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+The Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Boule de Suif
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG
+Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously
+made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at
+http://gallica.bnf.fr.
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+[Illustration: Boule de Suif]
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+
+LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSEE D'ANTIN, 50 PARIS_
+
+_Collection des Grands Romans_
+
+A 1 FRANC
+
+GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._
+
+GEORGES OHNET _Le Maitre de Forges. Serge Panine. La Grande Marniere._
+
+ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._
+
+ANDRE THEURIET _Sauvageonne._
+
+RENE MAIZEROY _Petite Reine._
+
+GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._
+
+MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._
+
+JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._
+
+PIERRE MAEL _Un roman de Femme._
+
+JULES CASE _La Fille a Blanchard._
+
+RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._
+
+MATHILDE SERAO _Adieu Amour._
+
+MAURICE MONTEGUT _Un nom sur une Tombe._
+
+MAURICE LEBLANC _Une Femme._
+
+
+Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume.
+
+
+
+
+Boule de Suif
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLETES ILLUSTREES DU GUY DE MAUPASSANT
+
+
+EDITION DE LUXE
+
+(_Voir Catalogue a la fin du volume_.)
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+BOULE DE SUIF
+
+
+L'EPAVE--DECOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN
+MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNETISME--DIVORCE--UNE SOIREE
+
+
+
+PARIS 1907
+
+
+
+
+BOULE DE SUIF
+
+
+Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armee en deroute avaient
+traverse la ville. Ce n'etait point de la troupe, mais des hordes
+debandees. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes
+en guenilles, et ils avancaient d'une allure molle, sans drapeau, sans
+regiment. Tous semblaient accables, ereintes, incapables d'une pensee ou
+d'une resolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue
+sitot qu'ils s'arretaient. On voyait surtout des mobilises, gens
+pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil;
+des petits moblots alertes, faciles a l'epouvante et prompts a
+l'enthousiasme, prets a l'attaque comme a la fuite; puis, au milieu
+d'eux, quelques culottes rouges, debris d'une division moulue dans une
+grande bataille; des artilleurs sombres alignes avec des fantassins
+divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui
+suivait avec peine la marche plus legere des lignards.
+
+Des legions de francs-tireurs aux appellations heroiques: "les
+Vengeurs de la Defaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la
+Mort"--passaient a leur tour, avec des airs de bandits.
+
+Leurs chefs, anciens commercants en draps ou en graines, ex-marchands de
+suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommes officiers pour leurs
+ecus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle
+et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de
+campagne, et pretendaient soutenir seuls la France agonisante sur
+leurs epaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres
+soldats, gens de sac et de corde, souvent braves a outrance, pillards et
+debauches.
+
+Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.
+
+La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances
+tres prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres
+sentinelles, et se preparant au combat quand un petit lapin remuait
+sous des broussailles, etait rentree dans ses foyers. Ses armes, ses
+uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle epouvantait naguere
+les bornes des routes nationales a trois lieues a la ronde, avaient
+subitement disparu.
+
+Les derniers soldats francais venaient enfin de traverser la Seine pour
+gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant apres
+tous, le general, desespere, ne pouvant rien tenter avec ces loques
+disparates, eperdu lui-meme dans la grande debacle d'un peuple habitue
+a vaincre et desastreusement battu malgre sa bravoure legendaire, s'en
+allait a pied, entre deux officiers d'ordonnance.
+
+Puis un calme profond, une attente epouvantee et silencieuse avaient
+plane sur la cite. Beaucoup de bourgeois bedonnants, emascules par le
+commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne
+considerat comme une arme leurs broches a rotir ou leurs grands couteaux
+de cuisine.
+
+La vie semblait arretee; les boutiques etaient closes, la rue muette.
+Quelquefois un habitant, intimide par ce silence, filait rapidement le
+long des murs.
+
+L'angoisse de l'attente faisait desirer la venue de l'ennemi.
+
+Dans l'apres-midi du jour qui suivit le depart des troupes francaises,
+quelques uhlans, sortis on ne sait d'ou, traverserent la ville avec
+celerite. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la
+cote Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs
+apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les
+avant-gardes des trois corps, juste au meme moment, se joignirent sur
+la place de l'Hotel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armee
+allemande arrivait, deroulant ses bataillons qui faisaient sonner les
+paves sous leur pas dur et rythme.
+
+Des commandements cries d'une voix inconnue et gutturale montaient le
+long des maisons qui semblaient mortes et desertes, tandis que, derriere
+les volets fermes, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maitres
+de la cite, des fortunes et des vies, de par le "droit de guerre". Les
+habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que
+donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la
+terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car
+la meme sensation reparait chaque fois que l'ordre etabli des choses est
+renverse, que la securite n'existe plus, que tout ce que protegeaient
+les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve a la merci d'une
+brutalite inconsciente et feroce. Le tremblement de terre ecrasant sous
+les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve deborde qui roule les
+paysans noyes avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachees aux
+toits, ou l'armee glorieuse massacrant ceux qui se defendent, emmenant
+les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au
+son du canon, sont autant de fleaux effrayants qui deconcertent toute
+croyance a la justice eternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne
+en la protection du Ciel et en la raison de l'homme.
+
+Mais a chaque porte des petits detachements frappaient, puis
+disparaissaient dans les maisons. C'etait l'occupation apres l'invasion.
+Le devoir commencait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les
+vainqueurs.
+
+Au bout de quelque temps, une fois la premiere terreur disparue, un
+calme nouveau s'etablit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien
+mangeait a table. Il etait parfois bien eleve, et, par politesse,
+plaignait la France, disait sa repugnance en prenant part a cette
+guerre. On lui etait reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait,
+un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le menageant on
+obtiendrait peut-etre quelques hommes de moins a nourrir. Et pourquoi
+blesser quelqu'un dont on dependait tout a fait? Agir ainsi serait moins
+de la bravoure que de la temerite.--Et la temerite n'est plus un defaut
+des bourgeois de Rouen, comme au temps des defenses heroiques ou
+s'illustra leur cite.--On se disait enfin, raison supreme tiree de
+l'urbanite francaise, qu'il demeurait bien permis d'etre poli dans son
+interieur pourvu qu'on ne se montrat pas familier, en public, avec le
+soldat etranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la
+maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps,
+chaque soir, a se chauffer au foyer commun.
+
+La ville meme reprenait peu a peu de son aspect ordinaire. Les Francais
+ne sortaient guere encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans
+les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui trainaient avec
+arrogance leurs grands outils de mort sur le pave, ne semblaient pas
+avoir pour les simples citoyens enormement plus de mepris que les
+officiers de chasseurs, qui, l'annee d'avant, buvaient aux memes cafes.
+
+Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil
+et d'inconnu, une atmosphere etrangere intolerable, comme une odeur
+repandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les
+places publiques, changeait le gout des aliments, donnait l'impression
+d'etre en voyage, tres loin, chez des tribus barbares et dangereuses.
+
+Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants
+payaient toujours; ils etaient riches d'ailleurs. Mais plus un negociant
+normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute
+parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre.
+
+Cependant, a deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de
+la riviere, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les
+pecheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand
+gonfle dans son uniforme, tue d'un coup de couteau ou de savate, la tete
+ecrasee par une pierre, ou jete a l'eau d'une poussee du haut d'un pont.
+Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et
+legitimes, heroismes inconnus, attaques muettes, plus perilleuses que
+les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.
+
+Car la haine de l'Etranger arme toujours quelques Intrepides prets a
+mourir pour une Idee.
+
+Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujetissant la ville a leur
+inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la
+renommee leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale,
+on s'enhardit, et le besoin du negoce travailla de nouveau le coeur des
+commercants du pays. Quelques-uns avaient de gros interets engages au
+Havre que l'armee francaise occupait, et ils voulurent tenter de gagner
+ce port en allant par terre a Dieppe ou ils s'embarqueraient.
+
+On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la
+connaissance, et une autorisation de depart fut obtenue du general en
+chef.
+
+Donc, une grande diligence a quatre chevaux ayant ete retenue pour ce
+voyage, et dix personnes s'etant fait inscrire chez le voiturier, on
+resolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour eviter tout
+rassemblement.
+
+Depuis quelque temps deja la gelee avait durci la terre, et le lundi,
+vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apporterent la
+neige qui tomba sans interruption pendant toute la soiree et toute la
+nuit.
+
+A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se reunirent dans la
+cour de l'Hotel de Normandie, ou l'on devait monter en voiture.
+
+Ils etaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous
+leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurite; et l'entassement
+des lourds vetements d'hiver faisait ressembler tous ces corps a
+des cures obeses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se
+reconnurent, un troisieme les aborda, ils causerent:--"J'emmene ma
+femme,"--dit l'un.--"J'en fais autant."--"Et moi aussi."--Le premier
+ajouta:--"Nous ne reviendrons pas a Rouen, et si les Prussiens
+approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre."--Tous avaient les
+memes projets, etant de complexion semblable.
+
+Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait
+un valet d'ecurie, sortait de temps a autre d'une porte obscure
+pour disparaitre immediatement dans une autre. Des pieds de chevaux
+frappaient la terre, amortis par le fumier des litieres, et une voix
+d'homme parlant aux betes et jurant s'entendait au fond du batiment. Un
+leger murmure de grelots annonca qu'on maniait les harnais; ce murmure
+devint bientot un fremissement clair et continu, rythme par le mouvement
+de l'animal, s'arretant parfois, puis reprenant dans une brusque
+secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferre battant le sol.
+
+La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois geles
+s'etaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis.
+
+Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en
+descendant vers la terre; il effacait les formes, poudrait les choses
+d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence
+de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague,
+innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutot sensation que
+bruit, entremelement d'atomes legers qui semblaient emplir l'espace,
+couvrir le monde.
+
+L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval
+triste qui ne venait pas volontiers. Il le placa contre le timon,
+attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais,
+car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumiere.
+Comme il allait chercher la seconde bete, il remarqua tous ces voyageurs
+immobiles, deja blancs de neige, et leur dit:--"Pourquoi ne montez-vous
+pas dans la voiture, vous serez a l'abri, au moins."
+
+Ils n'y avaient pas songe, sans doute, et ils se precipiterent. Les
+trois hommes installerent leurs femmes dans le fond, monterent ensuite;
+puis les autres formes indecises et voilees prirent a leur tour les
+dernieres places sans echanger une parole.
+
+Le plancher etait couvert de paille ou les pieds s'enfoncerent. Les
+dames du fond, ayant apporte des petites chaufferettes en cuivre avec un
+charbon chimique, allumerent ces appareils, et, pendant quelque temps, a
+voix basse, elles en enumererent les avantages, se repetant des choses
+qu'elles savaient deja depuis longtemps.
+
+Enfin, la diligence etant attelee, avec six chevaux au lieu de quatre
+a cause du tirage plus penible, une voix du dehors demanda:--"Tout le
+monde est-il monte?"--Une voix du dedans repondit:--"Oui."--On partit.
+
+La voiture avancait lentement, lentement, a tout petits pas. Les
+roues s'enfoncaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des
+craquements sourds; les betes glissaient, soufflaient, fumaient; et le
+fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les
+cotes, se nouant et se deroulant comme un serpent mince, et cinglant
+brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort
+plus violent.
+
+Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons legers qu'un
+voyageur, Rouennais pur sang, avait compares a une pluie de coton, ne
+tombaient plus. Une lueur sale filtrait a travers de gros nuages obscurs
+et lourds qui rendaient plus eclatante la blancheur de la campagne ou
+apparaissaient tantot une ligne de grands arbres vetus de givre, tantot
+une chaumiere avec un capuchon de neige.
+
+Dans la voiture, on se regardait curieusement, a la triste clarte de
+cette aurore.
+
+Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de
+l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue
+Grand-Pont.
+
+Ancien commis d'un patron ruine dans les affaires, Loiseau avait achete
+le fonds et fait fortune. Il vendait a tres bon marche de tres
+mauvais vin aux petits debitants des campagnes et passait parmi ses
+connaissances et ses amis pour un fripon madre, un vrai Normand plein de
+ruses et de jovialite.
+
+Sa reputation de filou etait si bien etablie, qu'un soir, a la
+prefecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant
+et fin, une gloire locale, ayant propose aux dames qu'il voyait un peu
+somnolentes de faire une partie de "Loiseau vole", le mot lui-meme vola
+a travers les salons du prefet, puis, gagnant ceux de la ville, avait
+fait rire pendant un mois toutes les machoires de la province.
+
+Loiseau etait en outre celebre par ses farces de toute nature, ses
+plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui
+sans ajouter immediatement:--"Il est impayable, ce Loiseau."
+
+De taille exigue, il presentait un ventre en ballon surmonte d'une face
+rougeaude entre deux favoris grisonnants.
+
+Sa femme, grande, forte, resolue, avec la voix haute et la decision
+rapide, etait l'ordre et l'arithmetique de la maison de commerce, qu'il
+animait par son activite joyeuse.
+
+A cote d'eux se tenait, plus digne, appartenant a une caste superieure,
+M. Carre-Lamadon, homme considerable, pose dans les cotons, proprietaire
+de trois filatures, officier de la Legion d'honneur et membre du Conseil
+general. Il etait reste, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition
+bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement
+a la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre
+expression. Mme Carre-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari,
+demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyes a Rouen
+en garnison.
+
+Elle faisait vis-a-vis a son epoux, toute petite, toute mignonne, toute
+jolie, pelotonnee dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navre
+l'interieur lamentable de la voiture.
+
+Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Breville, portaient un
+des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte,
+vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforcait d'accentuer, par les
+artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV
+qui, suivant une legende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse
+une dame de Breville dont le mari, pour ce fait, etait devenu comte et
+gouverneur de province.
+
+Collegue de M. Carre-Lamadon au Conseil general, le comte Hubert
+representait le parti orleaniste dans le departement. L'histoire de
+son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes etait toujours
+demeuree mysterieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait
+mieux que personne, passait meme pour avoir ete aimee par un des fils
+de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fete, et son salon
+demeurait le premier du pays, le seul ou se conservat la vieille
+galanterie, et dont l'entree fut difficile.
+
+La fortune des Breville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on,
+cinq cent mille livres de revenu.
+
+Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le cote de la societe
+rentee, sereine et forte, des honnetes gens autorises qui ont de la
+Religion et des Principes.
+
+Par un hasard etrange, toutes les femmes se trouvaient sur le meme
+banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui
+egrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_.
+L'une etait vieille avec une face defoncee par la petite verole comme si
+elle eut recu a bout portant une bordee de mitraille en pleine figure.
+L'autre, tres chetive, avait une tete jolie et maladive sur une poitrine
+de phtisique rongee par cette foi devorante qui fait les martyrs et les
+illumines.
+
+En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les
+regards de tous.
+
+L'homme, bien connu, etait Cornudet le democ, la terreur des gens
+respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans
+les bocks de tous les cafes democratiques. Il avait mange avec les
+freres et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son pere, ancien
+confiseur, et il attendait impatiemment la Republique pour obtenir enfin
+la place meritee par tant de consommations revolutionnaires. Au Quatre
+Septembre, par suite d'une farce peut-etre, il s'etait cru nomme prefet,
+mais quand il voulut entrer en fonctions, les garcons de bureau,
+demeures seuls maitres de la place, refuserent de le reconnaitre, ce qui
+le contraignit a la retraite. Fort bon garcon, du reste, inoffensif et
+serviable, il s'etait occupe avec une ardeur incomparable d'organiser la
+defense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous
+les jeunes arbres des forets voisines, seme des pieges sur toutes les
+routes, et, a l'approche de l'ennemi, satisfait de ses preparatifs, il
+s'etait vivement replie vers la ville.
+
+Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, ou de
+nouveaux retranchements allaient etre necessaires.
+
+La femme, une de celles appelees galantes, etait celebre par son
+embonpoint precoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif.
+Petite, ronde de partout, grasse a lard, avec des doigts bouffis,
+etrangles aux phalanges, pareils a des chapelets de courtes saucisses;
+avec une peau luisante et tendue, une gorge enorme qui saillait sous sa
+robe, elle restait cependant appetissante et courue, tant sa fraicheur
+faisait plaisir a voir. Sa figure etait une pomme rouge, un bouton de
+pivoine pret a fleurir; et la-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux
+noirs magnifiques, ombrages de grands cils epais qui mettaient une ombre
+dedans; en bas, une bouche charmante, etroite, humide pour le baiser,
+meublee de quenottes luisantes et microscopiques.
+
+Elle etait de plus, disait-on, pleine de qualites inappreciables.
+
+Aussitot qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les
+femmes honnetes, et les mots de "prostituee", de "honte publique" furent
+chuchotes si haut qu'elle leva la tete. Alors elle promena sur ses
+voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence
+aussitot regna, et tout le monde baissa les yeux a l'exception de
+Loiseau, qui la guettait d'un air emoustille.
+
+Mais bientot la conversation reprit entre les trois dames, que la
+presence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes.
+Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs
+dignites d'epouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour
+legal le prend toujours de haut avec son libre confrere.
+
+Les trois hommes aussi, rapproches par un instinct de conservateurs a
+l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dedaigneux pour
+les pauvres. Le comte Hubert disait les degats que lui avaient fait
+subir les Prussiens, les pertes qui resulteraient du betail vole et
+des recoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix
+fois millionnaire que ces ravages generaient a peine une annee. M.
+Carre-Lamadon, fort eprouve dans l'industrie cotonniere, avait eu soin
+d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif
+qu'il se menageait a toute occasion. Quant a Loiseau, il s'etait arrange
+pour vendre a l'Intendance francaise tous les vins communs qui lui
+restaient en cave, de sorte que l'Etat lui devait une somme formidable
+qu'il comptait bien toucher au Havre.
+
+Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien
+que de conditions differentes, ils se sentaient freres par l'argent, de
+la grande franc-maconnerie de ceux qui possedent, qui font sonner de
+l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte.
+
+La voiture allait si lentement qu'a dix heures du matin on n'avait pas
+fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des
+cotes a pied. On commencait a s'inquieter, car on devait dejeuner a
+Totes et l'on desesperait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun
+guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence
+sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la
+degager.
+
+L'appetit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun
+marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage
+des troupes francaises affamees ayant effraye toutes les industries.
+
+Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du
+chemin, mais ils n'y trouverent pas meme de pain, car le paysan defiant
+cachait ses reserves dans la crainte d'etre pille par les soldats qui,
+n'ayant rien a se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils
+decouvraient.
+
+Vers une heure de l'apres-midi, Loiseau annonca que decidement il se
+sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui
+depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours,
+avait tue les conversations.
+
+De temps en temps, quelqu'un baillait; un autre presque aussitot
+l'imitait; et chacun, a tour de role, suivant son caractere, son
+savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou
+modestement en portant vite sa main devant le trou beant d'ou sortait
+une vapeur.
+
+Boule de Suif, a plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait
+quelque chose sous ses jupons. Elle hesitait une seconde, regardait ses
+voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures etaient pales et
+crispees. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau.
+Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle
+souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspille, et ne
+comprenait meme pas les plaisanteries sur ce sujet. "Le fait est que je
+ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songe a apporter
+des provisions?"--Chacun se faisait le meme reproche.
+
+Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on
+refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il
+rendit la gourde, il remercia: "C'est bon tout de meme, ca rechauffe, et
+ca trompe l'appetit."--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de
+faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras
+des voyageurs. Cette allusion indirecte a Boule de Suif choqua les gens
+bien eleves. On ne repondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux
+bonnes soeurs avaient cesse de marmotter leur rosaire, et, les mains
+enfoncees dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles,
+baissant obstinement les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance
+qu'il leur envoyait.
+
+Enfin, a trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine
+interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant
+vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une
+serviette blanche.
+
+Elle en sortit d'abord une petite assiette de faience, une fine timbale
+en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers,
+tout decoupes, avaient confi sous leur gelee; et l'on apercevait encore
+dans le panier d'autres bonnes choses enveloppees, des pates, des
+fruits, des friandises, les provisions preparees pour un voyage de
+trois jours, afin de ne point toucher a la cuisine des auberges. Quatre
+goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle
+prit une aile de poulet et, delicatement, se mit a la manger avec un de
+ces petits pains qu'on appelle "Regence" en Normandie.
+
+Tous les regards etaient tendus vers elle. Puis l'odeur se repandit,
+elargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante
+avec une contraction douloureuse de la machoire sous les oreilles. Le
+mepris des dames pour cette fille devenait feroce, comme une envie de
+la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa
+timbale, son panier et ses provisions.
+
+Mais Loiseau devorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: "A la bonne
+heure, madame a eu plus de precaution que nous. Il y a des personnes qui
+savent toujours penser a tout." Elle leva la tete vers lui: "Si vous en
+desirez, monsieur? C'est dur de jeuner depuis le matin." Il salua: "Ma
+foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme
+a la guerre, n'est-ce pas, madame?" Et, jetant un regard circulaire, il
+ajouta: "Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver
+des gens qui vous obligent."--Il avait un journal qu'il etendit pour ne
+point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours loge
+dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelee, la depeca des
+dents, puis la macha avec une satisfaction si evidente qu'il y eut dans
+la voiture un grand soupir de detresse.
+
+Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes
+soeurs de partager sa collation. Elles accepterent toutes les deux
+instantanement, et, sans lever les yeux, se mirent a manger tres vite
+apres avoir balbutie des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus
+les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte
+de table en developpant des journaux sur les genoux.
+
+Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient,
+mastiquaient, engloutissaient ferocement. Loiseau, dans son coin,
+travaillait dur, et, a voix basse, il engageait sa femme a l'imiter.
+Elle resista longtemps, puis, apres une crispation qui lui parcourut les
+entrailles, elle ceda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda
+a leur "charmante compagne" si elle lui permettait d'offrir un petit
+morceau a Mme Loiseau. Elle dit: "Mais oui, certainement, monsieur,"
+avec un sourire aimable, et tendit la terrine.
+
+Un embarras se produisit lorsqu'on eut debouche la premiere bouteille
+de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa apres l'avoir
+essuyee. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses levres a la
+place humide encore des levres de sa voisine.
+
+Alors, entoures de gens qui mangeaient, suffoques par les emanations des
+nourritures, le comte et la comtesse de Breville, ainsi que M. et Mme
+Carre-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a garde le nom de
+Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir
+qui fit retourner les tetes; elle etait aussi blanche que la neige
+du dehors; ses yeux se fermerent, son front tomba: elle avait perdu
+connaissance. Son mari, affole, implorait le secours de tout le monde.
+Chacun perdait l'esprit, quand la plus agee des bonnes soeurs, soutenant
+la tete de la malade, glissa entre ses levres la timbale de Boule de
+Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua,
+ouvrit les yeux, sourit et declara d'une voix mourante qu'elle se
+sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelat plus,
+la religieuse la contraignit a boire un plein verre de bordeaux, et
+elle ajouta:--"C'est la faim, pas autre chose." Alors Boule de Suif,
+rougissante et embarrassee, balbutia en regardant les quatre voyageurs
+restes a jeun: "Mon Dieu, si j'osais offrir a ces messieurs et a ces
+dames ..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole:
+"Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frere et doit
+s'aider. Allons, mesdames, pas de ceremonie, acceptez, que diable!
+Savons-nous si nous trouverons seulement une maison ou passer la nuit?
+Du train dont nous allons nous ne serons pas a Totes avant demain
+midi."--On hesitait, personne n'osant assumer la responsabilite du
+"oui".
+
+Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille
+intimidee, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: "Nous
+acceptons avec reconnaissance, madame."
+
+Le premier pas seul coutait. Une fois le Rubicon passe, on s'en donna
+carrement. Le panier fut vide. Il contenait encore un pate de foie
+gras, un pate de mauviettes, un morceau de langue fumee, des poires de
+Crassane, un pave de Pont-l'Eveque, des petits-fours et une tasse pleine
+de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les
+femmes, adorant les crudites.
+
+On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc
+on causa, avec reserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on
+s'abandonna davantage. Mmes de Breville et Carre-Lamadon, qui avaient un
+grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec delicatesse. La comtesse
+surtout montra cette condescendance aimable des tres nobles dames
+qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme
+Loiseau, qui avait une ame de gendarme, resta reveche, parlant peu et
+mangeant beaucoup.
+
+On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits
+horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Francais; et tous
+ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les
+histoires personnelles commencerent bientot, et Boule de Suif raconta,
+avec une emotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les
+filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait
+quitte Rouen: "J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle.
+J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir
+quelques soldats que m'expatrier je ne sais ou. Mais quand je les ai
+vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourne le sang
+de colere; et j'ai pleure de honte toute la journee. Oh! si j'etais un
+homme, allez! Je les regardais de ma fenetre, ces gros porcs avec leur
+casque a pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empecher de leur
+jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi;
+alors j'ai saute a la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles
+a etrangler que d'autres! Et je l'aurais termine, celui-la, si l'on ne
+m'avait pas tiree par les cheveux. Il a fallu me cacher apres ca. Enfin,
+quand j'ai trouve une occasion, je suis partie, et me voici."
+
+On la felicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses
+compagnons qui ne s'etaient pas montres si cranes; et Cornudet, en
+l'ecoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apotre; de
+meme un pretre entend un devot louer Dieu, car les democrates a longue
+barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont
+celui de la religion. Il parla a son tour d'un ton doctrinaire, avec
+l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour
+aux murs, et il finit par un morceau d'eloquence ou il etrillait
+magistralement cette "crapule de Badinguet".
+
+Mais Boule de Suif aussitot se facha, car elle etait bonapartiste. Elle
+devenait plus rouge qu'une guigne, et, begayant d'indignation: "J'aurais
+bien voulu vous voir a sa place, vous autres. Ca aurait ete du propre,
+ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'a
+quitter la France si l'on etait gouverne par des polissons comme vous!"
+Cornudet, impassible, gardait un sourire dedaigneux et superieur, mais
+on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa
+et calma, non sans peine, la fille exasperee, en proclamant avec
+autorite que toutes les opinions sinceres etaient respectables.
+Cependant la comtesse et la manufacturiere, qui avaient dans l'ame la
+haine irraisonnee des gens comme il faut pour la Republique, et cette
+instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les
+gouvernements a panache et despotiques, se sentaient, malgre elles,
+attirees vers cette prostituee pleine de dignite, dont les sentiments
+ressemblaient si fort aux leurs.
+
+Le panier etait vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant
+qu'il ne fut pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un
+peu refroidie neanmoins depuis qu'on avait fini de manger.
+
+La nuit tombait, l'obscurite peu a peu devint profonde, et le froid,
+plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif,
+malgre sa graisse. Alors Mme de Breville lui proposa sa chaufferette
+dont le charbon, depuis le matin, avait ete plusieurs fois renouvele, et
+l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds geles. Mmes
+Carre-Lamadon et Loiseau donnerent les leurs aux religieuses.
+
+Le cocher avait allume ses lanternes. Elles eclairaient d'une lueur vive
+un nuage de buee au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des
+deux cotes de la route, la neige qui semblait se derouler sous le reflet
+mobile des lumieres.
+
+On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout a coup un
+mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont
+l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme a la grande barbe s'ecarter
+vivement comme s'il eut recu quelque bon coup lance sans bruit.
+
+Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'etait Totes.
+On avait marche onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos
+laissees en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler,
+faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hotel du Commerce
+on s'arreta.
+
+La portiere s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les
+voyageurs; c'etaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol.
+Aussitot la voix d'un Allemand cria quelque chose.
+
+Bien que la diligence fut immobile, personne ne descendait, comme si
+l'on se fut attendu a etre massacre a la sortie. Alors le conducteur
+apparut, tenant a la main une de ses lanternes qui eclaira subitement
+jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de tetes effarees, dont
+les bouches etaient ouvertes et les yeux ecarquilles de surprise et
+d'epouvante.
+
+A cote du cocher se tenait, en pleine lumiere, un officier allemand, un
+grand jeune homme excessivement mince et blond, serre dans son uniforme
+comme une fille en son corset, et portant sur le cote sa casquette plate
+et ciree qui le faisait ressembler au chasseur d'un hotel anglais. Sa
+moustache demesuree, a longs poils droits, s'amincissant indefiniment
+de chaque cote et terminee par un seul fil blond, si mince qu'on n'en
+apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et,
+tirant la joue, imprimait aux levres un pli tombant.
+
+Il invita en francais d'Alsacien les voyageurs a sortir, disant d'un ton
+raide:--"Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?"
+
+Les deux bonnes soeurs obeirent les premieres avec une docilite de
+saintes filles habituees a toutes les soumissions. Le comte et la
+comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis
+de Loiseau poussant devant lui sa grande moitie. Celui-ci, en mettant
+pied a terre, dit a l'officier: "Bonjour monsieur", par un sentiment de
+prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens
+tout-puissants, le regarda sans repondre.
+
+Boule de Suif et Cornudet, bien que pres de la portiere, descendirent
+les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille
+tachait de se dominer et d'etre calme: le democ tourmentait d'une main
+tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussatre. Ils voulaient
+garder de la dignite, comprenant qu'en ces rencontres-la chacun
+represente un peu son pays; et pareillement revoltes par la souplesse
+de leurs compagnons, elle, tachait de se montrer plus fiere que ses
+voisines, les femmes honnetes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait
+l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de resistance
+commencee au defoncement des routes.
+
+On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'etant fait
+presenter l'autorisation de depart signee par le general en chef et ou
+etaient mentionnes les noms, le signalement et la profession de chaque
+voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux
+renseignements ecrits.
+
+Puis il dit brusquement:--"C'est pien", et il disparut.
+
+Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commande. Une
+demi-heure etait necessaire pour l'appreter; et, pendant que deux
+servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres.
+Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte
+vitree marquee d'un numero parlant.
+
+Enfin on allait se mettre a table, quand le patron de l'auberge
+parut lui-meme. C'etait un ancien marchand de chevaux, un gros homme
+asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des
+chants de glaires dans le larynx. Son pere lui avait transmis le nom de
+Follenvie.
+
+Il demanda:
+
+--Mademoiselle Elisabeth Rousset?
+
+Boule de Suif tressaillit, se retourna:
+
+--C'est moi.
+
+--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immediatement.
+
+--A moi?
+
+--Oui, si vous etes bien mademoiselle Elisabeth Rousset.
+
+Elle se troubla, reflechit une seconde, puis declara carrement:
+
+--C'est possible, mais je n'irai pas.
+
+Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause
+de cet ordre. Le comte s'approcha:
+
+--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultes
+considerables, non seulement pour vous, mais meme pour tous vos
+compagnons. Il ne faut jamais resister aux gens qui sont les plus forts.
+Cette demarche assurement ne peut presenter aucun danger; c'est sans
+doute pour quelque formalite oubliee.
+
+Tout le monde se joignit a lui, on la pria, on la pressa, on la
+sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les
+complications qui pourraient resulter d'un coup de tete. Elle dit enfin:
+
+--C'est pour vous que je le fais, bien sur!
+
+La comtesse lui prit la main:
+
+--Et nous vous remercions.
+
+Elle sortit. On l'attendit pour se mettre a table.
+
+Chacun se desolait de n'avoir pas ete demande a la place de cette fille
+violente et irascible, et preparait mentalement des platitudes pour le
+cas ou on l'appellerait a son tour.
+
+Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge a
+suffoquer, exasperee. Elle balbutiait: "Oh! la canaille! la canaille!"
+
+Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le
+comte insistait, elle repondit avec une grande dignite: "Non, cela ne
+vous regarde pas, je ne peux pas parler."
+
+Alors on s'assit autour d'une haute soupiere d'ou sortait un parfum de
+choux. Malgre cette alerte, le souper fut gai. Le cidre etait bon, le
+menage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par economie. Les autres
+demanderent du vin; Cornudet reclama de la biere. Il avait une facon
+particuliere de deboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de
+le considerer en penchant le verre, qu'il elevait ensuite entre la lampe
+et son oeil pour bien apprecier la couleur. Quand il buvait, sa grande
+barbe, qui avait garde la nuance de son breuvage aime, semblait
+tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre
+de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour
+laquelle il etait ne. On eut dit qu'il etablissait en son esprit un
+rapprochement et comme une affinite entre les deux grandes passions qui
+occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Revolution; et assurement il
+ne pouvait deguster l'un sans songer a l'autre.
+
+M. et Mme Follenvie dinaient tout au bout de la table. L'homme, ralant
+comme une locomotive crevee, avait trop de tirage dans la poitrine pour
+pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle
+raconta toutes ses impressions a l'arrivee des Prussiens, ce qu'ils
+faisaient, ce qu'ils disaient, les execrant, d'abord, parce qu'ils lui
+coutaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils a
+l'armee. Elle s'adressait surtout a la comtesse, flattee de causer avec
+une dame de qualite.
+
+Puis elle baissait la voix pour dire des choses delicates, et son mari,
+de temps en temps, l'interrompait:
+
+--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait
+aucun compte, et continuait:
+
+--Oui, madame, ces gens-la ca ne fait que manger des pommes de terre et
+du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas
+croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le
+respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant
+des heures et des jours; ils sont la tous dans un champ:--et marche en
+avant, et marche en arriere, et tourne par-ci, et tourne par-la.--S'ils
+cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans
+leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ca n'est profitable a
+personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre
+rien qu'a massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans education,
+c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le temperament a
+pietiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font
+tant de decouvertes pour etre utiles, faut il que d'autres se donnent
+tant de mal pour etre nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination
+de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien
+Polonais, ou bien Francais?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a
+fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine
+nos garcons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on
+donne des decorations a celui qui en detruit le plus?--Non, voyez-vous,
+je ne comprendrai jamais ca!
+
+Cornudet eleva la voix:
+
+--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est
+un devoir sacre quand on defend la patrie.
+
+La vieille femme baissa la tete:
+
+--Oui, quand on se defend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait
+pas plutot tuer tous les rois qui font ca pour leur plaisir?
+
+L'oeil de Cornudet s'enflamma:
+
+--Bravo, citoyenne! dit-il.
+
+M. Carre-Lamadon reflechissait profondement. Bien qu'il fut fanatique
+des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait
+songer a l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras
+inoccupes et par consequent ruineux, tant de forces qu'on entretient
+improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il
+faudra des siecles pour achever.
+
+Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste.
+Le gros homme riait, toussait, crachait; son enorme ventre sautillait de
+joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes
+de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.
+
+Le souper a peine acheve, comme on etait brise de fatigue, on se coucha.
+
+Cependant Loiseau, qui avait observe les choses, fit mettre au lit son
+epouse, puis colla tantot son oreille et tantot son oeil au trou de la
+serrure, pour tacher de decouvrir ce qu'il appelait: "les mysteres du
+corridor". Au bout d'une heure environ, il entendit un frolement,
+regarda bien vite, et apercut Boule de Suif qui paraissait plus replete
+encore sous un peignoir de cachemire bleu, brode de dentelles blanches.
+Elle tenait un bougeoir a la main et se dirigeait vers le gros numero
+tout au fond du couloir. Mais une porte, a cote, s'entr'ouvrit, et,
+quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles,
+la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arreterent. Boule de Suif
+semblait defendre l'entree de sa chambre avec energie. Loiseau,
+malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, a la fin, comme ils
+elevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait
+avec vivacite. Il disait:
+
+--Voyons, vous etes bete, qu'est-ce que ca vous fait?
+
+Elle avait l'air indigne et repondit:
+
+--Non, mon cher, il y a des moments ou ces choses-la ne se font pas; et
+puis, ici, ce serait une honte.
+
+Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle
+s'emporta, elevant encore le ton:
+
+--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens
+dans la maison, dans la chambre a cote, peut-etre?
+
+Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point
+caresser pres de l'ennemi, dut reveiller en son coeur sa dignite
+defaillante, car, apres l'avoir seulement embrassee, il regagna sa porte
+a pas de loup.
+
+Loiseau, tres allume, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa
+chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure
+carcasse de sa compagne qu'il reveilla d'un baiser en murmurant:
+"M'aimes-tu, cherie?"
+
+Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientot s'eleva quelque
+part, dans une direction indeterminee qui pouvait etre la cave aussi
+bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, regulier, un
+bruit sourd et prolonge, avec des tremblements de chaudiere sous
+pression. M. Follenvie dormait.
+
+Comme on avait decide qu'on partirait a huit heures le lendemain, tout
+le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bache avait
+un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans
+chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les
+ecuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se
+resolurent a battre le pays et ils sortirent. Ils se trouverent sur la
+place, avec l'eglise au fond, et, des deux cotes, des maisons basses
+ou l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent
+epluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique
+du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui
+pleurait et le bercait sur ses genoux pour tacher de l'apaiser; et les
+grosses paysannes dont les hommes etaient a "l'armee de la guerre",
+indiquaient par signes a leurs vainqueurs obeissants le travail qu'il
+fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le cafe;
+un d'eux meme lavait le linge de son hotesse, une aieule tout impotente.
+
+Le comte, etonne, interrogea le bedeau qui sortait du presbytere. Le
+vieux rat d'eglise lui repondit: "Oh! ceux-la ne sont pas mechants;
+c'est pas des Prussiens a ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne
+sais pas bien d'ou; et ils ont tous laisse une femme et des enfants au
+pays; ca ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sur qu'on pleure
+bien aussi la-bas apres les hommes; et ca fournira une fameuse misere
+chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour
+le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme
+s'ils etaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres
+gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre."
+
+Cornudet, indigne de l'entente cordiale etablie entre les vainqueurs et
+les vaincus, se retira, preferant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut
+un mot pour rire: "Ils repeuplent." M. Carre-Lamadon eut un mot grave:
+"Ils reparent." Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le
+decouvrit dans le cafe du village, attable fraternellement avec
+l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella:
+
+--Ne vous avait-on pas donne l'ordre d'atteler pour huit heures?
+
+--Ah! bien oui, mais on m'en a donne un autre depuis.
+
+--Lequel?
+
+--De ne pas atteler du tout.
+
+--Qui vous a donne cet ordre?
+
+--Ma foi! le commandant prussien.
+
+--Pourquoi?
+
+--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me defend d'atteler, moi je
+n'attelle pas.--Voila.
+
+--C'est lui-meme qui vous a dit cela?
+
+--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donne l'ordre de sa part.
+
+--Quand ca?
+
+--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrerent fort
+inquiets.
+
+On demanda M. Follenvie, mais la servante repondit que Monsieur, a cause
+de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait meme
+formellement defendu de le reveiller plus tot, excepte en cas
+d'incendie.
+
+On voulut voir l'officier, mais cela etait impossible absolument, bien
+qu'il logeat dans l'auberge, M. Follenvie seul etait autorise a lui
+parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes
+remonterent dans leurs chambres, et des futilites les occuperent.
+
+Cornudet s'installa sous la haute cheminee de la cuisine ou flambait un
+grand feu. Il se fit apporter la une des petites tables du cafe, une
+canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les democrates d'une
+consideration presque egale a la sienne, comme si elle avait servi
+la patrie en servant a Cornudet. C'etait une superbe pipe en ecume
+admirablement culottee, aussi noire que les dents de son maitre, mais
+parfumee, recourbee, luisante, familiere a sa main, et completant sa
+physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantot fixes sur la flamme
+du foyer, tantot sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois
+qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres
+dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangee
+d'ecume.
+
+Loiseau, sous pretexte de se degourdir les jambes, alla placer du vin
+aux debitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent a causer
+politique. Ils prevoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux
+d'Orleans, l'autre a un sauveur inconnu, un heros qui se revelerait
+quand tout serait desespere: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-etre?
+ou un autre Napoleon Ier? Ah! si le prince imperial n'etait pas si
+jeune! Cornudet, les ecoutant, souriait en homme qui sait le mot des
+destinees. Sa pipe embaumait la cuisine.
+
+Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien
+vite; mais il ne put que repeter deux ou trois fois, sans une variante,
+ces paroles: L'officier m'a dit comme ca: "Monsieur Follenvie, vous
+defendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux
+pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ca suffit."
+
+Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte ou M.
+Carre-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit
+repondre qu'il admettrait ces deux hommes a lui parler quand il aurait
+dejeune, c'est-a-dire vers une heure.
+
+Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgre l'inquietude.
+Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublee.
+
+On achevait le cafe quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs.
+
+Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entrainer
+Cornudet pour donner plus de solennite a leur demarche, il declara
+fierement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les
+Allemands; et il se remit dans sa cheminee, demandant une autre canette.
+Les trois hommes monterent et furent introduits dans la plus belle
+chambre de l'auberge ou l'officier les recut, etendu dans un fauteuil,
+les pieds sur la cheminee, fumant une longue pipe de porcelaine, et
+enveloppe par une robe de chambre flamboyante, derobee sans doute dans
+la demeure abandonnee de quelques bourgeois de mauvais gout. Il ne
+se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il presentait
+un magnifique echantillon de la goujaterie naturelle au militaire
+victorieux.
+
+Au bout de quelques instants il dit enfin:
+
+--Qu'est-ce que fous foulez?
+
+Le comte prit la parole:
+
+--Nous desirons partir, Monsieur.
+
+--Non.
+
+--Oserai-je vous demander la cause de ce refus?
+
+--Parce que che ne feux pas.
+
+--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre general
+en chef nous a delivre une permission de depart pour gagner Dieppe; et
+je ne pense pas que nous ayons rien fait pour meriter vos rigueurs.
+
+--Che ne feux pas ... foila tout ... Fous poufez tescentre.
+
+S'etant inclines tous les trois, ils se retirerent.
+
+L'apres-midi fut lamentable. On ne comprenait rien a ce caprice
+d'Allemand; et les idees les plus singulieres troublaient les tetes.
+Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin,
+imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-etre les garder
+comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou,
+plutot, leur demander une rancon considerable? A cette pensee, une
+panique les affola. Les plus riches etaient les plus epouvantes, se
+voyant deja contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs
+pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient
+la cervelle pour decouvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs
+richesses, se faire passer pour pauvres, tres pauvres. Loiseau enleva sa
+chaine de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta
+les apprehensions. La lampe fut allumee, et comme on avait encore deux
+heures avant le diner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un.
+Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-meme, ayant eteint
+sa pipe par politesse, y prit part.
+
+Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un
+d'emblee; et bientot l'interet de la partie apaisa la crainte qui
+hantait les esprits. Mais Cornudet s'apercut que le menage Loiseau
+s'entendait pour tricher.
+
+Comme on allait se mettre a table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix
+graillonnante, il prononca: "L'officier prussien fait demander a Mlle
+Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore change d'avis."
+
+Boule de Suif resta debout, toute pale; puis, devenant subitement
+cramoisie, elle eut un tel etouffement de colere qu'elle ne pouvait
+plus parler. Enfin elle eclata: "Vous lui direz a cette crapule, a ce
+saligaud, a cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous
+entendez bien, jamais, jamais, jamais."
+
+Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entouree, interrogee,
+sollicitee par tout le monde de devoiler le mystere de sa visite. Elle
+resista d'abord; mais l'exasperation domina bientot: "Ce qu'il veut?...
+ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!" cria-t-elle. Personne ne se
+choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en
+la reposant violemment sur la table. C'etait une clameur de reprobation
+contre ce soudard ignoble, un souffle de colere, une union de tous
+pour la resistance, comme si l'on eut demande a chacun une partie du
+sacrifice exige d'elle. Le comte declara avec degout que ces gens-la
+se conduisaient a la facon des anciens barbares. Les femmes surtout
+temoignerent a Boule de Suif une commiseration energique et caressante.
+Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baisse la
+tete et ne disaient rien.
+
+On dina neanmoins lorsque la premiere fureur fut apaisee; mais on parla
+peu: on songeait.
+
+Les dames se retirerent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant,
+organiserent un ecarte auquel fut convie M. Follenvie qu'on avait
+l'intention d'interroger habilement sur les moyens a employer pour
+vaincre la resistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'a ses
+cartes, sans rien ecouter, sans rien repondre; et il repetait sans
+cesse: "Au jeu, messieurs, au jeu." Son attention etait si tendue qu'il
+en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue
+dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de
+l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements
+aigus des jeunes coqs essayant de chanter.
+
+Il refusa meme de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint
+le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle etait "du matin",
+toujours levee avec le soleil, tandis que son homme etait "du soir",
+toujours pret a passer la nuit avec des amis. Il lui cria: "Tu placeras
+mon lait de poule devant le feu," et se remit a sa partie. Quand on vit
+bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on declara qu'il etait temps de s'en
+aller, et chacun gagna son lit.
+
+On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir
+indetermine, un desir plus grand de s'en aller, une terreur du jour a
+passer dans cette horrible petite auberge.
+
+Helas! les chevaux restaient a l'ecurie, le cocher demeurait invisible.
+On alla, par desoeuvrement, tourner autour de la voiture.
+
+Le dejeuner fut bien triste; et il s'etait produit comme un
+refroidissement vis-a-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte
+conseil, avait un peu modifie les jugements. On en voulait presque a
+cette fille, maintenant, de n'avoir pas ete trouver secretement
+le Prussien, afin de menager, au reveil, une bonne surprise a ses
+compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eut su, d'ailleurs? Elle aurait
+pu sauver les apparences en faisant dire a l'officier qu'elle prenait en
+pitie leur detresse. Pour elle, ca avait si peu d'importance!
+
+Mais personne n'avouait encore ces pensees.
+
+Dans l'apres-midi, comme on s'ennuyait a perir, le comte proposa de
+faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec
+soin et la petite societe partit, a l'exception de Cornudet, qui
+preferait rester pres du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs
+journees dans l'eglise ou chez le cure.
+
+Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et
+les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas etait
+une souffrance; et lorsque la campagne se decouvrit, elle leur apparut
+si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitee que tout le
+monde aussitot retourna, l'ame glacee et le coeur serre.
+
+Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu
+derriere.
+
+Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout a coup si cette
+"garce-la" allait les faire rester longtemps encore dans un pareil
+endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une
+femme un sacrifice aussi penible, et qu'il devait venir d'elle-meme. M.
+Carre-Lamadon remarqua que si les Francais faisaient, comme il en etait
+question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir
+lieu qu'a Totes. Cette reflexion rendit les deux autres soucieux.--"Si
+l'on se sauvait a pied,"--dit Loiseau. Le comte haussa les epaules:--
+"Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous
+serions tout de suite poursuivis, rattrapes en dix minutes, et ramenes
+prisonniers a la merci des soldats."--C'etait vrai; on se tut.
+
+Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les
+desunir.
+
+Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui
+fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guepe en uniforme,
+et marchait, les genoux ecartes, de ce mouvement particulier
+aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes
+soigneusement cirees.
+
+Il s'inclina en passant pres des dames, et regarda dedaigneusement les
+hommes qui eurent, du reste, la dignite de ne point se decouvrir, bien
+que Loiseau ebauchat un geste pour retirer sa coiffure.
+
+Boule de Suif etait devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois
+femmes mariees ressentaient une grande humiliation d'etre ainsi
+rencontrees par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait
+si cavalierement traitee.
+
+Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carre-Lamadon,
+qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur,
+trouvait celui-la pas mal du tout; elle regrettait meme qu'il ne fut pas
+Francais, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes
+assurement raffoleraient.
+
+Une fois rentres, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent
+meme echangees a propos de choses insignifiantes. Le diner, silencieux,
+dura peu, et chacun monta se coucher, esperant dormir pour tuer le
+temps.
+
+On descendit le lendemain avec des visages fatigues et des coeurs
+exasperes. Les femmes parlaient a peine a Boule de Suif.
+
+Une cloche tinta. C'etait pour un bapteme. La grosse fille avait un
+enfant eleve chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois
+l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensee de celui qu'on allait
+baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le
+sien, et elle voulut absolument assister a la ceremonie.
+
+Aussitot qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha
+les chaises, car on sentait bien qu'a la fin il fallait decider quelque
+chose. Loiseau eut une inspiration: il etait d'avis de proposer a
+l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir
+les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il
+redescendit presque aussitot. L'Allemand, qui connaissait la nature
+humaine, l'avait mis a la porte. Il pretendait retenir tout le monde
+tant que son desir ne serait pas satisfait.
+
+Alors le temperament populacier de Mme Loiseau eclata:--"Nous n'allons
+pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son metier, a cette
+gueuse, de faire ca avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le
+droit de refuser l'un plutot que l'autre. Je vous demande un peu, ca a
+pris tout ce qu'elle a trouve dans Rouen, meme des cochers! oui, madame,
+le cocher de la prefecture! Je le sais bien, moi, il achete son vin a la
+maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait
+la mijauree, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit tres
+bien, cet officier. Il est peut-etre prive depuis longtemps; et nous
+etions la trois qu'il aurait sans doute preferees. Mais non, il se
+contente de celle a tout le monde. Il respecte les femmes mariees.
+Songez donc, il est le maitre. Il n'avait qu'a dire: "Je veux", et il
+pouvait nous prendre de force avec ses soldats."
+
+Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme
+Carre-Lamadon brillaient, et elle etait un peu pale, comme si elle se
+sentait deja prise de force par l'officier.
+
+Les hommes, qui discutaient a l'ecart, se rapprocherent. Loiseau,
+furibond, voulait livrer "cette miserable" pieds et poings lies, a
+l'ennemi. Mais le comte, issu de trois generations d'ambassadeurs, et
+doue d'un physique de diplomate, etait partisan de l'habilete: "Il
+faudrait la decider",--dit-il.
+
+Alors on conspira.
+
+Les femmes se serrerent, le ton de la voix fut baisse, et la discussion
+devint generale, chacun donnant son avis. C'etait fort convenable du
+reste. Ces dames surtout trouvaient des delicatesses de tournures,
+des subtilites d'expression charmantes, pour dire les choses les plus
+scabreuses. Un etranger n'aurait rien compris, tant les precautions du
+langage etaient observees. Mais la legere tranche de pudeur dont
+est bardee toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles
+s'epanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement
+au fond, se sentant dans leur element, tripotant de l'amour avec la
+sensualite d'un cuisinier gourmand qui prepare le souper d'un autre.
+
+La gaiete revenait d'elle-meme, tant l'histoire leur semblait drole a
+la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquees, mais si bien
+dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lacha quelques
+grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensee
+brutalement exprimee par sa femme dominait tous les esprits: "Puisque
+c'est son metier a cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-la plus
+qu'un autre?" La gentille Mme Carre-Lamadon semblait meme penser qu'a sa
+place elle refuserait celui-la moins qu'un autre.
+
+On prepara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie.
+Chacun convint du role qu'il jouerait, des arguments dont il
+s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait executer. On regla le plan
+des attaques, les ruses a employer, et les surprises de l'assaut, pour
+forcer cette citadelle vivante a recevoir l'ennemi dans la place.
+
+Cornudet cependant restait a l'ecart, completement etranger a cette
+affaire.
+
+Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point
+rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un leger: "Chut!" qui
+fit relever tous les yeux. Elle etait la. On se tut brusquement et
+un certain embarras empecha d'abord de lui parler. La comtesse, plus
+assouplie que les autres aux duplicites des salons, l'interrogea:
+"Etait-ce amusant, ce bapteme?"
+
+La grosse fille, encore emue, raconta tout, et les figures, et les
+attitudes, et l'aspect meme de l'eglise. Elle ajouta: "C'est si bon de
+prier quelquefois."
+
+Cependant, jusqu'au dejeuner, ces dames se contenterent d'etre aimables
+avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilite a leurs conseils.
+
+Aussitot a table, on commenca les approches. Ce fut d'abord une
+conversation vague sur le devouement. On cita des exemples anciens:
+Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrece avec Sextus,
+Cleopatre faisant passer par sa couche tous les generaux ennemis, et
+les reduisant a des servilites d'esclave. Alors se deroula une histoire
+fantaisiste, eclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants,
+ou les citoyennes de Rome allaient endormir a Capoue Annibal entre leurs
+bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires.
+On cita toutes les femmes qui ont arrete des conquerants, fait de leur
+corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont
+vaincu par leurs caresses heroiques des etres hideux ou detestes, et
+sacrifie leur chastete a la vengeance et au devouement.
+
+On parla meme en termes voiles de cette Anglaise de grande famille qui
+s'etait laisse inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la
+transmettre a Bonaparte sauve miraculeusement, par une faiblesse subite,
+a l'heure du rendez-vous fatal.
+
+Et tout cela s'etait raconte d'une facon convenable et moderee, ou
+parfois eclatait un enthousiasme voulu propre a exciter l'emulation.
+
+On aurait pu croire, a la fin, que le seul role de la femme, ici-bas,
+etait un perpetuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux
+caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point
+entendre, perdues en des pensees profondes, Boule de Suif ne disait
+rien.
+
+Pendant tout l'apres-midi, on la laissa reflechir. Mais, au lieu
+de l'appeler "madame" comme on avait fait jusque-la, on lui disait
+simplement "mademoiselle", sans que personne sut bien pourquoi, comme
+si l'on avait voulu la faire descendre d'un degre dans l'estime qu'elle
+avait escaladee, lui faire sentir sa situation honteuse.
+
+Au moment ou l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, repetant sa
+phrase de la veille: "L'officier prussien fait demander a Mlle Elisabeth
+Rousset si elle n'a point encore change d'avis."
+
+Boule de Suif repondit sechement: "Non, monsieur." Mais au diner la
+coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se
+battait les flancs pour decouvrir des exemples nouveaux et ne trouvait
+rien, quand la comtesse, sans premeditation peut-etre, eprouvant un
+vague besoin de rendre hommage a la Religion, interrogea la plus agee
+des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or,
+beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes a nos yeux;
+mais l'Eglise absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis
+pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'etait un argument
+puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes
+tacites, de ces complaisances voilees, ou excelle quiconque porte un
+habit ecclesiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence
+heureuse, d'une secourable betise, la vieille religieuse apporta a la
+conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra
+hardie, verbeuse, violente. Celle-la n'etait pas troublee par les
+tatonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer;
+sa foi n'hesitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules.
+
+Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait
+immediatement tue pere et mere sur un ordre venu d'En Haut; et rien,
+a son avis, ne pouvait deplaire au Seigneur quand l'intention etait
+louable. La comtesse, mettant a profit l'autorite sacree de sa complice
+inattendue, lui fit faire comme une paraphrase edifiante de cet axiome
+de morale: "La fin justifie les moyens."
+
+Elle l'interrogeait.
+
+--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et
+pardonne le fait quand le motif est pur?
+
+--Qui pourrait en douter, madame? Une action blamable en soi devient
+souvent meritoire par la pensee qui l'inspire.
+
+Et elles continuaient ainsi, demelant les volontes de Dieu, prevoyant
+ses decisions, le faisant s'interesser a des choses qui, vraiment, ne le
+regardaient guere.
+
+Tout cela etait enveloppe, habile, discret. Mais chaque parole de la
+sainte fille en cornette faisait breche dans la resistance indignee de
+la courtisane. Puis, la conversation se detournant un peu, la femme aux
+chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa superieure,
+d'elle-meme, et de sa mignonne voisine, la chere soeur Saint-Nicephore.
+On les avait demandees au Havre pour soigner dans les hopitaux des
+centaines de soldats atteints de la petite verole. Elle les depeignit,
+ces miserables, detailla leur maladie. Et tandis qu'elles etaient
+arretees en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de
+Francais pouvaient mourir qu'elles auraient sauves peut-etre! C'etait sa
+specialite, a elle, de soigner les militaires; elle avait ete en Crimee,
+en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se revela tout
+a coup une de ces religieuses a tambours et a trompettes qui semblent
+faites pour suivre les camps, ramasser des blesses dans des remous des
+batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards
+indisciplines; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure
+ravagee, crevee de trous sans nombre, paraissait une image des
+devastations de la guerre.
+
+Personne ne dit rien apres elle, tant l'effet semblait excellent.
+
+Aussitot le repas termine, on remonta bien vite dans les chambres pour
+ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinee.
+
+Le dejeuner fut tranquille. On donnait a la graine semee la veille le
+temps de germer et de pousser ses fruits.
+
+La comtesse proposa de faire une promenade dans l'apres-midi; alors le
+comte, comme il etait convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura
+derriere les autres, avec elle.
+
+Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dedaigneux, que les
+hommes poses emploient avec les filles, l'appelant: "ma chere enfant",
+la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilite
+indiscutee. Il penetra tout de suite au vif de la question:
+
+--Donc, vous preferez nous laisser ici, exposes comme vous-meme a toutes
+les violences qui suivraient un echec des troupes prussiennes, plutot
+que de consentir a une de ces complaisances que vous avez eues si
+souvent en votre vie?
+
+Boule de Suif ne repondit rien.
+
+Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il
+sut rester "monsieur le comte", tout en se montrant galant quand il le
+fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle
+leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant
+gaiement: "Et tu sais, ma chere, il pourrait se vanter d'avoir goute
+d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays."
+
+Boule de Suif ne repondit pas et rejoignit la societe. Aussitot rentree,
+elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquietude etait extreme.
+Qu'allait-elle faire? Si elle resistait, quel embarras!
+
+L'heure du diner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant
+alors, annonca que Mlle Rousset se sentait indisposee, et qu'on pouvait
+se mettre a table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha
+de l'aubergiste, et, tout bas: "Ca y est?--Oui." Par convenance, il ne
+dit rien a ses compagnons, mais il leur fit seulement un leger signe de
+la tete. Aussitot un grand soupir de soulagement sortit de toutes
+les poitrines, une allegresse parut sur les visages. Loiseau cria:
+"Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans
+l'etablissement"; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron
+revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun etait devenu subitement
+communicatif et bruyant; une joie egrillarde emplissait les coeurs.
+Le comte parut s'apercevoir que Mme Carre-Lamadon etait charmante, le
+manufacturier fit des compliments a la comtesse. La conversation fut
+vive, enjouee, pleine de traits.
+
+Tout a coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla:
+"Silence!" Tout le monde se tut, surpris, presque effraye deja. Alors il
+tendit l'oreille en faisant "Chut!" des deux mains, leva les yeux
+vers le plafond, ecouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle:
+"Rassurez-vous, tout va bien."
+
+On hesitait a comprendre, mais bientot un sourire passa.
+
+Au bout d'un quart d'heure il recommenca la meme farce, la renouvela
+souvent dans la soiree; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un a
+l'etage au-dessus, en lui donnant des conseils a double sens puises dans
+son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour
+soupirer: "Pauvre fille;" ou bien il murmurait entre ses dents d'un air
+rageur: "Gueux de Prussien, va!" Quelquefois, au moment ou l'on n'y
+songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:"Assez!
+assez!" et ajoutait, comme se parlant a lui-meme: "Pourvu que nous la
+revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le miserable!"
+
+Bien que ces plaisanteries fussent d'un gout deplorable, elles amusaient
+et ne blessaient personne, car l'indignation depend des milieux comme le
+reste, et l'atmosphere qui s'etait peu a peu creee autour d'eux etait
+chargee de pensees grivoises.
+
+Au dessert, les femmes elles-memes firent des allusions spirituelles et
+discretes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui
+conservait, meme en ses ecarts, sa grande apparence de gravite, trouva
+une comparaison fort goutee sur la fin des hivernages au pole et la joie
+des naufrages qui voient s'ouvrir une route vers le sud.
+
+Loiseau, lance, se leva, un verre de Champagne a la main: "Je bois a
+notre delivrance!" Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux
+bonnes soeurs, elles-memes, sollicitees par ces dames, consentirent a
+tremper leurs levres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais
+goute. Elles declarerent que cela ressemblait a la limonade gazeuse,
+mais que c'etait plus fin cependant.
+
+Loiseau resuma la situation.
+
+--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer
+un quadrille.
+
+Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait meme
+plonge dans des pensees tres graves, et tirait parfois, d'un geste
+furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin,
+vers minuit, comme on allait se separer, Loiseau, qui titubait, lui
+tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: "Vous n'etes pas
+farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?" Mais Cornudet releva
+brusquement la tete, et, parcourant la societe d'un regard luisant et
+terrible: "Je vous dis a tous que vous venez de faire une infamie!"
+Il se leva, gagna la porte, repeta encore une fois: "Une infamie!" et
+disparut.
+
+Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloque, restait bete; mais il
+reprit son aplomb, puis, tout a coup, se tordit en repetant: "Ils sont
+trop verts, mon vieux, ils sont trop verts." Comme on ne comprenait pas,
+il raconta les "mysteres du corridor". Alors il y eut une reprise de
+gaiete formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et
+M. Carre-Lamadon pleuraient a force de rire. Ils ne pouvaient croire.
+
+--Comment! vous etes sur? Il voulait....
+
+--Je vous dis que je l'ai vu.
+
+--Et, elle a refuse....
+
+--Parce que le Prussien etait dans la chambre a cote.
+
+--Pas possible?
+
+--Je vous le jure.
+
+Le comte etouffait. L'industriel se comprimait le ventre a deux mains.
+Loiseau continuait:
+
+--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drole, mais pas du
+tout.
+
+Et tous les trois repartaient, malades, essouffles.
+
+On se separa la-dessus. Mais Mme Loiseau, qui etait de la nature des
+orties, fit remarquer a son mari, au moment ou ils se couchaient, que
+"cette chipie" de petite Carre-Lamadon avait ri jaune toute la soiree:
+"Tu sais, les femmes, quand ca en tient pour l'uniforme, qu'il soit
+Francais ou bien Prussien, ca leur est, ma foi, bien egal. Si ce n'est
+pas une pitie, Seigneur Dieu!"
+
+Et toute la nuit, dans l'obscurite du corridor coururent comme des
+fremissements, des bruits legers, a peine sensibles, pareils a des
+souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements.
+Et l'on ne dormit que tres tard, assurement, car des filets de lumiere
+glisserent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-la;
+il trouble, dit-on, le sommeil.
+
+Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige eblouissante. La
+diligence, attelee enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armee
+de pigeons blancs, rengorges dans leurs plumes epaisses, avec un oeil
+rose, tache, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre
+les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin
+fumant qu'ils eparpillaient.
+
+Le cocher, enveloppe dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le
+siege, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des
+provisions pour le reste du voyage.
+
+On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.
+
+Elle semblait un peu troublee, honteuse; et elle s'avanca timidement
+vers ses compagnons, qui, tous, d'un meme mouvement, se detournerent
+comme s'ils ne l'avaient pas apercue. Le comte prit avec dignite le bras
+de sa femme et l'eloigna de ce contact impur.
+
+La grosse fille s'arreta, stupefaite; alors, ramassant tout son courage,
+elle aborda la femme du manufacturier d'un "bonjour, madame" humblement
+murmure. L'autre fit de la tete seule un petit salut impertinent qu'elle
+accompagna d'un regard de vertu outragee. Tout le monde semblait
+affaire, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eut apporte une
+infection dans ses jupes. Puis on se precipita vers la voiture ou elle
+arriva seule, la derniere, et reprit en silence la place qu'elle avait
+occupee pendant la premiere partie de la route.
+
+On semblait ne pas la voir, ne pas la connaitre; mais Mme Loiseau,
+la considerant de loin avec indignation, dit a mi-voix a son mari:
+"Heureusement que je ne suis pas a cote d'elle."
+
+La lourde voiture s'ebranla, et le voyage recommenca. On ne parla point
+d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en
+meme temps indignee contre tous ses voisins, et humiliee d'avoir cede,
+souillee par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait
+hypocritement jetee.
+
+Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carre-Lamadon, rompit bientot ce
+penible silence.
+
+--Vous connaissez, je crois, Mme d'Etrelles?
+
+--Oui, c'est une de mes amies.
+
+--Quelle charmante femme!
+
+--Ravissante! Une vraie nature d'elite, fort instruite d'ailleurs, et
+artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante a ravir et dessine dans la
+perfection.
+
+Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des
+vitres un mot parfois jaillissait: "Coupon--echeance--prime--a terme."
+
+Loiseau, qui avait chipe le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraisse
+par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyees, attaqua un
+besigue avec sa femme.
+
+Les bonnes soeurs prirent a leur ceinture le long rosaire qui pendait,
+firent ensemble le signe de la croix, et tout a coup leurs levres se
+mirent a remuer vivement, se hatant de plus en plus, precipitant leur
+vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en
+temps elle baisaient une medaille, se signaient de nouveau, puis
+recommencaient leur marmottement rapide et continu.
+
+Cornudet songeait, immobile.
+
+Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: "Il fait
+faim", dit-il.
+
+Alors sa femme atteignit un paquet ficele d'ou elle fit sortir un
+morceau de veau froid. Elle le decoupa proprement par tranches minces et
+fermes, et tous deux se mirent a manger.
+
+--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle
+deballa les provisions preparees pour les deux menages. C'etait, dans un
+de ces vases allonges dont le couvercle porte un lievre en faience,
+pour indiquer qu'un lievre en pate git au-dessous, une charcuterie
+succulente, ou de blanches rivieres de lard traversaient la chair brune
+du gibier, melee a d'autres viandes hachees fin. Un beau carre de
+gruyere, apporte dans un journal, gardait imprime: "faits divers" sur sa
+pate onctueuse.
+
+Les deux bonnes soeurs developperent un rond de saucisson qui sentait
+l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en meme temps dans les
+vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et
+de l'autre le crouton d'un pain. Il detacha la coque, la jeta sous ses
+pieds dans la paille et se mit a mordre a meme les oeufs, faisant tomber
+sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, la
+dedans, des etoiles.
+
+Boule de Suif, dans la hate et l'effarement de son lever, n'avait pu
+songer a rien; et elle regardait, exasperee, suffoquant de rage, tous
+ces gens qui mangeaient placidement. Une colere tumultueuse la crispa
+d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot
+d'injures qui lui montait aux levres; mais elle ne pouvait pas parler
+tant l'exasperation l'etranglait.
+
+Personne ne la regardait, ne songeait a elle. Elle se sentait noyee
+dans le mepris de ces gredins honnetes qui l'avaient sacrifiee d'abord,
+rejetee ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea
+a son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulument
+devorees, a ses deux poulets luisants de gelee, a ses pates, a ses
+poires, a ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant
+soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prete a
+pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots
+comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de
+ses paupieres, et bientot deux grosses larmes, se detachant des yeux,
+roulerent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides,
+coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant
+regulierement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait
+droite, le regard fixe, la face rigide et pale, esperant qu'on ne la
+verrait pas.
+
+Mais la comtesse s'en apercut et prevint son mari d'un signe. Il haussa
+les epaules comme pour dire: "Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute."
+Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: "Elle pleure sa
+honte."
+
+Les deux bonnes soeurs s'etaient remises a prier, apres avoir roule dans
+un papier le reste de leur saucisson.
+
+Alors Cornudet, qui digerait ses oeufs, etendit ses longues jambes sous
+la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un
+homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit a siffloter la
+_Marseillaise_.
+
+Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurement, ne
+plaisait point a ses voisins. Ils devinrent nerveux, agaces, et avaient
+l'air prets a hurler comme des chiens qui entendent un orgue de
+barbarie. Il s'en apercut, ne s'arreta plus. Parfois meme il fredonnait
+les paroles:
+
+ Amour sacre de la patrie,
+ Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,
+ Liberte, liberte cherie,
+ Combats avec tes defenseurs!
+
+On fuyait plus vite, la neige etant plus dure; et jusqu'a Dieppe,
+pendant les longues heures mornes du voyage, a travers les cahots du
+chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurite profonde de la
+voiture, il continua, avec une obstination feroce, son sifflement
+vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exasperes a suivre
+le chant d'un bout a l'autre, a se rappeler chaque parole qu'ils
+appliquaient sur chaque mesure.
+
+Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle
+n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les tenebres.
+
+
+
+
+L'Epave
+
+
+C'etait hier, 31 decembre.
+
+Je venais de dejeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique
+lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres etrangers.
+
+Georges me dit:
+
+--Tu permets?
+
+--Certainement.
+
+Et il se mit a lire huit pages d'une grande ecriture anglaise, croisee
+dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention
+serieuse, avec cet interet qu'on met aux choses qui vous touchent le
+coeur.
+
+Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminee, et il dit:
+
+"Tiens, en voila une drole d'histoire que je ne t'ai jamais racontee,
+une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivee! Oh! ce fut un
+singulier jour de l'an, cette annee-la. Il y a de cela vingt ans ...
+puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!...
+
+"J'etais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige
+aujourd'hui. Je me disposais a passer a Paris la fete du 1er janvier,
+puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fete, quand je
+recus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immediatement
+pour l'ile de Re, ou venait de s'echouer un trois-mats de Saint-Nazaire,
+assure par nous. Il etait alors huit heures du matin. J'arrivai a la
+Compagnie, a dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir
+meme, je prenais l'express, qui me deposait a La Rochelle le lendemain
+31 decembre.
+
+"J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Re, le
+_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre
+et de grand caractere que La Rochelle, avec ses rues melees comme un
+labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des
+galeries a arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces
+galeries et ces arcades ecrasees, mysterieuses, qui semblent construites
+et demeurees comme un decor de conspirateurs, le decor antique et
+saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion heroiques et
+sauvages. C'est bien la vieille cite huguenote, grave, discrete, sans
+art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si
+magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie severe, un peu
+sournoise aussi, une cite de batailleurs obstines, ou doivent eclore les
+fanatismes, la ville ou s'exalta la foi des calvinistes et ou naquit le
+complot des quatre sergents.
+
+"Quand j'eus erre quelque temps par ces rues singulieres, je montai sur
+un petit bateau a vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire a l'ile
+de Re. Il partit en soufflant, d'un air colere, passa entre les deux
+tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue
+construite par Richelieu, et dont on voit a fleur d'eau les pierres
+enormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua
+vers la droite.
+
+"C'etait un de ces jours tristes qui oppressent, ecrasent la pensee,
+compriment le coeur, eteignent en nous toute force et toute energie; un
+jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie,
+froide comme de la gelee, infecte a respirer comme une buee d'egout.
+
+"Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu
+profonde et sablonneuse de ces plages illimitees, restait sans une ride,
+sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau
+stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par
+habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derriere
+quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient
+bientot.
+
+"Je me mis a causer avec le capitaine, un petit homme presque sans
+pattes, tout rond comme son bateau et balance comme lui. Je voulais
+quelques details sur le sinistre que j'allais constater. Un grand
+trois-mats carre de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait echoue, par
+une nuit d'ouragan, sur les sables de l'ile de Re.
+
+"La tempete avait jete si loin ce batiment, ecrivait l'armateur, qu'il
+avait ete impossible de le renflouer et qu'on avait du enlever au plus
+vite tout ce qui pouvait en etre detache. Il me fallait donc constater
+la situation de l'epave, apprecier quel devait etre son etat avant le
+naufrage, juger si tous les efforts avaient ete tentes pour le remettre
+a flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour temoigner ensuite
+contradictoirement, si besoin etait, dans le proces.
+
+"Au recu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il
+jugerait necessaires pour sauvegarder nos interets.
+
+"Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant
+ete appele a prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.
+
+"Il me raconta le sinistre, tres simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_
+pousse par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au
+hasard sur une mer d'ecume,--"une mer de soupe au lait", disait le
+capitaine,--etait venu s'echouer sur ces immenses bancs de sable qui
+changent les cotes de cette region en Saharas illimites, aux heures de
+la maree basse.
+
+"Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre
+l'ocean et le ciel pesant restait un espace libre ou l'oeil voyait au
+loin. Nous suivions une terre. Je demandai:
+
+"--C'est l'ile de Re?
+
+"--Oui, monsieur.
+
+"Et tout a coup le capitaine, etendant la main droite devant nous, me
+montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:
+
+"--Tenez, voila votre navire!
+
+"--Le _Marie-Joseph_?...
+
+"--Mais, oui.
+
+"--J'etais stupefait. Ce point noir, a peu pres invisible, que j'aurais
+pris pour un ecueil, me paraissait place a trois kilometres au moins des
+cotes.
+
+"Je repris:
+
+"--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau a l'endroit que
+vous me designez?
+
+"Il se mit a rire.
+
+"--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...
+
+"C'etait un Bordelais. Il continua:
+
+"--Nous sommes maree haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en
+par la plage, mains dans vos poches, apres le dejeuner de l'hotel du
+_Dauphin_, et je vous promets qu'a deux heures cinquante ou trois heures
+au plusse vous toucherez l'epave, pied sec, mon ami, et vous aurez une
+heure quarante-cinq a deux heures pour rester dessus, pas plusse, par
+exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle
+revient vite. C'est plat comme une punaise, cette cote! Remettez-vous
+en route a quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez a sept
+heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous depose ce soir meme sur
+le quai de La Rochelle.
+
+"Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir a l'avant du vapeur,
+pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions
+rapidement.
+
+"Elle ressemblait a tous les ports en miniature qui servent de capitales
+a toutes les maigres iles semees le long des continents. C'etait un gros
+village de pecheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de
+poisson et de volailles, de legumes et de coquilles, de radis et de
+moules. L'ile est fort basse, peu cultivee, et semble cependant tres
+peuplee; mais je ne penetrai pas dans l'interieur.
+
+"Apres avoir dejeune, je franchis un petit promontoire; puis, comme la
+mer baissait rapidement, je m'en allai, a travers les sables, vers une
+sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, la-bas, la-bas.
+
+"J'allais vite sur cette plaine jaune, elastique comme de la chair,
+et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout a l'heure, etait la;
+maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant a perte de vue, et je ne
+distinguais plus la ligne qui separait le sable de l'Ocean. Je croyais
+assister a une feerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique etait
+devant moi tout a l'heure, puis il avait disparu dans la greve, comme
+font les decors dans les trappes, et je marchais a present au milieu
+d'un desert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salee demeuraient
+en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et
+bonne odeur des cotes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je
+regardais l'epave echouee, qui grandissait a mesure que j'avancais et
+ressemblait a present a une enorme baleine naufragee.
+
+"Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense etendue plate
+et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, apres une
+heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevee, brisee, montrant,
+comme les cotes d'une bete, ses os rompus, ses os de bois goudronne,
+perces de clous enormes. Le sable deja l'avait envahie, entre par toutes
+les fentes, et il la tenait, la possedait, ne la lachait plus. Elle
+paraissait avoir pris racine en lui. L'avant etait entre profondement
+dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arriere, releve,
+semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel desespere, ces deux
+mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_.
+
+"J'escaladai ce cadavre de navire par le cote le plus bas; puis, parvenu
+sur le pont, je penetrai dans l'interieur. Le jour, entre par les
+trappes defoncees et par les fissures des flancs, eclairait tristement
+ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries demolies.
+Il n'y avait plus rien la-dedans que du sable qui servait de sol a ce
+souterrain de planches.
+
+"Je me mis a prendre des notes sur l'etat du batiment. Je m'etais assis
+sur un baril vide et brise, et j'ecrivais a la lueur d'une large fente
+par ou je pouvais apercevoir l'etendue illimitee de la greve. Un
+singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de
+moment en moment; et je cessais d'ecrire parfois pour ecouter le bruit
+vague et mysterieux de l'epave: bruit des crabes grattant les bordages
+de leurs griffes crochues, bruit de mille betes toutes petites de la
+mer, installees deja sur ce mort, et aussi le bruit doux et regulier du
+taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les
+vieilles charpentes, qu'il creuse et devore.
+
+"Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout pres de moi. Je fis
+un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une
+seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux
+noyes qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas
+longtemps pour grimper sur le pont a la force des poignets: et j'apercus
+debout, a l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles,
+ou plutot un grand Anglais avec trois misses. Assurement, ils eurent
+encore plus peur que moi en voyant surgir cet etre rapide sur le
+trois-mats abandonne. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux
+autres saisirent leur pere a pleins bras; quant a lui, il avait ouvert
+la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son emotion.
+
+"Puis, apres quelques secondes, il parla:
+
+"--Aoh, mosieu, vos ete la proprietaire de cette batiment?
+
+"--Oui, monsieur.
+
+"--Est-ce que je pove la visiter?
+
+"--Oui, monsieur.
+
+"Il prononca alors une longue phrase anglaise, ou je distinguai
+seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois.
+
+"Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur
+et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidames les trois
+fillettes, rassurees. Elles etaient charmantes, surtout l'ainee, une
+blondine de dix-huit ans, fraiche comme une fleur, et si fine, si
+mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits
+de la mer. On aurait dit que celle-la venait de sortir du sable et que
+ses cheveux en avaient garde la nuance. Elles font penser, avec leur
+fraicheur exquise, aux couleurs delicates des coquilles roses et aux
+perles nacrees, rares, mysterieuses, ecloses dans les profondeurs
+inconnues des oceans.
+
+"Elle parlait un peu mieux que son pere; et elle nous servit
+d'interprete, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres details,
+que j'inventai, comme si j'eusse assiste a la catastrophe. Puis, toute
+la famille descendit dans l'interieur de l'epave. Des qu'ils eurent
+penetre dans cette sombre galerie, a peine eclairee, ils pousserent
+des cris d'etonnement et d'admiration; et soudain le pere et les trois
+filles tinrent en leurs mains des albums, caches sans doute dans leurs
+grands vetements impermeables, et ils commencerent en meme temps quatre
+croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.
+
+"Ils s'etaient assis, cote a cote, sur une poutre en saillie, et les
+quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes
+noires qui devaient representer le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_.
+
+"Tout en travaillant, l'ainee des fillettes causait avec moi, qui
+continuais a inspecter le squelette du navire.
+
+"J'appris qu'ils passaient l'hiver a Biarritz et qu'ils etaient venus
+tout expres a l'ile de Re pour contempler ce trois-mats enlise. Ils
+n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'etaient de simples
+et braves toques, de ces errants eternels dont l'Angleterre couvre le
+monde. Le pere, long, sec, la figure rouge encadree de favoris blancs,
+vrai sandwich vivant, une tranche de jambon decoupee en tete humaine
+entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits
+echassiers en croissance, seches aussi, sauf l'ainee, et gentilles
+toutes trois, mais surtout la grande.
+
+"Elle avait une si drole de maniere de parler, de raconter, de rire, de
+comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger,
+des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner,
+de se remettre au travail et de dire "yes" ou "no", que je serais
+demeure un temps indefini a l'ecouter et a la regarder.
+
+"Tout a coup, elle murmura:
+
+"--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau.
+
+"Je pretai l'oreille; et je distinguai aussitot un leger bruit,
+singulier, continu. Qu'etait-ce? Je me levai pour aller regarder par la
+fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle
+allait nous entourer!
+
+"Nous fumes aussitot sur le pont. Il etait trop tard. L'eau nous
+cernait, et elle courait vers la cote avec une prodigieuse vitesse. Non,
+cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une
+tache demesuree. A peine quelques centimetres d'eau couvraient le sable;
+mais mais on ne voyait plus deja la ligne fuyante de l'imperceptible
+flot.
+
+"L'Anglais voulut s'elancer; je le retins; la fuite etait impossible, a
+cause des mares profondes que nous avions du contourner en venant, et ou
+nous tomberions au retour.
+
+"Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la
+petite Anglaise se mit a sourire et murmura:
+
+"--Ce ete nous les naufrages!
+
+"Je voulus rire; mais la peur m'etreignait, une peur lache, affreuse,
+basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions
+m'apparurent en meme temps. J'avais envie de crier: "Au secours!" Vers
+qui?
+
+"Les deux petites Anglaises s'etaient blotties contre leur pere, qui
+regardait, d'un oeil consterne, la mer demesuree autour de nous.
+
+"Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Ocean montant, une nuit lourde,
+humide, glacee:
+
+"Je dis:
+
+"--Il n'y a rien a faire qu'a demeurer sur ce bateau.
+
+"L'Anglais repondit:
+
+"--Oh! yes!
+
+"Et nous restames la un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en
+verite, combien de temps, a regarder, autour de nous, cette eau jaune
+qui s'epaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur
+l'immense greve reconquise.
+
+"Une des fillettes eut froid, et l'idee nous vint de redescendre,
+pour nous mettre a l'abri de la brise legere, mais glacee, qui nous
+effleurait et nous piquait la peau.
+
+"Je me penchai sur la trappe. Le navire etait plein d'eau. Nous dumes
+alors nous blottir contre le bordage d'arriere, qui nous garantissait un
+peu.
+
+"Les tenebres, a present, nous enveloppaient, et nous restions serres
+les uns contre les autres, entoures d'ombre et d'eau. Je sentais
+trembler, contre mon epaule, l'epaule de la petite Anglaise, dont les
+dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce
+de son corps a travers les etoffes, et cette chaleur m'etait delicieuse
+comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles,
+muets, accroupis comme des betes dans un fosse, aux heures d'ouragan.
+Et pourtant, malgre tout, malgre la nuit, malgre le danger terrible et
+grandissant, je commencais a me sentir heureux d'etre la, heureux du
+froid et du peril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse a
+passer sur cette planche, si pres de cette jolie et mignonne fillette.
+
+"Je me demandais pourquoi cette etrange sensation de bien-etre et de
+joie qui me penetrait.
+
+"Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle etait la? Qui, elle? Une petite
+Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je
+me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me devouer pour
+elle, faire mille folies? Etrange chose! Comment se fait-il que la
+presence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa
+grace qui nous enveloppe? la seduction de la joliesse et de la jeunesse
+qui nous grise comme ferait le vin?
+
+"N'est-ce pas plutot une sorte de toucher de l'amour, du mysterieux
+amour qui cherche sans cesse a unir les etres, qui tente sa puissance
+des qu'il a mis face a face l'homme et la femme, et qui les penetre
+d'emotion, d'une emotion confuse, secrete, profonde, comme on mouille la
+terre pour y faire pousser des fleurs!
+
+"Mais le silence des tenebres devenait effrayant, le silence du ciel,
+car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement leger,
+infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone
+clapotement du courant contre le bateau.
+
+"Tout a coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises
+pleurait. Alors son pere voulut la consoler, et ils se mirent a parler
+dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la
+rassurait et qu'elle avait toujours peur.
+
+"Je demandai a ma voisine;
+
+"--Vous n'avez pas trop froid, miss?
+
+"--Oh! si. J'ave froid beaucoup.
+
+"Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ote;
+je l'en couvris malgre elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa
+main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.
+
+"Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau
+plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle
+me passa sur le visage. Le vent s'elevait!
+
+"L'Anglais s'en apercut en meme temps que moi, et il dit simplement:
+
+"--C'etait mauvaise pour nous, cette ...
+
+"Assurement c'etait mauvais, c'etait la mort certaine si des lames, meme
+de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'epave, tellement
+brisee et disjointe que la premiere vague un peu rude l'emporterait en
+bouillie.
+
+"Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales
+de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais
+dans les tenebres des lignes blanches paraitre et disparaitre, des
+lignes d'ecume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du
+_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court fremissement qui nous montait
+jusqu'au coeur.
+
+"L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais
+une envie folle de la saisir dans mes bras.
+
+"La-bas, devant nous, a gauche, a droite, derriere nous, des phares
+brillaient sur les cotes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants,
+pareils a des yeux enormes, a des yeux de geant qui nous regardaient,
+nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un
+d'eux surtout m'irritait. Il s'eteignait toutes les trente secondes pour
+se rallumer aussitot; c'etait bien un oeil, celui-la, avec sa paupiere
+sans cesse baissee sur son regard de feu.
+
+"De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder
+l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout a coup, il me
+dit, par-dessus les tetes de ses filles, avec une souveraine gravite:
+
+"--Mosieu, je vous souhaite bon annee.
+
+"Il etait minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononca
+une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent a chanter
+le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et
+s'evapora a travers l'espace.
+
+"J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une emotion
+puissante et bizarre.
+
+"C'etait quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufrages,
+de condamnes, quelque chose comme une priere, et aussi quelque chose de
+plus grand, de comparable a l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri
+te salutant!_
+
+"Quand ils eurent fini, je demandai a ma voisine de chanter toute seule
+une ballade, une legende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier
+nos angoisses. Elle y consentit et aussitot sa voix claire et jeune
+s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car
+les notes trainaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et
+voletaient, comme des oiseaux blesses, au dessus des vagues.
+
+"La mer grossissait, battait maintenant notre epave. Moi, je ne pensais
+plus qu'a cette voix. Et je pensais aussi aux sirenes. Si une barque
+avait passe pres de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit
+tourmente s'egarait dans le reve! Une sirene! N'etait-ce point, en
+effet, une sirene, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce
+navire vermoulu et qui, tout a l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans
+les flots?...
+
+"Mais nous roulames brusquement tous les cinq sur le pont, car le
+_Marie-Joseph_ s'etait affaisse sur son flanc droit. L'Anglaise etant
+tombee sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans
+savoir, sans comprendre, croyant venue ma derniere seconde, je baisais
+a pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait
+plus; nous autres aussi ne bougions point.
+
+"Le pere dit: "Kate!" Celle que je tenais repondit "yes", et fit un
+mouvement pour se degager. Certes, a cet instant j'aurais voulu que le
+bateau s'ouvrit en deux pour tomber a l'eau avec elle.
+
+"L'Anglais reprit:
+
+"--Une petite bascule, ce n'ete rien. J'ave mes trois filles conserves.
+
+"Ne voyant point l'ainee, il l'avait crue perdue d'abord!
+
+"Je me relevai lentement, et, soudain, j'apercus une lumiere sur la mer,
+tout pres de nous. Je criai; on repondit. C'etait une barque qui nous
+cherchait, le patron de l'hotel ayant prevu notre imprudence.
+
+"Nous etions sauves. J'en fus desole! On nous cueillit sur notre radeau,
+et on nous ramena a Saint-Martin.
+
+"L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:
+
+"--Bonne souper! bonne souper!
+
+"On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_.
+
+"Il fallut se separer, le lendemain, apres beaucoup d'etreintes et de
+promesses de s'ecrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que
+je ne les suivisse.
+
+"J'etais toque; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes,
+si nous avions passe huit jours ensemble, je l'epousais! Combien
+l'homme, parfois, est faible et incomprehensible!
+
+"Deux ans s'ecoulerent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je recus
+une lettre de New-York. Elle etait mariee, et me le disait. Et, depuis
+lors, nous nous ecrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte
+sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son
+mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du
+_Marie-Joseph_ ... C'est peut-etre la seule femme que j'aie aimee
+... non ... que j'aurais aimee ... Ah!... voila ... sait-on?... Les
+evenements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ...
+Elle doit etre vieille, a present ... je ne la reconnaitrais pas ... Ah!
+celle d'autrefois ... celle de l'epave ... quelle creature ... divine!
+Elle m'ecrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ca m'a
+fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne
+n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ca!..."
+
+
+
+
+DECOUVERTE
+
+
+
+
+Decouverte
+
+
+Le bateau etait couvert de monde. La traversee s'annoncant fort belle,
+les Havraises allaient faire un tour a Trouville.
+
+On detacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonca le depart,
+et, aussitot, un fremissement secoua le corps entier du navire, tandis
+qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuee.
+
+Les roues tournerent quelques secondes, s'arreterent, repartirent
+doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crie
+par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: "En
+route!" elles se mirent a battre la mer avec rapidite.
+
+Nous filions le long de la jetee, couverte de monde. Des gens sur le
+bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amerique,
+et les amis restes a terre repondaient de la meme facon.
+
+Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les
+toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Ocean a peine remue par
+des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit batiment fit une
+courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la cote lointaine entrevue a
+travers la brume matinale.
+
+A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt
+kilometres. De place en place les grosses bouees indiquaient les bancs
+de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du
+fleuve qui, ne se melant point a l'eau salee, dessinaient de grands
+rubans jaunes a travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer.
+
+J'eprouve, aussitot que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de
+long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais
+rien. Donc je me mis a circuler sur le pont a travers la foule des
+voyageurs.
+
+Tout a coup, on m'appela. Je me retournai. C'etait un de mes vieux amis,
+Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans.
+
+Apres nous etre serre les mains, nous recommencames ensemble, en parlant
+de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais
+tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux
+lignes de voyageurs assis sur les deux cotes du pont.
+
+Tout a coup Sidoine prononca avec une veritable expression de rage:
+
+--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens!
+
+C'etait plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient
+l'horizon d'un air important qui semblait dire: "C'est nous, les
+Anglais, qui sommes les maitres de la mer! Boum, boum! nous voila!"
+
+Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs
+avaient l'air des drapeaux de leur suffisance.
+
+Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les
+constructions navales de leur patrie, serrant en des chales multicolores
+leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux
+paysage. Leurs petites tetes, poussees au bout de ces longs corps,
+portaient des chapeaux anglais d'une forme etrange, et, derriere
+leurs cranes, leurs maigres chevelures enroulees ressemblaient a des
+couleuvres lofees.
+
+Et les vieilles misses, encore plus greles, ouvrant au vent leur
+machoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes
+et demesurees.
+
+On sentait, en passant pres d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau
+dentifrice.
+
+Sidoine repeta, avec une colere grandissante:
+
+--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empecher de venir en France?
+
+Je demandai en souriant:
+
+--Pourquoi leur en veux-tu? Quant a moi, ils me sont parfaitement
+indifferents.
+
+Il prononca:
+
+--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai epouse une Anglaise. Voila.
+
+Je m'arretai pour lui rire au nez.
+
+--Ah! diable. Conte-moi ca. Et elle te rend donc tres malheureux?
+
+Il haussa les epaules:
+
+--Non, pas precisement.
+
+--Alors ... elle te ... elle te ... trompe?
+
+--Malheureusement non. Ca me ferait une cause de divorce et j'en serais
+debarrasse.
+
+--Alors je ne comprends pas!
+
+--Tu ne comprends pas? Ca ne m'etonne point. Eh bien, elle a tout
+simplement appris le francais, pas autre chose! Ecoute:
+
+Je n'avais pas le moindre desir de me marier, quand je vins passer l'ete
+a Etretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux.
+On ne se figure pas combien les fillettes y sont a leur avantage. Paris
+sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.
+
+Les promenades a anes, les bains du matin, les dejeuners sur l'herbe,
+autant de pieges a mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil
+qu'une enfant de dix-huit ans qui court a travers un champ ou qui
+ramasse des fleurs le long d'un chemin.
+
+Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au meme hotel
+que moi. Le pere ressemblait aux hommes que tu vois la, et la mere a
+toutes les Anglaises.
+
+Il y avait deux fils, de ces garcons tout en os, qui jouent du matin au
+soir a des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes;
+puis deux filles, l'ainee, une seche, encore une Anglaise de boite a
+conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutot une blondine
+avec une tete venue du ciel. Quand elles se mettent a etre jolies, les
+gredines, elles sont divines. Celle-la avait des yeux bleus, de ces
+yeux bleus qui semblent contenir toute la poesie, tout le reve, toute
+l'esperance, tout le bonheur du monde!
+
+Quel horizon ca vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme
+comme ceux-la! Comme ca repond bien a l'attente eternelle et confuse de
+notre coeur!
+
+Il faut dire aussi que, nous autres Francais, nous adorons les
+etrangeres. Aussitot que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une
+Suedoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons
+amoureux instantanement. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme,
+drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons
+tort, cependant.
+
+Mais je crois que ce qui nous seduit le plus dans les exotiques, c'est
+leur defaut de prononciation. Aussitot qu'une femme parle mal notre
+langue, elle est charmante; si elle fait une faute de francais par
+mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une facon tout a fait
+inintelligible, elle devient irresistible.
+
+Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire a une mignonne
+bouche rose: "J'aime bocoup la gigotte."
+
+Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y
+comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots
+inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et
+gai.
+
+Tous les termes estropies, bizarres, ridicules, prenaient sur ses levres
+un charme delicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino,
+de longues conversations qui ressemblaient a des enigmes parlees.
+
+Je l'epousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Reve. Car les
+vrais amants n'adorent jamais qu'un reve qui a pris une forme de femme.
+Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:
+
+ Tu n'as jamais ete, dans tes jours les plus rares,
+ Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,
+ Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
+ J'ai fait chanter mon reve au vide de ton coeur.
+
+Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ca ete de donner a ma femme
+un professeur de francais.
+
+Tant qu'elle a martyrise le dictionnaire et supplicie la grammaire, je
+l'ai cherie.
+
+Nos causeries etaient simples. Elles me revelaient la grace surprenante
+de son etre, l'elegance incomparable de son geste; elles me la
+montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupee de chair faite
+pour le baiser, sachant enumerer a peu pres ce qu'elle aimait, pousser
+parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une facon coquette,
+a force d'etre incomprehensible et imprevue, des emotions ou des
+sensations peu compliquees.
+
+Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent "papa" et "maman", en
+prononcant--Baaba--et Baamban.
+
+Aurais-je pu croire que ...
+
+Elle parle, a present.... Elle parle ... mal ... tres mal.... Elle fait
+tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends
+... je sais ... je la connais....
+
+J'ai ouvert ma poupee pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut
+causer, mon cher!
+
+Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idees, les theories
+d'une jeune Anglaise bien elevee, a laquelle je ne peux rien reprocher,
+et qui me repete, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire
+de la conversation a l'usage des pensionnats de jeunes personnes.
+
+Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dores qui
+renferment d'execrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai dechiree. J'ai
+voulu manger le dedans et suis reste tellement degoute que j'ai des
+haut-le-coeur, a present, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes.
+
+J'ai epouse un perroquet a qui une vieille institutrice anglaise aurait
+enseigne le francais: comprends-tu?
+
+ * * * * *
+
+Le port de Trouville montrait maintenant ses jetees de bois couvertes de
+monde.
+
+Je dis:
+
+--Ou est ta femme?
+
+Il prononca:
+
+--Je l'ai ramenee a Etretat.
+
+--Et toi, ou vas-tu?
+
+--Moi? moi je vais me distraire a Trouville. Puis, apres un silence, il
+ajouta:
+
+--Tu ne te figures pas comme ca peut etre bete quelquefois, une femme.
+
+
+
+
+UN PARRICIDE
+
+
+
+
+Un Parricide
+
+
+L'avocat avait plaide la folie. Comment expliquer autrement ce crime
+etrange?
+
+On avait retrouve un matin, dans les roseaux, pres de Chatou, deux
+cadavres enlaces, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches,
+plus tout jeunes, et maries seulement de l'annee precedente, la femme
+n'etant veuve que depuis trois ans.
+
+On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas ete voles.
+Il semblait qu'on les eut jetes de la berge dans la riviere, apres les
+avoir frappes, l'un apres l'autre, avec une longue pointe de fer.
+
+L'enquete ne faisait rien decouvrir. Les mariniers interroges ne
+savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier
+d'un village voisin nomme Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se
+constituer prisonnier.
+
+A toutes les interrogations, il ne repondait que ceci:
+
+--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils
+venaient souvent me faire reparer des meubles anciens, parce que je suis
+habile dans le metier.
+
+Et quand on lui demandait:
+
+--Pourquoi les avez-vous tues?
+
+Il repondait obstinement:
+
+--Je les ai tues parce que j'ai voulu les tuer.
+
+On n'en put tirer autre chose.
+
+Cet homme etait un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice
+dans le pays, puis abandonne. Il n'avait pas d'autre nom que Georges
+Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulierement intelligent,
+avec des gouts et des delicatesses natives que n'avaient point ses
+camarades, on le surnomma "le bourgeois", et on ne l'appelait plus
+autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le metier de
+menuisier qu'il avait adopte. Il faisait meme un peu de sculpture sur
+bois. On le disait aussi fort exalte, partisan des doctrines communistes
+et nihilistes, grand liseur de romans a drames sanglants, electeur
+influent et orateur habile dans les reunions publiques d'ouvriers ou de
+paysans.
+
+ * * * * *
+
+L'avocat avait plaide la folie.
+
+Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eut tue ses
+meilleurs clients, des clients riches et genereux (il les connaissait),
+qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs
+de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se
+presentait: la folie, l'idee fixe du declasse qui se venge sur deux
+bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile a
+ce surnom de "_le bourgeois_", donne par le pays a cet abandonne; il
+s'ecriait:
+
+--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce
+malheureux garcon qui n'a ni pere ni mere? C'est un ardent republicain.
+Que dis-je? il appartient meme a ce parti politique que la Republique
+fusillait et deportait naguere, qu'elle accueille aujourd'hui a bras
+ouverts, a ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un
+moyen tout simple.
+
+Ces tristes doctrines, acclamees maintenant dans les reunions publiques,
+ont perdu cet homme. Il a entendu des republicains, des femmes meme,
+oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grevy;
+son esprit malade a chavire; il a voulu du sang, du sang de bourgeois!
+
+Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune!
+
+Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause etait
+gagnee pour l'avocat. Le ministere public ne resista pas.
+
+Alors le president posa au prevenu la question d'usage:
+
+--Accuse, n'avez-vous rien a ajouter pour votre defense?
+
+L'homme se leva.
+
+Il etait de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes
+et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frele garcon
+et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'etait
+faite de lui.
+
+Il parla hautement, d'un ton declamatoire, mais si net que ses moindres
+paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle:
+
+--Mon president, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et
+que je prefere meme la guillotine, je vais tout vous dire.
+
+J'ai tue cet homme et cette femme parce qu'ils etaient mes parents.
+
+Maintenant, ecoutez-moi et jugez-moi.
+
+Une femme, ayant accouche d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice.
+Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit etre
+innocent, mais condamne a la misere eternelle, a la honte d'une
+naissance illegitime, plus que cela: a la mort, puisqu'on l'abandonna,
+puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait,
+comme elles font souvent, le laisser deperir, souffrir de faim, mourir
+de delaissement!
+
+La femme qui m'allaita fut honnete, plus femme, plus grande, plus mere
+que ma mere. Elle m'eleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut
+mieux laisser perir ces miserables jetes aux villages des banlieues,
+comme on jette une ordure aux bornes.
+
+Je grandis avec l'impression vague que je portais un deshonneur. Les
+autres enfants m'appelerent un jour "batard". Ils ne savaient pas ce
+que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je
+l'ignorais aussi, mais je le sentis.
+
+J'etais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'ecole. J'aurais
+ete un honnete homme, mon president, peut-etre un homme superieur, si
+mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner.
+
+Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux
+furent les coupables. J'etais sans defense, ils furent sans pitie. Ils
+devaient m'aimer: ils m'ont rejete.
+
+Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un present? La mienne,
+en tous cas, n'etait qu'un malheur. Apres leur honteux abandon, je leur
+devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus
+inhumain, le plus infame, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir
+contre un etre.
+
+Un homme injurie frappe; un homme vole reprend son bien par la force.
+Un homme trompe, joue, martyrise, tue. Un homme soufflete tue; un
+homme deshonore tue. J'ai ete plus vole, trompe, martyrise, soufflete
+moralement, deshonore, que tous ceux dont vous absolvez la colere.
+
+Je me suis venge, j'ai tue. C'etait mon droit legitime. J'ai pris leur
+vie heureuse en echange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposee.
+
+Vous allez parler de parricide! Etaient-ils mes parents, ces gens pour
+qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour
+qui ma naissance fut une calamite, et ma vie une menace de honte? Ils
+cherchaient un plaisir egoiste; ils ont eu un enfant imprevu. Ils ont
+supprime l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux.
+
+Et pourtant, dernierement encore, j'etais pret a les aimer.
+
+Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon pere, entra chez
+moi pour la premiere fois. Je ne soupconnais rien. Il me commanda deux
+meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements aupres
+du cure, sous le sceau du secret, bien entendu.
+
+Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois meme
+il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection
+pour lui.
+
+Au commencement de cette annee il amena sa femme, ma mere. Quand elle
+entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie
+nerveuse. Puis elle demanda un siege et un verre d'eau. Elle ne dit
+rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne repondait que
+oui et non, a tort et a travers, a toutes les questions qu'il lui
+posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquee.
+
+Elle revint le mois suivant. Elle etait calme, maitresse d'elle. Ils
+resterent, ce jour-la, assez longtemps a bavarder, et ils me firent une
+grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais
+un jour voila qu'elle se mit a me parler de ma vie, de mon enfance, de
+mes parents. Je repondis: "Mes parents, madame, etaient des miserables
+qui m'ont abandonne." Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba
+sans connaissance. Je pensai tout de suite: "C'est ma mere!" mais je me
+gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir.
+
+Par exemple, je pris de mon cote mes renseignements. J'appris qu'ils
+n'etaient maries que du mois de juillet precedent, ma mere n'etant
+devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchote qu'ils
+s'etaient aimes du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune
+preuve. C'etait moi la preuve, la preuve qu'on avait cachee d'abord,
+espere detruire ensuite.
+
+J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnee de mon pere. Ce
+jour-la, elle semblait fort emue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment
+de s'en aller, elle me dit: "Je vous veux du bien, parce que vous m'avez
+l'air d'un honnete garcon et d'un travailleur; vous penserez sans doute
+a vous marier quelque jour; je viens vous aider a choisir librement la
+femme qui vous conviendra. Moi, j'ai ete mariee contre mon coeur une
+fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans
+enfants, libre, maitresse de ma fortune. Voici votre dot."
+
+Elle me tendit une grande enveloppe cachetee.
+
+Je la regardai fixement, puis je lui dis: "Vous etes ma mere?"
+
+Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me
+voir. Lui, l'homme, mon pere, la soutint dans ses bras et il me cria:
+"Mais vous etes fou!"
+
+Je repondis: "Pas du tout. Je sais bien que vous etes mes parents. On ne
+me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous
+en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier."
+
+Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commencait
+a sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et
+je repris: "Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mere."
+
+Alors il s'emporta, devenu tres pale, epouvante par la pensee que le
+scandale evite jusqu'ici pouvait eclater soudain; que leur situation,
+leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait:
+"Vous etes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc
+du bien au peuple, a ces manants-la, aidez-les, secourez-les!"
+
+Ma mere, eperdue, repetait coup sur coup: "Allons-nous-en,
+allons-nous-en!"
+
+Alors, comme la porte etait fermee, il cria: "Si vous ne m'ouvrez
+pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et
+violence!"
+
+J'etais reste maitre de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer
+dans l'ombre.
+
+Alors il me sembla tout a coup que je venais d'etre fait orphelin,
+d'etre abandonne, pousse au ruisseau. Une tristesse epouvantable, melee
+de colere, de haine, de degout, m'envahit; j'avais comme un soulevement
+de tout mon etre, un soulevement de la justice, de la droiture, de
+l'honneur, de l'affection rejetee. Je me mis a courir pour les rejoindre
+le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de
+Chatou.
+
+--Je les rattrapai bientot. La nuit etait venue toute noire. J'allais a
+pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma
+mere pleurait toujours. Mon pere disait: "C'est votre faute. Pourquoi
+avez-vous tenu a le voir? C'etait une folie dans notre position. On
+aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne
+pouvons le reconnaitre, a quoi servaient ces visites dangereuses?"
+
+Alors, je m'elancai devant eux, suppliant. Je balbutiai: "Vous voyez
+bien que vous etes mes parents. Vous m'avez deja rejete une fois, me
+repousserez-vous encore?"
+
+Alors, mon president, il leva la main sur moi, je vous le jure sur
+l'honneur, sur la loi, sur la Republique. Il me frappa, et comme je le
+saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver.
+
+J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je
+l'ai frappe, frappe tant que j'ai pu.
+
+Alors elle s'est mise a crier: "Au secours! a l'assassin!" en
+m'arrachant la barbe. Il parait que je l'ai tuee aussi. Est-ce que je
+sais, moi, ce que j'ai fait a ce moment-la?
+
+Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetes a la
+Seine, sans reflechir.
+
+Voila.--Maintenant, jugez-moi.
+
+ * * * * *
+
+L'accuse se rassit. Devant cette revelation, l'affaire a ete reportee
+a la session suivante. Elle passera bientot. Si nous etions jures, que
+ferions-nous de ce parricide?
+
+
+
+
+LE RENDEZ-VOUS
+
+
+
+
+Le Rendez-vous
+
+
+Son chapeau sur la tete, son manteau sur le dos, un voile noir sur le
+nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle
+serait montee dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son
+ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre,
+ne pouvant se decider a sortir pour aller a ce rendez-vous.
+
+Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'etait habillee ainsi,
+pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change tres
+mondain, pour rejoindre dans son logis de garcon le beau vicomte de
+Martelet, son amant!
+
+La pendule derriere son dos battait les secondes vivement; un livre
+a moitie lu baillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les
+fenetres, et un fort parfum de violette, exhale par deux petits bouquets
+baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminee, se melait a une
+vague odeur de verveine soufflee sournoisement par la porte du cabinet
+de toilette demeuree entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la
+mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit,
+songeant: "Il m'attend deja. Il va s'enerver". Alors, elle sortit,
+prevint le valet de chambre qu'elle serait rentree dans une heure au
+plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue,
+a pied.
+
+On etait aux derniers jours de mai, a cette saison delicieuse ou le
+printemps de la campagne semble faire le siege de Paris et le conquerir
+par-dessus les toits, envahir les maisons, a travers les murs, faire
+fleurir la ville, y repandre une gaiete sur la pierre des facades,
+l'asphalte des trottoirs et le pave des chaussees, la baigner, la griser
+de seve comme un bois qui verdit.
+
+Mme Haggan fit quelques pas a droite avec l'intention de suivre, comme
+toujours, la rue de Provence ou elle helerait un fiacre, mais la douceur
+de l'air, cette emotion de l'ete qui nous entre dans la gorge en
+certains jours, la penetra si brusquement, que, changeant d'idee, elle
+prit la rue de la Chaussee-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurement
+attiree par le desir de voir des arbres dans le square de la Trinite.
+Elle pensait: "Bah! il m'attendra dix minutes de plus." Cette idee, de
+nouveau, la rejouissait, et, tout en marchant a petits pas, dans la
+foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la
+fenetre, ecouter a la porte, s'asseoir quelques instants, se relever,
+et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait defendu les jours de
+rendez-vous, jeter sur la boite aux cigarettes des regards desesperes.
+
+Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par
+les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si
+peu desireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des pretextes
+pour s'arreter.
+
+Au bout de la rue, devant l'eglise, la verdure du petit square l'attira
+si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage
+a enfants, et fit deux fois le tour de l'etroit gazon, au milieu des
+nounous enrubannees, epanouies, bariolees, fleuries. Puis elle prit une
+chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune
+dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.
+
+Juste a ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en
+entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnee, plus
+un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes
+encore de flanerie,--une heure! une heure volee au rendez-vous! Elle y
+resterait quarante minutes a peine, et ce serait fini encore une fois.
+
+Dieu! comme ca l'ennuyait d'aller la-bas! Ainsi qu'un patient montant
+chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolerable de
+tous les rendez-vous passes, un par semaine en moyenne depuis deux ans,
+et la pensee qu'un autre allait avoir lieu, tout a l'heure, la crispait
+d'angoisse de la tete aux pieds. Non pas que ce fut bien douloureux,
+douloureux comme une visite au dentiste, mais c'etait si ennuyeux, si
+ennuyeux, si complique, si long, si penible que tout, tout, meme une
+operation, lui aurait paru preferable. Elle y allait pourtant, tres
+lentement, a tous petits pas, en s'arretant, en s'asseyant, en flanant
+partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore
+celui-la, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de
+suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tot.
+Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris
+l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison a donner a ce malheureux
+Martelet quand il voudrait connaitre ce pourquoi! Pourquoi avait-elle
+commence? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimee? C'etait
+possible! Pas bien fort mais un peu, voila si longtemps! Il etait bien,
+recherche, elegant, galant, et representait strictement, au premier coup
+d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait dure trois
+mois--temps normal, lutte honorable, resistance suffisante--puis elle
+avait consenti, avec quelle emotion, quelle crispation, quelle peur
+horrible et charmante a ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres,
+dans ce petit entresol de garcon, rue de Miromesnil. Son coeur?
+Qu'eprouvait alors son petit coeur de femme seduite, vaincue, conquise,
+en passant pour la premiere fois la porte de cette maison de cauchemar?
+Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublie! On se souvient d'un
+fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guere, deux ans
+plus tard, d'une emotion qui s'est envolee tres vite, parce qu'elle
+etait tres legere. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublie les autres,
+ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux
+stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausee lui
+montait aux levres en prevision de ce que ce serait tout a l'heure.
+
+Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller la, ils ne
+ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses
+ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'a
+la facon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont
+terribles! Quand on songe qu'a tout moment, devant le tribunal, ils
+reconnaissent, au bout de plusieurs annees, des criminels qu'ils ont
+conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque a une
+gare, et qu'ils ont affaire a presque autant de voyageurs qu'il y a
+d'heures dans la journee, et que leur memoire est assez sure pour qu'ils
+affirment: "Voila bien l'homme que j'ai charge rue des Martyrs, et
+depose, gare de Lyon, a minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!"
+n'y a-t-il pas de quoi fremir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune
+femme allant a un rendez-vous, en confiant sa reputation au premier venu
+de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employe, pour ce voyage
+de la rue Miromesnil, au moins cent a cent vingt, en comptant un par
+semaine. C'etaient autant de temoins qui pouvaient deposer contre elle
+dans un moment critique.
+
+Aussitot dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, epais
+et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait
+le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne
+pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus deja? Oh! dans cette rue de
+Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaitre les passants, tous
+les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arretee, elle sautait
+et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil
+de sa loge. En voila un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son
+nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les
+plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter,
+lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs
+en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait ose faire ce petit
+mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roule! Elle
+avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'etre rappelee, s'il ne
+comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier?
+D'une arrestation peut-etre? Pour arriver a la porte du vicomte, il n'y
+avait guere qu'un demi-etage a monter, et il lui paraissait haut comme
+la tour Saint-Jacques! A peine engagee dans le vestibule, elle se
+sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derriere
+elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce
+concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un
+descendait juste a ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et
+passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait,
+montait, montait! Elle aurait monte quarante etages! Puis, quand
+tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle
+redescendait en courant avec l'angoisse dans l'ame de ne pas reconnaitre
+l'entresol!
+
+Il etait la, attendant dans un costume galant en velours double de soie,
+tres coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien
+change a sa maniere de l'accueillir, mais rien, pas un geste!
+
+Des qu'il avait referme la porte, il lui disait: "Laissez-moi baiser vos
+mains, ma chere, chere amie!" Puis il la suivait dans la chambre, ou
+volets clos et lumieres allumees, hiver comme ete, par chic sans doute,
+il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air
+d'adoration. Le premier jour ca avait ete tres gentil, tres reussi, ce
+mouvement-la! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la
+cent vingtieme fois le cinquieme acte d'une piece a succes. Il fallait
+changer ses effets.
+
+Et puis apres, oh! mon Dieu! apres! c'etait le plus dur! Non, il ne
+changeait pas ses effets, le pauvre garcon! Quel bon garcon, mais
+banal!...
+
+Dieu, que c'etait difficile de se deshabiller sans femme de chambre!
+Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait
+odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une
+pareille corvee! Mais s'il etait difficile de se deshabiller, se
+rhabiller devenait presque impossible et enervant a crier, exasperant
+a gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air
+gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! a quoi? De quoi
+etait-il capable? Il suffisait de lui voir une epingle entre les doigts
+pour le savoir.
+
+C'est a ce moment-la peut-etre qu'elle avait commence a le prendre en
+grippe. Quand il disait: "Voulez-vous que je vous aide!" elle l'aurait
+tue. Et puis etait-il possible qu'une femme ne finit point par detester
+un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcee plus de cent vingt fois a
+se rhabiller sans femme de chambre?
+
+Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui,
+aussi peu degourdis, aussi monotones. Ce n'etait pas le beau baron de
+Grimbal qui aurait demande de cet air niais: "Voulez-vous que je vous
+aide?" Il aurait aide, lui, si vif, si drole, si spirituel. Voila!
+C'etait un diplomate; il avait couru le monde, rode partout, deshabille
+et rhabille sans doute des femmes vetues suivant toutes les modes de la
+terre, celui-la!...
+
+L'horloge de l'eglise sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le
+cadran, se mit a rire en murmurant "Oh! doit-il etre agite!" puis elle
+partit d'une marche plus vive, et sortit du square.
+
+Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez a
+nez avec un monsieur qui la salua profondement.
+
+--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de
+penser a lui.
+
+--Oui, madame.
+
+Et il s'informa de sa sante, puis, apres quelques vagues propos, il
+reprit:
+
+--Vous savez que vous etes la seule--vous permettez que je dise de
+mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes
+collections japonaises.
+
+--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garcon!
+
+--Comment! comment! en voila une erreur quand il s'agit de visiter une
+collection rare!
+
+--En tout cas, elle ne peut y aller seule.
+
+--Et pourquoi pas? mais j'en ai recu des multitudes de femmes seules,
+rien que pour ma galerie! J'en recois tous les jours. Voulez-vous que
+je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut etre discret
+meme pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant
+d'entrer chez un homme serieux, connu, dans une certaine situation, que
+lorsqu'on y va pour une cause inavouable!
+
+--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-la.
+
+--Alors vous venez voir ma collection.
+
+--Quand?
+
+--Mais tout de suite.
+
+--Impossible, je suis pressee.
+
+--Allons donc. Voila une demi-heure que vous etes assise dans le square.
+
+--Vous m'espionniez?
+
+--Je vous regardais.
+
+--Vrai, je suis pressee.
+
+--Je suis sur que non. Avouez que vous n'etes pas pressee.
+
+Mme Haggan se mit a rire, et avoua:
+
+--Non ... non ... pas ... tres....
+
+Un fiacre passait a les toucher. Le petit baron cria: "Cocher!" et la
+voiture s'arreta. Puis, ouvrant la portiere:
+
+--Montez, madame.
+
+--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.
+
+--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence a nous
+regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous
+enleve et nous arreter tous les deux, montez, je vous en prie!
+
+Elle monta, effaree, abasourdie. Alors il s'assit aupres d'elle en
+disant au cocher: "rue de Provence".
+
+Mais soudain elle s'ecria:
+
+--Oh! mon Dieu, j'oubliais une depeche tres pressee, voulez-vous me
+conduire, d'abord, au premier bureau telegraphique?
+
+Le fiacre s'arreta un peu plus loin, rue de Chateaudun, et elle dit au
+baron:
+
+--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis
+a mon mari d'inviter Martelet a diner pour demain, et j'ai oublie
+completement.
+
+Quand le baron fut revenu, sa carte bleue a la main, elle ecrivit au
+crayon:
+
+
+"Mon cher ami, je suis tres souffrante; j'ai une nevralgie atroce qui me
+tient au lit. Impossible sortir. Venez diner demain soir pour que je me
+fasse pardonner.
+
+"JEANNE."
+
+
+Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: "Vicomte de
+Martelet, 240, rue Miromesnil", puis, rendant la carte au baron:
+
+--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la
+boite aux telegrammes.
+
+
+
+
+BOMBARD
+
+
+
+
+Bombard
+
+
+Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il etait ne avec une
+incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un desir immodere pour
+ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout
+mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses
+forces. Aussitot qu'il entendait parler d'une affaire serieuse il
+devenait distrait, son esprit etant incapable d'une tension ou meme
+d'une attention.
+
+Fils d'un marchand de nouveautes de Caen, il se l'etait coule douce,
+comme on disait dans sa famille, jusqu'a l'age de vingt-cinq ans.
+
+Mais ses parents demeurant toujours plus pres de la faillite que de la
+fortune, il souffrait horriblement de la penurie d'argent.
+
+Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, a la normande, le
+teint fleuri, l'oeil bleu, bete et gai, le ventre apparent deja, il
+s'habillait avec une elegance tapageuse de provincial en fete. Il riait,
+criait, gesticulait a tout propos, etalant sa bonne humeur orageuse avec
+une assurance de commis-voyageur. Il considerait que la vie etait faite
+uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitot qu'il fallait mettre
+un frein a sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence
+hebetee, etant meme incapable de tristesse.
+
+Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de repeter une
+phrase devenue celebre dans son entourage:
+
+--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau.
+
+Or, il allait chaque annee passer quinze jours a Trouville. Il appelait
+ca "faire sa saison".
+
+Il s'installait chez des cousins qui lui pretaient une chambre, et, du
+jour de son arrivee au jour du depart, il se promenait sur les planches
+qui longent la grande plage de sable.
+
+Il allait d'un pas assure, les mains dans ses poches ou derriere le dos,
+toujours vetu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes,
+le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche.
+
+Il allait, frolant les femmes elegantes, toisant les hommes en gaillard
+pret a se _flanquer une tripotee_, et cherchant ... cherchant ... car il
+cherchait.
+
+Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il
+s'etait dit:
+
+--Que diable, dans le tas de celles qui viennent la, je finirai bien par
+trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de
+chasse, un flair de Normand, sur qu'il la reconnaitrait, rien qu'en
+l'apercevant, celle qui le ferait riche.
+
+Ce fut un lundi matin qu'il murmura:
+
+--Tiens--tiens--tiens.
+
+Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de
+juillet ou on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte
+de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes;
+et les barques de peche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau
+bleue, qui les refletait la tete en bas, semblaient dormir sous le grand
+soleil de dix heures. Elles restaient la, en face de la jetee de bois,
+les unes tout pres, d'autres plus loin, d'autres tres loin, sans remuer,
+comme accablees par une paresse de jour d'ete, trop nonchalantes pour
+gagner la haute mer ou meme pour rentrer au port. Et, la-bas, on
+apercevait vaguement, dans la brume, la cote du Havre portant a son
+sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.
+
+Il s'etait dit:
+
+--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisieme fois et en
+sentant sur lui son regard, son regard de femme mure, experimentee et
+hardie, qui s'offre.
+
+Deja il l'avait remarquee les jours precedents, car elle semblait aussi
+en quete de quelqu'un. C'etait une Anglaise assez grande, un peu maigre,
+l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une
+espece d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vetue
+simplement, sobrement, mais coiffee d'une facon drole, comme elles
+se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes
+saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.
+
+Quand il arriva pres du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la
+rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup
+d'oeil enflamme, un coup d'oeil qui disait:
+
+--Me voila.
+
+Mais comment lui parler?
+
+Il revint une cinquieme fois, et comme il la voyait de nouveau arriver
+en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.
+
+Il s'elanca, la ramassa, et, la presentant:
+
+--Permettez, madame ...
+
+Elle repondit:
+
+--Aoh, vos etes fort gracious.
+
+Et ils se regarderent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi.
+
+Alors, s'enhardissant, il prononca:
+
+--En voila un beau temps.
+
+Elle murmura:
+
+--Aoh, delicious!
+
+Et ils resterent encore en face l'un de l'autre, embarrasses, et ne
+songeant d'ailleurs a s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut
+l'audace de demander.
+
+--Vos ete pour longtemps dans cette pays.
+
+Il repondit en souriant:
+
+--Oh! oui, tant que je voudrai!
+
+Puis, brusquement, il proposa:
+
+--Voulez-vous venir jusqu'a la jetee? c'est si joli par ces jours-la!
+
+Elle dit simplement:
+
+--Je vole bien.
+
+Et ils s'en allerent cote a cote, elle de son allure seche et droite,
+lui de son allure balancee de dindon qui fait la roue.
+
+Trois mois plus tard les notables commercants de Caen recevaient, un
+matin, une grande lettre blanche qui disait:
+
+_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du
+mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate
+Robertson._
+
+Et, sur l'autre page:
+
+_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son
+mariage avec Monsieur Simon Bombard._
+
+Ils s'installerent a Paris.
+
+La fortune de la mariee s'elevait a quinze mille francs de rentes bien
+claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette
+personnelle. Il dut prouver que sa tendresse meritait ce sacrifice; il
+le prouva avec facilite et obtint ce qu'il demandait.
+
+Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'etait plus
+jeune, assurement, et sa fraicheur avait subi des atteintes; mais elle
+avait une maniere d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les
+lui refuser.
+
+Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: "Oh! Simon, no
+allons no coucher", qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien
+a qui on ordonne "a la niche". Et elle savait vouloir en tout, de jour
+comme de nuit, d'une facon qui forcait les resistances.
+
+Elle ne se fachait pas; elle ne faisait point de scenes; elle ne criait
+jamais; elle n'avait jamais l'air irrite ou blesse, ou meme froisse.
+Elle savait parler, voila tout, et elle parlait a propos, d'un ton qui
+n'admettait point de replique.
+
+Plus d'une fois Simon faillit hesiter; mais devant les desirs imperieux
+et brefs de cette singuliere femme, il finissait toujours par ceder.
+
+Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux,
+et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en
+paya bientot a satiete, mais avec mille precautions.
+
+Mme Bombard s'en apercut, sans qu'il devinat a quoi; et elle lui annonca
+un soir qu'elle avait loue une maison a Nantes ou ils habiteraient dans
+l'avenir.
+
+L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui
+n'arrivaient point a compenser le besoin de conquetes feminines qu'il
+avait au coeur.
+
+Il pecha a la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux
+que prefere la carpe ou le gardon, les rives favorites de la breme et
+les diverses amorces qui tentent les divers poissons.
+
+Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres
+visions hantaient son esprit.
+
+Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-prefecture et du capitaine
+de gendarmerie; et ils jouerent au whist, le soir, au cafe du Commerce,
+mais son oeil triste deshabillait la reine de trefle ou la dame de
+carreau, tandis que le probleme des jambes absentes dans ces figures a
+deux tetes embrouillait tout a fait les images ecloses en sa pensee.
+
+Alors il concut un plan, un vrai plan de Normand ruse. Il fit prendre
+a sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille,
+une coquette, une paree, mais une gaillarde, rouge et rablee, qui
+n'eveillerait point de soupcons et qu'il avait preparee avec soins a ses
+projets.
+
+Elle leur fut donnee en confiance par le directeur de l'octroi, un ami
+complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et
+Mme Bombard accepta avec confiance le tresor qu'on lui presentait.
+
+Simon fut heureux, heureux avec precaution, avec crainte, et avec des
+difficultes incroyables.
+
+Il ne derobait a la surveillance inquiete de sa femme que de tres courts
+instants, par-ci par-la, sans tranquillite.
+
+Il cherchait un truc, un stratageme, et il finit par en trouver un qui
+reussit parfaitement.
+
+Mme Bombard qui n'avait rien a faire se couchait tot, tandis que Bombard
+qui jouait au whist, au cafe du Commerce, rentrait chaque jour a neuf
+heures et demie precises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le
+couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurite.
+
+Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise;
+mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient a son ardeur, et
+il glissait un louis, car il etait large en ses plaisirs, dans la main
+de la servante, qui remontait bien vite a son grenier.
+
+Et il riait, il triomphait tout seul, il repetait tout haut, comme le
+barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pechant l'ablette:
+
+--Fichue dedans, la patronne.
+
+Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard equivalait, certes, pour lui,
+a tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquete a gages.
+
+ * * * * *
+
+Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les
+marches, mais elle lui parut plus vive, plus animee que d'habitude, et
+il demeura peut-etre dix minutes au rendez-vous du corridor.
+
+Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y etait pas. Il
+sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba
+sur une chaise, torture d'angoisse.
+
+Elle apparut, un bougeoir a la main.
+
+Il demanda, tremblant:
+
+--Tu etais sortie?
+
+Elle repondit tranquillement:
+
+--Je ete dans la cuisine boire un verre d'eau.
+
+Il s'efforca de calmer les soupcons qu'elle pouvait avoir; mais elle
+semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura.
+
+Quand ils penetrerent, le lendemain, dans la salle a manger pour
+dejeuner, Victorine mit sur la table les cotelettes.
+
+Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait
+delicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et
+serieux:
+
+--Tene, ma fille, voila vingt francs dont j'ave prive vo, hier au soir.
+Je vo les rende.
+
+Et la fille interdite prit la piece d'or qu'elle regardait d'un air
+stupide, tandis que Bombard, effare, ouvrait sur sa femme des yeux
+enormes.
+
+
+
+
+LE PAIN MAUDIT
+
+
+
+
+Le Pain maudit
+
+I
+
+
+Le pere Taille avait trois filles. Anna, l'ainee, dont on ne parlait
+guere dans la famille, Rose, la cadette, agee maintenant de dix-huit
+ans, et Claire, la derniere, encore gosse, qui venait de prendre son
+quinzieme printemps.
+
+Le pere Taille, veuf aujourd'hui, etait maitre mecanicien dans la
+fabrique de boutons de M. Lebrument. C'etait un brave homme, tres
+considere, tres droit, tres sobre, une sorte d'ouvrier modele. Il
+habitait rue d'Angouleme, au Havre.
+
+Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux
+etait entre dans une colere epouvantable; il avait menace de tuer
+le seducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de
+nouveautes de la ville. Puis, on lui avait dit de divers cotes que la
+petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'Etat, qu'elle ne
+courait pas, liee maintenant avec un homme d'age, un juge au tribunal de
+commerce, M. Dubois; et le pere s'etait calme.
+
+Il s'inquietait meme de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements
+sur sa maison a ses anciennes camarades qui avaient ete la revoir; et
+quand on lui affirmait qu'elle etait dans ses meubles et qu'elle avait
+un tas de vases de couleur sur ses cheminees, des tableaux peints sur
+les murs, des pendules dorees et des tapis partout, un petit sourire
+content lui glissait sur les levres. Depuis trente ans il travaillait,
+lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'etait
+pas bete, apres tout!
+
+Or, voila qu'un matin, le fils Touchard, dont le pere etait tonnelier au
+bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur
+du vieux se mit a battre. Les Touchard etaient riches et bien poses; il
+avait decidement de la chance dans ses filles.
+
+La noce fut decidee; et on resolut qu'on la ferait d'importance. Elle
+aurait lieu a Sainte-Adresse, au restaurant de la mere Jusa. Cela
+couterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'etait pas
+coutume.
+
+Mais un matin, comme le vieux etait rentre au logis pour dejeuner, au
+moment ou il se mettait a table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit
+brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des
+bagues, et un chapeau a plume. Elle etait gentille comme un coeur avec
+tout ca. Elle sauta au cou du pere, qui n'eut pas le temps de dire
+"ouf", puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs,
+puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour
+manger la soupe avec la famille. Cette fois, le pere Taille fut attendri
+jusqu'aux larmes a son tour, et il repeta a plusieurs reprises: "C'est
+bien, ca, petite, c'est bien, c'est bien." Alors, elle dit tout de
+suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fit la noce de Rose a
+Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait
+chez elle, donc, cette noce, et ca ne couterait rien au pere. Ses
+dispositions etaient prises, tout arrange, tout regle; elle se chargeait
+de tout, voila!
+
+Le vieux repeta: "Ca, c'est bien, petite, c'est bien". Mais un scrupule
+lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancee, surprise,
+demanda: "Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en
+charge, je vais en parler a Philippe, moi".
+
+Elle en parla a son pretendu, en effet, le jour meme; et Philippe
+declara que ca lui allait parfaitement. Le pere et la mere Touchard
+furent aussi ravis de faire un bon diner qui ne couterait rien. Et ils
+disaient: "Ca sera bien, pour sur, vu que monsieur Dubois roule sur
+l'or".
+
+Alors ils demanderent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence,
+la cuisiniere des gens du premier. Anna consentit a tout.
+
+Le mariage etait fixe au dernier mardi du mois.
+
+
+II
+
+
+Apres la formalite de la mairie et la ceremonie religieuse, la noce se
+dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amene, de leur cote,
+un cousin d'age, M. Sauvetanin, homme a reflexions philosophiques,
+ceremonieux et compasse, dont on attendait l'heritage, et une vieille
+tante, Mme Lamondois.
+
+M. Sauvetanin avait ete designe pour offrir son bras a Anna. On les
+avait accouples, les jugeant les deux personnes les plus importantes et
+les plus distinguees de la societe.
+
+Des qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immediatement son
+cavalier et courut en avant en declarant: "Je vais vous montrer le
+chemin."
+
+Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invites
+suivait plus lentement.
+
+Des que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser
+passer le monde qui defilait devant elle en roulant de grands yeux et en
+tournant la tete de tous les cotes pour voir ce luxe mysterieux.
+
+La table etait mise dans le salon, la salle a manger ayant ete jugee
+trop petite. Un restaurateur voisin avait loue les couverts, et les
+carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait
+d'une fenetre.
+
+Les dames penetrerent dans la chambre a coucher pour se debarrasser de
+leurs chales et de leurs coiffures, et le pere Touchard, debout sur
+la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux
+hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le pere Taille, tres
+digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son
+enfant, et il allait de piece en piece, tenant toujours a la main son
+chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant a la facon d'un
+sacristain dans une eglise.
+
+Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hatait le repas.
+
+Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle a manger demeublee,
+en criant: "Venez tous par ici une minute." Les douze invites se
+precipiterent et apercurent douze verres de madere en couronne sur un
+gueridon.
+
+Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient deja dans
+les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans
+doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, meme
+vieux et laids, aupres des femmes galantes, comme si elles devaient par
+metier, par obligation professionnelle, un peu d'elles a tous les males.
+
+Puis on se mit a table, et le repas commenca. Les parents occupaient un
+bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mere presidait
+a droite, la jeune mariee presidait a gauche. Anna s'occupait de tous et
+de chacun, veillait a ce que les verres fussent toujours pleins et les
+assiettes toujours garnies. Une certaine gene respectueuse, une certaine
+intimidation devant la richesse du logis et la solennite du service
+paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne
+rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans
+une atmosphere trop distinguee, cela genait. Mme Touchard, la mere, qui
+aimait rire, tachait d'animer la situation; et, comme on arrivait au
+dessert, elle cria: "Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose."
+Son fils passait dans sa rue pour posseder une des plus jolies voix du
+Havre.
+
+Le marie aussitot se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur,
+par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de
+circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec
+le serieux du diner.
+
+Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour ecouter. Tous
+les visages devinrent attentifs et vaguement souriants.
+
+Le chanteur annonca "Le pain maudit", et arrondissant le bras droit, ce
+qui fit remonter son habit dans son cou, il commenca:
+
+ Il est un pain beni qu'a la terre econome
+ Il nous faut arracher d'un bras victorieux.
+ C'est le pain du travail, celui que l'honnete homme,
+ Le soir, a ses enfants, apporte tout joyeux.
+ Mais il en est un autre, a mine tentatrice,
+ Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_
+ Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice!
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la! _(bis.)_
+
+Toute la table applaudit avec frenesie. Le pere Touchard declara: "Ca,
+c'est tape." La cuisiniere invitee tourna dans sa main un crouton
+qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: "Tres
+bien!" Et la tante Lamondois s'essuyait deja les yeux avec sa serviette.
+
+Le marie annonca: "Deuxieme couplet" et le lanca avec une energie
+croissante:
+
+ Respect au malheureux qui, tout brise par l'age,
+ Nous implore en passant sur le bord du chemin,
+ Mais fletrissons celui qui, desertant l'ouvrage,
+ Alerte et bien portant, ose tendre la main.
+ Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse.
+ C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_
+ Honte a celui qui vit du pain de la paresse,
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la _(bis.)_
+
+Tous, meme les deux servants restes debout contre les murs, hurlerent
+en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient
+detonner les voix grasses des hommes.
+
+La tante et la mariee pleuraient tout a fait. Le pere Taille se mouchait
+avec un bruit de trombone, et le pere Touchard affole brandissait
+un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisiniere amie
+laissait tomber des larmes muettes sur son crouton qu'elle tourmentait
+toujours.
+
+M. Sauvetanin prononca au milieu de l'emotion generale: "Voila des
+choses saines, bien differentes des gaudrioles."
+
+Anna, troublee aussi, envoyait des baisers a sa soeur et lui montrait
+d'un signe amical son mari, comme pour la feliciter.
+
+Le jeune homme, grise par le succes, reprit:
+
+ Dans ton simple reduit, ouvriere gentille,
+ Tu sembles ecouter la voix du tentateur!
+ Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille.
+ Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur.
+ Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes
+ Lorsque, te maudissant, ton pere expirera? _(bis)_
+ Le pain du deshonneur se petrit dans les larmes.
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la, _(bis.)_
+
+Seuls les deux servants et le pere Touchard reprirent le refrain. Anna,
+toute pale, avait baisse les yeux. Le marie, interdit, regardait autour
+de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisiniere avait
+soudain lache son crouton comme s'il etait devenu empoisonne.
+
+M. Sauvetanin declara gravement, pour sauver la situation: "Le dernier
+couplet est de trop." Le pere Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait
+des regards feroces autour de lui.
+
+Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une
+voix mouillee, d'une voix de femme qui pleure: "Apportez le champagne."
+
+Aussitot une joie secoua les invites. Les visages redevinrent radieux.
+Et comme le pere Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien
+compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le
+montrant aux convives:
+
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la,
+
+toute la noce, electrisee en voyant apparaitre les bouteilles coiffees
+d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre:
+
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la.
+
+
+
+
+LES SABOTS
+
+
+
+
+Les Sabots
+
+
+Le vieux cure bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus
+des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommades des
+paysans. Les grands paniers des fermieres venues de loin pour la messe
+etaient poses a terre a cote d'elles; et la lourde chaleur d'un jour
+de juillet degageait de tout le monde une odeur de betail, un fumet de
+troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et
+aussi les meuglements des vaches couchees dans un champ voisin. Parfois
+un souffle d'air charge d'aromes des champs s'engouffrait sous le
+portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures,
+il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout
+des cierges "... Comme le desire le bon Dieu. Ainsi soit-il!" prononcait
+le pretre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque
+semaine, a recommander a ses ouailles les petites affaires intimes de
+la commune. C'etait un vieux homme a cheveux blancs qui administrait
+la paroisse depuis bientot quarante ans, et le prone lui servait pour
+communiquer familierement avec tout son monde.
+
+Il reprit: "Je recommande a vos prieres Desire Vallin, qu'est bien
+malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches."
+
+Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier poses dans un
+breviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: "Il ne faut pas que
+les garcons et les filles viennent comme ca, le soir, dans le cimetiere,
+ou bien je previendrai le garde-champetre.--M. Cesaire Omont voudrait
+bien trouver une jeune fille honnete comme servante." Il reflechit
+encore quelques secondes, puis ajouta: "C'est tout, mes freres, c'est
+la grace que je vous souhaite au nom du Pere, et du Fils, et du
+Saint-Esprit."
+
+Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.
+
+ * * * * *
+
+Quand les Malandain furent rentres dans leur chaumiere, la derniere du
+hameau de la Sabliere, sur la route de Fourville, le pere, un vieux
+petit paysan sec et ride, s'assit devant la table, pendant que sa femme
+decrochait la marmite et que sa fille Adelaide prenait dans le buffet
+les verres et les assiettes, et il dit: "Ca s'rait p't'etre bon, c'te
+place chez maitr' Omont, vu que le v'la veuf, que sa bru l'aime pas,
+qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'etre ben d'y envoyer
+Adelaide."
+
+La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,
+et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une
+odeur de choux, elle reflechit.
+
+L'homme reprit: "Il a d'quoi, pour sur. Mais qu'il faudrait etre
+degourdi et qu'Adelaide l'est pas un brin."
+
+La femme alors articula: "J'pourrions voir tout d'meme." Puis, se
+tournant vers sa fille, une gaillarde a l'air niais, aux cheveux
+jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria:
+"T'entends, grande bete. T'iras chez mait' Omont t'proposer comme
+servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera."
+
+La fille se mit a rire sottement sans repondre. Puis tous trois
+commencerent a manger.
+
+Au bout de dix minutes, le pere reprit: "Ecoute un mot, la fille, et
+tache d'n' point te mettre en defaut sur ce que j'vas te dire...."
+
+Et il lui traca en termes lents et minutieux toute une regle de
+conduite, prevoyant les moindres details, la preparant a cette conquete
+d'un vieux veuf mal avec sa famille.
+
+La mere avait cesse de manger pour ecouter et elle demeurait, la
+fourchette a la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour a
+tour, suivant cette instruction avec une attention concentree et muette.
+
+Adelaide restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.
+
+Des que le repas fut termine la mere lui fit mettre son bonnet, et elles
+partirent toutes deux pour aller trouver M. Cesaire Omont. Il
+habitait une sorte de petit pavillon de briques adosse aux batiments
+d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'etait retire du
+faire-valoir, pour vivre de ses rentes.
+
+Il avait environ cinquante-cinq ans; il etait gros, Jovial et bourru
+comme un homme riche. Il riait et criait a faire tomber les murs, buvait
+du cidre et de l'eau-de-vie a pleins verres, et passait encore pour
+chaud, malgre son age.
+
+Il aimait a se promener dans les champs, les mains derriere le dos,
+enfoncant ses sabots de bois dans la terre grasse, considerant la levee
+du ble ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur a son aise, qui
+aime ca, mais qui ne se la foule plus.
+
+On disait de lui: "C'est un pere Bontemps, qui n'est pas bien leve tous
+les jours."
+
+Il recut les deux femmes, le ventre a table, achevant son cafe. Et, se
+renversant, il demanda:
+
+--Qu'est-ce que vous desirez?
+
+La mere prit la parole:
+
+--C'est no't fille Adelaide que j'viens vous proposer pour servante, vu
+c'qu'a dit cu matin monsieur le cure.
+
+Maitre Omont considera la fille, puis, brusquement:
+
+--Quel age qu'elle a, c'te grande bique-la?
+
+--Vingt-un ans a la Saint-Michel, monsieur Omont.
+
+--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends
+d'main, pour faire ma soupe du matin.
+
+Et il congedia les deux femmes.
+
+Adelaide entra en fonctions le lendemain et se mit a travailler dur,
+sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.
+
+Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine,
+monsieur Omont la hela.
+
+--Adelaide!
+
+Elle accourut.
+
+--Me v'la, not' maitre.
+
+Des qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnees, l'oeil
+trouble, il declara:
+
+--Ecoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma
+servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne melerons point nos
+sabots.
+
+--Oui, not' maitre.
+
+--Allons, c'est bien, va a ton ouvrage.
+
+Et elle alla reprendre sa besogne.
+
+A midi elle servit le diner du maitre dans sa petite salle a papier
+peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prevenir M.
+Omont.
+
+--C'est servi, not' maitre.
+
+Il entra, s'assit, regarda autour de lui, deplia sa serviette, hesita
+une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:
+
+--Adelaide!
+
+Elle arriva, effaree. Il cria comme s'il allait la massacrer.
+
+--Eh bien, nom de D ... et te, ousqu'est ta place?
+
+--Mais ... not'maitre ...
+
+Il hurlait:
+
+"--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' la ou bien
+foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre."
+
+Epouvantee, elle apporta son couvert en balbutiant:
+
+--Me v'la, not' maitre.
+
+Et elle s'assit en face de lui.
+
+Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des
+histoires qu'elle ecoutait les yeux baisses, sans oser prononcer un mot.
+
+De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre,
+des assiettes.
+
+En apportant le cafe, elle ne deposa qu'une tasse devant lui, alors,
+repris de colere, il grogna:
+
+--Eh bien, et pour te?
+
+--J'n'en prends point, not' maitre.
+
+--Pourquoi que tu n'en prends point?
+
+--Parce que je l'aime point.
+
+Alors il eclata de nouveau:
+
+--J'aime pas prend' mon cafe tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas
+t'mett' a en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va
+chercher une tasse et plus vite que ca.
+
+Elle alla chercher une tasse, se rassit, gouta la noire liqueur, fit la
+grimace, mais, sous l'oeil furieux du maitre, avala jusqu'au bout. Puis
+il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second
+du pousse-rincette, et le troisieme du coup-de-pied-au-cul.
+
+Et M. Omont la congedia.
+
+--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille.
+
+Il en fut de meme au diner. Puis elle dut faire sa partie de dominos,
+puis il l'envoya se mettre au lit.
+
+--Va te coucher, je monterai tout a l'heure.
+
+Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa priere,
+se devetit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit,
+effaree. Un cri furieux faisait trembler la maison:
+
+--Adelaide?
+
+Elle ouvrit sa porte et repondit de son grenier:
+
+--Me v'la, not' maitre.
+
+--Ousque t'es?
+
+--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maitre.
+
+Alors il vocifera:
+
+--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom
+de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ...
+
+Alors, elle repondit d'en haut, eperdue, cherchant sa chandelle:
+
+--Me v'la, not' maitre!
+
+Et il entendit ses petits sabots decouverts battre le sapin de
+l'escalier; et, quand elle fut arrivee aux dernieres marches, il la prit
+par le bras, et des qu'elle eut laisse devant la porte ses etroites
+chaussures de bois a cote des grosses galoches du maitre, il la poussa
+dans sa chambre en grognant:
+
+--Plus vite que ca, donc, nom de D ...!
+
+Et elle repetait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait:
+
+--Me v'la, me v'la, not' maitre.
+
+ * * * * *
+
+Six mois apres, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son
+pere l'examina curieusement, puis demanda:
+
+--T'es-ti point grosse?
+
+Elle restait stupide, regardant son ventre, repetant:
+
+--Mais non, je n'crois point.
+
+Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:
+
+--Dis-me si vous n'avez point, queque soir, mele vos sabots?
+
+--Oui, je les ons meles l'premier soir et puis l's autres.
+
+--Mais t'es pleine, grande futaille.
+
+Elle se mit a sangloter, balbutiant:
+
+--J'savais ti, me? J'savais ti, me?
+
+Le pere Malandain la guettait, l'oeil eveille, la mine satisfaite. Il
+demanda:
+
+--Queque tu ne savais point?
+
+Elle prononca, a travers ses pleurs:
+
+--J'savais ti, me, que ca se faisait comme ca d's'efants!
+
+Sa mere rentrait. L'homme articula, sans colere:
+
+--La v'la grosse, a c't'heure.
+
+Mais la femme se facha, revoltee d'instinct, injuriant a pleine gueule
+sa fille en larmes, la traitant de "manante" et de "trainee".
+
+Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour
+causer de leurs affaires avec mait' Cesaire Omont, il declara:
+
+--All' est tout d'meme encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait
+point c'qu'all' faisait, c'te niente.
+
+Au prone du dimanche suivant, le vieux cure publiait les bans de M.
+Onufre-Cesaire Omont avec Celeste-Adelaide Malandain.
+
+
+
+
+LA BUCHE
+
+
+
+
+La Buche
+
+
+Le salon etait petit, tout enveloppe de teintures epaisses, et
+discretement odorant. Dans une cheminee large, un grand feu flambait;
+tandis qu'une seule lampe posee sur le coin de la cheminee versait une
+lumiere molle, ombree par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux
+personnes qui causaient.
+
+Elle, la maitresse de la maison, une vieille a cheveux blancs, mais une
+de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin
+papier et parfumee, tout impregnee de parfums, penetree jusqu'a la chair
+vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps,
+l'epiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur
+legere qui vous saute a l'odorat lorsqu'on ouvre une boite de poudre
+d'iris florentine.
+
+Lui etait un ami d'autrefois, reste garcon, un ami de toutes les
+semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus
+d'ailleurs.
+
+Ils avaient cesse de causer depuis une minute environ, et tous deux
+regardaient le feu, revant a n'importe quoi, en l'un de ces silences
+amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire
+l'un pres de l'autre.
+
+Et soudain une grosse buche, une souche herissee de racines enflammees,
+croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancee dans le salon,
+roula sur le tapis en jetant des eclats de feu tout autour d'elle.
+
+La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis
+que lui, a coup de botte, rejetait dans la cheminee l'enorme charbon
+et ratissait de sa semelle toutes les eclaboussures ardentes repandues
+autour.
+
+Quand le desastre fut repare, une forte odeur de roussi se repandit; et
+l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: "Et
+voila, dit-il en montrant la buche replacee dans l'atre, voila pourquoi
+je ne me suis jamais marie."
+
+Elle le considera, tout etonnee, avec cet oeil curieux des femmes qui
+veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, ou
+la curiosite est reflechie, compliquee, souvent malicieuse; et elle
+demanda: "Comment ca?"
+
+Il reprit: "Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine
+histoire.
+
+Mes anciens camarades se sont souvent etonnes du froid survenu tout a
+coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom,
+Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux
+inseparables comme nous etions, avaient pu tout a coup devenir presque
+etrangers l'un a l'autre. Or, voici le secret de notre eloignement.
+
+Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions
+jamais; et l'amitie qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait
+pu la briser.
+
+Un soir, en rentrant, il m'annonca son mariage.
+
+Je recus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait vole ou trahi.
+Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une
+femme, cette affection ombrageuse, inquiete et charnelle, ne tolere
+point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de
+coeur et de confiance qui existe entre deux hommes.
+
+Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un a l'autre,
+l'homme et la femme sont toujours etrangers d'ame, d'intelligence; ils
+restent deux belligerants; ils sont d'une race differente; il faut qu'il
+y ait toujours un dompteur et un dompte, un maitre et un esclave; tantot
+l'un, tantot l'autre; ils ne sont jamais deux egaux. Ils s'etreignent
+les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent
+jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui
+semble ouvrir les coeurs, les mettre a nu, dans un elan de sincere
+et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de
+procreer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les
+abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec
+lui dans cette communion de pensees qui ne peut exister qu'entre deux
+hommes.
+
+Enfin mon ami Julien se maria. Elle etait jolie, sa femme, charmante,
+une petite blonde frisottee, vive, potelee, qui semblait l'adorer.
+
+D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gener leur tendresse,
+me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer,
+m'appeler sans cesse, et m'aimer.
+
+Peu a peu je me laissai seduire par le charme doux de cette vie commune;
+et je dinais souvent chez eux; et souvent, rentre chez moi la nuit, je
+songeais a faire comme lui, a prendre une femme, trouvant bien triste a
+present ma maison vide.
+
+Eux, paraissaient se cherir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien
+m'ecrivit de venir diner. J'y allai. "Mon bon, dit-il, il va falloir que
+je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de
+retour avant onze heures; mais a onze heures precises, je rentrerai.
+J'ai compte sur toi pour tenir compagnie a Berthe."
+
+La jeune femme sourit: "C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idee de vous
+envoyer chercher", reprit-elle.
+
+Je lui serrai la main: "Vous etes gentille comme tout." Et je sentis sur
+mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se
+mit a table; et, des huit heures, Julien nous quittait.
+
+Aussitot qu'il fut parti, une sorte de gene singuliere naquit
+brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous etions encore jamais
+trouves seuls, et, malgre notre intimite grandissant chaque jour, le
+tete-a-tete nous placait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord
+de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les
+silences embarrassants. Elle ne repondit rien et restait en face de moi,
+de l'autre cote de la cheminee, la tete baissee, le regard indecis, un
+pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile meditation.
+Quand je fus a sec d'idees banales, je me tus. C'est etonnant comme il
+est difficile quelquefois de trouver des choses a dire. Et puis, je
+sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne
+sais quoi impossible a exprimer, cet avertissement mysterieux qui vous
+previent des intentions secretes, bonnes ou mauvaises, d'une autre
+personne a votre egard.
+
+Ce penible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: "Mettez
+donc une buche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'eteindre."
+J'ouvris le coffre a bois, place juste comme le votre, et je pris une
+buche, la plus grosse buche, que je placai en pyramide sur les autres
+morceaux aux trois quarts consumes.
+
+Et le silence recommenca.
+
+Au bout de quelques minutes, la buche flambait de telle facon qu'elle
+nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux,
+des yeux qui me parurent etranges. "Il fait trop chaud, maintenant,
+dit-elle; allons donc la-bas, sur le canape." Et nous voila partis sur
+le canape. Puis tout a coup, me regardant bien en face: "Qu'est-ce que
+vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?"
+
+Je repondis, fort interloque: "Ma foi, le cas n'est pas prevu, et puis,
+ca dependrait de la femme."
+
+Alors, elle se mit a rire, d'un rire sec, nerveux, fremissant, un de ces
+rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta:
+
+"Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins."
+
+Elle se tut, puis reprit:
+
+"Avez-vous quelquefois ete amoureux, monsieur Paul?"
+
+Je l'avouai, oui, j'avais ete amoureux.
+
+"Racontez-moi ca," dit-elle.
+
+Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'ecoutait attentivement,
+avec des marques frequentes d'improbation et de mepris; et soudain:
+"Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fut bon, il faudrait, il
+me semble, qu'il bouleversat le coeur, tordit les nerfs et ravageat la
+tete; il faudrait qu'il fut--comment dirai-je?--dangereux, terrible
+meme, presque criminel, presque sacrilege, qu'il fut une sorte de
+trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacres,
+des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile,
+sans perils, legal, est-ce bien de l'amour?"
+
+Je ne savais plus quoi repondre, et je jetais en moi-meme cette
+exclamation philosophique: O cervelle feminine, te voila bien!
+
+Elle avait pris, en parlant, un petit air indifferent, sainte-nitouche;
+et, appuyee sur les coussins, elle s'etait allongee, couchee, la tete
+contre mon epaule, la robe un peu relevee, laissant voir un bas de soie
+rouge que les eclats du foyer enflammaient par instants.
+
+Au bout d'une minute: "Je vous fais peur", dit-elle. Je protestai. Elle
+s'appuya tout a fait contre ma poitrine et, sans me regarder: "Si je
+vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?" Et avant que
+j'eusse pu trouver ma reponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient
+attire brusquement ma tete, et ses levres joignaient les miennes. Ah!
+ma chere amie, je vous reponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper
+Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusee,
+effroyablement sensuelle sans doute, a qui son mari deja ne suffisait
+plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul
+attrait du fruit defendu, du danger brave, de l'amitie trahie! Non, cela
+ne m'allait guere. Mais que faire? Imiter Joseph! role fort sot et, de
+plus, fort difficile, car elle etait affolante en sa perfidie, cette
+fille, et enflammee d'audace, et palpitante et acharnee. Oh! que celui
+qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prete a
+se donner, me jette la premiere pierre ...
+
+... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une
+minute de plus et ... j'etais ... non, elle etait ... pardon, c'est lui
+qui l'etait!... ou plutot qui l'aurait ete, quand voila qu'un bruit
+terrible nous fit bondir.
+
+La buche, oui, la buche, madame, s'elancait dans le salon, renversant la
+pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant
+le tapis et se gitant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement
+flamber.
+
+Je me precipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la
+cheminee le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout
+joyeux, rentrait. Il s'ecria: "Je suis libre, l'affaire est finie deux
+heures plus tot!"
+
+Oui, mon amie, sans la buche, j'etais pince en flagrant delit. Et vous
+apercevez d'ici les consequences!
+
+Or, je fis en sorte de n'etre plus repris dans une situation pareille,
+jamais, jamais. Puis je m'apercus que Julien me battait froid, comme on
+dit. Sa femme evidemment sapait notre amitie; et peu a peu il m'eloigna
+de chez lui; et nous avons cesse de nous voir. Je ne me suis point
+marie. Cela ne doit plus vous etonner.
+
+
+
+
+MAGNETISME
+
+
+
+
+Magnetisme
+
+
+C'etait a la fin d'un diner d'hommes, a l'heure des interminables
+cigares et des incessants petits verres, dans la fumee et
+l'engourdissement chaud des digestions, dans le leger trouble des tetes
+apres tant de viandes et de liqueurs absorbees et melees.
+
+On vint a parler du magnetisme, des tours de Donato et des experiences
+du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables,
+indifferents a toute religion, se mirent a raconter des faits etranges,
+des histoires incroyables mais arrivees, affirmaient-ils, retombant
+brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant a
+ce dernier reste de merveilleux, devenus devots, a ce mystere du
+magnetisme, le defendant au nom de la science.
+
+Un seul souriait, un vigoureux garcon, grand coureur de filles et
+chasseur de femmes, chez qui une incroyance a tout s'etait ancree si
+fortement qu'il n'admettait meme point la discussion.
+
+Il repetait en ricanant: "Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne
+discuterons pas Donato qui est tout simplement un tres malin faiseur de
+tours. Quant a M. Charcot qu'on dit etre un remarquable savant, il me
+fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent
+par devenir fous a force de reflechir a d'etranges cas de folie. Il a
+constate des phenomenes nerveux inexpliques et encore inexplicables,
+il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant
+toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-etre
+des explications ecclesiastiques des mysteres. Et puis je voudrais
+l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous repetez."
+
+Il y eut autour de l'incredule une sorte de mouvement de pitie, comme
+s'il avait blaspheme dans une assemblee de moines.
+
+Un de ces messieurs s'ecria:
+
+--Il y a eu pourtant des miracles autrefois.
+
+Mais l'autre repondit:
+
+--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus?
+
+Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des
+communications d'ames a travers de longs espaces, des influences
+secretes d'un etre sur un autre. Et on affirmait, on declarait les faits
+indiscutables, tandis que le nieur acharne repetait: "Des blagues! des
+blagues! des blagues!"
+
+A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: "Eh
+bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous
+les expliquerai. Les voici:
+
+"Dans le petit village d'Etretat les hommes, tous matelots, vont chaque
+annee au banc de Terre-Neuve pecher la morue. Or, une nuit, l'enfant
+d'un de ces marins se reveilla en sursaut en criant que son "pe etait
+mort a la me". On calma le mioche qui se reveilla de nouveau en hurlant
+que son "pe etait neye". Un mois apres on apprenait en effet la mort du
+pere enleve du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les reveils
+de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'emut; on rapprocha les
+dates; et il se trouva que l'accident et le reve avaient coincide a peu
+pres; d'ou l'on conclut qu'ils etaient arrives la meme nuit, a la meme
+heure. Et voila un mystere du magnetisme."
+
+Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort emu demanda:--Et
+vous expliquez ca, vous?
+
+--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouve le secret. Le fait m'avait surpris
+et meme vivement embarrasse; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par
+principe. De meme que d'autres commencent par croire, je commence par
+douter; et quand je ne comprends nullement, je continue a nier toute
+communication telepathique des ames, sur que ma penetration seule est
+suffisante. Eh bien, j'ai cherche, cherche, et j'ai fini, a force
+d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre
+qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des
+enfants revat et annoncat a son reveil que le "pe etait mort a la me".
+La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent
+toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces frequentes predictions
+coincide, par un hasard tres simple, avec une mort, on crie aussitot au
+miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres
+presages, toutes les autres propheties de malheur, demeures sans
+confirmation. J'en ai pour ma part considere plus de cinquante dont les
+auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient meme plus. Mais si
+l'homme, en effet, etait mort, la memoire se serait immediatement
+reveillee, et l'on aurait celebre l'intervention de Dieu selon les uns,
+du magnetisme selon les autres.
+
+Un des fumeurs declara:
+
+--C'est assez juste, ce que vous dites la, mais voyons votre seconde
+histoire?
+
+--Oh! ma seconde histoire est fort delicate a raconter. C'est a
+moi qu'elle est arrivee, aussi je me defie un rien de ma propre
+appreciation. On n'est jamais equitablement juge et partie. Enfin la
+voici:
+
+"J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme a laquelle je ne
+songeais nullement, que je n'avais meme jamais regardee attentivement,
+jamais remarquee, comme on dit.
+
+"Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fut pas laide;
+enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux
+quelconques, toute une physionomie terne; c'etait un de ces etres sur
+qui la pensee ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arreter,
+sur qui le desir ne s'abat point.
+
+"Or, un soir, que j'ecrivais des lettres au coin de mon feu avant de me
+mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce devergondage d'idees, de
+cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste
+quelques minutes revassant, la plume en l'air, une sorte de petit
+souffle qui me passait dans l'esprit, un tout leger frisson du coeur, et
+immediatement, sans raison, sans aucun enchainement de pensees logique,
+j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds a la
+tete, et sans voile, cette jeune femme a qui je n'avais jamais songe
+plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversat la
+tete. Et soudain je lui decouvris un tas de qualites que je n'avais
+point observees, un charme doux, un attrait langoureux; elle eveilla
+chez moi cette sorte d'inquietude d'amour qui vous met a la poursuite
+d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je
+m'endormis. Et je revai.
+
+"Vous avez tous fait de ces reves singuliers, n'est-ce pas, qui
+vous rendent maitres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes
+infranchissables, des joies inesperees, des bras impenetrables?
+
+"Qui de nous dans ces sommeils troubles, nerveux, haletants, n'a tenu,
+etreint, petri, possede avec une acuite de sensation extraordinaire,
+celle dont son esprit etait occupe? Et avez-vous remarque quelles
+surhumaines delices apportent ces bonnes fortunes du reve! En quelles
+ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous
+secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, penetrante, elles
+vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient defaillante et chaude, en
+cette illusion adorable et brutale, qui semble une realite.
+
+"Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme
+fut a moi, tellement a moi que la tiede douceur de sa peau me restait
+aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le gout de
+ses baisers me restait aux levres, le son de sa voix me restait aux
+oreilles, le cercle de son etreinte autour des reins, et le charme
+ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps apres mon reveil
+exquis et decevant.
+
+"Et trois fois en cette meme nuit, le songe se renouvela.
+
+"Le jour venu, elle m'obsedait, me possedait, me hantait la tete et les
+sens, a un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser a
+elle.
+
+"A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir.
+Dans son escalier j'etais emu a trembler, mon coeur battait, un desir
+vehement m'envahissait des pieds aux cheveux.
+
+"J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et
+soudain nos yeux se croiserent avec une surprenante fixite. Je m'assis.
+
+"Je balbutiai quelques banalites qu'elle ne semblait point ecouter. Je
+ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle,
+la saisissant a pleins bras; et tout mon reve s'accomplit si vite, si
+facilement, si follement, que je doutai soudain d'etre eveille ... Elle
+fut pendant deux ans ma maitresse ..."
+
+--Qu'en concluez-vous? dit une voix.
+
+Le conteur semblait hesiter.
+
+--J'en conclus ... je conclus a une coincidence, parbleu! Et puis, qui
+sait? C'est peut-etre un regard d'elle que je n'avais point remarque et
+qui m'est revenu ce soir-la par un de ces mysterieux et inconscients
+rappels de memoire qui nous represente souvent des choses negligees par
+notre conscience, passees inapercues devant notre intelligence!
+
+--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez
+pas au magnetisme apres cela, vous etes un ingrat mon cher monsieur!
+
+
+
+
+DIVORCE
+
+
+
+
+Divorce
+
+
+Maitre Bontran, le celebre avocat parisien, celui qui depuis dix ans
+plaide et obtient toutes les separations entre epoux mal assortis,
+ouvrit la porte de son cabinet et s'effaca pour laisser passer le
+nouveau client.
+
+C'etait un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua:
+
+--Prenez un siege, dit l'avocat
+
+Le client s'assit et apres avoir tousse:
+
+--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire
+de divorce.
+
+--Parlez, monsieur, je vous ecoute.
+
+--Monsieur, je suis un ancien notaire.
+
+--Deja!
+
+--Oui, deja. J'ai trente-sept ans.
+
+--Continuez.
+
+--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, tres malheureux.
+
+--Vous n'etes pas le seul.
+
+--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout a fait
+special et mes griefs contre ma femme d'une nature tres particuliere.
+Mais je commence par le commencement. Je me suis marie d'une facon tres
+bizarre. Croyez-vous aux idees dangereuses?
+
+--Qu'entendez-vous par la?
+
+--Croyez-vous que certaines idees soient aussi dangereuses pour certains
+esprits que le poison pour le corps?
+
+--Mais, oui, peut-etre.
+
+--Certainement. Il y a des idees qui entrent en nous, nous rongent, nous
+tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur resister. C'est
+une sorte de phylloxera des ames. Si nous avons le malheur de laisser
+une de ces pensees-la se glisser en nous, si nous ne nous apercevons
+pas des le debut qu'elle est une envahisseuse, une maitresse, un tyran,
+qu'elle s'etend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans
+cesse, s'installe, chasse toutes nos preoccupations ordinaires, absorbe
+toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes
+perdus.
+
+Voici donc ce qui m'est arrive, monsieur. Comme je vous l'ai dit,
+j'etais notaire a Rouen, et un peu gene, non pas pauvre, mais pauvret,
+mais soucieux, force a une economie de tous les instants, oblige de
+limiter tous mes gouts, oui, tous! et c'est dur a mon age.
+
+Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatriemes
+pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances,
+etc., etc.; et il m'etait arrive plusieurs fois, par ce moyen, de faire
+faire a quelques clients des mariages avantageux.
+
+Un jour je tombe sur ceci:
+
+"Demoiselle jolie, bien elevee, comme il faut, epouserait homme
+honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien
+nets. Rien des agences."
+
+Or, justement, ce jour-la, je dinais avec deux amis, un avoue et un
+filateur. Je ne sais comment la conversation vint a tomber sur les
+mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux
+millions cinq cent mille francs.
+
+Le filateur dit: "Qu'est-ce que c'est que ces femmes-la?"
+
+L'avoue plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces
+conditions, et il donna des details; puis il ajouta, en se tournant vers
+moi:
+
+"--Pourquoi diable ne vois-tu pas ca pour toi-meme? Cristi, ca t'en
+enleverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs."
+
+Nous nous mimes a rire tous les trois, et on parla d'autre chose.
+
+Une heure plus tard je rentre chez moi.
+
+Il faisait froid cette nuit-la. J'habitais d'ailleurs une vieille
+maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent a des
+champignonnieres. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier,
+un frisson glace m'entra dans le bras, et comme j'etendais l'autre
+pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson
+m'envahir, plus humide, celui-la, et ils se joignirent dans ma poitrine,
+m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'enervement. Et je murmurai,
+saisi par un brusque souvenir: "Sacristi, si je les avais, les deux
+millions cinq cent mille!"
+
+Ma chambre etait lugubre, une chambre de garcon rouennais faite par une
+bonne chargee aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre!
+un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas
+de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis a
+chantonner, sur un air de cafe-concert, car je frequente quelquefois ces
+endroits-la:
+
+ Deux millions,
+ Deux millions
+ Sont bons
+ Avec cinq cent mille
+ Et femme gentille.
+
+Au fait, je n'avais pas encore pense a la femme et j'y songeai tout a
+coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai meme si bien que je fus
+longtemps a m'endormir.
+
+Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je
+devais me trouver a huit heures a Darnetal pour une affaire importante.
+Il fallait me lever a six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les
+deux millions cinq cent mille!
+
+Je revins a mon etude vers dix heures. Il y avait la dedans une odeur
+de poele rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procedure
+avances--rien ne pue comme ca--et une odeur de clercs--bottes,
+redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavee, le tout chauffee a
+dix-huit degres.
+
+Je dejeunai, comme tous les jours, d'une cotelette brulee et d'un
+morceau de fromage. Puis je me remis au travail.
+
+C'est alors que je pensai tres serieusement a la demoiselle aux deux
+millions cinq cent mille. Qui etait-ce? Pourquoi ne pas ecrire? Pourquoi
+ne pas savoir?
+
+Enfin, monsieur, j'abrege. Pendant quinze jours cette idee me hanta,
+m'obseda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites miseres dont
+je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-la, presque sans m'en
+apercevoir, me piquaient a present comme des coups d'aiguille, et
+chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitot a la
+demoiselle aux deux millions cinq cent mille.
+
+Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on desire une chose,
+monsieur, on se la figure telle qu'on l'espere.
+
+Certes, il n'etait pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille,
+dotee d'une facon aussi convenable, cherchat un mari par la voie des
+journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fut honorable
+et malheureuse.
+
+D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne
+m'avait pas ebloui comme une chose feerique. Nous sommes habitues, nous
+autres qui lisons toutes les offres de cette nature, a des propositions
+de mariage accompagnees de six, huit, dix ou meme douze millions. Le
+chiffre de douze millions est meme assez commun. Il plait. Je sais bien
+que nous ne croyons guere a la realite de ces promesses. Elles nous
+font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent
+vraisemblables, jusqu'a un certain point, pour notre credulite
+inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils representent et nous
+disposent a considerer une dot de deux millions cinq cent mille francs
+comme tres possible, tres morale.
+
+Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de
+chambre, ayant herite brusquement de son pere, avait appris du meme coup
+la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir a la devoiler a quelque
+homme qui l'aurait aimee, faisait appel aux inconnus par un moyen fort
+usite qui comportait en lui-meme une sorte d'aveu de tare originelle.
+
+Ma supposition etait stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres,
+notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu,
+monsieur.
+
+Donc j'ecrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis.
+
+Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'apres-midi, j'etais en
+train de travailler dans mon cabinet, quand le maitre clerc m'annonca:
+
+--Mlle Chantefrise.
+
+--Faites entrer.
+
+Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air
+embarrassee.
+
+--Asseyez-vous, mademoiselle.
+
+Elle s'assit et murmura:
+
+--C'est moi, monsieur.
+
+--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaitre.
+
+--La personne a qui vous avez ecrit.
+
+--Pour un mariage?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Ah! tres bien!
+
+--Je suis venue moi-meme, parce qu'on fait mieux les choses en personne.
+
+--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous desirez vous marier?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Vous avez de la famille?
+
+Elle hesita, baissa les yeux et balbutia:
+
+--Non, monsieur ... Ma mere ... et mon pere ... sont morts.
+
+Je tressaillis.--Donc j'avais devine juste,--et une vive sympathie
+s'eveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre creature. Je
+n'insistai pas pour menager sa sensibilite, et je repris:
+
+--Votre fortune est bien nette?
+
+Elle repondit, cette fois, sans hesiter:
+
+--Oh! oui, monsieur.
+
+Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me
+deplaisait pas, bien qu'un peu mure, plus mure que je n'avais pense.
+C'etait une belle personne, une forte personne, une maitresse femme. Et
+l'idee me vint de lui jouer une jolie petite comedie de sentiment, de
+devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je
+me serais assure que la dot n'etait pas illusoire. Je lui parlai de ce
+client que je depeignis comme un homme triste, tres honorable, un peu
+malade.
+
+Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants.
+
+--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou
+quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre.
+
+--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle.
+
+--Mon Dieu! oui ou non. Etes-vous pressee de retourner chez vous?
+
+--Pas du tout.
+
+--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps.
+
+--Vous etes trop aimable, monsieur.
+
+--Vous etes descendue a l'hotel?
+
+Elle nomma le premier hotel de Rouen.
+
+--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre a votre futur ... notaire
+de vous offrir a diner, ce soir.
+
+Elle parut hesiter, inquiete, indecise; puis elle se decida:
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Je vous prendrai chez vous a sept heures.
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Alors, a ce soir, mademoiselle?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Et je la reconduisis jusqu'a ma porte.
+
+ * * * * *
+
+A sept heures, j'etais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette
+pour moi et me recut d'une facon tres coquette.
+
+Je l'emmenai diner dans un restaurant ou j'etais connu, et je commandai
+un menu troublant.
+
+Une heure plus tard, nous etions tres amis, et elle me contait son
+histoire. Fille d'une grande dame seduite par un gentilhomme, elle avait
+ete elevee chez des paysans. Elle etait riche a present, ayant herite de
+grosses sommes de son pere et de sa mere, dont elle ne dirait jamais
+les noms, jamais. Il etait inutile de les lui demander, inutile de la
+supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu a les savoir, je
+l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitot en femme pratique,
+sure d'elle, sure des chiffres, des titres, des revenus, des interets
+et des placements. Sa competence en cette matiere me donna aussitot une
+grande confiance en elle, et je devins galant, avec reserve cependant;
+mais je lui montrai clairement que j'avais du gout pour elle.
+
+Elle marivauda, non sans grace. Je lui offris du champagne, et j'en bus,
+ce qui me troubla les idees. Je sentis alors clairement que j'allais
+devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur
+qu'elle ne fut aussi un peu emue et qu'elle ne succombat. Pour me
+calmer, je recommencai a lui parler de sa dot, qu'il faudrait etablir
+d'une facon precise, car mon client etait homme d'affaires.
+
+Elle repondit avec gaiete:--Oh! je sais. J'ai apporte toutes les
+preuves.
+
+--Ici, a Rouen?
+
+--Oui, a Rouen.
+
+--Vous les avez a l'hotel?
+
+--Mais oui.
+
+--Pouvez-vous me les montrer?
+
+--Mais oui.
+
+--Ce soir.
+
+--Mais oui.
+
+Cela me sauvait de toutes les facons. Je payai l'addition, et nous voici
+rentrant chez elle.
+
+Elle avait, en effet, apporte tous ses titres. Je ne pouvais douter, je
+les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie
+au coeur que je fus pris aussitot d'un violent desir de l'embrasser.
+Je m'entends, d'un desir chaste, d'un desir d'homme content. Et je
+l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ...
+le champagne aidant ... je succombai ... ou plutot ... non ... elle
+succomba.
+
+Ah! monsieur, j'en fis une tete, apres cela ...--et elle donc! Elle
+pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne
+pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans
+un etat d'esprit epouvantable.
+
+Que faire? J'avais abuse de ma cliente. Cela n'eut ete rien si j'avais
+eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'etait moi, le client,
+le client naif, le client trompe, trompe par lui-meme. Quelle situation!
+Je pouvais la lacher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable,
+sure! Et puis avais-je le droit de la lacher, la pauvre fille, apres
+l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquietudes plus tard!
+
+Combien peu de securite avec une femme qui succombait ainsi!
+
+Je passai une nuit terrible d'indecision, torture de remords, ravage de
+craintes, ballotte par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison
+s'eclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me presentai, comme onze
+heures sonnaient, a l'hotel qu'elle habitait.
+
+En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux.
+
+Je lui dis:
+
+--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose a faire pour reparer nos
+torts. Je vous demande votre main.
+
+Elle balbutia:
+
+--Je vous la donne.
+
+Je l'epousai.
+
+ * * * * *
+
+Tout alla bien pendant six mois.
+
+J'avais cede mon etude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas
+un reproche, mais pas un seul a adresser a ma femme.
+
+Cependant je remarquais peu a peu que, de temps en temps, elle faisait
+de longues sorties. Cela arrivait a jour fixe, une semaine le mardi,
+l'autre le vendredi. Je me crus trompe, je la suivis.
+
+C'etait un mardi. Elle sortit a pied vers une heure, descendit la rue
+de la Republique, tourna a droite, par la rue qui suit le palais
+archiepiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'a la Seine, longea le pont
+de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiete,
+se retournant souvent, epiant tous les passants.
+
+Comme je m'etais costume en charbonnier, elle ne me reconnut pas.
+
+Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus,
+son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq.
+
+Je me cachai derriere un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un
+flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'elance, saisit dans ses bras
+une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et
+l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, apercoit une autre
+enfant, plus jeune encore, fille ou garcon, porte par une autre
+campagnarde, se jette dessus, l'etreint avec violence, et s'en va,
+escortee des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre
+et deserte promenade du Cours-la-Reine.
+
+Je rentrai effare, l'esprit en detresse, comprenant et ne comprenant
+pas, n'osant point deviner.
+
+Quand elle revint pour diner, je me jetai vers elle, hurlant:
+
+--Quels sont ces enfants?
+
+--Quels enfants?
+
+--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever?
+
+Elle poussa un grand cri et s'evanouit. Quand elle revint a elle, elle
+me confessa, dans un deluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui,
+monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi,
+deux garcons.
+
+Et c'etait la--quelle honte!--c'etait la l'origine de sa fortune.--Les
+quatre peres!... Elle avait amasse sa dot.
+
+Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire?
+
+L'avocat repondit avec gravite:
+
+--Reconnaitre vos enfants, monsieur.
+
+
+
+
+UNE SOIREE
+
+
+
+
+Une Soiree
+
+
+Le marechal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour
+les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison
+a Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant a sec et mal avec sa
+famille, avait ecrit a sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine
+de liberte. Ce n'est point qu'il aimat beaucoup Mme Padoie, une petite
+femme moralisante, devote, et toujours irritee; mais il avait besoin
+d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les
+Padoie etaient les seuls qu'il n'eut jamais ranconnes.
+
+Le pere Varajou, ancien horticulteur a Angers, retire maintenant des
+affaires, avait ferme sa bourse a son garnement de fils et ne le voyait
+guere depuis deux ans. Sa fille avait epouse Padoie, ancien employe des
+finances, qui venait d'etre nomme receveur des contributions a Vannes.
+
+Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire a la
+maison de son beau-frere. Il le trouva dans son bureau, en train de
+discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa
+chaise, tendit la main par-dessus sa table chargee de papiers, murmura:
+"Prenez un siege, je suis a vous dans un instant", se rassit et
+recommenca sa discussion.
+
+Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne
+comprenait pas leurs raisonnements; il parlait francais, les autres
+parlaient breton, et le commis qui servait d'interprete ne semblait
+comprendre personne.
+
+Ce fut long, tres long. Varajou considerait son beau-frere en songeant:
+"Quel cretin!" Padoie devait avoir pres de cinquante ans; il etait
+grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui
+faisaient sur ses yeux deux voutes de poils. Coiffe d'un bonnet de
+velours orne d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il
+faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensee, tout etait mou. Varajou
+se repetait: "Quel cretin!"
+
+Il etait, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de
+plus grands plaisirs que le cafe et la fille publique. En dehors de ces
+deux poles de l'existence, il ne comprenait rien. Hableur, bruyant,
+plein de dedain pour tout le monde, il meprisait l'univers entier du
+haut de son ignorance. Quand il avait dit: "Nom d'un chien, quelle
+fete!" il avait certes exprime le plus haut degre d'admiration dont fut
+capable son esprit.
+
+Padoie, ayant enfin eloigne ses paysans, demanda:
+
+--Vous allez bien?
+
+--Pas mal, comme vous voyez. Et vous?
+
+--Assez bien, merci. C'est tres aimable d'avoir pense a venir nous voir.
+
+--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le metier
+militaire, on n'a pas grande liberte.
+
+--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est tres aimable.
+
+--Et Josephine va bien?
+
+--Oui, oui, merci, vous la verrez tout a l'heure.
+
+--Ou est-elle donc?
+
+--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici;
+c'est une ville tres comme il faut.
+
+--Je m'en doute.
+
+Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frere
+sans empressement, lui tendit la joue et demanda:
+
+--Il y a longtemps que tu es ici?
+
+--Non, a peine une demi-heure.
+
+--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le
+salon.
+
+Ils passerent dans la piece voisine, laissant Padoie a ses chiffres et a
+ses contribuables.
+
+Des qu'ils furent seuls:
+
+--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.
+
+--Quoi donc?
+
+--Il parait que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que
+tu fais des dettes.
+
+Il eut l'air tres etonne.
+
+--Moi! Jamais de la vie.
+
+--Oh! ne nie pas, je le sais.
+
+Il essaya encore de se defendre, mais elle lui ferma la bouche par une
+semonce si violente qu'il dut se taire.
+
+Puis elle reprit:
+
+--Nous dinons a six heures, tu es libre jusqu'au diner. Je ne puis te
+tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses a faire.
+
+Reste seul, il hesita entre dormir ou se promener. Il regardait tour a
+tour la porte conduisant a sa chambre et celle conduisant a la rue. Il
+se decida pour la rue.
+
+Donc il sortit et se mit a roder, d'un pas lent, le sabre sur les
+mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte
+au bord de sa mer interieure, qu'on appelle "le Morbihan". Il regardait
+les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et
+il murmurait: "Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idee de venir ici!"
+
+Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et
+desole, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour
+sommeiller jusqu'au diner.
+
+La bonne le reveilla en frappant a sa porte.
+
+--C'est servi, monsieur.
+
+Il descendit.
+
+Dans la salle humide, dont le papier se decollait pres du sol, une
+soupiere attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi
+trois assiettes melancoliques.
+
+M. et Mme Padoie entrerent en meme temps que Varajou. On s'assit, puis
+la femme et le mari dessinerent un petit signe de croix sur le creux de
+leur estomac, apres quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse.
+C'etait jour de pot-au-feu.
+
+Apres la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui
+tombait en bouillie. Le sous-officier le machait avec lenteur, avec
+degout, avec fatigue, avec rage.
+
+Mme Padoie disait a son mari:
+
+--Tu vas ce soir chez M. le premier president?
+
+--Oui, ma chere.
+
+--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es
+pas fait pour le monde avec ta mauvaise sante.
+
+Alors elle parla de la societe de Vannes, de l'excellente societe ou
+les Padoie etaient recus avec consideration, grace a leurs sentiments
+religieux.
+
+Puis on servit des pommes de terre en puree, avec un plat de
+charcuterie, en l'honneur du nouveau venu.
+
+Puis du fromage. C'etait fini. Pas de cafe.
+
+Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soiree en tete-a-tete avec
+sa soeur, subir ses reproches, ecouter ses sermons, sans avoir meme
+un petit verre a laisser couler dans sa gorge pour faire glisser
+les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce
+supplice, et il declara qu'il devait aller a la gendarmerie pour faire
+regulariser quelque chose sur sa permission.
+
+Et il se sauva, des sept heures.
+
+A peine dans la rue, il commenca par se secouer comme un chien qui
+sort de l'eau. Il murmurait: "Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle
+corvee!"
+
+Et il se mit a la recherche d'un cafe, du meilleur cafe de la ville. Il
+le trouva, sur une place, derriere deux becs de gaz. Dans l'interieur,
+cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et
+causaient doucement, accoudes sur de petites tables, tandis que deux
+joueurs de billard marchaient autour du tapis vert ou roulaient les
+billes en se heurtant.
+
+On entendait leur voix compter: "Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de
+chance.--Oh! joli coup! bien joue!--Onze.--Il fallait prendre par la
+rouge.--Vingt.--Bille en tete, bille en tete.--Douze. Hein! j'avais
+raison?"
+
+Varajou commanda: "Une demi-tasse et un carafon de fine, de la
+meilleure."
+
+Puis il s'assit, attendant sa consommation.
+
+Il etait accoutume a passer ses soirs de liberte avec ses camarades,
+dans le tapage et la fumee des pipes. Ce silence, ce calme
+l'exasperaient. Il se mit a boire, du cafe d'abord; puis son carafon
+d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire
+maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un.
+
+Il se dit: "Cristi, me voila remonte. Il faut que je fasse la fete." Et
+l'idee lui vint aussitot de trouver des filles pour s'amuser. Il appela
+le garcon.
+
+--He, l'employe!
+
+--Voila, m'sieu.
+
+--Dites, l'employe, ousqu'on rigole ici?
+
+L'homme resta stupide a cette question.
+
+--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici!
+
+--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi?
+
+--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne biere ou du bon vin.
+
+--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais?
+
+--Les demoiselles! ah! ah!
+
+--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici?
+
+--Des demoiselles?
+
+--Mais, oui, des demoiselles!
+
+Le garcon se rapprocha, baissa la voix:
+
+--Vous demandez ousqu'est la maison?
+
+--Mais oui, parbleu!
+
+--Vous prenez la deuxieme rue a gauche et puis la premiere a
+droite.--C'est au 15.
+
+--Merci, ma vieille. V'la pour toi.
+
+--Merci, m'sieu.
+
+Et Varajou sortit en repetant: "Deuxieme a gauche, premiere a droite,
+15." Mais au bout de quelques secondes, il pensa: "Deuxieme a
+gauche,--oui,--Mais en sortant du cafe, fallait-il prendre a droite ou a
+gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien."
+
+Et il marcha, tourna dans la seconde rue a gauche, puis dans la premiere
+a droite, et chercha le numero 15. C'etait une maison d'assez belle
+apparence, dont on voyait, derriere les volets clos, les fenetres
+eclairees au premier etage. La porte d'entree demeurait entr'ouverte, et
+une lampe brulait dans le vestibule. Le sous-officier pensa:
+
+--C'est bien ici.
+
+Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela:
+
+-Ohe! Ohe!
+
+Une petite bonne apparut et demeura stupefaite en apercevant un soldat.
+Il lui dit:
+
+--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Au salon?
+
+--Oui monsieur.
+
+--Je n'ai qu'a monter?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--La porte en face?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Il monta, ouvrit une porte et apercut, dans une piece bien eclairee
+par deux lampes, un lustre et deux candelabres a bougies, quatre dames
+decolletees qui semblaient attendre quelqu'un.
+
+Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un
+peu guinde, sur des sieges de velours grenat, tandis que la quatrieme,
+agee de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase;
+elle etait tres grosse, vetue d'une robe de soie verte qui laissait
+passer, pareille a l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras enormes
+et son enorme gorge, d'un rose rouge poudrederize. Le sous-officier
+salua:
+
+--Bonjour, mesdames.
+
+La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina:
+
+--Bonjour, monsieur.
+
+Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il
+songea que les officiers seuls etaient sans doute admis dans ce lieu; et
+cette pensee le troubla. Puis il se dit: "Bah! s'il en vient un, nous
+verrons bien." Et il demanda:
+
+--Alors, ca va bien?
+
+La dame, la grosse, la maitresse du logis sans doute, repondit:
+
+--Tres bien! merci.
+
+Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.
+
+Cependant il eut honte, a la fin, de sa timidite, et riant d'un rire
+gene:
+
+--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ...
+
+Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et
+Padoie, en habit noir, apparut.
+
+Alors Varajou poussa un hurlement d'allegresse, et, se dressant, il
+sauta sur son beau-frere, le saisit dans ses bras et le fit danser tout
+autour du salon en hurlant: "V'la Padoie ... V'la Padoie ... V'la Padoie
+..." Puis, lachant le percepteur eperdu de surprise, il lui cria dans la
+figure:
+
+--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fete, toi,... Ah!
+Farceur.... Et ma soeur!... Tu la laches, dis!...
+
+Et songeant a tous les benefices de cette situation inesperee, a
+l'emprunt force, au chantage inevitable, il se jeta tout au long sur le
+canape et se mit a rire si fort que tout le meuble en craquait.
+
+Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauverent,
+tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prete a
+defaillir.
+
+Et deux messieurs apparurent, decores, tous deux en habit. Padoie se
+precipita vers eux:
+
+--Oh! monsieur le president ... il est fou ... il est fou ... On nous
+l'avait envoye en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou....
+
+Varajou s'etait assis, ne comprenant plus, devinant tout a coup qu'il
+avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant
+vers son beau-frere:
+
+--Ou donc sommes-nous ici? demanda-t-il.
+
+Mais Padoie, saisi soudain d'une colere folle, balbutia:
+
+--Ou ... ou ... ou nous sommes.... Malheureux ... miserable ...
+infame.... Ou nous sommes ... Chez monsieur le premier president!...
+chez monsieur le premier president de Mortemain ... de Mortemain ... de
+... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!...
+canaille!...
+
+
+
+
+TABLE
+
+ Boule de Suif
+ L'Epave
+ Decouverte
+ Un Parricide
+ Le Rendez-vous
+ Bombard
+ Le Pain Maudit
+ Les Sabots
+ La Buche
+ Magnetisme
+ Divorce
+ Une Soiree
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF ***
+
+***** This file should be named 10746.txt or 10746.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG
+Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously
+made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at
+http://gallica.bnf.fr.
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+
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+*** START: FULL LICENSE ***
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+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+opportunities to fix the problem.
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year.
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+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
+
+