord une petite assiette de faience, une fine timbale +en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, +tout decoupes, avaient confi sous leur gelee; et l'on apercevait encore +dans le panier d'autres bonnes choses enveloppees, des pates, des +fruits, des friandises, les provisions preparees pour un voyage de +trois jours, afin de ne point toucher a la cuisine des auberges. Quatre +goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle +prit une aile de poulet et, delicatement, se mit a la manger avec un de +ces petits pains qu'on appelle "Regence" en Normandie. + +Tous les regards etaient tendus vers elle. Puis l'odeur se repandit, +elargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante +avec une contraction douloureuse de la machoire sous les oreilles. Le +mepris des dames pour cette fille devenait feroce, comme une envie de +la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa +timbale, son panier et ses provisions. + +Mais Loiseau devorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: "A la bonne +heure, madame a eu plus de precaution que nous. Il y a des personnes qui +savent toujours penser a tout." Elle leva la tete vers lui: "Si vous en +desirez, monsieur? C'est dur de jeuner depuis le matin." Il salua: "Ma +foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme +a la guerre, n'est-ce pas, madame?" Et, jetant un regard circulaire, il +ajouta: "Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver +des gens qui vous obligent."--Il avait un journal qu'il etendit pour ne +point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours loge +dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelee, la depeca des +dents, puis la macha avec une satisfaction si evidente qu'il y eut dans +la voiture un grand soupir de detresse. + +Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes +soeurs de partager sa collation. Elles accepterent toutes les deux +instantanement, et, sans lever les yeux, se mirent a manger tres vite +apres avoir balbutie des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus +les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte +de table en developpant des journaux sur les genoux. + +Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, +mastiquaient, engloutissaient ferocement. Loiseau, dans son coin, +travaillait dur, et, a voix basse, il engageait sa femme a l'imiter. +Elle resista longtemps, puis, apres une crispation qui lui parcourut les +entrailles, elle ceda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda +a leur "charmante compagne" si elle lui permettait d'offrir un petit +morceau a Mme Loiseau. Elle dit: "Mais oui, certainement, monsieur," +avec un sourire aimable, et tendit la terrine. + +Un embarras se produisit lorsqu'on eut debouche la premiere bouteille +de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa apres l'avoir +essuyee. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses levres a la +place humide encore des levres de sa voisine. + +Alors, entoures de gens qui mangeaient, suffoques par les emanations des +nourritures, le comte et la comtesse de Breville, ainsi que M. et Mme +Carre-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a garde le nom de +Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir +qui fit retourner les tetes; elle etait aussi blanche que la neige +du dehors; ses yeux se fermerent, son front tomba: elle avait perdu +connaissance. Son mari, affole, implorait le secours de tout le monde. +Chacun perdait l'esprit, quand la plus agee des bonnes soeurs, soutenant +la tete de la malade, glissa entre ses levres la timbale de Boule de +Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, +ouvrit les yeux, sourit et declara d'une voix mourante qu'elle se +sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelat plus, +la religieuse la contraignit a boire un plein verre de bordeaux, et +elle ajouta:--"C'est la faim, pas autre chose." Alors Boule de Suif, +rougissante et embarrassee, balbutia en regardant les quatre voyageurs +restes a jeun: "Mon Dieu, si j'osais offrir a ces messieurs et a ces +dames ..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole: +"Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frere et doit +s'aider. Allons, mesdames, pas de ceremonie, acceptez, que diable! +Savons-nous si nous trouverons seulement une maison ou passer la nuit? +Du train dont nous allons nous ne serons pas a Totes avant demain +midi."--On hesitait, personne n'osant assumer la responsabilite du +"oui". + +Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille +intimidee, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: "Nous +acceptons avec reconnaissance, madame." + +Le premier pas seul coutait. Une fois le Rubicon passe, on s'en donna +carrement. Le panier fut vide. Il contenait encore un pate de foie +gras, un pate de mauviettes, un morceau de langue fumee, des poires de +Crassane, un pave de Pont-l'Eveque, des petits-fours et une tasse pleine +de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les +femmes, adorant les crudites. + +On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc +on causa, avec reserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on +s'abandonna davantage. Mmes de Breville et Carre-Lamadon, qui avaient un +grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec delicatesse. La comtesse +surtout montra cette condescendance aimable des tres nobles dames +qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme +Loiseau, qui avait une ame de gendarme, resta reveche, parlant peu et +mangeant beaucoup. + +On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits +horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Francais; et tous +ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les +histoires personnelles commencerent bientot, et Boule de Suif raconta, +avec une emotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les +filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait +quitte Rouen: "J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle. +J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir +quelques soldats que m'expatrier je ne sais ou. Mais quand je les ai +vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourne le sang +de colere; et j'ai pleure de honte toute la journee. Oh! si j'etais un +homme, allez! Je les regardais de ma fenetre, ces gros porcs avec leur +casque a pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empecher de leur +jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; +alors j'ai saute a la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles +a etrangler que d'autres! Et je l'aurais termine, celui-la, si l'on ne +m'avait pas tiree par les cheveux. Il a fallu me cacher apres ca. Enfin, +quand j'ai trouve une occasion, je suis partie, et me voici." + +On la felicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses +compagnons qui ne s'etaient pas montres si cranes; et Cornudet, en +l'ecoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apotre; de +meme un pretre entend un devot louer Dieu, car les democrates a longue +barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont +celui de la religion. Il parla a son tour d'un ton doctrinaire, avec +l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour +aux murs, et il finit par un morceau d'eloquence ou il etrillait +magistralement cette "crapule de Badinguet". + +Mais Boule de Suif aussitot se facha, car elle etait bonapartiste. Elle +devenait plus rouge qu'une guigne, et, begayant d'indignation: "J'aurais +bien voulu vous voir a sa place, vous autres. Ca aurait ete du propre, +ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'a +quitter la France si l'on etait gouverne par des polissons comme vous!" +Cornudet, impassible, gardait un sourire dedaigneux et superieur, mais +on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa +et calma, non sans peine, la fille exasperee, en proclamant avec +autorite que toutes les opinions sinceres etaient respectables. +Cependant la comtesse et la manufacturiere, qui avaient dans l'ame la +haine irraisonnee des gens comme il faut pour la Republique, et cette +instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les +gouvernements a panache et despotiques, se sentaient, malgre elles, +attirees vers cette prostituee pleine de dignite, dont les sentiments +ressemblaient si fort aux leurs. + +Le panier etait vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant +qu'il ne fut pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un +peu refroidie neanmoins depuis qu'on avait fini de manger. + +La nuit tombait, l'obscurite peu a peu devint profonde, et le froid, +plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, +malgre sa graisse. Alors Mme de Breville lui proposa sa chaufferette +dont le charbon, depuis le matin, avait ete plusieurs fois renouvele, et +l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds geles. Mmes +Carre-Lamadon et Loiseau donnerent les leurs aux religieuses. + +Le cocher avait allume ses lanternes. Elles eclairaient d'une lueur vive +un nuage de buee au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des +deux cotes de la route, la neige qui semblait se derouler sous le reflet +mobile des lumieres. + +On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout a coup un +mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont +l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme a la grande barbe s'ecarter +vivement comme s'il eut recu quelque bon coup lance sans bruit. + +Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'etait Totes. +On avait marche onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos +laissees en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, +faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hotel du Commerce +on s'arreta. + +La portiere s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les +voyageurs; c'etaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. +Aussitot la voix d'un Allemand cria quelque chose. + +Bien que la diligence fut immobile, personne ne descendait, comme si +l'on se fut attendu a etre massacre a la sortie. Alors le conducteur +apparut, tenant a la main une de ses lanternes qui eclaira subitement +jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de tetes effarees, dont +les bouches etaient ouvertes et les yeux ecarquilles de surprise et +d'epouvante. + +A cote du cocher se tenait, en pleine lumiere, un officier allemand, un +grand jeune homme excessivement mince et blond, serre dans son uniforme +comme une fille en son corset, et portant sur le cote sa casquette plate +et ciree qui le faisait ressembler au chasseur d'un hotel anglais. Sa +moustache demesuree, a longs poils droits, s'amincissant indefiniment +de chaque cote et terminee par un seul fil blond, si mince qu'on n'en +apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, +tirant la joue, imprimait aux levres un pli tombant. + +Il invita en francais d'Alsacien les voyageurs a sortir, disant d'un ton +raide:--"Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?" + +Les deux bonnes soeurs obeirent les premieres avec une docilite de +saintes filles habituees a toutes les soumissions. Le comte et la +comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis +de Loiseau poussant devant lui sa grande moitie. Celui-ci, en mettant +pied a terre, dit a l'officier: "Bonjour monsieur", par un sentiment de +prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens +tout-puissants, le regarda sans repondre. + +Boule de Suif et Cornudet, bien que pres de la portiere, descendirent +les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille +tachait de se dominer et d'etre calme: le democ tourmentait d'une main +tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussatre. Ils voulaient +garder de la dignite, comprenant qu'en ces rencontres-la chacun +represente un peu son pays; et pareillement revoltes par la souplesse +de leurs compagnons, elle, tachait de se montrer plus fiere que ses +voisines, les femmes honnetes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait +l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de resistance +commencee au defoncement des routes. + +On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'etant fait +presenter l'autorisation de depart signee par le general en chef et ou +etaient mentionnes les noms, le signalement et la profession de chaque +voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux +renseignements ecrits. + +Puis il dit brusquement:--"C'est pien", et il disparut. + +Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commande. Une +demi-heure etait necessaire pour l'appreter; et, pendant que deux +servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. +Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte +vitree marquee d'un numero parlant. + +Enfin on allait se mettre a table, quand le patron de l'auberge +parut lui-meme. C'etait un ancien marchand de chevaux, un gros homme +asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des +chants de glaires dans le larynx. Son pere lui avait transmis le nom de +Follenvie. + +Il demanda: + +--Mademoiselle Elisabeth Rousset? + +Boule de Suif tressaillit, se retourna: + +--C'est moi. + +--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immediatement. + +--A moi? + +--Oui, si vous etes bien mademoiselle Elisabeth Rousset. + +Elle se troubla, reflechit une seconde, puis declara carrement: + +--C'est possible, mais je n'irai pas. + +Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause +de cet ordre. Le comte s'approcha: + +--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultes +considerables, non seulement pour vous, mais meme pour tous vos +compagnons. Il ne faut jamais resister aux gens qui sont les plus forts. +Cette demarche assurement ne peut presenter aucun danger; c'est sans +doute pour quelque formalite oubliee. + +Tout le monde se joignit a lui, on la pria, on la pressa, on la +sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les +complications qui pourraient resulter d'un coup de tete. Elle dit enfin: + +--C'est pour vous que je le fais, bien sur! + +La comtesse lui prit la main: + +--Et nous vous remercions. + +Elle sortit. On l'attendit pour se mettre a table. + +Chacun se desolait de n'avoir pas ete demande a la place de cette fille +violente et irascible, et preparait mentalement des platitudes pour le +cas ou on l'appellerait a son tour. + +Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge a +suffoquer, exasperee. Elle balbutiait: "Oh! la canaille! la canaille!" + +Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le +comte insistait, elle repondit avec une grande dignite: "Non, cela ne +vous regarde pas, je ne peux pas parler." + +Alors on s'assit autour d'une haute soupiere d'ou sortait un parfum de +choux. Malgre cette alerte, le souper fut gai. Le cidre etait bon, le +menage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par economie. Les autres +demanderent du vin; Cornudet reclama de la biere. Il avait une facon +particuliere de deboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de +le considerer en penchant le verre, qu'il elevait ensuite entre la lampe +et son oeil pour bien apprecier la couleur. Quand il buvait, sa grande +barbe, qui avait garde la nuance de son breuvage aime, semblait +tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre +de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour +laquelle il etait ne. On eut dit qu'il etablissait en son esprit un +rapprochement et comme une affinite entre les deux grandes passions qui +occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Revolution; et assurement il +ne pouvait deguster l'un sans songer a l'autre. + +M. et Mme Follenvie dinaient tout au bout de la table. L'homme, ralant +comme une locomotive crevee, avait trop de tirage dans la poitrine pour +pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle +raconta toutes ses impressions a l'arrivee des Prussiens, ce qu'ils +faisaient, ce qu'ils disaient, les execrant, d'abord, parce qu'ils lui +coutaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils a +l'armee. Elle s'adressait surtout a la comtesse, flattee de causer avec +une dame de qualite. + +Puis elle baissait la voix pour dire des choses delicates, et son mari, +de temps en temps, l'interrompait: + +--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait +aucun compte, et continuait: + +--Oui, madame, ces gens-la ca ne fait que manger des pommes de terre et +du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas +croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le +respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant +des heures et des jours; ils sont la tous dans un champ:--et marche en +avant, et marche en arriere, et tourne par-ci, et tourne par-la.--S'ils +cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans +leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ca n'est profitable a +personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre +rien qu'a massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans education, +c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le temperament a +pietiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font +tant de decouvertes pour etre utiles, faut il que d'autres se donnent +tant de mal pour etre nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination +de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien +Polonais, ou bien Francais?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a +fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine +nos garcons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on +donne des decorations a celui qui en detruit le plus?--Non, voyez-vous, +je ne comprendrai jamais ca! + +Cornudet eleva la voix: + +--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est +un devoir sacre quand on defend la patrie. + +La vieille femme baissa la tete: + +--Oui, quand on se defend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait +pas plutot tuer tous les rois qui font ca pour leur plaisir? + +L'oeil de Cornudet s'enflamma: + +--Bravo, citoyenne! dit-il. + +M. Carre-Lamadon reflechissait profondement. Bien qu'il fut fanatique +des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait +songer a l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras +inoccupes et par consequent ruineux, tant de forces qu'on entretient +improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il +faudra des siecles pour achever. + +Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. +Le gros homme riait, toussait, crachait; son enorme ventre sautillait de +joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes +de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis. + +Le souper a peine acheve, comme on etait brise de fatigue, on se coucha. + +Cependant Loiseau, qui avait observe les choses, fit mettre au lit son +epouse, puis colla tantot son oreille et tantot son oeil au trou de la +serrure, pour tacher de decouvrir ce qu'il appelait: "les mysteres du +corridor". Au bout d'une heure environ, il entendit un frolement, +regarda bien vite, et apercut Boule de Suif qui paraissait plus replete +encore sous un peignoir de cachemire bleu, brode de dentelles blanches. +Elle tenait un bougeoir a la main et se dirigeait vers le gros numero +tout au fond du couloir. Mais une porte, a cote, s'entr'ouvrit, et, +quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, +la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arreterent. Boule de Suif +semblait defendre l'entree de sa chambre avec energie. Loiseau, +malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, a la fin, comme ils +elevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait +avec vivacite. Il disait: + +--Voyons, vous etes bete, qu'est-ce que ca vous fait? + +Elle avait l'air indigne et repondit: + +--Non, mon cher, il y a des moments ou ces choses-la ne se font pas; et +puis, ici, ce serait une honte. + +Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle +s'emporta, elevant encore le ton: + +--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens +dans la maison, dans la chambre a cote, peut-etre? + +Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point +caresser pres de l'ennemi, dut reveiller en son coeur sa dignite +defaillante, car, apres l'avoir seulement embrassee, il regagna sa porte +a pas de loup. + +Loiseau, tres allume, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa +chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure +carcasse de sa compagne qu'il reveilla d'un baiser en murmurant: +"M'aimes-tu, cherie?" + +Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientot s'eleva quelque +part, dans une direction indeterminee qui pouvait etre la cave aussi +bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, regulier, un +bruit sourd et prolonge, avec des tremblements de chaudiere sous +pression. M. Follenvie dormait. + +Comme on avait decide qu'on partirait a huit heures le lendemain, tout +le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bache avait +un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans +chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les +ecuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se +resolurent a battre le pays et ils sortirent. Ils se trouverent sur la +place, avec l'eglise au fond, et, des deux cotes, des maisons basses +ou l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent +epluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique +du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui +pleurait et le bercait sur ses genoux pour tacher de l'apaiser; et les +grosses paysannes dont les hommes etaient a "l'armee de la guerre", +indiquaient par signes a leurs vainqueurs obeissants le travail qu'il +fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le cafe; +un d'eux meme lavait le linge de son hotesse, une aieule tout impotente. + +Le comte, etonne, interrogea le bedeau qui sortait du presbytere. Le +vieux rat d'eglise lui repondit: "Oh! ceux-la ne sont pas mechants; +c'est pas des Prussiens a ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne +sais pas bien d'ou; et ils ont tous laisse une femme et des enfants au +pays; ca ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sur qu'on pleure +bien aussi la-bas apres les hommes; et ca fournira une fameuse misere +chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour +le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme +s'ils etaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres +gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre." + +Cornudet, indigne de l'entente cordiale etablie entre les vainqueurs et +les vaincus, se retira, preferant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut +un mot pour rire: "Ils repeuplent." M. Carre-Lamadon eut un mot grave: +"Ils reparent." Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le +decouvrit dans le cafe du village, attable fraternellement avec +l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella: + +--Ne vous avait-on pas donne l'ordre d'atteler pour huit heures? + +--Ah! bien oui, mais on m'en a donne un autre depuis. + +--Lequel? + +--De ne pas atteler du tout. + +--Qui vous a donne cet ordre? + +--Ma foi! le commandant prussien. + +--Pourquoi? + +--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me defend d'atteler, moi je +n'attelle pas.--Voila. + +--C'est lui-meme qui vous a dit cela? + +--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donne l'ordre de sa part. + +--Quand ca? + +--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrerent fort +inquiets. + +On demanda M. Follenvie, mais la servante repondit que Monsieur, a cause +de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait meme +formellement defendu de le reveiller plus tot, excepte en cas +d'incendie. + +On voulut voir l'officier, mais cela etait impossible absolument, bien +qu'il logeat dans l'auberge, M. Follenvie seul etait autorise a lui +parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes +remonterent dans leurs chambres, et des futilites les occuperent. + +Cornudet s'installa sous la haute cheminee de la cuisine ou flambait un +grand feu. Il se fit apporter la une des petites tables du cafe, une +canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les democrates d'une +consideration presque egale a la sienne, comme si elle avait servi +la patrie en servant a Cornudet. C'etait une superbe pipe en ecume +admirablement culottee, aussi noire que les dents de son maitre, mais +parfumee, recourbee, luisante, familiere a sa main, et completant sa +physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantot fixes sur la flamme +du foyer, tantot sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois +qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres +dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangee +d'ecume. + +Loiseau, sous pretexte de se degourdir les jambes, alla placer du vin +aux debitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent a causer +politique. Ils prevoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux +d'Orleans, l'autre a un sauveur inconnu, un heros qui se revelerait +quand tout serait desespere: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-etre? +ou un autre Napoleon Ier? Ah! si le prince imperial n'etait pas si +jeune! Cornudet, les ecoutant, souriait en homme qui sait le mot des +destinees. Sa pipe embaumait la cuisine. + +Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien +vite; mais il ne put que repeter deux ou trois fois, sans une variante, +ces paroles: L'officier m'a dit comme ca: "Monsieur Follenvie, vous +defendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux +pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ca suffit." + +Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte ou M. +Carre-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit +repondre qu'il admettrait ces deux hommes a lui parler quand il aurait +dejeune, c'est-a-dire vers une heure. + +Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgre l'inquietude. +Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublee. + +On achevait le cafe quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs. + +Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entrainer +Cornudet pour donner plus de solennite a leur demarche, il declara +fierement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les +Allemands; et il se remit dans sa cheminee, demandant une autre canette. +Les trois hommes monterent et furent introduits dans la plus belle +chambre de l'auberge ou l'officier les recut, etendu dans un fauteuil, +les pieds sur la cheminee, fumant une longue pipe de porcelaine, et +enveloppe par une robe de chambre flamboyante, derobee sans doute dans +la demeure abandonnee de quelques bourgeois de mauvais gout. Il ne +se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il presentait +un magnifique echantillon de la goujaterie naturelle au militaire +victorieux. + +Au bout de quelques instants il dit enfin: + +--Qu'est-ce que fous foulez? + +Le comte prit la parole: + +--Nous desirons partir, Monsieur. + +--Non. + +--Oserai-je vous demander la cause de ce refus? + +--Parce que che ne feux pas. + +--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre general +en chef nous a delivre une permission de depart pour gagner Dieppe; et +je ne pense pas que nous ayons rien fait pour meriter vos rigueurs. + +--Che ne feux pas ... foila tout ... Fous poufez tescentre. + +S'etant inclines tous les trois, ils se retirerent. + +L'apres-midi fut lamentable. On ne comprenait rien a ce caprice +d'Allemand; et les idees les plus singulieres troublaient les tetes. +Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, +imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-etre les garder +comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou, +plutot, leur demander une rancon considerable? A cette pensee, une +panique les affola. Les plus riches etaient les plus epouvantes, se +voyant deja contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs +pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient +la cervelle pour decouvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs +richesses, se faire passer pour pauvres, tres pauvres. Loiseau enleva sa +chaine de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta +les apprehensions. La lampe fut allumee, et comme on avait encore deux +heures avant le diner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. +Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-meme, ayant eteint +sa pipe par politesse, y prit part. + +Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un +d'emblee; et bientot l'interet de la partie apaisa la crainte qui +hantait les esprits. Mais Cornudet s'apercut que le menage Loiseau +s'entendait pour tricher. + +Comme on allait se mettre a table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix +graillonnante, il prononca: "L'officier prussien fait demander a Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore change d'avis." + +Boule de Suif resta debout, toute pale; puis, devenant subitement +cramoisie, elle eut un tel etouffement de colere qu'elle ne pouvait +plus parler. Enfin elle eclata: "Vous lui direz a cette crapule, a ce +saligaud, a cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous +entendez bien, jamais, jamais, jamais." + +Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entouree, interrogee, +sollicitee par tout le monde de devoiler le mystere de sa visite. Elle +resista d'abord; mais l'exasperation domina bientot: "Ce qu'il veut?... +ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!" cria-t-elle. Personne ne se +choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en +la reposant violemment sur la table. C'etait une clameur de reprobation +contre ce soudard ignoble, un souffle de colere, une union de tous +pour la resistance, comme si l'on eut demande a chacun une partie du +sacrifice exige d'elle. Le comte declara avec degout que ces gens-la +se conduisaient a la facon des anciens barbares. Les femmes surtout +temoignerent a Boule de Suif une commiseration energique et caressante. +Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baisse la +tete et ne disaient rien. + +On dina neanmoins lorsque la premiere fureur fut apaisee; mais on parla +peu: on songeait. + +Les dames se retirerent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant, +organiserent un ecarte auquel fut convie M. Follenvie qu'on avait +l'intention d'interroger habilement sur les moyens a employer pour +vaincre la resistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'a ses +cartes, sans rien ecouter, sans rien repondre; et il repetait sans +cesse: "Au jeu, messieurs, au jeu." Son attention etait si tendue qu'il +en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue +dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de +l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements +aigus des jeunes coqs essayant de chanter. + +Il refusa meme de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint +le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle etait "du matin", +toujours levee avec le soleil, tandis que son homme etait "du soir", +toujours pret a passer la nuit avec des amis. Il lui cria: "Tu placeras +mon lait de poule devant le feu," et se remit a sa partie. Quand on vit +bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on declara qu'il etait temps de s'en +aller, et chacun gagna son lit. + +On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir +indetermine, un desir plus grand de s'en aller, une terreur du jour a +passer dans cette horrible petite auberge. + +Helas! les chevaux restaient a l'ecurie, le cocher demeurait invisible. +On alla, par desoeuvrement, tourner autour de la voiture. + +Le dejeuner fut bien triste; et il s'etait produit comme un +refroidissement vis-a-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte +conseil, avait un peu modifie les jugements. On en voulait presque a +cette fille, maintenant, de n'avoir pas ete trouver secretement +le Prussien, afin de menager, au reveil, une bonne surprise a ses +compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eut su, d'ailleurs? Elle aurait +pu sauver les apparences en faisant dire a l'officier qu'elle prenait en +pitie leur detresse. Pour elle, ca avait si peu d'importance! + +Mais personne n'avouait encore ces pensees. + +Dans l'apres-midi, comme on s'ennuyait a perir, le comte proposa de +faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec +soin et la petite societe partit, a l'exception de Cornudet, qui +preferait rester pres du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs +journees dans l'eglise ou chez le cure. + +Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et +les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas etait +une souffrance; et lorsque la campagne se decouvrit, elle leur apparut +si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitee que tout le +monde aussitot retourna, l'ame glacee et le coeur serre. + +Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu +derriere. + +Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout a coup si cette +"garce-la" allait les faire rester longtemps encore dans un pareil +endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une +femme un sacrifice aussi penible, et qu'il devait venir d'elle-meme. M. +Carre-Lamadon remarqua que si les Francais faisaient, comme il en etait +question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir +lieu qu'a Totes. Cette reflexion rendit les deux autres soucieux.--"Si +l'on se sauvait a pied,"--dit Loiseau. Le comte haussa les epaules:-- +"Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous +serions tout de suite poursuivis, rattrapes en dix minutes, et ramenes +prisonniers a la merci des soldats."--C'etait vrai; on se tut. + +Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les +desunir. + +Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui +fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guepe en uniforme, +et marchait, les genoux ecartes, de ce mouvement particulier +aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes +soigneusement cirees. + +Il s'inclina en passant pres des dames, et regarda dedaigneusement les +hommes qui eurent, du reste, la dignite de ne point se decouvrir, bien +que Loiseau ebauchat un geste pour retirer sa coiffure. + +Boule de Suif etait devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois +femmes mariees ressentaient une grande humiliation d'etre ainsi +rencontrees par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait +si cavalierement traitee. + +Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carre-Lamadon, +qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, +trouvait celui-la pas mal du tout; elle regrettait meme qu'il ne fut pas +Francais, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes +assurement raffoleraient. + +Une fois rentres, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent +meme echangees a propos de choses insignifiantes. Le diner, silencieux, +dura peu, et chacun monta se coucher, esperant dormir pour tuer le +temps. + +On descendit le lendemain avec des visages fatigues et des coeurs +exasperes. Les femmes parlaient a peine a Boule de Suif. + +Une cloche tinta. C'etait pour un bapteme. La grosse fille avait un +enfant eleve chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois +l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensee de celui qu'on allait +baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le +sien, et elle voulut absolument assister a la ceremonie. + +Aussitot qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha +les chaises, car on sentait bien qu'a la fin il fallait decider quelque +chose. Loiseau eut une inspiration: il etait d'avis de proposer a +l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir +les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il +redescendit presque aussitot. L'Allemand, qui connaissait la nature +humaine, l'avait mis a la porte. Il pretendait retenir tout le monde +tant que son desir ne serait pas satisfait. + +Alors le temperament populacier de Mme Loiseau eclata:--"Nous n'allons +pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son metier, a cette +gueuse, de faire ca avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le +droit de refuser l'un plutot que l'autre. Je vous demande un peu, ca a +pris tout ce qu'elle a trouve dans Rouen, meme des cochers! oui, madame, +le cocher de la prefecture! Je le sais bien, moi, il achete son vin a la +maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait +la mijauree, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit tres +bien, cet officier. Il est peut-etre prive depuis longtemps; et nous +etions la trois qu'il aurait sans doute preferees. Mais non, il se +contente de celle a tout le monde. Il respecte les femmes mariees. +Songez donc, il est le maitre. Il n'avait qu'a dire: "Je veux", et il +pouvait nous prendre de force avec ses soldats." + +Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme +Carre-Lamadon brillaient, et elle etait un peu pale, comme si elle se +sentait deja prise de force par l'officier. + +Les hommes, qui discutaient a l'ecart, se rapprocherent. Loiseau, +furibond, voulait livrer "cette miserable" pieds et poings lies, a +l'ennemi. Mais le comte, issu de trois generations d'ambassadeurs, et +doue d'un physique de diplomate, etait partisan de l'habilete: "Il +faudrait la decider",--dit-il. + +Alors on conspira. + +Les femmes se serrerent, le ton de la voix fut baisse, et la discussion +devint generale, chacun donnant son avis. C'etait fort convenable du +reste. Ces dames surtout trouvaient des delicatesses de tournures, +des subtilites d'expression charmantes, pour dire les choses les plus +scabreuses. Un etranger n'aurait rien compris, tant les precautions du +langage etaient observees. Mais la legere tranche de pudeur dont +est bardee toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles +s'epanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement +au fond, se sentant dans leur element, tripotant de l'amour avec la +sensualite d'un cuisinier gourmand qui prepare le souper d'un autre. + +La gaiete revenait d'elle-meme, tant l'histoire leur semblait drole a +la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquees, mais si bien +dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lacha quelques +grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensee +brutalement exprimee par sa femme dominait tous les esprits: "Puisque +c'est son metier a cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-la plus +qu'un autre?" La gentille Mme Carre-Lamadon semblait meme penser qu'a sa +place elle refuserait celui-la moins qu'un autre. + +On prepara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. +Chacun convint du role qu'il jouerait, des arguments dont il +s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait executer. On regla le plan +des attaques, les ruses a employer, et les surprises de l'assaut, pour +forcer cette citadelle vivante a recevoir l'ennemi dans la place. + +Cornudet cependant restait a l'ecart, completement etranger a cette +affaire. + +Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point +rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un leger: "Chut!" qui +fit relever tous les yeux. Elle etait la. On se tut brusquement et +un certain embarras empecha d'abord de lui parler. La comtesse, plus +assouplie que les autres aux duplicites des salons, l'interrogea: +"Etait-ce amusant, ce bapteme?" + +La grosse fille, encore emue, raconta tout, et les figures, et les +attitudes, et l'aspect meme de l'eglise. Elle ajouta: "C'est si bon de +prier quelquefois." + +Cependant, jusqu'au dejeuner, ces dames se contenterent d'etre aimables +avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilite a leurs conseils. + +Aussitot a table, on commenca les approches. Ce fut d'abord une +conversation vague sur le devouement. On cita des exemples anciens: +Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrece avec Sextus, +Cleopatre faisant passer par sa couche tous les generaux ennemis, et +les reduisant a des servilites d'esclave. Alors se deroula une histoire +fantaisiste, eclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, +ou les citoyennes de Rome allaient endormir a Capoue Annibal entre leurs +bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. +On cita toutes les femmes qui ont arrete des conquerants, fait de leur +corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont +vaincu par leurs caresses heroiques des etres hideux ou detestes, et +sacrifie leur chastete a la vengeance et au devouement. + +On parla meme en termes voiles de cette Anglaise de grande famille qui +s'etait laisse inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la +transmettre a Bonaparte sauve miraculeusement, par une faiblesse subite, +a l'heure du rendez-vous fatal. + +Et tout cela s'etait raconte d'une facon convenable et moderee, ou +parfois eclatait un enthousiasme voulu propre a exciter l'emulation. + +On aurait pu croire, a la fin, que le seul role de la femme, ici-bas, +etait un perpetuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux +caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point +entendre, perdues en des pensees profondes, Boule de Suif ne disait +rien. + +Pendant tout l'apres-midi, on la laissa reflechir. Mais, au lieu +de l'appeler "madame" comme on avait fait jusque-la, on lui disait +simplement "mademoiselle", sans que personne sut bien pourquoi, comme +si l'on avait voulu la faire descendre d'un degre dans l'estime qu'elle +avait escaladee, lui faire sentir sa situation honteuse. + +Au moment ou l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, repetant sa +phrase de la veille: "L'officier prussien fait demander a Mlle Elisabeth +Rousset si elle n'a point encore change d'avis." + +Boule de Suif repondit sechement: "Non, monsieur." Mais au diner la +coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se +battait les flancs pour decouvrir des exemples nouveaux et ne trouvait +rien, quand la comtesse, sans premeditation peut-etre, eprouvant un +vague besoin de rendre hommage a la Religion, interrogea la plus agee +des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, +beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes a nos yeux; +mais l'Eglise absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis +pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'etait un argument +puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes +tacites, de ces complaisances voilees, ou excelle quiconque porte un +habit ecclesiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence +heureuse, d'une secourable betise, la vieille religieuse apporta a la +conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra +hardie, verbeuse, violente. Celle-la n'etait pas troublee par les +tatonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer; +sa foi n'hesitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules. + +Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait +immediatement tue pere et mere sur un ordre venu d'En Haut; et rien, +a son avis, ne pouvait deplaire au Seigneur quand l'intention etait +louable. La comtesse, mettant a profit l'autorite sacree de sa complice +inattendue, lui fit faire comme une paraphrase edifiante de cet axiome +de morale: "La fin justifie les moyens." + +Elle l'interrogeait. + +--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et +pardonne le fait quand le motif est pur? + +--Qui pourrait en douter, madame? Une action blamable en soi devient +souvent meritoire par la pensee qui l'inspire. + +Et elles continuaient ainsi, demelant les volontes de Dieu, prevoyant +ses decisions, le faisant s'interesser a des choses qui, vraiment, ne le +regardaient guere. + +Tout cela etait enveloppe, habile, discret. Mais chaque parole de la +sainte fille en cornette faisait breche dans la resistance indignee de +la courtisane. Puis, la conversation se detournant un peu, la femme aux +chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa superieure, +d'elle-meme, et de sa mignonne voisine, la chere soeur Saint-Nicephore. +On les avait demandees au Havre pour soigner dans les hopitaux des +centaines de soldats atteints de la petite verole. Elle les depeignit, +ces miserables, detailla leur maladie. Et tandis qu'elles etaient +arretees en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de +Francais pouvaient mourir qu'elles auraient sauves peut-etre! C'etait sa +specialite, a elle, de soigner les militaires; elle avait ete en Crimee, +en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se revela tout +a coup une de ces religieuses a tambours et a trompettes qui semblent +faites pour suivre les camps, ramasser des blesses dans des remous des +batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards +indisciplines; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure +ravagee, crevee de trous sans nombre, paraissait une image des +devastations de la guerre. + +Personne ne dit rien apres elle, tant l'effet semblait excellent. + +Aussitot le repas termine, on remonta bien vite dans les chambres pour +ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinee. + +Le dejeuner fut tranquille. On donnait a la graine semee la veille le +temps de germer et de pousser ses fruits. + +La comtesse proposa de faire une promenade dans l'apres-midi; alors le +comte, comme il etait convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura +derriere les autres, avec elle. + +Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dedaigneux, que les +hommes poses emploient avec les filles, l'appelant: "ma chere enfant", +la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilite +indiscutee. Il penetra tout de suite au vif de la question: + +--Donc, vous preferez nous laisser ici, exposes comme vous-meme a toutes +les violences qui suivraient un echec des troupes prussiennes, plutot +que de consentir a une de ces complaisances que vous avez eues si +souvent en votre vie? + +Boule de Suif ne repondit rien. + +Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il +sut rester "monsieur le comte", tout en se montrant galant quand il le +fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle +leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant +gaiement: "Et tu sais, ma chere, il pourrait se vanter d'avoir goute +d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays." + +Boule de Suif ne repondit pas et rejoignit la societe. Aussitot rentree, +elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquietude etait extreme. +Qu'allait-elle faire? Si elle resistait, quel embarras! + +L'heure du diner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant +alors, annonca que Mlle Rousset se sentait indisposee, et qu'on pouvait +se mettre a table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha +de l'aubergiste, et, tout bas: "Ca y est?--Oui." Par convenance, il ne +dit rien a ses compagnons, mais il leur fit seulement un leger signe de +la tete. Aussitot un grand soupir de soulagement sortit de toutes +les poitrines, une allegresse parut sur les visages. Loiseau cria: +"Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans +l'etablissement"; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron +revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun etait devenu subitement +communicatif et bruyant; une joie egrillarde emplissait les coeurs. +Le comte parut s'apercevoir que Mme Carre-Lamadon etait charmante, le +manufacturier fit des compliments a la comtesse. La conversation fut +vive, enjouee, pleine de traits. + +Tout a coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla: +"Silence!" Tout le monde se tut, surpris, presque effraye deja. Alors il +tendit l'oreille en faisant "Chut!" des deux mains, leva les yeux +vers le plafond, ecouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: +"Rassurez-vous, tout va bien." + +On hesitait a comprendre, mais bientot un sourire passa. + +Au bout d'un quart d'heure il recommenca la meme farce, la renouvela +souvent dans la soiree; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un a +l'etage au-dessus, en lui donnant des conseils a double sens puises dans +son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour +soupirer: "Pauvre fille;" ou bien il murmurait entre ses dents d'un air +rageur: "Gueux de Prussien, va!" Quelquefois, au moment ou l'on n'y +songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:"Assez! +assez!" et ajoutait, comme se parlant a lui-meme: "Pourvu que nous la +revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le miserable!" + +Bien que ces plaisanteries fussent d'un gout deplorable, elles amusaient +et ne blessaient personne, car l'indignation depend des milieux comme le +reste, et l'atmosphere qui s'etait peu a peu creee autour d'eux etait +chargee de pensees grivoises. + +Au dessert, les femmes elles-memes firent des allusions spirituelles et +discretes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui +conservait, meme en ses ecarts, sa grande apparence de gravite, trouva +une comparaison fort goutee sur la fin des hivernages au pole et la joie +des naufrages qui voient s'ouvrir une route vers le sud. + +Loiseau, lance, se leva, un verre de Champagne a la main: "Je bois a +notre delivrance!" Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux +bonnes soeurs, elles-memes, sollicitees par ces dames, consentirent a +tremper leurs levres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais +goute. Elles declarerent que cela ressemblait a la limonade gazeuse, +mais que c'etait plus fin cependant. + +Loiseau resuma la situation. + +--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer +un quadrille. + +Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait meme +plonge dans des pensees tres graves, et tirait parfois, d'un geste +furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, +vers minuit, comme on allait se separer, Loiseau, qui titubait, lui +tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: "Vous n'etes pas +farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?" Mais Cornudet releva +brusquement la tete, et, parcourant la societe d'un regard luisant et +terrible: "Je vous dis a tous que vous venez de faire une infamie!" +Il se leva, gagna la porte, repeta encore une fois: "Une infamie!" et +disparut. + +Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloque, restait bete; mais il +reprit son aplomb, puis, tout a coup, se tordit en repetant: "Ils sont +trop verts, mon vieux, ils sont trop verts." Comme on ne comprenait pas, +il raconta les "mysteres du corridor". Alors il y eut une reprise de +gaiete formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et +M. Carre-Lamadon pleuraient a force de rire. Ils ne pouvaient croire. + +--Comment! vous etes sur? Il voulait.... + +--Je vous dis que je l'ai vu. + +--Et, elle a refuse.... + +--Parce que le Prussien etait dans la chambre a cote. + +--Pas possible? + +--Je vous le jure. + +Le comte etouffait. L'industriel se comprimait le ventre a deux mains. +Loiseau continuait: + +--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drole, mais pas du +tout. + +Et tous les trois repartaient, malades, essouffles. + +On se separa la-dessus. Mais Mme Loiseau, qui etait de la nature des +orties, fit remarquer a son mari, au moment ou ils se couchaient, que +"cette chipie" de petite Carre-Lamadon avait ri jaune toute la soiree: +"Tu sais, les femmes, quand ca en tient pour l'uniforme, qu'il soit +Francais ou bien Prussien, ca leur est, ma foi, bien egal. Si ce n'est +pas une pitie, Seigneur Dieu!" + +Et toute la nuit, dans l'obscurite du corridor coururent comme des +fremissements, des bruits legers, a peine sensibles, pareils a des +souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. +Et l'on ne dormit que tres tard, assurement, car des filets de lumiere +glisserent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-la; +il trouble, dit-on, le sommeil. + +Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige eblouissante. La +diligence, attelee enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armee +de pigeons blancs, rengorges dans leurs plumes epaisses, avec un oeil +rose, tache, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre +les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin +fumant qu'ils eparpillaient. + +Le cocher, enveloppe dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le +siege, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des +provisions pour le reste du voyage. + +On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut. + +Elle semblait un peu troublee, honteuse; et elle s'avanca timidement +vers ses compagnons, qui, tous, d'un meme mouvement, se detournerent +comme s'ils ne l'avaient pas apercue. Le comte prit avec dignite le bras +de sa femme et l'eloigna de ce contact impur. + +La grosse fille s'arreta, stupefaite; alors, ramassant tout son courage, +elle aborda la femme du manufacturier d'un "bonjour, madame" humblement +murmure. L'autre fit de la tete seule un petit salut impertinent qu'elle +accompagna d'un regard de vertu outragee. Tout le monde semblait +affaire, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eut apporte une +infection dans ses jupes. Puis on se precipita vers la voiture ou elle +arriva seule, la derniere, et reprit en silence la place qu'elle avait +occupee pendant la premiere partie de la route. + +On semblait ne pas la voir, ne pas la connaitre; mais Mme Loiseau, +la considerant de loin avec indignation, dit a mi-voix a son mari: +"Heureusement que je ne suis pas a cote d'elle." + +La lourde voiture s'ebranla, et le voyage recommenca. On ne parla point +d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en +meme temps indignee contre tous ses voisins, et humiliee d'avoir cede, +souillee par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait +hypocritement jetee. + +Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carre-Lamadon, rompit bientot ce +penible silence. + +--Vous connaissez, je crois, Mme d'Etrelles? + +--Oui, c'est une de mes amies. + +--Quelle charmante femme! + +--Ravissante! Une vraie nature d'elite, fort instruite d'ailleurs, et +artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante a ravir et dessine dans la +perfection. + +Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des +vitres un mot parfois jaillissait: "Coupon--echeance--prime--a terme." + +Loiseau, qui avait chipe le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraisse +par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyees, attaqua un +besigue avec sa femme. + +Les bonnes soeurs prirent a leur ceinture le long rosaire qui pendait, +firent ensemble le signe de la croix, et tout a coup leurs levres se +mirent a remuer vivement, se hatant de plus en plus, precipitant leur +vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en +temps elle baisaient une medaille, se signaient de nouveau, puis +recommencaient leur marmottement rapide et continu. + +Cornudet songeait, immobile. + +Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: "Il fait +faim", dit-il. + +Alors sa femme atteignit un paquet ficele d'ou elle fit sortir un +morceau de veau froid. Elle le decoupa proprement par tranches minces et +fermes, et tous deux se mirent a manger. + +--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle +deballa les provisions preparees pour les deux menages. C'etait, dans un +de ces vases allonges dont le couvercle porte un lievre en faience, +pour indiquer qu'un lievre en pate git au-dessous, une charcuterie +succulente, ou de blanches rivieres de lard traversaient la chair brune +du gibier, melee a d'autres viandes hachees fin. Un beau carre de +gruyere, apporte dans un journal, gardait imprime: "faits divers" sur sa +pate onctueuse. + +Les deux bonnes soeurs developperent un rond de saucisson qui sentait +l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en meme temps dans les +vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et +de l'autre le crouton d'un pain. Il detacha la coque, la jeta sous ses +pieds dans la paille et se mit a mordre a meme les oeufs, faisant tomber +sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, la +dedans, des etoiles. + +Boule de Suif, dans la hate et l'effarement de son lever, n'avait pu +songer a rien; et elle regardait, exasperee, suffoquant de rage, tous +ces gens qui mangeaient placidement. Une colere tumultueuse la crispa +d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot +d'injures qui lui montait aux levres; mais elle ne pouvait pas parler +tant l'exasperation l'etranglait. + +Personne ne la regardait, ne songeait a elle. Elle se sentait noyee +dans le mepris de ces gredins honnetes qui l'avaient sacrifiee d'abord, +rejetee ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea +a son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulument +devorees, a ses deux poulets luisants de gelee, a ses pates, a ses +poires, a ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant +soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prete a +pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots +comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de +ses paupieres, et bientot deux grosses larmes, se detachant des yeux, +roulerent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides, +coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant +regulierement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait +droite, le regard fixe, la face rigide et pale, esperant qu'on ne la +verrait pas. + +Mais la comtesse s'en apercut et prevint son mari d'un signe. Il haussa +les epaules comme pour dire: "Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute." +Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: "Elle pleure sa +honte." + +Les deux bonnes soeurs s'etaient remises a prier, apres avoir roule dans +un papier le reste de leur saucisson. + +Alors Cornudet, qui digerait ses oeufs, etendit ses longues jambes sous +la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un +homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit a siffloter la +_Marseillaise_. + +Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurement, ne +plaisait point a ses voisins. Ils devinrent nerveux, agaces, et avaient +l'air prets a hurler comme des chiens qui entendent un orgue de +barbarie. Il s'en apercut, ne s'arreta plus. Parfois meme il fredonnait +les paroles: + + Amour sacre de la patrie, + Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, + Liberte, liberte cherie, + Combats avec tes defenseurs! + +On fuyait plus vite, la neige etant plus dure; et jusqu'a Dieppe, +pendant les longues heures mornes du voyage, a travers les cahots du +chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurite profonde de la +voiture, il continua, avec une obstination feroce, son sifflement +vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exasperes a suivre +le chant d'un bout a l'autre, a se rappeler chaque parole qu'ils +appliquaient sur chaque mesure. + +Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle +n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les tenebres. + + + + +L'Epave + + +C'etait hier, 31 decembre. + +Je venais de dejeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique +lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres etrangers. + +Georges me dit: + +--Tu permets? + +--Certainement. + +Et il se mit a lire huit pages d'une grande ecriture anglaise, croisee +dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention +serieuse, avec cet interet qu'on met aux choses qui vous touchent le +coeur. + +Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminee, et il dit: + +"Tiens, en voila une drole d'histoire que je ne t'ai jamais racontee, +une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivee! Oh! ce fut un +singulier jour de l'an, cette annee-la. Il y a de cela vingt ans ... +puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... + +"J'etais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige +aujourd'hui. Je me disposais a passer a Paris la fete du 1er janvier, +puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fete, quand je +recus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immediatement +pour l'ile de Re, ou venait de s'echouer un trois-mats de Saint-Nazaire, +assure par nous. Il etait alors huit heures du matin. J'arrivai a la +Compagnie, a dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir +meme, je prenais l'express, qui me deposait a La Rochelle le lendemain +31 decembre. + +"J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Re, le +_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre +et de grand caractere que La Rochelle, avec ses rues melees comme un +labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des +galeries a arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces +galeries et ces arcades ecrasees, mysterieuses, qui semblent construites +et demeurees comme un decor de conspirateurs, le decor antique et +saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion heroiques et +sauvages. C'est bien la vieille cite huguenote, grave, discrete, sans +art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si +magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie severe, un peu +sournoise aussi, une cite de batailleurs obstines, ou doivent eclore les +fanatismes, la ville ou s'exalta la foi des calvinistes et ou naquit le +complot des quatre sergents. + +"Quand j'eus erre quelque temps par ces rues singulieres, je montai sur +un petit bateau a vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire a l'ile +de Re. Il partit en soufflant, d'un air colere, passa entre les deux +tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue +construite par Richelieu, et dont on voit a fleur d'eau les pierres +enormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua +vers la droite. + +"C'etait un de ces jours tristes qui oppressent, ecrasent la pensee, +compriment le coeur, eteignent en nous toute force et toute energie; un +jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, +froide comme de la gelee, infecte a respirer comme une buee d'egout. + +"Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu +profonde et sablonneuse de ces plages illimitees, restait sans une ride, +sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau +stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par +habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derriere +quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient +bientot. + +"Je me mis a causer avec le capitaine, un petit homme presque sans +pattes, tout rond comme son bateau et balance comme lui. Je voulais +quelques details sur le sinistre que j'allais constater. Un grand +trois-mats carre de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait echoue, par +une nuit d'ouragan, sur les sables de l'ile de Re. + +"La tempete avait jete si loin ce batiment, ecrivait l'armateur, qu'il +avait ete impossible de le renflouer et qu'on avait du enlever au plus +vite tout ce qui pouvait en etre detache. Il me fallait donc constater +la situation de l'epave, apprecier quel devait etre son etat avant le +naufrage, juger si tous les efforts avaient ete tentes pour le remettre +a flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour temoigner ensuite +contradictoirement, si besoin etait, dans le proces. + +"Au recu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il +jugerait necessaires pour sauvegarder nos interets. + +"Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant +ete appele a prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. + +"Il me raconta le sinistre, tres simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_ +pousse par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au +hasard sur une mer d'ecume,--"une mer de soupe au lait", disait le +capitaine,--etait venu s'echouer sur ces immenses bancs de sable qui +changent les cotes de cette region en Saharas illimites, aux heures de +la maree basse. + +"Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre +l'ocean et le ciel pesant restait un espace libre ou l'oeil voyait au +loin. Nous suivions une terre. Je demandai: + +"--C'est l'ile de Re? + +"--Oui, monsieur. + +"Et tout a coup le capitaine, etendant la main droite devant nous, me +montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: + +"--Tenez, voila votre navire! + +"--Le _Marie-Joseph_?... + +"--Mais, oui. + +"--J'etais stupefait. Ce point noir, a peu pres invisible, que j'aurais +pris pour un ecueil, me paraissait place a trois kilometres au moins des +cotes. + +"Je repris: + +"--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau a l'endroit que +vous me designez? + +"Il se mit a rire. + +"--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... + +"C'etait un Bordelais. Il continua: + +"--Nous sommes maree haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en +par la plage, mains dans vos poches, apres le dejeuner de l'hotel du +_Dauphin_, et je vous promets qu'a deux heures cinquante ou trois heures +au plusse vous toucherez l'epave, pied sec, mon ami, et vous aurez une +heure quarante-cinq a deux heures pour rester dessus, pas plusse, par +exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle +revient vite. C'est plat comme une punaise, cette cote! Remettez-vous +en route a quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez a sept +heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous depose ce soir meme sur +le quai de La Rochelle. + +"Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir a l'avant du vapeur, +pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions +rapidement. + +"Elle ressemblait a tous les ports en miniature qui servent de capitales +a toutes les maigres iles semees le long des continents. C'etait un gros +village de pecheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de +poisson et de volailles, de legumes et de coquilles, de radis et de +moules. L'ile est fort basse, peu cultivee, et semble cependant tres +peuplee; mais je ne penetrai pas dans l'interieur. + +"Apres avoir dejeune, je franchis un petit promontoire; puis, comme la +mer baissait rapidement, je m'en allai, a travers les sables, vers une +sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, la-bas, la-bas. + +"J'allais vite sur cette plaine jaune, elastique comme de la chair, +et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout a l'heure, etait la; +maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant a perte de vue, et je ne +distinguais plus la ligne qui separait le sable de l'Ocean. Je croyais +assister a une feerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique etait +devant moi tout a l'heure, puis il avait disparu dans la greve, comme +font les decors dans les trappes, et je marchais a present au milieu +d'un desert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salee demeuraient +en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et +bonne odeur des cotes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je +regardais l'epave echouee, qui grandissait a mesure que j'avancais et +ressemblait a present a une enorme baleine naufragee. + +"Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense etendue plate +et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, apres une +heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevee, brisee, montrant, +comme les cotes d'une bete, ses os rompus, ses os de bois goudronne, +perces de clous enormes. Le sable deja l'avait envahie, entre par toutes +les fentes, et il la tenait, la possedait, ne la lachait plus. Elle +paraissait avoir pris racine en lui. L'avant etait entre profondement +dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arriere, releve, +semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel desespere, ces deux +mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. + +"J'escaladai ce cadavre de navire par le cote le plus bas; puis, parvenu +sur le pont, je penetrai dans l'interieur. Le jour, entre par les +trappes defoncees et par les fissures des flancs, eclairait tristement +ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries demolies. +Il n'y avait plus rien la-dedans que du sable qui servait de sol a ce +souterrain de planches. + +"Je me mis a prendre des notes sur l'etat du batiment. Je m'etais assis +sur un baril vide et brise, et j'ecrivais a la lueur d'une large fente +par ou je pouvais apercevoir l'etendue illimitee de la greve. Un +singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de +moment en moment; et je cessais d'ecrire parfois pour ecouter le bruit +vague et mysterieux de l'epave: bruit des crabes grattant les bordages +de leurs griffes crochues, bruit de mille betes toutes petites de la +mer, installees deja sur ce mort, et aussi le bruit doux et regulier du +taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les +vieilles charpentes, qu'il creuse et devore. + +"Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout pres de moi. Je fis +un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une +seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux +noyes qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas +longtemps pour grimper sur le pont a la force des poignets: et j'apercus +debout, a l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles, +ou plutot un grand Anglais avec trois misses. Assurement, ils eurent +encore plus peur que moi en voyant surgir cet etre rapide sur le +trois-mats abandonne. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux +autres saisirent leur pere a pleins bras; quant a lui, il avait ouvert +la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son emotion. + +"Puis, apres quelques secondes, il parla: + +"--Aoh, mosieu, vos ete la proprietaire de cette batiment? + +"--Oui, monsieur. + +"--Est-ce que je pove la visiter? + +"--Oui, monsieur. + +"Il prononca alors une longue phrase anglaise, ou je distinguai +seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. + +"Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur +et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidames les trois +fillettes, rassurees. Elles etaient charmantes, surtout l'ainee, une +blondine de dix-huit ans, fraiche comme une fleur, et si fine, si +mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits +de la mer. On aurait dit que celle-la venait de sortir du sable et que +ses cheveux en avaient garde la nuance. Elles font penser, avec leur +fraicheur exquise, aux couleurs delicates des coquilles roses et aux +perles nacrees, rares, mysterieuses, ecloses dans les profondeurs +inconnues des oceans. + +"Elle parlait un peu mieux que son pere; et elle nous servit +d'interprete, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres details, +que j'inventai, comme si j'eusse assiste a la catastrophe. Puis, toute +la famille descendit dans l'interieur de l'epave. Des qu'ils eurent +penetre dans cette sombre galerie, a peine eclairee, ils pousserent +des cris d'etonnement et d'admiration; et soudain le pere et les trois +filles tinrent en leurs mains des albums, caches sans doute dans leurs +grands vetements impermeables, et ils commencerent en meme temps quatre +croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. + +"Ils s'etaient assis, cote a cote, sur une poutre en saillie, et les +quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes +noires qui devaient representer le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. + +"Tout en travaillant, l'ainee des fillettes causait avec moi, qui +continuais a inspecter le squelette du navire. + +"J'appris qu'ils passaient l'hiver a Biarritz et qu'ils etaient venus +tout expres a l'ile de Re pour contempler ce trois-mats enlise. Ils +n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'etaient de simples +et braves toques, de ces errants eternels dont l'Angleterre couvre le +monde. Le pere, long, sec, la figure rouge encadree de favoris blancs, +vrai sandwich vivant, une tranche de jambon decoupee en tete humaine +entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits +echassiers en croissance, seches aussi, sauf l'ainee, et gentilles +toutes trois, mais surtout la grande. + +"Elle avait une si drole de maniere de parler, de raconter, de rire, de +comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger, +des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner, +de se remettre au travail et de dire "yes" ou "no", que je serais +demeure un temps indefini a l'ecouter et a la regarder. + +"Tout a coup, elle murmura: + +"--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. + +"Je pretai l'oreille; et je distinguai aussitot un leger bruit, +singulier, continu. Qu'etait-ce? Je me levai pour aller regarder par la +fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle +allait nous entourer! + +"Nous fumes aussitot sur le pont. Il etait trop tard. L'eau nous +cernait, et elle courait vers la cote avec une prodigieuse vitesse. Non, +cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une +tache demesuree. A peine quelques centimetres d'eau couvraient le sable; +mais mais on ne voyait plus deja la ligne fuyante de l'imperceptible +flot. + +"L'Anglais voulut s'elancer; je le retins; la fuite etait impossible, a +cause des mares profondes que nous avions du contourner en venant, et ou +nous tomberions au retour. + +"Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la +petite Anglaise se mit a sourire et murmura: + +"--Ce ete nous les naufrages! + +"Je voulus rire; mais la peur m'etreignait, une peur lache, affreuse, +basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions +m'apparurent en meme temps. J'avais envie de crier: "Au secours!" Vers +qui? + +"Les deux petites Anglaises s'etaient blotties contre leur pere, qui +regardait, d'un oeil consterne, la mer demesuree autour de nous. + +"Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Ocean montant, une nuit lourde, +humide, glacee: + +"Je dis: + +"--Il n'y a rien a faire qu'a demeurer sur ce bateau. + +"L'Anglais repondit: + +"--Oh! yes! + +"Et nous restames la un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en +verite, combien de temps, a regarder, autour de nous, cette eau jaune +qui s'epaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur +l'immense greve reconquise. + +"Une des fillettes eut froid, et l'idee nous vint de redescendre, +pour nous mettre a l'abri de la brise legere, mais glacee, qui nous +effleurait et nous piquait la peau. + +"Je me penchai sur la trappe. Le navire etait plein d'eau. Nous dumes +alors nous blottir contre le bordage d'arriere, qui nous garantissait un +peu. + +"Les tenebres, a present, nous enveloppaient, et nous restions serres +les uns contre les autres, entoures d'ombre et d'eau. Je sentais +trembler, contre mon epaule, l'epaule de la petite Anglaise, dont les +dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce +de son corps a travers les etoffes, et cette chaleur m'etait delicieuse +comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, +muets, accroupis comme des betes dans un fosse, aux heures d'ouragan. +Et pourtant, malgre tout, malgre la nuit, malgre le danger terrible et +grandissant, je commencais a me sentir heureux d'etre la, heureux du +froid et du peril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse a +passer sur cette planche, si pres de cette jolie et mignonne fillette. + +"Je me demandais pourquoi cette etrange sensation de bien-etre et de +joie qui me penetrait. + +"Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle etait la? Qui, elle? Une petite +Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je +me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me devouer pour +elle, faire mille folies? Etrange chose! Comment se fait-il que la +presence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa +grace qui nous enveloppe? la seduction de la joliesse et de la jeunesse +qui nous grise comme ferait le vin? + +"N'est-ce pas plutot une sorte de toucher de l'amour, du mysterieux +amour qui cherche sans cesse a unir les etres, qui tente sa puissance +des qu'il a mis face a face l'homme et la femme, et qui les penetre +d'emotion, d'une emotion confuse, secrete, profonde, comme on mouille la +terre pour y faire pousser des fleurs! + +"Mais le silence des tenebres devenait effrayant, le silence du ciel, +car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement leger, +infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone +clapotement du courant contre le bateau. + +"Tout a coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises +pleurait. Alors son pere voulut la consoler, et ils se mirent a parler +dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la +rassurait et qu'elle avait toujours peur. + +"Je demandai a ma voisine; + +"--Vous n'avez pas trop froid, miss? + +"--Oh! si. J'ave froid beaucoup. + +"Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ote; +je l'en couvris malgre elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa +main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. + +"Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau +plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle +me passa sur le visage. Le vent s'elevait! + +"L'Anglais s'en apercut en meme temps que moi, et il dit simplement: + +"--C'etait mauvaise pour nous, cette ... + +"Assurement c'etait mauvais, c'etait la mort certaine si des lames, meme +de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'epave, tellement +brisee et disjointe que la premiere vague un peu rude l'emporterait en +bouillie. + +"Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales +de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais +dans les tenebres des lignes blanches paraitre et disparaitre, des +lignes d'ecume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du +_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court fremissement qui nous montait +jusqu'au coeur. + +"L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais +une envie folle de la saisir dans mes bras. + +"La-bas, devant nous, a gauche, a droite, derriere nous, des phares +brillaient sur les cotes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, +pareils a des yeux enormes, a des yeux de geant qui nous regardaient, +nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un +d'eux surtout m'irritait. Il s'eteignait toutes les trente secondes pour +se rallumer aussitot; c'etait bien un oeil, celui-la, avec sa paupiere +sans cesse baissee sur son regard de feu. + +"De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder +l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout a coup, il me +dit, par-dessus les tetes de ses filles, avec une souveraine gravite: + +"--Mosieu, je vous souhaite bon annee. + +"Il etait minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononca +une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent a chanter +le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et +s'evapora a travers l'espace. + +"J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une emotion +puissante et bizarre. + +"C'etait quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufrages, +de condamnes, quelque chose comme une priere, et aussi quelque chose de +plus grand, de comparable a l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri +te salutant!_ + +"Quand ils eurent fini, je demandai a ma voisine de chanter toute seule +une ballade, une legende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier +nos angoisses. Elle y consentit et aussitot sa voix claire et jeune +s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car +les notes trainaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et +voletaient, comme des oiseaux blesses, au dessus des vagues. + +"La mer grossissait, battait maintenant notre epave. Moi, je ne pensais +plus qu'a cette voix. Et je pensais aussi aux sirenes. Si une barque +avait passe pres de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit +tourmente s'egarait dans le reve! Une sirene! N'etait-ce point, en +effet, une sirene, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce +navire vermoulu et qui, tout a l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans +les flots?... + +"Mais nous roulames brusquement tous les cinq sur le pont, car le +_Marie-Joseph_ s'etait affaisse sur son flanc droit. L'Anglaise etant +tombee sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans +savoir, sans comprendre, croyant venue ma derniere seconde, je baisais +a pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait +plus; nous autres aussi ne bougions point. + +"Le pere dit: "Kate!" Celle que je tenais repondit "yes", et fit un +mouvement pour se degager. Certes, a cet instant j'aurais voulu que le +bateau s'ouvrit en deux pour tomber a l'eau avec elle. + +"L'Anglais reprit: + +"--Une petite bascule, ce n'ete rien. J'ave mes trois filles conserves. + +"Ne voyant point l'ainee, il l'avait crue perdue d'abord! + +"Je me relevai lentement, et, soudain, j'apercus une lumiere sur la mer, +tout pres de nous. Je criai; on repondit. C'etait une barque qui nous +cherchait, le patron de l'hotel ayant prevu notre imprudence. + +"Nous etions sauves. J'en fus desole! On nous cueillit sur notre radeau, +et on nous ramena a Saint-Martin. + +"L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: + +"--Bonne souper! bonne souper! + +"On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. + +"Il fallut se separer, le lendemain, apres beaucoup d'etreintes et de +promesses de s'ecrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que +je ne les suivisse. + +"J'etais toque; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, +si nous avions passe huit jours ensemble, je l'epousais! Combien +l'homme, parfois, est faible et incomprehensible! + +"Deux ans s'ecoulerent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je recus +une lettre de New-York. Elle etait mariee, et me le disait. Et, depuis +lors, nous nous ecrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte +sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son +mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du +_Marie-Joseph_ ... C'est peut-etre la seule femme que j'aie aimee +... non ... que j'aurais aimee ... Ah!... voila ... sait-on?... Les +evenements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ... +Elle doit etre vieille, a present ... je ne la reconnaitrais pas ... Ah! +celle d'autrefois ... celle de l'epave ... quelle creature ... divine! +Elle m'ecrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ca m'a +fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne +n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ca!..." + + + + +DECOUVERTE + + + + +Decouverte + + +Le bateau etait couvert de monde. La traversee s'annoncant fort belle, +les Havraises allaient faire un tour a Trouville. + +On detacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonca le depart, +et, aussitot, un fremissement secoua le corps entier du navire, tandis +qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuee. + +Les roues tournerent quelques secondes, s'arreterent, repartirent +doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crie +par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: "En +route!" elles se mirent a battre la mer avec rapidite. + +Nous filions le long de la jetee, couverte de monde. Des gens sur le +bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amerique, +et les amis restes a terre repondaient de la meme facon. + +Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les +toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Ocean a peine remue par +des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit batiment fit une +courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la cote lointaine entrevue a +travers la brume matinale. + +A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt +kilometres. De place en place les grosses bouees indiquaient les bancs +de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du +fleuve qui, ne se melant point a l'eau salee, dessinaient de grands +rubans jaunes a travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer. + +J'eprouve, aussitot que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de +long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais +rien. Donc je me mis a circuler sur le pont a travers la foule des +voyageurs. + +Tout a coup, on m'appela. Je me retournai. C'etait un de mes vieux amis, +Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans. + +Apres nous etre serre les mains, nous recommencames ensemble, en parlant +de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais +tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux +lignes de voyageurs assis sur les deux cotes du pont. + +Tout a coup Sidoine prononca avec une veritable expression de rage: + +--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens! + +C'etait plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient +l'horizon d'un air important qui semblait dire: "C'est nous, les +Anglais, qui sommes les maitres de la mer! Boum, boum! nous voila!" + +Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs +avaient l'air des drapeaux de leur suffisance. + +Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les +constructions navales de leur patrie, serrant en des chales multicolores +leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux +paysage. Leurs petites tetes, poussees au bout de ces longs corps, +portaient des chapeaux anglais d'une forme etrange, et, derriere +leurs cranes, leurs maigres chevelures enroulees ressemblaient a des +couleuvres lofees. + +Et les vieilles misses, encore plus greles, ouvrant au vent leur +machoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes +et demesurees. + +On sentait, en passant pres d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau +dentifrice. + +Sidoine repeta, avec une colere grandissante: + +--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empecher de venir en France? + +Je demandai en souriant: + +--Pourquoi leur en veux-tu? Quant a moi, ils me sont parfaitement +indifferents. + +Il prononca: + +--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai epouse une Anglaise. Voila. + +Je m'arretai pour lui rire au nez. + +--Ah! diable. Conte-moi ca. Et elle te rend donc tres malheureux? + +Il haussa les epaules: + +--Non, pas precisement. + +--Alors ... elle te ... elle te ... trompe? + +--Malheureusement non. Ca me ferait une cause de divorce et j'en serais +debarrasse. + +--Alors je ne comprends pas! + +--Tu ne comprends pas? Ca ne m'etonne point. Eh bien, elle a tout +simplement appris le francais, pas autre chose! Ecoute: + +Je n'avais pas le moindre desir de me marier, quand je vins passer l'ete +a Etretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux. +On ne se figure pas combien les fillettes y sont a leur avantage. Paris +sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles. + +Les promenades a anes, les bains du matin, les dejeuners sur l'herbe, +autant de pieges a mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil +qu'une enfant de dix-huit ans qui court a travers un champ ou qui +ramasse des fleurs le long d'un chemin. + +Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au meme hotel +que moi. Le pere ressemblait aux hommes que tu vois la, et la mere a +toutes les Anglaises. + +Il y avait deux fils, de ces garcons tout en os, qui jouent du matin au +soir a des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; +puis deux filles, l'ainee, une seche, encore une Anglaise de boite a +conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutot une blondine +avec une tete venue du ciel. Quand elles se mettent a etre jolies, les +gredines, elles sont divines. Celle-la avait des yeux bleus, de ces +yeux bleus qui semblent contenir toute la poesie, tout le reve, toute +l'esperance, tout le bonheur du monde! + +Quel horizon ca vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme +comme ceux-la! Comme ca repond bien a l'attente eternelle et confuse de +notre coeur! + +Il faut dire aussi que, nous autres Francais, nous adorons les +etrangeres. Aussitot que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une +Suedoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons +amoureux instantanement. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, +drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons +tort, cependant. + +Mais je crois que ce qui nous seduit le plus dans les exotiques, c'est +leur defaut de prononciation. Aussitot qu'une femme parle mal notre +langue, elle est charmante; si elle fait une faute de francais par +mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une facon tout a fait +inintelligible, elle devient irresistible. + +Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire a une mignonne +bouche rose: "J'aime bocoup la gigotte." + +Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y +comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots +inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et +gai. + +Tous les termes estropies, bizarres, ridicules, prenaient sur ses levres +un charme delicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, +de longues conversations qui ressemblaient a des enigmes parlees. + +Je l'epousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Reve. Car les +vrais amants n'adorent jamais qu'un reve qui a pris une forme de femme. +Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet: + + Tu n'as jamais ete, dans tes jours les plus rares, + Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, + Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares, + J'ai fait chanter mon reve au vide de ton coeur. + +Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ca ete de donner a ma femme +un professeur de francais. + +Tant qu'elle a martyrise le dictionnaire et supplicie la grammaire, je +l'ai cherie. + +Nos causeries etaient simples. Elles me revelaient la grace surprenante +de son etre, l'elegance incomparable de son geste; elles me la +montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupee de chair faite +pour le baiser, sachant enumerer a peu pres ce qu'elle aimait, pousser +parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une facon coquette, +a force d'etre incomprehensible et imprevue, des emotions ou des +sensations peu compliquees. + +Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent "papa" et "maman", en +prononcant--Baaba--et Baamban. + +Aurais-je pu croire que ... + +Elle parle, a present.... Elle parle ... mal ... tres mal.... Elle fait +tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends +... je sais ... je la connais.... + +J'ai ouvert ma poupee pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut +causer, mon cher! + +Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idees, les theories +d'une jeune Anglaise bien elevee, a laquelle je ne peux rien reprocher, +et qui me repete, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire +de la conversation a l'usage des pensionnats de jeunes personnes. + +Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dores qui +renferment d'execrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai dechiree. J'ai +voulu manger le dedans et suis reste tellement degoute que j'ai des +haut-le-coeur, a present, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes. + +J'ai epouse un perroquet a qui une vieille institutrice anglaise aurait +enseigne le francais: comprends-tu? + + * * * * * + +Le port de Trouville montrait maintenant ses jetees de bois couvertes de +monde. + +Je dis: + +--Ou est ta femme? + +Il prononca: + +--Je l'ai ramenee a Etretat. + +--Et toi, ou vas-tu? + +--Moi? moi je vais me distraire a Trouville. Puis, apres un silence, il +ajouta: + +--Tu ne te figures pas comme ca peut etre bete quelquefois, une femme. + + + + +UN PARRICIDE + + + + +Un Parricide + + +L'avocat avait plaide la folie. Comment expliquer autrement ce crime +etrange? + +On avait retrouve un matin, dans les roseaux, pres de Chatou, deux +cadavres enlaces, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, +plus tout jeunes, et maries seulement de l'annee precedente, la femme +n'etant veuve que depuis trois ans. + +On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas ete voles. +Il semblait qu'on les eut jetes de la berge dans la riviere, apres les +avoir frappes, l'un apres l'autre, avec une longue pointe de fer. + +L'enquete ne faisait rien decouvrir. Les mariniers interroges ne +savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier +d'un village voisin nomme Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se +constituer prisonnier. + +A toutes les interrogations, il ne repondait que ceci: + +--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils +venaient souvent me faire reparer des meubles anciens, parce que je suis +habile dans le metier. + +Et quand on lui demandait: + +--Pourquoi les avez-vous tues? + +Il repondait obstinement: + +--Je les ai tues parce que j'ai voulu les tuer. + +On n'en put tirer autre chose. + +Cet homme etait un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice +dans le pays, puis abandonne. Il n'avait pas d'autre nom que Georges +Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulierement intelligent, +avec des gouts et des delicatesses natives que n'avaient point ses +camarades, on le surnomma "le bourgeois", et on ne l'appelait plus +autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le metier de +menuisier qu'il avait adopte. Il faisait meme un peu de sculpture sur +bois. On le disait aussi fort exalte, partisan des doctrines communistes +et nihilistes, grand liseur de romans a drames sanglants, electeur +influent et orateur habile dans les reunions publiques d'ouvriers ou de +paysans. + + * * * * * + +L'avocat avait plaide la folie. + +Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eut tue ses +meilleurs clients, des clients riches et genereux (il les connaissait), +qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs +de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se +presentait: la folie, l'idee fixe du declasse qui se venge sur deux +bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile a +ce surnom de "_le bourgeois_", donne par le pays a cet abandonne; il +s'ecriait: + +--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce +malheureux garcon qui n'a ni pere ni mere? C'est un ardent republicain. +Que dis-je? il appartient meme a ce parti politique que la Republique +fusillait et deportait naguere, qu'elle accueille aujourd'hui a bras +ouverts, a ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un +moyen tout simple. + +Ces tristes doctrines, acclamees maintenant dans les reunions publiques, +ont perdu cet homme. Il a entendu des republicains, des femmes meme, +oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grevy; +son esprit malade a chavire; il a voulu du sang, du sang de bourgeois! + +Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune! + +Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause etait +gagnee pour l'avocat. Le ministere public ne resista pas. + +Alors le president posa au prevenu la question d'usage: + +--Accuse, n'avez-vous rien a ajouter pour votre defense? + +L'homme se leva. + +Il etait de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes +et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frele garcon +et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'etait +faite de lui. + +Il parla hautement, d'un ton declamatoire, mais si net que ses moindres +paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle: + +--Mon president, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et +que je prefere meme la guillotine, je vais tout vous dire. + +J'ai tue cet homme et cette femme parce qu'ils etaient mes parents. + +Maintenant, ecoutez-moi et jugez-moi. + +Une femme, ayant accouche d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. +Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit etre +innocent, mais condamne a la misere eternelle, a la honte d'une +naissance illegitime, plus que cela: a la mort, puisqu'on l'abandonna, +puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, +comme elles font souvent, le laisser deperir, souffrir de faim, mourir +de delaissement! + +La femme qui m'allaita fut honnete, plus femme, plus grande, plus mere +que ma mere. Elle m'eleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut +mieux laisser perir ces miserables jetes aux villages des banlieues, +comme on jette une ordure aux bornes. + +Je grandis avec l'impression vague que je portais un deshonneur. Les +autres enfants m'appelerent un jour "batard". Ils ne savaient pas ce +que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je +l'ignorais aussi, mais je le sentis. + +J'etais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'ecole. J'aurais +ete un honnete homme, mon president, peut-etre un homme superieur, si +mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner. + +Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux +furent les coupables. J'etais sans defense, ils furent sans pitie. Ils +devaient m'aimer: ils m'ont rejete. + +Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un present? La mienne, +en tous cas, n'etait qu'un malheur. Apres leur honteux abandon, je leur +devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus +inhumain, le plus infame, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir +contre un etre. + +Un homme injurie frappe; un homme vole reprend son bien par la force. +Un homme trompe, joue, martyrise, tue. Un homme soufflete tue; un +homme deshonore tue. J'ai ete plus vole, trompe, martyrise, soufflete +moralement, deshonore, que tous ceux dont vous absolvez la colere. + +Je me suis venge, j'ai tue. C'etait mon droit legitime. J'ai pris leur +vie heureuse en echange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposee. + +Vous allez parler de parricide! Etaient-ils mes parents, ces gens pour +qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour +qui ma naissance fut une calamite, et ma vie une menace de honte? Ils +cherchaient un plaisir egoiste; ils ont eu un enfant imprevu. Ils ont +supprime l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux. + +Et pourtant, dernierement encore, j'etais pret a les aimer. + +Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon pere, entra chez +moi pour la premiere fois. Je ne soupconnais rien. Il me commanda deux +meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements aupres +du cure, sous le sceau du secret, bien entendu. + +Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois meme +il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection +pour lui. + +Au commencement de cette annee il amena sa femme, ma mere. Quand elle +entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie +nerveuse. Puis elle demanda un siege et un verre d'eau. Elle ne dit +rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne repondait que +oui et non, a tort et a travers, a toutes les questions qu'il lui +posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquee. + +Elle revint le mois suivant. Elle etait calme, maitresse d'elle. Ils +resterent, ce jour-la, assez longtemps a bavarder, et ils me firent une +grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais +un jour voila qu'elle se mit a me parler de ma vie, de mon enfance, de +mes parents. Je repondis: "Mes parents, madame, etaient des miserables +qui m'ont abandonne." Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba +sans connaissance. Je pensai tout de suite: "C'est ma mere!" mais je me +gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir. + +Par exemple, je pris de mon cote mes renseignements. J'appris qu'ils +n'etaient maries que du mois de juillet precedent, ma mere n'etant +devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchote qu'ils +s'etaient aimes du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune +preuve. C'etait moi la preuve, la preuve qu'on avait cachee d'abord, +espere detruire ensuite. + +J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnee de mon pere. Ce +jour-la, elle semblait fort emue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment +de s'en aller, elle me dit: "Je vous veux du bien, parce que vous m'avez +l'air d'un honnete garcon et d'un travailleur; vous penserez sans doute +a vous marier quelque jour; je viens vous aider a choisir librement la +femme qui vous conviendra. Moi, j'ai ete mariee contre mon coeur une +fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans +enfants, libre, maitresse de ma fortune. Voici votre dot." + +Elle me tendit une grande enveloppe cachetee. + +Je la regardai fixement, puis je lui dis: "Vous etes ma mere?" + +Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me +voir. Lui, l'homme, mon pere, la soutint dans ses bras et il me cria: +"Mais vous etes fou!" + +Je repondis: "Pas du tout. Je sais bien que vous etes mes parents. On ne +me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous +en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier." + +Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commencait +a sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et +je repris: "Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mere." + +Alors il s'emporta, devenu tres pale, epouvante par la pensee que le +scandale evite jusqu'ici pouvait eclater soudain; que leur situation, +leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: +"Vous etes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc +du bien au peuple, a ces manants-la, aidez-les, secourez-les!" + +Ma mere, eperdue, repetait coup sur coup: "Allons-nous-en, +allons-nous-en!" + +Alors, comme la porte etait fermee, il cria: "Si vous ne m'ouvrez +pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et +violence!" + +J'etais reste maitre de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer +dans l'ombre. + +Alors il me sembla tout a coup que je venais d'etre fait orphelin, +d'etre abandonne, pousse au ruisseau. Une tristesse epouvantable, melee +de colere, de haine, de degout, m'envahit; j'avais comme un soulevement +de tout mon etre, un soulevement de la justice, de la droiture, de +l'honneur, de l'affection rejetee. Je me mis a courir pour les rejoindre +le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de +Chatou. + +--Je les rattrapai bientot. La nuit etait venue toute noire. J'allais a +pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma +mere pleurait toujours. Mon pere disait: "C'est votre faute. Pourquoi +avez-vous tenu a le voir? C'etait une folie dans notre position. On +aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne +pouvons le reconnaitre, a quoi servaient ces visites dangereuses?" + +Alors, je m'elancai devant eux, suppliant. Je balbutiai: "Vous voyez +bien que vous etes mes parents. Vous m'avez deja rejete une fois, me +repousserez-vous encore?" + +Alors, mon president, il leva la main sur moi, je vous le jure sur +l'honneur, sur la loi, sur la Republique. Il me frappa, et comme je le +saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver. + +J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je +l'ai frappe, frappe tant que j'ai pu. + +Alors elle s'est mise a crier: "Au secours! a l'assassin!" en +m'arrachant la barbe. Il parait que je l'ai tuee aussi. Est-ce que je +sais, moi, ce que j'ai fait a ce moment-la? + +Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetes a la +Seine, sans reflechir. + +Voila.--Maintenant, jugez-moi. + + * * * * * + +L'accuse se rassit. Devant cette revelation, l'affaire a ete reportee +a la session suivante. Elle passera bientot. Si nous etions jures, que +ferions-nous de ce parricide? + + + + +LE RENDEZ-VOUS + + + + +Le Rendez-vous + + +Son chapeau sur la tete, son manteau sur le dos, un voile noir sur le +nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle +serait montee dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son +ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, +ne pouvant se decider a sortir pour aller a ce rendez-vous. + +Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'etait habillee ainsi, +pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change tres +mondain, pour rejoindre dans son logis de garcon le beau vicomte de +Martelet, son amant! + +La pendule derriere son dos battait les secondes vivement; un livre +a moitie lu baillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les +fenetres, et un fort parfum de violette, exhale par deux petits bouquets +baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminee, se melait a une +vague odeur de verveine soufflee sournoisement par la porte du cabinet +de toilette demeuree entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la +mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, +songeant: "Il m'attend deja. Il va s'enerver". Alors, elle sortit, +prevint le valet de chambre qu'elle serait rentree dans une heure au +plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, +a pied. + +On etait aux derniers jours de mai, a cette saison delicieuse ou le +printemps de la campagne semble faire le siege de Paris et le conquerir +par-dessus les toits, envahir les maisons, a travers les murs, faire +fleurir la ville, y repandre une gaiete sur la pierre des facades, +l'asphalte des trottoirs et le pave des chaussees, la baigner, la griser +de seve comme un bois qui verdit. + +Mme Haggan fit quelques pas a droite avec l'intention de suivre, comme +toujours, la rue de Provence ou elle helerait un fiacre, mais la douceur +de l'air, cette emotion de l'ete qui nous entre dans la gorge en +certains jours, la penetra si brusquement, que, changeant d'idee, elle +prit la rue de la Chaussee-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurement +attiree par le desir de voir des arbres dans le square de la Trinite. +Elle pensait: "Bah! il m'attendra dix minutes de plus." Cette idee, de +nouveau, la rejouissait, et, tout en marchant a petits pas, dans la +foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la +fenetre, ecouter a la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, +et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait defendu les jours de +rendez-vous, jeter sur la boite aux cigarettes des regards desesperes. + +Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par +les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si +peu desireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des pretextes +pour s'arreter. + +Au bout de la rue, devant l'eglise, la verdure du petit square l'attira +si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage +a enfants, et fit deux fois le tour de l'etroit gazon, au milieu des +nounous enrubannees, epanouies, bariolees, fleuries. Puis elle prit une +chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune +dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille. + +Juste a ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en +entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnee, plus +un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes +encore de flanerie,--une heure! une heure volee au rendez-vous! Elle y +resterait quarante minutes a peine, et ce serait fini encore une fois. + +Dieu! comme ca l'ennuyait d'aller la-bas! Ainsi qu'un patient montant +chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolerable de +tous les rendez-vous passes, un par semaine en moyenne depuis deux ans, +et la pensee qu'un autre allait avoir lieu, tout a l'heure, la crispait +d'angoisse de la tete aux pieds. Non pas que ce fut bien douloureux, +douloureux comme une visite au dentiste, mais c'etait si ennuyeux, si +ennuyeux, si complique, si long, si penible que tout, tout, meme une +operation, lui aurait paru preferable. Elle y allait pourtant, tres +lentement, a tous petits pas, en s'arretant, en s'asseyant, en flanant +partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore +celui-la, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de +suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tot. +Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris +l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison a donner a ce malheureux +Martelet quand il voudrait connaitre ce pourquoi! Pourquoi avait-elle +commence? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimee? C'etait +possible! Pas bien fort mais un peu, voila si longtemps! Il etait bien, +recherche, elegant, galant, et representait strictement, au premier coup +d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait dure trois +mois--temps normal, lutte honorable, resistance suffisante--puis elle +avait consenti, avec quelle emotion, quelle crispation, quelle peur +horrible et charmante a ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, +dans ce petit entresol de garcon, rue de Miromesnil. Son coeur? +Qu'eprouvait alors son petit coeur de femme seduite, vaincue, conquise, +en passant pour la premiere fois la porte de cette maison de cauchemar? +Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublie! On se souvient d'un +fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guere, deux ans +plus tard, d'une emotion qui s'est envolee tres vite, parce qu'elle +etait tres legere. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublie les autres, +ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux +stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausee lui +montait aux levres en prevision de ce que ce serait tout a l'heure. + +Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller la, ils ne +ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses +ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'a +la facon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont +terribles! Quand on songe qu'a tout moment, devant le tribunal, ils +reconnaissent, au bout de plusieurs annees, des criminels qu'ils ont +conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque a une +gare, et qu'ils ont affaire a presque autant de voyageurs qu'il y a +d'heures dans la journee, et que leur memoire est assez sure pour qu'ils +affirment: "Voila bien l'homme que j'ai charge rue des Martyrs, et +depose, gare de Lyon, a minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!" +n'y a-t-il pas de quoi fremir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune +femme allant a un rendez-vous, en confiant sa reputation au premier venu +de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employe, pour ce voyage +de la rue Miromesnil, au moins cent a cent vingt, en comptant un par +semaine. C'etaient autant de temoins qui pouvaient deposer contre elle +dans un moment critique. + +Aussitot dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, epais +et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait +le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne +pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus deja? Oh! dans cette rue de +Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaitre les passants, tous +les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arretee, elle sautait +et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil +de sa loge. En voila un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son +nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les +plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, +lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs +en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait ose faire ce petit +mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roule! Elle +avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'etre rappelee, s'il ne +comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? +D'une arrestation peut-etre? Pour arriver a la porte du vicomte, il n'y +avait guere qu'un demi-etage a monter, et il lui paraissait haut comme +la tour Saint-Jacques! A peine engagee dans le vestibule, elle se +sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derriere +elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce +concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un +descendait juste a ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et +passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, +montait, montait! Elle aurait monte quarante etages! Puis, quand +tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle +redescendait en courant avec l'angoisse dans l'ame de ne pas reconnaitre +l'entresol! + +Il etait la, attendant dans un costume galant en velours double de soie, +tres coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien +change a sa maniere de l'accueillir, mais rien, pas un geste! + +Des qu'il avait referme la porte, il lui disait: "Laissez-moi baiser vos +mains, ma chere, chere amie!" Puis il la suivait dans la chambre, ou +volets clos et lumieres allumees, hiver comme ete, par chic sans doute, +il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air +d'adoration. Le premier jour ca avait ete tres gentil, tres reussi, ce +mouvement-la! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la +cent vingtieme fois le cinquieme acte d'une piece a succes. Il fallait +changer ses effets. + +Et puis apres, oh! mon Dieu! apres! c'etait le plus dur! Non, il ne +changeait pas ses effets, le pauvre garcon! Quel bon garcon, mais +banal!... + +Dieu, que c'etait difficile de se deshabiller sans femme de chambre! +Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait +odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une +pareille corvee! Mais s'il etait difficile de se deshabiller, se +rhabiller devenait presque impossible et enervant a crier, exasperant +a gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air +gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! a quoi? De quoi +etait-il capable? Il suffisait de lui voir une epingle entre les doigts +pour le savoir. + +C'est a ce moment-la peut-etre qu'elle avait commence a le prendre en +grippe. Quand il disait: "Voulez-vous que je vous aide!" elle l'aurait +tue. Et puis etait-il possible qu'une femme ne finit point par detester +un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcee plus de cent vingt fois a +se rhabiller sans femme de chambre? + +Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, +aussi peu degourdis, aussi monotones. Ce n'etait pas le beau baron de +Grimbal qui aurait demande de cet air niais: "Voulez-vous que je vous +aide?" Il aurait aide, lui, si vif, si drole, si spirituel. Voila! +C'etait un diplomate; il avait couru le monde, rode partout, deshabille +et rhabille sans doute des femmes vetues suivant toutes les modes de la +terre, celui-la!... + +L'horloge de l'eglise sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le +cadran, se mit a rire en murmurant "Oh! doit-il etre agite!" puis elle +partit d'une marche plus vive, et sortit du square. + +Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez a +nez avec un monsieur qui la salua profondement. + +--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de +penser a lui. + +--Oui, madame. + +Et il s'informa de sa sante, puis, apres quelques vagues propos, il +reprit: + +--Vous savez que vous etes la seule--vous permettez que je dise de +mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes +collections japonaises. + +--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garcon! + +--Comment! comment! en voila une erreur quand il s'agit de visiter une +collection rare! + +--En tout cas, elle ne peut y aller seule. + +--Et pourquoi pas? mais j'en ai recu des multitudes de femmes seules, +rien que pour ma galerie! J'en recois tous les jours. Voulez-vous que +je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut etre discret +meme pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant +d'entrer chez un homme serieux, connu, dans une certaine situation, que +lorsqu'on y va pour une cause inavouable! + +--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-la. + +--Alors vous venez voir ma collection. + +--Quand? + +--Mais tout de suite. + +--Impossible, je suis pressee. + +--Allons donc. Voila une demi-heure que vous etes assise dans le square. + +--Vous m'espionniez? + +--Je vous regardais. + +--Vrai, je suis pressee. + +--Je suis sur que non. Avouez que vous n'etes pas pressee. + +Mme Haggan se mit a rire, et avoua: + +--Non ... non ... pas ... tres.... + +Un fiacre passait a les toucher. Le petit baron cria: "Cocher!" et la +voiture s'arreta. Puis, ouvrant la portiere: + +--Montez, madame. + +--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui. + +--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence a nous +regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous +enleve et nous arreter tous les deux, montez, je vous en prie! + +Elle monta, effaree, abasourdie. Alors il s'assit aupres d'elle en +disant au cocher: "rue de Provence". + +Mais soudain elle s'ecria: + +--Oh! mon Dieu, j'oubliais une depeche tres pressee, voulez-vous me +conduire, d'abord, au premier bureau telegraphique? + +Le fiacre s'arreta un peu plus loin, rue de Chateaudun, et elle dit au +baron: + +--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis +a mon mari d'inviter Martelet a diner pour demain, et j'ai oublie +completement. + +Quand le baron fut revenu, sa carte bleue a la main, elle ecrivit au +crayon: + + +"Mon cher ami, je suis tres souffrante; j'ai une nevralgie atroce qui me +tient au lit. Impossible sortir. Venez diner demain soir pour que je me +fasse pardonner. + +"JEANNE." + + +Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: "Vicomte de +Martelet, 240, rue Miromesnil", puis, rendant la carte au baron: + +--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la +boite aux telegrammes. + + + + +BOMBARD + + + + +Bombard + + +Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il etait ne avec une +incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un desir immodere pour +ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout +mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses +forces. Aussitot qu'il entendait parler d'une affaire serieuse il +devenait distrait, son esprit etant incapable d'une tension ou meme +d'une attention. + +Fils d'un marchand de nouveautes de Caen, il se l'etait coule douce, +comme on disait dans sa famille, jusqu'a l'age de vingt-cinq ans. + +Mais ses parents demeurant toujours plus pres de la faillite que de la +fortune, il souffrait horriblement de la penurie d'argent. + +Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, a la normande, le +teint fleuri, l'oeil bleu, bete et gai, le ventre apparent deja, il +s'habillait avec une elegance tapageuse de provincial en fete. Il riait, +criait, gesticulait a tout propos, etalant sa bonne humeur orageuse avec +une assurance de commis-voyageur. Il considerait que la vie etait faite +uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitot qu'il fallait mettre +un frein a sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence +hebetee, etant meme incapable de tristesse. + +Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de repeter une +phrase devenue celebre dans son entourage: + +--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau. + +Or, il allait chaque annee passer quinze jours a Trouville. Il appelait +ca "faire sa saison". + +Il s'installait chez des cousins qui lui pretaient une chambre, et, du +jour de son arrivee au jour du depart, il se promenait sur les planches +qui longent la grande plage de sable. + +Il allait d'un pas assure, les mains dans ses poches ou derriere le dos, +toujours vetu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, +le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche. + +Il allait, frolant les femmes elegantes, toisant les hommes en gaillard +pret a se _flanquer une tripotee_, et cherchant ... cherchant ... car il +cherchait. + +Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il +s'etait dit: + +--Que diable, dans le tas de celles qui viennent la, je finirai bien par +trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de +chasse, un flair de Normand, sur qu'il la reconnaitrait, rien qu'en +l'apercevant, celle qui le ferait riche. + +Ce fut un lundi matin qu'il murmura: + +--Tiens--tiens--tiens. + +Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de +juillet ou on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte +de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; +et les barques de peche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau +bleue, qui les refletait la tete en bas, semblaient dormir sous le grand +soleil de dix heures. Elles restaient la, en face de la jetee de bois, +les unes tout pres, d'autres plus loin, d'autres tres loin, sans remuer, +comme accablees par une paresse de jour d'ete, trop nonchalantes pour +gagner la haute mer ou meme pour rentrer au port. Et, la-bas, on +apercevait vaguement, dans la brume, la cote du Havre portant a son +sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse. + +Il s'etait dit: + +--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisieme fois et en +sentant sur lui son regard, son regard de femme mure, experimentee et +hardie, qui s'offre. + +Deja il l'avait remarquee les jours precedents, car elle semblait aussi +en quete de quelqu'un. C'etait une Anglaise assez grande, un peu maigre, +l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une +espece d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vetue +simplement, sobrement, mais coiffee d'une facon drole, comme elles +se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes +saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent. + +Quand il arriva pres du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la +rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup +d'oeil enflamme, un coup d'oeil qui disait: + +--Me voila. + +Mais comment lui parler? + +Il revint une cinquieme fois, et comme il la voyait de nouveau arriver +en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle. + +Il s'elanca, la ramassa, et, la presentant: + +--Permettez, madame ... + +Elle repondit: + +--Aoh, vos etes fort gracious. + +Et ils se regarderent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi. + +Alors, s'enhardissant, il prononca: + +--En voila un beau temps. + +Elle murmura: + +--Aoh, delicious! + +Et ils resterent encore en face l'un de l'autre, embarrasses, et ne +songeant d'ailleurs a s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut +l'audace de demander. + +--Vos ete pour longtemps dans cette pays. + +Il repondit en souriant: + +--Oh! oui, tant que je voudrai! + +Puis, brusquement, il proposa: + +--Voulez-vous venir jusqu'a la jetee? c'est si joli par ces jours-la! + +Elle dit simplement: + +--Je vole bien. + +Et ils s'en allerent cote a cote, elle de son allure seche et droite, +lui de son allure balancee de dindon qui fait la roue. + +Trois mois plus tard les notables commercants de Caen recevaient, un +matin, une grande lettre blanche qui disait: + +_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du +mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate +Robertson._ + +Et, sur l'autre page: + +_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son +mariage avec Monsieur Simon Bombard._ + +Ils s'installerent a Paris. + +La fortune de la mariee s'elevait a quinze mille francs de rentes bien +claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette +personnelle. Il dut prouver que sa tendresse meritait ce sacrifice; il +le prouva avec facilite et obtint ce qu'il demandait. + +Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'etait plus +jeune, assurement, et sa fraicheur avait subi des atteintes; mais elle +avait une maniere d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les +lui refuser. + +Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: "Oh! Simon, no +allons no coucher", qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien +a qui on ordonne "a la niche". Et elle savait vouloir en tout, de jour +comme de nuit, d'une facon qui forcait les resistances. + +Elle ne se fachait pas; elle ne faisait point de scenes; elle ne criait +jamais; elle n'avait jamais l'air irrite ou blesse, ou meme froisse. +Elle savait parler, voila tout, et elle parlait a propos, d'un ton qui +n'admettait point de replique. + +Plus d'une fois Simon faillit hesiter; mais devant les desirs imperieux +et brefs de cette singuliere femme, il finissait toujours par ceder. + +Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, +et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en +paya bientot a satiete, mais avec mille precautions. + +Mme Bombard s'en apercut, sans qu'il devinat a quoi; et elle lui annonca +un soir qu'elle avait loue une maison a Nantes ou ils habiteraient dans +l'avenir. + +L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui +n'arrivaient point a compenser le besoin de conquetes feminines qu'il +avait au coeur. + +Il pecha a la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux +que prefere la carpe ou le gardon, les rives favorites de la breme et +les diverses amorces qui tentent les divers poissons. + +Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres +visions hantaient son esprit. + +Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-prefecture et du capitaine +de gendarmerie; et ils jouerent au whist, le soir, au cafe du Commerce, +mais son oeil triste deshabillait la reine de trefle ou la dame de +carreau, tandis que le probleme des jambes absentes dans ces figures a +deux tetes embrouillait tout a fait les images ecloses en sa pensee. + +Alors il concut un plan, un vrai plan de Normand ruse. Il fit prendre +a sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, +une coquette, une paree, mais une gaillarde, rouge et rablee, qui +n'eveillerait point de soupcons et qu'il avait preparee avec soins a ses +projets. + +Elle leur fut donnee en confiance par le directeur de l'octroi, un ami +complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et +Mme Bombard accepta avec confiance le tresor qu'on lui presentait. + +Simon fut heureux, heureux avec precaution, avec crainte, et avec des +difficultes incroyables. + +Il ne derobait a la surveillance inquiete de sa femme que de tres courts +instants, par-ci par-la, sans tranquillite. + +Il cherchait un truc, un stratageme, et il finit par en trouver un qui +reussit parfaitement. + +Mme Bombard qui n'avait rien a faire se couchait tot, tandis que Bombard +qui jouait au whist, au cafe du Commerce, rentrait chaque jour a neuf +heures et demie precises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le +couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurite. + +Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; +mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient a son ardeur, et +il glissait un louis, car il etait large en ses plaisirs, dans la main +de la servante, qui remontait bien vite a son grenier. + +Et il riait, il triomphait tout seul, il repetait tout haut, comme le +barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pechant l'ablette: + +--Fichue dedans, la patronne. + +Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard equivalait, certes, pour lui, +a tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquete a gages. + + * * * * * + +Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les +marches, mais elle lui parut plus vive, plus animee que d'habitude, et +il demeura peut-etre dix minutes au rendez-vous du corridor. + +Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y etait pas. Il +sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba +sur une chaise, torture d'angoisse. + +Elle apparut, un bougeoir a la main. + +Il demanda, tremblant: + +--Tu etais sortie? + +Elle repondit tranquillement: + +--Je ete dans la cuisine boire un verre d'eau. + +Il s'efforca de calmer les soupcons qu'elle pouvait avoir; mais elle +semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura. + +Quand ils penetrerent, le lendemain, dans la salle a manger pour +dejeuner, Victorine mit sur la table les cotelettes. + +Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait +delicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et +serieux: + +--Tene, ma fille, voila vingt francs dont j'ave prive vo, hier au soir. +Je vo les rende. + +Et la fille interdite prit la piece d'or qu'elle regardait d'un air +stupide, tandis que Bombard, effare, ouvrait sur sa femme des yeux +enormes. + + + + +LE PAIN MAUDIT + + + + +Le Pain maudit + +I + + +Le pere Taille avait trois filles. Anna, l'ainee, dont on ne parlait +guere dans la famille, Rose, la cadette, agee maintenant de dix-huit +ans, et Claire, la derniere, encore gosse, qui venait de prendre son +quinzieme printemps. + +Le pere Taille, veuf aujourd'hui, etait maitre mecanicien dans la +fabrique de boutons de M. Lebrument. C'etait un brave homme, tres +considere, tres droit, tres sobre, une sorte d'ouvrier modele. Il +habitait rue d'Angouleme, au Havre. + +Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux +etait entre dans une colere epouvantable; il avait menace de tuer +le seducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de +nouveautes de la ville. Puis, on lui avait dit de divers cotes que la +petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'Etat, qu'elle ne +courait pas, liee maintenant avec un homme d'age, un juge au tribunal de +commerce, M. Dubois; et le pere s'etait calme. + +Il s'inquietait meme de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements +sur sa maison a ses anciennes camarades qui avaient ete la revoir; et +quand on lui affirmait qu'elle etait dans ses meubles et qu'elle avait +un tas de vases de couleur sur ses cheminees, des tableaux peints sur +les murs, des pendules dorees et des tapis partout, un petit sourire +content lui glissait sur les levres. Depuis trente ans il travaillait, +lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'etait +pas bete, apres tout! + +Or, voila qu'un matin, le fils Touchard, dont le pere etait tonnelier au +bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur +du vieux se mit a battre. Les Touchard etaient riches et bien poses; il +avait decidement de la chance dans ses filles. + +La noce fut decidee; et on resolut qu'on la ferait d'importance. Elle +aurait lieu a Sainte-Adresse, au restaurant de la mere Jusa. Cela +couterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'etait pas +coutume. + +Mais un matin, comme le vieux etait rentre au logis pour dejeuner, au +moment ou il se mettait a table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit +brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des +bagues, et un chapeau a plume. Elle etait gentille comme un coeur avec +tout ca. Elle sauta au cou du pere, qui n'eut pas le temps de dire +"ouf", puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs, +puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour +manger la soupe avec la famille. Cette fois, le pere Taille fut attendri +jusqu'aux larmes a son tour, et il repeta a plusieurs reprises: "C'est +bien, ca, petite, c'est bien, c'est bien." Alors, elle dit tout de +suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fit la noce de Rose a +Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait +chez elle, donc, cette noce, et ca ne couterait rien au pere. Ses +dispositions etaient prises, tout arrange, tout regle; elle se chargeait +de tout, voila! + +Le vieux repeta: "Ca, c'est bien, petite, c'est bien". Mais un scrupule +lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancee, surprise, +demanda: "Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en +charge, je vais en parler a Philippe, moi". + +Elle en parla a son pretendu, en effet, le jour meme; et Philippe +declara que ca lui allait parfaitement. Le pere et la mere Touchard +furent aussi ravis de faire un bon diner qui ne couterait rien. Et ils +disaient: "Ca sera bien, pour sur, vu que monsieur Dubois roule sur +l'or". + +Alors ils demanderent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence, +la cuisiniere des gens du premier. Anna consentit a tout. + +Le mariage etait fixe au dernier mardi du mois. + + +II + + +Apres la formalite de la mairie et la ceremonie religieuse, la noce se +dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amene, de leur cote, +un cousin d'age, M. Sauvetanin, homme a reflexions philosophiques, +ceremonieux et compasse, dont on attendait l'heritage, et une vieille +tante, Mme Lamondois. + +M. Sauvetanin avait ete designe pour offrir son bras a Anna. On les +avait accouples, les jugeant les deux personnes les plus importantes et +les plus distinguees de la societe. + +Des qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immediatement son +cavalier et courut en avant en declarant: "Je vais vous montrer le +chemin." + +Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invites +suivait plus lentement. + +Des que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser +passer le monde qui defilait devant elle en roulant de grands yeux et en +tournant la tete de tous les cotes pour voir ce luxe mysterieux. + +La table etait mise dans le salon, la salle a manger ayant ete jugee +trop petite. Un restaurateur voisin avait loue les couverts, et les +carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait +d'une fenetre. + +Les dames penetrerent dans la chambre a coucher pour se debarrasser de +leurs chales et de leurs coiffures, et le pere Touchard, debout sur +la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux +hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le pere Taille, tres +digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son +enfant, et il allait de piece en piece, tenant toujours a la main son +chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant a la facon d'un +sacristain dans une eglise. + +Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hatait le repas. + +Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle a manger demeublee, +en criant: "Venez tous par ici une minute." Les douze invites se +precipiterent et apercurent douze verres de madere en couronne sur un +gueridon. + +Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient deja dans +les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans +doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, meme +vieux et laids, aupres des femmes galantes, comme si elles devaient par +metier, par obligation professionnelle, un peu d'elles a tous les males. + +Puis on se mit a table, et le repas commenca. Les parents occupaient un +bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mere presidait +a droite, la jeune mariee presidait a gauche. Anna s'occupait de tous et +de chacun, veillait a ce que les verres fussent toujours pleins et les +assiettes toujours garnies. Une certaine gene respectueuse, une certaine +intimidation devant la richesse du logis et la solennite du service +paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne +rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans +une atmosphere trop distinguee, cela genait. Mme Touchard, la mere, qui +aimait rire, tachait d'animer la situation; et, comme on arrivait au +dessert, elle cria: "Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose." +Son fils passait dans sa rue pour posseder une des plus jolies voix du +Havre. + +Le marie aussitot se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur, +par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de +circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec +le serieux du diner. + +Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour ecouter. Tous +les visages devinrent attentifs et vaguement souriants. + +Le chanteur annonca "Le pain maudit", et arrondissant le bras droit, ce +qui fit remonter son habit dans son cou, il commenca: + + Il est un pain beni qu'a la terre econome + Il nous faut arracher d'un bras victorieux. + C'est le pain du travail, celui que l'honnete homme, + Le soir, a ses enfants, apporte tout joyeux. + Mais il en est un autre, a mine tentatrice, + Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_ + Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice! + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la! _(bis.)_ + +Toute la table applaudit avec frenesie. Le pere Touchard declara: "Ca, +c'est tape." La cuisiniere invitee tourna dans sa main un crouton +qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: "Tres +bien!" Et la tante Lamondois s'essuyait deja les yeux avec sa serviette. + +Le marie annonca: "Deuxieme couplet" et le lanca avec une energie +croissante: + + Respect au malheureux qui, tout brise par l'age, + Nous implore en passant sur le bord du chemin, + Mais fletrissons celui qui, desertant l'ouvrage, + Alerte et bien portant, ose tendre la main. + Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse. + C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_ + Honte a celui qui vit du pain de la paresse, + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la _(bis.)_ + +Tous, meme les deux servants restes debout contre les murs, hurlerent +en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient +detonner les voix grasses des hommes. + +La tante et la mariee pleuraient tout a fait. Le pere Taille se mouchait +avec un bruit de trombone, et le pere Touchard affole brandissait +un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisiniere amie +laissait tomber des larmes muettes sur son crouton qu'elle tourmentait +toujours. + +M. Sauvetanin prononca au milieu de l'emotion generale: "Voila des +choses saines, bien differentes des gaudrioles." + +Anna, troublee aussi, envoyait des baisers a sa soeur et lui montrait +d'un signe amical son mari, comme pour la feliciter. + +Le jeune homme, grise par le succes, reprit: + + Dans ton simple reduit, ouvriere gentille, + Tu sembles ecouter la voix du tentateur! + Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille. + Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur. + Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes + Lorsque, te maudissant, ton pere expirera? _(bis)_ + Le pain du deshonneur se petrit dans les larmes. + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la, _(bis.)_ + +Seuls les deux servants et le pere Touchard reprirent le refrain. Anna, +toute pale, avait baisse les yeux. Le marie, interdit, regardait autour +de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisiniere avait +soudain lache son crouton comme s'il etait devenu empoisonne. + +M. Sauvetanin declara gravement, pour sauver la situation: "Le dernier +couplet est de trop." Le pere Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait +des regards feroces autour de lui. + +Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une +voix mouillee, d'une voix de femme qui pleure: "Apportez le champagne." + +Aussitot une joie secoua les invites. Les visages redevinrent radieux. +Et comme le pere Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien +compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le +montrant aux convives: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la, + +toute la noce, electrisee en voyant apparaitre les bouteilles coiffees +d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la. + + + + +LES SABOTS + + + + +Les Sabots + + +Le vieux cure bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus +des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommades des +paysans. Les grands paniers des fermieres venues de loin pour la messe +etaient poses a terre a cote d'elles; et la lourde chaleur d'un jour +de juillet degageait de tout le monde une odeur de betail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchees dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air charge d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges "... Comme le desire le bon Dieu. Ainsi soit-il!" prononcait +le pretre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, a recommander a ses ouailles les petites affaires intimes de +la commune. C'etait un vieux homme a cheveux blancs qui administrait +la paroisse depuis bientot quarante ans, et le prone lui servait pour +communiquer familierement avec tout son monde. + +Il reprit: "Je recommande a vos prieres Desire Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches." + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier poses dans un +breviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: "Il ne faut pas que +les garcons et les filles viennent comme ca, le soir, dans le cimetiere, +ou bien je previendrai le garde-champetre.--M. Cesaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnete comme servante." Il reflechit +encore quelques secondes, puis ajouta: "C'est tout, mes freres, c'est +la grace que je vous souhaite au nom du Pere, et du Fils, et du +Saint-Esprit." + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentres dans leur chaumiere, la derniere du +hameau de la Sabliere, sur la route de Fourville, le pere, un vieux +petit paysan sec et ride, s'assit devant la table, pendant que sa femme +decrochait la marmite et que sa fille Adelaide prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: "Ca s'rait p't'etre bon, c'te +place chez maitr' Omont, vu que le v'la veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'etre ben d'y envoyer +Adelaide." + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle reflechit. + +L'homme reprit: "Il a d'quoi, pour sur. Mais qu'il faudrait etre +degourdi et qu'Adelaide l'est pas un brin." + +La femme alors articula: "J'pourrions voir tout d'meme." Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde a l'air niais, aux cheveux +jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +"T'entends, grande bete. T'iras chez mait' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera." + +La fille se mit a rire sottement sans repondre. Puis tous trois +commencerent a manger. + +Au bout de dix minutes, le pere reprit: "Ecoute un mot, la fille, et +tache d'n' point te mettre en defaut sur ce que j'vas te dire...." + +Et il lui traca en termes lents et minutieux toute une regle de +conduite, prevoyant les moindres details, la preparant a cette conquete +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mere avait cesse de manger pour ecouter et elle demeurait, la +fourchette a la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour a +tour, suivant cette instruction avec une attention concentree et muette. + +Adelaide restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Des que le repas fut termine la mere lui fit mettre son bonnet, et elles +partirent toutes deux pour aller trouver M. Cesaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adosse aux batiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'etait retire du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il etait gros, Jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait a faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie a pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgre son age. + +Il aimait a se promener dans les champs, les mains derriere le dos, +enfoncant ses sabots de bois dans la terre grasse, considerant la levee +du ble ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur a son aise, qui +aime ca, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: "C'est un pere Bontemps, qui n'est pas bien leve tous +les jours." + +Il recut les deux femmes, le ventre a table, achevant son cafe. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous desirez? + +La mere prit la parole: + +--C'est no't fille Adelaide que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit cu matin monsieur le cure. + +Maitre Omont considera la fille, puis, brusquement: + +--Quel age qu'elle a, c'te grande bique-la? + +--Vingt-un ans a la Saint-Michel, monsieur Omont. + +--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. + +Et il congedia les deux femmes. + +Adelaide entra en fonctions le lendemain et se mit a travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la hela. + +--Adelaide! + +Elle accourut. + +--Me v'la, not' maitre. + +Des qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnees, l'oeil +trouble, il declara: + +--Ecoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma +servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne melerons point nos +sabots. + +--Oui, not' maitre. + +--Allons, c'est bien, va a ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le diner du maitre dans sa petite salle a papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prevenir M. +Omont. + +--C'est servi, not' maitre. + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, deplia sa serviette, hesita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +--Adelaide! + +Elle arriva, effaree. Il cria comme s'il allait la massacrer. + +--Eh bien, nom de D ... et te, ousqu'est ta place? + +--Mais ... not'maitre ... + +Il hurlait: + +"--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' la ou bien +foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre." + +Epouvantee, elle apporta son couvert en balbutiant: + +--Me v'la, not' maitre. + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle ecoutait les yeux baisses, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le cafe, elle ne deposa qu'une tasse devant lui, alors, +repris de colere, il grogna: + +--Eh bien, et pour te? + +--J'n'en prends point, not' maitre. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il eclata de nouveau: + +--J'aime pas prend' mon cafe tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas +t'mett' a en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va +chercher une tasse et plus vite que ca. + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, gouta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maitre, avala jusqu'au bout. Puis +il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second +du pousse-rincette, et le troisieme du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congedia. + +--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille. + +Il en fut de meme au diner. Puis elle dut faire sa partie de dominos, +puis il l'envoya se mettre au lit. + +--Va te coucher, je monterai tout a l'heure. + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa priere, +se devetit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, +effaree. Un cri furieux faisait trembler la maison: + +--Adelaide? + +Elle ouvrit sa porte et repondit de son grenier: + +--Me v'la, not' maitre. + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maitre. + +Alors il vocifera: + +--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom +de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ... + +Alors, elle repondit d'en haut, eperdue, cherchant sa chandelle: + +--Me v'la, not' maitre! + +Et il entendit ses petits sabots decouverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivee aux dernieres marches, il la prit +par le bras, et des qu'elle eut laisse devant la porte ses etroites +chaussures de bois a cote des grosses galoches du maitre, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +--Plus vite que ca, donc, nom de D ...! + +Et elle repetait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +--Me v'la, me v'la, not' maitre. + + * * * * * + +Six mois apres, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +pere l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, repetant: + +--Mais non, je n'crois point. + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-me si vous n'avez point, queque soir, mele vos sabots? + +--Oui, je les ons meles l'premier soir et puis l's autres. + +--Mais t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit a sangloter, balbutiant: + +--J'savais ti, me? J'savais ti, me? + +Le pere Malandain la guettait, l'oeil eveille, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Queque tu ne savais point? + +Elle prononca, a travers ses pleurs: + +--J'savais ti, me, que ca se faisait comme ca d's'efants! + +Sa mere rentrait. L'homme articula, sans colere: + +--La v'la grosse, a c't'heure. + +Mais la femme se facha, revoltee d'instinct, injuriant a pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de "manante" et de "trainee". + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour +causer de leurs affaires avec mait' Cesaire Omont, il declara: + +--All' est tout d'meme encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prone du dimanche suivant, le vieux cure publiait les bans de M. +Onufre-Cesaire Omont avec Celeste-Adelaide Malandain. + + + + +LA BUCHE + + + + +La Buche + + +Le salon etait petit, tout enveloppe de teintures epaisses, et +discretement odorant. Dans une cheminee large, un grand feu flambait; +tandis qu'une seule lampe posee sur le coin de la cheminee versait une +lumiere molle, ombree par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux +personnes qui causaient. + +Elle, la maitresse de la maison, une vieille a cheveux blancs, mais une +de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin +papier et parfumee, tout impregnee de parfums, penetree jusqu'a la chair +vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, +l'epiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur +legere qui vous saute a l'odorat lorsqu'on ouvre une boite de poudre +d'iris florentine. + +Lui etait un ami d'autrefois, reste garcon, un ami de toutes les +semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus +d'ailleurs. + +Ils avaient cesse de causer depuis une minute environ, et tous deux +regardaient le feu, revant a n'importe quoi, en l'un de ces silences +amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire +l'un pres de l'autre. + +Et soudain une grosse buche, une souche herissee de racines enflammees, +croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancee dans le salon, +roula sur le tapis en jetant des eclats de feu tout autour d'elle. + +La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis +que lui, a coup de botte, rejetait dans la cheminee l'enorme charbon +et ratissait de sa semelle toutes les eclaboussures ardentes repandues +autour. + +Quand le desastre fut repare, une forte odeur de roussi se repandit; et +l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: "Et +voila, dit-il en montrant la buche replacee dans l'atre, voila pourquoi +je ne me suis jamais marie." + +Elle le considera, tout etonnee, avec cet oeil curieux des femmes qui +veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, ou +la curiosite est reflechie, compliquee, souvent malicieuse; et elle +demanda: "Comment ca?" + +Il reprit: "Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine +histoire. + +Mes anciens camarades se sont souvent etonnes du froid survenu tout a +coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, +Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux +inseparables comme nous etions, avaient pu tout a coup devenir presque +etrangers l'un a l'autre. Or, voici le secret de notre eloignement. + +Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions +jamais; et l'amitie qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait +pu la briser. + +Un soir, en rentrant, il m'annonca son mariage. + +Je recus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait vole ou trahi. +Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une +femme, cette affection ombrageuse, inquiete et charnelle, ne tolere +point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de +coeur et de confiance qui existe entre deux hommes. + +Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un a l'autre, +l'homme et la femme sont toujours etrangers d'ame, d'intelligence; ils +restent deux belligerants; ils sont d'une race differente; il faut qu'il +y ait toujours un dompteur et un dompte, un maitre et un esclave; tantot +l'un, tantot l'autre; ils ne sont jamais deux egaux. Ils s'etreignent +les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent +jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui +semble ouvrir les coeurs, les mettre a nu, dans un elan de sincere +et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de +procreer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les +abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec +lui dans cette communion de pensees qui ne peut exister qu'entre deux +hommes. + +Enfin mon ami Julien se maria. Elle etait jolie, sa femme, charmante, +une petite blonde frisottee, vive, potelee, qui semblait l'adorer. + +D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gener leur tendresse, +me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, +m'appeler sans cesse, et m'aimer. + +Peu a peu je me laissai seduire par le charme doux de cette vie commune; +et je dinais souvent chez eux; et souvent, rentre chez moi la nuit, je +songeais a faire comme lui, a prendre une femme, trouvant bien triste a +present ma maison vide. + +Eux, paraissaient se cherir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien +m'ecrivit de venir diner. J'y allai. "Mon bon, dit-il, il va falloir que +je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de +retour avant onze heures; mais a onze heures precises, je rentrerai. +J'ai compte sur toi pour tenir compagnie a Berthe." + +La jeune femme sourit: "C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idee de vous +envoyer chercher", reprit-elle. + +Je lui serrai la main: "Vous etes gentille comme tout." Et je sentis sur +mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se +mit a table; et, des huit heures, Julien nous quittait. + +Aussitot qu'il fut parti, une sorte de gene singuliere naquit +brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous etions encore jamais +trouves seuls, et, malgre notre intimite grandissant chaque jour, le +tete-a-tete nous placait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord +de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les +silences embarrassants. Elle ne repondit rien et restait en face de moi, +de l'autre cote de la cheminee, la tete baissee, le regard indecis, un +pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile meditation. +Quand je fus a sec d'idees banales, je me tus. C'est etonnant comme il +est difficile quelquefois de trouver des choses a dire. Et puis, je +sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne +sais quoi impossible a exprimer, cet avertissement mysterieux qui vous +previent des intentions secretes, bonnes ou mauvaises, d'une autre +personne a votre egard. + +Ce penible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: "Mettez +donc une buche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'eteindre." +J'ouvris le coffre a bois, place juste comme le votre, et je pris une +buche, la plus grosse buche, que je placai en pyramide sur les autres +morceaux aux trois quarts consumes. + +Et le silence recommenca. + +Au bout de quelques minutes, la buche flambait de telle facon qu'elle +nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, +des yeux qui me parurent etranges. "Il fait trop chaud, maintenant, +dit-elle; allons donc la-bas, sur le canape." Et nous voila partis sur +le canape. Puis tout a coup, me regardant bien en face: "Qu'est-ce que +vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?" + +Je repondis, fort interloque: "Ma foi, le cas n'est pas prevu, et puis, +ca dependrait de la femme." + +Alors, elle se mit a rire, d'un rire sec, nerveux, fremissant, un de ces +rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta: + +"Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins." + +Elle se tut, puis reprit: + +"Avez-vous quelquefois ete amoureux, monsieur Paul?" + +Je l'avouai, oui, j'avais ete amoureux. + +"Racontez-moi ca," dit-elle. + +Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'ecoutait attentivement, +avec des marques frequentes d'improbation et de mepris; et soudain: +"Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fut bon, il faudrait, il +me semble, qu'il bouleversat le coeur, tordit les nerfs et ravageat la +tete; il faudrait qu'il fut--comment dirai-je?--dangereux, terrible +meme, presque criminel, presque sacrilege, qu'il fut une sorte de +trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacres, +des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, +sans perils, legal, est-ce bien de l'amour?" + +Je ne savais plus quoi repondre, et je jetais en moi-meme cette +exclamation philosophique: O cervelle feminine, te voila bien! + +Elle avait pris, en parlant, un petit air indifferent, sainte-nitouche; +et, appuyee sur les coussins, elle s'etait allongee, couchee, la tete +contre mon epaule, la robe un peu relevee, laissant voir un bas de soie +rouge que les eclats du foyer enflammaient par instants. + +Au bout d'une minute: "Je vous fais peur", dit-elle. Je protestai. Elle +s'appuya tout a fait contre ma poitrine et, sans me regarder: "Si je +vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?" Et avant que +j'eusse pu trouver ma reponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient +attire brusquement ma tete, et ses levres joignaient les miennes. Ah! +ma chere amie, je vous reponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper +Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusee, +effroyablement sensuelle sans doute, a qui son mari deja ne suffisait +plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul +attrait du fruit defendu, du danger brave, de l'amitie trahie! Non, cela +ne m'allait guere. Mais que faire? Imiter Joseph! role fort sot et, de +plus, fort difficile, car elle etait affolante en sa perfidie, cette +fille, et enflammee d'audace, et palpitante et acharnee. Oh! que celui +qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prete a +se donner, me jette la premiere pierre ... + +... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une +minute de plus et ... j'etais ... non, elle etait ... pardon, c'est lui +qui l'etait!... ou plutot qui l'aurait ete, quand voila qu'un bruit +terrible nous fit bondir. + +La buche, oui, la buche, madame, s'elancait dans le salon, renversant la +pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant +le tapis et se gitant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement +flamber. + +Je me precipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la +cheminee le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout +joyeux, rentrait. Il s'ecria: "Je suis libre, l'affaire est finie deux +heures plus tot!" + +Oui, mon amie, sans la buche, j'etais pince en flagrant delit. Et vous +apercevez d'ici les consequences! + +Or, je fis en sorte de n'etre plus repris dans une situation pareille, +jamais, jamais. Puis je m'apercus que Julien me battait froid, comme on +dit. Sa femme evidemment sapait notre amitie; et peu a peu il m'eloigna +de chez lui; et nous avons cesse de nous voir. Je ne me suis point +marie. Cela ne doit plus vous etonner. + + + + +MAGNETISME + + + + +Magnetisme + + +C'etait a la fin d'un diner d'hommes, a l'heure des interminables +cigares et des incessants petits verres, dans la fumee et +l'engourdissement chaud des digestions, dans le leger trouble des tetes +apres tant de viandes et de liqueurs absorbees et melees. + +On vint a parler du magnetisme, des tours de Donato et des experiences +du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, +indifferents a toute religion, se mirent a raconter des faits etranges, +des histoires incroyables mais arrivees, affirmaient-ils, retombant +brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant a +ce dernier reste de merveilleux, devenus devots, a ce mystere du +magnetisme, le defendant au nom de la science. + +Un seul souriait, un vigoureux garcon, grand coureur de filles et +chasseur de femmes, chez qui une incroyance a tout s'etait ancree si +fortement qu'il n'admettait meme point la discussion. + +Il repetait en ricanant: "Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne +discuterons pas Donato qui est tout simplement un tres malin faiseur de +tours. Quant a M. Charcot qu'on dit etre un remarquable savant, il me +fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent +par devenir fous a force de reflechir a d'etranges cas de folie. Il a +constate des phenomenes nerveux inexpliques et encore inexplicables, +il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant +toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-etre +des explications ecclesiastiques des mysteres. Et puis je voudrais +l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous repetez." + +Il y eut autour de l'incredule une sorte de mouvement de pitie, comme +s'il avait blaspheme dans une assemblee de moines. + +Un de ces messieurs s'ecria: + +--Il y a eu pourtant des miracles autrefois. + +Mais l'autre repondit: + +--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus? + +Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des +communications d'ames a travers de longs espaces, des influences +secretes d'un etre sur un autre. Et on affirmait, on declarait les faits +indiscutables, tandis que le nieur acharne repetait: "Des blagues! des +blagues! des blagues!" + +A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: "Eh +bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous +les expliquerai. Les voici: + +"Dans le petit village d'Etretat les hommes, tous matelots, vont chaque +annee au banc de Terre-Neuve pecher la morue. Or, une nuit, l'enfant +d'un de ces marins se reveilla en sursaut en criant que son "pe etait +mort a la me". On calma le mioche qui se reveilla de nouveau en hurlant +que son "pe etait neye". Un mois apres on apprenait en effet la mort du +pere enleve du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les reveils +de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'emut; on rapprocha les +dates; et il se trouva que l'accident et le reve avaient coincide a peu +pres; d'ou l'on conclut qu'ils etaient arrives la meme nuit, a la meme +heure. Et voila un mystere du magnetisme." + +Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort emu demanda:--Et +vous expliquez ca, vous? + +--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouve le secret. Le fait m'avait surpris +et meme vivement embarrasse; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par +principe. De meme que d'autres commencent par croire, je commence par +douter; et quand je ne comprends nullement, je continue a nier toute +communication telepathique des ames, sur que ma penetration seule est +suffisante. Eh bien, j'ai cherche, cherche, et j'ai fini, a force +d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre +qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des +enfants revat et annoncat a son reveil que le "pe etait mort a la me". +La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent +toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces frequentes predictions +coincide, par un hasard tres simple, avec une mort, on crie aussitot au +miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres +presages, toutes les autres propheties de malheur, demeures sans +confirmation. J'en ai pour ma part considere plus de cinquante dont les +auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient meme plus. Mais si +l'homme, en effet, etait mort, la memoire se serait immediatement +reveillee, et l'on aurait celebre l'intervention de Dieu selon les uns, +du magnetisme selon les autres. + +Un des fumeurs declara: + +--C'est assez juste, ce que vous dites la, mais voyons votre seconde +histoire? + +--Oh! ma seconde histoire est fort delicate a raconter. C'est a +moi qu'elle est arrivee, aussi je me defie un rien de ma propre +appreciation. On n'est jamais equitablement juge et partie. Enfin la +voici: + +"J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme a laquelle je ne +songeais nullement, que je n'avais meme jamais regardee attentivement, +jamais remarquee, comme on dit. + +"Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fut pas laide; +enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux +quelconques, toute une physionomie terne; c'etait un de ces etres sur +qui la pensee ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arreter, +sur qui le desir ne s'abat point. + +"Or, un soir, que j'ecrivais des lettres au coin de mon feu avant de me +mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce devergondage d'idees, de +cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste +quelques minutes revassant, la plume en l'air, une sorte de petit +souffle qui me passait dans l'esprit, un tout leger frisson du coeur, et +immediatement, sans raison, sans aucun enchainement de pensees logique, +j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds a la +tete, et sans voile, cette jeune femme a qui je n'avais jamais songe +plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversat la +tete. Et soudain je lui decouvris un tas de qualites que je n'avais +point observees, un charme doux, un attrait langoureux; elle eveilla +chez moi cette sorte d'inquietude d'amour qui vous met a la poursuite +d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je +m'endormis. Et je revai. + +"Vous avez tous fait de ces reves singuliers, n'est-ce pas, qui +vous rendent maitres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes +infranchissables, des joies inesperees, des bras impenetrables? + +"Qui de nous dans ces sommeils troubles, nerveux, haletants, n'a tenu, +etreint, petri, possede avec une acuite de sensation extraordinaire, +celle dont son esprit etait occupe? Et avez-vous remarque quelles +surhumaines delices apportent ces bonnes fortunes du reve! En quelles +ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous +secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, penetrante, elles +vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient defaillante et chaude, en +cette illusion adorable et brutale, qui semble une realite. + +"Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme +fut a moi, tellement a moi que la tiede douceur de sa peau me restait +aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le gout de +ses baisers me restait aux levres, le son de sa voix me restait aux +oreilles, le cercle de son etreinte autour des reins, et le charme +ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps apres mon reveil +exquis et decevant. + +"Et trois fois en cette meme nuit, le songe se renouvela. + +"Le jour venu, elle m'obsedait, me possedait, me hantait la tete et les +sens, a un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser a +elle. + +"A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. +Dans son escalier j'etais emu a trembler, mon coeur battait, un desir +vehement m'envahissait des pieds aux cheveux. + +"J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et +soudain nos yeux se croiserent avec une surprenante fixite. Je m'assis. + +"Je balbutiai quelques banalites qu'elle ne semblait point ecouter. Je +ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle, +la saisissant a pleins bras; et tout mon reve s'accomplit si vite, si +facilement, si follement, que je doutai soudain d'etre eveille ... Elle +fut pendant deux ans ma maitresse ..." + +--Qu'en concluez-vous? dit une voix. + +Le conteur semblait hesiter. + +--J'en conclus ... je conclus a une coincidence, parbleu! Et puis, qui +sait? C'est peut-etre un regard d'elle que je n'avais point remarque et +qui m'est revenu ce soir-la par un de ces mysterieux et inconscients +rappels de memoire qui nous represente souvent des choses negligees par +notre conscience, passees inapercues devant notre intelligence! + +--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez +pas au magnetisme apres cela, vous etes un ingrat mon cher monsieur! + + + + +DIVORCE + + + + +Divorce + + +Maitre Bontran, le celebre avocat parisien, celui qui depuis dix ans +plaide et obtient toutes les separations entre epoux mal assortis, +ouvrit la porte de son cabinet et s'effaca pour laisser passer le +nouveau client. + +C'etait un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua: + +--Prenez un siege, dit l'avocat + +Le client s'assit et apres avoir tousse: + +--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire +de divorce. + +--Parlez, monsieur, je vous ecoute. + +--Monsieur, je suis un ancien notaire. + +--Deja! + +--Oui, deja. J'ai trente-sept ans. + +--Continuez. + +--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, tres malheureux. + +--Vous n'etes pas le seul. + +--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout a fait +special et mes griefs contre ma femme d'une nature tres particuliere. +Mais je commence par le commencement. Je me suis marie d'une facon tres +bizarre. Croyez-vous aux idees dangereuses? + +--Qu'entendez-vous par la? + +--Croyez-vous que certaines idees soient aussi dangereuses pour certains +esprits que le poison pour le corps? + +--Mais, oui, peut-etre. + +--Certainement. Il y a des idees qui entrent en nous, nous rongent, nous +tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur resister. C'est +une sorte de phylloxera des ames. Si nous avons le malheur de laisser +une de ces pensees-la se glisser en nous, si nous ne nous apercevons +pas des le debut qu'elle est une envahisseuse, une maitresse, un tyran, +qu'elle s'etend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans +cesse, s'installe, chasse toutes nos preoccupations ordinaires, absorbe +toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes +perdus. + +Voici donc ce qui m'est arrive, monsieur. Comme je vous l'ai dit, +j'etais notaire a Rouen, et un peu gene, non pas pauvre, mais pauvret, +mais soucieux, force a une economie de tous les instants, oblige de +limiter tous mes gouts, oui, tous! et c'est dur a mon age. + +Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatriemes +pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, +etc., etc.; et il m'etait arrive plusieurs fois, par ce moyen, de faire +faire a quelques clients des mariages avantageux. + +Un jour je tombe sur ceci: + +"Demoiselle jolie, bien elevee, comme il faut, epouserait homme +honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien +nets. Rien des agences." + +Or, justement, ce jour-la, je dinais avec deux amis, un avoue et un +filateur. Je ne sais comment la conversation vint a tomber sur les +mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille francs. + +Le filateur dit: "Qu'est-ce que c'est que ces femmes-la?" + +L'avoue plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces +conditions, et il donna des details; puis il ajouta, en se tournant vers +moi: + +"--Pourquoi diable ne vois-tu pas ca pour toi-meme? Cristi, ca t'en +enleverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs." + +Nous nous mimes a rire tous les trois, et on parla d'autre chose. + +Une heure plus tard je rentre chez moi. + +Il faisait froid cette nuit-la. J'habitais d'ailleurs une vieille +maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent a des +champignonnieres. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier, +un frisson glace m'entra dans le bras, et comme j'etendais l'autre +pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson +m'envahir, plus humide, celui-la, et ils se joignirent dans ma poitrine, +m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'enervement. Et je murmurai, +saisi par un brusque souvenir: "Sacristi, si je les avais, les deux +millions cinq cent mille!" + +Ma chambre etait lugubre, une chambre de garcon rouennais faite par une +bonne chargee aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre! +un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas +de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis a +chantonner, sur un air de cafe-concert, car je frequente quelquefois ces +endroits-la: + + Deux millions, + Deux millions + Sont bons + Avec cinq cent mille + Et femme gentille. + +Au fait, je n'avais pas encore pense a la femme et j'y songeai tout a +coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai meme si bien que je fus +longtemps a m'endormir. + +Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je +devais me trouver a huit heures a Darnetal pour une affaire importante. +Il fallait me lever a six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les +deux millions cinq cent mille! + +Je revins a mon etude vers dix heures. Il y avait la dedans une odeur +de poele rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procedure +avances--rien ne pue comme ca--et une odeur de clercs--bottes, +redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavee, le tout chauffee a +dix-huit degres. + +Je dejeunai, comme tous les jours, d'une cotelette brulee et d'un +morceau de fromage. Puis je me remis au travail. + +C'est alors que je pensai tres serieusement a la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille. Qui etait-ce? Pourquoi ne pas ecrire? Pourquoi +ne pas savoir? + +Enfin, monsieur, j'abrege. Pendant quinze jours cette idee me hanta, +m'obseda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites miseres dont +je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-la, presque sans m'en +apercevoir, me piquaient a present comme des coups d'aiguille, et +chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitot a la +demoiselle aux deux millions cinq cent mille. + +Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on desire une chose, +monsieur, on se la figure telle qu'on l'espere. + +Certes, il n'etait pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille, +dotee d'une facon aussi convenable, cherchat un mari par la voie des +journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fut honorable +et malheureuse. + +D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne +m'avait pas ebloui comme une chose feerique. Nous sommes habitues, nous +autres qui lisons toutes les offres de cette nature, a des propositions +de mariage accompagnees de six, huit, dix ou meme douze millions. Le +chiffre de douze millions est meme assez commun. Il plait. Je sais bien +que nous ne croyons guere a la realite de ces promesses. Elles nous +font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent +vraisemblables, jusqu'a un certain point, pour notre credulite +inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils representent et nous +disposent a considerer une dot de deux millions cinq cent mille francs +comme tres possible, tres morale. + +Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de +chambre, ayant herite brusquement de son pere, avait appris du meme coup +la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir a la devoiler a quelque +homme qui l'aurait aimee, faisait appel aux inconnus par un moyen fort +usite qui comportait en lui-meme une sorte d'aveu de tare originelle. + +Ma supposition etait stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres, +notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, +monsieur. + +Donc j'ecrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis. + +Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'apres-midi, j'etais en +train de travailler dans mon cabinet, quand le maitre clerc m'annonca: + +--Mlle Chantefrise. + +--Faites entrer. + +Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air +embarrassee. + +--Asseyez-vous, mademoiselle. + +Elle s'assit et murmura: + +--C'est moi, monsieur. + +--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaitre. + +--La personne a qui vous avez ecrit. + +--Pour un mariage? + +--Oui, monsieur. + +--Ah! tres bien! + +--Je suis venue moi-meme, parce qu'on fait mieux les choses en personne. + +--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous desirez vous marier? + +--Oui, monsieur. + +--Vous avez de la famille? + +Elle hesita, baissa les yeux et balbutia: + +--Non, monsieur ... Ma mere ... et mon pere ... sont morts. + +Je tressaillis.--Donc j'avais devine juste,--et une vive sympathie +s'eveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre creature. Je +n'insistai pas pour menager sa sensibilite, et je repris: + +--Votre fortune est bien nette? + +Elle repondit, cette fois, sans hesiter: + +--Oh! oui, monsieur. + +Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me +deplaisait pas, bien qu'un peu mure, plus mure que je n'avais pense. +C'etait une belle personne, une forte personne, une maitresse femme. Et +l'idee me vint de lui jouer une jolie petite comedie de sentiment, de +devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je +me serais assure que la dot n'etait pas illusoire. Je lui parlai de ce +client que je depeignis comme un homme triste, tres honorable, un peu +malade. + +Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants. + +--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou +quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre. + +--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle. + +--Mon Dieu! oui ou non. Etes-vous pressee de retourner chez vous? + +--Pas du tout. + +--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps. + +--Vous etes trop aimable, monsieur. + +--Vous etes descendue a l'hotel? + +Elle nomma le premier hotel de Rouen. + +--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre a votre futur ... notaire +de vous offrir a diner, ce soir. + +Elle parut hesiter, inquiete, indecise; puis elle se decida: + +--Oui, monsieur. + +--Je vous prendrai chez vous a sept heures. + +--Oui, monsieur. + +--Alors, a ce soir, mademoiselle? + +--Oui, monsieur. + +Et je la reconduisis jusqu'a ma porte. + + * * * * * + +A sept heures, j'etais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette +pour moi et me recut d'une facon tres coquette. + +Je l'emmenai diner dans un restaurant ou j'etais connu, et je commandai +un menu troublant. + +Une heure plus tard, nous etions tres amis, et elle me contait son +histoire. Fille d'une grande dame seduite par un gentilhomme, elle avait +ete elevee chez des paysans. Elle etait riche a present, ayant herite de +grosses sommes de son pere et de sa mere, dont elle ne dirait jamais +les noms, jamais. Il etait inutile de les lui demander, inutile de la +supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu a les savoir, je +l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitot en femme pratique, +sure d'elle, sure des chiffres, des titres, des revenus, des interets +et des placements. Sa competence en cette matiere me donna aussitot une +grande confiance en elle, et je devins galant, avec reserve cependant; +mais je lui montrai clairement que j'avais du gout pour elle. + +Elle marivauda, non sans grace. Je lui offris du champagne, et j'en bus, +ce qui me troubla les idees. Je sentis alors clairement que j'allais +devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur +qu'elle ne fut aussi un peu emue et qu'elle ne succombat. Pour me +calmer, je recommencai a lui parler de sa dot, qu'il faudrait etablir +d'une facon precise, car mon client etait homme d'affaires. + +Elle repondit avec gaiete:--Oh! je sais. J'ai apporte toutes les +preuves. + +--Ici, a Rouen? + +--Oui, a Rouen. + +--Vous les avez a l'hotel? + +--Mais oui. + +--Pouvez-vous me les montrer? + +--Mais oui. + +--Ce soir. + +--Mais oui. + +Cela me sauvait de toutes les facons. Je payai l'addition, et nous voici +rentrant chez elle. + +Elle avait, en effet, apporte tous ses titres. Je ne pouvais douter, je +les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie +au coeur que je fus pris aussitot d'un violent desir de l'embrasser. +Je m'entends, d'un desir chaste, d'un desir d'homme content. Et je +l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... +le champagne aidant ... je succombai ... ou plutot ... non ... elle +succomba. + +Ah! monsieur, j'en fis une tete, apres cela ...--et elle donc! Elle +pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne +pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans +un etat d'esprit epouvantable. + +Que faire? J'avais abuse de ma cliente. Cela n'eut ete rien si j'avais +eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'etait moi, le client, +le client naif, le client trompe, trompe par lui-meme. Quelle situation! +Je pouvais la lacher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable, +sure! Et puis avais-je le droit de la lacher, la pauvre fille, apres +l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquietudes plus tard! + +Combien peu de securite avec une femme qui succombait ainsi! + +Je passai une nuit terrible d'indecision, torture de remords, ravage de +craintes, ballotte par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison +s'eclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me presentai, comme onze +heures sonnaient, a l'hotel qu'elle habitait. + +En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux. + +Je lui dis: + +--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose a faire pour reparer nos +torts. Je vous demande votre main. + +Elle balbutia: + +--Je vous la donne. + +Je l'epousai. + + * * * * * + +Tout alla bien pendant six mois. + +J'avais cede mon etude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas +un reproche, mais pas un seul a adresser a ma femme. + +Cependant je remarquais peu a peu que, de temps en temps, elle faisait +de longues sorties. Cela arrivait a jour fixe, une semaine le mardi, +l'autre le vendredi. Je me crus trompe, je la suivis. + +C'etait un mardi. Elle sortit a pied vers une heure, descendit la rue +de la Republique, tourna a droite, par la rue qui suit le palais +archiepiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'a la Seine, longea le pont +de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiete, +se retournant souvent, epiant tous les passants. + +Comme je m'etais costume en charbonnier, elle ne me reconnut pas. + +Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, +son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq. + +Je me cachai derriere un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un +flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'elance, saisit dans ses bras +une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et +l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, apercoit une autre +enfant, plus jeune encore, fille ou garcon, porte par une autre +campagnarde, se jette dessus, l'etreint avec violence, et s'en va, +escortee des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre +et deserte promenade du Cours-la-Reine. + +Je rentrai effare, l'esprit en detresse, comprenant et ne comprenant +pas, n'osant point deviner. + +Quand elle revint pour diner, je me jetai vers elle, hurlant: + +--Quels sont ces enfants? + +--Quels enfants? + +--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever? + +Elle poussa un grand cri et s'evanouit. Quand elle revint a elle, elle +me confessa, dans un deluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui, +monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, +deux garcons. + +Et c'etait la--quelle honte!--c'etait la l'origine de sa fortune.--Les +quatre peres!... Elle avait amasse sa dot. + +Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire? + +L'avocat repondit avec gravite: + +--Reconnaitre vos enfants, monsieur. + + + + +UNE SOIREE + + + + +Une Soiree + + +Le marechal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour +les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison +a Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant a sec et mal avec sa +famille, avait ecrit a sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine +de liberte. Ce n'est point qu'il aimat beaucoup Mme Padoie, une petite +femme moralisante, devote, et toujours irritee; mais il avait besoin +d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les +Padoie etaient les seuls qu'il n'eut jamais ranconnes. + +Le pere Varajou, ancien horticulteur a Angers, retire maintenant des +affaires, avait ferme sa bourse a son garnement de fils et ne le voyait +guere depuis deux ans. Sa fille avait epouse Padoie, ancien employe des +finances, qui venait d'etre nomme receveur des contributions a Vannes. + +Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire a la +maison de son beau-frere. Il le trouva dans son bureau, en train de +discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa +chaise, tendit la main par-dessus sa table chargee de papiers, murmura: +"Prenez un siege, je suis a vous dans un instant", se rassit et +recommenca sa discussion. + +Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne +comprenait pas leurs raisonnements; il parlait francais, les autres +parlaient breton, et le commis qui servait d'interprete ne semblait +comprendre personne. + +Ce fut long, tres long. Varajou considerait son beau-frere en songeant: +"Quel cretin!" Padoie devait avoir pres de cinquante ans; il etait +grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui +faisaient sur ses yeux deux voutes de poils. Coiffe d'un bonnet de +velours orne d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il +faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensee, tout etait mou. Varajou +se repetait: "Quel cretin!" + +Il etait, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de +plus grands plaisirs que le cafe et la fille publique. En dehors de ces +deux poles de l'existence, il ne comprenait rien. Hableur, bruyant, +plein de dedain pour tout le monde, il meprisait l'univers entier du +haut de son ignorance. Quand il avait dit: "Nom d'un chien, quelle +fete!" il avait certes exprime le plus haut degre d'admiration dont fut +capable son esprit. + +Padoie, ayant enfin eloigne ses paysans, demanda: + +--Vous allez bien? + +--Pas mal, comme vous voyez. Et vous? + +--Assez bien, merci. C'est tres aimable d'avoir pense a venir nous voir. + +--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le metier +militaire, on n'a pas grande liberte. + +--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est tres aimable. + +--Et Josephine va bien? + +--Oui, oui, merci, vous la verrez tout a l'heure. + +--Ou est-elle donc? + +--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; +c'est une ville tres comme il faut. + +--Je m'en doute. + +Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frere +sans empressement, lui tendit la joue et demanda: + +--Il y a longtemps que tu es ici? + +--Non, a peine une demi-heure. + +--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le +salon. + +Ils passerent dans la piece voisine, laissant Padoie a ses chiffres et a +ses contribuables. + +Des qu'ils furent seuls: + +--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle. + +--Quoi donc? + +--Il parait que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que +tu fais des dettes. + +Il eut l'air tres etonne. + +--Moi! Jamais de la vie. + +--Oh! ne nie pas, je le sais. + +Il essaya encore de se defendre, mais elle lui ferma la bouche par une +semonce si violente qu'il dut se taire. + +Puis elle reprit: + +--Nous dinons a six heures, tu es libre jusqu'au diner. Je ne puis te +tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses a faire. + +Reste seul, il hesita entre dormir ou se promener. Il regardait tour a +tour la porte conduisant a sa chambre et celle conduisant a la rue. Il +se decida pour la rue. + +Donc il sortit et se mit a roder, d'un pas lent, le sabre sur les +mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte +au bord de sa mer interieure, qu'on appelle "le Morbihan". Il regardait +les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et +il murmurait: "Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idee de venir ici!" + +Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et +desole, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour +sommeiller jusqu'au diner. + +La bonne le reveilla en frappant a sa porte. + +--C'est servi, monsieur. + +Il descendit. + +Dans la salle humide, dont le papier se decollait pres du sol, une +soupiere attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi +trois assiettes melancoliques. + +M. et Mme Padoie entrerent en meme temps que Varajou. On s'assit, puis +la femme et le mari dessinerent un petit signe de croix sur le creux de +leur estomac, apres quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. +C'etait jour de pot-au-feu. + +Apres la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui +tombait en bouillie. Le sous-officier le machait avec lenteur, avec +degout, avec fatigue, avec rage. + +Mme Padoie disait a son mari: + +--Tu vas ce soir chez M. le premier president? + +--Oui, ma chere. + +--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es +pas fait pour le monde avec ta mauvaise sante. + +Alors elle parla de la societe de Vannes, de l'excellente societe ou +les Padoie etaient recus avec consideration, grace a leurs sentiments +religieux. + +Puis on servit des pommes de terre en puree, avec un plat de +charcuterie, en l'honneur du nouveau venu. + +Puis du fromage. C'etait fini. Pas de cafe. + +Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soiree en tete-a-tete avec +sa soeur, subir ses reproches, ecouter ses sermons, sans avoir meme +un petit verre a laisser couler dans sa gorge pour faire glisser +les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce +supplice, et il declara qu'il devait aller a la gendarmerie pour faire +regulariser quelque chose sur sa permission. + +Et il se sauva, des sept heures. + +A peine dans la rue, il commenca par se secouer comme un chien qui +sort de l'eau. Il murmurait: "Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle +corvee!" + +Et il se mit a la recherche d'un cafe, du meilleur cafe de la ville. Il +le trouva, sur une place, derriere deux becs de gaz. Dans l'interieur, +cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et +causaient doucement, accoudes sur de petites tables, tandis que deux +joueurs de billard marchaient autour du tapis vert ou roulaient les +billes en se heurtant. + +On entendait leur voix compter: "Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de +chance.--Oh! joli coup! bien joue!--Onze.--Il fallait prendre par la +rouge.--Vingt.--Bille en tete, bille en tete.--Douze. Hein! j'avais +raison?" + +Varajou commanda: "Une demi-tasse et un carafon de fine, de la +meilleure." + +Puis il s'assit, attendant sa consommation. + +Il etait accoutume a passer ses soirs de liberte avec ses camarades, +dans le tapage et la fumee des pipes. Ce silence, ce calme +l'exasperaient. Il se mit a boire, du cafe d'abord; puis son carafon +d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire +maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un. + +Il se dit: "Cristi, me voila remonte. Il faut que je fasse la fete." Et +l'idee lui vint aussitot de trouver des filles pour s'amuser. Il appela +le garcon. + +--He, l'employe! + +--Voila, m'sieu. + +--Dites, l'employe, ousqu'on rigole ici? + +L'homme resta stupide a cette question. + +--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici! + +--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi? + +--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne biere ou du bon vin. + +--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais? + +--Les demoiselles! ah! ah! + +--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici? + +--Des demoiselles? + +--Mais, oui, des demoiselles! + +Le garcon se rapprocha, baissa la voix: + +--Vous demandez ousqu'est la maison? + +--Mais oui, parbleu! + +--Vous prenez la deuxieme rue a gauche et puis la premiere a +droite.--C'est au 15. + +--Merci, ma vieille. V'la pour toi. + +--Merci, m'sieu. + +Et Varajou sortit en repetant: "Deuxieme a gauche, premiere a droite, +15." Mais au bout de quelques secondes, il pensa: "Deuxieme a +gauche,--oui,--Mais en sortant du cafe, fallait-il prendre a droite ou a +gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien." + +Et il marcha, tourna dans la seconde rue a gauche, puis dans la premiere +a droite, et chercha le numero 15. C'etait une maison d'assez belle +apparence, dont on voyait, derriere les volets clos, les fenetres +eclairees au premier etage. La porte d'entree demeurait entr'ouverte, et +une lampe brulait dans le vestibule. Le sous-officier pensa: + +--C'est bien ici. + +Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela: + +-Ohe! Ohe! + +Une petite bonne apparut et demeura stupefaite en apercevant un soldat. +Il lui dit: + +--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut? + +--Oui, monsieur. + +--Au salon? + +--Oui monsieur. + +--Je n'ai qu'a monter? + +--Oui, monsieur. + +--La porte en face? + +--Oui, monsieur. + +Il monta, ouvrit une porte et apercut, dans une piece bien eclairee +par deux lampes, un lustre et deux candelabres a bougies, quatre dames +decolletees qui semblaient attendre quelqu'un. + +Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un +peu guinde, sur des sieges de velours grenat, tandis que la quatrieme, +agee de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; +elle etait tres grosse, vetue d'une robe de soie verte qui laissait +passer, pareille a l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras enormes +et son enorme gorge, d'un rose rouge poudrederize. Le sous-officier +salua: + +--Bonjour, mesdames. + +La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina: + +--Bonjour, monsieur. + +Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il +songea que les officiers seuls etaient sans doute admis dans ce lieu; et +cette pensee le troubla. Puis il se dit: "Bah! s'il en vient un, nous +verrons bien." Et il demanda: + +--Alors, ca va bien? + +La dame, la grosse, la maitresse du logis sans doute, repondit: + +--Tres bien! merci. + +Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut. + +Cependant il eut honte, a la fin, de sa timidite, et riant d'un rire +gene: + +--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ... + +Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et +Padoie, en habit noir, apparut. + +Alors Varajou poussa un hurlement d'allegresse, et, se dressant, il +sauta sur son beau-frere, le saisit dans ses bras et le fit danser tout +autour du salon en hurlant: "V'la Padoie ... V'la Padoie ... V'la Padoie +..." Puis, lachant le percepteur eperdu de surprise, il lui cria dans la +figure: + +--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fete, toi,... Ah! +Farceur.... Et ma soeur!... Tu la laches, dis!... + +Et songeant a tous les benefices de cette situation inesperee, a +l'emprunt force, au chantage inevitable, il se jeta tout au long sur le +canape et se mit a rire si fort que tout le meuble en craquait. + +Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauverent, +tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prete a +defaillir. + +Et deux messieurs apparurent, decores, tous deux en habit. Padoie se +precipita vers eux: + +--Oh! monsieur le president ... il est fou ... il est fou ... On nous +l'avait envoye en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou.... + +Varajou s'etait assis, ne comprenant plus, devinant tout a coup qu'il +avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant +vers son beau-frere: + +--Ou donc sommes-nous ici? demanda-t-il. + +Mais Padoie, saisi soudain d'une colere folle, balbutia: + +--Ou ... ou ... ou nous sommes.... Malheureux ... miserable ... +infame.... Ou nous sommes ... Chez monsieur le premier president!... +chez monsieur le premier president de Mortemain ... de Mortemain ... de +... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... +canaille!... + + + + +TABLE + + Boule de Suif + L'Epave + Decouverte + Un Parricide + Le Rendez-vous + Bombard + Le Pain Maudit + Les Sabots + La Buche + Magnetisme + Divorce + Une Soiree + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + +***** This file should be named 10746.txt or 10746.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Boule de Suif + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +[Illustration: Boule de Suif] + + + + +LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 PARIS_ + +_Collection des Grands Romans_ + +A 1 FRANC + +GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._ + +GEORGES OHNET _Le Maître de Forges. Serge Panine. La Grande Marnière._ + +ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._ + +ANDRÉ THEURIET _Sauvageonne._ + +RENÉ MAIZEROY _Petite Reine._ + +GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._ + +MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._ + +JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._ + +PIERRE MAEL _Un roman de Femme._ + +JULES CASE _La Fille à Blanchard._ + +RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._ + +MATHILDE SERAO _Adieu Amour._ + +MAURICE MONTÉGUT _Un nom sur une Tombe._ + +MAURICE LEBLANC _Une Femme._ + + +Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume. + + + + +Boule de Suif + + + + +OEUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES DU GUY DE MAUPASSANT + + +ÉDITION DE LUXE + +(_Voir Catalogue à la fin du volume_.) + + + + +GUY DE MAUPASSANT + +BOULE DE SUIF + + +L'ÉPAVE--DÉCOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN +MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNÉTISME--DIVORCE--UNE SOIRÉE + + + +PARIS 1907 + + + + +BOULE DE SUIF + + +Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient +traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais des hordes +débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes +en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, sans +régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une pensée ou +d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue +sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens +pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; +des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à +l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; puis, au milieu +d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une +grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins +divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui +suivait avec peine la marche plus légère des lignards. + +Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques: «les +Vengeurs de la Défaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la +Mort»--passaient à leur tour, avec des airs de bandits. + +Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de +suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs +écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle +et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de +campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur +leurs épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres +soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et +débauchés. + +Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. + +La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances +très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres +sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait +sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses +uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère +les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient +subitement disparu. + +Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour +gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant après +tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques +disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d'un peuple habitué +à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s'en +allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance. + +Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient +plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le +commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne +considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux +de cuisine. + +La vie semblait arrêtée; les boutiques étaient closes, la rue muette. +Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le +long des murs. + +L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de l'ennemi. + +Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, +quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la ville avec +célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la +côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs +apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les +avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur +la place de l'Hôtel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armée +allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les +pavés sous leur pas dur et rythmé. + +Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale montaient le +long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière +les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres +de la cité, des fortunes et des vies, de par le «droit de guerre». Les +habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que +donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la +terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car +la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre établi des choses est +renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout ce que protégeaient +les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d'une +brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous +les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve débordé qui roule les +paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachées aux +toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant +les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au +son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute +croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne +en la protection du Ciel et en la raison de l'homme. + +Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis +disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion. +Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les +vainqueurs. + +Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un +calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien +mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, +plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette +guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, +un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on +obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi +blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir ainsi serait moins +de la bravoure que de la témérité.--Et la témérité n'est plus un défaut +des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où +s'illustra leur cité.--On se disait enfin, raison suprême tirée de +l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis d'être poli dans son +intérieur pourvu qu'on ne se montrât pas familier, en public, avec le +soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la +maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, +chaque soir, à se chauffer au foyer commun. + +La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français +ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans +les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec +arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas +avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les +officiers de chasseurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux mêmes cafés. + +Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil +et d'inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur +répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les +places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l'impression +d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses. + +Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants +payaient toujours; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un négociant +normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute +parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre. + +Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de +la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les +pêcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand +gonflé dans son uniforme, tué d'un coup de couteau ou de savate, la tête +écrasée par une pierre, ou jeté à l'eau d'une poussée du haut d'un pont. +Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et +légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que +les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. + +Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à +mourir pour une Idée. + +Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville à leur +inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la +renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, +on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le coeur des +commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au +Havre que l'armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner +ce port en allant par terre à Dieppe où ils s'embarqueraient. + +On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la +connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en +chef. + +Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce +voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on +résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout +rassemblement. + +Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, +vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la +neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la +nuit. + +A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la +cour de l'Hôtel de Normandie, où l'on devait monter en voiture. + +Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous +leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité; et l'entassement +des lourds vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps à +des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se +reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent:--«J'emmène ma +femme,»--dit l'un.--«J'en fais autant.«--«Et moi aussi.»--Le premier +ajouta:--«Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens +approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre.»--Tous avaient les +mêmes projets, étant de complexion semblable. + +Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait +un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure +pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux +frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix +d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un +léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; ce murmure +devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement +de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque +secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant le sol. + +La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés +s'étaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis. + +Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en +descendant vers la terre; il effaçait les formes, poudrait les choses +d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence +de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, +innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que +bruit, entremêlement d'atomes légers qui semblaient emplir l'espace, +couvrir le monde. + +L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval +triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, +attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, +car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumière. +Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs +immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit:--«Pourquoi ne montez-vous +pas dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins.» + +Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les +trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite; +puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les +dernières places sans échanger une parole. + +Le plancher était couvert de paille où les pieds s'enfoncèrent. Les +dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un +charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à +voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses +qu'elles savaient déjà depuis longtemps. + +Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre +à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda:--«Tout le +monde est-il monté?»--Une voix du dedans répondit:--«Oui.»--On partit. + +La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les +roues s'enfonçaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des +craquements sourds; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient; et le +fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les +côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant +brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort +plus violent. + +Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu'un +voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne +tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs +et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où +apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt +une chaumière avec un capuchon de neige. + +Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de +cette aurore. + +Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de +l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue +Grand-Pont. + +Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté +le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très +mauvais vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses +connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de +ruses et de jovialité. + +Sa réputation de filou était si bien établie, qu'un soir, à la +préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant +et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu +somnolentes de faire une partie de «Loiseau vole», le mot lui-même vola +à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait +fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province. + +Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses +plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui +sans ajouter immédiatement:--«Il est impayable, ce Loiseau.» + +De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d'une face +rougeaude entre deux favoris grisonnants. + +Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision +rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce, qu'il +animait par son activité joyeuse. + +A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, +M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire +de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du Conseil +général. Il était resté, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition +bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement +à la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre +expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, +demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen +en garnison. + +Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute +jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navré +l'intérieur lamentable de la voiture. + +Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un +des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, +vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, par les +artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV +qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse +une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et +gouverneur de province. + +Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert +représentait le parti orléaniste dans le département. L'histoire de +son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes était toujours +demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait +mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils +de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon +demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille +galanterie, et dont l'entrée fût difficile. + +La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, +cinq cent mille livres de revenu. + +Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société +rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la +Religion et des Principes. + +Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même +banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui +égrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_. +L'une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si +elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. +L'autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine +de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les +illuminés. + +En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les +regards de tous. + +L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens +respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans +les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les +frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien +confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin +la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au Quatre +Septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet, +mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, +demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui +le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et +serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la +défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous +les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les +routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il +s'était vivement replié vers la ville. + +Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, où de +nouveaux retranchements allaient être nécessaires. + +La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son +embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. +Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, +étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses; +avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa +robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur +faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de +pivoine prêt à fleurir; et là-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux +noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre +dedans; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, +meublée de quenottes luisantes et microscopiques. + +Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables. + +Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les +femmes honnêtes, et les mots de «prostituée», de «honte publique» furent +chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses +voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence +aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de +Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé. + +Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la +présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. +Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs +dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour +légal le prend toujours de haut avec son libre confrère. + +Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à +l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour +les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait +subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et +des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix +fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. +Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie cotonnière, avait eu soin +d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif +qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s'était arrangé +pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui lui +restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme formidable +qu'il comptait bien toucher au Havre. + +Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien +que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de +la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de +l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte. + +La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas +fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des +côtes à pied. On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à +Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun +guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence +sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la +dégager. + +L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun +marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage +des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries. + +Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du +chemin, mais ils n'y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant +cachait ses réserves dans la crainte d'être pillé par les soldats qui, +n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils +découvraient. + +Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se +sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui +depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, +avait tué les conversations. + +De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque aussitôt +l'imitait; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son +savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou +modestement en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait +une vapeur. + +Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait +quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses +voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et +crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. +Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle +souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne +comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. «Le fait est que je +ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé à apporter +des provisions?»--Chacun se faisait le même reproche. + +Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on +refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il +rendit la gourde, il remercia: «C'est bon tout de même, ça réchauffe, et +ça trompe l'appétit.»--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de +faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras +des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens +bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux +bonnes soeurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains +enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, +baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance +qu'il leur envoyait. + +Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine +interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant +vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une +serviette blanche. + +Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale +en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, +tout découpés, avaient confi sous leur gelée; et l'on apercevait encore +dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des +fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de +trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre +goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle +prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de +ces petits pains qu'on appelle «Régence» en Normandie. + +Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit, +élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante +avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le +mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de +la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa +timbale, son panier et ses provisions. + +Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: «A la bonne +heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui +savent toujours penser à tout.» Elle leva la tête vers lui: «Si vous en +désirez, monsieur? C'est dur de jeûner depuis le matin.» Il salua: «Ma +foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme +à la guerre, n'est-ce pas, madame?» Et, jetant un regard circulaire, il +ajouta: «Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver +des gens qui vous obligent.»--Il avait un journal qu'il étendit pour ne +point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logé +dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des +dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans +la voiture un grand soupir de détresse. + +Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes +soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux +instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite +après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus +les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte +de table en développant des journaux sur les genoux. + +Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, +mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, +travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l'imiter. +Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les +entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda +à leur «charmante compagne» si elle lui permettait d'offrir un petit +morceau à Mme Loiseau. Elle dit: «Mais oui, certainement, monsieur,» +avec un sourire aimable, et tendit la terrine. + +Un embarras se produisit lorsqu'on eût débouché la première bouteille +de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir +essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la +place humide encore des lèvres de sa voisine. + +Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des +nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme +Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de +Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir +qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que la neige +du dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu +connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. +Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes soeurs, soutenant +la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de +Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, +ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se +sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, +la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et +elle ajouta:--«C'est la faim, pas autre chose.» Alors Boule de Suif, +rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs +restés à jeun: «Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces +dames ...» Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole: +«Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit +s'aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable! +Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit? +Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain +midi.»--On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du +«oui». + +Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille +intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: «Nous +acceptons avec reconnaissance, madame.» + +Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna +carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie +gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de +Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits-fours et une tasse pleine +de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les +femmes, adorant les crudités. + +On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc +on causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on +s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un +grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse +surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames +qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme +Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et +mangeant beaucoup. + +On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits +horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français; et tous +ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les +histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta, +avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les +filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait +quitté Rouen: «J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle. +J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir +quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai +vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourné le sang +de colère; et j'ai pleuré de honte toute la journée. Oh! si j'étais un +homme, allez! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur +casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empêcher de leur +jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; +alors j'ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles +à étrangler que d'autres! Et je l'aurais terminé, celui-là, si l'on ne +m'avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, +quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici.» + +On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses +compagnons qui ne s'étaient pas montrés si crânes; et Cornudet, en +l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apôtre; de +même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue +barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont +celui de la religion. Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, avec +l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour +aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait +magistralement cette «crapule de Badinguet». + +Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle +devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation: «J'aurais +bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, +ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'à +quitter la France si l'on était gouverné par des polissons comme vous!» +Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais +on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa +et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec +autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. +Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l'âme la +haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette +instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les +gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, +attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments +ressemblaient si fort aux leurs. + +Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant +qu'il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un +peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait fini de manger. + +La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, +plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, +malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette +dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et +l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes +Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses. + +Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d'une lueur vive +un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des +deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet +mobile des lumières. + +On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout à coup un +mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont +l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe s'écarter +vivement comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit. + +Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'était Tôtes. +On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos +laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, +faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du Commerce +on s'arrêta. + +La portière s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les +voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. +Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque chose. + +Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si +l'on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur +apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement +jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont +les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et +d'épouvante. + +A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un +grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme +comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate +et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel anglais. Sa +moustache démesurée, à longs poils droits, s'amincissant indéfiniment +de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu'on n'en +apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, +tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant. + +Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton +raide:--«Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?» + +Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une docilité de +saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la +comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis +de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant +pied à terre, dit à l'officier: «Bonjour monsieur», par un sentiment de +prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens +tout-puissants, le regarda sans répondre. + +Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent +les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille +tâchait de se dominer et d'être calme: le démoc tourmentait d'une main +tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient +garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là chacun +représente un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse +de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses +voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait +l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance +commencée au défoncement des routes. + +On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait +présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et où +étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque +voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux +renseignements écrits. + +Puis il dit brusquement:--«C'est pien», et il disparut. + +Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une +demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, pendant que deux +servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. +Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte +vitrée marquée d'un numéro parlant. + +Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge +parut lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme +asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des +chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de +Follenvie. + +Il demanda: + +--Mademoiselle Élisabeth Rousset? + +Boule de Suif tressaillit, se retourna: + +--C'est moi. + +--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement. + +--A moi? + +--Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset. + +Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément: + +--C'est possible, mais je n'irai pas. + +Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause +de cet ordre. Le comte s'approcha: + +--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés +considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos +compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. +Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger; c'est sans +doute pour quelque formalité oubliée. + +Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la +sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les +complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. Elle dit enfin: + +--C'est pour vous que je le fais, bien sûr! + +La comtesse lui prit la main: + +--Et nous vous remercions. + +Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table. + +Chacun se désolait de n'avoir pas été demandé à la place de cette fille +violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le +cas où on l'appellerait à son tour. + +Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à +suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait: «Oh! la canaille! la canaille!» + +Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le +comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: «Non, cela ne +vous regarde pas, je ne peux pas parler.» + +Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de +choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le +ménage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par économie. Les autres +demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon +particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de +le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite entre la lampe +et son oeil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande +barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait +tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre +de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour +laquelle il était né. On eût dit qu'il établissait en son esprit un +rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui +occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et assurément il +ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre. + +M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L'homme, râlant +comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour +pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle +raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils +faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui +coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils à +l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec +une dame de qualité. + +Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, +de temps en temps, l'interrompait: + +--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait +aucun compte, et continuait: + +--Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et +du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas +croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le +respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant +des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:--et marche en +avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là.--S'ils +cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans +leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ça n'est profitable à +personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre +rien qu'à massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation, +c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament à +piétiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font +tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres se donnent +tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination +de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien +Polonais, ou bien Français?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a +fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine +nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on +donne des décorations à celui qui en détruit le plus?--Non, voyez-vous, +je ne comprendrai jamais ça! + +Cornudet éleva la voix: + +--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est +un devoir sacré quand on défend la patrie. + +La vieille femme baissa la tête: + +--Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait +pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir? + +L'oeil de Cornudet s'enflamma: + +--Bravo, citoyenne! dit-il. + +M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il fût fanatique +des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait +songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras +inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient +improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il +faudra des siècles pour achever. + +Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. +Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre sautillait de +joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes +de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis. + +Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha. + +Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son +épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son oeil au trou de la +serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait: «les mystères du +corridor». Au bout d'une heure environ, il entendit un frôlement, +regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète +encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches. +Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro +tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s'entr'ouvrit, et, +quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, +la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de Suif +semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, +malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils +élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait +avec vivacité. Il disait: + +--Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous fait? + +Elle avait l'air indigné et répondit: + +--Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas; et +puis, ici, ce serait une honte. + +Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle +s'emporta, élevant encore le ton: + +--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens +dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être? + +Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point +caresser près de l'ennemi, dut réveiller en son coeur sa dignité +défaillante, car, après l'avoir seulement embrassée, il regagna sa porte +à pas de loup. + +Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa +chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure +carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant: +«M'aimes-tu, chérie?» + +Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s'éleva quelque +part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi +bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un +bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous +pression. M. Follenvie dormait. + +Comme on avait décidé qu'on partirait à huit heures le lendemain, tout +le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bâche avait +un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans +chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les +écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se +résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la +place, avec l'église au fond, et, des deux côtés, des maisons basses +où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent +épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique +du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui +pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l'apaiser; et les +grosses paysannes dont les hommes étaient à «l'armée de la guerre», +indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu'il +fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café; +un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente. + +Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le +vieux rat d'église lui répondit: «Oh! ceux-là ne sont pas méchants; +c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne +sais pas bien d'où; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au +pays; ça ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr qu'on pleure +bien aussi là-bas après les hommes; et ça fournira une fameuse misère +chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour +le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme +s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres +gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre.» + +Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et +les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut +un mot pour rire: «Ils repeuplent.» M. Carré-Lamadon eut un mot grave: +«Ils réparent.» Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le +découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec +l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella: + +--Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures? + +--Ah! bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis. + +--Lequel? + +--De ne pas atteler du tout. + +--Qui vous a donné cet ordre? + +--Ma foi! le commandant prussien. + +--Pourquoi? + +--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend d'atteler, moi je +n'attelle pas.--Voilà. + +--C'est lui-même qui vous a dit cela? + +--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de sa part. + +--Quand ça? + +--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrèrent fort +inquiets. + +On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause +de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même +formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas +d'incendie. + +On voulut voir l'officier, mais cela était impossible absolument, bien +qu'il logeât dans l'auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui +parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes +remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent. + +Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un +grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une +canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une +considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi +la patrie en servant à Cornudet. C'était une superbe pipe en écume +admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais +parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa +physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme +du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois +qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres +dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangée +d'écume. + +Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin +aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer +politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux +d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révèlerait +quand tout serait désespéré: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être? +ou un autre Napoléon Ier? Ah! si le prince impérial n'était pas si +jeune! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des +destinées. Sa pipe embaumait la cuisine. + +Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien +vite; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, +ces paroles: L'officier m'a dit comme ça: «Monsieur Follenvie, vous +défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux +pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit.» + +Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte où M. +Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit +répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait +déjeuné, c'est-à-dire vers une heure. + +Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré l'inquiétude. +Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée. + +On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs. + +Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entraîner +Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara +fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les +Allemands; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette. +Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle +chambre de l'auberge où l'officier les reçut, étendu dans un fauteuil, +les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et +enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans +la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne +se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait +un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire +victorieux. + +Au bout de quelques instants il dit enfin: + +--Qu'est-ce que fous foulez? + +Le comte prit la parole: + +--Nous désirons partir, Monsieur. + +--Non. + +--Oserai-je vous demander la cause de ce refus? + +--Parce que che ne feux pas. + +--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général +en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe; et +je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs. + +--Che ne feux pas ... foilà tout ... Fous poufez tescentre. + +S'étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent. + +L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice +d'Allemand; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. +Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, +imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder +comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou, +plutôt, leur demander une rançon considérable? A cette pensée, une +panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se +voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs +pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient +la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs +richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa +chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta +les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux +heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. +Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint +sa pipe par politesse, y prit part. + +Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un +d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui +hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le ménage Loiseau +s'entendait pour tricher. + +Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix +graillonnante, il prononça: «L'officier prussien fait demander à Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.» + +Boule de Suif resta debout, toute pâle; puis, devenant subitement +cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait +plus parler. Enfin elle éclata: «Vous lui direz à cette crapule, à ce +saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous +entendez bien, jamais, jamais, jamais.» + +Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée, +sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle +résista d'abord; mais l'exaspération domina bientôt: «Ce qu'il veut?... +ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!» cria-t-elle. Personne ne se +choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en +la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de réprobation +contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous +pour la résistance, comme si l'on eût demandé à chacun une partie du +sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là +se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout +témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante. +Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissé la +tête et ne disaient rien. + +On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée; mais on parla +peu: on songeait. + +Les dames se retirèrent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant, +organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu'on avait +l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer pour +vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'à ses +cartes, sans rien écouter, sans rien répondre; et il répétait sans +cesse: «Au jeu, messieurs, au jeu.» Son attention était si tendue qu'il +en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue +dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de +l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements +aigus des jeunes coqs essayant de chanter. + +Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint +le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était «du matin», +toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était «du soir», +toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria: «Tu placeras +mon lait de poule devant le feu,» et se remit à sa partie. Quand on vit +bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on déclara qu'il était temps de s'en +aller, et chacun gagna son lit. + +On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir +indéterminé, un désir plus grand de s'en aller, une terreur du jour à +passer dans cette horrible petite auberge. + +Hélas! les chevaux restaient à l'écurie, le cocher demeurait invisible. +On alla, par désoeuvrement, tourner autour de la voiture. + +Le déjeuner fut bien triste; et il s'était produit comme un +refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte +conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à +cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver secrètement +le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses +compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eût su, d'ailleurs? Elle aurait +pu sauver les apparences en faisant dire à l'officier qu'elle prenait en +pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d'importance! + +Mais personne n'avouait encore ces pensées. + +Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, le comte proposa de +faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec +soin et la petite société partit, à l'exception de Cornudet, qui +préférait rester près du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs +journées dans l'église ou chez le curé. + +Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et +les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était +une souffrance; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut +si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le +monde aussitôt retourna, l'âme glacée et le coeur serré. + +Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu +derrière. + +Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette +«garce-là» allait les faire rester longtemps encore dans un pareil +endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une +femme un sacrifice aussi pénible, et qu'il devait venir d'elle-même. M. +Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était +question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir +lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux.--«Si +l'on se sauvait à pied,»--dit Loiseau. Le comte haussa les épaules:-- +«Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous +serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés +prisonniers à la merci des soldats.»--C'était vrai; on se tut. + +Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les +désunir. + +Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui +fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, +et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier +aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes +soigneusement cirées. + +Il s'inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les +hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien +que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure. + +Boule de Suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois +femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être ainsi +rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait +si cavalièrement traitée. + +Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, +qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, +trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même qu'il ne fût pas +Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes +assurément raffoleraient. + +Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent +même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux, +dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le +temps. + +On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des coeurs +exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif. + +Une cloche tinta. C'était pour un baptême. La grosse fille avait un +enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois +l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on allait +baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le +sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie. + +Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha +les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait décider quelque +chose. Loiseau eut une inspiration: il était d'avis de proposer à +l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir +les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il +redescendit presque aussitôt. L'Allemand, qui connaissait la nature +humaine, l'avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde +tant que son désir ne serait pas satisfait. + +Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata:--«Nous n'allons +pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son métier, à cette +gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le +droit de refuser l'un plutôt que l'autre. Je vous demande un peu, ça a +pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, même des cochers! oui, madame, +le cocher de la préfecture! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la +maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait +la mijaurée, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit très +bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps; et nous +étions là trois qu'il aurait sans doute préférées. Mais non, il se +contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. +Songez donc, il est le maître. Il n'avait qu'à dire: «Je veux», et il +pouvait nous prendre de force avec ses soldats.» + +Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme +Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se +sentait déjà prise de force par l'officier. + +Les hommes, qui discutaient à l'écart, se rapprochèrent. Loiseau, +furibond, voulait livrer «cette misérable» pieds et poings liés, à +l'ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d'ambassadeurs, et +doué d'un physique de diplomate, était partisan de l'habileté: «Il +faudrait la décider»,--dit-il. + +Alors on conspira. + +Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion +devint générale, chacun donnant son avis. C'était fort convenable du +reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, +des subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les plus +scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris, tant les précautions du +langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont +est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles +s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement +au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l'amour avec la +sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper d'un autre. + +La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur semblait drôle à +la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien +dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha quelques +grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensée +brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits: «Puisque +c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus +qu'un autre?» La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu'à sa +place elle refuserait celui-là moins qu'un autre. + +On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. +Chacun convint du rôle qu'il jouerait, des arguments dont il +s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait exécuter. On régla le plan +des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l'assaut, pour +forcer cette citadelle vivante à recevoir l'ennemi dans la place. + +Cornudet cependant restait à l'écart, complètement étranger à cette +affaire. + +Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point +rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger: «Chut!» qui +fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et +un certain embarras empêcha d'abord de lui parler. La comtesse, plus +assouplie que les autres aux duplicités des salons, l'interrogea: +«Etait-ce amusant, ce baptême?» + +La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les +attitudes, et l'aspect même de l'église. Elle ajouta: «C'est si bon de +prier quelquefois.» + +Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se contentèrent d'être aimables +avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils. + +Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d'abord une +conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens: +Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, +Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et +les réduisant à des servilités d'esclave. Alors se déroula une histoire +fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, +où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs +bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. +On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur +corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont +vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et +sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement. + +On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui +s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la +transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, +à l'heure du rendez-vous fatal. + +Et tout cela s'était raconté d'une façon convenable et modérée, où +parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l'émulation. + +On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, +était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux +caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point +entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne disait +rien. + +Pendant tout l'après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu +de l'appeler «madame» comme on avait fait jusque-là, on lui disait +simplement «mademoiselle», sans que personne sût bien pourquoi, comme +si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime qu'elle +avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse. + +Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa +phrase de la veille: «L'officier prussien fait demander à Mlle Elisabeth +Rousset si elle n'a point encore changé d'avis.» + +Boule de Suif répondit sèchement: «Non, monsieur.» Mais au dîner la +coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se +battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait +rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un +vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée +des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, +beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux; +mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis +pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un argument +puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes +tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un +habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence +heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la +conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra +hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas troublée par les +tâtonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer; +sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules. + +Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait +immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'En Haut; et rien, +à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention était +louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice +inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome +de morale: «La fin justifie les moyens.» + +Elle l'interrogeait. + +--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et +pardonne le fait quand le motif est pur? + +--Qui pourrait en douter, madame? Une action blâmable en soi devient +souvent méritoire par la pensée qui l'inspire. + +Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant +ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le +regardaient guère. + +Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la +sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de +la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux +chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, +d'elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère soeur Saint-Nicéphore. +On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des +centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, +ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles étaient +arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de +Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés peut-être! C'était sa +spécialité, à elle, de soigner les militaires; elle avait été en Crimée, +en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout +à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent +faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des remous des +batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards +indisciplinés; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure +ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des +dévastations de la guerre. + +Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait excellent. + +Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour +ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée. + +Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le +temps de germer et de pousser ses fruits. + +La comtesse proposa de faire une promenade dans l'après-midi; alors le +comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura +derrière les autres, avec elle. + +Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les +hommes posés emploient avec les filles, l'appelant: «ma chère enfant», +la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité +indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question: + +--Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes +les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt +que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si +souvent en votre vie? + +Boule de Suif ne répondit rien. + +Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il +sut rester «monsieur le comte», tout en se montrant galant quand il le +fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle +leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant +gaiement: «Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d'avoir goûté +d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays.» + +Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société. Aussitôt rentrée, +elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquiétude était extrême. +Qu'allait-elle faire? Si elle résistait, quel embarras! + +L'heure du dîner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant +alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu'on pouvait +se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha +de l'aubergiste, et, tout bas: «Ça y est?--Oui.» Par convenance, il ne +dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de +la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes +les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria: +«Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans +l'établissement»; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron +revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement +communicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les coeurs. +Le comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le +manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut +vive, enjouée, pleine de traits. + +Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla: +«Silence!» Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il +tendit l'oreille en faisant «Chut!» des deux mains, leva les yeux +vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: +«Rassurez-vous, tout va bien.» + +On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa. + +Au bout d'un quart d'heure il recommença la même farce, la renouvela +souvent dans la soirée; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un à +l'étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans +son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour +soupirer: «Pauvre fille;» ou bien il murmurait entre ses dents d'un air +rageur: «Gueux de Prussien, va!» Quelquefois, au moment où l'on n'y +songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:«Assez! +assez!» et ajoutait, comme se parlant à lui-même: «Pourvu que nous la +revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le misérable!» + +Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût déplorable, elles amusaient +et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux comme le +reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu créée autour d'eux était +chargée de pensées grivoises. + +Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et +discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui +conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva +une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie +des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud. + +Loiseau, lancé, se leva, un verre de Champagne à la main: «Je bois à +notre délivrance!» Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux +bonnes soeurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à +tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais +goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, +mais que c'était plus fin cependant. + +Loiseau résuma la situation. + +--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer +un quadrille. + +Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait même +plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d'un geste +furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, +vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui +tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: «Vous n'êtes pas +farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?» Mais Cornudet releva +brusquement la tête, et, parcourant la société d'un regard luisant et +terrible: «Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie!» +Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois: «Une infamie!» et +disparut. + +Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloqué, restait bête; mais il +reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant: «Ils sont +trop verts, mon vieux, ils sont trop verts.» Comme on ne comprenait pas, +il raconta les «mystères du corridor». Alors il y eut une reprise de +gaieté formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et +M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire. + +--Comment! vous êtes sûr? Il voulait.... + +--Je vous dis que je l'ai vu. + +--Et, elle a refusé.... + +--Parce que le Prussien était dans la chambre à côté. + +--Pas possible? + +--Je vous le jure. + +Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le ventre à deux mains. +Loiseau continuait: + +--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du +tout. + +Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés. + +On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des +orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que +«cette chipie» de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée: +«Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l'uniforme, qu'il soit +Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n'est +pas une pitié, Seigneur Dieu!» + +Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coururent comme des +frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des +souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. +Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière +glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là; +il trouble, dit-on, le sommeil. + +Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige éblouissante. La +diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée +de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un oeil +rosé, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre +les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin +fumant qu'ils éparpillaient. + +Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le +siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des +provisions pour le reste du voyage. + +On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut. + +Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle s'avança timidement +vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se détournèrent +comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras +de sa femme et l'éloigna de ce contact impur. + +La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors, ramassant tout son courage, +elle aborda la femme du manufacturier d'un «bonjour, madame» humblement +murmuré. L'autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu'elle +accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait +affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût apporté une +infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle +arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle avait +occupée pendant la première partie de la route. + +On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître; mais Mme Loiseau, +la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari: +«Heureusement que je ne suis pas à côté d'elle.» + +La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença. On ne parla point +d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en +même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir cédé, +souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait +hypocritement jetée. + +Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce +pénible silence. + +--Vous connaissez, je crois, Mme d'Étrelles? + +--Oui, c'est une de mes amies. + +--Quelle charmante femme! + +--Ravissante! Une vraie nature d'élite, fort instruite d'ailleurs, et +artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine dans la +perfection. + +Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des +vitres un mot parfois jaillissait: «Coupon--échéance--prime--à terme.» + +Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissé +par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un +bésigue avec sa femme. + +Les bonnes soeurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, +firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se +mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur +vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en +temps elle baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis +recommençaient leur marmottement rapide et continu. + +Cornudet songeait, immobile. + +Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: «Il fait +faim», dit-il. + +Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un +morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et +fermes, et tous deux se mirent à manger. + +--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle +déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C'était, dans un +de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, +pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie +succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune +du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de +gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: «faits divers» sur sa +pâte onctueuse. + +Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de saucisson qui sentait +l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les +vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et +de l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses +pieds dans la paille et se mit à mordre à même les oeufs, faisant tomber +sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là +dedans, des étoiles. + +Boule de Suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu +songer à rien; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous +ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa +d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot +d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas parler +tant l'exaspération l'étranglait. + +Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée +dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord, +rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea +à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment +dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses +poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant +soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à +pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots +comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de +ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, +roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides, +coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant +régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait +droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu'on ne la +verrait pas. + +Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa +les épaules comme pour dire: «Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute.» +Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: «Elle pleure sa +honte.» + +Les deux bonnes soeurs s'étaient remises à prier, après avoir roulé dans +un papier le reste de leur saucisson. + +Alors Cornudet, qui digérait ses oeufs, étendit ses longues jambes sous +la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un +homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la +_Marseillaise_. + +Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne +plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient +l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de +barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait +les paroles: + + Amour sacré de la patrie, + Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, + Liberté, liberté chérie, + Combats avec tes défenseurs! + +On fuyait plus vite, la neige étant plus dure; et jusqu'à Dieppe, +pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du +chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurité profonde de la +voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement +vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre +le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole qu'ils +appliquaient sur chaque mesure. + +Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle +n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres. + + + + +L'Épave + + +C'était hier, 31 décembre. + +Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique +lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers. + +Georges me dit: + +--Tu permets? + +--Certainement. + +Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée +dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention +sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le +coeur. + +Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit: + +«Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée, +une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut un +singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans ... +puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... + +«J'étais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige +aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er janvier, +puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, quand je +reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immédiatement +pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de Saint-Nazaire, +assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. J'arrivai à la +Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir +même, je prenais l'express, qui me déposait à La Rochelle le lendemain +31 décembre. + +«J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Ré, le +_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre +et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées comme un +labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des +galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces +galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui semblent construites +et demeurées comme un décor de conspirateurs, le décor antique et +saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion héroïques et +sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, grave, discrète, sans +art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si +magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie sévère, un peu +sournoise aussi, une cité de batailleurs obstinés, où doivent éclore les +fanatismes, la ville où s'exalta la foi des calvinistes et où naquit le +complot des quatre sergents. + +«Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur +un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à l'île +de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les deux +tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue +construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les pierres +énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua +vers la droite. + +«C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, +compriment le coeur, éteignent en nous toute force et toute énergie; un +jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, +froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée d'égout. + +«Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu +profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une ride, +sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau +stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par +habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derrière +quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient +bientôt. + +«Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans +pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais +quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand +trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait échoué, par +une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré. + +«La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il +avait été impossible de le renflouer et qu'on avait dû enlever au plus +vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater +la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le +naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre +à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite +contradictoirement, si besoin était, dans le procès. + +«Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il +jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts. + +«Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant +été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. + +«Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_ +poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au +hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le +capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui +changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de +la marée basse. + +«Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre +l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'oeil voyait au +loin. Nous suivions une terre. Je demandai: + +«--C'est l'île de Ré? + +«--Oui, monsieur. + +«Et tout à coup le capitaine, étendant la main droite devant nous, me +montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: + +«--Tenez, voilà votre navire! + +«--Le _Marie-Joseph_?... + +«--Mais, oui. + +«--J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais +pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins des +côtes. + +«Je repris: + +«--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que +vous me désignez? + +«Il se mit à rire. + +«--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... + +«C'était un Bordelais. Il continua: + +«--Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en +par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du +_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois heures +au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous aurez une +heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas plusse, par +exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle +revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! Remettez-vous +en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez à sept +heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose ce soir même sur +le quai de La Rochelle. + +«Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur, +pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions +rapidement. + +«Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales +à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un gros +village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de +poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de +moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très +peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur. + +«Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la +mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une +sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, là-bas. + +«J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, +et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là; +maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et je ne +distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je croyais +assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique était +devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève, comme +font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au milieu +d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée demeuraient +en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et +bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je +regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que j'avançais et +ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée. + +«Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate +et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une +heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant, +comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné, +percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par toutes +les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâchait plus. Elle +paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré profondément +dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, relevé, +semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré, ces deux +mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. + +«J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu +sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les +trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement +ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies. +Il n'y avait plus rien là-dedans que du sable qui servait de sol à ce +souterrain de planches. + +«Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis +sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente +par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un +singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de +moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit +vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages +de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la +mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du +taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les +vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore. + +«Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis +un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une +seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux +noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas +longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: et j'aperçus +debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles, +ou plutôt un grand Anglais avec trois misses. Assurément, ils eurent +encore plus peur que moi en voyant surgir cet être rapide sur le +trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux +autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, il avait ouvert +la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son émotion. + +«Puis, après quelques secondes, il parla: + +«--Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment? + +«--Oui, monsieur. + +«--Est-ce que je pôvé la visiter? + +«--Oui, monsieur. + +«Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai +seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. + +«Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur +et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois +fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une +blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si +mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits +de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable et que +ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec leur +fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles rosés et aux +perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs +inconnues des océans. + +«Elle parlait un peu mieux que son père; et elle nous servit +d'interprète, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails, +que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute +la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent +pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent +des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois +filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs +grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre +croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. + +«Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les +quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes +noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. + +«Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui +continuais à inspecter le squelette du navire. + +«J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus +tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils +n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples +et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre le +monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs, +vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine +entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits +échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et gentilles +toutes trois, mais surtout la grande. + +«Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, de +comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger, +des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner, +de se remettre au travail et de dire «yes» ou «nô», que je serais +demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la regarder. + +«Tout à coup, elle murmura: + +«--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. + +«Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit, +singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la +fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle +allait nous entourer! + +«Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous +cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. Non, +cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une +tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le sable; +mais mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible +flot. + +«L'Anglais voulut s'élancer; je le retins; la fuite était impossible, à +cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et où +nous tomberions au retour. + +«Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la +petite Anglaise se mit à sourire et murmura: + +«--Ce été nous les naufragés! + +«Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse, +basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions +m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers +qui? + +«Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui +regardait, d'un oeil consterné, la mer démesurée autour de nous. + +«Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde, +humide, glacée: + +«Je dis: + +«--Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau. + +«L'Anglais répondit: + +«--Oh! yes! + +«Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en +vérité, combien de temps, à regarder, autour de nous, cette eau jaune +qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur +l'immense grève reconquise. + +«Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre, +pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous +effleurait et nous piquait la peau. + +«Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes +alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait un +peu. + +«Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés +les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais +trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les +dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce +de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse +comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, +muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan. +Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et +grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là, heureux du +froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse à +passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne fillette. + +«Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de +joie qui me pénétrait. + +«Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, elle? Une petite +Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je +me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer pour +elle, faire mille folies? Étrange chose! Comment se fait-il que la +présence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa +grâce qui nous enveloppe? la séduction de la joliesse et de la jeunesse +qui nous grise comme ferait le vin? + +«N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux +amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance +dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre +d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille la +terre pour y faire pousser des fleurs! + +«Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel, +car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement léger, +infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone +clapotement du courant contre le bateau. + +«Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises +pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler +dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la +rassurait et qu'elle avait toujours peur. + +«Je demandai à ma voisine; + +«--Vous n'avez pas trop froid, miss? + +«--Oh! si. J'avé froid beaucoup. + +«Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté; +je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa +main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. + +«Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau +plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle +me passa sur le visage. Le vent s'élevait! + +«L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement: + +«--C'était mauvaise pour nous, cette ... + +«Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même +de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement +brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en +bouillie. + +«Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales +de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais +dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, des +lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du +_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait +jusqu'au coeur. + +«L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais +une envie folle de la saisir dans mes bras. + +«Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares +brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, +pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient, +nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un +d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes pour +se rallumer aussitôt; c'était bien un oeil, celui-là, avec sa paupière +sans cesse baissée sur son regard de feu. + +«De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder +l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me +dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité: + +«--Mosieu, je vous souhaite bon année. + +«Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça +une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter +le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et +s'évapora à travers l'espace. + +«J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion +puissante et bizarre. + +«C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, +de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de +plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri +te salutant!_ + +«Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule +une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier +nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune +s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car +les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et +voletaient, comme des oiseaux blessés, au dessus des vagues. + +«La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais +plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque +avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit +tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en +effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce +navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans +les flots?... + +«Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le +_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant +tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans +savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais +à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait +plus; nous autres aussi ne bougions point. + +«Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un +mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le +bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle. + +«L'Anglais reprit: + +«--Une petite bascule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves. + +«Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord! + +«Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer, +tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous +cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence. + +«Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau, +et on nous ramena à Saint-Martin. + +«L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: + +«--Bonne souper! bonne souper! + +«On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. + +«Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de +promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que +je ne les suivisse. + +«J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, +si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien +l'homme, parfois, est faible et incompréhensible! + +«Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je reçus +une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, depuis +lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte +sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son +mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du +_Marie-Joseph_ ... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée +... non ... que j'aurais aimée ... Ah!... voilà ... sait-on?... Les +événements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ... +Elle doit être vieille, à présent ... je ne la reconnaîtrais pas ... Ah! +celle d'autrefois ... celle de l'épave ... quelle créature ... divine! +Elle m'écrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ça m'a +fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne +n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ça!...» + + + + +DÉCOUVERTE + + + + +Découverte + + +Le bateau était couvert de monde. La traversée s'annonçant fort belle, +les Havraises allaient faire un tour à Trouville. + +On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ, +et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis +qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuée. + +Les roues tournèrent quelques secondes, s'arrêtèrent, repartirent +doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié +par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En +route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité. + +Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le +bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amérique, +et les amis restés à terre répondaient de la même façon. + +Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les +toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Océan à peine remué par +des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une +courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à +travers la brume matinale. + +A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt +kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs +de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du +fleuve qui, ne se mêlant point à l'eau salée, dessinaient de grands +rubans jaunes à travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer. + +J'éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de +long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais +rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des +voyageurs. + +Tout à coup, on m'appela. Je me retournai. C'était un de mes vieux amis, +Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans. + +Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant +de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais +tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux +lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont. + +Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage: + +--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens! + +C'était plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient +l'horizon d'un air important qui semblait dire: «C'est nous, les +Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!» + +Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs +avaient l'air des drapeaux de leur suffisance. + +Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les +constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores +leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux +paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, +portaient des chapeaux anglais d'une forme étrange, et, derrière +leurs crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des +couleuvres lofées. + +Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur +mâchoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes +et démesurées. + +On sentait, en passant près d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau +dentifrice. + +Sidoine répéta, avec une colère grandissante: + +--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France? + +Je demandai en souriant: + +--Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement +indifférents. + +Il prononça: + +--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai épousé une Anglaise. Voilà. + +Je m'arrêtai pour lui rire au nez. + +--Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux? + +Il haussa les épaules: + +--Non, pas précisément. + +--Alors ... elle te ... elle te ... trompe? + +--Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j'en serais +débarrassé. + +--Alors je ne comprends pas! + +--Tu ne comprends pas? Ça ne m'étonne point. Eh bien, elle a tout +simplement appris le français, pas autre chose! Ecoute: + +Je n'avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l'été +à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux. +On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris +sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles. + +Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l'herbe, +autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil +qu'une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui +ramasse des fleurs le long d'un chemin. + +Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au même hôtel +que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à +toutes les Anglaises. + +Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au +soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; +puis deux filles, l'aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à +conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine +avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les +gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces +yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute +l'espérance, tout le bonheur du monde! + +Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme +comme ceux-là! Comme ça répond bien à l'attente éternelle et confuse de +notre coeur! + +Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les +étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une +Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons +amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, +drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons +tort, cependant. + +Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c'est +leur défaut de prononciation. Aussitôt qu'une femme parle mal notre +langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par +mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une façon tout à fait +inintelligible, elle devient irrésistible. + +Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire à une mignonne +bouche rose: «J'aimé bôcoup la gigotte.» + +Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y +comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots +inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et +gai. + +Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur ses lèvres +un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, +de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées. + +Je l'épousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les +vrais amants n'adorent jamais qu'un rêve qui a pris une forme de femme. +Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet: + + Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares, + Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, + Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares, + J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur. + +Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ça été de donner à ma femme +un professeur de français. + +Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je +l'ai chérie. + +Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante +de son être, l'élégance incomparable de son geste; elles me la +montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite +pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu'elle aimait, pousser +parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une façon coquette, +a force d'être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des +sensations peu compliquées. + +Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en +prononçant--Baâba--et Baâmban. + +Aurais-je pu croire que ... + +Elle parle, à présent.... Elle parle ... mal ... très mal.... Elle fait +tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends +... je sais ... je la connais.... + +J'ai ouvert ma poupée pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut +causer, mon cher! + +Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories +d'une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, +et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire +de la conversation à l'usage des pensionnats de jeunes personnes. + +Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui +renferment d'exécrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai déchirée. J'ai +voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j'ai des +haut-le-coeur, à présent, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes. + +J'ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait +enseigné le français: comprends-tu? + + * * * * * + +Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de +monde. + +Je dis: + +--Où est ta femme? + +Il prononça: + +--Je l'ai ramenée à Étretat. + +--Et toi, où vas-tu? + +--Moi? moi je vais me distraire à Trouville. Puis, après un silence, il +ajouta: + +--Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme. + + + + +UN PARRICIDE + + + + +Un Parricide + + +L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime +étrange? + +On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux +cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, +plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année précédente, la femme +n'étant veuve que depuis trois ans. + +On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas été volés. +Il semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les +avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe de fer. + +L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne +savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier +d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se +constituer prisonnier. + +A toutes les interrogations, il ne répondait que ceci: + +--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils +venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis +habile dans le métier. + +Et quand on lui demandait: + +--Pourquoi les avez-vous tués? + +Il répondait obstinément: + +--Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer. + +On n'en put tirer autre chose. + +Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice +dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que Georges +Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent, +avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient point ses +camarades, on le surnomma «le bourgeois», et on ne l'appelait plus +autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de +menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur +bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes +et nihilistes, grand liseur de romans à drames sanglants, électeur +influent et orateur habile dans les réunions publiques d'ouvriers ou de +paysans. + + * * * * * + +L'avocat avait plaidé la folie. + +Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses +meilleurs clients, des clients riches et généreux (il les connaissait), +qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs +de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se +présentait: la folie, l'idée fixe du déclassé qui se venge sur deux +bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile à +ce surnom de «_le bourgeois_», donné par le pays à cet abandonné; il +s'écriait: + +--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce +malheureux garçon qui n'a ni père ni mère? C'est un ardent républicain. +Que dis-je? il appartient même à ce parti politique que la République +fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille aujourd'hui à bras +ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un +moyen tout simple. + +Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques, +ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même, +oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy; +son esprit malade a chaviré; il a voulu du sang, du sang de bourgeois! + +Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune! + +Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause était +gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne résista pas. + +Alors le président posa au prévenu la question d'usage: + +--Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre défense? + +L'homme se leva. + +Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes +et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon +et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'était +faite de lui. + +Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres +paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle: + +--Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et +que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire. + +J'ai tué cet homme et cette femme parce qu'ils étaient mes parents. + +Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi. + +Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. +Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être +innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d'une +naissance illégitime, plus que cela: à la mort, puisqu'on l'abandonna, +puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, +comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir +de délaissement! + +La femme qui m'allaita fut honnête, plus femme, plus grande, plus mère +que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut +mieux laisser périr ces misérables jetés aux villages des banlieues, +comme on jette une ordure aux bornes. + +Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les +autres enfants m'appelèrent un jour «bâtard». Ils ne savaient pas ce +que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je +l'ignorais aussi, mais je le sentis. + +J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'école. J'aurais +été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si +mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner. + +Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux +furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils +devaient m'aimer: ils m'ont rejeté. + +Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un présent? La mienne, +en tous cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux abandon, je leur +devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus +inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir +contre un être. + +Un homme injurié frappe; un homme volé reprend son bien par la force. +Un homme trompé, joué, martyrisé, tue. Un homme souffleté tue; un +homme déshonoré tue. J'ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté +moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère. + +Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit légitime. J'ai pris leur +vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposée. + +Vous allez parler de parricide! Étaient-ils mes parents, ces gens pour +qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour +qui ma naissance fut une calamité, et ma vie une menace de honte? Ils +cherchaient un plaisir égoïste; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont +supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux. + +Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt à les aimer. + +Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, entra chez +moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux +meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès +du curé, sous le sceau du secret, bien entendu. + +Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même +il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection +pour lui. + +Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle +entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie +nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne dit +rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne répondait que +oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu'il lui +posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée. + +Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maîtresse d'elle. Ils +restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, et ils me firent une +grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais +un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de +mes parents. Je répondis: «Mes parents, madame, étaient des misérables +qui m'ont abandonné.» Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba +sans connaissance. Je pensai tout de suite: «C'est ma mère!» mais je me +gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir. + +Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J'appris qu'ils +n'étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n'étant +devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu'ils +s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune +preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait cachée d'abord, +espéré détruire ensuite. + +J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce +jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment +de s'en aller, elle me dit: «Je vous veux du bien, parce que vous m'avez +l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur; vous penserez sans doute +à vous marier quelque jour; je viens vous aider à choisir librement la +femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée contre mon coeur une +fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans +enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot.» + +Elle me tendit une grande enveloppe cachetée. + +Je la regardai fixement, puis je lui dis: «Vous êtes ma mère?» + +Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me +voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria: +«Mais vous êtes fou!» + +Je répondis: «Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne +me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous +en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier.» + +Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait +à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et +je repris: «Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mère.» + +Alors il s'emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le +scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain; que leur situation, +leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: +«Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc +du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les, secourez-les!» + +Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup: «Allons-nous-en, +allons-nous-en!» + +Alors, comme la porte était fermée, il cria: «Si vous ne m'ouvrez +pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et +violence!» + +J'étais resté maître de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer +dans l'ombre. + +Alors il me sembla tout à coup que je venais d'être fait orphelin, +d'être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse épouvantable, mêlée +de colère, de haine, de dégoût, m'envahit; j'avais comme un soulèvement +de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la droiture, de +l'honneur, de l'affection rejetée. Je me mis à courir pour les rejoindre +le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de +Chatou. + +--Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J'allais à +pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma +mère pleurait toujours. Mon père disait: «C'est votre faute. Pourquoi +avez-vous tenu à le voir? C'était une folie dans notre position. On +aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne +pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses?» + +Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai: «Vous voyez +bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà rejeté une fois, me +repousserez-vous encore?» + +Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur +l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le +saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver. + +J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je +l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu. + +Alors elle s'est mise à crier: «Au secours! à l'assassin!» en +m'arrachant la barbe. Il paraît que je l'ai tuée aussi. Est-ce que je +sais, moi, ce que j'ai fait à ce moment-là? + +Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetés à la +Seine, sans réfléchir. + +Voilà.--Maintenant, jugez-moi. + + * * * * * + +L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée +à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que +ferions-nous de ce parricide? + + + + +LE RENDEZ-VOUS + + + + +Le Rendez-vous + + +Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le +nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle +serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son +ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, +ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous. + +Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, +pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très +mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de +Martelet, son amant! + +La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre +à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les +fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets +baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une +vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet +de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la +mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, +songeant: «Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit, +prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au +plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, +à pied. + +On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le +printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir +par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire +fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, +l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser +de sève comme un bois qui verdit. + +Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme +toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur +de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en +certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle +prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément +attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. +Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de +nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la +foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la +fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, +et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de +rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés. + +Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par +les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si +peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes +pour s'arrêter. + +Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira +si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage +à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des +nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une +chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune +dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille. + +Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en +entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus +un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes +encore de flânerie,--une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y +resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois. + +Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant +chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de +tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, +et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait +d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, +douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si +ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une +opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très +lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant +partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore +celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de +suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. +Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris +l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux +Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle +commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimée? C'était +possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien, +recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup +d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois +mois--temps normal, lutte honorable, résistance suffisante--puis elle +avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur +horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, +dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? +Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, +en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar? +Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un +fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans +plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle +était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, +ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux +stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui +montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure. + +Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne +ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses +ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à +la façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont +terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils +reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont +conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une +gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a +d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils +affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et +déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!» +n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune +femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu +de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage +de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par +semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle +dans un moment critique. + +Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais +et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait +le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne +pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de +Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, tous +les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait +et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil +de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son +nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les +plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, +lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs +en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit +mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle +avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'être rappelée, s'il ne +comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? +D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y +avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme +la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se +sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière +elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce +concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un +descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et +passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, +montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand +tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle +redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître +l'entresol! + +Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, +très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien +changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste! + +Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos +mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où +volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, +il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air +d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce +mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la +cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait +changer ses effets. + +Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne +changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais +banal!... + +Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre! +Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait +odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une +pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se +rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant +à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air +gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi +était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts +pour le savoir. + +C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en +grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» elle l'aurait +tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester +un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à +se rhabiller sans femme de chambre? + +Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, +aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le beau baron de +Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous +aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà! +C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé +et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la +terre, celui-là!... + +L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le +cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle +partit d'une marche plus vive, et sortit du square. + +Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à +nez avec un monsieur qui la salua profondément. + +--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de +penser à lui. + +--Oui, madame. + +Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il +reprit: + +--Vous savez que vous êtes la seule--vous permettez que je dise de +mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes +collections japonaises. + +--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon! + +--Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une +collection rare! + +--En tout cas, elle ne peut y aller seule. + +--Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules, +rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que +je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut être discret +même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant +d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que +lorsqu'on y va pour une cause inavouable! + +--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là. + +--Alors vous venez voir ma collection. + +--Quand? + +--Mais tout de suite. + +--Impossible, je suis pressée. + +--Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square. + +--Vous m'espionniez? + +--Je vous regardais. + +--Vrai, je suis pressée. + +--Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas pressée. + +Mme Haggan se mit à rire, et avoua: + +--Non ... non ... pas ... très.... + +Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la +voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière: + +--Montez, madame. + +--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui. + +--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous +regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous +enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie! + +Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en +disant au cocher: «rue de Provence». + +Mais soudain elle s'écria: + +--Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me +conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique? + +Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au +baron: + +--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis +à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié +complètement. + +Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au +crayon: + + +«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me +tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me +fasse pardonner. + +«JEANNE.» + + +Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de +Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron: + +--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la +boîte aux télégrammes. + + + + +BOMBARD + + + + +Bombard + + +Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une +incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré pour +ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout +mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses +forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire sérieuse il +devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou même +d'une attention. + +Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se l'était coulé douce, +comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans. + +Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la +fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent. + +Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le +teint fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il +s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait, +criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec +une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie était faite +uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il fallait mettre +un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence +hébétée, étant même incapable de tristesse. + +Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de répéter une +phrase devenue célèbre dans son entourage: + +--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau. + +Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait +ça «faire sa saison». + +Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du +jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches +qui longent la grande plage de sable. + +Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos, +toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, +le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche. + +Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard +prêt à se _flanquer une tripotée_, et cherchant ... cherchant ... car il +cherchait. + +Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il +s'était dit: + +--Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par +trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de +chasse, un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en +l'apercevant, celle qui le ferait riche. + +Ce fut un lundi matin qu'il murmura: + +--Tiens--tiens--tiens. + +Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de +juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte +de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; +et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau +bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand +soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois, +les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très loin, sans remuer, +comme accablées par une paresse de jour d'été, trop nonchalantes pour +gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on +apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant à son +sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse. + +Il s'était dit: + +--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en +sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et +hardie, qui s'offre. + +Déjà il l'avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi +en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, un peu maigre, +l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une +espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vêtue +simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon drôle, comme elles +se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes +saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent. + +Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la +rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup +d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait: + +--Me voilà. + +Mais comment lui parler? + +Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver +en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle. + +Il s'élança, la ramassa, et, la présentant: + +--Permettez, madame ... + +Elle répondit: + +--Aôh, vos êtes fort gracious. + +Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi. + +Alors, s'enhardissant, il prononça: + +--En voilà un beau temps. + +Elle murmura: + +--Aôh, délicious! + +Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, embarrassés, et ne +songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut +l'audace de demander. + +--Vos été pour longtemps dans cette pays. + +Il répondit en souriant: + +--Oh! oui, tant que je voudrai! + +Puis, brusquement, il proposa: + +--Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par ces jours-là! + +Elle dit simplement: + +--Je volé bien. + +Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite, +lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue. + +Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un +matin, une grande lettre blanche qui disait: + +_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du +mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate +Robertson._ + +Et, sur l'autre page: + +_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son +mariage avec Monsieur Simon Bombard._ + +Ils s'installèrent à Paris. + +La fortune de la mariée s'élevait à quinze mille francs de rentes bien +claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette +personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il +le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait. + +Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'était plus +jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle +avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les +lui refuser. + +Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! Simon, nô +allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien +à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour +comme de nuit, d'une façon qui forçait les résistances. + +Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait +jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou même froissé. +Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, d'un ton qui +n'admettait point de réplique. + +Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux +et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder. + +Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, +et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en +paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions. + +Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à quoi; et elle lui annonça +un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où ils habiteraient dans +l'avenir. + +L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui +n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu'il +avait au coeur. + +Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux +que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brème et +les diverses amorces qui tentent les divers poissons. + +Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres +visions hantaient son esprit. + +Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine +de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce, +mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de +carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à +deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée. + +Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre +à sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, +une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et râblée, qui +n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait préparée avec soins à ses +projets. + +Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l'octroi, un ami +complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et +Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui présentait. + +Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des +difficultés incroyables. + +Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts +instants, par-ci par-là, sans tranquillité. + +Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui +réussit parfaitement. + +Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard +qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf +heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le +couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurité. + +Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; +mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et +il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main +de la servante, qui remontait bien vite à son grenier. + +Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut, comme le +barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l'ablette: + +--Fichue dedans, la patronne. + +Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard équivalait, certes, pour lui, +à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête à gages. + + * * * * * + +Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les +marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d'habitude, et +il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor. + +Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y était pas. Il +sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba +sur une chaise, torturé d'angoisse. + +Elle apparut, un bougeoir à la main. + +Il demanda, tremblant: + +--Tu étais sortie? + +Elle répondit tranquillement: + +--Je été dans la cuisine boire un verre d'eau. + +Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait avoir; mais elle +semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura. + +Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour +déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes. + +Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait +délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et +sérieux: + +--Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé privé vô, hier au soir. +Je vô les rendé. + +Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait d'un air +stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux +énormes. + + + + +LE PAIN MAUDIT + + + + +Le Pain maudit + +I + + +Le père Taille avait trois filles. Anna, l'aînée, dont on ne parlait +guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant de dix-huit +ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre son +quinzième printemps. + +Le père Taille, veuf aujourd'hui, était maître mécanicien dans la +fabrique de boutons de M. Lebrument. C'était un brave homme, très +considéré, très droit, très sobre, une sorte d'ouvrier modèle. Il +habitait rue d'Angoulême, au Havre. + +Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux +était entré dans une colère épouvantable; il avait menacé de tuer +le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de +nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers côtés que la +petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'État, qu'elle ne +courait pas, liée maintenant avec un homme d'âge, un juge au tribunal de +commerce, M. Dubois; et le père s'était calmé. + +Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements +sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir; et +quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle avait +un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur +les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire +content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait, +lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'était +pas bête, après tout! + +Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au +bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur +du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés; il +avait décidément de la chance dans ses filles. + +La noce fut décidée; et on résolut qu'on la ferait d'importance. Elle +aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela +coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'était pas +coutume. + +Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au +moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit +brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des +bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme un coeur avec +tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le temps de dire +«ouf», puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs, +puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour +manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri +jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises: «C'est +bien, ça, petite, c'est bien, c'est bien.» Alors, elle dit tout de +suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de Rose à +Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait +chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses +dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé; elle se chargeait +de tout, voilà! + +Le vieux répéta: «Ça, c'est bien, petite, c'est bien». Mais un scrupule +lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancée, surprise, +demanda: «Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en +charge, je vais en parler à Philippe, moi». + +Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour même; et Philippe +déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mère Touchard +furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait rien. Et ils +disaient: «Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieur Dubois roule sur +l'or». + +Alors ils demandèrent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence, +la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout. + +Le mariage était fixé au dernier mardi du mois. + + +II + + +Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, la noce se +dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amené, de leur côté, +un cousin d'âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions philosophiques, +cérémonieux et compassé, dont on attendait l'héritage, et une vieille +tante, Mme Lamondois. + +M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. On les +avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus importantes et +les plus distinguées de la société. + +Dès qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immédiatement son +cavalier et courut en avant en déclarant: «Je vais vous montrer le +chemin.» + +Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invités +suivait plus lentement. + +Dès que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser +passer le monde qui défilait devant elle en roulant de grands yeux et en +tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe mystérieux. + +La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant été jugée +trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et les +carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait +d'une fenêtre. + +Les dames pénétrèrent dans la chambre à coucher pour se débarrasser de +leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, debout sur +la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux +hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père Taille, très +digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son +enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours à la main son +chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant à la façon d'un +sacristain dans une église. + +Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le repas. + +Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée, +en criant: «Venez tous par ici une minute.» Les douze invités se +précipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne sur un +guéridon. + +Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient déjà dans +les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans +doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, même +vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles devaient par +métier, par obligation professionnelle, un peu d'elles à tous les mâles. + +Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parents occupaient un +bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère présidait +à droite, la jeune mariée présidait à gauche. Anna s'occupait de tous et +de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins et les +assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une certaine +intimidation devant la richesse du logis et la solennité du service +paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne +rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans +une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, qui +aimait rire, tâchait d'animer la situation; et, comme on arrivait au +dessert, elle cria: «Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose.» +Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix du +Havre. + +Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur, +par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de +circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec +le sérieux du dîner. + +Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour écouter. Tous +les visages devinrent attentifs et vaguement souriants. + +Le chanteur annonça «Le pain maudit», et arrondissant le bras droit, ce +qui fit remonter son habit dans son cou, il commença: + + Il est un pain béni qu'à la terre économe + Il nous faut arracher d'un bras victorieux. + C'est le pain du travail, celui que l'honnête homme, + Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux. + Mais il en est un autre, à mine tentatrice, + Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_ + Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice! + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là! _(bis.)_ + +Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara: «Ça, +c'est tapé.» La cuisinière invitée tourna dans sa main un croûton +qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: «Très +bien!» Et la tante Lamondois s'essuyait déjà les yeux avec sa serviette. + +Le marié annonça: «Deuxième couplet» et le lança avec une énergie +croissante: + + Respect au malheureux qui, tout brisé par l'âge, + Nous implore en passant sur le bord du chemin, + Mais flétrissons celui qui, désertant l'ouvrage, + Alerte et bien portant, ose tendre la main. + Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse. + C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_ + Honte à celui qui vit du pain de la paresse, + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là _(bis.)_ + +Tous, même les deux servants restés debout contre les murs, hurlèrent +en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient +détonner les voix grasses des hommes. + +La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille se mouchait +avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé brandissait +un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie +laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle tourmentait +toujours. + +M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion générale: «Voilà des +choses saines, bien différentes des gaudrioles.» + +Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeur et lui montrait +d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter. + +Le jeune homme, grisé par le succès, reprit: + + Dans ton simple réduit, ouvrière gentille, + Tu sembles écouter la voix du tentateur! + Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille. + Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur. + Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes + Lorsque, te maudissant, ton père expirera? _(bis)_ + Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes. + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, _(bis.)_ + +Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le refrain. Anna, +toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, interdit, regardait autour +de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière avait +soudain lâché son croûton comme s'il était devenu empoisonné. + +M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation: «Le dernier +couplet est de trop.» Le père Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait +des regards féroces autour de lui. + +Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une +voix mouillée, d'une voix de femme qui pleure: «Apportez le champagne.» + +Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrent radieux. +Et comme le père Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien +compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le +montrant aux convives: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, + +toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteilles coiffées +d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là. + + + + +LES SABOTS + + + + +Les Sabots + + +Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus +des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe +étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour +de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges «... Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait +le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de +la commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait +la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour +communiquer familièrement avec tout son monde. + +Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.» + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde-champêtre.--M. Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est +la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du +Saint-Esprit.» + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p't'être bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'être ben d'y envoyer +Adélaïde.» + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit. + +L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.» + +La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux +jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.» + +La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois +commencèrent à manger. + +Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire....» + +Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mère avait cessé de manger pour écouter et elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette. + +Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Dès que le repas fut terminé la mère lui fit mettre son bonnet, et elles +partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, Jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgré son âge. + +Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: «C'est un père Bontemps, qui n'est pas bien levé tous +les jours.» + +Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous désirez? + +La mère prit la parole: + +--C'est no't fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé. + +Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: + +--Quel âge qu'elle a, c'te grande bique-là? + +--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont. + +--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. + +Et il congédia les deux femmes. + +Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla. + +--Adélaïde! + +Elle accourut. + +--Me v'là, not' maître. + +Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil +troublé, il déclara: + +--Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma +servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons point nos +sabots. + +--Oui, not' maître. + +--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. +Omont. + +--C'est servi, not' maître. + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +--Adélaïde! + +Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. + +--Eh bien, nom de D ... et té, ousqu'est ta place? + +--Mais ... not'maître ... + +Il hurlait: + +«--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' là ou bien +foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre.» + +Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: + +--Me v'là, not' maître. + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui, alors, +repris de colère, il grogna: + +--Eh bien, et pour té? + +--J'n'en prends point, not' maître. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il éclata de nouveau: + +--J'aime pas prend' mon café tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas +t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va +chercher une tasse et plus vite que ça. + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis +il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second +du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congédia. + +--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille. + +Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos, +puis il l'envoya se mettre au lit. + +--Va te coucher, je monterai tout à l'heure. + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière, +se dévêtit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, +effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison: + +--Adélaïde? + +Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier: + +--Me v'là, not' maître. + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître. + +Alors il vociféra: + +--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom +de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ... + +Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle: + +--Me v'là, not' maître! + +Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit +par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +--Plus vite que ça, donc, nom de D ...! + +Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +--Me v'là, me v'là, not' maître. + + * * * * * + +Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: + +--Mais non, je n'crois point. + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots? + +--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l's autres. + +--Mais t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit à sangloter, balbutiant: + +--J'savais ti, mé? J'savais ti, mé? + +Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Quéque tu ne savais point? + +Elle prononça, à travers ses pleurs: + +--J'savais ti, mé, que ça se faisait comme ça d's'éfants! + +Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère: + +--La v'là grosse, à c't'heure. + +Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée». + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara: + +--All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain. + + + + +LA BUCHE + + + + +La Bûche + + +Le salon était petit, tout enveloppé de teintures épaisses, et +discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feu flambait; +tandis qu'une seule lampe posée sur le coin de la cheminée versait une +lumière molle, ombrée par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux +personnes qui causaient. + +Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs, mais une +de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin +papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, pénétrée jusqu'à la chair +vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, +l'épiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur +légère qui vous saute à l'odorat lorsqu'on ouvre une boîte de poudre +d'iris florentine. + +Lui était un ami d'autrefois, resté garçon, un ami de toutes les +semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus +d'ailleurs. + +Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tous deux +regardaient le feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de ces silences +amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire +l'un près de l'autre. + +Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racines enflammées, +croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le salon, +roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour d'elle. + +La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis +que lui, à coup de botte, rejetait dans la cheminée l'énorme charbon +et ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes répandues +autour. + +Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi se répandit; et +l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: «Et +voilà, dit-il en montrant la bûche replacée dans l'âtre, voilà pourquoi +je ne me suis jamais marié.» + +Elle le considéra, tout étonnée, avec cet oeil curieux des femmes qui +veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, où +la curiosité est réfléchie, compliquée, souvent malicieuse; et elle +demanda: «Comment ça?» + +Il reprit: «Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine +histoire. + +Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenu tout à +coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, +Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux +inséparables comme nous étions, avaient pu tout à coup devenir presque +étrangers l'un à l'autre. Or, voici le secret de notre éloignement. + +Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions +jamais; et l'amitié qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait +pu la briser. + +Un soir, en rentrant, il m'annonça son mariage. + +Je reçus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait volé ou trahi. +Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une +femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne tolère +point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de +coeur et de confiance qui existe entre deux hommes. + +Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un à l'autre, +l'homme et la femme sont toujours étrangers d'âme, d'intelligence; ils +restent deux belligérants; ils sont d'une race différente; il faut qu'il +y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un esclave; tantôt +l'un, tantôt l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils s'étreignent +les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent +jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui +semble ouvrir les coeurs, les mettre à nu, dans un élan de sincère +et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de +procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les +abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec +lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu'entre deux +hommes. + +Enfin mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, charmante, +une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait l'adorer. + +D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gêner leur tendresse, +me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, +m'appeler sans cesse, et m'aimer. + +Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cette vie commune; +et je dînais souvent chez eux; et souvent, rentré chez moi la nuit, je +songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant bien triste à +présent ma maison vide. + +Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien +m'écrivit de venir dîner. J'y allai. «Mon bon, dit-il, il va falloir que +je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de +retour avant onze heures; mais à onze heures précises, je rentrerai. +J'ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe.» + +La jeune femme sourit: «C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idée de vous +envoyer chercher», reprit-elle. + +Je lui serrai la main: «Vous êtes gentille comme tout.» Et je sentis sur +mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se +mit à table; et, dès huit heures, Julien nous quittait. + +Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne singulière naquit +brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore jamais +trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaque jour, le +tête-à-tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord +de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les +silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face de moi, +de l'autre côté de la cheminée, la tête baissée, le regard indécis, un +pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile méditation. +Quand je fus à sec d'idées banales, je me tus. C'est étonnant comme il +est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je +sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne +sais quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vous +prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d'une autre +personne à votre égard. + +Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: «Mettez +donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'éteindre.» +J'ouvris le coffre à bois, placé juste comme le vôtre, et je pris une +bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en pyramide sur les autres +morceaux aux trois quarts consumés. + +Et le silence recommença. + +Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façon qu'elle +nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, +des yeux qui me parurent étranges. «Il fait trop chaud, maintenant, +dit-elle; allons donc là-bas, sur le canapé.» Et nous voilà partis sur +le canapé. Puis tout à coup, me regardant bien en face: «Qu'est-ce que +vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?» + +Je répondis, fort interloqué: «Ma foi, le cas n'est pas prévu, et puis, +ça dépendrait de la femme.» + +Alors, elle se mit à rire, d'un rire sec, nerveux, frémissant, un de ces +rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta: + +«Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins.» + +Elle se tut, puis reprit: + +«Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul?» + +Je l'avouai, oui, j'avais été amoureux. + +«Racontez-moi ça,» dit-elle. + +Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'écoutait attentivement, +avec des marques fréquentes d'improbation et de mépris; et soudain: +«Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fût bon, il faudrait, il +me semble, qu'il bouleversât le coeur, tordît les nerfs et ravageât la +tête; il faudrait qu'il fût--comment dirai-je?--dangereux, terrible +même, presque criminel, presque sacrilège, qu'il fût une sorte de +trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacrés, +des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, +sans périls, légal, est-ce bien de l'amour?» + +Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cette +exclamation philosophique: O cervelle féminine, te voilà bien! + +Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, sainte-nitouche; +et, appuyée sur les coussins, elle s'était allongée, couchée, la tête +contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir un bas de soie +rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants. + +Au bout d'une minute: «Je vous fais peur», dit-elle. Je protestai. Elle +s'appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder: «Si je +vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?» Et avant que +j'eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient +attiré brusquement ma tête, et ses lèvres joignaient les miennes. Ah! +ma chère amie, je vous réponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper +Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusée, +effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari déjà ne suffisait +plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul +attrait du fruit défendu, du danger bravé, de l'amitié trahie! Non, cela +ne m'allait guère. Mais que faire? Imiter Joseph! rôle fort sot et, de +plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, cette +fille, et enflammée d'audace, et palpitante et acharnée. Oh! que celui +qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prête à +se donner, me jette la première pierre ... + +... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une +minute de plus et ... j'étais ... non, elle était ... pardon, c'est lui +qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait été, quand voilà qu'un bruit +terrible nous fit bondir. + +La bûche, oui, la bûche, madame, s'élançait dans le salon, renversant la +pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant +le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement +flamber. + +Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la +cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout +joyeux, rentrait. Il s'écria: «Je suis libre, l'affaire est finie deux +heures plus tôt!» + +Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé en flagrant délit. Et vous +apercevez d'ici les conséquences! + +Or, je fis en sorte de n'être plus repris dans une situation pareille, +jamais, jamais. Puis je m'aperçus que Julien me battait froid, comme on +dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié; et peu à peu il m'éloigna +de chez lui; et nous avons cessé de nous voir. Je ne me suis point +marié. Cela ne doit plus vous étonner. + + + + +MAGNÉTISME + + + + +Magnétisme + + +C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à l'heure des interminables +cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et +l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes +après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées. + +On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences +du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, +indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges, +des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, retombant +brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à +ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots, à ce mystère du +magnétisme, le défendant au nom de la science. + +Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et +chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s'était ancrée si +fortement qu'il n'admettait même point la discussion. + +Il répétait en ricanant: «Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne +discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de +tours. Quant à M. Charcot qu'on dit être un remarquable savant, il me +fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent +par devenir fous à force de réfléchir à d'étranges cas de folie. Il a +constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables, +il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant +toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-être +des explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je voudrais +l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez.» + +Il y eut autour de l'incrédule une sorte de mouvement de pitié, comme +s'il avait blasphémé dans une assemblée de moines. + +Un de ces messieurs s'écria: + +--Il y a eu pourtant des miracles autrefois. + +Mais l'autre répondit: + +--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus? + +Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des +communications d'âmes à travers de longs espaces, des influences +secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait les faits +indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait: «Des blagues! des +blagues! des blagues!» + +A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: «Eh +bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous +les expliquerai. Les voici: + +»Dans le petit village d'Étretat les hommes, tous matelots, vont chaque +année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l'enfant +d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son «pé était +mort à la mé». On calma le mioche qui se réveilla de nouveau en hurlant +que son «pé était neyé». Un mois après on apprenait en effet la mort du +père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils +de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'émut; on rapprocha les +dates; et il se trouva que l'accident et le rêve avaient coïncidé à peu +près; d'où l'on conclut qu'ils étaient arrivés la même nuit, à la même +heure. Et voilà un mystère du magnétisme.» + +Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort ému demanda:--Et +vous expliquez ça, vous? + +--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait m'avait surpris +et même vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par +principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence par +douter; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute +communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est +suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, à force +d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre +qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des +enfants rêvât et annonçât à son réveil que le «pé était mort à la mé». +La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent +toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions +coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au +miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres +présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans +confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les +auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si +l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement +réveillée, et l'on aurait célébré l'intervention de Dieu selon les uns, +du magnétisme selon les autres. + +Un des fumeurs déclara: + +--C'est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre seconde +histoire? + +--Oh! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C'est à +moi qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre +appréciation. On n'est jamais équitablement juge et partie. Enfin la +voici: + +«J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne +songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée attentivement, +jamais remarquée, comme on dit. + +«Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fût pas laide; +enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux +quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces êtres sur +qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter, +sur qui le désir ne s'abat point. + +«Or, un soir, que j'écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me +mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage d'idées, de +cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste +quelques minutes rêvassant, la plume en l'air, une sorte de petit +souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du coeur, et +immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logique, +j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la +tête, et sans voile, cette jeune femme à qui je n'avais jamais songé +plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la +tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n'avais +point observées, un charme doux, un attrait langoureux; elle éveilla +chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à la poursuite +d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je +m'endormis. Et je rêvai. + +«Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est-ce pas, qui +vous rendent maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes +infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables? + +«Qui de nous dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n'a tenu, +étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire, +celle dont son esprit était occupé? Et avez-vous remarqué quelles +surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve! En quelles +ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous +secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante, elles +vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en +cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité. + +«Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme +fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait +aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de +ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux +oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme +ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil +exquis et décevant. + +«Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela. + +«Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me hantait la tête et les +sens, à un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à +elle. + +«A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. +Dans son escalier j'étais ému à trembler, mon coeur battait, un désir +véhément m'envahissait des pieds aux cheveux. + +«J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et +soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m'assis. + +«Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait point écouter. Je +ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle, +la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve s'accomplit si vite, si +facilement, si follement, que je doutai soudain d'être éveillé ... Elle +fut pendant deux ans ma maîtresse ...» + +--Qu'en concluez-vous? dit une voix. + +Le conteur semblait hésiter. + +--J'en conclus ... je conclus à une coïncidence, parbleu! Et puis, qui +sait? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point remarqué et +qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients +rappels de mémoire qui nous représente souvent des choses négligées par +notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence! + +--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez +pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat mon cher monsieur! + + + + +DIVORCE + + + + +Divorce + + +Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dix ans +plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal assortis, +ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer le +nouveau client. + +C'était un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua: + +--Prenez un siège, dit l'avocat + +Le client s'assit et après avoir toussé: + +--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire +de divorce. + +--Parlez, monsieur, je vous écoute. + +--Monsieur, je suis un ancien notaire. + +--Déjà! + +--Oui, déjà. J'ai trente-sept ans. + +--Continuez. + +--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux. + +--Vous n'êtes pas le seul. + +--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à fait +spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très particulière. +Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une façon très +bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses? + +--Qu'entendez-vous par là? + +--Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour certains +esprits que le poison pour le corps? + +--Mais, oui, peut-être. + +--Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent, nous +tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. C'est +une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de laisser +une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous apercevons +pas dès le début qu'elle est une envahisseuse, une maîtresse, un tyran, +qu'elle s'étend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans +cesse, s'installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe +toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes +perdus. + +Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai dit, +j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret, +mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de +limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon âge. + +Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatrièmes +pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, +etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par ce moyen, de faire +faire à quelques clients des mariages avantageux. + +Un jour je tombe sur ceci: + +«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme +honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien +nets. Rien des agences.» + +Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué et un +filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les +mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille francs. + +Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces femmes-là?» + +L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces +conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se tournant vers +moi: + +«--Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même? Cristi, ça t'en +enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs.» + +Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d'autre chose. + +Une heure plus tard je rentre chez moi. + +Il faisait froid cette nuit-là. J'habitais d'ailleurs une vieille +maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent à des +champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier, +un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme j'étendais l'autre +pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson +m'envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma poitrine, +m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je murmurai, +saisi par un brusque souvenir: «Sacristi, si je les avais, les deux +millions cinq cent mille!» + +Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faite par une +bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre! +un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas +de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis à +chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente quelquefois ces +endroits-là: + + Deux millions, + Deux millions + Sont bons + Avec cinq cent mille + Et femme gentille. + +Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y songeai tout à +coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je fus +longtemps à m'endormir. + +Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je +devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaire importante. +Il fallait me lever à six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les +deux millions cinq cent mille! + +Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans une odeur +de poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procédure +avancés--rien ne pue comme ça--et une odeur de clercs--bottes, +redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout chauffée à +dix-huit degrés. + +Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette brûlée et d'un +morceau de fromage. Puis je me remis au travail. + +C'est alors que je pensai très sérieusement à la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas écrire? Pourquoi +ne pas savoir? + +Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta, +m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères dont +je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans m'en +apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d'aiguille, et +chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la +demoiselle aux deux millions cinq cent mille. + +Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose, +monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère. + +Certes, il n'était pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille, +dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un mari par la voie des +journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût honorable +et malheureuse. + +D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne +m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous +autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions +de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le +chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais bien +que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles nous +font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent +vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre crédulité +inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous +disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent mille francs +comme très possible, très morale. + +Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de +chambre, ayant hérité brusquement de son père, avait appris du même coup +la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la dévoiler à quelque +homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un moyen fort +usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare originelle. + +Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres, +notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, +monsieur. + +Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis. + +Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, j'étais en +train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc m'annonça: + +--Mlle Chantefrise. + +--Faites entrer. + +Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air +embarrassée. + +--Asseyez-vous, mademoiselle. + +Elle s'assit et murmura: + +--C'est moi, monsieur. + +--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître. + +--La personne à qui vous avez écrit. + +--Pour un mariage? + +--Oui, monsieur. + +--Ah! très bien! + +--Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en personne. + +--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous marier? + +--Oui, monsieur. + +--Vous avez de la famille? + +Elle hésita, baissa les yeux et balbutia: + +--Non, monsieur ... Ma mère ... et mon père ... sont morts. + +Je tressaillis.--Donc j'avais deviné juste,--et une vive sympathie +s'éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre créature. Je +n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris: + +--Votre fortune est bien nette? + +Elle répondit, cette fois, sans hésiter: + +--Oh! oui, monsieur. + +Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me +déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que je n'avais pensé. +C'était une belle personne, une forte personne, une maîtresse femme. Et +l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de sentiment, de +devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je +me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui parlai de ce +client que je dépeignis comme un homme triste, très honorable, un peu +malade. + +Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants. + +--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou +quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre. + +--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle. + +--Mon Dieu! oui ou non. Êtes-vous pressée de retourner chez vous? + +--Pas du tout. + +--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps. + +--Vous êtes trop aimable, monsieur. + +--Vous êtes descendue à l'hôtel? + +Elle nomma le premier hôtel de Rouen. + +--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur ... notaire +de vous offrir à dîner, ce soir. + +Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis elle se décida: + +--Oui, monsieur. + +--Je vous prendrai chez vous à sept heures. + +--Oui, monsieur. + +--Alors, à ce soir, mademoiselle? + +--Oui, monsieur. + +Et je la reconduisis jusqu'à ma porte. + + * * * * * + +A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette +pour moi et me reçut d'une façon très coquette. + +Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais connu, et je commandai +un menu troublant. + +Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me contait son +histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, elle avait +été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent, ayant hérité de +grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne dirait jamais +les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile de la +supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu à les savoir, je +l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme pratique, +sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, des intérêts +et des placements. Sa compétence en cette matière me donna aussitôt une +grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve cependant; +mais je lui montrai clairement que j'avais du goût pour elle. + +Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et j'en bus, +ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que j'allais +devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur +qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne succombât. Pour me +calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il faudrait établir +d'une façon précise, car mon client était homme d'affaires. + +Elle répondit avec gaieté:--Oh! je sais. J'ai apporté toutes les +preuves. + +--Ici, à Rouen? + +--Oui, à Rouen. + +--Vous les avez à l'hôtel? + +--Mais oui. + +--Pouvez-vous me les montrer? + +--Mais oui. + +--Ce soir. + +--Mais oui. + +Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et nous voici +rentrant chez elle. + +Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je +les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie +au coeur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de l'embrasser. +Je m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. Et je +l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... +le champagne aidant ... je succombai ... ou plutôt ... non ... elle +succomba. + +Ah! monsieur, j'en fis une tête, après cela ...--et elle donc! Elle +pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne +pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans +un état d'esprit épouvantable. + +Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût été rien si j'avais +eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le client, +le client naïf, le client trompé, trompé par lui-même. Quelle situation! +Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable, +sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre fille, après +l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes plus tard! + +Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait ainsi! + +Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de remords, ravagé de +craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison +s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me présentai, comme onze +heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait. + +En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux. + +Je lui dis: + +--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour réparer nos +torts. Je vous demande votre main. + +Elle balbutia: + +--Je vous la donne. + +Je l'épousai. + + * * * * * + +Tout alla bien pendant six mois. + +J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas +un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme. + +Cependant je remarquais peu à peu que, de temps en temps, elle faisait +de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le mardi, +l'autre le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis. + +C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descendit la rue +de la République, tourna à droite, par la rue qui suit le palais +archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, longea le pont +de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiète, +se retournant souvent, épiant tous les passants. + +Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnut pas. + +Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, +son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq. + +Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un +flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses bras +une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et +l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit une autre +enfant, plus jeune encore, fille ou garçon, porté par une autre +campagnarde, se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en va, +escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre +et déserte promenade du Cours-la-Reine. + +Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et ne comprenant +pas, n'osant point deviner. + +Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, hurlant: + +--Quels sont ces enfants? + +--Quels enfants? + +--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever? + +Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint à elle, elle +me confessa, dans un déluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui, +monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, +deux garçons. + +Et c'était là--quelle honte!--c'était là l'origine de sa fortune.--Les +quatre pères!... Elle avait amassé sa dot. + +Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire? + +L'avocat répondit avec gravité: + +--Reconnaître vos enfants, monsieur. + + + + +UNE SOIRÉE + + + + +Une Soirée + + +Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour +les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison +à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa +famille, avait écrit à sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine +de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme Padoie, une petite +femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il avait besoin +d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les +Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais rançonnés. + +Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenant des +affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et ne le voyait +guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie, ancien employé des +finances, qui venait d'être nommé receveur des contributions à Vannes. + +Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire à la +maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train de +discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa +chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers, murmura: +«Prenez un siège, je suis à vous dans un instant», se rassit et +recommença sa discussion. + +Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne +comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les autres +parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne semblait +comprendre personne. + +Ce fut long, très long. Varajou considérait son beau-frère en songeant: +«Quel crétin!» Padoie devait avoir près de cinquante ans; il était +grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui +faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un bonnet de +velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il +faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était mou. Varajou +se répétait: «Quel crétin!» + +Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de +plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors de ces +deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, bruyant, +plein de dédain pour tout le monde, il méprisait l'univers entier du +haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, quelle +fête!» il avait certes exprimé le plus haut degré d'admiration dont fût +capable son esprit. + +Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda: + +--Vous allez bien? + +--Pas mal, comme vous voyez. Et vous? + +--Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé à venir nous voir. + +--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le métier +militaire, on n'a pas grande liberté. + +--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable. + +--Et Joséphine va bien? + +--Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure. + +--Où est-elle donc? + +--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; +c'est une ville très comme il faut. + +--Je m'en doute. + +Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frère +sans empressement, lui tendit la joue et demanda: + +--Il y a longtemps que tu es ici? + +--Non, à peine une demi-heure. + +--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le +salon. + +Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie à ses chiffres et à +ses contribuables. + +Dès qu'ils furent seuls: + +--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle. + +--Quoi donc? + +--Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que +tu fais des dettes. + +Il eut l'air très étonné. + +--Moi! Jamais de la vie. + +--Oh! ne nie pas, je le sais. + +Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouche par une +semonce si violente qu'il dut se taire. + +Puis elle reprit: + +--Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au dîner. Je ne puis te +tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire. + +Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardait tour à +tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant à la rue. Il +se décida pour la rue. + +Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le sabre sur les +mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte +au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le Morbihan». Il regardait +les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et +il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée de venir ici!» + +Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et +désolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour +sommeiller jusqu'au dîner. + +La bonne le réveilla en frappant à sa porte. + +--C'est servi, monsieur. + +Il descendit. + +Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol, une +soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi +trois assiettes mélancoliques. + +M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou. On s'assit, puis +la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le creux de +leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. +C'était jour de pot-au-feu. + +Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui +tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, avec +dégoût, avec fatigue, avec rage. + +Mme Padoie disait à son mari: + +--Tu vas ce soir chez M. le premier président? + +--Oui, ma chère. + +--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es +pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé. + +Alors elle parla de la société de Vannes, de l'excellente société où +les Padoie étaient reçus avec considération, grâce à leurs sentiments +religieux. + +Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de +charcuterie, en l'honneur du nouveau venu. + +Puis du fromage. C'était fini. Pas de café. + +Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soirée en tête-à-tête avec +sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir même +un petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser +les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce +supplice, et il déclara qu'il devait aller à la gendarmerie pour faire +régulariser quelque chose sur sa permission. + +Et il se sauva, dès sept heures. + +A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chien qui +sort de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle +corvée!» + +Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur café de la ville. Il +le trouva, sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans l'intérieur, +cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et +causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que deux +joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient les +billes en se heurtant. + +On entendait leur voix compter: «Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de +chance.--Oh! joli coup! bien joué!--Onze.--Il fallait prendre par la +rouge.--Vingt.--Bille en tête, bille en tête.--Douze. Hein! j'avais +raison?» + +Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la +meilleure.» + +Puis il s'assit, attendant sa consommation. + +Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec ses camarades, +dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme +l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café d'abord; puis son carafon +d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire +maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un. + +Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse la fête.» Et +l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour s'amuser. Il appela +le garçon. + +--Hé, l'employé! + +--Voilà, m'sieu. + +--Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici? + +L'homme resta stupide à cette question. + +--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici! + +--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi? + +--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du bon vin. + +--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais? + +--Les demoiselles! ah! ah! + +--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici? + +--Des demoiselles? + +--Mais, oui, des demoiselles! + +Le garçon se rapprocha, baissa la voix: + +--Vous demandez ousqu'est la maison? + +--Mais oui, parbleu! + +--Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première à +droite.--C'est au 15. + +--Merci, ma vieille. V'là pour toi. + +--Merci, m'sieu. + +Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième à gauche, première à droite, +15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: «Deuxième à +gauche,--oui,--Mais en sortant du café, fallait-il prendre à droite ou à +gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien.» + +Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans la première +à droite, et chercha le numéro 15. C'était une maison d'assez belle +apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les fenêtres +éclairées au premier étage. La porte d'entrée demeurait entr'ouverte, et +une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa: + +--C'est bien ici. + +Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela: + +-Ohé! Ohé! + +Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant un soldat. +Il lui dit: + +--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut? + +--Oui, monsieur. + +--Au salon? + +--Oui monsieur. + +--Je n'ai qu'à monter? + +--Oui, monsieur. + +--La porte en face? + +--Oui, monsieur. + +Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bien éclairée +par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, quatre dames +décolletées qui semblaient attendre quelqu'un. + +Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un +peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que la quatrième, +âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; +elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie verte qui laissait +passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras énormes +et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé. Le sous-officier +salua: + +--Bonjour, mesdames. + +La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina: + +--Bonjour, monsieur. + +Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il +songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce lieu; et +cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en vient un, nous +verrons bien.» Et il demanda: + +--Alors, ça va bien? + +La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit: + +--Très bien! merci. + +Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut. + +Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d'un rire +gêné: + +--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ... + +Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et +Padoie, en habit noir, apparut. + +Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se dressant, il +sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit danser tout +autour du salon en hurlant: «V'là Padoie ... V'là Padoie ... V'là Padoie +...» Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dans la +figure: + +--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fête, toi,... Ah! +Farceur.... Et ma soeur!... Tu la lâches, dis!... + +Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à +l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le +canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait. + +Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauvèrent, +tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à +défaillir. + +Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se +précipita vers eux: + +--Oh! monsieur le président ... il est fou ... il est fou ... On nous +l'avait envoyé en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou.... + +Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu'il +avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant +vers son beau-frère: + +--Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il. + +Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia: + +--Où ... où ... où nous sommes.... Malheureux ... misérable ... +infâme.... Où nous sommes ... Chez monsieur le premier président!... +chez monsieur le premier président de Mortemain ... de Mortemain ... de +... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... +canaille!... + + + + +TABLE + + Boule de Suif + L'Épave + Découverte + Un Parricide + Le Rendez-vous + Bombard + Le Pain Maudit + Les Sabots + La Bûche + Magnétisme + Divorce + Une Soirée + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + +***** This file should be named 10746-8.txt or 10746-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Boule de Suif + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + + +</pre> + +<div style="text-align: center;"><img src="1.jpg" + title="Boule de Suif" alt="Boule de Suif" + style="width: 476px; height: 768px;"><br> +</div> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<h2><small>LIBRAIRIE OLLENDORFF <i>48, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 +PARIS</i></small></h2> +<p style="margin-left: 120px; text-align: center;"><b><i>Collection des +Grands Romans</i></b></p> +<p + style="margin-left: 120px; font-style: italic; font-weight: bold; text-align: center;">A +1 FRANC</p> +<p style="margin-left: 120px;">GUY DE MAUPASSANT <i>Yvette. +Mademoiselle Fifi. Boule de Suif.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">GEORGES OHNET <i>Le Maître de +Forges. Serge Panine. La Grande +Marnière.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">ALBERT DELPIT <i>Le Fils de Coralie.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">ANDRÉ THEURIET <i>Sauvageonne.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">RENÉ MAIZEROY <i>Petite Reine.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">GUSTAVE TOUDOUZE <i>Madame Lambelle.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">MARIO UCHARO <i>Mon Oncle Barbassou.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">JEAN RAMEAU <i>Plus que de l'Amour.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">PIERRE MAEL <i>Un roman de Femme.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">JULES CASE <i>La Fille à +Blanchard.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">RODHA BROUGTHON <i>Comme une Fleur.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">MATHILDE SERAO <i>Adieu Amour.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">MAURICE MONTÉGUT <i>Un nom sur +une Tombe.</i></p> +<p style="margin-left: 120px;">MAURICE LEBLANC <i>Une Femme.</i></p> +<br> +<p style="font-weight: bold;"><small>Envoi franco contre 1 fr. 25 par +volume.</small></p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<h1><big><b>Boule de Suif</b></big></h1> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<h2>OEUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES DU GUY DE MAUPASSANT</h2> +<br> +<p style="text-align: center;">ÉDITION DE LUXE</p> +<div style="text-align: center;"></div> +<p style="text-align: center;">(<i>Voir Catalogue à la fin du +volume</i>.)</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<h1>GUY DE MAUPASSANT</h1> +<br> +<br> +<h1><big><b>BOULE DE SUIF</b></big></h1> +<br> +<h2>L'ÉPAVE—DÉCOUVERTE—UN PARRICIDE—LE +RENDEZ-VOUS</h2> +<h2>BOMBARD—LE +PAIN +MAUDIT—LES SABOTS—LA BUCHE</h2> +<h2>MAGNÉTISME—DIVORCE—UNE SOIRÉE</h2> +<br> +<br> +<h2 style="text-align: center;"><small>PARIS 1907</small></h2> +<br> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="BOULE_DE_SUIF"></a> +<h3>BOULE DE SUIF</h3> +<br> +<p>Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en +déroute avaient +traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais +des hordes +débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, +des uniformes en +guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, +sans +régiment. Tous semblaient accablés, +éreintés, incapables d'une pensée ou +d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de +fatigue +sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des +mobilisés, gens +pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; des +petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts +à +l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; +puis, au milieu +d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue +dans une +grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec des +fantassins +divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui +suivait avec peine la marche plus légère des lignards.</p> +<p>Des légions de francs-tireurs aux appellations +héroïques: «les Vengeurs +de la Défaite—les Citoyens de la Tombe—les Partageurs de la +Mort«—passaient à leur tour, avec des airs de bandits.</p> +<p>Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, +ex-marchands de +suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers +pour leurs +écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de +flanelle +et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de +campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante +sur leurs +épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres +soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, +pillards et +débauchés.</p> +<p>Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.</p> +<p>La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des +reconnaissances +très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses +propres +sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin +remuait sous +des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses +armes, ses +uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait +naguère +les bornes des routes nationales à trois lieues à la +ronde, avaient +subitement disparu.</p> +<p>Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la +Seine pour +gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant +après +tous, le général, désespéré, ne +pouvant rien tenter avec ces loques +disparates, éperdu lui-même dans la grande +débâcle d'un peuple habitué à +vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure +légendaire, s'en +allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance.</p> +<p>Puis un calme profond, une attente épouvantée et +silencieuse avaient +plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, +émasculés par le +commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne +considérât comme une arme leurs broches à +rôtir ou leurs grands couteaux +de cuisine.</p> +<p>La vie semblait arrêtée; les boutiques étaient +closes, la rue muette. +Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait +rapidement le +long des murs.</p> +<p>L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de l'ennemi.</p> +<p>Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des +troupes françaises, +quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la +ville avec +célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire +descendit de la côte +Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs +apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les +avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent +sur la +place de l'Hôtel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, +l'armée +allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient +sonner les +pavés sous leur pas dur et rythmé.</p> +<p>Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale +montaient le +long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, +derrière +les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, +maîtres de +la cité, des fortunes et des vies, de par le «droit de +guerre». +Les +habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que +donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la +terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car +la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre +établi des choses est +renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout +ce que protégeaient +les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci +d'une +brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre +écrasant sous +les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve +débordé qui roule les +paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres +arrachées aux +toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se +défendent, emmenant +les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu +au +son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui +déconcertent toute +croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu'on +nous enseigne +en la protection du Ciel et en la raison de l'homme.</p> +<p>Mais à chaque porte des petits détachements +frappaient, puis +disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation +après l'invasion. +Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux +envers les +vainqueurs.</p> +<p>Au bout de quelque temps, une fois la première terreur +disparue, un +calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier +prussien +mangeait à table. Il était parfois bien +élevé, et, par politesse, +plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part +à cette +guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on +pouvait, un +jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant +on +obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. +Et pourquoi +blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir +ainsi serait moins +de la bravoure que de la témérité.—Et la +témérité n'est plus un défaut +des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses +héroïques où +s'illustra leur cité.—On se disait enfin, raison suprême +tirée de +l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis +d'être poli dans son +intérieur pourvu qu'on ne se montrât pas familier, en +public, avec le +soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans +la +maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, +chaque soir, à se chauffer au foyer commun.</p> +<p>La ville même reprenait peu à peu de son aspect +ordinaire. Les Français +ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens +grouillaient dans +les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui +traînaient avec +arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient +pas +avoir pour les simples citoyens énormément plus de +mépris que les +officiers de chasseurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux +mêmes cafés.</p> +<p>Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de +subtil +et d'inconnu, une atmosphère étrangère +intolérable, comme une odeur +répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et +les +places publiques, changeait le goût des aliments, donnait +l'impression +d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et +dangereuses.</p> +<p>Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les +habitants +payaient toujours; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un +négociant +normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute +parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre.</p> +<p>Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant +le cours de +la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les +mariniers et les +pêcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre +d'Allemand +gonflé dans son uniforme, tué d'un coup de couteau ou de +savate, la tête +écrasée par une pierre, ou jeté à l'eau +d'une poussée du haut d'un pont. +Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages +et +légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, +plus périlleuses que +les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.</p> +<p>Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques +Intrépides prêts à +mourir pour une Idée.</p> +<p>Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville +à leur +inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la +renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche +triomphale, +on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le +coeur des +commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros +intérêts engagés au +Havre que l'armée française occupait, et ils voulurent +tenter de gagner +ce port en allant par terre à Dieppe où ils +s'embarqueraient.</p> +<p>On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la +connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du +général en +chef.</p> +<p>Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant +été retenue pour ce +voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le +voiturier, on +résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour +éviter tout +rassemblement.</p> +<p>Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci +la terre, et le lundi, +vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord +apportèrent la +neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et +toute la +nuit.</p> +<p>A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent +dans la +cour de l'Hôtel de Normandie, où l'on devait monter en +voiture.</p> +<p>Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de +froid sous +leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité; et +l'entassement +des lourds vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps +à des +curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux +hommes se +reconnurent, un troisième les aborda, ils +causèrent:—«J'emmène ma +femme,»—dit l'un.—«J'en fais autant.»—«Et moi +aussi.»—Le premier +ajouta:—«Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les +Prussiens +approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre.»—Tous avaient +les +mêmes projets, étant de complexion semblable.</p> +<p>Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que +portait +un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte +obscure pour +disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de +chevaux +frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une +voix +d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du +bâtiment. Un +léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les +harnais; ce murmure +devint bientôt un frémissement clair et continu, +rythmé par le mouvement +de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque +secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant +le sol.</p> +<p>La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois +gelés +s'étaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis.</p> +<p>Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en +descendant vers la terre; il effaçait les formes, poudrait les +choses +d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence +de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, +innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation +que +bruit, entremêlement d'atomes légers qui semblaient emplir +l'espace, +couvrir le monde.</p> +<p>L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un +cheval +triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le +timon, +attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, +car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa +lumière. +Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces +voyageurs +immobiles, déjà blancs de neige, et leur +dit:—«Pourquoi +ne montez-vous +pas dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins.»</p> +<p>Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se +précipitèrent. Les +trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, +montèrent ensuite; +puis les autres formes indécises et voilées prirent +à leur tour les +dernières places sans échanger une parole.</p> +<p>Le plancher était couvert de paille où les pieds +s'enfoncèrent. Les +dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre +avec un +charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque +temps, à +voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se +répétant des choses +qu'elles savaient déjà depuis longtemps.</p> +<p>Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au +lieu de quatre à +cause du tirage plus pénible, une voix du dehors +demanda:—«Tout +le +monde est-il monté?»—Une voix du dedans +répondit:—«Oui.»—On partit.</p> +<p>La voiture avançait lentement, lentement, à tout +petits pas. Les roues +s'enfonçaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des +craquements sourds; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient; +et le +fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les +côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent +mince, et cinglant +brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort +plus violent.</p> +<p>Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons +légers qu'un +voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie +de coton, ne +tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages +obscurs +et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la +campagne où +apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de +givre, tantôt +une chaumière avec un capuchon de neige.</p> +<p>Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste +clarté de +cette aurore.</p> +<p>Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de +l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue +Grand-Pont.</p> +<p>Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau +avait acheté +le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon +marché de très mauvais +vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses +connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand +plein +de ruses et de jovialité.</p> +<p>Sa réputation de filou était si bien établie, +qu'un soir, à la +préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit +mordant +et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait +un peu +somnolentes de faire une partie de «Loiseau vole», le mot +lui-même vola +à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la +ville, avait +fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.</p> +<p>Loiseau était en outre célèbre par ses farces +de toute nature, ses +plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui +sans ajouter immédiatement:—«Il est impayable, ce +Loiseau.»</p> +<p>De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon +surmonté d'une face +rougeaude entre deux favoris grisonnants.</p> +<p>Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la +décision +rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de +commerce, qu'il +animait par son activité joyeuse.</p> +<p>A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant +à une caste supérieure, +M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans +les cotons, propriétaire +de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du +Conseil +général. Il était resté, tout le temps de +l'Empire, chef de l'opposition +bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement +à +la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre +expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, +demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés +à Rouen +en garnison.</p> +<p>Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute +petite, toute mignonne, toute +jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un oeil +navré +l'intérieur lamentable de la voiture.</p> +<p>Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, +portaient un +des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, +vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, +par les +artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri +IV +qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu +grosse +une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était +devenu comte et +gouverneur de province.</p> +<p>Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil +général, le comte Hubert +représentait le parti orléaniste dans le +département. L'histoire de son +mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes était +toujours +demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand +air, recevait +mieux que personne, passait même pour avoir été +aimée par un des fils de +Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon +demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la +vieille +galanterie, et dont l'entrée fût difficile.</p> +<p>La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, +disait-on, +cinq cent mille livres de revenu.</p> +<p>Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le +côté de la société +rentée, sereine et forte, des honnêtes gens +autorisés qui ont de la +Religion et des Principes.</p> +<p>Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le +même banc; +et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui +égrenaient de longs chapelets en marmottant des <i>Pater</i> et +des <i>Ave</i>. +L'une était vieille avec une face défoncée par la +petite vérole comme si +elle eût reçu à bout portant une bordée de +mitraille en pleine figure. +L'autre, très chétive, avait une tête jolie et +maladive sur une poitrine +de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les +martyrs et les +illuminés.</p> +<p>En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les +regards de tous.</p> +<p>L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la +terreur des gens +respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans +les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait +mangé avec les +frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son +père, ancien +confiseur, et il attendait impatiemment la République pour +obtenir enfin +la place méritée par tant de consommations +révolutionnaires. Au Quatre +Septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru +nommé préfet, +mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, +demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de +le reconnaître, ce qui +le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, +inoffensif et +serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable +d'organiser la +défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, +coucher tous +les jeunes arbres des forêts voisines, semé des +pièges sur toutes les +routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses +préparatifs, il +s'était vivement replié vers la ville.</p> +<p>Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, +où de +nouveaux retranchements allaient être nécessaires.</p> +<p>La femme, une de celles appelées galantes, était +célèbre par son +embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de +Suif. +Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts +bouffis, +étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets +de courtes saucisses; +avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait +sous sa +robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa +fraîcheur +faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, +un bouton de +pivoine prêt à fleurir; et là-dedans s'ouvraient, +en haut, deux yeux +noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui +mettaient une ombre +dedans; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le +baiser, +meublée de quenottes luisantes et microscopiques.</p> +<p>Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités +inappréciables.</p> +<p>Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent +parmi les +femmes honnêtes, et les mots de «prostituée», +de «honte +publique» furent +chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena +sur ses +voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence +aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à +l'exception de +Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé.</p> +<p>Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que +la +présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque +intimes. +Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs +dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; +car l'amour +légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.</p> +<p>Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de +conservateurs à +l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton +dédaigneux pour +les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui +avaient fait +subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du +bétail volé et des +récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois +millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une +année. M. +Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie +cotonnière, avait eu soin +d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif +qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à +Loiseau, il s'était arrangé +pour vendre à l'Intendance française tous les vins +communs qui lui +restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme +formidable +qu'il comptait bien toucher au Havre.</p> +<p>Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. +Bien +que de conditions différentes, ils se sentaient frères +par l'argent, de +la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui +font sonner de +l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte.</p> +<p>La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on +n'avait pas +fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des +côtes à pied. On commençait à +s'inquiéter, car on devait déjeuner à +Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir +avant la nuit. Chacun +guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence +sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la +dégager.</p> +<p>L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune +gargote, aucun +marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le +passage +des troupes françaises affamées ayant effrayé +toutes les industries.</p> +<p>Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du +chemin, mais ils n'y trouvèrent pas même de pain, car le +paysan défiant +cachait ses réserves dans la crainte d'être pillé +par les soldats qui, +n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce +qu'ils +découvraient.</p> +<p>Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que +décidément il se +sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui +depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, +avait tué les conversations.</p> +<p>De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque +aussitôt +l'imitait; et chacun, à tour de rôle, suivant son +caractère, son +savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou +modestement en portant vite sa main devant le trou béant +d'où sortait +une vapeur.</p> +<p>Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle +cherchait +quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, +regardait ses +voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient +pâles et +crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un +jambonneau. Sa +femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle +souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne +comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. «Le +fait est +que je +ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé +à apporter +des provisions?»—Chacun se faisait le même reproche.</p> +<p>Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; +on +refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il +rendit la gourde, il remercia: «C'est bon tout de même, +ça +réchauffe, et +ça trompe l'appétit.»—L'alcool le mit en belle +humeur et +il proposa de +faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras +des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua +les gens +bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut +un sourire. Les deux +bonnes soeurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les +mains +enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient +immobiles, +baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la +souffrance +qu'il leur envoyait.</p> +<p>Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une +plaine +interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant +vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une +serviette blanche.</p> +<p>Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine +timbale +en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, +tout découpés, avaient confi sous leur gelée; et +l'on apercevait encore +dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des +pâtés, des +fruits, des friandises, les provisions préparées pour un +voyage de trois +jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. +Quatre +goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle +prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la +manger avec un de +ces petits pains qu'on appelle «Régence» en +Normandie.</p> +<p>Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se +répandit, +élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive +abondante +avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les +oreilles. Le +mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme +une envie de la +tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa +timbale, son panier et ses provisions.</p> +<p>Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: +«A la bonne +heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des +personnes qui +savent toujours penser à tout.» Elle leva la tête +vers +lui: «Si vous en +désirez, monsieur? C'est dur de jeûner depuis le +matin.» +Il salua: «Ma +foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre +comme +à la guerre, n'est-ce pas, madame?» Et, jetant un regard +circulaire, il +ajouta: «Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de +trouver +des gens qui vous obligent.»—Il avait un journal qu'il +étendit +pour ne +point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours +logé +dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la +dépeça des +dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente +qu'il y eut dans +la voiture un grand soupir de détresse.</p> +<p>Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes +soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les +deux +instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à +manger très vite +après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne +refusa pas non plus +les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte +de table en développant des journaux sur les genoux.</p> +<p>Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, +mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son +coin, +travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme +à l'imiter. +Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui +lui parcourut les +entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, +demanda à +leur «charmante compagne» si elle lui permettait d'offrir +un petit +morceau à Mme Loiseau. Elle dit: «Mais oui, certainement, +monsieur,» +avec un sourire aimable, et tendit la terrine.</p> +<p>Un embarras se produisit lorsqu'on eût débouché +la première bouteille de +bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après +l'avoir +essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses +lèvres à la +place humide encore des lèvres de sa voisine.</p> +<p>Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par +les émanations des +nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. +et Mme +Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé +le nom de +Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un +soupir +qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que +la neige du +dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu +connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le +monde. +Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes +soeurs, soutenant +la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale +de Boule de +Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, +ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle +se +sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se +renouvelât plus, +la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, +et +elle ajouta:—«C'est la faim, pas autre chose.» Alors Boule +de Suif, +rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre +voyageurs +restés à jeun: «Mon Dieu, si j'osais offrir +à ces +messieurs et à ces +dames ...» Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la +parole: «Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est +frère et +doit +s'aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, +que diable! +Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la +nuit? +Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant +demain +midi.»—On hésitait, personne n'osant assumer la +responsabilité du «oui».</p> +<p>Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille +intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: +«Nous +acceptons avec reconnaissance, madame.»</p> +<p>Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, +on s'en donna +carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un +pâté de foie gras, +un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, +des poires de +Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits-fours et +une tasse pleine +de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les +femmes, adorant les crudités.</p> +<p>On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. +Donc +on causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort +bien, on +s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, +qui avaient un +grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La +comtesse +surtout montra cette condescendance aimable des très nobles +dames +qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme +Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, +parlant peu et +mangeant beaucoup.</p> +<p>On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits +horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français; et +tous +ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les +histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de +Suif raconta, +avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont +parfois les +filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait +quitté Rouen: «J'ai cru d'abord que je pourrais rester, +dit-elle. +J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir +quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais quand je +les ai +vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourné +le sang +de colère; et j'ai pleuré de honte toute la +journée. Oh! si j'étais un +homme, allez! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec +leur +casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour +m'empêcher de leur +jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; +alors j'ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas +plus difficiles +à étrangler que d'autres! Et je l'aurais terminé, +celui-là, si l'on ne +m'avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher +après ça. Enfin, +quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, et me +voici.»</p> +<p>On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de +ses +compagnons qui ne s'étaient pas montrés si crânes; +et Cornudet, en +l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant +d'apôtre; de +même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les +démocrates à longue +barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont +celui de la religion. Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, +avec +l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour aux +murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il +étrillait +magistralement cette «crapule de Badinguet».</p> +<p>Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle +était bonapartiste. Elle +devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation: +«J'aurais +bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait +été du propre, +ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus +qu'à +quitter la France si l'on était gouverné par des +polissons comme vous!» +Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et +supérieur, mais +on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte +s'interposa +et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en +proclamant avec +autorité que toutes les opinions sincères étaient +respectables. +Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans +l'âme la +haine irraisonnée des gens comme il faut pour la +République, et cette +instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les +gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, +malgré elles, +attirées vers cette prostituée pleine de dignité, +dont les sentiments +ressemblaient si fort aux leurs.</p> +<p>Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en +regrettant +qu'il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque +temps, un +peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait fini de manger.</p> +<p>La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint +profonde, et le froid, +plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, +malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa +chaufferette +dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs +fois renouvelé, et +l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds +gelés. Mmes +Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux +religieuses.</p> +<p>Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles +éclairaient d'une lueur vive +un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, +et, des +deux côtés de la route, la neige qui semblait se +dérouler sous le reflet +mobile des lumières.</p> +<p>On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout à coup +un +mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont +l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe +s'écarter +vivement comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé +sans bruit.</p> +<p>Des petits points de feu parurent en avant sur la route. +C'était Tôtes. +On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de +repos +laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et +souffler, +faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du +Commerce +on s'arrêta.</p> +<p>La portière s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir +tous les +voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le +sol. +Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque chose.</p> +<p>Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, +comme si +l'on se fût attendu à être massacré à +la sortie. Alors le conducteur +apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui +éclaira subitement +jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes +effarées, dont les +bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés +de surprise et +d'épouvante.</p> +<p>A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, +un officier allemand, un +grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son +uniforme +comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa +casquette plate +et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel +anglais. Sa +moustache démesurée, à longs poils droits, +s'amincissant indéfiniment de +chaque côté et terminée par un seul fil blond, si +mince qu'on n'en +apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, +tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.</p> +<p>Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à +sortir, disant d'un ton +raide:«—Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?»</p> +<p>Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une +docilité de +saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le +comte et la +comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis +de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en +mettant +pied à terre, dit à l'officier: «Bonjour +monsieur», par +un sentiment de +prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens +tout-puissants, le regarda sans répondre.</p> +<p>Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la +portière, descendirent +les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille +tâchait de se dominer et d'être calme: le démoc +tourmentait d'une main +tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils +voulaient +garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là +chacun +représente un peu son pays; et pareillement +révoltés par la souplesse de +leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière +que ses +voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il +devait +l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de +résistance +commencée au défoncement des routes.</p> +<p>On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, +s'étant fait +présenter l'autorisation de départ signée par le +général en chef et où +étaient mentionnés les noms, le signalement et la +profession de chaque +voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux +renseignements écrits.</p> +<p>Puis il dit brusquement:—«C'est pien», et il disparut.</p> +<p>Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut +commandé. Une +demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, +pendant que deux +servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. +Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte +vitrée marquée d'un numéro parlant.</p> +<p>Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de +l'auberge parut +lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros +homme +asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des +chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le +nom de +Follenvie.</p> +<p>Il demanda:</p> +<p>—Mademoiselle Élisabeth Rousset?</p> +<p>Boule de Suif tressaillit, se retourna:</p> +<p>—C'est moi.</p> +<p>—Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler +immédiatement.</p> +<p>—A moi?</p> +<p>—Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset.</p> +<p>Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis +déclara carrément:</p> +<p>—C'est possible, mais je n'irai pas.</p> +<p>Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la +cause +de cet ordre. Le comte s'approcha:</p> +<p>—Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des +difficultés +considérables, non seulement pour vous, mais même pour +tous vos +compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les +plus forts. +Cette démarche assurément ne peut présenter aucun +danger; c'est sans +doute pour quelque formalité oubliée.</p> +<p>Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on +la +sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les +complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. +Elle dit enfin:</p> +<p>—C'est pour vous que je le fais, bien sûr!</p> +<p>La comtesse lui prit la main:</p> +<p>—Et nous vous remercions.</p> +<p>Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table.</p> +<p>Chacun se désolait de n'avoir pas été +demandé à la place de cette fille +violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes +pour le +cas où on l'appellerait à son tour.</p> +<p>Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge +à +suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait: «Oh! la +canaille! +la canaille!»</p> +<p>Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le +comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: +«Non, cela ne +vous regarde pas, je ne peux pas parler.»</p> +<p>Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où +sortait un parfum de +choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre +était bon, le +ménage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par +économie. Les autres +demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. +Il avait une façon +particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser +le liquide, de +le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite +entre la lampe +et son oeil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa +grande +barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, +semblait +tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre de +vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour +laquelle il était né. On eût dit qu'il +établissait en son esprit un +rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes +passions qui +occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et +assurément il +ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre.</p> +<p>M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. +L'homme, râlant +comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la +poitrine pour +pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle +raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, +ce qu'ils +faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce +qu'ils lui +coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils +à +l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, +flattée de causer avec +une dame de qualité.</p> +<p>Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et +son mari, +de temps en temps, l'interrompait:</p> +<p>—Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en +tenait +aucun compte, et continuait:</p> +<p>—Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des +pommes de terre et +du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas +croire qu'ils sont propres.—Oh non!—Ils ordurent partout, sauf le +respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice +pendant +des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:—et +marche en +avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne +par-là.—S'ils +cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans +leur pays!—Mais non, madame, ces militaires, ça n'est profitable +à +personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre +rien qu'à massacrer!—Je ne suis qu'une vieille femme sans +éducation, +c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament +à +piétiner du matin au soir, je me dis:—Quand il y a des gens qui +font +tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres +se donnent +tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une +abomination +de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien +Polonais, ou bien Français?—Si l'on se revenge sur quelqu'un qui +vous a +fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine +nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, +puisqu'on +donne des décorations à celui qui en détruit le +plus?—Non, voyez-vous, +je ne comprendrai jamais ça!</p> +<p>Cornudet éleva la voix:</p> +<p>—La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; +c'est +un devoir sacré quand on défend la patrie.</p> +<p>La vieille femme baissa la tête:</p> +<p>—Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne +devrait +pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur +plaisir?</p> +<p>L'oeil de Cornudet s'enflamma:</p> +<p>—Bravo, citoyenne! dit-il.</p> +<p>M. Carré-Lamadon réfléchissait +profondément. Bien qu'il fût fanatique +des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait +songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras +inoccupés +et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient +improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il +faudra des siècles pour achever.</p> +<p>Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec +l'aubergiste. +Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre +sautillait de +joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes +de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.</p> +<p>Le souper à peine achevé, comme on était +brisé de fatigue, on se coucha.</p> +<p>Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre +au lit son +épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son +oeil au trou de la +serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait: +«les +mystères du +corridor ». Au bout d'une heure environ, il entendit un +frôlement, +regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus +replète +encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles +blanches. +Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros +numéro +tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, +s'entr'ouvrit, et, +quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, +la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. +Boule de Suif +semblait défendre l'entrée de sa chambre avec +énergie. Loiseau, +malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, +comme ils +élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet +insistait +avec vivacité. Il disait:</p> +<p>—Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous +fait?</p> +<p>Elle avait l'air indigné et répondit:</p> +<p>—Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne +se font pas; et +puis, ici, ce serait une honte.</p> +<p>Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle +s'emporta, élevant encore le ton:</p> +<p>—Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des +Prussiens +dans la maison, dans la chambre à côté, +peut-être?</p> +<p>Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait +point +caresser près de l'ennemi, dut réveiller en son coeur sa +dignité +défaillante, car, après l'avoir seulement +embrassée, il regagna sa porte +à pas de loup.</p> +<p>Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un +entrechat dans sa +chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure +carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant: +«M'aimes-tu, chérie?»</p> +<p>Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt +s'éleva quelque +part, dans une direction indéterminée qui pouvait +être la cave aussi +bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, +un +bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de +chaudière sous +pression. M. Follenvie dormait.</p> +<p>Comme on avait décidé qu'on partirait à huit +heures le lendemain, tout +le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la +bâche avait +un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans +chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les +écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les +hommes se +résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se +trouvèrent sur la +place, avec l'église au fond, et, des deux côtés, +des maisons basses où +l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent +épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la +boutique +du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui +pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de +l'apaiser; et les +grosses paysannes dont les hommes étaient à +«l'armée de la guerre», +indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le +travail qu'il +fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le +café; +un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une +aïeule tout impotente.</p> +<p>Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du +presbytère. Le +vieux rat d'église lui répondit: «Oh! +ceux-là ne +sont pas méchants; +c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; +je ne +sais pas bien d'où; et ils ont tous laissé une femme et +des enfants au +pays; ça ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr +qu'on pleure +bien aussi là-bas après les hommes; et ça fournira +une fameuse misère +chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux +pour +le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme +s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre +pauvres +gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la +guerre.»</p> +<p>Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre +les vainqueurs et +les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans +l'auberge. Loiseau eut +un mot pour rire: «Ils repeuplent.» M. Carré-Lamadon +eut un mot +grave: «Ils réparent.» Mais on ne trouvait pas le +cocher. A la fin on +le +découvrit dans le café du village, attablé +fraternellement avec +l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella:</p> +<p>—Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit +heures?</p> +<p>—Ah! bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis.</p> +<p>—Lequel?</p> +<p>—De ne pas atteler du tout.</p> +<p>—Qui vous a donné cet ordre?</p> +<p>—Ma foi! le commandant prussien.</p> +<p>—Pourquoi?</p> +<p>—Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend +d'atteler, moi je +n'attelle pas.—Voilà.</p> +<p>—C'est lui-même qui vous a dit cela?</p> +<p>—Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de +sa part.</p> +<p>—Quand ça?</p> +<p>—Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes +rentrèrent fort +inquiets.</p> +<p>On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que +Monsieur, à cause +de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait +même +formellement défendu de le réveiller plus tôt, +excepté en cas +d'incendie.</p> +<p>On voulut voir l'officier, mais cela était impossible +absolument, bien +qu'il logeât dans l'auberge, M. Follenvie seul était +autorisé à lui +parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes +remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les +occupèrent.</p> +<p>Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine +où flambait un +grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du +café, une +canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates +d'une +considération presque égale à la sienne, comme si +elle avait servi la +patrie en servant à Cornudet. C'était une superbe pipe en +écume +admirablement culottée, aussi noire que les dents de son +maître, mais +parfumée, recourbée, luisante, familière à +sa main, et complétant sa +physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés +sur la flamme +du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque +fois +qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres +dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache +frangée +d'écume.</p> +<p>Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, +alla placer du vin +aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent +à causer +politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait +aux +d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros +qui se révèlerait +quand tout serait désespéré: un du Guesclin, une +Jeanne d'Arc peut-être? +ou un autre Napoléon Ier? Ah! si le prince impérial +n'était pas si +jeune! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot +des +destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.</p> +<p>Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien +vite; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans +une variante, +ces paroles: L'officier m'a dit comme ça: «Monsieur +Follenvie, +vous +défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je +ne veux +pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça +suffit.»</p> +<p>Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte +où M. +Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit +répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler +quand il aurait +déjeuné, c'est-à-dire vers une heure.</p> +<p>Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré +l'inquiétude. +Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée.</p> +<p>On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces +messieurs.</p> +<p>Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait +d'entraîner +Cornudet pour donner plus de solennité à leur +démarche, il déclara +fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les +Allemands; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre +canette. +Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus +belle +chambre de l'auberge où l'officier les reçut, +étendu dans un fauteuil, +les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, +et +enveloppé par une robe de chambre flamboyante, +dérobée sans doute dans +la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais +goût. Il ne se +leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un +magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire +victorieux.</p> +<p>Au bout de quelques instants il dit enfin:</p> +<p>—Qu'est-ce que fous foulez?</p> +<p>Le comte prit la parole:</p> +<p>—Nous désirons partir, Monsieur.</p> +<p>—Non.</p> +<p>—Oserai-je vous demander la cause de ce refus?</p> +<p>—Parce que che ne feux pas.</p> +<p>—Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre +général +en chef nous a délivré une permission de départ +pour gagner Dieppe; et +je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos +rigueurs.</p> +<p>—Che ne feux pas ... foilà tout ... Fous poufez tescentre.</p> +<p>S'étant inclinés tous les trois, ils se +retirèrent.</p> +<p>L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à +ce caprice +d'Allemand; et les idées les plus singulières troublaient +les têtes. +Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, +imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les +garder +comme otages—mais dans quel but?—ou les emmener prisonniers? ou, +plutôt, leur demander une rançon considérable? A +cette pensée, une +panique les affola. Les plus riches étaient les plus +épouvantés, se +voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser +des sacs +pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la +cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler +leurs +richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau +enleva sa +chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait +augmenta +les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on +avait encore deux +heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de +trente-et-un. +Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant +éteint +sa pipe par politesse, y prit part.</p> +<p>Le comte battit les cartes—donna—Boule de Suif avait trente-et-un +d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie +apaisa la crainte qui +hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le +ménage Loiseau +s'entendait pour tricher.</p> +<p>Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut; et, +de sa voix +graillonnante, il prononça: «L'officier prussien fait +demander +à Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.»</p> +<p>Boule de Suif resta debout, toute pâle; puis, devenant +subitement +cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle +ne pouvait plus +parler. Enfin elle éclata: «Vous lui direz à cette +crapule, à ce +saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne +voudrai; vous +entendez bien, jamais, jamais, jamais.»</p> +<p>Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, +interrogée, +sollicitée par tout le monde de dévoiler le +mystère de sa visite. Elle +résista d'abord; mais l'exaspération domina +bientôt: «Ce qu'il veut?... +ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!» cria-t-elle. Personne +ne se +choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en +la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de +réprobation +contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de +tous pour +la résistance, comme si l'on eût demandé à +chacun une partie du +sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec +dégoût que ces gens-là se +conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes +surtout +témoignèrent à Boule de Suif une +commisération énergique et caressante. +Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient +baissé la +tête et ne disaient rien.</p> +<p>On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut +apaisée; mais on parla +peu: on songeait.</p> +<p>Les dames se retirèrent de bonne heure; et les hommes, tout +en fumant, +organisèrent un écarté auquel fut convié M. +Follenvie qu'on avait +l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer +pour +vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait +qu'à ses +cartes, sans rien écouter, sans rien répondre; et il +répétait sans +cesse: «Au jeu, messieurs, au jeu.» Son attention +était si +tendue qu'il +en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue +dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de +l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements +aigus des jeunes coqs essayant de chanter.</p> +<p>Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de +sommeil, vint +le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était +«du +matin», +toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était +«du soir», +toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria: +«Tu placeras +mon lait de poule devant le feu,» et se remit à sa partie. +Quand +on vit +bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on déclara qu'il +était temps de s'en +aller, et chacun gagna son lit.</p> +<p>On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir +indéterminé, un désir plus grand de s'en aller, +une terreur du jour à +passer dans cette horrible petite auberge.</p> +<p>Hélas! les chevaux restaient à l'écurie, le +cocher demeurait invisible. +On alla, par désoeuvrement, tourner autour de la voiture.</p> +<p>Le déjeuner fut bien triste; et il s'était produit +comme un +refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui +porte +conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait +presque à +cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver +secrètement le +Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise +à ses +compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eût su, d'ailleurs? Elle +aurait +pu sauver les apparences en faisant dire à l'officier qu'elle +prenait en +pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu +d'importance!</p> +<p>Mais personne n'avouait encore ces pensées.</p> +<p>Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, +le comte proposa de +faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec +soin et la petite société partit, à l'exception de +Cornudet, qui +préférait rester près du feu, et des bonnes +soeurs, qui passaient leurs +journées dans l'église ou chez le curé.</p> +<p>Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez +et +les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas +était +une souffrance; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur +apparut +si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que +tout le +monde aussitôt retourna, l'âme glacée et le coeur +serré.</p> +<p>Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un +peu +derrière.</p> +<p>Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si +cette« +garce-là» allait les faire rester longtemps encore dans un +pareil +endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une +femme un sacrifice aussi pénible, et qu'il devait venir +d'elle-même. M. +Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, +comme il en était +question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir +lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux +autres soucieux.—« Si +l'on se sauvait à pied, »—dit Loiseau. Le comte haussa les +épaules:— «Y songez-vous, dans cette neige? avec nos +femmes? Et puis nous serions +tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et +ramenés +prisonniers à la merci des soldats.»—C'était vrai; +on se +tut.</p> +<p>Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait +les +désunir.</p> +<p>Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui +fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en +uniforme, +et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement +particulier aux +militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes +soigneusement cirées.</p> +<p>Il s'inclina en passant près des dames, et regarda +dédaigneusement les +hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se +découvrir, bien +que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.</p> +<p>Boule de Suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les +trois +femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être +ainsi +rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille +qu'il avait +si cavalièrement traitée.</p> +<p>Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme +Carré-Lamadon, +qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, +trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même +qu'il ne fût pas +Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes +les femmes +assurément raffoleraient.</p> +<p>Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles +aigres furent +même échangées à propos de choses +insignifiantes. Le dîner, silencieux, +dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer +le +temps.</p> +<p>On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des +coeurs +exaspérés. Les femmes parlaient à peine à +Boule de Suif.</p> +<p>Une cloche tinta. C'était pour un baptême. La grosse +fille avait un +enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait +pas une fois +l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on +allait +baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le +sien, et elle voulut absolument assister à la +cérémonie.</p> +<p>Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on +rapprocha +les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait +décider quelque +chose. Loiseau eut une inspiration: il était d'avis de proposer +à +l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir +les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il +redescendit presque aussitôt. L'Allemand, qui connaissait la +nature +humaine, l'avait mis à la porte. Il prétendait retenir +tout le monde +tant que son désir ne serait pas satisfait.</p> +<p>Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau +éclata:—« Nous n'allons +pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son métier, +à cette +gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a +pas le +droit de refuser l'un plutôt que l'autre. Je vous demande un peu, +ça a +pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, même des +cochers! oui, madame, +le cocher de la préfecture! Je le sais bien, moi, il +achète son vin à la +maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait +la mijaurée, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit +très +bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis +longtemps; et nous +étions là trois qu'il aurait sans doute +préférées. Mais non, il se +contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes +mariées. +Songez donc, il est le maître. Il n'avait qu'à dire: +«Je +veux», et il +pouvait nous prendre de force avec ses soldats.»</p> +<p>Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme +Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu +pâle, comme si elle se +sentait déjà prise de force par l'officier.</p> +<p>Les hommes, qui discutaient à l'écart, se +rapprochèrent. Loiseau, +furibond, voulait livrer «cette misérable» pieds et +poings +liés, à +l'ennemi. Mais le comte, issu de trois générations +d'ambassadeurs, et +doué d'un physique de diplomate, était partisan de +l'habileté: «Il +faudrait la décider »,—dit-il.</p> +<p>Alors on conspira.</p> +<p>Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, +et la discussion +devint générale, chacun donnant son avis. C'était +fort convenable du +reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de +tournures, des +subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les +plus +scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris, tant les +précautions du +langage étaient observées. Mais la légère +tranche de pudeur dont est +bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles +s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient +follement +au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de +l'amour avec la +sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper +d'un autre.</p> +<p>La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur +semblait drôle à la +fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si +bien +dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha +quelques +grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la +pensée +brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits: +«Puisque +c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle +celui-là plus +qu'un autre?» La gentille Mme Carré-Lamadon semblait +même +penser qu'à +sa place elle refuserait celui-là moins qu'un autre.</p> +<p>On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse +investie. +Chacun convint du rôle qu'il jouerait, des arguments dont il +s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait exécuter. On +régla le plan +des attaques, les ruses à employer, et les surprises de +l'assaut, pour +forcer cette citadelle vivante à recevoir l'ennemi dans la place.</p> +<p>Cornudet cependant restait à l'écart, +complètement étranger à cette +affaire.</p> +<p>Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit +point +rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger: +«Chut!» +qui fit +relever tous les yeux. Elle était là. On se tut +brusquement et un +certain embarras empêcha d'abord de lui parler. La comtesse, plus +assouplie que les autres aux duplicités des salons, +l'interrogea: «Etait-ce amusant, ce baptême?»</p> +<p>La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, +et les +attitudes, et l'aspect même de l'église. Elle ajouta: +«C'est si bon de +prier quelquefois.»</p> +<p>Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se +contentèrent d'être aimables +avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à +leurs conseils.</p> +<p>Aussitôt à table, on commença les approches. Ce +fut d'abord une +conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples +anciens: +Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec +Sextus, +Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les +généraux ennemis, et les +réduisant à des servilités d'esclave. Alors se +déroula une histoire +fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires +ignorants, +où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue +Annibal entre leurs +bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. +On cita toutes les femmes qui ont arrêté des +conquérants, fait de leur +corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont +vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux +ou détestés, et +sacrifié leur chasteté à la vengeance et au +dévouement.</p> +<p>On parla même en termes voilés de cette Anglaise de +grande famille qui +s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse +maladie pour la +transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une +faiblesse subite, +à l'heure du rendez-vous fatal.</p> +<p>Et tout cela s'était raconté d'une façon +convenable et modérée, où +parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter +l'émulation.</p> +<p>On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la +femme, ici-bas, +était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon +continu aux +caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point +entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne +disait +rien.</p> +<p>Pendant tout l'après-midi, on la laissa +réfléchir. Mais, au lieu de +l'appeler «madame» comme on avait fait jusque-là, on +lui disait +simplement «mademoiselle», sans que personne sût bien +pourquoi, +comme +si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime +qu'elle +avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.</p> +<p>Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, +répétant sa +phrase de la veille: «L'officier prussien fait demander à +Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a point encore changé d'avis.»</p> +<p>Boule de Suif répondit sèchement: «Non, +monsieur.» +Mais au dîner la +coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se +battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne +trouvait +rien, quand la comtesse, sans préméditation +peut-être, éprouvant un +vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus +âgée +des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, +beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos +yeux; +mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont +accomplis +pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un +argument +puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes +tacites, de ces complaisances voilées, où excelle +quiconque porte un +habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une +inintelligence +heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta +à la +conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra +hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas +troublée par les +tâtonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de +fer; +sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de +scrupules.</p> +<p>Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait +immédiatement tué père et mère sur un ordre +venu d'En Haut; et rien, à +son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention +était +louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité +sacrée de sa complice +inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet +axiome +de morale: «La fin justifie les moyens.»</p> +<p>Elle l'interrogeait.</p> +<p>—Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et +pardonne le fait quand le motif est pur?</p> +<p>—Qui pourrait en douter, madame? Une action blâmable en soi +devient +souvent méritoire par la pensée qui l'inspire.</p> +<p>Et elles continuaient ainsi, démêlant les +volontés de Dieu, prévoyant +ses décisions, le faisant s'intéresser à des +choses qui, vraiment, ne le +regardaient guère.</p> +<p>Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais +chaque parole de la +sainte fille en cornette faisait brèche dans la +résistance indignée de +la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la +femme aux +chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa +supérieure, +d'elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère soeur +Saint-Nicéphore. +On les avait demandées au Havre pour soigner dans les +hôpitaux des +centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les +dépeignit, +ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles +étaient +arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un +grand nombre de +Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés +peut-être! C'était sa +spécialité, à elle, de soigner les militaires; +elle avait été en Crimée, +en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se +révéla tout +à coup une de ces religieuses à tambours et à +trompettes qui semblent +faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des +remous des +batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards +indisciplinés; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure +ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une +image des +dévastations de la guerre.</p> +<p>Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait +excellent.</p> +<p>Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans +les chambres pour +ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée.</p> +<p>Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine +semée la veille le +temps de germer et de pousser ses fruits.</p> +<p>La comtesse proposa de faire une promenade dans l'après-midi; +alors le +comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et +demeura +derrière les autres, avec elle.</p> +<p>Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, +que les +hommes posés emploient avec les filles, l'appelant: «ma +chère enfant», +la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité +indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la +question:</p> +<p>—Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés +comme vous-même à toutes +les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, +plutôt +que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues +si +souvent en votre vie?</p> +<p>Boule de Suif ne répondit rien.</p> +<p>Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. +Il +sut rester «monsieur le comte», tout en se montrant galant +quand il le +fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle leur +rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant +gaiement: «Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter +d'avoir +goûté +d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son +pays.»</p> +<p>Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la +société. Aussitôt rentrée, +elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquiétude +était extrême. +Qu'allait-elle faire? Si elle résistait, quel embarras!</p> +<p>L'heure du dîner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, +entrant +alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et +qu'on pouvait +se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte +s'approcha +de l'aubergiste, et, tout bas: «Ça y est?—Oui.» Par +convenance, +il ne +dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un +léger signe de +la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de +toutes les +poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria: +«Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans +l'établissement»; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque +le +patron +revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu +subitement +communicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les +coeurs. Le +comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était +charmante, le +manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation +fut +vive, enjouée, pleine de traits.</p> +<p>Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, +hurla: «Silence!» Tout le monde se tut, surpris, presque +effrayé +déjà. Alors il +tendit l'oreille en faisant «Chut!» des deux mains, leva +les yeux vers +le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: +«Rassurez-vous, tout va bien.»</p> +<p>On hésitait à comprendre, mais bientôt un +sourire passa.</p> +<p>Au bout d'un quart d'heure il recommença la même farce, +la renouvela +souvent dans la soirée; et il faisait semblant d'interpeller +quelqu'un +à l'étage au-dessus, en lui donnant des conseils à +double sens puisés +dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air +triste +pour soupirer: «Pauvre fille;» ou bien il murmurait entre +ses dents +d'un air rageur: «Gueux de Prussien, va!» Quelquefois, au +moment +où +l'on n'y songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, +plusieurs:«Assez! +assez!» et ajoutait, comme se parlant à lui-même: +«Pourvu +que +nous la revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le +misérable!»</p> +<p>Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût +déplorable, elles amusaient +et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux +comme le +reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu +créée autour d'eux était +chargée de pensées grivoises.</p> +<p>Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions +spirituelles et +discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le +comte, qui +conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de +gravité, trouva +une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au +pôle et la joie +des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud.</p> +<p>Loiseau, lancé, se leva, un verre de Champagne à la +main: «Je bois à +notre délivrance!» Tout le monde fut debout; on +l'acclamait. Les +deux +bonnes soeurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, +consentirent à +tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient +jamais +goûté. Elles déclarèrent que cela +ressemblait à la limonade gazeuse, +mais que c'était plus fin cependant.</p> +<p>Loiseau résuma la situation.</p> +<p>—C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait +pincer +un quadrille.</p> +<p>Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait +même +plongé dans des pensées très graves, et tirait +parfois, d'un geste +furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, +vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, +lui tapa +soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: «Vous +n'êtes +pas +farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?» Mais Cornudet +releva brusquement la tête, et, parcourant la +société d'un regard +luisant et terrible: «Je vous dis à tous que vous venez de +faire +une +infamie!» Il se leva, gagna la porte, répéta encore +une +fois: «Une +infamie!» et disparut.</p> +<p>Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloqué, restait +bête; mais il +reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en +répétant: «Ils sont +trop verts, mon vieux, ils sont trop verts.» Comme on ne +comprenait +pas, il raconta les «mystères du corridor». Alors il +y eut une +reprise +de gaieté formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le +comte +et M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne +pouvaient croire.</p> +<p>—Comment! vous êtes sûr? Il voulait....</p> +<p>—Je vous dis que je l'ai vu.</p> +<p>—Et, elle a refusé....</p> +<p>—Parce que le Prussien était dans la chambre à +côté.</p> +<p>—Pas possible?</p> +<p>—Je vous le jure.</p> +<p>Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le ventre +à deux mains. +Loiseau continuait:</p> +<p>—Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais +pas du +tout.</p> +<p>Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés.</p> +<p>On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui +était de la nature des +orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se +couchaient, que «cette chipie» de petite +Carré-Lamadon avait ri jaune toute la +soirée: «Tu sais, les femmes, quand ça en tient +pour l'uniforme, qu'il +soit +Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien +égal. Si ce n'est +pas une pitié, Seigneur Dieu!»</p> +<p>Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coururent +comme des +frémissements, des bruits légers, à peine +sensibles, pareils à des +souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. +Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des +filets de lumière +glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces +effets-là; +il trouble, dit-on, le sommeil.</p> +<p>Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige +éblouissante. La +diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis +qu'une armée +de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, +avec un oeil +rosé, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient +gravement entre +les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin +fumant qu'ils éparpillaient.</p> +<p>Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une +pipe sur le +siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement +empaqueter des +provisions pour le reste du voyage.</p> +<p>On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.</p> +<p>Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle +s'avança timidement +vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se +détournèrent +comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec +dignité le bras +de sa femme et l'éloigna de ce contact impur.</p> +<p>La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors, ramassant +tout son courage, +elle aborda la femme du manufacturier d'un «bonjour, +madame» humblement +murmuré. L'autre fit de la tête seule un petit salut +impertinent qu'elle +accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait +affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût +apporté une +infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture +où elle +arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle +avait +occupée pendant la première partie de la route.</p> +<p>On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître; mais Mme +Loiseau, la +considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix +à son mari: «Heureusement que je ne suis pas à +côté d'elle.»</p> +<p>La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença. +On ne parla point +d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en +même temps indignée contre tous ses voisins, et +humiliée d'avoir cédé, +souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on +l'avait +hypocritement jetée.</p> +<p>Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit +bientôt ce +pénible silence.</p> +<p>—Vous connaissez, je crois, Mme d'Étrelles?</p> +<p>—Oui, c'est une de mes amies.</p> +<p>—Quelle charmante femme!</p> +<p>—Ravissante! Une vraie nature d'élite, fort instruite +d'ailleurs, et +artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine +dans la +perfection.</p> +<p>Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des +vitres un mot parfois jaillissait: +«Coupon—échéance—prime—à terme.»</p> +<p>Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, +engraissé +par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua +un +bésigue avec sa femme.</p> +<p>Les bonnes soeurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui +pendait, +firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs +lèvres se +mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, +précipitant leur +vague murmure comme pour une course d'<i>oremus</i>; et de temps en +temps +elle baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis +recommençaient leur marmottement rapide et continu.</p> +<p>Cornudet songeait, immobile.</p> +<p>Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: +«Il +fait +faim», dit-il.</p> +<p>Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle +fit sortir un +morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches +minces et +fermes, et tous deux se mirent à manger.</p> +<p>—Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle +déballa les provisions préparées pour les deux +ménages. C'était, dans un +de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre +en faïence, pour +indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, +une charcuterie +succulente, où de blanches rivières de lard traversaient +la chair brune +du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées +fin. Un beau carré de +gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: +«faits divers» sur sa +pâte onctueuse.</p> +<p>Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de +saucisson qui sentait +l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans +les +vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et de +l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta +sous ses +pieds dans la paille et se mit à mordre à même les +oeufs, faisant tomber +sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, +là +dedans, des étoiles.</p> +<p>Boule de Suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, +n'avait pu +songer à rien; et elle regardait, exaspérée, +suffoquant de rage, tous +ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la +crispa +d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un +flot +d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas +parler +tant l'exaspération l'étranglait.</p> +<p>Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait +noyée dans +le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient +sacrifiée d'abord, +rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors +elle songea +à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient +goulûment +dévorées, à ses deux poulets luisants de +gelée, à ses pâtés, à ses +poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur +tombant +soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit +prête à +pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots +comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses +paupières, et bientôt deux grosses larmes, se +détachant des yeux, +roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus +rapides, +coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant +régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle +restait +droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant +qu'on ne la +verrait pas.</p> +<p>Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un +signe. Il haussa +les épaules comme pour dire: «Que voulez-vous, ce n'est +pas ma +faute.» +Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: «Elle pleure +sa +honte.»</p> +<p>Les deux bonnes soeurs s'étaient remises à prier, +après avoir roulé dans +un papier le reste de leur saucisson.</p> +<p>Alors Cornudet, qui digérait ses oeufs, étendit ses +longues jambes sous +la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un +homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à +siffloter la +<i>Marseillaise</i>.</p> +<p>Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, +assurément, ne +plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, +agacés, et avaient +l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un +orgue de +barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois +même il fredonnait +les paroles:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Amour sacré de la patrie,<br> +Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,<br> +Liberté, liberté chérie,<br> +Combats avec tes défenseurs!</big><br> +</div> +<p>On fuyait plus vite, la neige étant plus dure; et +jusqu'à Dieppe, +pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les +cahots du +chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurité profonde de +la +voiture, il continua, avec une obstination féroce, son +sifflement +vengeur et monotone, contraignant les esprits las et +exaspérés à suivre +le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole +qu'ils +appliquaient sur chaque mesure.</p> +<p>Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle +n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les +ténèbres.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="L'Epave"></a> +<h3>L'Épave</h3> +<br> +<p>C'était hier, 31 décembre.</p> +<p>Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le +domestique +lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres +étrangers.</p> +<p>Georges me dit:</p> +<p>—Tu permets?</p> +<p>—Certainement.</p> +<p>Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture +anglaise, croisée +dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention +sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui +vous touchent le +coeur.</p> +<p>Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:</p> +<p>«Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne +t'ai +jamais racontée, +une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce +fut un +singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela +vingt ans ... +puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!...</p> +<p>«J'étais inspecteur de la Compagnie d'assurances +maritimes +que je dirige +aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la +fête du 1er janvier, +puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, quand +je +reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir +immédiatement +pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un +trois-mâts de Saint-Nazaire, +assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. +J'arrivai à la +Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions; et, le +soir +même, je prenais l'express, qui me déposait à La +Rochelle le lendemain +31 décembre.</p> +<p>«J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de +Ré, le +<i>Jean-Guiton</i>. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville +bizarre +et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues +mêlées comme un +labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, +des +galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais +basses, ces +galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, +qui semblent construites +et demeurées comme un décor de conspirateurs, le +décor antique et +saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion +héroïques et +sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, grave, +discrète, sans +art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si +magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie +sévère, un peu +sournoise aussi, une cité de batailleurs obstinés, +où doivent éclore les +fanatismes, la ville où s'exalta la foi des calvinistes et +où naquit le +complot des quatre sergents.</p> +<p>«Quand j'eus erré quelque temps par ces rues +singulières, je montai sur +un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire +à +l'île de Ré. Il partit en soufflant, d'un air +colère, passa entre les +deux tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la +digue construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau +les +pierres énormes, enfermant la ville comme un immense collier; +puis il +obliqua vers la droite.</p> +<p>«C'était un de ces jours tristes qui oppressent, +écrasent la pensée, +compriment le coeur, éteignent en nous toute force et toute +énergie; un +jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la +pluie, +froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une +buée d'égout.</p> +<p>«Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, +la mer +peu +profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans +une ride, +sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau +stagnante. Le <i>Jean-Guiton</i> passait dessus en roulant un peu, par +habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait +derrière +quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se +calmaient +bientôt.</p> +<p>«Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme +presque +sans +pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je +voulais +quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un +grand +trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le <i>Marie-Joseph,</i> +avait échoué, par +une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré.</p> +<p>«La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, +écrivait l'armateur, qu'il +avait été impossible de le renflouer et qu'on avait +dû enlever au plus +vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me +fallait donc constater +la situation de l'épave, apprécier quel devait être +son état avant le +naufrage, juger si tous les efforts avaient été +tentés pour le remettre +à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour +témoigner ensuite +contradictoirement, si besoin était, dans le procès.</p> +<p>«Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre +les +mesures qu'il +jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.</p> +<p>«Le capitaine du <i>Jean-Guiton</i> connaissait parfaitement +l'affaire, ayant +été appelé à prendre part, avec son navire, +aux tentatives de sauvetage.</p> +<p>«Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le <i>Marie-Joseph,</i> +poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, +naviguant au +hasard sur une mer d'écume,—«une mer de soupe au +lait», disait +le +capitaine,—était venu s'échouer sur ces immenses bancs de +sable qui +changent les côtes de cette région en Saharas +illimités, aux heures de +la marée basse.</p> +<p>«Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. +Entre +l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où +l'oeil voyait au +loin. Nous suivions une terre. Je demandai:</p> +<p>«—C'est l'île de Ré?</p> +<p>«—Oui, monsieur.</p> +<p>«Et tout à coup le capitaine, étendant la main +droite +devant nous, me +montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:</p> +<p>«—Tenez, voilà votre navire!</p> +<p>«—Le <i>Marie-Joseph</i>?...</p> +<p>«—Mais, oui.</p> +<p>«—J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu +près invisible, que j'aurais +pris pour un écueil, me paraissait placé à trois +kilomètres au moins des +côtes.</p> +<p>«Je repris:</p> +<p>«—Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à +l'endroit que +vous me désignez?</p> +<p>«Il se mit à rire.</p> +<p>«—Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...</p> +<p>«C'était un Bordelais. Il continua:</p> +<p>«—Nous sommes marée haute, neuf heures quarante +minutes. +Allez-vous-en +par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de +l'hôtel du +<i>Dauphin</i>, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou +trois heures +au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous +aurez une +heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas +plusse, par +exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle +revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! +Remettez-vous en +route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez +à sept +heures et demie sur le <i>Jean-Guiton</i>, qui vous dépose ce +soir même sur +le quai de La Rochelle.</p> +<p>«Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à +l'avant du +vapeur, +pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions +rapidement.</p> +<p>«Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui +servent +de capitales +à toutes les maigres îles semées le long des +continents. C'était un gros +village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, +vivant de +poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et +de +moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble +cependant très +peuplée; mais je ne pénétrai pas dans +l'intérieur.</p> +<p>«Après avoir déjeuné, je franchis un +petit +promontoire; puis, comme la +mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, +vers une +sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, +là-bas.</p> +<p>«J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme +de la +chair, et +qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, +était là; +maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, +et je ne +distinguais plus la ligne qui séparait le sable de +l'Océan. Je croyais +assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. +L'Atlantique était +devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la +grève, comme +font les décors dans les trappes, et je marchais à +présent au milieu +d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau +salée demeuraient +en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et +bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; +je +regardais l'épave échouée, qui grandissait +à mesure que j'avançais et +ressemblait à présent à une énorme baleine +naufragée.</p> +<p>«Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense +étendue plate +et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, +après une +heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, +brisée, montrant, +comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois +goudronné, +percés de clous énormes. Le sable déjà +l'avait envahie, entré par toutes +les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâchait +plus. Elle +paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré +profondément +dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, +relevé, +semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel +désespéré, ces deux +mots blancs sur le bordage noir: <i>Marie-Joseph</i>.</p> +<p>«J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le +plus +bas; puis, parvenu +sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le +jour, entré par les +trappes défoncées et par les fissures des flancs, +éclairait tristement +ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries +démolies. +Il n'y avait plus rien là-dedans que du sable qui servait de sol +à ce +souterrain de planches.</p> +<p>«Je me mis à prendre des notes sur l'état du +bâtiment. Je m'étais assis +sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la +lueur d'une large fente +par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée +de la grève. Un +singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de +moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour +écouter le bruit +vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant +les bordages +de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de +la +mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le +bruit doux et régulier du +taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les +vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore.</p> +<p>«Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de +moi. +Je fis un +bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une +seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux +noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut +pas +longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: et +j'aperçus +debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes +filles, ou plutôt un grand Anglais avec trois misses. +Assurément, ils +eurent encore plus peur que moi en voyant surgir cet être rapide +sur le +trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se +sauva; les deux +autres saisirent leur père à pleins bras; quant à +lui, il avait ouvert +la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son émotion.</p> +<p>«Puis, après quelques secondes, il parla:</p> +<p>«—Aoh, môsieu, vos été la +propriétaire de +cette bâtiment?</p> +<p>«—Oui, monsieur,</p> +<p>«—Est-ce que je pôvé la visiter?</p> +<p>«—Oui, monsieur.</p> +<p>«Il prononça alors une longue phrase anglaise, +où je +distinguai +seulement ce mot: <i>gracious</i>, revenu plusieurs fois.</p> +<p>«Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai +le +meilleur +et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois +fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout +l'aînée, une +blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si +mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres +fruits +de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable +et que +ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec +leur +fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles +rosés et aux +perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans +les profondeurs +inconnues des océans.</p> +<p>«Elle parlait un peu mieux que son père; et elle nous +servit +d'interprète, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres +détails, +que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la +catastrophe. Puis, toute +la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. +Dès qu'ils eurent +pénétré dans cette sombre galerie, à peine +éclairée, ils poussèrent des +cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et +les trois +filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans +leurs +grands vêtements imperméables, et ils commencèrent +en même temps quatre +croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.</p> +<p>«Ils s'étaient assis, côte à côte, +sur une +poutre en saillie, et les +quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes +noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du <i>Marie-Joseph</i>.</p> +<p>«Tout en travaillant, l'aînée des fillettes +causait +avec moi, qui +continuais à inspecter le squelette du navire.</p> +<p>«J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils +étaient venus +tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce +trois-mâts enlisé. Ils +n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de +simples et +braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre +couvre le +monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de +favoris blancs, +vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en +tête humaine +entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de +petits +échassiers en croissance, sèches aussi, sauf +l'aînée, et gentilles +toutes trois, mais surtout la grande.</p> +<p>«Elle avait une si drôle de manière de parler, de +raconter, de rire, de +comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour +m'interroger, +des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour +deviner, +de se remettre au travail et de dire «yes» ou +«nô», que je serais +demeuré un temps indéfini à l'écouter et +à la regarder.</p> +<p>«Tout à coup, elle murmura:</p> +<p>«—J'entendai une petite mouvement sur cette bateau.</p> +<p>«Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un +léger bruit, +singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder +par la +fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle +allait nous entourer!</p> +<p>«Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était +trop +tard. L'eau nous +cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse +vitesse. Non, +cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une +tache démesurée. A peine quelques centimètres +d'eau couvraient le sable; +mais mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de +l'imperceptible +flot.</p> +<p>«L'Anglais voulut s'élancer; je le retins; la fuite +était impossible, à +cause des mares profondes que nous avions dû contourner en +venant, et où +nous tomberions au retour.</p> +<p>«Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. +Puis, la +petite Anglaise se mit à sourire et murmura:</p> +<p>«—Ce été nous les naufragés!</p> +<p>«Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur +lâche, affreuse, +basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions +m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au +secours!» +Vers +qui?</p> +<p>«Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre +leur +père, qui +regardait, d'un oeil consterné, la mer démesurée +autour de nous.</p> +<p>«Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, +une +nuit lourde, +humide, glacée:</p> +<p>«Je dis:</p> +<p>«—Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce +bateau.</p> +<p>«L'Anglais répondit:</p> +<p>«—Oh! yes!</p> +<p>«Et nous restâmes là un quart d'heure, une +demi-heure, +je ne sais, en +vérité, combien de temps, à regarder, autour de +nous, cette eau jaune +qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait +jouer sur +l'immense grève reconquise.</p> +<p>«Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de +redescendre, pour +nous mettre à l'abri de la brise légère, mais +glacée, qui nous +effleurait et nous piquait la peau.</p> +<p>«Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein +d'eau. +Nous dûmes +alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous +garantissait un +peu.</p> +<p>«Les ténèbres, à présent, nous +enveloppaient, et nous restions serrés +les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais +trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite +Anglaise, dont les +dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce +de +son corps à travers les étoffes, et cette chaleur +m'était délicieuse +comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, +muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures +d'ouragan. Et +pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le +danger terrible et +grandissant, je commençais à me sentir heureux +d'être là, heureux du +froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et +d'angoisse +à passer sur cette planche, si près de cette jolie et +mignonne fillette.</p> +<p>«Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de +bien-être et de +joie qui me pénétrait.</p> +<p>«Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, +elle? +Une petite +Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et +je +me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me +dévouer pour +elle, faire mille folies? Étrange chose! Comment se fait-il que +la +présence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance +de sa +grâce qui nous enveloppe? la séduction de la joliesse et +de la jeunesse +qui nous grise comme ferait le vin?</p> +<p>«N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du +mystérieux +amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente +sa puissance +dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui +les pénètre +d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, +profonde, comme on mouille la +terre pour y faire pousser des fleurs!</p> +<p>«Mais le silence des ténèbres devenait +effrayant, le +silence du ciel, +car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement +léger, +infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone +clapotement du courant contre le bateau.</p> +<p>«Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite +des +Anglaises +pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent +à parler +dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la +rassurait et qu'elle avait toujours peur.</p> +<p>«Je demandai à ma voisine;</p> +<p>«—Vous n'avez pas trop froid, miss?</p> +<p>«—Oh! si. J'avé froid beaucoup.</p> +<p>«Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je +l'avais +ôté; +je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai +sa +main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.</p> +<p>«Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis +de +l'eau +plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle +me passa sur le visage. Le vent s'élevait!</p> +<p>«L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et +il +dit simplement:</p> +<p>«—C'était mauvaise pour nous, cette ...</p> +<p>«Assurément c'était mauvais, c'était la +mort +certaine si des lames, même +de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, +tellement brisée +et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en +bouillie.</p> +<p>«Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les +rafales de +plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais +dans les ténèbres des lignes blanches paraître et +disparaître, des +lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du +<i>Marie-Joseph</i>, l'agitait d'un court frémissement qui nous +montait +jusqu'au coeur.</p> +<p>«L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et +j'avais +une envie folle de la saisir dans mes bras.</p> +<p>«Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, +derrière nous, des phares +brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, +tournants, +pareils à des yeux énormes, à des yeux de +géant qui nous regardaient, +nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un +d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente +secondes pour +se rallumer aussitôt; c'était bien un oeil, +celui-là, avec sa paupière +sans cesse baissée sur son regard de feu.</p> +<p>«De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour +regarder +l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, +il me +dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine +gravité:</p> +<p>«—Mosieu, je vous souhaite bon année.</p> +<p>«Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; +puis il +prononça +une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à +chanter +le <i>God save the Queen</i>, qui monta dans l'air noir, dans l'air +muet, et +s'évapora à travers l'espace.</p> +<p>«J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une +émotion +puissante et bizarre.</p> +<p>«C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce +chant de +naufragés, +de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi +quelque chose de +plus grand, de comparable à l'antique et sublime <i>Ave, +Caesar, morituri +te salutant!</i></p> +<p>«Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de +chanter +toute seule +une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire +oublier +nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et +jeune +s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car +les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, +et +voletaient, comme des oiseaux blessés, au dessus des vagues.</p> +<p>«La mer grossissait, battait maintenant notre épave. +Moi, je +ne pensais +plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si +une barque +avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? +Mon esprit +tourmenté s'égarait dans le rêve! Une +sirène! N'était-ce point, en +effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur +ce +navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec +moi dans +les flots?...</p> +<p>«Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le +pont, car +le +<i>Marie-Joseph</i> s'était affaissé sur son flanc droit. +L'Anglaise étant +tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, +sans +savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je +baisais à +pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait +plus; nous autres aussi ne bougions point.</p> +<p>«Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais +répondit «yes», et fit un +mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais +voulu que le +bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle.</p> +<p>«L'Anglais reprit:</p> +<p>«—Une petite bascule, ce n'été rien. +J'avé mes +trois filles conserves.</p> +<p>«Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue +d'abord!</p> +<p>«Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une +lumière sur la mer, +tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était +une barque qui nous +cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre +imprudence.</p> +<p>«Nous étions sauvés. J'en fus +désolé! On +nous cueillit sur notre +radeau, et on nous ramena à Saint-Martin.</p> +<p>«L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:</p> +<p>«—Bonne souper! bonne souper!</p> +<p>«On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le <i>Marie-Joseph</i>.</p> +<p>«Il fallut se séparer, le lendemain, après +beaucoup +d'étreintes et de +promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en +fallut que +je ne les suivisse.</p> +<p>«J'étais toqué; je faillis demander cette +fillette en +mariage. Certes, +si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! +Combien +l'homme, parfois, est faible et incompréhensible!</p> +<p>«Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse +parler +d'eux; puis je reçus +une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le +disait. Et, depuis +lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me +raconte +sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son mari! +Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du +<i>Marie-Joseph</i> ... C'est peut-être la seule femme que j'aie +aimée ... +non ... que j'aurais aimée ... Ah!... voilà ... +sait-on?... Les +événements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... +tout passe ... +Elle doit être vieille, à présent ... je ne la +reconnaîtrais pas ... Ah! +celle d'autrefois ... celle de l'épave ... quelle +créature ... divine! +Elle m'écrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... +ça m'a +fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne +n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ça!...»</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Decouverte"></a> +<h3>Découverte</h3> +<br> +<p>Le bateau était couvert de monde. La traversée +s'annonçant fort belle, +les Havraises allaient faire un tour à Trouville.</p> +<p>On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet +annonça le départ, +et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du +navire, tandis +qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuée.</p> +<p>Les roues tournèrent quelques secondes, +s'arrêtèrent, repartirent +doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant +crié par +le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En +route!» elles se mirent à battre la mer avec +rapidité.</p> +<p>Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens +sur le +bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour +l'Amérique, +et les amis restés à terre répondaient de la +même façon.</p> +<p>Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les +toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Océan à +peine remué +par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit +bâtiment fit +une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine +entrevue à travers la brume matinale.</p> +<p>A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt +kilomètres. De place en place les grosses bouées +indiquaient les bancs +de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du +fleuve qui, ne se mêlant point à l'eau salée, +dessinaient de grands +rubans jaunes à travers l'immense nappe verte et pure de la +pleine mer.</p> +<p>J'éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le +besoin de marcher de +long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais +rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la +foule des +voyageurs.</p> +<p>Tout à coup, on m'appela. Je me retournai. C'était un +de mes vieux amis, +Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans.</p> +<p>Après nous être serré les mains, nous +recommençâmes ensemble, en parlant +de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais +tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux +lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.</p> +<p>Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable +expression de rage:</p> +<p>—C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens!</p> +<p>C'était plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout +lorgnaient +l'horizon d'un air important qui semblait dire: «C'est nous, les +Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous +voilà!»</p> +<p>Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs +avaient l'air des drapeaux de leur suffisance.</p> +<p>Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les +constructions navales de leur patrie, serrant en des châles +multicolores +leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au +radieux +paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces +longs corps, +portaient des chapeaux anglais d'une forme étrange, et, +derrière leurs +crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient +à des +couleuvres lofées.</p> +<p>Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent +leur +mâchoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents +jaunes +et démesurées.</p> +<p>On sentait, en passant près d'elles, une odeur de caoutchouc +et d'eau +dentifrice.</p> +<p>Sidoine répéta, avec une colère grandissante:</p> +<p>—Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir +en France?</p> +<p>Je demandai en souriant:</p> +<p>—Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont +parfaitement +indifférents.</p> +<p>Il prononça:</p> +<p>—Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai épousé une +Anglaise. Voilà.</p> +<p>Je m'arrêtai pour lui rire au nez.</p> +<p>—Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très +malheureux?</p> +<p>Il haussa les épaules:</p> +<p>—Non, pas précisément.</p> +<p>—Alors ... elle te ... elle te ... trompe?</p> +<p>—Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et +j'en serais +débarrassé.</p> +<p>—Alors je ne comprends pas!</p> +<p>—Tu ne comprends pas? Ça ne m'étonne point. Eh bien, +elle a tout +simplement appris le français, pas autre chose! Ecoute:</p> +<p>Je n'avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins +passer l'été +à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les +villes d'eaux. +On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur +avantage. Paris +sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.</p> +<p>Les promenades à ânes, les bains du matin, les +déjeuners sur l'herbe, +autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n'y a rien +de plus gentil +qu'une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou +qui +ramasse des fleurs le long d'un chemin.</p> +<p>Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au +même hôtel +que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, +et la mère à +toutes les Anglaises.</p> +<p>Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent +du matin au +soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des +raquettes; +puis deux filles, l'aînée, une sèche, encore une +Anglaise de boîte à +conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une +blondine +avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à +être jolies, les +gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de +ces yeux +bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, +toute +l'espérance, tout le bonheur du monde!</p> +<p>Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux +de femme +comme ceux-là! Comme ça répond bien à +l'attente éternelle et confuse de +notre coeur!</p> +<p>Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons +les +étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une +Russe, une Italienne, une +Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en +tombons +amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous +enthousiasme, +drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons +tort, cependant.</p> +<p>Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les +exotiques, c'est +leur défaut de prononciation. Aussitôt qu'une femme parle +mal notre +langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français +par mot, +elle est exquise, et si elle baragouine d'une façon tout +à fait +inintelligible, elle devient irrésistible.</p> +<p>Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire à une +mignonne +bouche rose: «J'aimé bôcoup la gigotte.»</p> +<p>Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y +comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots +inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et +gai.</p> +<p>Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur +ses lèvres +un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du +Casino, +de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes +parlées.</p> +<p>Je l'épousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un +Rêve. Car les +vrais amants n'adorent jamais qu'un rêve qui a pris une forme de +femme. +Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Tu n'as jamais été, +dans tes jours les plus rares,<br> +Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,<br> +Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,<br> +J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur.</big><br> +</div> +<p>Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ça +été de donner à ma femme +un professeur de français.</p> +<p>Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié +la grammaire, je +l'ai chérie.</p> +<p>Nos causeries étaient simples. Elles me +révélaient la grâce surprenante +de son être, l'élégance incomparable de son geste; +elles me la +montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de +chair faite +pour le baiser, sachant énumérer à peu près +ce qu'elle aimait, pousser +parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une façon +coquette, a +force d'être incompréhensible et imprévue, des +émotions ou des +sensations peu compliquées.</p> +<p>Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» +et «maman», +en +prononçant—Baâba—et Baâmban.</p> +<p>Aurais-je pu croire que ...</p> +<p>Elle parle, à présent.... Elle parle ... mal ... +très mal.... Elle fait +tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends +... je sais ... je la connais....</p> +<p>J'ai ouvert ma poupée pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il +faut +causer, mon cher!</p> +<p>Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les +théories +d'une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne +peux rien reprocher, +et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases +d'un dictionnaire +de la conversation à l'usage des pensionnats de jeunes personnes.</p> +<p>Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés +qui +renferment d'exécrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai +déchirée. J'ai +voulu manger le dedans et suis resté tellement +dégoûté que j'ai des +haut-le-coeur, à présent, rien qu'en apercevant une de +ses compatriotes.</p> +<p>J'ai épousé un perroquet à qui une vieille +institutrice anglaise aurait +enseigné le français: comprends-tu?</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois +couvertes de +monde.</p> +<p>Je dis:</p> +<p>—Où est ta femme?</p> +<p>Il prononça:</p> +<p>—Je l'ai ramenée à Étretat.</p> +<p>—Et toi, où vas-tu?</p> +<p>—Moi? moi je vais me distraire à Trouville. Puis, +après un silence, il +ajouta:</p> +<p>—Tu ne te figures pas comme ça peut être bête +quelquefois, une femme.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="Un_Parricide"></a> +<h3>Un Parricide</h3> +<br> +<p>L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement +ce crime +étrange?</p> +<p>On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de +Chatou, deux +cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, +riches, +plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année +précédente, la femme +n'étant veuve que depuis trois ans.</p> +<p>On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas +été volés. Il +semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la +rivière, après les +avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe +de fer.</p> +<p>L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers +interrogés ne +savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier +d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint +se +constituer prisonnier.</p> +<p>A toutes les interrogations, il ne répondait que ceci:</p> +<p>—Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. +Ils +venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que +je suis +habile dans le métier.</p> +<p>Et quand on lui demandait:</p> +<p>—Pourquoi les avez-vous tués?</p> +<p>Il répondait obstinément:</p> +<p>—Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer.</p> +<p>On n'en put tirer autre chose.</p> +<p>Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois +en nourrice +dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que +Georges +Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement +intelligent, +avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient +point ses +camarades, on le surnomma «le bourgeois», et on ne +l'appelait plus +autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier +de +menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de +sculpture sur +bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines +communistes +et nihilistes, grand liseur de romans à drames sanglants, +électeur +influent et orateur habile dans les réunions publiques +d'ouvriers ou de +paysans.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>L'avocat avait plaidé la folie.</p> +<p>Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût +tué ses +meilleurs clients, des clients riches et généreux (il les +connaissait), +qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs de +travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se +présentait: la folie, l'idée fixe du +déclassé qui se venge sur deux +bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile +à +ce surnom de «<i>le bourgeois</i>», donné par le +pays à +cet abandonné; il +s'écriait:</p> +<p>—N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce +malheureux garçon qui n'a ni père ni mère? C'est +un ardent républicain. +Que dis-je? il appartient même à ce parti politique que la +République +fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille +aujourd'hui à bras +ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le +meurtre un +moyen tout simple.</p> +<p>Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les +réunions publiques, +ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes +même, +oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. +Grévy; +son esprit malade a chaviré; il a voulu du sang, du sang de +bourgeois!</p> +<p>Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune!</p> +<p>Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause +était +gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne +résista pas.</p> +<p>Alors le président posa au prévenu la question d'usage:</p> +<p>—Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre +défense?</p> +<p>L'homme se leva.</p> +<p>Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux +gris, fixes +et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle +garçon +et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on +s'était +faite de lui.</p> +<p>Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que +ses moindres +paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle:</p> +<p>—Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de +fous, et +que je préfère même la guillotine, je vais tout +vous dire.</p> +<p>J'ai tué cet homme et cette femme parce qu'ils étaient +mes parents.</p> +<p>Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi.</p> +<p>Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en +nourrice. +Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être +innocent, mais condamné à la misère +éternelle, à la honte d'une +naissance illégitime, plus que cela: à la mort, puisqu'on +l'abandonna, +puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, +comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de +faim, mourir +de délaissement!</p> +<p>La femme qui m'allaita fut honnête, plus femme, plus grande, +plus mère +que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son +devoir. Il vaut +mieux laisser périr ces misérables jetés aux +villages des banlieues, +comme on jette une ordure aux bornes.</p> +<p>Je grandis avec l'impression vague que je portais un +déshonneur. Les +autres enfants m'appelèrent un jour «bâtard». +Ils ne +savaient pas ce que +signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je +l'ignorais aussi, mais je le sentis.</p> +<p>J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de +l'école. J'aurais +été un honnête homme, mon président, +peut-être un homme supérieur, si +mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner.</p> +<p>Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, +eux +furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent +sans pitié. Ils +devaient m'aimer: ils m'ont rejeté.</p> +<p>Moi, je leur devais la vie—mais la vie est-elle un présent? +La mienne, +en tous cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux +abandon, je leur +devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le +plus +inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse +accomplir +contre un être.</p> +<p>Un homme injurié frappe; un homme volé reprend son +bien par la force. Un +homme trompé, joué, martyrisé, tue. Un homme +souffleté tue; un homme +déshonoré tue. J'ai été plus volé, +trompé, martyrisé, souffleté +moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez +la colère.</p> +<p>Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit +légitime. J'ai pris leur +vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient +imposée.</p> +<p>Vous allez parler de parricide! Étaient-ils mes parents, ces +gens pour +qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; +pour +qui ma naissance fut une calamité, et ma vie une menace de +honte? Ils +cherchaient un plaisir égoïste; ils ont eu un enfant +imprévu. Ils ont +supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux.</p> +<p>Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt +à les aimer.</p> +<p>Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, +entra chez moi +pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me +commanda deux +meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements +auprès +du curé, sous le sceau du secret, bien entendu.</p> +<p>Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois +même +il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection +pour lui.</p> +<p>Au commencement de cette année il amena sa femme, ma +mère. Quand elle +entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie +nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne +dit +rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne +répondait que +oui et non, à tort et à travers, à toutes les +questions qu'il lui +posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée.</p> +<p>Elle revint le mois suivant. Elle était calme, +maîtresse d'elle. Ils +restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, +et ils me firent une +grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais +un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de +mon enfance, de +mes parents. Je répondis: «Mes parents, madame, +étaient +des misérables +qui m'ont abandonné.» Alors elle porta la main sur son +coeur, et +tomba +sans connaissance. Je pensai tout de suite: «C'est ma +mère!» +mais je me +gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir.</p> +<p>Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. +J'appris qu'ils +n'étaient mariés que du mois de juillet +précédent, ma mère n'étant +devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté +qu'ils +s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en +avait aucune +preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait +cachée d'abord, +espéré détruire ensuite.</p> +<p>J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon +père. Ce +jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. +Puis, au moment +de s'en aller, elle me dit: «Je vous veux du bien, parce que vous +m'avez +l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur; vous +penserez sans doute +à vous marier quelque jour; je viens vous aider à choisir +librement la +femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée +contre mon coeur une +fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans +enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot.»</p> +<p>Elle me tendit une grande enveloppe cachetée.</p> +<p>Je la regardai fixement, puis je lui dis: «Vous êtes ma +mère?»</p> +<p>Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne +plus me +voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me +cria: «Mais vous êtes fou!»</p> +<p>Je répondis: «Pas du tout. Je sais bien que vous +êtes +mes parents. On ne +me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne +vous +en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier.»</p> +<p>Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui +commençait +à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma +poche, et +je repris: «Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma +mère.»</p> +<p>Alors il s'emporta, devenu très pâle, +épouvanté par la pensée que le +scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain; +que leur situation, +leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: +«Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. +Faites +donc +du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les, +secourez-les!»</p> +<p>Ma mère, éperdue, répétait coup sur +coup: «Allons-nous-en, +allons-nous-en!»</p> +<p>Alors, comme la porte était fermée, il cria: «Si +vous +ne m'ouvrez pas +tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et +violence!»</p> +<p>J'étais resté maître de moi; j'ouvris la porte +et je les vis s'enfoncer +dans l'ombre.</p> +<p>Alors il me sembla tout à coup que je venais d'être +fait orphelin, +d'être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse +épouvantable, mêlée +de colère, de haine, de dégoût, m'envahit; j'avais +comme un soulèvement +de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la +droiture, de +l'honneur, de l'affection rejetée. Je me mis à courir +pour les rejoindre +le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de +Chatou.</p> +<p>—Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute +noire. J'allais à +pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma +mère +pleurait toujours. Mon père disait: «C'est votre faute. +Pourquoi +avez-vous tenu à le voir? C'était une folie dans notre +position. On +aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne +pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites +dangereuses?»</p> +<p>Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je +balbutiai: «Vous voyez +bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà +rejeté une fois, me +repousserez-vous encore?»</p> +<p>Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le +jure sur +l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme +je le +saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver.</p> +<p>J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je +l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu.</p> +<p>Alors elle s'est mise à crier: «Au secours! à +l'assassin!» en +m'arrachant la barbe. Il paraît que je l'ai tuée aussi. +Est-ce que je +sais, moi, ce que j'ai fait à ce moment-là?</p> +<p>Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai +jetés à la +Seine, sans réfléchir.</p> +<p>Voilà.—Maintenant, jugez-moi.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>L'accusé se rassit. Devant cette révélation, +l'affaire a été reportée à +la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions +jurés, que +ferions-nous de ce parricide?</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="Le_Rendez-vous"></a> +<h3>Le Rendez-vous</h3> +<br> +<p>Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir +sur le +nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle +serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de +son +ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, +ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce +rendez-vous.</p> +<p>Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était +habillée ainsi, +pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change +très +mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte +de +Martelet, son amant!</p> +<p>La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un +livre à +moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, +entre les +fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux +petits bouquets +baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se +mêlait à une +vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du +cabinet +de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna—trois heures—et +la +mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, +songeant: «Il m'attend déjà. Il va +s'énerver». +Alors, elle sortit, +prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans +une heure au +plus tard—un mensonge—descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, +à pied.</p> +<p>On était aux derniers jours de mai, à cette saison +délicieuse où le +printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le +conquérir +par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, +faire +fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des +façades, +l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la +baigner, la griser +de sève comme un bois qui verdit.</p> +<p>Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de +suivre, comme +toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, +mais la douceur +de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre +dans la gorge en +certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant +d'idée, elle +prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, +obscurément +attirée par le désir de voir des arbres dans le square de +la Trinité. +Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» +Cette +idée, de +nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits +pas, dans la +foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la +fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques +instants, se relever, +et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours +de +rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards +désespérés.</p> +<p>Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, +par +les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si +peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des +prétextes +pour s'arrêter.</p> +<p>Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit +square l'attira +si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette +cage +à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au +milieu des +nounous enrubannées, épanouies, bariolées, +fleuries. Puis elle prit une +chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune +dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.</p> +<p>Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit +d'aise en +entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de +gagnée, plus +un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes +encore de flânerie,—une heure! une heure volée au +rendez-vous! Elle y +resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une +fois.</p> +<p>Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un +patient montant +chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir +intolérable de +tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis +deux ans, +et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à +l'heure, la crispait +d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien +douloureux, +douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si +ennuyeux, si +ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, +tout, même une +opération, lui aurait paru préférable. Elle y +allait pourtant, très +lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en +s'asseyant, en flânant +partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore +celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois +de +suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. +Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris +l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à +ce malheureux +Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi +avait-elle +commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle +aimée? C'était +possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il +était bien, +recherché, élégant, galant, et représentait +strictement, au premier coup +d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré +trois +mois—temps normal, lutte honorable, résistance suffisante—puis +elle +avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle +peur +horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant +d'autres, +dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? +Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, +vaincue, conquise, +en passant pour la première fois la porte de cette maison de +cauchemar? +Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se +souvient d'un +fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, +deux ans +plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très +vite, parce qu'elle +était très légère. Oh! par exemple, elle +n'avait pas oublié les autres, +ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux +stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la +nausée lui +montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout +à l'heure.</p> +<p>Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne +ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses +ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien +qu'à la +façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris +sont +terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, +ils +reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils +ont +conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à +une +gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il +y a +d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez +sûre pour qu'ils +affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue +des +Martyrs, et +déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 +juillet de l'an dernier!» +n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque +une jeune +femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation +au premier venu +de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce +voyage de +la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un +par +semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient +déposer contre elle +dans un moment critique.</p> +<p>Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre +voile, épais et +noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait le +visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne +pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! +dans cette rue de +Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, +tous +les domestiques, tout le monde. A peine la voiture +arrêtée, elle sautait +et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil +de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,—son +adresse,—son +nom,—la profession de son mari,—tout,—car ces concierges sont les +plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, lui +donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs en +passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit +mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle +avait +peur.—De quoi?—Elle ne savait pas!—D'être rappelée, s'il +ne +comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? +D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du +vicomte, il n'y +avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui +paraissait haut comme +la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle +se +sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou +derrière +elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce +concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un +descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez +Martelet et +passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, +montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! +Puis, quand tout +semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle +redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas +reconnaître +l'entresol!</p> +<p>Il était là, attendant dans un costume galant en +velours doublé de soie, +très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il +n'avait rien +changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, +pas un geste!</p> +<p>Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: +«Laissez-moi baiser vos +mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait +dans la +chambre, où +volets clos et lumières allumées, hiver comme +été, par chic sans doute, +il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un +air +d'adoration. Le premier jour ça avait été +très gentil, très réussi, ce +mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant +pour la +cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce +à succès. Il fallait +changer ses effets.</p> +<p>Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le +plus dur! Non, il ne +changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon +garçon, mais +banal!...</p> +<p>Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans +femme de chambre! +Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait +odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une +pareille corvée! Mais s'il était difficile de se +déshabiller, se +rhabiller devenait presque impossible et énervant à +crier, exaspérant à +gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air +gauche:—Voulez-vous que je vous aide.—L'aider! Ah oui! à quoi? +De quoi +était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle +entre les doigts +pour le savoir.</p> +<p>C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait +commencé à le prendre en +grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» +elle l'aurait +tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne +finît point par détester +un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt +fois à +se rhabiller sans femme de chambre?</p> +<p>Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, +aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le +beau baron de +Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous +que je +vous +aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si +spirituel. Voilà! +C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé +partout, déshabillé +et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes +les modes de la +terre, celui-là!...</p> +<p>L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, +regarda +le cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il +être +agité!» puis +elle partit d'une marche plus vive, et sortit du square.</p> +<p>Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva +nez à +nez avec un monsieur qui la salua profondément.</p> +<p>—Tiens, vous, baron?—dit-elle, surprise. Elle venait justement de +penser à lui.</p> +<p>—Oui, madame.</p> +<p>Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques +vagues propos, il +reprit:</p> +<p>—Vous savez que vous êtes la seule—vous permettez que je dise +de mes +amies, n'est-ce pas?—qui ne soit point encore venue visiter mes +collections japonaises.</p> +<p>—Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un +garçon!</p> +<p>—Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de +visiter une +collection rare!</p> +<p>—En tout cas, elle ne peut y aller seule.</p> +<p>—Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes +seules, +rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. +Voulez-vous que je +vous les nomme—non—je ne le ferai point. Il faut être discret +même +pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant +d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine +situation, que +lorsqu'on y va pour une cause inavouable!</p> +<p>—Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là.</p> +<p>—Alors vous venez voir ma collection.</p> +<p>—Quand?</p> +<p>—Mais tout de suite.</p> +<p>—Impossible, je suis pressée.</p> +<p>—Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise +dans le square.</p> +<p>—Vous m'espionniez?</p> +<p>—Je vous regardais.</p> +<p>—Vrai, je suis pressée.</p> +<p>—Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas +pressée.</p> +<p>Mme Haggan se mit à rire, et avoua:</p> +<p>—Non ... non ... pas ... très....</p> +<p>Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: +«Cocher!» et la +voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:</p> +<p>—Montez, madame.</p> +<p>—Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.</p> +<p>—Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence +à nous +regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous +enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en +prie!</p> +<p>Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit +auprès d'elle en +disant au cocher: «rue de Provence».</p> +<p>Mais soudain elle s'écria:</p> +<p>—Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très +pressée, voulez-vous me +conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?</p> +<p>Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, +et elle dit au +baron:</p> +<p>—Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis +à +mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai +oublié +complètement.</p> +<p>Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle +écrivit au +crayon:</p> +<br> +<p>«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une +névralgie atroce qui me +tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que +je me +fasse pardonner.</p> +<p>«JEANNE.»</p> +<br> +<p>Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: +«Vicomte +de +Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron:</p> +<p>—Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la +boîte aux télégrammes.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Bombard"></a> +<h3>Bombard</h3> +<br> +<p>Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était +né avec une +incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir +immodéré pour ne +point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout +mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses +forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire +sérieuse il +devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou +même +d'une attention.</p> +<p>Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se +l'était coulé douce, +comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de +vingt-cinq ans.</p> +<p>Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite +que de la +fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent.</p> +<p>Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, +le teint +fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent +déjà, il +s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en +fête. Il riait, +criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne +humeur orageuse +avec une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie +était +faite uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il +fallait +mettre un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte +de +somnolence hébétée, étant même +incapable de tristesse.</p> +<p>Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de +répéter une +phrase devenue célèbre dans son entourage:</p> +<p>—Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau.</p> +<p>Or, il allait chaque année passer quinze jours à +Trouville. Il appelait +ça «faire sa saison».</p> +<p>Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une +chambre, et, du +jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait +sur les planches +qui longent la grande plage de sable.</p> +<p>Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou +derrière le dos, +toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates +voyantes, +le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche.</p> +<p>Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant +les hommes en gaillard +prêt à se <i>flanquer une tripotée</i>, et +cherchant ... cherchant ... car il +cherchait.</p> +<p>Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il +s'était dit:</p> +<p>—Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je +finirai bien par +trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de chasse, +un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en +l'apercevant, celle qui le ferait riche.</p> +<p>Ce fut un lundi matin qu'il murmura:</p> +<p>—Tiens—tiens—tiens.</p> +<p>Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois +de +juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage +couverte +de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; +et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur +l'eau +bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir +sous le grand +soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la +jetée de bois, +les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très +loin, sans remuer, +comme accablées par une paresse de jour d'été, +trop nonchalantes pour +gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, +là-bas, on +apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant +à son +sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.</p> +<p>Il s'était dit:</p> +<p>—Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième +fois et en +sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, +expérimentée et +hardie, qui s'offre.</p> +<p>Déjà il l'avait remarquée les jours +précédents, car elle semblait aussi +en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, +un peu maigre, +l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait +une +espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas +court, vêtue +simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon +drôle, comme elles se +coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes +saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.</p> +<p>Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir +s'il la +rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup +d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait:</p> +<p>—Me voilà.</p> +<p>Mais comment lui parler?</p> +<p>Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de +nouveau arriver +en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.</p> +<p>Il s'élança, la ramassa, et, la présentant:</p> +<p>—Permettez, madame ...</p> +<p>Elle répondit:</p> +<p>—Aôh, vos êtes fort gracious.</p> +<p>Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle +avait rougi.</p> +<p>Alors, s'enhardissant, il prononça:</p> +<p>—En voilà un beau temps.</p> +<p>Elle murmura:</p> +<p>—Aôh, délicious!</p> +<p>Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, +embarrassés, et ne +songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle +qui eut +l'audace de demander.</p> +<p>—Vos été pour longtemps dans cette pays.</p> +<p>Il répondit en souriant:</p> +<p>—Oh! oui, tant que je voudrai!</p> +<p>Puis, brusquement, il proposa:</p> +<p>—Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par +ces jours-là!</p> +<p>Elle dit simplement:</p> +<p>—Je volé bien.</p> +<p>Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de +son allure sèche et droite, +lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue.</p> +<p>Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen +recevaient, un +matin, une grande lettre blanche qui disait:</p> +<p style="font-weight: bold;"><i>Monsieur et Madame Prosper Bombard ont +l'honneur de vous faire +part du +mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate +Robertson.</i></p> +<p>Et, sur l'autre page:</p> +<p style="font-weight: bold;"><i>Madame veuve Kate Robertson a +l'honneur de vous faire part de son +mariage avec Monsieur Simon Bombard.</i></p> +<p>Ils s'installèrent à Paris.</p> +<p>La fortune de la mariée s'élevait à quinze +mille francs de rentes bien +claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette +personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce +sacrifice; il +le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait.</p> +<p>Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune +n'était plus +jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des +atteintes; mais elle +avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne +pouvait les +lui refuser.</p> +<p>Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! +Simon, +nô +allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit +comme un +chien à +qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir +en tout, de +jour +comme de nuit, d'une façon qui forçait les +résistances.</p> +<p>Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de +scènes; elle ne criait +jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou +même froissé. +Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, +d'un ton qui +n'admettait point de réplique.</p> +<p>Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les +désirs impérieux +et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par +céder.</p> +<p>Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers +conjugaux, +et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en +paya bientôt à satiété, mais avec mille +précautions.</p> +<p>Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à +quoi; et elle lui annonça +un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où +ils habiteraient dans +l'avenir.</p> +<p>L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses +qui +n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes +féminines qu'il +avait au coeur.</p> +<p>Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime +le goujon, ceux +que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de +la brème et +les diverses amorces qui tentent les divers poissons.</p> +<p>Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres +visions hantaient son esprit.</p> +<p>Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du +capitaine +de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au +café du Commerce, +mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou +la dame de +carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces +figures à +deux têtes embrouillait tout à fait les images +écloses en sa pensée.</p> +<p>Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. +Il fit prendre à +sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, une +coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et +râblée, qui +n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait +préparée avec soins à ses +projets.</p> +<p>Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de +l'octroi, un ami +complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et +Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui +présentait.</p> +<p>Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et +avec des +difficultés incroyables.</p> +<p>Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa +femme que de très courts +instants, par-ci par-là, sans tranquillité.</p> +<p>Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en +trouver un qui +réussit parfaitement.</p> +<p>Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, +tandis que Bombard +qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour +à neuf +heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine +dans le +couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans +l'obscurité.</p> +<p>Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une +surprise; +mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son +ardeur, et +il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans +la main +de la servante, qui remontait bien vite à son grenier.</p> +<p>Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout +haut, comme le +barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant +l'ablette:</p> +<p>—Fichue dedans, la patronne.</p> +<p>Et le bonheur de ficher dedans Mme BomBard équivalait, +certes, pour lui, +à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête +à gages.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur +les +marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que +d'habitude, et +il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor.</p> +<p>Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y +était pas. Il +sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba +sur une chaise, torturé d'angoisse.</p> +<p>Elle apparut, un bougeoir à la main.</p> +<p>Il demanda, tremblant:</p> +<p>—Tu étais sortie?</p> +<p>Elle répondit tranquillement:</p> +<p>—Je été dans la cuisine boire un verre d'eau.</p> +<p>Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait +avoir; mais elle +semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura.</p> +<p>Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la +salle à manger pour +déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes.</p> +<p>Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle +tenait +délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent +calme et +sérieux:</p> +<p>—Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé +privé vô, hier au soir. +Je vô les rendé.</p> +<p>Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait +d'un air +stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des +yeux +énormes.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Le_Pain_maudit"></a> +<h3>Le Pain maudit</h3> +<h4>I</h4> +<br> +<p>Le père Taille avait trois filles. Anna, +l'aînée, dont on ne parlait +guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée +maintenant de dix-huit +ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre +son +quinzième printemps.</p> +<p>Le père Taille, veuf aujourd'hui, était maître +mécanicien dans la +fabrique de boutons de M. Lebrument. C'était un brave homme, +très +considéré, très droit, très sobre, une +sorte d'ouvrier modèle. Il +habitait rue d'Angoulême, au Havre.</p> +<p>Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux +était +entré dans une colère épouvantable; il avait +menacé de tuer le +séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de +nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers +côtés que la +petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'État, +qu'elle ne +courait pas, liée maintenant avec un homme d'âge, un juge +au tribunal +de commerce, M. Dubois; et le père s'était calmé.</p> +<p>Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait; demandait +des renseignements +sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient +été la revoir; et +quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle +avait +un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux +peints sur +les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit +sourire +content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il +travaillait, +lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette +n'était +pas bête, après tout!</p> +<p>Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père +était tonnelier au +bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur +du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et +bien posés; il +avait décidément de la chance dans ses filles.</p> +<p>La noce fut décidée; et on résolut qu'on la +ferait d'importance. Elle +aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère +Jusa. Cela +coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois +n'était pas +coutume.</p> +<p>Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis +pour déjeuner, au +moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la +porte s'ouvrit +brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des +bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme +un coeur avec +tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le +temps de dire «ouf», puis elle tomba en pleurant dans les +bras de ses deux soeurs, +puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour +manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut +attendri jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta +à plusieurs reprises: «C'est bien, ça, petite, +c'est bien, c'est bien.» Alors, elle +dit tout +de suite son affaire.—Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de +Rose à +Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait chez +elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au +père. Ses +dispositions étaient prises, tout arrangé, tout +réglé; elle se chargeait +de tout, voilà!</p> +<p>Le vieux répéta: «Ça, c'est bien, petite, +c'est +bien». Mais un scrupule +lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancée, +surprise, +demanda: «Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, +je +m'en +charge, je vais en parler à Philippe, moi».</p> +<p>Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour +même; et Philippe +déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et +la mère Touchard +furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait +rien. Et ils +disaient: «Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieur +Dubois +roule sur +l'or».</p> +<p>Alors ils demandèrent la permission d'inviter une amie, Mlle +Florence, +la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout.</p> +<p>Le mariage était fixé au dernier mardi du mois.</p> +<br> +<h4>II</h4> +<br> +<p>Après la formalité de la mairie et la +cérémonie religieuse, la noce se +dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amené, de leur +côté, +un cousin d'âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions +philosophiques, +cérémonieux et compassé, dont on attendait +l'héritage, et une vieille +tante, Mme Lamondois.</p> +<p>M. Sauvetanin avait été désigné pour +offrir son bras à Anna. On les +avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus +importantes et +les plus distinguées de la société.</p> +<p>Dès qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta +immédiatement son +cavalier et courut en avant en déclarant: «Je vais vous +montrer +le +chemin.»</p> +<p>Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des +invités +suivait plus lentement.</p> +<p>Dès que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea +pour laisser +passer le monde qui défilait devant elle en roulant de grands +yeux et en +tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe +mystérieux.</p> +<p>La table était mise dans le salon, la salle à manger +ayant été jugée +trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et +les +carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait +d'une fenêtre.</p> +<p>Les dames pénétrèrent dans la chambre à +coucher pour se débarrasser de +leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, +debout sur la +porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux +hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père +Taille, très +digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son +enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours +à la main son +chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant à la +façon d'un +sacristain dans une église.</p> +<p>Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le +repas.</p> +<p>Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger +démeublée, en +criant: «Venez tous par ici une minute.» Les douze +invités se +précipitèrent et aperçurent douze verres de +madère en couronne sur un +guéridon.</p> +<p>Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient +déjà dans les +coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans +doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, +même +vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles +devaient par +métier, par obligation professionnelle, un peu d'elles à +tous les mâles.</p> +<p>Puis on se mit à table, et le repas commença. Les +parents occupaient un +bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère +présidait +à droite, la jeune mariée présidait à +gauche. Anna s'occupait de tous et +de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins +et les +assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une +certaine +intimidation devant la richesse du logis et la solennité du +service +paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on +ne +rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans +une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme +Touchard, la mère, qui +aimait rire, tâchait d'animer la situation; et, comme on arrivait +au +dessert, elle cria: «Dis donc, Philippe, chante-nous quelque +chose.» +Son +fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix +du +Havre.</p> +<p>Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers +sa belle-soeur, +par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de +circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie +avec +le sérieux du dîner.</p> +<p>Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour +écouter. Tous +les visages devinrent attentifs et vaguement souriants.</p> +<p>Le chanteur annonça «Le pain maudit», et +arrondissant le bras +droit, ce +qui fit remonter son habit dans son cou, il commença:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Il est un pain béni +qu'à la terre économe<br> +Il nous faut arracher d'un bras victorieux.<br> +C'est le pain du travail, celui que l'honnête homme,<br> +Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux.<br> +Mais il en est un autre, à mine tentatrice,<br> +Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema <i>(bis)</i><br> +Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice!<br> +Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là! <i>(bis.)</i></big><br> +</div> +<p>Toute la table applaudit avec frénésie. Le père +Touchard déclara: «Ça, +c'est tapé.» La cuisinière invitée tourna +dans sa +main un croûton +qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: +«Très +bien!» Et la tante Lamondois s'essuyait déjà les +yeux +avec sa serviette.</p> +<p>Le marié annonça: «Deuxième +couplet» et le +lança avec une énergie +croissante:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Respect au malheureux qui, tout +brisé par l'âge,<br> +Nous implore en passant sur le bord du chemin,<br> +Mais flétrissons celui qui, désertant l'ouvrage,<br> +Alerte et bien portant, ose tendre la main.<br> +Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse.<br> +C'est voler l'ouvrier que le travail courba <i>(bis.)</i><br> +Honte à celui qui vit du pain de la paresse,<br> +Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là <i>(bis.)</i></big><br> +</div> +<p>Tous, même les deux servants restés debout contre les +murs, hurlèrent en +choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient +détonner les voix grasses des hommes.</p> +<p>La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le +père Taille se mouchait +avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé +brandissait un +pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie +laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle +tourmentait +toujours.</p> +<p>M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion +générale: «Voilà des +choses saines, bien différentes des gaudrioles.»</p> +<p>Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeur +et lui montrait +d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter.</p> +<p>Le jeune homme, grisé par le succès, reprit:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Dans ton simple réduit, +ouvrière gentille,<br> +Tu sembles écouter la voix du tentateur!<br> +Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille.<br> +Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur.<br> +Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes<br> +Lorsque, te maudissant, ton père expirera? <i>(bis)</i><br> +Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes.<br> +Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, <i>(bis.)</i></big><br> +</div> +<p>Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le +refrain. Anna, +toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, +interdit, regardait autour +de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière +avait +soudain lâché son croûton comme s'il était +devenu empoisonné.</p> +<p>M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation: +«Le dernier +couplet est de trop.» Le père Taille, rouge jusqu'aux +oreilles, +roulait +des regards féroces autour de lui.</p> +<p>Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets +d'une +voix mouillée, d'une voix de femme qui pleure: «Apportez +le +champagne.»</p> +<p>Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages +redevinrent radieux. +Et comme le père Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien +compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le +montrant aux convives:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Chers enfants, gardez-vous de +toucher ce pain-là,</big><br> +</div> +<p>toute la noce, électrisée en voyant apparaître +les bouteilles coiffées +d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Chers enfants, gardez-vous de +toucher ce pain-là.</big><br> +</div> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Les_Sabots"></a> +<h3>Les Sabots</h3> +<br> +<p>Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon +au-dessus des +bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés +des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la +messe +étaient posés à terre à côté +d'elles; et la lourde chaleur d'un jour de +juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, +un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. +Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous +le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des +coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges «... Comme le désire le bon Dieu. Ainsi +soit-il!» +prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et +se mit, comme +chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petites +affaires +intimes de la commune. C'était un vieux homme à cheveux +blancs qui +administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le +prône lui +servait pour communiquer familièrement avec tout son monde.</p> +<p>Il reprit: «Je recommande à vos prières +Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses +couches.»</p> +<p>Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés +dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne +faut +pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, +dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde-champêtre.—M. +Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il +réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes +frères, +c'est la +grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et +du +Saint-Esprit.»</p> +<p>Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Quand les Malandain furent rentrés dans leur +chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le +père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que +sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde +prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait +p't'être bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru +l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'être ben d'y +envoyer +Adélaïde.»</p> +<p>La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le +couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit.</p> +<p>L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il +faudrait +être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.»</p> +<p>La femme alors articula: «J'pourrions voir tout +d'même.» Puis, +se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux +jaunes, +aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont +t'proposer +comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.»</p> +<p>La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis +tous trois +commencèrent à manger.</p> +<p>Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute +un +mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te +dire....»</p> +<p>Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une +règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la +préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille.</p> +<p>La mère avait cessé de manger pour écouter et +elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille +tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et +muette.</p> +<p>Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, +docile et stupide.</p> +<p>Dès que le repas fut terminé la mère lui fit +mettre son bonnet, et elles +partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait +une sorte de petit pavillon de briques adossé aux +bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était +retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes.</p> +<p>Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, Jovial et +bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les +murs, +buvait du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait +encore +pour chaud, malgré son âge.</p> +<p>Il aimait à se promener dans les champs, les mains +derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, +considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à +son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus.</p> +<p>On disait de lui: «C'est un père Bontemps, qui n'est +pas bien +levé tous +les jours.»</p> +<p>Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant +son café. Et, se +renversant, il demanda:</p> +<p>—Qu'est-ce que vous désirez?</p> +<p>La mère prit la parole:</p> +<p>—C'est no't fille Adélaïde que j'viens vous proposer +pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.</p> +<p>Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement:</p> +<p>—Quel âge qu'elle a, c'te grande bique-là?</p> +<p>—Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.</p> +<p>—C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. +J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin.</p> +<p>Et il congédia les deux femmes.</p> +<p>Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit +à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.</p> +<p>Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla.</p> +<p>—Adélaïde!</p> +<p>Elle accourut.</p> +<p>—Me v'là, not' maître.</p> +<p>Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et +abandonnées, l'oeil +troublé, il déclara:</p> +<p>—Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es +ma +servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons point +nos +sabots.</p> +<p>—Oui, not' maître.</p> +<p>—Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.</p> +<p>Et elle alla reprendre sa besogne.</p> +<p>A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite +salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir +M. +Omont.</p> +<p>—C'est servi, not' maître.</p> +<p>Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa +serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:</p> +<p>—Adélaïde!</p> +<p>Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer.</p> +<p>—Eh bien, nom de D ... et té, ousqu'est ta place?</p> +<p>—Mais ... not'maître ...</p> +<p>Il hurlait:</p> +<p>«—J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' +là ou bien +foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton +verre.»</p> +<p>Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant:</p> +<p>—Me v'là, not' maître.</p> +<p>Et elle s'assit en face de lui.</p> +<p>Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait +des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser +prononcer un mot.</p> +<p>De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du +cidre, +des assiettes.</p> +<p>En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse +devant lui, alors, +repris de colère, il grogna:</p> +<p>—Eh bien, et pour té?</p> +<p>—J'n'en prends point, not' maître.</p> +<p>—Pourquoi que tu n'en prends point?</p> +<p>—Parce que je l'aime point.</p> +<p>Alors il éclata de nouveau:</p> +<p>—J'aime pas prend' mon café tout seul, nom de D ... Si tu +n'veux pas +t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... +Va +chercher une tasse et plus vite que ça.</p> +<p>Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire +liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au +bout. Puis +il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second +du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.</p> +<p>Et M. Omont la congédia.</p> +<p>—Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille.</p> +<p>Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa +partie de dominos, +puis il l'envoya se mettre au lit.</p> +<p>—Va te coucher, je monterai tout à l'heure.</p> +<p>Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa +prière, +se dévêtit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle +bondit, +effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison:</p> +<p>—Adélaïde?</p> +<p>Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier:</p> +<p>—Me v'là, not' maître.</p> +<p>—Ousque t'es?</p> +<p>—Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.</p> +<p>Alors il vociféra:</p> +<p>—Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, +nom +de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ...</p> +<p>Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa +chandelle:</p> +<p>—Me v'là, not' maître!</p> +<p>Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin +de +l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières +marches, il la prit +par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte +ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du +maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant:</p> +<p>—Plus vite que ça, donc, nom de D ...!</p> +<p>Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce +qu'elle disait:</p> +<p>—Me v'là, me v'là, not' maître.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un +dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda:</p> +<p>—T'es-ti point grosse?</p> +<p>Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant:</p> +<p>—Mais non, je n'crois point.</p> +<p>Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:</p> +<p>—Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, +mêlé vos sabots?</p> +<p>—Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l's +autres.</p> +<p>—Mais t'es pleine, grande futaille.</p> +<p>Elle se mit à sangloter, balbutiant:</p> +<p>—J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?</p> +<p>Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, +la mine satisfaite. Il +demanda:</p> +<p>—Quéque tu ne savais point?</p> +<p>Elle prononça, à travers ses pleurs:</p> +<p>—J'savais ti, mé, que ça se faisait comme ça +d's'éfants!</p> +<p>Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère:</p> +<p>—La v'là grosse, à c't'heure.</p> +<p>Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, +injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de +«traînée».</p> +<p>Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il +déclara:</p> +<p>—All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' +n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente.</p> +<p>Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait +les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde +Malandain.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="La_Buche"></a> +<h3>La Bûche</h3> +<br> +<p>Le salon était petit, tout enveloppé de teintures +épaisses, et +discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand +feu flambait; +tandis qu'une seule lampe posée sur le coin de la +cheminée versait une +lumière molle, ombrée par un abat-jour d'ancienne +dentelle, sur les deux +personnes qui causaient.</p> +<p>Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux +blancs, mais une +de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un +fin +papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, +pénétrée jusqu'à la chair +vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, +l'épiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, +l'odeur +légère qui vous saute à l'odorat lorsqu'on ouvre +une boîte de poudre +d'iris florentine.</p> +<p>Lui était un ami d'autrefois, resté garçon, un +ami de toutes les +semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus +d'ailleurs.</p> +<p>Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et +tous deux +regardaient le feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de +ces silences +amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire +l'un près de l'autre.</p> +<p>Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée +de racines enflammées, +croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le +salon, +roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour +d'elle.</p> +<p>La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, +tandis +que lui, à coup de botte, rejetait dans la cheminée +l'énorme charbon et +ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes +répandues +autour.</p> +<p>Quand le désastre fut réparé, une forte odeur +de roussi se répandit; et +l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: +«Et +voilà, dit-il en montrant la bûche replacée dans +l'âtre, voilà pourquoi +je ne me suis jamais marié.»</p> +<p>Elle le considéra, tout étonnée, avec cet oeil +curieux des femmes qui +veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, +où +la curiosité est réfléchie, compliquée, +souvent malicieuse; et elle +demanda: «Comment ça?»</p> +<p>Il reprit: «Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et +vilaine +histoire.</p> +<p>Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid +survenu tout à +coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, +Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux +inséparables comme nous étions, avaient pu tout à +coup devenir presque +étrangers l'un à l'autre. Or, voici le secret de notre +éloignement.</p> +<p>Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous +quittions +jamais; et l'amitié qui nous liait semblait si forte que rien +n'aurait +pu la briser.</p> +<p>Un soir, en rentrant, il m'annonça son mariage.</p> +<p>Je reçus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait +volé ou trahi. +Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une +femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne +tolère +point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de +coeur et de confiance qui existe entre deux hommes.</p> +<p>Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un +à l'autre, +l'homme et la femme sont toujours étrangers d'âme, +d'intelligence; ils +restent deux belligérants; ils sont d'une race +différente; il faut qu'il +y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un +esclave; tantôt +l'un, tantôt l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils +s'étreignent +les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent +jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui +semble ouvrir les coeurs, les mettre à nu, dans un élan +de sincère et +forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de +procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants +qui les +abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir +avec +lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu'entre +deux +hommes.</p> +<p>Enfin mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, +charmante, +une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait +l'adorer.</p> +<p>D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gêner leur +tendresse, +me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, +m'appeler sans cesse, et m'aimer.</p> +<p>Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de +cette vie commune; +et je dînais souvent chez eux; et souvent, rentré chez moi +la nuit, je +songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant +bien triste à +présent ma maison vide.</p> +<p>Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un +soir, Julien +m'écrivit de venir dîner. J'y allai. «Mon bon, +dit-il, il +va falloir que +je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de +retour avant onze heures; mais à onze heures précises, je +rentrerai. +J'ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe.»</p> +<p>La jeune femme sourit: «C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu +l'idée de vous +envoyer chercher», reprit-elle.</p> +<p>Je lui serrai la main: «Vous êtes gentille comme +tout.» Et je +sentis sur +mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se +mit à table; et, dès huit heures, Julien nous quittait.</p> +<p>Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne +singulière naquit +brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore +jamais +trouvés seuls, et, malgré notre intimité +grandissant chaque jour, le +tête-à-tête nous plaçait dans une situation +nouvelle. Je parlai d'abord +de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les +silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face +de moi, +de l'autre côté de la cheminée, la tête +baissée, le regard indécis, un +pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile +méditation. +Quand je fus à sec d'idées banales, je me tus. C'est +étonnant comme il +est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, +je +sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne sais +quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux +qui vous +prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, +d'une autre +personne à votre égard.</p> +<p>Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: +«Mettez donc +une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va +s'éteindre.» +J'ouvris le coffre à bois, placé juste comme le +vôtre, et je pris une +bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en +pyramide sur les autres +morceaux aux trois quarts consumés.</p> +<p>Et le silence recommença.</p> +<p>Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle +façon qu'elle +nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, des +yeux qui me parurent étranges. «Il fait trop chaud, +maintenant, +dit-elle; allons donc là-bas, sur le canapé.» Et +nous +voilà partis sur +le canapé. Puis tout à coup, me regardant bien en face: +«Qu'est-ce que +vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?»</p> +<p>Je répondis, fort interloqué: «Ma foi, le cas +n'est +pas prévu, et puis, +ça dépendrait de la femme.»</p> +<p>Alors, elle se mit à rire, d'un rire sec, nerveux, +frémissant, un de ces +rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta:</p> +<p>«Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins.»</p> +<p>Elle se tut, puis reprit:</p> +<p>«Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur +Paul?»</p> +<p>Je l'avouai, oui, j'avais été amoureux.</p> +<p>«Racontez-moi ça,» dit-elle.</p> +<p>Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'écoutait +attentivement, +avec des marques fréquentes d'improbation et de mépris; +et soudain: «Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour +fût bon, il +faudrait, il +me semble, qu'il bouleversât le coeur, tordît les nerfs et +ravageât la +tête; il faudrait qu'il fût—comment dirai-je?—dangereux, +terrible +même, presque criminel, presque sacrilège, qu'il fût +une sorte de +trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles +sacrés, +des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, +sans périls, légal, est-ce bien de l'amour?»</p> +<p>Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en +moi-même cette +exclamation philosophique: O cervelle féminine, te voilà +bien!</p> +<p>Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, +sainte-nitouche; +et, appuyée sur les coussins, elle s'était +allongée, couchée, la tête +contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir +un bas de soie +rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants.</p> +<p>Au bout d'une minute: «Je vous fais peur», dit-elle. Je +protestai. +Elle +s'appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder: +«Si je +vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?» Et avant +que +j'eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, +avaient +attiré brusquement ma tête, et ses lèvres +joignaient les miennes. Ah! ma +chère amie, je vous réponds que je ne m'amusais pas! +Quoi! tromper +Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusée, +effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari +déjà ne suffisait +plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul +attrait du fruit défendu, du danger bravé, de +l'amitié trahie! Non, cela +ne m'allait guère. Mais que faire? Imiter Joseph! rôle +fort sot et, de +plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, +cette +fille, et enflammée d'audace, et palpitante et acharnée. +Oh! que celui +qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme +prête à +se donner, me jette la première pierre ...</p> +<p>... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une +minute de plus et ... j'étais ... non, elle était ... +pardon, c'est lui +qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait été, +quand voilà qu'un bruit +terrible nous fit bondir.</p> +<p>La bûche, oui, la bûche, madame, +s'élançait dans le salon, renversant la +pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant le +tapis et se gîtant sous un fauteuil qu'elle allait +infailliblement +flamber.</p> +<p>Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais +dans la +cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! +Julien, tout +joyeux, rentrait. Il s'écria: «Je suis libre, l'affaire +est +finie deux +heures plus tôt!»</p> +<p>Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé en +flagrant délit. Et vous +apercevez d'ici les conséquences!</p> +<p>Or, je fis en sorte de n'être plus repris dans une situation +pareille, +jamais, jamais. Puis je m'aperçus que Julien me battait froid, +comme on +dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié; et peu +à peu il m'éloigna +de chez lui; et nous avons cessé de nous voir. Je ne me suis +point +marié. Cela ne doit plus vous étonner.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Magnetisme"></a> +<h3>Magnétisme</h3> +<br> +<p>C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à +l'heure des interminables +cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et +l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble +des têtes +après tant de viandes et de liqueurs absorbées et +mêlées.</p> +<p>On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et +des expériences +du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, +indifférents à toute religion, se mirent à +raconter des faits étranges, +des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, +retombant +brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à +ce +dernier reste de merveilleux, devenus dévots, à ce +mystère du +magnétisme, le défendant au nom de la science.</p> +<p>Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de +filles et +chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout +s'était ancrée si +fortement qu'il n'admettait même point la discussion.</p> +<p>Il répétait en ricanant: «Des blagues! des +blagues! +des blagues! Nous ne +discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin +faiseur de +tours. Quant à M. Charcot qu'on dit être un remarquable +savant, il me +fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent +par devenir fous à force de réfléchir à +d'étranges cas de folie. Il a +constaté des phénomènes nerveux inexpliqués +et encore inexplicables, il +marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant +toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-être +des +explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je +voudrais +l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous +répétez.»</p> +<p>Il y eut autour de l'incrédule une sorte de mouvement de +pitié, comme +s'il avait blasphémé dans une assemblée de moines.</p> +<p>Un de ces messieurs s'écria:</p> +<p>—Il y a eu pourtant des miracles autrefois.</p> +<p>Mais l'autre répondit:</p> +<p>—Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus?</p> +<p>Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des +communications d'âmes à travers de longs espaces, des +influences +secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on +déclarait les faits +indiscutables, tandis que le nieur acharné +répétait: «Des blagues! des +blagues! des blagues!»</p> +<p>A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: +«Eh +bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous +les expliquerai. Les voici:</p> +<p>«Dans le petit village d'Étretat les hommes, tous +matelots, +vont chaque +année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une +nuit, l'enfant +d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son +«pé était +mort à la mé». On calma le mioche qui se +réveilla +de nouveau en hurlant +que son «pé était neyé». Un mois +après on +apprenait en effet la mort du +père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se +rappela les réveils +de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'émut; on +rapprocha les +dates; et il se trouva que l'accident et le rêve avaient +coïncidé à peu +près; d'où l'on conclut qu'ils étaient +arrivés la même nuit, à la même +heure. Et voilà un mystère du magnétisme.»</p> +<p>Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort ému +demanda:—Et +vous expliquez ça, vous?</p> +<p>—Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait +m'avait surpris +et même vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne +crois pas par +principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence +par +douter; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier +toute +communication télépathique des âmes, sûr que +ma pénétration seule est +suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, +à force +d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre +qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des +enfants rêvât et annonçât à son +réveil que le «pé était mort à la +mé». +La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent +toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes +prédictions +coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie +aussitôt au +miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres +présages, toutes les autres prophéties de malheur, +demeurés sans +confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de +cinquante dont les +auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais +si +l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait +immédiatement +réveillée, et l'on aurait célébré +l'intervention de Dieu selon les uns, +du magnétisme selon les autres.</p> +<p>Un des fumeurs déclara:</p> +<p>—C'est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre +seconde +histoire?</p> +<p>—Oh! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. +C'est à moi +qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma +propre +appréciation. On n'est jamais équitablement juge et +partie. Enfin la +voici:</p> +<p>«J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme à +laquelle je ne +songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée +attentivement, +jamais remarquée, comme on dit.</p> +<p>«Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne +fût +pas laide; +enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux +quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces +êtres sur +qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir +arrêter, +sur qui le désir ne s'abat point.</p> +<p>«Or, un soir, que j'écrivais des lettres au coin de mon +feu +avant de me +mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage +d'idées, de cette +procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste +quelques minutes rêvassant, la plume en l'air, une sorte de petit +souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du +coeur, +et immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de +pensées +logique, j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des +pieds +à la tête, et sans voile, cette jeune femme à qui +je n'avais jamais +songé plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me +traversât +la tête. Et soudain je lui découvris un tas de +qualités que je n'avais +point observées, un charme doux, un attrait langoureux; elle +éveilla +chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à +la poursuite +d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je +m'endormis. Et je rêvai.</p> +<p>«Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est-ce +pas, +qui vous +rendent maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes +infranchissables, des joies inespérées, des bras +impénétrables?</p> +<p>«Qui de nous dans ces sommeils troublés, nerveux, +haletants, +n'a tenu, +étreint, pétri, possédé avec une +acuité de sensation extraordinaire, +celle dont son esprit était occupé? Et avez-vous +remarqué quelles +surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve! +En quelles +ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles +vous +secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, +pénétrante, elles +vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et +chaude, en +cette illusion adorable et brutale, qui semble une +réalité.</p> +<p>«Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. +Cette +femme +fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de +sa peau me restait +aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de +ses +baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux +oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le +charme +ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon +réveil +exquis et décevant.</p> +<p>«Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.</p> +<p>«Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me +hantait la tête et les +sens, à un tel point que je ne restais plus une seconde sans +penser à +elle.</p> +<p>«A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai +voir. +Dans +son escalier j'étais ému à trembler, mon coeur +battait, un désir +véhément m'envahissait des pieds aux cheveux.</p> +<p>«J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer +mon nom; +et +soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante +fixité. Je m'assis.</p> +<p>«Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait +point +écouter. Je +ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur +elle, +la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve s'accomplit +si vite, si +facilement, si follement, que je doutai soudain d'être +éveillé ... Elle +fut pendant deux ans ma maîtresse ...»</p> +<p>—Qu'en concluez-vous? dit une voix.</p> +<p>Le conteur semblait hésiter.</p> +<p>—J'en conclus ... je conclus à une coïncidence, parbleu! +Et puis, qui +sait? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point +remarqué et +qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et +inconscients +rappels de mémoire qui nous représente souvent des choses +négligées par +notre conscience, passées inaperçues devant notre +intelligence!</p> +<p>—Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne +croyez +pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat +mon cher monsieur!</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Divorce"></a> +<h3>Divorce</h3> +<br> +<p>Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, +celui qui depuis dix ans +plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal +assortis, +ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer +le +nouveau client.</p> +<p>C'était un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua:</p> +<p>—Prenez un siège, dit l'avocat</p> +<p>Le client s'assit et après avoir toussé:</p> +<p>—Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une +affaire +de divorce.</p> +<p>—Parlez, monsieur, je vous écoute.</p> +<p>—Monsieur, je suis un ancien notaire.</p> +<p>—Déjà!</p> +<p>—Oui, déjà. J'ai trente-sept ans.</p> +<p>—Continuez.</p> +<p>—Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux.</p> +<p>—Vous n'êtes pas le seul.</p> +<p>—Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à +fait +spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très +particulière. +Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une +façon très +bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses?</p> +<p>—Qu'entendez-vous par là?</p> +<p>—Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses +pour certains +esprits que le poison pour le corps?</p> +<p>—Mais, oui, peut-être.</p> +<p>—Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous +rongent, nous +tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. +C'est +une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de +laisser +une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous +apercevons pas +dès le début qu'elle est une envahisseuse, une +maîtresse, un tyran, +qu'elle s'étend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient +sans +cesse, s'installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, +absorbe +toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes +perdus.</p> +<p>Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai +dit, +j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non +pas pauvre, mais pauvret, +mais soucieux, forcé à une économie de tous les +instants, obligé de +limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon +âge.</p> +<p>Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des +quatrièmes +pages des journaux, les offres et demandes, les petites +correspondances, +etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par ce +moyen, de faire +faire à quelques clients des mariages avantageux.</p> +<p>Un jour je tombe sur ceci:</p> +<p>«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, +épouserait homme +honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien +nets. Rien des agences.»</p> +<p>Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un +avoué et un +filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur +les +mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille francs.</p> +<p>Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces +femmes-là?»</p> +<p>L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents +conclus dans ces +conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se +tournant vers +moi:</p> +<p>«—Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour +toi-même? +Cristi, ça t'en +enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille +francs.»</p> +<p>Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla +d'autre chose.</p> +<p>Une heure plus tard je rentre chez moi.</p> +<p>Il faisait froid cette nuit-là. J'habitais d'ailleurs une +vieille +maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent +à des +champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de +l'escalier, +un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme +j'étendais l'autre pour +trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson +m'envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma +poitrine, +m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je +murmurai, +saisi par un brusque souvenir: «Sacristi, si je les avais, les +deux +millions cinq cent mille!»</p> +<p>Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon +rouennais faite par une +bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette +chambre! +un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas +de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis +à +chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente +quelquefois ces +endroits-là:</p> +<div style="margin-left: 120px;"><big>Deux millions,<br> +Deux millions<br> +Sont bons<br> +Avec cinq cent mille<br> +Et femme gentille.</big><br> +</div> +<p>Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y +songeai tout à +coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je +fus +longtemps à m'endormir.</p> +<p>Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que +je +devais me trouver à huit heures à Darnétal pour +une affaire importante. +Il fallait me lever à six heures—et il gelait.—Cristi de cristi, +les +deux millions cinq cent mille!</p> +<p>Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait +là dedans une odeur de +poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de +procédure +avancés—rien ne pue comme ça—et une odeur de +clercs—bottes, +redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout +chauffée à +dix-huit degrés.</p> +<p>Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette +brûlée et d'un +morceau de fromage. Puis je me remis au travail.</p> +<p>C'est alors que je pensai très sérieusement à +la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas +écrire? Pourquoi +ne pas savoir?</p> +<p>Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette +idée me hanta, +m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites +misères dont +je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans +m'en +apercevoir, me piquaient à présent comme des coups +d'aiguille, et +chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt +à la +demoiselle aux deux millions cinq cent mille.</p> +<p>Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une +chose, +monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère.</p> +<p>Certes, il n'était pas naturel qu'une jeune fille de bonne +famille, +dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un +mari par la voie des +journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût +honorable +et malheureuse.</p> +<p>D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne +m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes +habitués, nous +autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des +propositions +de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze +millions. Le +chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. +Je sais bien +que nous ne croyons guère à la réalité de +ces promesses. Elles nous font +cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent +vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre +crédulité +inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous +disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent +mille francs +comme très possible, très morale.</p> +<p>Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme +de +chambre, ayant hérité brusquement de son père, +avait appris du même coup +la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la +dévoiler à quelque +homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un +moyen fort +usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare +originelle.</p> +<p>Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous +autres, +notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, +monsieur.</p> +<p>Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et +j'attendis.</p> +<p>Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, +j'étais en +train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc +m'annonça:</p> +<p>—Mlle Chantefrise.</p> +<p>—Faites entrer.</p> +<p>Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, +l'air +embarrassée.</p> +<p>—Asseyez-vous, mademoiselle.</p> +<p>Elle s'assit et murmura:</p> +<p>—C'est moi, monsieur.</p> +<p>—Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.</p> +<p>—La personne à qui vous avez écrit.</p> +<p>—Pour un mariage?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Ah! très bien!</p> +<p>—Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en +personne.</p> +<p>—Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous +marier?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Vous avez de la famille?</p> +<p>Elle hésita, baissa les yeux et balbutia:</p> +<p>—Non, monsieur ... Ma mère ... et mon père ... sont +morts.</p> +<p>Je tressaillis.—Donc j'avais deviné juste,—et une vive +sympathie +s'éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre +créature. Je +n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris:</p> +<p>—Votre fortune est bien nette?</p> +<p>Elle répondit, cette fois, sans hésiter:</p> +<p>—Oh! oui, monsieur.</p> +<p>Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me +déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que +je n'avais pensé. +C'était une belle personne, une forte personne, une +maîtresse femme. Et +l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de +sentiment, de +devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je +me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui +parlai de ce +client que je dépeignis comme un homme triste, très +honorable, un peu +malade.</p> +<p>Elle dit vivement:—Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants.</p> +<p>—Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou +quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre.</p> +<p>—Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle.</p> +<p>—Mon Dieu! oui ou non. Êtes-vous pressée de retourner +chez vous?</p> +<p>—Pas du tout.</p> +<p>—Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps.</p> +<p>—Vous êtes trop aimable, monsieur.</p> +<p>—Vous êtes descendue à l'hôtel?</p> +<p>Elle nomma le premier hôtel de Rouen.</p> +<p>—Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur +... notaire +de vous offrir à dîner, ce soir.</p> +<p>Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis +elle se décida:</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Je vous prendrai chez vous à sept heures.</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Alors, à ce soir, mademoiselle?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>Et je la reconduisis jusqu'à ma porte.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais +de toilette +pour moi et me reçut d'une façon très coquette.</p> +<p>Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais +connu, et je commandai +un menu troublant.</p> +<p>Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me +contait son +histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, +elle avait +été élevée chez des paysans. Elle +était riche à présent, ayant hérité +de +grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne +dirait jamais +les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile +de la +supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu à les +savoir, je +l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme +pratique, +sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, +des intérêts et +des placements. Sa compétence en cette matière me donna +aussitôt une +grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve +cependant; +mais je lui montrai clairement que j'avais du goût pour elle.</p> +<p>Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et +j'en bus, +ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que +j'allais +devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur +qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne +succombât. Pour me +calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il +faudrait établir +d'une façon précise, car mon client était homme +d'affaires.</p> +<p>Elle répondit avec gaieté:—Oh! je sais. J'ai +apporté toutes les +preuves.</p> +<p>—Ici, à Rouen?</p> +<p>—Oui, à Rouen.</p> +<p>—Vous les avez à l'hôtel?</p> +<p>—Mais oui.</p> +<p>—Pouvez-vous me les montrer?</p> +<p>—Mais oui.</p> +<p>—Ce soir.</p> +<p>—Mais oui.</p> +<p>Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et +nous voici +rentrant chez elle.</p> +<p>Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais +douter, je +les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie +au +coeur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de +l'embrasser. Je +m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. +Et je +l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... +le champagne aidant ... je succombai ... ou plutôt ... non ... +elle +succomba.</p> +<p>Ah! monsieur, j'en fis une tête, après cela ...—et elle +donc! Elle +pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne +pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans +un état d'esprit épouvantable.</p> +<p>Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût +été rien si j'avais +eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le +client, +le client naïf, le client trompé, trompé par +lui-même. Quelle situation! +Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, +palpable, +sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre +fille, après +l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes plus tard!</p> +<p>Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait +ainsi!</p> +<p>Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de +remords, ravagé de +craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma +raison +s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me +présentai, comme onze +heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait.</p> +<p>En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux.</p> +<p>Je lui dis:</p> +<p>—Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour +réparer nos +torts. Je vous demande votre main.</p> +<p>Elle balbutia:</p> +<p>—Je vous la donne.</p> +<p>Je l'épousai.</p> +<br> +<hr style="width: 45%;"><br> +<p>Tout alla bien pendant six mois.</p> +<p>J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, +et vraiment je n'avais pas +un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme.</p> +<p>Cependant je remarquais peu à peu que, de temps en temps, +elle faisait +de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le +mardi, +l'autre le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis.</p> +<p>C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, +descendit la rue de +la République, tourna à droite, par la rue qui suit le +palais +archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, +longea le pont +de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut +inquiète, +se retournant souvent, épiant tous les passants.</p> +<p>Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me +reconnut pas.</p> +<p>Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais +plus, +son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq.</p> +<p>Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de +sifflet ... un +flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses +bras une +petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et +l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit une +autre +enfant, plus jeune encore, fille ou garçon, porté par une +autre +campagnarde, se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en +va, +escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et +sombre +et déserte promenade du Cours-la-Reine.</p> +<p>Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et +ne comprenant +pas, n'osant point deviner.</p> +<p>Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, hurlant:</p> +<p>—Quels sont ces enfants?</p> +<p>—Quels enfants?</p> +<p>—Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever?</p> +<p>Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint +à elle, elle +me confessa, dans un déluge de larmes qu'elle en avait quatre. +Oui, +monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, +deux garçons.</p> +<p>Et c'était là—quelle honte!—c'était là +l'origine de sa fortune.—Les +quatre pères!... Elle avait amassé sa dot.</p> +<p>Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire?</p> +<p>L'avocat répondit avec gravité:</p> +<p>—Reconnaître vos enfants, monsieur.</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<br> +<a name="Une_Soiree"></a> +<h3>Une Soirée</h3> +<br> +<p>Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de +permission pour +les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison +à +Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa +famille, avait écrit à sa soeur qu'il pourrait lui +consacrer une semaine +de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme +Padoie, une petite +femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il +avait besoin +d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, +les +Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais +rançonnés.</p> +<p>Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, +retiré maintenant des +affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils +et ne le voyait +guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé +Padoie, ancien employé des +finances, qui venait d'être nommé receveur des +contributions à Vannes.</p> +<p>Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire +à la +maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train +de +discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur +sa +chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers, +murmura: «Prenez un siège, je suis à vous dans un +instant», se +rassit et +recommença sa discussion.</p> +<p>Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne +comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les +autres +parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne +semblait +comprendre personne.</p> +<p>Ce fut long, très long. Varajou considérait son +beau-frère en songeant: «Quel crétin!» Padoie +devait avoir près de cinquante ans; +il était +grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui +faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un +bonnet de +velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme +il +faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était +mou. Varajou +se répétait: «Quel crétin!»</p> +<p>Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie +n'a pas de +plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors +de ces +deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, +bruyant, +plein de dédain pour tout le monde, il méprisait +l'univers entier du +haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, +quelle +fête!» il avait certes exprimé le plus haut +degré +d'admiration dont fût +capable son esprit.</p> +<p>Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda:</p> +<p>—Vous allez bien?</p> +<p>—Pas mal, comme vous voyez. Et vous?</p> +<p>—Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé +à venir nous voir.</p> +<p>—Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le +métier +militaire, on n'a pas grande liberté.</p> +<p>—Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable.</p> +<p>—Et Joséphine va bien?</p> +<p>—Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure.</p> +<p>—Où est-elle donc?</p> +<p>—Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; +c'est une ville très comme il faut.</p> +<p>—Je m'en doute.</p> +<p>Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son +frère +sans empressement, lui tendit la joue et demanda:</p> +<p>—Il y a longtemps que tu es ici?</p> +<p>—Non, à peine une demi-heure.</p> +<p>—Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans +le +salon.</p> +<p>Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie +à ses chiffres et à +ses contribuables.</p> +<p>Dès qu'ils furent seuls:</p> +<p>—J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.</p> +<p>—Quoi donc?</p> +<p>—Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te +grises, que +tu fais des dettes.</p> +<p>Il eut l'air très étonné.</p> +<p>—Moi! Jamais de la vie.</p> +<p>—Oh! ne nie pas, je le sais.</p> +<p>Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la +bouche par une +semonce si violente qu'il dut se taire.</p> +<p>Puis elle reprit:</p> +<p>—Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au +dîner. Je ne puis te +tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire.</p> +<p>Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il +regardait tour à +tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant +à la rue. Il +se décida pour la rue.</p> +<p>Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le +sabre sur les +mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte +au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le +Morbihan». Il +regardait +les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et +il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée +de +venir ici!»</p> +<p>Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et +désolé, +et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour +sommeiller jusqu'au dîner.</p> +<p>La bonne le réveilla en frappant à sa porte.</p> +<p>—C'est servi, monsieur.</p> +<p>Il descendit.</p> +<p>Dans la salle humide, dont le papier se décollait près +du sol, une +soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait +aussi +trois assiettes mélancoliques.</p> +<p>M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou. +On s'assit, puis +la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le +creux de +leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe +grasse. +C'était jour de pot-au-feu.</p> +<p>Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, +graisseux, qui +tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, +avec +dégoût, avec fatigue, avec rage.</p> +<p>Mme Padoie disait à son mari:</p> +<p>—Tu vas ce soir chez M. le premier président?</p> +<p>—Oui, ma chère.</p> +<p>—Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu +n'es +pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé.</p> +<p>Alors elle parla de la société de Vannes, de +l'excellente société où les +Padoie étaient reçus avec considération, +grâce à leurs sentiments +religieux.</p> +<p>Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de +charcuterie, en l'honneur du nouveau venu.</p> +<p>Puis du fromage. C'était fini. Pas de café.</p> +<p>Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soirée en +tête-à-tête avec +sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir +même un +petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser +les +remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce +supplice, et il déclara qu'il devait aller à la +gendarmerie pour faire +régulariser quelque chose sur sa permission.</p> +<p>Et il se sauva, dès sept heures.</p> +<p>A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un +chien qui sort +de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle +corvée!»</p> +<p>Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur +café de la ville. Il +le trouva, sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans +l'intérieur, +cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et +causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que +deux +joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient +les +billes en se heurtant.</p> +<p>On entendait leur voix compter: «Dix-huit,—dix-neuf.—Pas de +chance.—Oh! joli coup! bien joué!—Onze.—Il fallait prendre par +la +rouge.—Vingt.—Bille en tête, bille en tête.—Douze. Hein! +j'avais +raison?»</p> +<p>Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la +meilleure.»</p> +<p>Puis il s'assit, attendant sa consommation.</p> +<p>Il était accoutumé à passer ses soirs de +liberté avec ses camarades, +dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme +l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café +d'abord; puis son carafon +d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire +maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un.</p> +<p>Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut +que je +fasse la fête.» Et +l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour +s'amuser. Il appela +le garçon.</p> +<p>—Hé, l'employé!</p> +<p>—Voilà, m'sieu.</p> +<p>—Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici?</p> +<p>L'homme resta stupide à cette question.</p> +<p>—Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici!</p> +<p>—Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi?</p> +<p>—Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du +bon vin.</p> +<p>—Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais?</p> +<p>—Les demoiselles! ah! ah!</p> +<p>—Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici?</p> +<p>—Des demoiselles?</p> +<p>—Mais, oui, des demoiselles!</p> +<p>Le garçon se rapprocha, baissa la voix:</p> +<p>—Vous demandez ousqu'est la maison?</p> +<p>—Mais oui, parbleu!</p> +<p>—Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la +première à +droite.—C'est au 15.</p> +<p>—Merci, ma vieille. V'là pour toi.</p> +<p>—Merci, m'sieu.</p> +<p>Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième +à gauche, première à droite, +15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: +«Deuxième +à +gauche,—oui,—Mais en sortant du café, fallait-il prendre +à droite ou à +gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien.»</p> +<p>Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans +la première +à droite, et chercha le numéro 15. C'était une +maison d'assez belle +apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les +fenêtres +éclairées au premier étage. La porte +d'entrée demeurait entr'ouverte, et +une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa:</p> +<p>—C'est bien ici.</p> +<p>Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela:</p> +<p>-Ohé! Ohé!</p> +<p>Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant +un soldat. +Il lui dit:</p> +<p>—Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—Au salon?</p> +<p>—Oui monsieur.</p> +<p>—Je n'ai qu'à monter?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>—La porte en face?</p> +<p>—Oui, monsieur.</p> +<p>Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce +bien éclairée par +deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, +quatre dames +décolletées qui semblaient attendre quelqu'un.</p> +<p>Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air +un +peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que +la quatrième, +âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs +dans un vase; +elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie +verte qui laissait +passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras +énormes +et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé. Le +sous-officier +salua:</p> +<p>—Bonjour, mesdames.</p> +<p>La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina:</p> +<p>—Bonjour, monsieur.</p> +<p>Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, +il +songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce +lieu; et +cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en +vient un, +nous +verrons bien.» Et il demanda:</p> +<p>—Alors, ça va bien?</p> +<p>La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, +répondit:</p> +<p>—Très bien! merci.</p> +<p>Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.</p> +<p>Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et +riant d'un rire +gêné:</p> +<p>—Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ...</p> +<p>Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et +Padoie, en habit noir, apparut.</p> +<p>Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se +dressant, il +sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit +danser tout +autour du salon en hurlant: «V'là Padoie ... V'là +Padoie +... V'là Padoie +...» Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, +il +lui cria dans +la figure:</p> +<p>—Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fête, toi, +... Ah! +Farceur.... Et ma soeur!... Tu la lâches, dis!...</p> +<p>Et songeant à tous les bénéfices de cette +situation inespérée, à +l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout +au long sur le +canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en +craquait.</p> +<p>Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se +sauvèrent, +tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête +à +défaillir.</p> +<p>Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en +habit. Padoie se +précipita vers eux:</p> +<p>—Oh! monsieur le président ... il est fou ... il est fou ... +On nous +l'avait envoyé en convalescence ... vous voyez bien qu'il est +fou....</p> +<p>Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout +à coup qu'il +avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant +vers son beau-frère:</p> +<p>—Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il.</p> +<p>Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia:</p> +<p>—Où ... où ... où nous sommes.... Malheureux +... misérable ... +infâme.... Où nous sommes ... Chez monsieur le premier +président!... +chez monsieur le premier président de Mortemain ... de Mortemain +... de +... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... +canaille!...</p> +<br> +<br> +<hr style="width: 65%;"><br> +<br> +<a name="TABLE"></a> +<h2>TABLE</h2> +<div style="margin-left: 120px;"><big><a href="#BOULE_DE_SUIF">Boule de +Suif</a><br> +<a href="#L%27Epave">L'Épave</a><br> +<a href="#Decouverte">Découverte</a><br> +<a href="#Un_Parricide">Un Parricide</a><br> +<a href="#Le_Rendez-vous">Le Rendez-vous</a><br> +<a href="#Bombard">Bombard</a><br> +<a href="#Le_Pain_maudit">Le Pain Maudit</a><br> +<a href="#Les_Sabots">Les Sabots</a><br> +<a href="#La_Buche">La Bûche</a><br> +<a href="#Magnetisme">Magnétisme</a><br> +<a href="#Divorce">Divorce</a><br> +<a href="#Une_Soiree">Une Soirée</a></big><a href="#Une_Soiree"> +</a><br> +</div> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + +***** This file should be named 10746-h.htm or 10746-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Boule de Suif + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +[Illustration: Boule de Suif] + + + + +LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSEE D'ANTIN, 50 PARIS_ + +_Collection des Grands Romans_ + +A 1 FRANC + +GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._ + +GEORGES OHNET _Le Maitre de Forges. Serge Panine. La Grande Marniere._ + +ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._ + +ANDRE THEURIET _Sauvageonne._ + +RENE MAIZEROY _Petite Reine._ + +GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._ + +MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._ + +JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._ + +PIERRE MAEL _Un roman de Femme._ + +JULES CASE _La Fille a Blanchard._ + +RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._ + +MATHILDE SERAO _Adieu Amour._ + +MAURICE MONTEGUT _Un nom sur une Tombe._ + +MAURICE LEBLANC _Une Femme._ + + +Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume. + + + + +Boule de Suif + + + + +OEUVRES COMPLETES ILLUSTREES DU GUY DE MAUPASSANT + + +EDITION DE LUXE + +(_Voir Catalogue a la fin du volume_.) + + + + +GUY DE MAUPASSANT + +BOULE DE SUIF + + +L'EPAVE--DECOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN +MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNETISME--DIVORCE--UNE SOIREE + + + +PARIS 1907 + + + + +BOULE DE SUIF + + +Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armee en deroute avaient +traverse la ville. Ce n'etait point de la troupe, mais des hordes +debandees. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes +en guenilles, et ils avancaient d'une allure molle, sans drapeau, sans +regiment. Tous semblaient accables, ereintes, incapables d'une pensee ou +d'une resolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue +sitot qu'ils s'arretaient. On voyait surtout des mobilises, gens +pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; +des petits moblots alertes, faciles a l'epouvante et prompts a +l'enthousiasme, prets a l'attaque comme a la fuite; puis, au milieu +d'eux, quelques culottes rouges, debris d'une division moulue dans une +grande bataille; des artilleurs sombres alignes avec des fantassins +divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui +suivait avec peine la marche plus legere des lignards. + +Des legions de francs-tireurs aux appellations heroiques: "les +Vengeurs de la Defaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la +Mort"--passaient a leur tour, avec des airs de bandits. + +Leurs chefs, anciens commercants en draps ou en graines, ex-marchands de +suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommes officiers pour leurs +ecus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle +et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de +campagne, et pretendaient soutenir seuls la France agonisante sur +leurs epaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres +soldats, gens de sac et de corde, souvent braves a outrance, pillards et +debauches. + +Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. + +La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances +tres prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres +sentinelles, et se preparant au combat quand un petit lapin remuait +sous des broussailles, etait rentree dans ses foyers. Ses armes, ses +uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle epouvantait naguere +les bornes des routes nationales a trois lieues a la ronde, avaient +subitement disparu. + +Les derniers soldats francais venaient enfin de traverser la Seine pour +gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant apres +tous, le general, desespere, ne pouvant rien tenter avec ces loques +disparates, eperdu lui-meme dans la grande debacle d'un peuple habitue +a vaincre et desastreusement battu malgre sa bravoure legendaire, s'en +allait a pied, entre deux officiers d'ordonnance. + +Puis un calme profond, une attente epouvantee et silencieuse avaient +plane sur la cite. Beaucoup de bourgeois bedonnants, emascules par le +commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne +considerat comme une arme leurs broches a rotir ou leurs grands couteaux +de cuisine. + +La vie semblait arretee; les boutiques etaient closes, la rue muette. +Quelquefois un habitant, intimide par ce silence, filait rapidement le +long des murs. + +L'angoisse de l'attente faisait desirer la venue de l'ennemi. + +Dans l'apres-midi du jour qui suivit le depart des troupes francaises, +quelques uhlans, sortis on ne sait d'ou, traverserent la ville avec +celerite. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la +cote Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs +apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les +avant-gardes des trois corps, juste au meme moment, se joignirent sur +la place de l'Hotel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armee +allemande arrivait, deroulant ses bataillons qui faisaient sonner les +paves sous leur pas dur et rythme. + +Des commandements cries d'une voix inconnue et gutturale montaient le +long des maisons qui semblaient mortes et desertes, tandis que, derriere +les volets fermes, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maitres +de la cite, des fortunes et des vies, de par le "droit de guerre". Les +habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que +donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la +terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car +la meme sensation reparait chaque fois que l'ordre etabli des choses est +renverse, que la securite n'existe plus, que tout ce que protegeaient +les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve a la merci d'une +brutalite inconsciente et feroce. Le tremblement de terre ecrasant sous +les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve deborde qui roule les +paysans noyes avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachees aux +toits, ou l'armee glorieuse massacrant ceux qui se defendent, emmenant +les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au +son du canon, sont autant de fleaux effrayants qui deconcertent toute +croyance a la justice eternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne +en la protection du Ciel et en la raison de l'homme. + +Mais a chaque porte des petits detachements frappaient, puis +disparaissaient dans les maisons. C'etait l'occupation apres l'invasion. +Le devoir commencait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les +vainqueurs. + +Au bout de quelque temps, une fois la premiere terreur disparue, un +calme nouveau s'etablit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien +mangeait a table. Il etait parfois bien eleve, et, par politesse, +plaignait la France, disait sa repugnance en prenant part a cette +guerre. On lui etait reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, +un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le menageant on +obtiendrait peut-etre quelques hommes de moins a nourrir. Et pourquoi +blesser quelqu'un dont on dependait tout a fait? Agir ainsi serait moins +de la bravoure que de la temerite.--Et la temerite n'est plus un defaut +des bourgeois de Rouen, comme au temps des defenses heroiques ou +s'illustra leur cite.--On se disait enfin, raison supreme tiree de +l'urbanite francaise, qu'il demeurait bien permis d'etre poli dans son +interieur pourvu qu'on ne se montrat pas familier, en public, avec le +soldat etranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la +maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, +chaque soir, a se chauffer au foyer commun. + +La ville meme reprenait peu a peu de son aspect ordinaire. Les Francais +ne sortaient guere encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans +les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui trainaient avec +arrogance leurs grands outils de mort sur le pave, ne semblaient pas +avoir pour les simples citoyens enormement plus de mepris que les +officiers de chasseurs, qui, l'annee d'avant, buvaient aux memes cafes. + +Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil +et d'inconnu, une atmosphere etrangere intolerable, comme une odeur +repandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les +places publiques, changeait le gout des aliments, donnait l'impression +d'etre en voyage, tres loin, chez des tribus barbares et dangereuses. + +Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants +payaient toujours; ils etaient riches d'ailleurs. Mais plus un negociant +normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute +parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre. + +Cependant, a deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de +la riviere, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les +pecheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand +gonfle dans son uniforme, tue d'un coup de couteau ou de savate, la tete +ecrasee par une pierre, ou jete a l'eau d'une poussee du haut d'un pont. +Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et +legitimes, heroismes inconnus, attaques muettes, plus perilleuses que +les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. + +Car la haine de l'Etranger arme toujours quelques Intrepides prets a +mourir pour une Idee. + +Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujetissant la ville a leur +inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la +renommee leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, +on s'enhardit, et le besoin du negoce travailla de nouveau le coeur des +commercants du pays. Quelques-uns avaient de gros interets engages au +Havre que l'armee francaise occupait, et ils voulurent tenter de gagner +ce port en allant par terre a Dieppe ou ils s'embarqueraient. + +On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la +connaissance, et une autorisation de depart fut obtenue du general en +chef. + +Donc, une grande diligence a quatre chevaux ayant ete retenue pour ce +voyage, et dix personnes s'etant fait inscrire chez le voiturier, on +resolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour eviter tout +rassemblement. + +Depuis quelque temps deja la gelee avait durci la terre, et le lundi, +vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apporterent la +neige qui tomba sans interruption pendant toute la soiree et toute la +nuit. + +A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se reunirent dans la +cour de l'Hotel de Normandie, ou l'on devait monter en voiture. + +Ils etaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous +leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurite; et l'entassement +des lourds vetements d'hiver faisait ressembler tous ces corps a +des cures obeses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se +reconnurent, un troisieme les aborda, ils causerent:--"J'emmene ma +femme,"--dit l'un.--"J'en fais autant."--"Et moi aussi."--Le premier +ajouta:--"Nous ne reviendrons pas a Rouen, et si les Prussiens +approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre."--Tous avaient les +memes projets, etant de complexion semblable. + +Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait +un valet d'ecurie, sortait de temps a autre d'une porte obscure +pour disparaitre immediatement dans une autre. Des pieds de chevaux +frappaient la terre, amortis par le fumier des litieres, et une voix +d'homme parlant aux betes et jurant s'entendait au fond du batiment. Un +leger murmure de grelots annonca qu'on maniait les harnais; ce murmure +devint bientot un fremissement clair et continu, rythme par le mouvement +de l'animal, s'arretant parfois, puis reprenant dans une brusque +secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferre battant le sol. + +La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois geles +s'etaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis. + +Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en +descendant vers la terre; il effacait les formes, poudrait les choses +d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence +de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, +innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutot sensation que +bruit, entremelement d'atomes legers qui semblaient emplir l'espace, +couvrir le monde. + +L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval +triste qui ne venait pas volontiers. Il le placa contre le timon, +attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, +car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumiere. +Comme il allait chercher la seconde bete, il remarqua tous ces voyageurs +immobiles, deja blancs de neige, et leur dit:--"Pourquoi ne montez-vous +pas dans la voiture, vous serez a l'abri, au moins." + +Ils n'y avaient pas songe, sans doute, et ils se precipiterent. Les +trois hommes installerent leurs femmes dans le fond, monterent ensuite; +puis les autres formes indecises et voilees prirent a leur tour les +dernieres places sans echanger une parole. + +Le plancher etait couvert de paille ou les pieds s'enfoncerent. Les +dames du fond, ayant apporte des petites chaufferettes en cuivre avec un +charbon chimique, allumerent ces appareils, et, pendant quelque temps, a +voix basse, elles en enumererent les avantages, se repetant des choses +qu'elles savaient deja depuis longtemps. + +Enfin, la diligence etant attelee, avec six chevaux au lieu de quatre +a cause du tirage plus penible, une voix du dehors demanda:--"Tout le +monde est-il monte?"--Une voix du dedans repondit:--"Oui."--On partit. + +La voiture avancait lentement, lentement, a tout petits pas. Les +roues s'enfoncaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des +craquements sourds; les betes glissaient, soufflaient, fumaient; et le +fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les +cotes, se nouant et se deroulant comme un serpent mince, et cinglant +brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort +plus violent. + +Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons legers qu'un +voyageur, Rouennais pur sang, avait compares a une pluie de coton, ne +tombaient plus. Une lueur sale filtrait a travers de gros nuages obscurs +et lourds qui rendaient plus eclatante la blancheur de la campagne ou +apparaissaient tantot une ligne de grands arbres vetus de givre, tantot +une chaumiere avec un capuchon de neige. + +Dans la voiture, on se regardait curieusement, a la triste clarte de +cette aurore. + +Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de +l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue +Grand-Pont. + +Ancien commis d'un patron ruine dans les affaires, Loiseau avait achete +le fonds et fait fortune. Il vendait a tres bon marche de tres +mauvais vin aux petits debitants des campagnes et passait parmi ses +connaissances et ses amis pour un fripon madre, un vrai Normand plein de +ruses et de jovialite. + +Sa reputation de filou etait si bien etablie, qu'un soir, a la +prefecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant +et fin, une gloire locale, ayant propose aux dames qu'il voyait un peu +somnolentes de faire une partie de "Loiseau vole", le mot lui-meme vola +a travers les salons du prefet, puis, gagnant ceux de la ville, avait +fait rire pendant un mois toutes les machoires de la province. + +Loiseau etait en outre celebre par ses farces de toute nature, ses +plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui +sans ajouter immediatement:--"Il est impayable, ce Loiseau." + +De taille exigue, il presentait un ventre en ballon surmonte d'une face +rougeaude entre deux favoris grisonnants. + +Sa femme, grande, forte, resolue, avec la voix haute et la decision +rapide, etait l'ordre et l'arithmetique de la maison de commerce, qu'il +animait par son activite joyeuse. + +A cote d'eux se tenait, plus digne, appartenant a une caste superieure, +M. Carre-Lamadon, homme considerable, pose dans les cotons, proprietaire +de trois filatures, officier de la Legion d'honneur et membre du Conseil +general. Il etait reste, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition +bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement +a la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre +expression. Mme Carre-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, +demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyes a Rouen +en garnison. + +Elle faisait vis-a-vis a son epoux, toute petite, toute mignonne, toute +jolie, pelotonnee dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navre +l'interieur lamentable de la voiture. + +Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Breville, portaient un +des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, +vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforcait d'accentuer, par les +artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV +qui, suivant une legende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse +une dame de Breville dont le mari, pour ce fait, etait devenu comte et +gouverneur de province. + +Collegue de M. Carre-Lamadon au Conseil general, le comte Hubert +representait le parti orleaniste dans le departement. L'histoire de +son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes etait toujours +demeuree mysterieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait +mieux que personne, passait meme pour avoir ete aimee par un des fils +de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fete, et son salon +demeurait le premier du pays, le seul ou se conservat la vieille +galanterie, et dont l'entree fut difficile. + +La fortune des Breville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, +cinq cent mille livres de revenu. + +Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le cote de la societe +rentee, sereine et forte, des honnetes gens autorises qui ont de la +Religion et des Principes. + +Par un hasard etrange, toutes les femmes se trouvaient sur le meme +banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui +egrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_. +L'une etait vieille avec une face defoncee par la petite verole comme si +elle eut recu a bout portant une bordee de mitraille en pleine figure. +L'autre, tres chetive, avait une tete jolie et maladive sur une poitrine +de phtisique rongee par cette foi devorante qui fait les martyrs et les +illumines. + +En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les +regards de tous. + +L'homme, bien connu, etait Cornudet le democ, la terreur des gens +respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans +les bocks de tous les cafes democratiques. Il avait mange avec les +freres et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son pere, ancien +confiseur, et il attendait impatiemment la Republique pour obtenir enfin +la place meritee par tant de consommations revolutionnaires. Au Quatre +Septembre, par suite d'une farce peut-etre, il s'etait cru nomme prefet, +mais quand il voulut entrer en fonctions, les garcons de bureau, +demeures seuls maitres de la place, refuserent de le reconnaitre, ce qui +le contraignit a la retraite. Fort bon garcon, du reste, inoffensif et +serviable, il s'etait occupe avec une ardeur incomparable d'organiser la +defense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous +les jeunes arbres des forets voisines, seme des pieges sur toutes les +routes, et, a l'approche de l'ennemi, satisfait de ses preparatifs, il +s'etait vivement replie vers la ville. + +Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, ou de +nouveaux retranchements allaient etre necessaires. + +La femme, une de celles appelees galantes, etait celebre par son +embonpoint precoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. +Petite, ronde de partout, grasse a lard, avec des doigts bouffis, +etrangles aux phalanges, pareils a des chapelets de courtes saucisses; +avec une peau luisante et tendue, une gorge enorme qui saillait sous sa +robe, elle restait cependant appetissante et courue, tant sa fraicheur +faisait plaisir a voir. Sa figure etait une pomme rouge, un bouton de +pivoine pret a fleurir; et la-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux +noirs magnifiques, ombrages de grands cils epais qui mettaient une ombre +dedans; en bas, une bouche charmante, etroite, humide pour le baiser, +meublee de quenottes luisantes et microscopiques. + +Elle etait de plus, disait-on, pleine de qualites inappreciables. + +Aussitot qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les +femmes honnetes, et les mots de "prostituee", de "honte publique" furent +chuchotes si haut qu'elle leva la tete. Alors elle promena sur ses +voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence +aussitot regna, et tout le monde baissa les yeux a l'exception de +Loiseau, qui la guettait d'un air emoustille. + +Mais bientot la conversation reprit entre les trois dames, que la +presence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. +Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs +dignites d'epouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour +legal le prend toujours de haut avec son libre confrere. + +Les trois hommes aussi, rapproches par un instinct de conservateurs a +l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dedaigneux pour +les pauvres. Le comte Hubert disait les degats que lui avaient fait +subir les Prussiens, les pertes qui resulteraient du betail vole et +des recoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix +fois millionnaire que ces ravages generaient a peine une annee. M. +Carre-Lamadon, fort eprouve dans l'industrie cotonniere, avait eu soin +d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif +qu'il se menageait a toute occasion. Quant a Loiseau, il s'etait arrange +pour vendre a l'Intendance francaise tous les vins communs qui lui +restaient en cave, de sorte que l'Etat lui devait une somme formidable +qu'il comptait bien toucher au Havre. + +Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien +que de conditions differentes, ils se sentaient freres par l'argent, de +la grande franc-maconnerie de ceux qui possedent, qui font sonner de +l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte. + +La voiture allait si lentement qu'a dix heures du matin on n'avait pas +fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des +cotes a pied. On commencait a s'inquieter, car on devait dejeuner a +Totes et l'on desesperait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun +guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence +sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la +degager. + +L'appetit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun +marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage +des troupes francaises affamees ayant effraye toutes les industries. + +Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du +chemin, mais ils n'y trouverent pas meme de pain, car le paysan defiant +cachait ses reserves dans la crainte d'etre pille par les soldats qui, +n'ayant rien a se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils +decouvraient. + +Vers une heure de l'apres-midi, Loiseau annonca que decidement il se +sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui +depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, +avait tue les conversations. + +De temps en temps, quelqu'un baillait; un autre presque aussitot +l'imitait; et chacun, a tour de role, suivant son caractere, son +savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou +modestement en portant vite sa main devant le trou beant d'ou sortait +une vapeur. + +Boule de Suif, a plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait +quelque chose sous ses jupons. Elle hesitait une seconde, regardait ses +voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures etaient pales et +crispees. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. +Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle +souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspille, et ne +comprenait meme pas les plaisanteries sur ce sujet. "Le fait est que je +ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songe a apporter +des provisions?"--Chacun se faisait le meme reproche. + +Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on +refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il +rendit la gourde, il remercia: "C'est bon tout de meme, ca rechauffe, et +ca trompe l'appetit."--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de +faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras +des voyageurs. Cette allusion indirecte a Boule de Suif choqua les gens +bien eleves. On ne repondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux +bonnes soeurs avaient cesse de marmotter leur rosaire, et, les mains +enfoncees dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, +baissant obstinement les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance +qu'il leur envoyait. + +Enfin, a trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine +interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant +vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une +serviette blanche. + +Elle en sortit d'abord une petite assiette de faience, une fine timbale +en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, +tout decoupes, avaient confi sous leur gelee; et l'on apercevait encore +dans le panier d'autres bonnes choses enveloppees, des pates, des +fruits, des friandises, les provisions preparees pour un voyage de +trois jours, afin de ne point toucher a la cuisine des auberges. Quatre +goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle +prit une aile de poulet et, delicatement, se mit a la manger avec un de +ces petits pains qu'on appelle "Regence" en Normandie. + +Tous les regards etaient tendus vers elle. Puis l'odeur se repandit, +elargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante +avec une contraction douloureuse de la machoire sous les oreilles. Le +mepris des dames pour cette fille devenait feroce, comme une envie de +la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa +timbale, son panier et ses provisions. + +Mais Loiseau devorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: "A la bonne +heure, madame a eu plus de precaution que nous. Il y a des personnes qui +savent toujours penser a tout." Elle leva la tete vers lui: "Si vous en +desirez, monsieur? C'est dur de jeuner depuis le matin." Il salua: "Ma +foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme +a la guerre, n'est-ce pas, madame?" Et, jetant un regard circulaire, il +ajouta: "Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver +des gens qui vous obligent."--Il avait un journal qu'il etendit pour ne +point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours loge +dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelee, la depeca des +dents, puis la macha avec une satisfaction si evidente qu'il y eut dans +la voiture un grand soupir de detresse. + +Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes +soeurs de partager sa collation. Elles accepterent toutes les deux +instantanement, et, sans lever les yeux, se mirent a manger tres vite +apres avoir balbutie des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus +les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte +de table en developpant des journaux sur les genoux. + +Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, +mastiquaient, engloutissaient ferocement. Loiseau, dans son coin, +travaillait dur, et, a voix basse, il engageait sa femme a l'imiter. +Elle resista longtemps, puis, apres une crispation qui lui parcourut les +entrailles, elle ceda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda +a leur "charmante compagne" si elle lui permettait d'offrir un petit +morceau a Mme Loiseau. Elle dit: "Mais oui, certainement, monsieur," +avec un sourire aimable, et tendit la terrine. + +Un embarras se produisit lorsqu'on eut debouche la premiere bouteille +de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa apres l'avoir +essuyee. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses levres a la +place humide encore des levres de sa voisine. + +Alors, entoures de gens qui mangeaient, suffoques par les emanations des +nourritures, le comte et la comtesse de Breville, ainsi que M. et Mme +Carre-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a garde le nom de +Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir +qui fit retourner les tetes; elle etait aussi blanche que la neige +du dehors; ses yeux se fermerent, son front tomba: elle avait perdu +connaissance. Son mari, affole, implorait le secours de tout le monde. +Chacun perdait l'esprit, quand la plus agee des bonnes soeurs, soutenant +la tete de la malade, glissa entre ses levres la timbale de Boule de +Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, +ouvrit les yeux, sourit et declara d'une voix mourante qu'elle se +sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelat plus, +la religieuse la contraignit a boire un plein verre de bordeaux, et +elle ajouta:--"C'est la faim, pas autre chose." Alors Boule de Suif, +rougissante et embarrassee, balbutia en regardant les quatre voyageurs +restes a jeun: "Mon Dieu, si j'osais offrir a ces messieurs et a ces +dames ..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole: +"Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frere et doit +s'aider. Allons, mesdames, pas de ceremonie, acceptez, que diable! +Savons-nous si nous trouverons seulement une maison ou passer la nuit? +Du train dont nous allons nous ne serons pas a Totes avant demain +midi."--On hesitait, personne n'osant assumer la responsabilite du +"oui". + +Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille +intimidee, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: "Nous +acceptons avec reconnaissance, madame." + +Le premier pas seul coutait. Une fois le Rubicon passe, on s'en donna +carrement. Le panier fut vide. Il contenait encore un pate de foie +gras, un pate de mauviettes, un morceau de langue fumee, des poires de +Crassane, un pave de Pont-l'Eveque, des petits-fours et une tasse pleine +de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les +femmes, adorant les crudites. + +On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc +on causa, avec reserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on +s'abandonna davantage. Mmes de Breville et Carre-Lamadon, qui avaient un +grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec delicatesse. La comtesse +surtout montra cette condescendance aimable des tres nobles dames +qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme +Loiseau, qui avait une ame de gendarme, resta reveche, parlant peu et +mangeant beaucoup. + +On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits +horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Francais; et tous +ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les +histoires personnelles commencerent bientot, et Boule de Suif raconta, +avec une emotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les +filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait +quitte Rouen: "J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle. +J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir +quelques soldats que m'expatrier je ne sais ou. Mais quand je les ai +vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourne le sang +de colere; et j'ai pleure de honte toute la journee. Oh! si j'etais un +homme, allez! Je les regardais de ma fenetre, ces gros porcs avec leur +casque a pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empecher de leur +jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; +alors j'ai saute a la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles +a etrangler que d'autres! Et je l'aurais termine, celui-la, si l'on ne +m'avait pas tiree par les cheveux. Il a fallu me cacher apres ca. Enfin, +quand j'ai trouve une occasion, je suis partie, et me voici." + +On la felicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses +compagnons qui ne s'etaient pas montres si cranes; et Cornudet, en +l'ecoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apotre; de +meme un pretre entend un devot louer Dieu, car les democrates a longue +barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont +celui de la religion. Il parla a son tour d'un ton doctrinaire, avec +l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour +aux murs, et il finit par un morceau d'eloquence ou il etrillait +magistralement cette "crapule de Badinguet". + +Mais Boule de Suif aussitot se facha, car elle etait bonapartiste. Elle +devenait plus rouge qu'une guigne, et, begayant d'indignation: "J'aurais +bien voulu vous voir a sa place, vous autres. Ca aurait ete du propre, +ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'a +quitter la France si l'on etait gouverne par des polissons comme vous!" +Cornudet, impassible, gardait un sourire dedaigneux et superieur, mais +on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa +et calma, non sans peine, la fille exasperee, en proclamant avec +autorite que toutes les opinions sinceres etaient respectables. +Cependant la comtesse et la manufacturiere, qui avaient dans l'ame la +haine irraisonnee des gens comme il faut pour la Republique, et cette +instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les +gouvernements a panache et despotiques, se sentaient, malgre elles, +attirees vers cette prostituee pleine de dignite, dont les sentiments +ressemblaient si fort aux leurs. + +Le panier etait vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant +qu'il ne fut pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un +peu refroidie neanmoins depuis qu'on avait fini de manger. + +La nuit tombait, l'obscurite peu a peu devint profonde, et le froid, +plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, +malgre sa graisse. Alors Mme de Breville lui proposa sa chaufferette +dont le charbon, depuis le matin, avait ete plusieurs fois renouvele, et +l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds geles. Mmes +Carre-Lamadon et Loiseau donnerent les leurs aux religieuses. + +Le cocher avait allume ses lanternes. Elles eclairaient d'une lueur vive +un nuage de buee au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des +deux cotes de la route, la neige qui semblait se derouler sous le reflet +mobile des lumieres. + +On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout a coup un +mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont +l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme a la grande barbe s'ecarter +vivement comme s'il eut recu quelque bon coup lance sans bruit. + +Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'etait Totes. +On avait marche onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos +laissees en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, +faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hotel du Commerce +on s'arreta. + +La portiere s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les +voyageurs; c'etaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. +Aussitot la voix d'un Allemand cria quelque chose. + +Bien que la diligence fut immobile, personne ne descendait, comme si +l'on se fut attendu a etre massacre a la sortie. Alors le conducteur +apparut, tenant a la main une de ses lanternes qui eclaira subitement +jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de tetes effarees, dont +les bouches etaient ouvertes et les yeux ecarquilles de surprise et +d'epouvante. + +A cote du cocher se tenait, en pleine lumiere, un officier allemand, un +grand jeune homme excessivement mince et blond, serre dans son uniforme +comme une fille en son corset, et portant sur le cote sa casquette plate +et ciree qui le faisait ressembler au chasseur d'un hotel anglais. Sa +moustache demesuree, a longs poils droits, s'amincissant indefiniment +de chaque cote et terminee par un seul fil blond, si mince qu'on n'en +apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, +tirant la joue, imprimait aux levres un pli tombant. + +Il invita en francais d'Alsacien les voyageurs a sortir, disant d'un ton +raide:--"Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?" + +Les deux bonnes soeurs obeirent les premieres avec une docilite de +saintes filles habituees a toutes les soumissions. Le comte et la +comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis +de Loiseau poussant devant lui sa grande moitie. Celui-ci, en mettant +pied a terre, dit a l'officier: "Bonjour monsieur", par un sentiment de +prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens +tout-puissants, le regarda sans repondre. + +Boule de Suif et Cornudet, bien que pres de la portiere, descendirent +les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille +tachait de se dominer et d'etre calme: le democ tourmentait d'une main +tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussatre. Ils voulaient +garder de la dignite, comprenant qu'en ces rencontres-la chacun +represente un peu son pays; et pareillement revoltes par la souplesse +de leurs compagnons, elle, tachait de se montrer plus fiere que ses +voisines, les femmes honnetes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait +l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de resistance +commencee au defoncement des routes. + +On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'etant fait +presenter l'autorisation de depart signee par le general en chef et ou +etaient mentionnes les noms, le signalement et la profession de chaque +voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux +renseignements ecrits. + +Puis il dit brusquement:--"C'est pien", et il disparut. + +Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commande. Une +demi-heure etait necessaire pour l'appreter; et, pendant que deux +servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. +Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte +vitree marquee d'un numero parlant. + +Enfin on allait se mettre a table, quand le patron de l'auberge +parut lui-meme. C'etait un ancien marchand de chevaux, un gros homme +asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des +chants de glaires dans le larynx. Son pere lui avait transmis le nom de +Follenvie. + +Il demanda: + +--Mademoiselle Elisabeth Rousset? + +Boule de Suif tressaillit, se retourna: + +--C'est moi. + +--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immediatement. + +--A moi? + +--Oui, si vous etes bien mademoiselle Elisabeth Rousset. + +Elle se troubla, reflechit une seconde, puis declara carrement: + +--C'est possible, mais je n'irai pas. + +Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause +de cet ordre. Le comte s'approcha: + +--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultes +considerables, non seulement pour vous, mais meme pour tous vos +compagnons. Il ne faut jamais resister aux gens qui sont les plus forts. +Cette demarche assurement ne peut presenter aucun danger; c'est sans +doute pour quelque formalite oubliee. + +Tout le monde se joignit a lui, on la pria, on la pressa, on la +sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les +complications qui pourraient resulter d'un coup de tete. Elle dit enfin: + +--C'est pour vous que je le fais, bien sur! + +La comtesse lui prit la main: + +--Et nous vous remercions. + +Elle sortit. On l'attendit pour se mettre a table. + +Chacun se desolait de n'avoir pas ete demande a la place de cette fille +violente et irascible, et preparait mentalement des platitudes pour le +cas ou on l'appellerait a son tour. + +Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge a +suffoquer, exasperee. Elle balbutiait: "Oh! la canaille! la canaille!" + +Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le +comte insistait, elle repondit avec une grande dignite: "Non, cela ne +vous regarde pas, je ne peux pas parler." + +Alors on s'assit autour d'une haute soupiere d'ou sortait un parfum de +choux. Malgre cette alerte, le souper fut gai. Le cidre etait bon, le +menage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par economie. Les autres +demanderent du vin; Cornudet reclama de la biere. Il avait une facon +particuliere de deboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de +le considerer en penchant le verre, qu'il elevait ensuite entre la lampe +et son oeil pour bien apprecier la couleur. Quand il buvait, sa grande +barbe, qui avait garde la nuance de son breuvage aime, semblait +tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre +de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour +laquelle il etait ne. On eut dit qu'il etablissait en son esprit un +rapprochement et comme une affinite entre les deux grandes passions qui +occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Revolution; et assurement il +ne pouvait deguster l'un sans songer a l'autre. + +M. et Mme Follenvie dinaient tout au bout de la table. L'homme, ralant +comme une locomotive crevee, avait trop de tirage dans la poitrine pour +pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle +raconta toutes ses impressions a l'arrivee des Prussiens, ce qu'ils +faisaient, ce qu'ils disaient, les execrant, d'abord, parce qu'ils lui +coutaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils a +l'armee. Elle s'adressait surtout a la comtesse, flattee de causer avec +une dame de qualite. + +Puis elle baissait la voix pour dire des choses delicates, et son mari, +de temps en temps, l'interrompait: + +--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait +aucun compte, et continuait: + +--Oui, madame, ces gens-la ca ne fait que manger des pommes de terre et +du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas +croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le +respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant +des heures et des jours; ils sont la tous dans un champ:--et marche en +avant, et marche en arriere, et tourne par-ci, et tourne par-la.--S'ils +cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans +leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ca n'est profitable a +personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre +rien qu'a massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans education, +c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le temperament a +pietiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font +tant de decouvertes pour etre utiles, faut il que d'autres se donnent +tant de mal pour etre nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination +de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien +Polonais, ou bien Francais?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a +fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine +nos garcons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on +donne des decorations a celui qui en detruit le plus?--Non, voyez-vous, +je ne comprendrai jamais ca! + +Cornudet eleva la voix: + +--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est +un devoir sacre quand on defend la patrie. + +La vieille femme baissa la tete: + +--Oui, quand on se defend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait +pas plutot tuer tous les rois qui font ca pour leur plaisir? + +L'oeil de Cornudet s'enflamma: + +--Bravo, citoyenne! dit-il. + +M. Carre-Lamadon reflechissait profondement. Bien qu'il fut fanatique +des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait +songer a l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras +inoccupes et par consequent ruineux, tant de forces qu'on entretient +improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il +faudra des siecles pour achever. + +Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. +Le gros homme riait, toussait, crachait; son enorme ventre sautillait de +joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes +de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis. + +Le souper a peine acheve, comme on etait brise de fatigue, on se coucha. + +Cependant Loiseau, qui avait observe les choses, fit mettre au lit son +epouse, puis colla tantot son oreille et tantot son oeil au trou de la +serrure, pour tacher de decouvrir ce qu'il appelait: "les mysteres du +corridor". Au bout d'une heure environ, il entendit un frolement, +regarda bien vite, et apercut Boule de Suif qui paraissait plus replete +encore sous un peignoir de cachemire bleu, brode de dentelles blanches. +Elle tenait un bougeoir a la main et se dirigeait vers le gros numero +tout au fond du couloir. Mais une porte, a cote, s'entr'ouvrit, et, +quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, +la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arreterent. Boule de Suif +semblait defendre l'entree de sa chambre avec energie. Loiseau, +malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, a la fin, comme ils +elevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait +avec vivacite. Il disait: + +--Voyons, vous etes bete, qu'est-ce que ca vous fait? + +Elle avait l'air indigne et repondit: + +--Non, mon cher, il y a des moments ou ces choses-la ne se font pas; et +puis, ici, ce serait une honte. + +Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle +s'emporta, elevant encore le ton: + +--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens +dans la maison, dans la chambre a cote, peut-etre? + +Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point +caresser pres de l'ennemi, dut reveiller en son coeur sa dignite +defaillante, car, apres l'avoir seulement embrassee, il regagna sa porte +a pas de loup. + +Loiseau, tres allume, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa +chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure +carcasse de sa compagne qu'il reveilla d'un baiser en murmurant: +"M'aimes-tu, cherie?" + +Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientot s'eleva quelque +part, dans une direction indeterminee qui pouvait etre la cave aussi +bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, regulier, un +bruit sourd et prolonge, avec des tremblements de chaudiere sous +pression. M. Follenvie dormait. + +Comme on avait decide qu'on partirait a huit heures le lendemain, tout +le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bache avait +un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans +chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les +ecuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se +resolurent a battre le pays et ils sortirent. Ils se trouverent sur la +place, avec l'eglise au fond, et, des deux cotes, des maisons basses +ou l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent +epluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique +du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui +pleurait et le bercait sur ses genoux pour tacher de l'apaiser; et les +grosses paysannes dont les hommes etaient a "l'armee de la guerre", +indiquaient par signes a leurs vainqueurs obeissants le travail qu'il +fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le cafe; +un d'eux meme lavait le linge de son hotesse, une aieule tout impotente. + +Le comte, etonne, interrogea le bedeau qui sortait du presbytere. Le +vieux rat d'eglise lui repondit: "Oh! ceux-la ne sont pas mechants; +c'est pas des Prussiens a ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne +sais pas bien d'ou; et ils ont tous laisse une femme et des enfants au +pays; ca ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sur qu'on pleure +bien aussi la-bas apres les hommes; et ca fournira une fameuse misere +chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour +le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme +s'ils etaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres +gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre." + +Cornudet, indigne de l'entente cordiale etablie entre les vainqueurs et +les vaincus, se retira, preferant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut +un mot pour rire: "Ils repeuplent." M. Carre-Lamadon eut un mot grave: +"Ils reparent." Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le +decouvrit dans le cafe du village, attable fraternellement avec +l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella: + +--Ne vous avait-on pas donne l'ordre d'atteler pour huit heures? + +--Ah! bien oui, mais on m'en a donne un autre depuis. + +--Lequel? + +--De ne pas atteler du tout. + +--Qui vous a donne cet ordre? + +--Ma foi! le commandant prussien. + +--Pourquoi? + +--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me defend d'atteler, moi je +n'attelle pas.--Voila. + +--C'est lui-meme qui vous a dit cela? + +--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donne l'ordre de sa part. + +--Quand ca? + +--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrerent fort +inquiets. + +On demanda M. Follenvie, mais la servante repondit que Monsieur, a cause +de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait meme +formellement defendu de le reveiller plus tot, excepte en cas +d'incendie. + +On voulut voir l'officier, mais cela etait impossible absolument, bien +qu'il logeat dans l'auberge, M. Follenvie seul etait autorise a lui +parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes +remonterent dans leurs chambres, et des futilites les occuperent. + +Cornudet s'installa sous la haute cheminee de la cuisine ou flambait un +grand feu. Il se fit apporter la une des petites tables du cafe, une +canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les democrates d'une +consideration presque egale a la sienne, comme si elle avait servi +la patrie en servant a Cornudet. C'etait une superbe pipe en ecume +admirablement culottee, aussi noire que les dents de son maitre, mais +parfumee, recourbee, luisante, familiere a sa main, et completant sa +physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantot fixes sur la flamme +du foyer, tantot sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois +qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres +dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangee +d'ecume. + +Loiseau, sous pretexte de se degourdir les jambes, alla placer du vin +aux debitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent a causer +politique. Ils prevoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux +d'Orleans, l'autre a un sauveur inconnu, un heros qui se revelerait +quand tout serait desespere: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-etre? +ou un autre Napoleon Ier? Ah! si le prince imperial n'etait pas si +jeune! Cornudet, les ecoutant, souriait en homme qui sait le mot des +destinees. Sa pipe embaumait la cuisine. + +Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien +vite; mais il ne put que repeter deux ou trois fois, sans une variante, +ces paroles: L'officier m'a dit comme ca: "Monsieur Follenvie, vous +defendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux +pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ca suffit." + +Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte ou M. +Carre-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit +repondre qu'il admettrait ces deux hommes a lui parler quand il aurait +dejeune, c'est-a-dire vers une heure. + +Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgre l'inquietude. +Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublee. + +On achevait le cafe quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs. + +Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entrainer +Cornudet pour donner plus de solennite a leur demarche, il declara +fierement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les +Allemands; et il se remit dans sa cheminee, demandant une autre canette. +Les trois hommes monterent et furent introduits dans la plus belle +chambre de l'auberge ou l'officier les recut, etendu dans un fauteuil, +les pieds sur la cheminee, fumant une longue pipe de porcelaine, et +enveloppe par une robe de chambre flamboyante, derobee sans doute dans +la demeure abandonnee de quelques bourgeois de mauvais gout. Il ne +se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il presentait +un magnifique echantillon de la goujaterie naturelle au militaire +victorieux. + +Au bout de quelques instants il dit enfin: + +--Qu'est-ce que fous foulez? + +Le comte prit la parole: + +--Nous desirons partir, Monsieur. + +--Non. + +--Oserai-je vous demander la cause de ce refus? + +--Parce que che ne feux pas. + +--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre general +en chef nous a delivre une permission de depart pour gagner Dieppe; et +je ne pense pas que nous ayons rien fait pour meriter vos rigueurs. + +--Che ne feux pas ... foila tout ... Fous poufez tescentre. + +S'etant inclines tous les trois, ils se retirerent. + +L'apres-midi fut lamentable. On ne comprenait rien a ce caprice +d'Allemand; et les idees les plus singulieres troublaient les tetes. +Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, +imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-etre les garder +comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou, +plutot, leur demander une rancon considerable? A cette pensee, une +panique les affola. Les plus riches etaient les plus epouvantes, se +voyant deja contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs +pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient +la cervelle pour decouvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs +richesses, se faire passer pour pauvres, tres pauvres. Loiseau enleva sa +chaine de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta +les apprehensions. La lampe fut allumee, et comme on avait encore deux +heures avant le diner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. +Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-meme, ayant eteint +sa pipe par politesse, y prit part. + +Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un +d'emblee; et bientot l'interet de la partie apaisa la crainte qui +hantait les esprits. Mais Cornudet s'apercut que le menage Loiseau +s'entendait pour tricher. + +Comme on allait se mettre a table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix +graillonnante, il prononca: "L'officier prussien fait demander a Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore change d'avis." + +Boule de Suif resta debout, toute pale; puis, devenant subitement +cramoisie, elle eut un tel etouffement de colere qu'elle ne pouvait +plus parler. Enfin elle eclata: "Vous lui direz a cette crapule, a ce +saligaud, a cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous +entendez bien, jamais, jamais, jamais." + +Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entouree, interrogee, +sollicitee par tout le monde de devoiler le mystere de sa visite. Elle +resista d'abord; mais l'exasperation domina bientot: "Ce qu'il veut?... +ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!" cria-t-elle. Personne ne se +choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en +la reposant violemment sur la table. C'etait une clameur de reprobation +contre ce soudard ignoble, un souffle de colere, une union de tous +pour la resistance, comme si l'on eut demande a chacun une partie du +sacrifice exige d'elle. Le comte declara avec degout que ces gens-la +se conduisaient a la facon des anciens barbares. Les femmes surtout +temoignerent a Boule de Suif une commiseration energique et caressante. +Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baisse la +tete et ne disaient rien. + +On dina neanmoins lorsque la premiere fureur fut apaisee; mais on parla +peu: on songeait. + +Les dames se retirerent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant, +organiserent un ecarte auquel fut convie M. Follenvie qu'on avait +l'intention d'interroger habilement sur les moyens a employer pour +vaincre la resistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'a ses +cartes, sans rien ecouter, sans rien repondre; et il repetait sans +cesse: "Au jeu, messieurs, au jeu." Son attention etait si tendue qu'il +en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue +dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de +l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements +aigus des jeunes coqs essayant de chanter. + +Il refusa meme de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint +le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle etait "du matin", +toujours levee avec le soleil, tandis que son homme etait "du soir", +toujours pret a passer la nuit avec des amis. Il lui cria: "Tu placeras +mon lait de poule devant le feu," et se remit a sa partie. Quand on vit +bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on declara qu'il etait temps de s'en +aller, et chacun gagna son lit. + +On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir +indetermine, un desir plus grand de s'en aller, une terreur du jour a +passer dans cette horrible petite auberge. + +Helas! les chevaux restaient a l'ecurie, le cocher demeurait invisible. +On alla, par desoeuvrement, tourner autour de la voiture. + +Le dejeuner fut bien triste; et il s'etait produit comme un +refroidissement vis-a-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte +conseil, avait un peu modifie les jugements. On en voulait presque a +cette fille, maintenant, de n'avoir pas ete trouver secretement +le Prussien, afin de menager, au reveil, une bonne surprise a ses +compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eut su, d'ailleurs? Elle aurait +pu sauver les apparences en faisant dire a l'officier qu'elle prenait en +pitie leur detresse. Pour elle, ca avait si peu d'importance! + +Mais personne n'avouait encore ces pensees. + +Dans l'apres-midi, comme on s'ennuyait a perir, le comte proposa de +faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec +soin et la petite societe partit, a l'exception de Cornudet, qui +preferait rester pres du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs +journees dans l'eglise ou chez le cure. + +Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et +les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas etait +une souffrance; et lorsque la campagne se decouvrit, elle leur apparut +si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitee que tout le +monde aussitot retourna, l'ame glacee et le coeur serre. + +Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu +derriere. + +Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout a coup si cette +"garce-la" allait les faire rester longtemps encore dans un pareil +endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une +femme un sacrifice aussi penible, et qu'il devait venir d'elle-meme. M. +Carre-Lamadon remarqua que si les Francais faisaient, comme il en etait +question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir +lieu qu'a Totes. Cette reflexion rendit les deux autres soucieux.--"Si +l'on se sauvait a pied,"--dit Loiseau. Le comte haussa les epaules:-- +"Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous +serions tout de suite poursuivis, rattrapes en dix minutes, et ramenes +prisonniers a la merci des soldats."--C'etait vrai; on se tut. + +Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les +desunir. + +Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui +fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guepe en uniforme, +et marchait, les genoux ecartes, de ce mouvement particulier +aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes +soigneusement cirees. + +Il s'inclina en passant pres des dames, et regarda dedaigneusement les +hommes qui eurent, du reste, la dignite de ne point se decouvrir, bien +que Loiseau ebauchat un geste pour retirer sa coiffure. + +Boule de Suif etait devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois +femmes mariees ressentaient une grande humiliation d'etre ainsi +rencontrees par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait +si cavalierement traitee. + +Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carre-Lamadon, +qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, +trouvait celui-la pas mal du tout; elle regrettait meme qu'il ne fut pas +Francais, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes +assurement raffoleraient. + +Une fois rentres, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent +meme echangees a propos de choses insignifiantes. Le diner, silencieux, +dura peu, et chacun monta se coucher, esperant dormir pour tuer le +temps. + +On descendit le lendemain avec des visages fatigues et des coeurs +exasperes. Les femmes parlaient a peine a Boule de Suif. + +Une cloche tinta. C'etait pour un bapteme. La grosse fille avait un +enfant eleve chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois +l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensee de celui qu'on allait +baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le +sien, et elle voulut absolument assister a la ceremonie. + +Aussitot qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha +les chaises, car on sentait bien qu'a la fin il fallait decider quelque +chose. Loiseau eut une inspiration: il etait d'avis de proposer a +l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir +les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il +redescendit presque aussitot. L'Allemand, qui connaissait la nature +humaine, l'avait mis a la porte. Il pretendait retenir tout le monde +tant que son desir ne serait pas satisfait. + +Alors le temperament populacier de Mme Loiseau eclata:--"Nous n'allons +pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son metier, a cette +gueuse, de faire ca avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le +droit de refuser l'un plutot que l'autre. Je vous demande un peu, ca a +pris tout ce qu'elle a trouve dans Rouen, meme des cochers! oui, madame, +le cocher de la prefecture! Je le sais bien, moi, il achete son vin a la +maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait +la mijauree, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit tres +bien, cet officier. Il est peut-etre prive depuis longtemps; et nous +etions la trois qu'il aurait sans doute preferees. Mais non, il se +contente de celle a tout le monde. Il respecte les femmes mariees. +Songez donc, il est le maitre. Il n'avait qu'a dire: "Je veux", et il +pouvait nous prendre de force avec ses soldats." + +Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme +Carre-Lamadon brillaient, et elle etait un peu pale, comme si elle se +sentait deja prise de force par l'officier. + +Les hommes, qui discutaient a l'ecart, se rapprocherent. Loiseau, +furibond, voulait livrer "cette miserable" pieds et poings lies, a +l'ennemi. Mais le comte, issu de trois generations d'ambassadeurs, et +doue d'un physique de diplomate, etait partisan de l'habilete: "Il +faudrait la decider",--dit-il. + +Alors on conspira. + +Les femmes se serrerent, le ton de la voix fut baisse, et la discussion +devint generale, chacun donnant son avis. C'etait fort convenable du +reste. Ces dames surtout trouvaient des delicatesses de tournures, +des subtilites d'expression charmantes, pour dire les choses les plus +scabreuses. Un etranger n'aurait rien compris, tant les precautions du +langage etaient observees. Mais la legere tranche de pudeur dont +est bardee toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles +s'epanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement +au fond, se sentant dans leur element, tripotant de l'amour avec la +sensualite d'un cuisinier gourmand qui prepare le souper d'un autre. + +La gaiete revenait d'elle-meme, tant l'histoire leur semblait drole a +la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquees, mais si bien +dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lacha quelques +grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensee +brutalement exprimee par sa femme dominait tous les esprits: "Puisque +c'est son metier a cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-la plus +qu'un autre?" La gentille Mme Carre-Lamadon semblait meme penser qu'a sa +place elle refuserait celui-la moins qu'un autre. + +On prepara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. +Chacun convint du role qu'il jouerait, des arguments dont il +s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait executer. On regla le plan +des attaques, les ruses a employer, et les surprises de l'assaut, pour +forcer cette citadelle vivante a recevoir l'ennemi dans la place. + +Cornudet cependant restait a l'ecart, completement etranger a cette +affaire. + +Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point +rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un leger: "Chut!" qui +fit relever tous les yeux. Elle etait la. On se tut brusquement et +un certain embarras empecha d'abord de lui parler. La comtesse, plus +assouplie que les autres aux duplicites des salons, l'interrogea: +"Etait-ce amusant, ce bapteme?" + +La grosse fille, encore emue, raconta tout, et les figures, et les +attitudes, et l'aspect meme de l'eglise. Elle ajouta: "C'est si bon de +prier quelquefois." + +Cependant, jusqu'au dejeuner, ces dames se contenterent d'etre aimables +avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilite a leurs conseils. + +Aussitot a table, on commenca les approches. Ce fut d'abord une +conversation vague sur le devouement. On cita des exemples anciens: +Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrece avec Sextus, +Cleopatre faisant passer par sa couche tous les generaux ennemis, et +les reduisant a des servilites d'esclave. Alors se deroula une histoire +fantaisiste, eclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, +ou les citoyennes de Rome allaient endormir a Capoue Annibal entre leurs +bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. +On cita toutes les femmes qui ont arrete des conquerants, fait de leur +corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont +vaincu par leurs caresses heroiques des etres hideux ou detestes, et +sacrifie leur chastete a la vengeance et au devouement. + +On parla meme en termes voiles de cette Anglaise de grande famille qui +s'etait laisse inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la +transmettre a Bonaparte sauve miraculeusement, par une faiblesse subite, +a l'heure du rendez-vous fatal. + +Et tout cela s'etait raconte d'une facon convenable et moderee, ou +parfois eclatait un enthousiasme voulu propre a exciter l'emulation. + +On aurait pu croire, a la fin, que le seul role de la femme, ici-bas, +etait un perpetuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux +caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point +entendre, perdues en des pensees profondes, Boule de Suif ne disait +rien. + +Pendant tout l'apres-midi, on la laissa reflechir. Mais, au lieu +de l'appeler "madame" comme on avait fait jusque-la, on lui disait +simplement "mademoiselle", sans que personne sut bien pourquoi, comme +si l'on avait voulu la faire descendre d'un degre dans l'estime qu'elle +avait escaladee, lui faire sentir sa situation honteuse. + +Au moment ou l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, repetant sa +phrase de la veille: "L'officier prussien fait demander a Mlle Elisabeth +Rousset si elle n'a point encore change d'avis." + +Boule de Suif repondit sechement: "Non, monsieur." Mais au diner la +coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se +battait les flancs pour decouvrir des exemples nouveaux et ne trouvait +rien, quand la comtesse, sans premeditation peut-etre, eprouvant un +vague besoin de rendre hommage a la Religion, interrogea la plus agee +des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, +beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes a nos yeux; +mais l'Eglise absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis +pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'etait un argument +puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes +tacites, de ces complaisances voilees, ou excelle quiconque porte un +habit ecclesiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence +heureuse, d'une secourable betise, la vieille religieuse apporta a la +conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra +hardie, verbeuse, violente. Celle-la n'etait pas troublee par les +tatonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer; +sa foi n'hesitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules. + +Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait +immediatement tue pere et mere sur un ordre venu d'En Haut; et rien, +a son avis, ne pouvait deplaire au Seigneur quand l'intention etait +louable. La comtesse, mettant a profit l'autorite sacree de sa complice +inattendue, lui fit faire comme une paraphrase edifiante de cet axiome +de morale: "La fin justifie les moyens." + +Elle l'interrogeait. + +--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et +pardonne le fait quand le motif est pur? + +--Qui pourrait en douter, madame? Une action blamable en soi devient +souvent meritoire par la pensee qui l'inspire. + +Et elles continuaient ainsi, demelant les volontes de Dieu, prevoyant +ses decisions, le faisant s'interesser a des choses qui, vraiment, ne le +regardaient guere. + +Tout cela etait enveloppe, habile, discret. Mais chaque parole de la +sainte fille en cornette faisait breche dans la resistance indignee de +la courtisane. Puis, la conversation se detournant un peu, la femme aux +chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa superieure, +d'elle-meme, et de sa mignonne voisine, la chere soeur Saint-Nicephore. +On les avait demandees au Havre pour soigner dans les hopitaux des +centaines de soldats atteints de la petite verole. Elle les depeignit, +ces miserables, detailla leur maladie. Et tandis qu'elles etaient +arretees en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de +Francais pouvaient mourir qu'elles auraient sauves peut-etre! C'etait sa +specialite, a elle, de soigner les militaires; elle avait ete en Crimee, +en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se revela tout +a coup une de ces religieuses a tambours et a trompettes qui semblent +faites pour suivre les camps, ramasser des blesses dans des remous des +batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards +indisciplines; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure +ravagee, crevee de trous sans nombre, paraissait une image des +devastations de la guerre. + +Personne ne dit rien apres elle, tant l'effet semblait excellent. + +Aussitot le repas termine, on remonta bien vite dans les chambres pour +ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinee. + +Le dejeuner fut tranquille. On donnait a la graine semee la veille le +temps de germer et de pousser ses fruits. + +La comtesse proposa de faire une promenade dans l'apres-midi; alors le +comte, comme il etait convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura +derriere les autres, avec elle. + +Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dedaigneux, que les +hommes poses emploient avec les filles, l'appelant: "ma chere enfant", +la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilite +indiscutee. Il penetra tout de suite au vif de la question: + +--Donc, vous preferez nous laisser ici, exposes comme vous-meme a toutes +les violences qui suivraient un echec des troupes prussiennes, plutot +que de consentir a une de ces complaisances que vous avez eues si +souvent en votre vie? + +Boule de Suif ne repondit rien. + +Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il +sut rester "monsieur le comte", tout en se montrant galant quand il le +fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle +leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant +gaiement: "Et tu sais, ma chere, il pourrait se vanter d'avoir goute +d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays." + +Boule de Suif ne repondit pas et rejoignit la societe. Aussitot rentree, +elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquietude etait extreme. +Qu'allait-elle faire? Si elle resistait, quel embarras! + +L'heure du diner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant +alors, annonca que Mlle Rousset se sentait indisposee, et qu'on pouvait +se mettre a table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha +de l'aubergiste, et, tout bas: "Ca y est?--Oui." Par convenance, il ne +dit rien a ses compagnons, mais il leur fit seulement un leger signe de +la tete. Aussitot un grand soupir de soulagement sortit de toutes +les poitrines, une allegresse parut sur les visages. Loiseau cria: +"Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans +l'etablissement"; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron +revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun etait devenu subitement +communicatif et bruyant; une joie egrillarde emplissait les coeurs. +Le comte parut s'apercevoir que Mme Carre-Lamadon etait charmante, le +manufacturier fit des compliments a la comtesse. La conversation fut +vive, enjouee, pleine de traits. + +Tout a coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla: +"Silence!" Tout le monde se tut, surpris, presque effraye deja. Alors il +tendit l'oreille en faisant "Chut!" des deux mains, leva les yeux +vers le plafond, ecouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: +"Rassurez-vous, tout va bien." + +On hesitait a comprendre, mais bientot un sourire passa. + +Au bout d'un quart d'heure il recommenca la meme farce, la renouvela +souvent dans la soiree; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un a +l'etage au-dessus, en lui donnant des conseils a double sens puises dans +son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour +soupirer: "Pauvre fille;" ou bien il murmurait entre ses dents d'un air +rageur: "Gueux de Prussien, va!" Quelquefois, au moment ou l'on n'y +songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:"Assez! +assez!" et ajoutait, comme se parlant a lui-meme: "Pourvu que nous la +revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le miserable!" + +Bien que ces plaisanteries fussent d'un gout deplorable, elles amusaient +et ne blessaient personne, car l'indignation depend des milieux comme le +reste, et l'atmosphere qui s'etait peu a peu creee autour d'eux etait +chargee de pensees grivoises. + +Au dessert, les femmes elles-memes firent des allusions spirituelles et +discretes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui +conservait, meme en ses ecarts, sa grande apparence de gravite, trouva +une comparaison fort goutee sur la fin des hivernages au pole et la joie +des naufrages qui voient s'ouvrir une route vers le sud. + +Loiseau, lance, se leva, un verre de Champagne a la main: "Je bois a +notre delivrance!" Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux +bonnes soeurs, elles-memes, sollicitees par ces dames, consentirent a +tremper leurs levres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais +goute. Elles declarerent que cela ressemblait a la limonade gazeuse, +mais que c'etait plus fin cependant. + +Loiseau resuma la situation. + +--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer +un quadrille. + +Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait meme +plonge dans des pensees tres graves, et tirait parfois, d'un geste +furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, +vers minuit, comme on allait se separer, Loiseau, qui titubait, lui +tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: "Vous n'etes pas +farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?" Mais Cornudet releva +brusquement la tete, et, parcourant la societe d'un regard luisant et +terrible: "Je vous dis a tous que vous venez de faire une infamie!" +Il se leva, gagna la porte, repeta encore une fois: "Une infamie!" et +disparut. + +Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloque, restait bete; mais il +reprit son aplomb, puis, tout a coup, se tordit en repetant: "Ils sont +trop verts, mon vieux, ils sont trop verts." Comme on ne comprenait pas, +il raconta les "mysteres du corridor". Alors il y eut une reprise de +gaiete formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et +M. Carre-Lamadon pleuraient a force de rire. Ils ne pouvaient croire. + +--Comment! vous etes sur? Il voulait.... + +--Je vous dis que je l'ai vu. + +--Et, elle a refuse.... + +--Parce que le Prussien etait dans la chambre a cote. + +--Pas possible? + +--Je vous le jure. + +Le comte etouffait. L'industriel se comprimait le ventre a deux mains. +Loiseau continuait: + +--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drole, mais pas du +tout. + +Et tous les trois repartaient, malades, essouffles. + +On se separa la-dessus. Mais Mme Loiseau, qui etait de la nature des +orties, fit remarquer a son mari, au moment ou ils se couchaient, que +"cette chipie" de petite Carre-Lamadon avait ri jaune toute la soiree: +"Tu sais, les femmes, quand ca en tient pour l'uniforme, qu'il soit +Francais ou bien Prussien, ca leur est, ma foi, bien egal. Si ce n'est +pas une pitie, Seigneur Dieu!" + +Et toute la nuit, dans l'obscurite du corridor coururent comme des +fremissements, des bruits legers, a peine sensibles, pareils a des +souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. +Et l'on ne dormit que tres tard, assurement, car des filets de lumiere +glisserent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-la; +il trouble, dit-on, le sommeil. + +Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige eblouissante. La +diligence, attelee enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armee +de pigeons blancs, rengorges dans leurs plumes epaisses, avec un oeil +rose, tache, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre +les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin +fumant qu'ils eparpillaient. + +Le cocher, enveloppe dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le +siege, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des +provisions pour le reste du voyage. + +On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut. + +Elle semblait un peu troublee, honteuse; et elle s'avanca timidement +vers ses compagnons, qui, tous, d'un meme mouvement, se detournerent +comme s'ils ne l'avaient pas apercue. Le comte prit avec dignite le bras +de sa femme et l'eloigna de ce contact impur. + +La grosse fille s'arreta, stupefaite; alors, ramassant tout son courage, +elle aborda la femme du manufacturier d'un "bonjour, madame" humblement +murmure. L'autre fit de la tete seule un petit salut impertinent qu'elle +accompagna d'un regard de vertu outragee. Tout le monde semblait +affaire, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eut apporte une +infection dans ses jupes. Puis on se precipita vers la voiture ou elle +arriva seule, la derniere, et reprit en silence la place qu'elle avait +occupee pendant la premiere partie de la route. + +On semblait ne pas la voir, ne pas la connaitre; mais Mme Loiseau, +la considerant de loin avec indignation, dit a mi-voix a son mari: +"Heureusement que je ne suis pas a cote d'elle." + +La lourde voiture s'ebranla, et le voyage recommenca. On ne parla point +d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en +meme temps indignee contre tous ses voisins, et humiliee d'avoir cede, +souillee par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait +hypocritement jetee. + +Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carre-Lamadon, rompit bientot ce +penible silence. + +--Vous connaissez, je crois, Mme d'Etrelles? + +--Oui, c'est une de mes amies. + +--Quelle charmante femme! + +--Ravissante! Une vraie nature d'elite, fort instruite d'ailleurs, et +artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante a ravir et dessine dans la +perfection. + +Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des +vitres un mot parfois jaillissait: "Coupon--echeance--prime--a terme." + +Loiseau, qui avait chipe le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraisse +par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyees, attaqua un +besigue avec sa femme. + +Les bonnes soeurs prirent a leur ceinture le long rosaire qui pendait, +firent ensemble le signe de la croix, et tout a coup leurs levres se +mirent a remuer vivement, se hatant de plus en plus, precipitant leur +vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en +temps elle baisaient une medaille, se signaient de nouveau, puis +recommencaient leur marmottement rapide et continu. + +Cornudet songeait, immobile. + +Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: "Il fait +faim", dit-il. + +Alors sa femme atteignit un paquet ficele d'ou elle fit sortir un +morceau de veau froid. Elle le decoupa proprement par tranches minces et +fermes, et tous deux se mirent a manger. + +--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle +deballa les provisions preparees pour les deux menages. C'etait, dans un +de ces vases allonges dont le couvercle porte un lievre en faience, +pour indiquer qu'un lievre en pate git au-dessous, une charcuterie +succulente, ou de blanches rivieres de lard traversaient la chair brune +du gibier, melee a d'autres viandes hachees fin. Un beau carre de +gruyere, apporte dans un journal, gardait imprime: "faits divers" sur sa +pate onctueuse. + +Les deux bonnes soeurs developperent un rond de saucisson qui sentait +l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en meme temps dans les +vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et +de l'autre le crouton d'un pain. Il detacha la coque, la jeta sous ses +pieds dans la paille et se mit a mordre a meme les oeufs, faisant tomber +sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, la +dedans, des etoiles. + +Boule de Suif, dans la hate et l'effarement de son lever, n'avait pu +songer a rien; et elle regardait, exasperee, suffoquant de rage, tous +ces gens qui mangeaient placidement. Une colere tumultueuse la crispa +d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot +d'injures qui lui montait aux levres; mais elle ne pouvait pas parler +tant l'exasperation l'etranglait. + +Personne ne la regardait, ne songeait a elle. Elle se sentait noyee +dans le mepris de ces gredins honnetes qui l'avaient sacrifiee d'abord, +rejetee ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea +a son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulument +devorees, a ses deux poulets luisants de gelee, a ses pates, a ses +poires, a ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant +soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prete a +pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots +comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de +ses paupieres, et bientot deux grosses larmes, se detachant des yeux, +roulerent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides, +coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant +regulierement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait +droite, le regard fixe, la face rigide et pale, esperant qu'on ne la +verrait pas. + +Mais la comtesse s'en apercut et prevint son mari d'un signe. Il haussa +les epaules comme pour dire: "Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute." +Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: "Elle pleure sa +honte." + +Les deux bonnes soeurs s'etaient remises a prier, apres avoir roule dans +un papier le reste de leur saucisson. + +Alors Cornudet, qui digerait ses oeufs, etendit ses longues jambes sous +la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un +homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit a siffloter la +_Marseillaise_. + +Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurement, ne +plaisait point a ses voisins. Ils devinrent nerveux, agaces, et avaient +l'air prets a hurler comme des chiens qui entendent un orgue de +barbarie. Il s'en apercut, ne s'arreta plus. Parfois meme il fredonnait +les paroles: + + Amour sacre de la patrie, + Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, + Liberte, liberte cherie, + Combats avec tes defenseurs! + +On fuyait plus vite, la neige etant plus dure; et jusqu'a Dieppe, +pendant les longues heures mornes du voyage, a travers les cahots du +chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurite profonde de la +voiture, il continua, avec une obstination feroce, son sifflement +vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exasperes a suivre +le chant d'un bout a l'autre, a se rappeler chaque parole qu'ils +appliquaient sur chaque mesure. + +Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle +n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les tenebres. + + + + +L'Epave + + +C'etait hier, 31 decembre. + +Je venais de dejeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique +lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres etrangers. + +Georges me dit: + +--Tu permets? + +--Certainement. + +Et il se mit a lire huit pages d'une grande ecriture anglaise, croisee +dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention +serieuse, avec cet interet qu'on met aux choses qui vous touchent le +coeur. + +Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminee, et il dit: + +"Tiens, en voila une drole d'histoire que je ne t'ai jamais racontee, +une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivee! Oh! ce fut un +singulier jour de l'an, cette annee-la. Il y a de cela vingt ans ... +puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... + +"J'etais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige +aujourd'hui. Je me disposais a passer a Paris la fete du 1er janvier, +puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fete, quand je +recus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immediatement +pour l'ile de Re, ou venait de s'echouer un trois-mats de Saint-Nazaire, +assure par nous. Il etait alors huit heures du matin. J'arrivai a la +Compagnie, a dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir +meme, je prenais l'express, qui me deposait a La Rochelle le lendemain +31 decembre. + +"J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Re, le +_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre +et de grand caractere que La Rochelle, avec ses rues melees comme un +labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des +galeries a arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces +galeries et ces arcades ecrasees, mysterieuses, qui semblent construites +et demeurees comme un decor de conspirateurs, le decor antique et +saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion heroiques et +sauvages. C'est bien la vieille cite huguenote, grave, discrete, sans +art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si +magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie severe, un peu +sournoise aussi, une cite de batailleurs obstines, ou doivent eclore les +fanatismes, la ville ou s'exalta la foi des calvinistes et ou naquit le +complot des quatre sergents. + +"Quand j'eus erre quelque temps par ces rues singulieres, je montai sur +un petit bateau a vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire a l'ile +de Re. Il partit en soufflant, d'un air colere, passa entre les deux +tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue +construite par Richelieu, et dont on voit a fleur d'eau les pierres +enormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua +vers la droite. + +"C'etait un de ces jours tristes qui oppressent, ecrasent la pensee, +compriment le coeur, eteignent en nous toute force et toute energie; un +jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, +froide comme de la gelee, infecte a respirer comme une buee d'egout. + +"Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu +profonde et sablonneuse de ces plages illimitees, restait sans une ride, +sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau +stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par +habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derriere +quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient +bientot. + +"Je me mis a causer avec le capitaine, un petit homme presque sans +pattes, tout rond comme son bateau et balance comme lui. Je voulais +quelques details sur le sinistre que j'allais constater. Un grand +trois-mats carre de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait echoue, par +une nuit d'ouragan, sur les sables de l'ile de Re. + +"La tempete avait jete si loin ce batiment, ecrivait l'armateur, qu'il +avait ete impossible de le renflouer et qu'on avait du enlever au plus +vite tout ce qui pouvait en etre detache. Il me fallait donc constater +la situation de l'epave, apprecier quel devait etre son etat avant le +naufrage, juger si tous les efforts avaient ete tentes pour le remettre +a flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour temoigner ensuite +contradictoirement, si besoin etait, dans le proces. + +"Au recu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il +jugerait necessaires pour sauvegarder nos interets. + +"Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant +ete appele a prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. + +"Il me raconta le sinistre, tres simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_ +pousse par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au +hasard sur une mer d'ecume,--"une mer de soupe au lait", disait le +capitaine,--etait venu s'echouer sur ces immenses bancs de sable qui +changent les cotes de cette region en Saharas illimites, aux heures de +la maree basse. + +"Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre +l'ocean et le ciel pesant restait un espace libre ou l'oeil voyait au +loin. Nous suivions une terre. Je demandai: + +"--C'est l'ile de Re? + +"--Oui, monsieur. + +"Et tout a coup le capitaine, etendant la main droite devant nous, me +montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: + +"--Tenez, voila votre navire! + +"--Le _Marie-Joseph_?... + +"--Mais, oui. + +"--J'etais stupefait. Ce point noir, a peu pres invisible, que j'aurais +pris pour un ecueil, me paraissait place a trois kilometres au moins des +cotes. + +"Je repris: + +"--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau a l'endroit que +vous me designez? + +"Il se mit a rire. + +"--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... + +"C'etait un Bordelais. Il continua: + +"--Nous sommes maree haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en +par la plage, mains dans vos poches, apres le dejeuner de l'hotel du +_Dauphin_, et je vous promets qu'a deux heures cinquante ou trois heures +au plusse vous toucherez l'epave, pied sec, mon ami, et vous aurez une +heure quarante-cinq a deux heures pour rester dessus, pas plusse, par +exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle +revient vite. C'est plat comme une punaise, cette cote! Remettez-vous +en route a quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez a sept +heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous depose ce soir meme sur +le quai de La Rochelle. + +"Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir a l'avant du vapeur, +pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions +rapidement. + +"Elle ressemblait a tous les ports en miniature qui servent de capitales +a toutes les maigres iles semees le long des continents. C'etait un gros +village de pecheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de +poisson et de volailles, de legumes et de coquilles, de radis et de +moules. L'ile est fort basse, peu cultivee, et semble cependant tres +peuplee; mais je ne penetrai pas dans l'interieur. + +"Apres avoir dejeune, je franchis un petit promontoire; puis, comme la +mer baissait rapidement, je m'en allai, a travers les sables, vers une +sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, la-bas, la-bas. + +"J'allais vite sur cette plaine jaune, elastique comme de la chair, +et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout a l'heure, etait la; +maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant a perte de vue, et je ne +distinguais plus la ligne qui separait le sable de l'Ocean. Je croyais +assister a une feerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique etait +devant moi tout a l'heure, puis il avait disparu dans la greve, comme +font les decors dans les trappes, et je marchais a present au milieu +d'un desert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salee demeuraient +en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et +bonne odeur des cotes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je +regardais l'epave echouee, qui grandissait a mesure que j'avancais et +ressemblait a present a une enorme baleine naufragee. + +"Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense etendue plate +et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, apres une +heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevee, brisee, montrant, +comme les cotes d'une bete, ses os rompus, ses os de bois goudronne, +perces de clous enormes. Le sable deja l'avait envahie, entre par toutes +les fentes, et il la tenait, la possedait, ne la lachait plus. Elle +paraissait avoir pris racine en lui. L'avant etait entre profondement +dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arriere, releve, +semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel desespere, ces deux +mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. + +"J'escaladai ce cadavre de navire par le cote le plus bas; puis, parvenu +sur le pont, je penetrai dans l'interieur. Le jour, entre par les +trappes defoncees et par les fissures des flancs, eclairait tristement +ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries demolies. +Il n'y avait plus rien la-dedans que du sable qui servait de sol a ce +souterrain de planches. + +"Je me mis a prendre des notes sur l'etat du batiment. Je m'etais assis +sur un baril vide et brise, et j'ecrivais a la lueur d'une large fente +par ou je pouvais apercevoir l'etendue illimitee de la greve. Un +singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de +moment en moment; et je cessais d'ecrire parfois pour ecouter le bruit +vague et mysterieux de l'epave: bruit des crabes grattant les bordages +de leurs griffes crochues, bruit de mille betes toutes petites de la +mer, installees deja sur ce mort, et aussi le bruit doux et regulier du +taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les +vieilles charpentes, qu'il creuse et devore. + +"Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout pres de moi. Je fis +un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une +seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux +noyes qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas +longtemps pour grimper sur le pont a la force des poignets: et j'apercus +debout, a l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles, +ou plutot un grand Anglais avec trois misses. Assurement, ils eurent +encore plus peur que moi en voyant surgir cet etre rapide sur le +trois-mats abandonne. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux +autres saisirent leur pere a pleins bras; quant a lui, il avait ouvert +la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son emotion. + +"Puis, apres quelques secondes, il parla: + +"--Aoh, mosieu, vos ete la proprietaire de cette batiment? + +"--Oui, monsieur. + +"--Est-ce que je pove la visiter? + +"--Oui, monsieur. + +"Il prononca alors une longue phrase anglaise, ou je distinguai +seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. + +"Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur +et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidames les trois +fillettes, rassurees. Elles etaient charmantes, surtout l'ainee, une +blondine de dix-huit ans, fraiche comme une fleur, et si fine, si +mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits +de la mer. On aurait dit que celle-la venait de sortir du sable et que +ses cheveux en avaient garde la nuance. Elles font penser, avec leur +fraicheur exquise, aux couleurs delicates des coquilles roses et aux +perles nacrees, rares, mysterieuses, ecloses dans les profondeurs +inconnues des oceans. + +"Elle parlait un peu mieux que son pere; et elle nous servit +d'interprete, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres details, +que j'inventai, comme si j'eusse assiste a la catastrophe. Puis, toute +la famille descendit dans l'interieur de l'epave. Des qu'ils eurent +penetre dans cette sombre galerie, a peine eclairee, ils pousserent +des cris d'etonnement et d'admiration; et soudain le pere et les trois +filles tinrent en leurs mains des albums, caches sans doute dans leurs +grands vetements impermeables, et ils commencerent en meme temps quatre +croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. + +"Ils s'etaient assis, cote a cote, sur une poutre en saillie, et les +quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes +noires qui devaient representer le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. + +"Tout en travaillant, l'ainee des fillettes causait avec moi, qui +continuais a inspecter le squelette du navire. + +"J'appris qu'ils passaient l'hiver a Biarritz et qu'ils etaient venus +tout expres a l'ile de Re pour contempler ce trois-mats enlise. Ils +n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'etaient de simples +et braves toques, de ces errants eternels dont l'Angleterre couvre le +monde. Le pere, long, sec, la figure rouge encadree de favoris blancs, +vrai sandwich vivant, une tranche de jambon decoupee en tete humaine +entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits +echassiers en croissance, seches aussi, sauf l'ainee, et gentilles +toutes trois, mais surtout la grande. + +"Elle avait une si drole de maniere de parler, de raconter, de rire, de +comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger, +des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner, +de se remettre au travail et de dire "yes" ou "no", que je serais +demeure un temps indefini a l'ecouter et a la regarder. + +"Tout a coup, elle murmura: + +"--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. + +"Je pretai l'oreille; et je distinguai aussitot un leger bruit, +singulier, continu. Qu'etait-ce? Je me levai pour aller regarder par la +fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle +allait nous entourer! + +"Nous fumes aussitot sur le pont. Il etait trop tard. L'eau nous +cernait, et elle courait vers la cote avec une prodigieuse vitesse. Non, +cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une +tache demesuree. A peine quelques centimetres d'eau couvraient le sable; +mais mais on ne voyait plus deja la ligne fuyante de l'imperceptible +flot. + +"L'Anglais voulut s'elancer; je le retins; la fuite etait impossible, a +cause des mares profondes que nous avions du contourner en venant, et ou +nous tomberions au retour. + +"Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la +petite Anglaise se mit a sourire et murmura: + +"--Ce ete nous les naufrages! + +"Je voulus rire; mais la peur m'etreignait, une peur lache, affreuse, +basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions +m'apparurent en meme temps. J'avais envie de crier: "Au secours!" Vers +qui? + +"Les deux petites Anglaises s'etaient blotties contre leur pere, qui +regardait, d'un oeil consterne, la mer demesuree autour de nous. + +"Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Ocean montant, une nuit lourde, +humide, glacee: + +"Je dis: + +"--Il n'y a rien a faire qu'a demeurer sur ce bateau. + +"L'Anglais repondit: + +"--Oh! yes! + +"Et nous restames la un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en +verite, combien de temps, a regarder, autour de nous, cette eau jaune +qui s'epaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur +l'immense greve reconquise. + +"Une des fillettes eut froid, et l'idee nous vint de redescendre, +pour nous mettre a l'abri de la brise legere, mais glacee, qui nous +effleurait et nous piquait la peau. + +"Je me penchai sur la trappe. Le navire etait plein d'eau. Nous dumes +alors nous blottir contre le bordage d'arriere, qui nous garantissait un +peu. + +"Les tenebres, a present, nous enveloppaient, et nous restions serres +les uns contre les autres, entoures d'ombre et d'eau. Je sentais +trembler, contre mon epaule, l'epaule de la petite Anglaise, dont les +dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce +de son corps a travers les etoffes, et cette chaleur m'etait delicieuse +comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, +muets, accroupis comme des betes dans un fosse, aux heures d'ouragan. +Et pourtant, malgre tout, malgre la nuit, malgre le danger terrible et +grandissant, je commencais a me sentir heureux d'etre la, heureux du +froid et du peril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse a +passer sur cette planche, si pres de cette jolie et mignonne fillette. + +"Je me demandais pourquoi cette etrange sensation de bien-etre et de +joie qui me penetrait. + +"Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle etait la? Qui, elle? Une petite +Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je +me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me devouer pour +elle, faire mille folies? Etrange chose! Comment se fait-il que la +presence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa +grace qui nous enveloppe? la seduction de la joliesse et de la jeunesse +qui nous grise comme ferait le vin? + +"N'est-ce pas plutot une sorte de toucher de l'amour, du mysterieux +amour qui cherche sans cesse a unir les etres, qui tente sa puissance +des qu'il a mis face a face l'homme et la femme, et qui les penetre +d'emotion, d'une emotion confuse, secrete, profonde, comme on mouille la +terre pour y faire pousser des fleurs! + +"Mais le silence des tenebres devenait effrayant, le silence du ciel, +car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement leger, +infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone +clapotement du courant contre le bateau. + +"Tout a coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises +pleurait. Alors son pere voulut la consoler, et ils se mirent a parler +dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la +rassurait et qu'elle avait toujours peur. + +"Je demandai a ma voisine; + +"--Vous n'avez pas trop froid, miss? + +"--Oh! si. J'ave froid beaucoup. + +"Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ote; +je l'en couvris malgre elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa +main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. + +"Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau +plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle +me passa sur le visage. Le vent s'elevait! + +"L'Anglais s'en apercut en meme temps que moi, et il dit simplement: + +"--C'etait mauvaise pour nous, cette ... + +"Assurement c'etait mauvais, c'etait la mort certaine si des lames, meme +de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'epave, tellement +brisee et disjointe que la premiere vague un peu rude l'emporterait en +bouillie. + +"Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales +de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais +dans les tenebres des lignes blanches paraitre et disparaitre, des +lignes d'ecume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du +_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court fremissement qui nous montait +jusqu'au coeur. + +"L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais +une envie folle de la saisir dans mes bras. + +"La-bas, devant nous, a gauche, a droite, derriere nous, des phares +brillaient sur les cotes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, +pareils a des yeux enormes, a des yeux de geant qui nous regardaient, +nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un +d'eux surtout m'irritait. Il s'eteignait toutes les trente secondes pour +se rallumer aussitot; c'etait bien un oeil, celui-la, avec sa paupiere +sans cesse baissee sur son regard de feu. + +"De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder +l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout a coup, il me +dit, par-dessus les tetes de ses filles, avec une souveraine gravite: + +"--Mosieu, je vous souhaite bon annee. + +"Il etait minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononca +une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent a chanter +le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et +s'evapora a travers l'espace. + +"J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une emotion +puissante et bizarre. + +"C'etait quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufrages, +de condamnes, quelque chose comme une priere, et aussi quelque chose de +plus grand, de comparable a l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri +te salutant!_ + +"Quand ils eurent fini, je demandai a ma voisine de chanter toute seule +une ballade, une legende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier +nos angoisses. Elle y consentit et aussitot sa voix claire et jeune +s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car +les notes trainaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et +voletaient, comme des oiseaux blesses, au dessus des vagues. + +"La mer grossissait, battait maintenant notre epave. Moi, je ne pensais +plus qu'a cette voix. Et je pensais aussi aux sirenes. Si une barque +avait passe pres de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit +tourmente s'egarait dans le reve! Une sirene! N'etait-ce point, en +effet, une sirene, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce +navire vermoulu et qui, tout a l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans +les flots?... + +"Mais nous roulames brusquement tous les cinq sur le pont, car le +_Marie-Joseph_ s'etait affaisse sur son flanc droit. L'Anglaise etant +tombee sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans +savoir, sans comprendre, croyant venue ma derniere seconde, je baisais +a pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait +plus; nous autres aussi ne bougions point. + +"Le pere dit: "Kate!" Celle que je tenais repondit "yes", et fit un +mouvement pour se degager. Certes, a cet instant j'aurais voulu que le +bateau s'ouvrit en deux pour tomber a l'eau avec elle. + +"L'Anglais reprit: + +"--Une petite bascule, ce n'ete rien. J'ave mes trois filles conserves. + +"Ne voyant point l'ainee, il l'avait crue perdue d'abord! + +"Je me relevai lentement, et, soudain, j'apercus une lumiere sur la mer, +tout pres de nous. Je criai; on repondit. C'etait une barque qui nous +cherchait, le patron de l'hotel ayant prevu notre imprudence. + +"Nous etions sauves. J'en fus desole! On nous cueillit sur notre radeau, +et on nous ramena a Saint-Martin. + +"L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: + +"--Bonne souper! bonne souper! + +"On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. + +"Il fallut se separer, le lendemain, apres beaucoup d'etreintes et de +promesses de s'ecrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que +je ne les suivisse. + +"J'etais toque; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, +si nous avions passe huit jours ensemble, je l'epousais! Combien +l'homme, parfois, est faible et incomprehensible! + +"Deux ans s'ecoulerent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je recus +une lettre de New-York. Elle etait mariee, et me le disait. Et, depuis +lors, nous nous ecrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte +sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son +mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du +_Marie-Joseph_ ... C'est peut-etre la seule femme que j'aie aimee +... non ... que j'aurais aimee ... Ah!... voila ... sait-on?... Les +evenements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ... +Elle doit etre vieille, a present ... je ne la reconnaitrais pas ... Ah! +celle d'autrefois ... celle de l'epave ... quelle creature ... divine! +Elle m'ecrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ca m'a +fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne +n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ca!..." + + + + +DECOUVERTE + + + + +Decouverte + + +Le bateau etait couvert de monde. La traversee s'annoncant fort belle, +les Havraises allaient faire un tour a Trouville. + +On detacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonca le depart, +et, aussitot, un fremissement secoua le corps entier du navire, tandis +qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuee. + +Les roues tournerent quelques secondes, s'arreterent, repartirent +doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crie +par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: "En +route!" elles se mirent a battre la mer avec rapidite. + +Nous filions le long de la jetee, couverte de monde. Des gens sur le +bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amerique, +et les amis restes a terre repondaient de la meme facon. + +Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les +toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Ocean a peine remue par +des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit batiment fit une +courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la cote lointaine entrevue a +travers la brume matinale. + +A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt +kilometres. De place en place les grosses bouees indiquaient les bancs +de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du +fleuve qui, ne se melant point a l'eau salee, dessinaient de grands +rubans jaunes a travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer. + +J'eprouve, aussitot que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de +long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais +rien. Donc je me mis a circuler sur le pont a travers la foule des +voyageurs. + +Tout a coup, on m'appela. Je me retournai. C'etait un de mes vieux amis, +Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans. + +Apres nous etre serre les mains, nous recommencames ensemble, en parlant +de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais +tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux +lignes de voyageurs assis sur les deux cotes du pont. + +Tout a coup Sidoine prononca avec une veritable expression de rage: + +--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens! + +C'etait plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient +l'horizon d'un air important qui semblait dire: "C'est nous, les +Anglais, qui sommes les maitres de la mer! Boum, boum! nous voila!" + +Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs +avaient l'air des drapeaux de leur suffisance. + +Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les +constructions navales de leur patrie, serrant en des chales multicolores +leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux +paysage. Leurs petites tetes, poussees au bout de ces longs corps, +portaient des chapeaux anglais d'une forme etrange, et, derriere +leurs cranes, leurs maigres chevelures enroulees ressemblaient a des +couleuvres lofees. + +Et les vieilles misses, encore plus greles, ouvrant au vent leur +machoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes +et demesurees. + +On sentait, en passant pres d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau +dentifrice. + +Sidoine repeta, avec une colere grandissante: + +--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empecher de venir en France? + +Je demandai en souriant: + +--Pourquoi leur en veux-tu? Quant a moi, ils me sont parfaitement +indifferents. + +Il prononca: + +--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai epouse une Anglaise. Voila. + +Je m'arretai pour lui rire au nez. + +--Ah! diable. Conte-moi ca. Et elle te rend donc tres malheureux? + +Il haussa les epaules: + +--Non, pas precisement. + +--Alors ... elle te ... elle te ... trompe? + +--Malheureusement non. Ca me ferait une cause de divorce et j'en serais +debarrasse. + +--Alors je ne comprends pas! + +--Tu ne comprends pas? Ca ne m'etonne point. Eh bien, elle a tout +simplement appris le francais, pas autre chose! Ecoute: + +Je n'avais pas le moindre desir de me marier, quand je vins passer l'ete +a Etretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux. +On ne se figure pas combien les fillettes y sont a leur avantage. Paris +sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles. + +Les promenades a anes, les bains du matin, les dejeuners sur l'herbe, +autant de pieges a mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil +qu'une enfant de dix-huit ans qui court a travers un champ ou qui +ramasse des fleurs le long d'un chemin. + +Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au meme hotel +que moi. Le pere ressemblait aux hommes que tu vois la, et la mere a +toutes les Anglaises. + +Il y avait deux fils, de ces garcons tout en os, qui jouent du matin au +soir a des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; +puis deux filles, l'ainee, une seche, encore une Anglaise de boite a +conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutot une blondine +avec une tete venue du ciel. Quand elles se mettent a etre jolies, les +gredines, elles sont divines. Celle-la avait des yeux bleus, de ces +yeux bleus qui semblent contenir toute la poesie, tout le reve, toute +l'esperance, tout le bonheur du monde! + +Quel horizon ca vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme +comme ceux-la! Comme ca repond bien a l'attente eternelle et confuse de +notre coeur! + +Il faut dire aussi que, nous autres Francais, nous adorons les +etrangeres. Aussitot que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une +Suedoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons +amoureux instantanement. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, +drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons +tort, cependant. + +Mais je crois que ce qui nous seduit le plus dans les exotiques, c'est +leur defaut de prononciation. Aussitot qu'une femme parle mal notre +langue, elle est charmante; si elle fait une faute de francais par +mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une facon tout a fait +inintelligible, elle devient irresistible. + +Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire a une mignonne +bouche rose: "J'aime bocoup la gigotte." + +Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y +comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots +inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et +gai. + +Tous les termes estropies, bizarres, ridicules, prenaient sur ses levres +un charme delicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, +de longues conversations qui ressemblaient a des enigmes parlees. + +Je l'epousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Reve. Car les +vrais amants n'adorent jamais qu'un reve qui a pris une forme de femme. +Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet: + + Tu n'as jamais ete, dans tes jours les plus rares, + Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, + Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares, + J'ai fait chanter mon reve au vide de ton coeur. + +Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ca ete de donner a ma femme +un professeur de francais. + +Tant qu'elle a martyrise le dictionnaire et supplicie la grammaire, je +l'ai cherie. + +Nos causeries etaient simples. Elles me revelaient la grace surprenante +de son etre, l'elegance incomparable de son geste; elles me la +montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupee de chair faite +pour le baiser, sachant enumerer a peu pres ce qu'elle aimait, pousser +parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une facon coquette, +a force d'etre incomprehensible et imprevue, des emotions ou des +sensations peu compliquees. + +Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent "papa" et "maman", en +prononcant--Baaba--et Baamban. + +Aurais-je pu croire que ... + +Elle parle, a present.... Elle parle ... mal ... tres mal.... Elle fait +tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends +... je sais ... je la connais.... + +J'ai ouvert ma poupee pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut +causer, mon cher! + +Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idees, les theories +d'une jeune Anglaise bien elevee, a laquelle je ne peux rien reprocher, +et qui me repete, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire +de la conversation a l'usage des pensionnats de jeunes personnes. + +Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dores qui +renferment d'execrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai dechiree. J'ai +voulu manger le dedans et suis reste tellement degoute que j'ai des +haut-le-coeur, a present, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes. + +J'ai epouse un perroquet a qui une vieille institutrice anglaise aurait +enseigne le francais: comprends-tu? + + * * * * * + +Le port de Trouville montrait maintenant ses jetees de bois couvertes de +monde. + +Je dis: + +--Ou est ta femme? + +Il prononca: + +--Je l'ai ramenee a Etretat. + +--Et toi, ou vas-tu? + +--Moi? moi je vais me distraire a Trouville. Puis, apres un silence, il +ajouta: + +--Tu ne te figures pas comme ca peut etre bete quelquefois, une femme. + + + + +UN PARRICIDE + + + + +Un Parricide + + +L'avocat avait plaide la folie. Comment expliquer autrement ce crime +etrange? + +On avait retrouve un matin, dans les roseaux, pres de Chatou, deux +cadavres enlaces, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, +plus tout jeunes, et maries seulement de l'annee precedente, la femme +n'etant veuve que depuis trois ans. + +On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas ete voles. +Il semblait qu'on les eut jetes de la berge dans la riviere, apres les +avoir frappes, l'un apres l'autre, avec une longue pointe de fer. + +L'enquete ne faisait rien decouvrir. Les mariniers interroges ne +savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier +d'un village voisin nomme Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se +constituer prisonnier. + +A toutes les interrogations, il ne repondait que ceci: + +--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils +venaient souvent me faire reparer des meubles anciens, parce que je suis +habile dans le metier. + +Et quand on lui demandait: + +--Pourquoi les avez-vous tues? + +Il repondait obstinement: + +--Je les ai tues parce que j'ai voulu les tuer. + +On n'en put tirer autre chose. + +Cet homme etait un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice +dans le pays, puis abandonne. Il n'avait pas d'autre nom que Georges +Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulierement intelligent, +avec des gouts et des delicatesses natives que n'avaient point ses +camarades, on le surnomma "le bourgeois", et on ne l'appelait plus +autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le metier de +menuisier qu'il avait adopte. Il faisait meme un peu de sculpture sur +bois. On le disait aussi fort exalte, partisan des doctrines communistes +et nihilistes, grand liseur de romans a drames sanglants, electeur +influent et orateur habile dans les reunions publiques d'ouvriers ou de +paysans. + + * * * * * + +L'avocat avait plaide la folie. + +Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eut tue ses +meilleurs clients, des clients riches et genereux (il les connaissait), +qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs +de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se +presentait: la folie, l'idee fixe du declasse qui se venge sur deux +bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile a +ce surnom de "_le bourgeois_", donne par le pays a cet abandonne; il +s'ecriait: + +--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce +malheureux garcon qui n'a ni pere ni mere? C'est un ardent republicain. +Que dis-je? il appartient meme a ce parti politique que la Republique +fusillait et deportait naguere, qu'elle accueille aujourd'hui a bras +ouverts, a ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un +moyen tout simple. + +Ces tristes doctrines, acclamees maintenant dans les reunions publiques, +ont perdu cet homme. Il a entendu des republicains, des femmes meme, +oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grevy; +son esprit malade a chavire; il a voulu du sang, du sang de bourgeois! + +Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune! + +Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause etait +gagnee pour l'avocat. Le ministere public ne resista pas. + +Alors le president posa au prevenu la question d'usage: + +--Accuse, n'avez-vous rien a ajouter pour votre defense? + +L'homme se leva. + +Il etait de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes +et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frele garcon +et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'etait +faite de lui. + +Il parla hautement, d'un ton declamatoire, mais si net que ses moindres +paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle: + +--Mon president, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et +que je prefere meme la guillotine, je vais tout vous dire. + +J'ai tue cet homme et cette femme parce qu'ils etaient mes parents. + +Maintenant, ecoutez-moi et jugez-moi. + +Une femme, ayant accouche d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. +Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit etre +innocent, mais condamne a la misere eternelle, a la honte d'une +naissance illegitime, plus que cela: a la mort, puisqu'on l'abandonna, +puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, +comme elles font souvent, le laisser deperir, souffrir de faim, mourir +de delaissement! + +La femme qui m'allaita fut honnete, plus femme, plus grande, plus mere +que ma mere. Elle m'eleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut +mieux laisser perir ces miserables jetes aux villages des banlieues, +comme on jette une ordure aux bornes. + +Je grandis avec l'impression vague que je portais un deshonneur. Les +autres enfants m'appelerent un jour "batard". Ils ne savaient pas ce +que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je +l'ignorais aussi, mais je le sentis. + +J'etais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'ecole. J'aurais +ete un honnete homme, mon president, peut-etre un homme superieur, si +mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner. + +Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux +furent les coupables. J'etais sans defense, ils furent sans pitie. Ils +devaient m'aimer: ils m'ont rejete. + +Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un present? La mienne, +en tous cas, n'etait qu'un malheur. Apres leur honteux abandon, je leur +devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus +inhumain, le plus infame, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir +contre un etre. + +Un homme injurie frappe; un homme vole reprend son bien par la force. +Un homme trompe, joue, martyrise, tue. Un homme soufflete tue; un +homme deshonore tue. J'ai ete plus vole, trompe, martyrise, soufflete +moralement, deshonore, que tous ceux dont vous absolvez la colere. + +Je me suis venge, j'ai tue. C'etait mon droit legitime. J'ai pris leur +vie heureuse en echange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposee. + +Vous allez parler de parricide! Etaient-ils mes parents, ces gens pour +qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour +qui ma naissance fut une calamite, et ma vie une menace de honte? Ils +cherchaient un plaisir egoiste; ils ont eu un enfant imprevu. Ils ont +supprime l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux. + +Et pourtant, dernierement encore, j'etais pret a les aimer. + +Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon pere, entra chez +moi pour la premiere fois. Je ne soupconnais rien. Il me commanda deux +meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements aupres +du cure, sous le sceau du secret, bien entendu. + +Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois meme +il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection +pour lui. + +Au commencement de cette annee il amena sa femme, ma mere. Quand elle +entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie +nerveuse. Puis elle demanda un siege et un verre d'eau. Elle ne dit +rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne repondait que +oui et non, a tort et a travers, a toutes les questions qu'il lui +posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquee. + +Elle revint le mois suivant. Elle etait calme, maitresse d'elle. Ils +resterent, ce jour-la, assez longtemps a bavarder, et ils me firent une +grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais +un jour voila qu'elle se mit a me parler de ma vie, de mon enfance, de +mes parents. Je repondis: "Mes parents, madame, etaient des miserables +qui m'ont abandonne." Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba +sans connaissance. Je pensai tout de suite: "C'est ma mere!" mais je me +gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir. + +Par exemple, je pris de mon cote mes renseignements. J'appris qu'ils +n'etaient maries que du mois de juillet precedent, ma mere n'etant +devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchote qu'ils +s'etaient aimes du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune +preuve. C'etait moi la preuve, la preuve qu'on avait cachee d'abord, +espere detruire ensuite. + +J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnee de mon pere. Ce +jour-la, elle semblait fort emue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment +de s'en aller, elle me dit: "Je vous veux du bien, parce que vous m'avez +l'air d'un honnete garcon et d'un travailleur; vous penserez sans doute +a vous marier quelque jour; je viens vous aider a choisir librement la +femme qui vous conviendra. Moi, j'ai ete mariee contre mon coeur une +fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans +enfants, libre, maitresse de ma fortune. Voici votre dot." + +Elle me tendit une grande enveloppe cachetee. + +Je la regardai fixement, puis je lui dis: "Vous etes ma mere?" + +Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me +voir. Lui, l'homme, mon pere, la soutint dans ses bras et il me cria: +"Mais vous etes fou!" + +Je repondis: "Pas du tout. Je sais bien que vous etes mes parents. On ne +me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous +en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier." + +Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commencait +a sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et +je repris: "Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mere." + +Alors il s'emporta, devenu tres pale, epouvante par la pensee que le +scandale evite jusqu'ici pouvait eclater soudain; que leur situation, +leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: +"Vous etes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc +du bien au peuple, a ces manants-la, aidez-les, secourez-les!" + +Ma mere, eperdue, repetait coup sur coup: "Allons-nous-en, +allons-nous-en!" + +Alors, comme la porte etait fermee, il cria: "Si vous ne m'ouvrez +pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et +violence!" + +J'etais reste maitre de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer +dans l'ombre. + +Alors il me sembla tout a coup que je venais d'etre fait orphelin, +d'etre abandonne, pousse au ruisseau. Une tristesse epouvantable, melee +de colere, de haine, de degout, m'envahit; j'avais comme un soulevement +de tout mon etre, un soulevement de la justice, de la droiture, de +l'honneur, de l'affection rejetee. Je me mis a courir pour les rejoindre +le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de +Chatou. + +--Je les rattrapai bientot. La nuit etait venue toute noire. J'allais a +pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma +mere pleurait toujours. Mon pere disait: "C'est votre faute. Pourquoi +avez-vous tenu a le voir? C'etait une folie dans notre position. On +aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne +pouvons le reconnaitre, a quoi servaient ces visites dangereuses?" + +Alors, je m'elancai devant eux, suppliant. Je balbutiai: "Vous voyez +bien que vous etes mes parents. Vous m'avez deja rejete une fois, me +repousserez-vous encore?" + +Alors, mon president, il leva la main sur moi, je vous le jure sur +l'honneur, sur la loi, sur la Republique. Il me frappa, et comme je le +saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver. + +J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je +l'ai frappe, frappe tant que j'ai pu. + +Alors elle s'est mise a crier: "Au secours! a l'assassin!" en +m'arrachant la barbe. Il parait que je l'ai tuee aussi. Est-ce que je +sais, moi, ce que j'ai fait a ce moment-la? + +Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetes a la +Seine, sans reflechir. + +Voila.--Maintenant, jugez-moi. + + * * * * * + +L'accuse se rassit. Devant cette revelation, l'affaire a ete reportee +a la session suivante. Elle passera bientot. Si nous etions jures, que +ferions-nous de ce parricide? + + + + +LE RENDEZ-VOUS + + + + +Le Rendez-vous + + +Son chapeau sur la tete, son manteau sur le dos, un voile noir sur le +nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle +serait montee dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son +ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, +ne pouvant se decider a sortir pour aller a ce rendez-vous. + +Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'etait habillee ainsi, +pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change tres +mondain, pour rejoindre dans son logis de garcon le beau vicomte de +Martelet, son amant! + +La pendule derriere son dos battait les secondes vivement; un livre +a moitie lu baillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les +fenetres, et un fort parfum de violette, exhale par deux petits bouquets +baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminee, se melait a une +vague odeur de verveine soufflee sournoisement par la porte du cabinet +de toilette demeuree entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la +mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, +songeant: "Il m'attend deja. Il va s'enerver". Alors, elle sortit, +prevint le valet de chambre qu'elle serait rentree dans une heure au +plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, +a pied. + +On etait aux derniers jours de mai, a cette saison delicieuse ou le +printemps de la campagne semble faire le siege de Paris et le conquerir +par-dessus les toits, envahir les maisons, a travers les murs, faire +fleurir la ville, y repandre une gaiete sur la pierre des facades, +l'asphalte des trottoirs et le pave des chaussees, la baigner, la griser +de seve comme un bois qui verdit. + +Mme Haggan fit quelques pas a droite avec l'intention de suivre, comme +toujours, la rue de Provence ou elle helerait un fiacre, mais la douceur +de l'air, cette emotion de l'ete qui nous entre dans la gorge en +certains jours, la penetra si brusquement, que, changeant d'idee, elle +prit la rue de la Chaussee-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurement +attiree par le desir de voir des arbres dans le square de la Trinite. +Elle pensait: "Bah! il m'attendra dix minutes de plus." Cette idee, de +nouveau, la rejouissait, et, tout en marchant a petits pas, dans la +foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la +fenetre, ecouter a la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, +et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait defendu les jours de +rendez-vous, jeter sur la boite aux cigarettes des regards desesperes. + +Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par +les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si +peu desireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des pretextes +pour s'arreter. + +Au bout de la rue, devant l'eglise, la verdure du petit square l'attira +si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage +a enfants, et fit deux fois le tour de l'etroit gazon, au milieu des +nounous enrubannees, epanouies, bariolees, fleuries. Puis elle prit une +chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune +dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille. + +Juste a ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en +entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnee, plus +un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes +encore de flanerie,--une heure! une heure volee au rendez-vous! Elle y +resterait quarante minutes a peine, et ce serait fini encore une fois. + +Dieu! comme ca l'ennuyait d'aller la-bas! Ainsi qu'un patient montant +chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolerable de +tous les rendez-vous passes, un par semaine en moyenne depuis deux ans, +et la pensee qu'un autre allait avoir lieu, tout a l'heure, la crispait +d'angoisse de la tete aux pieds. Non pas que ce fut bien douloureux, +douloureux comme une visite au dentiste, mais c'etait si ennuyeux, si +ennuyeux, si complique, si long, si penible que tout, tout, meme une +operation, lui aurait paru preferable. Elle y allait pourtant, tres +lentement, a tous petits pas, en s'arretant, en s'asseyant, en flanant +partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore +celui-la, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de +suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tot. +Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris +l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison a donner a ce malheureux +Martelet quand il voudrait connaitre ce pourquoi! Pourquoi avait-elle +commence? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimee? C'etait +possible! Pas bien fort mais un peu, voila si longtemps! Il etait bien, +recherche, elegant, galant, et representait strictement, au premier coup +d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait dure trois +mois--temps normal, lutte honorable, resistance suffisante--puis elle +avait consenti, avec quelle emotion, quelle crispation, quelle peur +horrible et charmante a ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, +dans ce petit entresol de garcon, rue de Miromesnil. Son coeur? +Qu'eprouvait alors son petit coeur de femme seduite, vaincue, conquise, +en passant pour la premiere fois la porte de cette maison de cauchemar? +Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublie! On se souvient d'un +fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guere, deux ans +plus tard, d'une emotion qui s'est envolee tres vite, parce qu'elle +etait tres legere. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublie les autres, +ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux +stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausee lui +montait aux levres en prevision de ce que ce serait tout a l'heure. + +Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller la, ils ne +ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses +ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'a +la facon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont +terribles! Quand on songe qu'a tout moment, devant le tribunal, ils +reconnaissent, au bout de plusieurs annees, des criminels qu'ils ont +conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque a une +gare, et qu'ils ont affaire a presque autant de voyageurs qu'il y a +d'heures dans la journee, et que leur memoire est assez sure pour qu'ils +affirment: "Voila bien l'homme que j'ai charge rue des Martyrs, et +depose, gare de Lyon, a minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!" +n'y a-t-il pas de quoi fremir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune +femme allant a un rendez-vous, en confiant sa reputation au premier venu +de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employe, pour ce voyage +de la rue Miromesnil, au moins cent a cent vingt, en comptant un par +semaine. C'etaient autant de temoins qui pouvaient deposer contre elle +dans un moment critique. + +Aussitot dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, epais +et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait +le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne +pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus deja? Oh! dans cette rue de +Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaitre les passants, tous +les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arretee, elle sautait +et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil +de sa loge. En voila un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son +nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les +plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, +lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs +en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait ose faire ce petit +mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roule! Elle +avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'etre rappelee, s'il ne +comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? +D'une arrestation peut-etre? Pour arriver a la porte du vicomte, il n'y +avait guere qu'un demi-etage a monter, et il lui paraissait haut comme +la tour Saint-Jacques! A peine engagee dans le vestibule, elle se +sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derriere +elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce +concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un +descendait juste a ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et +passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, +montait, montait! Elle aurait monte quarante etages! Puis, quand +tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle +redescendait en courant avec l'angoisse dans l'ame de ne pas reconnaitre +l'entresol! + +Il etait la, attendant dans un costume galant en velours double de soie, +tres coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien +change a sa maniere de l'accueillir, mais rien, pas un geste! + +Des qu'il avait referme la porte, il lui disait: "Laissez-moi baiser vos +mains, ma chere, chere amie!" Puis il la suivait dans la chambre, ou +volets clos et lumieres allumees, hiver comme ete, par chic sans doute, +il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air +d'adoration. Le premier jour ca avait ete tres gentil, tres reussi, ce +mouvement-la! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la +cent vingtieme fois le cinquieme acte d'une piece a succes. Il fallait +changer ses effets. + +Et puis apres, oh! mon Dieu! apres! c'etait le plus dur! Non, il ne +changeait pas ses effets, le pauvre garcon! Quel bon garcon, mais +banal!... + +Dieu, que c'etait difficile de se deshabiller sans femme de chambre! +Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait +odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une +pareille corvee! Mais s'il etait difficile de se deshabiller, se +rhabiller devenait presque impossible et enervant a crier, exasperant +a gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air +gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! a quoi? De quoi +etait-il capable? Il suffisait de lui voir une epingle entre les doigts +pour le savoir. + +C'est a ce moment-la peut-etre qu'elle avait commence a le prendre en +grippe. Quand il disait: "Voulez-vous que je vous aide!" elle l'aurait +tue. Et puis etait-il possible qu'une femme ne finit point par detester +un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcee plus de cent vingt fois a +se rhabiller sans femme de chambre? + +Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, +aussi peu degourdis, aussi monotones. Ce n'etait pas le beau baron de +Grimbal qui aurait demande de cet air niais: "Voulez-vous que je vous +aide?" Il aurait aide, lui, si vif, si drole, si spirituel. Voila! +C'etait un diplomate; il avait couru le monde, rode partout, deshabille +et rhabille sans doute des femmes vetues suivant toutes les modes de la +terre, celui-la!... + +L'horloge de l'eglise sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le +cadran, se mit a rire en murmurant "Oh! doit-il etre agite!" puis elle +partit d'une marche plus vive, et sortit du square. + +Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez a +nez avec un monsieur qui la salua profondement. + +--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de +penser a lui. + +--Oui, madame. + +Et il s'informa de sa sante, puis, apres quelques vagues propos, il +reprit: + +--Vous savez que vous etes la seule--vous permettez que je dise de +mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes +collections japonaises. + +--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garcon! + +--Comment! comment! en voila une erreur quand il s'agit de visiter une +collection rare! + +--En tout cas, elle ne peut y aller seule. + +--Et pourquoi pas? mais j'en ai recu des multitudes de femmes seules, +rien que pour ma galerie! J'en recois tous les jours. Voulez-vous que +je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut etre discret +meme pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant +d'entrer chez un homme serieux, connu, dans une certaine situation, que +lorsqu'on y va pour une cause inavouable! + +--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-la. + +--Alors vous venez voir ma collection. + +--Quand? + +--Mais tout de suite. + +--Impossible, je suis pressee. + +--Allons donc. Voila une demi-heure que vous etes assise dans le square. + +--Vous m'espionniez? + +--Je vous regardais. + +--Vrai, je suis pressee. + +--Je suis sur que non. Avouez que vous n'etes pas pressee. + +Mme Haggan se mit a rire, et avoua: + +--Non ... non ... pas ... tres.... + +Un fiacre passait a les toucher. Le petit baron cria: "Cocher!" et la +voiture s'arreta. Puis, ouvrant la portiere: + +--Montez, madame. + +--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui. + +--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence a nous +regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous +enleve et nous arreter tous les deux, montez, je vous en prie! + +Elle monta, effaree, abasourdie. Alors il s'assit aupres d'elle en +disant au cocher: "rue de Provence". + +Mais soudain elle s'ecria: + +--Oh! mon Dieu, j'oubliais une depeche tres pressee, voulez-vous me +conduire, d'abord, au premier bureau telegraphique? + +Le fiacre s'arreta un peu plus loin, rue de Chateaudun, et elle dit au +baron: + +--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis +a mon mari d'inviter Martelet a diner pour demain, et j'ai oublie +completement. + +Quand le baron fut revenu, sa carte bleue a la main, elle ecrivit au +crayon: + + +"Mon cher ami, je suis tres souffrante; j'ai une nevralgie atroce qui me +tient au lit. Impossible sortir. Venez diner demain soir pour que je me +fasse pardonner. + +"JEANNE." + + +Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: "Vicomte de +Martelet, 240, rue Miromesnil", puis, rendant la carte au baron: + +--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la +boite aux telegrammes. + + + + +BOMBARD + + + + +Bombard + + +Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il etait ne avec une +incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un desir immodere pour +ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout +mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses +forces. Aussitot qu'il entendait parler d'une affaire serieuse il +devenait distrait, son esprit etant incapable d'une tension ou meme +d'une attention. + +Fils d'un marchand de nouveautes de Caen, il se l'etait coule douce, +comme on disait dans sa famille, jusqu'a l'age de vingt-cinq ans. + +Mais ses parents demeurant toujours plus pres de la faillite que de la +fortune, il souffrait horriblement de la penurie d'argent. + +Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, a la normande, le +teint fleuri, l'oeil bleu, bete et gai, le ventre apparent deja, il +s'habillait avec une elegance tapageuse de provincial en fete. Il riait, +criait, gesticulait a tout propos, etalant sa bonne humeur orageuse avec +une assurance de commis-voyageur. Il considerait que la vie etait faite +uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitot qu'il fallait mettre +un frein a sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence +hebetee, etant meme incapable de tristesse. + +Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de repeter une +phrase devenue celebre dans son entourage: + +--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau. + +Or, il allait chaque annee passer quinze jours a Trouville. Il appelait +ca "faire sa saison". + +Il s'installait chez des cousins qui lui pretaient une chambre, et, du +jour de son arrivee au jour du depart, il se promenait sur les planches +qui longent la grande plage de sable. + +Il allait d'un pas assure, les mains dans ses poches ou derriere le dos, +toujours vetu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, +le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche. + +Il allait, frolant les femmes elegantes, toisant les hommes en gaillard +pret a se _flanquer une tripotee_, et cherchant ... cherchant ... car il +cherchait. + +Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il +s'etait dit: + +--Que diable, dans le tas de celles qui viennent la, je finirai bien par +trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de +chasse, un flair de Normand, sur qu'il la reconnaitrait, rien qu'en +l'apercevant, celle qui le ferait riche. + +Ce fut un lundi matin qu'il murmura: + +--Tiens--tiens--tiens. + +Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de +juillet ou on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte +de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; +et les barques de peche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau +bleue, qui les refletait la tete en bas, semblaient dormir sous le grand +soleil de dix heures. Elles restaient la, en face de la jetee de bois, +les unes tout pres, d'autres plus loin, d'autres tres loin, sans remuer, +comme accablees par une paresse de jour d'ete, trop nonchalantes pour +gagner la haute mer ou meme pour rentrer au port. Et, la-bas, on +apercevait vaguement, dans la brume, la cote du Havre portant a son +sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse. + +Il s'etait dit: + +--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisieme fois et en +sentant sur lui son regard, son regard de femme mure, experimentee et +hardie, qui s'offre. + +Deja il l'avait remarquee les jours precedents, car elle semblait aussi +en quete de quelqu'un. C'etait une Anglaise assez grande, un peu maigre, +l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une +espece d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vetue +simplement, sobrement, mais coiffee d'une facon drole, comme elles +se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes +saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent. + +Quand il arriva pres du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la +rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup +d'oeil enflamme, un coup d'oeil qui disait: + +--Me voila. + +Mais comment lui parler? + +Il revint une cinquieme fois, et comme il la voyait de nouveau arriver +en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle. + +Il s'elanca, la ramassa, et, la presentant: + +--Permettez, madame ... + +Elle repondit: + +--Aoh, vos etes fort gracious. + +Et ils se regarderent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi. + +Alors, s'enhardissant, il prononca: + +--En voila un beau temps. + +Elle murmura: + +--Aoh, delicious! + +Et ils resterent encore en face l'un de l'autre, embarrasses, et ne +songeant d'ailleurs a s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut +l'audace de demander. + +--Vos ete pour longtemps dans cette pays. + +Il repondit en souriant: + +--Oh! oui, tant que je voudrai! + +Puis, brusquement, il proposa: + +--Voulez-vous venir jusqu'a la jetee? c'est si joli par ces jours-la! + +Elle dit simplement: + +--Je vole bien. + +Et ils s'en allerent cote a cote, elle de son allure seche et droite, +lui de son allure balancee de dindon qui fait la roue. + +Trois mois plus tard les notables commercants de Caen recevaient, un +matin, une grande lettre blanche qui disait: + +_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du +mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate +Robertson._ + +Et, sur l'autre page: + +_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son +mariage avec Monsieur Simon Bombard._ + +Ils s'installerent a Paris. + +La fortune de la mariee s'elevait a quinze mille francs de rentes bien +claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette +personnelle. Il dut prouver que sa tendresse meritait ce sacrifice; il +le prouva avec facilite et obtint ce qu'il demandait. + +Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'etait plus +jeune, assurement, et sa fraicheur avait subi des atteintes; mais elle +avait une maniere d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les +lui refuser. + +Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: "Oh! Simon, no +allons no coucher", qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien +a qui on ordonne "a la niche". Et elle savait vouloir en tout, de jour +comme de nuit, d'une facon qui forcait les resistances. + +Elle ne se fachait pas; elle ne faisait point de scenes; elle ne criait +jamais; elle n'avait jamais l'air irrite ou blesse, ou meme froisse. +Elle savait parler, voila tout, et elle parlait a propos, d'un ton qui +n'admettait point de replique. + +Plus d'une fois Simon faillit hesiter; mais devant les desirs imperieux +et brefs de cette singuliere femme, il finissait toujours par ceder. + +Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, +et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en +paya bientot a satiete, mais avec mille precautions. + +Mme Bombard s'en apercut, sans qu'il devinat a quoi; et elle lui annonca +un soir qu'elle avait loue une maison a Nantes ou ils habiteraient dans +l'avenir. + +L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui +n'arrivaient point a compenser le besoin de conquetes feminines qu'il +avait au coeur. + +Il pecha a la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux +que prefere la carpe ou le gardon, les rives favorites de la breme et +les diverses amorces qui tentent les divers poissons. + +Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres +visions hantaient son esprit. + +Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-prefecture et du capitaine +de gendarmerie; et ils jouerent au whist, le soir, au cafe du Commerce, +mais son oeil triste deshabillait la reine de trefle ou la dame de +carreau, tandis que le probleme des jambes absentes dans ces figures a +deux tetes embrouillait tout a fait les images ecloses en sa pensee. + +Alors il concut un plan, un vrai plan de Normand ruse. Il fit prendre +a sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, +une coquette, une paree, mais une gaillarde, rouge et rablee, qui +n'eveillerait point de soupcons et qu'il avait preparee avec soins a ses +projets. + +Elle leur fut donnee en confiance par le directeur de l'octroi, un ami +complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et +Mme Bombard accepta avec confiance le tresor qu'on lui presentait. + +Simon fut heureux, heureux avec precaution, avec crainte, et avec des +difficultes incroyables. + +Il ne derobait a la surveillance inquiete de sa femme que de tres courts +instants, par-ci par-la, sans tranquillite. + +Il cherchait un truc, un stratageme, et il finit par en trouver un qui +reussit parfaitement. + +Mme Bombard qui n'avait rien a faire se couchait tot, tandis que Bombard +qui jouait au whist, au cafe du Commerce, rentrait chaque jour a neuf +heures et demie precises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le +couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurite. + +Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; +mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient a son ardeur, et +il glissait un louis, car il etait large en ses plaisirs, dans la main +de la servante, qui remontait bien vite a son grenier. + +Et il riait, il triomphait tout seul, il repetait tout haut, comme le +barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pechant l'ablette: + +--Fichue dedans, la patronne. + +Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard equivalait, certes, pour lui, +a tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquete a gages. + + * * * * * + +Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les +marches, mais elle lui parut plus vive, plus animee que d'habitude, et +il demeura peut-etre dix minutes au rendez-vous du corridor. + +Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y etait pas. Il +sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba +sur une chaise, torture d'angoisse. + +Elle apparut, un bougeoir a la main. + +Il demanda, tremblant: + +--Tu etais sortie? + +Elle repondit tranquillement: + +--Je ete dans la cuisine boire un verre d'eau. + +Il s'efforca de calmer les soupcons qu'elle pouvait avoir; mais elle +semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura. + +Quand ils penetrerent, le lendemain, dans la salle a manger pour +dejeuner, Victorine mit sur la table les cotelettes. + +Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait +delicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et +serieux: + +--Tene, ma fille, voila vingt francs dont j'ave prive vo, hier au soir. +Je vo les rende. + +Et la fille interdite prit la piece d'or qu'elle regardait d'un air +stupide, tandis que Bombard, effare, ouvrait sur sa femme des yeux +enormes. + + + + +LE PAIN MAUDIT + + + + +Le Pain maudit + +I + + +Le pere Taille avait trois filles. Anna, l'ainee, dont on ne parlait +guere dans la famille, Rose, la cadette, agee maintenant de dix-huit +ans, et Claire, la derniere, encore gosse, qui venait de prendre son +quinzieme printemps. + +Le pere Taille, veuf aujourd'hui, etait maitre mecanicien dans la +fabrique de boutons de M. Lebrument. C'etait un brave homme, tres +considere, tres droit, tres sobre, une sorte d'ouvrier modele. Il +habitait rue d'Angouleme, au Havre. + +Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux +etait entre dans une colere epouvantable; il avait menace de tuer +le seducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de +nouveautes de la ville. Puis, on lui avait dit de divers cotes que la +petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'Etat, qu'elle ne +courait pas, liee maintenant avec un homme d'age, un juge au tribunal de +commerce, M. Dubois; et le pere s'etait calme. + +Il s'inquietait meme de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements +sur sa maison a ses anciennes camarades qui avaient ete la revoir; et +quand on lui affirmait qu'elle etait dans ses meubles et qu'elle avait +un tas de vases de couleur sur ses cheminees, des tableaux peints sur +les murs, des pendules dorees et des tapis partout, un petit sourire +content lui glissait sur les levres. Depuis trente ans il travaillait, +lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'etait +pas bete, apres tout! + +Or, voila qu'un matin, le fils Touchard, dont le pere etait tonnelier au +bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur +du vieux se mit a battre. Les Touchard etaient riches et bien poses; il +avait decidement de la chance dans ses filles. + +La noce fut decidee; et on resolut qu'on la ferait d'importance. Elle +aurait lieu a Sainte-Adresse, au restaurant de la mere Jusa. Cela +couterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'etait pas +coutume. + +Mais un matin, comme le vieux etait rentre au logis pour dejeuner, au +moment ou il se mettait a table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit +brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des +bagues, et un chapeau a plume. Elle etait gentille comme un coeur avec +tout ca. Elle sauta au cou du pere, qui n'eut pas le temps de dire +"ouf", puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs, +puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour +manger la soupe avec la famille. Cette fois, le pere Taille fut attendri +jusqu'aux larmes a son tour, et il repeta a plusieurs reprises: "C'est +bien, ca, petite, c'est bien, c'est bien." Alors, elle dit tout de +suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fit la noce de Rose a +Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait +chez elle, donc, cette noce, et ca ne couterait rien au pere. Ses +dispositions etaient prises, tout arrange, tout regle; elle se chargeait +de tout, voila! + +Le vieux repeta: "Ca, c'est bien, petite, c'est bien". Mais un scrupule +lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancee, surprise, +demanda: "Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en +charge, je vais en parler a Philippe, moi". + +Elle en parla a son pretendu, en effet, le jour meme; et Philippe +declara que ca lui allait parfaitement. Le pere et la mere Touchard +furent aussi ravis de faire un bon diner qui ne couterait rien. Et ils +disaient: "Ca sera bien, pour sur, vu que monsieur Dubois roule sur +l'or". + +Alors ils demanderent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence, +la cuisiniere des gens du premier. Anna consentit a tout. + +Le mariage etait fixe au dernier mardi du mois. + + +II + + +Apres la formalite de la mairie et la ceremonie religieuse, la noce se +dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amene, de leur cote, +un cousin d'age, M. Sauvetanin, homme a reflexions philosophiques, +ceremonieux et compasse, dont on attendait l'heritage, et une vieille +tante, Mme Lamondois. + +M. Sauvetanin avait ete designe pour offrir son bras a Anna. On les +avait accouples, les jugeant les deux personnes les plus importantes et +les plus distinguees de la societe. + +Des qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immediatement son +cavalier et courut en avant en declarant: "Je vais vous montrer le +chemin." + +Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invites +suivait plus lentement. + +Des que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser +passer le monde qui defilait devant elle en roulant de grands yeux et en +tournant la tete de tous les cotes pour voir ce luxe mysterieux. + +La table etait mise dans le salon, la salle a manger ayant ete jugee +trop petite. Un restaurateur voisin avait loue les couverts, et les +carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait +d'une fenetre. + +Les dames penetrerent dans la chambre a coucher pour se debarrasser de +leurs chales et de leurs coiffures, et le pere Touchard, debout sur +la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux +hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le pere Taille, tres +digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son +enfant, et il allait de piece en piece, tenant toujours a la main son +chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant a la facon d'un +sacristain dans une eglise. + +Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hatait le repas. + +Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle a manger demeublee, +en criant: "Venez tous par ici une minute." Les douze invites se +precipiterent et apercurent douze verres de madere en couronne sur un +gueridon. + +Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient deja dans +les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans +doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, meme +vieux et laids, aupres des femmes galantes, comme si elles devaient par +metier, par obligation professionnelle, un peu d'elles a tous les males. + +Puis on se mit a table, et le repas commenca. Les parents occupaient un +bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mere presidait +a droite, la jeune mariee presidait a gauche. Anna s'occupait de tous et +de chacun, veillait a ce que les verres fussent toujours pleins et les +assiettes toujours garnies. Une certaine gene respectueuse, une certaine +intimidation devant la richesse du logis et la solennite du service +paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne +rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans +une atmosphere trop distinguee, cela genait. Mme Touchard, la mere, qui +aimait rire, tachait d'animer la situation; et, comme on arrivait au +dessert, elle cria: "Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose." +Son fils passait dans sa rue pour posseder une des plus jolies voix du +Havre. + +Le marie aussitot se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur, +par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de +circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec +le serieux du diner. + +Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour ecouter. Tous +les visages devinrent attentifs et vaguement souriants. + +Le chanteur annonca "Le pain maudit", et arrondissant le bras droit, ce +qui fit remonter son habit dans son cou, il commenca: + + Il est un pain beni qu'a la terre econome + Il nous faut arracher d'un bras victorieux. + C'est le pain du travail, celui que l'honnete homme, + Le soir, a ses enfants, apporte tout joyeux. + Mais il en est un autre, a mine tentatrice, + Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_ + Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice! + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la! _(bis.)_ + +Toute la table applaudit avec frenesie. Le pere Touchard declara: "Ca, +c'est tape." La cuisiniere invitee tourna dans sa main un crouton +qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: "Tres +bien!" Et la tante Lamondois s'essuyait deja les yeux avec sa serviette. + +Le marie annonca: "Deuxieme couplet" et le lanca avec une energie +croissante: + + Respect au malheureux qui, tout brise par l'age, + Nous implore en passant sur le bord du chemin, + Mais fletrissons celui qui, desertant l'ouvrage, + Alerte et bien portant, ose tendre la main. + Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse. + C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_ + Honte a celui qui vit du pain de la paresse, + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la _(bis.)_ + +Tous, meme les deux servants restes debout contre les murs, hurlerent +en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient +detonner les voix grasses des hommes. + +La tante et la mariee pleuraient tout a fait. Le pere Taille se mouchait +avec un bruit de trombone, et le pere Touchard affole brandissait +un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisiniere amie +laissait tomber des larmes muettes sur son crouton qu'elle tourmentait +toujours. + +M. Sauvetanin prononca au milieu de l'emotion generale: "Voila des +choses saines, bien differentes des gaudrioles." + +Anna, troublee aussi, envoyait des baisers a sa soeur et lui montrait +d'un signe amical son mari, comme pour la feliciter. + +Le jeune homme, grise par le succes, reprit: + + Dans ton simple reduit, ouvriere gentille, + Tu sembles ecouter la voix du tentateur! + Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille. + Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur. + Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes + Lorsque, te maudissant, ton pere expirera? _(bis)_ + Le pain du deshonneur se petrit dans les larmes. + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la, _(bis.)_ + +Seuls les deux servants et le pere Touchard reprirent le refrain. Anna, +toute pale, avait baisse les yeux. Le marie, interdit, regardait autour +de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisiniere avait +soudain lache son crouton comme s'il etait devenu empoisonne. + +M. Sauvetanin declara gravement, pour sauver la situation: "Le dernier +couplet est de trop." Le pere Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait +des regards feroces autour de lui. + +Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une +voix mouillee, d'une voix de femme qui pleure: "Apportez le champagne." + +Aussitot une joie secoua les invites. Les visages redevinrent radieux. +Et comme le pere Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien +compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le +montrant aux convives: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la, + +toute la noce, electrisee en voyant apparaitre les bouteilles coiffees +d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la. + + + + +LES SABOTS + + + + +Les Sabots + + +Le vieux cure bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus +des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommades des +paysans. Les grands paniers des fermieres venues de loin pour la messe +etaient poses a terre a cote d'elles; et la lourde chaleur d'un jour +de juillet degageait de tout le monde une odeur de betail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchees dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air charge d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges "... Comme le desire le bon Dieu. Ainsi soit-il!" prononcait +le pretre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, a recommander a ses ouailles les petites affaires intimes de +la commune. C'etait un vieux homme a cheveux blancs qui administrait +la paroisse depuis bientot quarante ans, et le prone lui servait pour +communiquer familierement avec tout son monde. + +Il reprit: "Je recommande a vos prieres Desire Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches." + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier poses dans un +breviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: "Il ne faut pas que +les garcons et les filles viennent comme ca, le soir, dans le cimetiere, +ou bien je previendrai le garde-champetre.--M. Cesaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnete comme servante." Il reflechit +encore quelques secondes, puis ajouta: "C'est tout, mes freres, c'est +la grace que je vous souhaite au nom du Pere, et du Fils, et du +Saint-Esprit." + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentres dans leur chaumiere, la derniere du +hameau de la Sabliere, sur la route de Fourville, le pere, un vieux +petit paysan sec et ride, s'assit devant la table, pendant que sa femme +decrochait la marmite et que sa fille Adelaide prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: "Ca s'rait p't'etre bon, c'te +place chez maitr' Omont, vu que le v'la veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'etre ben d'y envoyer +Adelaide." + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle reflechit. + +L'homme reprit: "Il a d'quoi, pour sur. Mais qu'il faudrait etre +degourdi et qu'Adelaide l'est pas un brin." + +La femme alors articula: "J'pourrions voir tout d'meme." Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde a l'air niais, aux cheveux +jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +"T'entends, grande bete. T'iras chez mait' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera." + +La fille se mit a rire sottement sans repondre. Puis tous trois +commencerent a manger. + +Au bout de dix minutes, le pere reprit: "Ecoute un mot, la fille, et +tache d'n' point te mettre en defaut sur ce que j'vas te dire...." + +Et il lui traca en termes lents et minutieux toute une regle de +conduite, prevoyant les moindres details, la preparant a cette conquete +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mere avait cesse de manger pour ecouter et elle demeurait, la +fourchette a la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour a +tour, suivant cette instruction avec une attention concentree et muette. + +Adelaide restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Des que le repas fut termine la mere lui fit mettre son bonnet, et elles +partirent toutes deux pour aller trouver M. Cesaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adosse aux batiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'etait retire du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il etait gros, Jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait a faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie a pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgre son age. + +Il aimait a se promener dans les champs, les mains derriere le dos, +enfoncant ses sabots de bois dans la terre grasse, considerant la levee +du ble ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur a son aise, qui +aime ca, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: "C'est un pere Bontemps, qui n'est pas bien leve tous +les jours." + +Il recut les deux femmes, le ventre a table, achevant son cafe. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous desirez? + +La mere prit la parole: + +--C'est no't fille Adelaide que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit cu matin monsieur le cure. + +Maitre Omont considera la fille, puis, brusquement: + +--Quel age qu'elle a, c'te grande bique-la? + +--Vingt-un ans a la Saint-Michel, monsieur Omont. + +--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. + +Et il congedia les deux femmes. + +Adelaide entra en fonctions le lendemain et se mit a travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la hela. + +--Adelaide! + +Elle accourut. + +--Me v'la, not' maitre. + +Des qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnees, l'oeil +trouble, il declara: + +--Ecoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma +servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne melerons point nos +sabots. + +--Oui, not' maitre. + +--Allons, c'est bien, va a ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le diner du maitre dans sa petite salle a papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prevenir M. +Omont. + +--C'est servi, not' maitre. + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, deplia sa serviette, hesita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +--Adelaide! + +Elle arriva, effaree. Il cria comme s'il allait la massacrer. + +--Eh bien, nom de D ... et te, ousqu'est ta place? + +--Mais ... not'maitre ... + +Il hurlait: + +"--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' la ou bien +foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre." + +Epouvantee, elle apporta son couvert en balbutiant: + +--Me v'la, not' maitre. + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle ecoutait les yeux baisses, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le cafe, elle ne deposa qu'une tasse devant lui, alors, +repris de colere, il grogna: + +--Eh bien, et pour te? + +--J'n'en prends point, not' maitre. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il eclata de nouveau: + +--J'aime pas prend' mon cafe tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas +t'mett' a en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va +chercher une tasse et plus vite que ca. + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, gouta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maitre, avala jusqu'au bout. Puis +il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second +du pousse-rincette, et le troisieme du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congedia. + +--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille. + +Il en fut de meme au diner. Puis elle dut faire sa partie de dominos, +puis il l'envoya se mettre au lit. + +--Va te coucher, je monterai tout a l'heure. + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa priere, +se devetit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, +effaree. Un cri furieux faisait trembler la maison: + +--Adelaide? + +Elle ouvrit sa porte et repondit de son grenier: + +--Me v'la, not' maitre. + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maitre. + +Alors il vocifera: + +--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom +de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ... + +Alors, elle repondit d'en haut, eperdue, cherchant sa chandelle: + +--Me v'la, not' maitre! + +Et il entendit ses petits sabots decouverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivee aux dernieres marches, il la prit +par le bras, et des qu'elle eut laisse devant la porte ses etroites +chaussures de bois a cote des grosses galoches du maitre, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +--Plus vite que ca, donc, nom de D ...! + +Et elle repetait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +--Me v'la, me v'la, not' maitre. + + * * * * * + +Six mois apres, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +pere l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, repetant: + +--Mais non, je n'crois point. + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-me si vous n'avez point, queque soir, mele vos sabots? + +--Oui, je les ons meles l'premier soir et puis l's autres. + +--Mais t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit a sangloter, balbutiant: + +--J'savais ti, me? J'savais ti, me? + +Le pere Malandain la guettait, l'oeil eveille, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Queque tu ne savais point? + +Elle prononca, a travers ses pleurs: + +--J'savais ti, me, que ca se faisait comme ca d's'efants! + +Sa mere rentrait. L'homme articula, sans colere: + +--La v'la grosse, a c't'heure. + +Mais la femme se facha, revoltee d'instinct, injuriant a pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de "manante" et de "trainee". + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour +causer de leurs affaires avec mait' Cesaire Omont, il declara: + +--All' est tout d'meme encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prone du dimanche suivant, le vieux cure publiait les bans de M. +Onufre-Cesaire Omont avec Celeste-Adelaide Malandain. + + + + +LA BUCHE + + + + +La Buche + + +Le salon etait petit, tout enveloppe de teintures epaisses, et +discretement odorant. Dans une cheminee large, un grand feu flambait; +tandis qu'une seule lampe posee sur le coin de la cheminee versait une +lumiere molle, ombree par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux +personnes qui causaient. + +Elle, la maitresse de la maison, une vieille a cheveux blancs, mais une +de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin +papier et parfumee, tout impregnee de parfums, penetree jusqu'a la chair +vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, +l'epiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur +legere qui vous saute a l'odorat lorsqu'on ouvre une boite de poudre +d'iris florentine. + +Lui etait un ami d'autrefois, reste garcon, un ami de toutes les +semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus +d'ailleurs. + +Ils avaient cesse de causer depuis une minute environ, et tous deux +regardaient le feu, revant a n'importe quoi, en l'un de ces silences +amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire +l'un pres de l'autre. + +Et soudain une grosse buche, une souche herissee de racines enflammees, +croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancee dans le salon, +roula sur le tapis en jetant des eclats de feu tout autour d'elle. + +La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis +que lui, a coup de botte, rejetait dans la cheminee l'enorme charbon +et ratissait de sa semelle toutes les eclaboussures ardentes repandues +autour. + +Quand le desastre fut repare, une forte odeur de roussi se repandit; et +l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: "Et +voila, dit-il en montrant la buche replacee dans l'atre, voila pourquoi +je ne me suis jamais marie." + +Elle le considera, tout etonnee, avec cet oeil curieux des femmes qui +veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, ou +la curiosite est reflechie, compliquee, souvent malicieuse; et elle +demanda: "Comment ca?" + +Il reprit: "Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine +histoire. + +Mes anciens camarades se sont souvent etonnes du froid survenu tout a +coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, +Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux +inseparables comme nous etions, avaient pu tout a coup devenir presque +etrangers l'un a l'autre. Or, voici le secret de notre eloignement. + +Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions +jamais; et l'amitie qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait +pu la briser. + +Un soir, en rentrant, il m'annonca son mariage. + +Je recus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait vole ou trahi. +Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une +femme, cette affection ombrageuse, inquiete et charnelle, ne tolere +point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de +coeur et de confiance qui existe entre deux hommes. + +Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un a l'autre, +l'homme et la femme sont toujours etrangers d'ame, d'intelligence; ils +restent deux belligerants; ils sont d'une race differente; il faut qu'il +y ait toujours un dompteur et un dompte, un maitre et un esclave; tantot +l'un, tantot l'autre; ils ne sont jamais deux egaux. Ils s'etreignent +les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent +jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui +semble ouvrir les coeurs, les mettre a nu, dans un elan de sincere +et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de +procreer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les +abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec +lui dans cette communion de pensees qui ne peut exister qu'entre deux +hommes. + +Enfin mon ami Julien se maria. Elle etait jolie, sa femme, charmante, +une petite blonde frisottee, vive, potelee, qui semblait l'adorer. + +D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gener leur tendresse, +me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, +m'appeler sans cesse, et m'aimer. + +Peu a peu je me laissai seduire par le charme doux de cette vie commune; +et je dinais souvent chez eux; et souvent, rentre chez moi la nuit, je +songeais a faire comme lui, a prendre une femme, trouvant bien triste a +present ma maison vide. + +Eux, paraissaient se cherir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien +m'ecrivit de venir diner. J'y allai. "Mon bon, dit-il, il va falloir que +je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de +retour avant onze heures; mais a onze heures precises, je rentrerai. +J'ai compte sur toi pour tenir compagnie a Berthe." + +La jeune femme sourit: "C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idee de vous +envoyer chercher", reprit-elle. + +Je lui serrai la main: "Vous etes gentille comme tout." Et je sentis sur +mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se +mit a table; et, des huit heures, Julien nous quittait. + +Aussitot qu'il fut parti, une sorte de gene singuliere naquit +brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous etions encore jamais +trouves seuls, et, malgre notre intimite grandissant chaque jour, le +tete-a-tete nous placait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord +de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les +silences embarrassants. Elle ne repondit rien et restait en face de moi, +de l'autre cote de la cheminee, la tete baissee, le regard indecis, un +pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile meditation. +Quand je fus a sec d'idees banales, je me tus. C'est etonnant comme il +est difficile quelquefois de trouver des choses a dire. Et puis, je +sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne +sais quoi impossible a exprimer, cet avertissement mysterieux qui vous +previent des intentions secretes, bonnes ou mauvaises, d'une autre +personne a votre egard. + +Ce penible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: "Mettez +donc une buche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'eteindre." +J'ouvris le coffre a bois, place juste comme le votre, et je pris une +buche, la plus grosse buche, que je placai en pyramide sur les autres +morceaux aux trois quarts consumes. + +Et le silence recommenca. + +Au bout de quelques minutes, la buche flambait de telle facon qu'elle +nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, +des yeux qui me parurent etranges. "Il fait trop chaud, maintenant, +dit-elle; allons donc la-bas, sur le canape." Et nous voila partis sur +le canape. Puis tout a coup, me regardant bien en face: "Qu'est-ce que +vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?" + +Je repondis, fort interloque: "Ma foi, le cas n'est pas prevu, et puis, +ca dependrait de la femme." + +Alors, elle se mit a rire, d'un rire sec, nerveux, fremissant, un de ces +rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta: + +"Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins." + +Elle se tut, puis reprit: + +"Avez-vous quelquefois ete amoureux, monsieur Paul?" + +Je l'avouai, oui, j'avais ete amoureux. + +"Racontez-moi ca," dit-elle. + +Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'ecoutait attentivement, +avec des marques frequentes d'improbation et de mepris; et soudain: +"Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fut bon, il faudrait, il +me semble, qu'il bouleversat le coeur, tordit les nerfs et ravageat la +tete; il faudrait qu'il fut--comment dirai-je?--dangereux, terrible +meme, presque criminel, presque sacrilege, qu'il fut une sorte de +trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacres, +des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, +sans perils, legal, est-ce bien de l'amour?" + +Je ne savais plus quoi repondre, et je jetais en moi-meme cette +exclamation philosophique: O cervelle feminine, te voila bien! + +Elle avait pris, en parlant, un petit air indifferent, sainte-nitouche; +et, appuyee sur les coussins, elle s'etait allongee, couchee, la tete +contre mon epaule, la robe un peu relevee, laissant voir un bas de soie +rouge que les eclats du foyer enflammaient par instants. + +Au bout d'une minute: "Je vous fais peur", dit-elle. Je protestai. Elle +s'appuya tout a fait contre ma poitrine et, sans me regarder: "Si je +vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?" Et avant que +j'eusse pu trouver ma reponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient +attire brusquement ma tete, et ses levres joignaient les miennes. Ah! +ma chere amie, je vous reponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper +Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusee, +effroyablement sensuelle sans doute, a qui son mari deja ne suffisait +plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul +attrait du fruit defendu, du danger brave, de l'amitie trahie! Non, cela +ne m'allait guere. Mais que faire? Imiter Joseph! role fort sot et, de +plus, fort difficile, car elle etait affolante en sa perfidie, cette +fille, et enflammee d'audace, et palpitante et acharnee. Oh! que celui +qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prete a +se donner, me jette la premiere pierre ... + +... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une +minute de plus et ... j'etais ... non, elle etait ... pardon, c'est lui +qui l'etait!... ou plutot qui l'aurait ete, quand voila qu'un bruit +terrible nous fit bondir. + +La buche, oui, la buche, madame, s'elancait dans le salon, renversant la +pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant +le tapis et se gitant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement +flamber. + +Je me precipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la +cheminee le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout +joyeux, rentrait. Il s'ecria: "Je suis libre, l'affaire est finie deux +heures plus tot!" + +Oui, mon amie, sans la buche, j'etais pince en flagrant delit. Et vous +apercevez d'ici les consequences! + +Or, je fis en sorte de n'etre plus repris dans une situation pareille, +jamais, jamais. Puis je m'apercus que Julien me battait froid, comme on +dit. Sa femme evidemment sapait notre amitie; et peu a peu il m'eloigna +de chez lui; et nous avons cesse de nous voir. Je ne me suis point +marie. Cela ne doit plus vous etonner. + + + + +MAGNETISME + + + + +Magnetisme + + +C'etait a la fin d'un diner d'hommes, a l'heure des interminables +cigares et des incessants petits verres, dans la fumee et +l'engourdissement chaud des digestions, dans le leger trouble des tetes +apres tant de viandes et de liqueurs absorbees et melees. + +On vint a parler du magnetisme, des tours de Donato et des experiences +du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, +indifferents a toute religion, se mirent a raconter des faits etranges, +des histoires incroyables mais arrivees, affirmaient-ils, retombant +brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant a +ce dernier reste de merveilleux, devenus devots, a ce mystere du +magnetisme, le defendant au nom de la science. + +Un seul souriait, un vigoureux garcon, grand coureur de filles et +chasseur de femmes, chez qui une incroyance a tout s'etait ancree si +fortement qu'il n'admettait meme point la discussion. + +Il repetait en ricanant: "Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne +discuterons pas Donato qui est tout simplement un tres malin faiseur de +tours. Quant a M. Charcot qu'on dit etre un remarquable savant, il me +fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent +par devenir fous a force de reflechir a d'etranges cas de folie. Il a +constate des phenomenes nerveux inexpliques et encore inexplicables, +il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant +toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-etre +des explications ecclesiastiques des mysteres. Et puis je voudrais +l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous repetez." + +Il y eut autour de l'incredule une sorte de mouvement de pitie, comme +s'il avait blaspheme dans une assemblee de moines. + +Un de ces messieurs s'ecria: + +--Il y a eu pourtant des miracles autrefois. + +Mais l'autre repondit: + +--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus? + +Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des +communications d'ames a travers de longs espaces, des influences +secretes d'un etre sur un autre. Et on affirmait, on declarait les faits +indiscutables, tandis que le nieur acharne repetait: "Des blagues! des +blagues! des blagues!" + +A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: "Eh +bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous +les expliquerai. Les voici: + +"Dans le petit village d'Etretat les hommes, tous matelots, vont chaque +annee au banc de Terre-Neuve pecher la morue. Or, une nuit, l'enfant +d'un de ces marins se reveilla en sursaut en criant que son "pe etait +mort a la me". On calma le mioche qui se reveilla de nouveau en hurlant +que son "pe etait neye". Un mois apres on apprenait en effet la mort du +pere enleve du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les reveils +de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'emut; on rapprocha les +dates; et il se trouva que l'accident et le reve avaient coincide a peu +pres; d'ou l'on conclut qu'ils etaient arrives la meme nuit, a la meme +heure. Et voila un mystere du magnetisme." + +Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort emu demanda:--Et +vous expliquez ca, vous? + +--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouve le secret. Le fait m'avait surpris +et meme vivement embarrasse; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par +principe. De meme que d'autres commencent par croire, je commence par +douter; et quand je ne comprends nullement, je continue a nier toute +communication telepathique des ames, sur que ma penetration seule est +suffisante. Eh bien, j'ai cherche, cherche, et j'ai fini, a force +d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre +qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des +enfants revat et annoncat a son reveil que le "pe etait mort a la me". +La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent +toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces frequentes predictions +coincide, par un hasard tres simple, avec une mort, on crie aussitot au +miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres +presages, toutes les autres propheties de malheur, demeures sans +confirmation. J'en ai pour ma part considere plus de cinquante dont les +auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient meme plus. Mais si +l'homme, en effet, etait mort, la memoire se serait immediatement +reveillee, et l'on aurait celebre l'intervention de Dieu selon les uns, +du magnetisme selon les autres. + +Un des fumeurs declara: + +--C'est assez juste, ce que vous dites la, mais voyons votre seconde +histoire? + +--Oh! ma seconde histoire est fort delicate a raconter. C'est a +moi qu'elle est arrivee, aussi je me defie un rien de ma propre +appreciation. On n'est jamais equitablement juge et partie. Enfin la +voici: + +"J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme a laquelle je ne +songeais nullement, que je n'avais meme jamais regardee attentivement, +jamais remarquee, comme on dit. + +"Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fut pas laide; +enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux +quelconques, toute une physionomie terne; c'etait un de ces etres sur +qui la pensee ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arreter, +sur qui le desir ne s'abat point. + +"Or, un soir, que j'ecrivais des lettres au coin de mon feu avant de me +mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce devergondage d'idees, de +cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste +quelques minutes revassant, la plume en l'air, une sorte de petit +souffle qui me passait dans l'esprit, un tout leger frisson du coeur, et +immediatement, sans raison, sans aucun enchainement de pensees logique, +j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds a la +tete, et sans voile, cette jeune femme a qui je n'avais jamais songe +plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversat la +tete. Et soudain je lui decouvris un tas de qualites que je n'avais +point observees, un charme doux, un attrait langoureux; elle eveilla +chez moi cette sorte d'inquietude d'amour qui vous met a la poursuite +d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je +m'endormis. Et je revai. + +"Vous avez tous fait de ces reves singuliers, n'est-ce pas, qui +vous rendent maitres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes +infranchissables, des joies inesperees, des bras impenetrables? + +"Qui de nous dans ces sommeils troubles, nerveux, haletants, n'a tenu, +etreint, petri, possede avec une acuite de sensation extraordinaire, +celle dont son esprit etait occupe? Et avez-vous remarque quelles +surhumaines delices apportent ces bonnes fortunes du reve! En quelles +ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous +secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, penetrante, elles +vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient defaillante et chaude, en +cette illusion adorable et brutale, qui semble une realite. + +"Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme +fut a moi, tellement a moi que la tiede douceur de sa peau me restait +aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le gout de +ses baisers me restait aux levres, le son de sa voix me restait aux +oreilles, le cercle de son etreinte autour des reins, et le charme +ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps apres mon reveil +exquis et decevant. + +"Et trois fois en cette meme nuit, le songe se renouvela. + +"Le jour venu, elle m'obsedait, me possedait, me hantait la tete et les +sens, a un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser a +elle. + +"A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. +Dans son escalier j'etais emu a trembler, mon coeur battait, un desir +vehement m'envahissait des pieds aux cheveux. + +"J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et +soudain nos yeux se croiserent avec une surprenante fixite. Je m'assis. + +"Je balbutiai quelques banalites qu'elle ne semblait point ecouter. Je +ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle, +la saisissant a pleins bras; et tout mon reve s'accomplit si vite, si +facilement, si follement, que je doutai soudain d'etre eveille ... Elle +fut pendant deux ans ma maitresse ..." + +--Qu'en concluez-vous? dit une voix. + +Le conteur semblait hesiter. + +--J'en conclus ... je conclus a une coincidence, parbleu! Et puis, qui +sait? C'est peut-etre un regard d'elle que je n'avais point remarque et +qui m'est revenu ce soir-la par un de ces mysterieux et inconscients +rappels de memoire qui nous represente souvent des choses negligees par +notre conscience, passees inapercues devant notre intelligence! + +--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez +pas au magnetisme apres cela, vous etes un ingrat mon cher monsieur! + + + + +DIVORCE + + + + +Divorce + + +Maitre Bontran, le celebre avocat parisien, celui qui depuis dix ans +plaide et obtient toutes les separations entre epoux mal assortis, +ouvrit la porte de son cabinet et s'effaca pour laisser passer le +nouveau client. + +C'etait un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua: + +--Prenez un siege, dit l'avocat + +Le client s'assit et apres avoir tousse: + +--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire +de divorce. + +--Parlez, monsieur, je vous ecoute. + +--Monsieur, je suis un ancien notaire. + +--Deja! + +--Oui, deja. J'ai trente-sept ans. + +--Continuez. + +--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, tres malheureux. + +--Vous n'etes pas le seul. + +--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout a fait +special et mes griefs contre ma femme d'une nature tres particuliere. +Mais je commence par le commencement. Je me suis marie d'une facon tres +bizarre. Croyez-vous aux idees dangereuses? + +--Qu'entendez-vous par la? + +--Croyez-vous que certaines idees soient aussi dangereuses pour certains +esprits que le poison pour le corps? + +--Mais, oui, peut-etre. + +--Certainement. Il y a des idees qui entrent en nous, nous rongent, nous +tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur resister. C'est +une sorte de phylloxera des ames. Si nous avons le malheur de laisser +une de ces pensees-la se glisser en nous, si nous ne nous apercevons +pas des le debut qu'elle est une envahisseuse, une maitresse, un tyran, +qu'elle s'etend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans +cesse, s'installe, chasse toutes nos preoccupations ordinaires, absorbe +toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes +perdus. + +Voici donc ce qui m'est arrive, monsieur. Comme je vous l'ai dit, +j'etais notaire a Rouen, et un peu gene, non pas pauvre, mais pauvret, +mais soucieux, force a une economie de tous les instants, oblige de +limiter tous mes gouts, oui, tous! et c'est dur a mon age. + +Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatriemes +pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, +etc., etc.; et il m'etait arrive plusieurs fois, par ce moyen, de faire +faire a quelques clients des mariages avantageux. + +Un jour je tombe sur ceci: + +"Demoiselle jolie, bien elevee, comme il faut, epouserait homme +honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien +nets. Rien des agences." + +Or, justement, ce jour-la, je dinais avec deux amis, un avoue et un +filateur. Je ne sais comment la conversation vint a tomber sur les +mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille francs. + +Le filateur dit: "Qu'est-ce que c'est que ces femmes-la?" + +L'avoue plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces +conditions, et il donna des details; puis il ajouta, en se tournant vers +moi: + +"--Pourquoi diable ne vois-tu pas ca pour toi-meme? Cristi, ca t'en +enleverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs." + +Nous nous mimes a rire tous les trois, et on parla d'autre chose. + +Une heure plus tard je rentre chez moi. + +Il faisait froid cette nuit-la. J'habitais d'ailleurs une vieille +maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent a des +champignonnieres. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier, +un frisson glace m'entra dans le bras, et comme j'etendais l'autre +pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson +m'envahir, plus humide, celui-la, et ils se joignirent dans ma poitrine, +m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'enervement. Et je murmurai, +saisi par un brusque souvenir: "Sacristi, si je les avais, les deux +millions cinq cent mille!" + +Ma chambre etait lugubre, une chambre de garcon rouennais faite par une +bonne chargee aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre! +un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas +de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis a +chantonner, sur un air de cafe-concert, car je frequente quelquefois ces +endroits-la: + + Deux millions, + Deux millions + Sont bons + Avec cinq cent mille + Et femme gentille. + +Au fait, je n'avais pas encore pense a la femme et j'y songeai tout a +coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai meme si bien que je fus +longtemps a m'endormir. + +Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je +devais me trouver a huit heures a Darnetal pour une affaire importante. +Il fallait me lever a six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les +deux millions cinq cent mille! + +Je revins a mon etude vers dix heures. Il y avait la dedans une odeur +de poele rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procedure +avances--rien ne pue comme ca--et une odeur de clercs--bottes, +redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavee, le tout chauffee a +dix-huit degres. + +Je dejeunai, comme tous les jours, d'une cotelette brulee et d'un +morceau de fromage. Puis je me remis au travail. + +C'est alors que je pensai tres serieusement a la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille. Qui etait-ce? Pourquoi ne pas ecrire? Pourquoi +ne pas savoir? + +Enfin, monsieur, j'abrege. Pendant quinze jours cette idee me hanta, +m'obseda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites miseres dont +je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-la, presque sans m'en +apercevoir, me piquaient a present comme des coups d'aiguille, et +chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitot a la +demoiselle aux deux millions cinq cent mille. + +Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on desire une chose, +monsieur, on se la figure telle qu'on l'espere. + +Certes, il n'etait pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille, +dotee d'une facon aussi convenable, cherchat un mari par la voie des +journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fut honorable +et malheureuse. + +D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne +m'avait pas ebloui comme une chose feerique. Nous sommes habitues, nous +autres qui lisons toutes les offres de cette nature, a des propositions +de mariage accompagnees de six, huit, dix ou meme douze millions. Le +chiffre de douze millions est meme assez commun. Il plait. Je sais bien +que nous ne croyons guere a la realite de ces promesses. Elles nous +font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent +vraisemblables, jusqu'a un certain point, pour notre credulite +inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils representent et nous +disposent a considerer une dot de deux millions cinq cent mille francs +comme tres possible, tres morale. + +Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de +chambre, ayant herite brusquement de son pere, avait appris du meme coup +la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir a la devoiler a quelque +homme qui l'aurait aimee, faisait appel aux inconnus par un moyen fort +usite qui comportait en lui-meme une sorte d'aveu de tare originelle. + +Ma supposition etait stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres, +notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, +monsieur. + +Donc j'ecrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis. + +Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'apres-midi, j'etais en +train de travailler dans mon cabinet, quand le maitre clerc m'annonca: + +--Mlle Chantefrise. + +--Faites entrer. + +Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air +embarrassee. + +--Asseyez-vous, mademoiselle. + +Elle s'assit et murmura: + +--C'est moi, monsieur. + +--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaitre. + +--La personne a qui vous avez ecrit. + +--Pour un mariage? + +--Oui, monsieur. + +--Ah! tres bien! + +--Je suis venue moi-meme, parce qu'on fait mieux les choses en personne. + +--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous desirez vous marier? + +--Oui, monsieur. + +--Vous avez de la famille? + +Elle hesita, baissa les yeux et balbutia: + +--Non, monsieur ... Ma mere ... et mon pere ... sont morts. + +Je tressaillis.--Donc j'avais devine juste,--et une vive sympathie +s'eveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre creature. Je +n'insistai pas pour menager sa sensibilite, et je repris: + +--Votre fortune est bien nette? + +Elle repondit, cette fois, sans hesiter: + +--Oh! oui, monsieur. + +Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me +deplaisait pas, bien qu'un peu mure, plus mure que je n'avais pense. +C'etait une belle personne, une forte personne, une maitresse femme. Et +l'idee me vint de lui jouer une jolie petite comedie de sentiment, de +devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je +me serais assure que la dot n'etait pas illusoire. Je lui parlai de ce +client que je depeignis comme un homme triste, tres honorable, un peu +malade. + +Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants. + +--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou +quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre. + +--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle. + +--Mon Dieu! oui ou non. Etes-vous pressee de retourner chez vous? + +--Pas du tout. + +--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps. + +--Vous etes trop aimable, monsieur. + +--Vous etes descendue a l'hotel? + +Elle nomma le premier hotel de Rouen. + +--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre a votre futur ... notaire +de vous offrir a diner, ce soir. + +Elle parut hesiter, inquiete, indecise; puis elle se decida: + +--Oui, monsieur. + +--Je vous prendrai chez vous a sept heures. + +--Oui, monsieur. + +--Alors, a ce soir, mademoiselle? + +--Oui, monsieur. + +Et je la reconduisis jusqu'a ma porte. + + * * * * * + +A sept heures, j'etais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette +pour moi et me recut d'une facon tres coquette. + +Je l'emmenai diner dans un restaurant ou j'etais connu, et je commandai +un menu troublant. + +Une heure plus tard, nous etions tres amis, et elle me contait son +histoire. Fille d'une grande dame seduite par un gentilhomme, elle avait +ete elevee chez des paysans. Elle etait riche a present, ayant herite de +grosses sommes de son pere et de sa mere, dont elle ne dirait jamais +les noms, jamais. Il etait inutile de les lui demander, inutile de la +supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu a les savoir, je +l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitot en femme pratique, +sure d'elle, sure des chiffres, des titres, des revenus, des interets +et des placements. Sa competence en cette matiere me donna aussitot une +grande confiance en elle, et je devins galant, avec reserve cependant; +mais je lui montrai clairement que j'avais du gout pour elle. + +Elle marivauda, non sans grace. Je lui offris du champagne, et j'en bus, +ce qui me troubla les idees. Je sentis alors clairement que j'allais +devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur +qu'elle ne fut aussi un peu emue et qu'elle ne succombat. Pour me +calmer, je recommencai a lui parler de sa dot, qu'il faudrait etablir +d'une facon precise, car mon client etait homme d'affaires. + +Elle repondit avec gaiete:--Oh! je sais. J'ai apporte toutes les +preuves. + +--Ici, a Rouen? + +--Oui, a Rouen. + +--Vous les avez a l'hotel? + +--Mais oui. + +--Pouvez-vous me les montrer? + +--Mais oui. + +--Ce soir. + +--Mais oui. + +Cela me sauvait de toutes les facons. Je payai l'addition, et nous voici +rentrant chez elle. + +Elle avait, en effet, apporte tous ses titres. Je ne pouvais douter, je +les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie +au coeur que je fus pris aussitot d'un violent desir de l'embrasser. +Je m'entends, d'un desir chaste, d'un desir d'homme content. Et je +l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... +le champagne aidant ... je succombai ... ou plutot ... non ... elle +succomba. + +Ah! monsieur, j'en fis une tete, apres cela ...--et elle donc! Elle +pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne +pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans +un etat d'esprit epouvantable. + +Que faire? J'avais abuse de ma cliente. Cela n'eut ete rien si j'avais +eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'etait moi, le client, +le client naif, le client trompe, trompe par lui-meme. Quelle situation! +Je pouvais la lacher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable, +sure! Et puis avais-je le droit de la lacher, la pauvre fille, apres +l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquietudes plus tard! + +Combien peu de securite avec une femme qui succombait ainsi! + +Je passai une nuit terrible d'indecision, torture de remords, ravage de +craintes, ballotte par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison +s'eclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me presentai, comme onze +heures sonnaient, a l'hotel qu'elle habitait. + +En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux. + +Je lui dis: + +--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose a faire pour reparer nos +torts. Je vous demande votre main. + +Elle balbutia: + +--Je vous la donne. + +Je l'epousai. + + * * * * * + +Tout alla bien pendant six mois. + +J'avais cede mon etude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas +un reproche, mais pas un seul a adresser a ma femme. + +Cependant je remarquais peu a peu que, de temps en temps, elle faisait +de longues sorties. Cela arrivait a jour fixe, une semaine le mardi, +l'autre le vendredi. Je me crus trompe, je la suivis. + +C'etait un mardi. Elle sortit a pied vers une heure, descendit la rue +de la Republique, tourna a droite, par la rue qui suit le palais +archiepiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'a la Seine, longea le pont +de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiete, +se retournant souvent, epiant tous les passants. + +Comme je m'etais costume en charbonnier, elle ne me reconnut pas. + +Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, +son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq. + +Je me cachai derriere un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un +flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'elance, saisit dans ses bras +une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et +l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, apercoit une autre +enfant, plus jeune encore, fille ou garcon, porte par une autre +campagnarde, se jette dessus, l'etreint avec violence, et s'en va, +escortee des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre +et deserte promenade du Cours-la-Reine. + +Je rentrai effare, l'esprit en detresse, comprenant et ne comprenant +pas, n'osant point deviner. + +Quand elle revint pour diner, je me jetai vers elle, hurlant: + +--Quels sont ces enfants? + +--Quels enfants? + +--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever? + +Elle poussa un grand cri et s'evanouit. Quand elle revint a elle, elle +me confessa, dans un deluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui, +monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, +deux garcons. + +Et c'etait la--quelle honte!--c'etait la l'origine de sa fortune.--Les +quatre peres!... Elle avait amasse sa dot. + +Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire? + +L'avocat repondit avec gravite: + +--Reconnaitre vos enfants, monsieur. + + + + +UNE SOIREE + + + + +Une Soiree + + +Le marechal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour +les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison +a Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant a sec et mal avec sa +famille, avait ecrit a sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine +de liberte. Ce n'est point qu'il aimat beaucoup Mme Padoie, une petite +femme moralisante, devote, et toujours irritee; mais il avait besoin +d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les +Padoie etaient les seuls qu'il n'eut jamais ranconnes. + +Le pere Varajou, ancien horticulteur a Angers, retire maintenant des +affaires, avait ferme sa bourse a son garnement de fils et ne le voyait +guere depuis deux ans. Sa fille avait epouse Padoie, ancien employe des +finances, qui venait d'etre nomme receveur des contributions a Vannes. + +Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire a la +maison de son beau-frere. Il le trouva dans son bureau, en train de +discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa +chaise, tendit la main par-dessus sa table chargee de papiers, murmura: +"Prenez un siege, je suis a vous dans un instant", se rassit et +recommenca sa discussion. + +Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne +comprenait pas leurs raisonnements; il parlait francais, les autres +parlaient breton, et le commis qui servait d'interprete ne semblait +comprendre personne. + +Ce fut long, tres long. Varajou considerait son beau-frere en songeant: +"Quel cretin!" Padoie devait avoir pres de cinquante ans; il etait +grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui +faisaient sur ses yeux deux voutes de poils. Coiffe d'un bonnet de +velours orne d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il +faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensee, tout etait mou. Varajou +se repetait: "Quel cretin!" + +Il etait, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de +plus grands plaisirs que le cafe et la fille publique. En dehors de ces +deux poles de l'existence, il ne comprenait rien. Hableur, bruyant, +plein de dedain pour tout le monde, il meprisait l'univers entier du +haut de son ignorance. Quand il avait dit: "Nom d'un chien, quelle +fete!" il avait certes exprime le plus haut degre d'admiration dont fut +capable son esprit. + +Padoie, ayant enfin eloigne ses paysans, demanda: + +--Vous allez bien? + +--Pas mal, comme vous voyez. Et vous? + +--Assez bien, merci. C'est tres aimable d'avoir pense a venir nous voir. + +--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le metier +militaire, on n'a pas grande liberte. + +--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est tres aimable. + +--Et Josephine va bien? + +--Oui, oui, merci, vous la verrez tout a l'heure. + +--Ou est-elle donc? + +--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; +c'est une ville tres comme il faut. + +--Je m'en doute. + +Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frere +sans empressement, lui tendit la joue et demanda: + +--Il y a longtemps que tu es ici? + +--Non, a peine une demi-heure. + +--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le +salon. + +Ils passerent dans la piece voisine, laissant Padoie a ses chiffres et a +ses contribuables. + +Des qu'ils furent seuls: + +--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle. + +--Quoi donc? + +--Il parait que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que +tu fais des dettes. + +Il eut l'air tres etonne. + +--Moi! Jamais de la vie. + +--Oh! ne nie pas, je le sais. + +Il essaya encore de se defendre, mais elle lui ferma la bouche par une +semonce si violente qu'il dut se taire. + +Puis elle reprit: + +--Nous dinons a six heures, tu es libre jusqu'au diner. Je ne puis te +tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses a faire. + +Reste seul, il hesita entre dormir ou se promener. Il regardait tour a +tour la porte conduisant a sa chambre et celle conduisant a la rue. Il +se decida pour la rue. + +Donc il sortit et se mit a roder, d'un pas lent, le sabre sur les +mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte +au bord de sa mer interieure, qu'on appelle "le Morbihan". Il regardait +les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et +il murmurait: "Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idee de venir ici!" + +Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et +desole, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour +sommeiller jusqu'au diner. + +La bonne le reveilla en frappant a sa porte. + +--C'est servi, monsieur. + +Il descendit. + +Dans la salle humide, dont le papier se decollait pres du sol, une +soupiere attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi +trois assiettes melancoliques. + +M. et Mme Padoie entrerent en meme temps que Varajou. On s'assit, puis +la femme et le mari dessinerent un petit signe de croix sur le creux de +leur estomac, apres quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. +C'etait jour de pot-au-feu. + +Apres la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui +tombait en bouillie. Le sous-officier le machait avec lenteur, avec +degout, avec fatigue, avec rage. + +Mme Padoie disait a son mari: + +--Tu vas ce soir chez M. le premier president? + +--Oui, ma chere. + +--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es +pas fait pour le monde avec ta mauvaise sante. + +Alors elle parla de la societe de Vannes, de l'excellente societe ou +les Padoie etaient recus avec consideration, grace a leurs sentiments +religieux. + +Puis on servit des pommes de terre en puree, avec un plat de +charcuterie, en l'honneur du nouveau venu. + +Puis du fromage. C'etait fini. Pas de cafe. + +Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soiree en tete-a-tete avec +sa soeur, subir ses reproches, ecouter ses sermons, sans avoir meme +un petit verre a laisser couler dans sa gorge pour faire glisser +les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce +supplice, et il declara qu'il devait aller a la gendarmerie pour faire +regulariser quelque chose sur sa permission. + +Et il se sauva, des sept heures. + +A peine dans la rue, il commenca par se secouer comme un chien qui +sort de l'eau. Il murmurait: "Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle +corvee!" + +Et il se mit a la recherche d'un cafe, du meilleur cafe de la ville. Il +le trouva, sur une place, derriere deux becs de gaz. Dans l'interieur, +cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et +causaient doucement, accoudes sur de petites tables, tandis que deux +joueurs de billard marchaient autour du tapis vert ou roulaient les +billes en se heurtant. + +On entendait leur voix compter: "Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de +chance.--Oh! joli coup! bien joue!--Onze.--Il fallait prendre par la +rouge.--Vingt.--Bille en tete, bille en tete.--Douze. Hein! j'avais +raison?" + +Varajou commanda: "Une demi-tasse et un carafon de fine, de la +meilleure." + +Puis il s'assit, attendant sa consommation. + +Il etait accoutume a passer ses soirs de liberte avec ses camarades, +dans le tapage et la fumee des pipes. Ce silence, ce calme +l'exasperaient. Il se mit a boire, du cafe d'abord; puis son carafon +d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire +maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un. + +Il se dit: "Cristi, me voila remonte. Il faut que je fasse la fete." Et +l'idee lui vint aussitot de trouver des filles pour s'amuser. Il appela +le garcon. + +--He, l'employe! + +--Voila, m'sieu. + +--Dites, l'employe, ousqu'on rigole ici? + +L'homme resta stupide a cette question. + +--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici! + +--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi? + +--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne biere ou du bon vin. + +--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais? + +--Les demoiselles! ah! ah! + +--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici? + +--Des demoiselles? + +--Mais, oui, des demoiselles! + +Le garcon se rapprocha, baissa la voix: + +--Vous demandez ousqu'est la maison? + +--Mais oui, parbleu! + +--Vous prenez la deuxieme rue a gauche et puis la premiere a +droite.--C'est au 15. + +--Merci, ma vieille. V'la pour toi. + +--Merci, m'sieu. + +Et Varajou sortit en repetant: "Deuxieme a gauche, premiere a droite, +15." Mais au bout de quelques secondes, il pensa: "Deuxieme a +gauche,--oui,--Mais en sortant du cafe, fallait-il prendre a droite ou a +gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien." + +Et il marcha, tourna dans la seconde rue a gauche, puis dans la premiere +a droite, et chercha le numero 15. C'etait une maison d'assez belle +apparence, dont on voyait, derriere les volets clos, les fenetres +eclairees au premier etage. La porte d'entree demeurait entr'ouverte, et +une lampe brulait dans le vestibule. Le sous-officier pensa: + +--C'est bien ici. + +Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela: + +-Ohe! Ohe! + +Une petite bonne apparut et demeura stupefaite en apercevant un soldat. +Il lui dit: + +--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut? + +--Oui, monsieur. + +--Au salon? + +--Oui monsieur. + +--Je n'ai qu'a monter? + +--Oui, monsieur. + +--La porte en face? + +--Oui, monsieur. + +Il monta, ouvrit une porte et apercut, dans une piece bien eclairee +par deux lampes, un lustre et deux candelabres a bougies, quatre dames +decolletees qui semblaient attendre quelqu'un. + +Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un +peu guinde, sur des sieges de velours grenat, tandis que la quatrieme, +agee de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; +elle etait tres grosse, vetue d'une robe de soie verte qui laissait +passer, pareille a l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras enormes +et son enorme gorge, d'un rose rouge poudrederize. Le sous-officier +salua: + +--Bonjour, mesdames. + +La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina: + +--Bonjour, monsieur. + +Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il +songea que les officiers seuls etaient sans doute admis dans ce lieu; et +cette pensee le troubla. Puis il se dit: "Bah! s'il en vient un, nous +verrons bien." Et il demanda: + +--Alors, ca va bien? + +La dame, la grosse, la maitresse du logis sans doute, repondit: + +--Tres bien! merci. + +Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut. + +Cependant il eut honte, a la fin, de sa timidite, et riant d'un rire +gene: + +--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ... + +Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et +Padoie, en habit noir, apparut. + +Alors Varajou poussa un hurlement d'allegresse, et, se dressant, il +sauta sur son beau-frere, le saisit dans ses bras et le fit danser tout +autour du salon en hurlant: "V'la Padoie ... V'la Padoie ... V'la Padoie +..." Puis, lachant le percepteur eperdu de surprise, il lui cria dans la +figure: + +--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fete, toi,... Ah! +Farceur.... Et ma soeur!... Tu la laches, dis!... + +Et songeant a tous les benefices de cette situation inesperee, a +l'emprunt force, au chantage inevitable, il se jeta tout au long sur le +canape et se mit a rire si fort que tout le meuble en craquait. + +Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauverent, +tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prete a +defaillir. + +Et deux messieurs apparurent, decores, tous deux en habit. Padoie se +precipita vers eux: + +--Oh! monsieur le president ... il est fou ... il est fou ... On nous +l'avait envoye en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou.... + +Varajou s'etait assis, ne comprenant plus, devinant tout a coup qu'il +avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant +vers son beau-frere: + +--Ou donc sommes-nous ici? demanda-t-il. + +Mais Padoie, saisi soudain d'une colere folle, balbutia: + +--Ou ... ou ... ou nous sommes.... Malheureux ... miserable ... +infame.... Ou nous sommes ... Chez monsieur le premier president!... +chez monsieur le premier president de Mortemain ... de Mortemain ... de +... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... +canaille!... + + + + +TABLE + + Boule de Suif + L'Epave + Decouverte + Un Parricide + Le Rendez-vous + Bombard + Le Pain Maudit + Les Sabots + La Buche + Magnetisme + Divorce + Une Soiree + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + +***** This file should be named 10746.txt or 10746.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's +eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, +compressed (zipped), HTML and others. + +Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over +the old filename and etext number. 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For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + diff --git a/old/10746.zip b/old/10746.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..14448ec --- /dev/null +++ b/old/10746.zip |
