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+The Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Boule de Suif
+
+Author: Guy de Maupassant
+
+Release Date: January 19, 2004 [EBook #10746]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF ***
+
+
+
+
+Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina MalliEre and PG
+Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously
+made available by gallica (Bibliotheque nationale de France) at
+http://gallica.bnf.fr.
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+[Illustration: Boule de Suif]
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+
+LIBRAIRIE OLLENDORFF _48, CHAUSSÉE D'ANTIN, 50 PARIS_
+
+_Collection des Grands Romans_
+
+A 1 FRANC
+
+GUY DE MAUPASSANT _Yvette. Mademoiselle Fifi. Boule de Suif._
+
+GEORGES OHNET _Le Maître de Forges. Serge Panine. La Grande Marnière._
+
+ALBERT DELPIT _Le Fils de Coralie._
+
+ANDRÉ THEURIET _Sauvageonne._
+
+RENÉ MAIZEROY _Petite Reine._
+
+GUSTAVE TOUDOUZE _Madame Lambelle._
+
+MARIO UCHARO _Mon Oncle Barbassou._
+
+JEAN RAMEAU _Plus que de l'Amour._
+
+PIERRE MAEL _Un roman de Femme._
+
+JULES CASE _La Fille à Blanchard._
+
+RODHA BROUGTHON _Comme une Fleur._
+
+MATHILDE SERAO _Adieu Amour._
+
+MAURICE MONTÉGUT _Un nom sur une Tombe._
+
+MAURICE LEBLANC _Une Femme._
+
+
+Envoi franco contre 1 fr. 25 par volume.
+
+
+
+
+Boule de Suif
+
+
+
+
+OEUVRES COMPLETES ILLUSTRÉES DU GUY DE MAUPASSANT
+
+
+ÉDITION DE LUXE
+
+(_Voir Catalogue à la fin du volume_.)
+
+
+
+
+GUY DE MAUPASSANT
+
+BOULE DE SUIF
+
+
+L'ÉPAVE--DÉCOUVERTE--UN PARRICIDE--LE RENDEZ-VOUS--BOMBARD LE PAIN
+MAUDIT--LES SABOTS--LA BUCHE MAGNÉTISME--DIVORCE--UNE SOIRÉE
+
+
+
+PARIS 1907
+
+
+
+
+BOULE DE SUIF
+
+
+Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d'armée en déroute avaient
+traversé la ville. Ce n'était point de la troupe, mais des hordes
+débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes
+en guenilles, et ils avançaient d'une allure molle, sans drapeau, sans
+régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d'une pensée ou
+d'une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue
+sitôt qu'ils s'arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens
+pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil;
+des petits moblots alertes, faciles à l'épouvante et prompts à
+l'enthousiasme, prêts à l'attaque comme à la fuite; puis, au milieu
+d'eux, quelques culottes rouges, débris d'une division moulue dans une
+grande bataille; des artilleurs sombres alignés avec des fantassins
+divers; et, parfois, le casque brillant d'un dragon au pied pesant qui
+suivait avec peine la marche plus légère des lignards.
+
+Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques: «les
+Vengeurs de la Défaite--les Citoyens de la Tombe--les Partageurs de la
+Mort»--passaient à leur tour, avec des airs de bandits.
+
+Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de
+suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs
+écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d'armes, de flanelle
+et de galons, parlaient d'une voix retentissante, discutaient plans de
+campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur
+leurs épaules de fanfarons; mais ils redoutaient parfois leurs propres
+soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et
+débauchés.
+
+Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.
+
+La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances
+très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres
+sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait
+sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses
+uniformes, tout son attirail meurtrier, dont elle épouvantait naguère
+les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient
+subitement disparu.
+
+Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour
+gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard; et, marchant après
+tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques
+disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d'un peuple habitué
+à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s'en
+allait à pied, entre deux officiers d'ordonnance.
+
+Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient
+plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le
+commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu'on ne
+considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux
+de cuisine.
+
+La vie semblait arrêtée; les boutiques étaient closes, la rue muette.
+Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le
+long des murs.
+
+L'angoisse de l'attente faisait désirer la venue de l'ennemi.
+
+Dans l'après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises,
+quelques uhlans, sortis on ne sait d'où, traversèrent la ville avec
+célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la
+côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs
+apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les
+avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur
+la place de l'Hôtel-de-Ville; et par toutes les rues voisines, l'armée
+allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les
+pavés sous leur pas dur et rythmé.
+
+Des commandements criés d'une voix inconnue et gutturale montaient le
+long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière
+les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres
+de la cité, des fortunes et des vies, de par le «droit de guerre». Les
+habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l'affolement que
+donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la
+terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car
+la même sensation reparaît chaque fois que l'ordre établi des choses est
+renversé, que la sécurité n'existe plus, que tout ce que protégeaient
+les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d'une
+brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous
+les maisons croulantes un peuple entier; le fleuve débordé qui roule les
+paysans noyés avec les cadavres des boeufs et les poutres arrachées aux
+toits, ou l'armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant
+les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au
+son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute
+croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu'on nous enseigne
+en la protection du Ciel et en la raison de l'homme.
+
+Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis
+disparaissaient dans les maisons. C'était l'occupation après l'invasion.
+Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les
+vainqueurs.
+
+Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un
+calme nouveau s'établit. Dans beaucoup de familles, l'officier prussien
+mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse,
+plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette
+guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment; puis on pouvait,
+un jour ou l'autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on
+obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi
+blesser quelqu'un dont on dépendait tout à fait? Agir ainsi serait moins
+de la bravoure que de la témérité.--Et la témérité n'est plus un défaut
+des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où
+s'illustra leur cité.--On se disait enfin, raison suprême tirée de
+l'urbanité française, qu'il demeurait bien permis d'être poli dans son
+intérieur pourvu qu'on ne se montrât pas familier, en public, avec le
+soldat étranger. Au dehors on ne se connaissait plus, mais dans la
+maison on causait volontiers, et l'Allemand demeurait plus longtemps,
+chaque soir, à se chauffer au foyer commun.
+
+La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français
+ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans
+les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec
+arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas
+avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les
+officiers de chasseurs, qui, l'année d'avant, buvaient aux mêmes cafés.
+
+Il y avait cependant quelque chose dans l'air, quelque chose de subtil
+et d'inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur
+répandue, l'odeur de l'invasion. Elle emplissait les demeures et les
+places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l'impression
+d'être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.
+
+Les vainqueurs exigeaient de l'argent, beaucoup d'argent. Les habitants
+payaient toujours; ils étaient riches d'ailleurs. Mais plus un négociant
+normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute
+parcelle de sa fortune qu'il voit passer aux mains d'un autre.
+
+Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de
+la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les
+pêcheurs ramenaient souvent du fond de l'eau quelque cadavre d'Allemand
+gonflé dans son uniforme, tué d'un coup de couteau ou de savate, la tête
+écrasée par une pierre, ou jeté à l'eau d'une poussée du haut d'un pont.
+Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et
+légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que
+les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.
+
+Car la haine de l'Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à
+mourir pour une Idée.
+
+Enfin, comme les envahisseurs, bien qu'assujétissant la ville à leur
+inflexible discipline, n'avaient accompli aucune des horreurs que la
+renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale,
+on s'enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le coeur des
+commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au
+Havre que l'armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner
+ce port en allant par terre à Dieppe où ils s'embarqueraient.
+
+On employa l'influence des officiers allemands dont on avait fait la
+connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en
+chef.
+
+Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce
+voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on
+résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout
+rassemblement.
+
+Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi,
+vers trois heures, de gros nuages noirs venant du Nord apportèrent la
+neige qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la
+nuit.
+
+A quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la
+cour de l'Hôtel de Normandie, où l'on devait monter en voiture.
+
+Ils étaient encore pleins de sommeil, et grelottaient de froid sous
+leurs couvertures. On se voyait mal dans l'obscurité; et l'entassement
+des lourds vêtements d'hiver faisait ressembler tous ces corps à
+des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se
+reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent:--«J'emmène ma
+femme,»--dit l'un.--«J'en fais autant.«--«Et moi aussi.»--Le premier
+ajouta:--«Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens
+approchent du Havre nous gagnerons l'Angleterre.»--Tous avaient les
+mêmes projets, étant de complexion semblable.
+
+Cependant on n'attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait
+un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'une porte obscure
+pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux
+frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix
+d'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un
+léger murmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; ce murmure
+devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement
+de l'animal, s'arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque
+secousse qu'accompagnait le bruit mat d'un sabot ferré battant le sol.
+
+La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois gelés
+s'étaient tus; ils demeuraient immobiles et roidis.
+
+Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en
+descendant vers la terre; il effaçait les formes, poudrait les choses
+d'une mousse de glace; et l'on n'entendait plus, dans le grand silence
+de la ville calme et ensevelie sous l'hiver, que ce froissement vague,
+innommable et flottant, de la neige qui tombe, plutôt sensation que
+bruit, entremêlement d'atomes légers qui semblaient emplir l'espace,
+couvrir le monde.
+
+L'homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d'une corde un cheval
+triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon,
+attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais,
+car il ne pouvait se servir que d'une main, l'autre portant sa lumière.
+Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs
+immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit:--«Pourquoi ne montez-vous
+pas dans la voiture, vous serez à l'abri, au moins.»
+
+Ils n'y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les
+trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite;
+puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les
+dernières places sans échanger une parole.
+
+Le plancher était couvert de paille où les pieds s'enfoncèrent. Les
+dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un
+charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à
+voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses
+qu'elles savaient déjà depuis longtemps.
+
+Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre
+à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda:--«Tout le
+monde est-il monté?»--Une voix du dedans répondit:--«Oui.»--On partit.
+
+La voiture avançait lentement, lentement, à tout petits pas. Les
+roues s'enfonçaient dans la neige; le coffre entier geignait avec des
+craquements sourds; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient; et le
+fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les
+côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant
+brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort
+plus violent.
+
+Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu'un
+voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne
+tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs
+et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où
+apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt
+une chaumière avec un capuchon de neige.
+
+Dans la voiture, on se regardait curieusement, à la triste clarté de
+cette aurore.
+
+Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l'un de
+l'autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vins en gros de la rue
+Grand-Pont.
+
+Ancien commis d'un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté
+le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très
+mauvais vin aux petits débitants des campagnes et passait parmi ses
+connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de
+ruses et de jovialité.
+
+Sa réputation de filou était si bien établie, qu'un soir, à la
+préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant
+et fin, une gloire locale, ayant proposé aux dames qu'il voyait un peu
+somnolentes de faire une partie de «Loiseau vole», le mot lui-même vola
+à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait
+fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.
+
+Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses
+plaisanteries bonnes ou mauvaises; et personne ne pouvait parler de lui
+sans ajouter immédiatement:--«Il est impayable, ce Loiseau.»
+
+De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d'une face
+rougeaude entre deux favoris grisonnants.
+
+Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision
+rapide, était l'ordre et l'arithmétique de la maison de commerce, qu'il
+animait par son activité joyeuse.
+
+A côté d'eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure,
+M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire
+de trois filatures, officier de la Légion d'honneur et membre du Conseil
+général. Il était resté, tout le temps de l'Empire, chef de l'opposition
+bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement
+à la cause qu'il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre
+expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari,
+demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen
+en garnison.
+
+Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute
+jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d'un oeil navré
+l'intérieur lamentable de la voiture.
+
+Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un
+des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte,
+vieux gentilhomme de grande tournure, s'efforçait d'accentuer, par les
+artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV
+qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse
+une dame de Bréville dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et
+gouverneur de province.
+
+Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert
+représentait le parti orléaniste dans le département. L'histoire de
+son mariage avec la fille d'un petit armateur de Nantes était toujours
+demeurée mystérieuse. Mais comme la comtesse avait grand air, recevait
+mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils
+de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon
+demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille
+galanterie, et dont l'entrée fût difficile.
+
+La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on,
+cinq cent mille livres de revenu.
+
+Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société
+rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la
+Religion et des Principes.
+
+Par un hasard étrange, toutes les femmes se trouvaient sur le même
+banc; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes soeurs qui
+égrenaient de longs chapelets en marmottant des _Pater_ et des _Ave_.
+L'une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si
+elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure.
+L'autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine
+de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les
+illuminés.
+
+En face des deux religieuses, un homme et une femme attiraient les
+regards de tous.
+
+L'homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens
+respectables. Depuis vingt ans, il trempait sa grande barbe rousse dans
+les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les
+frères et amis une assez belle fortune qu'il tenait de son père, ancien
+confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin
+la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au Quatre
+Septembre, par suite d'une farce peut-être, il s'était cru nommé préfet,
+mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau,
+demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui
+le contraignit à la retraite. Fort bon garçon, du reste, inoffensif et
+serviable, il s'était occupé avec une ardeur incomparable d'organiser la
+défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous
+les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les
+routes, et, à l'approche de l'ennemi, satisfait de ses préparatifs, il
+s'était vivement replié vers la ville.
+
+Il pensait maintenant se rendre encore plus utile au Havre, où de
+nouveaux retranchements allaient être nécessaires.
+
+La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son
+embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de Suif.
+Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis,
+étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses;
+avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa
+robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur
+faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de
+pivoine prêt à fleurir; et là-dedans s'ouvraient, en haut, deux yeux
+noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre
+dedans; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser,
+meublée de quenottes luisantes et microscopiques.
+
+Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.
+
+Aussitôt qu'elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les
+femmes honnêtes, et les mots de «prostituée», de «honte publique» furent
+chuchotés si haut qu'elle leva la tête. Alors elle promena sur ses
+voisins un regard tellement provocant et hardi qu'un grand silence
+aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l'exception de
+Loiseau, qui la guettait d'un air émoustillé.
+
+Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames, que la
+présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes.
+Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs
+dignités d'épouses en face de cette vendue sans vergogne; car l'amour
+légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.
+
+Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à
+l'aspect de Cornudet, parlaient argent d'un certain ton dédaigneux pour
+les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait
+subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et
+des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix
+fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M.
+Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l'industrie cotonnière, avait eu soin
+d'envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif
+qu'il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s'était arrangé
+pour vendre à l'Intendance française tous les vins communs qui lui
+restaient en cave, de sorte que l'État lui devait une somme formidable
+qu'il comptait bien toucher au Havre.
+
+Et tous les trois se jetaient des coups d'oeil rapides et amicaux. Bien
+que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l'argent, de
+la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de
+l'or en mettant la main dans la poche de leur culotte.
+
+La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas
+fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des
+côtes à pied. On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à
+Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun
+guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence
+sombra dans un amoncellement de neige et il fallut deux heures pour la
+dégager.
+
+L'appétit grandissait, troublait les esprits; et aucune gargote, aucun
+marchand de vin ne se montraient, l'approche des Prussiens et le passage
+des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries.
+
+Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du
+chemin, mais ils n'y trouvèrent pas même de pain, car le paysan défiant
+cachait ses réserves dans la crainte d'être pillé par les soldats qui,
+n'ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu'ils
+découvraient.
+
+Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se
+sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui
+depuis longtemps; et le violent besoin de manger, augmentant toujours,
+avait tué les conversations.
+
+De temps en temps, quelqu'un bâillait; un autre presque aussitôt
+l'imitait; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son
+savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou
+modestement en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait
+une vapeur.
+
+Boule de Suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait
+quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses
+voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et
+crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau.
+Sa femme fit un geste comme pour protester; puis elle se calma. Elle
+souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne
+comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. «Le fait est que je
+ne me sens pas bien, dit le comte, comment n'ai-je pas songé à apporter
+des provisions?»--Chacun se faisait le même reproche.
+
+Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum; il en offrit; on
+refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il
+rendit la gourde, il remercia: «C'est bon tout de même, ça réchauffe, et
+ça trompe l'appétit.»--L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de
+faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras
+des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de Suif choqua les gens
+bien élevés. On ne répondit pas; Cornudet seul eut un sourire. Les deux
+bonnes soeurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains
+enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles,
+baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au Ciel la souffrance
+qu'il leur envoyait.
+
+Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine
+interminable, sans un seul village en vue, Boule de Suif se baissant
+vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une
+serviette blanche.
+
+Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale
+en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers,
+tout découpés, avaient confi sous leur gelée; et l'on apercevait encore
+dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des
+fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de
+trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre
+goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle
+prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de
+ces petits pains qu'on appelle «Régence» en Normandie.
+
+Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit,
+élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante
+avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le
+mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de
+la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa
+timbale, son panier et ses provisions.
+
+Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: «A la bonne
+heure, madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui
+savent toujours penser à tout.» Elle leva la tête vers lui: «Si vous en
+désirez, monsieur? C'est dur de jeûner depuis le matin.» Il salua: «Ma
+foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme
+à la guerre, n'est-ce pas, madame?» Et, jetant un regard circulaire, il
+ajouta: «Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver
+des gens qui vous obligent.»--Il avait un journal qu'il étendit pour ne
+point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logé
+dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des
+dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans
+la voiture un grand soupir de détresse.
+
+Mais Boule de Suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes
+soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux
+instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite
+après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus
+les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte
+de table en développant des journaux sur les genoux.
+
+Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient,
+mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin,
+travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l'imiter.
+Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les
+entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda
+à leur «charmante compagne» si elle lui permettait d'offrir un petit
+morceau à Mme Loiseau. Elle dit: «Mais oui, certainement, monsieur,»
+avec un sourire aimable, et tendit la terrine.
+
+Un embarras se produisit lorsqu'on eût débouché la première bouteille
+de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir
+essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la
+place humide encore des lèvres de sa voisine.
+
+Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des
+nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme
+Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de
+Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir
+qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que la neige
+du dehors; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu
+connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde.
+Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes soeurs, soutenant
+la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de
+Suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua,
+ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se
+sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus,
+la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et
+elle ajouta:--«C'est la faim, pas autre chose.» Alors Boule de Suif,
+rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs
+restés à jeun: «Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces
+dames ...» Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole:
+«Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit
+s'aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable!
+Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit?
+Du train dont nous allons nous ne serons pas à Tôtes avant demain
+midi.»--On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du
+«oui».
+
+Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille
+intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit: «Nous
+acceptons avec reconnaissance, madame.»
+
+Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna
+carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie
+gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de
+Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits-fours et une tasse pleine
+de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de Suif, comme toutes les
+femmes, adorant les crudités.
+
+On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc
+on causa, avec réserve d'abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on
+s'abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un
+grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse
+surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames
+qu'aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme
+Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et
+mangeant beaucoup.
+
+On s'entretint de la guerre, naturellement. On raconta des faits
+horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français; et tous
+ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les
+histoires personnelles commencèrent bientôt, et Boule de Suif raconta,
+avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu'ont parfois les
+filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait
+quitté Rouen: «J'ai cru d'abord que je pourrais rester, dit-elle.
+J'avais ma maison pleine de provisions, et j'aimais mieux nourrir
+quelques soldats que m'expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai
+vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi! Ils m'ont tourné le sang
+de colère; et j'ai pleuré de honte toute la journée. Oh! si j'étais un
+homme, allez! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur
+casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m'empêcher de leur
+jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi;
+alors j'ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles
+à étrangler que d'autres! Et je l'aurais terminé, celui-là, si l'on ne
+m'avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin,
+quand j'ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici.»
+
+On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l'estime de ses
+compagnons qui ne s'étaient pas montrés si crânes; et Cornudet, en
+l'écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d'apôtre; de
+même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue
+barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont
+celui de la religion. Il parla à son tour d'un ton doctrinaire, avec
+l'emphase apprise dans les proclamations qu'on collait chaque jour
+aux murs, et il finit par un morceau d'éloquence où il étrillait
+magistralement cette «crapule de Badinguet».
+
+Mais Boule de Suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle
+devenait plus rouge qu'une guigne, et, bégayant d'indignation: «J'aurais
+bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre,
+ah oui! C'est vous qui l'avez trahi, cet homme! On n'aurait plus qu'à
+quitter la France si l'on était gouverné par des polissons comme vous!»
+Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais
+on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s'interposa
+et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec
+autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables.
+Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l'âme la
+haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette
+instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les
+gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles,
+attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments
+ressemblaient si fort aux leurs.
+
+Le panier était vide. A dix on l'avait tari sans peine, en regrettant
+qu'il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un
+peu refroidie néanmoins depuis qu'on avait fini de manger.
+
+La nuit tombait, l'obscurité peu à peu devint profonde, et le froid,
+plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de Suif,
+malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette
+dont le charbon, depuis le matin, avait été plusieurs fois renouvelé, et
+l'autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes
+Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses.
+
+Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d'une lueur vive
+un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des
+deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet
+mobile des lumières.
+
+On ne distinguait plus rien dans la voiture; mais tout à coup un
+mouvement se fit entre Boule de Suif et Cornudet; et Loiseau, dont
+l'oeil fouillait l'ombre, crut voir l'homme à la grande barbe s'écarter
+vivement comme s'il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit.
+
+Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C'était Tôtes.
+On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos
+laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l'avoine et souffler,
+faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l'Hôtel du Commerce
+on s'arrêta.
+
+La portière s'ouvrit! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les
+voyageurs; c'étaient les heurts d'un fourreau de sabre sur le sol.
+Aussitôt la voix d'un Allemand cria quelque chose.
+
+Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si
+l'on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur
+apparut, tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement
+jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont
+les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et
+d'épouvante.
+
+A côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un
+grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme
+comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate
+et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d'un hôtel anglais. Sa
+moustache démesurée, à longs poils droits, s'amincissant indéfiniment
+de chaque côté et terminée par un seul fil blond, si mince qu'on n'en
+apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et,
+tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.
+
+Il invita en français d'Alsacien les voyageurs à sortir, disant d'un ton
+raide:--«Foulez-vous tescentre, messieurs et tames?»
+
+Les deux bonnes soeurs obéirent les premières avec une docilité de
+saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la
+comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis
+de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant
+pied à terre, dit à l'officier: «Bonjour monsieur», par un sentiment de
+prudence bien plus que par politesse. L'autre insolent comme les gens
+tout-puissants, le regarda sans répondre.
+
+Boule de Suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent
+les derniers, graves et hautains devant l'ennemi. La grosse fille
+tâchait de se dominer et d'être calme: le démoc tourmentait d'une main
+tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient
+garder de la dignité, comprenant qu'en ces rencontres-là chacun
+représente un peu son pays; et pareillement révoltés par la souplesse
+de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses
+voisines, les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu'il devait
+l'exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance
+commencée au défoncement des routes.
+
+On entra dans la vaste cuisine de l'auberge, et l'Allemand, s'étant fait
+présenter l'autorisation de départ signée par le général en chef et où
+étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque
+voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux
+renseignements écrits.
+
+Puis il dit brusquement:--«C'est pien», et il disparut.
+
+Alors on respira. On avait faim encore; le souper fut commandé. Une
+demi-heure était nécessaire pour l'apprêter; et, pendant que deux
+servantes avaient l'air de s'en occuper, on alla visiter les chambres.
+Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte
+vitrée marquée d'un numéro parlant.
+
+Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l'auberge
+parut lui-même. C'était un ancien marchand de chevaux, un gros homme
+asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des
+chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de
+Follenvie.
+
+Il demanda:
+
+--Mademoiselle Élisabeth Rousset?
+
+Boule de Suif tressaillit, se retourna:
+
+--C'est moi.
+
+--Mademoiselle, l'officier prussien veut vous parler immédiatement.
+
+--A moi?
+
+--Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset.
+
+Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément:
+
+--C'est possible, mais je n'irai pas.
+
+Un mouvement se fit autour d'elle; chacun discutait, cherchait la cause
+de cet ordre. Le comte s'approcha:
+
+--Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés
+considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos
+compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts.
+Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger; c'est sans
+doute pour quelque formalité oubliée.
+
+Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la
+sermonna, et l'on finit par la convaincre; car tous redoutaient les
+complications qui pourraient résulter d'un coup de tête. Elle dit enfin:
+
+--C'est pour vous que je le fais, bien sûr!
+
+La comtesse lui prit la main:
+
+--Et nous vous remercions.
+
+Elle sortit. On l'attendit pour se mettre à table.
+
+Chacun se désolait de n'avoir pas été demandé à la place de cette fille
+violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le
+cas où on l'appellerait à son tour.
+
+Mais, au bout de dix minutes, elle reparut, soufflant, rouge à
+suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait: «Oh! la canaille! la canaille!»
+
+Tous s'empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien; et comme le
+comte insistait, elle répondit avec une grande dignité: «Non, cela ne
+vous regarde pas, je ne peux pas parler.»
+
+Alors on s'assit autour d'une haute soupière d'où sortait un parfum de
+choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le
+ménage Loiseau et les bonnes soeurs en prirent, par économie. Les autres
+demandèrent du vin; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon
+particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de
+le considérer en penchant le verre, qu'il élevait ensuite entre la lampe
+et son oeil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande
+barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait
+tressaillir de tendresse; ses yeux louchaient pour ne point perdre
+de vue sa chope, et il avait l'air de remplir l'unique fonction pour
+laquelle il était né. On eût dit qu'il établissait en son esprit un
+rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui
+occupaient toute sa vie: le Pale Ale et la Révolution; et assurément il
+ne pouvait déguster l'un sans songer à l'autre.
+
+M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L'homme, râlant
+comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour
+pouvoir parler en mangeant; mais la femme ne se taisait jamais. Elle
+raconta toutes ses impressions à l'arrivée des Prussiens, ce qu'ils
+faisaient, ce qu'ils disaient, les exécrant, d'abord, parce qu'ils lui
+coûtaient de l'argent, et, ensuite, parce qu'elle avait deux fils à
+l'armée. Elle s'adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec
+une dame de qualité.
+
+Puis elle baissait la voix pour dire des choses délicates, et son mari,
+de temps en temps, l'interrompait:
+
+--Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. Mais elle n'en tenait
+aucun compte, et continuait:
+
+--Oui, madame, ces gens-là ça ne fait que manger des pommes de terre et
+du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas
+croire qu'ils sont propres.--Oh non!--Ils ordurent partout, sauf le
+respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l'exercice pendant
+des heures et des jours; ils sont là tous dans un champ:--et marche en
+avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là.--S'ils
+cultivaient la terre au moins, ou s'ils travaillaient aux routes dans
+leur pays!--Mais non, madame, ces militaires, ça n'est profitable à
+personne! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n'apprendre
+rien qu'à massacrer!--Je ne suis qu'une vieille femme sans éducation,
+c'est vrai, mais en les voyant qui s'esquintent le tempérament à
+piétiner du matin au soir, je me dis:--Quand il y a des gens qui font
+tant de découvertes pour être utiles, faut il que d'autres se donnent
+tant de mal pour être nuisibles! Vraiment, n'est-ce pas une abomination
+de tuer des gens qu'ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien
+Polonais, ou bien Français?--Si l'on se revenge sur quelqu'un qui vous a
+fait tort, c'est mal, puisqu'on vous condamne; mais quand on extermine
+nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c'est donc bien, puisqu'on
+donne des décorations à celui qui en détruit le plus?--Non, voyez-vous,
+je ne comprendrai jamais ça!
+
+Cornudet éleva la voix:
+
+--La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible; c'est
+un devoir sacré quand on défend la patrie.
+
+La vieille femme baissa la tête:
+
+--Oui, quand on se défend, c'est autre chose; mais si l'on ne devrait
+pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir?
+
+L'oeil de Cornudet s'enflamma:
+
+--Bravo, citoyenne! dit-il.
+
+M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu'il fût fanatique
+des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait
+songer à l'opulence qu'apporteraient dans un pays tant de bras
+inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu'on entretient
+improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu'il
+faudra des siècles pour achever.
+
+Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l'aubergiste.
+Le gros homme riait, toussait, crachait; son énorme ventre sautillait de
+joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes
+de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.
+
+Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.
+
+Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son
+épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son oeil au trou de la
+serrure, pour tâcher de découvrir ce qu'il appelait: «les mystères du
+corridor». Au bout d'une heure environ, il entendit un frôlement,
+regarda bien vite, et aperçut Boule de Suif qui paraissait plus replète
+encore sous un peignoir de cachemire bleu, brodé de dentelles blanches.
+Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro
+tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s'entr'ouvrit, et,
+quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles,
+la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s'arrêtèrent. Boule de Suif
+semblait défendre l'entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau,
+malheureusement, n'entendait pas les paroles, mais, à la fin, comme ils
+élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait
+avec vivacité. Il disait:
+
+--Voyons, vous êtes bête, qu'est-ce que ça vous fait?
+
+Elle avait l'air indigné et répondit:
+
+--Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas; et
+puis, ici, ce serait une honte.
+
+Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle
+s'emporta, élevant encore le ton:
+
+--Pourquoi? Vous ne comprenez pas pourquoi? Quand il y a des Prussiens
+dans la maison, dans la chambre à côté, peut-être?
+
+Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point
+caresser près de l'ennemi, dut réveiller en son coeur sa dignité
+défaillante, car, après l'avoir seulement embrassée, il regagna sa porte
+à pas de loup.
+
+Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa
+chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure
+carcasse de sa compagne qu'il réveilla d'un baiser en murmurant:
+«M'aimes-tu, chérie?»
+
+Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s'éleva quelque
+part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi
+bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un
+bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous
+pression. M. Follenvie dormait.
+
+Comme on avait décidé qu'on partirait à huit heures le lendemain, tout
+le monde se trouva dans la cuisine; mais la voiture, dont la bâche avait
+un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans
+chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les
+écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se
+résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la
+place, avec l'église au fond, et, des deux côtés, des maisons basses
+où l'on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu'ils virent
+épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique
+du coiffeur. Un autre, barbu jusqu'aux yeux, embrassait un mioche qui
+pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l'apaiser; et les
+grosses paysannes dont les hommes étaient à «l'armée de la guerre»,
+indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu'il
+fallait entreprendre: fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café;
+un d'eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule tout impotente.
+
+Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le
+vieux rat d'église lui répondit: «Oh! ceux-là ne sont pas méchants;
+c'est pas des Prussiens à ce qu'on dit. Ils sont de plus loin; je ne
+sais pas bien d'où; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au
+pays; ça ne les amuse pas, la guerre, allez! Je suis sûr qu'on pleure
+bien aussi là-bas après les hommes; et ça fournira une fameuse misère
+chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n'est pas trop malheureux pour
+le moment, parce qu'ils ne font pas de mal et qu'ils travaillent comme
+s'ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres
+gens, faut bien qu'on s'aide ... C'est les grands qui font la guerre.»
+
+Cornudet, indigné de l'entente cordiale établie entre les vainqueurs et
+les vaincus, se retira, préférant s'enfermer dans l'auberge. Loiseau eut
+un mot pour rire: «Ils repeuplent.» M. Carré-Lamadon eut un mot grave:
+«Ils réparent.» Mais on ne trouvait pas le cocher. A la fin on le
+découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec
+l'ordonnance de l'officier. Le comte l'interpella:
+
+--Ne vous avait-on pas donné l'ordre d'atteler pour huit heures?
+
+--Ah! bien oui, mais on m'en a donné un autre depuis.
+
+--Lequel?
+
+--De ne pas atteler du tout.
+
+--Qui vous a donné cet ordre?
+
+--Ma foi! le commandant prussien.
+
+--Pourquoi?
+
+--Je n'en sais rien. Allez lui demander. On me défend d'atteler, moi je
+n'attelle pas.--Voilà.
+
+--C'est lui-même qui vous a dit cela?
+
+--Non, monsieur, c'est l'aubergiste qui m'a donné l'ordre de sa part.
+
+--Quand ça?
+
+--Hier soir, comme j'allais me coucher. Les trois hommes rentrèrent fort
+inquiets.
+
+On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause
+de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même
+formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas
+d'incendie.
+
+On voulut voir l'officier, mais cela était impossible absolument, bien
+qu'il logeât dans l'auberge, M. Follenvie seul était autorisé à lui
+parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes
+remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent.
+
+Cornudet s'installa sous la haute cheminée de la cuisine où flambait un
+grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une
+canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d'une
+considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi
+la patrie en servant à Cornudet. C'était une superbe pipe en écume
+admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais
+parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa
+physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme
+du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope; et chaque fois
+qu'il avait bu, il passait d'un air satisfait ses longs doigts maigres
+dans ses longs cheveux gras pendant qu'il humait sa moustache frangée
+d'écume.
+
+Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin
+aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer
+politique. Ils prévoyaient l'avenir de la France. L'un croyait aux
+d'Orléans, l'autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révèlerait
+quand tout serait désespéré: un du Guesclin, une Jeanne d'Arc peut-être?
+ou un autre Napoléon Ier? Ah! si le prince impérial n'était pas si
+jeune! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des
+destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.
+
+Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l'interrogea bien
+vite; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante,
+ces paroles: L'officier m'a dit comme ça: «Monsieur Follenvie, vous
+défendrez qu'on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux
+pas qu'ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit.»
+
+Alors on voulut voir l'officier. Le comte lui envoya sa carte où M.
+Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit
+répondre qu'il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait
+déjeuné, c'est-à-dire vers une heure.
+
+Les dames reparurent et l'on mangea quelque peu, malgré l'inquiétude.
+Boule de Suif semblait malade et prodigieusement troublée.
+
+On achevait le café quand l'ordonnance vint chercher ces messieurs.
+
+Loiseau se joignit aux deux premiers; mais comme on essayait d'entraîner
+Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara
+fièrement qu'il entendait n'avoir jamais aucun rapport avec les
+Allemands; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette.
+Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle
+chambre de l'auberge où l'officier les reçut, étendu dans un fauteuil,
+les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et
+enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans
+la demeure abandonnée de quelques bourgeois de mauvais goût. Il ne
+se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait
+un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire
+victorieux.
+
+Au bout de quelques instants il dit enfin:
+
+--Qu'est-ce que fous foulez?
+
+Le comte prit la parole:
+
+--Nous désirons partir, Monsieur.
+
+--Non.
+
+--Oserai-je vous demander la cause de ce refus?
+
+--Parce que che ne feux pas.
+
+--Je vous ferai respectueusement observer, Monsieur, que votre général
+en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe; et
+je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.
+
+--Che ne feux pas ... foilà tout ... Fous poufez tescentre.
+
+S'étant inclinés tous les trois, ils se retirèrent.
+
+L'après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice
+d'Allemand; et les idées les plus singulières troublaient les têtes.
+Tout le monde se tenait dans la cuisine et l'on discutait sans fin,
+imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder
+comme otages--mais dans quel but?--ou les emmener prisonniers? ou,
+plutôt, leur demander une rançon considérable? A cette pensée, une
+panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se
+voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs
+pleins d'or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient
+la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs
+richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa
+chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta
+les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux
+heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un.
+Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint
+sa pipe par politesse, y prit part.
+
+Le comte battit les cartes--donna--Boule de Suif avait trente-et-un
+d'emblée; et bientôt l'intérêt de la partie apaisa la crainte qui
+hantait les esprits. Mais Cornudet s'aperçut que le ménage Loiseau
+s'entendait pour tricher.
+
+Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut; et, de sa voix
+graillonnante, il prononça: «L'officier prussien fait demander à Mlle
+Elisabeth Rousset si elle n'a pas encore changé d'avis.»
+
+Boule de Suif resta debout, toute pâle; puis, devenant subitement
+cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu'elle ne pouvait
+plus parler. Enfin elle éclata: «Vous lui direz à cette crapule, à ce
+saligaud, à cette Charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai; vous
+entendez bien, jamais, jamais, jamais.»
+
+Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de Suif fut entourée, interrogée,
+sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle
+résista d'abord; mais l'exaspération domina bientôt: «Ce qu'il veut?...
+ce qu'il veut? Il veut coucher avec moi!» cria-t-elle. Personne ne se
+choqua du mot, tant l'indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en
+la reposant violemment sur la table. C'était une clameur de réprobation
+contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous
+pour la résistance, comme si l'on eût demandé à chacun une partie du
+sacrifice exigé d'elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là
+se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout
+témoignèrent à Boule de Suif une commisération énergique et caressante.
+Les bonnes soeurs, qui ne se montraient qu'aux repas, avaient baissé la
+tête et ne disaient rien.
+
+On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée; mais on parla
+peu: on songeait.
+
+Les dames se retirèrent de bonne heure; et les hommes, tout en fumant,
+organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu'on avait
+l'intention d'interroger habilement sur les moyens à employer pour
+vaincre la résistance de l'officier. Mais il ne songeait qu'à ses
+cartes, sans rien écouter, sans rien répondre; et il répétait sans
+cesse: «Au jeu, messieurs, au jeu.» Son attention était si tendue qu'il
+en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d'orgue
+dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de
+l'asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu'aux enrouements
+aigus des jeunes coqs essayant de chanter.
+
+Il refusa même de monter, quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint
+le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était «du matin»,
+toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était «du soir»,
+toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria: «Tu placeras
+mon lait de poule devant le feu,» et se remit à sa partie. Quand on vit
+bien qu'on n'en pouvait rien tirer, on déclara qu'il était temps de s'en
+aller, et chacun gagna son lit.
+
+On se leva encore d'assez bonne heure le lendemain avez un espoir
+indéterminé, un désir plus grand de s'en aller, une terreur du jour à
+passer dans cette horrible petite auberge.
+
+Hélas! les chevaux restaient à l'écurie, le cocher demeurait invisible.
+On alla, par désoeuvrement, tourner autour de la voiture.
+
+Le déjeuner fut bien triste; et il s'était produit comme un
+refroidissement vis-à-vis de Boule de Suif, car la nuit, qui porte
+conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à
+cette fille, maintenant, de n'avoir pas été trouver secrètement
+le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses
+compagnons. Quoi de plus simple? Qui l'eût su, d'ailleurs? Elle aurait
+pu sauver les apparences en faisant dire à l'officier qu'elle prenait en
+pitié leur détresse. Pour elle, ça avait si peu d'importance!
+
+Mais personne n'avouait encore ces pensées.
+
+Dans l'après-midi, comme on s'ennuyait à périr, le comte proposa de
+faire une promenade aux alentours du village. Chacun s'enveloppa avec
+soin et la petite société partit, à l'exception de Cornudet, qui
+préférait rester près du feu, et des bonnes soeurs, qui passaient leurs
+journées dans l'église ou chez le curé.
+
+Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et
+les oreilles; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était
+une souffrance; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut
+si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le
+monde aussitôt retourna, l'âme glacée et le coeur serré.
+
+Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu
+derrière.
+
+Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette
+«garce-là» allait les faire rester longtemps encore dans un pareil
+endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu'on ne pouvait exiger d'une
+femme un sacrifice aussi pénible, et qu'il devait venir d'elle-même. M.
+Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était
+question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir
+lieu qu'à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux.--«Si
+l'on se sauvait à pied,»--dit Loiseau. Le comte haussa les épaules:--
+«Y songez-vous, dans cette neige? avec nos femmes? Et puis nous
+serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés
+prisonniers à la merci des soldats.»--C'était vrai; on se tut.
+
+Les dames parlaient toilette; mais une certaine contrainte semblait les
+désunir.
+
+Tout a coup, au bout de la rue, l'officier parut. Sur la neige qui
+fermait l'horizon, il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme,
+et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier
+aux militaires qui s'efforcent de ne point maculer leurs bottes
+soigneusement cirées.
+
+Il s'inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les
+hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne point se découvrir, bien
+que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.
+
+Boule de Suif était devenue rouge jusqu'aux oreilles; et les trois
+femmes mariées ressentaient une grande humiliation d'être ainsi
+rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu'il avait
+si cavalièrement traitée.
+
+Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon,
+qui avait connu beaucoup d'officiers et qui les jugeait en connaisseur,
+trouvait celui-là pas mal du tout; elle regrettait même qu'il ne fût pas
+Français, parce qu'il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes
+assurément raffoleraient.
+
+Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent
+même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner, silencieux,
+dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le
+temps.
+
+On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des coeurs
+exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de Suif.
+
+Une cloche tinta. C'était pour un baptême. La grosse fille avait un
+enfant élevé chez des paysans d'Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois
+l'an, et n'y songeait jamais; mais la pensée de celui qu'on allait
+baptiser lui jeta au coeur une tendresse subite et violente pour le
+sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie.
+
+Aussitôt qu'elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha
+les chaises, car on sentait bien qu'à la fin il fallait décider quelque
+chose. Loiseau eut une inspiration: il était d'avis de proposer à
+l'officier de garder Boule de Suif toute seule, et de laisser partir
+les autres. M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il
+redescendit presque aussitôt. L'Allemand, qui connaissait la nature
+humaine, l'avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde
+tant que son désir ne serait pas satisfait.
+
+Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata:--«Nous n'allons
+pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c'est son métier, à cette
+gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu'elle n'a pas le
+droit de refuser l'un plutôt que l'autre. Je vous demande un peu, ça a
+pris tout ce qu'elle a trouvé dans Rouen, même des cochers! oui, madame,
+le cocher de la préfecture! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la
+maison. Et aujourd'hui qu'il s'agit de nous tirer d'embarras, elle fait
+la mijaurée, cette morveuse!... Moi, je trouve qu'il se conduit très
+bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps; et nous
+étions là trois qu'il aurait sans doute préférées. Mais non, il se
+contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées.
+Songez donc, il est le maître. Il n'avait qu'à dire: «Je veux», et il
+pouvait nous prendre de force avec ses soldats.»
+
+Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme
+Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se
+sentait déjà prise de force par l'officier.
+
+Les hommes, qui discutaient à l'écart, se rapprochèrent. Loiseau,
+furibond, voulait livrer «cette misérable» pieds et poings liés, à
+l'ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d'ambassadeurs, et
+doué d'un physique de diplomate, était partisan de l'habileté: «Il
+faudrait la décider»,--dit-il.
+
+Alors on conspira.
+
+Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion
+devint générale, chacun donnant son avis. C'était fort convenable du
+reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures,
+des subtilités d'expression charmantes, pour dire les choses les plus
+scabreuses. Un étranger n'aurait rien compris, tant les précautions du
+langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont
+est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles
+s'épanouissaient dans cette aventure polissonne, s'amusaient follement
+au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l'amour avec la
+sensualité d'un cuisinier gourmand qui prépare le souper d'un autre.
+
+La gaieté revenait d'elle-même, tant l'histoire leur semblait drôle à
+la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien
+dites qu'elles faisaient sourire. A son tour Loiseau lâcha quelques
+grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point; et la pensée
+brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits: «Puisque
+c'est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus
+qu'un autre?» La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu'à sa
+place elle refuserait celui-là moins qu'un autre.
+
+On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie.
+Chacun convint du rôle qu'il jouerait, des arguments dont il
+s'appuierait, des manoeuvres qu'il devrait exécuter. On régla le plan
+des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l'assaut, pour
+forcer cette citadelle vivante à recevoir l'ennemi dans la place.
+
+Cornudet cependant restait à l'écart, complètement étranger à cette
+affaire.
+
+Une attention si profonde tendait les esprits, qu'on n'entendit point
+rentrer Boule de Suif. Mais le comte souffla un léger: «Chut!» qui
+fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement et
+un certain embarras empêcha d'abord de lui parler. La comtesse, plus
+assouplie que les autres aux duplicités des salons, l'interrogea:
+«Etait-ce amusant, ce baptême?»
+
+La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les
+attitudes, et l'aspect même de l'église. Elle ajouta: «C'est si bon de
+prier quelquefois.»
+
+Cependant, jusqu'au déjeuner, ces dames se contentèrent d'être aimables
+avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils.
+
+Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d'abord une
+conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens:
+Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus,
+Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et
+les réduisant à des servilités d'esclave. Alors se déroula une histoire
+fantaisiste, éclose dans l'imagination de ces millionnaires ignorants,
+où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs
+bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires.
+On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur
+corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont
+vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et
+sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.
+
+On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui
+s'était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la
+transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite,
+à l'heure du rendez-vous fatal.
+
+Et tout cela s'était raconté d'une façon convenable et modérée, où
+parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l'émulation.
+
+On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas,
+était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux
+caprices des soldatesques. Les deux bonnes soeurs ne semblaient point
+entendre, perdues en des pensées profondes, Boule de Suif ne disait
+rien.
+
+Pendant tout l'après-midi, on la laissa réfléchir. Mais, au lieu
+de l'appeler «madame» comme on avait fait jusque-là, on lui disait
+simplement «mademoiselle», sans que personne sût bien pourquoi, comme
+si l'on avait voulu la faire descendre d'un degré dans l'estime qu'elle
+avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.
+
+Au moment où l'on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa
+phrase de la veille: «L'officier prussien fait demander à Mlle Elisabeth
+Rousset si elle n'a point encore changé d'avis.»
+
+Boule de Suif répondit sèchement: «Non, monsieur.» Mais au dîner la
+coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se
+battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait
+rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un
+vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée
+des bonnes soeurs sur les grands faits de la vie des saints. Or,
+beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux;
+mais l'Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis
+pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C'était un argument
+puissant: la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes
+tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un
+habit ecclésiastique, soit simplement par l'effet d'une inintelligence
+heureuse, d'une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la
+conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra
+hardie, verbeuse, violente. Celle-là n'était pas troublée par les
+tâtonnements de la casuistique; sa doctrine semblait une barre de fer;
+sa foi n'hésitait jamais; sa conscience n'avait point de scrupules.
+
+Elle trouvait tout simple le sacrifice d'Abraham, car elle aurait
+immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d'En Haut; et rien,
+à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l'intention était
+louable. La comtesse, mettant à profit l'autorité sacrée de sa complice
+inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome
+de morale: «La fin justifie les moyens.»
+
+Elle l'interrogeait.
+
+--Alors, ma soeur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et
+pardonne le fait quand le motif est pur?
+
+--Qui pourrait en douter, madame? Une action blâmable en soi devient
+souvent méritoire par la pensée qui l'inspire.
+
+Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant
+ses décisions, le faisant s'intéresser à des choses qui, vraiment, ne le
+regardaient guère.
+
+Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la
+sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de
+la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux
+chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure,
+d'elle-même, et de sa mignonne voisine, la chère soeur Saint-Nicéphore.
+On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des
+centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit,
+ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu'elles étaient
+arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de
+Français pouvaient mourir qu'elles auraient sauvés peut-être! C'était sa
+spécialité, à elle, de soigner les militaires; elle avait été en Crimée,
+en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout
+à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent
+faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans des remous des
+batailles, et, mieux qu'un chef, dompter d'un mot les grands soudards
+indisciplinés; une vraie bonne soeur Ran-tan-plan dont la figure
+ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des
+dévastations de la guerre.
+
+Personne ne dit rien après elle, tant l'effet semblait excellent.
+
+Aussitôt le repas terminé, on remonta bien vite dans les chambres pour
+ne descendre, le lendemain, qu'assez tard dans la matinée.
+
+Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le
+temps de germer et de pousser ses fruits.
+
+La comtesse proposa de faire une promenade dans l'après-midi; alors le
+comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de Suif, et demeura
+derrière les autres, avec elle.
+
+Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les
+hommes posés emploient avec les filles, l'appelant: «ma chère enfant»,
+la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité
+indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question:
+
+--Donc, vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes
+les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt
+que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si
+souvent en votre vie?
+
+Boule de Suif ne répondit rien.
+
+Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il
+sut rester «monsieur le comte», tout en se montrant galant quand il le
+fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu'elle
+leur rendrait, parla de leur reconnaissance; puis soudain, la tutoyant
+gaiement: «Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d'avoir goûté
+d'une jolie fille comme il n'en trouvera pas beaucoup dans son pays.»
+
+Boule de Suif ne répondit pas et rejoignit la société. Aussitôt rentrée,
+elle monta chez elle et ne reparut plus. L'inquiétude était extrême.
+Qu'allait-elle faire? Si elle résistait, quel embarras!
+
+L'heure du dîner sonna; on l'attendit en vain. M. Follenvie, entrant
+alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu'on pouvait
+se mettre à table. Tout le monde dressa l'oreille. Le comte s'approcha
+de l'aubergiste, et, tout bas: «Ça y est?--Oui.» Par convenance, il ne
+dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de
+la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes
+les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria:
+«Saperlipopette! je paye du Champagne si l'on en trouve dans
+l'établissement»; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron
+revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement
+communicatif et bruyant; une joie égrillarde emplissait les coeurs.
+Le comte parut s'apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le
+manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut
+vive, enjouée, pleine de traits.
+
+Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla:
+«Silence!» Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il
+tendit l'oreille en faisant «Chut!» des deux mains, leva les yeux
+vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle:
+«Rassurez-vous, tout va bien.»
+
+On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa.
+
+Au bout d'un quart d'heure il recommença la même farce, la renouvela
+souvent dans la soirée; et il faisait semblant d'interpeller quelqu'un à
+l'étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans
+son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour
+soupirer: «Pauvre fille;» ou bien il murmurait entre ses dents d'un air
+rageur: «Gueux de Prussien, va!» Quelquefois, au moment où l'on n'y
+songeait plus, il poussait, d'une voix vibrante, plusieurs:«Assez!
+assez!» et ajoutait, comme se parlant à lui-même: «Pourvu que nous la
+revoyions; qu'il ne l'en fasse pas mourir, le misérable!»
+
+Bien que ces plaisanteries fussent d'un goût déplorable, elles amusaient
+et ne blessaient personne, car l'indignation dépend des milieux comme le
+reste, et l'atmosphère qui s'était peu à peu créée autour d'eux était
+chargée de pensées grivoises.
+
+Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et
+discrètes. Les regards luisaient; on avait bu beaucoup. Le comte, qui
+conservait, même en ses écarts, sa grande apparence de gravité, trouva
+une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie
+des naufragés qui voient s'ouvrir une route vers le sud.
+
+Loiseau, lancé, se leva, un verre de Champagne à la main: «Je bois à
+notre délivrance!» Tout le monde fut debout; on l'acclamait. Les deux
+bonnes soeurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à
+tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n'avaient jamais
+goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse,
+mais que c'était plus fin cependant.
+
+Loiseau résuma la situation.
+
+--C'est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu'on pourrait pincer
+un quadrille.
+
+Cornudet n'avait pas dit un mot, pas fait un geste; il paraissait même
+plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d'un geste
+furieux, sa grande barbe qu'il semblait vouloir allonger encore. Enfin,
+vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau, qui titubait, lui
+tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant: «Vous n'êtes pas
+farce, vous, ce soir; vous ne dites rien, citoyen?» Mais Cornudet releva
+brusquement la tête, et, parcourant la société d'un regard luisant et
+terrible: «Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie!»
+Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois: «Une infamie!» et
+disparut.
+
+Cela jeta un froid d'abord. Loiseau, interloqué, restait bête; mais il
+reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant: «Ils sont
+trop verts, mon vieux, ils sont trop verts.» Comme on ne comprenait pas,
+il raconta les «mystères du corridor». Alors il y eut une reprise de
+gaieté formidable. Ces dames s'amusaient comme des folles. Le comte et
+M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire.
+
+--Comment! vous êtes sûr? Il voulait....
+
+--Je vous dis que je l'ai vu.
+
+--Et, elle a refusé....
+
+--Parce que le Prussien était dans la chambre à côté.
+
+--Pas possible?
+
+--Je vous le jure.
+
+Le comte étouffait. L'industriel se comprimait le ventre à deux mains.
+Loiseau continuait:
+
+--Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du
+tout.
+
+Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés.
+
+On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des
+orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que
+«cette chipie» de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée:
+«Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l'uniforme, qu'il soit
+Français ou bien Prussien, ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n'est
+pas une pitié, Seigneur Dieu!»
+
+Et toute la nuit, dans l'obscurité du corridor coururent comme des
+frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des
+souffles, des effleurements de pieds nus, d'imperceptibles craquements.
+Et l'on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière
+glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là;
+il trouble, dit-on, le sommeil.
+
+Le lendemain, un clair soleil d'hiver rendait la neige éblouissante. La
+diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée
+de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un oeil
+rosé, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre
+les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin
+fumant qu'ils éparpillaient.
+
+Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le
+siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des
+provisions pour le reste du voyage.
+
+On n'attendait plus que Boule de Suif. Elle parut.
+
+Elle semblait un peu troublée, honteuse; et elle s'avança timidement
+vers ses compagnons, qui, tous, d'un même mouvement, se détournèrent
+comme s'ils ne l'avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras
+de sa femme et l'éloigna de ce contact impur.
+
+La grosse fille s'arrêta, stupéfaite; alors, ramassant tout son courage,
+elle aborda la femme du manufacturier d'un «bonjour, madame» humblement
+murmuré. L'autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu'elle
+accompagna d'un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait
+affairé, et l'on se tenait loin d'elle comme si elle eût apporté une
+infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture où elle
+arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu'elle avait
+occupée pendant la première partie de la route.
+
+On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître; mais Mme Loiseau,
+la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari:
+«Heureusement que je ne suis pas à côté d'elle.»
+
+La lourde voiture s'ébranla, et le voyage recommença. On ne parla point
+d'abord. Boule de Suif n'osait pas lever les yeux. Elle se sentait en
+même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d'avoir cédé,
+souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l'avait
+hypocritement jetée.
+
+Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce
+pénible silence.
+
+--Vous connaissez, je crois, Mme d'Étrelles?
+
+--Oui, c'est une de mes amies.
+
+--Quelle charmante femme!
+
+--Ravissante! Une vraie nature d'élite, fort instruite d'ailleurs, et
+artiste jusqu'au bout des doigts; elle chante à ravir et dessine dans la
+perfection.
+
+Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des
+vitres un mot parfois jaillissait: «Coupon--échéance--prime--à terme.»
+
+Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l'auberge, engraissé
+par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un
+bésigue avec sa femme.
+
+Les bonnes soeurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait,
+firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se
+mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur
+vague murmure comme pour une course d'_oremus_; et de temps en
+temps elle baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis
+recommençaient leur marmottement rapide et continu.
+
+Cornudet songeait, immobile.
+
+Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes: «Il fait
+faim», dit-il.
+
+Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d'où elle fit sortir un
+morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et
+fermes, et tous deux se mirent à manger.
+
+--Si nous en faisions autant, dit la comtesse. On y consentit et elle
+déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C'était, dans un
+de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence,
+pour indiquer qu'un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie
+succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune
+du gibier, mêlée à d'autres viandes hachées fin. Un beau carré de
+gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé: «faits divers» sur sa
+pâte onctueuse.
+
+Les deux bonnes soeurs développèrent un rond de saucisson qui sentait
+l'ail; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les
+vastes poches de son paletot sac, tira de l'une quatre oeufs durs et
+de l'autre le croûton d'un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses
+pieds dans la paille et se mit à mordre à même les oeufs, faisant tomber
+sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là
+dedans, des étoiles.
+
+Boule de Suif, dans la hâte et l'effarement de son lever, n'avait pu
+songer à rien; et elle regardait, exaspérée, suffoquant de rage, tous
+ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa
+d'abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot
+d'injures qui lui montait aux lèvres; mais elle ne pouvait pas parler
+tant l'exaspération l'étranglait.
+
+Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée
+dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l'avaient sacrifiée d'abord,
+rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea
+à son grand panier tout plein de bonnes choses qu'ils avaient goulûment
+dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses
+poires, à ses quatre bouteilles de Bordeaux; et sa fureur tombant
+soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à
+pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots
+comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de
+ses paupières, et bientôt deux grosses larmes, se détachant des yeux,
+roulèrent lentement sur ses joues. D'autres les suivirent plus rapides,
+coulant comme des gouttes d'eau qui filtrent d'une roche, et tombant
+régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait
+droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu'on ne la
+verrait pas.
+
+Mais la comtesse s'en aperçut et prévint son mari d'un signe. Il haussa
+les épaules comme pour dire: «Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute.»
+Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura: «Elle pleure sa
+honte.»
+
+Les deux bonnes soeurs s'étaient remises à prier, après avoir roulé dans
+un papier le reste de leur saucisson.
+
+Alors Cornudet, qui digérait ses oeufs, étendit ses longues jambes sous
+la banquette d'en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un
+homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter la
+_Marseillaise_.
+
+Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne
+plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient
+l'air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de
+barbarie. Il s'en aperçut, ne s'arrêta plus. Parfois même il fredonnait
+les paroles:
+
+ Amour sacré de la patrie,
+ Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,
+ Liberté, liberté chérie,
+ Combats avec tes défenseurs!
+
+On fuyait plus vite, la neige étant plus dure; et jusqu'à Dieppe,
+pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du
+chemin, par la nuit tombante, puis dans l'obscurité profonde de la
+voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement
+vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre
+le chant d'un bout à l'autre, à se rappeler chaque parole qu'ils
+appliquaient sur chaque mesure.
+
+Et Boule de Suif pleurait toujours; et parfois un sanglot, qu'elle
+n'avait pu retenir, passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.
+
+
+
+
+L'Épave
+
+
+C'était hier, 31 décembre.
+
+Je venais de déjeuner avec mon vieil ami Georges Garin. Le domestique
+lui apporta une lettre couverte de cachets et de timbres étrangers.
+
+Georges me dit:
+
+--Tu permets?
+
+--Certainement.
+
+Et il se mit à lire huit pages d'une grande écriture anglaise, croisée
+dans tous les sens. Il les lisait lentement, avec une attention
+sérieuse, avec cet intérêt qu'on met aux choses qui vous touchent le
+coeur.
+
+Puis il posa la lettre sur un coin de la cheminée, et il dit:
+
+«Tiens, en voilà une drôle d'histoire que je ne t'ai jamais racontée,
+une histoire sentimentale pourtant, et qui m'est arrivée! Oh! ce fut un
+singulier jour de l'an, cette année-là. Il y a de cela vingt ans ...
+puisque j'avais trente ans et que j'en ai cinquante!...
+
+«J'étais inspecteur de la Compagnie d'assurances maritimes que je dirige
+aujourd'hui. Je me disposais à passer à Paris la fête du 1er janvier,
+puisqu'on est convenu de faire de ce jour un jour de fête, quand je
+reçus une lettre du directeur me donnant l'ordre de partir immédiatement
+pour l'île de Ré, où venait de s'échouer un trois-mâts de Saint-Nazaire,
+assuré par nous. Il était alors huit heures du matin. J'arrivai à la
+Compagnie, à dix heures, pour recevoir des instructions; et, le soir
+même, je prenais l'express, qui me déposait à La Rochelle le lendemain
+31 décembre.
+
+«J'avais deux heures avant de monter sur le bateau de Ré, le
+_Jean-Guiton_. Je fis un tour en ville. C'est vraiment une ville bizarre
+et de grand caractère que La Rochelle, avec ses rues mêlées comme un
+labyrinthe et dont les trottoirs courent sous des galeries sans fin, des
+galeries à arcades comme celles de la rue de Rivoli, mais basses, ces
+galeries et ces arcades écrasées, mystérieuses, qui semblent construites
+et demeurées comme un décor de conspirateurs, le décor antique et
+saisissant des guerres d'autrefois, des guerres de religion héroïques et
+sauvages. C'est bien la vieille cité huguenote, grave, discrète, sans
+art superbe, sans aucun de ces admirables monuments qui font Rouen si
+magnifique, mais remarquable par toute sa physionomie sévère, un peu
+sournoise aussi, une cité de batailleurs obstinés, où doivent éclore les
+fanatismes, la ville où s'exalta la foi des calvinistes et où naquit le
+complot des quatre sergents.
+
+«Quand j'eus erré quelque temps par ces rues singulières, je montai sur
+un petit bateau à vapeur, noir et ventru, qui devait me conduire à l'île
+de Ré. Il partit en soufflant, d'un air colère, passa entre les deux
+tours antiques qui gardent le port, traversa la rade, sortit de la digue
+construite par Richelieu, et dont on voit à fleur d'eau les pierres
+énormes, enfermant la ville comme un immense collier; puis il obliqua
+vers la droite.
+
+«C'était un de ces jours tristes qui oppressent, écrasent la pensée,
+compriment le coeur, éteignent en nous toute force et toute énergie; un
+jour gris, glacial, sali par une brume lourde, humide comme de la pluie,
+froide comme de la gelée, infecte à respirer comme une buée d'égout.
+
+«Sous ce plafond de brouillard bas et sinistre, la mer jaune, la mer peu
+profonde et sablonneuse de ces plages illimitées, restait sans une ride,
+sans un mouvement, sans vie, une mer d'eau trouble, d'eau grasse, d'eau
+stagnante. Le _Jean-Guiton_ passait dessus en roulant un peu, par
+habitude, coupait cette nape opaque et lisse, puis laissait derrière
+quelques vagues, quelques clapots, quelques ondulations qui se calmaient
+bientôt.
+
+«Je me mis à causer avec le capitaine, un petit homme presque sans
+pattes, tout rond comme son bateau et balancé comme lui. Je voulais
+quelques détails sur le sinistre que j'allais constater. Un grand
+trois-mâts carré de Saint-Nazaire, le _Marie-Joseph,_ avait échoué, par
+une nuit d'ouragan, sur les sables de l'île de Ré.
+
+«La tempête avait jeté si loin ce bâtiment, écrivait l'armateur, qu'il
+avait été impossible de le renflouer et qu'on avait dû enlever au plus
+vite tout ce qui pouvait en être détaché. Il me fallait donc constater
+la situation de l'épave, apprécier quel devait être son état avant le
+naufrage, juger si tous les efforts avaient été tentés pour le remettre
+à flot. Je venais comme agent de la Compagnie, pour témoigner ensuite
+contradictoirement, si besoin était, dans le procès.
+
+«Au reçu de mon rapport, le directeur devait prendre les mesures qu'il
+jugerait nécessaires pour sauvegarder nos intérêts.
+
+«Le capitaine du _Jean-Guiton_ connaissait parfaitement l'affaire, ayant
+été appelé à prendre part, avec son navire, aux tentatives de sauvetage.
+
+«Il me raconta le sinistre, très simple d'ailleurs. Le _Marie-Joseph,_
+poussé par un coup de vent furieux, perdu dans la nuit, naviguant au
+hasard sur une mer d'écume,--«une mer de soupe au lait», disait le
+capitaine,--était venu s'échouer sur ces immenses bancs de sable qui
+changent les côtes de cette région en Saharas illimités, aux heures de
+la marée basse.
+
+«Tout en causant, je regardais autour de moi et devant moi. Entre
+l'océan et le ciel pesant restait un espace libre où l'oeil voyait au
+loin. Nous suivions une terre. Je demandai:
+
+«--C'est l'île de Ré?
+
+«--Oui, monsieur.
+
+«Et tout à coup le capitaine, étendant la main droite devant nous, me
+montra, en pleine mer, une chose presque imperceptible, et me dit:
+
+«--Tenez, voilà votre navire!
+
+«--Le _Marie-Joseph_?...
+
+«--Mais, oui.
+
+«--J'étais stupéfait. Ce point noir, à peu près invisible, que j'aurais
+pris pour un écueil, me paraissait placé à trois kilomètres au moins des
+côtes.
+
+«Je repris:
+
+«--Mais, capitaine, il doit y avoir cent brasses d'eau à l'endroit que
+vous me désignez?
+
+«Il se mit à rire.
+
+«--Cent brasses, mon ami!... Pas deux brasses, je vous dis!...
+
+«C'était un Bordelais. Il continua:
+
+«--Nous sommes marée haute, neuf heures quarante minutes. Allez-vous-en
+par la plage, mains dans vos poches, après le déjeuner de l'hôtel du
+_Dauphin_, et je vous promets qu'à deux heures cinquante ou trois heures
+au plusse vous toucherez l'épave, pied sec, mon ami, et vous aurez une
+heure quarante-cinq à deux heures pour rester dessus, pas plusse, par
+exemple; vous seriez pris. Plusse la mer elle va loin et plusse elle
+revient vite. C'est plat comme une punaise, cette côte! Remettez-vous
+en route à quatre heures cinquante, croyez-moi; et vous remontez à sept
+heures et demie sur le _Jean-Guiton_, qui vous dépose ce soir même sur
+le quai de La Rochelle.
+
+«Je remerciai le capitaine et j'allai m'asseoir à l'avant du vapeur,
+pour regarder la petite ville de Saint-Martin, dont nous approchions
+rapidement.
+
+«Elle ressemblait à tous les ports en miniature qui servent de capitales
+à toutes les maigres îles semées le long des continents. C'était un gros
+village de pêcheurs, un pied dans l'eau, un pied sur terre, vivant de
+poisson et de volailles, de légumes et de coquilles, de radis et de
+moules. L'île est fort basse, peu cultivée, et semble cependant très
+peuplée; mais je ne pénétrai pas dans l'intérieur.
+
+«Après avoir déjeuné, je franchis un petit promontoire; puis, comme la
+mer baissait rapidement, je m'en allai, à travers les sables, vers une
+sorte de roc noir que j'apercevais au-dessus de l'eau, là-bas, là-bas.
+
+«J'allais vite sur cette plaine jaune, élastique comme de la chair,
+et qui semblait suer sous mon pied. La mer, tout à l'heure, était là;
+maintenant, je l'apercevais au loin, se sauvant à perte de vue, et je ne
+distinguais plus la ligne qui séparait le sable de l'Océan. Je croyais
+assister à une féerie gigantesque et surnaturelle. L'Atlantique était
+devant moi tout à l'heure, puis il avait disparu dans la grève, comme
+font les décors dans les trappes, et je marchais à présent au milieu
+d'un désert. Seuls, la sensation, le souffle de l'eau salée demeuraient
+en moi. Je sentais l'odeur du varech, l'odeur de la vague, la rude et
+bonne odeur des côtes. Je marchais vite; je n'avais plus froid; je
+regardais l'épave échouée, qui grandissait à mesure que j'avançais et
+ressemblait à présent à une énorme baleine naufragée.
+
+«Elle semblait sortir du sol et prenait, sur cette immense étendue plate
+et jaune, des proportions surprenantes. Je l'atteignis enfin, après une
+heure de marche. Elle gisait sur le flanc, crevée, brisée, montrant,
+comme les côtes d'une bête, ses os rompus, ses os de bois goudronné,
+percés de clous énormes. Le sable déjà l'avait envahie, entré par toutes
+les fentes, et il la tenait, la possédait, ne la lâchait plus. Elle
+paraissait avoir pris racine en lui. L'avant était entré profondément
+dans cette plage douce et perfide, tandis que l'arrière, relevé,
+semblait jeter vers le ciel, comme un cri d'appel désespéré, ces deux
+mots blancs sur le bordage noir: _Marie-Joseph_.
+
+«J'escaladai ce cadavre de navire par le côté le plus bas; puis, parvenu
+sur le pont, je pénétrai dans l'intérieur. Le jour, entré par les
+trappes défoncées et par les fissures des flancs, éclairait tristement
+ces sortes de caves longues et sombres, pleines de boiseries démolies.
+Il n'y avait plus rien là-dedans que du sable qui servait de sol à ce
+souterrain de planches.
+
+«Je me mis à prendre des notes sur l'état du bâtiment. Je m'étais assis
+sur un baril vide et brisé, et j'écrivais à la lueur d'une large fente
+par où je pouvais apercevoir l'étendue illimitée de la grève. Un
+singulier frisson de froid et de solitude me courait sur la peau de
+moment en moment; et je cessais d'écrire parfois pour écouter le bruit
+vague et mystérieux de l'épave: bruit des crabes grattant les bordages
+de leurs griffes crochues, bruit de mille bêtes toutes petites de la
+mer, installées déjà sur ce mort, et aussi le bruit doux et régulier du
+taret qui ronge sans cesse, avec son grincement de vrille, toutes les
+vieilles charpentes, qu'il creuse et dévore.
+
+«Et, soudain, j'entendis des voix humaines tout près de moi. Je fis
+un bond comme en face d'une apparition. Je crus vraiment, pendant une
+seconde, que j'allais voir se lever, au fond de la sinistre cale, deux
+noyés qui me raconteraient leur mort. Certes, il ne me fallut pas
+longtemps pour grimper sur le pont à la force des poignets: et j'aperçus
+debout, à l'avant du navire, un grand monsieur avec trois jeunes filles,
+ou plutôt un grand Anglais avec trois misses. Assurément, ils eurent
+encore plus peur que moi en voyant surgir cet être rapide sur le
+trois-mâts abandonné. La plus jeune des fillettes se sauva; les deux
+autres saisirent leur père à pleins bras; quant à lui, il avait ouvert
+la bouche; ce fut le seul signe qui laissa voir son émotion.
+
+«Puis, après quelques secondes, il parla:
+
+«--Aoh, môsieu, vos été la propriétaire de cette bâtiment?
+
+«--Oui, monsieur.
+
+«--Est-ce que je pôvé la visiter?
+
+«--Oui, monsieur.
+
+«Il prononça alors une longue phrase anglaise, où je distinguai
+seulement ce mot: _gracious_, revenu plusieurs fois.
+
+«Comme il cherchait un endroit pour grimper, je lui indiquai le meilleur
+et je lui tendis la main. Il monta; puis nous aidâmes les trois
+fillettes, rassurées. Elles étaient charmantes, surtout l'aînée, une
+blondine de dix-huit ans, fraîche comme une fleur, et si fine, si
+mignonne! Vraiment les jolies Anglaises ont bien l'air de tendres fruits
+de la mer. On aurait dit que celle-là venait de sortir du sable et que
+ses cheveux en avaient gardé la nuance. Elles font penser, avec leur
+fraîcheur exquise, aux couleurs délicates des coquilles rosés et aux
+perles nacrées, rares, mystérieuses, écloses dans les profondeurs
+inconnues des océans.
+
+«Elle parlait un peu mieux que son père; et elle nous servit
+d'interprète, il fallut raconter le naufrage dans ses moindres détails,
+que j'inventai, comme si j'eusse assisté à la catastrophe. Puis, toute
+la famille descendit dans l'intérieur de l'épave. Dès qu'ils eurent
+pénétré dans cette sombre galerie, à peine éclairée, ils poussèrent
+des cris d'étonnement et d'admiration; et soudain le père et les trois
+filles tinrent en leurs mains des albums, cachés sans doute dans leurs
+grands vêtements imperméables, et ils commencèrent en même temps quatre
+croquis au crayon de ce lieu triste et bizarre.
+
+«Ils s'étaient assis, côte à côte, sur une poutre en saillie, et les
+quatre albums, sur les huit genoux, se couvraient de petites lignes
+noires qui devaient représenter le ventre entr'ouvert du _Marie-Joseph_.
+
+«Tout en travaillant, l'aînée des fillettes causait avec moi, qui
+continuais à inspecter le squelette du navire.
+
+«J'appris qu'ils passaient l'hiver à Biarritz et qu'ils étaient venus
+tout exprès à l'île de Ré pour contempler ce trois-mâts enlisé. Ils
+n'avaient rien de la morgue anglaise, ces gens; c'étaient de simples
+et braves toqués, de ces errants éternels dont l'Angleterre couvre le
+monde. Le père, long, sec, la figure rouge encadrée de favoris blancs,
+vrai sandwich vivant, une tranche de jambon découpée en tête humaine
+entre deux coussinets de poils; les filles, hautes sur jambes, de petits
+échassiers en croissance, sèches aussi, sauf l'aînée, et gentilles
+toutes trois, mais surtout la grande.
+
+«Elle avait une si drôle de manière de parler, de raconter, de rire, de
+comprendre et de ne pas comprendre, de lever les yeux pour m'interroger,
+des yeux bleus comme l'eau profonde, de cesser de dessiner pour deviner,
+de se remettre au travail et de dire «yes» ou «nô», que je serais
+demeuré un temps indéfini à l'écouter et à la regarder.
+
+«Tout à coup, elle murmura:
+
+«--J'entendai une petite mouvement sur cette bateau.
+
+«Je prêtai l'oreille; et je distinguai aussitôt un léger bruit,
+singulier, continu. Qu'était-ce? Je me levai pour aller regarder par la
+fente, et je poussai un cri violent. La mer nous avait rejoints; elle
+allait nous entourer!
+
+«Nous fûmes aussitôt sur le pont. Il était trop tard. L'eau nous
+cernait, et elle courait vers la côte avec une prodigieuse vitesse. Non,
+cela ne courait pas, cela glissait, rampait, s'allongeait comme une
+tache démesurée. A peine quelques centimètres d'eau couvraient le sable;
+mais mais on ne voyait plus déjà la ligne fuyante de l'imperceptible
+flot.
+
+«L'Anglais voulut s'élancer; je le retins; la fuite était impossible, à
+cause des mares profondes que nous avions dû contourner en venant, et où
+nous tomberions au retour.
+
+«Ce fut, dans nos coeurs, une minute d'horrible angoisse. Puis, la
+petite Anglaise se mit à sourire et murmura:
+
+«--Ce été nous les naufragés!
+
+«Je voulus rire; mais la peur m'étreignait, une peur lâche, affreuse,
+basse et sournoise comme ce flot. Tous les dangers que nous courions
+m'apparurent en même temps. J'avais envie de crier: «Au secours!» Vers
+qui?
+
+«Les deux petites Anglaises s'étaient blotties contre leur père, qui
+regardait, d'un oeil consterné, la mer démesurée autour de nous.
+
+«Et la nuit tombait, aussi rapide que l'Océan montant, une nuit lourde,
+humide, glacée:
+
+«Je dis:
+
+«--Il n'y a rien à faire qu'à demeurer sur ce bateau.
+
+«L'Anglais répondit:
+
+«--Oh! yes!
+
+«Et nous restâmes là un quart d'heure, une demi-heure, je ne sais, en
+vérité, combien de temps, à regarder, autour de nous, cette eau jaune
+qui s'épaississait, tournait, semblait bouillonner, semblait jouer sur
+l'immense grève reconquise.
+
+«Une des fillettes eut froid, et l'idée nous vint de redescendre,
+pour nous mettre à l'abri de la brise légère, mais glacée, qui nous
+effleurait et nous piquait la peau.
+
+«Je me penchai sur la trappe. Le navire était plein d'eau. Nous dûmes
+alors nous blottir contre le bordage d'arrière, qui nous garantissait un
+peu.
+
+«Les ténèbres, à présent, nous enveloppaient, et nous restions serrés
+les uns contre les autres, entourés d'ombre et d'eau. Je sentais
+trembler, contre mon épaule, l'épaule de la petite Anglaise, dont les
+dents claquaient par instants; mais je sentais aussi la chaleur douce
+de son corps à travers les étoffes, et cette chaleur m'était délicieuse
+comme un baiser. Nous ne parlions plus; nous demeurions immobiles,
+muets, accroupis comme des bêtes dans un fossé, aux heures d'ouragan.
+Et pourtant, malgré tout, malgré la nuit, malgré le danger terrible et
+grandissant, je commençais à me sentir heureux d'être là, heureux du
+froid et du péril, heureux de ces longues heures d'ombre et d'angoisse à
+passer sur cette planche, si près de cette jolie et mignonne fillette.
+
+«Je me demandais pourquoi cette étrange sensation de bien-être et de
+joie qui me pénétrait.
+
+«Pourquoi? Sait-on? Parce qu'elle était là? Qui, elle? Une petite
+Anglaise inconnue? Je ne l'aimais pas, je ne la connaissais point, et je
+me sentais attendri, conquis! J'aurais voulu la sauver, me dévouer pour
+elle, faire mille folies? Étrange chose! Comment se fait-il que la
+présence d'une femme nous bouleverse ainsi! Est-ce la puissance de sa
+grâce qui nous enveloppe? la séduction de la joliesse et de la jeunesse
+qui nous grise comme ferait le vin?
+
+«N'est-ce pas plutôt une sorte de toucher de l'amour, du mystérieux
+amour qui cherche sans cesse à unir les êtres, qui tente sa puissance
+dès qu'il a mis face à face l'homme et la femme, et qui les pénètre
+d'émotion, d'une émotion confuse, secrète, profonde, comme on mouille la
+terre pour y faire pousser des fleurs!
+
+«Mais le silence des ténèbres devenait effrayant, le silence du ciel,
+car nous entendions autour de nous, vaguement, un bruissement léger,
+infini, la rumeur de la mer sourde qui montait et le monotone
+clapotement du courant contre le bateau.
+
+«Tout à coup, j'entendis des sanglots. La plus petite des Anglaises
+pleurait. Alors son père voulut la consoler, et ils se mirent à parler
+dans leur langue, que je ne comprenais pas. Je devinai qu'il la
+rassurait et qu'elle avait toujours peur.
+
+«Je demandai à ma voisine;
+
+«--Vous n'avez pas trop froid, miss?
+
+«--Oh! si. J'avé froid beaucoup.
+
+«Je voulus lui donner mon manteau, elle le refusa; mais je l'avais ôté;
+je l'en couvris malgré elle. Dans la courte lutte, je rencontrai sa
+main, qui me fit passer un frisson charmant par tout le corps.
+
+«Depuis quelques minutes, l'air devenait plus vif, le clapotis de l'eau
+plus fort contre les flancs du navire. Je me dressai; un grand souffle
+me passa sur le visage. Le vent s'élevait!
+
+«L'Anglais s'en aperçut en même temps que moi, et il dit simplement:
+
+«--C'était mauvaise pour nous, cette ...
+
+«Assurément c'était mauvais, c'était la mort certaine si des lames, même
+de faibles lames, venaient attaquer et secouer l'épave, tellement
+brisée et disjointe que la première vague un peu rude l'emporterait en
+bouillie.
+
+«Alors notre angoisse s'accrut de seconde en seconde avec les rafales
+de plus en plus fortes. Maintenant, la mer brisait un peu, et je voyais
+dans les ténèbres des lignes blanches paraître et disparaître, des
+lignes d'écume, tandis que chaque flot heurtait la carcasse du
+_Marie-Joseph_, l'agitait d'un court frémissement qui nous montait
+jusqu'au coeur.
+
+«L'Anglaise tremblait; je la sentais frissonner contre moi, et j'avais
+une envie folle de la saisir dans mes bras.
+
+«Là-bas, devant nous, à gauche, à droite, derrière nous, des phares
+brillaient sur les côtes, des phares blancs, jaunes, rouges, tournants,
+pareils à des yeux énormes, à des yeux de géant qui nous regardaient,
+nous guettaient, attendaient avidement que nous eussions disparu. Un
+d'eux surtout m'irritait. Il s'éteignait toutes les trente secondes pour
+se rallumer aussitôt; c'était bien un oeil, celui-là, avec sa paupière
+sans cesse baissée sur son regard de feu.
+
+«De temps en temps, l'Anglais frottait une allumette pour regarder
+l'heure; puis il remettait sa montre dans sa poche. Tout à coup, il me
+dit, par-dessus les têtes de ses filles, avec une souveraine gravité:
+
+«--Mosieu, je vous souhaite bon année.
+
+«Il était minuit. Je lui tendis ma main, qu'il serra; puis il prononça
+une phrase d'anglais, et soudain ses filles et lui se mirent à chanter
+le _God save the Queen_, qui monta dans l'air noir, dans l'air muet, et
+s'évapora à travers l'espace.
+
+«J'eus d'abord envie de rire; puis je fus saisi par une émotion
+puissante et bizarre.
+
+«C'était quelque chose de sinistre et de superbe, ce chant de naufragés,
+de condamnés, quelque chose comme une prière, et aussi quelque chose de
+plus grand, de comparable à l'antique et sublime _Ave, Caesar, morituri
+te salutant!_
+
+«Quand ils eurent fini, je demandai à ma voisine de chanter toute seule
+une ballade, une légende, ce qu'elle voudrait, pour nous faire oublier
+nos angoisses. Elle y consentit et aussitôt sa voix claire et jeune
+s'envola dans la nuit. Elle chantait une chose triste sans doute, car
+les notes traînaient longtemps, sortaient lentement de sa bouche, et
+voletaient, comme des oiseaux blessés, au dessus des vagues.
+
+«La mer grossissait, battait maintenant notre épave. Moi, je ne pensais
+plus qu'à cette voix. Et je pensais aussi aux sirènes. Si une barque
+avait passé près de nous, qu'auraient dit les matelots? Mon esprit
+tourmenté s'égarait dans le rêve! Une sirène! N'était-ce point, en
+effet, une sirène, cette fille de la mer, qui m'avait retenu sur ce
+navire vermoulu et qui, tout à l'heure, allait s'enfoncer avec moi dans
+les flots?...
+
+«Mais nous roulâmes brusquement tous les cinq sur le pont, car le
+_Marie-Joseph_ s'était affaissé sur son flanc droit. L'Anglaise étant
+tombée sur moi, je l'avais saisie dans mes bras, et follement, sans
+savoir, sans comprendre, croyant venue ma dernière seconde, je baisais
+à pleine bouche sa joue, sa tempe et ses cheveux. Le bateau ne remuait
+plus; nous autres aussi ne bougions point.
+
+«Le père dit: «Kate!» Celle que je tenais répondit «yes», et fit un
+mouvement pour se dégager. Certes, à cet instant j'aurais voulu que le
+bateau s'ouvrît en deux pour tomber à l'eau avec elle.
+
+«L'Anglais reprit:
+
+«--Une petite bascule, ce n'été rien. J'avé mes trois filles conserves.
+
+«Ne voyant point l'aînée, il l'avait crue perdue d'abord!
+
+«Je me relevai lentement, et, soudain, j'aperçus une lumière sur la mer,
+tout près de nous. Je criai; on répondit. C'était une barque qui nous
+cherchait, le patron de l'hôtel ayant prévu notre imprudence.
+
+«Nous étions sauvés. J'en fus désolé! On nous cueillit sur notre radeau,
+et on nous ramena à Saint-Martin.
+
+«L'Anglais, maintenant, se frottait les mains et murmurait:
+
+«--Bonne souper! bonne souper!
+
+«On soupa, en effet. Je ne fus pas gai, je regrettais le _Marie-Joseph_.
+
+«Il fallut se séparer, le lendemain, après beaucoup d'étreintes et de
+promesses de s'écrire. Ils partirent vers Biarritz. Peu s'en fallut que
+je ne les suivisse.
+
+«J'étais toqué; je faillis demander cette fillette en mariage. Certes,
+si nous avions passé huit jours ensemble, je l'épousais! Combien
+l'homme, parfois, est faible et incompréhensible!
+
+«Deux ans s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'eux; puis je reçus
+une lettre de New-York. Elle était mariée, et me le disait. Et, depuis
+lors, nous nous écrivons tous les ans, au 1er janvier. Elle me raconte
+sa vie, me parle de ses enfants, de ses soeurs, jamais de son
+mari! Pourquoi? Ah! pourquoi?... Et, moi, je ne lui parle que du
+_Marie-Joseph_ ... C'est peut-être la seule femme que j'aie aimée
+... non ... que j'aurais aimée ... Ah!... voilà ... sait-on?... Les
+événements vous emportent ... Et puis ... et Puis ... tout passe ...
+Elle doit être vieille, à présent ... je ne la reconnaîtrais pas ... Ah!
+celle d'autrefois ... celle de l'épave ... quelle créature ... divine!
+Elle m'écrit que ses cheveux sont tout blancs ... Mon Dieu!... ça m'a
+fait une peine horrible ... Ah! ses cheveux blonds ... Non, la mienne
+n'existe plus ... Que c'est triste ... tout ça!...»
+
+
+
+
+DÉCOUVERTE
+
+
+
+
+Découverte
+
+
+Le bateau était couvert de monde. La traversée s'annonçant fort belle,
+les Havraises allaient faire un tour à Trouville.
+
+On détacha les amarres; un dernier coup de sifflet annonça le départ,
+et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis
+qu'on entendait, le long de ses flancs, un bruit d'eau remuée.
+
+Les roues tournèrent quelques secondes, s'arrêtèrent, repartirent
+doucement; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié
+par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine: «En
+route!» elles se mirent à battre la mer avec rapidité.
+
+Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le
+bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s'ils partaient pour l'Amérique,
+et les amis restés à terre répondaient de la même façon.
+
+Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les
+toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l'Océan à peine remué par
+des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une
+courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à
+travers la brume matinale.
+
+A notre gauche s'ouvrait l'embouchure de la Seine, large de vingt
+kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs
+de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du
+fleuve qui, ne se mêlant point à l'eau salée, dessinaient de grands
+rubans jaunes à travers l'immense nappe verte et pure de la pleine mer.
+
+J'éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de
+long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi? Je n'en sais
+rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des
+voyageurs.
+
+Tout à coup, on m'appela. Je me retournai. C'était un de mes vieux amis,
+Henri Sidoine, que je n'avais point vu depuis dix ans.
+
+Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant
+de choses et d'autres, la promenade d'ours en cage que j'accomplissais
+tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux
+lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.
+
+Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage:
+
+--C'est plein d'Anglais ici! Les sales gens!
+
+C'était plein d'Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient
+l'horizon d'un air important qui semblait dire: «C'est nous, les
+Anglais, qui sommes les maîtres de la mer! Boum, boum! nous voilà!»
+
+Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs
+avaient l'air des drapeaux de leur suffisance.
+
+Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les
+constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores
+leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux
+paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps,
+portaient des chapeaux anglais d'une forme étrange, et, derrière
+leurs crânes, leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des
+couleuvres lofées.
+
+Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur
+mâchoire nationale, paraissaient menacer l'espace de leurs dents jaunes
+et démesurées.
+
+On sentait, en passant près d'elles, une odeur de caoutchouc et d'eau
+dentifrice.
+
+Sidoine répéta, avec une colère grandissante:
+
+--Les sales gens! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France?
+
+Je demandai en souriant:
+
+--Pourquoi leur en veux-tu? Quant à moi, ils me sont parfaitement
+indifférents.
+
+Il prononça:
+
+--Oui, toi, parbleu! Mais moi, j'ai épousé une Anglaise. Voilà.
+
+Je m'arrêtai pour lui rire au nez.
+
+--Ah! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux?
+
+Il haussa les épaules:
+
+--Non, pas précisément.
+
+--Alors ... elle te ... elle te ... trompe?
+
+--Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j'en serais
+débarrassé.
+
+--Alors je ne comprends pas!
+
+--Tu ne comprends pas? Ça ne m'étonne point. Eh bien, elle a tout
+simplement appris le français, pas autre chose! Ecoute:
+
+Je n'avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l'été
+à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d'eaux.
+On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris
+sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.
+
+Les promenades à ânes, les bains du matin, les déjeuners sur l'herbe,
+autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n'y a rien de plus gentil
+qu'une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui
+ramasse des fleurs le long d'un chemin.
+
+Je fis la connaissance d'une famille anglaise descendue au même hôtel
+que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à
+toutes les Anglaises.
+
+Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au
+soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes;
+puis deux filles, l'aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à
+conserve; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine
+avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les
+gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces
+yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute
+l'espérance, tout le bonheur du monde!
+
+Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme
+comme ceux-là! Comme ça répond bien à l'attente éternelle et confuse de
+notre coeur!
+
+Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les
+étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une
+Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons
+amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme,
+drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et ... femmes. Nous avons
+tort, cependant.
+
+Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c'est
+leur défaut de prononciation. Aussitôt qu'une femme parle mal notre
+langue, elle est charmante; si elle fait une faute de français par
+mot, elle est exquise, et si elle baragouine d'une façon tout à fait
+inintelligible, elle devient irrésistible.
+
+Tu ne te figures pas comme c'est gentil d'entendre dire à une mignonne
+bouche rose: «J'aimé bôcoup la gigotte.»
+
+Ma petite Anglaise Kate parlait une langue invraisemblable. Je n'y
+comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots
+inattendus; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et
+gai.
+
+Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur ses lèvres
+un charme délicieux; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino,
+de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées.
+
+Je l'épousai! Je l'aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les
+vrais amants n'adorent jamais qu'un rêve qui a pris une forme de femme.
+Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet:
+
+ Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares,
+ Qu'un banal instrument sous mon archet vainqueur,
+ Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,
+ J'ai fait chanter mon rêve au vide de ton coeur.
+
+Eh bien, mon cher, le seul tort que j'ai eu, ça été de donner à ma femme
+un professeur de français.
+
+Tant qu'elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je
+l'ai chérie.
+
+Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante
+de son être, l'élégance incomparable de son geste; elles me la
+montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite
+pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu'elle aimait, pousser
+parfois des exclamations bizarres, et exprimer d'une façon coquette,
+a force d'être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des
+sensations peu compliquées.
+
+Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent «papa» et «maman», en
+prononçant--Baâba--et Baâmban.
+
+Aurais-je pu croire que ...
+
+Elle parle, à présent.... Elle parle ... mal ... très mal.... Elle fait
+tout autant de fautes.... Mais on la comprend ... oui, je la comprends
+... je sais ... je la connais....
+
+J'ai ouvert ma poupée pour regarder dedans ... j'ai vu. Et il faut
+causer, mon cher!
+
+Ah! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories
+d'une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher,
+et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d'un dictionnaire
+de la conversation à l'usage des pensionnats de jeunes personnes.
+
+Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui
+renferment d'exécrables bonbons. J'en avais une. Je l'ai déchirée. J'ai
+voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j'ai des
+haut-le-coeur, à présent, rien qu'en apercevant une de ses compatriotes.
+
+J'ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait
+enseigné le français: comprends-tu?
+
+ * * * * *
+
+Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de
+monde.
+
+Je dis:
+
+--Où est ta femme?
+
+Il prononça:
+
+--Je l'ai ramenée à Étretat.
+
+--Et toi, où vas-tu?
+
+--Moi? moi je vais me distraire à Trouville. Puis, après un silence, il
+ajouta:
+
+--Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois, une femme.
+
+
+
+
+UN PARRICIDE
+
+
+
+
+Un Parricide
+
+
+L'avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime
+étrange?
+
+On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux
+cadavres enlacés, la femme et l'homme, deux mondains connus, riches,
+plus tout jeunes, et mariés seulement de l'année précédente, la femme
+n'étant veuve que depuis trois ans.
+
+On ne leur connaissait point d'ennemis, ils n'avaient pas été volés.
+Il semblait qu'on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les
+avoir frappés, l'un après l'autre, avec une longue pointe de fer.
+
+L'enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne
+savaient rien; on allait abandonner l'affaire, quand un jeune menuisier
+d'un village voisin nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se
+constituer prisonnier.
+
+A toutes les interrogations, il ne répondait que ceci:
+
+--Je connaissais l'homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils
+venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis
+habile dans le métier.
+
+Et quand on lui demandait:
+
+--Pourquoi les avez-vous tués?
+
+Il répondait obstinément:
+
+--Je les ai tués parce que j'ai voulu les tuer.
+
+On n'en put tirer autre chose.
+
+Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice
+dans le pays, puis abandonné. Il n'avait pas d'autre nom que Georges
+Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent,
+avec des goûts et des délicatesses natives que n'avaient point ses
+camarades, on le surnomma «le bourgeois», et on ne l'appelait plus
+autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de
+menuisier qu'il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur
+bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes
+et nihilistes, grand liseur de romans à drames sanglants, électeur
+influent et orateur habile dans les réunions publiques d'ouvriers ou de
+paysans.
+
+ * * * * *
+
+L'avocat avait plaidé la folie.
+
+Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses
+meilleurs clients, des clients riches et généreux (il les connaissait),
+qui lui avaient fait faire depuis deux ans pour trois mille francs
+de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se
+présentait: la folie, l'idée fixe du déclassé qui se venge sur deux
+bourgeois de tous les bourgeois, et l'avocat fit une allusion habile à
+ce surnom de «_le bourgeois_», donné par le pays à cet abandonné; il
+s'écriait:
+
+--N'est-ce pas une ironie, et une ironie capable d'exalter encore ce
+malheureux garçon qui n'a ni père ni mère? C'est un ardent républicain.
+Que dis-je? il appartient même à ce parti politique que la République
+fusillait et déportait naguère, qu'elle accueille aujourd'hui à bras
+ouverts, à ce parti pour qui l'incendie est un principe et le meurtre un
+moyen tout simple.
+
+Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques,
+ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même,
+oui, des femmes! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy;
+son esprit malade a chaviré; il a voulu du sang, du sang de bourgeois!
+
+Ce n'est pas lui qu'il faut condamner, messieurs, c'est la Commune!
+
+Des murmures d'approbation coururent. On sentait bien que la cause était
+gagnée pour l'avocat. Le ministère public ne résista pas.
+
+Alors le président posa au prévenu la question d'usage:
+
+--Accusé, n'avez-vous rien à ajouter pour votre défense?
+
+L'homme se leva.
+
+Il était de petite taille, d'un blond de lin, avec des yeux gris, fixes
+et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon
+et changeait brusquement, aux premiers mots, l'opinion qu'on s'était
+faite de lui.
+
+Il parla hautement, d'un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres
+paroles se faisaient entendre jusqu'au fond de la grande salle:
+
+--Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et
+que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire.
+
+J'ai tué cet homme et cette femme parce qu'ils étaient mes parents.
+
+Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi.
+
+Une femme, ayant accouché d'un fils, l'envoya quelque part en nourrice.
+Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être
+innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d'une
+naissance illégitime, plus que cela: à la mort, puisqu'on l'abandonna,
+puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait,
+comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir
+de délaissement!
+
+La femme qui m'allaita fut honnête, plus femme, plus grande, plus mère
+que ma mère. Elle m'éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut
+mieux laisser périr ces misérables jetés aux villages des banlieues,
+comme on jette une ordure aux bornes.
+
+Je grandis avec l'impression vague que je portais un déshonneur. Les
+autres enfants m'appelèrent un jour «bâtard». Ils ne savaient pas ce
+que signifiait ce mot, entendu par l'un d'eux chez ses parents. Je
+l'ignorais aussi, mais je le sentis.
+
+J'étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l'école. J'aurais
+été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si
+mes parents n'avaient pas commis le crime de m'abandonner.
+
+Ce crime, c'est contre moi qu'ils l'ont commis. Je fus la victime, eux
+furent les coupables. J'étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils
+devaient m'aimer: ils m'ont rejeté.
+
+Moi, je leur devais la vie--mais la vie est-elle un présent? La mienne,
+en tous cas, n'était qu'un malheur. Après leur honteux abandon, je leur
+devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l'acte le plus
+inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu'on puisse accomplir
+contre un être.
+
+Un homme injurié frappe; un homme volé reprend son bien par la force.
+Un homme trompé, joué, martyrisé, tue. Un homme souffleté tue; un
+homme déshonoré tue. J'ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté
+moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère.
+
+Je me suis vengé, j'ai tué. C'était mon droit légitime. J'ai pris leur
+vie heureuse en échange de la vie horrible qu'ils m'avaient imposée.
+
+Vous allez parler de parricide! Étaient-ils mes parents, ces gens pour
+qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d'infamie; pour
+qui ma naissance fut une calamité, et ma vie une menace de honte? Ils
+cherchaient un plaisir égoïste; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont
+supprimé l'enfant. Mon tour est venu d'en faire autant pour eux.
+
+Et pourtant, dernièrement encore, j'étais prêt à les aimer.
+
+Voici deux ans, je vous l'ai dit, que l'homme, mon père, entra chez
+moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux
+meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès
+du curé, sous le sceau du secret, bien entendu.
+
+Il revint souvent; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même
+il causait un peu de choses et d'autres. Je me sentais de l'affection
+pour lui.
+
+Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle
+entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d'une maladie
+nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d'eau. Elle ne dit
+rien; elle regarda mes meubles d'un air fou, et elle ne répondait que
+oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu'il lui
+posait! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée.
+
+Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maîtresse d'elle. Ils
+restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, et ils me firent une
+grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner; mais
+un jour voilà qu'elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de
+mes parents. Je répondis: «Mes parents, madame, étaient des misérables
+qui m'ont abandonné.» Alors elle porta la main sur son coeur, et tomba
+sans connaissance. Je pensai tout de suite: «C'est ma mère!» mais je me
+gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir.
+
+Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J'appris qu'ils
+n'étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n'étant
+devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu'ils
+s'étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n'en avait aucune
+preuve. C'était moi la preuve, la preuve qu'on avait cachée d'abord,
+espéré détruire ensuite.
+
+J'attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce
+jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment
+de s'en aller, elle me dit: «Je vous veux du bien, parce que vous m'avez
+l'air d'un honnête garçon et d'un travailleur; vous penserez sans doute
+à vous marier quelque jour; je viens vous aider à choisir librement la
+femme qui vous conviendra. Moi, j'ai été mariée contre mon coeur une
+fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans
+enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot.»
+
+Elle me tendit une grande enveloppe cachetée.
+
+Je la regardai fixement, puis je lui dis: «Vous êtes ma mère?»
+
+Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me
+voir. Lui, l'homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria:
+«Mais vous êtes fou!»
+
+Je répondis: «Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne
+me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret; je ne vous
+en voudrai pas; je resterai ce que je suis, un menuisier.»
+
+Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait
+à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et
+je repris: «Regardez-la donc et niez encore qu'elle soit ma mère.»
+
+Alors il s'emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le
+scandale évité jusqu'ici pouvait éclater soudain; que leur situation,
+leur renom, leur honneur seraient perdus d'un seul coup; il balbutiait:
+«Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l'argent. Faites donc
+du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les, secourez-les!»
+
+Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup: «Allons-nous-en,
+allons-nous-en!»
+
+Alors, comme la porte était fermée, il cria: «Si vous ne m'ouvrez
+pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et
+violence!»
+
+J'étais resté maître de moi; j'ouvris la porte et je les vis s'enfoncer
+dans l'ombre.
+
+Alors il me sembla tout à coup que je venais d'être fait orphelin,
+d'être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse épouvantable, mêlée
+de colère, de haine, de dégoût, m'envahit; j'avais comme un soulèvement
+de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la droiture, de
+l'honneur, de l'affection rejetée. Je me mis à courir pour les rejoindre
+le long de la Seine qu'il leur fallait suivre pour gagner la gare de
+Chatou.
+
+--Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J'allais à
+pas de loup sur l'herbe, de sorte qu'ils ne m'entendirent pas. Ma
+mère pleurait toujours. Mon père disait: «C'est votre faute. Pourquoi
+avez-vous tenu à le voir? C'était une folie dans notre position. On
+aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne
+pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses?»
+
+Alors, je m'élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai: «Vous voyez
+bien que vous êtes mes parents. Vous m'avez déjà rejeté une fois, me
+repousserez-vous encore?»
+
+Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur
+l'honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le
+saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver.
+
+J'ai vu rouge, je ne sais plus, j'avais mon compas dans ma poche; je
+l'ai frappé, frappé tant que j'ai pu.
+
+Alors elle s'est mise à crier: «Au secours! à l'assassin!» en
+m'arrachant la barbe. Il paraît que je l'ai tuée aussi. Est-ce que je
+sais, moi, ce que j'ai fait à ce moment-là?
+
+Puis, quand je les ai vus tous les deux par terre, je les ai jetés à la
+Seine, sans réfléchir.
+
+Voilà.--Maintenant, jugez-moi.
+
+ * * * * *
+
+L'accusé se rassit. Devant cette révélation, l'affaire a été reportée
+à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que
+ferions-nous de ce parricide?
+
+
+
+
+LE RENDEZ-VOUS
+
+
+
+
+Le Rendez-vous
+
+
+Son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, un voile noir sur le
+nez, un autre dans sa poche dont elle doublerait le premier quand elle
+serait montée dans le fiacre coupable, elle battait du bout de son
+ombrelle la pointe de sa bottine, et demeurait assise dans sa chambre,
+ne pouvant se décider à sortir pour aller à ce rendez-vous.
+
+Combien de fois, pourtant, depuis deux ans, elle s'était habillée ainsi,
+pendant les heures de Bourse de son mari, un agent de change très
+mondain, pour rejoindre dans son logis de garçon le beau vicomte de
+Martelet, son amant!
+
+La pendule derrière son dos battait les secondes vivement; un livre
+à moitié lu bâillait sur le petit bureau de bois de rose, entre les
+fenêtres, et un fort parfum de violette, exhalé par deux petits bouquets
+baignant en deux mignons vases de Saxe sur la cheminée, se mêlait à une
+vague odeur de verveine soufflée sournoisement par la porte du cabinet
+de toilette demeurée entr'ouverte. L'heure sonna--trois heures--et la
+mit debout. Elle se retourna pour regarder le cadran, puis sourit,
+songeant: «Il m'attend déjà. Il va s'énerver». Alors, elle sortit,
+prévint le valet de chambre qu'elle serait rentrée dans une heure au
+plus tard--un mensonge--descendit l'escalier et s'aventura dans la rue,
+à pied.
+
+On était aux derniers jours de mai, à cette saison délicieuse où le
+printemps de la campagne semble faire le siège de Paris et le conquérir
+par-dessus les toits, envahir les maisons, à travers les murs, faire
+fleurir la ville, y répandre une gaieté sur la pierre des façades,
+l'asphalte des trottoirs et le pavé des chaussées, la baigner, la griser
+de sève comme un bois qui verdit.
+
+Mme Haggan fit quelques pas à droite avec l'intention de suivre, comme
+toujours, la rue de Provence où elle hélerait un fiacre, mais la douceur
+de l'air, cette émotion de l'été qui nous entre dans la gorge en
+certains jours, la pénétra si brusquement, que, changeant d'idée, elle
+prit la rue de la Chaussée-d'Antin, sans savoir pourquoi, obscurément
+attirée par le désir de voir des arbres dans le square de la Trinité.
+Elle pensait: «Bah! il m'attendra dix minutes de plus.» Cette idée, de
+nouveau, la réjouissait, et, tout en marchant à petits pas, dans la
+foule, elle croyait le voir s'impatienter, regarder l'heure, ouvrir la
+fenêtre, écouter à la porte, s'asseoir quelques instants, se relever,
+et, n'osant pas fumer, car elle le lui avait défendu les jours de
+rendez-vous, jeter sur la boîte aux cigarettes des regards désespérés.
+
+Elle allait doucement, distraite par tout ce qu'elle rencontrait, par
+les figures et les boutiques, ralentissant le pas de plus en plus et si
+peu désireuse d'arriver qu'elle cherchait, aux devantures, des prétextes
+pour s'arrêter.
+
+Au bout de la rue, devant l'église, la verdure du petit square l'attira
+si fortement qu'elle traversa la place, entra dans le jardin, cette cage
+à enfants, et fit deux fois le tour de l'étroit gazon, au milieu des
+nounous enrubannées, épanouies, bariolées, fleuries. Puis elle prit une
+chaise, s'assit, et levant les yeux vers le cadran rond comme une lune
+dans le clocher, elle regarda marcher l'aiguille.
+
+Juste à ce moment la demie sonna, et son coeur tressaillit d'aise en
+entendant tinter les cloches du carillon. Une demi-heure de gagnée, plus
+un quart d'heure pour atteindre la rue Miromesnil, et quelques minutes
+encore de flânerie,--une heure! une heure volée au rendez-vous! Elle y
+resterait quarante minutes à peine, et ce serait fini encore une fois.
+
+Dieu! comme ça l'ennuyait d'aller là-bas! Ainsi qu'un patient montant
+chez le dentiste, elle portait en son coeur le souvenir intolérable de
+tous les rendez-vous passés, un par semaine en moyenne depuis deux ans,
+et la pensée qu'un autre allait avoir lieu, tout à l'heure, la crispait
+d'angoisse de la tête aux pieds. Non pas que ce fût bien douloureux,
+douloureux comme une visite au dentiste, mais c'était si ennuyeux, si
+ennuyeux, si compliqué, si long, si pénible que tout, tout, même une
+opération, lui aurait paru préférable. Elle y allait pourtant, très
+lentement, à tous petits pas, en s'arrêtant, en s'asseyant, en flânant
+partout, mais elle y allait. Oh! elle aurait bien voulu manquer encore
+celui-là, mais elle avait fait poser ce pauvre vicomte deux fois de
+suite le mois dernier, et elle n'osait point recommencer si tôt.
+Pourquoi y retournait-elle? Ah! pourquoi? Parce qu'elle en avait pris
+l'habitude, et qu'elle n'avait aucune raison à donner à ce malheureux
+Martelet quand il voudrait connaître ce pourquoi! Pourquoi avait-elle
+commencé? Pourquoi? Elle ne le savait plus! L'avait-elle aimée? C'était
+possible! Pas bien fort mais un peu, voilà si longtemps! Il était bien,
+recherché, élégant, galant, et représentait strictement, au premier coup
+d'oeil, l'amant parfait d'une femme du monde. La cour avait duré trois
+mois--temps normal, lutte honorable, résistance suffisante--puis elle
+avait consenti, avec quelle émotion, quelle crispation, quelle peur
+horrible et charmante à ce premier rendez-vous, suivi de tant d'autres,
+dans ce petit entresol de garçon, rue de Miromesnil. Son coeur?
+Qu'éprouvait alors son petit coeur de femme séduite, vaincue, conquise,
+en passant pour la première fois la porte de cette maison de cauchemar?
+Vrai, elle ne le savait plus! Elle l'avait oublié! On se souvient d'un
+fait, d'une date, d'une chose, mais on ne se souvient guère, deux ans
+plus tard, d'une émotion qui s'est envolée très vite, parce qu'elle
+était très légère. Oh! par exemple, elle n'avait pas oublié les autres,
+ce chapelet de rendez-vous, ce chemin de la croix de l'amour, aux
+stations si fatigantes, si monotones, si pareilles, que la nausée lui
+montait aux lèvres en prévision de ce que ce serait tout à l'heure.
+
+Dieu! ces fiacres qu'il fallait appeler pour aller là, ils ne
+ressemblaient pas aux autres fiacres, dont on se sert pour les courses
+ordinaires! Certes, les cochers devinaient. Elle le sentait rien qu'à
+la façon dont ils la regardaient, et ces yeux de cochers de Paris sont
+terribles! Quand on songe qu'à tout moment, devant le tribunal, ils
+reconnaissent, au bout de plusieurs années, des criminels qu'ils ont
+conduits une seule fois, en pleine nuit, d'une rue quelconque à une
+gare, et qu'ils ont affaire à presque autant de voyageurs qu'il y a
+d'heures dans la journée, et que leur mémoire est assez sûre pour qu'ils
+affirment: «Voilà bien l'homme que j'ai chargé rue des Martyrs, et
+déposé, gare de Lyon, à minuit quarante, le 10 juillet de l'an dernier!»
+n'y a-t-il pas de quoi frémir, lorsqu'on risque ce que risque une jeune
+femme allant à un rendez-vous, en confiant sa réputation au premier venu
+de ces cochers! Depuis deux ans elle en avait employé, pour ce voyage
+de la rue Miromesnil, au moins cent à cent vingt, en comptant un par
+semaine. C'étaient autant de témoins qui pouvaient déposer contre elle
+dans un moment critique.
+
+Aussitôt dans le fiacre, elle tirait de sa poche l'autre voile, épais
+et noir comme un loup, et se l'appliquait sur les yeux. Cela cachait
+le visage, oui, mais le reste, la robe, le chapeau, l'ombrelle, ne
+pouvait-on pas les remarquer, les avoir vus déjà? Oh! dans cette rue de
+Miromesnil, quel supplice! Elle croyait reconnaître les passants, tous
+les domestiques, tout le monde. A peine la voiture arrêtée, elle sautait
+et passait en courant devant le concierge toujours debout sur le seuil
+de sa loge. En voilà un qui devait tout savoir, tout,--son adresse,--son
+nom,--la profession de son mari,--tout,--car ces concierges sont les
+plus subtils des policiers! Depuis deux ans elle voulait l'acheter,
+lui donner, lui jeter, un jour ou l'autre, un billet de cent francs
+en passant devant lui. Pas une fois elle n'avait osé faire ce petit
+mouvement de lui lancer aux pieds ce bout de papier roulé! Elle
+avait peur.--De quoi?--Elle ne savait pas!--D'être rappelée, s'il ne
+comprenait point? D'un scandale? D'un rassemblement dans l'escalier?
+D'une arrestation peut-être? Pour arriver à la porte du vicomte, il n'y
+avait guère qu'un demi-étage à monter, et il lui paraissait haut comme
+la tour Saint-Jacques! A peine engagée dans le vestibule, elle se
+sentait prise dans une trappe, et le moindre bruit devant ou derrière
+elle, lui donnait une suffocation. Impossible de reculer, avec ce
+concierge et la rue qui lui fermait la retraite; et si quelqu'un
+descendait juste à ce moment, elle n'osait pas sonner chez Martelet et
+passait devant la porte comme si elle allait ailleurs! Elle montait,
+montait, montait! Elle aurait monté quarante étages! Puis, quand
+tout semblait redevenu tranquille dans la cage de l'escalier, elle
+redescendait en courant avec l'angoisse dans l'âme de ne pas reconnaître
+l'entresol!
+
+Il était là, attendant dans un costume galant en velours doublé de soie,
+très coquet, mais un peu ridicule, et depuis deux ans, il n'avait rien
+changé à sa manière de l'accueillir, mais rien, pas un geste!
+
+Dès qu'il avait refermé la porte, il lui disait: «Laissez-moi baiser vos
+mains, ma chère, chère amie!» Puis il la suivait dans la chambre, où
+volets clos et lumières allumées, hiver comme été, par chic sans doute,
+il s'agenouillait devant elle en la regardant de bas en haut avec un air
+d'adoration. Le premier jour ça avait été très gentil, très réussi, ce
+mouvement-là! Maintenant elle croyait voir M. Delaunay jouant pour la
+cent vingtième fois le cinquième acte d'une pièce à succès. Il fallait
+changer ses effets.
+
+Et puis après, oh! mon Dieu! après! c'était le plus dur! Non, il ne
+changeait pas ses effets, le pauvre garçon! Quel bon garçon, mais
+banal!...
+
+Dieu, que c'était difficile de se déshabiller sans femme de chambre!
+Pour une fois, passe encore, mais toutes les semaines cela devenait
+odieux! Non, vrai, un homme ne devrait pas exiger d'une femme une
+pareille corvée! Mais s'il était difficile de se déshabiller, se
+rhabiller devenait presque impossible et énervant à crier, exaspérant
+à gifler le monsieur qui disait, tournant autour d'elle d'un air
+gauche:--Voulez-vous que je vous aide.--L'aider! Ah oui! à quoi? De quoi
+était-il capable? Il suffisait de lui voir une épingle entre les doigts
+pour le savoir.
+
+C'est à ce moment-là peut-être qu'elle avait commencé à le prendre en
+grippe. Quand il disait: «Voulez-vous que je vous aide!» elle l'aurait
+tué. Et puis était-il possible qu'une femme ne finît point par détester
+un homme qui, depuis deux ans, l'avait forcée plus de cent vingt fois à
+se rhabiller sans femme de chambre?
+
+Certes il n'y avait pas beaucoup d'hommes aussi maladroits que lui,
+aussi peu dégourdis, aussi monotones. Ce n'était pas le beau baron de
+Grimbal qui aurait demandé de cet air niais: «Voulez-vous que je vous
+aide?» Il aurait aidé, lui, si vif, si drôle, si spirituel. Voilà!
+C'était un diplomate; il avait couru le monde, rôdé partout, déshabillé
+et rhabillé sans doute des femmes vêtues suivant toutes les modes de la
+terre, celui-là!...
+
+L'horloge de l'église sonna les trois quarts. Elle se dressa, regarda le
+cadran, se mit à rire en murmurant «Oh! doit-il être agité!» puis elle
+partit d'une marche plus vive, et sortit du square.
+
+Elle n'avait point fait dix pas sur la place quand elle se trouva nez à
+nez avec un monsieur qui la salua profondément.
+
+--Tiens, vous, baron?--dit-elle, surprise. Elle venait justement de
+penser à lui.
+
+--Oui, madame.
+
+Et il s'informa de sa santé, puis, après quelques vagues propos, il
+reprit:
+
+--Vous savez que vous êtes la seule--vous permettez que je dise de
+mes amies, n'est-ce pas?--qui ne soit point encore venue visiter mes
+collections japonaises.
+
+--Mais, mon cher baron, une femme ne peut aller ainsi chez un garçon!
+
+--Comment! comment! en voilà une erreur quand il s'agit de visiter une
+collection rare!
+
+--En tout cas, elle ne peut y aller seule.
+
+--Et pourquoi pas? mais j'en ai reçu des multitudes de femmes seules,
+rien que pour ma galerie! J'en reçois tous les jours. Voulez-vous que
+je vous les nomme--non--je ne le ferai point. Il faut être discret
+même pour ce qui n'est pas coupable. En principe, il n'est inconvenant
+d'entrer chez un homme sérieux, connu, dans une certaine situation, que
+lorsqu'on y va pour une cause inavouable!
+
+--Au fond, c'est assez juste ce que vous dites-là.
+
+--Alors vous venez voir ma collection.
+
+--Quand?
+
+--Mais tout de suite.
+
+--Impossible, je suis pressée.
+
+--Allons donc. Voilà une demi-heure que vous êtes assise dans le square.
+
+--Vous m'espionniez?
+
+--Je vous regardais.
+
+--Vrai, je suis pressée.
+
+--Je suis sûr que non. Avouez que vous n'êtes pas pressée.
+
+Mme Haggan se mit à rire, et avoua:
+
+--Non ... non ... pas ... très....
+
+Un fiacre passait à les toucher. Le petit baron cria: «Cocher!» et la
+voiture s'arrêta. Puis, ouvrant la portière:
+
+--Montez, madame.
+
+--Mais, baron, non, c'est impossible, je ne peux pas aujourd'hui.
+
+--Madame, ce que vous faites est imprudent, montez! On commence à nous
+regarder, vous allez former un attroupement; on va croire que je vous
+enlève et nous arrêter tous les deux, montez, je vous en prie!
+
+Elle monta, effarée, abasourdie. Alors il s'assit auprès d'elle en
+disant au cocher: «rue de Provence».
+
+Mais soudain elle s'écria:
+
+--Oh! mon Dieu, j'oubliais une dépêche très pressée, voulez-vous me
+conduire, d'abord, au premier bureau télégraphique?
+
+Le fiacre s'arrêta un peu plus loin, rue de Châteaudun, et elle dit au
+baron:
+
+--Pouvez-vous me prendre une carte de cinquante centimes? J'ai promis
+à mon mari d'inviter Martelet à dîner pour demain, et j'ai oublié
+complètement.
+
+Quand le baron fut revenu, sa carte bleue à la main, elle écrivit au
+crayon:
+
+
+«Mon cher ami, je suis très souffrante; j'ai une névralgie atroce qui me
+tient au lit. Impossible sortir. Venez dîner demain soir pour que je me
+fasse pardonner.
+
+«JEANNE.»
+
+
+Elle mouilla la colle, ferma soigneusement, mit l'adresse: «Vicomte de
+Martelet, 240, rue Miromesnil», puis, rendant la carte au baron:
+
+--Maintenant, voulez-vous avoir la complaisance de jeter ceci dans la
+boîte aux télégrammes.
+
+
+
+
+BOMBARD
+
+
+
+
+Bombard
+
+
+Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie! Il était né avec une
+incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré pour
+ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout
+mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses
+forces. Aussitôt qu'il entendait parler d'une affaire sérieuse il
+devenait distrait, son esprit étant incapable d'une tension ou même
+d'une attention.
+
+Fils d'un marchand de nouveautés de Caen, il se l'était coulé douce,
+comme on disait dans sa famille, jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans.
+
+Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la
+fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d'argent.
+
+Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le
+teint fleuri, l'oeil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il
+s'habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait,
+criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec
+une assurance de commis-voyageur. Il considérait que la vie était faite
+uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu'il fallait mettre
+un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence
+hébétée, étant même incapable de tristesse.
+
+Ses besoins d'argent le harcelant, il avait coutume de répéter une
+phrase devenue célèbre dans son entourage:
+
+--Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau.
+
+Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait
+ça «faire sa saison».
+
+Il s'installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du
+jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches
+qui longent la grande plage de sable.
+
+Il allait d'un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos,
+toujours vêtu d'amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes,
+le chapeau sur l'oreille et un cigare d'un sou au coin de la bouche.
+
+Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard
+prêt à se _flanquer une tripotée_, et cherchant ... cherchant ... car il
+cherchait.
+
+Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il
+s'était dit:
+
+--Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par
+trouver mon affaire. Et il cherchait avec un flair de chien de
+chasse, un flair de Normand, sûr qu'il la reconnaîtrait, rien qu'en
+l'apercevant, celle qui le ferait riche.
+
+Ce fut un lundi matin qu'il murmura:
+
+--Tiens--tiens--tiens.
+
+Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaunes et bleus du mois de
+juillet où on dirait qu'il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte
+de monde, de toilettes, de couleurs, avait l'air d'un jardin de femmes;
+et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l'eau
+bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand
+soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois,
+les unes tout près, d'autres plus loin, d'autres très loin, sans remuer,
+comme accablées par une paresse de jour d'été, trop nonchalantes pour
+gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on
+apercevait vaguement, dans la brume, la côte du Havre portant à son
+sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.
+
+Il s'était dit:
+
+--Tiens, tiens, tiens! en la rencontrant pour la troisième fois et en
+sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et
+hardie, qui s'offre.
+
+Déjà il l'avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi
+en quête de quelqu'un. C'était une Anglaise assez grande, un peu maigre,
+l'Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une
+espèce d'homme. Pas mal d'ailleurs, marchant sec, d'un pas court, vêtue
+simplement, sobrement, mais coiffée d'une façon drôle, comme elles
+se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes
+saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.
+
+Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s'il la
+rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup
+d'oeil enflammé, un coup d'oeil qui disait:
+
+--Me voilà.
+
+Mais comment lui parler?
+
+Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver
+en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.
+
+Il s'élança, la ramassa, et, la présentant:
+
+--Permettez, madame ...
+
+Elle répondit:
+
+--Aôh, vos êtes fort gracious.
+
+Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi.
+
+Alors, s'enhardissant, il prononça:
+
+--En voilà un beau temps.
+
+Elle murmura:
+
+--Aôh, délicious!
+
+Et ils restèrent encore en face l'un de l'autre, embarrassés, et ne
+songeant d'ailleurs à s'en aller ni l'un ni l'autre. Ce fut elle qui eut
+l'audace de demander.
+
+--Vos été pour longtemps dans cette pays.
+
+Il répondit en souriant:
+
+--Oh! oui, tant que je voudrai!
+
+Puis, brusquement, il proposa:
+
+--Voulez-vous venir jusqu'à la jetée? c'est si joli par ces jours-là!
+
+Elle dit simplement:
+
+--Je volé bien.
+
+Et ils s'en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite,
+lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue.
+
+Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un
+matin, une grande lettre blanche qui disait:
+
+_Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l'honneur de vous faire part du
+mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate
+Robertson._
+
+Et, sur l'autre page:
+
+_Madame veuve Kate Robertson a l'honneur de vous faire part de son
+mariage avec Monsieur Simon Bombard._
+
+Ils s'installèrent à Paris.
+
+La fortune de la mariée s'élevait à quinze mille francs de rentes bien
+claires. Simon voulait quatre cents francs par mois pour sa cassette
+personnelle. Il dut prouver que sa tendresse méritait ce sacrifice; il
+le prouva avec facilité et obtint ce qu'il demandait.
+
+Dans les premiers temps tout alla bien. Mme Bombard jeune n'était plus
+jeune, assurément, et sa fraîcheur avait subi des atteintes; mais elle
+avait une manière d'exiger les choses qui faisait qu'on ne pouvait les
+lui refuser.
+
+Elle disait avec son accent anglais volontaire et grave: «Oh! Simon, nô
+allons nô coucher», qui faisait aller Simon vers le lit comme un chien
+à qui on ordonne «à la niche». Et elle savait vouloir en tout, de jour
+comme de nuit, d'une façon qui forçait les résistances.
+
+Elle ne se fâchait pas; elle ne faisait point de scènes; elle ne criait
+jamais; elle n'avait jamais l'air irrité ou blessé, ou même froissé.
+Elle savait parler, voilà tout, et elle parlait à propos, d'un ton qui
+n'admettait point de réplique.
+
+Plus d'une fois Simon faillit hésiter; mais devant les désirs impérieux
+et brefs de cette singulière femme, il finissait toujours par céder.
+
+Cependant comme il trouvait monotones et maigres les baisers conjugaux,
+et comme il avait en poche de quoi s'en offrir de plus gros, il s'en
+paya bientôt à satiété, mais avec mille précautions.
+
+Mme Bombard s'en aperçut, sans qu'il devinât à quoi; et elle lui annonça
+un soir qu'elle avait loué une maison à Nantes où ils habiteraient dans
+l'avenir.
+
+L'existence devint plus dure. Il essaya des distractions diverses qui
+n'arrivaient point à compenser le besoin de conquêtes féminines qu'il
+avait au coeur.
+
+Il pêcha à la ligne, sut distinguer les fonds qu'aime le goujon, ceux
+que préfère la carpe ou le gardon, les rives favorites de la brème et
+les diverses amorces qui tentent les divers poissons.
+
+Mais en regardant son flotteur trembloter au fil de l'eau, d'autres
+visions hantaient son esprit.
+
+Il devint l'ami du chef de bureau de la sous-préfecture et du capitaine
+de gendarmerie; et ils jouèrent au whist, le soir, au café du Commerce,
+mais son oeil triste déshabillait la reine de trèfle ou la dame de
+carreau, tandis que le problème des jambes absentes dans ces figures à
+deux têtes embrouillait tout à fait les images écloses en sa pensée.
+
+Alors il conçut un plan, un vrai plan de Normand rusé. Il fit prendre
+à sa femme une bonne qui lui convenait; non point une belle fille,
+une coquette, une parée, mais une gaillarde, rouge et râblée, qui
+n'éveillerait point de soupçons et qu'il avait préparée avec soins à ses
+projets.
+
+Elle leur fut donnée en confiance par le directeur de l'octroi, un ami
+complice et complaisant qui la garantissait sous tous les rapports. Et
+Mme Bombard accepta avec confiance le trésor qu'on lui présentait.
+
+Simon fut heureux, heureux avec précaution, avec crainte, et avec des
+difficultés incroyables.
+
+Il ne dérobait à la surveillance inquiète de sa femme que de très courts
+instants, par-ci par-là, sans tranquillité.
+
+Il cherchait un truc, un stratagème, et il finit par en trouver un qui
+réussit parfaitement.
+
+Mme Bombard qui n'avait rien à faire se couchait tôt, tandis que Bombard
+qui jouait au whist, au café du Commerce, rentrait chaque jour à neuf
+heures et demie précises. Il imagina de faire attendre Victorine dans le
+couloir de sa maison, sur les marches du vestibule, dans l'obscurité.
+
+Il avait cinq minutes au plus, car il redoutait toujours une surprise;
+mais enfin cinq minutes de temps en temps suffisaient à son ardeur, et
+il glissait un louis, car il était large en ses plaisirs, dans la main
+de la servante, qui remontait bien vite à son grenier.
+
+Et il riait, il triomphait tout seul, il répétait tout haut, comme le
+barbier du roi Midas, dans les roseaux du fleuve, en pêchant l'ablette:
+
+--Fichue dedans, la patronne.
+
+Et le bonheur de ficher dedans Mme Bombard équivalait, certes, pour lui,
+à tout ce qu'avait d'imparfait et d'incomplet sa conquête à gages.
+
+ * * * * *
+
+Or, un soir, il trouva comme d'habitude Victorine l'attendant sur les
+marches, mais elle lui parut plus vive, plus animée que d'habitude, et
+il demeura peut-être dix minutes au rendez-vous du corridor.
+
+Quand il entra dans la chambre conjugale, Mme Bombard n'y était pas. Il
+sentit un grand frisson froid qui lui courait dans le dos et il tomba
+sur une chaise, torturé d'angoisse.
+
+Elle apparut, un bougeoir à la main.
+
+Il demanda, tremblant:
+
+--Tu étais sortie?
+
+Elle répondit tranquillement:
+
+--Je été dans la cuisine boire un verre d'eau.
+
+Il s'efforça de calmer les soupçons qu'elle pouvait avoir; mais elle
+semblait tranquille, heureuse, confiante; et il se rassura.
+
+Quand ils pénétrèrent, le lendemain, dans la salle à manger pour
+déjeuner, Victorine mit sur la table les côtelettes.
+
+Comme elle se relevait, Mme Bombard lui tendit un louis qu'elle tenait
+délicatement entre deux doigts, et lui dit, avec son accent calme et
+sérieux:
+
+--Tené, ma fille, voilà vingt francs dont j'avé privé vô, hier au soir.
+Je vô les rendé.
+
+Et la fille interdite prit la pièce d'or qu'elle regardait d'un air
+stupide, tandis que Bombard, effaré, ouvrait sur sa femme des yeux
+énormes.
+
+
+
+
+LE PAIN MAUDIT
+
+
+
+
+Le Pain maudit
+
+I
+
+
+Le père Taille avait trois filles. Anna, l'aînée, dont on ne parlait
+guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant de dix-huit
+ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre son
+quinzième printemps.
+
+Le père Taille, veuf aujourd'hui, était maître mécanicien dans la
+fabrique de boutons de M. Lebrument. C'était un brave homme, très
+considéré, très droit, très sobre, une sorte d'ouvrier modèle. Il
+habitait rue d'Angoulême, au Havre.
+
+Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux
+était entré dans une colère épouvantable; il avait menacé de tuer
+le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d'un grand magasin de
+nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers côtés que la
+petite se rangeait, qu'elle mettait de l'argent sur l'État, qu'elle ne
+courait pas, liée maintenant avec un homme d'âge, un juge au tribunal de
+commerce, M. Dubois; et le père s'était calmé.
+
+Il s'inquiétait même de ce qu'elle faisait; demandait des renseignements
+sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir; et
+quand on lui affirmait qu'elle était dans ses meubles et qu'elle avait
+un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur
+les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire
+content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait,
+lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs! La fillette n'était
+pas bête, après tout!
+
+Or, voilà qu'un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au
+bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le coeur
+du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés; il
+avait décidément de la chance dans ses filles.
+
+La noce fut décidée; et on résolut qu'on la ferait d'importance. Elle
+aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela
+coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n'était pas
+coutume.
+
+Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au
+moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s'ouvrit
+brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des
+bagues, et un chapeau à plume. Elle était gentille comme un coeur avec
+tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n'eut pas le temps de dire
+«ouf», puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux soeurs,
+puis elle s'assit en s'essuyant les yeux et demanda une assiette pour
+manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri
+jusqu'aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises: «C'est
+bien, ça, petite, c'est bien, c'est bien.» Alors, elle dit tout de
+suite son affaire.--Elle ne voulait pas qu'on fît la noce de Rose à
+Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah! mais non. On la ferait
+chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses
+dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé; elle se chargeait
+de tout, voilà!
+
+Le vieux répéta: «Ça, c'est bien, petite, c'est bien». Mais un scrupule
+lui vint. Les Touchard consentiraient-ils? Rose, la fiancée, surprise,
+demanda: «Pourquoi qu'ils ne voudraient pas, donc? Laisse faire, je m'en
+charge, je vais en parler à Philippe, moi».
+
+Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour même; et Philippe
+déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mère Touchard
+furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait rien. Et ils
+disaient: «Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieur Dubois roule sur
+l'or».
+
+Alors ils demandèrent la permission d'inviter une amie, Mlle Florence,
+la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout.
+
+Le mariage était fixé au dernier mardi du mois.
+
+
+II
+
+
+Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, la noce se
+dirigea vers la maison d'Anna. Les Taille avaient amené, de leur côté,
+un cousin d'âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions philosophiques,
+cérémonieux et compassé, dont on attendait l'héritage, et une vieille
+tante, Mme Lamondois.
+
+M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. On les
+avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus importantes et
+les plus distinguées de la société.
+
+Dès qu'on arriva devant la porte d'Anna, elle quitta immédiatement son
+cavalier et courut en avant en déclarant: «Je vais vous montrer le
+chemin.»
+
+Elle monta, en courant, l'escalier, tandis que la procession des invités
+suivait plus lentement.
+
+Dès que la jeune fille eut ouvert son logis elle se rangea pour laisser
+passer le monde qui défilait devant elle en roulant de grands yeux et en
+tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe mystérieux.
+
+La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant été jugée
+trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et les
+carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait
+d'une fenêtre.
+
+Les dames pénétrèrent dans la chambre à coucher pour se débarrasser de
+leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, debout sur
+la porte, clignait de l'oeil vers le lit bas et large, et faisait aux
+hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père Taille, très
+digne, regardait avec un orgueil intime l'ameublement somptueux de son
+enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours à la main son
+chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant à la façon d'un
+sacristain dans une église.
+
+Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le repas.
+
+Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée,
+en criant: «Venez tous par ici une minute.» Les douze invités se
+précipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne sur un
+guéridon.
+
+Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient déjà dans
+les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans
+doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, même
+vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles devaient par
+métier, par obligation professionnelle, un peu d'elles à tous les mâles.
+
+Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parents occupaient un
+bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mère présidait
+à droite, la jeune mariée présidait à gauche. Anna s'occupait de tous et
+de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins et les
+assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une certaine
+intimidation devant la richesse du logis et la solennité du service
+paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne
+rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans
+une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, qui
+aimait rire, tâchait d'animer la situation; et, comme on arrivait au
+dessert, elle cria: «Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose.»
+Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix du
+Havre.
+
+Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur,
+par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de
+circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec
+le sérieux du dîner.
+
+Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour écouter. Tous
+les visages devinrent attentifs et vaguement souriants.
+
+Le chanteur annonça «Le pain maudit», et arrondissant le bras droit, ce
+qui fit remonter son habit dans son cou, il commença:
+
+ Il est un pain béni qu'à la terre économe
+ Il nous faut arracher d'un bras victorieux.
+ C'est le pain du travail, celui que l'honnête homme,
+ Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux.
+ Mais il en est un autre, à mine tentatrice,
+ Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_
+ Enfants, n'y touchez pas, car c'est le pain du vice!
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là! _(bis.)_
+
+Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara: «Ça,
+c'est tapé.» La cuisinière invitée tourna dans sa main un croûton
+qu'elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura: «Très
+bien!» Et la tante Lamondois s'essuyait déjà les yeux avec sa serviette.
+
+Le marié annonça: «Deuxième couplet» et le lança avec une énergie
+croissante:
+
+ Respect au malheureux qui, tout brisé par l'âge,
+ Nous implore en passant sur le bord du chemin,
+ Mais flétrissons celui qui, désertant l'ouvrage,
+ Alerte et bien portant, ose tendre la main.
+ Mendier sans besoin, c'est voler la vieillesse.
+ C'est voler l'ouvrier que le travail courba _(bis.)_
+ Honte à celui qui vit du pain de la paresse,
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là _(bis.)_
+
+Tous, même les deux servants restés debout contre les murs, hurlèrent
+en choeur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient
+détonner les voix grasses des hommes.
+
+La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille se mouchait
+avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé brandissait
+un pain tout entier jusqu'au milieu de la table. La cuisinière amie
+laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu'elle tourmentait
+toujours.
+
+M. Sauvetanin prononça au milieu de l'émotion générale: «Voilà des
+choses saines, bien différentes des gaudrioles.»
+
+Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa soeur et lui montrait
+d'un signe amical son mari, comme pour la féliciter.
+
+Le jeune homme, grisé par le succès, reprit:
+
+ Dans ton simple réduit, ouvrière gentille,
+ Tu sembles écouter la voix du tentateur!
+ Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l'aiguille.
+ Tes parents n'ont que toi, toi seule es leur bonheur.
+ Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes
+ Lorsque, te maudissant, ton père expirera? _(bis)_
+ Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes.
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là, _(bis.)_
+
+Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le refrain. Anna,
+toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, interdit, regardait autour
+de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière avait
+soudain lâché son croûton comme s'il était devenu empoisonné.
+
+M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation: «Le dernier
+couplet est de trop.» Le père Taille, rouge jusqu'aux oreilles, roulait
+des regards féroces autour de lui.
+
+Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valets d'une
+voix mouillée, d'une voix de femme qui pleure: «Apportez le champagne.»
+
+Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrent radieux.
+Et comme le père Touchard, qui n'avait rien vu, rien senti, rien
+compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le
+montrant aux convives:
+
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là,
+
+toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteilles coiffées
+d'argent, reprit avec un bruit de tonnerre:
+
+ Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là.
+
+
+
+
+LES SABOTS
+
+
+
+
+Les Sabots
+
+
+Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus
+des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des
+paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe
+étaient posés à terre à côté d'elles; et la lourde chaleur d'un jour
+de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de
+troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et
+aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois
+un souffle d'air chargé d'aromes des champs s'engouffrait sous le
+portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures,
+il allait faire vaciller sur l'autel les petites flammes jaunes au bout
+des cierges «... Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait
+le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque
+semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de
+la commune. C'était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait
+la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour
+communiquer familièrement avec tout son monde.
+
+Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu'est bien
+malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches.»
+
+Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un
+bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que
+les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière,
+ou bien je préviendrai le garde-champêtre.--M. Césaire Omont voudrait
+bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit
+encore quelques secondes, puis ajouta: «C'est tout, mes frères, c'est
+la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du
+Saint-Esprit.»
+
+Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.
+
+ * * * * *
+
+Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du
+hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux
+petit paysan sec et ridé, s'assit devant la table, pendant que sa femme
+décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet
+les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s'rait p't'être bon, c'te
+place chez maîtr' Omont, vu que le v'là veuf, que sa bru l'aime pas,
+qu'il est seul et qu'il a d'quoi. J'ferions p't'être ben d'y envoyer
+Adélaïde.»
+
+La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle,
+et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d'une
+odeur de choux, elle réfléchit.
+
+L'homme reprit: «Il a d'quoi, pour sûr. Mais qu'il faudrait être
+dégourdi et qu'Adélaïde l'est pas un brin.»
+
+La femme alors articula: «J'pourrions voir tout d'même.» Puis, se
+tournant vers sa fille, une gaillarde à l'air niais, aux cheveux
+jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria:
+«T'entends, grande bête. T'iras chez maît' Omont t'proposer comme
+servante, et tu f'ras tout c'qu'il te commandera.»
+
+La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois
+commencèrent à manger.
+
+Au bout de dix minutes, le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et
+tâche d'n' point te mettre en défaut sur ce que j'vas te dire....»
+
+Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de
+conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête
+d'un vieux veuf mal avec sa famille.
+
+La mère avait cessé de manger pour écouter et elle demeurait, la
+fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à
+tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.
+
+Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.
+
+Dès que le repas fut terminé la mère lui fit mettre son bonnet, et elles
+partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il
+habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments
+d'exploitation qu'occupaient ses fermiers. Car il s'était retiré du
+faire-valoir, pour vivre de ses rentes.
+
+Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, Jovial et bourru
+comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait
+du cidre et de l'eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour
+chaud, malgré son âge.
+
+Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos,
+enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée
+du blé ou la floraison des colzas d'un oeil d'amateur à son aise, qui
+aime ça, mais qui ne se la foule plus.
+
+On disait de lui: «C'est un père Bontemps, qui n'est pas bien levé tous
+les jours.»
+
+Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se
+renversant, il demanda:
+
+--Qu'est-ce que vous désirez?
+
+La mère prit la parole:
+
+--C'est no't fille Adélaïde que j'viens vous proposer pour servante, vu
+c'qu'a dit çu matin monsieur le curé.
+
+Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement:
+
+--Quel âge qu'elle a, c'te grande bique-là?
+
+--Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.
+
+--C'est bien; all'aura quinze francs par mois et l'fricot. J'l'attends
+d'main, pour faire ma soupe du matin.
+
+Et il congédia les deux femmes.
+
+Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur,
+sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.
+
+Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine,
+monsieur Omont la héla.
+
+--Adélaïde!
+
+Elle accourut.
+
+--Me v'là, not' maître.
+
+Dès qu'elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l'oeil
+troublé, il déclara:
+
+--Écoute un peu, qu'il n'y ait pas d'erreur entre nous. T'es ma
+servante, mais rien de plus. T'entends. Nous ne mêlerons point nos
+sabots.
+
+--Oui, not' maître.
+
+--Allons, c'est bien, va à ton ouvrage.
+
+Et elle alla reprendre sa besogne.
+
+A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier
+peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M.
+Omont.
+
+--C'est servi, not' maître.
+
+Il entra, s'assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita
+une seconde, puis, d'une voix de tonnerre:
+
+--Adélaïde!
+
+Elle arriva, effarée. Il cria comme s'il allait la massacrer.
+
+--Eh bien, nom de D ... et té, ousqu'est ta place?
+
+--Mais ... not'maître ...
+
+Il hurlait:
+
+«--J'aime pas manger tout seul, nom de D ...; tu vas te mett' là ou bien
+foutre le camp si tu n'veux pas. Va chercher t'n assiette et ton verre.»
+
+Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant:
+
+--Me v'là, not' maître.
+
+Et elle s'assit en face de lui.
+
+Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des
+histoires qu'elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.
+
+De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre,
+des assiettes.
+
+En apportant le café, elle ne déposa qu'une tasse devant lui, alors,
+repris de colère, il grogna:
+
+--Eh bien, et pour té?
+
+--J'n'en prends point, not' maître.
+
+--Pourquoi que tu n'en prends point?
+
+--Parce que je l'aime point.
+
+Alors il éclata de nouveau:
+
+--J'aime pas prend' mon café tout seul, nom de D ... Si tu n'veux pas
+t'mett' à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D ... Va
+chercher une tasse et plus vite que ça.
+
+Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la
+grimace, mais, sous l'oeil furieux du maître, avala jusqu'au bout. Puis
+il fallut boire le premier verre d'eau-de-vie de la rincette, le second
+du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.
+
+Et M. Omont la congédia.
+
+--Va laver ta vaisselle maintenant, t'es une bonne fille.
+
+Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos,
+puis il l'envoya se mettre au lit.
+
+--Va te coucher, je monterai tout à l'heure.
+
+Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière,
+se dévêtit et se glissa dans ses draps. Mais soudain elle bondit,
+effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison:
+
+--Adélaïde?
+
+Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier:
+
+--Me v'là, not' maître.
+
+--Ousque t'es?
+
+--Mais j'suis dans mon lit, donc, not' maître.
+
+Alors il vociféra:
+
+--Veux-tu bien descendre, nom de D ... J'aime pas coucher tout seul, nom
+de D ..., et si tu n'veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D ...
+
+Alors, elle répondit d'en haut, éperdue, cherchant sa chandelle:
+
+--Me v'là, not' maître!
+
+Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de
+l'escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit
+par le bras, et dès qu'elle eut laissé devant la porte ses étroites
+chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa
+dans sa chambre en grognant:
+
+--Plus vite que ça, donc, nom de D ...!
+
+Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu'elle disait:
+
+--Me v'là, me v'là, not' maître.
+
+ * * * * *
+
+Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son
+père l'examina curieusement, puis demanda:
+
+--T'es-ti point grosse?
+
+Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant:
+
+--Mais non, je n'crois point.
+
+Alors, il l'interrogea, voulant tout savoir:
+
+--Dis-mé si vous n'avez point, quéque soir, mêlé vos sabots?
+
+--Oui, je les ons mêlés l'premier soir et puis l's autres.
+
+--Mais t'es pleine, grande futaille.
+
+Elle se mit à sangloter, balbutiant:
+
+--J'savais ti, mé? J'savais ti, mé?
+
+Le père Malandain la guettait, l'oeil éveillé, la mine satisfaite. Il
+demanda:
+
+--Quéque tu ne savais point?
+
+Elle prononça, à travers ses pleurs:
+
+--J'savais ti, mé, que ça se faisait comme ça d's'éfants!
+
+Sa mère rentrait. L'homme articula, sans colère:
+
+--La v'là grosse, à c't'heure.
+
+Mais la femme se fâcha, révoltée d'instinct, injuriant à pleine gueule
+sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée».
+
+Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour
+causer de leurs affaires avec maît' Césaire Omont, il déclara:
+
+--All' est tout d'même encore pu sotte que j'aurais cru. All' n'savait
+point c'qu'all' faisait, c'te niente.
+
+Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M.
+Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.
+
+
+
+
+LA BUCHE
+
+
+
+
+La Bûche
+
+
+Le salon était petit, tout enveloppé de teintures épaisses, et
+discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feu flambait;
+tandis qu'une seule lampe posée sur le coin de la cheminée versait une
+lumière molle, ombrée par un abat-jour d'ancienne dentelle, sur les deux
+personnes qui causaient.
+
+Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs, mais une
+de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin
+papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, pénétrée jusqu'à la chair
+vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps,
+l'épiderme: une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l'odeur
+légère qui vous saute à l'odorat lorsqu'on ouvre une boîte de poudre
+d'iris florentine.
+
+Lui était un ami d'autrefois, resté garçon, un ami de toutes les
+semaines, un compagnon de voyage dans l'existence. Rien de plus
+d'ailleurs.
+
+Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tous deux
+regardaient le feu, rêvant à n'importe quoi, en l'un de ces silences
+amis des gens qui n'ont point besoin de parler toujours pour se plaire
+l'un près de l'autre.
+
+Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racines enflammées,
+croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le salon,
+roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour d'elle.
+
+La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis
+que lui, à coup de botte, rejetait dans la cheminée l'énorme charbon
+et ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes répandues
+autour.
+
+Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi se répandit; et
+l'homme se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant: «Et
+voilà, dit-il en montrant la bûche replacée dans l'âtre, voilà pourquoi
+je ne me suis jamais marié.»
+
+Elle le considéra, tout étonnée, avec cet oeil curieux des femmes qui
+veulent savoir, cet oeil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, où
+la curiosité est réfléchie, compliquée, souvent malicieuse; et elle
+demanda: «Comment ça?»
+
+Il reprit: «Oh! c'est toute une histoire, une assez triste et vilaine
+histoire.
+
+Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenu tout à
+coup entre un de mes meilleurs amis qui s'appelait, de son petit nom,
+Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux
+inséparables comme nous étions, avaient pu tout à coup devenir presque
+étrangers l'un à l'autre. Or, voici le secret de notre éloignement.
+
+Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions
+jamais; et l'amitié qui nous liait semblait si forte que rien n'aurait
+pu la briser.
+
+Un soir, en rentrant, il m'annonça son mariage.
+
+Je reçus un coup dans la poitrine, comme s'il m'avait volé ou trahi.
+Quand un ami se marie, c'est fini, bien fini. L'affection jalouse d'une
+femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne tolère
+point l'attachement vigoureux et franc, cet attachement d'esprit, de
+coeur et de confiance qui existe entre deux hommes.
+
+Voyez-vous, madame, quel que soit l'amour qui les soude l'un à l'autre,
+l'homme et la femme sont toujours étrangers d'âme, d'intelligence; ils
+restent deux belligérants; ils sont d'une race différente; il faut qu'il
+y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un esclave; tantôt
+l'un, tantôt l'autre; ils ne sont jamais deux égaux. Ils s'étreignent
+les mains, leurs mains frissonnantes d'ardeur; ils ne se les serrent
+jamais d'une large et forte pression loyale, de cette pression qui
+semble ouvrir les coeurs, les mettre à nu, dans un élan de sincère
+et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de
+procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les
+abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec
+lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu'entre deux
+hommes.
+
+Enfin mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, charmante,
+une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait l'adorer.
+
+D'abord, j'allais peu dans la maison, craignant de gêner leur tendresse,
+me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m'attirer,
+m'appeler sans cesse, et m'aimer.
+
+Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cette vie commune;
+et je dînais souvent chez eux; et souvent, rentré chez moi la nuit, je
+songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant bien triste à
+présent ma maison vide.
+
+Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien
+m'écrivit de venir dîner. J'y allai. «Mon bon, dit-il, il va falloir que
+je m'absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de
+retour avant onze heures; mais à onze heures précises, je rentrerai.
+J'ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe.»
+
+La jeune femme sourit: «C'est moi, d'ailleurs, qui ai eu l'idée de vous
+envoyer chercher», reprit-elle.
+
+Je lui serrai la main: «Vous êtes gentille comme tout.» Et je sentis sur
+mes doigts une amicale et longue pression. Je n'y pris pas garde. On se
+mit à table; et, dès huit heures, Julien nous quittait.
+
+Aussitôt qu'il fut parti, une sorte de gêne singulière naquit
+brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore jamais
+trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaque jour, le
+tête-à-tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Je parlai d'abord
+de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les
+silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face de moi,
+de l'autre côté de la cheminée, la tête baissée, le regard indécis, un
+pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile méditation.
+Quand je fus à sec d'idées banales, je me tus. C'est étonnant comme il
+est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je
+sentais du nouveau dans l'air, je sentais de l'invisible, un je ne
+sais quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vous
+prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d'une autre
+personne à votre égard.
+
+Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit: «Mettez
+donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu'il va s'éteindre.»
+J'ouvris le coffre à bois, placé juste comme le vôtre, et je pris une
+bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en pyramide sur les autres
+morceaux aux trois quarts consumés.
+
+Et le silence recommença.
+
+Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façon qu'elle
+nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux,
+des yeux qui me parurent étranges. «Il fait trop chaud, maintenant,
+dit-elle; allons donc là-bas, sur le canapé.» Et nous voilà partis sur
+le canapé. Puis tout à coup, me regardant bien en face: «Qu'est-ce que
+vous feriez si une femme vous disait qu'elle vous aime?»
+
+Je répondis, fort interloqué: «Ma foi, le cas n'est pas prévu, et puis,
+ça dépendrait de la femme.»
+
+Alors, elle se mit à rire, d'un rire sec, nerveux, frémissant, un de ces
+rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta:
+
+«Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins.»
+
+Elle se tut, puis reprit:
+
+«Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul?»
+
+Je l'avouai, oui, j'avais été amoureux.
+
+«Racontez-moi ça,» dit-elle.
+
+Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m'écoutait attentivement,
+avec des marques fréquentes d'improbation et de mépris; et soudain:
+«Non, vous n'y entendez rien. Pour que l'amour fût bon, il faudrait, il
+me semble, qu'il bouleversât le coeur, tordît les nerfs et ravageât la
+tête; il faudrait qu'il fût--comment dirai-je?--dangereux, terrible
+même, presque criminel, presque sacrilège, qu'il fût une sorte de
+trahison; je veux dire qu'il a besoin de rompre des obstacles sacrés,
+des lois, des liens fraternels; quand l'amour est tranquille, facile,
+sans périls, légal, est-ce bien de l'amour?»
+
+Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cette
+exclamation philosophique: O cervelle féminine, te voilà bien!
+
+Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, sainte-nitouche;
+et, appuyée sur les coussins, elle s'était allongée, couchée, la tête
+contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir un bas de soie
+rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants.
+
+Au bout d'une minute: «Je vous fais peur», dit-elle. Je protestai. Elle
+s'appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder: «Si je
+vous disais, moi, que je vous aime, que feriez-vous?» Et avant que
+j'eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient
+attiré brusquement ma tête, et ses lèvres joignaient les miennes. Ah!
+ma chère amie, je vous réponds que je ne m'amusais pas! Quoi! tromper
+Julien? devenir l'amant de cette petite folle perverse et rusée,
+effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari déjà ne suffisait
+plus! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l'amour pour le seul
+attrait du fruit défendu, du danger bravé, de l'amitié trahie! Non, cela
+ne m'allait guère. Mais que faire? Imiter Joseph! rôle fort sot et, de
+plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, cette
+fille, et enflammée d'audace, et palpitante et acharnée. Oh! que celui
+qui n'a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d'une femme prête à
+se donner, me jette la première pierre ...
+
+... Enfin, une minute de plus ... vous comprenez, n'est-ce pas? Une
+minute de plus et ... j'étais ... non, elle était ... pardon, c'est lui
+qui l'était!... ou plutôt qui l'aurait été, quand voilà qu'un bruit
+terrible nous fit bondir.
+
+La bûche, oui, la bûche, madame, s'élançait dans le salon, renversant la
+pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant
+le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu'elle allait infailliblement
+flamber.
+
+Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la
+cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s'ouvrit! Julien, tout
+joyeux, rentrait. Il s'écria: «Je suis libre, l'affaire est finie deux
+heures plus tôt!»
+
+Oui, mon amie, sans la bûche, j'étais pincé en flagrant délit. Et vous
+apercevez d'ici les conséquences!
+
+Or, je fis en sorte de n'être plus repris dans une situation pareille,
+jamais, jamais. Puis je m'aperçus que Julien me battait froid, comme on
+dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié; et peu à peu il m'éloigna
+de chez lui; et nous avons cessé de nous voir. Je ne me suis point
+marié. Cela ne doit plus vous étonner.
+
+
+
+
+MAGNÉTISME
+
+
+
+
+Magnétisme
+
+
+C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à l'heure des interminables
+cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et
+l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes
+après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées.
+
+On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences
+du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables,
+indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges,
+des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, retombant
+brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à
+ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots, à ce mystère du
+magnétisme, le défendant au nom de la science.
+
+Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et
+chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s'était ancrée si
+fortement qu'il n'admettait même point la discussion.
+
+Il répétait en ricanant: «Des blagues! des blagues! des blagues! Nous ne
+discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de
+tours. Quant à M. Charcot qu'on dit être un remarquable savant, il me
+fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe, qui finissent
+par devenir fous à force de réfléchir à d'étranges cas de folie. Il a
+constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables,
+il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant
+toujours comprendre ce qu'il voit, il se souvient trop peut-être
+des explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je voudrais
+l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez.»
+
+Il y eut autour de l'incrédule une sorte de mouvement de pitié, comme
+s'il avait blasphémé dans une assemblée de moines.
+
+Un de ces messieurs s'écria:
+
+--Il y a eu pourtant des miracles autrefois.
+
+Mais l'autre répondit:
+
+--Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus?
+
+Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des
+communications d'âmes à travers de longs espaces, des influences
+secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait les faits
+indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait: «Des blagues! des
+blagues! des blagues!»
+
+A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches: «Eh
+bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous
+les expliquerai. Les voici:
+
+»Dans le petit village d'Étretat les hommes, tous matelots, vont chaque
+année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l'enfant
+d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son «pé était
+mort à la mé». On calma le mioche qui se réveilla de nouveau en hurlant
+que son «pé était neyé». Un mois après on apprenait en effet la mort du
+père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils
+de l'enfant. On cria au miracle, tout le monde s'émut; on rapprocha les
+dates; et il se trouva que l'accident et le rêve avaient coïncidé à peu
+près; d'où l'on conclut qu'ils étaient arrivés la même nuit, à la même
+heure. Et voilà un mystère du magnétisme.»
+
+Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs fort ému demanda:--Et
+vous expliquez ça, vous?
+
+--Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait m'avait surpris
+et même vivement embarrassé; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par
+principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence par
+douter; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute
+communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est
+suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, à force
+d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre
+qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des
+enfants rêvât et annonçât à son réveil que le «pé était mort à la mé».
+La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent
+toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions
+coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au
+miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres
+présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans
+confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les
+auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais si
+l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement
+réveillée, et l'on aurait célébré l'intervention de Dieu selon les uns,
+du magnétisme selon les autres.
+
+Un des fumeurs déclara:
+
+--C'est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre seconde
+histoire?
+
+--Oh! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C'est à
+moi qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre
+appréciation. On n'est jamais équitablement juge et partie. Enfin la
+voici:
+
+«J'avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne
+songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée attentivement,
+jamais remarquée, comme on dit.
+
+«Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fût pas laide;
+enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux
+quelconques, toute une physionomie terne; c'était un de ces êtres sur
+qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter,
+sur qui le désir ne s'abat point.
+
+«Or, un soir, que j'écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me
+mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage d'idées, de
+cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste
+quelques minutes rêvassant, la plume en l'air, une sorte de petit
+souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du coeur, et
+immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logique,
+j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la
+tête, et sans voile, cette jeune femme à qui je n'avais jamais songé
+plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la
+tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n'avais
+point observées, un charme doux, un attrait langoureux; elle éveilla
+chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à la poursuite
+d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je
+m'endormis. Et je rêvai.
+
+«Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est-ce pas, qui
+vous rendent maîtres de l'impossible, qui vous ouvrent des portes
+infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables?
+
+«Qui de nous dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n'a tenu,
+étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire,
+celle dont son esprit était occupé? Et avez-vous remarqué quelles
+surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve! En quelles
+ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous
+secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante, elles
+vous enfoncent au coeur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en
+cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité.
+
+«Tout cela, je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme
+fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait
+aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de
+ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux
+oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme
+ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil
+exquis et décevant.
+
+«Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.
+
+«Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me hantait la tête et les
+sens, à un tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à
+elle.
+
+«A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir.
+Dans son escalier j'étais ému à trembler, mon coeur battait, un désir
+véhément m'envahissait des pieds aux cheveux.
+
+«J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom; et
+soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m'assis.
+
+«Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait point écouter. Je
+ne savais que dire ni que faire; alors brusquement je me jetai sur elle,
+la saisissant à pleins bras; et tout mon rêve s'accomplit si vite, si
+facilement, si follement, que je doutai soudain d'être éveillé ... Elle
+fut pendant deux ans ma maîtresse ...»
+
+--Qu'en concluez-vous? dit une voix.
+
+Le conteur semblait hésiter.
+
+--J'en conclus ... je conclus à une coïncidence, parbleu! Et puis, qui
+sait? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point remarqué et
+qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients
+rappels de mémoire qui nous représente souvent des choses négligées par
+notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence!
+
+--Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez
+pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat mon cher monsieur!
+
+
+
+
+DIVORCE
+
+
+
+
+Divorce
+
+
+Maître Bontran, le célèbre avocat parisien, celui qui depuis dix ans
+plaide et obtient toutes les séparations entre époux mal assortis,
+ouvrit la porte de son cabinet et s'effaça pour laisser passer le
+nouveau client.
+
+C'était un gros homme ventru, sanguin et vigoureux. Il salua:
+
+--Prenez un siège, dit l'avocat
+
+Le client s'assit et après avoir toussé:
+
+--Je viens vous demander, monsieur, de plaider pour moi dans une affaire
+de divorce.
+
+--Parlez, monsieur, je vous écoute.
+
+--Monsieur, je suis un ancien notaire.
+
+--Déjà!
+
+--Oui, déjà. J'ai trente-sept ans.
+
+--Continuez.
+
+--Monsieur, j'ai fait un mariage malheureux, très malheureux.
+
+--Vous n'êtes pas le seul.
+
+--Je le sais et je plains les autres; mais mon cas est tout à fait
+spécial et mes griefs contre ma femme d'une nature très particulière.
+Mais je commence par le commencement. Je me suis marié d'une façon très
+bizarre. Croyez-vous aux idées dangereuses?
+
+--Qu'entendez-vous par là?
+
+--Croyez-vous que certaines idées soient aussi dangereuses pour certains
+esprits que le poison pour le corps?
+
+--Mais, oui, peut-être.
+
+--Certainement. Il y a des idées qui entrent en nous, nous rongent, nous
+tuent, nous rendent fou, quand nous ne savons pas leur résister. C'est
+une sorte de phylloxera des âmes. Si nous avons le malheur de laisser
+une de ces pensées-là se glisser en nous, si nous ne nous apercevons
+pas dès le début qu'elle est une envahisseuse, une maîtresse, un tyran,
+qu'elle s'étend heure par heure, jour par jour, qu'elle revient sans
+cesse, s'installe, chasse toutes nos préoccupations ordinaires, absorbe
+toute notre attention, change l'optique de notre jugement, nous sommes
+perdus.
+
+Voici donc ce qui m'est arrivé, monsieur. Comme je vous l'ai dit,
+j'étais notaire à Rouen, et un peu gêné, non pas pauvre, mais pauvret,
+mais soucieux, forcé à une économie de tous les instants, obligé de
+limiter tous mes goûts, oui, tous! et c'est dur à mon âge.
+
+Comme notaire, je lisais avec grand soin les annonces des quatrièmes
+pages des journaux, les offres et demandes, les petites correspondances,
+etc., etc.; et il m'était arrivé plusieurs fois, par ce moyen, de faire
+faire à quelques clients des mariages avantageux.
+
+Un jour je tombe sur ceci:
+
+«Demoiselle jolie, bien élevée, comme il faut, épouserait homme
+honorable et lui apporterait deux millions cinq cent mille francs bien
+nets. Rien des agences.»
+
+Or, justement, ce jour-là, je dînais avec deux amis, un avoué et un
+filateur. Je ne sais comment la conversation vint à tomber sur les
+mariages, et je leur parlai, en riant, de la demoiselle aux deux
+millions cinq cent mille francs.
+
+Le filateur dit: «Qu'est-ce que c'est que ces femmes-là?»
+
+L'avoué plusieurs fois avait vu des mariages excellents conclus dans ces
+conditions, et il donna des détails; puis il ajouta, en se tournant vers
+moi:
+
+«--Pourquoi diable ne vois-tu pas ça pour toi-même? Cristi, ça t'en
+enlèverait, des soucis, deux millions cinq cent mille francs.»
+
+Nous nous mîmes à rire tous les trois, et on parla d'autre chose.
+
+Une heure plus tard je rentre chez moi.
+
+Il faisait froid cette nuit-là. J'habitais d'ailleurs une vieille
+maison, une de ces vieilles maisons de province, qui ressemblent à des
+champignonnières. En posant la main sur la rampe de fer de l'escalier,
+un frisson glacé m'entra dans le bras, et comme j'étendais l'autre
+pour trouver le mur, je sentis, en le rencontrant, un second frisson
+m'envahir, plus humide, celui-là, et ils se joignirent dans ma poitrine,
+m'emplirent d'angoisse, de tristesse et d'énervement. Et je murmurai,
+saisi par un brusque souvenir: «Sacristi, si je les avais, les deux
+millions cinq cent mille!»
+
+Ma chambre était lugubre, une chambre de garçon rouennais faite par une
+bonne chargée aussi de la cuisine. Vous la voyez d'ici, cette chambre!
+un grand lit sans rideaux, une armoire, une commode, une toilette, pas
+de feu. Des habits sur les chaises, des papiers par terre. Je me mis à
+chantonner, sur un air de café-concert, car je fréquente quelquefois ces
+endroits-là:
+
+ Deux millions,
+ Deux millions
+ Sont bons
+ Avec cinq cent mille
+ Et femme gentille.
+
+Au fait, je n'avais pas encore pensé à la femme et j'y songeai tout à
+coup en me glissant dans mon lit. J'y songeai même si bien que je fus
+longtemps à m'endormir.
+
+Le lendemain, en ouvrant les yeux, avant le jour, je me rappelai que je
+devais me trouver à huit heures à Darnétal pour une affaire importante.
+Il fallait me lever à six heures--et il gelait.--Cristi de cristi, les
+deux millions cinq cent mille!
+
+Je revins à mon étude vers dix heures. Il y avait là dedans une odeur
+de poêle rougi, de vieux papiers, l'odeur des papiers de procédure
+avancés--rien ne pue comme ça--et une odeur de clercs--bottes,
+redingotes, cheveux et peau, peau d'hiver peu lavée, le tout chauffée à
+dix-huit degrés.
+
+Je déjeunai, comme tous les jours, d'une côtelette brûlée et d'un
+morceau de fromage. Puis je me remis au travail.
+
+C'est alors que je pensai très sérieusement à la demoiselle aux deux
+millions cinq cent mille. Qui était-ce? Pourquoi ne pas écrire? Pourquoi
+ne pas savoir?
+
+Enfin, monsieur, j'abrège. Pendant quinze jours cette idée me hanta,
+m'obséda, me tortura. Tous mes ennuis, toutes les petites misères dont
+je souffrais sans cesse, sans les noter jusque-là, presque sans m'en
+apercevoir, me piquaient à présent comme des coups d'aiguille, et
+chacune de ces petites souffrances me faisait songer aussitôt à la
+demoiselle aux deux millions cinq cent mille.
+
+Je finis par imaginer toute son histoire. Quand on désire une chose,
+monsieur, on se la figure telle qu'on l'espère.
+
+Certes, il n'était pas naturel qu'une jeune fille de bonne famille,
+dotée d'une façon aussi convenable, cherchât un mari par la voie des
+journaux. Cependant, il se pouvait faire que cette fille fût honorable
+et malheureuse.
+
+D'abord, cette fortune de deux millions cinq cent mille francs ne
+m'avait pas ébloui comme une chose féerique. Nous sommes habitués, nous
+autres qui lisons toutes les offres de cette nature, à des propositions
+de mariage accompagnées de six, huit, dix ou même douze millions. Le
+chiffre de douze millions est même assez commun. Il plaît. Je sais bien
+que nous ne croyons guère à la réalité de ces promesses. Elles nous
+font cependant entrer dans l'esprit ces nombres fantastiques, rendent
+vraisemblables, jusqu'à un certain point, pour notre crédulité
+inattentive, les sommes prodigieuses qu'ils représentent et nous
+disposent à considérer une dot de deux millions cinq cent mille francs
+comme très possible, très morale.
+
+Donc, une jeune fille, enfant naturelle d'un parvenu et d'une femme de
+chambre, ayant hérité brusquement de son père, avait appris du même coup
+la tache de sa naissance, et pour ne pas avoir à la dévoiler à quelque
+homme qui l'aurait aimée, faisait appel aux inconnus par un moyen fort
+usité qui comportait en lui-même une sorte d'aveu de tare originelle.
+
+Ma supposition était stupide. Je m'y attachai cependant. Nous autres,
+notaires, nous ne devrions jamais lire des romans; et j'en ai lu,
+monsieur.
+
+Donc j'écrivis, comme notaire, au nom d'un client, et j'attendis.
+
+Cinq jours plus tard, vers trois heures de l'après-midi, j'étais en
+train de travailler dans mon cabinet, quand le maître clerc m'annonça:
+
+--Mlle Chantefrise.
+
+--Faites entrer.
+
+Alors apparut une femme d'environ trente ans, un peu forte, brune, l'air
+embarrassée.
+
+--Asseyez-vous, mademoiselle.
+
+Elle s'assit et murmura:
+
+--C'est moi, monsieur.
+
+--Mais, mademoiselle, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.
+
+--La personne à qui vous avez écrit.
+
+--Pour un mariage?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Ah! très bien!
+
+--Je suis venue moi-même, parce qu'on fait mieux les choses en personne.
+
+--Je suis de votre avis, mademoiselle. Donc vous désirez vous marier?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Vous avez de la famille?
+
+Elle hésita, baissa les yeux et balbutia:
+
+--Non, monsieur ... Ma mère ... et mon père ... sont morts.
+
+Je tressaillis.--Donc j'avais deviné juste,--et une vive sympathie
+s'éveilla brusquement dans mon coeur pour cette pauvre créature. Je
+n'insistai pas pour ménager sa sensibilité, et je repris:
+
+--Votre fortune est bien nette?
+
+Elle répondit, cette fois, sans hésiter:
+
+--Oh! oui, monsieur.
+
+Je la regardais avec grande attention, et, vraiment, elle ne me
+déplaisait pas, bien qu'un peu mûre, plus mûre que je n'avais pensé.
+C'était une belle personne, une forte personne, une maîtresse femme. Et
+l'idée me vint de lui jouer une jolie petite comédie de sentiment, de
+devenir amoureux d'elle, de supplanter mon client imaginaire, quand je
+me serais assuré que la dot n'était pas illusoire. Je lui parlai de ce
+client que je dépeignis comme un homme triste, très honorable, un peu
+malade.
+
+Elle dit vivement:--Oh! monsieur, j'aime les gens bien portants.
+
+--Vous le verrez, d'ailleurs, mademoiselle, mais pas avant trois ou
+quatre jours, car il est parti hier pour l'Angleterre.
+
+--Oh! que c'est ennuyeux, dit-elle.
+
+--Mon Dieu! oui ou non. Êtes-vous pressée de retourner chez vous?
+
+--Pas du tout.
+
+--Eh bien, restez ici. Je m'efforcerai de vous faire passer le temps.
+
+--Vous êtes trop aimable, monsieur.
+
+--Vous êtes descendue à l'hôtel?
+
+Elle nomma le premier hôtel de Rouen.
+
+--Eh bien, mademoiselle, voulez-vous permettre à votre futur ... notaire
+de vous offrir à dîner, ce soir.
+
+Elle parut hésiter, inquiète, indécise; puis elle se décida:
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Je vous prendrai chez vous à sept heures.
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Alors, à ce soir, mademoiselle?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Et je la reconduisis jusqu'à ma porte.
+
+ * * * * *
+
+A sept heures, j'étais chez elle. Elle avait fait des frais de toilette
+pour moi et me reçut d'une façon très coquette.
+
+Je l'emmenai dîner dans un restaurant où j'étais connu, et je commandai
+un menu troublant.
+
+Une heure plus tard, nous étions très amis, et elle me contait son
+histoire. Fille d'une grande dame séduite par un gentilhomme, elle avait
+été élevée chez des paysans. Elle était riche à présent, ayant hérité de
+grosses sommes de son père et de sa mère, dont elle ne dirait jamais
+les noms, jamais. Il était inutile de les lui demander, inutile de la
+supplier, elle ne le dirait pas. Comme je tenais peu à les savoir, je
+l'interrogeai sur sa fortune. Elle en parla aussitôt en femme pratique,
+sûre d'elle, sûre des chiffres, des titres, des revenus, des intérêts
+et des placements. Sa compétence en cette matière me donna aussitôt une
+grande confiance en elle, et je devins galant, avec réserve cependant;
+mais je lui montrai clairement que j'avais du goût pour elle.
+
+Elle marivauda, non sans grâce. Je lui offris du champagne, et j'en bus,
+ce qui me troubla les idées. Je sentis alors clairement que j'allais
+devenir entreprenant, et j'eus peur, peur de moi, peur d'elle, peur
+qu'elle ne fût aussi un peu émue et qu'elle ne succombât. Pour me
+calmer, je recommençai à lui parler de sa dot, qu'il faudrait établir
+d'une façon précise, car mon client était homme d'affaires.
+
+Elle répondit avec gaieté:--Oh! je sais. J'ai apporté toutes les
+preuves.
+
+--Ici, à Rouen?
+
+--Oui, à Rouen.
+
+--Vous les avez à l'hôtel?
+
+--Mais oui.
+
+--Pouvez-vous me les montrer?
+
+--Mais oui.
+
+--Ce soir.
+
+--Mais oui.
+
+Cela me sauvait de toutes les façons. Je payai l'addition, et nous voici
+rentrant chez elle.
+
+Elle avait, en effet, apporté tous ses titres. Je ne pouvais douter, je
+les tenais, je les palpais, je les lisais. Cela me mit une telle joie
+au coeur que je fus pris aussitôt d'un violent désir de l'embrasser.
+Je m'entends, d'un désir chaste, d'un désir d'homme content. Et je
+l'embrassai, ma foi. Une fois, deux fois, dix fois ... si bien que ...
+le champagne aidant ... je succombai ... ou plutôt ... non ... elle
+succomba.
+
+Ah! monsieur, j'en fis une tête, après cela ...--et elle donc! Elle
+pleurait comme une fontaine, en me suppliant de ne pas la trahir, de ne
+pas la perdre. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je m'en allai dans
+un état d'esprit épouvantable.
+
+Que faire? J'avais abusé de ma cliente. Cela n'eût été rien si j'avais
+eu un client pour elle, mais je n'en avais pas. C'était moi, le client,
+le client naïf, le client trompé, trompé par lui-même. Quelle situation!
+Je pouvais la lâcher, c'est vrai. Mais la dot, la belle dot, palpable,
+sûre! Et puis avais-je le droit de la lâcher, la pauvre fille, après
+l'avoir ainsi surprise? Mais que d'inquiétudes plus tard!
+
+Combien peu de sécurité avec une femme qui succombait ainsi!
+
+Je passai une nuit terrible d'indécision, torturé de remords, ravagé de
+craintes, ballotté par tous les scrupules. Mais, au matin, ma raison
+s'éclaircit. Je m'habillai avec recherche et je me présentai, comme onze
+heures sonnaient, à l'hôtel qu'elle habitait.
+
+En me voyant, elle rougit jusqu'aux yeux.
+
+Je lui dis:
+
+--Mademoiselle, je n'ai plus qu'une chose à faire pour réparer nos
+torts. Je vous demande votre main.
+
+Elle balbutia:
+
+--Je vous la donne.
+
+Je l'épousai.
+
+ * * * * *
+
+Tout alla bien pendant six mois.
+
+J'avais cédé mon étude, je vivais en rentier, et vraiment je n'avais pas
+un reproche, mais pas un seul à adresser à ma femme.
+
+Cependant je remarquais peu à peu que, de temps en temps, elle faisait
+de longues sorties. Cela arrivait à jour fixe, une semaine le mardi,
+l'autre le vendredi. Je me crus trompé, je la suivis.
+
+C'était un mardi. Elle sortit à pied vers une heure, descendit la rue
+de la République, tourna à droite, par la rue qui suit le palais
+archiépiscopal, prit la rue Grand-Pont jusqu'à la Seine, longea le pont
+de Pierre, traversa l'eau. A partir de ce moment, elle parut inquiète,
+se retournant souvent, épiant tous les passants.
+
+Comme je m'étais costumé en charbonnier, elle ne me reconnut pas.
+
+Enfin, elle entra dans la gare de la rive gauche; je ne doutais plus,
+son amant allait arriver par le train d'une heure quarante-cinq.
+
+Je me cachai derrière un camion et j'attendis. Un coup de sifflet ... un
+flot de voyageurs ... Elle s'avance, s'élance, saisit dans ses bras
+une petite fille de trois ans qu'une grosse paysanne accompagne, et
+l'embrasse avec passion. Puis elle se retourne, aperçoit une autre
+enfant, plus jeune encore, fille ou garçon, porté par une autre
+campagnarde, se jette dessus, l'étreint avec violence, et s'en va,
+escortée des deux mioches et des deux bonnes, vers la longue et sombre
+et déserte promenade du Cours-la-Reine.
+
+Je rentrai effaré, l'esprit en détresse, comprenant et ne comprenant
+pas, n'osant point deviner.
+
+Quand elle revint pour dîner, je me jetai vers elle, hurlant:
+
+--Quels sont ces enfants?
+
+--Quels enfants?
+
+--Ceux que vous attendiez au train de Saint-Sever?
+
+Elle poussa un grand cri et s'évanouit. Quand elle revint à elle, elle
+me confessa, dans un déluge de larmes qu'elle en avait quatre. Oui,
+monsieur, deux pour le mardi, deux filles, et deux pour le vendredi,
+deux garçons.
+
+Et c'était là--quelle honte!--c'était là l'origine de sa fortune.--Les
+quatre pères!... Elle avait amassé sa dot.
+
+Maintenant, monsieur, que me conseillez-vous de faire?
+
+L'avocat répondit avec gravité:
+
+--Reconnaître vos enfants, monsieur.
+
+
+
+
+UNE SOIRÉE
+
+
+
+
+Une Soirée
+
+
+Le maréchal des logis Varajou avait obtenu huit jours de permission pour
+les passer chez sa soeur, Mme Padoie. Varajou, qui tenait garnison
+à Rennes et y menait joyeuse vie, se trouvant à sec et mal avec sa
+famille, avait écrit à sa soeur qu'il pourrait lui consacrer une semaine
+de liberté. Ce n'est point qu'il aimât beaucoup Mme Padoie, une petite
+femme moralisante, dévote, et toujours irritée; mais il avait besoin
+d'argent, grand besoin, et il se rappelait que, de tous ses parents, les
+Padoie étaient les seuls qu'il n'eût jamais rançonnés.
+
+Le père Varajou, ancien horticulteur à Angers, retiré maintenant des
+affaires, avait fermé sa bourse à son garnement de fils et ne le voyait
+guère depuis deux ans. Sa fille avait épousé Padoie, ancien employé des
+finances, qui venait d'être nommé receveur des contributions à Vannes.
+
+Donc Varajou, en descendant du chemin de fer, se fit conduire à la
+maison de son beau-frère. Il le trouva dans son bureau, en train de
+discuter avec des paysans bretons des environs. Padoie se souleva sur sa
+chaise, tendit la main par-dessus sa table chargée de papiers, murmura:
+«Prenez un siège, je suis à vous dans un instant», se rassit et
+recommença sa discussion.
+
+Les paysans ne comprenaient point ses explications, le receveur ne
+comprenait pas leurs raisonnements; il parlait français, les autres
+parlaient breton, et le commis qui servait d'interprète ne semblait
+comprendre personne.
+
+Ce fut long, très long. Varajou considérait son beau-frère en songeant:
+«Quel crétin!» Padoie devait avoir près de cinquante ans; il était
+grand, maigre, osseux, lent, velu, avec des sourcils en arcade qui
+faisaient sur ses yeux deux voûtes de poils. Coiffé d'un bonnet de
+velours orné d'un feston d'or, il regardait avec mollesse, comme il
+faisait tout. Sa parole, son geste, sa pensée, tout était mou. Varajou
+se répétait: «Quel crétin!»
+
+Il était, lui, un de ces braillards tapageurs pour qui la vie n'a pas de
+plus grands plaisirs que le café et la fille publique. En dehors de ces
+deux pôles de l'existence, il ne comprenait rien. Hâbleur, bruyant,
+plein de dédain pour tout le monde, il méprisait l'univers entier du
+haut de son ignorance. Quand il avait dit: «Nom d'un chien, quelle
+fête!» il avait certes exprimé le plus haut degré d'admiration dont fût
+capable son esprit.
+
+Padoie, ayant enfin éloigné ses paysans, demanda:
+
+--Vous allez bien?
+
+--Pas mal, comme vous voyez. Et vous?
+
+--Assez bien, merci. C'est très aimable d'avoir pensé à venir nous voir.
+
+--Oh! j'y songeais depuis longtemps; mais, vous savez, dans le métier
+militaire, on n'a pas grande liberté.
+
+--Oh! je sais, je sais; n'importe, c'est très aimable.
+
+--Et Joséphine va bien?
+
+--Oui, oui, merci, vous la verrez tout à l'heure.
+
+--Où est-elle donc?
+
+--Elle fait quelques visites; nous avons beaucoup de relations ici;
+c'est une ville très comme il faut.
+
+--Je m'en doute.
+
+Mais la porte s'ouvrit. Mme Padoie apparut. Elle alla vers son frère
+sans empressement, lui tendit la joue et demanda:
+
+--Il y a longtemps que tu es ici?
+
+--Non, à peine une demi-heure.
+
+--Ah! je croyais que le train aurait du retard. Si tu veux venir dans le
+salon.
+
+Ils passèrent dans la pièce voisine, laissant Padoie à ses chiffres et à
+ses contribuables.
+
+Dès qu'ils furent seuls:
+
+--J'en ai appris de belles sur ton compte, dit-elle.
+
+--Quoi donc?
+
+--Il paraît que tu te conduis comme un polisson, que tu te grises, que
+tu fais des dettes.
+
+Il eut l'air très étonné.
+
+--Moi! Jamais de la vie.
+
+--Oh! ne nie pas, je le sais.
+
+Il essaya encore de se défendre, mais elle lui ferma la bouche par une
+semonce si violente qu'il dut se taire.
+
+Puis elle reprit:
+
+--Nous dînons à six heures, tu es libre jusqu'au dîner. Je ne puis te
+tenir compagnie parce que j'ai pas mal de choses à faire.
+
+Resté seul, il hésita entre dormir ou se promener. Il regardait tour à
+tour la porte conduisant à sa chambre et celle conduisant à la rue. Il
+se décida pour la rue.
+
+Donc il sortit et se mit à rôder, d'un pas lent, le sabre sur les
+mollets, par la triste ville bretonne, si endormie, si calme, si morte
+au bord de sa mer intérieure, qu'on appelle «le Morbihan». Il regardait
+les petites maisons grises, les rares passants, les boutiques vides, et
+il murmurait: «Pas gai, pas folichon, Vannes. Triste idée de venir ici!»
+
+Il gagna le port, si morne, revint par un boulevard solitaire et
+désolé, et rentra avant cinq heures. Alors il se jeta sur son lit pour
+sommeiller jusqu'au dîner.
+
+La bonne le réveilla en frappant à sa porte.
+
+--C'est servi, monsieur.
+
+Il descendit.
+
+Dans la salle humide, dont le papier se décollait près du sol, une
+soupière attendait sur une table ronde sans nappe, qui portait aussi
+trois assiettes mélancoliques.
+
+M. et Mme Padoie entrèrent en même temps que Varajou. On s'assit, puis
+la femme et le mari dessinèrent un petit signe de croix sur le creux de
+leur estomac, après quoi Padoie servit la soupe, de la soupe grasse.
+C'était jour de pot-au-feu.
+
+Après la soupe vint le boeuf, du boeuf trop cuit, fondu, graisseux, qui
+tombait en bouillie. Le sous-officier le mâchait avec lenteur, avec
+dégoût, avec fatigue, avec rage.
+
+Mme Padoie disait à son mari:
+
+--Tu vas ce soir chez M. le premier président?
+
+--Oui, ma chère.
+
+--Ne reste pas tard. Tu te fatigues toutes les fois que tu sors. Tu n'es
+pas fait pour le monde avec ta mauvaise santé.
+
+Alors elle parla de la société de Vannes, de l'excellente société où
+les Padoie étaient reçus avec considération, grâce à leurs sentiments
+religieux.
+
+Puis on servit des pommes de terre en purée, avec un plat de
+charcuterie, en l'honneur du nouveau venu.
+
+Puis du fromage. C'était fini. Pas de café.
+
+Quand Varajou comprit qu'il devait passer la soirée en tête-à-tête avec
+sa soeur, subir ses reproches, écouter ses sermons, sans avoir même
+un petit verre à laisser couler dans sa gorge pour faire glisser
+les remontrances, il sentit bien qu'il ne pourrait pas supporter ce
+supplice, et il déclara qu'il devait aller à la gendarmerie pour faire
+régulariser quelque chose sur sa permission.
+
+Et il se sauva, dès sept heures.
+
+A peine dans la rue, il commença par se secouer comme un chien qui
+sort de l'eau. Il murmurait: «Nom d'un nom, d'un nom, d'un nom, quelle
+corvée!»
+
+Et il se mit à la recherche d'un café, du meilleur café de la ville. Il
+le trouva, sur une place, derrière deux becs de gaz. Dans l'intérieur,
+cinq ou six hommes, des demi-messieurs peu bruyants, buvaient et
+causaient doucement, accoudés sur de petites tables, tandis que deux
+joueurs de billard marchaient autour du tapis vert où roulaient les
+billes en se heurtant.
+
+On entendait leur voix compter: «Dix-huit,--dix-neuf.--Pas de
+chance.--Oh! joli coup! bien joué!--Onze.--Il fallait prendre par la
+rouge.--Vingt.--Bille en tête, bille en tête.--Douze. Hein! j'avais
+raison?»
+
+Varajou commanda: «Une demi-tasse et un carafon de fine, de la
+meilleure.»
+
+Puis il s'assit, attendant sa consommation.
+
+Il était accoutumé à passer ses soirs de liberté avec ses camarades,
+dans le tapage et la fumée des pipes. Ce silence, ce calme
+l'exaspéraient. Il se mit à boire, du café d'abord; puis son carafon
+d'eau-de-vie, puis un second qu'il demanda. Il avait envie de rire
+maintenant, de crier, de chanter, de battre quelqu'un.
+
+Il se dit: «Cristi, me voilà remonté. Il faut que je fasse la fête.» Et
+l'idée lui vint aussitôt de trouver des filles pour s'amuser. Il appela
+le garçon.
+
+--Hé, l'employé!
+
+--Voilà, m'sieu.
+
+--Dites, l'employé, ousqu'on rigole ici?
+
+L'homme resta stupide à cette question.
+
+--Je n'sais pas, m'sieur. Mais ici!
+
+--Comment ici? Qu'est-ce que tu appelles rigoler, alors, toi?
+
+--Mais je n'sais pas, m'sieu, boire de la bonne bière ou du bon vin.
+
+--Va donc, moule, et les demoiselles, qu'est-ce que t'en fais?
+
+--Les demoiselles! ah! ah!
+
+--Oui, les demoiselles, ousqu'on en trouve ici?
+
+--Des demoiselles?
+
+--Mais, oui, des demoiselles!
+
+Le garçon se rapprocha, baissa la voix:
+
+--Vous demandez ousqu'est la maison?
+
+--Mais oui, parbleu!
+
+--Vous prenez la deuxième rue à gauche et puis la première à
+droite.--C'est au 15.
+
+--Merci, ma vieille. V'là pour toi.
+
+--Merci, m'sieu.
+
+Et Varajou sortit en répétant: «Deuxième à gauche, première à droite,
+15.» Mais au bout de quelques secondes, il pensa: «Deuxième à
+gauche,--oui,--Mais en sortant du café, fallait-il prendre à droite ou à
+gauche? Bah? tant pis, nous verrons bien.»
+
+Et il marcha, tourna dans la seconde rue à gauche, puis dans la première
+à droite, et chercha le numéro 15. C'était une maison d'assez belle
+apparence, dont on voyait, derrière les volets clos, les fenêtres
+éclairées au premier étage. La porte d'entrée demeurait entr'ouverte, et
+une lampe brûlait dans le vestibule. Le sous-officier pensa:
+
+--C'est bien ici.
+
+Il entra donc et, comme personne ne venait, il appela:
+
+-Ohé! Ohé!
+
+Une petite bonne apparut et demeura stupéfaite en apercevant un soldat.
+Il lui dit:
+
+--Bonjour, mon enfant. Ces dames sont en haut?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--Au salon?
+
+--Oui monsieur.
+
+--Je n'ai qu'à monter?
+
+--Oui, monsieur.
+
+--La porte en face?
+
+--Oui, monsieur.
+
+Il monta, ouvrit une porte et aperçut, dans une pièce bien éclairée
+par deux lampes, un lustre et deux candélabres à bougies, quatre dames
+décolletées qui semblaient attendre quelqu'un.
+
+Trois d'entre elles, les plus jeunes, demeuraient assises d'un air un
+peu guindé, sur des sièges de velours grenat, tandis que la quatrième,
+âgée de quarante-cinq ans environ, arrangeait des fleurs dans un vase;
+elle était très grosse, vêtue d'une robe de soie verte qui laissait
+passer, pareille à l'enveloppe d'une fleur monstrueuse, ses bras énormes
+et son énorme gorge, d'un rose rouge poudrederizé. Le sous-officier
+salua:
+
+--Bonjour, mesdames.
+
+La vieille se retourna, parut surprise, mais s'inclina:
+
+--Bonjour, monsieur.
+
+Mais, voyant qu'on ne semblait pas l'accueillir avec empressement, il
+songea que les officiers seuls étaient sans doute admis dans ce lieu; et
+cette pensée le troubla. Puis il se dit: «Bah! s'il en vient un, nous
+verrons bien.» Et il demanda:
+
+--Alors, ça va bien?
+
+La dame, la grosse, la maîtresse du logis sans doute, répondit:
+
+--Très bien! merci.
+
+Puis il ne trouva plus rien, et tout le monde se tut.
+
+Cependant il eut honte, à la fin, de sa timidité, et riant d'un rire
+gêné:
+
+--Eh bien, on ne rigole donc pas. Je paye une bouteille de vin ...
+
+Il n'avait point fini sa phrase que la porte s'ouvrit de nouveau, et
+Padoie, en habit noir, apparut.
+
+Alors Varajou poussa un hurlement d'allégresse, et, se dressant, il
+sauta sur son beau-frère, le saisit dans ses bras et le fit danser tout
+autour du salon en hurlant: «V'là Padoie ... V'là Padoie ... V'là Padoie
+...» Puis, lâchant le percepteur éperdu de surprise, il lui cria dans la
+figure:
+
+--Ah! ah! ah! farceur!... farceur. Tu fais donc la fête, toi,... Ah!
+Farceur.... Et ma soeur!... Tu la lâches, dis!...
+
+Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à
+l'emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le
+canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait.
+
+Les trois jeunes dames, se levant d'un seul mouvement, se sauvèrent,
+tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à
+défaillir.
+
+Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se
+précipita vers eux:
+
+--Oh! monsieur le président ... il est fou ... il est fou ... On nous
+l'avait envoyé en convalescence ... vous voyez bien qu'il est fou....
+
+Varajou s'était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu'il
+avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant
+vers son beau-frère:
+
+--Où donc sommes-nous ici? demanda-t-il.
+
+Mais Padoie, saisi soudain d'une colère folle, balbutia:
+
+--Où ... où ... où nous sommes.... Malheureux ... misérable ...
+infâme.... Où nous sommes ... Chez monsieur le premier président!...
+chez monsieur le premier président de Mortemain ... de Mortemain ... de
+... de ... de ... Mortemain.... Ah!... ah!... canaille!... canaille!...
+canaille!...
+
+
+
+
+TABLE
+
+ Boule de Suif
+ L'Épave
+ Découverte
+ Un Parricide
+ Le Rendez-vous
+ Bombard
+ Le Pain Maudit
+ Les Sabots
+ La Bûche
+ Magnétisme
+ Divorce
+ Une Soirée
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Boule de Suif, by Guy de Maupassant
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BOULE DE SUIF ***
+
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+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
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+search system you may utilize the following addresses and just
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+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
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+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
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