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This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + + + + +[Illustration: Boule de Suif] + + + + +LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 PARIS_ + +_Collection des Grands Romans_ + +A 1 FRANC + +GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._ + +GEORGES OHNET _Le Maître de Forges. Serge Panine. La Grande Marnière._ + +ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._ + +ANDRÉ THEURIET _Sauvageonne._ + +RENÉ MAIZEROY _Petite Reine._ + +GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._ + +MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._ + +JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._ + +PIERRE MAEL _Un roman de Femme._ + +JULES CASE _La Fille à Blanchard._ + +RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._ + +MATHILDE SERAO _Adieu Amour._ + +MAURICE MONTÉGUT _Un nom sur une Tombe._ + +MAURICE LEBLANC _Une Femme._ + + +Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume. + + + + +Boule de Suif + + + + +OEUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES DU GUY DE MAUPASSANT + + +ÉDITION DE LUXE + +(_Voir Catalogue à la fin du volume_.) + + + + +GUY DE MAUPASSANT + +BOULE DE SUIF + + +L'ÉPAVE--DÉCOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN +MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNÉTISME--DIVORCE--UNE SOIRÉE + + + +PARIS 1907 + + + + +BOULE DE SUIF + + +Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient +traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais des hordes +débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes +en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, sans +régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une pensée ou +d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue +sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens +pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil; +des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à +l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; puis, au milieu +d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une +grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins +divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui +suivait avec peine la marche plus légère des lignards. + +Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques: «les +Vengeurs de la Défaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la +Mort»--passaient à leur tour, avec des airs de bandits. + +Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de +suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs +écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle +et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de +campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur +leurs épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres +soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et +débauchés. + +Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. + +La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances +très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres +sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait +sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses +uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère +les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient +subitement disparu. + +Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour +gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant après +tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques +disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d'un peuple habitué +à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s'en +allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance. + +Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient +plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le +commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne +considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux +de cuisine. + +La vie semblait arrêtée; les boutiques étaient closes, la rue muette. +Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le +long des murs. + +L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de l'ennemi. + +Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, +quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la ville avec +célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la +côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs +apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les +avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur +la place de l'Hôtel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armée +allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les +pavés sous leur pas dur et rythmé. + +Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale montaient le +long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière +les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres +de la cité, des fortunes et des vies, de par le «droit de guerre». Les +habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que +donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la +terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car +la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre établi des choses est +renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout ce que protégeaient +les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d'une +brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous +les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve débordé qui roule les +paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachées aux +toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant +les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au +son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute +croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne +en la protection du Ciel et en la raison de l'homme. + +Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis +disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion. +Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les +vainqueurs. + +Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un +calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien +mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, +plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette +guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait, +un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on +obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi +blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir ainsi serait moins +de la bravoure que de la témérité.--Et la témérité n'est plus un défaut +des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où +s'illustra leur cité.--On se disait enfin, raison suprême tirée de +l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis d'être poli dans son +intérieur pourvu qu'on ne se montrât pas familier, en public, avec le +soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la +maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps, +chaque soir, à se chauffer au foyer commun. + +La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français +ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans +les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec +arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas +avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les +officiers de chasseurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux mêmes cafés. + +Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil +et d'inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur +répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les +places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l'impression +d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses. + +Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants +payaient toujours; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un négociant +normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute +parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre. + +Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de +la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les +pêcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand +gonflé dans son uniforme, tué d'un coup de couteau ou de savate, la tête +écrasée par une pierre, ou jeté à l'eau d'une poussée du haut d'un pont. +Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et +légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que +les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire. + +Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à +mourir pour une Idée. + +Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville à leur +inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la +renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, +on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le coeur des +commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au +Havre que l'armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner +ce port en allant par terre à Dieppe où ils s'embarqueraient. + +On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la +connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en +chef. + +Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce +voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on +résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout +rassemblement. + +Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, +vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la +neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la +nuit. + +A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la +cour de l'Hôtel de Normandie, où l'on devait monter en voiture. + +Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous +leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité; et l'entassement +des lourds vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps à +des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se +reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent:--«J'emmène ma +femme,»--dit l'un.--«J'en fais autant.«--«Et moi aussi.»--Le premier +ajouta:--«Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens +approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre.»--Tous avaient les +mêmes projets, étant de complexion semblable. + +Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait +un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure +pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux +frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix +d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un +léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; ce murmure +devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement +de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque +secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant le sol. + +La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés +s'étaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis. + +Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en +descendant vers la terre; il effaçait les formes, poudrait les choses +d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence +de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague, +innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que +bruit, entremêlement d'atomes légers qui semblaient emplir l'espace, +couvrir le monde. + +L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval +triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, +attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, +car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumière. +Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs +immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit:--«Pourquoi ne montez-vous +pas dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins.» + +Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les +trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite; +puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les +dernières places sans échanger une parole. + +Le plancher était couvert de paille où les pieds s'enfoncèrent. Les +dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un +charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à +voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses +qu'elles savaient déjà depuis longtemps. + +Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre +à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda:--«Tout le +monde est-il monté?»--Une voix du dedans répondit:--«Oui.»--On partit. + +La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les +roues s'enfonçaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des +craquements sourds; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient; et le +fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les +côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant +brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort +plus violent. + +Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu'un +voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne +tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs +et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où +apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt +une chaumière avec un capuchon de neige. + +Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de +cette aurore. + +Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de +l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue +Grand-Pont. + +Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté +le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très +mauvais vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses +connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de +ruses et de jovialité. + +Sa réputation de filou était si bien établie, qu'un soir, à la +préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant +et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu +somnolentes de faire une partie de «Loiseau vole», le mot lui-même vola +à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait +fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province. + +Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses +plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui +sans ajouter immédiatement:--«Il est impayable, ce Loiseau.» + +De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d'une face +rougeaude entre deux favoris grisonnants. + +Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision +rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce, qu'il +animait par son activité joyeuse. + +A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, +M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire +de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du Conseil +général. Il était resté, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition +bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement +à la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre +expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, +demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen +en garnison. + +Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute +jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navré +l'intérieur lamentable de la voiture. + +Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un +des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, +vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, par les +artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV +qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse +une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et +gouverneur de province. + +Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert +représentait le parti orléaniste dans le département. L'histoire de +son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes était toujours +demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait +mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils +de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon +demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille +galanterie, et dont l'entrée fût difficile. + +La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, +cinq cent mille livres de revenu. + +Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société +rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la +Religion et des Principes. + +Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même +banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui +égrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_. +L'une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si +elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. +L'autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine +de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les +illuminés. + +En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les +regards de tous. + +L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens +respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans +les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les +frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien +confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin +la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au Quatre +Septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet, +mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, +demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui +le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et +serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la +défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous +les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les +routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il +s'était vivement replié vers la ville. + +Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, où de +nouveaux retranchements allaient être nécessaires. + +La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son +embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif. +Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, +étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses; +avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa +robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur +faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de +pivoine prêt à fleurir; et là-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux +noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre +dedans; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, +meublée de quenottes luisantes et microscopiques. + +Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables. + +Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les +femmes honnêtes, et les mots de «prostituée», de «honte publique» furent +chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses +voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence +aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de +Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé. + +Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la +présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. +Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs +dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour +légal le prend toujours de haut avec son libre confrère. + +Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à +l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour +les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait +subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et +des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix +fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. +Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie cotonnière, avait eu soin +d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif +qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s'était arrangé +pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui lui +restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme formidable +qu'il comptait bien toucher au Havre. + +Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien +que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de +la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de +l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte. + +La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas +fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des +côtes à pied. On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à +Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun +guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence +sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la +dégager. + +L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun +marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage +des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries. + +Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du +chemin, mais ils n'y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant +cachait ses réserves dans la crainte d'être pillé par les soldats qui, +n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils +découvraient. + +Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se +sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui +depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, +avait tué les conversations. + +De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque aussitôt +l'imitait; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son +savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou +modestement en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait +une vapeur. + +Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait +quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses +voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et +crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. +Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle +souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne +comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. «Le fait est que je +ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé à apporter +des provisions?»--Chacun se faisait le même reproche. + +Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on +refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il +rendit la gourde, il remercia: «C'est bon tout de même, ça réchauffe, et +ça trompe l'appétit.»--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de +faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras +des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens +bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux +bonnes soeurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains +enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, +baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance +qu'il leur envoyait. + +Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine +interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant +vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une +serviette blanche. + +Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale +en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, +tout découpés, avaient confi sous leur gelée; et l'on apercevait encore +dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des +fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de +trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre +goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle +prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de +ces petits pains qu'on appelle «Régence» en Normandie. + +Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit, +élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante +avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le +mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de +la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa +timbale, son panier et ses provisions. + +Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: «A la bonne +heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui +savent toujours penser à tout.» Elle leva la tête vers lui: «Si vous en +désirez, monsieur? C'est dur de jeûner depuis le matin.» Il salua: «Ma +foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme +à la guerre, n'est-ce pas, madame?» Et, jetant un regard circulaire, il +ajouta: «Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver +des gens qui vous obligent.»--Il avait un journal qu'il étendit pour ne +point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logé +dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des +dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans +la voiture un grand soupir de détresse. + +Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes +soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux +instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite +après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus +les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte +de table en développant des journaux sur les genoux. + +Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, +mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, +travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l'imiter. +Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les +entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda +à leur «charmante compagne» si elle lui permettait d'offrir un petit +morceau à Mme Loiseau. Elle dit: «Mais oui, certainement, monsieur,» +avec un sourire aimable, et tendit la terrine. + +Un embarras se produisit lorsqu'on eût débouché la première bouteille +de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir +essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la +place humide encore des lèvres de sa voisine. + +Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des +nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme +Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de +Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir +qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que la neige +du dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu +connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. +Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes soeurs, soutenant +la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de +Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, +ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se +sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, +la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et +elle ajouta:--«C'est la faim, pas autre chose.» Alors Boule de Suif, +rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs +restés à jeun: «Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces +dames ...» Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole: +«Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit +s'aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable! +Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit? +Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain +midi.»--On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du +«oui». + +Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille +intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: «Nous +acceptons avec reconnaissance, madame.» + +Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna +carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie +gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de +Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits-fours et une tasse pleine +de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les +femmes, adorant les crudités. + +On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc +on causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on +s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un +grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse +surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames +qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme +Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et +mangeant beaucoup. + +On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits +horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français; et tous +ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les +histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta, +avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les +filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait +quitté Rouen: «J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle. +J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir +quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai +vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourné le sang +de colère; et j'ai pleuré de honte toute la journée. Oh! si j'étais un +homme, allez! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur +casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empêcher de leur +jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi; +alors j'ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles +à étrangler que d'autres! Et je l'aurais terminé, celui-là, si l'on ne +m'avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, +quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici.» + +On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses +compagnons qui ne s'étaient pas montrés si crânes; et Cornudet, en +l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apôtre; de +même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue +barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont +celui de la religion. Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, avec +l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour +aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait +magistralement cette «crapule de Badinguet». + +Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle +devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation: «J'aurais +bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, +ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'à +quitter la France si l'on était gouverné par des polissons comme vous!» +Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais +on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa +et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec +autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. +Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l'âme la +haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette +instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les +gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, +attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments +ressemblaient si fort aux leurs. + +Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant +qu'il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un +peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait fini de manger. + +La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, +plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif, +malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette +dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et +l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes +Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses. + +Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d'une lueur vive +un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des +deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet +mobile des lumières. + +On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout à coup un +mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont +l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe s'écarter +vivement comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit. + +Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'était Tôtes. +On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos +laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler, +faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du Commerce +on s'arrêta. + +La portière s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les +voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol. +Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque chose. + +Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si +l'on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur +apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement +jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont +les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et +d'épouvante. + +A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un +grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme +comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate +et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel anglais. Sa +moustache démesurée, à longs poils droits, s'amincissant indéfiniment +de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu'on n'en +apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, +tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant. + +Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton +raide:--«Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?» + +Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une docilité de +saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la +comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis +de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant +pied à terre, dit à l'officier: «Bonjour monsieur», par un sentiment de +prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens +tout-puissants, le regarda sans répondre. + +Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent +les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille +tâchait de se dominer et d'être calme: le démoc tourmentait d'une main +tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient +garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là chacun +représente un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse +de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses +voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait +l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance +commencée au défoncement des routes. + +On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait +présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et où +étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque +voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux +renseignements écrits. + +Puis il dit brusquement:--«C'est pien», et il disparut. + +Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une +demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, pendant que deux +servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres. +Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte +vitrée marquée d'un numéro parlant. + +Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge +parut lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme +asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des +chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de +Follenvie. + +Il demanda: + +--Mademoiselle Élisabeth Rousset? + +Boule de Suif tressaillit, se retourna: + +--C'est moi. + +--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement. + +--A moi? + +--Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset. + +Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément: + +--C'est possible, mais je n'irai pas. + +Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause +de cet ordre. Le comte s'approcha: + +--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés +considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos +compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. +Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger; c'est sans +doute pour quelque formalité oubliée. + +Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la +sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les +complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. Elle dit enfin: + +--C'est pour vous que je le fais, bien sûr! + +La comtesse lui prit la main: + +--Et nous vous remercions. + +Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table. + +Chacun se désolait de n'avoir pas été demandé à la place de cette fille +violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le +cas où on l'appellerait à son tour. + +Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à +suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait: «Oh! la canaille! la canaille!» + +Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le +comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: «Non, cela ne +vous regarde pas, je ne peux pas parler.» + +Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de +choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le +ménage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par économie. Les autres +demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon +particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de +le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite entre la lampe +et son oeil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande +barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait +tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre +de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour +laquelle il était né. On eût dit qu'il établissait en son esprit un +rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui +occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et assurément il +ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre. + +M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L'homme, râlant +comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour +pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle +raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils +faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui +coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils à +l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec +une dame de qualité. + +Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari, +de temps en temps, l'interrompait: + +--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait +aucun compte, et continuait: + +--Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et +du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas +croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le +respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant +des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:--et marche en +avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là.--S'ils +cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans +leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ça n'est profitable à +personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre +rien qu'à massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation, +c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament à +piétiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font +tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres se donnent +tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination +de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien +Polonais, ou bien Français?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a +fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine +nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on +donne des décorations à celui qui en détruit le plus?--Non, voyez-vous, +je ne comprendrai jamais ça! + +Cornudet éleva la voix: + +--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est +un devoir sacré quand on défend la patrie. + +La vieille femme baissa la tête: + +--Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait +pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir? + +L'oeil de Cornudet s'enflamma: + +--Bravo, citoyenne! dit-il. + +M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il fût fanatique +des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait +songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras +inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient +improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il +faudra des siècles pour achever. + +Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste. +Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre sautillait de +joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes +de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis. + +Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha. + +Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son +épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son oeil au trou de la +serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait: «les mystères du +corridor». Au bout d'une heure environ, il entendit un frôlement, +regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète +encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches. +Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro +tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s'entr'ouvrit, et, +quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, +la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de Suif +semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, +malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils +élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait +avec vivacité. Il disait: + +--Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous fait? + +Elle avait l'air indigné et répondit: + +--Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas; et +puis, ici, ce serait une honte. + +Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle +s'emporta, élevant encore le ton: + +--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens +dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être? + +Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point +caresser près de l'ennemi, dut réveiller en son coeur sa dignité +défaillante, car, après l'avoir seulement embrassée, il regagna sa porte +à pas de loup. + +Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa +chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure +carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant: +«M'aimes-tu, chérie?» + +Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s'éleva quelque +part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi +bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un +bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous +pression. M. Follenvie dormait. + +Comme on avait décidé qu'on partirait à huit heures le lendemain, tout +le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bâche avait +un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans +chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les +écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se +résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la +place, avec l'église au fond, et, des deux côtés, des maisons basses +où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent +épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique +du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui +pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l'apaiser; et les +grosses paysannes dont les hommes étaient à «l'armée de la guerre», +indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu'il +fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café; +un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente. + +Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le +vieux rat d'église lui répondit: «Oh! ceux-là ne sont pas méchants; +c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne +sais pas bien d'où; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au +pays; ça ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr qu'on pleure +bien aussi là-bas après les hommes; et ça fournira une fameuse misère +chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour +le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme +s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres +gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre.» + +Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et +les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut +un mot pour rire: «Ils repeuplent.» M. Carré-Lamadon eut un mot grave: +«Ils réparent.» Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le +découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec +l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella: + +--Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures? + +--Ah! bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis. + +--Lequel? + +--De ne pas atteler du tout. + +--Qui vous a donné cet ordre? + +--Ma foi! le commandant prussien. + +--Pourquoi? + +--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend d'atteler, moi je +n'attelle pas.--Voilà. + +--C'est lui-même qui vous a dit cela? + +--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de sa part. + +--Quand ça? + +--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrèrent fort +inquiets. + +On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause +de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même +formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas +d'incendie. + +On voulut voir l'officier, mais cela était impossible absolument, bien +qu'il logeât dans l'auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui +parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes +remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent. + +Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un +grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une +canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une +considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi +la patrie en servant à Cornudet. C'était une superbe pipe en écume +admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais +parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa +physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme +du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois +qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres +dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangée +d'écume. + +Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin +aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer +politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux +d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révèlerait +quand tout serait désespéré: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être? +ou un autre Napoléon Ier? Ah! si le prince impérial n'était pas si +jeune! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des +destinées. Sa pipe embaumait la cuisine. + +Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien +vite; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, +ces paroles: L'officier m'a dit comme ça: «Monsieur Follenvie, vous +défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux +pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit.» + +Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte où M. +Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit +répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait +déjeuné, c'est-à-dire vers une heure. + +Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré l'inquiétude. +Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée. + +On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs. + +Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entraîner +Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara +fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les +Allemands; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette. +Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle +chambre de l'auberge où l'officier les reçut, étendu dans un fauteuil, +les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et +enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans +la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne +se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait +un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire +victorieux. + +Au bout de quelques instants il dit enfin: + +--Qu'est-ce que fous foulez? + +Le comte prit la parole: + +--Nous désirons partir, Monsieur. + +--Non. + +--Oserai-je vous demander la cause de ce refus? + +--Parce que che ne feux pas. + +--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général +en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe; et +je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs. + +--Che ne feux pas ... foilà tout ... Fous poufez tescentre. + +S'étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent. + +L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice +d'Allemand; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. +Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin, +imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder +comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou, +plutôt, leur demander une rançon considérable? A cette pensée, une +panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se +voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs +pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient +la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs +richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa +chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta +les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux +heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. +Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint +sa pipe par politesse, y prit part. + +Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un +d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui +hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le ménage Loiseau +s'entendait pour tricher. + +Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix +graillonnante, il prononça: «L'officier prussien fait demander à Mlle +Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.» + +Boule de Suif resta debout, toute pâle; puis, devenant subitement +cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait +plus parler. Enfin elle éclata: «Vous lui direz à cette crapule, à ce +saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous +entendez bien, jamais, jamais, jamais.» + +Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée, +sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle +résista d'abord; mais l'exaspération domina bientôt: «Ce qu'il veut?... +ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!» cria-t-elle. Personne ne se +choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en +la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de réprobation +contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous +pour la résistance, comme si l'on eût demandé à chacun une partie du +sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là +se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout +témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante. +Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissé la +tête et ne disaient rien. + +On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée; mais on parla +peu: on songeait. + +Les dames se retirèrent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant, +organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu'on avait +l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer pour +vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'à ses +cartes, sans rien écouter, sans rien répondre; et il répétait sans +cesse: «Au jeu, messieurs, au jeu.» Son attention était si tendue qu'il +en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue +dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de +l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements +aigus des jeunes coqs essayant de chanter. + +Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint +le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était «du matin», +toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était «du soir», +toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria: «Tu placeras +mon lait de poule devant le feu,» et se remit à sa partie. Quand on vit +bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on déclara qu'il était temps de s'en +aller, et chacun gagna son lit. + +On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir +indéterminé, un désir plus grand de s'en aller, une terreur du jour à +passer dans cette horrible petite auberge. + +Hélas! les chevaux restaient à l'écurie, le cocher demeurait invisible. +On alla, par désoeuvrement, tourner autour de la voiture. + +Le déjeuner fut bien triste; et il s'était produit comme un +refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte +conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à +cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver secrètement +le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses +compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eût su, d'ailleurs? Elle aurait +pu sauver les apparences en faisant dire à l'officier qu'elle prenait en +pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d'importance! + +Mais personne n'avouait encore ces pensées. + +Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, le comte proposa de +faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec +soin et la petite société partit, à l'exception de Cornudet, qui +préférait rester près du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs +journées dans l'église ou chez le curé. + +Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et +les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était +une souffrance; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut +si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le +monde aussitôt retourna, l'âme glacée et le coeur serré. + +Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu +derrière. + +Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette +«garce-là» allait les faire rester longtemps encore dans un pareil +endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une +femme un sacrifice aussi pénible, et qu'il devait venir d'elle-même. M. +Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était +question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir +lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux.--«Si +l'on se sauvait à pied,»--dit Loiseau. Le comte haussa les épaules:-- +«Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous +serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés +prisonniers à la merci des soldats.»--C'était vrai; on se tut. + +Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les +désunir. + +Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui +fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, +et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier +aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes +soigneusement cirées. + +Il s'inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les +hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien +que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure. + +Boule de Suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois +femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être ainsi +rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait +si cavalièrement traitée. + +Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, +qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur, +trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même qu'il ne fût pas +Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes +assurément raffoleraient. + +Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent +même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux, +dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le +temps. + +On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des coeurs +exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif. + +Une cloche tinta. C'était pour un baptême. La grosse fille avait un +enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois +l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on allait +baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le +sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie. + +Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha +les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait décider quelque +chose. Loiseau eut une inspiration: il était d'avis de proposer à +l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir +les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il +redescendit presque aussitôt. L'Allemand, qui connaissait la nature +humaine, l'avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde +tant que son désir ne serait pas satisfait. + +Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata:--«Nous n'allons +pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son métier, à cette +gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le +droit de refuser l'un plutôt que l'autre. Je vous demande un peu, ça a +pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, même des cochers! oui, madame, +le cocher de la préfecture! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la +maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait +la mijaurée, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit très +bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps; et nous +étions là trois qu'il aurait sans doute préférées. Mais non, il se +contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. +Songez donc, il est le maître. Il n'avait qu'à dire: «Je veux», et il +pouvait nous prendre de force avec ses soldats.» + +Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme +Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se +sentait déjà prise de force par l'officier. + +Les hommes, qui discutaient à l'écart, se rapprochèrent. Loiseau, +furibond, voulait livrer «cette misérable» pieds et poings liés, à +l'ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d'ambassadeurs, et +doué d'un physique de diplomate, était partisan de l'habileté: «Il +faudrait la décider»,--dit-il. + +Alors on conspira. + +Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion +devint générale, chacun donnant son avis. C'était fort convenable du +reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, +des subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les plus +scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris, tant les précautions du +langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont +est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles +s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement +au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l'amour avec la +sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper d'un autre. + +La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur semblait drôle à +la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien +dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha quelques +grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensée +brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits: «Puisque +c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus +qu'un autre?» La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu'à sa +place elle refuserait celui-là moins qu'un autre. + +On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. +Chacun convint du rôle qu'il jouerait, des arguments dont il +s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait exécuter. On régla le plan +des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l'assaut, pour +forcer cette citadelle vivante à recevoir l'ennemi dans la place. + +Cornudet cependant restait à l'écart, complètement étranger à cette +affaire. + +Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point +rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger: «Chut!» qui +fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et +un certain embarras empêcha d'abord de lui parler. La comtesse, plus +assouplie que les autres aux duplicités des salons, l'interrogea: +«Etait-ce amusant, ce baptême?» + +La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les +attitudes, et l'aspect même de l'église. Elle ajouta: «C'est si bon de +prier quelquefois.» + +Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se contentèrent d'être aimables +avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils. + +Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d'abord une +conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens: +Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, +Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et +les réduisant à des servilités d'esclave. Alors se déroula une histoire +fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants, +où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs +bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. +On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur +corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont +vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et +sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement. + +On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui +s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la +transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, +à l'heure du rendez-vous fatal. + +Et tout cela s'était raconté d'une façon convenable et modérée, où +parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l'émulation. + +On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, +était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux +caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point +entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne disait +rien. + +Pendant tout l'après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu +de l'appeler «madame» comme on avait fait jusque-là, on lui disait +simplement «mademoiselle», sans que personne sût bien pourquoi, comme +si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime qu'elle +avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse. + +Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa +phrase de la veille: «L'officier prussien fait demander à Mlle Elisabeth +Rousset si elle n'a point encore changé d'avis.» + +Boule de Suif répondit sèchement: «Non, monsieur.» Mais au dîner la +coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se +battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait +rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un +vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée +des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or, +beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux; +mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis +pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un argument +puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes +tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un +habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence +heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la +conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra +hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas troublée par les +tâtonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer; +sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules. + +Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait +immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'En Haut; et rien, +à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention était +louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice +inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome +de morale: «La fin justifie les moyens.» + +Elle l'interrogeait. + +--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et +pardonne le fait quand le motif est pur? + +--Qui pourrait en douter, madame? Une action blâmable en soi devient +souvent méritoire par la pensée qui l'inspire. + +Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant +ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le +regardaient guère. + +Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la +sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de +la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux +chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, +d'elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère soeur Saint-Nicéphore. +On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des +centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, +ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles étaient +arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de +Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés peut-être! C'était sa +spécialité, à elle, de soigner les militaires; elle avait été en Crimée, +en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout +à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent +faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des remous des +batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards +indisciplinés; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure +ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des +dévastations de la guerre. + +Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait excellent. + +Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour +ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée. + +Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le +temps de germer et de pousser ses fruits. + +La comtesse proposa de faire une promenade dans l'après-midi; alors le +comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura +derrière les autres, avec elle. + +Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les +hommes posés emploient avec les filles, l'appelant: «ma chère enfant», +la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité +indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question: + +--Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes +les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt +que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si +souvent en votre vie? + +Boule de Suif ne répondit rien. + +Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il +sut rester «monsieur le comte», tout en se montrant galant quand il le +fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle +leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant +gaiement: «Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d'avoir goûté +d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays.» + +Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société. Aussitôt rentrée, +elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquiétude était extrême. +Qu'allait-elle faire? Si elle résistait, quel embarras! + +L'heure du dîner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant +alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu'on pouvait +se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha +de l'aubergiste, et, tout bas: «Ça y est?--Oui.» Par convenance, il ne +dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de +la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes +les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria: +«Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans +l'établissement»; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron +revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement +communicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les coeurs. +Le comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le +manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut +vive, enjouée, pleine de traits. + +Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla: +«Silence!» Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il +tendit l'oreille en faisant «Chut!» des deux mains, leva les yeux +vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle: +«Rassurez-vous, tout va bien.» + +On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa. + +Au bout d'un quart d'heure il recommença la même farce, la renouvela +souvent dans la soirée; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un à +l'étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans +son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour +soupirer: «Pauvre fille;» ou bien il murmurait entre ses dents d'un air +rageur: «Gueux de Prussien, va!» Quelquefois, au moment où l'on n'y +songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:«Assez! +assez!» et ajoutait, comme se parlant à lui-même: «Pourvu que nous la +revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le misérable!» + +Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût déplorable, elles amusaient +et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux comme le +reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu créée autour d'eux était +chargée de pensées grivoises. + +Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et +discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui +conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva +une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie +des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud. + +Loiseau, lancé, se leva, un verre de Champagne à la main: «Je bois à +notre délivrance!» Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux +bonnes soeurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à +tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais +goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, +mais que c'était plus fin cependant. + +Loiseau résuma la situation. + +--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer +un quadrille. + +Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait même +plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d'un geste +furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin, +vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui +tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: «Vous n'êtes pas +farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?» Mais Cornudet releva +brusquement la tête, et, parcourant la société d'un regard luisant et +terrible: «Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie!» +Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois: «Une infamie!» et +disparut. + +Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloqué, restait bête; mais il +reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant: «Ils sont +trop verts, mon vieux, ils sont trop verts.» Comme on ne comprenait pas, +il raconta les «mystères du corridor». Alors il y eut une reprise de +gaieté formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et +M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire. + +--Comment! vous êtes sûr? Il voulait.... + +--Je vous dis que je l'ai vu. + +--Et, elle a refusé.... + +--Parce que le Prussien était dans la chambre à côté. + +--Pas possible? + +--Je vous le jure. + +Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le ventre à deux mains. +Loiseau continuait: + +--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du +tout. + +Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés. + +On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des +orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que +«cette chipie» de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée: +«Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l'uniforme, qu'il soit +Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n'est +pas une pitié, Seigneur Dieu!» + +Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coururent comme des +frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des +souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements. +Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière +glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là; +il trouble, dit-on, le sommeil. + +Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige éblouissante. La +diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée +de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un oeil +rosé, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre +les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin +fumant qu'ils éparpillaient. + +Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le +siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des +provisions pour le reste du voyage. + +On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut. + +Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle s'avança timidement +vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se détournèrent +comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras +de sa femme et l'éloigna de ce contact impur. + +La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors, ramassant tout son courage, +elle aborda la femme du manufacturier d'un «bonjour, madame» humblement +murmuré. L'autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu'elle +accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait +affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût apporté une +infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle +arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle avait +occupée pendant la première partie de la route. + +On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître; mais Mme Loiseau, +la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari: +«Heureusement que je ne suis pas à côté d'elle.» + +La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença. On ne parla point +d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en +même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir cédé, +souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait +hypocritement jetée. + +Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce +pénible silence. + +--Vous connaissez, je crois, Mme d'Étrelles? + +--Oui, c'est une de mes amies. + +--Quelle charmante femme! + +--Ravissante! Une vraie nature d'élite, fort instruite d'ailleurs, et +artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine dans la +perfection. + +Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des +vitres un mot parfois jaillissait: «Coupon--échéance--prime--à terme.» + +Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissé +par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un +bésigue avec sa femme. + +Les bonnes soeurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, +firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se +mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur +vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en +temps elle baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis +recommençaient leur marmottement rapide et continu. + +Cornudet songeait, immobile. + +Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: «Il fait +faim», dit-il. + +Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un +morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et +fermes, et tous deux se mirent à manger. + +--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle +déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C'était, dans un +de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, +pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie +succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune +du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de +gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: «faits divers» sur sa +pâte onctueuse. + +Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de saucisson qui sentait +l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les +vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et +de l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses +pieds dans la paille et se mit à mordre à même les oeufs, faisant tomber +sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là +dedans, des étoiles. + +Boule de Suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu +songer à rien; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous +ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa +d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot +d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas parler +tant l'exaspération l'étranglait. + +Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée +dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord, +rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea +à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment +dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses +poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant +soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à +pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots +comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de +ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux, +roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides, +coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant +régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait +droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu'on ne la +verrait pas. + +Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa +les épaules comme pour dire: «Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute.» +Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: «Elle pleure sa +honte.» + +Les deux bonnes soeurs s'étaient remises à prier, après avoir roulé dans +un papier le reste de leur saucisson. + +Alors Cornudet, qui digérait ses oeufs, étendit ses longues jambes sous +la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un +homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la +_Marseillaise_. + +Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne +plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient +l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de +barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait +les paroles: + + Amour sacré de la patrie, + Conduis, soutiens, nos bras vengeurs, + Liberté, liberté chérie, + Combats avec tes défenseurs! + +On fuyait plus vite, la neige étant plus dure; et jusqu'à Dieppe, +pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du +chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurité profonde de la +voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement +vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre +le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole qu'ils +appliquaient sur chaque mesure. + +Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle +n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres. + + + + +L'Épave + + +C'était hier, 31 décembre. + +Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique +lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers. + +Georges me dit: + +--Tu permets? + +--Certainement. + +Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée +dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention +sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le +coeur. + +Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit: + +«Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée, +une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut un +singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans ... +puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!... + +«J'étais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige +aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er janvier, +puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, quand je +reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immédiatement +pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de Saint-Nazaire, +assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. J'arrivai à la +Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir +même, je prenais l'express, qui me déposait à La Rochelle le lendemain +31 décembre. + +«J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Ré, le +_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre +et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées comme un +labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des +galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces +galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui semblent construites +et demeurées comme un décor de conspirateurs, le décor antique et +saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion héroïques et +sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, grave, discrète, sans +art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si +magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie sévère, un peu +sournoise aussi, une cité de batailleurs obstinés, où doivent éclore les +fanatismes, la ville où s'exalta la foi des calvinistes et où naquit le +complot des quatre sergents. + +«Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur +un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à l'île +de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les deux +tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue +construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les pierres +énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua +vers la droite. + +«C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée, +compriment le coeur, éteignent en nous toute force et toute énergie; un +jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie, +froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée d'égout. + +«Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu +profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une ride, +sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau +stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par +habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derrière +quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient +bientôt. + +«Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans +pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais +quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand +trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait échoué, par +une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré. + +«La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il +avait été impossible de le renflouer et qu'on avait dû enlever au plus +vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater +la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le +naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre +à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite +contradictoirement, si besoin était, dans le procès. + +«Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il +jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts. + +«Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant +été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage. + +«Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_ +poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au +hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le +capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui +changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de +la marée basse. + +«Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre +l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'oeil voyait au +loin. Nous suivions une terre. Je demandai: + +«--C'est l'île de Ré? + +«--Oui, monsieur. + +«Et tout à coup le capitaine, étendant la main droite devant nous, me +montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit: + +«--Tenez, voilà votre navire! + +«--Le _Marie-Joseph_?... + +«--Mais, oui. + +«--J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais +pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins des +côtes. + +«Je repris: + +«--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que +vous me désignez? + +«Il se mit à rire. + +«--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!... + +«C'était un Bordelais. Il continua: + +«--Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en +par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du +_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois heures +au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous aurez une +heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas plusse, par +exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle +revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! Remettez-vous +en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez à sept +heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose ce soir même sur +le quai de La Rochelle. + +«Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur, +pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions +rapidement. + +«Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales +à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un gros +village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de +poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de +moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très +peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur. + +«Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la +mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une +sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, là-bas. + +«J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair, +et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là; +maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et je ne +distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je croyais +assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique était +devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève, comme +font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au milieu +d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée demeuraient +en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et +bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je +regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que j'avançais et +ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée. + +«Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate +et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une +heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant, +comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné, +percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par toutes +les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâchait plus. Elle +paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré profondément +dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, relevé, +semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré, ces deux +mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_. + +«J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu +sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les +trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement +ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies. +Il n'y avait plus rien là-dedans que du sable qui servait de sol à ce +souterrain de planches. + +«Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis +sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente +par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un +singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de +moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit +vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages +de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la +mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du +taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les +vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore. + +«Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis +un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une +seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux +noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas +longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: et j'aperçus +debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles, +ou plutôt un grand Anglais avec trois misses. Assurément, ils eurent +encore plus peur que moi en voyant surgir cet être rapide sur le +trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux +autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, il avait ouvert +la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son émotion. + +«Puis, après quelques secondes, il parla: + +«--Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment? + +«--Oui, monsieur. + +«--Est-ce que je pôvé la visiter? + +«--Oui, monsieur. + +«Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai +seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois. + +«Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur +et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois +fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une +blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si +mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits +de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable et que +ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec leur +fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles rosés et aux +perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs +inconnues des océans. + +«Elle parlait un peu mieux que son père; et elle nous servit +d'interprète, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails, +que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute +la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent +pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent +des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois +filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs +grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre +croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre. + +«Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les +quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes +noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_. + +«Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui +continuais à inspecter le squelette du navire. + +«J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus +tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils +n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples +et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre le +monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs, +vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine +entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits +échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et gentilles +toutes trois, mais surtout la grande. + +«Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, de +comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger, +des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner, +de se remettre au travail et de dire «yes» ou «nô», que je serais +demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la regarder. + +«Tout à coup, elle murmura: + +«--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau. + +«Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit, +singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la +fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle +allait nous entourer! + +«Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous +cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. Non, +cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une +tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le sable; +mais mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible +flot. + +«L'Anglais voulut s'élancer; je le retins; la fuite était impossible, à +cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et où +nous tomberions au retour. + +«Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la +petite Anglaise se mit à sourire et murmura: + +«--Ce été nous les naufragés! + +«Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse, +basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions +m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers +qui? + +«Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui +regardait, d'un oeil consterné, la mer démesurée autour de nous. + +«Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde, +humide, glacée: + +«Je dis: + +«--Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau. + +«L'Anglais répondit: + +«--Oh! yes! + +«Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en +vérité, combien de temps, à regarder, autour de nous, cette eau jaune +qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur +l'immense grève reconquise. + +«Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre, +pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous +effleurait et nous piquait la peau. + +«Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes +alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait un +peu. + +«Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés +les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais +trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les +dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce +de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse +comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles, +muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan. +Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et +grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là, heureux du +froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse à +passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne fillette. + +«Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de +joie qui me pénétrait. + +«Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, elle? Une petite +Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je +me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer pour +elle, faire mille folies? Étrange chose! Comment se fait-il que la +présence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa +grâce qui nous enveloppe? la séduction de la joliesse et de la jeunesse +qui nous grise comme ferait le vin? + +«N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux +amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance +dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre +d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille la +terre pour y faire pousser des fleurs! + +«Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel, +car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement léger, +infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone +clapotement du courant contre le bateau. + +«Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises +pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler +dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la +rassurait et qu'elle avait toujours peur. + +«Je demandai à ma voisine; + +«--Vous n'avez pas trop froid, miss? + +«--Oh! si. J'avé froid beaucoup. + +«Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté; +je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa +main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps. + +«Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau +plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle +me passa sur le visage. Le vent s'élevait! + +«L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement: + +«--C'était mauvaise pour nous, cette ... + +«Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même +de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement +brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en +bouillie. + +«Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales +de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais +dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, des +lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du +_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait +jusqu'au coeur. + +«L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais +une envie folle de la saisir dans mes bras. + +«Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares +brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants, +pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient, +nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un +d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes pour +se rallumer aussitôt; c'était bien un oeil, celui-là, avec sa paupière +sans cesse baissée sur son regard de feu. + +«De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder +l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me +dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité: + +«--Mosieu, je vous souhaite bon année. + +«Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça +une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter +le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et +s'évapora à travers l'espace. + +«J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion +puissante et bizarre. + +«C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés, +de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de +plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri +te salutant!_ + +«Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule +une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier +nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune +s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car +les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et +voletaient, comme des oiseaux blessés, au dessus des vagues. + +«La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais +plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque +avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit +tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en +effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce +navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans +les flots?... + +«Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le +_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant +tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans +savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais +à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait +plus; nous autres aussi ne bougions point. + +«Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un +mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le +bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle. + +«L'Anglais reprit: + +«--Une petite bascule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves. + +«Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord! + +«Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer, +tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous +cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence. + +«Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau, +et on nous ramena à Saint-Martin. + +«L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait: + +«--Bonne souper! bonne souper! + +«On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_. + +«Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de +promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que +je ne les suivisse. + +«J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes, +si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien +l'homme, parfois, est faible et incompréhensible! + +«Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je reçus +une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, depuis +lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte +sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son +mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du +_Marie-Joseph_ ... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée +... non ... que j'aurais aimée ... Ah!... voilà ... sait-on?... Les +événements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ... +Elle doit être vieille, à présent ... je ne la reconnaîtrais pas ... Ah! +celle d'autrefois ... celle de l'épave ... quelle créature ... divine! +Elle m'écrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ça m'a +fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne +n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ça!...» + + + + +DÉCOUVERTE + + + + +Découverte + + +Le bateau était couvert de monde. La traversée s'annonçant fort belle, +les Havraises allaient faire un tour à Trouville. + +On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ, +et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis +qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuée. + +Les roues tournèrent quelques secondes, s'arrêtèrent, repartirent +doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié +par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En +route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité. + +Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le +bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amérique, +et les amis restés à terre répondaient de la même façon. + +Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les +toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Océan à peine remué par +des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une +courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à +travers la brume matinale. + +A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt +kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs +de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du +fleuve qui, ne se mêlant point à l'eau salée, dessinaient de grands +rubans jaunes à travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer. + +J'éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de +long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais +rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des +voyageurs. + +Tout à coup, on m'appela. Je me retournai. C'était un de mes vieux amis, +Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans. + +Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant +de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais +tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux +lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont. + +Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage: + +--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens! + +C'était plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient +l'horizon d'un air important qui semblait dire: «C'est nous, les +Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!» + +Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs +avaient l'air des drapeaux de leur suffisance. + +Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les +constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores +leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux +paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, +portaient des chapeaux anglais d'une forme étrange, et, derrière +leurs crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des +couleuvres lofées. + +Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur +mâchoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes +et démesurées. + +On sentait, en passant près d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau +dentifrice. + +Sidoine répéta, avec une colère grandissante: + +--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France? + +Je demandai en souriant: + +--Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement +indifférents. + +Il prononça: + +--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai épousé une Anglaise. Voilà. + +Je m'arrêtai pour lui rire au nez. + +--Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux? + +Il haussa les épaules: + +--Non, pas précisément. + +--Alors ... elle te ... elle te ... trompe? + +--Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j'en serais +débarrassé. + +--Alors je ne comprends pas! + +--Tu ne comprends pas? Ça ne m'étonne point. Eh bien, elle a tout +simplement appris le français, pas autre chose! Ecoute: + +Je n'avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l'été +à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux. +On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris +sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles. + +Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l'herbe, +autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil +qu'une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui +ramasse des fleurs le long d'un chemin. + +Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au même hôtel +que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à +toutes les Anglaises. + +Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au +soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes; +puis deux filles, l'aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à +conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine +avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les +gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces +yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute +l'espérance, tout le bonheur du monde! + +Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme +comme ceux-là! Comme ça répond bien à l'attente éternelle et confuse de +notre coeur! + +Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les +étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une +Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons +amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, +drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons +tort, cependant. + +Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c'est +leur défaut de prononciation. Aussitôt qu'une femme parle mal notre +langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par +mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une façon tout à fait +inintelligible, elle devient irrésistible. + +Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire à une mignonne +bouche rose: «J'aimé bôcoup la gigotte.» + +Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y +comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots +inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et +gai. + +Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur ses lèvres +un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, +de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées. + +Je l'épousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les +vrais amants n'adorent jamais qu'un rêve qui a pris une forme de femme. +Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet: + + Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares, + Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur, + Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares, + J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur. + +Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ça été de donner à ma femme +un professeur de français. + +Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je +l'ai chérie. + +Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante +de son être, l'élégance incomparable de son geste; elles me la +montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite +pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu'elle aimait, pousser +parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une façon coquette, +a force d'être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des +sensations peu compliquées. + +Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en +prononçant--Baâba--et Baâmban. + +Aurais-je pu croire que ... + +Elle parle, à présent.... Elle parle ... mal ... très mal.... Elle fait +tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends +... je sais ... je la connais.... + +J'ai ouvert ma poupée pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut +causer, mon cher! + +Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories +d'une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, +et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire +de la conversation à l'usage des pensionnats de jeunes personnes. + +Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui +renferment d'exécrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai déchirée. J'ai +voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j'ai des +haut-le-coeur, à présent, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes. + +J'ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait +enseigné le français: comprends-tu? + + * * * * * + +Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de +monde. + +Je dis: + +--Où est ta femme? + +Il prononça: + +--Je l'ai ramenée à Étretat. + +--Et toi, où vas-tu? + +--Moi? moi je vais me distraire à Trouville. Puis, après un silence, il +ajouta: + +--Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme. + + + + +UN PARRICIDE + + + + +Un Parricide + + +L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime +étrange? + +On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux +cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches, +plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année précédente, la femme +n'étant veuve que depuis trois ans. + +On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas été volés. +Il semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les +avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe de fer. + +L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne +savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier +d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se +constituer prisonnier. + +A toutes les interrogations, il ne répondait que ceci: + +--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils +venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis +habile dans le métier. + +Et quand on lui demandait: + +--Pourquoi les avez-vous tués? + +Il répondait obstinément: + +--Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer. + +On n'en put tirer autre chose. + +Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice +dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que Georges +Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent, +avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient point ses +camarades, on le surnomma «le bourgeois», et on ne l'appelait plus +autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de +menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur +bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes +et nihilistes, grand liseur de romans à drames sanglants, électeur +influent et orateur habile dans les réunions publiques d'ouvriers ou de +paysans. + + * * * * * + +L'avocat avait plaidé la folie. + +Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses +meilleurs clients, des clients riches et généreux (il les connaissait), +qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs +de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se +présentait: la folie, l'idée fixe du déclassé qui se venge sur deux +bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile à +ce surnom de «_le bourgeois_», donné par le pays à cet abandonné; il +s'écriait: + +--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce +malheureux garçon qui n'a ni père ni mère? C'est un ardent républicain. +Que dis-je? il appartient même à ce parti politique que la République +fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille aujourd'hui à bras +ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un +moyen tout simple. + +Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques, +ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même, +oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy; +son esprit malade a chaviré; il a voulu du sang, du sang de bourgeois! + +Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune! + +Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause était +gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne résista pas. + +Alors le président posa au prévenu la question d'usage: + +--Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre défense? + +L'homme se leva. + +Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes +et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon +et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'était +faite de lui. + +Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres +paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle: + +--Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et +que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire. + +J'ai tué cet homme et cette femme parce qu'ils étaient mes parents. + +Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi. + +Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice. +Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être +innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d'une +naissance illégitime, plus que cela: à la mort, puisqu'on l'abandonna, +puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, +comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir +de délaissement! + +La femme qui m'allaita fut honnête, plus femme, plus grande, plus mère +que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut +mieux laisser périr ces misérables jetés aux villages des banlieues, +comme on jette une ordure aux bornes. + +Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les +autres enfants m'appelèrent un jour «bâtard». Ils ne savaient pas ce +que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je +l'ignorais aussi, mais je le sentis. + +J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'école. J'aurais +été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si +mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner. + +Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux +furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils +devaient m'aimer: ils m'ont rejeté. + +Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un présent? La mienne, +en tous cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux abandon, je leur +devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus +inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir +contre un être. + +Un homme injurié frappe; un homme volé reprend son bien par la force. +Un homme trompé, joué, martyrisé, tue. Un homme souffleté tue; un +homme déshonoré tue. J'ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté +moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère. + +Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit légitime. J'ai pris leur +vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposée. + +Vous allez parler de parricide! Étaient-ils mes parents, ces gens pour +qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour +qui ma naissance fut une calamité, et ma vie une menace de honte? Ils +cherchaient un plaisir égoïste; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont +supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux. + +Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt à les aimer. + +Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, entra chez +moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux +meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès +du curé, sous le sceau du secret, bien entendu. + +Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même +il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection +pour lui. + +Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle +entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie +nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne dit +rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne répondait que +oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu'il lui +posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée. + +Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maîtresse d'elle. Ils +restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, et ils me firent une +grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais +un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de +mes parents. Je répondis: «Mes parents, madame, étaient des misérables +qui m'ont abandonné.» Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba +sans connaissance. Je pensai tout de suite: «C'est ma mère!» mais je me +gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir. + +Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J'appris qu'ils +n'étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n'étant +devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu'ils +s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune +preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait cachée d'abord, +espéré détruire ensuite. + +J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce +jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment +de s'en aller, elle me dit: «Je vous veux du bien, parce que vous m'avez +l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur; vous penserez sans doute +à vous marier quelque jour; je viens vous aider à choisir librement la +femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée contre mon coeur une +fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans +enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot.» + +Elle me tendit une grande enveloppe cachetée. + +Je la regardai fixement, puis je lui dis: «Vous êtes ma mère?» + +Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me +voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria: +«Mais vous êtes fou!» + +Je répondis: «Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne +me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous +en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier.» + +Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait +à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et +je repris: «Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mère.» + +Alors il s'emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le +scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain; que leur situation, +leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait: +«Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc +du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les, secourez-les!» + +Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup: «Allons-nous-en, +allons-nous-en!» + +Alors, comme la porte était fermée, il cria: «Si vous ne m'ouvrez +pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et +violence!» + +J'étais resté maître de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer +dans l'ombre. + +Alors il me sembla tout à coup que je venais d'être fait orphelin, +d'être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse épouvantable, mêlée +de colère, de haine, de dégoût, m'envahit; j'avais comme un soulèvement +de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la droiture, de +l'honneur, de l'affection rejetée. Je me mis à courir pour les rejoindre +le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de +Chatou. + +--Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J'allais à +pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma +mère pleurait toujours. Mon père disait: «C'est votre faute. Pourquoi +avez-vous tenu à le voir? C'était une folie dans notre position. On +aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne +pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses?» + +Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai: «Vous voyez +bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà rejeté une fois, me +repousserez-vous encore?» + +Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur +l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le +saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver. + +J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je +l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu. + +Alors elle s'est mise à crier: «Au secours! à l'assassin!» en +m'arrachant la barbe. Il paraît que je l'ai tuée aussi. Est-ce que je +sais, moi, ce que j'ai fait à ce moment-là? + +Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetés à la +Seine, sans réfléchir. + +Voilà.--Maintenant, jugez-moi. + + * * * * * + +L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée +à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que +ferions-nous de ce parricide? + + + + +LE RENDEZ-VOUS + + + + +Le Rendez-vous + + +Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le +nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle +serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son +ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre, +ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous. + +Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi, +pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très +mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de +Martelet, son amant! + +La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre +à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les +fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets +baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une +vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet +de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la +mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit, +songeant: «Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit, +prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au +plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue, +à pied. + +On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le +printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir +par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire +fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades, +l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser +de sève comme un bois qui verdit. + +Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme +toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur +de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en +certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle +prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément +attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité. +Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de +nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la +foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la +fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever, +et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de +rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés. + +Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par +les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si +peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes +pour s'arrêter. + +Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira +si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage +à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des +nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une +chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune +dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille. + +Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en +entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus +un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes +encore de flânerie,--une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y +resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois. + +Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant +chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de +tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans, +et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait +d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux, +douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si +ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une +opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très +lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant +partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore +celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de +suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt. +Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris +l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux +Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle +commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimée? C'était +possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien, +recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup +d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois +mois--temps normal, lutte honorable, résistance suffisante--puis elle +avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur +horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres, +dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur? +Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise, +en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar? +Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un +fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans +plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle +était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres, +ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux +stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui +montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure. + +Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne +ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses +ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à +la façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont +terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils +reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont +conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une +gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a +d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils +affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et +déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!» +n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune +femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu +de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage +de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par +semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle +dans un moment critique. + +Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais +et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait +le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne +pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de +Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, tous +les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait +et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil +de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son +nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les +plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter, +lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs +en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit +mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle +avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'être rappelée, s'il ne +comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier? +D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y +avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme +la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se +sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière +elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce +concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un +descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et +passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait, +montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand +tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle +redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître +l'entresol! + +Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie, +très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien +changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste! + +Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos +mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où +volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute, +il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air +d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce +mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la +cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait +changer ses effets. + +Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne +changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais +banal!... + +Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre! +Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait +odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une +pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se +rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant +à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air +gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi +était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts +pour le savoir. + +C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en +grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» elle l'aurait +tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester +un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à +se rhabiller sans femme de chambre? + +Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui, +aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le beau baron de +Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous +aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà! +C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé +et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la +terre, celui-là!... + +L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le +cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle +partit d'une marche plus vive, et sortit du square. + +Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à +nez avec un monsieur qui la salua profondément. + +--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de +penser à lui. + +--Oui, madame. + +Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il +reprit: + +--Vous savez que vous êtes la seule--vous permettez que je dise de +mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes +collections japonaises. + +--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon! + +--Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une +collection rare! + +--En tout cas, elle ne peut y aller seule. + +--Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules, +rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que +je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut être discret +même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant +d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que +lorsqu'on y va pour une cause inavouable! + +--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là. + +--Alors vous venez voir ma collection. + +--Quand? + +--Mais tout de suite. + +--Impossible, je suis pressée. + +--Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square. + +--Vous m'espionniez? + +--Je vous regardais. + +--Vrai, je suis pressée. + +--Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas pressée. + +Mme Haggan se mit à rire, et avoua: + +--Non ... non ... pas ... très.... + +Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la +voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière: + +--Montez, madame. + +--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui. + +--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous +regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous +enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie! + +Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en +disant au cocher: «rue de Provence». + +Mais soudain elle s'écria: + +--Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me +conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique? + +Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au +baron: + +--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis +à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié +complètement. + +Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au +crayon: + + +«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me +tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me +fasse pardonner. + +«JEANNE.» + + +Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de +Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron: + +--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la +boîte aux télégrammes. + + + + +BOMBARD + + + + +Bombard + + +Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une +incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré pour +ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout +mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses +forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire sérieuse il +devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou même +d'une attention. + +Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se l'était coulé douce, +comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans. + +Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la +fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent. + +Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le +teint fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il +s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait, +criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec +une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie était faite +uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il fallait mettre +un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence +hébétée, étant même incapable de tristesse. + +Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de répéter une +phrase devenue célèbre dans son entourage: + +--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau. + +Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait +ça «faire sa saison». + +Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du +jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches +qui longent la grande plage de sable. + +Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos, +toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, +le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche. + +Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard +prêt à se _flanquer une tripotée_, et cherchant ... cherchant ... car il +cherchait. + +Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il +s'était dit: + +--Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par +trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de +chasse, un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en +l'apercevant, celle qui le ferait riche. + +Ce fut un lundi matin qu'il murmura: + +--Tiens--tiens--tiens. + +Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de +juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte +de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes; +et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau +bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand +soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois, +les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très loin, sans remuer, +comme accablées par une paresse de jour d'été, trop nonchalantes pour +gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on +apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant à son +sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse. + +Il s'était dit: + +--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en +sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et +hardie, qui s'offre. + +Déjà il l'avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi +en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, un peu maigre, +l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une +espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vêtue +simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon drôle, comme elles +se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes +saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent. + +Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la +rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup +d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait: + +--Me voilà. + +Mais comment lui parler? + +Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver +en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle. + +Il s'élança, la ramassa, et, la présentant: + +--Permettez, madame ... + +Elle répondit: + +--Aôh, vos êtes fort gracious. + +Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi. + +Alors, s'enhardissant, il prononça: + +--En voilà un beau temps. + +Elle murmura: + +--Aôh, délicious! + +Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, embarrassés, et ne +songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut +l'audace de demander. + +--Vos été pour longtemps dans cette pays. + +Il répondit en souriant: + +--Oh! oui, tant que je voudrai! + +Puis, brusquement, il proposa: + +--Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par ces jours-là! + +Elle dit simplement: + +--Je volé bien. + +Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite, +lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue. + +Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un +matin, une grande lettre blanche qui disait: + +_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du +mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate +Robertson._ + +Et, sur l'autre page: + +_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son +mariage avec Monsieur Simon Bombard._ + +Ils s'installèrent à Paris. + +La fortune de la mariée s'élevait à quinze mille francs de rentes bien +claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette +personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il +le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait. + +Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'était plus +jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle +avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les +lui refuser. + +Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! Simon, nô +allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien +à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour +comme de nuit, d'une façon qui forçait les résistances. + +Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait +jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou même froissé. +Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, d'un ton qui +n'admettait point de réplique. + +Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux +et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder. + +Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux, +et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en +paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions. + +Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à quoi; et elle lui annonça +un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où ils habiteraient dans +l'avenir. + +L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui +n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu'il +avait au coeur. + +Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux +que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brème et +les diverses amorces qui tentent les divers poissons. + +Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres +visions hantaient son esprit. + +Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine +de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce, +mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de +carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à +deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée. + +Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre +à sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille, +une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et râblée, qui +n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait préparée avec soins à ses +projets. + +Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l'octroi, un ami +complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et +Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui présentait. + +Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des +difficultés incroyables. + +Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts +instants, par-ci par-là, sans tranquillité. + +Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui +réussit parfaitement. + +Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard +qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf +heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le +couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurité. + +Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise; +mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et +il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main +de la servante, qui remontait bien vite à son grenier. + +Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut, comme le +barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l'ablette: + +--Fichue dedans, la patronne. + +Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard équivalait, certes, pour lui, +à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête à gages. + + * * * * * + +Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les +marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d'habitude, et +il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor. + +Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y était pas. Il +sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba +sur une chaise, torturé d'angoisse. + +Elle apparut, un bougeoir à la main. + +Il demanda, tremblant: + +--Tu étais sortie? + +Elle répondit tranquillement: + +--Je été dans la cuisine boire un verre d'eau. + +Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait avoir; mais elle +semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura. + +Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour +déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes. + +Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait +délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et +sérieux: + +--Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé privé vô, hier au soir. +Je vô les rendé. + +Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait d'un air +stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux +énormes. + + + + +LE PAIN MAUDIT + + + + +Le Pain maudit + +I + + +Le père Taille avait trois filles. Anna, l'aînée, dont on ne parlait +guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant de dix-huit +ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre son +quinzième printemps. + +Le père Taille, veuf aujourd'hui, était maître mécanicien dans la +fabrique de boutons de M. Lebrument. C'était un brave homme, très +considéré, très droit, très sobre, une sorte d'ouvrier modèle. Il +habitait rue d'Angoulême, au Havre. + +Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux +était entré dans une colère épouvantable; il avait menacé de tuer +le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de +nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers côtés que la +petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'État, qu'elle ne +courait pas, liée maintenant avec un homme d'âge, un juge au tribunal de +commerce, M. Dubois; et le père s'était calmé. + +Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements +sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir; et +quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle avait +un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur +les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire +content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait, +lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'était +pas bête, après tout! + +Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au +bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur +du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés; il +avait décidément de la chance dans ses filles. + +La noce fut décidée; et on résolut qu'on la ferait d'importance. Elle +aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela +coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'était pas +coutume. + +Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au +moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit +brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des +bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme un coeur avec +tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le temps de dire +«ouf», puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs, +puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour +manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri +jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises: «C'est +bien, ça, petite, c'est bien, c'est bien.» Alors, elle dit tout de +suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de Rose à +Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait +chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses +dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé; elle se chargeait +de tout, voilà! + +Le vieux répéta: «Ça, c'est bien, petite, c'est bien». Mais un scrupule +lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancée, surprise, +demanda: «Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en +charge, je vais en parler à Philippe, moi». + +Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour même; et Philippe +déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mère Touchard +furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait rien. Et ils +disaient: «Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieur Dubois roule sur +l'or». + +Alors ils demandèrent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence, +la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout. + +Le mariage était fixé au dernier mardi du mois. + + +II + + +Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, la noce se +dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amené, de leur côté, +un cousin d'âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions philosophiques, +cérémonieux et compassé, dont on attendait l'héritage, et une vieille +tante, Mme Lamondois. + +M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. On les +avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus importantes et +les plus distinguées de la société. + +Dès qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immédiatement son +cavalier et courut en avant en déclarant: «Je vais vous montrer le +chemin.» + +Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invités +suivait plus lentement. + +Dès que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser +passer le monde qui défilait devant elle en roulant de grands yeux et en +tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe mystérieux. + +La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant été jugée +trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et les +carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait +d'une fenêtre. + +Les dames pénétrèrent dans la chambre à coucher pour se débarrasser de +leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, debout sur +la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux +hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père Taille, très +digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son +enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours à la main son +chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant à la façon d'un +sacristain dans une église. + +Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le repas. + +Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée, +en criant: «Venez tous par ici une minute.» Les douze invités se +précipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne sur un +guéridon. + +Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient déjà dans +les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans +doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, même +vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles devaient par +métier, par obligation professionnelle, un peu d'elles à tous les mâles. + +Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parents occupaient un +bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère présidait +à droite, la jeune mariée présidait à gauche. Anna s'occupait de tous et +de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins et les +assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une certaine +intimidation devant la richesse du logis et la solennité du service +paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne +rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans +une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, qui +aimait rire, tâchait d'animer la situation; et, comme on arrivait au +dessert, elle cria: «Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose.» +Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix du +Havre. + +Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur, +par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de +circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec +le sérieux du dîner. + +Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour écouter. Tous +les visages devinrent attentifs et vaguement souriants. + +Le chanteur annonça «Le pain maudit», et arrondissant le bras droit, ce +qui fit remonter son habit dans son cou, il commença: + + Il est un pain béni qu'à la terre économe + Il nous faut arracher d'un bras victorieux. + C'est le pain du travail, celui que l'honnête homme, + Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux. + Mais il en est un autre, à mine tentatrice, + Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_ + Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice! + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là! _(bis.)_ + +Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara: «Ça, +c'est tapé.» La cuisinière invitée tourna dans sa main un croûton +qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: «Très +bien!» Et la tante Lamondois s'essuyait déjà les yeux avec sa serviette. + +Le marié annonça: «Deuxième couplet» et le lança avec une énergie +croissante: + + Respect au malheureux qui, tout brisé par l'âge, + Nous implore en passant sur le bord du chemin, + Mais flétrissons celui qui, désertant l'ouvrage, + Alerte et bien portant, ose tendre la main. + Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse. + C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_ + Honte à celui qui vit du pain de la paresse, + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là _(bis.)_ + +Tous, même les deux servants restés debout contre les murs, hurlèrent +en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient +détonner les voix grasses des hommes. + +La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille se mouchait +avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé brandissait +un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie +laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle tourmentait +toujours. + +M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion générale: «Voilà des +choses saines, bien différentes des gaudrioles.» + +Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeur et lui montrait +d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter. + +Le jeune homme, grisé par le succès, reprit: + + Dans ton simple réduit, ouvrière gentille, + Tu sembles écouter la voix du tentateur! + Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille. + Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur. + Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes + Lorsque, te maudissant, ton père expirera? _(bis)_ + Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes. + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, _(bis.)_ + +Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le refrain. Anna, +toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, interdit, regardait autour +de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière avait +soudain lâché son croûton comme s'il était devenu empoisonné. + +M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation: «Le dernier +couplet est de trop.» Le père Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait +des regards féroces autour de lui. + +Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une +voix mouillée, d'une voix de femme qui pleure: «Apportez le champagne.» + +Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrent radieux. +Et comme le père Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien +compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le +montrant aux convives: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, + +toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteilles coiffées +d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre: + + Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là. + + + + +LES SABOTS + + + + +Les Sabots + + +Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus +des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des +paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe +étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour +de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de +troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et +aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois +un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le +portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, +il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout +des cierges «... Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait +le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque +semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de +la commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait +la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour +communiquer familièrement avec tout son monde. + +Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien +malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.» + +Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un +bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que +les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, +ou bien je préviendrai le garde-champêtre.--M. Césaire Omont voudrait +bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit +encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est +la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du +Saint-Esprit.» + +Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe. + + * * * * * + +Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du +hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux +petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme +décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet +les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p't'être bon, c'te +place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas, +qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'être ben d'y envoyer +Adélaïde.» + +La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, +et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une +odeur de choux, elle réfléchit. + +L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être +dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.» + +La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se +tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux +jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: +«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme +servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.» + +La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois +commencèrent à manger. + +Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et +tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire....» + +Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de +conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête +d'un vieux veuf mal avec sa famille. + +La mère avait cessé de manger pour écouter et elle demeurait, la +fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à +tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette. + +Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide. + +Dès que le repas fut terminé la mère lui fit mettre son bonnet, et elles +partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il +habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments +d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du +faire-valoir, pour vivre de ses rentes. + +Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, Jovial et bourru +comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait +du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour +chaud, malgré son âge. + +Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, +enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée +du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui +aime ça, mais qui ne se la foule plus. + +On disait de lui: «C'est un père Bontemps, qui n'est pas bien levé tous +les jours.» + +Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se +renversant, il demanda: + +--Qu'est-ce que vous désirez? + +La mère prit la parole: + +--C'est no't fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu +c'qu'a dit çu matin monsieur le curé. + +Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: + +--Quel âge qu'elle a, c'te grande bique-là? + +--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont. + +--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends +d'main, pour faire ma soupe du matin. + +Et il congédia les deux femmes. + +Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, +sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents. + +Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, +monsieur Omont la héla. + +--Adélaïde! + +Elle accourut. + +--Me v'là, not' maître. + +Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil +troublé, il déclara: + +--Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma +servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons point nos +sabots. + +--Oui, not' maître. + +--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage. + +Et elle alla reprendre sa besogne. + +A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier +peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. +Omont. + +--C'est servi, not' maître. + +Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita +une seconde, puis, d'une voix de tonnerre: + +--Adélaïde! + +Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer. + +--Eh bien, nom de D ... et té, ousqu'est ta place? + +--Mais ... not'maître ... + +Il hurlait: + +«--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' là ou bien +foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre.» + +Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: + +--Me v'là, not' maître. + +Et elle s'assit en face de lui. + +Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des +histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot. + +De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, +des assiettes. + +En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui, alors, +repris de colère, il grogna: + +--Eh bien, et pour té? + +--J'n'en prends point, not' maître. + +--Pourquoi que tu n'en prends point? + +--Parce que je l'aime point. + +Alors il éclata de nouveau: + +--J'aime pas prend' mon café tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas +t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va +chercher une tasse et plus vite que ça. + +Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la +grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis +il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second +du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul. + +Et M. Omont la congédia. + +--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille. + +Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos, +puis il l'envoya se mettre au lit. + +--Va te coucher, je monterai tout à l'heure. + +Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière, +se dévêtit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit, +effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison: + +--Adélaïde? + +Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier: + +--Me v'là, not' maître. + +--Ousque t'es? + +--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître. + +Alors il vociféra: + +--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom +de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ... + +Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle: + +--Me v'là, not' maître! + +Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de +l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit +par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites +chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa +dans sa chambre en grognant: + +--Plus vite que ça, donc, nom de D ...! + +Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait: + +--Me v'là, me v'là, not' maître. + + * * * * * + +Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son +père l'examina curieusement, puis demanda: + +--T'es-ti point grosse? + +Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: + +--Mais non, je n'crois point. + +Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir: + +--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots? + +--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l's autres. + +--Mais t'es pleine, grande futaille. + +Elle se mit à sangloter, balbutiant: + +--J'savais ti, mé? J'savais ti, mé? + +Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il +demanda: + +--Quéque tu ne savais point? + +Elle prononça, à travers ses pleurs: + +--J'savais ti, mé, que ça se faisait comme ça d's'éfants! + +Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère: + +--La v'là grosse, à c't'heure. + +Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule +sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée». + +Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour +causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara: + +--All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait +point c'qu'all' faisait, c'te niente. + +Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. +Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain. + + + + +LA BUCHE + + + + +La Bûche + + +Le salon était petit, tout enveloppé de teintures épaisses, et +discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feu flambait; +tandis qu'une seule lampe posée sur le coin de la cheminée versait une +lumière molle, ombrée par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux +personnes qui causaient. + +Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs, mais une +de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin +papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, pénétrée jusqu'à la chair +vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, +l'épiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur +légère qui vous saute à l'odorat lorsqu'on ouvre une boîte de poudre +d'iris florentine. + +Lui était un ami d'autrefois, resté garçon, un ami de toutes les +semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus +d'ailleurs. + +Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tous deux +regardaient le feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de ces silences +amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire +l'un près de l'autre. + +Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racines enflammées, +croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le salon, +roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour d'elle. + +La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis +que lui, à coup de botte, rejetait dans la cheminée l'énorme charbon +et ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes répandues +autour. + +Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi se répandit; et +l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: «Et +voilà, dit-il en montrant la bûche replacée dans l'âtre, voilà pourquoi +je ne me suis jamais marié.» + +Elle le considéra, tout étonnée, avec cet oeil curieux des femmes qui +veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, où +la curiosité est réfléchie, compliquée, souvent malicieuse; et elle +demanda: «Comment ça?» + +Il reprit: «Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine +histoire. + +Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenu tout à +coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom, +Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux +inséparables comme nous étions, avaient pu tout à coup devenir presque +étrangers l'un à l'autre. Or, voici le secret de notre éloignement. + +Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions +jamais; et l'amitié qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait +pu la briser. + +Un soir, en rentrant, il m'annonça son mariage. + +Je reçus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait volé ou trahi. +Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une +femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne tolère +point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de +coeur et de confiance qui existe entre deux hommes. + +Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un à l'autre, +l'homme et la femme sont toujours étrangers d'âme, d'intelligence; ils +restent deux belligérants; ils sont d'une race différente; il faut qu'il +y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un esclave; tantôt +l'un, tantôt l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils s'étreignent +les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent +jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui +semble ouvrir les coeurs, les mettre à nu, dans un élan de sincère +et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de +procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les +abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec +lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu'entre deux +hommes. + +Enfin mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, charmante, +une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait l'adorer. + +D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gêner leur tendresse, +me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer, +m'appeler sans cesse, et m'aimer. + +Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cette vie commune; +et je dînais souvent chez eux; et souvent, rentré chez moi la nuit, je +songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant bien triste à +présent ma maison vide. + +Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien +m'écrivit de venir dîner. J'y allai. «Mon bon, dit-il, il va falloir que +je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de +retour avant onze heures; mais à onze heures précises, je rentrerai. +J'ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe.» + +La jeune femme sourit: «C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idée de vous +envoyer chercher», reprit-elle. + +Je lui serrai la main: «Vous êtes gentille comme tout.» Et je sentis sur +mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se +mit à table; et, dès huit heures, Julien nous quittait. + +Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne singulière naquit +brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore jamais +trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaque jour, le +tête-à-tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord +de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les +silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face de moi, +de l'autre côté de la cheminée, la tête baissée, le regard indécis, un +pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile méditation. +Quand je fus à sec d'idées banales, je me tus. C'est étonnant comme il +est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je +sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne +sais quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vous +prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d'une autre +personne à votre égard. + +Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: «Mettez +donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'éteindre.» +J'ouvris le coffre à bois, placé juste comme le vôtre, et je pris une +bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en pyramide sur les autres +morceaux aux trois quarts consumés. + +Et le silence recommença. + +Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façon qu'elle +nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, +des yeux qui me parurent étranges. «Il fait trop chaud, maintenant, +dit-elle; allons donc là-bas, sur le canapé.» Et nous voilà partis sur +le canapé. Puis tout à coup, me regardant bien en face: «Qu'est-ce que +vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?» + +Je répondis, fort interloqué: «Ma foi, le cas n'est pas prévu, et puis, +ça dépendrait de la femme.» + +Alors, elle se mit à rire, d'un rire sec, nerveux, frémissant, un de ces +rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta: + +«Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins.» + +Elle se tut, puis reprit: + +«Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul?» + +Je l'avouai, oui, j'avais été amoureux. + +«Racontez-moi ça,» dit-elle. + +Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'écoutait attentivement, +avec des marques fréquentes d'improbation et de mépris; et soudain: +«Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fût bon, il faudrait, il +me semble, qu'il bouleversât le coeur, tordît les nerfs et ravageât la +tête; il faudrait qu'il fût--comment dirai-je?--dangereux, terrible +même, presque criminel, presque sacrilège, qu'il fût une sorte de +trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacrés, +des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile, +sans périls, légal, est-ce bien de l'amour?» + +Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cette +exclamation philosophique: O cervelle féminine, te voilà bien! + +Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, sainte-nitouche; +et, appuyée sur les coussins, elle s'était allongée, couchée, la tête +contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir un bas de soie +rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants. + +Au bout d'une minute: «Je vous fais peur», dit-elle. Je protestai. Elle +s'appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder: «Si je +vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?» Et avant que +j'eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient +attiré brusquement ma tête, et ses lèvres joignaient les miennes. Ah! +ma chère amie, je vous réponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper +Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusée, +effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari déjà ne suffisait +plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul +attrait du fruit défendu, du danger bravé, de l'amitié trahie! Non, cela +ne m'allait guère. Mais que faire? Imiter Joseph! rôle fort sot et, de +plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, cette +fille, et enflammée d'audace, et palpitante et acharnée. Oh! que celui +qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prête à +se donner, me jette la première pierre ... + +... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une +minute de plus et ... j'étais ... non, elle était ... pardon, c'est lui +qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait été, quand voilà qu'un bruit +terrible nous fit bondir. + +La bûche, oui, la bûche, madame, s'élançait dans le salon, renversant la +pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant +le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement +flamber. + +Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la +cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout +joyeux, rentrait. Il s'écria: «Je suis libre, l'affaire est finie deux +heures plus tôt!» + +Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé en flagrant délit. Et vous +apercevez d'ici les conséquences! + +Or, je fis en sorte de n'être plus repris dans une situation pareille, +jamais, jamais. Puis je m'aperçus que Julien me battait froid, comme on +dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié; et peu à peu il m'éloigna +de chez lui; et nous avons cessé de nous voir. Je ne me suis point +marié. Cela ne doit plus vous étonner. + + + + +MAGNÉTISME + + + + +Magnétisme + + +C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à l'heure des interminables +cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et +l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes +après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées. + +On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences +du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, +indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges, +des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, retombant +brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à +ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots, à ce mystère du +magnétisme, le défendant au nom de la science. + +Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et +chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s'était ancrée si +fortement qu'il n'admettait même point la discussion. + +Il répétait en ricanant: «Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne +discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de +tours. Quant à M. Charcot qu'on dit être un remarquable savant, il me +fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent +par devenir fous à force de réfléchir à d'étranges cas de folie. Il a +constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables, +il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant +toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-être +des explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je voudrais +l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez.» + +Il y eut autour de l'incrédule une sorte de mouvement de pitié, comme +s'il avait blasphémé dans une assemblée de moines. + +Un de ces messieurs s'écria: + +--Il y a eu pourtant des miracles autrefois. + +Mais l'autre répondit: + +--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus? + +Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des +communications d'âmes à travers de longs espaces, des influences +secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait les faits +indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait: «Des blagues! des +blagues! des blagues!» + +A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: «Eh +bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous +les expliquerai. Les voici: + +»Dans le petit village d'Étretat les hommes, tous matelots, vont chaque +année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l'enfant +d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son «pé était +mort à la mé». On calma le mioche qui se réveilla de nouveau en hurlant +que son «pé était neyé». Un mois après on apprenait en effet la mort du +père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils +de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'émut; on rapprocha les +dates; et il se trouva que l'accident et le rêve avaient coïncidé à peu +près; d'où l'on conclut qu'ils étaient arrivés la même nuit, à la même +heure. Et voilà un mystère du magnétisme.» + +Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort ému demanda:--Et +vous expliquez ça, vous? + +--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait m'avait surpris +et même vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par +principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence par +douter; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute +communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est +suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, à force +d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre +qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des +enfants rêvât et annonçât à son réveil que le «pé était mort à la mé». +La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent +toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions +coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au +miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres +présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans +confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les +auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si +l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement +réveillée, et l'on aurait célébré l'intervention de Dieu selon les uns, +du magnétisme selon les autres. + +Un des fumeurs déclara: + +--C'est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre seconde +histoire? + +--Oh! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C'est à +moi qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre +appréciation. On n'est jamais équitablement juge et partie. Enfin la +voici: + +«J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne +songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée attentivement, +jamais remarquée, comme on dit. + +«Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fût pas laide; +enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux +quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces êtres sur +qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter, +sur qui le désir ne s'abat point. + +«Or, un soir, que j'écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me +mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage d'idées, de +cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste +quelques minutes rêvassant, la plume en l'air, une sorte de petit +souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du coeur, et +immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logique, +j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la +tête, et sans voile, cette jeune femme à qui je n'avais jamais songé +plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la +tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n'avais +point observées, un charme doux, un attrait langoureux; elle éveilla +chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à la poursuite +d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je +m'endormis. Et je rêvai. + +«Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est-ce pas, qui +vous rendent maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes +infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables? + +«Qui de nous dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n'a tenu, +étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire, +celle dont son esprit était occupé? Et avez-vous remarqué quelles +surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve! En quelles +ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous +secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante, elles +vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en +cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité. + +«Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme +fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait +aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de +ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux +oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme +ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil +exquis et décevant. + +«Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela. + +«Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me hantait la tête et les +sens, à un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à +elle. + +«A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. +Dans son escalier j'étais ému à trembler, mon coeur battait, un désir +véhément m'envahissait des pieds aux cheveux. + +«J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et +soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m'assis. + +«Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait point écouter. Je +ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle, +la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve s'accomplit si vite, si +facilement, si follement, que je doutai soudain d'être éveillé ... Elle +fut pendant deux ans ma maîtresse ...» + +--Qu'en concluez-vous? dit une voix. + +Le conteur semblait hésiter. + +--J'en conclus ... je conclus à une coïncidence, parbleu! Et puis, qui +sait? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point remarqué et +qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients +rappels de mémoire qui nous représente souvent des choses négligées par +notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence! + +--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez +pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat mon cher monsieur! + + + + +DIVORCE + + + + +Divorce + + +Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dix ans +plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal assortis, +ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer le +nouveau client. + +C'était un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua: + +--Prenez un siège, dit l'avocat + +Le client s'assit et après avoir toussé: + +--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire +de divorce. + +--Parlez, monsieur, je vous écoute. + +--Monsieur, je suis un ancien notaire. + +--Déjà! + +--Oui, déjà. J'ai trente-sept ans. + +--Continuez. + +--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux. + +--Vous n'êtes pas le seul. + +--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à fait +spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très particulière. +Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une façon très +bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses? + +--Qu'entendez-vous par là? + +--Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour certains +esprits que le poison pour le corps? + +--Mais, oui, peut-être. + +--Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent, nous +tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. C'est +une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de laisser +une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous apercevons +pas dès le début qu'elle est une envahisseuse, une maîtresse, un tyran, +qu'elle s'étend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans +cesse, s'installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe +toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes +perdus. + +Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai dit, +j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret, +mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de +limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon âge. + +Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatrièmes +pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances, +etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par ce moyen, de faire +faire à quelques clients des mariages avantageux. + +Un jour je tombe sur ceci: + +«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme +honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien +nets. Rien des agences.» + +Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué et un +filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les +mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille francs. + +Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces femmes-là?» + +L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces +conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se tournant vers +moi: + +«--Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même? Cristi, ça t'en +enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs.» + +Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d'autre chose. + +Une heure plus tard je rentre chez moi. + +Il faisait froid cette nuit-là. J'habitais d'ailleurs une vieille +maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent à des +champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier, +un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme j'étendais l'autre +pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson +m'envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma poitrine, +m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je murmurai, +saisi par un brusque souvenir: «Sacristi, si je les avais, les deux +millions cinq cent mille!» + +Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faite par une +bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre! +un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas +de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis à +chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente quelquefois ces +endroits-là: + + Deux millions, + Deux millions + Sont bons + Avec cinq cent mille + Et femme gentille. + +Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y songeai tout à +coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je fus +longtemps à m'endormir. + +Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je +devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaire importante. +Il fallait me lever à six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les +deux millions cinq cent mille! + +Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans une odeur +de poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procédure +avancés--rien ne pue comme ça--et une odeur de clercs--bottes, +redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout chauffée à +dix-huit degrés. + +Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette brûlée et d'un +morceau de fromage. Puis je me remis au travail. + +C'est alors que je pensai très sérieusement à la demoiselle aux deux +millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas écrire? Pourquoi +ne pas savoir? + +Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta, +m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères dont +je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans m'en +apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d'aiguille, et +chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la +demoiselle aux deux millions cinq cent mille. + +Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose, +monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère. + +Certes, il n'était pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille, +dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un mari par la voie des +journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût honorable +et malheureuse. + +D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne +m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous +autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions +de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le +chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais bien +que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles nous +font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent +vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre crédulité +inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous +disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent mille francs +comme très possible, très morale. + +Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de +chambre, ayant hérité brusquement de son père, avait appris du même coup +la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la dévoiler à quelque +homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un moyen fort +usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare originelle. + +Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres, +notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu, +monsieur. + +Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis. + +Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, j'étais en +train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc m'annonça: + +--Mlle Chantefrise. + +--Faites entrer. + +Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air +embarrassée. + +--Asseyez-vous, mademoiselle. + +Elle s'assit et murmura: + +--C'est moi, monsieur. + +--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître. + +--La personne à qui vous avez écrit. + +--Pour un mariage? + +--Oui, monsieur. + +--Ah! très bien! + +--Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en personne. + +--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous marier? + +--Oui, monsieur. + +--Vous avez de la famille? + +Elle hésita, baissa les yeux et balbutia: + +--Non, monsieur ... Ma mère ... et mon père ... sont morts. + +Je tressaillis.--Donc j'avais deviné juste,--et une vive sympathie +s'éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre créature. Je +n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris: + +--Votre fortune est bien nette? + +Elle répondit, cette fois, sans hésiter: + +--Oh! oui, monsieur. + +Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me +déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que je n'avais pensé. +C'était une belle personne, une forte personne, une maîtresse femme. Et +l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de sentiment, de +devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je +me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui parlai de ce +client que je dépeignis comme un homme triste, très honorable, un peu +malade. + +Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants. + +--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou +quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre. + +--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle. + +--Mon Dieu! oui ou non. Êtes-vous pressée de retourner chez vous? + +--Pas du tout. + +--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps. + +--Vous êtes trop aimable, monsieur. + +--Vous êtes descendue à l'hôtel? + +Elle nomma le premier hôtel de Rouen. + +--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur ... notaire +de vous offrir à dîner, ce soir. + +Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis elle se décida: + +--Oui, monsieur. + +--Je vous prendrai chez vous à sept heures. + +--Oui, monsieur. + +--Alors, à ce soir, mademoiselle? + +--Oui, monsieur. + +Et je la reconduisis jusqu'à ma porte. + + * * * * * + +A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette +pour moi et me reçut d'une façon très coquette. + +Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais connu, et je commandai +un menu troublant. + +Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me contait son +histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, elle avait +été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent, ayant hérité de +grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne dirait jamais +les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile de la +supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu à les savoir, je +l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme pratique, +sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, des intérêts +et des placements. Sa compétence en cette matière me donna aussitôt une +grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve cependant; +mais je lui montrai clairement que j'avais du goût pour elle. + +Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et j'en bus, +ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que j'allais +devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur +qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne succombât. Pour me +calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il faudrait établir +d'une façon précise, car mon client était homme d'affaires. + +Elle répondit avec gaieté:--Oh! je sais. J'ai apporté toutes les +preuves. + +--Ici, à Rouen? + +--Oui, à Rouen. + +--Vous les avez à l'hôtel? + +--Mais oui. + +--Pouvez-vous me les montrer? + +--Mais oui. + +--Ce soir. + +--Mais oui. + +Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et nous voici +rentrant chez elle. + +Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je +les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie +au coeur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de l'embrasser. +Je m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. Et je +l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ... +le champagne aidant ... je succombai ... ou plutôt ... non ... elle +succomba. + +Ah! monsieur, j'en fis une tête, après cela ...--et elle donc! Elle +pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne +pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans +un état d'esprit épouvantable. + +Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût été rien si j'avais +eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le client, +le client naïf, le client trompé, trompé par lui-même. Quelle situation! +Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable, +sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre fille, après +l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes plus tard! + +Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait ainsi! + +Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de remords, ravagé de +craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison +s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me présentai, comme onze +heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait. + +En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux. + +Je lui dis: + +--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour réparer nos +torts. Je vous demande votre main. + +Elle balbutia: + +--Je vous la donne. + +Je l'épousai. + + * * * * * + +Tout alla bien pendant six mois. + +J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas +un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme. + +Cependant je remarquais peu à peu que, de temps en temps, elle faisait +de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le mardi, +l'autre le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis. + +C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descendit la rue +de la République, tourna à droite, par la rue qui suit le palais +archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, longea le pont +de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiète, +se retournant souvent, épiant tous les passants. + +Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnut pas. + +Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus, +son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq. + +Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un +flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses bras +une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et +l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit une autre +enfant, plus jeune encore, fille ou garçon, porté par une autre +campagnarde, se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en va, +escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre +et déserte promenade du Cours-la-Reine. + +Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et ne comprenant +pas, n'osant point deviner. + +Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, hurlant: + +--Quels sont ces enfants? + +--Quels enfants? + +--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever? + +Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint à elle, elle +me confessa, dans un déluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui, +monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi, +deux garçons. + +Et c'était là--quelle honte!--c'était là l'origine de sa fortune.--Les +quatre pères!... Elle avait amassé sa dot. + +Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire? + +L'avocat répondit avec gravité: + +--Reconnaître vos enfants, monsieur. + + + + +UNE SOIRÉE + + + + +Une Soirée + + +Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour +les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison +à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa +famille, avait écrit à sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine +de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme Padoie, une petite +femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il avait besoin +d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les +Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais rançonnés. + +Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenant des +affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et ne le voyait +guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie, ancien employé des +finances, qui venait d'être nommé receveur des contributions à Vannes. + +Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire à la +maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train de +discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa +chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers, murmura: +«Prenez un siège, je suis à vous dans un instant», se rassit et +recommença sa discussion. + +Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne +comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les autres +parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne semblait +comprendre personne. + +Ce fut long, très long. Varajou considérait son beau-frère en songeant: +«Quel crétin!» Padoie devait avoir près de cinquante ans; il était +grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui +faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un bonnet de +velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il +faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était mou. Varajou +se répétait: «Quel crétin!» + +Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de +plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors de ces +deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, bruyant, +plein de dédain pour tout le monde, il méprisait l'univers entier du +haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, quelle +fête!» il avait certes exprimé le plus haut degré d'admiration dont fût +capable son esprit. + +Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda: + +--Vous allez bien? + +--Pas mal, comme vous voyez. Et vous? + +--Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé à venir nous voir. + +--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le métier +militaire, on n'a pas grande liberté. + +--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable. + +--Et Joséphine va bien? + +--Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure. + +--Où est-elle donc? + +--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici; +c'est une ville très comme il faut. + +--Je m'en doute. + +Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frère +sans empressement, lui tendit la joue et demanda: + +--Il y a longtemps que tu es ici? + +--Non, à peine une demi-heure. + +--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le +salon. + +Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie à ses chiffres et à +ses contribuables. + +Dès qu'ils furent seuls: + +--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle. + +--Quoi donc? + +--Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que +tu fais des dettes. + +Il eut l'air très étonné. + +--Moi! Jamais de la vie. + +--Oh! ne nie pas, je le sais. + +Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouche par une +semonce si violente qu'il dut se taire. + +Puis elle reprit: + +--Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au dîner. Je ne puis te +tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire. + +Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardait tour à +tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant à la rue. Il +se décida pour la rue. + +Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le sabre sur les +mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte +au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le Morbihan». Il regardait +les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et +il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée de venir ici!» + +Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et +désolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour +sommeiller jusqu'au dîner. + +La bonne le réveilla en frappant à sa porte. + +--C'est servi, monsieur. + +Il descendit. + +Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol, une +soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi +trois assiettes mélancoliques. + +M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou. On s'assit, puis +la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le creux de +leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse. +C'était jour de pot-au-feu. + +Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui +tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, avec +dégoût, avec fatigue, avec rage. + +Mme Padoie disait à son mari: + +--Tu vas ce soir chez M. le premier président? + +--Oui, ma chère. + +--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es +pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé. + +Alors elle parla de la société de Vannes, de l'excellente société où +les Padoie étaient reçus avec considération, grâce à leurs sentiments +religieux. + +Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de +charcuterie, en l'honneur du nouveau venu. + +Puis du fromage. C'était fini. Pas de café. + +Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soirée en tête-à-tête avec +sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir même +un petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser +les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce +supplice, et il déclara qu'il devait aller à la gendarmerie pour faire +régulariser quelque chose sur sa permission. + +Et il se sauva, dès sept heures. + +A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chien qui +sort de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle +corvée!» + +Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur café de la ville. Il +le trouva, sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans l'intérieur, +cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et +causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que deux +joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient les +billes en se heurtant. + +On entendait leur voix compter: «Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de +chance.--Oh! joli coup! bien joué!--Onze.--Il fallait prendre par la +rouge.--Vingt.--Bille en tête, bille en tête.--Douze. Hein! j'avais +raison?» + +Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la +meilleure.» + +Puis il s'assit, attendant sa consommation. + +Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec ses camarades, +dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme +l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café d'abord; puis son carafon +d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire +maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un. + +Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse la fête.» Et +l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour s'amuser. Il appela +le garçon. + +--Hé, l'employé! + +--Voilà, m'sieu. + +--Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici? + +L'homme resta stupide à cette question. + +--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici! + +--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi? + +--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du bon vin. + +--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais? + +--Les demoiselles! ah! ah! + +--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici? + +--Des demoiselles? + +--Mais, oui, des demoiselles! + +Le garçon se rapprocha, baissa la voix: + +--Vous demandez ousqu'est la maison? + +--Mais oui, parbleu! + +--Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première à +droite.--C'est au 15. + +--Merci, ma vieille. V'là pour toi. + +--Merci, m'sieu. + +Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième à gauche, première à droite, +15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: «Deuxième à +gauche,--oui,--Mais en sortant du café, fallait-il prendre à droite ou à +gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien.» + +Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans la première +à droite, et chercha le numéro 15. C'était une maison d'assez belle +apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les fenêtres +éclairées au premier étage. La porte d'entrée demeurait entr'ouverte, et +une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa: + +--C'est bien ici. + +Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela: + +-Ohé! Ohé! + +Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant un soldat. +Il lui dit: + +--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut? + +--Oui, monsieur. + +--Au salon? + +--Oui monsieur. + +--Je n'ai qu'à monter? + +--Oui, monsieur. + +--La porte en face? + +--Oui, monsieur. + +Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bien éclairée +par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, quatre dames +décolletées qui semblaient attendre quelqu'un. + +Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un +peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que la quatrième, +âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase; +elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie verte qui laissait +passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras énormes +et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé. Le sous-officier +salua: + +--Bonjour, mesdames. + +La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina: + +--Bonjour, monsieur. + +Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il +songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce lieu; et +cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en vient un, nous +verrons bien.» Et il demanda: + +--Alors, ça va bien? + +La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit: + +--Très bien! merci. + +Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut. + +Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d'un rire +gêné: + +--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ... + +Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et +Padoie, en habit noir, apparut. + +Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se dressant, il +sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit danser tout +autour du salon en hurlant: «V'là Padoie ... V'là Padoie ... V'là Padoie +...» Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dans la +figure: + +--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fête, toi,... Ah! +Farceur.... Et ma soeur!... Tu la lâches, dis!... + +Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à +l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le +canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait. + +Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauvèrent, +tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à +défaillir. + +Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se +précipita vers eux: + +--Oh! monsieur le président ... il est fou ... il est fou ... On nous +l'avait envoyé en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou.... + +Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu'il +avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant +vers son beau-frère: + +--Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il. + +Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia: + +--Où ... où ... où nous sommes.... Malheureux ... misérable ... +infâme.... Où nous sommes ... Chez monsieur le premier président!... +chez monsieur le premier président de Mortemain ... de Mortemain ... de +... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!... +canaille!... + + + + +TABLE + + Boule de Suif + L'Épave + Découverte + Un Parricide + Le Rendez-vous + Bombard + Le Pain Maudit + Les Sabots + La Bûche + Magnétisme + Divorce + Une Soirée + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF *** + +***** This file should be named 10746-8.txt or 10746-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/0/7/4/10746/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at +http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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