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diff --git a/10746.txt b/10746.txt new file mode 100644 index 0000000..714fafc --- /dev/null +++ b/10746.txt @@ -0,0 +1,5384 @@ +The Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Boule de Suif + +Author: Guy de Maupassant + +Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +[Illustration: Boule de Suif] + + + + +LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSEE D'ANTIN, 50 PARIS_ + +_Collection des Grands Romans_ + +A 1 FRANC + +GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._ + +GEORGES OHNET _Le Maitre de Forges. Serge Panine. La Grande Marniere._ + +ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._ + +ANDRE THEURIET _Sauvageonne._ + +RENE MAIZEROY _Petite Reine._ + +GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._ + +MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._ + +JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._ + +PIERRE MAEL _Un roman de Femme._ + +JULES CASE _La Fille a Blanchard._ + +RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._ + +MATHILDE SERAO _Adieu Amour._ + +MAURICE MONTEGUT _Un nom sur une Tombe._ + +MAURICE LEBLANC _Une Femme._ + + +Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume. + + + + +Boule de Suif + + + + +OEUVRES COMPLETES ILLUSTREES DU GUY DE MAUPASSANT + + +EDITION DE LUXE + +(_Voir Catalogue a la fin du volume_.) + + + + +GUY DE MAUPASSANT + +BOULE DE SUIF + + +L'EPAVE--DECOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN +MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNETISME--DIVORCE--UNE SOIREE + + + +PARIS 1907 + + + + +BOULE DE SUIF + + +Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armee en deroute avaient +traverse la ville. Ce n'etait point de la troupe, mais des hordes +debandees. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes +en guenilles, et ils avancaient d'une allure molle, sans drapeau, sans +regiment. Tous semblaient accables, ereintes, incapables d'une pensee ou +d'une resolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue +sitot qu'ils s'arretaient. On voyait surtout des mobilises, gens +pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; +des petits moblots alertes, faciles a l'epouvante et prompts a +l'enthousiasme, prets a l'attaque comme a la fuite; puis, au milieu +d'eux, quelques culottes rouges, debris d'une division moulue dans une +grande bataille; des artilleurs sombres alignes avec des fantassins +divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui +suivait avec peine la marche plus legere des lignards. + +Des legions de francs-tireurs aux appellations heroiques: "les +Vengeurs de la Defaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la +Mort"--passaient a leur tour, avec des airs de bandits. + +Leurs chefs, anciens commercants en draps ou en graines, ex-marchands de +suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommes officiers pour leurs +ecus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle +et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de +campagne, et pretendaient soutenir seuls la France agonisante sur +leurs epaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres +soldats, gens de sac et de corde, souvent braves a outrance, pillards et +debauches. + +Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. + +La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances +tres prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres +sentinelles, et se preparant au combat quand un petit lapin remuait +sous des broussailles, etait rentree dans ses foyers. Ses armes, ses +uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle epouvantait naguere +les bornes des routes nationales a trois lieues a la ronde, avaient +subitement disparu. + +Les derniers soldats francais venaient enfin de traverser la Seine pour +gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant apres +tous, le general, desespere, ne pouvant rien tenter avec ces loques +disparates, eperdu lui-meme dans la grande debacle d'un peuple habitue +a vaincre et desastreusement battu malgre sa bravoure legendaire, s'en +allait a pied, entre deux officiers d'ordonnance. + +Puis un calme profond, une attente epouvantee et silencieuse avaient +plane sur la cite. Beaucoup de bourgeois bedonnants, emascules par le +commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne +considerat comme une arme leurs broches a rotir ou leurs grands couteaux +de cuisine. + +La vie semblait arretee; les boutiques etaient closes, la rue muette. +Quelquefois un habitant, intimide par ce silence, filait rapidement le +long des murs. + +L'angoisse de l'attente faisait desirer la venue de l'ennemi. + +Dans l'apres-midi du jour qui suivit le depart des troupes francaises, +quelques uhlans, sortis on ne sait d'ou, traverserent la ville avec +celerite. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la +cote Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs +apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les +avant-gardes des trois corps, juste au meme moment, se joignirent sur +la place de l'Hotel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armee +allemande arrivait, deroulant ses bataillons qui faisaient sonner les +paves sous leur pas dur et rythme. + +Des commandements cries d'une voix inconnue et gutturale montaient le +long des maisons qui semblaient mortes et desertes, tandis que, derriere +les volets fermes, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maitres +de la cite, des fortunes et des vies, de par le "droit de guerre". Les +habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que +donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la +terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car +la meme sensation reparait chaque fois que l'ordre etabli des choses est +renverse, que la securite n'existe plus, que tout ce que protegeaient +les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve a la merci d'une +brutalite inconsciente et feroce. Le tremblement de terre ecrasant sous +les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve deborde qui roule les +paysans noyes avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachees aux +toits, ou l'armee glorieuse massacrant ceux qui se defendent, emmenant +les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au +son du canon, sont autant de fleaux effrayants qui deconcertent toute +croyance a la justice eternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne +en la protection du Ciel et en la raison de l'homme. + +Mais a chaque porte des petits detachements frappaient, puis +disparaissaient dans les maisons. C'etait l'occupation apres l'invasion. +Le devoir commencait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les +vainqueurs. + +Au bout de quelque temps, une fois la premiere terreur disparue, un +calme nouveau s'etablit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien +mangeait a table. Il etait parfois bien eleve, et, par politesse, +plaignait la France, disait sa repugnance en prenant part a cette +guerre. On lui etait reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, +un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le menageant on +obtiendrait peut-etre quelques hommes de moins a nourrir. Et pourquoi +blesser quelqu'un dont on dependait tout a fait? Agir ainsi serait moins +de la bravoure que de la temerite.--Et la temerite n'est plus un defaut +des bourgeois de Rouen, comme au temps des defenses heroiques ou +s'illustra leur cite.--On se disait enfin, raison supreme tiree de +l'urbanite francaise, qu'il demeurait bien permis d'etre poli dans son +interieur pourvu qu'on ne se montrat pas familier, en public, avec le +soldat etranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la +maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, +chaque soir, a se chauffer au foyer commun. + +La ville meme reprenait peu a peu de son aspect ordinaire. Les Francais +ne sortaient guere encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans +les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui trainaient avec +arrogance leurs grands outils de mort sur le pave, ne semblaient pas +avoir pour les simples citoyens enormement plus de mepris que les +officiers de chasseurs, qui, l'annee d'avant, buvaient aux memes cafes. + +Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil +et d'inconnu, une atmosphere etrangere intolerable, comme une odeur +repandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les +places publiques, changeait le gout des aliments, donnait l'impression +d'etre en voyage, tres loin, chez des tribus barbares et dangereuses. + +Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants +payaient toujours; ils etaient riches d'ailleurs. Mais plus un negociant +normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute +parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre. + +Cependant, a deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de +la riviere, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les +pecheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand +gonfle dans son uniforme, tue d'un coup de couteau ou de savate, la tete +ecrasee par une pierre, ou jete a l'eau d'une poussee du haut d'un pont. +Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et +legitimes, heroismes inconnus, attaques muettes, plus perilleuses que +les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. + +Car la haine de l'Etranger arme toujours quelques Intrepides prets a +mourir pour une Idee. + +Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujetissant la ville a leur +inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la +renommee leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, +on s'enhardit, et le besoin du negoce travailla de nouveau le coeur des +commercants du pays. Quelques-uns avaient de gros interets engages au +Havre que l'armee francaise occupait, et ils voulurent tenter de gagner +ce port en allant par terre a Dieppe ou ils s'embarqueraient. + +On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la +connaissance, et une autorisation de depart fut obtenue du general en +chef. + +Donc, une grande diligence a quatre chevaux ayant ete retenue pour ce +voyage, et dix personnes s'etant fait inscrire chez le voiturier, on +resolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour eviter tout +rassemblement. + +Depuis quelque temps deja la gelee avait durci la terre, et le lundi, +vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apporterent la +neige qui tomba sans interruption pendant toute la soiree et toute la +nuit. + +A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se reunirent dans la +cour de l'Hotel de Normandie, ou l'on devait monter en voiture. + +Ils etaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous +leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurite; et l'entassement +des lourds vetements d'hiver faisait ressembler tous ces corps a +des cures obeses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se +reconnurent, un troisieme les aborda, ils causerent:--"J'emmene ma +femme,"--dit l'un.--"J'en fais autant."--"Et moi aussi."--Le premier +ajouta:--"Nous ne reviendrons pas a Rouen, et si les Prussiens +approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre."--Tous avaient les +memes projets, etant de complexion semblable. + +Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait +un valet d'ecurie, sortait de temps a autre d'une porte obscure +pour disparaitre immediatement dans une autre. Des pieds de chevaux +frappaient la terre, amortis par le fumier des litieres, et une voix +d'homme parlant aux betes et jurant s'entendait au fond du batiment. Un +leger murmure de grelots annonca qu'on maniait les harnais; ce murmure +devint bientot un fremissement clair et continu, rythme par le mouvement +de l'animal, s'arretant parfois, puis reprenant dans une brusque +secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferre battant le sol. + +La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois geles +s'etaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis. + +Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en +descendant vers la terre; il effacait les formes, poudrait les choses +d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence +de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, +innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutot sensation que +bruit, entremelement d'atomes legers qui semblaient emplir l'espace, +couvrir le monde. + +L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval +triste qui ne venait pas volontiers. Il le placa contre le timon, +attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, +car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumiere. +Comme il allait chercher la seconde bete, il remarqua tous ces voyageurs +immobiles, deja blancs de neige, et leur dit:--"Pourquoi ne montez-vous +pas dans la voiture, vous serez a l'abri, au moins." + +Ils n'y avaient pas songe, sans doute, et ils se precipiterent. Les +trois hommes installerent leurs femmes dans le fond, monterent ensuite; +puis les autres formes indecises et voilees prirent a leur tour les +dernieres places sans echanger une parole. + +Le plancher etait couvert de paille ou les pieds s'enfoncerent. Les +dames du fond, ayant apporte des petites chaufferettes en cuivre avec un +charbon chimique, allumerent ces appareils, et, pendant quelque temps, a +voix basse, elles en enumererent les avantages, se repetant des choses +qu'elles savaient deja depuis longtemps. + +Enfin, la diligence etant attelee, avec six chevaux au lieu de quatre +a cause du tirage plus penible, une voix du dehors demanda:--"Tout le +monde est-il monte?"--Une voix du dedans repondit:--"Oui."--On partit. + +La voiture avancait lentement, lentement, a tout petits pas. Les +roues s'enfoncaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des +craquements sourds; les betes glissaient, soufflaient, fumaient; et le +fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les +cotes, se nouant et se deroulant comme un serpent mince, et cinglant +brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort +plus violent. + +Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons legers qu'un +voyageur, Rouennais pur sang, avait compares a une pluie de coton, ne +tombaient plus. Une lueur sale filtrait a travers de gros nuages obscurs +et lourds qui rendaient plus eclatante la blancheur de la campagne ou +apparaissaient tantot une ligne de grands arbres vetus de givre, tantot +une chaumiere avec un capuchon de neige. + +Dans la voiture, on se regardait curieusement, a la triste clarte de +cette aurore. + +Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de +l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue +Grand-Pont. + +Ancien commis d'un patron ruine dans les affaires, Loiseau avait achete +le fonds et fait fortune. Il vendait a tres bon marche de tres +mauvais vin aux petits debitants des campagnes et passait parmi ses +connaissances et ses amis pour un fripon madre, un vrai Normand plein de +ruses et de jovialite. + +Sa reputation de filou etait si bien etablie, qu'un soir, a la +prefecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant +et fin, une gloire locale, ayant propose aux dames qu'il voyait un peu +somnolentes de faire une partie de "Loiseau vole", le mot lui-meme vola +a travers les salons du prefet, puis, gagnant ceux de la ville, avait +fait rire pendant un mois toutes les machoires de la province. + +Loiseau etait en outre celebre par ses farces de toute nature, ses +plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui +sans ajouter immediatement:--"Il est impayable, ce Loiseau." + +De taille exigue, il presentait un ventre en ballon surmonte d'une face +rougeaude entre deux favoris grisonnants. + +Sa femme, grande, forte, resolue, avec la voix haute et la decision +rapide, etait l'ordre et l'arithmetique de la maison de commerce, qu'il +animait par son activite joyeuse. + +A cote d'eux se tenait, plus digne, appartenant a une caste superieure, +M. Carre-Lamadon, homme considerable, pose dans les cotons, proprietaire +de trois filatures, officier de la Legion d'honneur et membre du Conseil +general. Il etait reste, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition +bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement +a la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre +expression. Mme Carre-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, +demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyes a Rouen +en garnison. + +Elle faisait vis-a-vis a son epoux, toute petite, toute mignonne, toute +jolie, pelotonnee dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navre +l'interieur lamentable de la voiture. + +Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Breville, portaient un +des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, +vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforcait d'accentuer, par les +artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV +qui, suivant une legende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse +une dame de Breville dont le mari, pour ce fait, etait devenu comte et +gouverneur de province. + +Collegue de M. Carre-Lamadon au Conseil general, le comte Hubert +representait le parti orleaniste dans le departement. L'histoire de +son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes etait toujours +demeuree mysterieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait +mieux que personne, passait meme pour avoir ete aimee par un des fils +de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fete, et son salon +demeurait le premier du pays, le seul ou se conservat la vieille +galanterie, et dont l'entree fut difficile. + +La fortune des Breville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, +cinq cent mille livres de revenu. + +Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le cote de la societe +rentee, sereine et forte, des honnetes gens autorises qui ont de la +Religion et des Principes. + +Par un hasard etrange, toutes les femmes se trouvaient sur le meme +banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui +egrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_. +L'une etait vieille avec une face defoncee par la petite verole comme si +elle eut recu a bout portant une bordee de mitraille en pleine figure. +L'autre, tres chetive, avait une tete jolie et maladive sur une poitrine +de phtisique rongee par cette foi devorante qui fait les martyrs et les +illumines. + +En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les +regards de tous. + +L'homme, bien connu, etait Cornudet le democ, la terreur des gens +respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans +les bocks de tous les cafes democratiques. Il avait mange avec les +freres et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son pere, ancien +confiseur, et il attendait impatiemment la Republique pour obtenir enfin +la place meritee par tant de consommations revolutionnaires. Au Quatre +Septembre, par suite d'une farce peut-etre, il s'etait cru nomme prefet, +mais quand il voulut entrer en fonctions, les garcons de bureau, +demeures seuls maitres de la place, refuserent de le reconnaitre, ce qui +le contraignit a la retraite. Fort bon garcon, du reste, inoffensif et +serviable, il s'etait occupe avec une ardeur incomparable d'organiser la +defense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous +les jeunes arbres des forets voisines, seme des pieges sur toutes les +routes, et, a l'approche de l'ennemi, satisfait de ses preparatifs, il +s'etait vivement replie vers la ville. + +Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, ou de +nouveaux retranchements allaient etre necessaires. + +La femme, une de celles appelees galantes, etait celebre par son +embonpoint precoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. +Petite, ronde de partout, grasse a lard, avec des doigts bouffis, +etrangles aux phalanges, pareils a des chapelets de courtes saucisses; +avec une peau luisante et tendue, une gorge enorme qui saillait sous sa +robe, elle restait cependant appetissante et courue, tant sa fraicheur +faisait plaisir a voir. Sa figure etait une pomme rouge, un bouton de +pivoine pret a fleurir; et la-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux +noirs magnifiques, ombrages de grands cils epais qui mettaient une ombre +dedans; en bas, une bouche charmante, etroite, humide pour le baiser, +meublee de quenottes luisantes et microscopiques. + +Elle etait de plus, disait-on, pleine de qualites inappreciables. + +Aussitot qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les +femmes honnetes, et les mots de "prostituee", de "honte publique" furent +chuchotes si haut qu'elle leva la tete. Alors elle promena sur ses +voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence +aussitot regna, et tout le monde baissa les yeux a l'exception de +Loiseau, qui la guettait d'un air emoustille. + +Mais bientot la conversation reprit entre les trois dames, que la +presence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. +Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs +dignites d'epouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour +legal le prend toujours de haut avec son libre confrere. + +Les trois hommes aussi, rapproches par un instinct de conservateurs a +l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dedaigneux pour +les pauvres. Le comte Hubert disait les degats que lui avaient fait +subir les Prussiens, les pertes qui resulteraient du betail vole et +des recoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix +fois millionnaire que ces ravages generaient a peine une annee. M. +Carre-Lamadon, fort eprouve dans l'industrie cotonniere, avait eu soin +d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif +qu'il se menageait a toute occasion. Quant a Loiseau, il s'etait arrange +pour vendre a l'Intendance francaise tous les vins communs qui lui +restaient en cave, de sorte que l'Etat lui devait une somme formidable +qu'il comptait bien toucher au Havre. + +Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien +que de conditions differentes, ils se sentaient freres par l'argent, de +la grande franc-maconnerie de ceux qui possedent, qui font sonner de +l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte. + +La voiture allait si lentement qu'a dix heures du matin on n'avait pas +fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des +cotes a pied. On commencait a s'inquieter, car on devait dejeuner a +Totes et l'on desesperait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun +guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence +sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la +degager. + +L'appetit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun +marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage +des troupes francaises affamees ayant effraye toutes les industries. + +Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du +chemin, mais ils n'y trouverent pas meme de pain, car le paysan defiant +cachait ses reserves dans la crainte d'etre pille par les soldats qui, +n'ayant rien a se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils +decouvraient. + +Vers une heure de l'apres-midi, Loiseau annonca que decidement il se +sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui +depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, +avait tue les conversations. + +De temps en temps, quelqu'un baillait; un autre presque aussitot +l'imitait; et chacun, a tour de role, suivant son caractere, son +savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou +modestement en portant vite sa main devant le trou beant d'ou sortait +une vapeur. + +Boule de Suif, a plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait +quelque chose sous ses jupons. Elle hesitait une seconde, regardait ses +voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures etaient pales et +crispees. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. +Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle +souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspille, et ne +comprenait meme pas les plaisanteries sur ce sujet. "Le fait est que je +ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songe a apporter +des provisions?"--Chacun se faisait le meme reproche. + +Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on +refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il +rendit la gourde, il remercia: "C'est bon tout de meme, ca rechauffe, et +ca trompe l'appetit."--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de +faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras +des voyageurs. Cette allusion indirecte a Boule de Suif choqua les gens +bien eleves. On ne repondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux +bonnes soeurs avaient cesse de marmotter leur rosaire, et, les mains +enfoncees dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, +baissant obstinement les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance +qu'il leur envoyait. + +Enfin, a trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine +interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant +vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une +serviette blanche. + +Elle en sortit d'abord une petite assiette de faience, une fine timbale +en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, +tout decoupes, avaient confi sous leur gelee; et l'on apercevait encore +dans le panier d'autres bonnes choses enveloppees, des pates, des +fruits, des friandises, les provisions preparees pour un voyage de +trois jours, afin de ne point toucher a la cuisine des auberges. Quatre +goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle +prit une aile de poulet et, delicatement, se mit a la manger avec un de +ces petits pains qu'on appelle "Regence" en Normandie. + +Tous les regards etaient tendus vers elle. Puis l'odeur se repandit, +elargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante +avec une contraction douloureuse de la machoire sous les oreilles. Le +mepris des dames pour cette fille devenait feroce, comme une envie de +la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa +timbale, son panier et ses provisions. + +Mais Loiseau devorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: "A la bonne +heure, madame a eu plus de precaution que nous. Il y a des personnes qui +savent toujours penser a tout." Elle leva la tete vers lui: "Si vous en +desirez, monsieur? C'est dur de jeuner depuis le matin." Il salua: "Ma +foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme +a la guerre, n'est-ce pas, madame?" Et, jetant un regard circulaire, il +ajouta: "Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver +des gens qui vous obligent."--Il avait un journal qu'il etendit pour ne +point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours loge +dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelee, la depeca des +dents, puis la macha avec une satisfaction si evidente qu'il y eut dans +la voiture un grand soupir de detresse. + +Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes +soeurs de partager sa collation. Elles accepterent toutes les deux +instantanement, et, sans lever les yeux, se mirent a manger tres vite +apres avoir balbutie des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus +les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte +de table en developpant des journaux sur les genoux. + +Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, +mastiquaient, engloutissaient ferocement. Loiseau, dans son coin, +travaillait dur, et, a voix basse, il engageait sa femme a l'imiter. +Elle resista longtemps, puis, apres une crispation qui lui parcourut les +entrailles, elle ceda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda +a leur "charmante compagne" si elle lui permettait d'offrir un petit +morceau a Mme Loiseau. Elle dit: "Mais oui, certainement, monsieur," +avec un sourire aimable, et tendit la terrine. + +Un embarras se produisit lorsqu'on eut debouche la premiere bouteille +de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa apres l'avoir +essuyee. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses levres a la +place humide encore des levres de sa voisine. + +Alors, entoures de gens qui mangeaient, suffoques par les emanations des +nourritures, le comte et la comtesse de Breville, ainsi que M. et Mme +Carre-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a garde le nom de +Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir +qui fit retourner les tetes; elle etait aussi blanche que la neige +du dehors; ses yeux se fermerent, son front tomba: elle avait perdu +connaissance. Son mari, affole, implorait le secours de tout le monde. +Chacun perdait l'esprit, quand la plus agee des bonnes soeurs, soutenant +la tete de la malade, glissa entre ses levres la timbale de Boule de +Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, +ouvrit les yeux, sourit et declara d'une voix mourante qu'elle se +sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelat plus, +la religieuse la contraignit a boire un plein verre de bordeaux, et +elle ajouta:--"C'est la faim, pas autre chose." Alors Boule de Suif, +rougissante et embarrassee, balbutia en regardant les quatre voyageurs +restes a jeun: "Mon Dieu, si j'osais offrir a ces messieurs et a ces +dames ..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole: +"Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frere et doit +s'aider. Allons, mesdames, pas de ceremonie, acceptez, que diable! +Savons-nous si nous trouverons seulement une maison ou passer la nuit? +Du train dont nous allons nous ne serons pas a Totes avant demain +midi."--On hesitait, personne n'osant assumer la responsabilite du +"oui". + +Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille +intimidee, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: "Nous +acceptons avec reconnaissance, madame." + +Le premier pas seul coutait. Une fois le Rubicon passe, on s'en donna +carrement. Le panier fut vide. Il contenait encore un pate de foie +gras, un pate de mauviettes, un morceau de langue fumee, des poires de +Crassane, un pave de Pont-l'Eveque, des petits-fours et une tasse pleine +de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les +femmes, adorant les crudites. + +On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc +on causa, avec reserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on +s'abandonna davantage. Mmes de Breville et Carre-Lamadon, qui avaient un +grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec delicatesse. La comtesse +surtout montra cette condescendance aimable des tres nobles dames +qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme +Loiseau, qui avait une ame de gendarme, resta reveche, parlant peu et +mangeant beaucoup. + +On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits +horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Francais; et tous +ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les +histoires personnelles commencerent bientot, et Boule de Suif raconta, +avec une emotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les +filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait +quitte Rouen: "J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle. +J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir +quelques soldats que m'expatrier je ne sais ou. Mais quand je les ai +vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourne le sang +de colere; et j'ai pleure de honte toute la journee. Oh! si j'etais un +homme, allez! Je les regardais de ma fenetre, ces gros porcs avec leur +casque a pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empecher de leur +jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; +alors j'ai saute a la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles +a etrangler que d'autres! Et je l'aurais termine, celui-la, si l'on ne +m'avait pas tiree par les cheveux. Il a fallu me cacher apres ca. Enfin, +quand j'ai trouve une occasion, je suis partie, et me voici." + +On la felicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses +compagnons qui ne s'etaient pas montres si cranes; et Cornudet, en +l'ecoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apotre; de +meme un pretre entend un devot louer Dieu, car les democrates a longue +barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont +celui de la religion. Il parla a son tour d'un ton doctrinaire, avec +l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour +aux murs, et il finit par un morceau d'eloquence ou il etrillait +magistralement cette "crapule de Badinguet". + +Mais Boule de Suif aussitot se facha, car elle etait bonapartiste. Elle +devenait plus rouge qu'une guigne, et, begayant d'indignation: "J'aurais +bien voulu vous voir a sa place, vous autres. Ca aurait ete du propre, +ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'a +quitter la France si l'on etait gouverne par des polissons comme vous!" +Cornudet, impassible, gardait un sourire dedaigneux et superieur, mais +on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa +et calma, non sans peine, la fille exasperee, en proclamant avec +autorite que toutes les opinions sinceres etaient respectables. +Cependant la comtesse et la manufacturiere, qui avaient dans l'ame la +haine irraisonnee des gens comme il faut pour la Republique, et cette +instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les +gouvernements a panache et despotiques, se sentaient, malgre elles, +attirees vers cette prostituee pleine de dignite, dont les sentiments +ressemblaient si fort aux leurs. + +Le panier etait vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant +qu'il ne fut pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un +peu refroidie neanmoins depuis qu'on avait fini de manger. + +La nuit tombait, l'obscurite peu a peu devint profonde, et le froid, +plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, +malgre sa graisse. Alors Mme de Breville lui proposa sa chaufferette +dont le charbon, depuis le matin, avait ete plusieurs fois renouvele, et +l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds geles. Mmes +Carre-Lamadon et Loiseau donnerent les leurs aux religieuses. + +Le cocher avait allume ses lanternes. Elles eclairaient d'une lueur vive +un nuage de buee au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des +deux cotes de la route, la neige qui semblait se derouler sous le reflet +mobile des lumieres. + +On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout a coup un +mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont +l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme a la grande barbe s'ecarter +vivement comme s'il eut recu quelque bon coup lance sans bruit. + +Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'etait Totes. +On avait marche onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos +laissees en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, +faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hotel du Commerce +on s'arreta. + +La portiere s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les +voyageurs; c'etaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. +Aussitot la voix d'un Allemand cria quelque chose. + +Bien que la diligence fut immobile, personne ne descendait, comme si +l'on se fut attendu a etre massacre a la sortie. Alors le conducteur +apparut, tenant a la main une de ses lanternes qui eclaira subitement +jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de tetes effarees, dont +les bouches etaient ouvertes et les yeux ecarquilles de surprise et +d'epouvante. + +A cote du cocher se tenait, en pleine lumiere, un officier allemand, un +grand jeune homme excessivement mince et blond, serre dans son uniforme +comme une fille en son corset, et portant sur le cote sa casquette plate +et ciree qui le faisait ressembler au chasseur d'un hotel anglais. Sa +moustache demesuree, a longs poils droits, s'amincissant indefiniment +de chaque cote et terminee par un seul fil blond, si mince qu'on n'en +apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, +tirant la joue, imprimait aux levres un pli tombant. + +Il invita en francais d'Alsacien les voyageurs a sortir, disant d'un ton +raide:--"Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?" + +Les deux bonnes soeurs obeirent les premieres avec une docilite de +saintes filles habituees a toutes les soumissions. Le comte et la +comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis +de Loiseau poussant devant lui sa grande moitie. Celui-ci, en mettant +pied a terre, dit a l'officier: "Bonjour monsieur", par un sentiment de +prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens +tout-puissants, le regarda sans repondre. + +Boule de Suif et Cornudet, bien que pres de la portiere, descendirent +les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille +tachait de se dominer et d'etre calme: le democ tourmentait d'une main +tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussatre. Ils voulaient +garder de la dignite, comprenant qu'en ces rencontres-la chacun +represente un peu son pays; et pareillement revoltes par la souplesse +de leurs compagnons, elle, tachait de se montrer plus fiere que ses +voisines, les femmes honnetes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait +l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de resistance +commencee au defoncement des routes. + +On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'etant fait +presenter l'autorisation de depart signee par le general en chef et ou +etaient mentionnes les noms, le signalement et la profession de chaque +voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux +renseignements ecrits. + +Puis il dit brusquement:--"C'est pien", et il disparut. + +Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commande. Une +demi-heure etait necessaire pour l'appreter; et, pendant que deux +servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. +Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte +vitree marquee d'un numero parlant. + +Enfin on allait se mettre a table, quand le patron de l'auberge +parut lui-meme. C'etait un ancien marchand de chevaux, un gros homme +asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des +chants de glaires dans le larynx. Son pere lui avait transmis le nom de +Follenvie. + +Il demanda: + +--Mademoiselle Elisabeth Rousset? + +Boule de Suif tressaillit, se retourna: + +--C'est moi. + +--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immediatement. + +--A moi? + +--Oui, si vous etes bien mademoiselle Elisabeth Rousset. + +Elle se troubla, reflechit une seconde, puis declara carrement: + +--C'est possible, mais je n'irai pas. + +Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause +de cet ordre. Le comte s'approcha: + +--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultes +considerables, non seulement pour vous, mais meme pour tous vos +compagnons. Il ne faut jamais resister aux gens qui sont les plus forts. +Cette demarche assurement ne peut presenter aucun danger; c'est sans +doute pour quelque formalite oubliee. + +Tout le monde se joignit a lui, on la pria, on la pressa, on la +sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les +complications qui pourraient resulter d'un coup de tete. Elle dit enfin: + +--C'est pour vous que je le fais, bien sur! + +La comtesse lui prit la main: + +--Et nous vous remercions. + +Elle sortit. On l'attendit pour se mettre a table. + +Chacun se desolait de n'avoir pas ete demande a la place de cette fille +violente et irascible, et preparait mentalement des platitudes pour le +cas ou on l'appellerait a son tour. + +Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge a +suffoquer, exasperee. Elle balbutiait: "Oh! la canaille! la canaille!" + +Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le +comte insistait, elle repondit avec une grande dignite: "Non, cela ne +vous regarde pas, je ne peux pas parler." + +Alors on s'assit autour d'une haute soupiere d'ou sortait un parfum de +choux. Malgre cette alerte, le souper fut gai. Le cidre etait bon, le +menage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par economie. Les autres +demanderent du vin; Cornudet reclama de la biere. Il avait une facon +particuliere de deboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de +le considerer en penchant le verre, qu'il elevait ensuite entre la lampe +et son oeil pour bien apprecier la couleur. Quand il buvait, sa grande +barbe, qui avait garde la nuance de son breuvage aime, semblait +tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre +de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour +laquelle il etait ne. On eut dit qu'il etablissait en son esprit un +rapprochement et comme une affinite entre les deux grandes passions qui +occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Revolution; et assurement il +ne pouvait deguster l'un sans songer a l'autre. + +M. et Mme Follenvie dinaient tout au bout de la table. L'homme, ralant +comme une locomotive crevee, avait trop de tirage dans la poitrine pour +pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle +raconta toutes ses impressions a l'arrivee des Prussiens, ce qu'ils +faisaient, ce qu'ils disaient, les execrant, d'abord, parce qu'ils lui +coutaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils a +l'armee. Elle s'adressait surtout a la comtesse, flattee de causer avec +une dame de qualite. + +Puis elle baissait la voix pour dire des choses delicates, et son mari, +de temps en temps, l'interrompait: + +--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait +aucun compte, et continuait: + +--Oui, madame, ces gens-la ca ne fait que manger des pommes de terre et +du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas +croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le +respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant +des heures et des jours; ils sont la tous dans un champ:--et marche en +avant, et marche en arriere, et tourne par-ci, et tourne par-la.--S'ils +cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans +leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ca n'est profitable a +personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre +rien qu'a massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans education, +c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le temperament a +pietiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font +tant de decouvertes pour etre utiles, faut il que d'autres se donnent +tant de mal pour etre nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination +de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien +Polonais, ou bien Francais?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a +fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine +nos garcons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on +donne des decorations a celui qui en detruit le plus?--Non, voyez-vous, +je ne comprendrai jamais ca! + +Cornudet eleva la voix: + +--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est +un devoir sacre quand on defend la patrie. + +La vieille femme baissa la tete: + +--Oui, quand on se defend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait +pas plutot tuer tous les rois qui font ca pour leur plaisir? + +L'oeil de Cornudet s'enflamma: + +--Bravo, citoyenne! dit-il. + +M. Carre-Lamadon reflechissait profondement. Bien qu'il fut fanatique +des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait +songer a l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras +inoccupes et par consequent ruineux, tant de forces qu'on entretient +improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il +faudra des siecles pour achever. + +Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. +Le gros homme riait, toussait, crachait; son enorme ventre sautillait de +joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes +de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis. + +Le souper a peine acheve, comme on etait brise de fatigue, on se coucha. + +Cependant Loiseau, qui avait observe les choses, fit mettre au lit son +epouse, puis colla tantot son oreille et tantot son oeil au trou de la +serrure, pour tacher de decouvrir ce qu'il appelait: "les mysteres du +corridor". Au bout d'une heure environ, il entendit un frolement, +regarda bien vite, et apercut Boule de Suif qui paraissait plus replete +encore sous un peignoir de cachemire bleu, brode de dentelles blanches. +Elle tenait un bougeoir a la main et se dirigeait vers le gros numero +tout au fond du couloir. Mais une porte, a cote, s'entr'ouvrit, et, +quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, +la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arreterent. Boule de Suif +semblait defendre l'entree de sa chambre avec energie. Loiseau, +malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, a la fin, comme ils +elevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait +avec vivacite. Il disait: + +--Voyons, vous etes bete, qu'est-ce que ca vous fait? + +Elle avait l'air indigne et repondit: + +--Non, mon cher, il y a des moments ou ces choses-la ne se font pas; et +puis, ici, ce serait une honte. + +Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle +s'emporta, elevant encore le ton: + +--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens +dans la maison, dans la chambre a cote, peut-etre? + +Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point +caresser pres de l'ennemi, dut reveiller en son coeur sa dignite +defaillante, car, apres l'avoir seulement embrassee, il regagna sa porte +a pas de loup. + +Loiseau, tres allume, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa +chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure +carcasse de sa compagne qu'il reveilla d'un baiser en murmurant: +"M'aimes-tu, cherie?" + +Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientot s'eleva quelque +part, dans une direction indeterminee qui pouvait etre la cave aussi +bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, regulier, un +bruit sourd et prolonge, avec des tremblements de chaudiere sous +pression. M. Follenvie dormait. + +Comme on avait decide qu'on partirait a huit heures le lendemain, tout +le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bache avait +un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans +chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les +ecuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se +resolurent a battre le pays et ils sortirent. Ils se trouverent sur la +place, avec l'eglise au fond, et, des deux cotes, des maisons basses +ou l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent +epluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique +du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui +pleurait et le bercait sur ses genoux pour tacher de l'apaiser; et les +grosses paysannes dont les hommes etaient a "l'armee de la guerre", +indiquaient par signes a leurs vainqueurs obeissants le travail qu'il +fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le cafe; +un d'eux meme lavait le linge de son hotesse, une aieule tout impotente. + +Le comte, etonne, interrogea le bedeau qui sortait du presbytere. Le +vieux rat d'eglise lui repondit: "Oh! ceux-la ne sont pas mechants; +c'est pas des Prussiens a ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne +sais pas bien d'ou; et ils ont tous laisse une femme et des enfants au +pays; ca ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sur qu'on pleure +bien aussi la-bas apres les hommes; et ca fournira une fameuse misere +chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour +le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme +s'ils etaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres +gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre." + +Cornudet, indigne de l'entente cordiale etablie entre les vainqueurs et +les vaincus, se retira, preferant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut +un mot pour rire: "Ils repeuplent." M. Carre-Lamadon eut un mot grave: +"Ils reparent." Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le +decouvrit dans le cafe du village, attable fraternellement avec +l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella: + +--Ne vous avait-on pas donne l'ordre d'atteler pour huit heures? + +--Ah! bien oui, mais on m'en a donne un autre depuis. + +--Lequel? + +--De ne pas atteler du tout. + +--Qui vous a donne cet ordre? + +--Ma foi! le commandant prussien. + +--Pourquoi? + +--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me defend d'atteler, moi je +n'attelle pas.--Voila. + +--C'est lui-meme qui vous a dit cela? + +--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donne l'ordre de sa part. + +--Quand ca? + +--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrerent fort +inquiets. + +On demanda M. Follenvie, mais la servante repondit que Monsieur, a cause +de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait meme +formellement defendu de le reveiller plus tot, excepte en cas +d'incendie. + +On voulut voir l'officier, mais cela etait impossible absolument, bien +qu'il logeat dans l'auberge, M. Follenvie seul etait autorise a lui +parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes +remonterent dans leurs chambres, et des futilites les occuperent. + +Cornudet s'installa sous la haute cheminee de la cuisine ou flambait un +grand feu. Il se fit apporter la une des petites tables du cafe, une +canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les democrates d'une +consideration presque egale a la sienne, comme si elle avait servi +la patrie en servant a Cornudet. C'etait une superbe pipe en ecume +admirablement culottee, aussi noire que les dents de son maitre, mais +parfumee, recourbee, luisante, familiere a sa main, et completant sa +physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantot fixes sur la flamme +du foyer, tantot sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois +qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres +dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangee +d'ecume. + +Loiseau, sous pretexte de se degourdir les jambes, alla placer du vin +aux debitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent a causer +politique. Ils prevoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux +d'Orleans, l'autre a un sauveur inconnu, un heros qui se revelerait +quand tout serait desespere: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-etre? +ou un autre Napoleon Ier? Ah! si le prince imperial n'etait pas si +jeune! Cornudet, les ecoutant, souriait en homme qui sait le mot des +destinees. Sa pipe embaumait la cuisine. + +Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien +vite; mais il ne put que repeter deux ou trois fois, sans une variante, +ces paroles: L'officier m'a dit comme ca: "Monsieur Follenvie, vous +defendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux +pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ca suffit." + +Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte ou M. +Carre-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit +repondre qu'il admettrait ces deux hommes a lui parler quand il aurait +dejeune, c'est-a-dire vers une heure. + +Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgre l'inquietude. +Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublee. + +On achevait le cafe quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs. + +Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entrainer +Cornudet pour donner plus de solennite a leur demarche, il declara +fierement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les +Allemands; et il se remit dans sa cheminee, demandant une autre canette. +Les trois hommes monterent et furent introduits dans la plus belle +chambre de l'auberge ou l'officier les recut, etendu dans un fauteuil, +les pieds sur la cheminee, fumant une longue pipe de porcelaine, et +enveloppe par une robe de chambre flamboyante, derobee sans doute dans +la demeure abandonnee de quelques bourgeois de mauvais gout. Il ne +se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il presentait +un magnifique echantillon de la goujaterie naturelle au militaire +victorieux. + +Au bout de quelques instants il dit enfin: + +--Qu'est-ce que fous foulez? + +Le comte prit la parole: + +--Nous desirons partir, Monsieur. + +--Non. + +--Oserai-je vous demander la cause de ce refus? + +--Parce que che ne feux pas. + +--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre general +en chef nous a delivre une permission de depart pour gagner Dieppe; et +je ne pense pas que nous ayons rien fait pour meriter vos rigueurs. + +--Che ne feux pas ... foila tout ... Fous poufez tescentre. + +S'etant inclines tous les trois, ils se retirerent. + +L'apres-midi fut lamentable. On ne comprenait rien a ce caprice +d'Allemand; et les idees les plus singulieres troublaient les tetes. +Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, +imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-etre les garder +comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou, +plutot, leur demander une rancon considerable? A cette pensee, une +panique les affola. Les plus riches etaient les plus epouvantes, se +voyant deja contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs +pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient +la cervelle pour decouvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs +richesses, se faire passer pour pauvres, tres pauvres. Loiseau enleva sa +chaine de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta +les apprehensions. La lampe fut allumee, et comme on avait encore deux +heures avant le diner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. +Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-meme, ayant eteint +sa pipe par politesse, y prit part. + +Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un +d'emblee; et bientot l'interet de la partie apaisa la crainte qui +hantait les esprits. Mais Cornudet s'apercut que le menage Loiseau +s'entendait pour tricher. + +Comme on allait se mettre a table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix +graillonnante, il prononca: "L'officier prussien fait demander a Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore change d'avis." + +Boule de Suif resta debout, toute pale; puis, devenant subitement +cramoisie, elle eut un tel etouffement de colere qu'elle ne pouvait +plus parler. Enfin elle eclata: "Vous lui direz a cette crapule, a ce +saligaud, a cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous +entendez bien, jamais, jamais, jamais." + +Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entouree, interrogee, +sollicitee par tout le monde de devoiler le mystere de sa visite. Elle +resista d'abord; mais l'exasperation domina bientot: "Ce qu'il veut?... +ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!" cria-t-elle. Personne ne se +choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en +la reposant violemment sur la table. C'etait une clameur de reprobation +contre ce soudard ignoble, un souffle de colere, une union de tous +pour la resistance, comme si l'on eut demande a chacun une partie du +sacrifice exige d'elle. Le comte declara avec degout que ces gens-la +se conduisaient a la facon des anciens barbares. Les femmes surtout +temoignerent a Boule de Suif une commiseration energique et caressante. +Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baisse la +tete et ne disaient rien. + +On dina neanmoins lorsque la premiere fureur fut apaisee; mais on parla +peu: on songeait. + +Les dames se retirerent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant, +organiserent un ecarte auquel fut convie M. Follenvie qu'on avait +l'intention d'interroger habilement sur les moyens a employer pour +vaincre la resistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'a ses +cartes, sans rien ecouter, sans rien repondre; et il repetait sans +cesse: "Au jeu, messieurs, au jeu." Son attention etait si tendue qu'il +en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue +dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de +l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements +aigus des jeunes coqs essayant de chanter. + +Il refusa meme de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint +le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle etait "du matin", +toujours levee avec le soleil, tandis que son homme etait "du soir", +toujours pret a passer la nuit avec des amis. Il lui cria: "Tu placeras +mon lait de poule devant le feu," et se remit a sa partie. Quand on vit +bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on declara qu'il etait temps de s'en +aller, et chacun gagna son lit. + +On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir +indetermine, un desir plus grand de s'en aller, une terreur du jour a +passer dans cette horrible petite auberge. + +Helas! les chevaux restaient a l'ecurie, le cocher demeurait invisible. +On alla, par desoeuvrement, tourner autour de la voiture. + +Le dejeuner fut bien triste; et il s'etait produit comme un +refroidissement vis-a-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte +conseil, avait un peu modifie les jugements. On en voulait presque a +cette fille, maintenant, de n'avoir pas ete trouver secretement +le Prussien, afin de menager, au reveil, une bonne surprise a ses +compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eut su, d'ailleurs? Elle aurait +pu sauver les apparences en faisant dire a l'officier qu'elle prenait en +pitie leur detresse. Pour elle, ca avait si peu d'importance! + +Mais personne n'avouait encore ces pensees. + +Dans l'apres-midi, comme on s'ennuyait a perir, le comte proposa de +faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec +soin et la petite societe partit, a l'exception de Cornudet, qui +preferait rester pres du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs +journees dans l'eglise ou chez le cure. + +Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et +les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas etait +une souffrance; et lorsque la campagne se decouvrit, elle leur apparut +si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitee que tout le +monde aussitot retourna, l'ame glacee et le coeur serre. + +Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu +derriere. + +Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout a coup si cette +"garce-la" allait les faire rester longtemps encore dans un pareil +endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une +femme un sacrifice aussi penible, et qu'il devait venir d'elle-meme. M. +Carre-Lamadon remarqua que si les Francais faisaient, comme il en etait +question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir +lieu qu'a Totes. Cette reflexion rendit les deux autres soucieux.--"Si +l'on se sauvait a pied,"--dit Loiseau. Le comte haussa les epaules:-- +"Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous +serions tout de suite poursuivis, rattrapes en dix minutes, et ramenes +prisonniers a la merci des soldats."--C'etait vrai; on se tut. + +Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les +desunir. + +Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui +fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guepe en uniforme, +et marchait, les genoux ecartes, de ce mouvement particulier +aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes +soigneusement cirees. + +Il s'inclina en passant pres des dames, et regarda dedaigneusement les +hommes qui eurent, du reste, la dignite de ne point se decouvrir, bien +que Loiseau ebauchat un geste pour retirer sa coiffure. + +Boule de Suif etait devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois +femmes mariees ressentaient une grande humiliation d'etre ainsi +rencontrees par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait +si cavalierement traitee. + +Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carre-Lamadon, +qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, +trouvait celui-la pas mal du tout; elle regrettait meme qu'il ne fut pas +Francais, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes +assurement raffoleraient. + +Une fois rentres, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent +meme echangees a propos de choses insignifiantes. Le diner, silencieux, +dura peu, et chacun monta se coucher, esperant dormir pour tuer le +temps. + +On descendit le lendemain avec des visages fatigues et des coeurs +exasperes. Les femmes parlaient a peine a Boule de Suif. + +Une cloche tinta. C'etait pour un bapteme. La grosse fille avait un +enfant eleve chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois +l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensee de celui qu'on allait +baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le +sien, et elle voulut absolument assister a la ceremonie. + +Aussitot qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha +les chaises, car on sentait bien qu'a la fin il fallait decider quelque +chose. Loiseau eut une inspiration: il etait d'avis de proposer a +l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir +les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il +redescendit presque aussitot. L'Allemand, qui connaissait la nature +humaine, l'avait mis a la porte. Il pretendait retenir tout le monde +tant que son desir ne serait pas satisfait. + +Alors le temperament populacier de Mme Loiseau eclata:--"Nous n'allons +pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son metier, a cette +gueuse, de faire ca avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le +droit de refuser l'un plutot que l'autre. Je vous demande un peu, ca a +pris tout ce qu'elle a trouve dans Rouen, meme des cochers! oui, madame, +le cocher de la prefecture! Je le sais bien, moi, il achete son vin a la +maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait +la mijauree, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit tres +bien, cet officier. Il est peut-etre prive depuis longtemps; et nous +etions la trois qu'il aurait sans doute preferees. Mais non, il se +contente de celle a tout le monde. Il respecte les femmes mariees. +Songez donc, il est le maitre. Il n'avait qu'a dire: "Je veux", et il +pouvait nous prendre de force avec ses soldats." + +Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme +Carre-Lamadon brillaient, et elle etait un peu pale, comme si elle se +sentait deja prise de force par l'officier. + +Les hommes, qui discutaient a l'ecart, se rapprocherent. Loiseau, +furibond, voulait livrer "cette miserable" pieds et poings lies, a +l'ennemi. Mais le comte, issu de trois generations d'ambassadeurs, et +doue d'un physique de diplomate, etait partisan de l'habilete: "Il +faudrait la decider",--dit-il. + +Alors on conspira. + +Les femmes se serrerent, le ton de la voix fut baisse, et la discussion +devint generale, chacun donnant son avis. C'etait fort convenable du +reste. Ces dames surtout trouvaient des delicatesses de tournures, +des subtilites d'expression charmantes, pour dire les choses les plus +scabreuses. Un etranger n'aurait rien compris, tant les precautions du +langage etaient observees. Mais la legere tranche de pudeur dont +est bardee toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles +s'epanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement +au fond, se sentant dans leur element, tripotant de l'amour avec la +sensualite d'un cuisinier gourmand qui prepare le souper d'un autre. + +La gaiete revenait d'elle-meme, tant l'histoire leur semblait drole a +la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquees, mais si bien +dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lacha quelques +grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensee +brutalement exprimee par sa femme dominait tous les esprits: "Puisque +c'est son metier a cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-la plus +qu'un autre?" La gentille Mme Carre-Lamadon semblait meme penser qu'a sa +place elle refuserait celui-la moins qu'un autre. + +On prepara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. +Chacun convint du role qu'il jouerait, des arguments dont il +s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait executer. On regla le plan +des attaques, les ruses a employer, et les surprises de l'assaut, pour +forcer cette citadelle vivante a recevoir l'ennemi dans la place. + +Cornudet cependant restait a l'ecart, completement etranger a cette +affaire. + +Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point +rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un leger: "Chut!" qui +fit relever tous les yeux. Elle etait la. On se tut brusquement et +un certain embarras empecha d'abord de lui parler. La comtesse, plus +assouplie que les autres aux duplicites des salons, l'interrogea: +"Etait-ce amusant, ce bapteme?" + +La grosse fille, encore emue, raconta tout, et les figures, et les +attitudes, et l'aspect meme de l'eglise. Elle ajouta: "C'est si bon de +prier quelquefois." + +Cependant, jusqu'au dejeuner, ces dames se contenterent d'etre aimables +avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilite a leurs conseils. + +Aussitot a table, on commenca les approches. Ce fut d'abord une +conversation vague sur le devouement. On cita des exemples anciens: +Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrece avec Sextus, +Cleopatre faisant passer par sa couche tous les generaux ennemis, et +les reduisant a des servilites d'esclave. Alors se deroula une histoire +fantaisiste, eclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, +ou les citoyennes de Rome allaient endormir a Capoue Annibal entre leurs +bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. +On cita toutes les femmes qui ont arrete des conquerants, fait de leur +corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont +vaincu par leurs caresses heroiques des etres hideux ou detestes, et +sacrifie leur chastete a la vengeance et au devouement. + +On parla meme en termes voiles de cette Anglaise de grande famille qui +s'etait laisse inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la +transmettre a Bonaparte sauve miraculeusement, par une faiblesse subite, +a l'heure du rendez-vous fatal. + +Et tout cela s'etait raconte d'une facon convenable et moderee, ou +parfois eclatait un enthousiasme voulu propre a exciter l'emulation. + +On aurait pu croire, a la fin, que le seul role de la femme, ici-bas, +etait un perpetuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux +caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point +entendre, perdues en des pensees profondes, Boule de Suif ne disait +rien. + +Pendant tout l'apres-midi, on la laissa reflechir. Mais, au lieu +de l'appeler "madame" comme on avait fait jusque-la, on lui disait +simplement "mademoiselle", sans que personne sut bien pourquoi, comme +si l'on avait voulu la faire descendre d'un degre dans l'estime qu'elle +avait escaladee, lui faire sentir sa situation honteuse. + +Au moment ou l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, repetant sa +phrase de la veille: "L'officier prussien fait demander a Mlle Elisabeth +Rousset si elle n'a point encore change d'avis." + +Boule de Suif repondit sechement: "Non, monsieur." Mais au diner la +coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se +battait les flancs pour decouvrir des exemples nouveaux et ne trouvait +rien, quand la comtesse, sans premeditation peut-etre, eprouvant un +vague besoin de rendre hommage a la Religion, interrogea la plus agee +des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, +beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes a nos yeux; +mais l'Eglise absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis +pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'etait un argument +puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes +tacites, de ces complaisances voilees, ou excelle quiconque porte un +habit ecclesiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence +heureuse, d'une secourable betise, la vieille religieuse apporta a la +conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra +hardie, verbeuse, violente. Celle-la n'etait pas troublee par les +tatonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer; +sa foi n'hesitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules. + +Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait +immediatement tue pere et mere sur un ordre venu d'En Haut; et rien, +a son avis, ne pouvait deplaire au Seigneur quand l'intention etait +louable. La comtesse, mettant a profit l'autorite sacree de sa complice +inattendue, lui fit faire comme une paraphrase edifiante de cet axiome +de morale: "La fin justifie les moyens." + +Elle l'interrogeait. + +--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et +pardonne le fait quand le motif est pur? + +--Qui pourrait en douter, madame? Une action blamable en soi devient +souvent meritoire par la pensee qui l'inspire. + +Et elles continuaient ainsi, demelant les volontes de Dieu, prevoyant +ses decisions, le faisant s'interesser a des choses qui, vraiment, ne le +regardaient guere. + +Tout cela etait enveloppe, habile, discret. Mais chaque parole de la +sainte fille en cornette faisait breche dans la resistance indignee de +la courtisane. Puis, la conversation se detournant un peu, la femme aux +chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa superieure, +d'elle-meme, et de sa mignonne voisine, la chere soeur Saint-Nicephore. +On les avait demandees au Havre pour soigner dans les hopitaux des +centaines de soldats atteints de la petite verole. Elle les depeignit, +ces miserables, detailla leur maladie. Et tandis qu'elles etaient +arretees en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de +Francais pouvaient mourir qu'elles auraient sauves peut-etre! C'etait sa +specialite, a elle, de soigner les militaires; elle avait ete en Crimee, +en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se revela tout +a coup une de ces religieuses a tambours et a trompettes qui semblent +faites pour suivre les camps, ramasser des blesses dans des remous des +batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards +indisciplines; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure +ravagee, crevee de trous sans nombre, paraissait une image des +devastations de la guerre. + +Personne ne dit rien apres elle, tant l'effet semblait excellent. + +Aussitot le repas termine, on remonta bien vite dans les chambres pour +ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinee. + +Le dejeuner fut tranquille. On donnait a la graine semee la veille le +temps de germer et de pousser ses fruits. + +La comtesse proposa de faire une promenade dans l'apres-midi; alors le +comte, comme il etait convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura +derriere les autres, avec elle. + +Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dedaigneux, que les +hommes poses emploient avec les filles, l'appelant: "ma chere enfant", +la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilite +indiscutee. Il penetra tout de suite au vif de la question: + +--Donc, vous preferez nous laisser ici, exposes comme vous-meme a toutes +les violences qui suivraient un echec des troupes prussiennes, plutot +que de consentir a une de ces complaisances que vous avez eues si +souvent en votre vie? + +Boule de Suif ne repondit rien. + +Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il +sut rester "monsieur le comte", tout en se montrant galant quand il le +fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle +leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant +gaiement: "Et tu sais, ma chere, il pourrait se vanter d'avoir goute +d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays." + +Boule de Suif ne repondit pas et rejoignit la societe. Aussitot rentree, +elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquietude etait extreme. +Qu'allait-elle faire? Si elle resistait, quel embarras! + +L'heure du diner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant +alors, annonca que Mlle Rousset se sentait indisposee, et qu'on pouvait +se mettre a table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha +de l'aubergiste, et, tout bas: "Ca y est?--Oui." Par convenance, il ne +dit rien a ses compagnons, mais il leur fit seulement un leger signe de +la tete. Aussitot un grand soupir de soulagement sortit de toutes +les poitrines, une allegresse parut sur les visages. Loiseau cria: +"Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans +l'etablissement"; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron +revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun etait devenu subitement +communicatif et bruyant; une joie egrillarde emplissait les coeurs. +Le comte parut s'apercevoir que Mme Carre-Lamadon etait charmante, le +manufacturier fit des compliments a la comtesse. La conversation fut +vive, enjouee, pleine de traits. + +Tout a coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla: +"Silence!" Tout le monde se tut, surpris, presque effraye deja. Alors il +tendit l'oreille en faisant "Chut!" des deux mains, leva les yeux +vers le plafond, ecouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: +"Rassurez-vous, tout va bien." + +On hesitait a comprendre, mais bientot un sourire passa. + +Au bout d'un quart d'heure il recommenca la meme farce, la renouvela +souvent dans la soiree; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un a +l'etage au-dessus, en lui donnant des conseils a double sens puises dans +son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour +soupirer: "Pauvre fille;" ou bien il murmurait entre ses dents d'un air +rageur: "Gueux de Prussien, va!" Quelquefois, au moment ou l'on n'y +songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:"Assez! +assez!" et ajoutait, comme se parlant a lui-meme: "Pourvu que nous la +revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le miserable!" + +Bien que ces plaisanteries fussent d'un gout deplorable, elles amusaient +et ne blessaient personne, car l'indignation depend des milieux comme le +reste, et l'atmosphere qui s'etait peu a peu creee autour d'eux etait +chargee de pensees grivoises. + +Au dessert, les femmes elles-memes firent des allusions spirituelles et +discretes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui +conservait, meme en ses ecarts, sa grande apparence de gravite, trouva +une comparaison fort goutee sur la fin des hivernages au pole et la joie +des naufrages qui voient s'ouvrir une route vers le sud. + +Loiseau, lance, se leva, un verre de Champagne a la main: "Je bois a +notre delivrance!" Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux +bonnes soeurs, elles-memes, sollicitees par ces dames, consentirent a +tremper leurs levres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais +goute. Elles declarerent que cela ressemblait a la limonade gazeuse, +mais que c'etait plus fin cependant. + +Loiseau resuma la situation. + +--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer +un quadrille. + +Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait meme +plonge dans des pensees tres graves, et tirait parfois, d'un geste +furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, +vers minuit, comme on allait se separer, Loiseau, qui titubait, lui +tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: "Vous n'etes pas +farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?" Mais Cornudet releva +brusquement la tete, et, parcourant la societe d'un regard luisant et +terrible: "Je vous dis a tous que vous venez de faire une infamie!" +Il se leva, gagna la porte, repeta encore une fois: "Une infamie!" et +disparut. + +Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloque, restait bete; mais il +reprit son aplomb, puis, tout a coup, se tordit en repetant: "Ils sont +trop verts, mon vieux, ils sont trop verts." Comme on ne comprenait pas, +il raconta les "mysteres du corridor". Alors il y eut une reprise de +gaiete formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et +M. Carre-Lamadon pleuraient a force de rire. Ils ne pouvaient croire. + +--Comment! vous etes sur? Il voulait.... + +--Je vous dis que je l'ai vu. + +--Et, elle a refuse.... + +--Parce que le Prussien etait dans la chambre a cote. + +--Pas possible? + +--Je vous le jure. + +Le comte etouffait. L'industriel se comprimait le ventre a deux mains. +Loiseau continuait: + +--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drole, mais pas du +tout. + +Et tous les trois repartaient, malades, essouffles. + +On se separa la-dessus. Mais Mme Loiseau, qui etait de la nature des +orties, fit remarquer a son mari, au moment ou ils se couchaient, que +"cette chipie" de petite Carre-Lamadon avait ri jaune toute la soiree: +"Tu sais, les femmes, quand ca en tient pour l'uniforme, qu'il soit +Francais ou bien Prussien, ca leur est, ma foi, bien egal. Si ce n'est +pas une pitie, Seigneur Dieu!" + +Et toute la nuit, dans l'obscurite du corridor coururent comme des +fremissements, des bruits legers, a peine sensibles, pareils a des +souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. +Et l'on ne dormit que tres tard, assurement, car des filets de lumiere +glisserent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-la; +il trouble, dit-on, le sommeil. + +Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige eblouissante. La +diligence, attelee enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armee +de pigeons blancs, rengorges dans leurs plumes epaisses, avec un oeil +rose, tache, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre +les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin +fumant qu'ils eparpillaient. + +Le cocher, enveloppe dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le +siege, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des +provisions pour le reste du voyage. + +On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut. + +Elle semblait un peu troublee, honteuse; et elle s'avanca timidement +vers ses compagnons, qui, tous, d'un meme mouvement, se detournerent +comme s'ils ne l'avaient pas apercue. Le comte prit avec dignite le bras +de sa femme et l'eloigna de ce contact impur. + +La grosse fille s'arreta, stupefaite; alors, ramassant tout son courage, +elle aborda la femme du manufacturier d'un "bonjour, madame" humblement +murmure. L'autre fit de la tete seule un petit salut impertinent qu'elle +accompagna d'un regard de vertu outragee. Tout le monde semblait +affaire, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eut apporte une +infection dans ses jupes. Puis on se precipita vers la voiture ou elle +arriva seule, la derniere, et reprit en silence la place qu'elle avait +occupee pendant la premiere partie de la route. + +On semblait ne pas la voir, ne pas la connaitre; mais Mme Loiseau, +la considerant de loin avec indignation, dit a mi-voix a son mari: +"Heureusement que je ne suis pas a cote d'elle." + +La lourde voiture s'ebranla, et le voyage recommenca. On ne parla point +d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en +meme temps indignee contre tous ses voisins, et humiliee d'avoir cede, +souillee par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait +hypocritement jetee. + +Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carre-Lamadon, rompit bientot ce +penible silence. + +--Vous connaissez, je crois, Mme d'Etrelles? + +--Oui, c'est une de mes amies. + +--Quelle charmante femme! + +--Ravissante! Une vraie nature d'elite, fort instruite d'ailleurs, et +artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante a ravir et dessine dans la +perfection. + +Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des +vitres un mot parfois jaillissait: "Coupon--echeance--prime--a terme." + +Loiseau, qui avait chipe le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraisse +par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyees, attaqua un +besigue avec sa femme. + +Les bonnes soeurs prirent a leur ceinture le long rosaire qui pendait, +firent ensemble le signe de la croix, et tout a coup leurs levres se +mirent a remuer vivement, se hatant de plus en plus, precipitant leur +vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en +temps elle baisaient une medaille, se signaient de nouveau, puis +recommencaient leur marmottement rapide et continu. + +Cornudet songeait, immobile. + +Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: "Il fait +faim", dit-il. + +Alors sa femme atteignit un paquet ficele d'ou elle fit sortir un +morceau de veau froid. Elle le decoupa proprement par tranches minces et +fermes, et tous deux se mirent a manger. + +--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle +deballa les provisions preparees pour les deux menages. C'etait, dans un +de ces vases allonges dont le couvercle porte un lievre en faience, +pour indiquer qu'un lievre en pate git au-dessous, une charcuterie +succulente, ou de blanches rivieres de lard traversaient la chair brune +du gibier, melee a d'autres viandes hachees fin. Un beau carre de +gruyere, apporte dans un journal, gardait imprime: "faits divers" sur sa +pate onctueuse. + +Les deux bonnes soeurs developperent un rond de saucisson qui sentait +l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en meme temps dans les +vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et +de l'autre le crouton d'un pain. Il detacha la coque, la jeta sous ses +pieds dans la paille et se mit a mordre a meme les oeufs, faisant tomber +sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, la +dedans, des etoiles. + +Boule de Suif, dans la hate et l'effarement de son lever, n'avait pu +songer a rien; et elle regardait, exasperee, suffoquant de rage, tous +ces gens qui mangeaient placidement. Une colere tumultueuse la crispa +d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot +d'injures qui lui montait aux levres; mais elle ne pouvait pas parler +tant l'exasperation l'etranglait. + +Personne ne la regardait, ne songeait a elle. Elle se sentait noyee +dans le mepris de ces gredins honnetes qui l'avaient sacrifiee d'abord, +rejetee ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea +a son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulument +devorees, a ses deux poulets luisants de gelee, a ses pates, a ses +poires, a ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant +soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prete a +pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots +comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de +ses paupieres, et bientot deux grosses larmes, se detachant des yeux, +roulerent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides, +coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant +regulierement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait +droite, le regard fixe, la face rigide et pale, esperant qu'on ne la +verrait pas. + +Mais la comtesse s'en apercut et prevint son mari d'un signe. Il haussa +les epaules comme pour dire: "Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute." +Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: "Elle pleure sa +honte." + +Les deux bonnes soeurs s'etaient remises a prier, apres avoir roule dans +un papier le reste de leur saucisson. + +Alors Cornudet, qui digerait ses oeufs, etendit ses longues jambes sous +la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un +homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit a siffloter la +_Marseillaise_. + +Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurement, ne +plaisait point a ses voisins. Ils devinrent nerveux, agaces, et avaient +l'air prets a hurler comme des chiens qui entendent un orgue de +barbarie. Il s'en apercut, ne s'arreta plus. Parfois meme il fredonnait +les paroles: + + Amour sacre de la patrie, + Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, + Liberte, liberte cherie, + Combats avec tes defenseurs! + +On fuyait plus vite, la neige etant plus dure; et jusqu'a Dieppe, +pendant les longues heures mornes du voyage, a travers les cahots du +chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurite profonde de la +voiture, il continua, avec une obstination feroce, son sifflement +vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exasperes a suivre +le chant d'un bout a l'autre, a se rappeler chaque parole qu'ils +appliquaient sur chaque mesure. + +Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle +n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les tenebres. + + + + +L'Epave + + +C'etait hier, 31 decembre. + +Je venais de dejeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique +lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres etrangers. + +Georges me dit: + +--Tu permets? + +--Certainement. + +Et il se mit a lire huit pages d'une grande ecriture anglaise, croisee +dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention +serieuse, avec cet interet qu'on met aux choses qui vous touchent le +coeur. + +Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminee, et il dit: + +"Tiens, en voila une drole d'histoire que je ne t'ai jamais racontee, +une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivee! Oh! ce fut un +singulier jour de l'an, cette annee-la. Il y a de cela vingt ans ... +puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... + +"J'etais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige +aujourd'hui. Je me disposais a passer a Paris la fete du 1er janvier, +puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fete, quand je +recus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immediatement +pour l'ile de Re, ou venait de s'echouer un trois-mats de Saint-Nazaire, +assure par nous. Il etait alors huit heures du matin. J'arrivai a la +Compagnie, a dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir +meme, je prenais l'express, qui me deposait a La Rochelle le lendemain +31 decembre. + +"J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Re, le +_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre +et de grand caractere que La Rochelle, avec ses rues melees comme un +labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des +galeries a arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces +galeries et ces arcades ecrasees, mysterieuses, qui semblent construites +et demeurees comme un decor de conspirateurs, le decor antique et +saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion heroiques et +sauvages. C'est bien la vieille cite huguenote, grave, discrete, sans +art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si +magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie severe, un peu +sournoise aussi, une cite de batailleurs obstines, ou doivent eclore les +fanatismes, la ville ou s'exalta la foi des calvinistes et ou naquit le +complot des quatre sergents. + +"Quand j'eus erre quelque temps par ces rues singulieres, je montai sur +un petit bateau a vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire a l'ile +de Re. Il partit en soufflant, d'un air colere, passa entre les deux +tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue +construite par Richelieu, et dont on voit a fleur d'eau les pierres +enormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua +vers la droite. + +"C'etait un de ces jours tristes qui oppressent, ecrasent la pensee, +compriment le coeur, eteignent en nous toute force et toute energie; un +jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, +froide comme de la gelee, infecte a respirer comme une buee d'egout. + +"Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu +profonde et sablonneuse de ces plages illimitees, restait sans une ride, +sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau +stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par +habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derriere +quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient +bientot. + +"Je me mis a causer avec le capitaine, un petit homme presque sans +pattes, tout rond comme son bateau et balance comme lui. Je voulais +quelques details sur le sinistre que j'allais constater. Un grand +trois-mats carre de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait echoue, par +une nuit d'ouragan, sur les sables de l'ile de Re. + +"La tempete avait jete si loin ce batiment, ecrivait l'armateur, qu'il +avait ete impossible de le renflouer et qu'on avait du enlever au plus +vite tout ce qui pouvait en etre detache. Il me fallait donc constater +la situation de l'epave, apprecier quel devait etre son etat avant le +naufrage, juger si tous les efforts avaient ete tentes pour le remettre +a flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour temoigner ensuite +contradictoirement, si besoin etait, dans le proces. + +"Au recu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il +jugerait necessaires pour sauvegarder nos interets. + +"Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant +ete appele a prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. + +"Il me raconta le sinistre, tres simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_ +pousse par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au +hasard sur une mer d'ecume,--"une mer de soupe au lait", disait le +capitaine,--etait venu s'echouer sur ces immenses bancs de sable qui +changent les cotes de cette region en Saharas illimites, aux heures de +la maree basse. + +"Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre +l'ocean et le ciel pesant restait un espace libre ou l'oeil voyait au +loin. Nous suivions une terre. Je demandai: + +"--C'est l'ile de Re? + +"--Oui, monsieur. + +"Et tout a coup le capitaine, etendant la main droite devant nous, me +montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: + +"--Tenez, voila votre navire! + +"--Le _Marie-Joseph_?... + +"--Mais, oui. + +"--J'etais stupefait. Ce point noir, a peu pres invisible, que j'aurais +pris pour un ecueil, me paraissait place a trois kilometres au moins des +cotes. + +"Je repris: + +"--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau a l'endroit que +vous me designez? + +"Il se mit a rire. + +"--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... + +"C'etait un Bordelais. Il continua: + +"--Nous sommes maree haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en +par la plage, mains dans vos poches, apres le dejeuner de l'hotel du +_Dauphin_, et je vous promets qu'a deux heures cinquante ou trois heures +au plusse vous toucherez l'epave, pied sec, mon ami, et vous aurez une +heure quarante-cinq a deux heures pour rester dessus, pas plusse, par +exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle +revient vite. C'est plat comme une punaise, cette cote! Remettez-vous +en route a quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez a sept +heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous depose ce soir meme sur +le quai de La Rochelle. + +"Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir a l'avant du vapeur, +pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions +rapidement. + +"Elle ressemblait a tous les ports en miniature qui servent de capitales +a toutes les maigres iles semees le long des continents. C'etait un gros +village de pecheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de +poisson et de volailles, de legumes et de coquilles, de radis et de +moules. L'ile est fort basse, peu cultivee, et semble cependant tres +peuplee; mais je ne penetrai pas dans l'interieur. + +"Apres avoir dejeune, je franchis un petit promontoire; puis, comme la +mer baissait rapidement, je m'en allai, a travers les sables, vers une +sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, la-bas, la-bas. + +"J'allais vite sur cette plaine jaune, elastique comme de la chair, +et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout a l'heure, etait la; +maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant a perte de vue, et je ne +distinguais plus la ligne qui separait le sable de l'Ocean. Je croyais +assister a une feerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique etait +devant moi tout a l'heure, puis il avait disparu dans la greve, comme +font les decors dans les trappes, et je marchais a present au milieu +d'un desert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salee demeuraient +en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et +bonne odeur des cotes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je +regardais l'epave echouee, qui grandissait a mesure que j'avancais et +ressemblait a present a une enorme baleine naufragee. + +"Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense etendue plate +et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, apres une +heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevee, brisee, montrant, +comme les cotes d'une bete, ses os rompus, ses os de bois goudronne, +perces de clous enormes. Le sable deja l'avait envahie, entre par toutes +les fentes, et il la tenait, la possedait, ne la lachait plus. Elle +paraissait avoir pris racine en lui. L'avant etait entre profondement +dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arriere, releve, +semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel desespere, ces deux +mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. + +"J'escaladai ce cadavre de navire par le cote le plus bas; puis, parvenu +sur le pont, je penetrai dans l'interieur. Le jour, entre par les +trappes defoncees et par les fissures des flancs, eclairait tristement +ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries demolies. +Il n'y avait plus rien la-dedans que du sable qui servait de sol a ce +souterrain de planches. + +"Je me mis a prendre des notes sur l'etat du batiment. Je m'etais assis +sur un baril vide et brise, et j'ecrivais a la lueur d'une large fente +par ou je pouvais apercevoir l'etendue illimitee de la greve. Un +singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de +moment en moment; et je cessais d'ecrire parfois pour ecouter le bruit +vague et mysterieux de l'epave: bruit des crabes grattant les bordages +de leurs griffes crochues, bruit de mille betes toutes petites de la +mer, installees deja sur ce mort, et aussi le bruit doux et regulier du +taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les +vieilles charpentes, qu'il creuse et devore. + +"Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout pres de moi. Je fis +un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une +seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux +noyes qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas +longtemps pour grimper sur le pont a la force des poignets: et j'apercus +debout, a l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles, +ou plutot un grand Anglais avec trois misses. Assurement, ils eurent +encore plus peur que moi en voyant surgir cet etre rapide sur le +trois-mats abandonne. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux +autres saisirent leur pere a pleins bras; quant a lui, il avait ouvert +la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son emotion. + +"Puis, apres quelques secondes, il parla: + +"--Aoh, mosieu, vos ete la proprietaire de cette batiment? + +"--Oui, monsieur. + +"--Est-ce que je pove la visiter? + +"--Oui, monsieur. + +"Il prononca alors une longue phrase anglaise, ou je distinguai +seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. + +"Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur +et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidames les trois +fillettes, rassurees. Elles etaient charmantes, surtout l'ainee, une +blondine de dix-huit ans, fraiche comme une fleur, et si fine, si +mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits +de la mer. On aurait dit que celle-la venait de sortir du sable et que +ses cheveux en avaient garde la nuance. Elles font penser, avec leur +fraicheur exquise, aux couleurs delicates des coquilles roses et aux +perles nacrees, rares, mysterieuses, ecloses dans les profondeurs +inconnues des oceans. + +"Elle parlait un peu mieux que son pere; et elle nous servit +d'interprete, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres details, +que j'inventai, comme si j'eusse assiste a la catastrophe. Puis, toute +la famille descendit dans l'interieur de l'epave. Des qu'ils eurent +penetre dans cette sombre galerie, a peine eclairee, ils pousserent +des cris d'etonnement et d'admiration; et soudain le pere et les trois +filles tinrent en leurs mains des albums, caches sans doute dans leurs +grands vetements impermeables, et ils commencerent en meme temps quatre +croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. + +"Ils s'etaient assis, cote a cote, sur une poutre en saillie, et les +quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes +noires qui devaient representer le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. + +"Tout en travaillant, l'ainee des fillettes causait avec moi, qui +continuais a inspecter le squelette du navire. + +"J'appris qu'ils passaient l'hiver a Biarritz et qu'ils etaient venus +tout expres a l'ile de Re pour contempler ce trois-mats enlise. Ils +n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'etaient de simples +et braves toques, de ces errants eternels dont l'Angleterre couvre le +monde. Le pere, long, sec, la figure rouge encadree de favoris blancs, +vrai sandwich vivant, une tranche de jambon decoupee en tete humaine +entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits +echassiers en croissance, seches aussi, sauf l'ainee, et gentilles +toutes trois, mais surtout la grande. + +"Elle avait une si drole de maniere de parler, de raconter, de rire, de +comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger, +des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner, +de se remettre au travail et de dire "yes" ou "no", que je serais +demeure un temps indefini a l'ecouter et a la regarder. + +"Tout a coup, elle murmura: + +"--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. + +"Je pretai l'oreille; et je distinguai aussitot un leger bruit, +singulier, continu. Qu'etait-ce? Je me levai pour aller regarder par la +fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle +allait nous entourer! + +"Nous fumes aussitot sur le pont. Il etait trop tard. L'eau nous +cernait, et elle courait vers la cote avec une prodigieuse vitesse. Non, +cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une +tache demesuree. A peine quelques centimetres d'eau couvraient le sable; +mais mais on ne voyait plus deja la ligne fuyante de l'imperceptible +flot. + +"L'Anglais voulut s'elancer; je le retins; la fuite etait impossible, a +cause des mares profondes que nous avions du contourner en venant, et ou +nous tomberions au retour. + +"Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la +petite Anglaise se mit a sourire et murmura: + +"--Ce ete nous les naufrages! + +"Je voulus rire; mais la peur m'etreignait, une peur lache, affreuse, +basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions +m'apparurent en meme temps. J'avais envie de crier: "Au secours!" Vers +qui? + +"Les deux petites Anglaises s'etaient blotties contre leur pere, qui +regardait, d'un oeil consterne, la mer demesuree autour de nous. + +"Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Ocean montant, une nuit lourde, +humide, glacee: + +"Je dis: + +"--Il n'y a rien a faire qu'a demeurer sur ce bateau. + +"L'Anglais repondit: + +"--Oh! yes! + +"Et nous restames la un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en +verite, combien de temps, a regarder, autour de nous, cette eau jaune +qui s'epaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur +l'immense greve reconquise. + +"Une des fillettes eut froid, et l'idee nous vint de redescendre, +pour nous mettre a l'abri de la brise legere, mais glacee, qui nous +effleurait et nous piquait la peau. + +"Je me penchai sur la trappe. Le navire etait plein d'eau. Nous dumes +alors nous blottir contre le bordage d'arriere, qui nous garantissait un +peu. + +"Les tenebres, a present, nous enveloppaient, et nous restions serres +les uns contre les autres, entoures d'ombre et d'eau. Je sentais +trembler, contre mon epaule, l'epaule de la petite Anglaise, dont les +dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce +de son corps a travers les etoffes, et cette chaleur m'etait delicieuse +comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, +muets, accroupis comme des betes dans un fosse, aux heures d'ouragan. +Et pourtant, malgre tout, malgre la nuit, malgre le danger terrible et +grandissant, je commencais a me sentir heureux d'etre la, heureux du +froid et du peril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse a +passer sur cette planche, si pres de cette jolie et mignonne fillette. + +"Je me demandais pourquoi cette etrange sensation de bien-etre et de +joie qui me penetrait. + +"Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle etait la? Qui, elle? Une petite +Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je +me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me devouer pour +elle, faire mille folies? Etrange chose! Comment se fait-il que la +presence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa +grace qui nous enveloppe? la seduction de la joliesse et de la jeunesse +qui nous grise comme ferait le vin? + +"N'est-ce pas plutot une sorte de toucher de l'amour, du mysterieux +amour qui cherche sans cesse a unir les etres, qui tente sa puissance +des qu'il a mis face a face l'homme et la femme, et qui les penetre +d'emotion, d'une emotion confuse, secrete, profonde, comme on mouille la +terre pour y faire pousser des fleurs! + +"Mais le silence des tenebres devenait effrayant, le silence du ciel, +car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement leger, +infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone +clapotement du courant contre le bateau. + +"Tout a coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises +pleurait. Alors son pere voulut la consoler, et ils se mirent a parler +dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la +rassurait et qu'elle avait toujours peur. + +"Je demandai a ma voisine; + +"--Vous n'avez pas trop froid, miss? + +"--Oh! si. J'ave froid beaucoup. + +"Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ote; +je l'en couvris malgre elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa +main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. + +"Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau +plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle +me passa sur le visage. Le vent s'elevait! + +"L'Anglais s'en apercut en meme temps que moi, et il dit simplement: + +"--C'etait mauvaise pour nous, cette ... + +"Assurement c'etait mauvais, c'etait la mort certaine si des lames, meme +de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'epave, tellement +brisee et disjointe que la premiere vague un peu rude l'emporterait en +bouillie. + +"Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales +de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais +dans les tenebres des lignes blanches paraitre et disparaitre, des +lignes d'ecume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du +_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court fremissement qui nous montait +jusqu'au coeur. + +"L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais +une envie folle de la saisir dans mes bras. + +"La-bas, devant nous, a gauche, a droite, derriere nous, des phares +brillaient sur les cotes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, +pareils a des yeux enormes, a des yeux de geant qui nous regardaient, +nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un +d'eux surtout m'irritait. Il s'eteignait toutes les trente secondes pour +se rallumer aussitot; c'etait bien un oeil, celui-la, avec sa paupiere +sans cesse baissee sur son regard de feu. + +"De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder +l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout a coup, il me +dit, par-dessus les tetes de ses filles, avec une souveraine gravite: + +"--Mosieu, je vous souhaite bon annee. + +"Il etait minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononca +une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent a chanter +le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et +s'evapora a travers l'espace. + +"J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une emotion +puissante et bizarre. + +"C'etait quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufrages, +de condamnes, quelque chose comme une priere, et aussi quelque chose de +plus grand, de comparable a l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri +te salutant!_ + +"Quand ils eurent fini, je demandai a ma voisine de chanter toute seule +une ballade, une legende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier +nos angoisses. Elle y consentit et aussitot sa voix claire et jeune +s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car +les notes trainaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et +voletaient, comme des oiseaux blesses, au dessus des vagues. + +"La mer grossissait, battait maintenant notre epave. Moi, je ne pensais +plus qu'a cette voix. Et je pensais aussi aux sirenes. Si une barque +avait passe pres de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit +tourmente s'egarait dans le reve! Une sirene! N'etait-ce point, en +effet, une sirene, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce +navire vermoulu et qui, tout a l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans +les flots?... + +"Mais nous roulames brusquement tous les cinq sur le pont, car le +_Marie-Joseph_ s'etait affaisse sur son flanc droit. L'Anglaise etant +tombee sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans +savoir, sans comprendre, croyant venue ma derniere seconde, je baisais +a pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait +plus; nous autres aussi ne bougions point. + +"Le pere dit: "Kate!" Celle que je tenais repondit "yes", et fit un +mouvement pour se degager. Certes, a cet instant j'aurais voulu que le +bateau s'ouvrit en deux pour tomber a l'eau avec elle. + +"L'Anglais reprit: + +"--Une petite bascule, ce n'ete rien. J'ave mes trois filles conserves. + +"Ne voyant point l'ainee, il l'avait crue perdue d'abord! + +"Je me relevai lentement, et, soudain, j'apercus une lumiere sur la mer, +tout pres de nous. Je criai; on repondit. C'etait une barque qui nous +cherchait, le patron de l'hotel ayant prevu notre imprudence. + +"Nous etions sauves. J'en fus desole! On nous cueillit sur notre radeau, +et on nous ramena a Saint-Martin. + +"L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: + +"--Bonne souper! bonne souper! + +"On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. + +"Il fallut se separer, le lendemain, apres beaucoup d'etreintes et de +promesses de s'ecrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que +je ne les suivisse. + +"J'etais toque; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, +si nous avions passe huit jours ensemble, je l'epousais! Combien +l'homme, parfois, est faible et incomprehensible! + +"Deux ans s'ecoulerent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je recus +une lettre de New-York. Elle etait mariee, et me le disait. Et, depuis +lors, nous nous ecrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte +sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son +mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du +_Marie-Joseph_ ... C'est peut-etre la seule femme que j'aie aimee +... non ... que j'aurais aimee ... Ah!... voila ... sait-on?... Les +evenements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ... +Elle doit etre vieille, a present ... je ne la reconnaitrais pas ... Ah! +celle d'autrefois ... celle de l'epave ... quelle creature ... divine! +Elle m'ecrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ca m'a +fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne +n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ca!..." + + + + +DECOUVERTE + + + + +Decouverte + + +Le bateau etait couvert de monde. La traversee s'annoncant fort belle, +les Havraises allaient faire un tour a Trouville. + +On detacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonca le depart, +et, aussitot, un fremissement secoua le corps entier du navire, tandis +qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuee. + +Les roues tournerent quelques secondes, s'arreterent, repartirent +doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crie +par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: "En +route!" elles se mirent a battre la mer avec rapidite. + +Nous filions le long de la jetee, couverte de monde. Des gens sur le +bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amerique, +et les amis restes a terre repondaient de la meme facon. + +Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les +toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Ocean a peine remue par +des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit batiment fit une +courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la cote lointaine entrevue a +travers la brume matinale. + +A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt +kilometres. De place en place les grosses bouees indiquaient les bancs +de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du +fleuve qui, ne se melant point a l'eau salee, dessinaient de grands +rubans jaunes a travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer. + +J'eprouve, aussitot que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de +long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais +rien. Donc je me mis a circuler sur le pont a travers la foule des +voyageurs. + +Tout a coup, on m'appela. Je me retournai. C'etait un de mes vieux amis, +Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans. + +Apres nous etre serre les mains, nous recommencames ensemble, en parlant +de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais +tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux +lignes de voyageurs assis sur les deux cotes du pont. + +Tout a coup Sidoine prononca avec une veritable expression de rage: + +--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens! + +C'etait plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient +l'horizon d'un air important qui semblait dire: "C'est nous, les +Anglais, qui sommes les maitres de la mer! Boum, boum! nous voila!" + +Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs +avaient l'air des drapeaux de leur suffisance. + +Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les +constructions navales de leur patrie, serrant en des chales multicolores +leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux +paysage. Leurs petites tetes, poussees au bout de ces longs corps, +portaient des chapeaux anglais d'une forme etrange, et, derriere +leurs cranes, leurs maigres chevelures enroulees ressemblaient a des +couleuvres lofees. + +Et les vieilles misses, encore plus greles, ouvrant au vent leur +machoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes +et demesurees. + +On sentait, en passant pres d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau +dentifrice. + +Sidoine repeta, avec une colere grandissante: + +--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empecher de venir en France? + +Je demandai en souriant: + +--Pourquoi leur en veux-tu? Quant a moi, ils me sont parfaitement +indifferents. + +Il prononca: + +--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai epouse une Anglaise. Voila. + +Je m'arretai pour lui rire au nez. + +--Ah! diable. Conte-moi ca. Et elle te rend donc tres malheureux? + +Il haussa les epaules: + +--Non, pas precisement. + +--Alors ... elle te ... elle te ... trompe? + +--Malheureusement non. Ca me ferait une cause de divorce et j'en serais +debarrasse. + +--Alors je ne comprends pas! + +--Tu ne comprends pas? Ca ne m'etonne point. Eh bien, elle a tout +simplement appris le francais, pas autre chose! Ecoute: + +Je n'avais pas le moindre desir de me marier, quand je vins passer l'ete +a Etretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux. +On ne se figure pas combien les fillettes y sont a leur avantage. Paris +sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles. + +Les promenades a anes, les bains du matin, les dejeuners sur l'herbe, +autant de pieges a mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil +qu'une enfant de dix-huit ans qui court a travers un champ ou qui +ramasse des fleurs le long d'un chemin. + +Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au meme hotel +que moi. Le pere ressemblait aux hommes que tu vois la, et la mere a +toutes les Anglaises. + +Il y avait deux fils, de ces garcons tout en os, qui jouent du matin au +soir a des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; +puis deux filles, l'ainee, une seche, encore une Anglaise de boite a +conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutot une blondine +avec une tete venue du ciel. Quand elles se mettent a etre jolies, les +gredines, elles sont divines. Celle-la avait des yeux bleus, de ces +yeux bleus qui semblent contenir toute la poesie, tout le reve, toute +l'esperance, tout le bonheur du monde! + +Quel horizon ca vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme +comme ceux-la! Comme ca repond bien a l'attente eternelle et confuse de +notre coeur! + +Il faut dire aussi que, nous autres Francais, nous adorons les +etrangeres. Aussitot que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une +Suedoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons +amoureux instantanement. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, +drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons +tort, cependant. + +Mais je crois que ce qui nous seduit le plus dans les exotiques, c'est +leur defaut de prononciation. Aussitot qu'une femme parle mal notre +langue, elle est charmante; si elle fait une faute de francais par +mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une facon tout a fait +inintelligible, elle devient irresistible. + +Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire a une mignonne +bouche rose: "J'aime bocoup la gigotte." + +Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y +comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots +inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et +gai. + +Tous les termes estropies, bizarres, ridicules, prenaient sur ses levres +un charme delicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, +de longues conversations qui ressemblaient a des enigmes parlees. + +Je l'epousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Reve. Car les +vrais amants n'adorent jamais qu'un reve qui a pris une forme de femme. +Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet: + + Tu n'as jamais ete, dans tes jours les plus rares, + Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, + Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares, + J'ai fait chanter mon reve au vide de ton coeur. + +Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ca ete de donner a ma femme +un professeur de francais. + +Tant qu'elle a martyrise le dictionnaire et supplicie la grammaire, je +l'ai cherie. + +Nos causeries etaient simples. Elles me revelaient la grace surprenante +de son etre, l'elegance incomparable de son geste; elles me la +montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupee de chair faite +pour le baiser, sachant enumerer a peu pres ce qu'elle aimait, pousser +parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une facon coquette, +a force d'etre incomprehensible et imprevue, des emotions ou des +sensations peu compliquees. + +Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent "papa" et "maman", en +prononcant--Baaba--et Baamban. + +Aurais-je pu croire que ... + +Elle parle, a present.... Elle parle ... mal ... tres mal.... Elle fait +tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends +... je sais ... je la connais.... + +J'ai ouvert ma poupee pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut +causer, mon cher! + +Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idees, les theories +d'une jeune Anglaise bien elevee, a laquelle je ne peux rien reprocher, +et qui me repete, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire +de la conversation a l'usage des pensionnats de jeunes personnes. + +Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dores qui +renferment d'execrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai dechiree. J'ai +voulu manger le dedans et suis reste tellement degoute que j'ai des +haut-le-coeur, a present, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes. + +J'ai epouse un perroquet a qui une vieille institutrice anglaise aurait +enseigne le francais: comprends-tu? + + * * * * * + +Le port de Trouville montrait maintenant ses jetees de bois couvertes de +monde. + +Je dis: + +--Ou est ta femme? + +Il prononca: + +--Je l'ai ramenee a Etretat. + +--Et toi, ou vas-tu? + +--Moi? moi je vais me distraire a Trouville. Puis, apres un silence, il +ajouta: + +--Tu ne te figures pas comme ca peut etre bete quelquefois, une femme. + + + + +UN PARRICIDE + + + + +Un Parricide + + +L'avocat avait plaide la folie. Comment expliquer autrement ce crime +etrange? + +On avait retrouve un matin, dans les roseaux, pres de Chatou, deux +cadavres enlaces, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, +plus tout jeunes, et maries seulement de l'annee precedente, la femme +n'etant veuve que depuis trois ans. + +On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas ete voles. +Il semblait qu'on les eut jetes de la berge dans la riviere, apres les +avoir frappes, l'un apres l'autre, avec une longue pointe de fer. + +L'enquete ne faisait rien decouvrir. Les mariniers interroges ne +savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier +d'un village voisin nomme Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se +constituer prisonnier. + +A toutes les interrogations, il ne repondait que ceci: + +--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils +venaient souvent me faire reparer des meubles anciens, parce que je suis +habile dans le metier. + +Et quand on lui demandait: + +--Pourquoi les avez-vous tues? + +Il repondait obstinement: + +--Je les ai tues parce que j'ai voulu les tuer. + +On n'en put tirer autre chose. + +Cet homme etait un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice +dans le pays, puis abandonne. Il n'avait pas d'autre nom que Georges +Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulierement intelligent, +avec des gouts et des delicatesses natives que n'avaient point ses +camarades, on le surnomma "le bourgeois", et on ne l'appelait plus +autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le metier de +menuisier qu'il avait adopte. Il faisait meme un peu de sculpture sur +bois. On le disait aussi fort exalte, partisan des doctrines communistes +et nihilistes, grand liseur de romans a drames sanglants, electeur +influent et orateur habile dans les reunions publiques d'ouvriers ou de +paysans. + + * * * * * + +L'avocat avait plaide la folie. + +Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eut tue ses +meilleurs clients, des clients riches et genereux (il les connaissait), +qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs +de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se +presentait: la folie, l'idee fixe du declasse qui se venge sur deux +bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile a +ce surnom de "_le bourgeois_", donne par le pays a cet abandonne; il +s'ecriait: + +--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce +malheureux garcon qui n'a ni pere ni mere? C'est un ardent republicain. +Que dis-je? il appartient meme a ce parti politique que la Republique +fusillait et deportait naguere, qu'elle accueille aujourd'hui a bras +ouverts, a ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un +moyen tout simple. + +Ces tristes doctrines, acclamees maintenant dans les reunions publiques, +ont perdu cet homme. Il a entendu des republicains, des femmes meme, +oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grevy; +son esprit malade a chavire; il a voulu du sang, du sang de bourgeois! + +Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune! + +Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause etait +gagnee pour l'avocat. Le ministere public ne resista pas. + +Alors le president posa au prevenu la question d'usage: + +--Accuse, n'avez-vous rien a ajouter pour votre defense? + +L'homme se leva. + +Il etait de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes +et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frele garcon +et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'etait +faite de lui. + +Il parla hautement, d'un ton declamatoire, mais si net que ses moindres +paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle: + +--Mon president, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et +que je prefere meme la guillotine, je vais tout vous dire. + +J'ai tue cet homme et cette femme parce qu'ils etaient mes parents. + +Maintenant, ecoutez-moi et jugez-moi. + +Une femme, ayant accouche d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. +Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit etre +innocent, mais condamne a la misere eternelle, a la honte d'une +naissance illegitime, plus que cela: a la mort, puisqu'on l'abandonna, +puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, +comme elles font souvent, le laisser deperir, souffrir de faim, mourir +de delaissement! + +La femme qui m'allaita fut honnete, plus femme, plus grande, plus mere +que ma mere. Elle m'eleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut +mieux laisser perir ces miserables jetes aux villages des banlieues, +comme on jette une ordure aux bornes. + +Je grandis avec l'impression vague que je portais un deshonneur. Les +autres enfants m'appelerent un jour "batard". Ils ne savaient pas ce +que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je +l'ignorais aussi, mais je le sentis. + +J'etais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'ecole. J'aurais +ete un honnete homme, mon president, peut-etre un homme superieur, si +mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner. + +Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux +furent les coupables. J'etais sans defense, ils furent sans pitie. Ils +devaient m'aimer: ils m'ont rejete. + +Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un present? La mienne, +en tous cas, n'etait qu'un malheur. Apres leur honteux abandon, je leur +devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus +inhumain, le plus infame, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir +contre un etre. + +Un homme injurie frappe; un homme vole reprend son bien par la force. +Un homme trompe, joue, martyrise, tue. Un homme soufflete tue; un +homme deshonore tue. J'ai ete plus vole, trompe, martyrise, soufflete +moralement, deshonore, que tous ceux dont vous absolvez la colere. + +Je me suis venge, j'ai tue. C'etait mon droit legitime. J'ai pris leur +vie heureuse en echange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposee. + +Vous allez parler de parricide! Etaient-ils mes parents, ces gens pour +qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour +qui ma naissance fut une calamite, et ma vie une menace de honte? Ils +cherchaient un plaisir egoiste; ils ont eu un enfant imprevu. Ils ont +supprime l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux. + +Et pourtant, dernierement encore, j'etais pret a les aimer. + +Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon pere, entra chez +moi pour la premiere fois. Je ne soupconnais rien. Il me commanda deux +meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements aupres +du cure, sous le sceau du secret, bien entendu. + +Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois meme +il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection +pour lui. + +Au commencement de cette annee il amena sa femme, ma mere. Quand elle +entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie +nerveuse. Puis elle demanda un siege et un verre d'eau. Elle ne dit +rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne repondait que +oui et non, a tort et a travers, a toutes les questions qu'il lui +posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquee. + +Elle revint le mois suivant. Elle etait calme, maitresse d'elle. Ils +resterent, ce jour-la, assez longtemps a bavarder, et ils me firent une +grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais +un jour voila qu'elle se mit a me parler de ma vie, de mon enfance, de +mes parents. Je repondis: "Mes parents, madame, etaient des miserables +qui m'ont abandonne." Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba +sans connaissance. Je pensai tout de suite: "C'est ma mere!" mais je me +gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir. + +Par exemple, je pris de mon cote mes renseignements. J'appris qu'ils +n'etaient maries que du mois de juillet precedent, ma mere n'etant +devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchote qu'ils +s'etaient aimes du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune +preuve. C'etait moi la preuve, la preuve qu'on avait cachee d'abord, +espere detruire ensuite. + +J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnee de mon pere. Ce +jour-la, elle semblait fort emue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment +de s'en aller, elle me dit: "Je vous veux du bien, parce que vous m'avez +l'air d'un honnete garcon et d'un travailleur; vous penserez sans doute +a vous marier quelque jour; je viens vous aider a choisir librement la +femme qui vous conviendra. Moi, j'ai ete mariee contre mon coeur une +fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans +enfants, libre, maitresse de ma fortune. Voici votre dot." + +Elle me tendit une grande enveloppe cachetee. + +Je la regardai fixement, puis je lui dis: "Vous etes ma mere?" + +Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me +voir. Lui, l'homme, mon pere, la soutint dans ses bras et il me cria: +"Mais vous etes fou!" + +Je repondis: "Pas du tout. Je sais bien que vous etes mes parents. On ne +me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous +en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier." + +Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commencait +a sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et +je repris: "Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mere." + +Alors il s'emporta, devenu tres pale, epouvante par la pensee que le +scandale evite jusqu'ici pouvait eclater soudain; que leur situation, +leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: +"Vous etes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc +du bien au peuple, a ces manants-la, aidez-les, secourez-les!" + +Ma mere, eperdue, repetait coup sur coup: "Allons-nous-en, +allons-nous-en!" + +Alors, comme la porte etait fermee, il cria: "Si vous ne m'ouvrez +pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et +violence!" + +J'etais reste maitre de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer +dans l'ombre. + +Alors il me sembla tout a coup que je venais d'etre fait orphelin, +d'etre abandonne, pousse au ruisseau. Une tristesse epouvantable, melee +de colere, de haine, de degout, m'envahit; j'avais comme un soulevement +de tout mon etre, un soulevement de la justice, de la droiture, de +l'honneur, de l'affection rejetee. Je me mis a courir pour les rejoindre +le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de +Chatou. + +--Je les rattrapai bientot. La nuit etait venue toute noire. J'allais a +pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma +mere pleurait toujours. Mon pere disait: "C'est votre faute. Pourquoi +avez-vous tenu a le voir? C'etait une folie dans notre position. On +aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne +pouvons le reconnaitre, a quoi servaient ces visites dangereuses?" + +Alors, je m'elancai devant eux, suppliant. Je balbutiai: "Vous voyez +bien que vous etes mes parents. Vous m'avez deja rejete une fois, me +repousserez-vous encore?" + +Alors, mon president, il leva la main sur moi, je vous le jure sur +l'honneur, sur la loi, sur la Republique. Il me frappa, et comme je le +saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver. + +J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je +l'ai frappe, frappe tant que j'ai pu. + +Alors elle s'est mise a crier: "Au secours! a l'assassin!" en +m'arrachant la barbe. Il parait que je l'ai tuee aussi. Est-ce que je +sais, moi, ce que j'ai fait a ce moment-la? + +Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetes a la +Seine, sans reflechir. + +Voila.--Maintenant, jugez-moi. + + * * * * * + +L'accuse se rassit. Devant cette revelation, l'affaire a ete reportee +a la session suivante. Elle passera bientot. Si nous etions jures, que +ferions-nous de ce parricide? + + + + +LE RENDEZ-VOUS + + + + +Le Rendez-vous + + +Son chapeau sur la tete, son manteau sur le dos, un voile noir sur le +nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle +serait montee dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son +ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, +ne pouvant se decider a sortir pour aller a ce rendez-vous. + +Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'etait habillee ainsi, +pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change tres +mondain, pour rejoindre dans son logis de garcon le beau vicomte de +Martelet, son amant! + +La pendule derriere son dos battait les secondes vivement; un livre +a moitie lu baillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les +fenetres, et un fort parfum de violette, exhale par deux petits bouquets +baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminee, se melait a une +vague odeur de verveine soufflee sournoisement par la porte du cabinet +de toilette demeuree entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la +mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, +songeant: "Il m'attend deja. Il va s'enerver". Alors, elle sortit, +prevint le valet de chambre qu'elle serait rentree dans une heure au +plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, +a pied. + +On etait aux derniers jours de mai, a cette saison delicieuse ou le +printemps de la campagne semble faire le siege de Paris et le conquerir +par-dessus les toits, envahir les maisons, a travers les murs, faire +fleurir la ville, y repandre une gaiete sur la pierre des facades, +l'asphalte des trottoirs et le pave des chaussees, la baigner, la griser +de seve comme un bois qui verdit. + +Mme Haggan fit quelques pas a droite avec l'intention de suivre, comme +toujours, la rue de Provence ou elle helerait un fiacre, mais la douceur +de l'air, cette emotion de l'ete qui nous entre dans la gorge en +certains jours, la penetra si brusquement, que, changeant d'idee, elle +prit la rue de la Chaussee-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurement +attiree par le desir de voir des arbres dans le square de la Trinite. +Elle pensait: "Bah! il m'attendra dix minutes de plus." Cette idee, de +nouveau, la rejouissait, et, tout en marchant a petits pas, dans la +foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la +fenetre, ecouter a la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, +et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait defendu les jours de +rendez-vous, jeter sur la boite aux cigarettes des regards desesperes. + +Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par +les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si +peu desireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des pretextes +pour s'arreter. + +Au bout de la rue, devant l'eglise, la verdure du petit square l'attira +si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage +a enfants, et fit deux fois le tour de l'etroit gazon, au milieu des +nounous enrubannees, epanouies, bariolees, fleuries. Puis elle prit une +chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune +dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille. + +Juste a ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en +entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnee, plus +un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes +encore de flanerie,--une heure! une heure volee au rendez-vous! Elle y +resterait quarante minutes a peine, et ce serait fini encore une fois. + +Dieu! comme ca l'ennuyait d'aller la-bas! Ainsi qu'un patient montant +chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolerable de +tous les rendez-vous passes, un par semaine en moyenne depuis deux ans, +et la pensee qu'un autre allait avoir lieu, tout a l'heure, la crispait +d'angoisse de la tete aux pieds. Non pas que ce fut bien douloureux, +douloureux comme une visite au dentiste, mais c'etait si ennuyeux, si +ennuyeux, si complique, si long, si penible que tout, tout, meme une +operation, lui aurait paru preferable. Elle y allait pourtant, tres +lentement, a tous petits pas, en s'arretant, en s'asseyant, en flanant +partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore +celui-la, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de +suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tot. +Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris +l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison a donner a ce malheureux +Martelet quand il voudrait connaitre ce pourquoi! Pourquoi avait-elle +commence? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimee? C'etait +possible! Pas bien fort mais un peu, voila si longtemps! Il etait bien, +recherche, elegant, galant, et representait strictement, au premier coup +d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait dure trois +mois--temps normal, lutte honorable, resistance suffisante--puis elle +avait consenti, avec quelle emotion, quelle crispation, quelle peur +horrible et charmante a ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, +dans ce petit entresol de garcon, rue de Miromesnil. Son coeur? +Qu'eprouvait alors son petit coeur de femme seduite, vaincue, conquise, +en passant pour la premiere fois la porte de cette maison de cauchemar? +Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublie! On se souvient d'un +fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guere, deux ans +plus tard, d'une emotion qui s'est envolee tres vite, parce qu'elle +etait tres legere. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublie les autres, +ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux +stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausee lui +montait aux levres en prevision de ce que ce serait tout a l'heure. + +Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller la, ils ne +ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses +ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'a +la facon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont +terribles! Quand on songe qu'a tout moment, devant le tribunal, ils +reconnaissent, au bout de plusieurs annees, des criminels qu'ils ont +conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque a une +gare, et qu'ils ont affaire a presque autant de voyageurs qu'il y a +d'heures dans la journee, et que leur memoire est assez sure pour qu'ils +affirment: "Voila bien l'homme que j'ai charge rue des Martyrs, et +depose, gare de Lyon, a minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!" +n'y a-t-il pas de quoi fremir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune +femme allant a un rendez-vous, en confiant sa reputation au premier venu +de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employe, pour ce voyage +de la rue Miromesnil, au moins cent a cent vingt, en comptant un par +semaine. C'etaient autant de temoins qui pouvaient deposer contre elle +dans un moment critique. + +Aussitot dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, epais +et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait +le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne +pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus deja? Oh! dans cette rue de +Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaitre les passants, tous +les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arretee, elle sautait +et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil +de sa loge. En voila un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son +nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les +plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, +lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs +en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait ose faire ce petit +mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roule! Elle +avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'etre rappelee, s'il ne +comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? +D'une arrestation peut-etre? Pour arriver a la porte du vicomte, il n'y +avait guere qu'un demi-etage a monter, et il lui paraissait haut comme +la tour Saint-Jacques! A peine engagee dans le vestibule, elle se +sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derriere +elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce +concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un +descendait juste a ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et +passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, +montait, montait! Elle aurait monte quarante etages! Puis, quand +tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle +redescendait en courant avec l'angoisse dans l'ame de ne pas reconnaitre +l'entresol! + +Il etait la, attendant dans un costume galant en velours double de soie, +tres coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien +change a sa maniere de l'accueillir, mais rien, pas un geste! + +Des qu'il avait referme la porte, il lui disait: "Laissez-moi baiser vos +mains, ma chere, chere amie!" Puis il la suivait dans la chambre, ou +volets clos et lumieres allumees, hiver comme ete, par chic sans doute, +il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air +d'adoration. Le premier jour ca avait ete tres gentil, tres reussi, ce +mouvement-la! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la +cent vingtieme fois le cinquieme acte d'une piece a succes. Il fallait +changer ses effets. + +Et puis apres, oh! mon Dieu! apres! c'etait le plus dur! Non, il ne +changeait pas ses effets, le pauvre garcon! Quel bon garcon, mais +banal!... + +Dieu, que c'etait difficile de se deshabiller sans femme de chambre! +Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait +odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une +pareille corvee! Mais s'il etait difficile de se deshabiller, se +rhabiller devenait presque impossible et enervant a crier, exasperant +a gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air +gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! a quoi? De quoi +etait-il capable? Il suffisait de lui voir une epingle entre les doigts +pour le savoir. + +C'est a ce moment-la peut-etre qu'elle avait commence a le prendre en +grippe. Quand il disait: "Voulez-vous que je vous aide!" elle l'aurait +tue. Et puis etait-il possible qu'une femme ne finit point par detester +un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcee plus de cent vingt fois a +se rhabiller sans femme de chambre? + +Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, +aussi peu degourdis, aussi monotones. Ce n'etait pas le beau baron de +Grimbal qui aurait demande de cet air niais: "Voulez-vous que je vous +aide?" Il aurait aide, lui, si vif, si drole, si spirituel. Voila! +C'etait un diplomate; il avait couru le monde, rode partout, deshabille +et rhabille sans doute des femmes vetues suivant toutes les modes de la +terre, celui-la!... + +L'horloge de l'eglise sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le +cadran, se mit a rire en murmurant "Oh! doit-il etre agite!" puis elle +partit d'une marche plus vive, et sortit du square. + +Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez a +nez avec un monsieur qui la salua profondement. + +--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de +penser a lui. + +--Oui, madame. + +Et il s'informa de sa sante, puis, apres quelques vagues propos, il +reprit: + +--Vous savez que vous etes la seule--vous permettez que je dise de +mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes +collections japonaises. + +--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garcon! + +--Comment! comment! en voila une erreur quand il s'agit de visiter une +collection rare! + +--En tout cas, elle ne peut y aller seule. + +--Et pourquoi pas? mais j'en ai recu des multitudes de femmes seules, +rien que pour ma galerie! J'en recois tous les jours. Voulez-vous que +je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut etre discret +meme pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant +d'entrer chez un homme serieux, connu, dans une certaine situation, que +lorsqu'on y va pour une cause inavouable! + +--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-la. + +--Alors vous venez voir ma collection. + +--Quand? + +--Mais tout de suite. + +--Impossible, je suis pressee. + +--Allons donc. Voila une demi-heure que vous etes assise dans le square. + +--Vous m'espionniez? + +--Je vous regardais. + +--Vrai, je suis pressee. + +--Je suis sur que non. Avouez que vous n'etes pas pressee. + +Mme Haggan se mit a rire, et avoua: + +--Non ... non ... pas ... tres.... + +Un fiacre passait a les toucher. Le petit baron cria: "Cocher!" et la +voiture s'arreta. Puis, ouvrant la portiere: + +--Montez, madame. + +--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui. + +--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence a nous +regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous +enleve et nous arreter tous les deux, montez, je vous en prie! + +Elle monta, effaree, abasourdie. Alors il s'assit aupres d'elle en +disant au cocher: "rue de Provence". + +Mais soudain elle s'ecria: + +--Oh! mon Dieu, j'oubliais une depeche tres pressee, voulez-vous me +conduire, d'abord, au premier bureau telegraphique? + +Le fiacre s'arreta un peu plus loin, rue de Chateaudun, et elle dit au +baron: + +--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis +a mon mari d'inviter Martelet a diner pour demain, et j'ai oublie +completement. + +Quand le baron fut revenu, sa carte bleue a la main, elle ecrivit au +crayon: + + +"Mon cher ami, je suis tres souffrante; j'ai une nevralgie atroce qui me +tient au lit. Impossible sortir. Venez diner demain soir pour que je me +fasse pardonner. + +"JEANNE." + + +Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: "Vicomte de +Martelet, 240, rue Miromesnil", puis, rendant la carte au baron: + +--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la +boite aux telegrammes. + + + + +BOMBARD + + + + +Bombard + + +Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il etait ne avec une +incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un desir immodere pour +ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout +mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses +forces. Aussitot qu'il entendait parler d'une affaire serieuse il +devenait distrait, son esprit etant incapable d'une tension ou meme +d'une attention. + +Fils d'un marchand de nouveautes de Caen, il se l'etait coule douce, +comme on disait dans sa famille, jusqu'a l'age de vingt-cinq ans. + +Mais ses parents demeurant toujours plus pres de la faillite que de la +fortune, il souffrait horriblement de la penurie d'argent. + +Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, a la normande, le +teint fleuri, l'oeil bleu, bete et gai, le ventre apparent deja, il +s'habillait avec une elegance tapageuse de provincial en fete. Il riait, +criait, gesticulait a tout propos, etalant sa bonne humeur orageuse avec +une assurance de commis-voyageur. Il considerait que la vie etait faite +uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitot qu'il fallait mettre +un frein a sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence +hebetee, etant meme incapable de tristesse. + +Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de repeter une +phrase devenue celebre dans son entourage: + +--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau. + +Or, il allait chaque annee passer quinze jours a Trouville. Il appelait +ca "faire sa saison". + +Il s'installait chez des cousins qui lui pretaient une chambre, et, du +jour de son arrivee au jour du depart, il se promenait sur les planches +qui longent la grande plage de sable. + +Il allait d'un pas assure, les mains dans ses poches ou derriere le dos, +toujours vetu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, +le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche. + +Il allait, frolant les femmes elegantes, toisant les hommes en gaillard +pret a se _flanquer une tripotee_, et cherchant ... cherchant ... car il +cherchait. + +Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il +s'etait dit: + +--Que diable, dans le tas de celles qui viennent la, je finirai bien par +trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de +chasse, un flair de Normand, sur qu'il la reconnaitrait, rien qu'en +l'apercevant, celle qui le ferait riche. + +Ce fut un lundi matin qu'il murmura: + +--Tiens--tiens--tiens. + +Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de +juillet ou on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte +de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; +et les barques de peche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau +bleue, qui les refletait la tete en bas, semblaient dormir sous le grand +soleil de dix heures. Elles restaient la, en face de la jetee de bois, +les unes tout pres, d'autres plus loin, d'autres tres loin, sans remuer, +comme accablees par une paresse de jour d'ete, trop nonchalantes pour +gagner la haute mer ou meme pour rentrer au port. Et, la-bas, on +apercevait vaguement, dans la brume, la cote du Havre portant a son +sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse. + +Il s'etait dit: + +--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisieme fois et en +sentant sur lui son regard, son regard de femme mure, experimentee et +hardie, qui s'offre. + +Deja il l'avait remarquee les jours precedents, car elle semblait aussi +en quete de quelqu'un. C'etait une Anglaise assez grande, un peu maigre, +l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une +espece d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vetue +simplement, sobrement, mais coiffee d'une facon drole, comme elles +se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes +saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent. + +Quand il arriva pres du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la +rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup +d'oeil enflamme, un coup d'oeil qui disait: + +--Me voila. + +Mais comment lui parler? + +Il revint une cinquieme fois, et comme il la voyait de nouveau arriver +en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle. + +Il s'elanca, la ramassa, et, la presentant: + +--Permettez, madame ... + +Elle repondit: + +--Aoh, vos etes fort gracious. + +Et ils se regarderent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi. + +Alors, s'enhardissant, il prononca: + +--En voila un beau temps. + +Elle murmura: + +--Aoh, delicious! + +Et ils resterent encore en face l'un de l'autre, embarrasses, et ne +songeant d'ailleurs a s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut +l'audace de demander. + +--Vos ete pour longtemps dans cette pays. + +Il repondit en souriant: + +--Oh! oui, tant que je voudrai! + +Puis, brusquement, il proposa: + +--Voulez-vous venir jusqu'a la jetee? c'est si joli par ces jours-la! + +Elle dit simplement: + +--Je vole bien. + +Et ils s'en allerent cote a cote, elle de son allure seche et droite, +lui de son allure balancee de dindon qui fait la roue. + +Trois mois plus tard les notables commercants de Caen recevaient, un +matin, une grande lettre blanche qui disait: + +_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du +mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate +Robertson._ + +Et, sur l'autre page: + +_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son +mariage avec Monsieur Simon Bombard._ + +Ils s'installerent a Paris. + +La fortune de la mariee s'elevait a quinze mille francs de rentes bien +claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette +personnelle. Il dut prouver que sa tendresse meritait ce sacrifice; il +le prouva avec facilite et obtint ce qu'il demandait. + +Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'etait plus +jeune, assurement, et sa fraicheur avait subi des atteintes; mais elle +avait une maniere d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les +lui refuser. + +Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: "Oh! Simon, no +allons no coucher", qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien +a qui on ordonne "a la niche". Et elle savait vouloir en tout, de jour +comme de nuit, d'une facon qui forcait les resistances. + +Elle ne se fachait pas; elle ne faisait point de scenes; elle ne criait +jamais; elle n'avait jamais l'air irrite ou blesse, ou meme froisse. +Elle savait parler, voila tout, et elle parlait a propos, d'un ton qui +n'admettait point de replique. + +Plus d'une fois Simon faillit hesiter; mais devant les desirs imperieux +et brefs de cette singuliere femme, il finissait toujours par ceder. + +Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, +et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en +paya bientot a satiete, mais avec mille precautions. + +Mme Bombard s'en apercut, sans qu'il devinat a quoi; et elle lui annonca +un soir qu'elle avait loue une maison a Nantes ou ils habiteraient dans +l'avenir. + +L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui +n'arrivaient point a compenser le besoin de conquetes feminines qu'il +avait au coeur. + +Il pecha a la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux +que prefere la carpe ou le gardon, les rives favorites de la breme et +les diverses amorces qui tentent les divers poissons. + +Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres +visions hantaient son esprit. + +Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-prefecture et du capitaine +de gendarmerie; et ils jouerent au whist, le soir, au cafe du Commerce, +mais son oeil triste deshabillait la reine de trefle ou la dame de +carreau, tandis que le probleme des jambes absentes dans ces figures a +deux tetes embrouillait tout a fait les images ecloses en sa pensee. + +Alors il concut un plan, un vrai plan de Normand ruse. Il fit prendre +a sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, +une coquette, une paree, mais une gaillarde, rouge et rablee, qui +n'eveillerait point de soupcons et qu'il avait preparee avec soins a ses +projets. + +Elle leur fut donnee en confiance par le directeur de l'octroi, un ami +complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et +Mme Bombard accepta avec confiance le tresor qu'on lui presentait. + +Simon fut heureux, heureux avec precaution, avec crainte, et avec des +difficultes incroyables. + +Il ne derobait a la surveillance inquiete de sa femme que de tres courts +instants, par-ci par-la, sans tranquillite. + +Il cherchait un truc, un stratageme, et il finit par en trouver un qui +reussit parfaitement. + +Mme Bombard qui n'avait rien a faire se couchait tot, tandis que Bombard +qui jouait au whist, au cafe du Commerce, rentrait chaque jour a neuf +heures et demie precises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le +couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurite. + +Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; +mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient a son ardeur, et +il glissait un louis, car il etait large en ses plaisirs, dans la main +de la servante, qui remontait bien vite a son grenier. + +Et il riait, il triomphait tout seul, il repetait tout haut, comme le +barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pechant l'ablette: + +--Fichue dedans, la patronne. + +Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard equivalait, certes, pour lui, +a tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquete a gages. + + * * * * * + +Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les +marches, mais elle lui parut plus vive, plus animee que d'habitude, et +il demeura peut-etre dix minutes au rendez-vous du corridor. + +Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y etait pas. Il +sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba +sur une chaise, torture d'angoisse. + +Elle apparut, un bougeoir a la main. + +Il demanda, tremblant: + +--Tu etais sortie? + +Elle repondit tranquillement: + +--Je ete dans la cuisine boire un verre d'eau. + +Il s'efforca de calmer les soupcons qu'elle pouvait avoir; mais elle +semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura. + +Quand ils penetrerent, le lendemain, dans la salle a manger pour +dejeuner, Victorine mit sur la table les cotelettes. + +Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait +delicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et +serieux: + +--Tene, ma fille, voila vingt francs dont j'ave prive vo, hier au soir. +Je vo les rende. + +Et la fille interdite prit la piece d'or qu'elle regardait d'un air +stupide, tandis que Bombard, effare, ouvrait sur sa femme des yeux +enormes. + + + + +LE PAIN MAUDIT + + + + +Le Pain maudit + +I + + +Le pere Taille avait trois filles. Anna, l'ainee, dont on ne parlait +guere dans la famille, Rose, la cadette, agee maintenant de dix-huit +ans, et Claire, la derniere, encore gosse, qui venait de prendre son +quinzieme printemps. + +Le pere Taille, veuf aujourd'hui, etait maitre mecanicien dans la +fabrique de boutons de M. Lebrument. C'etait un brave homme, tres +considere, tres droit, tres sobre, une sorte d'ouvrier modele. Il +habitait rue d'Angouleme, au Havre. + +Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux +etait entre dans une colere epouvantable; il avait menace de tuer +le seducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de +nouveautes de la ville. Puis, on lui avait dit de divers cotes que la +petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'Etat, qu'elle ne +courait pas, liee maintenant avec un homme d'age, un juge au tribunal de +commerce, M. Dubois; et le pere s'etait calme. + +Il s'inquietait meme de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements +sur sa maison a ses anciennes camarades qui avaient ete la revoir; et +quand on lui affirmait qu'elle etait dans ses meubles et qu'elle avait +un tas de vases de couleur sur ses cheminees, des tableaux peints sur +les murs, des pendules dorees et des tapis partout, un petit sourire +content lui glissait sur les levres. Depuis trente ans il travaillait, +lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'etait +pas bete, apres tout! + +Or, voila qu'un matin, le fils Touchard, dont le pere etait tonnelier au +bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur +du vieux se mit a battre. Les Touchard etaient riches et bien poses; il +avait decidement de la chance dans ses filles. + +La noce fut decidee; et on resolut qu'on la ferait d'importance. Elle +aurait lieu a Sainte-Adresse, au restaurant de la mere Jusa. Cela +couterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'etait pas +coutume. + +Mais un matin, comme le vieux etait rentre au logis pour dejeuner, au +moment ou il se mettait a table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit +brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des +bagues, et un chapeau a plume. Elle etait gentille comme un coeur avec +tout ca. Elle sauta au cou du pere, qui n'eut pas le temps de dire +"ouf", puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs, +puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour +manger la soupe avec la famille. Cette fois, le pere Taille fut attendri +jusqu'aux larmes a son tour, et il repeta a plusieurs reprises: "C'est +bien, ca, petite, c'est bien, c'est bien." Alors, elle dit tout de +suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fit la noce de Rose a +Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait +chez elle, donc, cette noce, et ca ne couterait rien au pere. Ses +dispositions etaient prises, tout arrange, tout regle; elle se chargeait +de tout, voila! + +Le vieux repeta: "Ca, c'est bien, petite, c'est bien". Mais un scrupule +lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancee, surprise, +demanda: "Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en +charge, je vais en parler a Philippe, moi". + +Elle en parla a son pretendu, en effet, le jour meme; et Philippe +declara que ca lui allait parfaitement. Le pere et la mere Touchard +furent aussi ravis de faire un bon diner qui ne couterait rien. Et ils +disaient: "Ca sera bien, pour sur, vu que monsieur Dubois roule sur +l'or". + +Alors ils demanderent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence, +la cuisiniere des gens du premier. Anna consentit a tout. + +Le mariage etait fixe au dernier mardi du mois. + + +II + + +Apres la formalite de la mairie et la ceremonie religieuse, la noce se +dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amene, de leur cote, +un cousin d'age, M. Sauvetanin, homme a reflexions philosophiques, +ceremonieux et compasse, dont on attendait l'heritage, et une vieille +tante, Mme Lamondois. + +M. Sauvetanin avait ete designe pour offrir son bras a Anna. On les +avait accouples, les jugeant les deux personnes les plus importantes et +les plus distinguees de la societe. + +Des qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immediatement son +cavalier et courut en avant en declarant: "Je vais vous montrer le +chemin." + +Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invites +suivait plus lentement. + +Des que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser +passer le monde qui defilait devant elle en roulant de grands yeux et en +tournant la tete de tous les cotes pour voir ce luxe mysterieux. + +La table etait mise dans le salon, la salle a manger ayant ete jugee +trop petite. Un restaurateur voisin avait loue les couverts, et les +carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait +d'une fenetre. + +Les dames penetrerent dans la chambre a coucher pour se debarrasser de +leurs chales et de leurs coiffures, et le pere Touchard, debout sur +la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux +hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le pere Taille, tres +digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son +enfant, et il allait de piece en piece, tenant toujours a la main son +chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant a la facon d'un +sacristain dans une eglise. + +Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hatait le repas. + +Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle a manger demeublee, +en criant: "Venez tous par ici une minute." Les douze invites se +precipiterent et apercurent douze verres de madere en couronne sur un +gueridon. + +Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient deja dans +les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans +doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, meme +vieux et laids, aupres des femmes galantes, comme si elles devaient par +metier, par obligation professionnelle, un peu d'elles a tous les males. + +Puis on se mit a table, et le repas commenca. Les parents occupaient un +bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mere presidait +a droite, la jeune mariee presidait a gauche. Anna s'occupait de tous et +de chacun, veillait a ce que les verres fussent toujours pleins et les +assiettes toujours garnies. Une certaine gene respectueuse, une certaine +intimidation devant la richesse du logis et la solennite du service +paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne +rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans +une atmosphere trop distinguee, cela genait. Mme Touchard, la mere, qui +aimait rire, tachait d'animer la situation; et, comme on arrivait au +dessert, elle cria: "Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose." +Son fils passait dans sa rue pour posseder une des plus jolies voix du +Havre. + +Le marie aussitot se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur, +par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de +circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec +le serieux du diner. + +Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour ecouter. Tous +les visages devinrent attentifs et vaguement souriants. + +Le chanteur annonca "Le pain maudit", et arrondissant le bras droit, ce +qui fit remonter son habit dans son cou, il commenca: + + Il est un pain beni qu'a la terre econome + Il nous faut arracher d'un bras victorieux. + C'est le pain du travail, celui que l'honnete homme, + Le soir, a ses enfants, apporte tout joyeux. + Mais il en est un autre, a mine tentatrice, + Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_ + Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice! + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la! _(bis.)_ + +Toute la table applaudit avec frenesie. Le pere Touchard declara: "Ca, +c'est tape." La cuisiniere invitee tourna dans sa main un crouton +qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: "Tres +bien!" Et la tante Lamondois s'essuyait deja les yeux avec sa serviette. + +Le marie annonca: "Deuxieme couplet" et le lanca avec une energie +croissante: + + Respect au malheureux qui, tout brise par l'age, + Nous implore en passant sur le bord du chemin, + Mais fletrissons celui qui, desertant l'ouvrage, + Alerte et bien portant, ose tendre la main. + Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse. + C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_ + Honte a celui qui vit du pain de la paresse, + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la _(bis.)_ + +Tous, meme les deux servants restes debout contre les murs, hurlerent +en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient +detonner les voix grasses des hommes. + +La tante et la mariee pleuraient tout a fait. Le pere Taille se mouchait +avec un bruit de trombone, et le pere Touchard affole brandissait +un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisiniere amie +laissait tomber des larmes muettes sur son crouton qu'elle tourmentait +toujours. + +M. Sauvetanin prononca au milieu de l'emotion generale: "Voila des +choses saines, bien differentes des gaudrioles." + +Anna, troublee aussi, envoyait des baisers a sa soeur et lui montrait +d'un signe amical son mari, comme pour la feliciter. + +Le jeune homme, grise par le succes, reprit: + + Dans ton simple reduit, ouvriere gentille, + Tu sembles ecouter la voix du tentateur! + Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille. + Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur. + Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes + Lorsque, te maudissant, ton pere expirera? _(bis)_ + Le pain du deshonneur se petrit dans les larmes. + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la, _(bis.)_ + +Seuls les deux servants et le pere Touchard reprirent le refrain. Anna, +toute pale, avait baisse les yeux. Le marie, interdit, regardait autour +de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisiniere avait +soudain lache son crouton comme s'il etait devenu empoisonne. + +M. Sauvetanin declara gravement, pour sauver la situation: "Le dernier +couplet est de trop." Le pere Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait +des regards feroces autour de lui. + +Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une +voix mouillee, d'une voix de femme qui pleure: "Apportez le champagne." + +Aussitot une joie secoua les invites. Les visages redevinrent radieux. +Et comme le pere Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien +compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le +montrant aux convives: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la, + +toute la noce, electrisee en voyant apparaitre les bouteilles coiffees +d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-la. + + + + +LES SABOTS + + + + +Les Sabots + + +Le vieux cure bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus +des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommades des +paysans. Les grands paniers des fermieres venues de loin pour la messe +etaient poses a terre a cote d'elles; et la lourde chaleur d'un jour +de juillet degageait de tout le monde une odeur de betail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchees dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air charge d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges "... Comme le desire le bon Dieu. Ainsi soit-il!" prononcait +le pretre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, a recommander a ses ouailles les petites affaires intimes de +la commune. C'etait un vieux homme a cheveux blancs qui administrait +la paroisse depuis bientot quarante ans, et le prone lui servait pour +communiquer familierement avec tout son monde. + +Il reprit: "Je recommande a vos prieres Desire Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches." + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier poses dans un +breviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: "Il ne faut pas que +les garcons et les filles viennent comme ca, le soir, dans le cimetiere, +ou bien je previendrai le garde-champetre.--M. Cesaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnete comme servante." Il reflechit +encore quelques secondes, puis ajouta: "C'est tout, mes freres, c'est +la grace que je vous souhaite au nom du Pere, et du Fils, et du +Saint-Esprit." + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentres dans leur chaumiere, la derniere du +hameau de la Sabliere, sur la route de Fourville, le pere, un vieux +petit paysan sec et ride, s'assit devant la table, pendant que sa femme +decrochait la marmite et que sa fille Adelaide prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: "Ca s'rait p't'etre bon, c'te +place chez maitr' Omont, vu que le v'la veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'etre ben d'y envoyer +Adelaide." + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle reflechit. + +L'homme reprit: "Il a d'quoi, pour sur. Mais qu'il faudrait etre +degourdi et qu'Adelaide l'est pas un brin." + +La femme alors articula: "J'pourrions voir tout d'meme." Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde a l'air niais, aux cheveux +jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +"T'entends, grande bete. T'iras chez mait' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera." + +La fille se mit a rire sottement sans repondre. Puis tous trois +commencerent a manger. + +Au bout de dix minutes, le pere reprit: "Ecoute un mot, la fille, et +tache d'n' point te mettre en defaut sur ce que j'vas te dire...." + +Et il lui traca en termes lents et minutieux toute une regle de +conduite, prevoyant les moindres details, la preparant a cette conquete +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mere avait cesse de manger pour ecouter et elle demeurait, la +fourchette a la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour a +tour, suivant cette instruction avec une attention concentree et muette. + +Adelaide restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Des que le repas fut termine la mere lui fit mettre son bonnet, et elles +partirent toutes deux pour aller trouver M. Cesaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adosse aux batiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'etait retire du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il etait gros, Jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait a faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie a pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgre son age. + +Il aimait a se promener dans les champs, les mains derriere le dos, +enfoncant ses sabots de bois dans la terre grasse, considerant la levee +du ble ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur a son aise, qui +aime ca, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: "C'est un pere Bontemps, qui n'est pas bien leve tous +les jours." + +Il recut les deux femmes, le ventre a table, achevant son cafe. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous desirez? + +La mere prit la parole: + +--C'est no't fille Adelaide que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit cu matin monsieur le cure. + +Maitre Omont considera la fille, puis, brusquement: + +--Quel age qu'elle a, c'te grande bique-la? + +--Vingt-un ans a la Saint-Michel, monsieur Omont. + +--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. + +Et il congedia les deux femmes. + +Adelaide entra en fonctions le lendemain et se mit a travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la hela. + +--Adelaide! + +Elle accourut. + +--Me v'la, not' maitre. + +Des qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnees, l'oeil +trouble, il declara: + +--Ecoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma +servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne melerons point nos +sabots. + +--Oui, not' maitre. + +--Allons, c'est bien, va a ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le diner du maitre dans sa petite salle a papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prevenir M. +Omont. + +--C'est servi, not' maitre. + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, deplia sa serviette, hesita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +--Adelaide! + +Elle arriva, effaree. Il cria comme s'il allait la massacrer. + +--Eh bien, nom de D ... et te, ousqu'est ta place? + +--Mais ... not'maitre ... + +Il hurlait: + +"--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' la ou bien +foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre." + +Epouvantee, elle apporta son couvert en balbutiant: + +--Me v'la, not' maitre. + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle ecoutait les yeux baisses, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le cafe, elle ne deposa qu'une tasse devant lui, alors, +repris de colere, il grogna: + +--Eh bien, et pour te? + +--J'n'en prends point, not' maitre. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il eclata de nouveau: + +--J'aime pas prend' mon cafe tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas +t'mett' a en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va +chercher une tasse et plus vite que ca. + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, gouta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maitre, avala jusqu'au bout. Puis +il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second +du pousse-rincette, et le troisieme du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congedia. + +--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille. + +Il en fut de meme au diner. Puis elle dut faire sa partie de dominos, +puis il l'envoya se mettre au lit. + +--Va te coucher, je monterai tout a l'heure. + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa priere, +se devetit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, +effaree. Un cri furieux faisait trembler la maison: + +--Adelaide? + +Elle ouvrit sa porte et repondit de son grenier: + +--Me v'la, not' maitre. + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maitre. + +Alors il vocifera: + +--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom +de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ... + +Alors, elle repondit d'en haut, eperdue, cherchant sa chandelle: + +--Me v'la, not' maitre! + +Et il entendit ses petits sabots decouverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivee aux dernieres marches, il la prit +par le bras, et des qu'elle eut laisse devant la porte ses etroites +chaussures de bois a cote des grosses galoches du maitre, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +--Plus vite que ca, donc, nom de D ...! + +Et elle repetait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +--Me v'la, me v'la, not' maitre. + + * * * * * + +Six mois apres, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +pere l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, repetant: + +--Mais non, je n'crois point. + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-me si vous n'avez point, queque soir, mele vos sabots? + +--Oui, je les ons meles l'premier soir et puis l's autres. + +--Mais t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit a sangloter, balbutiant: + +--J'savais ti, me? J'savais ti, me? + +Le pere Malandain la guettait, l'oeil eveille, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Queque tu ne savais point? + +Elle prononca, a travers ses pleurs: + +--J'savais ti, me, que ca se faisait comme ca d's'efants! + +Sa mere rentrait. L'homme articula, sans colere: + +--La v'la grosse, a c't'heure. + +Mais la femme se facha, revoltee d'instinct, injuriant a pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de "manante" et de "trainee". + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour +causer de leurs affaires avec mait' Cesaire Omont, il declara: + +--All' est tout d'meme encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prone du dimanche suivant, le vieux cure publiait les bans de M. +Onufre-Cesaire Omont avec Celeste-Adelaide Malandain. + + + + +LA BUCHE + + + + +La Buche + + +Le salon etait petit, tout enveloppe de teintures epaisses, et +discretement odorant. Dans une cheminee large, un grand feu flambait; +tandis qu'une seule lampe posee sur le coin de la cheminee versait une +lumiere molle, ombree par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux +personnes qui causaient. + +Elle, la maitresse de la maison, une vieille a cheveux blancs, mais une +de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin +papier et parfumee, tout impregnee de parfums, penetree jusqu'a la chair +vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, +l'epiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur +legere qui vous saute a l'odorat lorsqu'on ouvre une boite de poudre +d'iris florentine. + +Lui etait un ami d'autrefois, reste garcon, un ami de toutes les +semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus +d'ailleurs. + +Ils avaient cesse de causer depuis une minute environ, et tous deux +regardaient le feu, revant a n'importe quoi, en l'un de ces silences +amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire +l'un pres de l'autre. + +Et soudain une grosse buche, une souche herissee de racines enflammees, +croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancee dans le salon, +roula sur le tapis en jetant des eclats de feu tout autour d'elle. + +La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis +que lui, a coup de botte, rejetait dans la cheminee l'enorme charbon +et ratissait de sa semelle toutes les eclaboussures ardentes repandues +autour. + +Quand le desastre fut repare, une forte odeur de roussi se repandit; et +l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: "Et +voila, dit-il en montrant la buche replacee dans l'atre, voila pourquoi +je ne me suis jamais marie." + +Elle le considera, tout etonnee, avec cet oeil curieux des femmes qui +veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, ou +la curiosite est reflechie, compliquee, souvent malicieuse; et elle +demanda: "Comment ca?" + +Il reprit: "Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine +histoire. + +Mes anciens camarades se sont souvent etonnes du froid survenu tout a +coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, +Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux +inseparables comme nous etions, avaient pu tout a coup devenir presque +etrangers l'un a l'autre. Or, voici le secret de notre eloignement. + +Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions +jamais; et l'amitie qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait +pu la briser. + +Un soir, en rentrant, il m'annonca son mariage. + +Je recus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait vole ou trahi. +Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une +femme, cette affection ombrageuse, inquiete et charnelle, ne tolere +point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de +coeur et de confiance qui existe entre deux hommes. + +Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un a l'autre, +l'homme et la femme sont toujours etrangers d'ame, d'intelligence; ils +restent deux belligerants; ils sont d'une race differente; il faut qu'il +y ait toujours un dompteur et un dompte, un maitre et un esclave; tantot +l'un, tantot l'autre; ils ne sont jamais deux egaux. Ils s'etreignent +les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent +jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui +semble ouvrir les coeurs, les mettre a nu, dans un elan de sincere +et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de +procreer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les +abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec +lui dans cette communion de pensees qui ne peut exister qu'entre deux +hommes. + +Enfin mon ami Julien se maria. Elle etait jolie, sa femme, charmante, +une petite blonde frisottee, vive, potelee, qui semblait l'adorer. + +D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gener leur tendresse, +me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, +m'appeler sans cesse, et m'aimer. + +Peu a peu je me laissai seduire par le charme doux de cette vie commune; +et je dinais souvent chez eux; et souvent, rentre chez moi la nuit, je +songeais a faire comme lui, a prendre une femme, trouvant bien triste a +present ma maison vide. + +Eux, paraissaient se cherir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien +m'ecrivit de venir diner. J'y allai. "Mon bon, dit-il, il va falloir que +je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de +retour avant onze heures; mais a onze heures precises, je rentrerai. +J'ai compte sur toi pour tenir compagnie a Berthe." + +La jeune femme sourit: "C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idee de vous +envoyer chercher", reprit-elle. + +Je lui serrai la main: "Vous etes gentille comme tout." Et je sentis sur +mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se +mit a table; et, des huit heures, Julien nous quittait. + +Aussitot qu'il fut parti, une sorte de gene singuliere naquit +brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous etions encore jamais +trouves seuls, et, malgre notre intimite grandissant chaque jour, le +tete-a-tete nous placait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord +de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les +silences embarrassants. Elle ne repondit rien et restait en face de moi, +de l'autre cote de la cheminee, la tete baissee, le regard indecis, un +pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile meditation. +Quand je fus a sec d'idees banales, je me tus. C'est etonnant comme il +est difficile quelquefois de trouver des choses a dire. Et puis, je +sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne +sais quoi impossible a exprimer, cet avertissement mysterieux qui vous +previent des intentions secretes, bonnes ou mauvaises, d'une autre +personne a votre egard. + +Ce penible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: "Mettez +donc une buche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'eteindre." +J'ouvris le coffre a bois, place juste comme le votre, et je pris une +buche, la plus grosse buche, que je placai en pyramide sur les autres +morceaux aux trois quarts consumes. + +Et le silence recommenca. + +Au bout de quelques minutes, la buche flambait de telle facon qu'elle +nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, +des yeux qui me parurent etranges. "Il fait trop chaud, maintenant, +dit-elle; allons donc la-bas, sur le canape." Et nous voila partis sur +le canape. Puis tout a coup, me regardant bien en face: "Qu'est-ce que +vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?" + +Je repondis, fort interloque: "Ma foi, le cas n'est pas prevu, et puis, +ca dependrait de la femme." + +Alors, elle se mit a rire, d'un rire sec, nerveux, fremissant, un de ces +rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta: + +"Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins." + +Elle se tut, puis reprit: + +"Avez-vous quelquefois ete amoureux, monsieur Paul?" + +Je l'avouai, oui, j'avais ete amoureux. + +"Racontez-moi ca," dit-elle. + +Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'ecoutait attentivement, +avec des marques frequentes d'improbation et de mepris; et soudain: +"Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fut bon, il faudrait, il +me semble, qu'il bouleversat le coeur, tordit les nerfs et ravageat la +tete; il faudrait qu'il fut--comment dirai-je?--dangereux, terrible +meme, presque criminel, presque sacrilege, qu'il fut une sorte de +trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacres, +des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, +sans perils, legal, est-ce bien de l'amour?" + +Je ne savais plus quoi repondre, et je jetais en moi-meme cette +exclamation philosophique: O cervelle feminine, te voila bien! + +Elle avait pris, en parlant, un petit air indifferent, sainte-nitouche; +et, appuyee sur les coussins, elle s'etait allongee, couchee, la tete +contre mon epaule, la robe un peu relevee, laissant voir un bas de soie +rouge que les eclats du foyer enflammaient par instants. + +Au bout d'une minute: "Je vous fais peur", dit-elle. Je protestai. Elle +s'appuya tout a fait contre ma poitrine et, sans me regarder: "Si je +vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?" Et avant que +j'eusse pu trouver ma reponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient +attire brusquement ma tete, et ses levres joignaient les miennes. Ah! +ma chere amie, je vous reponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper +Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusee, +effroyablement sensuelle sans doute, a qui son mari deja ne suffisait +plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul +attrait du fruit defendu, du danger brave, de l'amitie trahie! Non, cela +ne m'allait guere. Mais que faire? Imiter Joseph! role fort sot et, de +plus, fort difficile, car elle etait affolante en sa perfidie, cette +fille, et enflammee d'audace, et palpitante et acharnee. Oh! que celui +qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prete a +se donner, me jette la premiere pierre ... + +... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une +minute de plus et ... j'etais ... non, elle etait ... pardon, c'est lui +qui l'etait!... ou plutot qui l'aurait ete, quand voila qu'un bruit +terrible nous fit bondir. + +La buche, oui, la buche, madame, s'elancait dans le salon, renversant la +pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant +le tapis et se gitant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement +flamber. + +Je me precipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la +cheminee le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout +joyeux, rentrait. Il s'ecria: "Je suis libre, l'affaire est finie deux +heures plus tot!" + +Oui, mon amie, sans la buche, j'etais pince en flagrant delit. Et vous +apercevez d'ici les consequences! + +Or, je fis en sorte de n'etre plus repris dans une situation pareille, +jamais, jamais. Puis je m'apercus que Julien me battait froid, comme on +dit. Sa femme evidemment sapait notre amitie; et peu a peu il m'eloigna +de chez lui; et nous avons cesse de nous voir. Je ne me suis point +marie. Cela ne doit plus vous etonner. + + + + +MAGNETISME + + + + +Magnetisme + + +C'etait a la fin d'un diner d'hommes, a l'heure des interminables +cigares et des incessants petits verres, dans la fumee et +l'engourdissement chaud des digestions, dans le leger trouble des tetes +apres tant de viandes et de liqueurs absorbees et melees. + +On vint a parler du magnetisme, des tours de Donato et des experiences +du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, +indifferents a toute religion, se mirent a raconter des faits etranges, +des histoires incroyables mais arrivees, affirmaient-ils, retombant +brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant a +ce dernier reste de merveilleux, devenus devots, a ce mystere du +magnetisme, le defendant au nom de la science. + +Un seul souriait, un vigoureux garcon, grand coureur de filles et +chasseur de femmes, chez qui une incroyance a tout s'etait ancree si +fortement qu'il n'admettait meme point la discussion. + +Il repetait en ricanant: "Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne +discuterons pas Donato qui est tout simplement un tres malin faiseur de +tours. Quant a M. Charcot qu'on dit etre un remarquable savant, il me +fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent +par devenir fous a force de reflechir a d'etranges cas de folie. Il a +constate des phenomenes nerveux inexpliques et encore inexplicables, +il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant +toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-etre +des explications ecclesiastiques des mysteres. Et puis je voudrais +l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous repetez." + +Il y eut autour de l'incredule une sorte de mouvement de pitie, comme +s'il avait blaspheme dans une assemblee de moines. + +Un de ces messieurs s'ecria: + +--Il y a eu pourtant des miracles autrefois. + +Mais l'autre repondit: + +--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus? + +Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des +communications d'ames a travers de longs espaces, des influences +secretes d'un etre sur un autre. Et on affirmait, on declarait les faits +indiscutables, tandis que le nieur acharne repetait: "Des blagues! des +blagues! des blagues!" + +A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: "Eh +bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous +les expliquerai. Les voici: + +"Dans le petit village d'Etretat les hommes, tous matelots, vont chaque +annee au banc de Terre-Neuve pecher la morue. Or, une nuit, l'enfant +d'un de ces marins se reveilla en sursaut en criant que son "pe etait +mort a la me". On calma le mioche qui se reveilla de nouveau en hurlant +que son "pe etait neye". Un mois apres on apprenait en effet la mort du +pere enleve du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les reveils +de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'emut; on rapprocha les +dates; et il se trouva que l'accident et le reve avaient coincide a peu +pres; d'ou l'on conclut qu'ils etaient arrives la meme nuit, a la meme +heure. Et voila un mystere du magnetisme." + +Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort emu demanda:--Et +vous expliquez ca, vous? + +--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouve le secret. Le fait m'avait surpris +et meme vivement embarrasse; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par +principe. De meme que d'autres commencent par croire, je commence par +douter; et quand je ne comprends nullement, je continue a nier toute +communication telepathique des ames, sur que ma penetration seule est +suffisante. Eh bien, j'ai cherche, cherche, et j'ai fini, a force +d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre +qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des +enfants revat et annoncat a son reveil que le "pe etait mort a la me". +La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent +toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces frequentes predictions +coincide, par un hasard tres simple, avec une mort, on crie aussitot au +miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres +presages, toutes les autres propheties de malheur, demeures sans +confirmation. J'en ai pour ma part considere plus de cinquante dont les +auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient meme plus. Mais si +l'homme, en effet, etait mort, la memoire se serait immediatement +reveillee, et l'on aurait celebre l'intervention de Dieu selon les uns, +du magnetisme selon les autres. + +Un des fumeurs declara: + +--C'est assez juste, ce que vous dites la, mais voyons votre seconde +histoire? + +--Oh! ma seconde histoire est fort delicate a raconter. C'est a +moi qu'elle est arrivee, aussi je me defie un rien de ma propre +appreciation. On n'est jamais equitablement juge et partie. Enfin la +voici: + +"J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme a laquelle je ne +songeais nullement, que je n'avais meme jamais regardee attentivement, +jamais remarquee, comme on dit. + +"Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fut pas laide; +enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux +quelconques, toute une physionomie terne; c'etait un de ces etres sur +qui la pensee ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arreter, +sur qui le desir ne s'abat point. + +"Or, un soir, que j'ecrivais des lettres au coin de mon feu avant de me +mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce devergondage d'idees, de +cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste +quelques minutes revassant, la plume en l'air, une sorte de petit +souffle qui me passait dans l'esprit, un tout leger frisson du coeur, et +immediatement, sans raison, sans aucun enchainement de pensees logique, +j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds a la +tete, et sans voile, cette jeune femme a qui je n'avais jamais songe +plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversat la +tete. Et soudain je lui decouvris un tas de qualites que je n'avais +point observees, un charme doux, un attrait langoureux; elle eveilla +chez moi cette sorte d'inquietude d'amour qui vous met a la poursuite +d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je +m'endormis. Et je revai. + +"Vous avez tous fait de ces reves singuliers, n'est-ce pas, qui +vous rendent maitres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes +infranchissables, des joies inesperees, des bras impenetrables? + +"Qui de nous dans ces sommeils troubles, nerveux, haletants, n'a tenu, +etreint, petri, possede avec une acuite de sensation extraordinaire, +celle dont son esprit etait occupe? Et avez-vous remarque quelles +surhumaines delices apportent ces bonnes fortunes du reve! En quelles +ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous +secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, penetrante, elles +vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient defaillante et chaude, en +cette illusion adorable et brutale, qui semble une realite. + +"Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme +fut a moi, tellement a moi que la tiede douceur de sa peau me restait +aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le gout de +ses baisers me restait aux levres, le son de sa voix me restait aux +oreilles, le cercle de son etreinte autour des reins, et le charme +ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps apres mon reveil +exquis et decevant. + +"Et trois fois en cette meme nuit, le songe se renouvela. + +"Le jour venu, elle m'obsedait, me possedait, me hantait la tete et les +sens, a un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser a +elle. + +"A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. +Dans son escalier j'etais emu a trembler, mon coeur battait, un desir +vehement m'envahissait des pieds aux cheveux. + +"J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et +soudain nos yeux se croiserent avec une surprenante fixite. Je m'assis. + +"Je balbutiai quelques banalites qu'elle ne semblait point ecouter. Je +ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle, +la saisissant a pleins bras; et tout mon reve s'accomplit si vite, si +facilement, si follement, que je doutai soudain d'etre eveille ... Elle +fut pendant deux ans ma maitresse ..." + +--Qu'en concluez-vous? dit une voix. + +Le conteur semblait hesiter. + +--J'en conclus ... je conclus a une coincidence, parbleu! Et puis, qui +sait? C'est peut-etre un regard d'elle que je n'avais point remarque et +qui m'est revenu ce soir-la par un de ces mysterieux et inconscients +rappels de memoire qui nous represente souvent des choses negligees par +notre conscience, passees inapercues devant notre intelligence! + +--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez +pas au magnetisme apres cela, vous etes un ingrat mon cher monsieur! + + + + +DIVORCE + + + + +Divorce + + +Maitre Bontran, le celebre avocat parisien, celui qui depuis dix ans +plaide et obtient toutes les separations entre epoux mal assortis, +ouvrit la porte de son cabinet et s'effaca pour laisser passer le +nouveau client. + +C'etait un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua: + +--Prenez un siege, dit l'avocat + +Le client s'assit et apres avoir tousse: + +--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire +de divorce. + +--Parlez, monsieur, je vous ecoute. + +--Monsieur, je suis un ancien notaire. + +--Deja! + +--Oui, deja. J'ai trente-sept ans. + +--Continuez. + +--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, tres malheureux. + +--Vous n'etes pas le seul. + +--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout a fait +special et mes griefs contre ma femme d'une nature tres particuliere. +Mais je commence par le commencement. Je me suis marie d'une facon tres +bizarre. Croyez-vous aux idees dangereuses? + +--Qu'entendez-vous par la? + +--Croyez-vous que certaines idees soient aussi dangereuses pour certains +esprits que le poison pour le corps? + +--Mais, oui, peut-etre. + +--Certainement. Il y a des idees qui entrent en nous, nous rongent, nous +tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur resister. C'est +une sorte de phylloxera des ames. Si nous avons le malheur de laisser +une de ces pensees-la se glisser en nous, si nous ne nous apercevons +pas des le debut qu'elle est une envahisseuse, une maitresse, un tyran, +qu'elle s'etend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans +cesse, s'installe, chasse toutes nos preoccupations ordinaires, absorbe +toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes +perdus. + +Voici donc ce qui m'est arrive, monsieur. Comme je vous l'ai dit, +j'etais notaire a Rouen, et un peu gene, non pas pauvre, mais pauvret, +mais soucieux, force a une economie de tous les instants, oblige de +limiter tous mes gouts, oui, tous! et c'est dur a mon age. + +Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatriemes +pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, +etc., etc.; et il m'etait arrive plusieurs fois, par ce moyen, de faire +faire a quelques clients des mariages avantageux. + +Un jour je tombe sur ceci: + +"Demoiselle jolie, bien elevee, comme il faut, epouserait homme +honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien +nets. Rien des agences." + +Or, justement, ce jour-la, je dinais avec deux amis, un avoue et un +filateur. Je ne sais comment la conversation vint a tomber sur les +mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille francs. + +Le filateur dit: "Qu'est-ce que c'est que ces femmes-la?" + +L'avoue plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces +conditions, et il donna des details; puis il ajouta, en se tournant vers +moi: + +"--Pourquoi diable ne vois-tu pas ca pour toi-meme? Cristi, ca t'en +enleverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs." + +Nous nous mimes a rire tous les trois, et on parla d'autre chose. + +Une heure plus tard je rentre chez moi. + +Il faisait froid cette nuit-la. J'habitais d'ailleurs une vieille +maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent a des +champignonnieres. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier, +un frisson glace m'entra dans le bras, et comme j'etendais l'autre +pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson +m'envahir, plus humide, celui-la, et ils se joignirent dans ma poitrine, +m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'enervement. Et je murmurai, +saisi par un brusque souvenir: "Sacristi, si je les avais, les deux +millions cinq cent mille!" + +Ma chambre etait lugubre, une chambre de garcon rouennais faite par une +bonne chargee aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre! +un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas +de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis a +chantonner, sur un air de cafe-concert, car je frequente quelquefois ces +endroits-la: + + Deux millions, + Deux millions + Sont bons + Avec cinq cent mille + Et femme gentille. + +Au fait, je n'avais pas encore pense a la femme et j'y songeai tout a +coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai meme si bien que je fus +longtemps a m'endormir. + +Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je +devais me trouver a huit heures a Darnetal pour une affaire importante. +Il fallait me lever a six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les +deux millions cinq cent mille! + +Je revins a mon etude vers dix heures. Il y avait la dedans une odeur +de poele rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procedure +avances--rien ne pue comme ca--et une odeur de clercs--bottes, +redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavee, le tout chauffee a +dix-huit degres. + +Je dejeunai, comme tous les jours, d'une cotelette brulee et d'un +morceau de fromage. Puis je me remis au travail. + +C'est alors que je pensai tres serieusement a la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille. Qui etait-ce? Pourquoi ne pas ecrire? Pourquoi +ne pas savoir? + +Enfin, monsieur, j'abrege. Pendant quinze jours cette idee me hanta, +m'obseda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites miseres dont +je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-la, presque sans m'en +apercevoir, me piquaient a present comme des coups d'aiguille, et +chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitot a la +demoiselle aux deux millions cinq cent mille. + +Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on desire une chose, +monsieur, on se la figure telle qu'on l'espere. + +Certes, il n'etait pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille, +dotee d'une facon aussi convenable, cherchat un mari par la voie des +journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fut honorable +et malheureuse. + +D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne +m'avait pas ebloui comme une chose feerique. Nous sommes habitues, nous +autres qui lisons toutes les offres de cette nature, a des propositions +de mariage accompagnees de six, huit, dix ou meme douze millions. Le +chiffre de douze millions est meme assez commun. Il plait. Je sais bien +que nous ne croyons guere a la realite de ces promesses. Elles nous +font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent +vraisemblables, jusqu'a un certain point, pour notre credulite +inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils representent et nous +disposent a considerer une dot de deux millions cinq cent mille francs +comme tres possible, tres morale. + +Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de +chambre, ayant herite brusquement de son pere, avait appris du meme coup +la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir a la devoiler a quelque +homme qui l'aurait aimee, faisait appel aux inconnus par un moyen fort +usite qui comportait en lui-meme une sorte d'aveu de tare originelle. + +Ma supposition etait stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres, +notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, +monsieur. + +Donc j'ecrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis. + +Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'apres-midi, j'etais en +train de travailler dans mon cabinet, quand le maitre clerc m'annonca: + +--Mlle Chantefrise. + +--Faites entrer. + +Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air +embarrassee. + +--Asseyez-vous, mademoiselle. + +Elle s'assit et murmura: + +--C'est moi, monsieur. + +--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaitre. + +--La personne a qui vous avez ecrit. + +--Pour un mariage? + +--Oui, monsieur. + +--Ah! tres bien! + +--Je suis venue moi-meme, parce qu'on fait mieux les choses en personne. + +--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous desirez vous marier? + +--Oui, monsieur. + +--Vous avez de la famille? + +Elle hesita, baissa les yeux et balbutia: + +--Non, monsieur ... Ma mere ... et mon pere ... sont morts. + +Je tressaillis.--Donc j'avais devine juste,--et une vive sympathie +s'eveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre creature. Je +n'insistai pas pour menager sa sensibilite, et je repris: + +--Votre fortune est bien nette? + +Elle repondit, cette fois, sans hesiter: + +--Oh! oui, monsieur. + +Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me +deplaisait pas, bien qu'un peu mure, plus mure que je n'avais pense. +C'etait une belle personne, une forte personne, une maitresse femme. Et +l'idee me vint de lui jouer une jolie petite comedie de sentiment, de +devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je +me serais assure que la dot n'etait pas illusoire. Je lui parlai de ce +client que je depeignis comme un homme triste, tres honorable, un peu +malade. + +Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants. + +--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou +quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre. + +--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle. + +--Mon Dieu! oui ou non. Etes-vous pressee de retourner chez vous? + +--Pas du tout. + +--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps. + +--Vous etes trop aimable, monsieur. + +--Vous etes descendue a l'hotel? + +Elle nomma le premier hotel de Rouen. + +--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre a votre futur ... notaire +de vous offrir a diner, ce soir. + +Elle parut hesiter, inquiete, indecise; puis elle se decida: + +--Oui, monsieur. + +--Je vous prendrai chez vous a sept heures. + +--Oui, monsieur. + +--Alors, a ce soir, mademoiselle? + +--Oui, monsieur. + +Et je la reconduisis jusqu'a ma porte. + + * * * * * + +A sept heures, j'etais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette +pour moi et me recut d'une facon tres coquette. + +Je l'emmenai diner dans un restaurant ou j'etais connu, et je commandai +un menu troublant. + +Une heure plus tard, nous etions tres amis, et elle me contait son +histoire. Fille d'une grande dame seduite par un gentilhomme, elle avait +ete elevee chez des paysans. Elle etait riche a present, ayant herite de +grosses sommes de son pere et de sa mere, dont elle ne dirait jamais +les noms, jamais. Il etait inutile de les lui demander, inutile de la +supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu a les savoir, je +l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitot en femme pratique, +sure d'elle, sure des chiffres, des titres, des revenus, des interets +et des placements. Sa competence en cette matiere me donna aussitot une +grande confiance en elle, et je devins galant, avec reserve cependant; +mais je lui montrai clairement que j'avais du gout pour elle. + +Elle marivauda, non sans grace. Je lui offris du champagne, et j'en bus, +ce qui me troubla les idees. Je sentis alors clairement que j'allais +devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur +qu'elle ne fut aussi un peu emue et qu'elle ne succombat. Pour me +calmer, je recommencai a lui parler de sa dot, qu'il faudrait etablir +d'une facon precise, car mon client etait homme d'affaires. + +Elle repondit avec gaiete:--Oh! je sais. J'ai apporte toutes les +preuves. + +--Ici, a Rouen? + +--Oui, a Rouen. + +--Vous les avez a l'hotel? + +--Mais oui. + +--Pouvez-vous me les montrer? + +--Mais oui. + +--Ce soir. + +--Mais oui. + +Cela me sauvait de toutes les facons. Je payai l'addition, et nous voici +rentrant chez elle. + +Elle avait, en effet, apporte tous ses titres. Je ne pouvais douter, je +les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie +au coeur que je fus pris aussitot d'un violent desir de l'embrasser. +Je m'entends, d'un desir chaste, d'un desir d'homme content. Et je +l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... +le champagne aidant ... je succombai ... ou plutot ... non ... elle +succomba. + +Ah! monsieur, j'en fis une tete, apres cela ...--et elle donc! Elle +pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne +pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans +un etat d'esprit epouvantable. + +Que faire? J'avais abuse de ma cliente. Cela n'eut ete rien si j'avais +eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'etait moi, le client, +le client naif, le client trompe, trompe par lui-meme. Quelle situation! +Je pouvais la lacher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable, +sure! Et puis avais-je le droit de la lacher, la pauvre fille, apres +l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquietudes plus tard! + +Combien peu de securite avec une femme qui succombait ainsi! + +Je passai une nuit terrible d'indecision, torture de remords, ravage de +craintes, ballotte par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison +s'eclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me presentai, comme onze +heures sonnaient, a l'hotel qu'elle habitait. + +En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux. + +Je lui dis: + +--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose a faire pour reparer nos +torts. Je vous demande votre main. + +Elle balbutia: + +--Je vous la donne. + +Je l'epousai. + + * * * * * + +Tout alla bien pendant six mois. + +J'avais cede mon etude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas +un reproche, mais pas un seul a adresser a ma femme. + +Cependant je remarquais peu a peu que, de temps en temps, elle faisait +de longues sorties. Cela arrivait a jour fixe, une semaine le mardi, +l'autre le vendredi. Je me crus trompe, je la suivis. + +C'etait un mardi. Elle sortit a pied vers une heure, descendit la rue +de la Republique, tourna a droite, par la rue qui suit le palais +archiepiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'a la Seine, longea le pont +de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiete, +se retournant souvent, epiant tous les passants. + +Comme je m'etais costume en charbonnier, elle ne me reconnut pas. + +Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, +son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq. + +Je me cachai derriere un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un +flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'elance, saisit dans ses bras +une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et +l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, apercoit une autre +enfant, plus jeune encore, fille ou garcon, porte par une autre +campagnarde, se jette dessus, l'etreint avec violence, et s'en va, +escortee des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre +et deserte promenade du Cours-la-Reine. + +Je rentrai effare, l'esprit en detresse, comprenant et ne comprenant +pas, n'osant point deviner. + +Quand elle revint pour diner, je me jetai vers elle, hurlant: + +--Quels sont ces enfants? + +--Quels enfants? + +--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever? + +Elle poussa un grand cri et s'evanouit. Quand elle revint a elle, elle +me confessa, dans un deluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui, +monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, +deux garcons. + +Et c'etait la--quelle honte!--c'etait la l'origine de sa fortune.--Les +quatre peres!... Elle avait amasse sa dot. + +Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire? + +L'avocat repondit avec gravite: + +--Reconnaitre vos enfants, monsieur. + + + + +UNE SOIREE + + + + +Une Soiree + + +Le marechal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour +les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison +a Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant a sec et mal avec sa +famille, avait ecrit a sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine +de liberte. Ce n'est point qu'il aimat beaucoup Mme Padoie, une petite +femme moralisante, devote, et toujours irritee; mais il avait besoin +d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les +Padoie etaient les seuls qu'il n'eut jamais ranconnes. + +Le pere Varajou, ancien horticulteur a Angers, retire maintenant des +affaires, avait ferme sa bourse a son garnement de fils et ne le voyait +guere depuis deux ans. Sa fille avait epouse Padoie, ancien employe des +finances, qui venait d'etre nomme receveur des contributions a Vannes. + +Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire a la +maison de son beau-frere. Il le trouva dans son bureau, en train de +discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa +chaise, tendit la main par-dessus sa table chargee de papiers, murmura: +"Prenez un siege, je suis a vous dans un instant", se rassit et +recommenca sa discussion. + +Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne +comprenait pas leurs raisonnements; il parlait francais, les autres +parlaient breton, et le commis qui servait d'interprete ne semblait +comprendre personne. + +Ce fut long, tres long. Varajou considerait son beau-frere en songeant: +"Quel cretin!" Padoie devait avoir pres de cinquante ans; il etait +grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui +faisaient sur ses yeux deux voutes de poils. Coiffe d'un bonnet de +velours orne d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il +faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensee, tout etait mou. Varajou +se repetait: "Quel cretin!" + +Il etait, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de +plus grands plaisirs que le cafe et la fille publique. En dehors de ces +deux poles de l'existence, il ne comprenait rien. Hableur, bruyant, +plein de dedain pour tout le monde, il meprisait l'univers entier du +haut de son ignorance. Quand il avait dit: "Nom d'un chien, quelle +fete!" il avait certes exprime le plus haut degre d'admiration dont fut +capable son esprit. + +Padoie, ayant enfin eloigne ses paysans, demanda: + +--Vous allez bien? + +--Pas mal, comme vous voyez. Et vous? + +--Assez bien, merci. C'est tres aimable d'avoir pense a venir nous voir. + +--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le metier +militaire, on n'a pas grande liberte. + +--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est tres aimable. + +--Et Josephine va bien? + +--Oui, oui, merci, vous la verrez tout a l'heure. + +--Ou est-elle donc? + +--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; +c'est une ville tres comme il faut. + +--Je m'en doute. + +Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frere +sans empressement, lui tendit la joue et demanda: + +--Il y a longtemps que tu es ici? + +--Non, a peine une demi-heure. + +--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le +salon. + +Ils passerent dans la piece voisine, laissant Padoie a ses chiffres et a +ses contribuables. + +Des qu'ils furent seuls: + +--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle. + +--Quoi donc? + +--Il parait que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que +tu fais des dettes. + +Il eut l'air tres etonne. + +--Moi! Jamais de la vie. + +--Oh! ne nie pas, je le sais. + +Il essaya encore de se defendre, mais elle lui ferma la bouche par une +semonce si violente qu'il dut se taire. + +Puis elle reprit: + +--Nous dinons a six heures, tu es libre jusqu'au diner. Je ne puis te +tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses a faire. + +Reste seul, il hesita entre dormir ou se promener. Il regardait tour a +tour la porte conduisant a sa chambre et celle conduisant a la rue. Il +se decida pour la rue. + +Donc il sortit et se mit a roder, d'un pas lent, le sabre sur les +mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte +au bord de sa mer interieure, qu'on appelle "le Morbihan". Il regardait +les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et +il murmurait: "Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idee de venir ici!" + +Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et +desole, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour +sommeiller jusqu'au diner. + +La bonne le reveilla en frappant a sa porte. + +--C'est servi, monsieur. + +Il descendit. + +Dans la salle humide, dont le papier se decollait pres du sol, une +soupiere attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi +trois assiettes melancoliques. + +M. et Mme Padoie entrerent en meme temps que Varajou. On s'assit, puis +la femme et le mari dessinerent un petit signe de croix sur le creux de +leur estomac, apres quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. +C'etait jour de pot-au-feu. + +Apres la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui +tombait en bouillie. Le sous-officier le machait avec lenteur, avec +degout, avec fatigue, avec rage. + +Mme Padoie disait a son mari: + +--Tu vas ce soir chez M. le premier president? + +--Oui, ma chere. + +--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es +pas fait pour le monde avec ta mauvaise sante. + +Alors elle parla de la societe de Vannes, de l'excellente societe ou +les Padoie etaient recus avec consideration, grace a leurs sentiments +religieux. + +Puis on servit des pommes de terre en puree, avec un plat de +charcuterie, en l'honneur du nouveau venu. + +Puis du fromage. C'etait fini. Pas de cafe. + +Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soiree en tete-a-tete avec +sa soeur, subir ses reproches, ecouter ses sermons, sans avoir meme +un petit verre a laisser couler dans sa gorge pour faire glisser +les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce +supplice, et il declara qu'il devait aller a la gendarmerie pour faire +regulariser quelque chose sur sa permission. + +Et il se sauva, des sept heures. + +A peine dans la rue, il commenca par se secouer comme un chien qui +sort de l'eau. Il murmurait: "Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle +corvee!" + +Et il se mit a la recherche d'un cafe, du meilleur cafe de la ville. Il +le trouva, sur une place, derriere deux becs de gaz. Dans l'interieur, +cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et +causaient doucement, accoudes sur de petites tables, tandis que deux +joueurs de billard marchaient autour du tapis vert ou roulaient les +billes en se heurtant. + +On entendait leur voix compter: "Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de +chance.--Oh! joli coup! bien joue!--Onze.--Il fallait prendre par la +rouge.--Vingt.--Bille en tete, bille en tete.--Douze. Hein! j'avais +raison?" + +Varajou commanda: "Une demi-tasse et un carafon de fine, de la +meilleure." + +Puis il s'assit, attendant sa consommation. + +Il etait accoutume a passer ses soirs de liberte avec ses camarades, +dans le tapage et la fumee des pipes. Ce silence, ce calme +l'exasperaient. Il se mit a boire, du cafe d'abord; puis son carafon +d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire +maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un. + +Il se dit: "Cristi, me voila remonte. Il faut que je fasse la fete." Et +l'idee lui vint aussitot de trouver des filles pour s'amuser. Il appela +le garcon. + +--He, l'employe! + +--Voila, m'sieu. + +--Dites, l'employe, ousqu'on rigole ici? + +L'homme resta stupide a cette question. + +--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici! + +--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi? + +--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne biere ou du bon vin. + +--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais? + +--Les demoiselles! ah! ah! + +--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici? + +--Des demoiselles? + +--Mais, oui, des demoiselles! + +Le garcon se rapprocha, baissa la voix: + +--Vous demandez ousqu'est la maison? + +--Mais oui, parbleu! + +--Vous prenez la deuxieme rue a gauche et puis la premiere a +droite.--C'est au 15. + +--Merci, ma vieille. V'la pour toi. + +--Merci, m'sieu. + +Et Varajou sortit en repetant: "Deuxieme a gauche, premiere a droite, +15." Mais au bout de quelques secondes, il pensa: "Deuxieme a +gauche,--oui,--Mais en sortant du cafe, fallait-il prendre a droite ou a +gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien." + +Et il marcha, tourna dans la seconde rue a gauche, puis dans la premiere +a droite, et chercha le numero 15. C'etait une maison d'assez belle +apparence, dont on voyait, derriere les volets clos, les fenetres +eclairees au premier etage. La porte d'entree demeurait entr'ouverte, et +une lampe brulait dans le vestibule. Le sous-officier pensa: + +--C'est bien ici. + +Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela: + +-Ohe! Ohe! + +Une petite bonne apparut et demeura stupefaite en apercevant un soldat. +Il lui dit: + +--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut? + +--Oui, monsieur. + +--Au salon? + +--Oui monsieur. + +--Je n'ai qu'a monter? + +--Oui, monsieur. + +--La porte en face? + +--Oui, monsieur. + +Il monta, ouvrit une porte et apercut, dans une piece bien eclairee +par deux lampes, un lustre et deux candelabres a bougies, quatre dames +decolletees qui semblaient attendre quelqu'un. + +Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un +peu guinde, sur des sieges de velours grenat, tandis que la quatrieme, +agee de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; +elle etait tres grosse, vetue d'une robe de soie verte qui laissait +passer, pareille a l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras enormes +et son enorme gorge, d'un rose rouge poudrederize. Le sous-officier +salua: + +--Bonjour, mesdames. + +La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina: + +--Bonjour, monsieur. + +Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il +songea que les officiers seuls etaient sans doute admis dans ce lieu; et +cette pensee le troubla. Puis il se dit: "Bah! s'il en vient un, nous +verrons bien." Et il demanda: + +--Alors, ca va bien? + +La dame, la grosse, la maitresse du logis sans doute, repondit: + +--Tres bien! merci. + +Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut. + +Cependant il eut honte, a la fin, de sa timidite, et riant d'un rire +gene: + +--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ... + +Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et +Padoie, en habit noir, apparut. + +Alors Varajou poussa un hurlement d'allegresse, et, se dressant, il +sauta sur son beau-frere, le saisit dans ses bras et le fit danser tout +autour du salon en hurlant: "V'la Padoie ... V'la Padoie ... V'la Padoie +..." Puis, lachant le percepteur eperdu de surprise, il lui cria dans la +figure: + +--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fete, toi,... Ah! +Farceur.... Et ma soeur!... Tu la laches, dis!... + +Et songeant a tous les benefices de cette situation inesperee, a +l'emprunt force, au chantage inevitable, il se jeta tout au long sur le +canape et se mit a rire si fort que tout le meuble en craquait. + +Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauverent, +tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prete a +defaillir. + +Et deux messieurs apparurent, decores, tous deux en habit. Padoie se +precipita vers eux: + +--Oh! monsieur le president ... il est fou ... il est fou ... On nous +l'avait envoye en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou.... + +Varajou s'etait assis, ne comprenant plus, devinant tout a coup qu'il +avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant +vers son beau-frere: + +--Ou donc sommes-nous ici? demanda-t-il. + +Mais Padoie, saisi soudain d'une colere folle, balbutia: + +--Ou ... ou ... ou nous sommes.... Malheureux ... miserable ... +infame.... Ou nous sommes ... Chez monsieur le premier president!... +chez monsieur le premier president de Mortemain ... de Mortemain ... de +... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... +canaille!... + + + + +TABLE + + Boule de Suif + L'Epave + Decouverte + Un Parricide + Le Rendez-vous + Bombard + Le Pain Maudit + Les Sabots + La Buche + Magnetisme + Divorce + Une Soiree + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + +***** This file should be named 10746.txt or 10746.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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