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-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE ***
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- HENRI ARDEL
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- L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE
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- PARIS
- LIBRAIRIE PLON
- PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
- 8, RUE GARANCIÈRE--6e
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- Tous droits réservés
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-DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE
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- Le Mal d’aimer. 11e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- Au Retour. 8e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- Cœur de sceptique. 13e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- (Ouvrage couronné par l’Académie française, prix Montyon.)
- Rêve blanc. 9e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- Tout arrive. 10e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- L’Heure décisive. 8e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- La Faute d’autrui. 8e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- Seule. 15e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- Mon cousin Guy. 29e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- L’Absence. 7e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
- Renée Orlis. 13e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
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-
-Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
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-Published 29 July 1908.
-
-Privilege of copyright in the United States reserved under the Act
-approved March 3d 1905 by Plon-Nourrit et Cie.
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-L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE
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-
-I
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-
-Dans la fournaise du grand magasin que chauffe, à travers les stores
-baissés, un ardent soleil de juillet, Guillemette Seyntis, d’un air de
-personne très raisonnable, trotte allègrement, de comptoir en comptoir,
-pour remplir les diverses missions d’achat que sa mère lui a confiées.
-
-L’atmosphère est étouffante, malgré les vitres ouvertes, et pâlit le
-visage des infortunées vendeuses qui, depuis le matin, s’appliquent à
-répondre fructueusement aux désirs variés de clientes toujours
-renouvelées... Qui donc a prétendu, qu’en juillet, il n’y a plus
-personne à Paris?
-
-Elle, Guillemette, est seulement un peu plus rose qu’une demi-heure plus
-tôt quand, sous l’escorte de miss Murphy, elle est descendue de voiture
-devant le trottoir encombré par la foule des acheteuses qui s’affairent,
-coude contre coude, autour des étalages discrètement ennuagés de
-poussière, mais combien riches d’_occasions_!
-
-Dans le dédale des galeries où, en multiples aspects, la tentation
-s’épanouit, elle a glissé de son pas souple de créature très jeune;
-amusée d’acheter, car ignorant, de par la grâce du ciel, la valeur de
-l’argent, elle trouve aussi charmant que naturel de s’offrir tout ce qui
-lui plaît.
-
-Guillemette Seyntis est une enfant gâtée de la vie. La destinée a fait
-d’elle une précieuse héritière, l’a pourvue d’une mère parfaite et lui a
-donné pour père un grand financier qui se trouve être, en même temps, un
-très honnête et très galant homme dont l’honorabilité est aussi
-indiscutable qu’enviée de beaucoup, dans le monde des manieurs d’argent
-où il est une puissance.
-
-De là, chez elle, une fort riante conception de l’existence qu’elle
-goûte avec une âme frémissante et une pensée vive, indépendante,
-curieuse; avec l’agréable certitude d’avoir reçu de la nature une
-silhouette qui resterait élégante et fine sous des guenilles; un visage
-délicatement modelé d’un trait spirituel--comme en dessine Helleu...--où
-fleurit le sombre iris des grands yeux d’un bleu violet; une onduleuse
-chevelure châtain, ombrée de moires d’or. De telle sorte qu’elle paraît,
-selon les caprices de la lumière, très blonde ou presque brune...
-
-Certes, Guillemette aime beaucoup mieux être, sans conteste, une jolie
-créature... Mais cela étant vérité reconnue, elle accepte comme toute
-naturelle cette favorable situation et n’en tire nulle vanité.
-
-A ses heures, elle est coquette comme une autre,--sans un brin de
-perversité,--parce qu’elle a dix-huit ans et que ça l’amuse de plaire,
-fût-ce à des indifférents... Elle l’est de manière discrète, car c’est
-une petite fille fort bien élevée et, dans le monde, elle ne se montre
-pas de ces jeunes personnes qui s’affichent par des flirts audacieux et
-scandalisent les mères de famille en allumant de leur mieux les vains
-désirs des jeunes hommes. Aussi Mme Seyntis déclare-t-elle,--bien
-sincère!--que sa fille est encore une gamine qui ne pense qu’à la danse.
-
-C’est vrai, elle y pense, quand l’occasion s’en présente... Mais elle
-pense encore à tant d’autres choses! Dans le cœur et le cerveau des
-fillettes du nouveau siècle, s’agite tout un monde que ne soupçonnent
-pas les mères qui ont gardé leur âme d’autrefois.
-
-Et Mme Seyntis--la candeur même!--serait tout bonnement horrifiée si
-elle entrevoyait quelle créature déjà compliquée, clairvoyante, pensive,
-avec d’inconscientes audaces, vit ardemment dans sa Guillemette, élevée
-selon les sages vieux principes qu’elle a vus régir sa propre jeunesse;
-saupoudrée de bons conseils, de catéchismes,--voire même de retraites,
-au temps du Carême,--de cours sans nombre... Régime qui a procuré à la
-jeune personne des «clartés de tout» et un étonnant bagage d’idées
-personnelles, résultant du choix qu’elle a fait parmi les copieux
-enseignements qui lui étaient prodigués.
-
---Guillemette, tu te livres à des achats?
-
-Guillemette tourne la tête et rencontre les yeux bruns, chaudement
-passionnés, de sa cousine Mme de Miolan qui lui sourient sous l’ombre de
-la capeline fleurie.
-
-Tout de suite, elle se rapproche de la jeune femme, sans souci de la
-foule qui les heurte, de l’employé qui, devant elle, s’achemine, tête
-baissée, vers la caisse. Elle serre la main de Mme de Miolan.
-
---Je faisais des commissions pour maman. Elle déteste les magasins; mais
-j’ai fini.
-
---Alors, reste un instant avec moi; j’ai une étoffe de blouse à choisir,
-tu m’aideras.
-
-Guillemette ne demande pas mieux, d’abord parce qu’elle aime à voir de
-jolis chiffons; mais surtout, parce que Nicole de Miolan exerce sur elle
-cette attraction que les «grandes» possèdent souvent sur les «petites».
-Or Nicole est une _grande_ pour Guillemette; non pas tant à cause de
-leur différence d’âge,--six ans à peine;--mais Nicole a traversé des
-années qui ont accrû la distance. Et Guillemette le sait bien, malgré la
-prudente discrétion de Mme Seyntis. Elle a fait, envers et contre tous,
-un mariage d’amour avec un beau garçon,--attaché d’ambassade, célèbre en
-son monde par ses aventures et folies sentimentales,--qui l’a adorée,
-puis trompée; du moins, elle en a la conviction. Volontaire, passionnée,
-très fière, elle n’a pas pardonné et, orgueilleusement, a prétendu à un
-droit de représailles. Les scènes ont succédé aux scènes jusqu’au jour
-où Nicole, sans phrases ni explications, a quitté mari et ambassade,
-pour venir à Paris demander son divorce.
-
-En attendant qu’elle l’obtienne, elle mène une existence de mondaine,
-vaguement chaperonnée par son père et sa mère, excellentes et dignes
-personnes que sa situation désespère, mais qui ont toujours été
-incapables d’avoir une volonté autre que la sienne. Tous les membres
-sérieux de la famille déplorent un tel état de choses et se confient,
-avec émoi, qu’on parle de Nicole bien plus et bien autrement qu’il ne
-faudrait... Que ne dit-on pas d’une très jolie femme seule, courtisée et
-qui ne se refuse pas à l’être!...
-
-Aussi, Mme de Seyntis fait-elle des prodiges de diplomatie pour rendre
-rares les rencontres de sa fille et de Nicole. Comme elle est bonne et
-soucieuse de pratiquer la charité, elle s’efforce de ne pas trahir son
-sentiment. Mais Guillemette est bien trop fine pour ne l’avoir pas
-deviné... C’est pourquoi elle éprouve un léger scrupule à s’attarder
-avec sa séduisante cousine...
-
-La tentation est trop forte pour qu’elle n’y succombe pas. Après tout,
-il ne s’agit que de quelques instants à passer ensemble, dans la cohue
-d’un magasin. Sûrement, sa mère elle-même jugerait la rencontre bien
-inoffensive!
-
---Guillemette, hasarde timidement miss Murphy, il faudrait aller à la
-caisse. Voyez, l’employé vous attend.
-
---Pauvre homme, il attend!... Eh bien, miss Murphy, soyez un amour,
-allez payer pour moi, voici mon porte-monnaie. Et puis, vous viendrez me
-retrouver aux soieries où j’ai quelque chose à voir avec Mme de Miolan.
-
-Guillemette dit cela avec un sourire auquel miss Murphy est d’autant
-plus incapable de résister qu’elle a, de vieille date, abdiqué toute
-autorité sur son indépendante élève. Et derrière le commis, elle s’en
-va, boitillante et raide, ses yeux de myope attachés à l’employé qui
-déambule devant elle, aspirant à la liberté de courir vers de nouvelles
-clientes.
-
-Cependant Nicole et Guillemette bavardent et attendent que le monsieur
-en cravate blanche dont l’occupation est de faire manœuvrer le régiment
-des vendeurs, leur ait annoncé que leur tour d’être servies est enfin
-arrivé.
-
---Ce sera dans un instant, mesdames, leur assure-t-il de l’air le plus
-encourageant; car il témoigne une bonne grâce toute particulière aux
-clientes que sa compétence lui révèle de fortunées femmes du vrai monde.
-
-Nicole répond à ces paroles par un vague signe de tête et elle demande à
-Guillemette, tout en considérant les plis soyeux d’un satin drapé près
-d’elle:
-
---Vous ne partez donc pas encore pour Houlgate?
-
---Si, bientôt!... Mais nous attendons qu’André en ait fini avec son
-bachot.
-
---Période agitée, alors!... C’est pour bientôt?
-
---Dans quatre jours.
-
---Ah! Ah!... Et a-t-il des chances de succès, ce bon André?
-
---Ce sera au petit bonheur, fait Guillemette avec philosophie, étant
-donnée son ardeur au travail. S’il ne réussit pas, il y aura scènes de
-désolation de cette pauvre maman, scènes de colère du côté de papa...
-
-Mme de Miolan a un indéfinissable sourire:
-
---Ton père s’intéresse tant que cela aux examens d’André?
-
-En l’intimité de sa pensée très éclairée, elle s’étonne qu’avec les
-profanes distractions qui reposent Raymond Seyntis de ses affaires, il
-trouve encore des loisirs pour certaines de ses attributions
-paternelles.
-
-Guillemette aussi s’est mise à rire.
-
---Papa, quant au travail d’André, ressemble aux panthères qui bondissent
-tout à coup sur les paisibles voyageurs. Il reste des semaines sans
-demander à André quel est l’état de ses notes; et puis, tout à coup,
-quand André est dans une parfaite quiétude, il fond sur lui pour
-l’interroger, questionner les professeurs; ce qui a, en général, un
-résultat désastreux pour la tranquillité de mon cher frère!
-
-Mais ici, la conversation est interrompue par les paroles obligeantes du
-monsieur en cravate blanche qui avertit Nicole qu’un vendeur est à sa
-disposition.
-
-C’est un garçon à la face poupine, enserrée dans une cravate 1830. Il
-croit devoir accabler Nicole de questions pour s’enquérir de ce qu’elle
-désire. Elle lui répond qu’elle n’en sait rien et demande à voir
-beaucoup d’étoffes souples. Comme elle lui fait cette déclaration avec
-un sourire, qu’il devine en elle une de ces clientes qui n’ont pas souci
-du bon marché, il s’en va aimablement puiser dans les rayons, et, sans
-se lasser, apporte pièce après pièce, à Nicole qui n’est jamais
-satisfaite.
-
-Seulement, elle a une manière de demander: «N’avez-vous pas encore autre
-chose?» si encourageante, que le gros garçon continue à subtiliser à ses
-confrères les plus séduisantes étoffes pour les lui soumettre.
-
-Elle et Guillemette regardent, comparent, s’amusent du jeu chatoyant des
-coloris qui s’harmonisent ou se heurtent. Devant elles, il y a
-maintenant des jaunes safranés, blonds comme des épis, aux reflets roux,
-de pain brûlé; des bleus verdissants ainsi qu’un ciel de crépuscule; des
-roses nacrés, ou d’un ton violent de corail rouge; des verts d’opale, et
-aussi, des mauves pareils à des pétales d’hortensia...
-
-Elles s’attardent à choisir parce qu’elles causent.
-
---Je prends ceci, monsieur, dit enfin Nicole. Elle s’aperçoit tout à
-coup que la chaleur est étouffante dans la galerie où circule,
-incessamment, le flot des acheteuses.
-
-Mais tandis que le gros jeune homme mesure les mètres demandés, elle
-reprend, un peu distraite, car elle regarde l’étoffe:
-
---Alors rien de nouveau dans la famille que les exploits intellectuels
-d’André?
-
---Mais si... mais si... Il y a le retour de l’oncle René!
-
---Ah!... René revient de Madagascar...
-
-Une expression profonde a soudain changé le regard de Nicole. Son accent
-a quelque chose de rêveur...
-
---Oui, il arrive à la fin du mois et il passera l’été avec nous à
-Houlgate. Maman est dans le ravissement. Cela fait près de cinq ans
-qu’il n’est pas rentré en France!
-
---C’est vrai... cinq ans... Je venais d’être fiancée quand il est
-parti...
-
-D’où naissent les intuitions? Est-ce la voix, le regard de Mme de Miolan
-qui font jaillir dans la pensée de Guillemette, la certitude instinctive
-qu’il y a eu quelque coïncidence entre le mariage de Nicole et la longue
-absence de René Carrère dont sa famille s’est désolée. Et parce qu’elle
-a très envie de savoir, sans réfléchir, elle laisse échapper:
-
---N’est-ce pas, Nicole, il était amoureux de toi, l’oncle René?
-
-La jeune femme, qui est restée immobile, avec des yeux songeurs, fermés
-au décor papillotant du magasin, répète du même ton un peu lent, et ses
-lèvres onduleuses ont une expression presque railleuse, mais si triste:
-
---Très amoureux!... Aussi amoureux que pouvait l’être un garçon
-raisonnable et... sage comme lui!...
-
---Si raisonnable que cela?... Oh! Nicole, qu’il devait être ennuyeux!
-fait, avec conviction, Guillemette, dont les dix-huit ans goûtent les
-cavaliers très fringants, très flirts, et enveloppent, à l’avance, d’un
-juvénile dédain cet oncle si sage dont sa mère célèbre toujours les
-nombreuses qualités.
-
---Non, il n’était pas ennuyeux, mais effrayant de bons principes... Tout
-à fait le frère de ta mère!... Je ne me suis pas sentie à la hauteur...
-Et j’ai été, d’ailleurs, bien mal récompensée de mon humilité!...
-Là-dessus, allons donner mon adresse, qu’on m’envoie mon satin. Il est
-joli, n’est-ce pas?
-
-Nicole a secoué la tête comme pour en rejeter toutes les pensées, tous
-les souvenirs qui se mêlaient d’y tourbillonner tout à coup comme des
-oiseaux tristes et elle paraît occupée seulement d’en finir avec son
-achat. Guillemette la suit, devenue distraite, écoutant vaguement les
-explications que croit devoir lui donner miss Murphy qui s’embrouille
-dans le compte de sa monnaie.
-
-Toutes trois sortent enfin du «temple des vanités». Dehors, un ardent
-soleil ruisselle sur l’asphalte brûlant, où les arbres poudreux
-allongent des ombres dures.
-
-Des femmes passent en robe claire, chaussées de cuir pâle, les épaules
-nues sous la dentelle du corsage, le teint fouetté de rose par
-l’éclatante chaleur.
-
---Quelle odieuse température! soupire Nicole. Veux-tu venir prendre une
-glace? Guillemette. Nous nous voyons si peu et si mal que pour une fois
-que je te tiens, j’ai envie d’en profiter...
-
-Ah! la tentation encore! Mais Guillemette, élevée comme son oncle, dans
-les «bons principes», n’ose pas faire sciemment ce que sa mère lui
-interdirait, sans doute.
-
---Chérie, je te remercie, mais il faut que je rentre. Nous nous verrons
-bien à Houlgate... Car tu y viens?...
-
---Oui, correctement escortée de ma famille, avant d’aller seule à Dinard
-retrouver des amis. Peut-être ton oncle sera-t-il arrivé... Cela
-m’amusera de le revoir... Nous nous trouverons vieillis!
-
---Nicole, que tu es encore coquette pour une dame qui a vieilli! Lui,
-est déjà un peu, un monsieur d’âge... c’est vrai... à trente ans!... Un
-capitaine, et qui revient de si loin! Les années de campagne comptent
-double...
-
---Et les années de mariage triple, quadruple, alors! murmure Nicole.
-Petite Guillemette, marie-toi le plus tard possible!... Comme on dit en
-musique: «Profite bien de ta jeunesse!»
-
---Nicole chérie, je t’assure que je fais de mon mieux!
-
-Cela, c’est bien la vérité. Nicole le sent, et un sourire
-d’affection,--un peu aussi de pitié pour les illusions de cette
-enfant,--adoucit un instant la flamme de ses yeux.
-
---Comme tu as raison! Au revoir, mon petit. Ah! tu n’es pas une Carrère,
-toi, mais une vraie Seyntis...
-
-Sur son ordre, le chasseur a fait un signe à son cocher. Des passants se
-retournent pour regarder monter en voiture cette très jolie femme,
-habillée avec un goût raffiné en sa simplicité apparente;--elle porte un
-«tailleur» de grosse toile bise... Et, en une seconde, elle est tout
-ensemble admirée, désirée, enviée,--elle qui, à cette heure, n’est
-qu’une vivante épave, emportée à la dérive par le grand flot de la vie.
-
-Guillemette aussi est restée une seconde à la regarder, avec des yeux de
-gamine qui se connaît déjà fort bien en grâce féminine et a beaucoup
-entendu parler...
-
-Mme de Miolan a raison, Guillemette est une Seyntis. Elle est la vraie
-fille du financier spirituel, hardi et galant, épris de tout ce qui est
-beauté,--femmes et œuvres d’art,--s’offrant les unes et les autres avec
-une somptuosité de fermier général du temps jadis; au demeurant, un très
-aimable mari qui voile, d’une délicate discrétion, ses promenades
-ultra-conjugales et éprouve la plus sincère affection, avec une estime
-très haute, pour la femme dont il possède absolument l’être, corps et
-âme. En effet, vingt années de mariage n’ont pu altérer chez Mme
-Seyntis, une confiance de jeune épousée. Confiance dont Guillemette
-pourrait bien ne pas faire si généreux hommage à son futur mari, toute
-saturée qu’elle ait été de bons exemples et conseils. Les petites filles
-du vingtième siècle ont respiré d’autres souffles et trop entendu
-célébrer le nouvel évangile de leurs droits!...
-
-Quoi qu’il en doive être de l’avenir, pour l’heure, ladite petite fille
-chemine pédestrement vers l’hôtel Seyntis, insouciante de la chaleur et
-de la poussière, des regards qui caressent au passage son éblouissante
-jeunesse. Elle trotte d’un pas vif, suivie tant bien que mal par miss
-Murphy; et elle ne s’en aperçoit pas, tant sa pensée est absorbée toute
-par la soudaine révélation qu’elle vient d’avoir d’un roman inachevé
-entre l’oncle René et Nicole.
-
-Comment jamais un mot ne lui en avait-il donné le soupçon?... Est-ce un
-secret entre eux?... Ou la famille le sait-elle?
-
-Que Nicole ait eu peur d’un mari sérieux comme l’oncle René, elle le
-comprend bien!... Mais combien lui, si sage, devait être pris
-profondément pour demeurer tant d’années hors de France... Sans doute
-afin de se guérir... Puisqu’il revient aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus
-peur de la retrouver... D’ailleurs, ainsi que dans les livres, il est
-vengé puisqu’elle a eu un détestable mari, choisi, voulu par elle
-seule...
-
-En est-elle malheureuse? Regrette-t-elle d’avoir misérablement gâché sa
-vie?... Qui le sait?... Pour tous, l’âme de Nicole demeure close. Jamais
-elle ne se plaint ni ne parle des dernières années qu’elle a vécu. Il
-semblerait qu’elle se contente désormais d’être une créature délicieuse
-dont les hommes s’affolent, que les femmes jalousent. Elle va beaucoup
-dans le monde et s’habille mieux que nulle autre... Elle cause, elle
-rit... Mais, par instant, son rire sonne à l’oreille comme un sanglot
-bref, douloureux à entendre, et ses beaux yeux, qu’on dirait faits d’une
-ombre brûlante, regardent souvent vers l’Invisible...
-
-Mme Seyntis s’illusionnait bien quand elle s’imaginait que ne parlant
-pas devant Guillemette des malheurs conjugaux de sa cousine, elle
-endormirait, sur ce point, la jeune pensée si vite en éveil. Les
-quelques mots de Nicole ont ressuscité pour Guillemette l’image de Guy
-de Miolan, grand, svelte, d’allure patricienne; le visage barré d’une
-moustache fauve... Et mieux encore, elle revoit les yeux gris dont
-l’expression, jadis, lui faisait trouver si naturel que Nicole allât,
-quoi qu’on lui dît, à celui qui savait ainsi la regarder. Tous deux,
-d’ailleurs, lui donnaient l’impression d’êtres enfermant en eux quelque
-brûlant foyer...
-
-Donc ils sont brouillés. Nicole attend son divorce et lui ne tente rien
-pour l’apaiser et la ramener. L’oncle René revient; il va revoir
-Nicole... Ici, la pensée de Guillemette s’arrête devant une conclusion
-impossible. Même arrivât-il que la jeune femme obtînt son divorce, même
-l’oncle fût-il encore amoureux, tout mariage serait impossible entre
-eux, puisque la loi seule lui rend sa liberté. Et Guillemette, élevée
-par une mère rigoureusement religieuse, ne conçoit même pas un mariage
-hors de l’Église... Alors... quoi?
-
---Oh! Guillemette, comment pouvez-vous marcher si vite par cette
-chaleur! soupire la voix plaintive de miss Murphy.
-
-Guillemette tressaille; et, un peu saisie, confuse, parce qu’elle est
-habituée à prendre souci des autres, elle regarde la pauvre miss,
-essoufflée et cramoisie, sous son ombrelle.
-
---Ma pauvre Murphy! je vous demande bien pardon!... Je réfléchissais et
-je ne m’apercevais pas que je vous faisais ainsi trotter! Nous allons
-marcher bien lentement pour vous remettre.
-
---Ah! maintenant, nous arrivons...
-
-C’est vrai, devant elles deux, apparaît la voûte ombreuse de l’avenue de
-Messine, et plus loin, se montrent les cimes feuillues du parc Monceau
-sur lequel s’ouvrent les fenêtres de l’hôtel Seyntis.
-
-
-
-
-II
-
-
-Un quart d’heure plus tard, Guillemette, toute rose de sa course rapide,
-pénètre dans la salle d’étude où sa jeune sœur Mad peine sur les devoirs
-que lui fait faire consciencieusement Mademoiselle,--_M’selle_, comme
-dit André, et tous à sa suite.
-
---Bonjour, les travailleuses! jette joyeusement Guillemette. Quel beau
-temps, n’est-ce pas?... Ah! j’aime l’été!
-
---Pas moi, en ce moment, gémit Mad qui est sans ardeur devant ses
-problèmes. Je l’aimerai seulement quand les vacances seront venues.
-
---Pauvre, chérie! Ce ne sera plus long, va... _M’selle_, si vous lui
-accordiez congé?
-
---Oh! Guillemette, c’est impossible! Ne lui donnez pas de mauvais
-conseils. Il faut faire ce qui doit être fait...
-
---_M’selle_, vous êtes la sagesse même!
-
-Mademoiselle devient toute rouge, de pâle qu’elle est d’ordinaire. Elle
-est timide, douce, savante et scrupuleuse jusqu’à la minutie dans le
-souci de son devoir.
-
---Ah! Guillemette, pourquoi vous moquez-vous de moi?
-
---Ma petite _M’selle_, je ne me moque pas du tout, je constate! réplique
-Guillemette avec un sourire d’amitié à la jeune institutrice qui, son
-aînée de plus de dix ans, lui donne souvent l’impression d’une créature
-à protéger.
-
---Aimez-vous l’été? vous? _M’selle_.
-
---Oh! non! je ne l’aime pas! laisse échapper Mademoiselle, avec une
-telle conviction que les prunelles de Guillemette la contemplent,
-surprises.
-
---Comme vous dites cela! _M’selle_. Pourquoi donc ne l’aimez-vous pas
-cette jolie saison, odorante, lumineuse, dorée... A cause de la chaleur?
-
---Non, oh! non! La chaleur m’est indifférente!...
-
-Guillemette voit bien que Mademoiselle pense quelque chose qu’elle ne
-veut pas dire; et, discrètement, elle n’insiste pas. Mais cette lueur
-mélancolique qui a, tout à coup assombri les yeux clairs de
-l’institutrice de Mad, dissipe brusquement l’espèce de griserie jetée en
-elle par la féerie de cette journée de juillet. Parce qu’elle est très
-heureuse, elle voudrait tant que tout le monde le fût!
-
-Que peut bien avoir Mademoiselle?
-
-Elle y songe, tout en enlevant sa toilette de sortie, dans la grande
-chambre, ouverte sur l’horizon frais des pelouses du parc Monceau, qui
-est son domaine; un riant domaine, tendu de vieux Jouy, fleuri comme un
-reposoir, décoré de quelques toiles de maître, de bibelots précieux,
-rassemblés par ses désirs de fillette riche et gâtée.
-
-Quand elle entend, dans le petit salon, le piano résonner sous les
-doigts résignés de Mad, elle rentre, d’un élan instinctif, dans la salle
-d’étude où elle est sûre de trouver Mademoiselle, remettant en ordre
-livres et cahiers, avant de s’en aller regagner son logis familial, tous
-les jours, à six heures.
-
-L’institutrice est, en effet, devant la table de travail, une plume en
-main. Sans doute, elle prépare les devoirs de Mad. Mais elle n’écrit
-pas; elle réfléchit... La même expression soucieuse altère son visage un
-peu fatigué et ses yeux regardent fixement loin devant elle, vers les
-cimes vertes des arbres.
-
-Guillemette lui effleure l’épaule et interroge, très douce:
-
---_M’selle_, je ne voudrais pas être indiscrète, mais vous avez l’air
-d’avoir un souci... Est-ce que... je ne pourrais rien pour vous aider,
-un peu, à le porter? Dites-moi pourquoi vous n’aimez pas l’été? C’est
-cette simple petite question qui vous a attristée...
-
---Parce que l’été est une saison dure à passer pour moi!...
-
-Guillemette la regarde sans comprendre; et Mademoiselle se sent
-loin,--oh! si loin!--de cette jeune créature que la vie a comblée.
-
---L’été vous est dur?...
-
---Oui, c’est un temps pendant lequel je ne gagne pas, murmure
-Mademoiselle. Il m’apporte des vacances forcées; et... il ne m’en
-faudrait pas!
-
-Guillemette serre inconsciemment ses deux mains l’une contre l’autre.
-Quelque chose qui ressemble à une angoisse l’a fait tressaillir; car si
-les paroles de Mademoiselle sont pour elle dépourvues d’un sens précis,
-elle les devine cependant lourdes d’inquiétudes... Et sa jeunesse
-heureuse se cabre, en un sursaut de révolte, devant la loi cruelle qui
-pèse sur certaines existences. Misérablement, elle se sent impuissante
-pour venir en aide à la petite institutrice de Mad.
-
-Il y a, entre elles deux, un léger silence; Mademoiselle est toute à son
-tourment; et, Guillemette qui, de tout cœur, souhaiterait le lui
-enlever, se demande, sans trouver de solution, ce qu’elle pourrait bien
-faire... Le piano frémit, torturé par Mad qui s’impatiente devant un
-passage hérissé d’imprévu. Guillemette suggère, encourageante:
-
---Mais puisque vous gagnez toute l’année, Mademoiselle, vous pouvez bien
-vous reposer un peu pendant les vacances!
-
---Il faut vivre aussi au temps des vacances, articule humblement
-Mademoiselle. C’est pourquoi je ne peux pas me réjouir, comme vous, de
-les voir arriver!
-
---Oui, je comprends! fait Guillemette sérieuse.
-
-Pour la première fois, elle vient d’avoir la conscience nette de ce
-qu’est la lutte pour ceux qui travaillent afin de gagner leur pain
-quotidien. Comment, jusqu’à cette minute, lui a-t-il paru si naturel
-qu’elle n’eût, elle, qu’à se laisser vivre, alors que d’autres doivent
-peiner sans relâche... Comment a-t-elle pu trouver tout simple que
-Mademoiselle vienne, chaque jour, faire faire d’insipides devoirs à Mad,
-passe des instants monotones aux Champs-Élysées à la regarder jouer,
-trotte pour la conduire à ses cours et soit à tous, sauf à elle-même, de
-neuf heures du matin à six heures du soir?...
-
-Pourtant, Mademoiselle n’avait pas été élevée pour cette existence de
-manœuvre. Son père possédait, dans l’armée, un haut grade quand il est
-mort, il y a cinq ans. Maintenant elle et sa sœur doivent travailler
-pour leur mère qui est demeurée sans fortune.
-
-Tout cela, Guillemette le sait depuis que Mademoiselle a été placée
-auprès de Mad; et elle a, sans y prendre garde, accepté une situation
-dont l’intéressée ne se plaignait pas.
-
-Et voici que soudain, comme si quelque voile mystérieux venait de se
-déchirer en sa pensée, elle se sent honteuse, au plus profond du cœur,
-de son luxe, de son existence facile, honteuse de n’être, dans la vie,
-qu’un inutile petit bibelot. Ardemment, elle souhaiterait faire quelque
-chose pour alléger la tâche de Mademoiselle. Elle voudrait pouvoir lui
-offrir tout le contenu de sa bourse, lui assurer des revenus, la mettre
-à l’abri des soucis d’argent.
-
-Désirs de bébé, elle le sait bien! Ses maigres économies,--elle ignore
-le secret d’en faire!--seraient une goutte d’eau pour Mademoiselle et
-lui donner de bonnes rentes est tout aussi impossible... Alors?... Comme
-c’est peu de chose, le seul désir d’aider!
-
-Guillemette sort toute grave de son entretien avec Mademoiselle. De sa
-fenêtre, elle la voit quitter l’hôtel, s’en aller d’une allure discrète
-de souris trottant menu, la tête un peu penchée. Sans doute, elle
-s’ingénie de nouveau à résoudre le problème qui la trouble et rend
-Guillemette songeuse.
-
-Se peut-il que l’été, lumineux et fleuri, synonyme pour elle de joyeuses
-villégiatures, d’excursions, agrémentées de flirts amusants qui rendent
-exquises les flâneries sur la plage ou par les chemins verts..., ce même
-été soit, pour d’autres, une saison d’inquiétudes, d’épreuves; si
-difficile à traverser, que même de pauvres filles, fatiguées comme
-Mademoiselle par des mois et des mois d’incessant labeur, ne peuvent
-accepter comme un bienfait le repos qu’il leur apporte... Et parce
-qu’elle vient de se heurter à cette implacable nécessité, Guillemette ne
-peut jouir, comme chaque soir, du décor charmant aperçu de sa fenêtre,
-des jeux de la lumière sur les arbres où tous les verts se fondent en
-harmonies d’ombres et de clartés, du velours frais des pelouses sous la
-pluie irisée des jets d’eau... Elle ne voit que les humbles qui, en
-cette saison d’été, envahissent l’aristocratique jardin, les mères
-assises, tête nue, sur les bancs--qui, elles aussi peut-être, souffrent
-d’avoir des loisirs d’été...--les petits, barbouillés de poussière qui
-jouent avec le sable, en attendant que, dans l’avenir, devenus des
-hommes, des femmes, ils doivent vivre courbés sous la servitude du
-travail...
-
-Et le même sentiment de confusion l’étreint parce qu’elle a été comblée
-par la destinée, sans avoir rien fait pour le mériter... Il lui semble
-qu’elle ne pourra retrouver sa joyeuse sérénité tant qu’elle n’aura rien
-tenté pour Mademoiselle, tout au moins.
-
-Le dîner de famille ne la distrait pas des idées qui la hantent. Elle
-songe que tant d’autres trouveraient aussi agréable qu’elle-même, de
-croquer des plats très fins, autour d’une table fleurie, dans une salle
-à manger tendue de tapisseries célèbres, de manier de délicats cristaux,
-de fines porcelaines, une argenterie artistique, d’être servie par un
-maître d’hôtel vigilant...
-
-Elle entend son père raconter avec enthousiasme une somptueuse
-acquisition qu’il vient de faire chez un antiquaire qui possède de
-coûteuses merveilles. Elle écoute sa mère parler de ses projets
-d’invitation pour Houlgate, afin d’y amener de jeunes héritières,
-d’éducation accomplie, à l’intention de son frère, dont une dépêche
-vient de lui annoncer la très prochaine arrivée...
-
-Ici, elle dresse la tête et oublie un instant Mademoiselle et ses
-laborieux frères et sœurs... Ah! l’oncle René ne tardera plus à
-apparaître... Alors il est certain que Nicole et lui vont se retrouver à
-Houlgate... Mme Seyntis ne paraît pas le redouter... Peut-être après
-tout, elle n’a ni su, ni deviné... Cela voit si peu clair, les parents
-quelquefois!
-
---Marie, je vais faire un tour au cercle, dit M. Seyntis qui a fini de
-fumer son cigare; et, tout en parlant, il caresse les cheveux de
-Guillemette laquelle songe à mille choses, debout dans le cadre de la
-fenêtre, ouverte sur la nuit d’été.
-
-Chaque soir, si aucune invitation n’appelle les Seyntis hors de chez
-eux,--c’est rare, il est vrai!--Mme Seyntis entend cette phrase de son
-mari. Et elle l’accueille avec une simple bonne grâce.
-
---Bien, mon ami, à tout à l’heure!
-
-Ce «tout à l’heure» viendra tardivement. Mais Mme Seyntis est si
-habituée à ce qu’il en soit ainsi, qu’elle ne pense même pas à s’en
-étonner, certaine que son mari est au Cercle, comme il le lui dit.
-
-Elle prend son ouvrage, car elle est remarquablement adroite pour les
-travaux inutiles; et chez elle, il lui faut toujours, entre les doigts,
-un crochet ou une aiguille, créatrice d’incomparables broderies.
-
-Il n’y a pas de soirée qui lui paraisse meilleure que celles qu’elle
-passe ainsi...
-
-Les arbres du parc répandent, avec une bonne odeur de verdure, une
-fraîcheur bienfaisante dans le petit salon où la lampe rayonne une lueur
-d’or, sous l’abat-jour de soie jaune. Mme Seyntis lève la tête, son
-aiguille piquée dans la soie de son métier:
-
---Guillemette, ne reste donc pas ainsi inoccupée à la fenêtre! Prends
-ton ouvrage. Tu sais que j’ai en horreur les rêvasseries.
-
-Guillemette se détourne. Sa svelte silhouette, habillée de blanc, se
-découpe sur l’obscur velours du ciel constellé.
-
---Mère, je ne rêvasse pas... Je réfléchis...
-
---Et peut-on, ma fille, te demander à quoi?...
-
-Guillemette se rapproche et s’assoit sur une chaise basse, près de sa
-mère, les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains
-croisées.
-
---Maman... je pensais que vous devriez emmener Mademoiselle à
-Houlgate...
-
---Emmener Mademoiselle! répète Mme Seyntis stupéfaite. Quelle idée as-tu
-là? Guillemette. Je n’ai aucun besoin d’elle. Pourquoi l’emmener?...
-
-Au hasard, Guillemette lance:
-
---Pour faire un peu travailler Mad!
-
---Oh! Guillemette, en voilà une invention! fait Mad bondissant
-d’horreur.
-
-Guillemette ne se laisse pas troubler et continue:
-
---Et puis... et puis... elle se promènerait avec moi! Vous savez bien,
-maman, que vous regrettez toujours, dans l’été, que je n’aie personne
-pour m’escorter sur les routes, puisque miss Murphy ne marche plus!
-_M’selle_ serait un chaperon parfait!
-
-Mme Seyntis considère sa fille avec une surprise grandissante. Où
-Guillemette veut-elle en venir? Qu’est-ce que cette fantaisie d’emmener
-Mademoiselle que, d’ordinaire, elle déclare trop austère...
-
---Mon enfant, tu ne manqueras pas de société à Houlgate; et vraiment, la
-villa est trop vite remplie pour que je perde inutilement une chambre en
-amenant une personne de plus à loger...
-
-Ça, c’est le grave de la question! Si la maîtresse de maison parle
-impérieusement dans la pensée de Mme Seyntis, il n’y a rien à faire. Et
-alors, Guillemette prend résolument son parti... Jusqu’alors, par
-délicatesse, pour ne pas trahir la confidence faite dans une minute de
-faiblesse, elle a essayé de taire le motif vrai de sa demande... Mais si
-elle veut le succès, il faut dire la vérité, lui semble-t-il.
-
---Mère, je crois que vous feriez une bonne œuvre en emmenant _M’selle_!
-
-De nouveau, Mme Seyntis laisse tomber son ouvrage et regarde Guillemette
-comme si elle venait de s’exprimer en une langue étrangère.
-
---Comment, une bonne œuvre?... Mais Mademoiselle n’est pas dans la
-misère, que je sache!
-
---Non, maman... Mais elle n’est pas très fortunée... Et je m’imagine
-qu’elle regrette--pour cause!--les mois de vacances où elle ne gagne
-rien...
-
-Guillemette répète les propres paroles de Mademoiselle afin qu’elles
-produisent sur sa mère l’impression qu’elles lui ont faite. Mais Mme
-Seyntis n’a plus dix-huit ans; elle est un peu blasée sur le chapitre
-des difficultés et infortunes de la vie, d’autant qu’elle ne les connaît
-pas par expérience. Si charitable et bienveillante qu’elle soit, elle
-vit enfermée dans l’étroite chapelle où règnent les objets de son culte,
-son mari et ses enfants; et du reste des humains, elle s’inquiète avec
-le secret détachement que nous avons pour ce qui nous est étranger.
-Aussi réplique-t-elle, paisible:
-
---Ma petite fille, j’ai déjà beaucoup de bonnes œuvres à soutenir; et
-celle-là ne me paraissant pas d’une nécessité évidente, je trouve plus
-sage d’en faire la petite économie.
-
---Oh! maman, Mademoiselle n’est pas riche, nous avons la chance de
-l’être beaucoup!... Alors, nous n’avons pas le droit de faire des
-économies avec elle!
-
-Les mots ont jailli de ses lèvres, avant même qu’elle ait réfléchi. Une
-imperceptible rougeur effleure, telle une flamme, le visage calme de Mme
-Seyntis. Mais comme elle juge tout à fait inadmissible que sa fille
-émette un propos qui ressemble à une observation, elle dit, un peu
-sèche:
-
---Tu parles comme une enfant, Guillemette, de ce que tu ignores. Il
-n’est pas de petites économies, retiens-le bien. C’est justement parce
-que nous avons de la fortune que nos charges sont très grosses... Et
-elles vont encore s’accroître, puisque la situation faite au clergé de
-France oblige tous les chrétiens à des sacrifices pécuniaires.
-
-Guillemette regarde la pointe luisante de ses souliers et pense,--non
-sans un vague remords,--que les soucis de Mademoiselle la touchent
-beaucoup plus que les épreuves du clergé de France, auxquelles elle
-compatit avec une involontaire sérénité.
-
-Mais un tel aveu serait d’un déplorable effet auprès de Mme Seyntis qui
-en serait scandalisée au dernier chef. Le front penché vers son métier,
-elle pique l’aiguille avec une sorte de nervosité; et, sans que
-Guillemette ait dit un mot, un brin découragée de si mal réussir en sa
-diplomatie, elle reprend pour convaincre sa fille, pour se convaincre
-elle-même qu’elle a raison:
-
---En somme, Mademoiselle gagne honorablement sa vie. Elle n’a pas besoin
-que nous lui fassions la charité, j’en suis persuadée; et, quoi que tu
-t’imagines, je ne sais à quel propos, elle est certainement très
-contente d’avoir un peu de liberté.
-
-Guillemette serait ravie de pouvoir partager ces opinions optimistes;
-mais elle garde, trop vif encore, le souvenir du regard, de l’accent de
-Mademoiselle. D’autre part, elle a l’intuition qu’il est sage de ne pas
-insister davantage pour ce soir. Et, d’un ton raisonnable, elle dit
-seulement:
-
---Maman, bien entendu, vous avez plus d’expérience que moi... Tout de
-même, j’ai l’idée que si vous pouviez faire du bien à Mademoiselle, cela
-porterait bonheur à André pour son examen!
-
-Guillemette a jeté cela d’un air innocent. Mais, entre les cils, elle
-observe sa mère et voit que ses paroles ont enfin porté. Cet examen
-d’André, dont tout son amour maternel désire la réussite, est, en ce
-moment, le cauchemar des jours et des nuits de Mme Seyntis. Elle sait
-trop bien à quel point son cher petit cancre a besoin des lumières de
-l’Esprit-Saint, pour n’être pas prête à tous les sacrifices afin de les
-lui assurer, autant qu’il dépend d’elle. Guillemette s’en doute bien, et
-c’est pourquoi, en l’intimité de son cœur point égoïste, elle se réjouit
-d’avoir eu l’inspiration géniale de mettre en avant l’intérêt d’André.
-
-
-
-
-III
-
-
-Ce jeune personnage est certes très loin de partager l’inquiétude de sa
-mère. Il appartient à l’espèce des nombreux petits hommes qui tiennent à
-se laisser vivre pour leur plus grand agrément et sont toujours
-convaincus que leur bonne chance les fera réussir, sans qu’ils aient à
-se préparer de favorables atouts.
-
-Il s’est donc mis en route d’un cœur tranquille pour le lieu de son
-épreuve. Mais les événements paraissent avoir altéré cette aimable
-quiétude, si Guillemette en juge d’après les apparences, alors que,
-rentrée de ses pérégrinations quotidiennes, elle pénètre dans le petit
-salon où sa mère brode, devant son métier, très rouge, le visage un peu
-contracté. André, assis à califourchon sur une chaise, près de la
-fenêtre, a les yeux braqués sur un livre dont il ne tourne pas les
-pages.
-
-Elle interroge, pressentant la réponse:
-
---Eh bien!... Es-tu content?
-
-Les yeux toujours sur son livre, André grogne, maussade:
-
---Pas du tout!... Je vais être _retoqué_...
-
-Il a une mine furieuse de chat battu qui serait comique si le
-frémissement des lèvres ne trahissait une enfantine envie de pleurer,
-comme font les petits dans leur détresse. Et c’est là la révélation d’un
-état d’âme tout à fait anormal chez ce garçon insouciant.
-
---Mon enfant, pourquoi dis-tu que tu ne réussiras pas... Tu ne peux pas
-le savoir! proteste Mme Seyntis dont la voix est tremblante.
-
-Elle pique fiévreusement son aiguille dans sa broderie et fait, sans en
-avoir conscience, des points irréguliers qui tombent, comme des notes
-fausses, dans l’harmonie du dessin.
-
---Il me semble que ta version est presque tout à fait conforme au texte
-que nous avons acheté.
-
---Oui, aux contre-sens près! gémit André, dont l’humeur rappelle le dos
-d’un porc-épic.
-
---Et ton devoir français? questionne encore Guillemette qui, vu la
-circonstance, ne se laisse pas rebuter par le ton d’André.
-
---Il est idiot comme le sujet donné!
-
-En effet, la situation, en ces conditions, est mauvaise, et le résultat
-apparaît probable. Guillemette le regrette surtout pour sa mère, qui a
-l’air aussi lamentable que si André était en route vers l’échafaud.
-
---Maman, est-ce que vous avez demandé au professeur d’André si vraiment
-ses compositions sont mauvaises autant qu’il le dit?
-
---Non, je ne pourrai trouver M. Rochet qu’après le dîner. J’irai
-aussitôt, puisque ton père n’est justement pas à Paris. J’ai une
-dépêche. Il ne sera de retour de Londres que demain soir.
-
---Alors, maman, ne vous tourmentez pas à l’avance. Peut-être que M.
-Rochet va vous tranquilliser...
-
-Guillemette se penche et met un tendre baiser sur le visage désolé de sa
-mère; puis, pour la distraire, elle entreprend de lui raconter sa
-promenade. Mais Mme Seyntis ne peut pas être distraite. Les paroles de
-sa fille sont, à son oreille, un bourdonnement de mouche joyeuse. Elle
-est hypnotisée par l’échec probable de son cher rejeton. Elle a
-cependant fait tout ce qui était en son pouvoir pour attirer sur lui la
-faveur du ciel. Elle s’est répandue en neuvaines, messes, prières, pour
-que les clartés de l’Esprit-Saint viennent en aide à sa cervelle
-juvénile et mal lettrée. Et voici qu’elle semble ne pas du tout devoir
-être exaucée.
-
-Elle est trop bonne chrétienne pour murmurer. Mais, tout en ombrant de
-mauve un iris, elle fouille dans sa conscience pour découvrir comment
-elle a pu indisposer le ciel contre elle. Pourtant, elle a obéi, par
-pure générosité, aux suggestions de Guillemette et, après maintes
-réflexions, demandé à Mademoiselle de venir à Houlgate faire travailler
-Mad et se promener avec Guillemette... Cela, alors qu’elle n’avait, en
-vérité, nul besoin d’elle et voulait seulement lui rendre service,--à
-l’intention du succès d’André.
-
-Donc... pourquoi ne va-t-il pas réussir comme tant d’autres ni plus
-savants ni plus travailleurs?...
-
-Comme elle rentrait avec lui, qu’elle était allée cueillir à la sortie
-de l’épreuve, elle a rencontré son digne ami, le curé de sa paroisse,
-qui habite la maison voisine de l’hôtel Seyntis. Il s’est répandu en
-phrases réconfortantes pour la mère et le fils, et finalement a invité
-André, en guise de distraction, à venir, le lendemain, déjeuner chez lui
-avec quelques-uns de ses vicaires.
-
-André, peu séduit, a sournoisement imprimé à la jupe de sa mère des
-secousses expressives pour qu’elle refuse. Mais il semble à Mme Seyntis
-que la protection du ciel descendra mieux sur André s’il a reçu de pieux
-encouragements; et elle accepte, avec des mots de reconnaissance qui
-achèvent d’exaspérer la victime du sort.
-
-Le dîner est plutôt morose. Mme Seyntis est rongée d’impatience. André,
-fatigué, nerveux et affamé. Mad a tellement versé de larmes sur la
-malchance de son frère bien-aimé, que ses yeux et son nez ressemblent à
-des pelotes d’un rose accentué; mais, tout de même, elle aussi mange
-avec un triomphant appétit. Quant à Guillemette, elle ne peut échapper
-au sentiment de justice qui lui fait penser qu’André s’est vraiment
-acquis tous les droits pour mériter son ajournement. Bien entendu, elle
-garde pour elle cette malencontreuse conviction.
-
-Dès que le dessert a circulé autour de la table, Mme Seyntis se hâte de
-mettre un chapeau pour aller recevoir l’arrêt de M. Rochet; et dans la
-voiture que lui a fait avancer le concierge, galonné comme un
-fonctionnaire, elle se laisse emporter vers la paisible rue des Ternes
-où s’épanouit la science de M. Rochet.
-
-C’est une soirée lourde d’orage. A travers le ciel obscur, courent de
-fugitives lueurs d’éclairs. Aux branches, les feuilles sont immobiles.
-Devant les grand’portes et les boutiques mi-closes, de modestes groupes
-sont assis, soupirant après un peu de fraîcheur; les hommes fument, la
-veste enlevée; les femmes ont des corsages flottants et les mains
-inactives. Sous la clarté des réverbères, des gamins fouettent leur
-toupie dans les pieds des passants. De nombreux dîneurs sont attablés
-aux petites tables qui encombrent les trottoirs; ils sont humbles,
-satisfaits et mangent avec entrain des mets très ordinaires.
-
-Tout ce Paris populeux, Mme Seyntis le distingue à peine et n’en a cure;
-elle est toute à l’idée que M. Rochet va lui rendre l’espérance ou
-justifier sa crainte. Et elle escalade rapidement les cinq étages du
-professeur, bien que cette montée hâtive la rende haletante. Elle s’en
-aperçoit seulement, tandis qu’elle attend devant la porte close, après
-un coup de sonnette bien nerveux.
-
---M. Rochet est chez lui?
-
---Oui, Monsieur et Madame sont à table.
-
-Mme Seyntis est si absorbée par sa préoccupation qu’elle répond
-machinalement.
-
---Cela ne fait rien! Je puis très bien lui parler tandis qu’il dîne.
-
-Et derrière la jeune bonne qui n’ose l’arrêter, elle entre dans la salle
-à manger où le jeune ménage Rochet prend le repas du soir. La lumière,
-sous le voile de porcelaine de la suspension, flambe gaiement sur les
-cristaux et l’argent des couverts, sur les bois clairs de la pièce
-_modern style_. Madame est en robe de maison de batiste rosée; près
-d’elle, est son poupon, très affairé à recueillir des miettes de pain
-sur la nappe. M. Rochet tient en main le couteau à l’aide duquel il
-allait trancher dans le rosbif qui saigne devant lui. Au spectacle de
-cette scène familiale, Mme Seyntis s’arrête, saisie, ses instincts de
-femme du monde réveillés; et elle se sent accablée de l’incorrection de
-sa conduite.
-
---Monsieur Rochet, je vous fais toutes mes excuses d’avoir ainsi envahi
-votre salle à manger! Je n’ai vraiment plus la tête à moi, après toute
-cette journée d’émotion.
-
---Je comprends, madame... Mais si vous voulez passer dans le salon, nous
-causerons mieux de ce qui vous amène.
-
-Mme Seyntis voit le rosbif qui attend et, confuse derechef, elle dit
-hâtivement:
-
---Non, monsieur, je vous en prie, continuez votre dîner. Je voulais
-seulement vous demander votre avis sur la version et le devoir français
-d’André dont il n’est pas content.
-
-L’évocation de ce fâcheux événement ranime tout l’émoi de Mme Seyntis,
-qui se désintéresse complètement du rosbif, de la petite Mme Rochet,
-laquelle en son for intérieur maudit cette visite impromptue, du bébé
-qui prend une mine très fâchée parce que sa mère l’empêche de culbuter
-un verre. M. Rochet, lui-même, soupire d’être poursuivi par les examens
-jusqu’en son _home_. Mais le moyen de ne pas accueillir bien la mère
-d’un élève aussi fructueux qu’André Seyntis! Aussi il s’exécute
-bravement, abandonne couteau et rosbif, prend le brouillon de la version
-et commence à lire.
-
-Anxieuse, Mme Seyntis le regarde. Il n’a pas l’air enthousiasmé, loin de
-là! Le cœur battant, elle écoute les commentaires, plutôt décourageants,
-dont il ponctue les phrases. M. Rochet est un homme consciencieux. Ce
-qu’il juge mauvais, il le dit d’un ton doux et aimable, mais très net.
-Trompé par le calme apparent de sa visiteuse, il lui dévoile tous les
-méfaits littéraires commis par André, sans soupçonner que le cœur de la
-pauvre mère se gonfle de chagrin, quoiqu’elle fasse bonne contenance,
-disciplinée par l’éducation mondaine.
-
---Alors, monsieur Rochet, vous pensez qu’André ne sera pas reçu?
-
---Madame, je le crains fort.
-
-Il y a une seconde de silence; Mme Seyntis lutte contre son émotion,
-contemplant, sans le voir, le rosbif de plus en plus froid. La jeune Mme
-Rochet devine son chagrin et la plaint; mais, puisque le mal est fait,
-souhaite qu’elle s’en aille pour que le dîner s’achève... M. Rochet,
-lui, repris par l’engrenage, réfléchit aux sottises écrites par son
-élève. Quant au bébé, il lance triomphalement sa cuiller dans l’assiette
-de sa mère. Tous tressautent, et Mme Seyntis, rappelée à elle-même, se
-lève aussitôt, avec des mots d’excuses, dont sa pensée est absente.
-
-Maintenant, elle a hâte d’être seule, tant elle sent ses paupières
-chargées de larmes qu’elle craint de ne pouvoir longtemps retenir. Et sa
-dignité lui interdit de se trahir. Elle remercie M. Rochet de sa
-consultation, serre machinalement la main de la jeune femme, caresse
-d’un geste distrait la tête ronde du bébé... Puis la porte retombée
-derrière elle, enfin! elle se trouve seule dans l’escalier où luit la
-flamme crue d’un bec Auer. Par la fenêtre entr’ouverte sur la nuit, on
-entend des rires qui viennent de la cour et le heurt des assiettes que
-range une ménagère invisible.
-
-Cette fois, les larmes jaillissent des yeux de Mme Seyntis et elle,--le
-_decorum_ fait femme!--elle s’assoit, au hasard, sur une marche et
-pleure, pleure, pleure... autant que si une irréparable catastrophe
-s’était abattue sur elle.
-
-Pour la rappeler à elle-même, il faut, en bas, dans le vestibule, le
-bruit de la porte d’entrée qui se ferme. Quelqu’un monte.
-
-Vite, elle se dresse, tamponne son mouchoir sur ses yeux, et se met en
-devoir de descendre. Un monsieur la croise, et, sous la lumière, voit la
-trace des larmes sur le visage altéré. Il salue avec respect, se disant
-que cette dame si affligée vient, sans doute, d’apprendre quelque
-douloureuse nouvelle, et il lui offre l’hommage de sa compassion
-silencieuse.
-
-Elle ne le soupçonne guère et remonte en voiture, accablée par toutes
-les conséquences de cet examen manqué... Irritation de son mari qui fut
-jadis un brillant élève, ignorant des échecs... Mauvaise humeur d’André,
-contraint de travailler pendant les vacances. D’où, tiraillements,
-scènes, séjour d’Houlgate troublé, alors qu’elle souhaitait tant jouir
-du retour de son frère!... Ah! qu’a-t-elle fait pour mériter une telle
-épreuve?
-
-Et son regard interroge le ciel sombre, toujours strié de lointains
-éclairs. Mais une averse a mis un peu de fraîcheur dans l’air. Un
-souffle tiède erre sur les feuilles. La nuit devient charmeuse. Des
-couples flânent paresseusement; et, dans l’ombre, les mains se
-cherchent, les lèvres se rapprochent...
-
-Sur le balcon, dressé haut vers le plein ciel, le jeune ménage Rochet
-veut jouir de la douceur du soir. Mais Monsieur reste assombri des
-fâcheuses révélations apportées par Mme Seyntis; et sa petite femme est
-dépitée devoir que, par sa seule présence, elle ne le distrait pas de
-ses réflexions. Pour le ramener à de meilleurs sentiments, elle appuie
-la tête contre son épaule.
-
---Ah! Paul, je t’en prie, ne t’inquiète plus de ce garçon et occupe-toi
-de moi qui ne t’ai pas vu de la journée!
-
-Monsieur sourit et se penche très volontiers sur le visage levé vers le
-sien... Alors, bien vite, et sans peine, il oublie André, ses
-contre-sens, son piteux devoir français, et trouve exquis de murmurer de
-tendres et douces folies à la charmante jeune dame que la loi et
-l’Église lui ont donnée pour compagne.
-
-Au bout d’un instant, certaine de sa victoire, c’est elle qui reprend
-d’un ton de confidence:
-
---Il est plutôt stupide, ton André, n’est-ce pas?
-
---Mais non! mais non! fait-il, paternel. C’est un gentil petit cancre.
-C’est rare même qu’il me fasse un devoir aussi idiot que celui-ci!
-Aussi, c’est... embêtant tout de même qu’il rate cet examen!
-
-Gamine, elle répète drôlement:
-
---Embêtant pour lui?
-
---Et pour moi!... Les parents sont des êtres bâtis de telle sorte qu’ils
-nous rendent invariablement responsables des insuccès de leur
-progéniture.
-
-Madame mordille sa lèvre, et, d’un ton raisonnable, approuve:
-
---Ça, c’est vrai!... Enfin, tant pis, puisque nous n’y pouvons rien...
-Et penser que notre Jacques nous donnera peut-être, un jour, des
-émotions comme celles de la pauvre Mme Seyntis! Il est vrai que,
-sûrement, ce sera un bûcheur comme son papa!
-
-Et elle a un regard caressant vers son seigneur et maître. Ce regard
-glisse ensuite vers la chambre, riante en ses tentures de voiles de
-Gênes, où le poupon sommeille sous le tulle de ses rideaux, près du
-grand lit conjugal, préparé pour la nuit.
-
-M. et Mme Rochet, rapprochés sur leur balcon, oublient, cette fois, tout
-à fait André et son bachot.
-
-Cependant, Mme Seyntis, lamentable, roule vers sa somptueuse demeure...
-La voiture s’arrête. La mort dans l’âme, elle rentre dans le petit salon
-où Guillemette fait vaguement du filet,--c’est la mode,--gagnée par
-l’agitation d’André qui se meut, tel un écureuil dans une cage, l’air si
-bourru, que Mad n’ose plus lui faire part de sa tendre sympathie.
-
-Tous trois ont la même interrogation:
-
---Eh bien? mère.
-
---Ah! mon pauvre enfant, tu avais raison: ta version est pleine de
-contre-sens, et ton devoir français est un des plus mauvais que tu aies
-faits!
-
-Tableau! André est furieux contre les examens, les professeurs, les
-travaux supplémentaires qu’il entrevoit...--pas contre lui-même. Mme
-Seyntis est très émue. Mad repleure. Guillemette pense que les garçons
-semblent avoir été créés pour jeter la perturbation dans les familles.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Ils sont pénibles, les jours qui suivent, en attendant que le jury ait
-définitivement décidé du sort d’André. M. Seyntis, retour d’Angleterre,
-a fulminé contre son héritier, justement responsable de la catastrophe.
-Sans grand espoir d’un miracle, Mme Seyntis a pieusement redoublé ses
-invocations aux saints, protecteurs des examens. André est allé déjeuner
-avec les vicaires de sa paroisse; et il a été gratifié de si paternels
-encouragements qu’il est tout prêt à croire que, par pure malice, M.
-Rochet lui a découvert des contre-sens. M. le curé lui-même,--à qui
-depuis sa tendre enfance sa mère l’envoie déverser les secrets de sa
-jeune conscience,--n’a pas semblé, du tout, considérer la partie comme
-perdue.
-
-Tout de même, il voudrait bien avoir la certitude que la bonne chance
-l’a favorisé, si peu qu’il l’ait aidée. Or, cette douce espérance, un
-entretien avec M. Rochet la lui enlève et son dernier mot, alors qu’il
-part chercher son arrêt, est celui-ci:
-
---Vous savez, maman, ne vous attendez à rien de bon! Je suis fichu!
-
-Mme Seyntis en a terriblement peur. Aussi, c’est avec une vraie fièvre
-que, ce matin-là, elle donne ses ordres et remplit, avec son habituelle
-conscience, ses devoirs quotidiens de maîtresse de maison. A toute
-minute, ses yeux vont à la pendule... André arrive... Il va savoir... Et
-elle aussi saura... Maintenant, il est inutile d’invoquer les puissances
-célestes!
-
-Une sonnerie au téléphone. Sûrement, c’est la nouvelle! Elle est toute
-blanche et sent, en tout son être, que les examens sont un supplice pour
-les mères. Elle se répète, dans une crainte nerveuse de la déception:
-
---Il est refusé! Certainement, il est refusé!
-
-Et elle reste immobile devant son téléphone, ayant une peur lâche, aussi
-bien d’entendre que d’interroger...
-
-Pourtant, à quoi bon hésiter davantage? Il faut bien accepter les
-épreuves, les supporter...
-
---Allo!... Allo!...
-
-Quelqu’un parle dans le téléphone. Instinctivement, elle écoute. Mais
-elle est si troublée que les mots lui arrivent vides de sens, en un
-bruit confus. Elle demande:
-
---Parlez plus nettement! Je ne comprends pas!
-
---Reçu! Il est reçu! articule la voix de M. Seyntis.
-
-Une bouffée de joie monte, étourdissante, au cerveau de Mme Seyntis.
-
-Elle répète, n’osant croire qu’elle ne se trompe pas:
-
---Il est reçu?... Vous dites qu’il est reçu?
-
---Oui, reçu! fait encore la voix lointaine de M. Seyntis. Je ne sais par
-quel miracle. Mais l’évidence est là!... Notre gamin passe en ce moment
-l’oral. Je retourne l’entendre. J’espère que la chance sera pour lui
-jusqu’au bout!
-
-Mme Seyntis ne demande pas autre chose. Ah! oui, André reçu avec les
-devoirs dont il est coupable, c’est un miracle! Elle en est si
-convaincue qu’elle n’a plus une seconde d’inquiétude sur le résultat
-définitif. Ses ferventes prières ont été exaucées; et comme le lui avait
-prédit Guillemette, il lui a porté bonheur d’avoir rendu service à
-Mademoiselle.
-
-Ah! la joyeuse matinée, après ces trois jours d’angoisse. Mme Seyntis se
-sent la légèreté d’un papillon; et son âme pieuse se répand en actions
-de grâces. Vite, elle fait prévenir M. le curé.
-
-A midi, André arrive en coup de vent:
-
---Je suis reçu! reçu!... J’ai dit des inepties en allemand et dans le
-cours du Rhône!... Mais ça n’a rien fait!
-
-Il exulte et, dans la sincérité de son âme, trouve sa réussite toute
-naturelle. Comme lui pense Mad qui témoigne son allégresse par une danse
-de sauvage.
-
---Mère, je suis un peu en retard. J’ai voulu annoncer à M. le curé le
-bon résultat qu’il m’avait prédit.
-
---Tu as bien fait... Je lui avais déjà envoyé un mot...
-
-Nouveau coup de timbre. C’est M. Seyntis. Lui aussi est satisfait,
-quoique fort surpris de cette conclusion inespérée; et, tout en posant
-sur la table son chapeau et ses journaux, il explique gaiement à sa
-femme:
-
---Quelle diable d’idée avait eue Rochet de nous tourmenter ainsi? M. le
-curé avait été un plus aimable prophète, j’ai passé chez lui pour le lui
-faire savoir...
-
-Décidément, M. le curé n’ignorera pas qu’André Seyntis a été reçu à son
-bachot par un heureux coup du sort dont le pourquoi demeurera un
-mystère.
-
-
-
-
-IV
-
-
-Sous la nacre du ciel, les vagues poudrées de lumière ont des courbes
-molles d’où jaillissent des aigrettes d’argent. Une senteur de mer et de
-fleur monte des eaux qui ondulent sur le sable, de la floraison des
-massifs, épandus sur les terrasses, dans les jardins brûlants, ivres
-encore du soleil d’août qui s’abaisse lentement vers l’horizon clair.
-Devant les fenêtres de sa sœur, André clame:
-
---Guillemette, es-tu prête? Maman dit qu’il va être l’heure de partir
-pour la gare, si nous ne voulons pas manquer l’oncle.
-
---Je viens, je viens! annonce Guillemette qui, sans nulle hâte, achève
-de se mettre en tenue de sortie.
-
-Par amour de l’art,--est-ce pour cela vraiment?--elle a fait de son
-mieux à cette fin d’offrir à son oncle, dès l’arrivée, un agréable
-spécimen de jeune Parisienne. A-t-elle réussi? Pour s’en assurer, malgré
-les appels sonores d’André, elle demeure encore une seconde, debout
-devant la psyché qui occupe un des angles de la chambre, sous la pleine
-clarté tombant de la fenêtre. Elle tire, puis relève quelques petites
-mèches folles de cheveux, sous sa grande capeline de paille, arrange
-dans sa ceinture, où se fanent des roses, les plis de la blouse de
-mousseline, inspecte la peau immaculée de ses souliers de daim blanc...
-Tout cela n’est pas mal, pas mal du tout!...
-
-Encore un appel. Cette fois, c’est Mme Seyntis qui, à son tour, jette un
-«Guillemette!» presque impatient.
-
---Me voici, maman. J’accours!
-
-Guillemette saisit au vol ses gants, son ombrelle, et comme un
-tourbillon blanc, apparaît sur le perron, histoire de ne pas faire
-attendre sa mère, en fillette bien élevée, car elle sait que l’heure du
-train n’est pas encore toute proche.
-
-En effet, comme d’ordinaire, Mme Seyntis, aiguillonnée par la crainte
-d’être en retard, est de beaucoup en avance. La gare est encore à peu
-près sevrée de voyageurs. André en profite pour observer, à son aise,
-les manœuvres des employés et se campe mal à propos sur leur chemin,
-quand ils évoluent avec des marchandises à charger. Mad le suit comme
-toujours. Guillemette, frottant l’asphalte du bout de son ombrelle, se
-demande, curieuse, si elle va retrouver le sérieux oncle René
-d’autrefois... Et Mme Seyntis songe à s’asseoir, car son émotion lui
-donne une soudaine lassitude.
-
-Un voyageur a encombré le banc de ses paquets et a l’air très mécontent
-que Mme Seyntis manifeste l’intention d’y prendre place. Elle,
-d’ordinaire, est la mansuétude même; mais l’arrivée de son frère lui
-donne des nerfs très vibrants. Comme ce voyageur n’a pas l’air de se
-douter qu’il devrait écarter son chargement, elle repousse les paquets
-sans plus de cérémonie.
-
-L’homme tressaute.
-
---Mais, madame, prenez garde! Ce sont des marchandises qui payent...
-
-Mme Seyntis regarde de haut en bas cet inconnu qui se permet de lui
-parler; et elle réplique vertement,--le sans-gêne lui est odieux:
-
---Les bancs sont pour les voyageurs, non pour les marchandises!
-
-Et elle s’assied à la place qu’elle s’est faite. Elle est un peu rouge,
-parce qu’elle déteste se voir en évidence et vient de remarquer que des
-voyageurs ont entendu le colloque et sourient. D’elle? de ce malotru?
-Pendant une seconde, Mme Seyntis est si contrariée de l’incident qu’elle
-en oublie son cher voyageur.
-
-Mais André revient affairé.
-
---Le train est signalé. Vous entendez? maman.
-
-Mme Seyntis n’entend rien du tout. Mais cependant elle se lève comme si
-la locomotive entrait en gare. Guillemette vient près d’elle. D’un geste
-machinal, elle relève de petits cheveux sur sa nuque.
-
-Un sifflement aigu, un panache de fumée, un bruit sourd qui grandit et
-le train arrive en grondant. Des portières s’ouvrent; Mme Seyntis est
-toute pâle et mordille sa lèvre qui tremble.
-
---René! Ah! voici René!
-
-Et oublieuse de sa réserve coutumière, elle court vers le voyageur qui
-saute de wagon, et l’embrasse avec effusion, sans souci des regards.
-
-Discrètement, Guillemette, Mad, André sont restés un peu en arrière;
-mais tous trois contemplent leur oncle avec un juvénile intérêt.
-
-II est grand, brun, a des yeux très noirs, un teint brûlé qu’accentue
-l’éclair d’ivoire de très belles dents et la blancheur immaculée du col
-qui enserre le cou; une tenue de clubman élégant et correct,--aucune
-recherche de chic,--avec ce quelque chose qui trahit l’officier en
-civil.
-
-C’est à peu près ainsi que Guillemette se le rappelait. Pourtant, elle
-ne le voyait pas si bronzé et elle lui croyait l’air plus froid, plus
-sévère. Il est vrai qu’en ce moment, il sourit en tenant les deux mains
-de Mme Seyntis, dont les joues, maintenant empourprées, sont humides.
-
-Elle est tellement toute à la joie de ce retour, qu’elle en accepte sans
-contrariété l’annonce que son mari, retenu pour affaires, ne pourra
-arriver que le lendemain. Elle répète, comme le cri même de son cœur:
-
---René! mon René!... Quel bonheur de te retrouver!... Mais j’oublie de
-te présenter tes neveu et nièces!... pense-t-elle soudain.
-
---Laisse-moi les reconnaître! Marie... Ce grand garçon, c’est André...
-Et celle-ci, ce doit être la jeune Mad... Et... est-ce que vraiment
-cette belle demoiselle est ma nièce Guillemette?... Ah! le temps!... le
-temps!... Il y a décidément bien des années que je suis parti... Je peux
-embrasser? Marie.
-
---Mais bien entendu! Quelle question!
-
---Vous permettez aussi? Guillemette. En l’honneur de mon arrivée.
-
-Elle lui tend ses joues fleurant l’œillet et la jeunesse; et elle
-éprouve une bizarre impression de surprise, à sentir sur son visage
-l’attouchement de ces lèvres masculines, le frôlement de la moustache
-qui garde un parfum vague de bon cigare.
-
-C’est qu’aussi l’oncle René ne la tutoyant plus, la traitant en grande
-personne, lui paraît un étranger, un oncle tout neuf dont elle ne sait
-rien, si ce n’est qu’il a l’air de la trouver gentille à voir. Cela ne
-lui est pas désagréable du tout; et avec une bonne grâce parfaite, elle
-accepte le regard attentif, étonné, pénétrant des yeux noirs, qui semble
-vouloir aller jusqu’au fond de l’âme.
-
---Laissez-moi vous contempler un peu, Guillemette. Je ne sais pourquoi,
-je n’avais pas pensé que je vous retrouverais une jeune fille. Quel âge
-avez-vous donc?
-
-Elle a un rire léger, amusée de la question qui lui rappelle le temps où
-elle était une petite fille très indisciplinée, souvent morigénée par
-l’oncle si sage.
-
---J’ai pris des années, mon oncle. J’ai passé les âges qui s’avouent en
-dehors de la famille. Mes dix-huit ans sont venus en janvier dernier.
-
---Mes compliments, ma nièce. Vous êtes décidément entrée dans le clan
-des personnes sérieuses.
-
---Hum! hum! fait, avec un peu de malice, Mme Seyntis chez qui l’arrivée
-de son frère semble ranimer la gaîté de sa jeunesse.
-
---Maman, maman, ne soyez pas taquine et reconnaissez que vous pourriez
-avoir une fille beaucoup plus détestable! Je m’applique à être si
-gentille!
-
---Ah! tant mieux, ma nièce, car j’espère que votre gentillesse voudra
-bien se faire sentir jusqu’à moi!
-
---Bien sûr, si vous le méritez, oncle René. Ma bonté s’étend à toute la
-nature, comme on dit en poésie.
-
-Elle lui glisse cela, d’un accent qui est un délicieux amalgame de
-coquetterie et de candeur. De nouveau, les yeux noirs arrêtent un regard
-de curiosité sur elle qui ressemble si peu à la jeune fille que fut sa
-mère autrefois. Quel monde, à lui inconnu, semble enfermer cette jolie
-forme souple!
-
-Le train s’ébranle de nouveau vers Cabourg. Et Mme Seyntis, alors
-arrachée à sa joie, s’avise qu’il serait préférable de regagner les
-_Passiflores_. C’est, aussitôt, le prosaïque souci des bagages à
-reconnaître. Les porteurs se précipitent; le chef de gare lui-même
-s’empresse, Mme Seyntis étant un personnage à Houlgate; et l’oncle René
-donne ses ordres avec le parler net et bref des hommes habitués au
-commandement.
-
---Mon oncle, vous revenez en voiture, n’est-ce pas? insinue Mad, qui
-trouve son oncle très bien et a envie de lui dire quelque chose
-d’aimable pour qu’il s’occupe d’elle.
-
---Ma nièce, je crois que j’aurai la force de marcher!
-
---Ah! marmotte la petite, désappointée. Mais c’est que maman, elle,
-déteste la marche.
-
---Eh bien, nous monterons tous en voiture avec «maman». Marie, je suis à
-toi, j’en ai fini avec les bagages.
-
-Devant la gare, stationne la Victoria dont les chevaux battent la
-poussière.
-
---Guillemette, mets-toi près de moi, dit Mme Seyntis; Mad se glissera
-entre nous, et nous laisserons le siège de devant pour nos deux garçons.
-
-Le second garçon, c’est l’oncle René. Cela amuse Guillemette d’entendre
-Mme Seyntis traiter avec tant de désinvolture ce frère qui la dépasse de
-toute la tête et dont le visage, quand il ne sourit pas, est plutôt
-sévère. Ah! l’oncle René n’a pas l’air d’un jeune homme flirt; rien d’un
-frivole danseur de cotillon!
-
-Guillemette le considère assis devant elle tandis qu’il cause gaiement
-avec sa mère. Est-ce lui qui a rajeuni ou elle qui a vieilli? mais bien
-moins qu’autrefois, il lui paraît un monsieur d’âge, quelque chose comme
-un jeune père...
-
-Et sa pensée audacieuse de petite Ève se demande ce qu’il y a derrière
-ce masque sérieux, calme, mais un brin austère... Un masque énergique,
-aux lignes très nettes, coupé par la barre des sourcils, droits comme
-doit l’être la volonté du capitaine Carrère. Mais les yeux qui regardent
-sous ces sourcils impérieux ont quelque chose de très bon... Et comme la
-voix brève a parfois des inflexions tendres pour s’adresser à Mme
-Seyntis!...
-
-Peut-être il parlait ainsi à Nicole. Pourtant, il n’a pu la charmer,
-faire qu’elle ne redoutât pas ce qu’elle appelait, plutôt moqueuse, la
-«sagesse» de René Carrère... Dans le souvenir de Guillemette, jaillit la
-vision de la jeune femme, en ce jour d’été où, devant les étoffes
-soyeuses, quelques mots, dits par hasard, ont, tout à coup, évoqué un
-passé enseveli comme le sont les morts. Sous sa capeline enguirlandée de
-roses, Nicole avait des yeux songeurs, tristes même, tandis qu’elle
-parlait en souriant, avec des lèvres qui semblaient frémissantes, de ces
-choses finies. Bien finies?... Dans quelques semaines, à Houlgate, lui
-et elle vont se revoir, vivre l’un près de l’autre.
-
-Guillemette est si intéressée par ce problème sentimental, qu’elle est
-saisie de s’entendre tout à coup interpellée:
-
---Guillemette, ma nièce, est-ce que vous êtes toujours silencieuse
-ainsi?
-
-Avec malice, elle jette, l’air sage:
-
---Comme toutes les personnes raisonnables, mon oncle, j’ai mes heures de
-méditation.
-
---Ah! très bien!... très bien!... Marie, tu avais honteusement calomnié
-cette jeune fille en la traitant de gamine! Et peut-on vous demander
-l’objet de votre méditation, ma chère nièce?
-
-Elle devint toute rouge comme si les yeux de l’oncle René allaient lire
-en elle, et le sourire où il y a de l’enfant et de la femme retrousse
-ses lèvres:
-
---Je compare l’oncle René d’autrefois avec celui d’aujourd’hui!
-
---Il y a changement sensible?... Vous me trouvez bien vieux, avouez,
-Guillemette. Je vous fais, plus que jamais, l’effet d’un oncle?
-
-Elle secoue la tête.
-
---Non, au contraire... J’avais gardé le souvenir d’un oncle René très
-grave, un peu... croquemitaine... Mais vous avez l’air beaucoup plus...
-plus à ma portée...
-
---Ah! tant mieux! Car j’ai grande envie que vous me trouviez un oncle
-charmant, déclara-t-il joyeusement, tandis que Mme Seyntis s’exclame:
-
---Voyons, Guillemette, ne commence pas à dire des sottises!
-
-Elle est un peu déroutée par la transformation que le temps semble avoir
-opérée dans les rapports de son frère et de Guillemette. Elle, aussi, au
-premier moment, a été surprise qu’il ne la tutoyât plus. Pourtant, elle
-ne lui a pas rappelé ses habitudes d’antan. Les années qui viennent de
-s’écouler ont creusé un invisible sillon et tracé des distances.
-
---Et vous ne me gronderez plus, mon oncle?
-
---Oh! je ne me le permettrais pas...
-
---Hum, hum! Vous êtes très sage et moi, je ne le suis guère!
-
---Guillemette, soyez bonne, ne vous moquez pas de moi!... et donnez-moi
-seulement la permission de vous gâter!
-
---Oh! je ne demande pas mieux! J’adore qu’on me gâte!
-
-Elle a parlé avec tant de conviction que tous se mettent à rire. Mad
-pense qu’elle aussi aime à être gâtée. Mais elle n’ose pas le dire!
-
-La voiture roule dans les avenues claires que bordent des villas aux
-terrasses fleuries de géraniums roses. Des femmes, en robe blanche,
-passent sous le dôme feuillu des arbres. Des attelages filent, d’une
-impeccable élégance. Un honnête tramway, antique et modeste, corne
-éperdument pour annoncer qu’il va s’ébranler vers Cabourg. Les nourrices
-font jouer les tout petits sur la place ombreuse d’où partent les
-avenues plantées de vieux arbres et le large chemin qui descend vers la
-plage.
-
---Ah! mon petit Houlgate n’a pas changé depuis quatre ans! Comme je le
-retrouve pareil à lui-même!... fait l’oncle René de cet accent qui
-assouplit étrangement sa voix... Si pareil que, n’étaient ces jeunes
-visages, je pourrais croire que j’ai rêvé mon séjour en Afrique. Ah! la
-mer, la mer française!
-
-L’oncle René regarde avec une sorte d’avidité les eaux qui miroitent
-somptueusement, telle une immense nappe étincelante, hérissée, près du
-rivage, par les sombres silhouettes de roches basses, noires de varechs.
-
-Mais la voiture tourne brusquement et s’engage sous la haute porte
-couronnée de clématites, derrière laquelle s’allonge le parc, avec la
-perspective charmante des massifs en fleurs, des allées poudrées de
-sable sous la dentelle des branches.
-
-Derrière les fenêtres ouvertes, les rideaux se soulèvent, à la brise du
-crépuscule. Au pied du perron, sous les arbres, les sièges groupés ont
-un air d’intimité.
-
---René, te voilà chez toi! dit affectueusement Mme Seyntis. Les
-_Passiflores_ te souhaitent la bienvenue!
-
-Il lui sourit; et il y a une sorte de ferveur joyeuse dans son accent
-quand il répond:
-
---Que c’est bon, le _home_, comme disent nos voisins... Surtout après un
-exil de plus de quatre années!
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Guillemette serait peut-être un peu embarrassée d’expliquer par quelle
-suite de sentiments complexes, pendant le dîner qui est d’une animation
-inaccoutumée, elle trouve agaçant de voir l’oncle René répondre
-généreusement aux questions d’André sur Madagascar; questions qui en
-amènent d’autres de Mme Seyntis, de sorte que l’oncle René semble
-transformé en conférencier. Quand il cause ainsi, elle le retrouve tel
-qu’autrefois, alors qu’il ne parlait jamais que de choses sérieuses, au
-temps où il a effrayé Nicole de sa haute raison. Mademoiselle aussi se
-mêle discrètement à la conversation parce qu’il y est question de
-géographie.
-
-Dieu! qu’ils disent donc tous des paroles instructives! Guillemette se
-croit revenue au temps où elle subissait de doctes cours.
-
-Mais si elle est peu charmée de trouver son oncle à ce point prolixe de
-renseignements sur Madagascar, elle ne peut s’empêcher de s’intéresser à
-certains détails pittoresques qui colorent ses explications, au
-sentiment profond qu’elle devine en lui pour les choses de sa carrière.
-Ah! il est un soldat convaincu!
-
-Cependant, si occupé soit-il par l’obligation de répondre aux questions
-qui pleuvent dru sur lui, il s’aperçoit assez vite que Guillemette
-écoute silencieuse, ouvrant de larges prunelles où se jouent les reflets
-de sa pensée.
-
-Et il demande:
-
---Ce sont mes sempiternels récits qui vous rendent muette ainsi?
-Guillemette.
-
---Mon oncle, je m’instruis...
-
---Que vous êtes donc sage! ma nièce.
-
---Suffisamment à votre gré? oncle René. Car j’imagine que vous ne devez
-apprécier que les jeunes personnes dont les qualités sérieuses sont à
-toute épreuve... Ah! quelle tante parfaite vous me donnerez sûrement!
-
---Une tante? répète-t-il, saisi. Puis il se met à rire:
-
---Ah! vous ne perdez pas de temps, petite Guillemette. A peine suis-je
-débarqué que vous me mettez en ménage...
-
---C’est pour votre bonheur, mon oncle.
-
---Espérons-le, ma nièce.
-
-Il dit cela si gaiement que Guillemette est tout à coup pénétrée de la
-certitude qu’il est consolé d’avoir perdu Nicole. Et, en fin de compte,
-sans savoir pourquoi, elle préfère qu’il en soit ainsi. Elle s’amuse de
-le voir assez effrayé par la promesse de Mme Seyntis de faire
-prochainement défiler devant lui les plus charmantes filles qu’elle ait
-pu trouver, en ses relations, capables de lui apporter le bonheur
-conjugal.
-
-Aussi, en se levant de table, entend-il sa jeune nièce lui glisser d’un
-ton encourageant:
-
---Soyez tranquille, oncle René, le premier flot des invités n’arrive que
-la semaine prochaine. Vous avez encore huit grands jours de pleine
-liberté!
-
-Le dîner est fini. Les portes-fenêtres du salon sont large ouvertes sur
-la terrasse, blanche de clair de lune, où les arbres détachent des
-ombres mouvantes. Un souffle tiède fait, par instants, trembler la
-flamme des lampes et apporte du jardin un arome de fleurs...
-
-Guillemette s’approche de la fenêtre, laissant Mademoiselle s’installer
-paisiblement avec son ouvrage. Mme Seyntis est appelée au dehors par un
-ordre à donner.
-
---Guillemette, vous n’avez pas froid?... Vous avez un corsage si léger!
-
-C’est l’oncle René qui l’a suivie. Elle tourne la tête vers lui, dont la
-haute taille se découpe sur la lumière de la lampe. La tenue du soir lui
-va bien...
-
---Il ne fait pas froid, mon oncle. C’est exquis, une soirée comme
-celle-ci!
-
---Oh! oui exquis! répète-t-il avec cette sorte d’allégresse contenue
-qu’elle a déjà surprise dans son accent. Je ne soupçonnais pas à quel
-point il me semblerait bon de retrouver ma maison familiale et ceux
-qu’elle abrite!
-
-Il la regarde avec un plaisir si évident, que le démon de la coquetterie
-frétille incontinent en sa jeune cervelle, y allumant un naïf désir de
-conquête,--revanche des admonestations de l’oncle, jadis.
-
-Elle est perchée sur le bras d’un divan; la pointe effilée de son
-soulier bat le tapis, et sa main tourmente un coussin. La clarté des
-lampes caresse le visage spirituellement mobile, l’ardente étoile des
-yeux, les lèvres qui ont une délicieuse expression de gaminerie câline
-pour interroger:
-
---Ce n’est pas seulement maman, dites, oncle René, que vous êtes content
-de revoir!... C’est un peu nous aussi, les enfants.
-
---Vous en doutez? Guillemette.
-
---Je me souviens, mon oncle, qu’autrefois, vous me trouviez une créature
-insupportable!
-
-Il a un geste de protestation.
-
---Oh! mais si, mon oncle... Certainement je me suis assagie; mais il est
-positif que je vous agacerai encore plus d’une fois, que vous aurez la
-forte tentation de me gronder... Après tout, tant pis! Nous en serons
-quittes pour nous réconcilier; ne pensez-vous pas?
-
---Je le pense! Mais j’espère bien, quoi que vous en disiez, que nous
-n’aurons pas à nous réconcilier!... C’est étonnant, toutefois, comme
-vous ressemblez peu à votre mère!
-
---Sûrement, à mon âge, maman valait mieux que moi, reconnaît Guillemette
-avec conviction. Je voudrais être à sa hauteur, mais c’est impossible!
-Les éléments font défaut. Maman est comme vous, mon oncle, taillée dans
-de l’étoffe de sagesse!
-
-René rit gaiement:
-
---Guillemette, je crains que vous ne vous illusionniez, quant à la
-valeur de mon étoffe qui doit être bien tramée, comme on dit, je crois.
-
---Parfaitement, mon oncle. Tant mieux si vous n’êtes pas si sage que je
-le craignais. Une chose certaine, c’est que vous ne me faites plus,
-autant qu’il y a quatre ans, l’effet d’un monsieur respectable!
-
---Ah! tant mieux! s’écrie René un peu réconforté, car il éprouvait un
-vague agacement à se voir juché sur un piédestal de vertu et d’austérité
-par cette malicieuse fillette.
-
---Guillemette, à mon tour, je vous adresse une demande. Ne me traitez
-pas en vieux monsieur, mais en camarade!
-
---Oh! pour cela, mon oncle, ce serait trop irrévérencieux. Mettons, si
-vous voulez, en ami!
-
---C’est cela, nous serons amis... Mais des amis doivent bien se
-connaître et, pour moi, qui viens de si loin, vous êtes le mystère. Ne
-prenez pas mes paroles pour un mauvais compliment, mais pour un simple
-désir de me renseigner... Guillemette, je m’imagine que vous êtes
-terriblement coquette!
-
-Elle rit et son jeune visage a une indéfinissable expression:
-
---Mon oncle, on fait ce qu’on peut!
-
-Il se demande ce qu’elle veut dire et en éprouve de nouveau une secrète
-impatience. Se moque-t-elle de lui? Il répète:
-
---On fait ce qu’on peut pour?...
-
---Pour... pour être en gré, auprès de tout le monde... Voilà!
-
-Il va la questionner encore avec une sourde irritation de ne savoir pas
-mieux débrouiller la pensée intime de cette petite fille. Mais Mme
-Seyntis qui rentre dans le salon l’appelle.
-
---René, viens-tu un peu sur la terrasse? Il fait très doux ce soir...
-
-Et il obéit, trouvant tout de suite un singulier bien-être à la pensée
-qu’avec sa sœur, il va être en parfaite communauté d’esprit. Elle a une
-âme limpide dans laquelle il est aisé de lire...
-
-Sous la lampe, Mademoiselle continue à faire mouvoir les aiguilles de
-son tricot, d’un doigt machinal, car sa pensée est à Paris, enfuie vers
-le modeste logis, d’où l’impitoyable raison a seule pu l’isoler. Dans
-cette famille étrangère, elle se sent isolée, si bienveillant soit-on
-pour elle, et, le soir surtout, la nostalgie de son _home_ s’abat sur
-elle, très douloureuse.
-
-Sur la terrasse, André et Mad se font part de leurs impressions au sujet
-de l’oncle, qu’André déclare un «chic type», noir comme une bouteille
-d’encre! ajoute-t-il sans respect; ce qui éveille les protestations
-indignées de Mad.
-
-Guillemette laisse de côté les uns et les autres et va s’asseoir à
-l’écart dans un vaste _rocking-chair_ où sa svelte personne semble
-disparaître toute, et, contemplant dans le velours sombre du ciel
-l’éclair des étoiles filantes, elle songe vaguement à toute sorte de
-choses imprécises qui lui font l’âme joyeuse.
-
-
-
-
-V
-
-
-Dans la déchirure des nuages lourds de pluie, vient de jaillir un frêle
-rayon de soleil. Guillemette pense que le jardin doit sentir bon la
-verdure mouillée et elle insinue, d’une voix engageante:
-
---Voici qu’il fait beau. Nous pourrions peut-être nous aventurer
-dehors...
-
-Un orage a éclaté dans la nuit et le jour dominical est lamentable,
-troublé par des averses rageuses et des bourrasques qui soulèvent la mer
-en grosses vagues dont l’écume est poudrée de sable.
-
-Guillemette serait seule au logis qu’elle ne reculerait ni devant les
-averses ni les bourrasques pour s’en aller trotter dehors. Mais juste,
-ce dimanche, Mme Seyntis a invité à venir déjeuner aux _Passiflores_ des
-châtelains du voisinage avec qui elle entretient des relations de
-politesse. Ils sont considérablement riches, honnêtement provinciaux, ne
-quittent leurs vastes domaines que pour trois mois de séjour à Caen,
-dans un vieil hôtel dont les antiquaires du cru célèbrent les trésors.
-Tout récemment, M. le curé d’Houlgate a fait un tel éloge de l’aînée des
-jeunes filles que, songeant à son frère, Mme Seyntis a réfléchi qu’il
-était peut-être sage de lui faire rencontrer Louise de Mussy; et cela,
-avant que le brouhaha des réceptions estivales ait commencé aux
-_Passiflores_. Car ce paraît être une jeune fille qui ferait pour lui
-une femme parfaite: «Vingt-deux ans, d’une instruction «considérable», a
-dit M. le curé, pieuse, bonne ménagère, de physique agréable...»
-
-Mais comme Mme Seyntis a constaté que René envisage sans enthousiasme la
-question mariage, elle s’est bien gardée de lui faire part de ses rêves
-matrimoniaux au sujet de Louise de Mussy et s’est bornée à souhaiter
-qu’un beau temps permette les promenades dans le parc, favorables aux
-conversations.
-
-Hélas! la nature est demeurée sourde aux désirs de Mme Seyntis; et
-celle-ci est d’autant plus navrée des cataractes versées par le ciel,
-qu’elle sait son mari agacé de devoir subir une invasion sans agrément
-pour lui et Guillemette sourdement de méchante humeur, devant la
-nécessité de se répandre en amabilités pour des indifférents dont elle
-ne sait pas apprécier les mérites.
-
-C’est sous une pluie diluvienne que l’équipage des de Mussy a fait son
-apparition; et Mme Seyntis, si hospitalière fût-elle, n’a pu s’aventurer
-pour les accueillir, sur le perron ruisselant. Aussi s’est-elle répandue
-en exclamations désolées, l’air aussi contrite que si elle était
-responsable de l’état du ciel, et Mme de Mussy s’est empressée de lui
-répondre par des protestations de plaisir. C’est une forte personne,
-très bonne, toujours souriante et affairée, d’une loquacité monotone,
-intarissable, richement alimentée par tous les riens qui occupent sa
-cervelle.
-
-Son mari est un type parfait de gentilhomme campagnard, robuste, d’une
-belle allure à la François Ier, haut en couleur, que son seul aspect
-révèle bon mangeur, solide buveur et joyeux compagnon de chasse.
-
-Les deux jeunes filles sont la correction personnifiée, quant à la tenue
-et à la toilette,--habillées en Parisiennes sans chic. L’aînée est
-jolie, avec des traits froidement réguliers, un regard très intelligent
-de créature qui sait bien ce qu’elle veut et arrive toujours à le faire.
-Sa sœur est timide et quelconque. Elle lève des yeux de brebis
-effarouchée sur M. Seyntis, en réponse à ses paroles courtoises de
-bienvenue, et ensuite sur René Carrère qui lui a été présenté comme à sa
-sœur.
-
-Celle-ci a beaucoup plus d’assurance; et à peine assise à table auprès
-de René,--par les soins diplomatiques de Mme Seyntis,--elle s’est prêtée
-avec une évidente bonne grâce à la conversation qu’il a entamée avec
-elle... Par politesse, a décrété, en son for intérieur, Guillemette qui,
-placée à l’autre extrémité de la table, ne peut entendre leurs paroles.
-
-Est-ce seulement par politesse qu’il poursuit une conversation qu’elle
-ne laisse pas tomber? Ses yeux ont une expression attentive et un peu
-étonnée; comme s’il ne s’attendait pas aux paroles qu’elle lui dit. Que
-peut-elle bien lui raconter? Elle parle, très sobre de gestes. Quand
-elle sourit, la régularité de ses traits s’éclaire agréablement et
-Guillemette, qui l’observe, songe que si elle était mieux coiffée,
-l’ombre des cheveux adoucissant le large dessin du front, s’il y avait
-un peu plus de grâce capricieuse dans sa toilette, moins de raideur dans
-la taille, Louise de Mussy ferait, en somme, une jolie femme.
-
-Est-ce que l’oncle René devinerait cela, malgré l’austérité de ses
-goûts?
-
-Guillemette est agacée d’être étrangère à leur conversation. Tout à
-coup, son oreille arrête au passage les mots «patronage... moralisation
-du peuple, écoles ménagères...»
-
-Ah! les voilà bien, les vrais sujets qui peuvent captiver l’oncle
-René!... Lui qui aime les jeunes filles sérieuses et a en abomination
-les poupées de salon, comme il dit; les créatures futiles vivant avec le
-misérable désir d’être heureuses; sans but idéal dans toutes leurs
-actions, qui se passionnent pour les êtres et les choses, sont tristes
-ou gaies sans que les gens pondérés puissent s’expliquer pourquoi...
-
-Depuis huit jours, Guillemette a entendu causer sa mère et son oncle!
-Elle est édifiée sur les idées de René quant aux mérites qu’il souhaite
-trouver dans sa future épouse. Sûrement, celle-ci devra être de ces
-femmes admirables qui veillent sur les comptes de la cuisinière et le
-linge du blanchisseur, font des confitures, savent raccommoder les bas,
-conduisent leurs enfants au cours, après les avoir fait travailler,
-etc., etc...
-
-Tous ces mérites, pourtant! Nicole ne les possédait guère; et cela n’a
-pas empêché qu’il ne fût follement amoureux d’elle!... Il est vrai que
-l’expérience a pu l’éclairer.
-
-Une soudaine mélancolie s’abat sur Guillemette qui se sent une créature
-très inférieure et s’abîme sous le poids de son humilité. De nouveau,
-elle considère la pluie qui cingle les vitres et écoute, la pensée
-vague, les propos qui s’échangent autour d’elle. M. de Mussy parle
-propriétés, chasses, élevage, avec son père résigné; sa mère, dont les
-yeux glissent assez souvent vers René et Louise de Mussy, entretient Mme
-de Mussy de la désolante crise religieuse où la France se trouve jetée,
-et toutes deux gémissent que le pays va à sa perte, le clergé à la
-misère, les fidèles à l’échafaud, car un nouveau 93 est fatal.
-
-Guillemette s’ennuie horriblement! Tant de fois déjà, elle a entendu à
-la table de sa mère les mêmes lamentations!... Elle voudrait que le
-déjeuner fût fini, que tous les de Mussy fussent «remballés» vers leur
-château et qu’elle-même ait recouvré sa précieuse liberté. Elle est
-fâchée après l’oncle René--son ami!--qui ne lui envoie pas le moindre
-coup d’œil de compassion. Elle envie Mad et André qui jabotent à voix
-basse et Mademoiselle, qui a le droit de rester silencieuse, alors
-qu’elle-même doit se débattre avec le mutisme effaré de Clotilde de
-Mussy.
-
-Ah! enfin, le déjeuner est achevé... Et la pluie ne tombe plus...
-
-C’est alors qu’elle hasarde, en un cri du cœur, après qu’elle a fini
-d’offrir le café:
-
---Si nous allions un peu dans le jardin?
-
-Mais Louise de Mussy accueille plus que froidement la proposition.
-
---Oh! il fera bien humide, après une si longue averse!
-
-C’est, en effet, probable! Guillemette n’ose protester et coule un
-regard désolé vers la pendule. Il n’est encore que deux heures. Ah! elle
-a le temps de causer avec les jeunes de Mussy!... A l’autre bout du
-salon, elle aperçoit l’oncle René qui a surpris son mouvement et la
-considère avec un peu de malice. Volontiers, elle le battrait de se
-moquer de sa détresse!
-
-Mais il ne paraît pas soupçonner son courroux et passe dans le billard
-avec son beau-frère et M. de Mussy. On entend le heurt des billes. A
-travers la glace sans tain, on voit évoluer les trois hommes dans la
-fumée de leurs cigares.
-
-Eux ne s’ennuient pas et Guillemette les envie à leur tour. Que
-va-t-elle faire pour distraire les jeunes filles, n’ayant pas la
-ressource d’un tennis ou d’un croquet et les éléments d’une conversation
-intéressante ne se présentant pas... Car Louise de Mussy ne la juge pas
-à sa hauteur, elle, pauvre créature qui ne donne son temps ni aux écoles
-ménagères, ni aux patronages, sociétés de secours aux blessés, etc...
-
-Comme elle surprend un regard de Louise de Mussy vers le billard, elle
-demande avec une imperceptible raillerie:
-
---Voulez-vous aller retrouver ces messieurs?
-
-Louise de Mussy ne se laisse jamais troubler:
-
---Nous les dérangerions sans doute. Mais, de notre côté, nous pourrions
-peut-être jouer à quelque chose; aux dominos, par exemple.
-
-Guillemette la contemple avec stupeur.
-
---Aux dominos?... Vous jouez aux dominos?
-
---Mais oui, très souvent... presque tous les soirs!
-
---Pour... pour amuser votre famille?
-
---Et nous amuser nous-mêmes!... Cela a l’air de vous surprendre?
-
---Oui; je n’avais jamais pensé que des personnes de votre âge usaient
-des dominos... Je croyais que c’était pour les petits enfants, les
-vieilles personnes et...
-
-Elle s’arrête court; elle allait dire étourdiment: «Et les concierges!»
-Elle achève, polie:
-
---Mais nous pouvons faire une partie en attendant que le jardin soit
-plus sec!
-
-Complaisamment, Mademoiselle s’est mise à la recherche d’un jeu; puis
-elle est réquisitionnée ainsi que Mad et André. Elle a certaines lueurs
-sur la façon de bien jouer et ébauche quelques modestes combinaisons.
-André a des prétentions à un jeu savant. Mais Guillemette et Mad placent
-au petit bonheur leurs dominos et excitent ainsi la réprobation de
-Louise de Mussy et même de sa timide sœur. Toutes deux ont des airs
-convaincus, réfléchissent, calculent... Guillemette, qui n’est pas
-patiente et a les chiffres en abomination, trépigne sur place et
-regarde, comme la terre promise, le jardin où, cette fois, le soleil
-resplendit sur les feuilles luisantes d’eau...
-
-Derrière elle, une voix s’élève:
-
---Il me semble qu’il fait beau maintenant! Nous pourrions peut-être
-faire une petite promenade?
-
-C’est l’oncle René. Il a fini de jouer au billard et a pris en pitié
-Guillemette dont il a vu la mine, alors qu’elle poussait, au hasard, les
-dominos. Elle lui répond par un regard reconnaissant:
-
---C’est vrai, le temps est remis! Mère, ne pourrions-nous aller goûter à
-l’hôtellerie de Guillaume le Conquérant? Permettez qu’on attelle le
-break?...
-
-Mme Seyntis écoute sans enthousiasme; il est contraire à ses principes
-de donner, le dimanche, un travail inutile à ses gens. Mais elle voit
-les yeux suppliants de Guillemette et croit, sur l’assurance de sa
-fille, que les jeunes de Mussy sont désireuses de cette excursion par un
-temps gros de menaces. Alors, elle cède.
-
-Jusqu’au moment où le break stationne devant le perron, Guillemette
-surveille avec anxiété les nuages. Ils ne se rapprochent pas trop vite,
-heureusement!
-
-Mme de Mussy, ayant décliné l’offre de la promenade, reste à entretenir
-Mme Seyntis des innombrables bonnes œuvres qu’elle honore de sa
-protection; et c’est Mademoiselle qui doit chaperonner la jeunesse sous
-la protection de l’oncle René. La certitude de sa présence paraît avoir
-réconcilié Louise de Mussy avec cette promenade, sous un ciel
-inquiétant.
-
-Enfin la voiture roule sur la route que balaye un vent chaud et humide.
-La mer est basse; large ruban d’opale, moiré de vert sombre, qui cerne
-les sables, au loin. Louise de Mussy met la conversation sur Madagascar
-et questionne René qui se prête courtoisement à un docte interrogatoire.
-Elle fait ainsi montre d’une telle érudition qu’André ébloui s’écrie,
-avec une candeur déplorable:
-
---Oh! Mademoiselle, pour sûr, devant voir l’oncle René, vous avez pioché
-Madagascar pour être à sa hauteur!
-
-Il y a un léger froid. Louise lance un regard foudroyant vers André à
-qui Mademoiselle murmure un: «Oh! André!» plein de reproches.
-
---Vous me supposez donc bien ignorante? monsieur André.
-
-A l’accent de la voix, André prend conscience qu’il a dit une sottise,
-devient très rouge et patauge:
-
---Oh! non! mademoiselle... Je pensais seulement que vous étiez comme
-Guillemette qui ne sait rien!
-
---André! fait encore Mademoiselle, toute confuse.
-
-Sa protestation est perdue pour tous, car de larges gouttes viennent
-s’écraser sur les parapluies, ouverts en hâte.
-
-Une nouvelle averse éclate, drue, jetant le désarroi dans le break où
-les promeneurs s’efforcent de s’envelopper dans les manteaux prudemment
-emportés. Mais le vent est violent, les parapluies se heurtent et les
-mouvements sont difficiles.
-
-Louise de Mussy, qui ne pense plus à Madagascar, s’exclame, entre les
-dents:
-
---Quel temps! Quel temps! Aussi c’était insensé de se mettre en route!
-Je ne peux pas tenir mon parapluie!
-
---Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous abriter? demande René,
-peu flatté de voir traiter d’«insensée» une promenade dont il a eu
-l’idée.
-
---Ce serait, en effet, plus commode. Clotilde, recule-toi, que M.
-Carrère se mette près de moi! Tu me fais goutter dans le cou l’eau de
-ton parapluie!
-
-Il n’y a plus trace de sourire sur son visage que le mécontentement
-durcit; et Guillemette le constate sans pitié, malgré un faible remords
-d’être cause de l’aventure.
-
---Ramenez-nous vite aux _Passiflores_! commande René au cocher. Le temps
-se reprend, nous ne gagnerions rien à attendre dans un abri quelconque.
-
-Les chevaux sont vigoureusement lancés sur la route que cingle l’averse.
-Les parapluies sont ballottés par le vent. La mer et le ciel se
-confondent en un lointain gris sombre; la plage est déserte.
-
-Dans le break, Mad et André s’amusent du ruissellement d’eau qui s’abat
-sur eux; Guillemette est agacée du silence expressif de Louise de Mussy
-que la protection de l’oncle René n’a pu rasséréner. Son «Enfin, nous
-voici à l’abri!» est significatif quand la voiture s’arrête au bas du
-perron, luisant comme un lac. La glace du vestibule, pour comble de
-malheur, lui permet de se voir ébouriffée par le vent, son chapeau
-penché vers la gauche... D’un geste irrité, elle le remet droit et
-regarde vers ses compagnons d’infortune. Sa sœur éveille la pensée d’une
-naïade. Mademoiselle a une épaule trempée, ayant reçu sans mot dire
-toute l’eau du parapluie de Clotilde de Mussy; mais elle a gardé son air
-souriant et soigné. Mad contemple, ravie, sa lourde natte trempée.
-Guillemette, sous son canotier de paille, est toute rose et ses cheveux
-soulevés par les rafales ressemblent, autour du front, sur la nuque, à
-une mousse poudrée d’or roux. Volontiers, Louise de Mussy la pilerait.
-Elle demande, d’un accent où frémit son dépit:
-
---Est-ce que dans votre cabinet de toilette je pourrais un peu me
-recoiffer?
-
---Mais oui, certes! Voulez-vous l’aide de la femme de chambre?
-
---Si possible, oui.
-
-Enchantée de fuir son courroux, Guillemette lui livre sa camériste qui
-arrange, sèche, relisse... Bref, le thé servi, une Louise de Mussy
-souriante, ne sentant plus le chien mouillé, fait sa réapparition dans
-le salon où tous sont réunis. Guillemette offre les tasses, avec
-Mademoiselle. Clotilde répond avec timidité aux efforts de René pour
-entretenir une conversation avec elle. Mme Seyntis a l’air un peu
-fatiguée; mais Mme de Mussy cause toujours sans ombre de lassitude.
-L’averse est encore une fois passée; et M. de Mussy clame d’une voix
-sonore:
-
---Je crois que nous ferons bien de profiter de cette accalmie pour
-regagner notre gîte!
-
-Mme Seyntis, esclave de la politesse, croit devoir protester:
-
---Comme vous êtes pressés! Il n’est que cinq heures!
-
---Chère madame, nous ne sommes pas chez nous. Pensez que nous avons
-encore plus d’une heure de voiture à faire!
-
-Mme Seyntis le pense très volontiers, et n’insiste pas pour retenir
-davantage ses hôtes. En vérité, malgré sa vaillance, elle commence à
-être accablée sous le poids des histoires que Mme de Mussy lui a versées
-sans relâche.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Une demi-heure plus tard.
-
---Ouf! Ouf! Les voilà partis! fait Guillemette sautant comme un bébé au
-milieu du salon. Je me sens enragée! Mon oncle, vous n’êtes pas enragé?
-
-René qui rentre, après les derniers saluts aux de Mussy, la regarde, un
-peu ahuri.
-
---Pourquoi, Guillemette, pourrais-je me trouver en pareil état?
-
---Pourquoi?... Mais parce que c’est épouvantable de recevoir des
-indifférents pendant des heures, un dimanche, quand il pleut!... Oh! que
-j’ai besoin de faire des folies ou de remuer!... Oncle, soyez délicieux
-pour que je vous pardonne de vous être moqué de moi, condamnée à jouer
-aux dominos! Venez faire un tour sur la plage, n’importe où vous
-voudrez, à Beuzeval!... Grimpons sur la falaise! Mais pour l’amour du
-ciel, bougeons, bougeons!...
-
---Guillemette!... vous êtes pareille au salpêtre, quand vous vous y
-mettez!... Il ne vous suffit pas d’avoir été trempée tantôt et d’avoir
-fait tremper Mlles de Mussy?
-
-Un sourire malicieux retrousse les lèvres de Guillemette.
-
---Pauvre savante Louise! Elle n’aime pas l’eau... Ni son humeur ni ses
-cheveux ne s’en accommodent!... Mais ça, c’est une réflexion inutile et
-stupide! Mon oncle, venez sur la plage... Vous voulez bien, dites?
-
-Elle demande cela avec cette grâce jeune et câline qui lui donne tant de
-séduction. Et René, faisant comme les autres, ne lui résiste pas, tout
-en se demandant s’il est bien correct qu’il sorte ainsi, seul, avec sa
-jeune nièce...
-
-Elle n’a pas soupçon d’un pareil scrupule et grimpe joyeusement vers les
-hauteurs de la falaise, par la belle route en corniche qui monte au bois
-de sapins couronnant Houlgate. Une saute du vent a balayé les nuées
-maussades et l’horizon flamboie, splendide, au couchant qui éveille des
-visions d’un royaume du feu. Sur le sable, des nappes d’eau semblent des
-petits lacs d’or étincelant. La mer monte, striée, à l’infini, de
-coulées lumineuses... Au large, les barques découpent, sur le ciel de
-flamme, des formes aiguës et noires.
-
-Guillemette s’est arrêtée et regarde. Avec une sorte de ferveur, elle
-dit, un peu bas:
-
---C’est beau!... Comme c’est beau! n’est-ce pas? mon oncle.
-
-Elle ne tourne pas la tête vers lui. Il voit seulement le profil
-expressif, où les cils tracent une ligne sombre sur les joues, si
-fraîches sous la brise qui enroule étroitement la robe autour du corps
-svelte. Et, brusquement, il se souvient--comme il s’est souvenu souvent
-depuis une semaine...
-
-Combien de fois, durant l’été inoubliable, il a ainsi contemplé le
-coucher du soleil, auprès de Nicole!... L’écho des souvenirs morts
-tressaille en lui. Sans en avoir conscience, il écoute leur murmure
-confus.
-
-Des minutes et des minutes passent.
-
-Guillemette regarde toujours l’horizon dont l’embrasement pâlit, atteint
-par la cendre du crépuscule; et, volontiers, elle aurait le geste
-instinctif d’un enfant pour retarder la fin d’un spectacle qui
-l’enchante.
-
-Mais la féerie est achevée. Une brume violette se déploie grandissante,
-pareille à un voile infini, sous lequel meurent, peu à peu, contours,
-formes, lumières, engloutis par l’ombre victorieuse. Les dernières nuées
-s’éteignent. Le ciel apparaît terne, d’un bleu obscur, où tremble,
-solitaire, le feu d’une étoile.
-
-Alors, rejetée hors du rêve, Guillemette reprend conscience de la
-présence de René. Comme il a l’air grave!... A quoi peut-il bien songer
-pour que ses traits prennent cette régularité sévère de médaille,--qui
-lui va très bien d’ailleurs... Et spontanée elle s’écrie:
-
---Oncle, vous avez l’air «tout chose»!... Vous ne pensez pas à me donner
-Louise de Mussy pour tante?
-
-Il a un imperceptible sursaut de créature réveillée et, comme elle se
-remet à marcher, il la suit, interrogeant, la pensée encore distraite:
-
---Elle ne vous plairait pas?
-
---Oh! pas du tout!
-
-L’aveu se fait avec un accent dont la conviction est expressive.
-
---... Elle est bien trop pontifiante, d’une science trop écrasante et
-trop... en dehors... Et puis, elle reçoit si mal les averses!... C’est
-que, dans la vie, il faut en recevoir souvent. Et de toute sorte!
-
---Guillemette, vous parlez comme l’Expérience elle-même! Mais si Mlle de
-Mussy que je trouve, moi, remplie de mérite, vous paraît à ce point
-déplaisante, pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait induit en la tentation
-d’en faire un jour ma femme?...
-
---Oh! mon oncle, parce que vous aimez les jeunes filles savantes,
-correctes, religieuses, utiles à leurs semblables, etc., etc.!... Des
-jeunes filles de tout repos, enfin!
-
-Sans savoir pourquoi, René a envie de regimber devant ce jugement.
-
---Mais où prenez-vous tout ce que vous racontez ici? jeune fille.
-
---Mais dans vos conversations avec maman!... Aussi, l’autre soir, quand
-vous énumériez...,--comme la Raison elle-même!--les qualités qui vous
-paraissent nécessaires à une femme, je pensais que j’aurais vraiment,
-sans chercher loin, à vous offrir la fiancée de vos goûts!
-
---Ah! vraiment? fait René interrogateur. Depuis une semaine qu’il vit
-près de sa nièce, il a pu constater qu’elle avait une pensée
-fourmillante d’imprévus et qu’il pouvait s’attendre, de sa part, aux
-confidences les plus diverses; car elle a des lubies de gamine et des
-réflexions de femme de cœur, amalgamées à des audaces d’opinion, de
-pensée, de goûts, qui le désorientent, le choquent, l’irritent même,
-mais l’intéressent et l’amusent. Ah! ce n’est pas, il doit le
-reconnaître, une personne banale que sa jeune nièce!
-
---Donc, vous avez une fiancée à me présenter?
-
---Oui!... Puisque vous êtes un monsieur très sérieux, puisque vous vous
-mariez sans emballement, pour avoir une compagne agréable, bonne
-maîtresse de maison, instruite, vertueuse, vous devriez épouser
-_M’selle_!
-
-René est si surpris qu’il s’arrête court, un peu choqué.
-
---Guillemette, vous poussez vraiment trop loin la plaisanterie!
-
---Mais, mon oncle, je ne plaisante pas du tout!
-
---Ah!... Et d’où vous est venue cette lumineuse idée?
-
---De la conviction que vous feriez ainsi, pour votre bonheur, une œuvre
-méritoire! Mademoiselle n’est pas riche. Elle se tourmente beaucoup
-parce qu’elle a sa mère à soutenir et elle se fatigue tant! Alors, mon
-oncle, comme vous êtes bon, que vous n’avez pas l’air de tenir à
-l’argent, que vous aimez les femmes sérieuses, je trouve qu’elle
-pourrait bien réaliser votre idéal...
-
---Je ne le crois pas, Guillemette, dit René si posément que Guillemette
-est un peu saisie.
-
-Tout en trottant, car l’heure du dîner les presse maintenant, elle lève
-vers lui sa jolie tête et le regarde, envahie par une vague inquiétude.
-Est-il fâché?...
-
---Mon oncle, vous trouvez, dites, que je me mêle de ce qui ne me regarde
-pas? C’est que je plains tellement la pauvre _M’selle_ depuis que j’ai
-entrevu ce qu’est la vie pour elle... Chaque fois que j’y pense, j’ai
-honte de moi!
-
-René ne comprend pas bien:
-
---Puis-je, sans indiscrétion, Guillemette, vous demander pourquoi vous
-êtes si sévère à votre égard?
-
---Oh! vous le pouvez, il n’y a pas de mystère!... C’est parce que je
-constate alors à quel point je suis toujours occupée de vivre le plus
-agréablement possible, quand il y a tant de femmes, même de jeunes
-filles! qui peinent--non par goût, certes!... Oh! mon oncle, vous ne
-trouvez pas qu’il y a des moments où cela devient une vraie souffrance,
-quand on jouit de tout, de penser à toutes les misères auxquelles on ne
-peut rien?...
-
-Ici, l’oncle René pardonne à Guillemette son idée saugrenue, de lui
-offrir Mademoiselle comme fiancée.
-
-
-
-
-VI
-
-
-Il est arrivé aux _Passiflores_ une première série d’invités, conviés
-par la politesse, la sympathie, par le sentiment familial et autres
-motifs variés.
-
-Et d’abord, une respectable cousine de Mme Seyntis, la chanoinesse de
-Thorigny-Bergues, laide, spirituelle, masculine d’allures et d’idées, la
-parole mordante. Puis un jeune ménage, très chic et très amoureux, les
-de Coriolis. Monsieur est un camarade de René Carrère, fraîchement
-marié; et quoique Mme Seyntis juge que le voisinage des jeunes époux n’a
-rien de bon pour une fille de l’âge de Guillemette, elle a cependant
-invité les de Coriolis par sollicitude fraternelle, dans l’espoir que le
-spectacle de leur félicité conjugale mettrait René en goût.
-
-Du côté masculin, deux célibataires, hôtes particuliers de Raymond
-Seyntis: un peintre américain, Hawford, dont l’exposition a été, à
-Paris, le succès artistique du printemps; et un séduisant vieux garçon,
-très admirateur des femmes dont il se fait volontiers le directeur
-laïque; ce qui lui fournit de précieux documents pour les Revues qu’il
-donne dans les Cercles. Enfin Nicole de Miolan est arrivée sous l’égide
-de ses père et mère.
-
-Et tous ces hôtes, installés en des chambres confortables et souriantes,
-ouvertes sur l’horizon de la mer, les odorants parterres du jardin, ou
-les lointains verdoyants des coteaux, tous, en leurs domiciles nouveaux,
-se préparent pour le dîner dont le premier coup ne tardera pas à sonner.
-
-Le seul habitant peut-être des _Passiflores_ qui soit indifférent à
-cette perspective, c’est M. Seyntis, qui, dans son cabinet, achève de
-rédiger des ordres, des réponses aux lettres, billets, télégrammes,
-accumulés comme chaque jour,--même à Houlgate,--sur son bureau. Un pli
-barre son front. Il a cette physionomie absorbée et lasse des hommes
-brûlés par le souci fiévreux d’affaires lourdes de responsabilités; car
-des fortunes sont engagées dans les parties.
-
-Il ne ressemble guère, en ce moment, au brillant Raymond Seyntis que
-connaît le monde.
-
-Cependant sa femme, sereine dans un luxe qu’il lui paraît aussi naturel
-de posséder que l’air pour respirer, donne, attentive maîtresse de
-maison, ses derniers ordres au maître d’hôtel, pour la rédaction des
-menus et le placement des invités selon une impeccable hiérarchie.
-
-Guillemette, pour sa part, s’applique de son mieux à sa toilette du
-soir. Pas un atome de poudre sur son visage, c’est sa coquetterie; les
-cheveux relevés avec de jolies ondulations molles, dues à la seule
-nature, et tordus en un nœud capricieux, qui dégage bien la nuque; sous
-l’étoffe légère du corsage, la taille libre, dressée comme le jet souple
-d’une jeune plante.
-
-Certes, ce n’est pas tous les jours que Guillemette s’habille avec un
-entier détachement de l’effet à produire. Mais ce soir, en particulier,
-elle est stimulée par le désir très vif, peu noble, elle ne se le
-dissimule pas, de n’être pas éclipsée; ni par la jeune baronne de
-Coriolis, ni surtout par Nicole, la savoureuse Nicole, comme l’appelle
-son père. Chose bizarre, c’est, avant tout, aux yeux de l’oncle René
-qu’elle souhaite pouvoir soutenir la comparaison.
-
-Il a beau n’être, pour elle, qu’un homme très sérieux qu’elle considère
-un peu comme un dieu protecteur, perché sur un piédestal fait de sagesse
-et de raison... Tout de même, elle tient, en sa petite vanité féminine,
-à ce que, près de Nicole, il ne la juge pas dépourvue quant aux
-avantages périssables...
-
-Sa pensée est fourmillante de points d’interrogation à son égard et à
-celui de la jeune femme; car le roman de jadis intéresse prodigieusement
-sa jeune cervelle qui ignore, pressent, réfléchit...
-
---Peut-être, songe-t-elle, sceptique autant qu’un vieux moraliste, sa
-passion pour elle a été une simple crise!... Tous les hommes jeunes
-doivent passer par là, comme les petits enfants ont la rougeole! Il a
-l’air tellement guéri! Et il est si peu romanesque!... C’est triste
-qu’on puisse ainsi aimer et oublier...
-
-C’est tout en inspectant l’ondulation de ses cheveux que Guillemette
-agite ce problème sentimental.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-René Carrère est-il vraiment guéri comme le croit Guillemette, comme il
-le croit lui-même?
-
-Ayant déjà revêtu sa tenue du soir, il est debout devant la
-porte-fenêtre de son balcon; et, avec des yeux qui ne voient rien des
-choses extérieures, il contemple obstinément un bouquet d’arbres dressé
-derrière la pelouse.
-
-Il pense que, dans quelques instants, il va se retrouver devant la femme
-qui a été la folie de sa jeunesse et il éprouve une sorte d’orgueilleuse
-satisfaction parce qu’il lui semble être sincèrement calme. Le temps a
-fait son œuvre. Où est la vague de passion qui, jadis, l’a soulevé
-au-dessus de lui-même?... Tout au plus, il peut noter en lui une
-naturelle curiosité de savoir ce qu’elle est devenue.
-
-Il ne l’a pas encore revue puisqu’il n’était pas à la gare pour son
-arrivée. Une petite lâcheté, cela, dont il s’irrite maintenant. Pourquoi
-avoir retardé une rencontre qui lui est pénible, parce que, fatalement,
-elle fera tressaillir le fantôme du passé?
-
---Eh bien, soit. C’est un moment difficile à accepter: voilà tout!...
-J’en ai vu bien d’autres! murmure-t-il avec un haussement d’épaules.
-
-Oui, il en a connu d’autres qui demeurent son secret... D’abord, dans
-ces mêmes _Passiflores_, des heures folles de passion, de révolte, de
-désespoir,--dont il a eu honte plus tard,--quand, après l’avoir enivré
-et torturé de sa beauté qui culbutait en lui toute sagesse, elle a
-répondu, à son aveu, suppliant comme une prière, qu’elle en aimait un
-autre.
-
-Ah! qu’il l’a revue longtemps, telle qu’elle était en cette minute, un
-soir, sur la terrasse des _Passiflores_!... De ses doigts nus, elle
-déchiquetait une rose, tout en parlant. Dans la pénombre, il distinguait
-son regard velouté qui ne voyait que l’absent, la fleur vivante de sa
-bouche dont il appelait le baiser.
-
-Oui, il a fallu des mois et encore des mois pour que la vision s’effaçât
-comme l’exigeait sa volonté, impérieuse d’autant plus que Nicole
-devenait la femme de l’autre...
-
-Mais de ce jour, vraiment, elle a été une morte pour lui. Ainsi le
-commandait sa conscience, rigoureusement scrupuleuse, quant au respect
-du bien d’autrui.
-
-Alors pourquoi redoute-t-il de la voir?
-
-C’est une inconnue que cette Nicole échappée, frémissante, au lien
-conjugal, passionnément voulu, et qu’elle prétend achever de rompre par
-le divorce... Résolution qui froisse en lui ses vieux instincts
-héréditaires de catholique convaincu, fidèle au respect du serment reçu
-par le prêtre.
-
-Oh! non, Nicole de Miolan n’a plus rien de commun avec la jeune fille
-qu’il a adorée, à laquelle il songe dans le beau crépuscule d’août,
-ainsi que l’on songe aux morts infiniment chers...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-A travers la cloison, sonne un éclat de rire, jailli de la grande
-chambre aux tentures pékinées où vient d’être installé le jeune ménage
-de Coriolis. Si les yeux de René Carrère pouvaient percer la muraille,
-ils verraient son ami nonchalamment allongé dans un confortable
-fauteuil, la cigarette aux lèvres, suivant d’un œil amoureux tous les
-mouvements de sa blonde petite femme qui trottine du cabinet de toilette
-à la chambre, peu enveloppée par son peignoir de linon, ouvragé de
-dentelle.
-
-Au passage, il saisit la main qui fait un choix dans le coffret à bijoux
-et attire vers lui la jeune femme. Elle proteste,--sans conviction,
-d’ailleurs.
-
---Oh! Georges, voyons, sois sérieux!... Laisse-moi m’habiller... Je
-serai en retard et ce sera une catastrophe!... Que dira Mme Seyntis?...
-Pour la première fois que je suis reçue chez elle!... Tu n’as vraiment
-pas l’air de te douter que nous sommes dans une maison convenable!
-
---Hum, en ce qui concerne Raymond Seyntis...
-
-Et il soulève les dentelles de la manche large. Sa bouche erre,
-gourmande, sur la peau qui embaume l’iris.
-
-Elle ne se défend pas du tout et s’écrie seulement, avec une drôle de
-petite moue:
-
---Georges, tu es un monstre de volupté!
-
---Oh! oh! madame, quel grand mot!... Ce me semble qu’il y a des heures
-où vous ne vous plaignez pas de cette qualité de votre mari.
-
-Elle se met à rire et riposte:
-
---Mon Dieu, mon amour, que tu fais donc des réflexions absurdes!
-
---Madame, le ciel en soit témoin! vous manquez de respect à votre
-époux... Venez implorer votre pardon.
-
-Il la met sur ses genoux. Elle proteste encore, mais très mal:
-
---Georges! Georges! tu vas me décoiffer!... Et mes cheveux étaient si
-bien arrangés.
-
---Je vous recoifferai, ma petite femme.
-
-Et il glisse ses doigts dans la soie blonde des cheveux qui semblent
-faits de lumière.
-
-Elle bondit à terre, la mine fâchée--et tendre:
-
---Georges, tu es insupportable! Je serai ce soir comme un chien fou...
-Ce sera de ta faute... Et tout le monde se demandera comment tu as pu
-épouser une si laide femme...
-
---Un monstre de volupté, peut-être, glisse-t-il malicieusement.
-
---Bon, bon, monsieur... On se souviendra comme vous jugez votre femme!
-Maintenant, laisse-moi m’habiller, mon chéri. Tu es horripilant, mais je
-t’adore!
-
-Il n’est pas sûr qu’il lui rendrait sa liberté si un choc discret ne
-heurtait la porte. C’est la camériste de Madame qui revient pour
-l’habiller.
-
-Madame, aussitôt, est à l’autre bout de la chambre--dans la partie
-solitaire!--et, d’un ton détaché, crie:
-
---Entrez.
-
-Elle est plus que rose. Toutefois la camériste est trop occupée du
-vaporeux nuage qu’elle apporte avec soin, pour se permettre aucune
-réflexion intempestive:
-
---Madame veut-elle que je la chausse d’abord?
-
---Oui, je préfère.
-
-Quelques minutes plus tard. Madame, en petits souliers, est debout
-devant sa glace, les épaules nues sous le ruban de la chemise, mince
-dans le soyeux jupon; et elle est tout absorbée par le souci de faire
-disparaître sur sa nuque la trace des doigts trop caressants de
-Monsieur; lequel, sans enthousiasme, a quitté son excellent fauteuil et
-sa cigarette pour endosser enfin l’habit de rigueur.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Pendant que se déroulent ces menus épisodes, dans la petite chambre qui
-est son _home_, Mademoiselle, attendant le deuxième coup de cloche,
-relit encore une fois les lignes, reçues le matin, qui lui apportent le
-parfum de la «maison».
-
-«... Oui, ma chère petite fille, comme toi, nous aspirons, ta sœur et
-moi, à la fin de notre séparation et nous voudrions bien que ce fût fini
-de t’aimer de loin...
-
-«Oui, je comprends qu’il te soit triste de vivre parmi des étrangers,
-même très aimables pour toi... Et pourtant, mon enfant chérie, pourtant,
-je ne puis regretter que tu aies eu le courage de partir, de nous
-laisser!... D’abord, parce que je pense que ce séjour au bord de la mer
-sera fortifiant pour toi, après ta dure année de travail; bien meilleur
-que les mois de vacances dans la petite fournaise qui nous sert de gîte,
-où la température se fait vite étouffante malgré nos persiennes closes
-dès que le soleil vient nous brûler...
-
-«Et puis, ma Jeanne, il était raisonnable, sage, de ne pas négliger
-cette occasion de te faire connaître dans un milieu fortuné où tu peux
-trouver des leçons, peut-être, dans l’avenir.
-
-«Car, en effet, plus que jamais, ma bien-aimée, il nous faut penser à
-l’exiguité de notre budget et ne négliger aucune chance de l’assurer un
-peu. J’aime mieux te l’avouer, pour que l’idée d’être le soutien de ta
-pauvre vieille maman te rende vaillante, les démarches de ta sœur pour
-arriver au poste d’inspectrice que tu sais ont définitivement échoué.
-Les candidates sont légion, toutes pourvues de titres sérieux, bien
-autrement recommandées que ta sœur!... et les places vacantes se
-présentent comme des exceptions...
-
-«Ta sœur a été très aimablement reçue par le secrétaire général qui a
-cru préférable de lui ôter tout espoir, avec preuves à l’appui, afin
-qu’elle ne se leurre pas inutilement. Antoinette est donc revenue très
-découragée de cette visite, chaque jour lui montrant davantage, hélas!
-combien il est difficile à une femme de gagner sa vie. Mais tu connais
-son énergie. Déjà, elle cherche une autre voie.
-
-«Ah! ma petite fille, confions-nous à Dieu qui, bien mieux que nous,
-sait ce qui nous convient. Acceptons bravement ce qu’il veut pour nous,
-et notre épreuve nous semblera bien moins lourde... Je te le dis,
-chérie, comme je l’ai senti bien des fois; et c’est mon cœur même de
-maman qui te le murmure avec toute sa tendresse pour que tu espères
-malgré tout... ainsi que je le fais... Soyons courageuses, heureuses de
-vivre les unes pour les autres, toutes trois...»
-
-Mademoiselle devine plus qu’elle ne lit les dernières lignes parce que
-le jour se meurt, surtout parce que de grosses larmes brouillent son
-regard... Alors, elle se penche sur la chère écriture et y dépose un
-baiser fervent.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Deux portes plus loin, chez les parents de Nicole, l’humeur n’est pas
-très souriante du côté de Monsieur, qui est un homme d’habitudes, vite
-nerveux, pour peu qu’il ne trouve pas ses affaires disposées dans leur
-ordre coutumier. Or, étant aux _Passiflores_ depuis deux heures à peine,
-il traverse la période d’installation, ce qui influe fâcheusement sur
-son humeur et le fait saupoudrer de conseils, questions, voire même
-reproches, non seulement la femme de chambre, mais encore sa dévouée
-épouse. Il est, en effet, de ces hommes excellents--et terribles!--qui
-ne peuvent se tenir de donner leur avis sur toute chose, petite ou
-grande, et s’étonnent ensuite avec simplicité de voir les gens continuer
-à agir suivant leur propre guise.
-
-Tout en parcourant un journal, il monologue sur les sujets les plus
-étrangers à la politique.
-
---Je trouve l’air fatigué et soucieux à Seyntis. C’est un joueur un peu
-trop audacieux, je le crains. Je le lui ai dit... Mais c’est un garçon
-qui n’a confiance qu’en lui-même! Ta cousine, elle, est toujours fraîche
-et sereine, et Guillemette a encore embelli!
-
-Il est interrompu dans ses réflexions par le bruit d’un carton que Mme
-d’Harbourg a laissé tomber; malgré sa corpulence elle est très active et
-aime à ranger par elle-même.
-
---Mon Dieu, Pauline, comme tu t’agites! Laisse donc faire la femme de
-chambre... Sais-tu où elle a mis mes cravates?... Je ne les retrouvais
-pas tout à l’heure.
-
-M. d’Harbourg est plutôt coquet. Il a été très joli homme et il est
-encore un beau gentilhomme frais et rose sous ses cheveux blancs, coupés
-en brosse.
-
---Mon ami, elles sont dans le tiroir de la commode.
-
---Elles auraient été beaucoup mieux dans l’armoire à glace. Je les
-aurais choisies bien plus facilement.
-
---Si tu le désires, mon ami, je dirai à Céline de les y remettre demain.
-
---Oh! puisque la maladresse est commise, ne changeons rien. Tu mets
-cette robe-là, ce soir?... Une robe noire!... C’est bien foncé. Tu sais
-pourtant que je préfère les robes de couleur!
-
---Mais, Charles, ma robe est toute perlée de jais... Elle n’est pas
-sombre!
-
---Bien... bien, ma bonne amie. Habille-toi comme tu l’entends. Je n’y
-connais rien. C’est convenu!
-
-Un silence. Mme d’Harbourg sort quelques bibelots de son sac. La pendule
-sonne la demie de six heures. M. d’Harbourg rejette son journal.
-
---Eh! Eh! si tard déjà? Il faut que je m’habille. Pauline, ma chère
-amie, veux-tu bien sonner Alfred pour qu’il m’apporte mes souliers
-vernis.
-
---Charles, ils sont là, près de toi.
-
---S’ils y étaient, je ne les demanderais pas. Je ne suis pas un idiot!
-
-Sans relever cette imprudente déclaration, Mme d’Harbourg se penche et
-prend les escarpins à côté du fauteuil de Monsieur, qui ne dit mot, ne
-pouvant ni ne voulant se tenir pour «un idiot».
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Nicole de Miolan, elle, n’est occupée ni de rangements, ni de toilette.
-Les coudes sur l’appui de la fenêtre, le visage sur ses mains jointes,
-elle songe, insouciante des minutes qui fuient...
-
-Elle aussi pense à la rencontre qu’elle va faire; et une curiosité un
-peu perverse la distrait d’elle-même, du souvenir de son passé d’épouse
-qui la hante, l’enveloppant comme un douloureux cilice.
-
-Elle n’a jamais eu pour son cousin René Carrère plus qu’une sincère
-amitié et beaucoup d’estime. Tel qu’elle le connaît,--s’il n’a pas
-changé...--il est revenu de son exil volontaire parce qu’il jugeait
-pouvoir la retrouver, sans craindre de faiblir devant le devoir strict
-qui est son maître,--aujourd’hui, sans doute, comme autrefois. Pour
-elle, il est à peine plus qu’un indifférent. Pourtant, dans son âme
-désemparée, il y aura, elle le sait, un bizarre regret, s’il est
-vraiment guéri tout à fait, et une tentation mauvaise de raviver la
-flamme éteinte,--par vanité féminine, par besoin instinctif d’être
-aimée. Elle est de celles qui ne peuvent vivre sans les caresses d’un
-cœur où elles sont souveraines... Puis, en elle, il y a si vive une soif
-d’oubli et aussi de vengeance pour celui qui l’avait prise toute: corps,
-âme, pensée...
-
-Il était, comme elle, ardent, passionné, volontaire et jaloux... Combien
-ils se sont adorés, puis heurtés,--heurtés à se briser le cœur!...
-Quelles scènes affreuses, elle a dans le souvenir...
-
-Ah! heureusement, tout cela, c’est le passé, maintenant! En février
-dernier, la rupture a été consommée entre eux et elle est partie pour
-Paris, résolue au divorce. S’il a souhaité une réconciliation, elle a
-refusé de le savoir, n’ouvrant pas les quelques lettres qui, après un
-silence de plusieurs mois, lui sont arrivées de Constantinople! Il l’a
-trahie. Il l’a faussement soupçonnée. L’un comme l’autre, ils se sont
-torturés. C’est fini entre eux, fini, fini! Que chacun donc recommence
-sa vie comme il l’entendra, s’il le peut...
-
-Pourquoi donc y a-t-il encore des minutes où il se dresse en son
-souvenir, pareil à un fantôme qui veut la reprendre.
-
---Ah! je vous hais, autant que je vous ai adoré, murmure-t-elle, les
-dents serrées, le regard perdu vers la mer, frémissante comme son pauvre
-être... Je vous ai tout donné de moi, et vous m’avez enlevé le bonheur,
-l’espoir, le respect de moi-même... Vous avez fait de moi une épave qui
-va... je ne sais où... Oh! oui, je vous hais! Je ferai tout, vous
-entendez, _tout!_ pour avoir l’oubli et la belle vie d’amour que je
-veux, à n’importe quel prix!...
-
-Vraiment, elle lui parle, comme s’il pouvait encore l’entendre, les yeux
-sans larmes, les mains serrées par l’angoisse qui la meurtrit. Ses joues
-sont brûlantes, et elle se penche instinctivement sur le rebord de la
-fenêtre pour sentir la fraîcheur du vent qui fouette l’écume des vagues.
-
-Pourquoi donc, ce soir, pense-t-elle ainsi à toutes ces choses qui lui
-font tant de mal? Est-ce la rencontre de René qui réveille le passé? Ah!
-certes, près de lui, la vie n’eût pas été d’abord un tourbillon
-d’ivresse, de bonheur, intense à certaines heures jusqu’à en devenir une
-souffrance, puis une tempête où les nuées sombres, parfois, laissaient
-encore jaillir un éblouissant rayon.
-
-Lui, René, l’aurait aimée d’un amour grave et paisible, tel lui-même.
-
---Ce n’est pas ainsi que je voulais l’être, murmure-t-elle encore, sans
-remuer à peine les lèvres. N’a-t-elle pas toujours souhaité se perdre
-dans l’amour comme dans un océan, pour s’y abîmer divinement et
-follement!
-
-Une cloche tinte.
-
---Madame entend-elle? C’est le premier coup. Madame ne va pas être
-habillée. Quelle robe madame a-t-elle décidé de mettre?
-
-Elle a un tressaillement. A peine, elle a entendu le son de la voix.
-Mais, cessant de regarder la mer, elle aperçoit, devant elle, sa femme
-de chambre qui l’attend, anxieuse par amour-propre professionnel.
-
-Elle répète machinalement:
-
---Quelle robe?... La rose. Aline, je suis à vous.
-
-Aline est adroite et vive. Quand éclate la sonnerie du deuxième coup,
-Nicole est toute prête, merveilleusement habillée par le souple crêpe de
-Chine qui s’enroule à sa forme parfaite.
-
-Son âme et sa pensée sont redevenues closes pour tous. De l’émotion qui
-l’a bouleversée un moment plus tôt, il ne reste d’autre trace que
-l’éclat plus vif des joues et une lueur brûlante dans ses beaux yeux
-passionnés. Elle glisse quelques fleurs dans la dentelle de son corsage,
-décolleté sur la nuque et l’attache des épaules, prend ses gants et
-descend.
-
-Dans le salon, où errent capricieusement les dernières lueurs du
-couchant, presque tous les hôtes des _Passiflores_ se trouvent déjà
-réunis. Auprès du fauteuil de Mme Seyntis, sont Mme d’Harbourg et la
-chanoinesse. Celle-ci, laide, la lèvre duvetée, la voix haute, éveille
-une surprise un peu effarée chez Mademoiselle qui, trompée par son
-titre, s’attendait à voir en elle une sorte de nonne, pieusement
-austère. Du coin du salon, où elle est assise à l’écart, Mademoiselle en
-revient toujours à l’observer, quand elle ne croit pas devoir surveiller
-Mad qui tourbillonne de la terrasse au salon, le nez au vent, les yeux
-fureteurs sous la toison dorée de ses cheveux.
-
-Et aussi, Mademoiselle est distraite du spectacle de la chanoinesse, par
-l’entrée, dans le salon, de Guillemette qui a l’air d’une aurore,
-pense-t-elle poétiquement. Puis, c’est l’apparition de la jeune baronne
-de Coriolis ressemblant, elle, à un Watteau. Et une fois de plus,
-Mademoiselle se sent très loin de ces élégantes personnes dont les robes
-fragiles coûtent, pour le moins, ce qu’elle gagne en un mois de labeur.
-Mais dans son âme, il n’y a pas un atome d’envie; seulement beaucoup
-d’humilité et une naïve admiration pour ces créatures de luxe.
-
-Et voici qu’à son tour, Nicole fait son entrée, longue, fine, onduleuse
-dans la gaine de sa robe, les prunelles veloutées et sombres sous les
-cheveux clairs qui ont l’éclat des feuilles brûlées par l’automne.
-Ainsi, elle éveille la vision de quelque belle nymphe d’un dieu d’amour.
-
-Francis Hawford, le peintre, dresse la tête à son entrée et murmure,
-l’enveloppant d’un regard d’artiste et d’homme:
-
---Diable! la splendide créature!
-
-Et ce doit être aussi l’opinion de Raymond Seyntis, car il a un
-singulier accent pour lui dire, après avoir baisé sa main dégantée:
-
---Vous êtes toujours terriblement séduisante, ma nièce.
-
---Heureusement pour moi, mon oncle.
-
---Et pour nous!
-
-L’un comme l’autre, ils savent très bien les pensées qui flottent en
-leurs deux cerveaux. Pour un homme, sensible comme lui à la beauté, elle
-a une saveur irritante: et si elle était une étrangère, il succomberait
-à la tentation de goûter cette saveur. Mais la pensée qu’il
-l’appelle «ma nièce» l’arrête dans les limites d’une galanterie
-discrète,--imperceptiblement équivoque.
-
-Elle fait encore quelques pas dans le salon. Puis elle s’arrête de
-nouveau. Cette fois, c’est René Carrère qui la salue.
-
---Ah! bonjour, René! dit-elle de sa voix chaude, un peu assourdie.
-
-Ils sont face à face et se regardent. Au fond de leurs âmes, frémit
-l’ombre du passé. Mais eux seuls le savent,--et Guillemette dont les
-larges prunelles s’attachent à eux avec une expression profonde et
-attentive.
-
-Nicole pense qu’il a peu changé; ses traits nettement découpés ont
-toujours la même expression de volonté mâle et sereine. Ses yeux ont
-gardé leur regard clair qui jamais n’a dû connaître le mensonge,--et en
-ce moment, est presque dur.
-
-Mais pour lui, elle est une autre femme,--tout à fait différente de la
-jeune fille de jadis. Elle a le même délicieux visage où semble palpiter
-le reflet de quelque mystérieuse flamme, la même bouche affolante par sa
-fraîcheur, la grâce indéfinissable, ironique et caressante du sourire...
-Pourtant cette Nicole-là n’est pas celle qu’il a quittée, il y a quatre
-ans. Il s’est fait en elle une sorte d’épanouissement superbe qui doit
-griser les hommes et effaroucher les très honnêtes et très candides
-femmes comme Mme Seyntis. Elle fait songer à quelque fleur magnifique
-dont le parfum serait dangereusement capiteux.
-
-Entre eux, il y a un silence de quelques secondes. Puis, correctement,
-il articule, s’inclinant sur la main nue qu’elle lui a donnée:
-
---Madame, je vous présente mes hommages.
-
---Pourquoi? «madame...» Nous sommes toujours cousins, que je sache!
-
---C’est vrai... Vous avez raison... Bonjour, Nicole.
-
---A la bonne heure, ainsi.
-
-Mais toute conversation est interrompue car le maître d’hôtel annonce
-que le dîner est servi.
-
-
-
-
-VII
-
-
-Le repas les a séparés. Ils ont rempli, envers leurs voisins respectifs,
-les menus devoirs imposés par la politesse. Mais ils se sont observés
-avec une attention aiguë et discrète.
-
-Lui, a été très courtois pour la chanoinesse qui l’accaparait sans
-merci. Elle, Nicole, a causé tout le temps du repas avec Francis Hawford
-dont le masque violent avait une expression d’admiration avide quand il
-arrêtait sur elle des yeux de conquérant.
-
-René n’a pu entendre que des bribes de leur conversation; mais il a vu
-que Nicole était amusée, intéressée par l’exotisme des idées de Hawford;
-que le peintre se laissait envoûter par la grâce française.
-
-Et--complexité de l’âme!--cette constatation lui a été plutôt
-désagréable, si détaché qu’il fût--ou crût être--de Mme de Miolan.
-Alors, résolu à oublier sa présence, il s’est pris à regarder autour de
-lui. Il a trouvé apaisante la vue de Mademoiselle, avec son air d’humble
-vierge. Il a aperçu Guillemette, déjà tentatrice, les lèvres
-savoureuses, ses yeux de sombres violettes où la jeunesse rit,
-étincelant d’inconscientes promesses.
-
-En elle, y aurait-il une future Nicole?
-
-Cette pensée effleure l’esprit de René et le révolte aussitôt comme une
-sorte de profanation. Pourquoi douter de cette enfant parce qu’elle a
-reçu, elle aussi, le don redoutable de la séduction?
-
-Évidemment, les femmes telles que la chanoinesse ne connaissent ni ne
-suscitent pareils dangers. Et, sagement, pour rétablir l’équilibre
-serein de sa pensée, René se remet à causer avec elle qui, d’ailleurs, a
-l’esprit fertile en boutades originales.
-
-M. d’Harbourg lui donne la réplique avec une courtoisie cérémonieuse. Sa
-femme est prodigue d’aimables sourires et de silences. La petite de
-Coriolis soupire, en son for intérieur, de n’être pas placée auprès de
-son époux et trouve sans attrait les madrigaux longs et surannés de M.
-de Harbourg, charmé par sa jolie tête de pastel blond.
-
-Et Mme Seyntis est la parfaite maîtresse de maison qui s’efface devant
-ses hôtes et trouve toujours le mot à dire pour garder à la conversation
-l’allure très correcte qu’elle juge indispensable.
-
-Le dîner fini, c’est l’exode vers la terrasse et même le jardin où la
-nuit est tiède. Dans les allées que le clair de lune sable d’argent, les
-hommes fument; et la petite flamme des cigares pique l’obscurité de
-courtes lueurs.
-
-Les personnes d’âge se sont groupées sur la terrasse et devisent
-paisiblement. La petite de Coriolis a disparu, glissée au bras de son
-mari, dans une allée bien sombre. Et Guillemette retenue par la
-chanoinesse piétinerait volontiers d’impatience.
-
-Nicole, elle, après avoir un instant causé avec sa mère et Mme Seyntis,
-a descendu les marches de la terrasse. Elle s’assied dans l’ombre et
-demeure immobile. Les paupières à demi closes, les mains abandonnées sur
-ses genoux, elle songe. Que cherchent donc dans la nuit ses yeux qui
-rêvent?
-
-Un promeneur solitaire passe devant elle sans l’apercevoir. Son pas est
-lent et distrait. Lui aussi songe. Elle l’a entendu. Son beau visage
-prend une bizarre expression et elle appelle:
-
---René?... C’est vous, n’est-ce pas?... Venez donc un peu... Il fait bon
-ici...
-
-Malgré la nuit, elle a vu qu’il tressaillait.
-
-Peut-être, simplement, elle l’a senti... Elle devine chez lui une
-hésitation. Pourtant il s’arrête et s’approche. Mais il reste
-silencieux, attendant... Du large, monte sourdement la voix de la mer.
-Un souffle frais passe dans les branches.
-
---Vous ne vous asseyez pas une seconde? René.
-
---Non, merci.
-
-Il reste debout devant elle dont la forme blanche se profile sur le vert
-obscur du massif. Il ne peut voir son visage, mais il devine le
-regard,--le regard inoubliable.
-
-Comme si elle n’avait pas entendu son refus, elle continue:
-
---Puisque nous sommes destinés à renouer connaissance, ne vaut-il pas
-mieux que ce soit à l’abri de tout regard curieux?... Ce calme est
-apaisant; mais aussi, il est évocateur de fantômes!... Peut-être, après
-tout, est-ce cette fantaisie du hasard nous réunissant ici qui les
-appelle...
-
---Il faut les renvoyer dormir là où ils dormaient, Nicole. Ce qui est
-passé est passé.
-
-Son accent est ferme, presque dur, comme l’était son visage quand il l’a
-revue dans le salon.
-
-Elle répète après lui, et un léger frémissement tremble dans sa voix,
-calme pourtant:
-
---Oui, vous avez raison... Ce qui est passé est passé... Ce qui est fini
-est fini!... Mais quelquefois, c’est atrocement douloureux...
-
-Il a l’intuition qu’elle songe, non à l’amour qu’il eut pour elle, un
-incident oublié, cela;--mais à la douloureuse aventure de son mariage...
-Et quoi qu’elle ait fait sa destinée, quoiqu’elle l’ait repoussé, lui,
-il a soudain pitié d’elle. Les jours ont coulé de puis ceux où il a tant
-souffert par elle.
-
---Si vous avez éprouvé le sentiment auquel vous faites allusion, Nicole,
-je vous plains infiniment.
-
---Merci, c’est généreux à vous; car il serait très naturel que vous
-goûtiez maintenant le plaisir de la vengeance!
-
---Pourquoi?... Je vous assure, qu’il y a longtemps, très longtemps déjà,
-que je désire seulement votre bonheur... Et je vous jure que s’il était
-en mon pouvoir de vous le rendre, je le ferais avec une vraie joie!...
-
-Il parle très simplement et son seul accent révélerait sa sincérité
-absolue. Depuis des années, d’ailleurs, elle sait qu’il est de ces
-hommes dont les paroles sont vraies, toujours. Mais comme il est détaché
-d’elle, maintenant!...
-
-Et dans l’obscurité de son cœur, des sentiments confus tressaillent...
-
-Elle reprend:
-
---Je vous remercie de votre... charité... Mais vous ne pouvez rien... Ni
-vous ni personne au monde... Du moins, à l’heure présente!... Aussi pour
-que je puisse la supporter, il faut me réfugier dans la pensée que je
-suis très jeune encore, que je puis recommencer ma vie, que j’ai
-l’avenir!
-
-Il y a dans sa voix des inflexions de révolte passionnée.
-
---Recommencer votre vie? répète-t-il, attentif. Que veut-elle dire?
-
---Oui, quand je serai libre... légalement!
-
---Par le divorce, pensez-vous?... Le divorce qui, en somme, vous fera si
-peu libre, que vous ne pourrez jamais solliciter une nouvelle sanction
-religieuse.
-
-Sa tête se dresse orgueilleusement.
-
---Je m’en passerai!... Mes croyances religieuses étaient fragiles; elles
-sont tombées comme des feuilles mortes, et je m’avoue incapable de
-sacrifier toutes les années de ma jeunesse, peut-être toutes celles que
-j’ai à vivre, à une loi édictée au nom d’un Dieu problématique!... Je
-veux avoir ma part de bonheur!... Et surtout je veux oublier!
-
-Une sorte de résolution désespérée gronde dans son accent. De nouveau,
-elle éveille en lui une compassion si profonde qu’il ne relève pas ses
-paroles impies, quoiqu’elles aient atteint en lui des convictions
-souveraines.
-
-Très doucement, il interroge:
-
---Nicole, pour votre bonheur, ne vaudrait-il pas mieux... pardonner?
-
---Oh! cela, jamais!... Vous l’avez dit tout à l’heure... Ce qui est fini
-est fini et ne ressuscite pas... Quand bien même le regret du passé
-déchirerait le cœur, finit-elle si bas qu’il l’entend à peine.
-
-Ses mains, dont les bagues scintillent, sont un peu crispées sur ses
-genoux, d’un geste d’angoisse qui lui est devenu familier.
-
-Sous le reflet de lune, il distingue mieux l’expression tragique de son
-beau visage. Est-ce donc la même femme qui causait, si libre d’esprit,
-semblait-il, avec Hawford?
-
-Quelle tempête gronde en son cœur et pourquoi la lui laisse-t-elle voir,
-dès les premières heures de leur réunion, avec cette indifférence
-hautaine de ce qu’il en pensera?
-
-Ah! pas mieux qu’autrefois, il n’arrive à la comprendre... Comme elles
-lui sont inconnues, ces âmes de femme, troublées, compliquées, rebelles
-aux vieilles lois que, tout jeune, sa mère, sa sœur, lui ont appris à
-respecter?...
-
-Pour Nicole, il éprouve à cette heure le sentiment que lui donnerait le
-péril d’une créature jadis précieuse infiniment; et il murmure:
-
---Pauvre! pauvre Nicole!
-
-Elle lève la tête vers lui. Il rencontre un regard dont l’expression est
-indéfinissable; et, la voix chaude, jette avec une sorte d’ironie:
-
---Je vous fais l’effet d’un monstre, avouez; car vous êtes demeuré le
-sage dont j’ai eu peur autrefois. Eh bien, non, je ne suis pas un
-monstre, seulement une femme, une malheureuse que la vie a déçue, qui
-veut sa revanche... et qui l’aura!... J’attends seulement mon heure;
-voilà tout!
-
-Presque rudement, il articule:
-
---Nicole, ne dites pas de folies!
-
---Des folies? Quelles folies?... Je vous confie en toute simplicité ce
-que je pense, ce que je crois, ce que j’espère, ce que je _veux_
-trouver, l’oubli d’abord... et puis le bonheur... le bonheur tel qu’il
-me le faut... J’ai tellement soif d’être heureuse encore!
-
-Elle s’arrête brusquement et serre ses lèvres comme pour les empêcher de
-prononcer davantage d’inutiles paroles. Lui, la regarde, secoué de
-l’instinctif désir de la dompter comme une enfant rebelle et insensée.
-
-Un silence, encore une fois, tombe entre eux dont les âmes sont
-frémissantes.
-
-Sur leurs têtes pourtant, le grand ciel infini s’étend si paisible... Le
-murmure de la mer est berceur. A peine, la découpure des branches ondule
-sur le sable, vêtu de lumière par le large croissant qui luit derrière
-les arbres.
-
-Il reprend, et son accent a, dans la nuit, une sorte d’autorité grave:
-
---Je crois, Nicole, que vous voulez chercher le bonheur où vous ne le
-trouverez certainement pas... Mais il est évident que je n’ai pas
-qualité pour essayer de vous arrêter dans la voie... lamentable où vous
-prétendez vous engager... Seulement, je veux vous dire ceci: à quelque
-jour que ce soit, si vous avez besoin d’un ami, soyez bien certaine que
-vous pouvez recourir à moi, en toute circonstance.
-
-Elle a soudain les yeux pleins de larmes. Il les voit trembler entre les
-cils.
-
---Merci... Mais souhaitons que jamais je n’aie recours à vous, car il
-faudrait que l’existence m’ait enfin brisée!... Et puis, maintenant,
-rentrons... Quel absurde élan j’ai eu de vouloir toucher au passé avec
-vous!... Nous n’y reviendrons plus, n’est-ce pas?
-
-Il s’incline avec un mouvement de tête. Elle a une imperceptible
-hésitation, puis, lui tend la main. Des lèvres, il effleure la peau
-tiède; et, sans un mot, s’enfonce dans l’ombre d’une allée, tandis que
-d’un pas lent, elle revient vers la terrasse où sont ouvertes les
-portes-fenêtres du salon très éclairé.
-
-Quand, un peu après, René rentre à son tour, ayant, au hasard, arpenté
-le jardin, il l’aperçoit qui cause avec une insouciance rieuse, du fond
-de la bergère où elle est nonchalamment appuyée. Hawford est près
-d’elle.
-
-Alors, il détourne la tête et cherche des yeux Guillemette. Ah! que
-c’est bon qu’elle soit encore une petite fille, innocente, gamine,
-ignorant la passion!... Sans doute, parce qu’elle a senti son regard,
-elle lui envoie un sourire et se reprend à bavarder avec la jeune
-baronne de Coriolis.
-
-Sous la lumière de la lampe-phare, Mme Seyntis, assise devant son
-métier, brode des fleurs incomparables. Près d’elle, Mme d’Harbourg
-somnole vaguement sur son tricot de charité, tout en écoutant, avec une
-aimable distraction, la chanoinesse qui devise à propos d’un roman
-nouveau, dont la couverte jaune vif flamboie sur le tapis.
-
-Elle est partie en guerre contre l’amour et s’exclame avec le plus
-parfait mépris:
-
---L’amour! Ah! oui, parlons-en! A en croire les romanciers, il serait le
-pivot même de l’existence... Quel mensonge et quelle stupidité!...
-C’est, tout au plus, un épisode!
-
---Mais il y a des épisodes qui, à eux seuls, valent l’ouvrage entier!
-riposte Raymond Seyntis, qui aime à provoquer la chanoinesse.
-
-Vertement, elle réplique:
-
---Raymond, ne dites donc pas de sottises pour fausser le jugement de
-cette petite!
-
-Et elle indique Guillemette qui écoute, les prunelles attentives. Ce
-pourquoi, Mme Seyntis est sur des épines. Mais comment arrêter la
-chanoinesse, laquelle poursuit avec dédain:
-
---Quand on a l’âge de cette fillette, on peut croire à toutes ces
-fariboles des cœurs qui se cherchent, se confondent, sont indispensables
-l’un à l’autre, etc. Mais quand on arrive comme moi au chiffre canonique
-et vu bien des hommes, on est tout à fait convaincue qu’il n’y en a pas
-un qui vaille la peine qu’une femme lui sacrifie toute sa vie!
-
-Le clan masculin proteste:
-
---Vous êtes dure, madame.
-
-Le jeune ménage de Coriolis paraît convaincu que la chanoinesse parle de
-l’amour comme un aveugle des couleurs.
-
-La voix de Nicole domine les exclamations--sa belle voix de contralto,
-un peu railleuse en ce moment:
-
---Alors, madame, vous ne croyez pas qu’on puisse vivre et, parfois même,
-mourir de l’amour?
-
-La chanoinesse haussa les épaules:
-
---Petite, petite, vous êtes jeune encore! L’amour, vous avez raison, on
-en peut vivre--et mourir aussi! Pour peu que l’individu amoureux ait une
-très mauvaise santé...
-
-De nouveau, les protestations jaillissent. En sa pensée, Mademoiselle
-est choquée autant que Mme Seyntis. Elle aimerait mieux être hors du
-salon et avoir entraîné Guillemette qui ne perd pas une parole.
-
-La chanoinesse ne baisse pas un brin pavillon et son accent est d’un
-suprême dédain:
-
---L’amour!... Vous savez bien ce que Chamfort en a dit... Je ne veux pas
-répéter puisqu’il y a ici d’innocentes oreilles. Croyez-m’en, ma mie,
-ceux qui lui abandonnent leur vie étaient incapables de rien faire de
-mieux. Ils n’avaient pas leur pain à gagner... Ils n’avaient goûté ni à
-l’ambition, ni à l’art qui sont de bien autres aliments pour l’être
-humain!
-
-Raymond Seyntis, dont le front s’est éclairé, lance avec un peu de
-malice:
-
---Ma chère cousine, l’être, certes, est fait d’une âme et d’un esprit,
-mais d’un corps aussi!
-
---Peuh!... peuh!... je le sais bien. Et vous n’avez pas lieu de vous en
-glorifier, fait la chanoinesse qui tricote rageusement.
-
-La discussion devient générale. Mais René ne s’y mêle pas, car il est
-jaloux de l’intimité de son jardin secret. L’amour!... Ah! quel épisode
-il a été, quatre ans plus tôt, dans sa vie. Et il sait maintenant que le
-temps guérit, que la tempête merveilleuse et terrible passée, l’homme
-peut se reprendre à vivre, à attendre encore, même à espérer le mal
-divin... Ce que fait Nicole, elle aussi. De quel droit, tout à l’heure,
-la condamnait-il à un avenir muré par le passé?
-
-Instinctivement, il regarde vers elle. Ses prunelles brûlantes sont
-levées vers Hawford qui déclare avec une force tranquille:
-
---Il n’y a rien de comparable à la passion pour ce qu’elle renferme de
-joies et de souffrances sans mesure!
-
-Et dans les yeux qu’il arrête sur elle, il y a le cri du désir que sa
-beauté a jeté en lui. Sûrement, ce désir, elle est trop femme pour ne
-pas le sentir. Mais elle y semble indifférente. Elle cause, comme tous
-autour d’elle, tourmentant son éventail d’un geste distrait...
-
-René prend soudain conscience de l’espèce de curiosité qui le pousse à,
-sans cesse, observer Nicole. Alors, irrité contre lui-même, il se
-rapproche de Guillemette. A demi-voix, elle lui lance avec une vivacité
-un peu moqueuse:
-
---M’est avis, mon oncle, que vous n’avez guère donné votre avis dans la
-discussion soulevée par madame la chanoinesse.
-
---Je déteste ces sujets! fait-il brusquement.
-
-Il est vraiment, ce soir-là, d’une nervosité inaccoutumée.
-
---Oh! oui, je comprends... Vous trouvez que ce sont des sujets pas
-convenables.
-
---Guillemette, je vous serais reconnaissant de ne pas vous moquer de
-moi...
-
---C’est vrai, je vous dois le respect, mon oncle. Recevez toutes mes
-excuses...
-
-Entre les cils, ses yeux rient malicieux, si la bouche est contrite.
-
-René est exaspéré, et il va peut-être le laisser voir quand la voix
-jeune s’élève, caressante:
-
---Oncle, soyez gentil et pardonnez-moi de taquiner, un tantinet, votre
-sagesse!... Je ne peux pas partager vos idées austères sur le sujet de
-conversation de ma cousine la chanoinesse que je trouve très
-instructive!
-
-Avant qu’il ait pu lui répondre, elle s’est levée, appelée par un signe
-de sa mère, car les domestiques apportent le thé et elle doit le servir
-avec Mademoiselle.
-
-Alors, René agacé va s’asseoir auprès de la bonne Mme d’Harbourg,
-mécontent de lui-même et des autres; de la chanoinesse qui a des
-conversations insensées pour une femme de son âge et de son état; de sa
-sœur qui les tolère; de Nicole qui en sourit; de Guillemette qui s’y
-intéresse déplorablement.
-
-
-
-
-VIII
-
-
-Dimanche, _messe des baigneurs_, à neuf heures; ce qui semble un peu
-matinal à beaucoup. N’importe; comme c’est la messe _chic_, dussent-ils
-y arriver pour le dernier évangile, tous les fidèles qui se respectent
-considèrent, comme un des articles du code mondain, le devoir d’y
-paraître. Mme Seyntis, elle, n’est jamais en retard. Elle est même de
-ces redoutables personnes qui font consister l’exactitude à être
-toujours, pour le moins, un quart d’heure en avance. Aussi quand elle
-apparaît dans le vestibule, son livre en main, ses gants mis, son voile
-baissé, elle a toujours l’occasion d’appeler:
-
---Guillemette!... Tu es prête?... Le premier coup va sonner.
-
-Et Guillemette ne manque pas de répondre:
-
---Mère, je vous suis... Allez en avant, je vous rejoins dans une minute!
-
-Guillemette est dormeuse comme un bébé; de plus, elle déteste se lever
-de bonne heure, peut-être parce qu’elle y est obligée depuis sa tendre
-enfance. Plus d’une fois, il lui arrive d’ailleurs de se rendormir après
-que la femme de chambre est venue frapper à sa porte. A moins que, bien
-éveillée, elle n’oublie l’heure, parce que sa vagabonde pensée erre en
-toute sorte de mondes. Et il faut un rappel de Mademoiselle qui connaît
-la jeune personne, pour qu’elle bondisse soudain hors du lit.
-
-Ce dimanche-là, si elle est en retard, c’est que, la tête abandonnée sur
-l’oreiller, les mains jointes sous la nuque, toute rose du sommeil, elle
-a oublié les minutes, en réfléchissant à la double attitude de Nicole et
-de l’oncle René, la veille au soir. Que peuvent-ils bien penser l’un de
-l’autre? Comme ils sont restés longtemps dans le jardin!... C’était
-exaspérant!
-
-Ses lèvres articulent les mots avec une telle conviction qu’elle en
-demeure saisie. Exaspérant!... Pourquoi?... En quoi cela peut-il
-l’agiter, ce qui se passe entre son vertueux oncle et Nicole, l’adorable
-Nicole... Ah! quel attrait elle exerce sur les hommes!... Tous, dans le
-salon, s’étaient groupés autour d’elle et n’en bougeaient pas... Comment
-son mari peut-il accepter de la perdre?
-
---Moi, à sa place, j’aurais fait même des turpitudes pour la garder!
-prononce Guillemette avec conviction. Ah! que je voudrais être
-troublante comme elle!
-
---Guillemette, je ne vous entends pas remuer. Vous vous habillez,
-n’est-ce pas? demande la voix douce de Mademoiselle.
-
---Oui... oui! dit Guillemette qui regarde sa montre avec terreur. Et
-elle a raison!
-
-Heureusement, elle est d’une prodigieuse vivacité dès qu’il le faut.
-Mais tout de même, quand se met à sonner ce terrible premier coup de la
-messe, elle est encore en jupon, les épaules nues, piquant, d’un doigt
-preste, les dernières épingles dans ses cheveux.
-
-A son tour, Mademoiselle répète:
-
---Guillemette, vous venez?... Le premier coup finit de tinter.
-
---Ah! Dieu! je le sais! s’exclame Guillemette qui, impatientée, voudrait
-anéantir ces malencontreuses cloches. _M’selle_, je vous en prie, allez
-en avant avec maman et Mad. Je marche plus vite et je vous rattraperai.
-Qu’André m’attende!
-
-Mais André est déjà parti pour un petit tour matinal, avant la messe,
-quand Guillemette apparaît, cinq minutes plus tard, dépitée contre
-elle-même d’avoir dû, par sa faute, s’habiller en coup de vent et
-accepter, sans aucune recherche coquette, les ceinture, cravate,
-chapeau, que lui présentait, en hâte, la femme de chambre. Elle se sent
-d’une humeur de porc-épic et envie de toute son âme Nicole dont les
-fenêtres sont encore voilées de leurs rideaux et qui, sûrement, va
-s’habiller en paix, et être jolie... jolie!...
-
---Moi aussi, j’aurais pu être jolie! marmotte-t-elle. Et par ma faute...
-Enfin tant pis!
-
-Elle traverse, en courant, le vestibule. Les cloches ont fait silence.
-C’est le deuxième coup qui se prépare.
-
-Devant le perron, elle aperçoit une silhouette d’homme.
-
---Oh! mon oncle! c’est vous?
-
---Oui, petite fille, je vous attendais pour vous escorter, Mademoiselle
-m’ayant averti que vous la suiviez à quelque distance.
-
-Elle a un rire gai, soudain sa méchante humeur s’est évanouie; et elle
-éprouve une jouissance enfantine de la limpidité du ciel d’août, bleu
-comme la mer qui ondule avec des moires soyeuses.
-
-Vite, elle marche aux côtés de René, à travers le jardin ruisselant de
-soleil, puis sur la route dévalant vers l’église, sous le dôme des
-branches.
-
---C’est gentil cela, mon oncle, de m’avoir attendue!... Je n’aurais
-jamais pensé avoir votre escorte!... Je ne croyais pas que vous partiez
-maintenant à l’église.
-
---Mais, Guillemette, est-ce que la messe n’est pas à neuf heures?
-
---Oui... oui... seulement, d’ordinaire, les messieurs n’arrivent guère
-que pour la sortie...
-
---Ah! très bien!... Mais probablement parce que je reviens d’Afrique,
-j’ai de très mauvaises habitudes; et comme dans ma première jeunesse, je
-me crois obligé d’arriver pour le commencement.
-
-Elle lui jette un regard où il y a tout ensemble de l’estime et de
-l’amitié.
-
-Elle aime les gens qui ont le courage de leurs
-convictions,--fussent-elles même détestables... Mais ici ce n’est pas le
-cas... Et son sentiment se trahit tout de suite:
-
---Mon oncle, vous avez joliment raison d’agir comme vous pensez!...
-Seulement, c’est tant pis pour votre avenir militaire!
-
-René a un coup d’œil surpris vers cette petite fille qui connaît si bien
-les vilains dessous de la politique.
-
---Alors, vous croyez, docte Guillemette, qu’il m’en cuira d’avoir écouté
-tout au long la messe des baigneurs à Houlgate?
-
---Celle-là et d’autres, n’est-ce pas? oncle. A Madagascar, cela ne
-tirait peut-être pas à conséquence, mais en France, il paraît que c’est
-une autre affaire... Tout de même, je suis très contente que vous soyez
-brave sur ce chapitre-là aussi!
-
---Merci, petite Guillemette, dit-il, touché de cette approbation
-juvénile.
-
-Tous deux font quelques pas en silence, distraits par leurs propres
-réflexions. C’est elle qui reprend, frôlant de son ombrelle les petites
-herbes de la route:
-
---Oh! oui, certes, bien plus qu’autrefois, oncle René, j’ai pour
-vous,--par moments, pas toujours,--de la vénération!
-
-Il ne paraît pas flatté du tout.
-
---Guillemette, voilà encore que vous vous moquez de moi!
-
---Oh! non, mon oncle, je ne me le permettrais pas... Je vous dis tout
-bonnement ce que je pense parce que vous m’inspirez très grande
-confiance... Je ne serais pas étonnée que j’en arrive à vous prendre
-pour confesseur laïque... J’irais à vous quand j’aurais besoin d’un
-confident de choix!
-
---Guillemette, je suis très touché, très honoré... Mais ce serait
-intimidant pour moi, un rôle pareil!
-
---Pourquoi donc?
-
-Elle lève vers lui de larges prunelles que l’auréole du chapeau ombre
-délicatement. Ses joues ressemblent aux pétales d’une rose de France.
-
---Pourquoi? Mais parce que je craindrais à très juste titre de n’être
-pas à la hauteur. Et puis, vraiment, je ne me sens pas encore l’âge de
-l’emploi!
-
-Sans réfléchir, elle riposte:
-
---Oh! pour moi, vous n’êtes pas un jeune homme!
-
-Tout de suite, elle se reprend:
-
---Vous êtes mon oncle, un oncle étonnamment sage... Oh! certes, vous
-avez l’air plus sage que papa... Je suis certaine que vous seriez
-incapable de faire quelque bonne grosse sottise!
-
-Elle lance cet aveu si drôlement que René se met à rire, encore qu’il
-soit peu charmé de l’opinion édifiante que Guillemette a de lui.
-
---Ma nièce, vous paraissez regretter que je n’aie pas le goût--et c’est
-exact!--de me mettre d’affreux méfaits sur la conscience...
-
-La bouche de Guillemette a une expression de malice et de contrition qui
-est délicieuse:
-
---Mon oncle, c’est vrai, j’ai un faible pour les hommes mauvais
-sujets... Au moins, je ne me sens pas humiliée en leur voisinage!... Je
-serais plutôt prête à me glorifier...
-
-Ici, les cloches recommencent à sonner. Guillemette tressaute.
-
---Vite, mon oncle, le second coup! Maman doit frémir de ne pas me
-voir...
-
-La blanche petite église est tout près, par bonheur. Pour l’instant,
-elle est le centre vers lequel filent les équipages et déambulent
-pédestrement, par les jolis chemins ensoleillés, chrétiens et
-chrétiennes, tous en toilette dominicale.
-
-Aussi, une brillante assemblée emplit-elle l’église qui est comble. Une
-chaise est un objet précieux que les retardataires cherchent d’un œil
-d’envie. Le suisse est ahuri et solennel. La chaisière, les joues en
-feu, s’affaire, pour essayer de caser tant de chrétiens, désireux d’un
-siège. Le curé lui-même, en surplis immaculé, circule à travers le flot
-grandissant de ses ouailles; tel un général qui veille à la bonne
-installation de ses troupes. Son regard, satisfait sous les sourcils
-blancs en broussaille, erre sur ces nombreux fidèles, chics infiniment,
-parmi lesquels foisonnent les jolies femmes sous la paille des chapeaux
-fleuris, le tissu léger des robes d’été qui caressent les dalles
-luisantes.
-
-Cette messe n’est pas celle des humbles et des petites gens...
-
-Comme de juste, dans cette foule, discrètement bourdonnante, mondaine,
-parfumée, il se trouve de sincères croyants et croyantes qui pensent
-pieusement à leur Créateur. Mais il y aussi de fringants
-_clubmen_,--jeunes ou mûrs--qui sont là pour la femme dont, à la sortie,
-ils vont correctement serrer la main, avec un secret frisson de tout
-l’être!... Il y a des hommes rongés par la fièvre ou le souci de la vie
-qui, dans cette église, ont apporté des corps sans âme, une pensée
-fermée aux choses divines, et s’absorbent dans leurs préoccupations
-quotidiennes, alors que leurs yeux sont arrêtés, indifférents, sur un
-tabernacle dont le mystère leur est étranger...
-
-Il y a des jeunes que la vie enchante, qui tressaillent d’allégresse,
-d’envie, de désir, à ses espoirs. Il y a, sous le masque donné par
-l’éducation à tous ces êtres, des âmes douloureuses, des âmes troublées,
-des âmes sceptiques, des âmes pécheresses qui adorent leur péché ou le
-subissent avec passion, honte, colère, remords...
-
-Il y a des heureux--quelques heureux!--qui crient leur bonheur vers
-l’Invisible ou en sont enivrés... Il y a des épouses déçues, meurtries;
-des mères qui sont des bénies ou des crucifiées...
-
-Mais tous gardent leur secret. Le soleil flamboie dans les vitraux et
-par la porte, restée ouverte, resplendit la fête de l’été. La clochette
-tinte pour annoncer le commencement de la messe.
-
-Juste à ce moment, Guillemette fait son entrée; ce qui calme, à son
-sujet, les inquiétudes de sa mère, laquelle, avant de s’absorber dans
-ses prières, lui murmure:
-
---Tu ne pourras donc jamais être à l’heure! ma pauvre enfant.
-
-La coupable a l’air d’innocence d’un nouveau-né et marmotte tout bas:
-
---Mais, maman, la messe commence... Je ne suis pas en retard.
-
-Elle ouvre sagement son livre et se met en devoir de suivre les prières
-liturgiques.
-
-La pensée de Guillemette est absolument croyante, en dépit des quelques
-points d’interrogation jetés en son cerveau par les circonstances ou ses
-seules réflexions, au grand scandale de sa mère à qui, inutilement
-d’ailleurs, elle a demandé des solutions. Ce que voyant, elle n’a pas
-insisté, attendant en son intimité, le jour où la grâce du ciel
-dissiperait les ombres qui l’ont désorientée et dont elle rend
-responsable son ignorance de la théologie.
-
-Mais tout de même, Mme Seyntis serait saisie d’épouvante, si elle
-pouvait mesurer combien, très innocemment, dans le secret de son âme,
-cette petite fille s’est déjà fait une religion à elle...
-
-Des hauteurs de l’orgue, une voix de femme s’élève sonore, trop claire,
-qui fait lever les têtes vers la tribune où la chanteuse--une jolie
-femme rondelette, qui a un nom au théâtre--articule mal de pieuses
-paroles, sur un air d’opéra.
-
-Guillemette a tressailli, distraite par cet intermède musical, qui lui
-rend impossible tout recueillement et elle envie sa mère et
-Mademoiselle, abîmées dans la lecture de leur messe. Sans doute, le
-sérieux oncle René est comme elle. Guillemette regarde instinctivement,
-vers lui, devant elle. Il ne se contente pas de demeurer bien droit, les
-bras croisés, ou les mains sur la pomme de sa canne... Non, il a un
-petit livre, il lit l’office de la messe, très attentif et il n’a pas du
-tout, pourtant, l’air d’un sacristain! Son visage brun ainsi au repos a,
-au contraire, quelque chose d’énergique, de fier, de grave, qui lui
-donne beaucoup d’allure... C’est très crâne à lui de montrer si
-franchement ses convictions; et, contente, elle se prend à murmurer:
-
---Mon oncle, vous êtes un homme chic!
-
-Cependant l’Évangile vient d’être dit; alors dans la chaire, apparaît un
-vicaire juvénile et timide qui semble torturé par l’obligation de parler
-devant cette foule, la devinant, à l’avance, réfractaire à son
-éloquence! Lui, comme ses auditeurs,--hormis quelques âmes pieuses,--se
-demande pourquoi cette homélie que tous redoutent.
-
-Mais le choix n’étant pas donné, il part résolument en guerre contre les
-désordres du siècle. D’une voix monotone et éclatante, il déverse le
-flot de sa rhétorique que Mme Seyntis écoute d’un air de componction,
-comme si elle avait toute la responsabilité des péchés d’Israël. Mad
-s’ennuie et Guillemette a pitié du petit vicaire qui, les yeux clos, les
-mains crispées sur la chaire, fond sur l’ennemi, le pécheur, tonnant:
-Pénitence! Pénitence!
-
-C’est par cette véhémente adjuration qu’est accueillie Nicole, trop bien
-élevée pour désobliger Mme Seyntis en ne paraissant pas à la messe.
-Debout dans l’allée, sans regarder personne, elle attend que l’orateur
-ait fini de fulminer, et par son élégance, sa beauté capiteuse, donne
-des distractions à ceux qui l’entourent. Elle est tout près de René. Il
-peut respirer son parfum. Il a, sous les yeux, l’ondulation de ses beaux
-cheveux d’or fauve, l’harmonie de la forme ennuagée de blanc...
-
-Que pense-t-il?... Une seconde Guillemette se le demande avec
-irrévérence. Mais ses traits ont une expression si sérieuse, qu’elle est
-saisie de honte pour sa propre frivolité et reprenant ses prières, elle
-est exemplaire jusqu’à la fin de la messe, qui s’achève sur une marche
-triomphante.
-
-Devant l’église, dans le jardin ensoleillé, bourdonnent les propos, les
-rires, les réflexions sur le petit vicaire, sur la chanteuse, sur le
-prochain, alertement examiné, jugé, exécuté... La phalange masculine se
-livre à la contemplation, et Nicole produit une vive impression quand
-elle apparaît insolemment fraîche, souriante, répondant aux saluts,
-serrant les mains amies ou indifférentes.
-
-Elle s’arrête auprès de sa mère et de Mme Seyntis qui, elle, ne vient
-certes pas de mettre sur sa conscience ni médisance ni distraction, et
-demande à son frère:
-
---René, rentres-tu avec moi ou descends-tu sur la plage?
-
---Je vais sur la plage.
-
---Alors, tu emmènes Mademoiselle et les enfants.
-
-Parmi les enfants, Mme Seyntis compte Guillemette qui n’en a cure; car
-au milieu du brouhaha des conversations, elle a entendu l’oncle René
-dire à Nicole ces mots qui l’ont étonnée:
-
---Je ne m’attendais guère à vous voir ici ce matin!
-
-De sa voix musicale, la jeune femme a riposté ironiquement:
-
---Mon cher ami, je me souviens des enseignements reçus dans ma prime
-jeunesse: «Malheur à celui par qui vient le scandale.»
-
-Il n’a pas répondu. Peut-être, y avait-il au fond de ses yeux noirs
-quelque chose qu’elle ne voulait pas y lire... Brusquement, elle s’est
-détournée et s’est prise à causer avec la jeune baronne de Coriolis qui,
-entre les cils, considère tendrement son mari.
-
-Guillemette, elle, laissant Mademoiselle et Mad cheminer l’une près de
-l’autre, se met à marcher auprès de l’oncle René que, sans trop savoir
-pourquoi, elle n’est pas fâchée de retenir loin de Nicole.
-
-Mme de Miolan avance devant eux, descendant aussi vers la plage. Elle va
-d’une allure très lente. Hawford l’accompagne. Près d’eux, est également
-Raymond Seyntis.
-
-Hawford cause, et elle écoute, la tête un peu penchée. Le soleil met des
-lueurs d’or dans le nœud lourd de ses cheveux. Et spontanément,
-Guillemette s’exclame:
-
---Comme Nicole est belle! N’est-ce pas? mon oncle. Quand je la regarde,
-je me demande toujours comment son mari peut se passer d’elle!... Vous,
-pas?»
-
-Une sorte de soif l’envahit de savoir ce qu’il pense. Ainsi Ève fut
-attirée par le fruit défendu.
-
-Elle a levé les yeux vers lui. Il a un visage fermé, presque sévère et
-dit:
-
---Je ne me suis jamais adressé pareille question, Guillemette.
-
---Et vous trouvez, mon oncle, que je dois vous imiter? glisse-t-elle,
-rieuse. C’est que vous n’êtes pas curieux. Et moi, je le suis
-horriblement, quand les gens m’intéressent.
-
---Et Mme de Miolan vous intéresse?
-
---Oh oui! autant que vous pouvez l’imaginer!
-
---Pourquoi?
-
---Parce qu’elle est vraie, très bonne, triste, plutôt coquette, et pas
-du tout parfaite!
-
---Oh! oh! ma nièce...
-
---Quoi? oncle René... Cela vous scandalise que j’aime mieux Nicole
-n’étant pas un modèle?
-
---Je pense, Guillemette, que ce n’est pas votre mère, sûrement, qui vous
-a mis de pareilles opinions fausses dans la cervelle.
-
---Et vous avez bien raison de le penser, oncle. Je vous offre tout
-bonnement le fruit de ma petite expérience... Je commence à être assez
-vieille pour pouvoir posséder des opinions personnelles.
-
-Et après une seconde de méditation, elle achève:
-
---Et penser que Nicole a des parents tellement à l’antique! Est-ce
-qu’ils ne vous font pas un peu l’effet de paisibles canards qui auraient
-couvé un oiseau de paradis?
-
-Cette fois, René est tout à fait choqué.
-
---Guillemette, que d’irrévérence!
-
---Mon oncle, ne vous agitez pas, ce sont des canards que je respecte
-comme je dois le faire!
-
-Il ne répond pas, mécontent, mais résolu à ne pas jouer auprès de cette
-petite un rôle ridicule de pédagogue... Il tressaille désagréablement de
-l’entendre s’exclamer en manière de conclusion:
-
---Oh! oncle, comme je voudrais ressembler à Nicole!
-
---Ne dites pas cela! Guillemette, fait-il presque impérieusement.
-
-Quelle singulière réponse! Une impatience secoue Guillemette qui jette,
-un peu agressive:
-
---Vous trouvez mieux qu’elle soit unique en notre famille?
-
-René la regarde, surpris, et de sa manière sérieuse explique:
-
---Je crains qu’elle ne se rende très malheureuse! Et c’est pourquoi, ma
-chère petite fille, je serais désolé de vous voir lui ressembler...
-Voilà tout!
-
-Guillemette est apaisée. Même, elle éprouve une sorte de sécurité
-joyeuse dans le sentiment que l’oncle René est soucieux de son bonheur.
-Quand Nicole sera partie pour Dinard, elle l’aura de nouveau à elle
-toute seule, comme avant l’arrivée des invités.
-
-C’était bien plus agréable!
-
-Elle est interrompue dans ses réflexions parce qu’ils atteignent la
-plage où, autour de Nicole et de Mme de Coriolis, s’élaborent des
-projets de promenade pour l’après-midi.
-
-
-
-
-IX
-
-
-Cinq jours plus tard.
-
-Il fait chaud, très chaud. Le soleil brûle la poussière... Et cependant
-toute la jeunesse des _Passiflores_ est partie en promenade pédestre,
-sous le regard mécontent de M. d’Harbourg qui s’est évertué à proclamer
-«absurde» une excursion par cette température sénégalienne.
-
-Ses conseils ayant eu le sort de la prédication de Jean au désert, il
-s’est dignement retiré dans le fumoir solitaire,--Raymond Seyntis est à
-Paris--et y somnole sur les journaux, maugréant contre les mouches qui
-s’agitent autour de lui, et même évoluent sans façon sur son avenante
-personne.
-
-Cependant, installée avec son ouvrage dans le _bow-window_ du petit
-salon, Mme Seyntis jouit du calme des _Passiflores_. Oh! quel délice
-serait un été dans la solitude avec ses enfants, son mari devenu
-ignorant du chemin de Paris... Des après-midi passés, une broderie en
-main, sous les arbres du jardin ou l’abri de la grande ombrelle de
-coutil dressée sur la plage...
-
-C’est chez elle un désir instinctif si vif que, souvent, elle lève la
-tête pour regarder les groupes rassemblés près de la mer.
-
-Les promeneurs élégants viendront plus tard, dans la tiédeur du
-crépuscule. A cette heure, sur l’or pâle du sable se dressent seules des
-silhouettes d’enfants; tout petits qui trottinent chancelants,
-garçonnets et fillettes affairés par leurs jeux, insensibles à la
-morsure du soleil qui flamboie sur l’étendue sans ombre.
-
---Vraiment, j’ai bien peur que nos promeneurs n’aient très chaud!
-remarque Mme d’Harbourg qui fait évoluer les aiguilles de son tricot
-avec une monotone régularité, s’interrompant toutefois pour s’éventer,
-car l’air semble embrasé.
-
-Ce n’est pourtant pas ce souci, tout physique, qui altère son aimable
-visage, assombri par quelque pensée pénible, et lui fait répondre avec
-distraction aux quiètes paroles de Mme Seyntis.
-
-Celle-ci finit par s’en apercevoir et interroge:
-
---Pauline, es-tu souffrante?
-
---Non... Oh! non!
-
-Encore un silence. Mme Seyntis se demande si elle peut poursuivre sans
-indiscrétion; et elle reprend, hésitante:
-
---Est-ce que tu as quelque ennui? Tu parais préoccupée?
-
-Mme d’Harbourg ne répond pas... Puis, tout à coup, comme si un invisible
-sceau se brisait sur ses lèvres, elle articule d’une voix qui tremble:
-
---Marie, je suis horriblement tourmentée de Nicole!
-
-Mme Seyntis a un tressaillement; les paroles de Mme d’Harbourg
-réveillent en son souvenir, une réflexion de son mari, l’avant-veille,
-sur l’admiration très vive de Hawford pour la jeune femme dont il a, dès
-le premier jour, demandé la permission de faire un croquis... Réflexion
-qui lui a été fort désagréable; elle n’admet pas que, sous son toit, une
-femme puisse se prêter à une cour aussi visible que favorisent les
-séances de pose. Et penser que cette femme est de sa famille!... Ah!
-oui, elle est inquiétante, Nicole!
-
-Avec autant de précaution que si elle avançait sur des œufs, Mme Seyntis
-demande:
-
---A quel propos? Pauline, es-tu tourmentée de ta fille?... Est-ce que
-son mari...
-
---Non... Non, il ne s’agit pas de son mari, cette fois. De lui, nous
-n’entendons plus parler que par les hommes d’affaires... Non, c’est elle
-qui m’inquiète!... Je la sens si révoltée contre sa situation que j’en
-arrive à craindre tout de sa part...
-
---Tout! répète Mme Seyntis, saisie.
-
-Mais sa cousine ne l’entend pas, absorbée par sa pensée, et poursuit son
-monologue:
-
---Mon Dieu, je sais bien que cette situation est délicate, pénible,
-douloureuse... Mais son père et moi, nous faisons tellement ce que nous
-pouvons pour la lui rendre supportable,... pour ne jamais lui rappeler
-que c’est elle qui a voulu épouser Guy de Miolan, quoi que nous lui
-disions... que c’est elle qui l’a quitté, là-bas, à Constantinople,
-après leurs scènes... lamentables! Elle n’a jamais voulu se prêter à une
-réconciliation... Comme nous l’y engageons... puisque, hélas!
-maintenant, rien ne peut empêcher qu’elle ne soit sa femme... Elle
-s’obstine à exiger un divorce qui nous navre... A quoi bon?... Elle n’en
-sera pas plus libre puisque l’Église ne connaît pas le divorce et elle
-brise tout son avenir de femme!... Pourquoi, grand Dieu! faut-il qu’elle
-ne se résigne pas... Nous l’aimons, nous la gâtons tant, qu’elle ne peut
-être tout à fait malheureuse, pourtant!
-
-Mme d’Harbourg en est absolument persuadée. Sa cousine, pas du tout, et
-malgré elle, il lui échappe:
-
---Ma pauvre Pauline, à des jeunes femmes comme Nicole, je crains bien
-que nos tendresses de parents ne suffisent pas...
-
-Mme d’Harbourg a l’air navrée. Son tricot est tombé sur ses genoux et
-les mailles glissent de l’aiguille sans qu’elle y prenne garde.
-
---Oui... oui... Ce que tu dis là, Marie, je l’ai déjà pensé plus d’une
-fois... Et c’est ce qui me fait peur! Moi, je sais bien qu’à sa place,
-jugeant impossible de vivre avec mon mari, j’aurais essayé de combler le
-vide de mon existence par de bonnes œuvres, par le travail... J’aurais
-beaucoup prié pour être soutenue... Mais je crains que Nicole ne prie
-plus guère!...
-
-Mme Seyntis a le même sentiment. Toutefois, elle est trop charitable
-pour ajouter au chagrin de sa cousine et elle murmure, encourageante:
-
---Ah! que sait-on?...
-
---C’est vrai, je ne sais pas! avoue Mme d’Harbourg, pitoyable. Jamais
-Nicole ne parle de ce qu’elle pense... Du moins, à moi... Et pas
-davantage à son père, d’ailleurs... Ah! ma pauvre amie, que nos enfants
-nous sont fermés et que nos filles sont différentes de nous!
-
-N’était la crainte de peiner plus fort sa triste cousine, Mme Seyntis
-protesterait vivement. En toute sincérité, elle est persuadée connaître,
-comme la sienne propre, l’âme blanche de Guillemette...
-
-Et Mme d’Harbourg, devinant une oreille compatissante, reprend de plus
-belle:
-
---Certes, je ne peux reprocher à Nicole une tenue blâmable... Elle n’est
-pas femme à autoriser des... familiarités qui la feraient prendre...
-pour ce qu’elle n’est pas... Mais en sa position d’épouse séparée, elle
-devrait tellement exagérer la prudence, rester dans l’ombre, peu
-recevoir, ne pas aller dans le monde... Et justement, elle fait à peu
-près tout le contraire!... Elle ne m’écoute pas quand je le lui dis...
-Elle me regarde comme si je lui parlais turc... Ah! Marie, je commence à
-croire que je l’ai trop gâtée!... Elle était mon unique enfant et
-j’avais si fort le désir de son bonheur! C’est bien pour cela que j’ai
-eu la faiblesse,--et son père aussi!--de consentir à ce qu’elle épouse
-ce Miolan qui l’emmenait loin de nous... Mais elle voulait... et nous
-avons cédé!
-
-Jamais aussi franchement, Mme d’Harbourg n’a avoué sa faiblesse. Mme
-Seyntis, touchée de cette humilité et de cette confiance, cherche à la
-réconforter:
-
---Ma pauvre Pauline, tu as cru faire pour le mieux... Pourquoi te
-torturer par des reproches?... Aujourd’hui, ton rôle me paraît être de
-veiller sur Nicole... Elle est si jeune... c’est-à-dire un peu
-imprudente, un peu coquette... peut-être, corrige vite Mme Seyntis qui
-craint de blesser sa cousine. Les jolies femmes seules sont tellement
-courtisées!
-
---Ah! oui, bien trop! soupire Mme d’Harbourg. De bonnes amies sont
-venues m’avertir qu’un certain baron de Gerles était violemment épris
-d’elle... Je sais qu’il est en ce moment à Dinard... Et justement, la
-voilà ce matin qui m’annonce qu’elle pensait partir jeudi chez ses amis
-de Bierne qui ont leur villa à Dinard. Bien entendu, son père et moi,
-nous ne pouvons l’y suivre... Alors... alors, je suis bien tourmentée!
-
---Oui, je conçois, fait Mme Seyntis, qui ne conçoit que trop bien. Elle
-aussi a entendu beaucoup parler de la cour que Philippe de Gerles fait à
-la jeune femme... Lui, absent, Hawford le remplace... Demain, ce sera un
-autre... Ah! oui, la mère de Nicole de Miolan peut être inquiète!
-
-Pour le moment, elle paraît moins abattue parce qu’elle a confié sa
-détresse, et elle reprend:
-
---Je te fais mes excuses, Marie, de t’accabler ainsi de mes doléances.
-Mais il n’y a personne en dehors de l’abbé Vincenette à qui je puisse
-les confier... Mon mari a été si affecté de tous ces événements que je
-m’applique maintenant à lui faire croire que tout va pour le mieux...
-Que Nicole s’arrange bien de sa nouvelle vie parce que son expérience du
-mariage lui en a ôté le goût...
-
---Oui, ce devrait être!... soupire Mme Seyntis, seulement, elle n’a que
-vingt-six ans!...
-
---C’est cela, en effet, qui est terrible! Vois-tu, Marie, quelquefois,
-il me prend la terreur qu’un de ces hommes qui l’admirent dans le monde
-et rôdent autour d’elle, avec de vilaines pensées, que l’un d’eux ne
-finisse par lui plaire particulièrement... Oh! ce serait épouvantable!
-Je ne craindrais certes pas que Nicole commette une faute grave; nos
-filles, heureusement, ne peuvent être que d’honnêtes femmes!... Mais ne
-connaîtrait-elle que la tentation, ce serait déjà trop!... Ces mauvais
-romans qu’elles lisent leur montent l’imagination, leur font rêver d’un
-bonheur impossible...
-
---Oui... c’est vrai, approuve Mme Seyntis. Et ce bonheur, elles
-s’imaginent le rencontrer dans la passion... Pauvres petites!... Le
-bonheur, mais elles le trouveraient à faire simplement leur devoir.
-Seulement, cette vérité, elles ne la croient pas!
-
-Mme Seyntis est tout à fait convaincue de ce qu’elle dit. Pour elle et
-pour sa cousine, un cœur comme celui de Nicole est un monde dont l’une
-et l’autre ignorent tout, et qui les épouvanterait si elles y
-pénétraient...
-
-Mme d’Harbourg tamponne de nouveau ses yeux ternis par une buée humide
-et s’évente machinalement parce que l’émotion a augmenté la chaleur,
-pour elle.
-
---Ah! ma bonne Pauline, je te plains bien! dit affectueusement Mme
-Seyntis.
-
---Tu le peux, Marie... C’est dur de vivre!
-
-Mme Seyntis est trop consciencieuse pour ne pas remarquer:
-
---Il y en a encore de bien plus malheureuses que nous, Pauline.
-
-Mais Mme d’Harbourg regimbe devant cette déclaration:
-
---Tu peux dire cela, Marie, parce que tu n’as pas connu l’épreuve d’être
-atteinte dans le bonheur de ton enfant.
-
---C’est vrai... Mais je t’assure que tous nous avons nos soucis.
-
---Oh! est-ce que Guillemette?...
-
---Non, non, Guillemette n’est pas en jeu. Grâce au ciel, elle est encore
-une petite fille qui ne me donne pas de tracas... Non, je suis ennuyée
-de Raymond. Il est nerveux, il a l’air préoccupé; et il ne veut prendre
-aucunes vacances sous prétexte qu’il a des affaires très importantes. Si
-encore il se reposait tout à fait pendant les jours qu’il passe ici!
-Mais tout le temps, on lui télégraphie, on lui téléphone. Je ne m’étonne
-pas que sa pauvre tête, bourrée de chiffres, lui soit douloureuse cet
-été!
-
---Oui, c’est ennuyeux! dit Mme d’Harbourg.
-
-Elle a écouté les réflexions de sa cousine, mais les paroles sont
-arrivées jusqu’à elle comme des mots indifférents qui ne sauraient la
-distraire de son propre souci.
-
-Les deux femmes, alors, absorbées par leur intime pensée, continuent à
-travailler en silence. Dans le billard, on entend marcher M. d’Harbourg,
-qui se livre aux carambolages pour distraire sa solitude et la fâcheuse
-humeur que lui donne la température.
-
-La mer est bleue comme un lac italien. Des nappes de lumière s’épandent
-sur le jardin où les fleurs semblent autant de cassolettes qui
-distillent leur parfum dans l’air brûlant. Devant la villa, un groupe de
-modestes touristes est arrêté et s’exclame sur le décor somptueusement
-fleuri qui l’enserre... Une voix de femme articule avec conviction:
-
---Comme on doit être heureux dans une si jolie maison!... Ah! les riches
-ont de la chance!
-
-
-
-
-X
-
-
-Cependant les promeneurs se sont arrêtés, pour goûter, dans une ferme à
-mi-chemin entre Houlgate et Villers... Une ferme dressée sur la falaise,
-devant le pittoresque chaos des roches qui dévalent vers le sable parmi
-la floraison rose des bruyères et des œillets sauvages; sous la dentelle
-fine des herbes, jaillies entre les pierres, et les branches tordues des
-arbrisseaux, agrippés aux tumultueux éboulis des roches.
-
-Dans la prairie herbeuse qui s’allonge sur la falaise, la fermière,
-accoutumée aux visites quotidiennes des touristes, prépare la table pour
-le thé, avec une connaissance parfaite de leurs goûts et des avantages
-qu’elle en tirera. D’ailleurs, Mademoiselle, investie au départ des
-pleins pouvoirs de Mme Seyntis, veille à ce que rien ne manque,
-soigneuse toujours du bien-être des autres qui tous la laissent faire
-très volontiers.
-
-La petite de Coriolis s’est jetée dans l’herbe comme une enfant
-fatiguée; et, sans façon, ayant pris sa glace de poche, elle rafraîchit
-d’une caresse de poudre ses joues brûlantes. Mad, assise à la turque
-devant elle, la contemple avec intérêt, et dans un élan juvénile, lui
-déclare qu’elle la trouve bien jolie. André, étendu, les coudes au sol,
-le menton dans les mains, observe les barques dont les voiles sont
-immobiles sur la grande mer paisible. Guillemette, elle, reste debout.
-Jamais, semble-t-il, elle n’est fatiguée. Dans son jeune corps, circule
-une telle sève! A pleines lèvres, elle aspire la bonne senteur saline
-qui monte du large. Mais ses yeux ne regardent point le lointain, sablé
-d’une brume d’or, vers le couchant. Sous la dentelle du grand chapeau de
-broderie, ils sont fixés avec une étrange expression sur le groupe que
-forment, un peu en avant, Nicole, Hawford, et le capitaine de Coriolis,
-celui-ci la lorgnette en main, étudiant la côte.
-
-Nicole est arrêtée à l’extrême bord de la falaise et les plis de sa robe
-de linon ruissellent autour d’elle. Comme obstinément, elle regarde, à
-ses pieds, le vide, miroitant de vagues nonchalantes, d’un bleu vert
-d’opale!... Hawford lui parle. L’entend-elle, même?... Elle ne bouge ni
-ne répond. A quoi peut-elle songer avec ce visage grave, cet air d’être
-absente, seule avec elle-même, regardant vers quelque chose
-d’invisible?... Pourtant, elle était très gaie pendant la promenade.
-Elle taquinait André et un peu aussi le capitaine de Coriolis qui
-flânait de préférence auprès de sa jeune femme. Elle causait avec
-Hawford. Mais peu, très peu, avec l’oncle René. Et Guillemette ne s’en
-est pas plainte. Sans se l’être avoué, elle estime que l’oncle René lui
-appartient en propre. Est-ce qu’à son arrivée, ils n’ont pas fait un
-pacte d’amitié?... Jusqu’au jour où il se mariera, elle tient
-bizarrement à occuper l’une des premières places dans ses affections. A
-aucun prix, elle ne voudrait que Nicole le reprît comme autrefois...
-
-Par bonheur, il ne la recherche pas... Mais, tout de même, comme il
-l’observe! Par moments, quand elle est très entourée--par une vraie cour
-masculine,--il a une façon de mordre sa lèvre sous sa moustache, le
-front barré d’un pli... Quand Guillemette lui voit ce visage, elle est
-tout ensemble exaspérée et passionnément intéressée...
-
-En ce moment, elle se sent satisfaite parce qu’il est loin de la jeune
-femme, et à quelques pas d’elle-même. Mais levant la tête vers lui, elle
-a un tressaillement d’impatience, car elle constate que, comme elle, il
-remarque le groupe de Nicole et d’Hawford.
-
-Mme de Miolan est sortie de sa songerie. Elle vient de répondre au
-peintre avec un petit rire qui a tinté dans l’air chaud; et ni l’un ni
-l’autre ne paraissent disposés à se rapprocher de leurs compagnons de
-promenade.
-
---A quoi pensez-vous avec cette mine attentive? Guillemette.
-
-C’est René qui l’interroge brusquement:
-
---Je m’instruis, mon oncle.
-
---Sur...?
-
---Sur la facilité avec laquelle les hommes peuvent être séduits... Il y
-a cinq jours que Francis Hawford est à Houlgate.
-
-René commence à être trop habitué aux désinvoltes aperçus de sa nièce
-pour s’effaroucher, comme aux premiers jours. Mais avec le souci
-d’écarter les pensées malsaines du jeune esprit de Guillemette, il dit
-tranquillement, les sourcils rapprochés, cependant:
-
---Hawford est un artiste, c’est pourquoi il a été si aisément subjugué
-par la beauté de Nicole...
-
---Oh! mon oncle, pour cela, il suffit d’être un homme!
-
---C’est vrai... Les hommes sont bien faibles...
-
---Pas tous, il me semble... Je ne peux pas croire que vous, mon oncle,
-vous le seriez; vous êtes en possession d’une volonté qui ne badine pas,
-quand elle a dit: «Halte-là!...» A la place d’Hawford, vous ne vous
-seriez pas laissé attraper ainsi...
-
-Cette petite fille ne sait ce qu’elle dit... Autrefois, il a été faible,
-si faible... Et à l’heure actuelle, si Nicole voulait, qui sait si
-l’étincelle ne pourrait jaillir encore des cendres mortes?... Il vient
-de vivre plusieurs jours près d’elle et il sait maintenant qu’elle est
-la séduction même, qu’elle enivre, autant par son âme d’orage, que par
-sa forme parfaite... Et Guillemette le juge impassible!...
-
-Il réplique avec une sorte d’ironie:
-
---Je ne suis pas un artiste, moi!
-
---Pourtant, vous aussi, vous la trouvez très belle?...
-
---Oui, elle l’est... dangereusement! dit-il d’une voix un peu lente.
-
-Les mots ont dû lui échapper car, aussitôt, d’un geste sec, il coupe
-avec sa canne la tête fine d’un arbrisseau.
-
-Elle, les yeux sur l’herbe veloutée, répète:
-
---Dangereuse... Pourquoi?... Pour elle? Pour ceux qui la voient?...
-
---Pour les uns et les autres! prononce-t-il presque âprement. Petite
-fille, petite fille, dans quel monde prétendez-vous entrer qui n’est pas
-fait pour vous?
-
-Les yeux violets de Guillemette deviennent presque noirs.
-
---Oncle, excusez-moi, je croyais que, vu notre traité d’amitié, je
-pouvais vous dire, en toute franchise, ce que j’avais dans la
-cervelle... J’oublie toujours comme vous êtes vite scandalisé!
-
-Et, très digne, sachant bien que René regrette sa réflexion et
-souhaiterait la lui faire oublier, elle s’en va vers la table à thé,
-sans le moindre regard vers lui.
-
-Nicole revient. La ligne de son corps svelte et souple ondule sur
-l’infini lumineux d’un ciel d’or roux. Elle marche si près du bord de la
-falaise que, d’instinct, René lui crie, la voyant venir ainsi:
-
---Nicole, que vous êtes imprudente! Prenez donc le sentier...
-
-Elle a un geste léger des épaules, un sourire, et continue d’avancer. Le
-capitaine de Coriolis a rejoint Hawford et le retient pour lui montrer
-une découpure de la côte. Nicole est près de René. Il l’a attendue dans
-un inconscient besoin de protection. Elle le devine:
-
---Vous craignez que je ne sois victime de mon imprudence, comme vous
-dites? Si j’étais sage et courageuse, savez-vous ce que je ferais?
-J’avancerais encore de quelques pas, jusqu’au point où finit la
-falaise... Et pour moi aussi, ce serait la fin!... Plus de souvenirs!
-Plus de luttes! plus de rêves inutiles!... Quel repos! Seulement je ne
-suis pas courageuse... et j’ai encore un tel désir de vivre!
-
-Les mêmes mots viennent, à René, qu’il lui a dits le premier soir:
-
---Pauvre, pauvre Nicole! Je voudrais tant faire quelque chose pour vous!
-
-Elle secoue un peu la tête.
-
---Vous ne pouvez rien... Ni personne.
-
-Personne?... Si, celui-là seul qu’elle veut rejeter de sa vie, qui,
-jadis, lui a pris son cœur de jeune fille... Mais jamais elle
-n’avouerait ni ne s’avouerait cela!
-
-Le matin même, le courrier lui a apporté, de Constantinople, une de ces
-lettres qu’elle ne veut pas ouvrir. Pourtant, pas plus que les
-précédentes, elle ne l’a brûlée. D’un geste résolu de ses doigts qui
-tremblaient, elle l’a enfermée,--comme on enferme les morts dans une
-tombe.
-
-Mais elle n’a pu, de même, clore sa pensée, ni étouffer la plainte
-désespérée de son cœur qui se souvient, qui voudrait savoir et ne peut
-se consoler!
-
-Dieu, qu’elle se sent effroyablement perdue dans le monde!... et
-seule!... Depuis le matin, l’affolante tempête gronde en elle qui est
-sans soutien pour la supporter... Comment peut-il y avoir des résignés
-qui acceptent leur destinée, si dure soit-elle!
-
-La douce Mademoiselle serait pénétrée de confusion si elle savait avec
-quel intérêt, où il entre une sorte de respect, Nicole l’observe pendant
-leurs quelques jours de vie commune. Cette pure et humble créature
-éveille en elle une fugitive sensation d’apaisement. Un matin, de sa
-fenêtre, elle l’a vue qui revenait, sans doute, de quelque messe
-matinale, un livre de prières en main; et de toute son âme, elle a envié
-la sérénité de ce visage que nulle pensée mauvaise n’a jamais dû voiler.
-La veille, de nouveau, comme elle rentrait avant le dîner d’une
-promenade solitaire, elle a encore aperçu Mademoiselle qui pénétrait
-dans l’église. Elle l’a suivie, avec la même soif un peu maladive de se
-reposer dans l’effleurement de cette vie limpide. Elle aurait voulu
-croire, prier comme Mademoiselle, elle qui ne croit ni ne prie plus.
-Elle voudrait la supplier de lui donner quelque chose de sa paix, de lui
-apprendre comment on peut oublier, pardonner, accepter l’épreuve sans
-révolte, renoncer au bonheur qui ne s’achète que par l’irrémédiable
-déchéance...
-
-Pauvre Mademoiselle, elle n’aurait rien compris aux révoltes qui
-bouleversent l’âme de Nicole de Miolan... Elle lui a souri quand elle
-l’a trouvée devant l’église et s’est préparée à passer discrètement, ne
-soupçonnant guère que les beaux yeux de Nicole avaient suivi sa
-prière...
-
-La jeune femme l’a arrêtée:
-
---Vous rentrez? mademoiselle.
-
---Oh! oui, bien vite, madame. Il est tard.
-
---Alors, remontons ensemble aux _Passiflores_. Voulez-vous?
-
---Bien volontiers, madame, a accepté Mademoiselle un peu intimidée.
-
-Elles ont marché un instant l’une près de l’autre en silence. Puis,
-Nicole a interrogé:
-
---Vous allez ainsi tous les soirs à l’église?
-
---Quand je le puis, madame. J’aime bien finir ma journée par cette
-petite visite.
-
---Comme vous iriez voir un ami, n’est-ce pas? mademoiselle.
-
-Très simplement Mademoiselle a dit:
-
---Oui, un ami, un Père qui soutient, qui console l’enfant...
-
-Nicole s’est sentie moralement si loin de Mademoiselle qu’elle a presque
-souri--avec quelle ironie triste!--de sa tentation de lui crier sa
-détresse.
-
-Elles ont continué leur route en silence. Seulement, comme Mademoiselle
-s’effaçait pour laisser entrer la jeune femme, Nicole, s’arrêtant, a
-posé sa main sur l’épaule de la jeune institutrice et, un peu bas, lui a
-dit:
-
---Quand vous irez voir votre Ami, le soir, demandez-lui d’avoir un peu
-de pitié pour moi...
-
-Et elle est partie...
-
-A cette petite scène, elle repense tout à coup, cheminant, tête baissée,
-sur la falaise, le pas distrait... La voix de Hawford la fait
-brusquement tressaillir. De loin, lui aussi, la supplie de fuir le bord
-de la falaise qui s’effrite... Il a peur pour elle. Comme en quelques
-jours, elle a souverainement conquis cet homme et comme il a, violent,
-le désir d’elle...
-
-Est-ce vers lui que sa destinée la pousse? Ou vers cet autre qui
-l’attend à Dinard et dont l’amour engourdit son souvenir quand elle en
-respire le violent parfum... Ah! elle n’en sait rien, et dans son âme
-désemparée, elle se demande, avec une espèce de curiosité tragique, ce
-qu’il en adviendra d’elle qui qui veut à tout prix le bonheur... La
-fougue qu’elle devine dans Hawford lui donne le vertige...
-
-Quel monde entre lui et René, froidement maître de lui-même, enserré
-dans ces liens de la conscience, du devoir, des lois religieuses
-qu’elle-même a brisés dans sa révolte... René, qu’elle estime et qu’elle
-a, par instants, la tentation misérable de ramener à elle..., seulement
-pour que lui, si ferme semble-t-il dans son orgueilleuse vertu, se
-reconnaisse vaincu et n’ait le droit ni de la juger, ni de la condamner,
-quoi qu’elle fasse.
-
-Il marche près d’elle, pensif. Sûrement, pas plus qu’elle-même, il ne
-voit la houle nonchalante des eaux bleues, ivres de lumière, il n’entend
-les rires des jeunes qui les attendent autour de la table à thé, un peu
-plus haut sur la falaise.
-
-Il interroge tout à coup:
-
---Est-il vrai, Nicole, que vous partiez dans quelques jours pour Dinard?
-
---Oui, à la fin de la semaine.
-
---Déjà... Vous ne voulez plus nous rester?
-
-Son accent a cette douceur un peu grave qui lui donne un charme imprévu.
-
---Je suis attendue, dit-elle, la voix brève.
-
---Et vous ne pourriez vous faire attendre?
-
-Elle est surprise. Son regard cherche celui de René, et elle interroge:
-
---Vous avez une raison, René, pour vouloir me retenir aux _Passiflores_?
-
-Il incline la tête.
-
---Et cette raison?
-
-Un demi-sourire éclaire le visage sérieux.
-
---Je me demande si je puis vous la dire sans vous paraître très
-indiscret...
-
---Je sais que vous n’êtes pas indiscret.
-
---Merci, Nicole... Eh bien, vous m’avez fait l’honneur d’être si franche
-avec moi, que je vais vous rendre confiance pour confiance... Je
-souhaiterais vous retenir au milieu de nous parce que, dans l’état
-d’esprit où vous êtes, je regrette de vous voir partir seule, parmi des
-étrangers...
-
-Un éclair jaillit dans les prunelles de Nicole. Saurait-il qui l’attend
-là-bas? Que lui importe?... Et, railleuse, elle riposte:
-
---Vous avez peur que le petit chaperon rouge ne soit croqué par le
-loup?... Soyez sans inquiétude. Il ne sera croqué que s’il y consent...
-Et alors, qui cela regarde-t-il, sinon lui?
-
---Et ceux qui l’aiment et le voudraient vivant et heureux!
-
-Sur la bouche de Nicole, passe le sourire poignant qu’il y a déjà
-surpris:
-
---Mon pauvre René, je commence à croire que ces deux qualificatifs ne
-peuvent aller ensemble... A quoi bon demeurer ici quelques jours de
-plus?... Dans une semaine, dans plusieurs même, rien n’aura changé en
-moi, ni pour moi... Il n’y a rien à faire, René, que de m’abandonner à
-l’inconnu de ma destinée qui sera peut-être tout autre que nous
-l’imaginons. Encore une fois, pour notre tranquillité à tous deux, ne
-vous inquiétez pas de moi, car, c’est vrai, je ne sais où je vais!...
-
---Nicole, Nicole, ne vous calomniez pas!
-
---Je ne me calomnie pas... Je ne suis pas une résignée... Je ne peux pas
-l’être... C’est au-dessus de mon courage!
-
-Sa voix se brise soudain, comme si un muet sanglot avait contracté sa
-gorge. Et alors, en lui monte l’obscur désir de lui dire des mots de
-tendresse qui la consolent, de prendre, entre les siennes, la main
-dégantée qui froisse les plis de la robe, la main frémissante dont la
-vie jeune appelle les lèvres...
-
-Mais elle s’est tout de suite ressaisie; la flamme s’est éteinte sous
-les cils abaissés, et elle a repris son visage impénétrable de sphinx.
-Comme un voile, elle ouvre son ombrelle, et la soie rose la baigne d’un
-reflet d’aurore. Il avance, silencieux, à côté d’elle. Quelques instants
-encore, et ils vont être près des autres, près de Guillemette qui les
-regarde approcher...
-
-Elle s’arrête, imperceptiblement. Les yeux sur ceux de René, elle
-demande:
-
---Savez-vous, René, que je n’ai pas encore compris, d’où vient que vous
-prenez un souci, qui paraît bien sincère, de mon avenir?
-
---Il est très sincère, en effet, Nicole... C’est que je me souviens
-de... de ce que vous avez été pour moi, jadis...
-
---Ce que j’ai été... oui... Ce que je ne suis plus, par conséquent.
-
-Elle parle sans coquetterie, ainsi qu’elle constaterait un fait. Mais
-les yeux levés vers lui sont beaux à affoler un sage, dans leur
-expression ardente et profonde.
-
-En l’âme de René, quelque chose a tressailli. Pourtant, il répond avec
-une sorte de gravité fière:
-
---Oui, Nicole, j’ai fini de vous aimer comme autrefois, grâce à Dieu!
-
---Et comme vous en êtes satisfait!
-
-Ses yeux veloutés ont une indéfinissable expression. Il la regarde:
-
---Je me mépriserais à tel point s’il en était autrement...
-
-Elle se remet à marcher et dit lentement:
-
---C’est vrai, ce serait une vilaine action. Nous ne devons plus être que
-des étrangers l’un pour l’autre...
-
---Des étrangers?... Non, des amis...
-
---Vous croyez possible l’amitié entre un homme et une femme jeunes?...
-Moi, pas!
-
-Il ne lui répond pas. Est-ce parce que Hawford les rejoint?... parce
-qu’André dévale vers eux pour les sommer de venir goûter?... parce qu’à
-la vue de Guillemette dont les prunelles ne lui sourient pas, il s’est
-ironiquement rappelé ses paroles: «Vous, mon oncle, vous êtes en
-possession d’une volonté qui ne badine pas!»
-
-Ah! sa volonté, elle est aussi fragile que celle de tous les autres...
-Nicole a raison. Mieux vaut qu’elle parte.
-
-
-
-
-XI
-
-
-Et le jour où elle l’avait décidé, Nicole de Miolan est partie pour
-Dinard, laissant à Houlgate ses fidèles gardes du corps--et
-parents--qui, navrés de ne pouvoir la retenir, l’ont vue monter en wagon
-avec autant de détresse que si elle s’en allait à la mort.
-
-En revanche, Guillemette a très bien pris ce départ, malgré son
-enthousiaste et chaude sympathie pour sa belle cousine. Quant à René, il
-en éprouve un véritable allègement. Certes, il sait maintenant que, même
-l’imprévu la fît-il libre, il ne souhaiterait plus, comme jadis, qu’elle
-devînt sa femme; car il est sûr que, l’un par l’autre, ils seraient
-malheureux... Telle qu’elle est, elle blesse, et ses convictions
-religieuses, et la conception qu’il a de la femme... Mais... si fortes
-que soient sa notion du devoir et sa hautaine résolution d’y être
-fidèle, il n’en est pas moins un homme; et les obscurs bas-fonds de son
-être tressaillaient quand la vie quotidienne lui apportait le frôlement
-de cette créature de passion et de révolte qui appartient à un autre.
-Aussi trouve-t-il une sorte de délivrance à ne plus voir le visage
-charmant dont les yeux--si tristes parfois--éveillaient en lui
-l’instinctif désir d’aller à elle pour la bercer, avec les mots, les
-tendresses qui consolent...
-
-Elle est partie. Dans le salon où tous étaient réunis et causaient, ils
-ont échangé un rapide adieu. Elle lui a tendu la main, à l’anglaise:
-
---Adieu, René.
-
-Il s’est incliné sur les doigts gantés, et ses lèvres les ont effleurés.
-Comme il relevait la tête, il a rencontré le regard de Nicole où il y
-avait une sorte de prière; et, très bas, elle a murmuré:
-
---Quoi qu’il arrive, pensez toujours à moi, avec votre indulgence
-d’autrefois...
-
-Pourquoi lui a-t-elle dit cela? Que prévoyait-elle donc? Maintenant elle
-est allée vers sa destinée. Il ne peut rien pour elle.
-
-Autour de la table du lunch, devant la terrasse, sous l’ombre des
-tilleuls, les hôtes actuels des _Passiflores_ parlent d’elle. Ils sont,
-pour quelques jours, en petit nombre. Les de Coriolis, Hawford, la
-chanoinesse sont partis. Seuls, sont restés M. et Mme d’Harbourg, tout
-désemparés de n’avoir plus Nicole.
-
-Mais des visiteurs aussi sont là; car le «jour» de Mme Seyntis est très
-couru; et, dans leur nombre, se trouvent Mme de Mussy, toujours bavarde,
-et sa fille Louise qui, de sa manière précise, à la façon d’un théorème,
-s’intéresse à l’organisation de la fête de charité qu’a demandée M. le
-curé d’Houlgate. La solennité promet d’être d’autant plus brillante que,
-pour cette époque, est annoncée la présence, à Houlgate, du vieux roi de
-Susiane, avec son petit-fils. Or, le souverain est toujours en quête de
-distractions, et il profite de toutes celles qui lui sont offertes
-pendant ses visites en France.
-
-Sûrement, il viendra à la Kermesse, ouverte dans la villa de la
-princesse de Bihague; ce qui constituera une attraction de plus et
-rehaussera le caractère très aristocratique de la fête. Par exemple, il
-y a divergence d’idées entre les dames patronnesses quant à la nature
-des distractions devant être données aux visiteurs. Les artistes du
-Casino ont offert leur concours. Mais l’acceptera-t-on pour une fête
-dont M. le curé est président?
-
-Le digne pasteur--comme dit Raymond Seyntis--est justement en visite aux
-_Passiflores_ et le cas lui est soumis. Ce qui paraît le rendre très
-perplexe, d’autant que les belles dames qui l’entourent échangent à ce
-sujet des opinions contradictoires. Or, il ne voudrait contrarier aucune
-de ses riches et bienfaisantes paroissiennes. Aussi se confond-il en
-phrases aimables qui ne décident rien et plaisent à tous les
-amours-propres.
-
-La jeunesse joue au tennis; et, une fois de plus, René Carrère a toute
-facilité pour observer plusieurs échantillons des jeunes personnes à
-marier, parmi lesquelles sa sœur souhaiterait lui voir faire un choix.
-Il vient de rentrer, pour le lunch, comme elle l’en avait prié; mais,
-assis un peu en dehors du cercle réuni autour d’elle, se mêlant à la
-conversation juste autant que la politesse l’exige, il regarde vers
-l’espace sablé du tennis où évoluent les jolies ou agréables héritières
-auxquelles il peut aspirer.
-
-Toutes sont, naturellement, des jeunes filles très bien élevées, selon
-la formule. René les a vues--et d’autres encore--bien des fois depuis
-son arrivée à Houlgate. Mais, est-ce sa vie au loin qui lui a enlevé le
-goût et la compréhension de ces jeunes Parisiennes du vingtième siècle?
-Elles lui semblent des gamines et pourtant il a l’intuition qu’elles en
-savent déjà très long sur la vie. Il devine la tranquille hardiesse de
-leurs pensées, de leurs conversations, de leurs lectures. Ces petites
-vierges connaissent, sans y avoir goûté, l’arbre de la science. Il les
-sent des êtres compliqués qui l’effraient; ayant à vingt ans des
-coquetteries et des clairvoyances de femme; point perverses mais
-curieuses de tout apprendre, insouciantes de l’antique conseil: «Qui
-aime le danger y périra.»
-
-Pour les bien guider dans la route à deux, il faudrait être un maître
-psychologue... Et lui est tout juste un apprenti qui, d’esprit
-intransigeant, fidèle à un idéal absolu, a toujours entrevu la compagne
-de sa vie à l’image de sa sœur, sérieuse et tendre, d’âme limpide,
-obéissante, religieuse.
-
-Est-ce un rêve impossible qu’il faisait là, depuis qu’il est délivré de
-la folie d’aimer Nicole? Au loin, il le croyait si aisément
-réalisable... Et voici qu’il commence à en douter.
-
-Pourtant il éprouve, singulièrement vif, le besoin de fixer enfin sa
-vie, d’avoir son foyer, de connaître la douceur d’exister deux en une
-seule âme... Peut-être parce que son isolement de près de cinq années
-lui en a donné le nostalgique désir... Peut-être aussi parce qu’il est
-de ceux qui ne savent se mouvoir librement que dans le plein jour des
-vies régulières.
-
-Alors pourquoi se montrer si difficile? La question lui jaillit dans la
-pensée, tandis qu’il écoute Louise de Mussy dont le remarquable esprit
-d’organisation vient discrètement en aide à l’incertitude de M. le curé.
-
---Je suis idiot! pense-t-il avec impatience. Je n’aime pas les jeunes
-filles déjà femmes et les autres me paraissent des pouponnes
-insignifiantes!...
-
-Oui, toutes, sauf une, Guillemette. Mais elle ne compte pas. C’est sa
-nièce, un peu son enfant... Il la cherche des yeux, pour se reposer du
-profil régulier de Louise de Mussy. En ce moment, elle ne joue plus,
-assise sur le bras d’un fauteuil, dans cette attitude, qui lui est si
-familière, d’oiseau prêt à prendre son vol. Ses mains tourmentent une
-branche de jasmin tandis qu’elle bavarde, en souriant, avec son
-_partner_ de la précédente partie, un grand garçon élégant en sa tenue
-de joueur. C’est le fils d’intimes amis des Seyntis. Il est, lui aussi,
-généreusement pourvu par la fortune et exerce, pour la forme, une vague
-profession d’avocat.
-
-Est-ce donc parce que Mme Seyntis sait tout cela qu’elle laisse ainsi ce
-beau garçon rôder autour de sa fille, sous couleur de parties de tennis,
-lui parler les yeux dans les yeux, se griser de sa jeunesse comme on
-s’enivre d’un parfum de fleur?
-
-Avec une attention devenue aiguë, René observe le groupe qui
-l’intéresse. Comme ils sont jeunes tous deux! et qu’il est naturel que
-leur causerie ait cette vivacité joyeuse... Que _lui_ paraisse oublier
-toutes les autres pour _elle_... Que Guillemette lui montre cette
-coquetterie, peut-être inconsciente, dont la grâce est incomparable.
-
-Quelque chose dans son attitude fait soudain jaillir dans la pensée de
-René une vision du passé, de la Nicole d’autrefois. De traits, elles ne
-se ressemblent pourtant pas. Mais, dans leur être de femme, il y a la
-même souplesse nerveuse et caressante des lignes, le même charme dans le
-sourire, dans l’expression changeante du regard, la même grâce de
-geste... Seulement, par bonheur, Guillemette est une Nicole moralement
-toute fraîche, qui s’ignore, dont la vie est blanche...
-
-Une voix rieuse s’élève près de lui, un peu assombri:
-
---Oncle René, est-ce que vous n’en avez pas assez d’être avec les
-grandes personnes? Venez donc avec nous faire une partie de tennis!
-
-Une bizarre impression de plaisir traverse, pareille à une bouffée
-printanière, la songerie, plutôt morose, de René. Guillemette est là,
-près de lui, les joues carminées par le jeu. Ses yeux ont un regard
-d’affection câline. Il éprouve tant de gratitude qu’elle ait pensé à lui
-dans son plaisir que, sans réfléchir, il prend la petite main toute
-chaude qui effleure son épaule et la porte à ses lèvres. Quand il en
-sent le doux contact, il a conscience de son acte et la laisse aussitôt
-retomber:
-
---Chérie, vous êtes une charmante petite nièce; mais je suis bien trop
-vieux pour jouer avec vous et vos amies...
-
-Sans façon, elle éclate de rire. Sa pensée est en fête. Le mouvement
-spontané de René l’a charmée.
-
---Oncle, ne dites pas d’absurdités! Et bien que vous vous considériez
-comme Mathusalem,--c’est bien Mathusalem, n’est-ce pas, le doyen des
-vieillards?--venez m’aider à battre Guy d’Andrades qui est passé à
-l’ennemi. Je sais que vous êtes une forte raquette.
-
-Guy d’Andrades, c’est le beau garçon avec qui elle flirtait il y a un
-instant.
-
-René n’hésite plus. Du reste, il hésitait pour la forme.
-
---Je suis à vos ordres, petite fille.
-
-Et il la suit, insouciant du regard désapprobateur de Louise de Mussy
-qui s’étonne de le voir quitter le cercle des personnes sérieuses.
-
---Oncle, n’oubliez pas que nous devons nous couvrir de gloire!
-
-La partie s’engage, distraitement considérée par les parents qui
-potinent. Seul, M. d’Harbourg est venu en observer de près les
-péripéties et accable les joueurs de conseils dont ils n’ont souci, tout
-en les écoutant, au vol, avec une déférence polie.
-
---Guillemette, ma petite fille, tu as trop chaud, tu devrais t’arrêter!
-
---Ce n’est pas le moment, mon oncle, lance-t-elle, tout en rattrapant sa
-balle d’un geste sûr.
-
-Et, selon les hasards du jeu, elle se jette en avant ou recule d’un
-bond, vive, adroite, soutenue par René qui est dominé par le frivole
-désir de battre Guy d’Andrades.
-
-La lutte est chaude. Mais la chance est pour lui. Une dernière balle
-rase le filet... Et Guillemette jette un cri de joie:
-
---Nous avons gagné!... Oncle René, je vous adore!... Quelle belle
-partie!
-
-Comme le ferait une gamine, elle saute de joie, tenant sa raquette à
-pleines mains. Ses pieds, chaussés de blanc, bondissent sur le sable,
-sous sa jupe un peu courte. Mais elle n’a pas le loisir de savourer
-davantage sa victoire, car Mme Seyntis appelle:
-
---Guillemette, ces dames réclament tes amies...
-
-Seulement, quand toutes et tous sont partis, elle revient, après avoir
-escorté jusqu’à la grille la dernière visiteuse, vers la terrasse où
-René ouvre les journaux du soir. C’est l’heure exquise du ciel rose;
-l’air est tiède dans le jardin paisible dont les lointains se voilent à
-travers les branches.
-
-Elle s’exclame joyeusement:
-
---Comme nous avons bien vaincu Guy d’Andrades! J’espère qu’il est
-humilié jusque dans les moelles!
-
-Il sourit, amusé. La jeunesse de cette petite fille l’éclaire ainsi
-qu’une flamme joyeuse.
-
---Guillemette, vous n’avez pas le triomphe modeste! Vous êtes sans pitié
-pour vos amis abattus!
-
---Guy d’Andrades n’est pas mon ami.
-
---Ah!
-
---Non, c’est pour moi un très gentil camarade! Il y a tant d’années que
-nous nous connaissons et nous nous sommes tant disputés quand nous
-jouions ensemble sur la plage! C’est sans doute pour cela qu’il me fait
-encore l’effet d’un petit garçon. Il n’a que vingt-trois ans,
-d’ailleurs...
-
---Vraiment?... Et à quel âge commence-t-on à compter pour vous?
-
---Ça dépend... quand on m’inspire confiance.
-
-Dit-elle cela pour lui? Mais, déjà, elle continue, les prunelles
-malicieuses:
-
---Avouez, mon oncle, que vous vous êtes bien plus amusé quand vous avez
-joué avec nous, au lieu de rester dans votre solitude, à nous observer
-de loin, comme un vieux philosophe, mes amies et moi... Mes amies
-surtout... Moi, vous avez, ici, toute facilité pour me disséquer!
-
---Qui vous fait imaginer, petite fille, que je m’abîmais en réflexions
-psychologiques?
-
---C’est que, moi aussi, mon oncle, je commence à vous connaître!...
-Aussi voulez-vous ma modeste petite idée, pour votre gouverne?... C’est
-que si vous continuez à être si difficile, vous ne me trouverez jamais
-la tante parfaite que vous souhaitez me donner...
-
---Quelle perspicacité! Guillemette. C’est vrai, je me demande avec un
-peu d’inquiétude, si j’arriverai un jour à rencontrer la femme que je
-rêve.
-
---Ce sera celle-là ou une autre! décide-t-elle philosophiquement... Si
-j’écoutais mon égoïsme, je ferais des vœux pour que vous ne trouviez pas
-tout de suite votre idéal!
-
---Parce que?
-
---Parce que, quand vous l’aurez enfin rencontrée, vous ne penserez plus
-qu’à elle et vous vous soucierez de moi comme d’un brin de paille!...
-Or, je tiens à mes amis, à mes vrais!
-
-Il la regarde, touché de l’aveu.
-
---Je ne crois pas possible que la tante idéale puisse jamais me détacher
-de vous, petite Guillemette.
-
---Bien sûr? oncle.
-
---Bien sûr.
-
---Alors, je suis tranquille... Vous êtes des gens qui n’oublient pas
-leurs promesses... Au revoir, oncle, à tout à l’heure. Je me sauve
-m’habiller pour le dîner... Votre servante!
-
-Elle s’incline en une majestueuse révérence, puis se redresse d’une
-pirouette gamine et saute sur le perron.
-
-
-
-
-XII
-
-
-Mme Seyntis est vraiment tout à fait satisfaite d’avoir, pour
-chaperonner Guillemette, Mademoiselle, si sérieuse, animée de sentiments
-si religieux! Avec elle, au moins, elle n’a pas à craindre les
-bavardages au clair de lune, les confidences oiseuses amenées par la vie
-en commun; rien, en un mot, de ce qu’elle juge absolument contraire à la
-santé morale des jeunes personnes.
-
-Aussi, ce jour-là, n’a-t-elle élevé aucune objection contre une
-promenade de toutes deux dans le «tonneau» que Guillemette conduit
-elle-même.
-
-Ah! le délicieux temps qu’il fait! Après une journée de bourrasques, le
-soleil luit de nouveau dans le ciel délicatement bleu. Selon la
-fantaisie de Guillemette, le poney, d’une allure fringante, a trotté,
-grimpé, descendu les chemins clairs où s’épandent la senteur saline et
-le chaud parfum de la terre et des plantes.
-
-Tandis que sa main dirige fermement le cheval, sa pensée vagabonde en
-des sentiers divers... Un instant, elle se souvient d’une promenade
-faite sur cette même route, l’été précédent, avec son père. Alors,
-pendant les mois de vacances, il ne quittait guère les _Passiflores_.
-Comme il y est peu resté, cette année... Et quand il y demeure un
-moment, il ne paraît guère jouir de son repos.
-
-Guillemette, sans le savoir, est une sagace observatrice; et peut-être
-aussi, elle est guidée par les affinités qu’il y a entre la nature de
-son père et la sienne. Ce que ne remarque pas la sérénité confiante de
-Mme Seyntis, elle, l’enfant, en a eu vite l’intuition. Quelque grave
-préoccupation--d’affaires, sans doute--doit agiter son père pour qu’il
-ait, dès qu’il ne cause plus, ce pli soucieux entre les sourcils, cette
-expression absorbée qui, aux yeux aimants de Guillemette, le révèle
-étranger à ceux qui l’entourent...
-
-Brusquement, elle est distraite de sa rêverie par une timide question de
-Mademoiselle:
-
---Guillemette, ne trouvez-vous pas le poney bien agité, aujourd’hui?
-
-Mademoiselle est craintive en voiture; elle a une frayeur extrême des
-autos et croit aisément sa dernière heure arrivée quand un de ces
-monstres bruyants apparaît, fondant vers elle. Or, presque sans relâche,
-il en surgit sur la route qui font dresser la tête du poney, lequel
-alors prend des allures de coursier impétueux.
-
-Mais Guillemette a ri de l’exclamation effrayée de Mademoiselle et
-riposté gaiement:
-
---_M’selle_, n’ayez crainte, comme disent les bonnes gens. Vous savez
-que je suis un cocher de confiance. Ce n’est pas la première fois que je
-vous promène.
-
---Oui; mais Serpolet était tellement plus calme...
-
---C’est qu’il n’est pas sorti hier à cause de la tempête.
-
-Mademoiselle incline la tête; et pour se distraire de son instinctif
-émoi, elle essaie, comme le lui conseille Guillemette, de contempler le
-paysage vert qui s’élargit dans la vallée, baigné de soleil, coupé de
-belles ombres transparentes.
-
---Nous arrivons à la jolie descente de Danestal. Regardez de tous vos
-yeux, _M’selle_, s’écrie Guillemette, qui, elle-même, se grise d’air
-frais et des lumières harmonieuses, le regard charmé par la douceur des
-lointains, estompés sous une fine cendre bleue.
-
-Mais, soudain, une nouvelle auto débouche d’une route transversale,
-formidable comme une trombe, lancée d’une allure folle, et tourne court,
-frôlant de si près la petite voiture que le cheval, effrayé, a un
-brusque écart. Puis, telle une flèche, il part, jeté d’un furieux élan
-dans la descente de la route.
-
-Une pensée jaillit dans le cerveau de Guillemette.
-
---Mon Dieu, le voilà emballé! Quel ennui!
-
-Elle n’a pas peur du tout. N’était la présence de Mademoiselle qui ne
-dit pas un mot, mais est toute pâle, elle ne se plaindrait pas autrement
-de cette course imprévue qui ressemble à un vol.
-
-Mademoiselle articule, les dents serrées:
-
---Oh! Guillemette, tenez-le bien!
-
-Ah! oui, Guillemette le tient ferme. Mais le poney semble affolé par sa
-propre rapidité. Il va... Il va, dévorant la route, avec une telle
-fougue que, sans illusion, elle se sent à la merci de son cheval. Elle
-ne bronche ni ne s’épouvante. Les lèvres contractées un peu, elle serre
-les rênes si fort qu’une douleur crispe ses doigts et elle pense, saisie
-d’une sorte de colère froide:
-
---Il est plus fort que moi! Pourvu que nous ne rencontrions pas un
-obstacle quelconque...
-
-Et justement, comme une ironique réponse, elle entend le cri d’effroi
-que laisse échapper Mademoiselle:
-
---Oh! regardez, Guillemette, il y a une auto en panne sur la route, au
-bas de la côte, au milieu!
-
---Oui, je vois... Ne criez pas... Ne bougez pas!
-
-Mais Mademoiselle ne paraît pas l’entendre, et clame de toutes ses
-forces:
-
---Arrêtez-nous! Arrêtez-nous!
-
---Je vous en supplie, taisez-vous! commande Guillemette qui sent sa
-force s’épuiser, tandis que, d’un suprême effort, elle essaie de diriger
-le poney qui fuit éperdument.
-
-Mais du groupe arrêté autour de l’auto un homme se détache et se lance à
-la tête du cheval qui l’entraîne un instant encore... Puis, dompté par
-la main solide, il s’arrête frémissant.
-
-Et Guillemette, alors, inconsciemment, lâche les rênes que ses doigts
-lassés ne peuvent plus retenir. Sentant que l’homme qui tient son
-cheval--le chauffeur de l’auto, semble-t-il--en est le maître,
-volontiers, elle s’abandonnerait, brisée d’avoir ainsi lutté, et elle
-éclaterait en sanglots comme un bébé... Ce serait si bon, si
-reposant!...
-
-Mais elle n’est pas femme à se donner en spectacle; et surtout, elle
-voit Mademoiselle blanche comme une vierge de cire, les yeux clos.
-
---Ah! elle va se trouver mal!... Vite de l’eau!
-
-Elle essaie de sauter de la voiture. Mais la secousse éprouvée a été si
-forte qu’elle chancelle un peu. Ses pieds lui paraissent devenus lourds,
-au point qu’elle est incapable de les soulever pour avancer sur la
-route.
-
-Heureusement, de l’auto on vient à son aide; et tout le premier, un
-grand et mince garçon d’une vingtaine d’années, brun, les paupières
-bistrées sur de longs yeux noirs qui vont à Guillemette avec une
-expression charmée.
-
---Vous n’êtes pas blessée? madame, demande-t-il.
-
-L’accent est étranger. Guillemette en est frappée malgré son émoi.
-Hâtivement, elle dit:
-
---Non, nous ne sommes pas blessées; mais mon amie est très émotionnée.
-Est-ce que vous auriez l’obligeance de demander pour elle un peu d’eau
-dans une de ces maisons? Je n’ose la quitter.
-
-Et elle désigne les petites demeures qui bordent la route et constituent
-à peu près le village de Danestal.
-
-Les traits du jeune homme ont pris une indéfinissable expression de
-surprise et d’amusement dont Guillemette s’étonne. Mais, docilement, il
-s’en va frapper à l’une des portes et s’engouffre vers une cour jonchée
-de fumier où picorent des poules. Quelques minutes s’écoulent, et
-Guillemette frémit d’impatience, car Mademoiselle est à peu près
-évanouie.
-
-Enfin le jeune homme reparaît accompagné d’une femme qui tient verre et
-carafe.
-
---Ah! quelle lenteur! murmure Guillemette.
-
-En hâte, elle asperge généreusement le visage décoloré de Mademoiselle,
-laquelle sursaute sous cette inondation, ouvre de grands yeux un peu
-effarés et contemple, saisie, Guillemette, les inconnus immobilisés près
-d’elle, puis les lointains où poudroie la lumière.
-
---Vous allez mieux, n’est-ce pas? interroge Guillemette dans un ardent
-désir d’être tranquillisée.
-
---Oh! oui, très bien! répète Mademoiselle cherchant à comprendre ce qui
-se passe, pourquoi ces messieurs sont là autour d’elle.
-
-Le jeune homme, auquel son compagnon, plus âgé pourtant, montre une
-singulière déférence, regarde Guillemette avec une sorte d’enthousiasme,
-et, de sa voix chantante, s’exclame:
-
---Vous êtes brave, madame. Si vous n’êtes pas blessées toutes les deux,
-c’est parce que vous avez gardé votre sang-froid. Je vous ai admirée
-beaucoup!
-
-C’est là un aveu qui, pour être dépourvu d’artifice, n’a rien de
-désobligeant... Et Guillemette est plutôt flattée de ressembler à une
-héroïne. Mais comme elle est, avant tout, très femme, elle craint
-subitement d’être une héroïne décoiffée,--après une pareille course! Et
-d’instinct, aussitôt, elle glisse ses doigts sur sa nuque, pour lisser
-l’ondulation des cheveux; cependant qu’elle répond:
-
---J’ai l’habitude de conduire. Mais jamais encore je ne m’étais trouvée
-aux prises avec un cheval emporté... C’est plus dur à maintenir que je
-ne le supposais... Enfin, grâce à votre chauffeur, monsieur, nous en
-sommes quittes pour quelques minutes d’inquiétude...
-
-Mademoiselle est remise, pénétrée de confusion de s’être montrée si
-pusillanime, surtout d’avoir ainsi laissé Guillemette,--elle, le
-chaperon!--se débrouiller avec des inconnus sur une grande route,
-pendant qu’elle se pâmait.
-
---Mademoiselle, nous pouvons nous remettre en route? Votre malaise est
-passé?
-
---Oh oui! Guillemette.
-
-Mais sans en avoir conscience, elle jette un regard méfiant sur le
-poney, pourtant bien calmé.
-
-L’étranger, qui est resté près de la voiture, s’en aperçoit et propose
-avec empressement:
-
---Si madame a peur, je puis lui offrir de la ramener, ainsi que vous,
-madame, dans l’auto.
-
-Mademoiselle retrouve toutes ses couleurs devant une telle proposition
-que Guillemette décline avec une souriante dignité de jeune matrone. Un
-remerciement et un joli signe de tête, très correct, et elle monte en
-voiture.
-
-Le jeune homme a un salut profond, car Guillemette saisit les rênes.
-
---J’ai été heureux, bien heureux, madame, de pouvoir vous être utile et
-je voudrais que l’occasion s’en représentât...
-
---En d’autres circonstances, tout au moins, alors!... Merci encore,
-monsieur.
-
-Et le poney assagi file allègrement sur la route...
-
-Jamais peut-être encore Guillemette n’a mieux goûté la saveur de la vie.
-Avec un joyeux sourire, elle s’écrie:
-
---Ah! pauvre _M’selle_, quelle promenade je vous ai fait faire! Vous
-avez cru votre dernière heure arrivée, avouez...
-
---Oui, c’est vrai!... Aussi jamais je n’ai fait un meilleur acte de
-contrition. Vous? pas, Guillemette.
-
-Elle rit:
-
---Ma petite _M’selle_, ne soyez pas scandalisée; mais j’avais bien assez
-à faire de tenir Serpolet. D’ailleurs, je ne me sentais pas une âme bien
-noire!
-
---Et puis, que va dire Mme Seyntis que nous ayons ainsi parlé avec des
-inconnus!
-
-Guillemette a un geste d’insouciance.
-
---Elle pensera que ces inconnus--qui étaient des gens du monde--ont bien
-fait de nous venir en aide après avoir contribué à notre détresse, en
-encombrant notre chemin. Ah! que c’est délicieux de revenir avec tous
-ses membres, quand on s’est vue, un moment, exposée à les casser!
-
-Au fond du cœur, son aventure l’amuse beaucoup. Que va en dire l’oncle
-René? Elle voudrait être déjà arrivée pour lui servir son récit. Mais ce
-ne sera plus long; Serpolet trotte d’une allure triomphante et rapide
-vers Houlgate... Par bonheur! car l’heure avance. Le ciel se nacre d’or
-et de pourpre, au couchant, sur les bois dont la sombre masse s’embrume.
-Les champs, désertés, sont paisibles infiniment; de rares travailleurs y
-apparaissent encore dans le crépuscule bleu où passent les oiseaux qui
-volent vers leur nid.
-
-Enfin, voici Houlgate! Puis l’allée ombreuse qui mène aux _Passiflores_.
-Un promeneur y marche d’un pas rythmé. Il tourne la tête au trot du
-cheval et s’exclame:
-
---Comment, Guillemette, vous rentrez seulement? Si tard?
-
---Oncle René, ne me grondez pas; vous en auriez ensuite des remords, car
-vous avez failli ne pas me revoir!
-
-Inquiet, il lève la tête vers elle, si fraîche, qu’il ne peut la
-supposer blessée. Seulement, c’est vrai, ses yeux ont un cerne qui les
-fait ressembler--oh! tellement!--aux yeux de Nicole.
-
---Que vous est-il donc survenu? petite fille.
-
-Elle a mis Serpolet au pas; et lui, il marche près de la voiture. Elle
-explique:
-
---Serpolet a eu peur d’une auto et s’est emballé à la descente de
-Danestal; et il nous aurait jetées dans une autre auto, en panne sur la
-route, si le ciel n’avait lancé un chauffeur à la tête de Serpolet.
-Voilà!
-
---Guillemette, vous exagérez beaucoup, avouez-le!
-
---Pas un brin, mon oncle. Demandez à _M’selle_ qui s’est presque trouvée
-mal d’émotion et a été ranimée seulement par l’eau qu’est allé lui
-chercher le jeune homme de l’auto. Un garçon très chic, mon oncle,
-étranger!...
-
---Mais, Guillemette, qu’est-ce que vous me contez-là! Est-ce que, vous
-aussi, vous avez eu besoin d’être aspergée par le jeune homme très chic,
-étranger?
-
---Non... Non, je n’étais pas pâmée, moi! explique Guillemette, qui est
-enchantée de la mine de René. Voyez-vous, oncle, j’ai l’idée que mon
-jeune inconnu devait être un personnage. Son compagnon le traitait d’une
-manière cérémonieuse et avait l’air tout agité qu’il soit allé chercher
-de l’eau dans une cour pleine de fumier!
-
---Pourquoi, petite fille, n’imaginez-vous pas tout de suite que c’est le
-prince de Susiane en personne? jette René avec un peu d’impatience. Il
-est agacé, sans comprendre pourquoi, de voir Guillemette ainsi
-intéressée par cet inconnu.
-
-Mais il n’a pas le temps de discuter davantage la question, les voici au
-gîte tous les trois; et sous l’arcade de la grille enguirlandée de
-clématites, la voiture entre dans l’allée qui mène au perron.
-
-Mademoiselle saute à terre avec empressement et se hâte vers sa chambre,
-tourmentée d’avoir abandonné Mad si longtemps. Guillemette, elle,
-s’arrête sur la terrasse et regarde d’un œil presque caressant le jardin
-harmonieusement fleuri et, par delà, l’infini de la mer, sur laquelle
-descend le beau soir, tranquille et embaumé.
-
-Elle se tourne à demi vers René, resté près d’elle.
-
---Ah! oncle, quand je pense tout de même que j’aurais pu ne pas revoir
-tout cela!... Dites-moi que vous auriez eu de la peine si Serpolet
-m’avait tuée ou même simplement blessée...
-
---Ne savez-vous pas encore, Guillemette, que vous êtes ma précieuse
-petite nièce?
-
-Du sombre iris des yeux, jaillit un regard de chaude affection.
-
---Eh bien, oncle, puisque vous tenez un peu à moi,--quoique je sois une
-personne à l’inverse de vos goûts!--je vais vous faire une confidence.
-Au moment où j’ai aperçu cette malencontreuse auto sur notre chemin,
-alors que nous allions d’un train fou, j’ai pensé: «Ah! si mon oncle
-était là, je suis bien sûre qu’il trouverait moyen de me sauver.» Et en
-mon cœur, follement, je vous ai appelé à mon secours. C’est étonnant,
-quelle confiance j’ai en vous!...
-
-D’un geste irréfléchi, il prend la petite main qui tombe, comme lassée,
-entre les plis de la robe. Mais cette fois, ses lèvres ne l’effleurent
-pas.
-
---Merci, chérie, dit-il doucement. S’il écoutait son affection, il
-attirerait cette petite fille sur sa poitrine comme une enfant très
-chère et baiserait son visage qui fleure la jeunesse, ses tièdes
-paupières, son front, près des cheveux légers autant qu’un duvet
-d’oiseau.
-
-Mais il n’est pas homme à s’abandonner à un élan aussi inconsidéré; et
-irrité d’en avoir eu la pensée, il la laisse s’échapper vers la maison
-de son pas bondissant.
-
-
-
-
-XIII
-
-
-La fameuse fête de charité étant sous le patronage de la princesse de
-Bihague qui a prêté, à cet effet, les salons et jardins de sa villa, le
-tout Houlgate et environs s’est, pour les motifs les plus variés,
-répandu dans le parc où sont établies les boutiques, où un élément
-choisi de la troupe du Casino chante et joue, pour le bien des pauvres,
-toute sorte d’œuvres profanes, judicieusement édulcorées.
-
-Dans le hall du rez-de-chaussée, des groupes bostonnent, lunchent,
-flirtent,--sur un mode discret,--au rythme de l’orchestre tsigane. Les
-dames patronnesses, affairées et souriantes, en raison directe de leur
-caractère, surveillent, à tous points de vue, l’escadron volant des
-jeunes vendeuses qui déversent de leur mieux, entre les mains
-d’acheteurs bénévoles, polis, voire même galants, fleurs, bonbons,
-inutilités de toute sorte.
-
-Mme Seyntis, résignée, accomplit sa tâche avec sa conscience ordinaire.
-Mais en son âme, elle gémit de devoir pratiquer la charité sous cette
-forme brillante et mondaine; et surtout, elle est très contrariée de ne
-pouvoir garder près d’elle Guillemette qui, par une vraie fatalité,
-pense-t-elle, austère ainsi que la reine Blanche, est jolie, cet
-après-midi-là, encore plus que coutume.
-
-En sa simplicité, Mme Seyntis ne voit là qu’un hasard. Mais Guillemette,
-elle, pourrait dire comment, de son mieux, elle a contribué à ce hasard,
-choisi sa robe la plus seyante,--un nuage de blanche mousseline de
-l’Inde,--artistement posé, sur l’onde soyeuse de ses cheveux, la grande
-capeline de tulle qui ombre la double violette des yeux... Tout cela...
-pourquoi?... O vanité des vanités!... tout cela pour le cas où l’inconnu
-de Danestal serait vraiment le jeune prince de Susiane qui, accompagnant
-le roi son grand-père, doit honorer la fête de sa présence.
-
-Elle s’est trop bien aperçue de la flatteuse impression qu’elle a
-produite, pour n’être pas tentée de l’entretenir si une nouvelle
-rencontre se produit.
-
-Car Guillemette, hélas! est dans un jour de frivolité: un de ces jours
-où elle trouve un royal plaisir à être entourée, fêtée, flatteusement
-regardée, à sentir autour d’elle la flambée des admirations masculines
-et s’amuse, sans en avoir l’air, à l’activer de son mieux... Un vent de
-folie souffle dans sa cervelle et lui fait soudain considérer l’oncle
-René comme un monsieur mûr, si raisonnable que lui et elle ne peuvent
-que demeurer chacun en son domaine, faute de s’entendre. Il le sent très
-bien et ne s’approche pas du groupe où elle semble une jeune souveraine
-qui distribue ses faveurs sous forme de tours de boston. Cela lui est
-absurdement pénible de se voir ainsi relégué du cercle où elle se meut,
-lui révélant une Guillemette qu’il n’avait encore qu’entrevue, mondaine,
-coquette, pour laquelle il ne compte guère.
-
-N’était que sa sœur a fait de lui un des commissaires de la fête et
-qu’il est, comme elle, scrupuleux à remplir toute mission, il
-s’enfuirait vite de cette odieuse cohue.
-
-Un remous tout à coup dans la foule... C’est le roi de Susiane qui
-arrive accompagné de son petit-fils et de quelques messieurs olivâtres
-et chamarrés qui composent sa suite.
-
-Le souverain est, lui aussi, très brun, avec une barbe drue et blanche,
-des yeux un peu saillants derrière des lunettes d’or.
-
-Près de lui, est son petit-fils, le prince héritier, dont le regard,
-caressant et velouté, filtre sous de longues paupières; ses dents de
-jeune fauve luisent entre les lèvres rouge sombre, voilées d’une
-moustache courte.
-
-Les yeux le suivent, tandis qu’il traverse la brillante réunion des
-hôtes de la princesse de Bihague et accompagne le roi, attiré dans le
-hall par le son de l’orchestre.
-
-La princesse, la phalange des dames patronnesses, M. le curé lui-même
-lui font respectueusement cortège. Épanoui, le vieux souverain considère
-les couples qui tournoient; et dans l’œil de son petit-fils, luit tout à
-coup un éclair de plaisir... Devant lui, vient de passer Guillemette,
-qui bostonne onduleusement. Comme il contemplerait le fruit défendu, il
-regarde le corps svelte, la nuque dorée, les lèvres entr’ouvertes...
-
-Mais l’orchestre se taisant, Guillemette s’arrête toute rose et elle
-rencontre les yeux noirs braqués sur elle avec une expression qui en dit
-long à sa misérable petite vanité de femme... Elle avait deviné juste;
-c’est bien le prince de Susiane qui l’a obligée avec tant d’empressement
-sur la route de Danestal!
-
-D’un air détaché, elle détourne la tête, et les doigts posés sur le bras
-de son cavalier, elle se laisse conduire vers le buffet afin d’y
-grignoter une glace. Mais elle entend sa mère qui l’appelle:
-
---Guillemette!
-
-Mme Seyntis est un peu rouge,--elle le devient facilement--souriante
-auprès du vieux roi de Susiane qui s’assied en dandinant la tête d’un
-air de satisfaction.
-
-Comme Guillemette obéissante approche, elle lui murmure, avec une mine
-bizarre, paraissant à la fois mécontente et flattée:
-
---Le roi t’a remarquée et désire que tu lui sois présentée.
-
---Le roi! répète Guillemette effarée. Si encore c’était le prince
-héritier, elle comprendrait; mais ce vieux souverain qui la regarde avec
-de gros yeux bienveillants derrière ses lunettes d’or!...
-
---Sire, ma fille, que Votre Majesté a souhaité connaître! dit Mme
-Seyntis qui paraît très au fait du langage des cours.
-
---Ah! votre fille!... C’est une jolie, très jolie créature, madame... Je
-vous fais mes compliments!
-
-Et les gros yeux du roi rient derrière ses lunettes, cependant que
-Guillemette croit devoir s’abîmer en une révérence profonde, fort
-gracieuse. Elle sent aussi sur elle, avec l’attention de tous les
-assistants qui observent la scène, animés de sentiments variés, les yeux
-de diamant noir du jeune prince, lequel, se penchant vers son
-grand-père, lui murmure quelques mots en langue étrangère.
-
-Le roi hoche un peu la tête; puis, à Guillemette, restée debout devant
-lui, attendant la fin de l’audience, il dit avec un fort accent
-exotique:
-
---Le prince aimerait danser avec vous... N’est-ce pas, vous consentez?
-
---Oh oui... je veux bien... Je consens... Sire, bredouille Guillemette
-saisie, son amour-propre caressé par la mine radieuse du prince qui,
-s’inclinant devant elle, lui offre le bras et l’emmène, un peu comme une
-proie convoitée, à travers la haie des curieux respectueusement inclinés
-sur leur passage. Elle a l’impression drôle de se mouvoir comme une
-comédienne de féerie; et une folle envie de rire erre sur ses lèvres.
-Mais elle est trop bien élevée pour en rien trahir et se montre tout à
-fait à la hauteur des circonstances. Toutefois le prince ne lui disant
-rien et se contentant de la dévorer des yeux, elle commence à se
-demander si l’étiquette l’autorise, ou non, à entamer la conversation.
-Toujours spontanée, elle se décide et se lance:
-
---Je suis confuse, Monseigneur, d’avoir usé de votre bonne grâce avec si
-peu de cérémonie à Danestal... Mais je ne pouvais deviner, n’est-il pas
-vrai, à qui je m’adressais, j’avais l’honneur de m’adresser
-corrige-t-elle, pensant qu’il faut des phrases en guirlande pour les
-grands de la terre.
-
-Le prince a un sourire content qui découvre ses dents luisantes.
-
---C’est justement parce que vous me parliez comme à n’importe quel homme
-au monde, que c’était si joli et réjouissant... Mais vous êtes partie
-tellement vite!
-
---Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir trouvé que je partais vite...
-
-Le prince ne comprend pas trop de quoi elle le remercie. Mais il est
-par-dessus tout sensible à la grâce du visage expressif, du petit nez
-impertinent, des lèvres insolemment fraîches. Et il s’exclame:
-
---J’espérais bien vous retrouver ici, à cette fête! car je n’ai jamais
-rencontré une Française qui me paraisse plus charmante que vous!
-
-Guillemette pense que les compliments du prince royal de Susiane
-ressemblent à des pavés.
-
-Mais enfin, c’est un étranger. Il a des excuses si ses madrigaux sont
-dépourvus de voiles.
-
-Il continue:
-
---Quel dommage que vous n’habitiez pas la Susiane!... Est-ce que vous
-n’y viendrez pas en voyage?
-
---Oh! Monseigneur, tout arrive!... Mais ce n’est pas probable...
-
---Vraiment!... c’est bien ennuyeux!... Voulez-vous que nous valsions?
-
---Je suis à vos ordres, Monseigneur.
-
-L’orchestre n’a pas joué trois mesures que Guillemette est renseignée.
-Le prince de Susiane bostonne en sauvage. Mais il est plein d’ardeur et
-entraîne allègrement Guillemette qui cherche un moyen poli de l’arrêter,
-car elle trouve odieux de tournoyer ainsi à la dérive, sous les regards
-de tout Houlgate qui considère leur couple et doit nécessairement se
-moquer de leurs évolutions pitoyables.
-
-Le vieux roi, lui aussi, les contemple d’un œil complaisant, pensant que
-la jeunesse est un charmant spectacle. Il est lourdement assis près de
-la princesse de Bihague et a fait placer aussi à son côté Mme Seyntis
-qui, en sa sagesse, n’apprécie pas du tout l’honneur fait à Guillemette;
-ayant les principes les plus arrêtés sur la réserve dont une fille bien
-élevée ne doit jamais sortir.
-
-Non moins mécontent, est René qui regarde rageusement le couple formé
-par Guillemette et son royal danseur. S’il écoutait son impulsion, il
-enverrait tout bonnement, par la fenêtre, le prince qui a l’audace de
-laisser voir à ce point combien Guillemette est à son gré.
-
-Où sont-ils donc maintenant? De l’embrasure où il s’est réfugié, René
-inspecte le flot des danseurs. Ni le prince ni Guillemette n’y passent
-plus.
-
-C’est qu’elle, lasse de valser à contre-temps, a glissé à son danseur,
-sur le ton le plus aimable:
-
---Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’il fait bien chaud? Si nous nous
-reposions un peu?...
-
---Puisque vous le désirez, oui, mademoiselle. Ah! comme vous dansez
-bien!... Je pense que les fées dont parlent vos contes et les nôtres
-devaient danser ainsi... Où donc pourrai-je encore valser avec vous!...
-
-La crise de coquetterie de Guillemette s’accentue au parfum de l’encens
-que lui offre généreusement le prince héritier. Elle sait à merveille
-que c’est un jeu bien vain de s’appliquer à griser cette altesse du
-charme de sa jeunesse. Mais parce qu’elle est femme dans toutes les
-fibres de son être, elle s’y emploie de son mieux, candidement, avec un
-entrain qui saisirait sa mère d’indignation et d’horreur...
-
-Ils sont entrés dans le petit salon réservé au roi et à son petit-fils.
-Ils s’y trouvent seuls.
-
-Elle joue avec une rose détachée de son corsage et en tourmente les
-pétales:
-
---Monseigneur, en Susiane, vous trouverez aisément des danseuses qui
-vous empêcheront vite de vous souvenir de moi...
-
---Non! fait-il un peu impérieusement. Voulez-vous me donner votre rose
-pour me rappeler cette fête et notre danse?
-
-Elle secoue la tête négativement.
-
---Non, Monseigneur.
-
---Pourquoi? jette-t-il, prêt à se cabrer.
-
---Elle embarrasserait trop vite Votre Altesse.
-
-Encore une fois, il ne la comprend pas; et il se penche vers elle, pour
-lire la pensée des prunelles qui ressemblent à une eau profonde. Elle
-est très rose sous le tulle blanc de son chapeau; et le parfum des
-fleurs qui se fanent à son corsage l’enveloppe comme la senteur même de
-sa jeunesse; une senteur qui affole ce garçon de vingt ans. D’un élan
-brusque, il s’incline plus encore, sa main enlace la taille menue et sa
-bouche cherche follement les lèvres qui sourient, un peu
-entr’ouvertes...
-
-Mais il frôle seulement la joue. Guillemette s’est rejetée en arrière et
-le bout de ses doigts fouette le visage du prince, tandis que, d’une
-voix basse et cinglante qui n’est plus la sienne, elle jette, révoltée:
-
---Monseigneur, vous vous comportez comme un drôle!
-
-Tout cela s’est passé en quelques secondes et ils se considèrent,
-effarés l’un et l’autre de ce qu’ils ont osé, comme deux enfants qui
-viennent, ensemble, de faire une sottise. Guillemette est courroucée; le
-prince confus.
-
-Il murmure:
-
---Pardon... Pardon... J’ai perdu la tête. Vous êtes tellement...
-tellement captivante!
-
-Guillemette ne sent point faiblir sa colère, quoi qu’elle sache très
-bien n’être pas innocente de ce qui vient de se passer. Très digne, la
-bouche sévère, elle demande:
-
---Monseigneur, voulez-vous me donner le bras pour me ramener dans la
-salle de danse?
-
---Oui... oui... Mais avant dites-moi que vous me pardonnez.--Je veux...
-Je vous en supplie. Soyez bonne puisque vous m’avez puni... car c’est la
-première fois que le prince de Susiane reçoit un soufflet!
-
-C’est vrai pourtant qu’elle l’a traité comme le premier venu. Le côté
-comique de la scène se dessine en sa mobile pensée et l’ombre d’un
-sourire court sur ses lèvres:
-
---Oh! Monseigneur, c’était un si petit soufflet! D’ailleurs, c’est vrai,
-je l’ai donné... Nous sommes quittes!...
-
---Eh bien, alors, faisons la paix, mademoiselle. Tendez-moi votre
-main...
-
-Elle ne bouge pas. Quelque chose en elle se révolte à l’idée d’avoir été
-traitée si audacieusement pour la première fois de sa vie. Mais c’est
-beaucoup par sa faute, par sa très grande faute!
-
---Je n’aurais jamais imaginé qu’il ferait cela! songe-t-elle, se
-rebiffant contre l’impitoyable jugement de sa conscience... Je voulais
-seulement qu’il me trouve gentille...
-
-Le prince ne devine pas ce qu’elle pense. Mais il voit sa mine de
-divinité offensée et il est contrit jusque dans les moelles, tout prêt à
-se considérer comme le dernier des hommes.
-
-Il reprend, d’un accent de prière.
-
---Je n’ai pas du tout réfléchi... Je vous le demande, pardonnez-moi...
-
-Il a l’air si malheureux et repentant, lui, le prince royal de Susiane,
-que la blessure d’orgueil s’adoucit chez Guillemette et une légère
-mansuétude entre dans son cœur.
-
---Soit, Monseigneur, je veux bien croire que vous n’aviez pas
-l’intention de m’offenser... Mais c’est très mal ce que vous avez
-fait... Je serais une danseuse de l’Opéra ou une écuyère de cirque, que
-vous n’auriez pas agi autrement!
-
-Le prince est consterné et craint de voir se ranimer l’indignation de
-Guillemette. Mais elle ne peut plus oublier qu’elle aussi est coupable;
-en manière d’expiation, elle se résigne à lui tendre le bout de ses
-doigts. Il les baise avec ferveur et elle-même soulevant la portière du
-petit salon, ils reparaissent dans le hall où l’orchestre commence une
-nouvelle valse. Le prince lui parle... Elle comprend très bien qu’il
-voudrait la retenir encore; mais elle est hantée par la crainte
-enfantine que, les voyant ensemble, tous devinent ce qui s’est passé
-entre eux et elle l’entraîne vers sa mère qui a l’air très
-contrariée--de sa disparition, sans doute. Ah! si elle savait, si elle
-savait!
-
-Et l’oncle René, de quels yeux sévères, il la foudroierait de son
-mépris! Et ce serait juste!... Guillemette se sent glisser dans un abîme
-de honte et de remords; ce qui ne lui enlève rien de sa grâce, de son
-aisance pour prendre congé du prince avec une révérence parfaite. Mais
-elle ne respire à l’aise qu’au moment où, afin de suivre son aïeul, il
-s’engage, conduit par la princesse de Bihague, à travers les allées du
-parc, dans la «foire aux vanités», pour le plus grand avantage des
-pauvres!
-
---Guillemette, tu vas me faire le plaisir de rester près de moi, lui dit
-sa mère d’une voix où gronde l’orage. Que signifie cette manière de t’en
-aller seule dans le petit salon avec le prince?
-
-Guillemette ne bronche pas.
-
---Mais, maman c’est lui qui m’a emmenée. Je croyais qu’il fallait, par
-politesse, obéir toujours aux rois?
-
---Qu’est-ce que vous avez fait dans ce petit salon?
-
-Guillemette a un frémissement:
-
---Nous... nous avons un peu causé... Et puis nous sommes revenus...
-
-Heureusement, Mme Seyntis est incapable de soupçonner la vérité et elle
-se borne à se faire suivre de sa fille au comptoir des fleurs dont elle
-a la surveillance.
-
-Dans l’âme de Guillemette, c’est un chaos de sentiments qui se heurtent,
-l’énervent et lui donnent un éclat merveilleux. Elle reste très humiliée
-de la liberté prise par le prince et, aussi, de la certitude d’y avoir
-une forte responsabilité. En même temps, dans les vilains bas-fonds de
-son faible cœur de femme, elle n’est plus si fâchée de l’avoir affolé,
-d’autant qu’elle l’a puni!
-
-Ainsi qu’une enfant sage, elle demeure maintenant sous l’aile de sa
-mère. Mais qu’elle cause, qu’elle rie, qu’elle danse, qu’elle vende des
-fleurs, son esprit demeure hanté par la scène du petit salon...
-
---Qu’est-ce que vous avez donc? Guillemette.
-
-C’est l’oncle René qui l’interroge... Oh! s’il allait deviner! En cette
-minute, sa vanité n’est plus flattée du tout! Elle arrive pourtant à
-répondre d’un ton dégagé:
-
---Moi, j’ai quelque chose?
-
---Oui, vous n’êtes pas la Guillemette d’ordinaire.
-
-Il arrête profondément sur elle ses yeux noirs comme ceux du prince.
-Dieu! est-ce qu’il va lire dans son âme?... Ce serait intolérable!
-
-Il continue, et sa voix est mordante:
-
---Est-ce donc l’honneur d’avoir été particulièrement distinguée par un
-prince royal qui vous a mis la cervelle en ébullition?
-
-Une flamme court dans les yeux de Guillemette dont les joues
-s’empourprent:
-
---Rassurez-vous, mon oncle, je ne suis pas un joujou pour prince!
-
-Elle se détourne, car sa mère l’appelle de nouveau.
-
---Guillemette, le roi de Susiane se retire et te fait demander.
-
-Le roi maintenant!... Que lui veut-il?... Il est sur le perron, son
-petit-fils à ses côtés, prenant congé de la princesse de Bihague.
-Celle-ci aperçoit Guillemette et lui fait signe d’approcher.
-
---Sire, Mlle Seyntis.
-
---Ah! bien... bien...
-
-Il regarde Guillemette, un peu inquiète, désabusée des honneurs
-terrestres et redoutant que le roi ne lui reproche le soufflet donné.
-
-Mais il lui sourit, l’air tout à fait paternel.
-
---Mon enfant, j’ai eu beaucoup de plaisir à vous voir danser avec mon
-petit-fils. Je vous désire du bonheur...
-
---Et moi de même! fait spontanément Guillemette. Mais aussitôt, elle
-pense que le protocole eût exigé plus de cérémonie. Le roi n’a pas l’air
-fâché du tout.
-
---Merci, mon enfant.
-
-Et, d’un geste courtois, il prend la main de Guillemette et la porte à
-ses lèvres. Il ne se doute guère qu’une heure plus tôt, son petit-fils a
-eu le même mouvement...
-
-Le jeune prince a repris son attitude de souverain et salue gravement,
-sans un mot, Guillemette qui s’incline. Leurs yeux se rencontrent et
-disent des choses que leurs bouches ne prononceraient pas... Puis le
-prince suit son grand-père.
-
---Ouf! marmotte Guillemette. J’espère bien que jamais plus je ne
-reverrai ce garçon!
-
-II a disparu. Près d’elle, il y a maintenant M. le curé, tout épanoui du
-succès de la fête et s’exclamant:
-
---Eh bien! eh bien! mademoiselle, il me semble que les rois ont été très
-aimables pour vous...
-
---Oh! vous savez, monsieur le curé, par ce temps de république, on ne
-fait plus grand cas de la faveur des rois!...
-
-Puis, changeant de ton, elle achève soudain:
-
---Je crois que j’aurais besoin d’aller vous confier en particulier ce
-que j’en pense...
-
---Quand vous voudrez, mon enfant, approuve-t-il avec un large sourire.
-
-Pourtant, il est dépourvu d’enthousiasme pour accueillir ces intimes
-confidences; car cette âme de petite Parisienne du vingtième siècle lui
-apparaît ainsi qu’une terre inconnue dont les surprises le déroutent.
-
-
-
-
-XIV
-
-
-Fragment de lettre de Mad à une de ses amies:
-
-«... Imagine-toi, ma chère Bernadette, que nous avons ici, à Houlgate,
-un roi, un vrai roi! Il est plutôt laid... mais il a un très gentil
-petit-fils... Tu devrais venir le voir. On dit qu’il veut se marier.
-Toutes ces demoiselles frétillent, comme si les rois qui ont un royaume
-se mariaient avec de simples mortelles!...
-
-«D’ailleurs, je crois bien qu’alors il choisirait Guillemette qui a
-l’air de lui avoir tout à fait tapé dans l’œil; l’autre jour, à la fête
-de bienfaisance, il l’a invitée à faire un tour de boston. Il dansait
-très mal. Mais Guillemette ne le savait pas quand elle l’a accepté... Et
-puis, je crois vraiment qu’elle n’aurait pas pu lui dire «non...» Il
-faut faire tant de salamalecs avec les princes!
-
-«Toutes les amies de Guillemette ont l’air de plaisanter sur
-l’admiration du prince pour elle... Mais, au fond, certaines surtout
-enragent de n’être pas à sa place!
-
-«Ne me demande pas ce que ma chère sœur pense de son succès. Elle n’en a
-rien dit. Quand on lui parle du prince, elle devient comme un hérisson!
-Maman était très fâchée parce qu’il avait emmené Guillemette dans un
-coin, à part; et, même les princes, paraît-il, n’ont pas le droit de
-faire ça. Moi, je pense que comme il la trouvait très jolie, il avait
-envie de la regarder plus à son aise, sans que tous les gens qui
-encombraient les salons soient là, à les examiner tous les deux.
-
-«J’ai entendu maman qui faisait à M. le curé des phrases sur l’ennui que
-sa fille ait été ainsi remarquée par le prince. Et M. le curé a dit
-quelque chose comme:
-
---Madame, ne vous agacez pas de la sorte! Vous avez prêté la jolie
-figure de votre fille aux pauvres. C’est une charité que vous leur avez
-faite! Ça vous comptera en paradis...
-
-«Je te dis à peu près. Une chose certaine, c’est que maman a eu l’air
-moins agitée après ce speech de M. le curé.
-
-«Quant à l’oncle René, il était encore plus furieux que maman; et le
-soir, après le dîner, il a traité le prince de «galopin mal élevé...» Je
-voudrais bien savoir ce qu’aurait dit Guillemette si elle l’avait
-entendu. Mais elle était montée dans sa chambre, prétendant qu’elle
-avait mal à la tête.
-
-«Moi, je ne sais si le prince est un galopin, mais je le trouve très
-joli. Il a des yeux de gazelle, il sent le papier d’Arménie et à mon
-comptoir, il m’a acheté cinq tartes aux cerises qu’il a croquées tout de
-suite avec de blanches petites dents pointues...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-
-
-
-XV
-
-
-Le roi de Susiane, son héritier et sa suite continuent maintenant leurs
-excursions sur les côtes de la Manche; et Guillemette trouve un
-véritable bien-être dans la certitude de ne plus rencontrer son trop
-expressif admirateur qu’elle a évité par des prodiges d’adresse tout le
-temps qu’il est encore resté à Houlgate.
-
-Son départ a causé la même satisfaction à René qui n’a pas pardonné, à
-cette Altesse exotique, son enthousiasme pour la jeune fille, pas plus
-qu’à celle-ci l’aisance avec laquelle elle en recevait l’expression...
-Il ne peut oublier le visage étrange,--pour qui la connaît
-bien,--qu’elle avait quand elle est sortie du petit salon. Que lui
-avait-il dit pour avoir changé ainsi son regard de fillette rieuse?
-
-Cette énigme demeure dans la pensée de René comme une irritante petite
-blessure que Guillemette ne semble pas soupçonner; du moins qu’elle
-n’essaie pas de calmer par un de ces élans de franchise dont elle est
-coutumière. Au contraire, elle donne à son oncle l’impression de vouloir
-se dérober à toute causerie intime. Elle ne bavarde plus avec lui; tout
-juste, elle n’oublie pas sa présence... Qu’y a-t-il donc derrière ce
-front, dans ce regard sincère et pourtant indéchiffrable?
-
-Son attitude imprévue est si pénible à René qu’il s’en étonne. Que
-peuvent bien lui faire les sautes d’humeur d’une gamine?... Pour s’en
-distraire, il abandonne résolument l’existence de reposante flânerie
-qu’il s’accordait depuis son arrivée aux _Passiflores_ et reprend une
-vie très active. Il se remet à travailler à l’aide des notes rapportées
-d’Orient; il dévore force revues, scientifiques et littéraires. Seul ou
-avec des camarades il fait de longues chevauchées hors d’Houlgate, passe
-des heures en mer. Même il élabore un projet de voyage vers Biarritz et
-les Pyrénées.
-
-On dirait que le charme qui le retenait aux _Passiflores_ s’est tout à
-coup rompu; et il se demande maintenant ce qu’il y fait; pourquoi il y
-dépense son congé à mener une existence d’honnête et casanier père de
-famille, quand il pourrait si bien user autrement de ses quelques mois
-de liberté.
-
-Il est vrai qu’en guise de réponse à une semblable tentation, il a un
-haussement d’épaules irrité et se traite, avec conviction, de «stupide
-animal».
-
-Guillemette ne paraît pas se douter de ces perturbations dans l’humeur,
-d’ordinaire si égale, de son oncle. Elle est tout à la présence de son
-père, revenu pour quelques jours à Houlgate, et que, d’instinct, elle
-cherche à distraire.
-
-Ce jour-là, elle est allée avec lui à Trouville où s’achève la _grande
-semaine_, ce qui a pour effet de rendre Houlgate à peu près désert.
-
-Sur la plage, il n’y a guère que le monde des très jeunes qui s’agite
-sous le regard des gouvernantes.
-
-Mademoiselle, à l’ombre du grand parasol de coutil, confectionne une
-brassière pour les pauvres de Mme Seyntis. Un peu plus loin, devant
-elle, Mad joue au croquet avec des amies; et toutes se disputent à cœur
-joie dès qu’un coup douteux leur en offre l’occasion. Mais elles
-s’amusent beaucoup et sont toutes rouges d’animation, les yeux
-brillants, leurs pieds nus trépignant sur le sable.
-
-Le bruissement soyeux d’une robe fait relever la tête de Mademoiselle
-dont le visage s’éclaire:
-
---Comment! c’est vous? Guillemette. Déjà de retour... Vous êtes-vous
-amusée à Trouville?
-
---Pas du tout... Et j’ai bien regretté de n’être pas restée avec vous
-tranquillement sur la plage!
-
-Sans souci de sa toilette de courses, elle s’assoit sur le sable à côté
-de Mademoiselle. Sa physionomie est celle des jours orageux.
-Silencieuse, les mains jointes sur ses genoux, elle regarde--sans rien
-voir--vers le couchant lumineux.
-
-Mademoiselle l’observe avec une surprise un peu anxieuse; timide, elle
-n’ose l’interroger... Puis, tout à coup, une question lui échappe:
-
---Guillemette, est-ce que vous n’êtes pas contente de votre après-midi?
-
---Il a été ce qu’il pouvait être! fait Guillemette d’un ton singulier.
-Avec père, j’ai assisté aux courses; puis nous sommes allés au lunch de
-Mme de Vausennes. Sa maison est très hospitalière. Aussi il y avait
-nombreuse assistance. On y dansait... flirtait...
-
---Oh! Guillemette, vous n’avez pas flirté!...
-
---Mais si! _M’selle_, répète Guillemette du même accent bizarre.
-Pourquoi non?... Quand bien même cela ne m’aurait pas amusée, j’aurais
-été ridicule de ne pas faire comme tout le monde... Je crois que le
-champagne de Mme de Vausennes avait un peu excité quelques-uns de ces
-messieurs... Le petit de Broyes et Maurice Vernaud ont tellement supplié
-Régine de leur montrer sa chambre qu’elle a fini par y consentir.
-
---Guillemette, ce n’est pas possible! s’exclame Mademoiselle très
-choquée.
-
---Attendez la suite, M’selle... Pour la correction, Régine m’a
-emmenée... Ces messieurs ont jugé bon de fourrager jusque dans les
-armoires et ils ont tenu à emporter, l’un une chemise, l’autre un
-cache-corset de Régine...
-
---Guillemette, je ne peux pas vous croire... Avouez que vous vous moquez
-de moi...
-
---Je vous dis la très exacte vérité! jette Guillemette du même accent
-nerveux et méprisant.
-
---Et Régine a consenti à... à ce que voulaient ces messieurs?
-
---Mais... pourquoi non? C’était encombrant mais innocent d’emporter de
-pareils souvenirs...
-
-Mademoiselle est ahurie. Il lui reste toujours l’idée que Guillemette
-raille; et pourtant, elle n’en a pas la mine.
-
---Mon Dieu, Guillemette, que dirait Mme de Vausennes si elle savait
-cette vilaine histoire!...
-
---Soyez sûre qu’elle la trouverait très plaisante! D’ailleurs, je crois
-que Régine l’a servie toute chaude dans le cercle que tenait sa mère...
-Mais comme j’avais vu, cela m’a suffi, et je n’ai pas écouté...
-
-Silence. Mademoiselle est abasourdie. Guillemette laboure nerveusement
-le sable avec la pointe de son ombrelle, les yeux tournés vers la mer
-basse qui miroite au large.
-
---Guillemette, comment n’avez-vous pas empêché votre amie de faire et de
-laisser faire ces choses inconvenantes?...
-
---De quel droit? ma pauvre _M’selle_. Maurice Vernaud est un intime dans
-la maison. Mme de Vausennes le considère, j’imagine, un peu comme son
-fils aîné. Un jour de cet hiver, elle nous a emmenées chez lui, Régine
-et moi, parce qu’elle avait arraché le volant de son jupon dans le
-voisinage du rez-de-chaussée où il gîte. Elle voulait des épingles pour
-le rattacher. Alors toutes deux, nous sommes restées dans le fumoir
-pendant que Maurice Vernaud emmenait Mme de Vausennes dans le cabinet de
-toilette pour qu’elle arrange son volant.
-
-La correcte Mademoiselle est écrasée sous de pareilles révélations, au
-point de ne pas entendre les appels éplorés de Mad qui la supplie de
-venir rétablir le calme dans le camp des joueuses. En effet, les
-adversaires y ressemblent à des perruches furieuses, échangent avec
-ardeur des propos désagréables et s’expriment mutuellement un sévère
-dédain, devant une bande pétrifiée de «petits», attirés par leur bruit.
-
---Oh! Guillemette, comme votre mère serait indignée si elle connaissait
-cette histoire!
-
---Sûrement, elle serait suffoquée autant que vous, pauvre _M’selle_...
-Elle est si bien persuadée que toutes les femmes sont aussi sages
-qu’elle-même! Ah! elle serait édifiée en voyant les gens que Mme de
-Vausennes affectionne comme société...
-
---Mais... mais votre mère, pourtant, va chez Mme de Vausennes!
-
---Oui, en visite... ou bien pour les dîners de gala, dans lesquels se
-trouvent seuls les invités de cérémonie, ceux que la politesse inflige.
-Moi qui suis reçue en intime,--il y a si longtemps que Régine et moi
-suivons les mêmes cours, les mêmes catéchismes!--je vois les autres, les
-amusants!... Ah! ils sont d’un genre très différent...
-
---En quoi? risque timidement Mademoiselle.
-
---En tout!... ah! en tout, _M’selle_. Ce sont des gens que ni vous ni
-moi ne verrons jamais chez maman!
-
-Guillemette se tait, les yeux songeurs. Sa main dégantée égrène d’un
-geste machinal le sable dont elle la remplit. Et Mademoiselle, malgré sa
-discrétion, se demande comment une mère prudente, telle que Mme Seyntis,
-peut ainsi livrer sa fille à une société que Mademoiselle juge un abîme
-de perversité.
-
---Guillemette, vous devriez avertir votre mère de... ce qu’il en est...
-
---C’est impossible, mademoiselle. Je ne peux pas aller raconter ce que
-je vois dans les maisons où je suis bien accueillie. Ce ne serait
-vraiment pas chic! J’ai déjà eu tort de vous en dire quelque chose... Ça
-m’a échappé! Et je le regrette très fort!
-
---Mais moi, je pourrais bien avertir madame votre mère...
-
-Guillemette dresse la tête. Ses yeux violets paraissent noirs soudain:
-
---Vous ne devez pas... J’ai eu confiance en vous... Et ce serait mal de
-votre part de répéter ce qui est une confidence... A quoi bon,
-d’ailleurs... Pour agiter maman?... Papa serait furieux et fulminerait.
-Il y aurait des scènes désagréables,... très inutilement!... Je suis
-d’âge à m’instruire.
-
---Guillemette, ne dites pas des... des stupidités! jette Mademoiselle
-désolée. A quoi bon apprendre de vilaines choses et voir de vilaines
-gens!
-
---Mais, sage _M’selle_, ne vous effarez pas ainsi! Il y a toutes sortes
-de chances pour que Maurice Vernaud épouse Régine qui en est emballée.
-Ainsi, il lui remettra dans sa corbeille le petit souvenir enlevé
-aujourd’hui et tout sera dit!...
-
---Oui... oui... Mais en attendant, vous ne devriez plus voir Régine...
-Ce n’est pas une amie pour vous... Elle est si mal élevée!
-
-Guillemette a un rire bref:
-
---Mais, moi aussi, je suis de l’espèce des filles mal élevées. Vous
-savez bien que mon oncle est très souvent scandalisé à mon endroit!
-
---Oh! Guillemette, vous ne permettriez sûrement pas ce que Régine a...
-accepté tantôt!
-
-Un pli de dédain crispe, une seconde, la bouche de Guillemette:
-
---Ah! Dieu, non, je me mépriserais trop ensuite... Mais, après tout, si
-j’avais une mère comme Mme de Vausennes, est-ce que je sais ce que je
-ferais, puisque je vaux si peu malgré tous les soins de maman?... Tout
-de même, vous ne pouvez vous imaginer, _M’selle_, à quel point c’est
-moralisant de voir une scène inconvenante!
-
---Je ne comprends pas! avoue Mademoiselle interloquée.
-
---C’est que je m’explique mal... Rappelez-vous les ilotes de Sparte
-grisés pour l’édification des petits Spartiates... Et puis, maintenant,
-je vous laisse à vos réflexions... Il faut que j’aille m’habiller pour
-le dîner... Oh! _M’selle_, vous me faites l’effet d’un ange. Et il y a
-des moments où c’est particulièrement délicieux de voir un ange... Ça
-purifie!
-
-D’un élan, elle est debout, effleure d’un baiser le visage de
-Mademoiselle; et, sans se retourner, remonte sur le sable, la tête un
-peu inclinée. Jamais le souvenir de l’audace du prince ne lui a été plus
-pénible... Elle voudrait tant, tant! que _cela_ n’eût pas été. Et
-surtout par sa faute!...
-
-Mademoiselle, restée seule sous la tente, est très perplexe et très
-malheureuse. Sa délicate conscience lui commanderait d’ouvrir les yeux
-trop confiants de Mme Seyntis. Et, d’autre part, elle ne peut trahir
-Guillemette... Pourtant si, par malheur, la contagion du mauvais exemple
-allait l’atteindre!... Quelle responsabilité!... La scrupuleuse
-Mademoiselle ne sait que décider; et elle est tellement absorbée dans
-ses réflexions qu’elle ne voit pas approcher René Carrère qui revient de
-promenade. Elle sursaute de l’entendre dire:
-
---Vous êtes seule? mademoiselle. De quel air grave vous travaillez!
-
-Positivement, l’oncle René apparaît soudain à Mademoiselle comme un ange
-sauveur, un ange qui serait en tenue de cheval et un peu poudreux...
-Cependant elle hésite encore à l’initier à ses inquiétudes; il
-l’intimide beaucoup... Puis, soudain, sans qu’elle sache comment la
-chose s’est faite, l’aveu de sa crainte lui jaillit des lèvres:
-
---Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous demander un conseil?
-
-Il la contemple, très surpris.
-
---Mademoiselle, je suis à vos ordres... Mais... je n’ai guère qualité
-pour être consulté...
-
---C’est que... je suis si embarrassée... Il s’agit de Guillemette.
-
---Ah!
-
-René entre incontinent sous le parasol.
-
-Il saisit au passage un pliant et s’assoit.
-
---Vous dites qu’il s’agit de Guillemette?
-
---Oui...
-
-Mademoiselle est reprise de ses perplexités. A-t-elle le droit de
-parler? Mais levant la tête vers René, elle est frappée de son
-expression de volonté et comprend très bien que, maintenant, il ne lui
-permettrait plus de se dérober.
-
---Eh bien? mademoiselle.
-
-Elle lance sa confidence comme on se jette à l’eau:
-
---Eh bien, monsieur, à certaines réflexions qu’a faites Guillemette, il
-m’a semblé... je crois qu’il vaudrait mieux pour elle... aller très peu
-chez Mme de Vausennes... Je n’ose pas avertir Mme Seyntis pour ne pas
-avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas...
-
---Mais, mademoiselle, ce qui touche Guillemette vous regarde...
-
-Le ton de l’oncle René est presque sévère; et elle se demande une
-seconde, si elle n’est pas très coupable sans savoir de quoi...
-
---Oui, mais je ne peux pas avoir l’air de blâmer une société que Mme
-Seyntis autorise, murmure-t-elle, en détresse.
-
---Oui, c’est vrai, vous avez raison. Alors quoi? qu’y a-t-il?
-
---Je ne peux rien répéter de ce que Guillemette a dit devant moi du
-monde qu’elle voit chez Mme de Vausennes... Mais renseignez-vous et si
-mon impression ne m’a pas trompée, il vous sera facile d’avertir madame
-votre sœur, sans me mêler à votre conversation... Cela me ferait tant de
-peine que Guillemette risque de devenir autre qu’elle n’est!
-
-René regarde Mademoiselle avec de la sympathie, de l’estime, quelque
-chose de chaud que ses yeux ne possèdent pas d’ordinaire quand ils
-s’arrêtent sur Mademoiselle à laquelle il témoigne une politesse
-courtoise et quelconque.
-
---Votre idée est excellente, mademoiselle. Aussi vais-je m’appliquer à
-la mettre en pratique et sans retard!... Mais, dites-moi, vous aimez
-bien ma nièce?
-
---Oh! oui, elle est si bonne pour moi!
-
-René pense que cette petite institutrice a vraiment une de ces âmes
-adorables et touchantes qui vivent heureuses des miettes d’affection
-qu’elles recueillent. Un moment il oublie la préoccupation qu’elle vient
-de lui jeter dans l’esprit.
-
---Est-ce que je serais indiscret de vous demander comment Guillemette
-est bonne pour vous? interroge-t-il amicalement.
-
---Elle veut bien causer avec moi de mon _home_ parce qu’elle sait que
-cela me console un peu d’en être loin... Elle s’intéresse à ma mère, à
-ma sœur... Et puis, c’est elle, j’en suis sûre, quoiqu’elle n’en ait
-jamais parlé, qui m’a valu d’être aux _Passiflores_ pendant les
-vacances... Et c’était une si bonne chose pour moi!...
-
-Mademoiselle, toute rose d’animation, devient presque jolie. Elle ne
-s’en doute guère et René ne s’en aperçoit pas. Il songe à la Guillemette
-inconnue dont il vient d’avoir la révélation, et il ressent un plaisir
-profond qu’elle soit ainsi... Il va, de nouveau, interroger, désireux de
-pénétrer mieux la valeur des craintes de Mademoiselle. Il en est empêché
-par l’apparition de Mad, les joues brûlantes sous sa toison d’or
-ébouriffée, mais triomphante, la partie gagnée.
-
---Bonjour! oncle René... Ah! nous nous sommes rudement amusées!
-_M’selle_, vous savez que le premier coup est sonné pour le dîner!
-
-René et Mademoiselle se dressent, aiguillonnés par l’inquiétude d’être
-en retard, tous deux infiniment soucieux de l’exactitude.
-
---Diable! diable! mais alors nous n’avons que le temps de nous mettre en
-tenue. Quelle nouvelle, nous apportes-tu là? Mad. Vous venez?
-mademoiselle.
-
---Oui, je range le parasol et je vous suis..., fait Mademoiselle
-toujours consciencieuse. Son âme est légère autant qu’une aile de
-papillon depuis qu’elle s’est confiée à René Carrère.
-
-
-
-
-XVI
-
-
-Celui-ci, en revanche, reste un peu soucieux de l’avertissement qu’il
-vient de recevoir. Quelle importance faut-il attacher à cette
-demi-confidence?... Peut-être aucune! En son inexpérience. Mademoiselle
-a dû exagérer; car il est inadmissible que sa sœur, son beau-frère
-entretiennent des relations qui pourraient être fâcheuses pour leur
-fille. Lui, personnellement, ne connaît pas du tout Mme de Vausennes
-qu’il a vue en visite cinq ou six fois et dont il n’a pas goûté les
-allures exubérantes, la voix aiguë, le rire trop fréquent et trop haut.
-Mais ces défauts-là ne pourraient l’empêcher d’être une estimable
-personne.
-
-Qu’a donc voulu dire Mademoiselle qui ne faisait, semble-t-il, que
-trahir l’impression de Guillemette?... Et cette petite fille a des
-clairvoyances de femme. Plus d’une fois, déjà, il est demeuré stupéfait
-de la sagacité qu’elle apporte à juger gens et choses. Ah! bien
-autrement que lui, elle pénètre et connaît les dessous de la vie
-mondaine! Quelle singulière créature elle est, pétrie d’imprévu, très
-droite, guidée par une soif impérieuse de propreté morale, et si
-insouciante des antiques lois que jadis respectaient toutes les femmes
-et qu’elle considère à peu près comme de vieilles lunes... Avec une
-telle âme, quel sera son rôle? son œuvre?... Ah! René ne s’applaudit pas
-comme le fait Raymond Seyntis, en l’intimité de son cœur, qu’elle ait
-reçu en don tout ce qu’il faut pour ensorceler les hommes et les
-troubler délicieusement... Et pourtant, si puritain qu’il soit, il
-n’oserait, pour être sincère, affirmer qu’il la souhaiterait doctement
-intelligente, sage, religieuse, comme cette Louise de Mussy, encore
-placée près de lui, à table, par les soins persévérants de sa sœur. Mais
-telle qu’elle est, elle lui demeure un continuel sujet d’étonnements,
-tant il découvre de faces diverses à sa jeune personnalité.
-
-Durant tout le dîner, il a très bien vu qu’elle était nerveuse, bien
-qu’elle gardât l’impeccable correction de tenue à laquelle sa mère l’a
-habituée. Qu’a-t-elle? Quoiqu’elle cause avec ses voisins autant que la
-politesse l’exige, ses yeux la révèlent à René qui l’observe,
-désintéressée de ce qui se dit autour de cette table brillamment
-entourée. Elle a l’air de regarder au dedans d’elle-même. Pourquoi?...
-
-Et une tentation gronde en lui de l’interroger.
-
-Le maître d’hôtel apporte le café. Les personnes mûres de l’assistance
-échangent, en sucrant leurs tasses, des propos somnolents, dus à
-l’excellence du repas et à la chaleur extrême d’une soirée lourde
-d’orage. La pensée un peu distraite, Mme d’Harbourg demande à M. le curé
-qui, près d’elle, agite sa petite cuiller dans son café:
-
---Et vous, monsieur le curé, par cette odieuse température, avez-vous
-des nuits convenables?
-
-Le digne pasteur la regarde effaré, tandis qu’à cette question
-inattendue, des rires jaillissent:
-
---Moi? madame... Mais je dors bien... très bien...
-
---Pauline, ma chère amie, s’écrie M. Seyntis narquois, permettez-moi de
-vous dire que vous adressez à M. le curé des questions bien indiscrètes!
-
-Il proteste aussitôt:
-
---Madame, je vous en prie, n’en croyez rien... Car...
-
-René n’en entend pas davantage. Sur la terrasse où il fume, apparaît la
-robe blanche de Guillemette qui a fini d’offrir les liqueurs. Il jette
-son cigare et lui avance un fauteuil. Mais elle n’approche pas:
-
---Ne vous dérangez pas pour moi, mon oncle. J’ai là un pliant...
-
-Elle s’assied un peu à l’écart et demeure immobile, le regard perdu,
-dans l’ombre, vers le ciel sans étoiles où courent des éclairs... Tout à
-coup, elle a un tressaillement, comme rappelée de très loin, parce que,
-à ses côtés, monte la voix de René:
-
---Guillemette, est-ce que nous sommes brouillés? Si cela est, dites-moi
-pourquoi... afin que la réconciliation soit possible...
-
-Il ne saurait dire quelle brusque impulsion l’a amené vers elle et lui a
-mis aux lèvres cette question.
-
---Mais non, oncle, nous ne sommes pas brouillés que je sache! A quel
-propos, le serions-nous? mon Dieu...
-
---Alors, Guillemette, pourquoi n’êtes-vous plus ma confiante petite
-amie?... Pourquoi me fuyez-vous et me tenez-vous votre pensée close?
-J’avais pris la douce habitude d’être traité par vous en confident très
-attentif, très dévoué, à qui vous êtes très chère... Et il me semble dur
-que vous ayez changé sans que j’aie démérité...
-
---Vous n’avez pas démérité, oncle, mais je n’ai rien à vous confier...
-pour le moment...
-
-Elle a eu un imperceptible frisson comme s’il pouvait lire en elle, bien
-que la nuit l’enveloppe; et ses lèvres se contractent un peu, pour mieux
-retenir toute parole imprudente...
-
-Il reprend:
-
---Et cependant ce soir, vous êtes préoccupée... Quelqu’un ou quelque
-chose vous a contrariée profondément... Ne dites pas non!... Je
-commence, moi aussi, à vous connaître bien...
-
-Dans l’ombre, il sent sur lui la douceur des yeux qui pensent. Il ne
-peut savoir quel apaisement elle trouve dans la certitude d’être en
-absolue sécurité près de lui qui, jamais, ne se comporterait comme le
-prince ou comme Maurice Vernaud avec Régine... Car elle n’a pas tout dit
-à Mademoiselle; pas un mot de la scène qu’une glace lui a révélée dans
-la chambre de son amie, des baisers dévorant un visage qui ne se
-refusait pas...
-
-Et dédaigneuse de se dérober davantage, elle avoue, avec une franchise
-fière:
-
---C’est vrai, oncle, j’ai éprouvé tantôt une impression très...
-désagréable qui ne s’est pas encore effacée; mais je dois la garder pour
-moi. Voilà tout... Ne vous inquiétez pas à mon sujet... Je crois...
-
-Elle s’arrête; sa voix est devenue presque grave.
-
---Vous croyez?...
-
---Je crois que c’est pour mon très grand bien que je l’ai éprouvée...
-Tout de même, je vous assure, oncle René, je vaux un peu plus que je
-n’en ai l’air... Je vois très bien ce qui m’est bon ou mauvais... Et si
-je n’ai pas toujours la sagesse de faire le choix qu’il faut,--c’est
-trop difficile pour moi cela!--du moins, je déteste ce qui est mal,...
-vilainement mal... Ne me jugez pas avec plus de sévérité que je ne le
-mérite...
-
---Je vous juge très droite et très loyale, Guillemette, fait-il d’un ton
-où elle devine combien est sincère l’hommage qu’il lui offre ainsi.
-
---Ah! tant mieux, mon oncle... Et ne doutez plus de votre amie, même
-quand elle est bouche close avec vous... Dites-vous simplement qu’elle a
-quelque raison de se taire!... Et ayez foi en elle...
-
---Oui, Guillemette, j’aurai foi...
-
-C’est elle qui lui tend la main... Il la garde dans les siennes, une?
-plusieurs? secondes, il n’en a pas conscience... Tous deux, ils
-songent...
-
-Mais au seuil du salon, Mme Seyntis appelle, le ton un peu mécontent:
-
---Guillemette, tu es là? Que fais-tu donc à bavarder sur la terrasse
-avec ton oncle? J’imagine que tu peux rester dans le salon comme tout le
-monde!
-
-Dans le cadre lumineux de la porte-fenêtre, apparaît, près de Mme
-Seyntis, la silhouette de Louise de Mussy.
-
---Oh! madame, ne faites pas rentrer Guillemette. Ce serait si charmant
-d’aller la retrouver!
-
-Et, gracieuse, elle se rapproche des deux jeunes gens...
-
-
-
-
-XVII
-
-
-René a, en conscience, rempli la mission dont Mademoiselle l’avait
-chargé. Il a questionné, adroit et discret, autant qu’un vieux policier;
-et il connaît maintenant tous les potins--vrais ou faux--qui circulent
-sur le ménage de Vausennes. Il n’ignore plus que madame est l’épouse
-très coquette, réputée pour de légères aventures,--assez voilées en
-effet pour ne lui avoir pas enlevé sa qualité de femme du
-monde;--l’épouse d’un mari qui aime vraiment trop, pour la sécurité de
-son foyer, les voyages d’exploration. Tout adonné à ses curiosités
-géographiques, il paraît désintéressé absolument des curiosités
-sentimentales et autres de sa femme qui tient une place fort menue en
-son existence de travailleur.
-
-Leur fille Régine a toutes les chances pour être, dans l’avenir, une
-seconde édition de la mère. Les garçons poussent au petit bonheur dans
-un foyer où chacun pratique, avant tout, la loi du bon plaisir.
-
-Ces divers renseignements, donnés avec détails, ont rempli René d’une
-vertueuse indignation contre sa sœur qui accepte des relations avec une
-femme tarée et laisse Guillemette fréquenter un pareil milieu.
-
-Il a préféré ne point manifester son sentiment à son beau-frère, parce
-qu’entre hommes, les propos peuvent aisément prendre une gravité
-fâcheuse en la circonstance. Mais rentré de Trouville à l’heure du chien
-et loup et trouvant, par extraordinaire, sa sœur seule à travailler
-devant son métier--une série d’invités vient de disparaître; Guillemette
-est en auto avec son père...--il part résolument en guerre car il estime
-que c’est son devoir... Peut-être sa sœur ignore-t-elle, en somme, ce
-qui se dit de Mme de Vausennes... Alors, elle doit être avertie.
-
-Et il interroge:
-
---Marie, est-ce que tu connais beaucoup les de Vausennes?
-
-Étonnée de la question, elle s’arrête de broder:
-
---Qu’appelles-tu «beaucoup»?... Il y a plusieurs années que nous les
-voyons... nos filles avaient été au cours et au catéchisme ensemble; et
-ils sont nos voisins de campagne. Pourquoi me demandes-tu cela?
-
-Il a une hésitation... Le rôle d’accusateur lui est odieux... Et Mme
-Seyntis a l’air si loin de se douter où il veut en venir! Elle répète,
-piquant avec soin son aiguille:
-
---Pourquoi? René.
-
-La pensée qu’il s’agit du bien de Guillemette balaie son hésitation. Et
-son accent a une fermeté presque dure quand il répond:
-
---Parce que j’ai entendu tenir sur le compte de Mme de Vausennes
-certains propos qui m’ont fait trouver très surprenant que tu la voies.
-
-Mme Seyntis conserve toute sa sérénité:
-
---Mon pauvre ami, on raconte tant de choses! C’est parce que tu arrives
-d’Afrique que tu prends garde à ces potinages! Moi, il y a bien
-longtemps que j’ai renoncé à le faire...
-
-René sent que la bonté naturelle et la charité évangélique de Mme
-Seyntis lui mettent sur les yeux un bandeau singulièrement opaque.
-
---Alors, tu ne crois pas, Marie, qu’il puisse y avoir jamais quelque
-chose de vrai dans ces potinages, comme tu dis?
-
---En ce qui concerne Mme de Vausennes, non vraiment, je ne le crois
-pas... Je t’accorde qu’elle est, pour mon goût, trop mondaine; que
-peut-être, il n’y a pas, dans sa tenue, la réserve qui fait qu’une femme
-ne peut jamais être mal jugée; mais de même que mon mari, je la tiens
-surtout pour une aimable personne avec qui les relations sont agréables.
-
-Ici, un silence. Dans la pièce voisine, en entend les gammes rageuses de
-Mad et la voix assourdie de Mademoiselle qui proteste contre les notes
-fausses.
-
---Soit, Marie, l’opinion que Mme de Vausennes donne d’elle-même est
-fausse... Après tout, je ne demande pas mieux que de l’admettre!... Et
-je reconnais que toi-même, tu es assez impeccable...
-
-Mme Seyntis a un geste instinctif de protestation modeste.
-
---Assez impeccable pour ne pas avoir à redouter certaines relations.
-Mais tout le monde n’a pas ton indulgence pour juger... cette dame et
-son milieu. C’est pourquoi je regrette très fort que Guillemette puisse
-y être rencontrée. Va chez elle si cela te convient, mais, crois-moi,
-n’y envoie pas ta fille!
-
-Cette fois Mme Seyntis ne songe plus à bien ombrer ses fleurs, et reste,
-au contraire, l’aiguille en l’air. Elle est troublée, envahie
-secrètement par la crainte de s’être mise en faute... Ce qui lui est
-très désagréable.
-
---Mais que veux-tu dire? René; que t’a-t-on raconté?
-
---Certaines... anecdotes qui m’ont prouvé que la maison de Mme de
-Vausennes n’est pas de celles où puisse être vue une fille bien élevée
-comme la tienne; car les habitudes, les conversations, les hôtes doivent
-lui en demeurer totalement étrangers.
-
---Comment le sais-tu? A peine, tu es allé deux ou trois fois chez elle.
-
-Brièvement, il dit:
-
---Une personne qui porte un sincère intérêt à Guillemette m’a parlé à ce
-sujet et m’a prié de t’avertir de ce que tu ignorais sans doute.
-
-Mme Seyntis a joint les mains sur le rebord de son métier et regarde,
-perplexe et désolée, les lointains de la mer qui se voilent sous le
-crépuscule de septembre. Dépitée, elle s’écrie dans son désarroi:
-
---Mais enfin, Mme de Vausennes n’a pas plus mauvais genre, à sa façon,
-que Nicole, par exemple... Nicole, que tu considères comme une femme du
-monde... que je reçois... Après tout, ta rigidité trouve peut-être que
-j’ai tort de le faire!
-
-René a un involontaire geste d’irritation.
-
-Il lui demeure insupportable d’entendre blâmer Nicole. De son amour
-autrefois, il lui reste au cœur une pitié tendre pour elle, un désir de
-la protéger contre elle-même et les autres... Et à l’attaque de sa sœur,
-il répond:
-
---Pourquoi la repousserais-tu? la pauvre Nicole. Elle est tant à
-plaindre... si jeune et si seule...
-
-Quelque chose dans l’accent de son frère éveille chez la douce Mme
-Seyntis des instincts combattifs:
-
---Seule? Elle a des parents excellents, dévoués, qui ne demandent qu’à
-être toujours auprès d’elle!...
-
---Oui... mais ce ne sont pas ses parents qui devraient se trouver près
-d’elle...
-
---Son mari, veux-tu dire? Pour ce qu’elle tient à lui! Elle se laisse
-consoler, en tous cas, de leur rupture!... Mais ce n’est pas de Nicole
-qu’il s’agit!
-
---Non, c’est de Guillemette.
-
---Oui, de Guillemette que tu crois devoir honorer de ta protection
-puisque, à ton gré, son père et moi ne suffisons pas à cette tâche.
-
-Il lui jette un coup d’œil stupéfait. Sa sœur presque agressive, c’est
-pour lui une inconnue. Il a l’intuition que, dans son amour-propre
-maternel, elle est froissée, inconsciemment jalouse... De quoi? de la
-preuve de sollicitude qu’il vient de donner à Guillemette?
-
---Marie, il est impossible que, sérieusement, tu me saches mauvais gré
-de prendre intérêt à ta fille?
-
---Je trouve seulement que tu es peut-être encore un peu jeune pour jouer
-auprès d’elle ce rôle superflu de tuteur... Voilà tout...
-
-II éprouve la bizarre impression d’un choc violent qui le blesse.
-Repoussant son fauteuil, il se lève:
-
---Si tu penses cela, Marie, il ne me reste plus qu’à te prier de
-recevoir mes excuses pour m’être mêlé de ce qui ne me regardait pas, en
-effet... Je croyais que mon affection pour tes enfants, pour ta fille,
-m’autorisait à être à leur égard une espèce de frère aîné. Je me suis
-trompé. N’en parlons plus!
-
-L’accent de René calme soudain l’irritation de Mme Seyntis; la confusion
-l’envahit pour les paroles qu’un obscur élan a fait jaillir de sa
-pensée.
-
-Elle tend la main vers son frère.
-
---René, ne sois pas susceptible... J’ai été trop vive, mais, tu
-comprends, j’étais si bouleversée de ce que tu m’apprenais... et dont je
-ferai mon profit!
-
-Il sent la sincérité de ce regret et ne repousse pas la main conciliante
-qui vient à lui. Toutefois la secrète blessure que lui ont faite les
-paroles de sa sœur garde son acuité. La voix brève, parce qu’il fait
-effort sur lui-même, il répond:
-
---Tu agiras, Marie, comme tu le jugeras bon. Le rôle malencontreux que
-j’ai dû remplir est achevé... Tu es avertie de ce que tu ignorais...
-
---Oh! oui, de ce que j’ignorais! avoue-t-elle, remplie de componction...
-Moi qui veille si soigneusement sur ma Guillemette! Ah! grâce à Dieu!
-elle n’est encore qu’une petite fille et il me reste quelques bonnes
-années pour la conserver près de moi... Oh! non, nous ne voulons pas la
-marier de bonne heure!... Et heureusement, elle ne le souhaite pas du
-tout...
-
-René ne répond rien. Son visage a des lignes d’une fermeté presque dure,
-dans l’ombre qui s’empare insensiblement du salon. C’est vrai,
-Guillemette ne paraît nullement désireuse de donner son âme. Elle a
-encore le rire insouciant des petites filles. Mais combien de mois, de
-jours, demeurera-t-elle ainsi?
-
-Quoi qu’en dise sa mère, elle est à l’âge où il suffit du hasard d’une
-rencontre pour que l’étincelle jaillisse... Et soudain, dans son
-cerveau, s’anime la vision d’une Guillemette devenue femme, ayant aux
-lèvres, dans les yeux, le je ne sais quoi d’incomparable que l’amour y
-fait luire.
-
-Et cette Guillemette-là possède le charme troublant de Nicole...
-
-René a un léger sursaut, en entendant sa sœur dire, la voix amicale,
-avec un désir évident d’effacer sa fâcheuse sortie:
-
---Bien avant d’aller au mariage de Guillemette, nous irons au tien, mon
-cher grand... Et je voudrais de tout cœur que ce fût bientôt...
-
-Un geste d’impatience échappe à René et il se met à arpenter la pièce
-que le crépuscule ombre d’une cendre grise.
-
---Oh! Marie, Marie, je t’en supplie, ne me persécute pas ainsi...
-
---Mais, mon ami, je ne veux que ton bonheur, tu le sais bien! Quand tu
-es arrivé en France, tu paraissais tellement désireux de te créer bien
-vite un foyer!
-
-Il s’adosse à la cheminée, les bras croisés:
-
---Quand je suis arrivé en France, j’étais devenu quelque peu un sauvage,
-j’imagine; par suite, un être très primitif et j’étais naïvement
-persuadé que rien ne me serait plus facile que de rencontrer la jeune
-fille pourvue de qualités de tout repos qui répondrait à mon idéal de
-l’épouse...
-
---Eh bien?
-
---Eh bien, en m’abandonnant à cette illusion, j’étais parfaitement
-aveugle et j’en suis aujourd’hui bien convaincu!
-
-Elle arrête sur lui des yeux saisis et, dans l’ombre grandissante,
-cherche à deviner sa pensée sur son visage.
-
---René, tu plaisantes? n’est-ce pas...
-
---Ah! nullement, et je t’assure que je n’en ai guère l’envie... Depuis
-six semaines, tu fais défiler devant moi un certain nombre de jeunes
-personnes parmi lesquelles, évidemment, j’avais toute sorte de chances
-pour découvrir l’élue; eh bien, à cette épreuve, tout mon enthousiasme,
-mon ardeur, ma confiance sont tombés... Et je n’ai que le désir de
-demeurer dans ma solitude... du moins, quelque temps encore!
-
---Oh! René, tu me désorientes tout à fait... Car enfin Louise de Mussy,
-Suzanne Danville sont parfaites et tu n’aurais qu’un mot à dire...
-
---Ah! leur perfection ne m’en donne guère envie... Elles me produisent
-l’effet de modèles de vertu... non de femmes...
-
---René!... Mais René!!! je ne te reconnais plus!
-
---Moi non plus, je ne me reconnais plus! La vie de France est en train
-de me compliquer de façon déplorable!
-
-Mme Seyntis ne relève pas ces incompréhensibles paroles, car un coup
-discret est frappé à la porte et le maître d’hôtel, apparaissant,
-demande:
-
---Madame veut-elle que la cloche du dîner soit sonnée bien que Monsieur
-et Mademoiselle ne soient pas encore rentrés?
-
---Sonner la cloche?... Est-il donc l’heure déjà?
-
---Oh! oui, madame, l’heure passée...
-
-Toute à sa conversation avec René, en effet, Mme Seyntis n’a pas pris
-garde que le temps fuyait. Une sourde anxiété l’étreint:
-
---Comment, Raymond et Guillemette ne sont pas ici, à plus de sept
-heures? Et pourtant Raymond n’aime pas à rentrer à la nuit en cette
-saison! Mon Dieu, pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé! Oh! ces
-autos!...
-
-La même inquiétude a traversé l’esprit de René. Que sait-on? Aussi bien,
-il peut s’agir d’un simple retard amené par quelque cause banale, comme
-de l’un de ces accidents qui sont des catastrophes... Brutalement, une
-seconde, il voit Guillemette inerte, blessée, plus peut-être. Ah! tout
-plutôt que cela!
-
-Mais il se raidit aussitôt, surpris et impatient de ce brusque désarroi
-de ses nerfs. Où donc est le sang-froid qu’aucun danger n’a jamais pu
-altérer en lui?... Pourquoi tout de suite imaginer un malheur?... C’est
-absurde!
-
-Absurde, soit. Mais le calme ne revient pas en sa pensée quoiqu’il n’en
-trahisse rien, pour ne pas ajouter à l’émoi de Mme Seyntis qu’il voit
-grandir... Et chez lui aussi, l’inquiétude monte silencieusement avec
-les minutes qui s’enfuient et emportent la sécurité où sa volonté
-prétendait le maintenir;--alors qu’il a perdu cette sécurité au moment
-même où il apprenait le retard inexpliqué...
-
---Oh! René, ne trouves-tu pas bien... singulier qu’ils ne soient pas
-encore de retour?... Pourquoi? Qu’a-t-il pu arriver?
-
-Il essaie de la rassurer,--avec la conscience que les paroles sont
-tellement vaines! Ses yeux ne quittent plus les aiguilles de la pendule
-qui marquent huit heures un quart.
-
-André, Mad et Mademoiselle sont entrés dans le salon, comme chaque soir,
-pour attendre le dîner. Mademoiselle est remplie de compassion pour Mme
-Seyntis et lui adresse de pieuses paroles réconfortantes. Mad est prête
-à pleurer, et André impatiente sa mère avec ses assurances juvéniles
-que, bien sûr, rien du tout n’est à craindre, qu’il est tout à fait
-inutile de se tourmenter, etc.
-
-Et les minutes fuient toujours.
-
-René, ayant pitié de sa sœur, la laisse aller sur la terrasse inspecter
-la route; lui-même sort, dévoré d’un besoin instinctif d’activité, d’une
-soif de faire quelque chose... Quoi? Où aller les chercher? Comment
-savoir?...
-
-La nuit est absolue, une de ces nuits de septembre épaisses de brumes.
-Avidement, il sonde les lointains obscurs pour y trouver le feu de la
-voiture... Une fois, deux fois, il a un tressaillement d’espoir, en
-tendant le grondement d’une auto. Mais la voiture ne s’arrête pas et
-passe en tourbillon devant la villa. Une autre s’enfonce dans une
-propriété voisine...
-
-Oh! qu’elle lui est devenue chère, Guillemette. Aurait-il jamais cru,
-deux mois plus tôt, qu’il pût éprouver un pareil supplice parce qu’il la
-craint en danger?... Même pour sa sœur, il ne pourrait être plus
-profondément bouleversé; il n’aurait, plus violente, cette terreur d’une
-catastrophe qui domine chez lui tout raisonnement.
-
-A son tour, Mme Seyntis est venue devant la grille... La pensée
-enfiévrée, une incessante prière aux lèvres, elle regarde dans la nuit
-avec des yeux que troublent les larmes... Mais la route est toujours
-déserte. Le vent fait bruire les feuilles. La voix de la mer invisible
-paraît formidable dans ce grand silence.
-
---Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi est-ce qu’ils ne reviennent pas!
-murmure-t-elle, ainsi qu’une plainte.
-
---Marie, il faut rentrer. Tu es glacée... Et cela ne sert à rien de
-demeurer ici!
-
-Elle se laisse ramener, habituée à l’obéissance conjugale. Dans la salle
-à manger, sur son ordre, le dîner a été servi pour Mademoiselle et les
-enfants. André, seul, dévore à son ordinaire, fort de sa conviction
-qu’il s’agit d’une simple panne. La grande pièce, généreusement
-éclairée, a sa physionomie coutumière. Le domestique, impassible, fait
-le service. Comme les choses, il conserve sa physionomie de chaque jour.
-
-Ah! pourquoi ne pouvoir se réfugier dans la bienheureuse confiance qu’il
-s’agit d’un simple retard!...
-
-Pour obéir à son frère, Mme Seyntis essaie d’avaler un peu de potage;
-mais elle a la gorge trop serrée. Ses yeux sont à tout instant sur le
-grand cartel dont les aiguilles avancent, avancent... Elles ont passé la
-demie de neuf heures et approchent de dix heures.
-
-René, lui, est ressorti, ne pouvant supporter le décor paisible et
-familier du _home_. Une fièvre brûle ses nerfs, lui enlève toute
-maîtrise sur sa pensée. II ne doute plus d’un accident. Quelle en est la
-gravité?...
-
-Voici maintenant que la brume se change en pluie sans qu’il en ait
-conscience. Il écoute... Il lui semble entendre le grondement lointain
-d’une auto... Dans la nuit, encore une fois, un feu grandit... Est-ce
-enfin la voiture que tout son être attend?... Tant d’autres passent sur
-ces routes...
-
-Machinalement, il se lance en avant et crie, sans réfléchir:
-
---Raymond, est-ce vous?
-
-Pas de réponse. De sa voix forte de commandement, il répète son cri.
-Maintenant la voiture est près, tout près... Il croit la reconnaître...
-Mais pourquoi ce silence? Et il jette un nom:
-
---Guillemette! répondez... Est-ce vous?
-
---Oui... oui! oncle. Nous voilà!
-
-René Carrère peut vivre très vieux... Jamais il n’oubliera la sensation
-d’allégresse éperdue qui, soudain, lui fait bondir le cœur. C’est donc
-vrai que l’horrible cauchemar est fini?... La voiture s’arrête devant
-lui.
-
---Oncle, c’est bien vous, n’est-ce pas?... Ramenez-moi à pied,
-voulez-vous? Je suis glacée!
-
-Hâtivement, il demande:
-
---Vous n’êtes blessés, ni l’un ni l’autre?
-
-La voix de M. Seyntis explique dans l’obscurité:
-
---Mais non... Seulement une terrible panne qui nous a retenus très
-longtemps. Nous vous raconterons cela! Mais fais courir Guillemette
-jusqu’à la maison, je te prie... Elle est transie.
-
---Oncle, je crois bien que l’humidité m’a ankylosée... Je ne peux plus
-me remuer... S’il vous plaît, recevez-moi dans vos bras!
-
-Oh! cette voix gaie!... Que René trouve bon de l’entendre!...
-
-Guillemette s’est dressée dans la voiture, enveloppée du lourd manteau
-qui transforme sa silhouette. Elle lui tend ses deux mains et saute en
-chancelant. Il la reçoit contre sa poitrine, ainsi qu’une enfant très
-précieuse et murmure, sans réfléchir à ses paroles:
-
---Ah! chérie, petite chérie, petite aimée... Quelle peur vous m’avez
-faite!
-
-Une seconde, ni lui ni elle ne bougent dans la douceur, elle, de se
-sentir très chère, lui, de l’avoir vivante entre ses bras, après
-l’horrible crainte.
-
-La tête appuyée sur l’épaule de René qui l’enveloppe étroitement, elle
-répond, la voix assourdie:
-
---Merci, oncle, d’avoir eu peur pour moi!... Je regrette de vous avoir
-tourmenté...
-
-Près d’eux, l’auto s’ébranle bruyamment et fuit. Ils sont seuls dans la
-nuit, sous le large ciel noir. René en prend soudain conscience. Il
-desserre aussi tôt son étreinte.
-
---Vite, Guillemette, pour vous réchauffer... Marchons!
-
---Me réchauffer! j’en ai besoin!... Courons plutôt, mon oncle, si
-possible!
-
---Alors, chérie, donnez-moi le bras, la nuit est tellement noire que
-vous pourriez buter!
-
-Elle obéit; et ils vont, à travers l’obscurité, sous la pluie qui
-reprend, échangeant de brèves paroles; et leur course est si rapide que,
-en quelques minutes, ils atteignent les _Passiflores_. Guillemette,
-ranimée, s’élance dans le vestibule où tous sont encore réunis autour de
-M. Seyntis qui enlève sa pelisse ruisselante. Elle, sous son capuchon,
-est toute fraîche, les yeux brillants, de petits cheveux fous ébouriffés
-autour des tempes. Elle court à sa mère qui, délivrée de son angoisse,
-pleure à gros sanglots, assise sur une banquette, sans souci du décorum,
-malgré les baisers de Mad, les encouragements de son mari et les
-exclamations d’André dont les pronostics se sont trouvés vrais.
-
---Maman, ma pauvre maman, que je suis fâchée que vous ayez eu cette
-inquiétude, mais puisque rien de tragique n’est arrivé, soyons gais!...
-Et puis, maman, si vous saviez comme j’ai faim!...
-
-La courte soirée est, en effet, joyeuse autant que l’a souhaité
-Guillemette. Mais René est gai, seulement en apparence, d’abord, parce
-qu’une brève réflexion de son beau-frère l’a impressionné
-désagréablement. Comme il lui disait quelle crainte ils avaient eue d’un
-accident grave, Raymond Seyntis a répondu, d’un étrange accent:
-
---Un bon accident qui, en une seconde, m’eût délivré de la vie?... Mon
-cher ami, si je n’avais pas été avec Guillemette, vous n’auriez rien pu
-me souhaiter de meilleur!
-
-Est-ce une boutade?... Le cri involontaire d’un tourment qui se
-cache?... Raymond Seyntis possède pourtant tout ce qui fait qu’un homme
-aime la vie... Alors?...
-
-Mais ce soir-là, René est incapable de s’appesantir sur cette question
-qui demeure, pour lui, secondaire. Obstinément, dans sa pensée calmée,
-un travail s’accomplit dont il a peur de voir la fin... Tant qu’il est
-au milieu de tous, l’impression est confuse. Mais quand il a regagné sa
-chambre, que le silence s’est fait dans la villa sans qu’il ait bougé du
-fauteuil où il s’est jeté pour réfléchir, le mystérieux travail
-d’analyse reprend en lui qui n’a jamais voulu se dissimuler la vérité.
-Pourquoi donc a-t-il eu cette terreur qu’un accident eût soudain enlevé
-Guillemette?... Pourquoi a-t-il conscience que, durant les heures où il
-l’attendait, impuissant à la préserver, il eût sacrifié toutes les
-autres créatures pour que tout mal fût éloigné d’elle?... Serait-ce donc
-qu’elle est devenue pour lui plus qu’une enfant, une jeune sœur très
-aimée?
-
---Mais ce serait insensé!... Insensé! répète-t-il, se dressant hors de
-son fauteuil et se prenant à arpenter la pièce comme il fait quand une
-préoccupation grave bouleverse sa maîtrise de lui-même. Pour cette
-petite, je suis seulement un oncle, rien qu’un oncle, un vieil oncle!
-Elle rirait et se moquerait gentiment de moi, si je m’imaginais de
-prétendre à quelque chose de plus!... Et Marie!... comme elle dirait que
-j’ai abusé de sa confiance et me trouverait ridicule de m’être laissé
-griser, comme un gamin de vingt ans, par le charme d’une fillette!...
-
-René éprouva la sensation de stupeur d’un être qui, soudain, voit devant
-lui un abîme insoupçonné. Parce que, toujours, il a été, avant tout, un
-homme d’action, de travail, scrupuleusement fidèle aux principes que sa
-conscience reconnaissait, dont la pensée était ferme et droite, l’âme
-étrangère aux complications sentimentales; parce qu’il n’a jamais songé
-à s’observer vivre, il n’a pas vu vers quelle tentation il allait, pour
-s’y heurter fatalement.
-
-Et maintenant que faire?...
-
-Que faire? Mais la seule chose raisonnable, celle qui s’impose, sans
-discussion possible. Partir, s’en aller, oublier une petite fille qui ne
-songe guère à lui, qui ne possède ni ses goûts, ni ses idées, surtout
-qui est trop jeune, oh! bien trop jeune pour lui...; coûte que coûte,
-guérir de cette folie!...--car il n’est pas d’autre nom pour le
-sentiment qui l’a envahi sans qu’il en ait conscience... Loin d’elle,
-distrait d’elle, revenu à sa vie d’antan, il retrouvera nécessairement
-la pleine possession de lui-même et l’incompréhensible ivresse se
-dissipera; d’autant plus vite, qu’il y emploiera sa forte volonté.
-
-Forte?... Il se la figurait ainsi..., comme il se croyait sûr de son
-cœur. Il s’en allait dans la vie, orgueilleusement confiant en la
-réalisation de sa destinée qu’il prétendait faire selon les idées qui
-ont toujours gouverné sa vie. Et parce qu’une enfant s’est trouvée sur
-son chemin, tous ses desseins se sont écroulés, pareils à des collines
-de sable qu’un souffle bouleverse.
-
-Plus René réfléchit, et plus il est dominé par une humilité et un
-découragement qu’il n’a jamais encore connus. A quoi donc lui a servi de
-s’être fait, depuis des années et des années, une loi inflexible
-d’accomplir toujours strictement les plus petits comme les plus grands
-devoirs? Qu’y a-t-il gagné, sinon de devenir trop absolu dans ses
-jugements; d’avoir, comme dit Guillemette, la sagesse intransigeante; de
-s’être accoutumé à embarrasser sa vie de scrupules plus ou moins
-inutiles... Et aujourd’hui encore de jouer peut-être son bonheur par une
-conception trop étroite de ce qu’il doit faire...
-
-Des heures et des heures, René songe ainsi, désemparé, scrutant son
-passé, puis l’avenir auquel il rêve, hanté par le souvenir de la minute
-où Guillemette était sur sa poitrine, confiante et tendre comme une
-enfant qui se sent infiniment aimée...
-
-
-
-
-XVIII
-
-
---Enfin vous voilà! oncle. Ce n’est pas bien de m’abandonner ainsi pour
-votre dernier jour à Houlgate!... Si vous voulez que je vous pardonne,
-venez encore une fois faire un peu de _footing_ avec moi?...
-
-Et Guillemette regarde René Carrère avec l’expression câline et
-confiante qui l’attire invinciblement vers elle. Sous couleur de
-renseignements à préciser, il a, en effet, passé une partie de
-l’après-midi à Trouville, et, le soir même, il quitte les _Passiflores_
-pour aller faire, avec un camarade, l’excursion projetée dans le Midi, à
-Biarritz. Il n’hésite jamais à accomplir une résolution prise, même au
-prix d’un effort pénible. Quand il a fait part de ce dessein à sa sœur,
-elle a vivement protesté, redoutant que ce départ inattendu n’ait été
-motivé par sa regrettable sortie lors de leur conversation sur les de
-Vausennes. Il l’a facilement tranquillisée. Comme elle n’use pas de
-prétextes, même en sa vie mondaine, elle croit toujours à la sincérité
-des assurances qu’elle reçoit. A son beau-frère, il n’a eu aucune
-explication à donner, car dès le lendemain de l’inoubliable promenade en
-auto, Raymond Seyntis est reparti à l’aube pour Paris.
-
-Quant à Guillemette, elle a écouté, sans dire un mot, les détails qu’il
-a donnés à table sur son projet, de cet accent un peu bref qui trahit
-une résolution bien arrêtée. Ensuite, elle n’a fait aucune allusion même
-à ce départ, qu’elle a paru accepter comme tout naturel, la laissant
-indifférente. Et ce silence a été singulièrement dur à René. Sa
-conviction s’en est affermie, qu’il agissait pour le mieux en voulant la
-guérison. Sous des prétextes divers, il a fui Guillemette pendant les
-quelques jours où il lui fallait encore séjourner aux _Passiflores_; il
-a cherché la solitude des sentiers que les pluies de septembre font
-déserts; et il y a marché, droit devant lui, au hasard des chemins,
-exaspéré contre lui-même, maudissant son congé qui lui a donné le loisir
-de devenir ainsi ridiculement sentimental, et son dédain de se distraire
-comme les autres jeunes hommes, par les plaisirs qui leur permettent
-d’attendre le mariage. Il a pensé à demander d’être immédiatement remis
-en activité, avant même la fin de son congé, à solliciter une garnison
-lointaine, au lieu du poste qui l’attend à l’état-major de Paris et le
-rapprochera forcément d’_elle_...
-
-Et puis, le jour du départ arrivé, après de sombres heures à Trouville,
-morose et odieux dans le désarroi de la saison finissante, il a repris
-le train pour Houlgate qu’il doit quitter dans la soirée; et il s’en est
-allé vers la plage, parce que le soleil couchant est très beau, parce
-qu’il sait--oh! faiblesse!--que Guillemette aime à venir le voir
-descendre dans la mer. Il s’est dirigé vers la tente où Mademoiselle
-travaille, surveillant Mad. Et _elle_ aussi est là, debout, regardant le
-flot qui monte sur le sable, cambrée dans sa vareuse de laine rouge, les
-plis de sa jupe soulevés un peu par la brise sur les pieds fins,
-fermement posés. Des cheveux volètent autour de ses tempes, sous son
-feutre gris pâle, où palpitent de longues ailes.
-
-Une exclamation de Mad lui fait tourner la tête. Elle l’aperçoit.
-Aussitôt dans l’iris violet, luit ce regard qui l’attire invinciblement
-vers elle.
-
---Oncle, nous marchons, n’est-ce pas?
-
-Ce n’est peut-être guère sage de s’accorder ainsi la douceur d’une
-solitaire causerie avec elle, à cette heure du crépuscule qui fait les
-âmes plus proches... Pourtant, sans hésiter, il répond, usant d’un ton
-paternel:
-
---Je suis à vos ordres, petite fille.
-
---Alors, filons, mon oncle.
-
-Et ils partent d’une vive allure, comme elle l’a souhaité. Ils ont le
-même pas rythmé d’êtres souples et jeunes, en qui palpite, ardent, le
-flot de la vie. Cette course rapide, ensemble, réveille en leur pensée
-le souvenir du soir où ils ont ainsi marché, l’un près de l’autre, après
-qu’un instant, il l’a tenue blottie contre lui, comme un trésor perdu et
-retrouvé... Et René se rappelle quelle allégresse éperdue chantait alors
-en lui! Il a été un peu fou, ce soir-là!
-
-Près de lui, s’élève la voix fraîche, avec l’accent même qu’il a tant
-souhaité lui entendre:
-
---Oncle, c’est triste que vous partiez! Nous allions être si bien entre
-nous, maintenant que les invités de maman se font rares!... Si vous
-restiez encore un peu... Dites?
-
---Ce n’est pas possible, Guillemette, il faut que je je parte!
-
-Sans en avoir conscience, il a appuyé sur ces mots: «il faut». Il s’en
-aperçoit à la surprise qui passe dans les yeux qu’elle lève vers lui,
-une seconde. Elle a eu cette même expression, interrogative presque
-gravement, lorsque, pendant le déjeuner, elle a appris son départ.
-
---Ah! il faut?... C’est vrai, vous êtes attendu, avez-vous dit?
-
---Et la saison qui avance me presse.
-
-D’un ton un peu étrange, elle reprend:
-
---Il fait encore très beau dans le Midi. Ma tante d’Harbourg, qui est à
-Luchon avec Nicole, l’a écrit ce matin à maman.
-
-Un choc ébranle René; et, brusquement, il interroge:
-
---Comment, Nicole est dans le Midi?
-
---Oui... Vous ne le saviez pas?
-
---Mais non!... Comment l’aurais-je su? Je ne suis pas au courant des
-pérégrinations de Mme de Miolan.
-
---C’est vrai, fait-elle, posément, sans rien trahir, de la sensation de
-délivrance qu’elle éprouve parce qu’elle est certaine qu’il ne va pas
-rejoindre Nicole... C’eût été indigne de lui!
-
-Ils font quelques pas en silence. Devant eux, à l’horizon, le soleil
-s’abaisse vers la mer. Une brise fraîche trace des moires sur le sable
-où les roches, luisantes de varechs, découpent des silhouettes noires.
-La plage est presque déserte.
-
---Vous serez absent combien de temps? mon oncle.
-
---Je ne sais... Je dois aller chasser en différents endroits pour
-terminer mon congé. Peut-être ne nous retrouverons-nous qu’à Paris.
-
---Oui, si vous ne désirez pas qu’il en soit autrement, c’est vrai!
-
---Guillemette, ne soyez pas injuste!
-
---Mon oncle, je ne le suis pas... Après tout, c’est tellement naturel
-que vous ayez envie de votre liberté, après être resté prisonnier de la
-famille pendant deux grands mois...
-
---C’était une prison qui m’était très chère.
-
-Elle comprend, à son accent, combien il est sincère, et elle incline un
-peu la tête.
-
---Oui, vous n’aviez pas l’air de souhaiter partir, jusqu’au moment où,
-tout à coup, cette idée s’est emparée de vous!
-
---Non, pas tout à coup! protesta-t-il, saisi de la crainte irraisonnée
-qu’elle ne devine la vérité! Vous savez bien que j’ai toujours parlé de
-ce voyage d’automne...
-
---Je sais... oh! je sais... Mais je m’imaginais, naïvement, que c’était
-un propos en l’air... Que notre été s’achèverait comme il a commencé...
-vous, auprès de nous!... Et je ne pensais guère que ce serait vous qui
-le termineriez...
-
---Parce que je ne puis faire autrement, Guillemette.
-
---Si vous en êtes sûr, soit. Je crois bien que vous allez me manquer
-très fort! oncle.
-
-Il tressaille. Comme elle dit cela simplement!... Parce qu’elle
-s’adresse à un oncle. Autrement, elle n’aurait pas cet abandon! C’est
-doux et triste de l’entendre parler ainsi...
-
---Je vous remercie, Guillemette, de me regretter un peu... Alors,
-dites-moi, vous ne me trouvez plus aussi ennuyeux qu’à mon arrivée?
-
-Son rire sonne dans la mélancolie du crépuscule.
-
---Je ne vous ai jamais trouvé ennuyeux, mon oncle, mais trop sage pour
-moi! Je me sentais écrasée par votre supériorité. Maintenant, je ne sais
-comment la transformation s’est accomplie, vous êtes bien plus à ma
-portée... Vous ne me faites plus l’effet d’appartenir à la sérieuse
-phalange des parents...
-
---Pauvres parents! Comme vous les considérez!
-
-Elle a, pour l’arrêter, un geste presque suppliant:
-
---Oncle, je vous en prie, comprenez-moi... J’adore maman... Et
-pourtant... pourtant, comme nous vivons moralement loin l’une de
-l’autre!... Jamais je ne m’aventurerais à lui confier les papillons fous
-qui tourbillonnent à travers ma cervelle. Sa sagesse aurait si vite fait
-de les balayer ou de les écraser!... Voyez-vous, mon oncle, quand
-j’entends des mères se plaindre que leurs filles ne soient pas
-confiantes avec elles, j’ai toujours envie de leur murmurer que ce n’est
-pas, très souvent, la faute des filles!
-
---C’est possible, fait-il, pensif, étonné que sa jeunesse ait tant de
-clairvoyance et de réflexion.
-
---Plus tard, si j’ai des filles, je m’appliquerai à devenir leur
-meilleure amie... celle à qui l’on dit tout, parce qu’on est sûre que,
-même les enfantillages, même les sottises, grosses et menues, seront
-écoutées avec indulgence... Non pas sévèrement condamnées et
-exécutées!... Mais je ne sais vraiment pas pourquoi je vous raconte tout
-cela... Sans doute, parce que j’avais pris, peu à peu, l’habitude de
-bavarder avec vous sans crainte de me voir rabrouée par la vertu sévère
-des Carrère... O mon oncle, comme c’est triste ce qui finit...
-
---En ce moment, qu’est-ce donc qui finit? Guillemette, interroge-t-il
-machinalement, étreint par la tentation douloureuse de l’attirer dans
-ses bras comme une enfant adorée, qu’il emporterait jalousement pour en
-faire son bonheur...
-
---Ce qui finit maintenant?... Notre vie telle qu’elle a été depuis deux
-mois...
-
---A Paris, Guillemette, vous serez encore ma bien chère petite amie...
-comme ici...
-
---A Paris, mon oncle, vous serez pris par votre service, par le monde,
-et, un jour ou l’autre, par la tante parfaite que vous m’aurez enfin
-découverte!...
-
---Comme vous, bientôt, par le neveu parfait que vous me réservez...
-
-Les mots lui sont échappés parce qu’il lui semble impossible de partir
-sans avoir entrevu un peu ce qu’elle pense... Que va-t-elle répondre?
-
-Maintenant, ils reviennent vers Houlgate, estompé dans un brouillard
-gris, comme la mer, comme le ciel qui s’embrume. L’apothéose, au
-couchant, s’est éteinte dans les eaux.
-
-Guillemette marche le front penché.
-
---Vous avez raison, mon oncle, nous allons tous les deux vers un
-tournant de notre vie... Mais ce neveu parfait qui sera mon mari, je
-sais que j’aurai une peine infinie à le rencontrer... Encore plus,
-maintenant que je vous connais!
-
---Pourquoi? Guillemette...
-
---Pourquoi?... Parce que vous m’avez appris...--oh! sans le
-vouloir!...--ce que c’est de se reposer absolument sur un autre être...
-Il faudra donc que l’homme qui deviendra _tout_ pour moi soit sérieux
-autant que vous pour m’inspirer le sentiment délicieux d’une foi sans
-limites... Et, en même temps, il faudra qu’il m’aime... très
-follement...--ne soyez pas scandalisé! mon oncle,--qu’il m’aime... comme
-les hommes aiment les femmes qui ne sont pas leur bien... Aussi, je me
-doute que je cherche un bonheur très difficile à rencontrer!
-
-Il l’écoute sans l’interrompre d’un mot, recueillant l’intime révélation
-de cette âme qui s’ouvre à lui et l’attire à lui donner le vertige...
-Combien, tout ensemble, elle lui apparaît proche et lointaine!... Ah! où
-est la sagesse?... la fuir ou tenter de la rendre sienne?...
-
-Sans soupçon du rêve qu’elle éveille, elle continue, attentive à sa
-seule pensée:
-
---Et puis, j’ai vu, par l’exemple de Nicole,--et d’autres
-encore!--combien peu cela sert, pour être heureuse, de se marier par
-amour seul, en donnant tout son cœur, sans souci des objections, des
-obstacles, des reproches, parce qu’on croit recevoir ce qu’on donne
-soi-même... On peut être si durement trompée!... C’est un peu
-effrayant... surtout pour moi qui comprends trop bien que je serai, dans
-l’avenir, ce que me feront mon mari et mon mariage,... comme Nicole!...
-
-Il a l’intuition qu’elle voit ainsi la vérité. Et il l’enveloppe d’un
-coup d’œil presque effrayé, parce qu’elle a déjà réfléchi à toutes ces
-choses dont elle parle avec un sérieux de femme... Oh! non, elle n’est
-plus une petite fille!...
-
-Pourtant, ainsi qu’il gronderait une enfant déraisonnable, il reprend,
-et la lutte intime qui se livre en lui donne à son accent une sorte
-d’âpreté:
-
---Vous avez été élevée de telle sorte, Guillemette, que vous devez être
-incapable de faire ce qui serait indigne de vous...
-
---Oh! mon oncle, ne croyez-vous pas qu’il se trouve des moments où tous
-les bons principes reçus n’ont pas plus de force que des fétus de
-paille?
-
---Guillemette, petite fille, vous parlez de ce que vous ne pouvez
-savoir...
-
---De ce que je ne peux savoir par moi-même, oui, mon oncle... Mais je
-vais dans le monde... et je vois... j’entends des choses qui me font
-réfléchir... L’exemple de Nicole m’a beaucoup instruite.
-
-Il a un tressaillement d’impatience. Quel abîme il voudrait creuser
-entre elle et Nicole de Miolan!
-
---Nicole supporte le malheur d’avoir été déplorablement gâtée. Ce sera
-toujours son excuse, quoi qu’elle fasse. Cette excuse vous ne l’auriez
-pas, vous, enfant.
-
---Qu’importent les excuses! mon oncle. Il n’y a que les faits qui
-comptent vraiment. Ça ne change rien à ce qui est, les raisons pour
-lesquelles on a été amené à agir de telle ou telle manière.
-
-Jamais encore, il ne l’avait entendue parler ainsi... Quelle expérience,
-il y a déjà dans cette jeune tête!... Et cette fois, il ne cherche plus
-à lui répondre comme à une enfant:
-
---Vous avez raison, Guillemette; mais les influences qui se sont
-exercées, font qu’on peut, ou non, pardonner à ceux qui s’égarent, qui
-se trompent...
-
-Dans la solitude de la plage assombrie, la voix fraîche s’élève avec cet
-accent pensif qui étonne dans sa bouche juvénile:
-
---Oncle, ne croyez-vous pas qu’il faut toujours pardonner?... Et ce
-n’est pas approuver!... Mais qui n’a pas besoin de pardon? Voyez, maman
-est très indulgente; et c’est une des qualités que je voudrais le plus
-posséder comme elle... Vous, oncle René... Elle se mit à rire, un peu
-malicieuse:
-
---... Vous avez la sagesse un brin rigoureuse!
-
---Et j’ai bien tort, Guillemette; car je n’ai, pas plus que mes
-semblables, le droit de condamner...
-
-Il y a de l’amertume dans sa voix. Elle le sent, et tourne aussitôt la
-tête vers lui avec une crainte de l’avoir froissé. D’un geste
-instinctif, elle pose la main sur son bras:
-
---Oncle, vous n’êtes pas fâché, dites, que je vous ai parlé si
-franchement?... J’en aurais tant de regrets!... Car je vous aime très
-fort... sans en avoir l’air!... Et avec le meilleur de moi-même...
-
-Ah! si elle l’aimait, comme, silencieusement, il se prend à le désirer
-de toute son âme, elle ne lui dirait pas cela... Mais quelle douceur
-caressante a son accent, alors qu’elle continue:
-
---Je voudrais tant que, de cette dernière causerie--où j’ai été si
-franche avec vous, avouez!...--vous n’emportiez qu’un bon souvenir!...
-Ainsi, après votre départ, quand nous penserons l’un à l’autre, nous
-serons certains qu’il n’y a pas d’ombre entre nous...
-
---Petite Guillemette, quelle ombre pourrait-il y avoir?... Comment
-serais-je fâché parce que je vous entends parler comme une femme qui
-réfléchit?... Moi aussi, j’ai une prière à vous adresser. Quand je vais
-être loin, ne voyez plus en moi l’oncle sévère et maussade que vous
-redoutiez, mais un ami à qui vous êtes chère infiniment; et,
-souhaitez-moi, puisque vous vous intéressez à mon bonheur, de savoir...
-enfin!... où je puis le chercher...
-
-Que veut-il dire?... Elle le regarde avec des prunelles attentives--et
-curieuses,--où il lit clairement qu’elle ne devine rien des mots qui lui
-montent aux lèvres... Et vers eux, accourt Mad qui leur crie:
-
---Mais vous ne revenez donc pas?... Il est très tard!... On ne voit
-presque plus clair... _M’selle_ dit qu’il faut rentrer très vite... Le
-dîner est plus tôt à cause de votre départ, mon oncle.
-
-Elle a raison, cette petite. Il est bien tard. Le jour se meurt tout
-gris sur la mer dont les vagues sont lourdes, obscures, jetées vers le
-rivage par un souffle froid d’automne.
-
-Et Guillemette, détournée de lui, aide déjà Mademoiselle à rassembler
-les pliants. Il entend son joli rire; le timbre de sa voix a une
-sonorité si joyeusement claire que la certitude brutale s’abat sur lui
-qu’il a mieux fait de se taire...
-
-
-
-
-XIX
-
-
-Des jours et encore des jours ont coulé. Avec un camarade, puis seul,
-René a été de station en station dans les Pyrénées, obstiné à tenter
-toutes les ascensions encore possibles en cette fin de saison, afin de
-dompter, par la fatigue, sa pensée qui se souvient, regrette, discute le
-renoncement que la plus élémentaire raison lui impose.
-
-Car maintenant qu’il est loin, il juge plus froidement et ne peut
-s’illusionner sur l’accueil que, non seulement Guillemette, mais sa
-sœur, mais Raymond Seyntis lui-même feraient au sentiment qui est né
-obscurément en lui. Il ne lui reste donc, comme il l’a compris dès la
-première heure, qu’à se détacher d’un rêve fugitif, charmant et absurde
-dont il demeure stupéfait.
-
-Il a beaucoup regardé en lui-même depuis qu’il a quitté les
-_Passiflores_ et vécu seul. Et cette méditation lui a révélé un fait
-qu’il lui faut bien admettre: c’est qu’une insensible transformation
-s’est opérée en lui. Il n’est plus l’homme qui, quelques mois plus tôt,
-arrivait en France, sûr de l’orientation de son avenir; avant tout,
-passionné pour les choses de sa carrière, prompt à discerner la
-résolution à prendre et certain de rencontrer, à l’heure souhaitée, la
-femme qui réaliserait pour lui la compagne d’élection.
-
-L’expérience est venue culbuter sa conception trop simple de la vie, sa
-foi orgueilleuse en la puissance de son vouloir et la rectitude de son
-jugement, la raide austérité de ses principes. Sous des influences
-neuves et subtiles, son horizon s’est élargi. Il est moins sévère aux
-autres. Mais lui-même s’est compliqué. Sa pensée plus souple aperçoit
-des nuances, des lumières, des ombres aussi qu’il ne concevait même pas;
-et, par instants, il éprouve l’impression qu’un souffle chaud a passé
-sur son âme, y faisant fondre les glaces qui emprisonnaient son être
-moral, pour y éveiller la soif du printemps. Ni le travail, ni l’action,
-ni la claire ordonnance de sa vie ne lui suffisent plus. La solitude lui
-pèse. Il lui faut cette existence à deux que possèdent aujourd’hui
-presque tous ses camarades, qui en rend plusieurs éperdument heureux.
-Alors, seulement, cessera pour lui l’impression d’isolement, même parmi
-les siens, qui lui devient lourde à porter; qu’il n’éprouvait pas, aiguë
-ainsi, quand il était loin de France, qui s’est abattue sur lui, quand
-il a compris combien Guillemette lui est devenue chère.
-
-Et lui, si calme jadis, s’irrite maintenant de constater combien il lui
-est difficile de retrouver le serein équilibre de sa pensée,--parce
-qu’une lutte sourde, qu’il ne veut pas entendre, se poursuit en lui,
-entre la raison qui exige l’oubli et le cœur, rebelle devant un tel
-arrêt... Lutte qui devient peu à peu si pénible qu’il en arrive à
-souhaiter n’importe quelle diversion l’arrachant à lui-même.
-
-Il a fui Luchon où est Nicole qu’il ne veut pas voir et Biarritz dont la
-brillante cohue exaspérait le sentiment de sa solitude; et il est venu
-se réfugier dans la paix de Saint-Jean-de-Luz.
-
-La jolie petite ville est toute souriante sous les frondaisons
-jaunissantes de ses arbres. La vigne vierge rougit les façades et ses
-branches s’enchevêtrent en berceau sous le bleu violent du ciel...
-
-Mais René, tout à coup, cesse de voir l’horizon charmant et s’arrête
-court dans sa flânerie, à travers les rues vibrantes de soleil... Car
-devant lui, sous la flamme de son ombrelle de soie rouge, s’avance
-Nicole de Miolan, d’un pas nonchalant de promeneuse. Dans un panier
-passé au bras, elle porte une grosse gerbe de glaïeuls. Sa robe de toile
-blé semble la nimber de lumière. Sûrement, elle n’est pas une passante à
-Saint-Jean-de-Luz. Elle n’en a pas l’allure.
-
-Les prunelles ardentes s’arrêtent soudain sur René et une surprise y
-jaillit... Tous deux, ils ont la même exclamation:
-
---Comment, vous êtes ici?
-
-Il ajoute:
-
---Je vous croyais à Luchon?
-
---La saison est finie. Nous sommes partis pour Biarritz; puis, sur mon
-désir, nous sommes venus ici où mes parents ont loué une villa afin de
-pouvoir y vivre solitairement. J’exècre les hôtels où toutes les
-rencontres deviennent possibles...
-
-Une vibration passionnée a passé dans sa voix et ses yeux ont eu un
-éclair d’orage aussi vite disparu qu’il s’est allumé... Reprenant tout
-de suite son seul personnage de femme du monde, elle interroge,
-insoucieuse des passants qui regardent leur groupe, parce que nulle
-part, Nicole de Miolan ne demeurerait inaperçue:
-
---Et vous, René, comment êtes-vous ici?
-
---J’y suis en voyageur... j’ai voulu revoir le Midi.
-
---Et vous n’êtes pas un voyageur trop pressé, n’est-ce pas?
-
---Non... Je suis seul..., libre de mon temps...
-
---Alors, accompagnez-moi un peu, que nous causions... Voulez-vous?...
-Cela me fait beaucoup de plaisir de vous rencontrer!
-
-Il la sent tout à fait sincère et il en éprouve une bizarre impression
-de bien-être moral. Près d’elle, va-t-il enfin être distrait des
-souvenirs qu’il ne parvient pas à fuir?
-
-Quel don de beauté, elle a reçu! il la regarde émerveillé de son éclat.
-La peau veloutée fait songer à un fruit splendide caressé par l’or du
-soleil. Elle marche près de lui, le visage pensif, sous sa capeline de
-paille blonde. Les paupières voilent le regard.
-
-Elle demande:
-
---Parlez-moi d’Houlgate, de la chère petite Guillemette...
-
-L’obscur tourment frémit en lui... Et il répond par des mots brefs;
-puis, en hâte, pour se fuir, il interroge à son tour:
-
---Nicole, qu’êtes-vous devenue depuis que nous nous sommes dit adieu aux
-_Passiflores_? L’été vous a-t-il été bon... comme je le souhaitais tant
-pour vous?
-
-La bouche expressive se contracte une seconde; et railleuse, Nicole
-jette:
-
---Bon?... mon pauvre ami, que voulez-vous qu’il m’arrive de bon?... Je
-dois m’estimer satisfaite qu’il ne se soit produit, à mon endroit,
-aucune catastrophe irréparable... Voilà tout!... Ce que j’ai fait cet
-été, après avoir quitté Houlgate?... Rien d’intéressant, pour moi ni
-pour les autres! De mon mieux, par tous les moyens qui me semblaient
-favorables à ce résultat, j’ai essayé de tuer le temps... C’est
-tellement long à remplir une journée quand on vit sans but!
-
-Ces mots sonnent étrangement dans la petite rue paisible, striée
-d’ombres bleues et d’éclatants rais de soleil; où les promeneurs
-circulent d’un pas flâneur; où les gens du pays échangent, avec
-exubérance, des propos très simples. Nicole a parlé d’un accent de
-badinage ironique; mais, dans sa voix, frémit cette amertume que René y
-a surprise bien des fois à Houlgate. Il a l’intuition qu’une
-désespérance absolue l’étreint affreusement et qu’il ne peut rien pour
-la sauver d’elle-même. Pourtant, il essaie, avec une sorte d’autorité
-affectueuse:
-
---Nicole, ce but que vous n’avez pas, donnez-le-vous!
-
---Et lequel voulez-vous que je me donne qui en vaille la peine?... Tout
-ce que je puis faire est si inutile!... Ah! oui, je sais... Il y a des
-gens très sages, très pondérés, à qui il suffit, pour être contents
-d’eux-mêmes et de l’existence, d’accomplir leur tâche quotidienne, si
-insignifiante soit-elle! Il y a des femmes qui se consolent de ce qui
-leur manque en s’absorbant dans les œuvres pies... C’est qu’elles n’ont
-pas la misérable et égoïste soif de bonheur dont je ne suis pas encore
-parvenue à me désaltérer, quoique j’essaie _tout!_ pour y réussir...
-
---Peut-être parce que vous ne cherchez pas où il faut, fait-il
-machinalement, tandis que sa pensée s’attache aux dernières paroles de
-la jeune femme. Quel en est le sens?... Serait-ce qu’elle a enfin
-réalisé son audacieuse résolution de recommencer sa vie, au seul gré de
-son désir? Mais quoiqu’elle lui ouvre un peu de sa pensée, avec une
-hautaine indifférence de ce qu’il conclura, elle garde bien à elle le
-secret des jours qui viennent de passer pour elle... S’ils ont été doux
-à sa beauté, ce n’est pas l’apaisement qu’ils semblent avoir apporté à
-sa pauvre âme tourmentée...
-
-Elle n’a pas relevé sa réflexion, si elle l’a entendue. Silencieuse,
-elle avance près de lui, ses fleurs dans les bras. Ils sont maintenant
-sous le couvert des arbres, devant la vieille maison de l’_Infante_, et
-vont distraits des choses extérieures. Au souffle de la mer, encore
-invisible, des feuilles cuivrées et pourpres volent autour d’eux comme
-de larges papillons superbes qui viennent s’écraser sur le sol.
-
-Brusquement, Nicole reprend:
-
---Ah! René, que vous êtes heureux d’être un croyant... Ce doit être une
-si grande force et une si grande consolation!
-
-Très simple, il dit:
-
---Oui, vous avez raison... Je l’ai senti aux heures les plus
-douloureuses de ma vie... Et je ne puis l’oublier.
-
-Elle a la pensée que les heures dont il parle sont peut-être celles
-qu’il a connues par elle... Mais ce passé-là aussi est bien mort... Il
-faut le laisser dormir en paix.
-
-Elle songe tout haut, avec une espèce de gravité désespérée:
-
---Je crois... j’en suis arrivée à croire que certains esprits ont été
-créés de telle sorte qu’ils ne peuvent perdre leur foi; que d’autres, au
-contraire, n’auront jamais une foi semblable, quoi qu’ils rêvent, quoi
-qu’ils fassent!
-
---Nicole, à mon très humble avis, c’est qu’ils veulent discuter, essayer
-de comprendre ce qui est l’Incompréhensible pour nous autres humains...
-
-Elle murmure:
-
---Oh! oui, l’Incompréhensible... l’Inconnu... Et des gens l’adorent, le
-servent, se donnent à lui, en font leur bonheur!... Les bienheureux!...
-Moi, j’ai une âme païenne... Mon dieu, c’est l’Amour!... C’est lui qui,
-pour moi, dispense le bien et le mal!...
-
-Il sent tellement combien elle dit vrai qu’il ne songe même pas à
-relever ses paroles. A quoi bon?... Il peut la plaindre, non la
-transformer.
-
-Ils sont arrivés devant la mer qui miroite splendidement. Son souffle
-les frappe au visage et emporte quelques pétales des fleurs de Nicole.
-Lui, n’en voit rien. La houle, la senteur des vagues ont aussitôt
-ressuscité en lui la vision d’une autre plage, voilée par le crépuscule,
-d’une forme svelte sous une veste rouge, de deux prunelles profondes qui
-songeaient, presque graves, alors pourtant que la bouche souriait...
-
-Nicole a l’intuition qu’il est loin d’elle et demande:
-
---René, est-ce que ce sont mes propos de mécréante qui mettent ainsi en
-fuite votre pensée orthodoxe?... Je vous ai avoué déjà qu’il fallait
-avoir pitié de moi...
-
---Je me souviens... et cette pitié, je vous assure, Nicole, que je vous
-l’offre, respectueusement, bien sincère...
-
---Oui, je sais, je sais... Pour moi, vous êtes vraiment un ami, j’en
-suis sûre... Et c’est pourquoi il vaut mieux que je vous dise quelle
-raison m’a conduite ici, à Saint-Jean-de-Luz. J’ai fui Biarritz parce
-que j’y ai fait une rencontre.
-
---Une rencontre?... répète-t-il, surpris de son accent.
-
---Oui, j’ai rencontré... mon mari qui m’a eu tout l’air d’être venu à
-Biarritz en mon honneur... Avait-il à me parler?... Je n’en sais rien...
-Je n’ai pas ouvert la lettre qu’il m’a envoyée alors... pas plus que je
-n’avais ouvert les autres... Mon Dieu! comment n’a-t-il pas encore
-compris qu’entre lui et moi, tout est fini!... Pour tâcher de l’en
-convaincre mieux, j’ai quitté aussitôt Biarritz... Mais je vis hantée
-par la crainte de le voir apparaître ici...
-
-Il comprend pourquoi elle a les nerfs frémissants, pourquoi une fièvre
-brûle son être passionné.
-
-La voix assourdie, elle poursuit, isolée dans son souvenir:
-
---Cela faisait sept mois que je ne l’avais vu. Il a changé... Mais
-pourtant, c’est toujours lui...
-
-Lui, qu’elle a adorée... Lui, qui l’a fait souffrir... Lui, qu’elle
-n’oublie pas!... Une espèce de révolte gronde dans les bas-fonds du cœur
-de René... Pourtant, il n’attend ni ne veut rien de cette femme.
-
-De nouveau, ils avancent silencieusement. Elle songe... à quoi?... Et
-que pourrait-il lui dire?
-
-Mais elle a tout à coup ce mouvement d’épaules qu’il connaît bien, dont
-elle semble rejeter son fardeau en arrière et elle arrête vers lui ses
-yeux brûlants; son accent devient railleur:
-
---Mon pauvre René, quelle fâcheuse compagne de promenade je vous
-offre!... Vous me trouvez plutôt ridicule, n’est-ce pas, avec ma manière
-de vous accabler de mes doléances, dès que je vous retrouve... Mais je
-me sens si effroyablement seule dans... dans la tourmente où je me
-débats!... Il y a des minutes où le besoin de parler de ma misère me
-ferait crier d’angoisse... Seulement, j’ai appris à me dominer... et je
-me tais...
-
-Elle ne trahit, en effet, sa détresse, ni par un geste, ni par un éclat
-de voix; elle garde son attitude de femme du monde qui tient des propos
-de salon. Et cependant, comme elle est poignante, cette plainte
-désespérée jetée ainsi dans le joli matin clair qui semble chanter la
-douceur de vivre...
-
-René cherche à écarter d’elle, un peu, la sensation d’isolement:
-
---Nicole, vous avez vos parents...
-
---Mes parents?... Ils sont excellents... Mais nous sommes aujourd’hui
-des êtres tellement différents que nous ne nous comprenons guère et
-n’arrivons qu’à nous faire souffrir mutuellement... J’en ai achevé
-l’épreuve... Et je me tais avec eux... Comme avec tous... Vous excepté,
-René.
-
---Avec moi qui, hélas! ne peux rien pour vous...
-
---Si!... Vous pouvez quelque chose en ce moment... Restez quelques jours
-à Saint-Jean-de-Luz, voulez-vous?... Nous ferons de longues promenades.
-Nous causerons beaucoup... Et cela m’empêchera de penser. C’est promis,
-n’est-ce pas?... Pensez que vous accomplirez une œuvre de charité en
-m’abandonnant un peu de votre temps...
-
-Ainsi, elle veut oublier, comme lui... Et l’oubli, c’est la paix, le
-repos sans prix...
-
---Je resterai autant que vous le souhaitez, Nicole.
-
-Il ne cherche pas une seconde à se dérober au charme dangereux que
-pourtant il n’ignore pas et dont la puissance, à cette heure, lui est un
-bien, puis qu’elle l’arrache à son rêve inutile.
-
-
-
-
-XX
-
-
-La semaine va finir et René est encore à Saint-Jean-de-Luz. Ce sont des
-jours singuliers qui se sont égrenés pour lui, tels qu’il n’en avait
-peut-être jamais vécu.
-
-Sur l’insistance très vive de M. et de Mme d’Harbourg, candidement
-désireux de distraire leur fille, il a été l’hôte quotidien de la villa;
-et passif, pour fuir sa pensée, il s’est laissé envelopper par la
-troublante atmosphère que Nicole distille autour d’elle.
-
-Pour la première fois depuis...--il ne saurait dire quand!...--il a vécu
-au gré de ses impressions sans souci de les juger ou de les dominer,
-éprouvant une sorte de jouissance aiguë,--non plus une terreur!--à
-sentir la vie de Nicole se mêler à la sienne, l’absorber peu à peu
-jusqu’à écarter de son cerveau toute pensée où elle est étrangère.
-
-Mais aussi était-ce un jeu, un caprice, une gageure de l’affoler comme
-les autres? Elle a été avec lui telle qu’il ne l’avait jamais vue, la
-séduction même; durant leurs causeries où, cependant, elle n’a rien
-livré du mystère de son âme; durant leurs flâneries sur la plage et dans
-les petites rues luisantes de clarté; pendant les soirées passées à
-faire de la musique; les excursions sous la correcte égide de M.
-d’Harbourg qui, d’ailleurs, aussitôt à destination, les laissait errer
-seuls, estimant la marche mauvaise pour ses vieux ans et René un
-protecteur de tout repos.
-
-Elle, Nicole, que pense-t-elle?... Quel drame se joue en son esprit
-insaisissable. Est-ce l’apparition possible de son mari qui lui donne ce
-cœur frémissant dont René sent la fièvre dans ses silences comme dans
-ses moindres paroles, dans la caresse, l’éclair ou la rêverie de son
-regard?... Jamais plus, elle n’a parlé de lui, après le brusque abandon
-du premier jour. Mais plus d’une fois, devant la soudaine apparition
-d’une silhouette d’homme, il a deviné en elle un tressaillement de tout
-l’être qui lui jette au visage une ondée de sang. Ses lèvres, aussitôt,
-ont eu cette contraction que René connaît bien maintenant et qu’il
-redoute; car ensuite, elle devient silencieuse, repliée sur elle-même et
-elle demeure lointaine, tant qu’une circonstance extérieure ne la
-rejette pas hors de sa songerie, ramenant sur ses lèvres le sourire qui
-grise ainsi qu’un parfum trop pénétrant. Et si René est près d’elle, un
-peu bas, elle lui dit, d’un ton d’excuse:
-
---Ne m’en veuillez pas... Maintenant, je suis toute à vous...
-
-Toute à vous! Quelle ironie de lui entendre ces mots qui éveillent
-brutalement en lui le mauvais désir qu’il prétend ignorer. Il conserve
-l’altière confiance de pouvoir en demeurer maître, mais il ne peut
-empêcher sa pensée, surtout aux heures de la nuit où elle lui échappe,
-d’être hantée par les multiples visions de Nicole que ces quelques jours
-passés près d’elle semblent avoir imprimées en son être.
-
-Il en a conscience et s’est surpris à répéter tout à coup les paroles de
-la sagesse: «Celui qui cherche le danger y périra...» Certes, ce n’était
-pas le danger qu’il cherchait, seulement l’apaisement, l’oubli... Et ne
-semble-t-il pas avoir réussi, puisqu’il ne voit plus le fantôme charmant
-et redouté qu’il a cru devoir impitoyablement écarter de sa vie?...
-Alors, pourquoi s’attarder auprès de cette dangereuse Nicole qui est
-troublante comme un appel d’amour?... Entre lui et elle, qui fut jadis
-la fiancée d’élection, il ne doit rien y avoir qui les abaisse l’un et
-l’autre.
-
-Et voici que, tout à coup, René ne se sent plus assez protégé par sa
-seule volonté. Il entrevoit des abîmes dont il n’est plus aussi sûr de
-se garder... Car sa sévère conscience ne lui permet pas de s’illusionner
-sur la force et la nature de l’attrait qui l’emporte vers
-Nicole,--Nicole, dont il ne souhaiterait plus faire sa femme!--S’il veut
-sincèrement se refuser à toute défaillance, il ne doit plus demeurer
-près d’elle!
-
-Mais la soif qu’elle lui a donnée de sa beauté est si violente qu’à la
-seule idée de ne l’assouvir jamais, une misérable révolte crie en lui...
-Ah! c’était insensé de s’exposer à pareille tentation... Quel monde
-entre ce qu’il éprouve pour Nicole et le sentiment que Guillemette
-éveillait en lui!
-
-L’esprit tourmenté d’impressions complexes, il arpente la plage et
-tressaille de s’entendre tout à coup interpeller par M. d’Harbourg qui,
-suivi de sa dévouée épouse, accomplit sa promenade quotidienne, avant
-l’heure du déjeuner.
-
---Carrère, mon ami, allez-vous du côté de la villa?... Oui?... Eh bien,
-vous m’obligeriez beaucoup en disant à Nicole qu’elle me fasse envoyer
-tout de suite, chez le libraire, les livres que je veux changer ce
-matin, au cabinet de lecture. Ma femme a oublié de les prendre.
-
-L’excellente Mme d’Harbourg n’a pas même l’idée de lui faire remarquer
-que lui, tout d’abord, eût pu songer à ses propres affaires. Elle est,
-au contraire, toute prête à s’excuser; et docile, suit son compagnon
-qui, après quelques mots à René, reprend ses évolutions hygiéniques.
-
-René s’en veut de la jouissance qui lui a fouetté le sang quand il a
-entendu M. d’Harbourg lui demander d’aller trouver Nicole... Et
-cependant, jusqu’à la minute où le domestique répond à sa question:
-«Oui, madame est chez elle», il est harcelé par la crainte qu’elle ne
-soit partie pour une de ces promenades solitaires où elle passe des
-heures.
-
-Elle est là. Quand il est introduit dans le petit salon qu’elle a fait
-sien, il l’aperçoit assise devant sa table à écrire, la tête appuyée sur
-ses mains jointes. Elle porte une longue robe de maison d’un mauve rosé.
-Seule, la guipure du corsage voile le cou et les épaules. Devant elle,
-une lettre fermée. Au bruit de la porte, elle a un peu soulevé la tête
-et regarde qui entre ainsi chez elle, avec cette expression venue de
-très loin que René lui a vue bien souvent.
-
---Comment vous? René.
-
-Elle passe les doigts sur son front d’un geste inconscient et lui tend
-la main. Jusqu’au coude, les bras sont nus sous les dentelles qui
-ourlent la manche. René sent sous sa bouche la peau tiède, odorante
-comme la chair d’une fleur. Il se redresse un peu vite.
-
---Nicole, je vous demande pardon de venir ainsi vous déranger. Mais
-votre père m’envoie, désirant...
-
-Et il fait la commission.
-
---Bien.
-
-Elle a sonné, donné des ordres. Lui, a attendu pour prendre congé; mais
-ses yeux l’ont suivie dans tous ses mouvements qui ont une souplesse
-caressante.
-
---René, pourquoi restez-vous debout? Êtes-vous si pressé, ce matin?
-
-Elle s’est rassise à sa place coutumière, dans une bergère, voisine du
-bureau d’où elle peut apercevoir, jusqu’à l’horizon, la course
-capricieuse des vagues. Une lumière dorée flotte dans la pièce à travers
-la toile rousse des stores abaissés. Elle demande, tandis que sa main
-tourmente, sur la table, la lettre fermée:
-
---Nous n’avons pas décidé quelle promenade nous ferions tantôt?
-
-Un imperceptible silence. Puis René articule, soudain dompté par un
-mystérieux commandement:
-
---Choisissez-la, Nicole. Et choisissez-la belle,... car ce sera la
-dernière...
-
---La dernière?... Pourquoi? Nous ne partons ni les uns ni les autres.
-
---Si, Nicole... Moi, je pars.
-
---Oh! non!!
-
-Elle a jeté les mots comme un cri d’angoisse, qui le fait tressaillir.
-Il sent sur son bras le frôlement des doigts légers.
-
---Non, ne m’abandonnez pas, puisque vous dites que je vous suis encore
-chère un peu... chère comme une amie dont on a compassion, parce qu’elle
-est malheureuse... Ah! si malheureuse!
-
-Les traits de René prennent cette rigidité dure que leur donne une
-émotion qu’il maîtrise. Très doucement, il détache la main qui tremble
-sur son bras.
-
---Nicole, écoutez-moi... Parce que je vous ai vue souffrir, j’ai pu
-oublier... tout le passé... Mais pour... pour notre bien à tous deux, je
-ne veux pas m’exposer à ce que ce passé ressuscite!
-
-Au fond des yeux qu’elle attache sur lui, il voit passer une étrange
-expression, attirante à la façon des abîmes dont la contemplation
-affole. Puis elle a un léger haussement d’épaules; et il comprend
-combien peu comptent, pour elle, les lois qui courbent d’autres âmes.
-
---Et quand cela serait, René, vous êtes libre!... Moi aussi... Ce que
-nous voulons, nous pouvons le faire. Personne n’a le droit de nous
-demander compte de nos actes... Ne pensez pas à l’avenir... Vivez comme
-moi dans la minute présente!... René, René, ne me laissez pas seule en
-ce moment... Ne partez pas encore!... J’ai tant besoin de me sentir
-gardée, protégée...
-
-Elle a l’accent de supplication d’une créature en péril qui implore le
-secours désespérément. Dans ses yeux, se mêlent de la détresse, de la
-confiance, un mystérieux appel... Quoi encore... qu’il n’ose lire?...
-Ah! il ne sait pas!... Il ne cherche plus à comprendre pourquoi elle
-veut le retenir... Pourquoi tout à coup, elle est sortie de la farouche
-réserve où elle enveloppait son âme, pourquoi elle s’attache à lui, dans
-un élan qui jette le vertige en tout son être. La voix altérée, il
-prononce:
-
---Nicole, si je puis vraiment quelque chose pour vous, dites-le-moi...
-Mais ne me faites pas perdre toute sagesse... Souvenez-vous que je suis
-un homme qui vous a adorée autrefois... Et il ne faut plus qu’il en soit
-ainsi... Il ne le faut plus!
-
-De nouveau, dans les yeux de la jeune femme, luit ce regard qui
-bouleverse René d’un désir aveugle de l’envelopper enfin de son
-étreinte, de connaître la saveur de ses lèvres, d’oublier, par elle,
-tout ce qui n’est pas elle...
-
---René, je suis terriblement égoïste... Mais je trouverais bon que vous
-m’adoriez, ainsi qu’autrefois... Vous savez bien que j’ai, pour mon
-malheur, un cœur insatiable... Seulement, rien de semblable
-n’arrivera!... Ne craignez pas pour votre sagesse... Vous en êtes
-toujours le maître... Pensez seulement que vous m’avez promis d’être un
-ami très dévoué... Et donnez-m’en la preuve en restant... Votre présence
-exorcise les mauvais fantômes!
-
-Elle parle d’un ton bizarre, un peu sourd, où semblent frémir des
-sanglots. Les doigts ont repris la lettre jetée sur la table et la
-froissent nerveusement.
-
-Une intuition éclaire la pensée de René. Cette lettre doit être encore
-de son mari. Ah! toujours cet homme!... Un vent de folie s’élève en lui;
-rafale où sombre toute volonté, toute conscience, tout souvenir... Sans
-un mot, il se penche, attire, d’un geste impérieux, le beau visage
-ardent et sa bouche écrase les lèvres entrouvertes...
-
-Une seconde, leurs regards se mêlent, éperdus. Au fond de ses prunelles,
-il y a la flamme de l’homme qui veut... Dans celles de Nicole, une sorte
-de désespoir sombre, d’hésitation, de lassitude, tandis qu’elle demeure
-immobile sous les baisers qui brûlent son visage...
-
-Mais presque aussitôt, elle se redresse violemment, se rejette en
-arrière... Et, très bas, avec des lèvres qui tremblent, elle dit:
-
---Eh bien... non!... Pas cela!!... Il ne faut pas que cela soit... Vous
-le savez bien!
-
---Pourquoi?...
-
---Parce que vous ne m’aimez pas...
-
-Il murmure, ivre du baiser dont le goût est encore sur sa bouche:
-
---Nicole, j’ai soif de vous... Et depuis tant d’années...
-
-Mais elle ne semble pas l’entendre et achève, de la même voix basse:
-
---Et moi... moi non plus, je n’ai pas d’amour pour vous... Seulement une
-grande affection...
-
-Il recule, atteint comme si elle l’avait frappé. Pourtant ce qu’elle dit
-là, depuis longtemps, il en est certain. Il laisse rudement retomber les
-deux mains de la jeune femme, serrées dans les siennes.
-
---Vous n’avez pas d’amour?... Rien d’étonnant à cela... Mais alors
-quelle comédie me jouez-vous depuis huit jours? Pourquoi avez-vous été
-pour moi... ce que vous vous êtes montrée cette semaine?... C’était un
-jeu?
-
-Elle secoue la tête. Dans son visage sans couleur, les lèvres se
-contractent.
-
---Non... ce n’était pas un jeu... Mais une vilaine action que je me suis
-mise sur la conscience.
-
-Une fugitive ondée de sang colore une seconde sa pâleur. Il interroge:
-
---Nicole... Nicole, je ne vous comprends pas...
-
---Pour me comprendre... et me pardonner... il faut vous souvenir, qu’en
-ce moment, je ne suis dans la vie qu’une pauvre épave désemparée!...
-
-Elle s’arrête. Lui, a toujours, rivés sur elle, ses yeux qui demandent
-impérieusement la vérité... Alors, avec une sorte d’altière franchise,
-elle répond:--mais, elle ne le regarde pas; vaguement, elle contemple le
-store qui bat au souffle de la mer:
-
---C’est vrai, autant qu’il dépendait de moi, j’ai cherché à être aimée
-de vous, follement... ainsi qu’autrefois... Vous étiez si sûr de
-vous-même, cet été, à Houlgate, et ici encore quand je vous ai
-rencontré, que la misérable tentation m’est venue de briser votre calme,
-de vous obliger à vous reconnaître vaincu par moi... tel que je vous ai
-connu, il y a des années. Vous voyez, c’est une vraie confession que je
-vous fais là!... Mais peut-être, après tout, est-ce surtout que je
-voulais échapper, coûte que coûte, aux souvenirs qui... qui me dévorent
-et qu’une rencontre a ravivés si vivants qu’ils m’écrasent... Je ne peux
-plus les supporter... Je ne puis plus vivre ainsi!...
-
-Elle s’arrête encore. Ses mains ont une crispation d’angoisse. Mais
-c’est le seul geste, avec le regard tragique de ses yeux sans larmes,
-qui trahisse la tempête où sombre son orgueil...
-
-Lui, l’écoute sans un mot. Comment pourrait-il la condamner, se révolter
-contre elle, quand il a été si faible, plus faible qu’elle dont il n’a
-pas les excuses! Ah! quelle humilité et quelle indulgence le souvenir de
-cette heure lui laissera dans l’âme!...
-
-De nouveau, dans le silence de la pièce, s’élève la voix émouvante:
-
---Ne me méprisez pas trop, René, si j’ai, encore une fois, essayé de
-mettre l’irréparable dans ma vie; c’était pour être sûre que je ne
-retournerais pas en arrière... Mais quand vos lèvres ont pris les
-miennes, j’ai senti que je ne pouvais être à personne... Du moins, en ce
-moment...
-
---Et demain... plus tard, vous ne pourriez pas davantage, Nicole,...
-parce que...
-
-Il hésite une seconde. Les mots lui paraissent si difficiles à
-prononcer!
-
---... Parce que vous aimez toujours votre mari...
-
---René!!... Oh! taisez-vous!... taisez-vous...
-
-Mais quelle créature serais-je donc, si je l’aimais encore après tout...
-tout ce qui s’est passé entre nous!
-
---Si vous ne l’aimiez plus, puisque vous vous considérez comme libre de
-disposer de vous-même, vous n’auriez pas cette horreur d’appartenir à un
-autre...
-
-L’orage s’apaise en lui, y laissant la honte de ce qu’il a souhaité avec
-le besoin intolérable de se relever dans sa propre estime.
-
-Et il poursuit avec une grave sincérité d’accent qui la domine, où vibre
-l’écho de son émotion:
-
---Nicole, je ne suis guère qualifié pour vous donner un conseil... Mais
-je vous le dis, comme je le crois... Nicole, il faut vous réconcilier
-avec votre mari...
-
---C’est-à-dire, reprendre le joug, les scènes, les défiances, les
-jalousies... Je ne veux pas... Oh! non, je ne veux pas!!... Quand
-j’aurai, enfin! le divorce, je recommencerai ma vie...
-
---Il _faut_, dès maintenant, la recommencer, la recommencer avec lui...
-Croyez-moi...
-
-Elle a un rire sec où sanglote sa désespérance:
-
---C’est _vous_ qui me conseillez cela?... _Vous_ qui, il y a un
-instant...
-
-Le visage de René s’altère encore plus.
-
---Nicole, j’étais fou et je ne suis pas seul responsable... Vous le
-savez bien!... Vous m’aviez fait perdre la raison... Car je vous jure
-que, de toute ma volonté, du jour où je vous ai retrouvée, j’ai
-uniquement souhaité voir en vous la femme qui aurait pu être ma
-fiancée... Mais vous m’avez tenté... et je ne suis pas plus fort que les
-autres!
-
-Elle murmure amèrement:
-
---Qui donc est fort, grand Dieu!... quand la passion souffle!... Nous
-sommes alors de pauvres choses emportées par un torrent... Nous ne
-sommes plus qu’une souffrance ou une joie, dans laquelle notre être
-s’absorbe!
-
-Il sent qu’elle parle avec le souvenir de cet homme qu’elle a essayé, en
-vain, de rejeter de sa vie où il demeure le maître de son cœur, de sa
-pensée, de sa chair, si profondément qu’elle n’a pu, même le voulant,
-faire le don d’elle-même à un autre... Et il se domine, avec une âpre
-joie d’en souffrir:
-
---Nicole, pour être certaine de n’avoir rien à regretter par votre
-faute, si votre mari vient à vous, ne le repoussez pas sans
-l’entendre... S’il vous écrit de nouveau...
-
-Et son regard se pose sur l’enveloppe fermée.
-
---... lisez sa lettre... Ne la brûlez pas comme les autres...
-
-Elle a caché son visage dans ses mains. Entre les doigts, il voit
-filtrer des larmes. Si bas, qu’à peine il l’entend, elle dit:
-
---Je ne les ai pas brûlées... Elles sont demeurées telles qu’elles sont
-arrivées, closes...
-
---Eh bien... il faut les ouvrir... et les lire. Alors vous jugerez et,
-je l’espère pour votre bonheur, vous pardonnerez... Tous, plus ou moins,
-nous avons tellement besoin de pardon et d’indulgence... C’est insensé,
-ce rêve de trouver la perfection dans les êtres que nous aimons
-par-dessus tous les autres... Nous non plus, nous ne leur apportons pas
-la perfection...
-
-Tandis qu’il parle, se jugeant sans merci, il revoit soudain la plage
-d’Houlgate, déserte dans le jour mourant; il entend Guillemette dire,
-comme lui aujourd’hui, qu’il faut savoir pardonner.
-
-Ah! maintenant, comme il l’a cherché, il est bien loin d’elle... Que
-dirait-elle, si elle savait?... Elle ne pourrait plus lui reprocher
-d’être «trop sage»...
-
-Mais ici, près de Nicole, il n’a pas le droit de penser à elle. Il se
-lève et se rapproche de la jeune femme qui est immobile, ses deux mains
-voilant toujours son visage.
-
---Nicole, à moi aussi, il faut pardonner. Et puis, je vous en supplie,
-et c’est mon adieu, pensez à ce que j’ai cru devoir vous conseiller...
-parce que, de toute mon âme, je désire vous voir heureuse.
-
-Elle a un frisson; puis elle relève la tête et interroge:
-
---Vraiment vous pensez que je dois l’écouter, _lui_?
-
-II incline la tête, un sceau sur les lèvres.
-
---Alors... alors soyez très généreux... Attendez une seconde pour me
-quitter... Cette lettre-là est de lui... Et si je ne l’ouvre pas devant
-vous qui venez de plaider sa cause, le méchant esprit sera le plus
-fort... et elle restera sans réponse comme les autres...
-
---Faites comme vous souhaitez, Nicole.
-
-Quel supplice d’accepter ce qu’elle demande là... Tant mieux, c’est un
-peu l’expiation purifiante. Il se détourne, va près de la fenêtre, et
-regarde vers les flots caressants qui ne souffrent, ni ne pensent, ni ne
-connaissent le mal, le devoir, la défaillance. Son oreille perçoit le
-bruit sec du papier déchiré... L’enveloppe est ouverte.
-
-Que lit-elle?
-
-Ceci, qui pénètre au plus profond de son cœur:
-
-«Chère, plus que chère, où êtes-vous? Où m’avez-vous encore fui?...
-Pourtant il faut que je vous trouve... Il faut que vous sachiez... que
-vous m’entendiez enfin... Mon trésor perdu, j’ai péché contre vous quand
-je vous ai permis de douter de moi... quand je ne vous ai pas murmuré,
-en vous adorant, que vous étiez plus que ma vie même, ma seule raison
-d’être!... Par un misérable orgueil, je n’ai pas voulu l’avouer... Et
-j’ai, follement, usé mes forces à emprisonner mon amour qui criait vers
-vous comme un damné, auquel le paradis est fermé! Nicole, j’étais fou,
-quand je vous ai laissée partir alors que tout ce qui vit en moi vous
-suppliait de rester; quand j’ai accepté votre décision de nous séparer;
-quand j’ai laissé passer les mois, subissant le supplice de vous perdre
-par ma faute... Et maintenant, mon orgueil est vaincu. Nicole, je t’aime
-trop... Il faut que tu me laisses te reprendre, ô mon amour...
-Écoute...»
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Derrière René qui attend impassible, s’élève la voix grave, dont le
-timbre a une douceur ardente.
-
---René, vous pouvez me laisser... Je lirai les autres lettres aussi...
-
-Il la regarde. Elle a dans les yeux une lumière, que jamais encore il
-n’y a vue. Et une fibre douloureuse tressaille en lui. L’accent presque
-dur, il dit:
-
---C’est bien ainsi... Au revoir, Nicole.
-
-Elle est assise à la même place où elle était, quand il est entré, et
-lui tend ses deux mains:
-
---Au revoir, mon ami... Merci... Et je vous en supplie, s’il vous arrive
-encore de penser à moi, que ce soit avec toute votre charité, sans
-colère ni... ni trop de mépris...
-
-Il se courbe très bas, sur les doigts tremblants; mais ses lèvres ne les
-touchent pas. Sans une parole, il sort.
-
-
-
-
-XXI
-
-
-Prétextant un brusque rappel pour son service, il a quitté
-Saint-Jean-de-Luz sans revoir, non seulement Nicole, mais encore M. et
-Mme d’Harbourg, cause innocente d’une scène qui comptera parmi les
-souvenirs les plus pénibles de son existence. Il se meut avec les
-impressions d’un homme arraché brutalement au rêve par une chute dont il
-demeure tout meurtri. Ah! qu’elle est bien abattue, sa hautaine
-assurance de sa force morale!... Si Nicole avait consenti, c’est lui qui
-mettait l’Irréparable entre eux...
-
-A Bayonne, il trouve des lettres qui l’attendent depuis plusieurs jours.
-L’une d’elles, timbrée d’Houlgate, vient de sa sœur. Sûrement il y est
-parlé de Guillemette...
-
-Il l’écarte. Guillemette, c’est pour lui l’Éden volontairement perdu,
-l’Éden auquel désormais, il s’interdit même de songer... Ainsi se ferme
-l’entrée d’un sanctuaire à celui qui n’en est plus digne. Tel qu’il est,
-discipliné de vieille date à la pratique du devoir strict, il ne se
-pardonne pas ce qu’il a désiré, voulu, cherché... Le souvenir lui en est
-intolérable comme le serait celui d’une déchéance...
-
-Il regarde distraitement les autres lettres. En gros caractères,
-soulignés d’un trait dur, il en est une qui porte le mot «pressée».
-L’attention de René s’éveille. L’écriture n’est-elle pas celle de son
-beau-frère?... Pourquoi cette lettre?... Entre eux, la correspondance
-est nulle d’ordinaire. Et une inquiétude monte en lui, si violente qu’au
-seuil même du bureau de poste, il déchire le cachet et lit.
-
-«Mon cher René, je sais que je peux tout demander à ta fidèle affection;
-que ton dévouement absolu est acquis à ta sœur, à ses enfants... Et
-c’est pourquoi, en hâte, je viens te dire ceci, laissant de côté les
-phrases inutiles: par les journaux, tu as sans doute appris le
-formidable krach des mines de platine, amené par des spéculations
-secrètes, et plus qu’audacieuses! du directeur général. Il est probable
-qu’ayant des capitaux considérables engagés dans l’affaire, je suis plus
-que tout autre atteint par la catastrophe, sous laquelle, selon mes
-prévisions, je vais me trouver écrasé... Quoi qu’il en soit, ce serait
-pour moi une sécurité, de te savoir, ces jours-ci, près de ta sœur pour
-lui adoucir le choc que je crains d’avoir à lui porter d’un instant à
-l’autre... Lui revenir vaincu pour la première fois de ma vie... Lui
-annoncer une ruine, dont je ne puis mesurer encore l’étendue après avoir
-désespérément lutté pour l’éviter... La voir privée de son luxe...
-Guillemette sans dot. Notre nom livré aux commentaires, et quels
-commentaires!... Toutes ces pensées me tenaillent le cerveau à me rendre
-fou!...
-
-«Mon ami, depuis des semaines où je redoute ce qui arrive et fais...
-l’impossible pour l’éviter, je vis dans une telle tension cérébrale,
-qu’il faut m’absoudre d’être lâche devant le désastre, que rien de mes
-efforts n’a pu conjurer. René, je te confie ta sœur, les enfants. Va
-auprès d’eux bien vite. De cœur, merci... et pardonne-moi, quoi que tu
-puisses avoir à me reprocher...
-
-«Ton vieux frère.
-
-«R. S.»
-
-Machinalement, tout en lisant, René a marché. Il est sur le pont de
-l’Adour. Devant lui, le fleuve roule doucement, vers la mer, des eaux
-laiteuses sous le ciel d’automne. Des voitures se croisent; les passants
-circulent et le coudoient. Près de lui, sonne le rire d’une gamine qui
-grignote un fruit. Il tressaille et se reprend à lire cette lettre qui
-jette en lui une sensation de cauchemar. Est-ce vraiment son beau-frère,
-l’impassible joueur, qui a écrit les lignes qu’il vient de lire?
-
-Que se passe-t-il? Qu’est-ce que ce krach?... René n’a pas ouvert un
-journal depuis dix jours, tandis qu’en insensé, il s’enivrait de Nicole.
-
-Évidemment, il faut une situation très grave pour que Raymond Seyntis
-s’abandonne ainsi dans une lettre qui dissimule... quoi? Elle ressemble
-à un adieu. Une crainte s’incise dans l’esprit de René; et soudain, le
-choc violent qu’il subit refait de lui l’homme résolu, d’énergie froide,
-qui agit sans inutile retour sur lui-même. En quelques minutes, il est à
-la gare, s’informant de l’heure du train le plus proche; il télégraphie
-à son beau-frère pour annoncer son retour, et en attendant la minute où
-il va pouvoir partir, interroge anxieux les derniers journaux parus.
-
-Là, il trouve les détails qu’il ignorait sur le krach Mariel qui se
-chiffre par des millions et entraîne la débâcle de plusieurs grandes
-banques dont les noms ne sont pas encore ouvertement prononcés. Aux
-dernières nouvelles, une dépêche de Londres annonce le suicide de
-Mariel.
-
-De Mariel seul... Une détente irraisonnée se fait un moment dans
-l’inquiétude qui demeure abattue sur René depuis qu’il a lu la lettre de
-son beau-frère.
-
-Détente fugitive. La crainte qu’il se refuse à préciser tenaille de
-nouveau sa pensée pendant les heures interminables qui s’écoulent
-jusqu’au moment où le train l’amène enfin à Paris dans la brume froide
-d’une matinée d’octobre, où la voiture le dépose devant l’hôtel de la
-rue Murillo.
-
-Toutes les persiennes ferment les fenêtres. Le somptueux logis a cet
-aspect morne des demeures dont les hôtes sont absents. Les fleurs des
-massifs s’écrasent sur la terre humide. Nonchalant, le concierge noie la
-cour d’honneur sous le jet impétueux de la pompe qu’il dirige sur les
-pavés.
-
-La sonnerie du timbre l’arrête et lui met au visage cette expression
-mécontente des gens dérangés par un intrus. Mais l’expression disparaît
-vite sous un air empressé, quand il reconnaît René qui demande,
-instinctivement rassuré par le spectacle de cette scène familière:
-
---Puis-je voir Monsieur?
-
---Mais Monsieur est parti hier soir pour Houlgate.
-
---Et il revient?...
-
---Monsieur n’a rien dit. A la Banque, sans doute, ces messieurs savent.
-
-Que savent-ils?... René y passe pour être certain que son beau-frère est
-absent, pour apprendre peut-être la confirmation ou l’inanité de ses
-craintes. Là aussi, il lui est répondu que M. Seyntis est à Houlgate
-sans avoir fixé le jour précis de son retour, d’ailleurs imminent.
-
-Toujours le même renseignement qui doit être un mot d’ordre; car, à la
-Banque, René sent tout de suite une atmosphère de fièvre, de
-préoccupations capitales. Les visages sont altérés, anxieux, troublés...
-
-Par discrétion, il se refuse à questionner. Donc aux _Passiflores_
-seulement, il saura. Et incapable de supporter davantage une attente qui
-lui devient un supplice, il prend le premier express vers Houlgate.
-
-Le train est presque désert, non plus bondé comme en ce lumineux jour
-d’été où il arrivait à Houlgate avec une âme si différente de celle que
-lui ont donnée les deux derniers mois qu’il vient de traverser.
-
-Et aussi, c’est l’automne, les arbres roussis qui se dénudent; le
-crépuscule brumeux sur le réseau noir des branches sans feuilles, la
-mélancolie de ce qui finit.
-
-Ce qui finit... Est-ce le bonheur d’êtres qui lui sont chers?... dont il
-ignore tout, en ce moment, par sa faute...
-
-Enfin, dans un instant, il va savoir! Houlgate est bien près. Les
-petites stations fuient solitaires. Par delà les prairies, entre les
-arbres, s’ouvre l’infini de la mer, couleur d’ardoise... Et puis, une
-fois encore, le train s’arrête.
-
-Violemment, se dresse, dans la pensée de René, la vision de sa joyeuse
-arrivée, en juillet, sa sœur souriante sur le quai; et, près d’elle,
-restée très sage en arrière avec les enfants, la jeune créature qui
-allait souverainement lui prendre le cœur. Ah! comme en cette minute où
-il va la revoir--parce que la vie est plus forte que toutes ses
-résolutions!--il a conscience d’avoir, en vain, tenté l’impossible pour
-se détacher d’elle! La seule pensée que dans quelques instants il sera
-près d’elle, emporte même l’anxiété qui l’enserre dans un étau depuis
-tant d’heures. Il oublie tout--sauf ce qu’il a jeté entre elle et lui...
-Et une colère gronde en lui contre sa faiblesse.
-
-Il écarte la portière, saute sur le quai... et s’arrête court.
-
-Guillemette est là, seule, toute fine dans cette vareuse de laine rouge
-qu’elle portait ce dernier jour où ils étaient ensemble sur la plage,
-dans un pareil crépuscule de brume... Guillemette avec son éclat de
-fleur, un sourire de bienvenue dans l’ombre violette de ses yeux, alors
-qu’elle vient vers lui, en qui tressaille une allégresse éperdue. Ah!
-malgré tout ce qui les sépare, que c’est doux de la retrouver!...
-
-Mais il ne se trahit pas et dit seulement:
-
---Je ne rêve pas?... Guillemette, c’est vous, bien vous?... Comment
-êtes-vous ici?
-
-La bouche a cette expression qu’il a revue tant de fois depuis son
-départ:
-
---Je suis venue ici pour vous attendre, oncle René... Vous allez me dire
-que c’est très incorrect... Je m’en aperçois maintenant, mais tant
-pis!... Je suis bien sûre que vous ne me gronderez pas quand je vous
-dirai tout à l’heure ce qui m’a amenée...
-
-Son inquiétude se ravive, comme une blessure sensible au moindre
-attouchement.
-
---Vous saviez que j’arrivais?
-
---Je l’espérais, d’après ce que père avait dit...
-
---Il est aux _Passiflores_?
-
---Non; il y était hier soir; il y a passé la nuit, la matinée... Et
-puis, il est reparti par l’express d’une heure, après m’avoir répété que
-vous veniez... Alors en rentrant de faire un tour sur la
-plage,--maintenant qu’Houlgate est désert, maman me laisse circuler
-seule!--je me suis aventurée jusqu’à la gare, parce que...
-
---Parce que? répète-t-il, s’appliquant à parler d’un accent très calme.
-
---Parce que j’avais besoin de causer avec vous tout de suite... pour que
-vous me tranquillisiez...
-
---Vous êtes inquiète de quoi?... de qui?... De votre père?
-
-Le mot lui est échappé. Elle tressaille:
-
---Pourquoi pensez-vous à lui tout d’abord? Il allait bien... Mais il
-était tellement autre que je le vois d’ordinaire...
-
---Plus fatigué peut-être?
-
---Non... Non... Seulement nerveux, absorbé... Et ses yeux étaient si
-tristes, si tendres...
-
-Elle s’arrête encore... Puis, avec un imperceptible tremblement dans la
-voix, elle achève:
-
---Il avait l’air de regretter si fort de partir que, ridiculement, je me
-suis mise à le supplier de rester, en me blottissant dans ses bras comme
-un bébé. Il m’a gardée une seconde; puis, presque violemment, il m’a
-écartée de lui, disant que je lui laisse faire ce qu’il devait... Et il
-est retourné dans son cabinet d’où il n’est sorti que juste au moment de
-prendre le train... Oncle René, je ne sais pourquoi, je suis
-horriblement tourmentée de lui!...
-
-D’un geste instinctif, elle se rapproche de René, dont elle appelle le
-secours... Nicole a eu le même mouvement, là-bas... Il n’y songe pas...
-L’enfant qui marche à son côté, dans l’ombre, est l’unique pensée de
-tout son être. Nicole n’a été qu’une dangereuse passante en sa vie où
-elle ne pouvait demeurer... Il dit très doucement:
-
---Ma chérie, ne vous affolez pas ainsi sans avoir de raison. Est-ce que
-votre mère est inquiète aussi?
-
---Oh! je ne crois pas... Du moins, elle a tout à fait son air de chaque
-jour... Cet après-midi même, elle était très gaie avec Mad et
-Mademoiselle. Aussi je n’ai pas voulu l’agiter en lui parlant de mon
-impression et je vous ai attendu... comme on attend le plus sûr des
-amis! pour que vous vous informiez, que vous jugiez ce qu’il faut
-faire... Je ne _peux_ pas rester dans cette incertitude!... C’est pour
-vous le... crier tout de suite, que je suis venue à la gare parce que,
-aux _Passiflores_, je n’aurais pas été bien libre de vous en parler...
-Ah! mon oncle, maintenant que vous êtes là, j’ai moins peur... Vous
-n’allez pas repartir tout de suite, n’est-ce pas?
-
-Ah! René sait bien maintenant que, s’il dépendait de lui, jamais plus il
-ne s’éloignerait d’elle... Mais que vont faire les événements de ce rêve
-merveilleux?...
-
-
-
-
-XXII
-
-
-Guillemette avait raison. Mme Seyntis n’est en rien préoccupée de son
-mari qu’elle est, au contraire, heureuse d’avoir trouvé rempli de
-tendresse pour elle, pendant les quelques heures qu’il vient de passer
-aux _Passiflores_. Elle aspire simplement à le rejoindre, à peine
-étonnée qu’il l’ait si vivement invitée à profiter des derniers beaux
-jours à Houlgate; sans doute, parce qu’il sait à quel point elle jouit
-d’une paisible vie de campagne, malgré son regret d’avoir André
-pensionnaire à Paris, victime de la reprise des études.
-
-Elle est trop habituée à lui obéir pour discuter le désir qu’il lui a
-exprimé à ce sujet; et ne lisant que peu ou point de journaux, ne voyant
-personne à Houlgate désert, elle ignore le désastre financier qui menace
-de l’atteindre et dont il ne lui a rien laissé soupçonner.
-
-René, hanté par les craintes qu’il lui faut cacher, passe ainsi une
-étrange soirée, entre la quiétude souriante de sa sœur, joyeuse de le
-revoir, insatiable de détails sur son voyage, et l’instinctive anxiété
-qu’il devine toujours latente chez Guillemette, malgré le réconfort
-qu’il sent lui apporter par sa présence.
-
-Ah! jamais, elle ne lui avait ainsi montré ce qu’il est devenu pour
-elle, l’ami par excellence, celui qui inspire la sécurité, la foi
-tendre, forte, apaisante. Et, silencieusement, il en éprouve un bonheur
-intense,--douloureux aussi, parce qu’il sait avec quel regard, quel
-recul de tout l’être, elle s’éloignerait de lui, si elle apprenait...
-Elle ne comprendrait guère que s’il s’est livré à Nicole, c’est parce
-qu’il l’aimait absurdement, pour mieux la fuir... Et elle aurait raison
-de le juger... comme il se juge.
-
-Mais à cette heure du moins, elle ignore; et elle ne lui refuse point la
-caresse de sa voix, de sa grâce, de sa jeunesse qui resplendit dans la
-capricieuse mobilité du visage.
-
-Est-il possible que tout souvenir, toute inquiétude puissent ainsi
-s’engourdir en lui, jusqu’à l’oubli, parce qu’elle est assise à quelques
-pas de lui, sous la clarté de la lampe qui dore sa peau, les moires des
-cheveux et rend plus profonde l’eau sombre des yeux où la pensée se
-reflète en ombres et en lumières...
-
-Peu à peu, à mesure que les minutes coulent, si calmes, une sorte
-d’apaisement se fait dans son esprit surmené par la crainte, par
-l’acuité de sa vie intérieure depuis plusieurs semaines, par la dernière
-crise qu’il vient de traverser. Il y a des instants où il en arrive à
-croire que la lettre de son beau-frère n’était que l’œuvre de la fatigue
-et de l’énervement. Le cauchemar s’éloigne, pareil à une trompeuse
-menace de tempête... Et de même, le rêve troublant de ses quelques jours
-près de Nicole, où il lui semble bizarre qu’il ait pu vraiment jouer un
-rôle.
-
-L’atmosphère paisible de ce salon clair, à foison fleuri de
-chrysanthèmes, agit sur lui à la manière d’un baume. Les lampes, sous
-l’abat-jour d’or pâle, épandent doucement leur clarté. Une belle flambée
-luit dans la cheminée. Parfois, l’aile du vent frôle les vitres, seul
-bruit venu de la nuit sans lune, car les fenêtres closes ne laissent
-plus entendre la plainte berceuse de la mer.
-
-Sa sœur est assise à la place même où, chaque soir, il l’a vue durant
-l’été, penchée sur son métier où elle achève l’écran, minutieusement
-brodé, qu’elle commençait quand il est arrivé, aux beaux jours de
-juillet.
-
-Mademoiselle a toujours son air de vierge sage; et Mad étant couchée,
-elle s’applique, selon sa coutume, à confectionner force vêtements pour
-les pauvres de Mme Seyntis...
-
-Mais sa sœur, mais Mademoiselle lui sont des figures lointaines, jouant
-un peu le rôle des figurantes... La seule créature proche de sa vie qui
-tressaille au frôlement de la présence chère, c’est elle, Guillemette...
-
-Cependant, il lui parle à peine, dans la crainte instinctive de se
-trahir. Avec Mademoiselle, avec sa sœur, il cause, stupéfait de pouvoir
-montrer une telle liberté d’esprit, répondant aux questions sur la
-reprise prochaine de son service, puisque son congé finit... Et par un
-dédoublement de sa pensée dont, jadis, il se fût cru--et
-justement!--incapable, il ne cesse pourtant d’observer Guillemette comme
-s’il découvrait en elle un Inconnu...
-
-Est-ce l’obscur souci qui voile d’une sorte de gravité la ligne souple
-des traits?... Elle ne lui semble plus avoir sa figure d’enfant... Elle
-est vraiment la jeune fille en qui la femme déjà se révèle, mûre pour se
-dévouer, pour souffrir, pour se donner toute dans l’amour...
-
-Jamais encore, elle ne lui était apparue ainsi... La connaissait-il
-mal?... Ou ne savait-il pas la regarder, déchiffrer sur ce visage, dont
-tous les traits lui étaient familiers, le mystérieux travail de l’être
-qui se développe, se cisèle en profondeurs et en reliefs, entr’ouvre peu
-à peu sa fleur pour s’épanouir au large souffle de la vie, ardemment
-respiré?
-
-Ou bien a-t-elle changé pendant les semaines qu’ils ont été séparés? Il
-a l’intuition que, délivrée des obligations mondaines, dans la solitude
-d’Houlgate, elle a joui, jusqu’à l’ivresse, de la mélancolique et
-fuyante splendeur de l’automne; que, passionnément, elle a vécu en
-elle-même, puisque, près d’elle, personne n’attirait le don confiant de
-sa pensée.
-
-Et parce qu’il la voit ainsi, tout à coup, comme en une révélation
-éblouissante, il se trouve insensé d’avoir--et avec quelle
-sincérité!--imaginé qu’elle n’était encore qu’une rieuse petite fille
-dont il devait s’écarter, conscient du déclin de sa propre jeunesse.
-
-Maintenant,--trop tard, peut-être...--il comprend quels trésors elle lui
-eût donnés, dans sa richesse de créature neuve qui fût venue à lui en sa
-fraîcheur, sans prix, de corps, de pensée, d’âme...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Au réveil, René ne retrouve plus rien de la fragile sécurité, recouvrée
-un instant; et avec une sorte de fièvre qui s’exaspère à mesure que
-l’heure approche, il attend l’arrivée du courrier; car l’incertitude est
-un supplice pour un esprit absolu comme le sien...
-
-Et cependant, au moment où un coup de cloche annonce enfin le facteur,
-il songe brusquement que cette incertitude même était encore un peu de
-bonheur puisqu’elle permettait l’espoir.
-
-Mais c’est en vain qu’il a attendu. Il n’y a aucune lettre de Raymond
-Seyntis, ni pour lui, ni pour sa sœur... Que signifie un tel silence,
-alors que son beau-frère pressent sûrement combien il est avide de
-nouvelles, après l’inquiétante lettre envoyée à Rayonne.
-
-Peut-être les journaux qui viennent de lui être remis lui apprendraient
-la vérité...
-
-Mais il n’ose les ouvrir parce que Guillemette est là, près de lui,
-appelée aussi par la venue du facteur, et murmure d’un accent de
-déception anxieuse:
-
---Comment, père n’a pas écrit?... Je le lui avais tant demandé!
-
---Et il vous l’avait promis?
-
---Il m’avait dit qu’il ferait son possible pour cela...
-
-Elle mord un peu sa lèvre, pour dompter une émotion qui ne veut pas
-s’avouer. Et à ce léger signe, il devine à quel point, elle demeure
-obscurément troublée de l’attitude de son père. Puisque lui-même ne sait
-rien, que peut-être il redoute à tort un malheur, pourquoi ne pas lui
-laisser encore la foi bienfaisante qu’elle s’alarme en vain?... Et après
-elle, il répète:
-
---Votre père vous avait dit qu’il ferait son possible... Eh bien, il
-n’aura pu, voilà tout!... Il est arrivé tard, hier, à Paris...
-Guillemette, quelle enfant impressionnable vous êtes devenue depuis que
-nous sommes séparés!...
-
-Elle sourit un peu, inconsciemment apaisée par l’accent de badinage
-qu’il a pu employer; et, sur sa bouche, reparaît l’expression malicieuse
-et caressante:
-
---Peut-être parce que je ne subissais plus l’influence de votre
-sérénité, mon oncle... Mais maintenant que vous êtes de retour, je vais
-redevenir très sage... Surtout si je retrouve bien en vous mon ami...
-mon ami fidèle, que la séparation n’a pas rendu oublieux...
-
-Pourquoi parle-t-elle ainsi? Il l’enveloppe d’un regard rapide.
-
-Ils ont descendu les degrés du perron et marchent autour la pelouse où
-l’herbe est rousse, sous les arbres revêtus de leur feuillage de
-légende. Une senteur de terre mouillée, de chrysanthèmes, de mousse
-humide, erre dans la brise froide qui souffle de la mer, emportant à
-travers le ciel d’automne, sous le soleil, le vol lourd des nuées et les
-flocons duvetés des fils de la Vierge, arrachés aux branches.
-
-Guillemette serre autour d’elle l’écharpe, d’un rose de corail, jetée
-sur ses épaules, et qu’elle a relevée à demi sur ses cheveux pour les
-protéger contre le vent... Mais une boucle vagabonde mousse obstinément
-sur le front.
-
-Elle avance, contemplant, au loin, la course haletante des vagues; et,
-sous les plis de son voile rose, une indéfinissable expression lui donne
-un visage de jeune sphinx. Que pense-t-elle?... Quelque obscure
-prescience l’aurait-elle avertie qu’il a voulu l’arracher de son
-souvenir?... Et que cette trahison s’est accomplie vraiment quelques
-jours, de par son libre consentement et la toute-puissance de Nicole.
-
-Oublieux?... oui, il l’a été... Et forcé de le taire, ne pouvant avouer,
-afin qu’elle pardonne, il éprouve l’impression intolérable pour une âme
-scrupuleuse et droite comme la sienne, de lui mentir, de voler son
-estime et sa foi d’enfant...
-
-Alors, la seule parole absolument sincère qu’il puisse lui répondre, il
-la lui dit:
-
---Guillemette, votre ami vous revient, surtout, instruit par l’absence,
-de toute la place que vous avez prise dans sa vie.
-
-Une imperceptible flambée avive, une seconde, l’éclat du jeune visage;
-et les larges prunelles s’arrêtent sur lui, avec un regard qui semble
-échappé de l’âme même.
-
---Et cette découverte, vous avez pu la faire, mon oncle, malgré la
-présence de Nicole?
-
-Il y a de l’incrédulité dans son accent.
-
---... J’en suis très fière, savez-vous... J’aurais jugé, au contraire,
-que, près d’elle, vous ne pensiez certes pas à une insignifiante petite
-fille de mon espèce... C’est ce que je me suis piteusement dit tout de
-suite, quand j’ai appris que vous l’aviez rencontrée...
-
---Oui... par hasard, alors que je la croyais à Luchon...
-
-L’onde émouvante du souvenir frémit en lui.
-
---Je sais... Une lettre de ma tante d’Harbourg à maman a raconté la
-chose... Nicole est toujours aussi belle?
-
---Très belle.
-
---Comme elle était ici?...
-
---Oui...
-
-Ah! que la vision est encore vivante en lui du visage qu’il a tenu,
-pâli, entre ses mains; des yeux voilés par les paupières qui, sous les
-cils, laissaient filtrer les larmes; des lèvres qu’il a follement
-baisées... Et quelle reconnaissance il garde à Nicole, parce qu’elle n’a
-pas permis que l’Ineffaçable s’accomplît entre eux!...
-
-La voix de Guillemette s’élève, avec l’accent de la réflexion bien plus
-que de l’interrogation:
-
---Alors, puisqu’elle est toujours la même, vous avez dû trouver
-délicieux le séjour près d’elle... Vous êtes-vous promenés beaucoup
-ensemble?
-
---Nous avons fait plusieurs excursions. M. et Mme d’Harbourg désiraient
-la distraire...
-
---La distraire?... De quoi?...
-
---Du chagrin de sa vie gâchée...
-
---C’est vrai... Elle est malheureuse...
-
-Elle s’interrompt une seconde; puis reprend d’un ton singulier où il y a
-une sorte d’ironie, et ses pieds écrasent rudement les feuilles que le
-vent abat dans l’allée, sous le frôlement de sa robe:
-
---Ce devait être là une bonne œuvre facile à accomplir! Nicole est une
-charmante compagne de promenade, sachant se taire et parler à propos;
-jamais lasse, et puis si jolie, que les passants envient l’heureux
-mortel qui l’accompagne...
-
---Guillemette, pourquoi me dites-vous cela comme un reproche?...
-
-Elle secoue la tête.
-
---Un reproche?... Oh! certes non!... Je n’aurais, d’ailleurs, aucun
-droit pour vous en faire!... Seulement... c’est vrai... parce que je
-suis très égoïste, il me semble triste que vous m’ayez oubliée près
-d’elle... Car il est impossible qu’il en ait été autrement!...
-
---Impossible?... Pourquoi? fait-il, attentif à lire en elle, et
-incapable de se permettre une dénégation menteuse.
-
---Parce que, elle présente, tous les hommes ne voient plus qu’elle
-seule... Je l’ai tant de fois constaté... Mais... mais je n’aurais pas
-voulu que vous fussiez comme les autres, parce que, alors, vous ne me
-semblez plus vous... Et puis... je vous l’ai déjà confessé, je crois...
-oncle René, je suis une misérable petite créature, très jalouse de mes
-amis, de ceux auxquels je tiens fort... Je ne les prête pas... Et s’ils
-m’abandonnent, eh bien... ils ne comptent plus pour moi... Même quand je
-devrais en souffrir!
-
---C’est pour moi, Guillemette, que vous dites ces choses?
-
-Elle a un indéfinissable sourire:
-
---Non, si vous ne méritez pas de les entendre!... Répondez-moi que je
-suis injuste à votre égard et je vous croirai... oh! sans hésiter une
-seconde!
-
-Il lit une question, passionnément jetée, dans les yeux qui se posent
-sur les siens. Que se passe-t-il donc dans l’intimité de ce cœur si
-clairvoyant, parce que c’est un vrai cœur de femme... Elle vient, avec
-une enfantine franchise, qui semble écarter toute équivoque, de lui
-avouer que, jalousement, elle garde ses amis... C’est pour cela, alors,
-qu’elle s’émeut ainsi de sa rencontre avec Nicole dont elle connaît trop
-bien le pouvoir?...
-
-Mais la réponse qu’elle lui demande, il ne pourrait la lui faire sans la
-tromper... Et son intransigeante loyauté lui interdit de prononcer les
-mots qu’elle attend... Alors, malgré la conscience qu’il l’éloigne par
-le doute laissé en son esprit, il dit, sans pitié pour lui-même qui doit
-porter la peine de sa faiblesse:
-
---Guillemette, ce qu’il vous faut croire, c’est que vous êtes pour moi
-ce que n’est aucune autre créature au monde...
-
---Plus que n’est Nicole?
-
-Les mots ont certainement jailli de sa bouche, avant que sa volonté ait
-pu les taire, car elle a, aussitôt, un geste instinctif, comme pour les
-arrêter dans leur vol; et ses dents mordent sa lèvre si fort qu’une
-goutte de sang apparaît.
-
-Avec une sincérité grave, lui livrant son regard, il dit après elle:
-
---Plus que n’est Nicole... Le souvenir que je lui garde, parce qu’elle a
-été le rêve de ma toute jeunesse...--j’ai compris que vous le
-saviez...--ce souvenir n’a rien de commun... oh! non, rien!... avec le
-sentiment que je vous offre, Guillemette.
-
-Comme le soir de son départ, cinq semaines plus tôt, il s’arrête,
-n’osant plus poursuivre... Il entend les mots qui montent, palpitants,
-de son cœur même... Le désir frémit en lui de l’attirer doucement sur sa
-poitrine, ainsi qu’une enfant précieuse, fragile et adorée,--désir si
-loin, oh! si loin,--de l’emportement qui, là-bas, un jour, l’a jeté vers
-Nicole...
-
-Pourtant, il reste immobile... Dans la solitude de ce jardin où le seul
-bruissement de la brise à travers les sapins vibre dans le silence, il
-la sent trop bien confiée au respect qu’il a de sa jeunesse, à la
-tendresse fervente, forte, infinie, qu’elle a éveillée au plus profond
-de son âme et dont, maintenant, il ne peut plus renoncer à chercher
-l’écho...
-
-Mais elle lui est encore si mystérieuse!... voilée par le secret de son
-cœur qu’il ignore et que gardent bien les prunelles lumineuses qui ont
-une beauté d’aurore, tandis qu’elle murmure, serrant autour d’elle,
-étroitement, les plis roses de l’écharpe:
-
---Tout est bien ainsi... Je vous remercie de ce que vous me donnez...
-
-Leurs âmes sont très proches, en cette minute dont la douceur est si
-puissante qu’elle les isole dans un monde où tout ce qui n’est pas eux
-leur devient étranger...
-
-Et ils ont le même sursaut d’êtres réveillés soudain, en entendant
-tinter bruyamment la cloche de la grille.
-
-René se retourne.
-
-Par-dessus les massifs que sa haute taille domine, il aperçoit un
-uniforme de la poste.
-
-Une dépêche que l’on apporte.
-
-Il en arrive, certes, souvent aux _Passiflores_. Et cependant, pas une
-seconde, René ne doute que celle-là ne renferme la nouvelle qu’il
-attend, qu’il redoute depuis la lettre lue à Bayonne.
-
-Un domestique apparaît dans l’allée.
-
-Instinctivement, René fait quelques pas en avant pour distancer
-Guillemette... qu’il puisse apprendre avant elle!...
-
---Une dépêche pour Monsieur.
-
---Merci, donnez.
-
-Il la prend, déchire le cachet, si rudement que le papier lui-même en
-est arraché, et il lit:
-
-«Accident arrivé à M. Seyntis. Prière de prévenir madame et venir tout
-de suite.»
-
-La signature est celle du valet de chambre de Raymond Seyntis.
-
-René a une respiration profonde d’homme auquel l’air a manqué tout à
-coup. Mais en même temps, il redevient froidement calme, ainsi qu’il
-l’est toujours aux heures de lutte ou de danger, tant est puissante
-alors la tension de son énergie.
-
---Mon oncle, qu’y a-t-il?... Cette dépêche, c’est à propos de père...
-n’est-ce pas?
-
-Guillemette l’a suivi. Elle est devant lui, l’interrogeant aussi de ses
-yeux devenus immenses.
-
-Il la contemple avec tout ce qu’il a pour elle d’amour et d’impuissante
-pitié,--car elle vient peut-être de vivre ses dernières minutes
-d’insouciance heureuse... L’épreuve s’abat sur elle... A quoi bon la
-tromper, retarder le moment où elle saura, puisqu’il _faut_ qu’elle
-sache... qu’il ne peut rien pour écarter d’elle la douleur?...
-
-Elle a senti son hésitation devant les mots qu’il doit dire; elle a vu
-l’altération du visage et répète avec une anxiété impérieuse:
-
---Mon oncle, qu’y a-t-il?... Répondez-moi...
-
---Votre père s’est trouvé souffrant... La fatigue, sans doute... Il
-vaudrait mieux que votre mère soit auprès de lui. Je vais l’avertir afin
-qu’elle puisse partir par le prochain train.
-
-Elle n’a pas une larme, pas une exclamation. Mais son visage paraît
-soudain modelé dans la cire pâle; et ses lèvres, contractées, murmurent
-seulement:
-
---Mon Dieu!... mon Dieu!...
-
-Puis, ses yeux plongent désespérément dans ceux de René:
-
---C’est bien la vérité que vous me dites là? mon oncle... Il n’y a rien
-de plus dans cette dépêche?... Il est seulement... malade... Est-ce
-grave?
-
---Je vous jure, mon enfant chérie, que la dépêche n’en dit rien. Elle
-est envoyée par Victor qui réclame la présence de votre mère...
-
---Oh! annoncer cela à maman!... Comment allez-vous faire? mon oncle.
-
-D’instinct, tous deux lèvent la tête vers le balcon sur lequel s’ouvre
-la chambre de Mme Seyntis. Et un choc les fait tressaillir... Elle y est
-arrêtée, les observant avec une expression singulière... Pourtant, elle
-n’a rien entendu de leurs paroles; ses traits ont leur calme sérénité
-coutumière.
-
-Le teint reposé, dans l’élégance discrète de sa robe de maison, une
-dentelle nimbant ses cheveux, elle incarne une vision de femme à qui la
-vie est généreusement douce...
-
---Quel conciliabule! René et Guillemette... Je vous ai appelés et vous
-ne m’avez même pas entendue!... Vous avez des mines graves! Puis-je
-savoir ce qui vous agite ainsi?
-
-Il n’y a pas un atome d’inquiétude en son accent. Tout au plus, un
-soupçon de contrariété. Auprès de son frère, maintenant, Guillemette ne
-lui paraît plus une gamine, ne pouvant voir en lui qu’un oncle.
-
-Les yeux de René et de Guillemette se rencontrent et la même angoisse y
-palpite, l’angoisse de ce qu’il faut apprendre à cette créature qui n’a
-jamais connu que le bonheur... Encore quelques minutes, et ce bonheur
-sera devenu le passé...
-
-Puis René répond, d’une voix qu’il s’applique à faire très calme:
-
---Marie, pourrais-je te parler tout de suite?...
-
-
-
-
-XXIII
-
-
-Quelques jours plus tard.
-
-C’est le soir; René est seul avec son beau-frère. Mme Seyntis, vaincue
-par les émotions, les fatigues des journées qui viennent de passer, a
-enfin consenti à aller reposer quelques heures.
-
-Invincible en sa foi dans toute assurance donnée par son mari, elle n’a
-pas douté qu’il n’ait été victime d’un accident en maniant son pistolet
-qu’il croyait déchargé. Absorbée par les soins à lui donner, elle n’a
-reçu personne, ne s’est encore avisée d’aucun rapprochement, n’a entendu
-aucune dangereuse rumeur sur une situation que tout Paris connaît
-maintenant. Et son âme de chrétienne fervente exhale un perpétuel cri de
-reconnaissance au Dieu qui l’a préservée d’un effroyable malheur.
-
-Dès qu’elle a quitté la chambre, la garde aussi s’éloigne, sur la
-demande du blessé, désireux de l’unique présence de son beau-frère. Il
-est d’ailleurs beaucoup plus calme depuis l’entretien qu’il a voulu
-avoir avec le sous-directeur de la Banque, dans l’après-midi même, et
-demeure immobile, selon l’ordonnance. Lourdement, la tête qui a tant
-travaillé creuse l’oreiller; et les yeux, large ouverts dans le visage
-décoloré, songent, arrêtant un regard inconscient sur le reflet clair
-que la lampe allume, dans la pénombre de la pièce, aux barreaux de
-cuivre du lit.
-
-Il a entendu, cependant, la porte se refermer derrière la garde. Alors,
-il tourne à demi la tête vers son beau-frère, qui a pris place près de
-lui.
-
---René, nous sommes bien seuls?
-
---Oui, tu veux me dire quelque chose?
-
---Te demander quelque chose... Mais d’abord... est-ce que Marie ne sait
-rien encore de... de... la situation?
-
-Les mots semblent lui être affreusement difficiles à articuler...
-
---Non... je ne crois pas... Elle n’a pensé qu’à toi, à toi seul, depuis
-la nouvelle, arrivée à Houlgate...
-
---Il faut pourtant qu’elle apprenne...
-
-Et une souffrance crispe ses traits.
-
---... Je ne me sens pas assez fort pour lui révéler... la vérité... Une
-pareille explication risquerait de retarder le moment où je vais pouvoir
-revenir à mon poste... Quand on se donne, en mon cas, le ridicule de se
-manquer, il ne reste plus qu’à guérir très vite!... René, viens-moi en
-aide... Veux-tu me rendre l’immense service de parler à Marie?... Mais
-s’il est possible,--et c’est possible, je crois, elle est si
-confiante!--ne lui laisse pas soupçonner que mon accident n’en est pas
-un... tout à fait...
-
-René incline la tête; et dans sa réponse, il y a surtout la volonté
-d’apaiser une angoisse dans laquelle il devine la violence.
-
---Sois sans inquiétude... Je lui cacherai ce qu’il vaut mieux, en effet,
-qu’elle ignore...
-
---Mon pauvre René, quelle mission je te donne là!... Mais tu es le seul
-à pouvoir la remplir... Je te l’avais confiée déjà il y a quelques jours
-dans une lettre que je te prie de prendre... là... dans le tiroir fermé
-de mon bureau... puisque je suis encore du nombre des vivants... Lis-la,
-si tu le préfères... Et puis, brûle-la, afin qu’elle ne tombe dans
-aucune main indiscrète, car elle détruirait la légende de mon
-«accident»... Je te disais pourquoi il était inévitable... J’espère que
-tu l’aurais compris et m’aurais pardonné de ne pouvoir supporter une
-ruine dont je n’étais pas responsable... et surtout ses conséquences que
-je craignais déshonorantes...
-
---Et que Marie et tes enfants auraient été seuls à supporter!... O
-Raymond, comme dit ton médecin, c’est une grâce miraculeuse que tu
-n’aies pas réussi... ce que tu as tenté...
-
-Les mots lui sont venus trop vite. Et il se les reproche aussitôt, car
-le visage du blessé s’altère encore.
-
---Tu as raison, c’était lâche!... Mon excuse, c’est que j’étais à bout
-de forces... Dans cette lutte écrasante, j’avais épuisé toute ma somme
-d’énergie... Et je te jure qu’elle était considérable, pourtant... Le
-désastre accompli, mes nerfs se sont brisés; et je n’ai plus eu qu’un
-besoin aveugle... animal... de ne plus lutter, de ne plus penser, de ne
-plus souffrir, de disparaître comme faisaient autrefois les vaincus...
-comme ils font encore aujourd’hui!... Mariel ne s’est pas manqué, lui...
-
---Pauvre, pauvre malheureux!... Ah! Raymond, ne l’envie pas... Plains-le
-plutôt...
-
-A voix basse, Raymond Seyntis répète:
-
---Oui, pauvre malheureux!... Sais-tu ce qui m’empêche, maintenant, de
-maudire cet homme qui, en me trompant, m’a fait tant de mal, eh bien!
-c’est la conscience des derniers moments qu’il a vécu jusqu’à la minute
-où il a fait jouer son pistolet et s’est enfoncé... je ne sais où...
-peut-être, après tout, dans le repos!... Mon ami, je viens de passer par
-là... Et je te jure qu’il n’y a pas d’expiation plus rude... Ah! si le
-Dieu auquel vous croyez, ta sœur et toi, existe vraiment, il doit tenir
-compte de leur agonie volontaire, aux pauvres diables jetés dans la vie
-pour y connaître des tourments tels, que la mort leur apparaît la
-délivrance!
-
-Combien ces paroles sont étranges sur les lèvres sceptiques de Raymond
-Seyntis, pour qui ne semblaient guère exister les problèmes de
-l’au-delà... Mais il vient d’en frôler le mystère, de si près que son
-âme a pu connaître le frisson du vertige devant le suprême Inconnu,--ce
-frisson qui ne s’oublie pas...
-
-La pensée croyante de René Carrère ne s’étonne pas d’un tel drame... Et
-parce qu’il en sait les affres, il voit l’absolue nécessité d’en
-distraire l’esprit du blessé, auquel tant de calme est commandé. Avec
-une autorité affectueuse, enveloppant de sa ferme étreinte la main
-allongée sur le drap, il répond:
-
---Raymond, ce n’est pas l’instant de remuer ces graves questions... Nous
-le ferons plus tard... quand tu le voudras... Ne parle pas ainsi, la
-fièvre reviendrait. Et tu l’as dit toi-même, tu dois guérir vite...
-
-Mais le malade esquisse un geste de dénégation.
-
---Je risque moins le retour de la fièvre à penser tout haut devant toi
-qui peux me comprendre, qu’à ressasser mes réflexions. C’est
-écrasant,... surtout à certaines heures!... d’être ainsi seul avec
-soi-même... Tant que j’aurai la force de me souvenir, je me rappellerai
-les moments que j’ai passés, devant ce bureau, avant la minute que
-j’avais fixée pour disparaître... Ah! il est facile de trouver que c’est
-une lâcheté d’abandonner la lutte! mais j’ai constaté, moi, qu’il
-fallait un rude courage pour accomplir cette prétendue lâcheté!... La
-vie nous tient si fortement! Et qu’il faut déchirer de liens!
-
-Il s’arrête un peu... René n’essaie plus de lui imposer le silence; il
-voit que pour lui, si fermé aux confidences, c’est un apaisement, dans
-sa faiblesse inaccoutumée, de se confier à une sympathie dont la sûreté
-lui est un viatique. Et il écoute, le cœur battant à larges coups,
-l’évocation de la nuit tragique.
-
-Le blessé reprend de la même voix lente et basse, coupée d’arrêts, comme
-il parlerait en rêve, ou observant un spectacle lointain.
-
---Il pleuvait bien fort, ce soir-là... J’entendais l’averse battre mes
-vitres... de même que je l’ai entendue, cet été, aux _Passiflores_,
-pendant mes nuits blanches... Ainsi, le silence était moins lourd... ce
-silence de la maison déserte qui me semblait déjà celui d’une tombe.
-J’en étais à trouver bon le roulement, bien rare! des voitures, car
-c’était de la vie autour de moi... Heureusement, j’avais tant à écrire,
-tant de dispositions définitives à prendre, que je n’avais guère le
-loisir de réfléchir... bien en vain!... ni de m’attarder à considérer,
-sur mon bureau, l’image de mes «petits», le portrait de Marie... celui
-où elle est en robe de bal, avec un air de sérénité heureuse qui me
-semblait, alors, atroce à contempler... Mais, j’étais surtout hanté par
-une autre vision d’elle, toute jeune, aux premiers temps de... de notre
-bonheur... A quoi n’ai-je pas songé pendant cette dernière heure!...
-
-Il se tait. Son visage, spirituellement ironique, a une sorte de majesté
-grave, car l’écho frémit encore en lui des souvenirs dont le torrent a
-jailli, alors que la volonté, enfin, ne leur imposait plus silence...
-Souvenirs de l’enfance joyeuse, de l’ardente jeunesse, et de la vie
-d’homme avec ses efforts, ses folies, ses ivresses, ses défaillances,
-ses troubles, ses luttes... Souvenirs lointains ou proches, ressuscitant
-une image pâlie, la caresse d’une voix, d’un parfum... Souvenirs
-imprimés dans son cerveau, dans son âme, dans sa chair, devenus le tissu
-même de son être...
-
-L’étreinte de René se fait plus étroite encore, pour que cet homme sente
-qu’il n’est plus seul à porter le poids de son épreuve.
-
-Dans sa vie de soldat, René, lui aussi, a vu la mort de tout près...
-Mais c’était dans la fièvre, la fougue de l’action, la griserie du
-danger audacieusement bravé, non pas l’horreur calme et glacée de la
-solitude; et il pense que, jamais plus, il ne pourra juger faible, celui
-qui disparaît ainsi...
-
-Le blessé continue à se rappeler, de sa voix de rêve, tout bas, isolé en
-lui-même:
-
---J’avais mis ma montre devant moi, près de l’arme... Et je m’étais dit
-que je la prendrais quand il serait cinq heures... Que les minutes sont
-brèves en de pareilles nuits!... Quand j’ai eu fini... tout ce que je
-devais faire, j’ai vu que le moment était à peu près venu... J’ai été un
-instant à la fenêtre... Il pleuvait toujours, mais le ciel devenait
-pâle... Ma tête me faisait atrocement mal... Je lui avais imposé de tels
-efforts!... La pendule a sonné... C’était l’heure... Alors, sans me
-permettre de réfléchir, j’ai pris le pistolet.
-
-Il s’arrête... Nulle pensée ne saura jamais en quel abîme d’angoisse, il
-sombrait en cette seconde où pourtant sa résolution n’a pas chancelé...
-Ni le cri de désespoir fou jeté par son cœur au souvenir des bonheurs
-finis... Ni la révolte éperdue de l’être devant la destruction proche...
-Ni l’indicible épouvante de l’âme, nettement consciente qu’elle s’en
-allait vers un Inconnu où elle ne pouvait être _sûre_ de trouver le
-néant...
-
-Tout cela, c’est l’inoubliable secret que ses lèvres ne diront jamais...
-
-Et un silence pèse sur les deux hommes qui voient, en cet instant, la
-même sombre image... Mais René reprend vite la notion de la réalité; et
-comprenant la dangereuse influence que toute émotion de cette sorte peut
-avoir sur l’état du blessé, il intervient doucement, avec son accent de
-décision virile:
-
---Maintenant, Raymond, il ne faut plus penser à ce cauchemar fini...
-grâce à Dieu! et regarder seulement en avant, car tu as charge d’âmes...
-
-Péniblement, Raymond Seyntis articule, faisant effort pour échapper à la
-hantise des lugubres visions:
-
---Oh! sois tranquille, je ne l’oublierai plus... D’ailleurs, quand on
-revient... d’où je reviens, c’est avec l’amour de la vie, si dure
-qu’elle soit... Dès que je vais en être capable, je recommencerai à
-monter la côte...
-
---Raymond, mon cher grand frère, ai-je besoin de te le dire,--car tu le
-sais, n’est-ce pas?...--que tout ce que j’ai est à toi, si la fortune
-dont tu n’as jamais voulu le dépôt peut t’aider en quelque chose.
-
---Oui, je sais tout ce que je pourrais te demander...
-
-Et il y a la même simplicité dans la réponse que dans l’offre. Ces deux
-hommes, si différents soient-ils, sont certains de pouvoir compter l’un
-sur l’autre.
-
---Je sais... Et je te remercie... avec toute mon affection... Mais ce
-serait un inutile sacrifice, de l’argent perdu encore dans le gouffre,
-sans profit réel pour personne... Je suis ruiné... Heureusement, depuis
-tantôt, j’espère que l’honneur sera sauf!
-
-Et il respire profondément, comme si un fardeau avait été soulevé de sa
-poitrine.
-
---Je crois que la crainte d’être forcé de me montrer mauvais joueur
-avait achevé la déroute de mes nerfs... Le plus cruel, maintenant, c’est
-de voir Marie privée de luxe, Guillemette sans dot... Les petits, André
-et Mad, sont jeunes... J’ai le temps de refaire leur avenir... Mais pour
-elle, il est trop tard!... Pour elle, ma précieuse petite fille, à qui
-je dois peut-être de me trouver encore parmi les vivants...
-
---Pourquoi?...
-
-Une étrange clarté passe dans les yeux de Raymond Seyntis.
-
---Pourquoi?... Parce qu’au moment où j’approchais l’arme, j’ai eu le
-ressouvenir de l’instant, à Houlgate, où elle me suppliait de rester...
-comme si elle soupçonnait la vérité, ma petite bien-aimée... où elle se
-blottissait contre moi, ses chers yeux si pleins de tendresse... Ma main
-a dû trembler... et la balle a dévié. Quand, l’autre soir, elle est
-entrée dans ma chambre, avec ce même regard, je me suis rappelé cela...
-Et aussitôt, hélas! il m’a fallu penser que cette enfant m’avait fait
-vivre pour je connaisse l’épreuve de voir son avenir de femme perdu par
-ma faute...
-
---Perdu?... En quoi serait-il perdu?...
-
---René, tu le sais aussi bien que moi, qui, dans notre monde... dans
-celui, du moins, qui était le nôtre, hier... voudrait jamais épouser une
-fille dont le père est ruiné?...
-
-Le sceau qui fermait les lèvres de René se brise sous un impérieux élan
-qui emporte tous les scrupules de sa rigoureuse délicatesse...
-
---Raymond, si elle y consent, donne-la-moi.
-
-Raymond Seyntis contemple son beau-frère avec une sorte de stupeur et
-répète, redressant un peu sa tête fatiguée:
-
---Que je te donne Guillemette?... Tu voudrais épouser Guillemette,
-toi?... Mon pauvre cher ami, la générosité a des bornes!...
-
-René l’arrête d’un geste:
-
---Ah! je te jure bien qu’il n’y a pas de générosité dans ma demande...
-mais seulement l’égoïste désir d’obtenir ma part de bonheur!... Depuis
-bien des jours déjà, je rêve de te l’avouer... Ce qui m’arrêtait, c’est
-la conviction qu’elle ne voyait en moi qu’un «oncle»... Et j’attendais
-mon heure, craignant de la perdre si je parlais trop tôt... Permets-moi
-d’essayer de la conquérir... Mais ne lui en dis rien... Pour que nous
-puissions être heureux, il faut qu’elle vienne à moi librement, avec le
-même cœur que je lui offre... Si elle désire pour sa jeunesse un autre
-amour... ah! je ne m’en étonnerai pas!... Alors, je m’effacerai, car son
-bonheur m’est cher... par-dessus tout...
-
---Oui... Tu l’aimes, ma Guillemette, comme il est bon d’aimer!...
-murmure Seyntis, dût-on même en souffrir...
-
---Raymond, laisse-moi espérer que je n’en souffrirai pas par elle... Au
-contraire, qu’un jour viendra où elle m’apportera cette joie, que je
-n’ose encore croire possible, de devenir ma femme... Jusque-là, ne dis
-rien... Pas même encore à Marie. Garde mon secret comme je garderai le
-tien... C’est promis?...
-
-Une expression d’apaisement, de repos, détend les traits contractés du
-blessé.
-
---C’est promis!... Ah! mon bien cher ami, s’il dépend de moi, avec
-quelle reconnaissance je te confierai mon trésor!
-
-Et sa main cherche celle de René.
-
-
-
-
-XXIV
-
-
-Le ciel est ouaté d’une brume rousse à travers laquelle transparaît à
-peine le disque pâle du soleil d’hiver.
-
-Une bise glacée soulève la poussière et précipite la marche des passants
-qui circulent, pressés, dans la fièvre du 31 décembre.
-
-René vient de descendre de cheval, au retour d’une longue course
-matinale; et tandis que l’ordonnance s’éloigne, emmenant l’animal, il
-regarde sa montre. Elle marque onze heures moins le quart. Et il pense:
-
---A condition de rester en tenue, j’ai le temps d’aller embrasser Marie
-avant le déjeuner. Son installation rue Chateaubriand doit être assez
-avancée maintenant pour qu’il me soit permis d’entrer...
-
-C’est Guillemette qui lui a demandé de ne pas venir dans leur nouveau
-logis, au milieu du désordre des premiers jours.
-
---Vous auriez une mauvaise impression sur notre gîte... Et j’ai
-l’ambition que vous l’aimiez... si humble qu’il soit!...
-
-Elle parlait d’un ton de badinage; mais il y avait dans ses yeux tant de
-tristesse vaillante qu’il a aussitôt promis ce qu’elle souhaitait.
-
-D’ailleurs, que pourrait-il lui refuser?
-
-Depuis une semaine, les Seyntis ont quitté l’hôtel somptueux qui, tant
-d’années, a été pour eux la demeure familiale. Oui, l’honneur est sauf,
-ainsi que l’avait espéré Raymond Seyntis; mais à quel prix!...
-
-Ce qui serait, certes, pour beaucoup, encore une agréable médiocrité,
-c’est presque la pauvreté pour des êtres habitués à un luxe discret,
-mais magnifique. Les merveilleuses collections, les tapisseries
-célèbres, les meubles, les bibelots précieux ont été vendus ou vont
-l’être, comme l’hôtel de la rue Murillo, les _Passiflores_ que René
-essaie de racheter. Ainsi déjà il a fait, autant qu’il lui a été
-possible, pour certains objets auxquels tenaient particulièrement sa
-sœur, son beau-frère.
-
-Mais combien cela est peu, et qu’il lui est dur d’assister, passif, à un
-tel effondrement; de se heurter aux refus absolus de son beau-frère
-quand il le supplie d’accepter, pour éviter un pareil dépouillement,
-tout au moins, le prêt de capitaux pris dans sa propre fortune. Ce qu’il
-peut seulement, c’est apporter l’aide de son énergie, de sa mâle et
-dévouée affection, de sa forte conception du devoir à exécuter toujours,
-si rude soit-il.
-
-Le _Tout-Paris_ a déclaré les Seyntis «très chics» dans leur façon de
-porter un désastre immérité; et, favorablement impressionné, pour être à
-la hauteur, ne s’est point empressé de faire le vide autour d’eux.
-
-Certains financiers,--très habiles,--et d’autres encore que le krach
-n’atteignait point, ont jugé bien excessive, et un peu naïve chez un
-homme d’affaires, la hautaine loyauté de Raymond Seyntis, se
-dépouillant, pour remplir, dans la mesure du possible, de formidables
-engagements dont il n’avait pas l’indéniable responsabilité.
-
-Mais la foule du public a, vertueusement, admiré et honoré, d’une égale
-estime, et Raymond Seyntis et sa femme, si vaillante à supporter cette
-catastrophe imprévue. Seuls, les humbles, les fervents chrétiens qui
-fréquentent les messes matinales, pourraient dire que de larmes Mme
-Seyntis a versées en silence dans l’asile des chapelles; quels efforts
-de son âme très pieuse il lui faut, pour accepter l’épreuve qui brise
-l’avenir de ses enfants, bouleverse à jamais sa propre vie; et surtout,
-par-dessus tout, pour se résigner aux sacrifices quotidiens qui
-s’imposent à elle et la meurtrissent plus encore peut-être que ne l’a
-fait la première révélation de la ruine.
-
-Parce que René comprend trop bien ce qu’a dû être pour elle son entrée
-dans une demeure étrangère, en ces derniers jours d’une année si
-tragiquement terminée, il a hâte de la retrouver, de lui apporter le
-réconfort de son affection.
-
-Obscure aussi, une joie palpite en lui, à la pensée que Guillemette,
-sans doute, sera là... Ah! le temps est bien fini, où il eût nié, avec
-quelque dédain, la possibilité d’éprouver cette exquise et douloureuse
-fièvre de l’attente qui brûle le cœur,--pareille à une soif,--quand
-chaque minute écoulée rapproche de l’être cher par excellence...
-
-Son pas vif a bientôt franchi le court chemin qui l’amène chez sa sœur.
-Elle a voulu garder son même quartier. Mais au lieu de l’horizon vert du
-parc, c’est la perspective monotone des maisons qui s’allongent dans la
-rue calme, autant qu’une rue de province.
-
---Madame est-elle chez elle? demande-t-il à la femme de chambre qui a
-répondu à son coup de sonnette.
-
---Non, Madame est sortie avec Monsieur. Mais Mademoiselle est ici.
-
---Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir?
-
---Je vais m’informer. Si Monsieur veut entrer.
-
-La femme de chambre entr’ouvre, devant lui, la porte du salon. Mais il
-s’arrête aussitôt sur le seuil. Guillemette elle-même est là, debout
-devant la cheminée, arrangeant des fleurs; si absorbée, qu’à peine elle
-tourne un peu la tête, au bruit de la porte.
-
-A la vue de René, une lumière éclaire tout son visage.
-
---Oh! mon oncle!
-
-Et elle avance vers lui, les mains tendues:
-
---... Quelle bonne idée d’être venu ce matin!... Et vous êtes en
-tenue?... C’est complet... J’aime beaucoup, savez-vous, à vous voir en
-soldat!
-
---Je ne vous connaissais pas si ardente patriote, Guillemette, fait-il,
-baisant les mains fines, d’un geste qui pourrait sembler de pure
-courtoisie.
-
-Elle a un léger rire et riposte, avec un éclair de sa drôlerie d’antan:
-
---Ce n’est pas par patriotisme... C’est parce que je trouve que ça vous
-va bien!
-
-Et elle a raison. L’uniforme est seyant à la tête énergique, à la haute
-et ferme silhouette dont il accuse l’allure fière...
-
---Guillemette, vous me comblez! réplique René, heureux de la voir
-presque gaie. Si rudement qu’elle ait été touchée, ses dix-huit ans
-n’ont pu cesser de fleurir en elle...
-
---Je ne vous comblerai jamais assez pour tout ce que vous méritez, mon
-oncle, dit-elle, d’un indéfinissable ton où il y a un badinage voulu
-avec une étrange profondeur d’accent. Mais... j’y pense... Vous ne venez
-pas dire, n’est-ce pas, que vous ne dînerez pas avec nous, ce soir, et
-nous laisserez terminer seuls ce lugubre 31 décembre!
-
---Non, certes, non, je ne viens rien vous dire de semblable... Je serais
-bien trop privé de ne pas finir l’année avec vous!
-
---Privé!... C’est si triste, ici, que nous sommes bien égoïstes de vous
-y retenir autant! Enfin, vous pouvez vous dire que ce soir, en étant des
-nôtres, vous accomplirez une bonne action... Cela fera du bien à maman
-de vous avoir, à père aussi...
-
---Et pour vous, Guillemette, je ne puis rien?
-
---A moi, vous avez donné la dangereuse habitude de trouver toujours
-qu’il manque quelqu’un où vous n’êtes pas...
-
-Un frémissement a passé dans sa voix. Mais elle ne lui permet pas d’y
-prendre garde et change aussitôt de ton.
-
-Depuis que l’épreuve l’a frappée, elle demeure repliée sur elle-même,
-sans plus rien trahir de ce qui l’émeut, même avec lui, auquel,
-cependant, elle n’a jamais laissé voir plus d’affection.
-
-Mais il est bien rare maintenant qu’elle se montre auprès de lui
-l’enfant, spontanée dans ses confidences, qu’il a connue tout l’été. Il
-semble que le choc brutal qui l’a atteinte l’ait soudain mûrie, ait
-développé en elle une mystérieuse force de résistance, une énergie
-généreuse pour pratiquer l’oubli de sa propre détresse; et il y a une
-sorte de dignité fière, singulièrement émouvante dans le silence qu’elle
-garde sur tout ce dont elle doit souffrir, de façon inévitable.
-
-Ainsi, elle est un vivant exemple pour Mad et André, assez mal résignés,
-et stupéfaits de la simplicité et du calme qu’elle apporte à se prêter
-aux renoncements nécessaires...
-
-Avec une grâce caressante, elle a poursuivi:
-
---Mon oncle, vous devez me trouver une bien malhonnête personne!... Je
-ne vous remercie pas des admirables fleurs dont vous nous avez comblées,
-maman et moi... Vous voyez, quand vous êtes arrivé, j’étais en train de
-parfumer, grâce à vous, notre nouveau petit _home_, pour que maman te
-trouve plus accueillant quand elle va rentrer... Car je m’aperçois
-qu’elle a, plus encore que moi, l’impression que nous sommes enfermés
-dans une boîte minuscule, où il nous faut naturellement quelques jours
-pour nous acclimater.
-
-C’est vrai que cette pièce, de dimensions moyennes, paraît bien exiguë,
-comparée aux vastes salons, aux galeries de l’hôtel Seyntis... Pourtant,
-revêtue de peintures pâles, ouvrant sur un balcon, elle a un aspect de
-souriante élégance, grâce au goût qui a disposé les tentures, groupé les
-meubles--ceux du petit salon favori de Mme Seyntis,--dispersé les rares
-bibelots distraits du naufrage, parmi de menues plantes vertes
-fragilement découpées, sous la radieuse floraison des œillets, des roses
-pourpres et nacrées, des blancs lilas, des mimosas dont les petites
-têtes, odorantes et duvetées, jettent, dans la lumière, un éclair d’or.
-
-Et très sincère, René peut répondre:
-
---Chérie, ne calomniez pas votre salon... Il est charmant et a déjà un
-air d’intimité qui paraît presque invraisemblable, étant donné que vous
-êtes à peine arrivés...
-
-Le jeune visage prend une expression d’intense plaisir qui ressuscite la
-Guillemette de jadis.
-
---Vraiment, vous ne dites pas cela... par générosité?... Non?... Eh
-bien, alors, je suis ravie! Car cet arrangement est mon œuvre... Ne me
-trouvez pas trop orgueilleuse de vous l’avouer, après avoir reçu vos
-compliments!... Cette pauvre maman avait l’air si écrasée de tout ce
-qu’elle avait à organiser que je l’ai suppliée de me laisser le soin du
-salon... Je crois qu’elle avait une médiocre confiance dans mes
-talents... Aussi je me suis appliquée... ferme... Car jamais je ne
-m’étais vue à la tête d’une pareille responsabilité!...
-
-Elle parle gaiement. Mais René la connaît trop bien maintenant pour ne
-pas discerner ce qu’il y a de courage dans cette animation souriante; et
-jamais plus, peut-être, il n’a éprouvé pour elle de tendresse, d’estime,
-de respect... Comme si elle en avait la confuse intuition, une lueur
-rose avive tout à coup sa fraîcheur; et, une seconde, une impression
-douce infiniment allège son fardeau.
-
-Avec son sourire des meilleurs jours, elle continue:
-
---Oncle, vous n’êtes pas trop pressé?... Vous pouvez attendre maman qui
-est à un rendez-vous chez le notaire, avec père?... Eh bien, puisque mon
-salon vous plaît, faites-moi une petite visite, à moi... Et causons!...
-Là, devant le feu, nous serons très bien!...
-
-Elle s’assoit sur une chaise basse. Mais lui, reste debout devant elle,
-adossé à la cheminée.
-
-Elle a dit: «Causons!» Et pourtant, ni lui ni elle ne parlent... Ils
-pensent à tant de choses!... Le regard distrait, elle contemple la chair
-odorante des œillets dressés dans une aiguière de cristal. Mais lui ne
-voit que la tête charmante, les yeux qui songent et qu’il voudrait clore
-sous ses lèvres, la forme svelte qu’il rêve de blottir sur sa poitrine
-dans un geste enveloppant d’amour et de protection.
-
-Et, doucement, après elle, il répète:
-
---Nous sommes bien ici, vous avez raison... Et grâce à vous, chérie...
-Vous êtes une brave petite femme! Guillemette.
-
-Elle tressaille et secoue la tête:
-
---Tant mieux si j’en ai l’air... Mais vous me croyez meilleure que je ne
-suis, mon oncle... Je devrais penser que père nous ayant été laissé,
-tout le reste n’est rien...
-
-Elle s’arrête un peu; et, à l’expression du visage, René comprend
-qu’elle a deviné la vérité...
-
---Et cependant, quand je regarde tout au fond de mon cœur, je m’aperçois
-qu’à la surface seulement je suis courageuse.
-
---C’est déjà beaucoup!... Guillemette, vous êtes trop exigeante pour
-vous-même.
-
---Croyez-vous?... Moi, pas... Je suis honteuse d’arriver--si mal!--à
-m’estimer satisfaite, parce que je ne me vois pas, comme Mademoiselle,
-contrainte d’aller surveiller des petites filles aux Champs-Élysées, ou
-remplir quelque besogne aussi séduisante, sous peine de mourir de
-faim... Car j’ai cru, à la première heure, que c’était là le sort qui
-m’attendait... Mon oncle, ne vous moquez pas de moi!... On m’a dit que
-j’étais devenue pauvre... Et je ne savais pas, au juste, ce que c’était
-d’être pauvre... Maintenant, je sais et...
-
---Et?... insiste-t-il.
-
-Elle regarde droit devant elle, dans les flammes qui jaillissent d’une
-bûche écroulée.
-
---Et... je trouve cela très désagréable!... Non, je ne suis pas
-courageuse... Il me paraît dur de ne plus pouvoir acheter tout ce qui me
-plaît... de n’avoir plus ni chevaux ni voitures... moi, qui pourtant
-aimais par-dessus tout aller à pied!... Je ne me connaissais pas à ce
-point capricieuse!... Cela m’a déchiré le cœur de quitter l’hôtel, mes
-chers arbres du parc Monceau... de voir disparaître les tapisseries, les
-tableaux que j’avais tant regardés depuis ma plus petite enfance, qu’ils
-me semblaient avoir pris quelque chose de moi-même!... être devenus des
-amis qui m’entouraient, m’isolaient des indifférents, me faisaient une
-façon de petit univers où il devait être impossible au malheur
-d’entrer!... Et voici que l’hôtel va être vendu... Et puis, ce sera le
-tour des _Passiflores_... C’est horrible de voir tout cela tomber dans
-le passé... Il y a des moments où j’ai l’impression de posséder
-maintenant une très vieille âme... A ce point, que je suis tentée de
-courir me regarder dans la glace pour m’assurer que mes cheveux ne sont
-pas devenus blancs!...
-
-Elle semble encore plaisanter. Mais aux battements des cils, René devine
-les paupières lourdes des larmes qu’elle ne veut pas laisser couler. Il
-attire la main qui tourmente l’étoffe de la robe d’un geste inconscient
-et l’enserre dans les siennes.
-
-Elle n’a aucun mouvement pour se dérober et lève vers lui des prunelles
-larges d’angoisse:
-
---Oh! mon oncle, est-ce que je pourrai jamais oublier comme le malheur
-vient vite!... J’ai peur de la vie, maintenant...
-
---Il ne faut pas... parce que le bonheur aussi vient vite et les mauvais
-jours passent, vous le savez bien... Pour vous aider à les traverser,
-vous devez me permettre, Guillemette, de vous gâter beaucoup...
-
-Un faible sourire effleure les lèvres, tout plein d’une douceur tendre:
-
---Me gâter!... Je me demande comment vous pourriez le faire plus que
-vous ne le faites!... Quel ami vous avez été depuis... depuis l’affreux
-matin où nous avons appris, là-bas, dans le jardin des _Passiflores_...
-Je ne vous en ai jamais remercié, parce que, pour conserver mon
-apparente bravoure, il me fallait fuir tout ce qui pouvait
-m’attendrir... Aujourd’hui, je suis moins nerveuse... et je ne veux pas
-que vous me supposiez ingrate ou insouciante, aveugle à votre bonté...
-
-Il se penche un peu vers elle:
-
---Alors vous croyez que c’est ma «bonté», pour parler votre langage, qui
-me fait considérer comme mienne l’épreuve dont vous souffrez et me donne
-soif de tenter l’impossible pour vous l’alléger..., qui me rendrait
-capable, pour cela, de sacrifier n’importe quoi... n’importe qui!...
-
---C’est aussi parce que vous avez une grande affection pour moi!...,
-fait-elle, la voix assourdie tout à coup, et dégageant sa main qu’il
-avait gardée.
-
---C’est parce que vous êtes la créature qui m’est le plus chère au
-monde... Guillemette, mais vous ne devinez donc pas que je vous
-adore?...
-
-Elle a un frémissement de tout l’être et il lui revoit cette même
-expression de sphinx qu’elle avait aux _Passiflores_, le matin après son
-retour, quand elle lui parlait de Nicole; les mêmes yeux interrogateurs,
-profonds, lumineux où la pensée jaillit de l’âme, tandis qu’elle murmure
-passionnément:
-
---Ah! mon oncle... mon oncle, pourquoi dites-vous cela!!!
-
---Pourquoi?... Parce que je voudrais enfin..., enfin! avoir le droit de
-vous aimer, de vous garder comme mon enfant, comme mon amie... comme mon
-trésor... comme...
-
-Il s’arrête un peu; et plus bas, d’un accent où supplie le cri de son
-amour, il finit:
-
---De vous aimer comme ma femme... Guillemette, est-ce que je souhaite
-l’impossible?
-
---Mais... mais, mon oncle, ce qui est impossible, c’est que vous pensiez
-ainsi à moi!... Je suis si peu la femme que vous désirez rencontrer!...
-Vous êtes tellement plus sage, tellement meilleur que moi!...
-
-II se souvient trop d’une heure, proche encore, pour supporter de
-l’entendre parler de la sorte.
-
---Guillemette, je vous en conjure, ne dites pas de pareilles folies!...
-De nous deux, c’est moi... ah! je le crains bien!... qui suis le moins
-sage, celui qui mérite le moins son bonheur... Mais...
-
-Et il a ce sourire qui donne tant de charme à son visage énergique:
-
---Mais... vous ne pouvez trop me reprocher d’être sans le moindre
-piédestal, puisque vous préférez les hommes très loin de la
-perfection... Vous m’en avez fait l’aveu, cet été.
-
-Elle a un léger frisson:
-
---Il ne faut plus parler de l’été, de mon bel été lumineux... le dernier
-où j’ai ignoré le chagrin... Cela me fait trop mal... En ce moment, je
-ne peux pas regarder en arrière... Parlez-moi seulement de l’avenir où
-vous voulez m’emporter, de vous... Dites-moi encore que...
-
---Que votre grâce m’a transformé, mon enfant chérie. Vous avez chassé le
-vieil homme dont la froideur, les idées étroites, les raides principes
-vous faisaient peur, vous révoltaient... Il y a quelques mois, aux
-_Passiflores_, vous m’avez dit... vous en souvenez-vous?... que vous
-voudriez être aimée follement de celui à qui vous vous confieriez... Et
-quand je regarde en moi, je vois que c’est ainsi que je vous aime... Et
-encore, avec tout mon respect, toute ma foi, toute mon adoration... Dans
-mon cœur, je ne vois plus que vous, vous seule, ma Guillemette...
-
---Plus que moi?... Mais... mais Nicole?...
-
---Nicole?... Ah! Nicole!... Elle est réconciliée avec son mari et ne
-songe plus guère à nous... à moi...
-
-Aux autres, c’est possible... A lui, certainement elle songe parfois;
-car elle le lui a écrit, c’est à lui qu’elle doit d’avoir sacrifié son
-orgueil et recommencé la vie où était son bonheur...
-
---... Soit, elle ne songe pas à vous... Mais peut-être vous, encore,
-vous pensez à elle... Êtes-vous donc sûr de l’avoir oubliée?...
-Êtes-vous sûr de ne pas la regretter près de moi, si vous la retrouvez
-belle comme vous l’avez vue à Saint-Jean-de-Luz... où vous avez passé
-des jours et des jours ensemble...
-
-Il voit le doute trembler encore dans l’eau sombre des yeux. Et lui, si
-dédaigneux de tout danger, est bouleversé tout à coup d’une terreur
-affolée de la perdre s’il ne parvient à écarter l’ombre qu’elle devine
-entre eux, dans sa prescience de femme... C’est à lui qu’il appartient
-de conquérir son bonheur, celui qu’il veut donner à cette créature
-chérie, devenue pour lui l’Unique... Alors, avec une autorité tendre, il
-reprend les deux mains qu’il sent palpiter dans les siennes; fort de son
-amour dont la flamme a brûlé les souvenirs mauvais, il répond, et son
-accent a une sincérité grave:
-
---Écoutez-moi, Guillemette, vous qui êtes pour moi ce que nulle femme
-n’a jamais été, vous à qui j’offre tout ce que mon cœur, mon esprit
-possèdent de meilleur... Et comprenez-moi, pour que, jamais plus, vous
-ne soyez effleurée d’une inquiétude au souvenir des quelques jours où
-j’ai vécu près de Nicole... Ma petite aimée, quand je suis arrivé à
-Saint-Jean-de-Luz, je vous fuyais...
-
---Vous me fuyiez?... moi?... Oh! pourquoi me fuyiez-vous?...
-
---Je venais de m’apercevoir tout à coup que je vous aimais... Ah! bien
-autrement que je ne le croyais!... Comme je m’imaginais n’en avoir pas
-le droit... puisque vous ne partagiez pas cet amour...
-
-Si bas, qu’à peine il l’entend, ses lèvres articulent lentement:
-
---Que pouviez-vous savoir?... Alors que moi-même je ne savais... rien...
-Et puis... dites... après?
-
---Et puis, par hasard, j’ai retrouvé Mme de Miolan... alors...
-
-Il s’arrête une seconde... De toute son âme, elle écoute... Et incapable
-de lui dire un mot qui ne soit pas la vérité, il reprend:
-
---Alors, comme toute ma volonté avait été impuissante à me détacher de
-vous, ainsi que je m’en figurais avoir--absurdement!--le devoir...
-alors, Guillemette, je suis resté près d’elle, espérant que sa présence
-m’aiderait à échapper au rêve qui me hantait...
-
---Oh! vous avez pu faire cela! vous!!!
-
-Il sent que les deux mains ont un élan pour lui échapper. Mais il les
-enlace plus étroitement. Même un instant, il ne veut plus qu’elle
-s’éloigne de lui... D’un geste dominateur, il les attire sur sa poitrine
-dans laquelle bat le cœur où elle est entrée souverainement, et d’une
-voix que l’émotion brise, il répète:
-
---Oui, j’ai fait cette tentative insensée... Et j’y ai compris que je ne
-voulais plus qu’une chose, vous obtenir, vous, mon amour, mon unique
-amour. Aujourd’hui, je vous jure que j’ai le droit de vous demander de
-vous confier à moi, pour les bons et les mauvais jours... Me
-croyez-vous?... Guillemette.
-
-Les lèvres closes, elle laisse son regard lire dans cet autre regard
-qui, elle en a la foi divine, ne lui mentirait pas... Alors, sûre de lui
-comme d’elle-même, elle tressaille, dans l’ivresse merveilleuse de
-celles qui se donnent; et avec un mouvement délicieux d’enfant,
-cherchant l’asile des bras qui l’enveloppent soudain, elle murmure
-passionnément, sous les lèvres qui osent enfin toucher son visage:
-
---Oui, je vous crois, René... et je vous aime... Ah! que je vous aime,
-moi aussi!
-
-
-FIN
-
-
-
-
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- BOULOC (Énée).--Les «Pagès».
- WHARTON (Édith).--Chez les heureux du monde.
- GAUTHEY (Lucie).--L’Inutile Volonté.
- PRAVIEUX (Jules).--Mon Mari.
- VERNIÈRES (André).--Camille Frison.
- LESUEUR (Daniel).--Nietzschéenne.
- DAUDET (Ernest).--Au galop de la vie.
- DAVERNE (André).--* Le Prix du sang.
- BLAISE (Jean).--Rêve de lumière.
- DELMAS (Armand).--L’Armoire au linge blanc.
- MARESCHAL DE BIÈVRE (Georges).--* Le Cœur s’éveille.
- MARGUERITTE (Paul).--Les Jours s’allongent.
- HUYSMANS (J.-K.).--Trois églises et trois primitifs.
- EDGY.--La Couronne de roses.
- BARAUDON (Alfred).--Enracinés.
- KILIEN D’ÉPINOY.--* Amour et dot.
- FAUER (Renée).--Armelle et son mari.
- PONTEVÈS-SABRAN (Marquise de).--Le Curé de Sainte-Agnès.
- BORDEAUX (Henry).--Les Yeux qui s’ouvrent.
- SAINT-CÉNERY.--Au service de la France.
- CAPDEVIELLE (P.-H.).--Fils de la terre.
- MOSELLY (Émile).--Le Rouet d’ivoire.
- -- Jean des Brebis ou le Livre de la misère.
- BOURGET (Paul).--Recommencements.
- FORESTIER (G.).--_Dans l’Ouest-Canadien._--La Pointe-aux-Rats.
- ALANIC (Mathilde).--* La Gloire de Fonteclaire.
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-Prix de chaque volume 3 fr. 50
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-Les volumes dont le titre est précédé d’un * peuvent être mis entre
-toutes les mains.
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-PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--11536.
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+ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE *** + + + + + + + HENRI ARDEL + + L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE + + + PARIS + LIBRAIRIE PLON + PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS + 8, RUE GARANCIÈRE--6e + + Tous droits réservés + + + + +DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE + + + Le Mal d’aimer. 11e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + Au Retour. 8e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + Cœur de sceptique. 13e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + (Ouvrage couronné par l’Académie française, prix Montyon.) + Rêve blanc. 9e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + Tout arrive. 10e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + L’Heure décisive. 8e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + La Faute d’autrui. 8e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + Seule. 15e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + Mon cousin Guy. 29e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + L’Absence. 7e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + Renée Orlis. 13e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50 + + + + +Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. + +Published 29 July 1908. + +Privilege of copyright in the United States reserved under the Act +approved March 3d 1905 by Plon-Nourrit et Cie. + + + + +L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE + + + + +I + + +Dans la fournaise du grand magasin que chauffe, à travers les stores +baissés, un ardent soleil de juillet, Guillemette Seyntis, d’un air de +personne très raisonnable, trotte allègrement, de comptoir en comptoir, +pour remplir les diverses missions d’achat que sa mère lui a confiées. + +L’atmosphère est étouffante, malgré les vitres ouvertes, et pâlit le +visage des infortunées vendeuses qui, depuis le matin, s’appliquent à +répondre fructueusement aux désirs variés de clientes toujours +renouvelées... Qui donc a prétendu, qu’en juillet, il n’y a plus +personne à Paris? + +Elle, Guillemette, est seulement un peu plus rose qu’une demi-heure plus +tôt quand, sous l’escorte de miss Murphy, elle est descendue de voiture +devant le trottoir encombré par la foule des acheteuses qui s’affairent, +coude contre coude, autour des étalages discrètement ennuagés de +poussière, mais combien riches d’_occasions_! + +Dans le dédale des galeries où, en multiples aspects, la tentation +s’épanouit, elle a glissé de son pas souple de créature très jeune; +amusée d’acheter, car ignorant, de par la grâce du ciel, la valeur de +l’argent, elle trouve aussi charmant que naturel de s’offrir tout ce qui +lui plaît. + +Guillemette Seyntis est une enfant gâtée de la vie. La destinée a fait +d’elle une précieuse héritière, l’a pourvue d’une mère parfaite et lui a +donné pour père un grand financier qui se trouve être, en même temps, un +très honnête et très galant homme dont l’honorabilité est aussi +indiscutable qu’enviée de beaucoup, dans le monde des manieurs d’argent +où il est une puissance. + +De là, chez elle, une fort riante conception de l’existence qu’elle +goûte avec une âme frémissante et une pensée vive, indépendante, +curieuse; avec l’agréable certitude d’avoir reçu de la nature une +silhouette qui resterait élégante et fine sous des guenilles; un visage +délicatement modelé d’un trait spirituel--comme en dessine Helleu...--où +fleurit le sombre iris des grands yeux d’un bleu violet; une onduleuse +chevelure châtain, ombrée de moires d’or. De telle sorte qu’elle paraît, +selon les caprices de la lumière, très blonde ou presque brune... + +Certes, Guillemette aime beaucoup mieux être, sans conteste, une jolie +créature... Mais cela étant vérité reconnue, elle accepte comme toute +naturelle cette favorable situation et n’en tire nulle vanité. + +A ses heures, elle est coquette comme une autre,--sans un brin de +perversité,--parce qu’elle a dix-huit ans et que ça l’amuse de plaire, +fût-ce à des indifférents... Elle l’est de manière discrète, car c’est +une petite fille fort bien élevée et, dans le monde, elle ne se montre +pas de ces jeunes personnes qui s’affichent par des flirts audacieux et +scandalisent les mères de famille en allumant de leur mieux les vains +désirs des jeunes hommes. Aussi Mme Seyntis déclare-t-elle,--bien +sincère!--que sa fille est encore une gamine qui ne pense qu’à la danse. + +C’est vrai, elle y pense, quand l’occasion s’en présente... Mais elle +pense encore à tant d’autres choses! Dans le cœur et le cerveau des +fillettes du nouveau siècle, s’agite tout un monde que ne soupçonnent +pas les mères qui ont gardé leur âme d’autrefois. + +Et Mme Seyntis--la candeur même!--serait tout bonnement horrifiée si +elle entrevoyait quelle créature déjà compliquée, clairvoyante, pensive, +avec d’inconscientes audaces, vit ardemment dans sa Guillemette, élevée +selon les sages vieux principes qu’elle a vus régir sa propre jeunesse; +saupoudrée de bons conseils, de catéchismes,--voire même de retraites, +au temps du Carême,--de cours sans nombre... Régime qui a procuré à la +jeune personne des «clartés de tout» et un étonnant bagage d’idées +personnelles, résultant du choix qu’elle a fait parmi les copieux +enseignements qui lui étaient prodigués. + +--Guillemette, tu te livres à des achats? + +Guillemette tourne la tête et rencontre les yeux bruns, chaudement +passionnés, de sa cousine Mme de Miolan qui lui sourient sous l’ombre de +la capeline fleurie. + +Tout de suite, elle se rapproche de la jeune femme, sans souci de la +foule qui les heurte, de l’employé qui, devant elle, s’achemine, tête +baissée, vers la caisse. Elle serre la main de Mme de Miolan. + +--Je faisais des commissions pour maman. Elle déteste les magasins; mais +j’ai fini. + +--Alors, reste un instant avec moi; j’ai une étoffe de blouse à choisir, +tu m’aideras. + +Guillemette ne demande pas mieux, d’abord parce qu’elle aime à voir de +jolis chiffons; mais surtout, parce que Nicole de Miolan exerce sur elle +cette attraction que les «grandes» possèdent souvent sur les «petites». +Or Nicole est une _grande_ pour Guillemette; non pas tant à cause de +leur différence d’âge,--six ans à peine;--mais Nicole a traversé des +années qui ont accrû la distance. Et Guillemette le sait bien, malgré la +prudente discrétion de Mme Seyntis. Elle a fait, envers et contre tous, +un mariage d’amour avec un beau garçon,--attaché d’ambassade, célèbre en +son monde par ses aventures et folies sentimentales,--qui l’a adorée, +puis trompée; du moins, elle en a la conviction. Volontaire, passionnée, +très fière, elle n’a pas pardonné et, orgueilleusement, a prétendu à un +droit de représailles. Les scènes ont succédé aux scènes jusqu’au jour +où Nicole, sans phrases ni explications, a quitté mari et ambassade, +pour venir à Paris demander son divorce. + +En attendant qu’elle l’obtienne, elle mène une existence de mondaine, +vaguement chaperonnée par son père et sa mère, excellentes et dignes +personnes que sa situation désespère, mais qui ont toujours été +incapables d’avoir une volonté autre que la sienne. Tous les membres +sérieux de la famille déplorent un tel état de choses et se confient, +avec émoi, qu’on parle de Nicole bien plus et bien autrement qu’il ne +faudrait... Que ne dit-on pas d’une très jolie femme seule, courtisée et +qui ne se refuse pas à l’être!... + +Aussi, Mme de Seyntis fait-elle des prodiges de diplomatie pour rendre +rares les rencontres de sa fille et de Nicole. Comme elle est bonne et +soucieuse de pratiquer la charité, elle s’efforce de ne pas trahir son +sentiment. Mais Guillemette est bien trop fine pour ne l’avoir pas +deviné... C’est pourquoi elle éprouve un léger scrupule à s’attarder +avec sa séduisante cousine... + +La tentation est trop forte pour qu’elle n’y succombe pas. Après tout, +il ne s’agit que de quelques instants à passer ensemble, dans la cohue +d’un magasin. Sûrement, sa mère elle-même jugerait la rencontre bien +inoffensive! + +--Guillemette, hasarde timidement miss Murphy, il faudrait aller à la +caisse. Voyez, l’employé vous attend. + +--Pauvre homme, il attend!... Eh bien, miss Murphy, soyez un amour, +allez payer pour moi, voici mon porte-monnaie. Et puis, vous viendrez me +retrouver aux soieries où j’ai quelque chose à voir avec Mme de Miolan. + +Guillemette dit cela avec un sourire auquel miss Murphy est d’autant +plus incapable de résister qu’elle a, de vieille date, abdiqué toute +autorité sur son indépendante élève. Et derrière le commis, elle s’en +va, boitillante et raide, ses yeux de myope attachés à l’employé qui +déambule devant elle, aspirant à la liberté de courir vers de nouvelles +clientes. + +Cependant Nicole et Guillemette bavardent et attendent que le monsieur +en cravate blanche dont l’occupation est de faire manœuvrer le régiment +des vendeurs, leur ait annoncé que leur tour d’être servies est enfin +arrivé. + +--Ce sera dans un instant, mesdames, leur assure-t-il de l’air le plus +encourageant; car il témoigne une bonne grâce toute particulière aux +clientes que sa compétence lui révèle de fortunées femmes du vrai monde. + +Nicole répond à ces paroles par un vague signe de tête et elle demande à +Guillemette, tout en considérant les plis soyeux d’un satin drapé près +d’elle: + +--Vous ne partez donc pas encore pour Houlgate? + +--Si, bientôt!... Mais nous attendons qu’André en ait fini avec son +bachot. + +--Période agitée, alors!... C’est pour bientôt? + +--Dans quatre jours. + +--Ah! Ah!... Et a-t-il des chances de succès, ce bon André? + +--Ce sera au petit bonheur, fait Guillemette avec philosophie, étant +donnée son ardeur au travail. S’il ne réussit pas, il y aura scènes de +désolation de cette pauvre maman, scènes de colère du côté de papa... + +Mme de Miolan a un indéfinissable sourire: + +--Ton père s’intéresse tant que cela aux examens d’André? + +En l’intimité de sa pensée très éclairée, elle s’étonne qu’avec les +profanes distractions qui reposent Raymond Seyntis de ses affaires, il +trouve encore des loisirs pour certaines de ses attributions +paternelles. + +Guillemette aussi s’est mise à rire. + +--Papa, quant au travail d’André, ressemble aux panthères qui bondissent +tout à coup sur les paisibles voyageurs. Il reste des semaines sans +demander à André quel est l’état de ses notes; et puis, tout à coup, +quand André est dans une parfaite quiétude, il fond sur lui pour +l’interroger, questionner les professeurs; ce qui a, en général, un +résultat désastreux pour la tranquillité de mon cher frère! + +Mais ici, la conversation est interrompue par les paroles obligeantes du +monsieur en cravate blanche qui avertit Nicole qu’un vendeur est à sa +disposition. + +C’est un garçon à la face poupine, enserrée dans une cravate 1830. Il +croit devoir accabler Nicole de questions pour s’enquérir de ce qu’elle +désire. Elle lui répond qu’elle n’en sait rien et demande à voir +beaucoup d’étoffes souples. Comme elle lui fait cette déclaration avec +un sourire, qu’il devine en elle une de ces clientes qui n’ont pas souci +du bon marché, il s’en va aimablement puiser dans les rayons, et, sans +se lasser, apporte pièce après pièce, à Nicole qui n’est jamais +satisfaite. + +Seulement, elle a une manière de demander: «N’avez-vous pas encore autre +chose?» si encourageante, que le gros garçon continue à subtiliser à ses +confrères les plus séduisantes étoffes pour les lui soumettre. + +Elle et Guillemette regardent, comparent, s’amusent du jeu chatoyant des +coloris qui s’harmonisent ou se heurtent. Devant elles, il y a +maintenant des jaunes safranés, blonds comme des épis, aux reflets roux, +de pain brûlé; des bleus verdissants ainsi qu’un ciel de crépuscule; des +roses nacrés, ou d’un ton violent de corail rouge; des verts d’opale, et +aussi, des mauves pareils à des pétales d’hortensia... + +Elles s’attardent à choisir parce qu’elles causent. + +--Je prends ceci, monsieur, dit enfin Nicole. Elle s’aperçoit tout à +coup que la chaleur est étouffante dans la galerie où circule, +incessamment, le flot des acheteuses. + +Mais tandis que le gros jeune homme mesure les mètres demandés, elle +reprend, un peu distraite, car elle regarde l’étoffe: + +--Alors rien de nouveau dans la famille que les exploits intellectuels +d’André? + +--Mais si... mais si... Il y a le retour de l’oncle René! + +--Ah!... René revient de Madagascar... + +Une expression profonde a soudain changé le regard de Nicole. Son accent +a quelque chose de rêveur... + +--Oui, il arrive à la fin du mois et il passera l’été avec nous à +Houlgate. Maman est dans le ravissement. Cela fait près de cinq ans +qu’il n’est pas rentré en France! + +--C’est vrai... cinq ans... Je venais d’être fiancée quand il est +parti... + +D’où naissent les intuitions? Est-ce la voix, le regard de Mme de Miolan +qui font jaillir dans la pensée de Guillemette, la certitude instinctive +qu’il y a eu quelque coïncidence entre le mariage de Nicole et la longue +absence de René Carrère dont sa famille s’est désolée. Et parce qu’elle +a très envie de savoir, sans réfléchir, elle laisse échapper: + +--N’est-ce pas, Nicole, il était amoureux de toi, l’oncle René? + +La jeune femme, qui est restée immobile, avec des yeux songeurs, fermés +au décor papillotant du magasin, répète du même ton un peu lent, et ses +lèvres onduleuses ont une expression presque railleuse, mais si triste: + +--Très amoureux!... Aussi amoureux que pouvait l’être un garçon +raisonnable et... sage comme lui!... + +--Si raisonnable que cela?... Oh! Nicole, qu’il devait être ennuyeux! +fait, avec conviction, Guillemette, dont les dix-huit ans goûtent les +cavaliers très fringants, très flirts, et enveloppent, à l’avance, d’un +juvénile dédain cet oncle si sage dont sa mère célèbre toujours les +nombreuses qualités. + +--Non, il n’était pas ennuyeux, mais effrayant de bons principes... Tout +à fait le frère de ta mère!... Je ne me suis pas sentie à la hauteur... +Et j’ai été, d’ailleurs, bien mal récompensée de mon humilité!... +Là-dessus, allons donner mon adresse, qu’on m’envoie mon satin. Il est +joli, n’est-ce pas? + +Nicole a secoué la tête comme pour en rejeter toutes les pensées, tous +les souvenirs qui se mêlaient d’y tourbillonner tout à coup comme des +oiseaux tristes et elle paraît occupée seulement d’en finir avec son +achat. Guillemette la suit, devenue distraite, écoutant vaguement les +explications que croit devoir lui donner miss Murphy qui s’embrouille +dans le compte de sa monnaie. + +Toutes trois sortent enfin du «temple des vanités». Dehors, un ardent +soleil ruisselle sur l’asphalte brûlant, où les arbres poudreux +allongent des ombres dures. + +Des femmes passent en robe claire, chaussées de cuir pâle, les épaules +nues sous la dentelle du corsage, le teint fouetté de rose par +l’éclatante chaleur. + +--Quelle odieuse température! soupire Nicole. Veux-tu venir prendre une +glace? Guillemette. Nous nous voyons si peu et si mal que pour une fois +que je te tiens, j’ai envie d’en profiter... + +Ah! la tentation encore! Mais Guillemette, élevée comme son oncle, dans +les «bons principes», n’ose pas faire sciemment ce que sa mère lui +interdirait, sans doute. + +--Chérie, je te remercie, mais il faut que je rentre. Nous nous verrons +bien à Houlgate... Car tu y viens?... + +--Oui, correctement escortée de ma famille, avant d’aller seule à Dinard +retrouver des amis. Peut-être ton oncle sera-t-il arrivé... Cela +m’amusera de le revoir... Nous nous trouverons vieillis! + +--Nicole, que tu es encore coquette pour une dame qui a vieilli! Lui, +est déjà un peu, un monsieur d’âge... c’est vrai... à trente ans!... Un +capitaine, et qui revient de si loin! Les années de campagne comptent +double... + +--Et les années de mariage triple, quadruple, alors! murmure Nicole. +Petite Guillemette, marie-toi le plus tard possible!... Comme on dit en +musique: «Profite bien de ta jeunesse!» + +--Nicole chérie, je t’assure que je fais de mon mieux! + +Cela, c’est bien la vérité. Nicole le sent, et un sourire +d’affection,--un peu aussi de pitié pour les illusions de cette +enfant,--adoucit un instant la flamme de ses yeux. + +--Comme tu as raison! Au revoir, mon petit. Ah! tu n’es pas une Carrère, +toi, mais une vraie Seyntis... + +Sur son ordre, le chasseur a fait un signe à son cocher. Des passants se +retournent pour regarder monter en voiture cette très jolie femme, +habillée avec un goût raffiné en sa simplicité apparente;--elle porte un +«tailleur» de grosse toile bise... Et, en une seconde, elle est tout +ensemble admirée, désirée, enviée,--elle qui, à cette heure, n’est +qu’une vivante épave, emportée à la dérive par le grand flot de la vie. + +Guillemette aussi est restée une seconde à la regarder, avec des yeux de +gamine qui se connaît déjà fort bien en grâce féminine et a beaucoup +entendu parler... + +Mme de Miolan a raison, Guillemette est une Seyntis. Elle est la vraie +fille du financier spirituel, hardi et galant, épris de tout ce qui est +beauté,--femmes et œuvres d’art,--s’offrant les unes et les autres avec +une somptuosité de fermier général du temps jadis; au demeurant, un très +aimable mari qui voile, d’une délicate discrétion, ses promenades +ultra-conjugales et éprouve la plus sincère affection, avec une estime +très haute, pour la femme dont il possède absolument l’être, corps et +âme. En effet, vingt années de mariage n’ont pu altérer chez Mme +Seyntis, une confiance de jeune épousée. Confiance dont Guillemette +pourrait bien ne pas faire si généreux hommage à son futur mari, toute +saturée qu’elle ait été de bons exemples et conseils. Les petites filles +du vingtième siècle ont respiré d’autres souffles et trop entendu +célébrer le nouvel évangile de leurs droits!... + +Quoi qu’il en doive être de l’avenir, pour l’heure, ladite petite fille +chemine pédestrement vers l’hôtel Seyntis, insouciante de la chaleur et +de la poussière, des regards qui caressent au passage son éblouissante +jeunesse. Elle trotte d’un pas vif, suivie tant bien que mal par miss +Murphy; et elle ne s’en aperçoit pas, tant sa pensée est absorbée toute +par la soudaine révélation qu’elle vient d’avoir d’un roman inachevé +entre l’oncle René et Nicole. + +Comment jamais un mot ne lui en avait-il donné le soupçon?... Est-ce un +secret entre eux?... Ou la famille le sait-elle? + +Que Nicole ait eu peur d’un mari sérieux comme l’oncle René, elle le +comprend bien!... Mais combien lui, si sage, devait être pris +profondément pour demeurer tant d’années hors de France... Sans doute +afin de se guérir... Puisqu’il revient aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus +peur de la retrouver... D’ailleurs, ainsi que dans les livres, il est +vengé puisqu’elle a eu un détestable mari, choisi, voulu par elle +seule... + +En est-elle malheureuse? Regrette-t-elle d’avoir misérablement gâché sa +vie?... Qui le sait?... Pour tous, l’âme de Nicole demeure close. Jamais +elle ne se plaint ni ne parle des dernières années qu’elle a vécu. Il +semblerait qu’elle se contente désormais d’être une créature délicieuse +dont les hommes s’affolent, que les femmes jalousent. Elle va beaucoup +dans le monde et s’habille mieux que nulle autre... Elle cause, elle +rit... Mais, par instant, son rire sonne à l’oreille comme un sanglot +bref, douloureux à entendre, et ses beaux yeux, qu’on dirait faits d’une +ombre brûlante, regardent souvent vers l’Invisible... + +Mme Seyntis s’illusionnait bien quand elle s’imaginait que ne parlant +pas devant Guillemette des malheurs conjugaux de sa cousine, elle +endormirait, sur ce point, la jeune pensée si vite en éveil. Les +quelques mots de Nicole ont ressuscité pour Guillemette l’image de Guy +de Miolan, grand, svelte, d’allure patricienne; le visage barré d’une +moustache fauve... Et mieux encore, elle revoit les yeux gris dont +l’expression, jadis, lui faisait trouver si naturel que Nicole allât, +quoi qu’on lui dît, à celui qui savait ainsi la regarder. Tous deux, +d’ailleurs, lui donnaient l’impression d’êtres enfermant en eux quelque +brûlant foyer... + +Donc ils sont brouillés. Nicole attend son divorce et lui ne tente rien +pour l’apaiser et la ramener. L’oncle René revient; il va revoir +Nicole... Ici, la pensée de Guillemette s’arrête devant une conclusion +impossible. Même arrivât-il que la jeune femme obtînt son divorce, même +l’oncle fût-il encore amoureux, tout mariage serait impossible entre +eux, puisque la loi seule lui rend sa liberté. Et Guillemette, élevée +par une mère rigoureusement religieuse, ne conçoit même pas un mariage +hors de l’Église... Alors... quoi? + +--Oh! Guillemette, comment pouvez-vous marcher si vite par cette +chaleur! soupire la voix plaintive de miss Murphy. + +Guillemette tressaille; et, un peu saisie, confuse, parce qu’elle est +habituée à prendre souci des autres, elle regarde la pauvre miss, +essoufflée et cramoisie, sous son ombrelle. + +--Ma pauvre Murphy! je vous demande bien pardon!... Je réfléchissais et +je ne m’apercevais pas que je vous faisais ainsi trotter! Nous allons +marcher bien lentement pour vous remettre. + +--Ah! maintenant, nous arrivons... + +C’est vrai, devant elles deux, apparaît la voûte ombreuse de l’avenue de +Messine, et plus loin, se montrent les cimes feuillues du parc Monceau +sur lequel s’ouvrent les fenêtres de l’hôtel Seyntis. + + + + +II + + +Un quart d’heure plus tard, Guillemette, toute rose de sa course rapide, +pénètre dans la salle d’étude où sa jeune sœur Mad peine sur les devoirs +que lui fait faire consciencieusement Mademoiselle,--_M’selle_, comme +dit André, et tous à sa suite. + +--Bonjour, les travailleuses! jette joyeusement Guillemette. Quel beau +temps, n’est-ce pas?... Ah! j’aime l’été! + +--Pas moi, en ce moment, gémit Mad qui est sans ardeur devant ses +problèmes. Je l’aimerai seulement quand les vacances seront venues. + +--Pauvre, chérie! Ce ne sera plus long, va... _M’selle_, si vous lui +accordiez congé? + +--Oh! Guillemette, c’est impossible! Ne lui donnez pas de mauvais +conseils. Il faut faire ce qui doit être fait... + +--_M’selle_, vous êtes la sagesse même! + +Mademoiselle devient toute rouge, de pâle qu’elle est d’ordinaire. Elle +est timide, douce, savante et scrupuleuse jusqu’à la minutie dans le +souci de son devoir. + +--Ah! Guillemette, pourquoi vous moquez-vous de moi? + +--Ma petite _M’selle_, je ne me moque pas du tout, je constate! réplique +Guillemette avec un sourire d’amitié à la jeune institutrice qui, son +aînée de plus de dix ans, lui donne souvent l’impression d’une créature +à protéger. + +--Aimez-vous l’été? vous? _M’selle_. + +--Oh! non! je ne l’aime pas! laisse échapper Mademoiselle, avec une +telle conviction que les prunelles de Guillemette la contemplent, +surprises. + +--Comme vous dites cela! _M’selle_. Pourquoi donc ne l’aimez-vous pas +cette jolie saison, odorante, lumineuse, dorée... A cause de la chaleur? + +--Non, oh! non! La chaleur m’est indifférente!... + +Guillemette voit bien que Mademoiselle pense quelque chose qu’elle ne +veut pas dire; et, discrètement, elle n’insiste pas. Mais cette lueur +mélancolique qui a, tout à coup assombri les yeux clairs de +l’institutrice de Mad, dissipe brusquement l’espèce de griserie jetée en +elle par la féerie de cette journée de juillet. Parce qu’elle est très +heureuse, elle voudrait tant que tout le monde le fût! + +Que peut bien avoir Mademoiselle? + +Elle y songe, tout en enlevant sa toilette de sortie, dans la grande +chambre, ouverte sur l’horizon frais des pelouses du parc Monceau, qui +est son domaine; un riant domaine, tendu de vieux Jouy, fleuri comme un +reposoir, décoré de quelques toiles de maître, de bibelots précieux, +rassemblés par ses désirs de fillette riche et gâtée. + +Quand elle entend, dans le petit salon, le piano résonner sous les +doigts résignés de Mad, elle rentre, d’un élan instinctif, dans la salle +d’étude où elle est sûre de trouver Mademoiselle, remettant en ordre +livres et cahiers, avant de s’en aller regagner son logis familial, tous +les jours, à six heures. + +L’institutrice est, en effet, devant la table de travail, une plume en +main. Sans doute, elle prépare les devoirs de Mad. Mais elle n’écrit +pas; elle réfléchit... La même expression soucieuse altère son visage un +peu fatigué et ses yeux regardent fixement loin devant elle, vers les +cimes vertes des arbres. + +Guillemette lui effleure l’épaule et interroge, très douce: + +--_M’selle_, je ne voudrais pas être indiscrète, mais vous avez l’air +d’avoir un souci... Est-ce que... je ne pourrais rien pour vous aider, +un peu, à le porter? Dites-moi pourquoi vous n’aimez pas l’été? C’est +cette simple petite question qui vous a attristée... + +--Parce que l’été est une saison dure à passer pour moi!... + +Guillemette la regarde sans comprendre; et Mademoiselle se sent +loin,--oh! si loin!--de cette jeune créature que la vie a comblée. + +--L’été vous est dur?... + +--Oui, c’est un temps pendant lequel je ne gagne pas, murmure +Mademoiselle. Il m’apporte des vacances forcées; et... il ne m’en +faudrait pas! + +Guillemette serre inconsciemment ses deux mains l’une contre l’autre. +Quelque chose qui ressemble à une angoisse l’a fait tressaillir; car si +les paroles de Mademoiselle sont pour elle dépourvues d’un sens précis, +elle les devine cependant lourdes d’inquiétudes... Et sa jeunesse +heureuse se cabre, en un sursaut de révolte, devant la loi cruelle qui +pèse sur certaines existences. Misérablement, elle se sent impuissante +pour venir en aide à la petite institutrice de Mad. + +Il y a, entre elles deux, un léger silence; Mademoiselle est toute à son +tourment; et, Guillemette qui, de tout cœur, souhaiterait le lui +enlever, se demande, sans trouver de solution, ce qu’elle pourrait bien +faire... Le piano frémit, torturé par Mad qui s’impatiente devant un +passage hérissé d’imprévu. Guillemette suggère, encourageante: + +--Mais puisque vous gagnez toute l’année, Mademoiselle, vous pouvez bien +vous reposer un peu pendant les vacances! + +--Il faut vivre aussi au temps des vacances, articule humblement +Mademoiselle. C’est pourquoi je ne peux pas me réjouir, comme vous, de +les voir arriver! + +--Oui, je comprends! fait Guillemette sérieuse. + +Pour la première fois, elle vient d’avoir la conscience nette de ce +qu’est la lutte pour ceux qui travaillent afin de gagner leur pain +quotidien. Comment, jusqu’à cette minute, lui a-t-il paru si naturel +qu’elle n’eût, elle, qu’à se laisser vivre, alors que d’autres doivent +peiner sans relâche... Comment a-t-elle pu trouver tout simple que +Mademoiselle vienne, chaque jour, faire faire d’insipides devoirs à Mad, +passe des instants monotones aux Champs-Élysées à la regarder jouer, +trotte pour la conduire à ses cours et soit à tous, sauf à elle-même, de +neuf heures du matin à six heures du soir?... + +Pourtant, Mademoiselle n’avait pas été élevée pour cette existence de +manœuvre. Son père possédait, dans l’armée, un haut grade quand il est +mort, il y a cinq ans. Maintenant elle et sa sœur doivent travailler +pour leur mère qui est demeurée sans fortune. + +Tout cela, Guillemette le sait depuis que Mademoiselle a été placée +auprès de Mad; et elle a, sans y prendre garde, accepté une situation +dont l’intéressée ne se plaignait pas. + +Et voici que soudain, comme si quelque voile mystérieux venait de se +déchirer en sa pensée, elle se sent honteuse, au plus profond du cœur, +de son luxe, de son existence facile, honteuse de n’être, dans la vie, +qu’un inutile petit bibelot. Ardemment, elle souhaiterait faire quelque +chose pour alléger la tâche de Mademoiselle. Elle voudrait pouvoir lui +offrir tout le contenu de sa bourse, lui assurer des revenus, la mettre +à l’abri des soucis d’argent. + +Désirs de bébé, elle le sait bien! Ses maigres économies,--elle ignore +le secret d’en faire!--seraient une goutte d’eau pour Mademoiselle et +lui donner de bonnes rentes est tout aussi impossible... Alors?... Comme +c’est peu de chose, le seul désir d’aider! + +Guillemette sort toute grave de son entretien avec Mademoiselle. De sa +fenêtre, elle la voit quitter l’hôtel, s’en aller d’une allure discrète +de souris trottant menu, la tête un peu penchée. Sans doute, elle +s’ingénie de nouveau à résoudre le problème qui la trouble et rend +Guillemette songeuse. + +Se peut-il que l’été, lumineux et fleuri, synonyme pour elle de joyeuses +villégiatures, d’excursions, agrémentées de flirts amusants qui rendent +exquises les flâneries sur la plage ou par les chemins verts..., ce même +été soit, pour d’autres, une saison d’inquiétudes, d’épreuves; si +difficile à traverser, que même de pauvres filles, fatiguées comme +Mademoiselle par des mois et des mois d’incessant labeur, ne peuvent +accepter comme un bienfait le repos qu’il leur apporte... Et parce +qu’elle vient de se heurter à cette implacable nécessité, Guillemette ne +peut jouir, comme chaque soir, du décor charmant aperçu de sa fenêtre, +des jeux de la lumière sur les arbres où tous les verts se fondent en +harmonies d’ombres et de clartés, du velours frais des pelouses sous la +pluie irisée des jets d’eau... Elle ne voit que les humbles qui, en +cette saison d’été, envahissent l’aristocratique jardin, les mères +assises, tête nue, sur les bancs--qui, elles aussi peut-être, souffrent +d’avoir des loisirs d’été...--les petits, barbouillés de poussière qui +jouent avec le sable, en attendant que, dans l’avenir, devenus des +hommes, des femmes, ils doivent vivre courbés sous la servitude du +travail... + +Et le même sentiment de confusion l’étreint parce qu’elle a été comblée +par la destinée, sans avoir rien fait pour le mériter... Il lui semble +qu’elle ne pourra retrouver sa joyeuse sérénité tant qu’elle n’aura rien +tenté pour Mademoiselle, tout au moins. + +Le dîner de famille ne la distrait pas des idées qui la hantent. Elle +songe que tant d’autres trouveraient aussi agréable qu’elle-même, de +croquer des plats très fins, autour d’une table fleurie, dans une salle +à manger tendue de tapisseries célèbres, de manier de délicats cristaux, +de fines porcelaines, une argenterie artistique, d’être servie par un +maître d’hôtel vigilant... + +Elle entend son père raconter avec enthousiasme une somptueuse +acquisition qu’il vient de faire chez un antiquaire qui possède de +coûteuses merveilles. Elle écoute sa mère parler de ses projets +d’invitation pour Houlgate, afin d’y amener de jeunes héritières, +d’éducation accomplie, à l’intention de son frère, dont une dépêche +vient de lui annoncer la très prochaine arrivée... + +Ici, elle dresse la tête et oublie un instant Mademoiselle et ses +laborieux frères et sœurs... Ah! l’oncle René ne tardera plus à +apparaître... Alors il est certain que Nicole et lui vont se retrouver à +Houlgate... Mme Seyntis ne paraît pas le redouter... Peut-être après +tout, elle n’a ni su, ni deviné... Cela voit si peu clair, les parents +quelquefois! + +--Marie, je vais faire un tour au cercle, dit M. Seyntis qui a fini de +fumer son cigare; et, tout en parlant, il caresse les cheveux de +Guillemette laquelle songe à mille choses, debout dans le cadre de la +fenêtre, ouverte sur la nuit d’été. + +Chaque soir, si aucune invitation n’appelle les Seyntis hors de chez +eux,--c’est rare, il est vrai!--Mme Seyntis entend cette phrase de son +mari. Et elle l’accueille avec une simple bonne grâce. + +--Bien, mon ami, à tout à l’heure! + +Ce «tout à l’heure» viendra tardivement. Mais Mme Seyntis est si +habituée à ce qu’il en soit ainsi, qu’elle ne pense même pas à s’en +étonner, certaine que son mari est au Cercle, comme il le lui dit. + +Elle prend son ouvrage, car elle est remarquablement adroite pour les +travaux inutiles; et chez elle, il lui faut toujours, entre les doigts, +un crochet ou une aiguille, créatrice d’incomparables broderies. + +Il n’y a pas de soirée qui lui paraisse meilleure que celles qu’elle +passe ainsi... + +Les arbres du parc répandent, avec une bonne odeur de verdure, une +fraîcheur bienfaisante dans le petit salon où la lampe rayonne une lueur +d’or, sous l’abat-jour de soie jaune. Mme Seyntis lève la tête, son +aiguille piquée dans la soie de son métier: + +--Guillemette, ne reste donc pas ainsi inoccupée à la fenêtre! Prends +ton ouvrage. Tu sais que j’ai en horreur les rêvasseries. + +Guillemette se détourne. Sa svelte silhouette, habillée de blanc, se +découpe sur l’obscur velours du ciel constellé. + +--Mère, je ne rêvasse pas... Je réfléchis... + +--Et peut-on, ma fille, te demander à quoi?... + +Guillemette se rapproche et s’assoit sur une chaise basse, près de sa +mère, les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains +croisées. + +--Maman... je pensais que vous devriez emmener Mademoiselle à +Houlgate... + +--Emmener Mademoiselle! répète Mme Seyntis stupéfaite. Quelle idée as-tu +là? Guillemette. Je n’ai aucun besoin d’elle. Pourquoi l’emmener?... + +Au hasard, Guillemette lance: + +--Pour faire un peu travailler Mad! + +--Oh! Guillemette, en voilà une invention! fait Mad bondissant +d’horreur. + +Guillemette ne se laisse pas troubler et continue: + +--Et puis... et puis... elle se promènerait avec moi! Vous savez bien, +maman, que vous regrettez toujours, dans l’été, que je n’aie personne +pour m’escorter sur les routes, puisque miss Murphy ne marche plus! +_M’selle_ serait un chaperon parfait! + +Mme Seyntis considère sa fille avec une surprise grandissante. Où +Guillemette veut-elle en venir? Qu’est-ce que cette fantaisie d’emmener +Mademoiselle que, d’ordinaire, elle déclare trop austère... + +--Mon enfant, tu ne manqueras pas de société à Houlgate; et vraiment, la +villa est trop vite remplie pour que je perde inutilement une chambre en +amenant une personne de plus à loger... + +Ça, c’est le grave de la question! Si la maîtresse de maison parle +impérieusement dans la pensée de Mme Seyntis, il n’y a rien à faire. Et +alors, Guillemette prend résolument son parti... Jusqu’alors, par +délicatesse, pour ne pas trahir la confidence faite dans une minute de +faiblesse, elle a essayé de taire le motif vrai de sa demande... Mais si +elle veut le succès, il faut dire la vérité, lui semble-t-il. + +--Mère, je crois que vous feriez une bonne œuvre en emmenant _M’selle_! + +De nouveau, Mme Seyntis laisse tomber son ouvrage et regarde Guillemette +comme si elle venait de s’exprimer en une langue étrangère. + +--Comment, une bonne œuvre?... Mais Mademoiselle n’est pas dans la +misère, que je sache! + +--Non, maman... Mais elle n’est pas très fortunée... Et je m’imagine +qu’elle regrette--pour cause!--les mois de vacances où elle ne gagne +rien... + +Guillemette répète les propres paroles de Mademoiselle afin qu’elles +produisent sur sa mère l’impression qu’elles lui ont faite. Mais Mme +Seyntis n’a plus dix-huit ans; elle est un peu blasée sur le chapitre +des difficultés et infortunes de la vie, d’autant qu’elle ne les connaît +pas par expérience. Si charitable et bienveillante qu’elle soit, elle +vit enfermée dans l’étroite chapelle où règnent les objets de son culte, +son mari et ses enfants; et du reste des humains, elle s’inquiète avec +le secret détachement que nous avons pour ce qui nous est étranger. +Aussi réplique-t-elle, paisible: + +--Ma petite fille, j’ai déjà beaucoup de bonnes œuvres à soutenir; et +celle-là ne me paraissant pas d’une nécessité évidente, je trouve plus +sage d’en faire la petite économie. + +--Oh! maman, Mademoiselle n’est pas riche, nous avons la chance de +l’être beaucoup!... Alors, nous n’avons pas le droit de faire des +économies avec elle! + +Les mots ont jailli de ses lèvres, avant même qu’elle ait réfléchi. Une +imperceptible rougeur effleure, telle une flamme, le visage calme de Mme +Seyntis. Mais comme elle juge tout à fait inadmissible que sa fille +émette un propos qui ressemble à une observation, elle dit, un peu +sèche: + +--Tu parles comme une enfant, Guillemette, de ce que tu ignores. Il +n’est pas de petites économies, retiens-le bien. C’est justement parce +que nous avons de la fortune que nos charges sont très grosses... Et +elles vont encore s’accroître, puisque la situation faite au clergé de +France oblige tous les chrétiens à des sacrifices pécuniaires. + +Guillemette regarde la pointe luisante de ses souliers et pense,--non +sans un vague remords,--que les soucis de Mademoiselle la touchent +beaucoup plus que les épreuves du clergé de France, auxquelles elle +compatit avec une involontaire sérénité. + +Mais un tel aveu serait d’un déplorable effet auprès de Mme Seyntis qui +en serait scandalisée au dernier chef. Le front penché vers son métier, +elle pique l’aiguille avec une sorte de nervosité; et, sans que +Guillemette ait dit un mot, un brin découragée de si mal réussir en sa +diplomatie, elle reprend pour convaincre sa fille, pour se convaincre +elle-même qu’elle a raison: + +--En somme, Mademoiselle gagne honorablement sa vie. Elle n’a pas besoin +que nous lui fassions la charité, j’en suis persuadée; et, quoi que tu +t’imagines, je ne sais à quel propos, elle est certainement très +contente d’avoir un peu de liberté. + +Guillemette serait ravie de pouvoir partager ces opinions optimistes; +mais elle garde, trop vif encore, le souvenir du regard, de l’accent de +Mademoiselle. D’autre part, elle a l’intuition qu’il est sage de ne pas +insister davantage pour ce soir. Et, d’un ton raisonnable, elle dit +seulement: + +--Maman, bien entendu, vous avez plus d’expérience que moi... Tout de +même, j’ai l’idée que si vous pouviez faire du bien à Mademoiselle, cela +porterait bonheur à André pour son examen! + +Guillemette a jeté cela d’un air innocent. Mais, entre les cils, elle +observe sa mère et voit que ses paroles ont enfin porté. Cet examen +d’André, dont tout son amour maternel désire la réussite, est, en ce +moment, le cauchemar des jours et des nuits de Mme Seyntis. Elle sait +trop bien à quel point son cher petit cancre a besoin des lumières de +l’Esprit-Saint, pour n’être pas prête à tous les sacrifices afin de les +lui assurer, autant qu’il dépend d’elle. Guillemette s’en doute bien, et +c’est pourquoi, en l’intimité de son cœur point égoïste, elle se réjouit +d’avoir eu l’inspiration géniale de mettre en avant l’intérêt d’André. + + + + +III + + +Ce jeune personnage est certes très loin de partager l’inquiétude de sa +mère. Il appartient à l’espèce des nombreux petits hommes qui tiennent à +se laisser vivre pour leur plus grand agrément et sont toujours +convaincus que leur bonne chance les fera réussir, sans qu’ils aient à +se préparer de favorables atouts. + +Il s’est donc mis en route d’un cœur tranquille pour le lieu de son +épreuve. Mais les événements paraissent avoir altéré cette aimable +quiétude, si Guillemette en juge d’après les apparences, alors que, +rentrée de ses pérégrinations quotidiennes, elle pénètre dans le petit +salon où sa mère brode, devant son métier, très rouge, le visage un peu +contracté. André, assis à califourchon sur une chaise, près de la +fenêtre, a les yeux braqués sur un livre dont il ne tourne pas les +pages. + +Elle interroge, pressentant la réponse: + +--Eh bien!... Es-tu content? + +Les yeux toujours sur son livre, André grogne, maussade: + +--Pas du tout!... Je vais être _retoqué_... + +Il a une mine furieuse de chat battu qui serait comique si le +frémissement des lèvres ne trahissait une enfantine envie de pleurer, +comme font les petits dans leur détresse. Et c’est là la révélation d’un +état d’âme tout à fait anormal chez ce garçon insouciant. + +--Mon enfant, pourquoi dis-tu que tu ne réussiras pas... Tu ne peux pas +le savoir! proteste Mme Seyntis dont la voix est tremblante. + +Elle pique fiévreusement son aiguille dans sa broderie et fait, sans en +avoir conscience, des points irréguliers qui tombent, comme des notes +fausses, dans l’harmonie du dessin. + +--Il me semble que ta version est presque tout à fait conforme au texte +que nous avons acheté. + +--Oui, aux contre-sens près! gémit André, dont l’humeur rappelle le dos +d’un porc-épic. + +--Et ton devoir français? questionne encore Guillemette qui, vu la +circonstance, ne se laisse pas rebuter par le ton d’André. + +--Il est idiot comme le sujet donné! + +En effet, la situation, en ces conditions, est mauvaise, et le résultat +apparaît probable. Guillemette le regrette surtout pour sa mère, qui a +l’air aussi lamentable que si André était en route vers l’échafaud. + +--Maman, est-ce que vous avez demandé au professeur d’André si vraiment +ses compositions sont mauvaises autant qu’il le dit? + +--Non, je ne pourrai trouver M. Rochet qu’après le dîner. J’irai +aussitôt, puisque ton père n’est justement pas à Paris. J’ai une +dépêche. Il ne sera de retour de Londres que demain soir. + +--Alors, maman, ne vous tourmentez pas à l’avance. Peut-être que M. +Rochet va vous tranquilliser... + +Guillemette se penche et met un tendre baiser sur le visage désolé de sa +mère; puis, pour la distraire, elle entreprend de lui raconter sa +promenade. Mais Mme Seyntis ne peut pas être distraite. Les paroles de +sa fille sont, à son oreille, un bourdonnement de mouche joyeuse. Elle +est hypnotisée par l’échec probable de son cher rejeton. Elle a +cependant fait tout ce qui était en son pouvoir pour attirer sur lui la +faveur du ciel. Elle s’est répandue en neuvaines, messes, prières, pour +que les clartés de l’Esprit-Saint viennent en aide à sa cervelle +juvénile et mal lettrée. Et voici qu’elle semble ne pas du tout devoir +être exaucée. + +Elle est trop bonne chrétienne pour murmurer. Mais, tout en ombrant de +mauve un iris, elle fouille dans sa conscience pour découvrir comment +elle a pu indisposer le ciel contre elle. Pourtant, elle a obéi, par +pure générosité, aux suggestions de Guillemette et, après maintes +réflexions, demandé à Mademoiselle de venir à Houlgate faire travailler +Mad et se promener avec Guillemette... Cela, alors qu’elle n’avait, en +vérité, nul besoin d’elle et voulait seulement lui rendre service,--à +l’intention du succès d’André. + +Donc... pourquoi ne va-t-il pas réussir comme tant d’autres ni plus +savants ni plus travailleurs?... + +Comme elle rentrait avec lui, qu’elle était allée cueillir à la sortie +de l’épreuve, elle a rencontré son digne ami, le curé de sa paroisse, +qui habite la maison voisine de l’hôtel Seyntis. Il s’est répandu en +phrases réconfortantes pour la mère et le fils, et finalement a invité +André, en guise de distraction, à venir, le lendemain, déjeuner chez lui +avec quelques-uns de ses vicaires. + +André, peu séduit, a sournoisement imprimé à la jupe de sa mère des +secousses expressives pour qu’elle refuse. Mais il semble à Mme Seyntis +que la protection du ciel descendra mieux sur André s’il a reçu de pieux +encouragements; et elle accepte, avec des mots de reconnaissance qui +achèvent d’exaspérer la victime du sort. + +Le dîner est plutôt morose. Mme Seyntis est rongée d’impatience. André, +fatigué, nerveux et affamé. Mad a tellement versé de larmes sur la +malchance de son frère bien-aimé, que ses yeux et son nez ressemblent à +des pelotes d’un rose accentué; mais, tout de même, elle aussi mange +avec un triomphant appétit. Quant à Guillemette, elle ne peut échapper +au sentiment de justice qui lui fait penser qu’André s’est vraiment +acquis tous les droits pour mériter son ajournement. Bien entendu, elle +garde pour elle cette malencontreuse conviction. + +Dès que le dessert a circulé autour de la table, Mme Seyntis se hâte de +mettre un chapeau pour aller recevoir l’arrêt de M. Rochet; et dans la +voiture que lui a fait avancer le concierge, galonné comme un +fonctionnaire, elle se laisse emporter vers la paisible rue des Ternes +où s’épanouit la science de M. Rochet. + +C’est une soirée lourde d’orage. A travers le ciel obscur, courent de +fugitives lueurs d’éclairs. Aux branches, les feuilles sont immobiles. +Devant les grand’portes et les boutiques mi-closes, de modestes groupes +sont assis, soupirant après un peu de fraîcheur; les hommes fument, la +veste enlevée; les femmes ont des corsages flottants et les mains +inactives. Sous la clarté des réverbères, des gamins fouettent leur +toupie dans les pieds des passants. De nombreux dîneurs sont attablés +aux petites tables qui encombrent les trottoirs; ils sont humbles, +satisfaits et mangent avec entrain des mets très ordinaires. + +Tout ce Paris populeux, Mme Seyntis le distingue à peine et n’en a cure; +elle est toute à l’idée que M. Rochet va lui rendre l’espérance ou +justifier sa crainte. Et elle escalade rapidement les cinq étages du +professeur, bien que cette montée hâtive la rende haletante. Elle s’en +aperçoit seulement, tandis qu’elle attend devant la porte close, après +un coup de sonnette bien nerveux. + +--M. Rochet est chez lui? + +--Oui, Monsieur et Madame sont à table. + +Mme Seyntis est si absorbée par sa préoccupation qu’elle répond +machinalement. + +--Cela ne fait rien! Je puis très bien lui parler tandis qu’il dîne. + +Et derrière la jeune bonne qui n’ose l’arrêter, elle entre dans la salle +à manger où le jeune ménage Rochet prend le repas du soir. La lumière, +sous le voile de porcelaine de la suspension, flambe gaiement sur les +cristaux et l’argent des couverts, sur les bois clairs de la pièce +_modern style_. Madame est en robe de maison de batiste rosée; près +d’elle, est son poupon, très affairé à recueillir des miettes de pain +sur la nappe. M. Rochet tient en main le couteau à l’aide duquel il +allait trancher dans le rosbif qui saigne devant lui. Au spectacle de +cette scène familiale, Mme Seyntis s’arrête, saisie, ses instincts de +femme du monde réveillés; et elle se sent accablée de l’incorrection de +sa conduite. + +--Monsieur Rochet, je vous fais toutes mes excuses d’avoir ainsi envahi +votre salle à manger! Je n’ai vraiment plus la tête à moi, après toute +cette journée d’émotion. + +--Je comprends, madame... Mais si vous voulez passer dans le salon, nous +causerons mieux de ce qui vous amène. + +Mme Seyntis voit le rosbif qui attend et, confuse derechef, elle dit +hâtivement: + +--Non, monsieur, je vous en prie, continuez votre dîner. Je voulais +seulement vous demander votre avis sur la version et le devoir français +d’André dont il n’est pas content. + +L’évocation de ce fâcheux événement ranime tout l’émoi de Mme Seyntis, +qui se désintéresse complètement du rosbif, de la petite Mme Rochet, +laquelle en son for intérieur maudit cette visite impromptue, du bébé +qui prend une mine très fâchée parce que sa mère l’empêche de culbuter +un verre. M. Rochet, lui-même, soupire d’être poursuivi par les examens +jusqu’en son _home_. Mais le moyen de ne pas accueillir bien la mère +d’un élève aussi fructueux qu’André Seyntis! Aussi il s’exécute +bravement, abandonne couteau et rosbif, prend le brouillon de la version +et commence à lire. + +Anxieuse, Mme Seyntis le regarde. Il n’a pas l’air enthousiasmé, loin de +là! Le cœur battant, elle écoute les commentaires, plutôt décourageants, +dont il ponctue les phrases. M. Rochet est un homme consciencieux. Ce +qu’il juge mauvais, il le dit d’un ton doux et aimable, mais très net. +Trompé par le calme apparent de sa visiteuse, il lui dévoile tous les +méfaits littéraires commis par André, sans soupçonner que le cœur de la +pauvre mère se gonfle de chagrin, quoiqu’elle fasse bonne contenance, +disciplinée par l’éducation mondaine. + +--Alors, monsieur Rochet, vous pensez qu’André ne sera pas reçu? + +--Madame, je le crains fort. + +Il y a une seconde de silence; Mme Seyntis lutte contre son émotion, +contemplant, sans le voir, le rosbif de plus en plus froid. La jeune Mme +Rochet devine son chagrin et la plaint; mais, puisque le mal est fait, +souhaite qu’elle s’en aille pour que le dîner s’achève... M. Rochet, +lui, repris par l’engrenage, réfléchit aux sottises écrites par son +élève. Quant au bébé, il lance triomphalement sa cuiller dans l’assiette +de sa mère. Tous tressautent, et Mme Seyntis, rappelée à elle-même, se +lève aussitôt, avec des mots d’excuses, dont sa pensée est absente. + +Maintenant, elle a hâte d’être seule, tant elle sent ses paupières +chargées de larmes qu’elle craint de ne pouvoir longtemps retenir. Et sa +dignité lui interdit de se trahir. Elle remercie M. Rochet de sa +consultation, serre machinalement la main de la jeune femme, caresse +d’un geste distrait la tête ronde du bébé... Puis la porte retombée +derrière elle, enfin! elle se trouve seule dans l’escalier où luit la +flamme crue d’un bec Auer. Par la fenêtre entr’ouverte sur la nuit, on +entend des rires qui viennent de la cour et le heurt des assiettes que +range une ménagère invisible. + +Cette fois, les larmes jaillissent des yeux de Mme Seyntis et elle,--le +_decorum_ fait femme!--elle s’assoit, au hasard, sur une marche et +pleure, pleure, pleure... autant que si une irréparable catastrophe +s’était abattue sur elle. + +Pour la rappeler à elle-même, il faut, en bas, dans le vestibule, le +bruit de la porte d’entrée qui se ferme. Quelqu’un monte. + +Vite, elle se dresse, tamponne son mouchoir sur ses yeux, et se met en +devoir de descendre. Un monsieur la croise, et, sous la lumière, voit la +trace des larmes sur le visage altéré. Il salue avec respect, se disant +que cette dame si affligée vient, sans doute, d’apprendre quelque +douloureuse nouvelle, et il lui offre l’hommage de sa compassion +silencieuse. + +Elle ne le soupçonne guère et remonte en voiture, accablée par toutes +les conséquences de cet examen manqué... Irritation de son mari qui fut +jadis un brillant élève, ignorant des échecs... Mauvaise humeur d’André, +contraint de travailler pendant les vacances. D’où, tiraillements, +scènes, séjour d’Houlgate troublé, alors qu’elle souhaitait tant jouir +du retour de son frère!... Ah! qu’a-t-elle fait pour mériter une telle +épreuve? + +Et son regard interroge le ciel sombre, toujours strié de lointains +éclairs. Mais une averse a mis un peu de fraîcheur dans l’air. Un +souffle tiède erre sur les feuilles. La nuit devient charmeuse. Des +couples flânent paresseusement; et, dans l’ombre, les mains se +cherchent, les lèvres se rapprochent... + +Sur le balcon, dressé haut vers le plein ciel, le jeune ménage Rochet +veut jouir de la douceur du soir. Mais Monsieur reste assombri des +fâcheuses révélations apportées par Mme Seyntis; et sa petite femme est +dépitée devoir que, par sa seule présence, elle ne le distrait pas de +ses réflexions. Pour le ramener à de meilleurs sentiments, elle appuie +la tête contre son épaule. + +--Ah! Paul, je t’en prie, ne t’inquiète plus de ce garçon et occupe-toi +de moi qui ne t’ai pas vu de la journée! + +Monsieur sourit et se penche très volontiers sur le visage levé vers le +sien... Alors, bien vite, et sans peine, il oublie André, ses +contre-sens, son piteux devoir français, et trouve exquis de murmurer de +tendres et douces folies à la charmante jeune dame que la loi et +l’Église lui ont donnée pour compagne. + +Au bout d’un instant, certaine de sa victoire, c’est elle qui reprend +d’un ton de confidence: + +--Il est plutôt stupide, ton André, n’est-ce pas? + +--Mais non! mais non! fait-il, paternel. C’est un gentil petit cancre. +C’est rare même qu’il me fasse un devoir aussi idiot que celui-ci! +Aussi, c’est... embêtant tout de même qu’il rate cet examen! + +Gamine, elle répète drôlement: + +--Embêtant pour lui? + +--Et pour moi!... Les parents sont des êtres bâtis de telle sorte qu’ils +nous rendent invariablement responsables des insuccès de leur +progéniture. + +Madame mordille sa lèvre, et, d’un ton raisonnable, approuve: + +--Ça, c’est vrai!... Enfin, tant pis, puisque nous n’y pouvons rien... +Et penser que notre Jacques nous donnera peut-être, un jour, des +émotions comme celles de la pauvre Mme Seyntis! Il est vrai que, +sûrement, ce sera un bûcheur comme son papa! + +Et elle a un regard caressant vers son seigneur et maître. Ce regard +glisse ensuite vers la chambre, riante en ses tentures de voiles de +Gênes, où le poupon sommeille sous le tulle de ses rideaux, près du +grand lit conjugal, préparé pour la nuit. + +M. et Mme Rochet, rapprochés sur leur balcon, oublient, cette fois, tout +à fait André et son bachot. + +Cependant, Mme Seyntis, lamentable, roule vers sa somptueuse demeure... +La voiture s’arrête. La mort dans l’âme, elle rentre dans le petit salon +où Guillemette fait vaguement du filet,--c’est la mode,--gagnée par +l’agitation d’André qui se meut, tel un écureuil dans une cage, l’air si +bourru, que Mad n’ose plus lui faire part de sa tendre sympathie. + +Tous trois ont la même interrogation: + +--Eh bien? mère. + +--Ah! mon pauvre enfant, tu avais raison: ta version est pleine de +contre-sens, et ton devoir français est un des plus mauvais que tu aies +faits! + +Tableau! André est furieux contre les examens, les professeurs, les +travaux supplémentaires qu’il entrevoit...--pas contre lui-même. Mme +Seyntis est très émue. Mad repleure. Guillemette pense que les garçons +semblent avoir été créés pour jeter la perturbation dans les familles. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Ils sont pénibles, les jours qui suivent, en attendant que le jury ait +définitivement décidé du sort d’André. M. Seyntis, retour d’Angleterre, +a fulminé contre son héritier, justement responsable de la catastrophe. +Sans grand espoir d’un miracle, Mme Seyntis a pieusement redoublé ses +invocations aux saints, protecteurs des examens. André est allé déjeuner +avec les vicaires de sa paroisse; et il a été gratifié de si paternels +encouragements qu’il est tout prêt à croire que, par pure malice, M. +Rochet lui a découvert des contre-sens. M. le curé lui-même,--à qui +depuis sa tendre enfance sa mère l’envoie déverser les secrets de sa +jeune conscience,--n’a pas semblé, du tout, considérer la partie comme +perdue. + +Tout de même, il voudrait bien avoir la certitude que la bonne chance +l’a favorisé, si peu qu’il l’ait aidée. Or, cette douce espérance, un +entretien avec M. Rochet la lui enlève et son dernier mot, alors qu’il +part chercher son arrêt, est celui-ci: + +--Vous savez, maman, ne vous attendez à rien de bon! Je suis fichu! + +Mme Seyntis en a terriblement peur. Aussi, c’est avec une vraie fièvre +que, ce matin-là, elle donne ses ordres et remplit, avec son habituelle +conscience, ses devoirs quotidiens de maîtresse de maison. A toute +minute, ses yeux vont à la pendule... André arrive... Il va savoir... Et +elle aussi saura... Maintenant, il est inutile d’invoquer les puissances +célestes! + +Une sonnerie au téléphone. Sûrement, c’est la nouvelle! Elle est toute +blanche et sent, en tout son être, que les examens sont un supplice pour +les mères. Elle se répète, dans une crainte nerveuse de la déception: + +--Il est refusé! Certainement, il est refusé! + +Et elle reste immobile devant son téléphone, ayant une peur lâche, aussi +bien d’entendre que d’interroger... + +Pourtant, à quoi bon hésiter davantage? Il faut bien accepter les +épreuves, les supporter... + +--Allo!... Allo!... + +Quelqu’un parle dans le téléphone. Instinctivement, elle écoute. Mais +elle est si troublée que les mots lui arrivent vides de sens, en un +bruit confus. Elle demande: + +--Parlez plus nettement! Je ne comprends pas! + +--Reçu! Il est reçu! articule la voix de M. Seyntis. + +Une bouffée de joie monte, étourdissante, au cerveau de Mme Seyntis. + +Elle répète, n’osant croire qu’elle ne se trompe pas: + +--Il est reçu?... Vous dites qu’il est reçu? + +--Oui, reçu! fait encore la voix lointaine de M. Seyntis. Je ne sais par +quel miracle. Mais l’évidence est là!... Notre gamin passe en ce moment +l’oral. Je retourne l’entendre. J’espère que la chance sera pour lui +jusqu’au bout! + +Mme Seyntis ne demande pas autre chose. Ah! oui, André reçu avec les +devoirs dont il est coupable, c’est un miracle! Elle en est si +convaincue qu’elle n’a plus une seconde d’inquiétude sur le résultat +définitif. Ses ferventes prières ont été exaucées; et comme le lui avait +prédit Guillemette, il lui a porté bonheur d’avoir rendu service à +Mademoiselle. + +Ah! la joyeuse matinée, après ces trois jours d’angoisse. Mme Seyntis se +sent la légèreté d’un papillon; et son âme pieuse se répand en actions +de grâces. Vite, elle fait prévenir M. le curé. + +A midi, André arrive en coup de vent: + +--Je suis reçu! reçu!... J’ai dit des inepties en allemand et dans le +cours du Rhône!... Mais ça n’a rien fait! + +Il exulte et, dans la sincérité de son âme, trouve sa réussite toute +naturelle. Comme lui pense Mad qui témoigne son allégresse par une danse +de sauvage. + +--Mère, je suis un peu en retard. J’ai voulu annoncer à M. le curé le +bon résultat qu’il m’avait prédit. + +--Tu as bien fait... Je lui avais déjà envoyé un mot... + +Nouveau coup de timbre. C’est M. Seyntis. Lui aussi est satisfait, +quoique fort surpris de cette conclusion inespérée; et, tout en posant +sur la table son chapeau et ses journaux, il explique gaiement à sa +femme: + +--Quelle diable d’idée avait eue Rochet de nous tourmenter ainsi? M. le +curé avait été un plus aimable prophète, j’ai passé chez lui pour le lui +faire savoir... + +Décidément, M. le curé n’ignorera pas qu’André Seyntis a été reçu à son +bachot par un heureux coup du sort dont le pourquoi demeurera un +mystère. + + + + +IV + + +Sous la nacre du ciel, les vagues poudrées de lumière ont des courbes +molles d’où jaillissent des aigrettes d’argent. Une senteur de mer et de +fleur monte des eaux qui ondulent sur le sable, de la floraison des +massifs, épandus sur les terrasses, dans les jardins brûlants, ivres +encore du soleil d’août qui s’abaisse lentement vers l’horizon clair. +Devant les fenêtres de sa sœur, André clame: + +--Guillemette, es-tu prête? Maman dit qu’il va être l’heure de partir +pour la gare, si nous ne voulons pas manquer l’oncle. + +--Je viens, je viens! annonce Guillemette qui, sans nulle hâte, achève +de se mettre en tenue de sortie. + +Par amour de l’art,--est-ce pour cela vraiment?--elle a fait de son +mieux à cette fin d’offrir à son oncle, dès l’arrivée, un agréable +spécimen de jeune Parisienne. A-t-elle réussi? Pour s’en assurer, malgré +les appels sonores d’André, elle demeure encore une seconde, debout +devant la psyché qui occupe un des angles de la chambre, sous la pleine +clarté tombant de la fenêtre. Elle tire, puis relève quelques petites +mèches folles de cheveux, sous sa grande capeline de paille, arrange +dans sa ceinture, où se fanent des roses, les plis de la blouse de +mousseline, inspecte la peau immaculée de ses souliers de daim blanc... +Tout cela n’est pas mal, pas mal du tout!... + +Encore un appel. Cette fois, c’est Mme Seyntis qui, à son tour, jette un +«Guillemette!» presque impatient. + +--Me voici, maman. J’accours! + +Guillemette saisit au vol ses gants, son ombrelle, et comme un +tourbillon blanc, apparaît sur le perron, histoire de ne pas faire +attendre sa mère, en fillette bien élevée, car elle sait que l’heure du +train n’est pas encore toute proche. + +En effet, comme d’ordinaire, Mme Seyntis, aiguillonnée par la crainte +d’être en retard, est de beaucoup en avance. La gare est encore à peu +près sevrée de voyageurs. André en profite pour observer, à son aise, +les manœuvres des employés et se campe mal à propos sur leur chemin, +quand ils évoluent avec des marchandises à charger. Mad le suit comme +toujours. Guillemette, frottant l’asphalte du bout de son ombrelle, se +demande, curieuse, si elle va retrouver le sérieux oncle René +d’autrefois... Et Mme Seyntis songe à s’asseoir, car son émotion lui +donne une soudaine lassitude. + +Un voyageur a encombré le banc de ses paquets et a l’air très mécontent +que Mme Seyntis manifeste l’intention d’y prendre place. Elle, +d’ordinaire, est la mansuétude même; mais l’arrivée de son frère lui +donne des nerfs très vibrants. Comme ce voyageur n’a pas l’air de se +douter qu’il devrait écarter son chargement, elle repousse les paquets +sans plus de cérémonie. + +L’homme tressaute. + +--Mais, madame, prenez garde! Ce sont des marchandises qui payent... + +Mme Seyntis regarde de haut en bas cet inconnu qui se permet de lui +parler; et elle réplique vertement,--le sans-gêne lui est odieux: + +--Les bancs sont pour les voyageurs, non pour les marchandises! + +Et elle s’assied à la place qu’elle s’est faite. Elle est un peu rouge, +parce qu’elle déteste se voir en évidence et vient de remarquer que des +voyageurs ont entendu le colloque et sourient. D’elle? de ce malotru? +Pendant une seconde, Mme Seyntis est si contrariée de l’incident qu’elle +en oublie son cher voyageur. + +Mais André revient affairé. + +--Le train est signalé. Vous entendez? maman. + +Mme Seyntis n’entend rien du tout. Mais cependant elle se lève comme si +la locomotive entrait en gare. Guillemette vient près d’elle. D’un geste +machinal, elle relève de petits cheveux sur sa nuque. + +Un sifflement aigu, un panache de fumée, un bruit sourd qui grandit et +le train arrive en grondant. Des portières s’ouvrent; Mme Seyntis est +toute pâle et mordille sa lèvre qui tremble. + +--René! Ah! voici René! + +Et oublieuse de sa réserve coutumière, elle court vers le voyageur qui +saute de wagon, et l’embrasse avec effusion, sans souci des regards. + +Discrètement, Guillemette, Mad, André sont restés un peu en arrière; +mais tous trois contemplent leur oncle avec un juvénile intérêt. + +II est grand, brun, a des yeux très noirs, un teint brûlé qu’accentue +l’éclair d’ivoire de très belles dents et la blancheur immaculée du col +qui enserre le cou; une tenue de clubman élégant et correct,--aucune +recherche de chic,--avec ce quelque chose qui trahit l’officier en +civil. + +C’est à peu près ainsi que Guillemette se le rappelait. Pourtant, elle +ne le voyait pas si bronzé et elle lui croyait l’air plus froid, plus +sévère. Il est vrai qu’en ce moment, il sourit en tenant les deux mains +de Mme Seyntis, dont les joues, maintenant empourprées, sont humides. + +Elle est tellement toute à la joie de ce retour, qu’elle en accepte sans +contrariété l’annonce que son mari, retenu pour affaires, ne pourra +arriver que le lendemain. Elle répète, comme le cri même de son cœur: + +--René! mon René!... Quel bonheur de te retrouver!... Mais j’oublie de +te présenter tes neveu et nièces!... pense-t-elle soudain. + +--Laisse-moi les reconnaître! Marie... Ce grand garçon, c’est André... +Et celle-ci, ce doit être la jeune Mad... Et... est-ce que vraiment +cette belle demoiselle est ma nièce Guillemette?... Ah! le temps!... le +temps!... Il y a décidément bien des années que je suis parti... Je peux +embrasser? Marie. + +--Mais bien entendu! Quelle question! + +--Vous permettez aussi? Guillemette. En l’honneur de mon arrivée. + +Elle lui tend ses joues fleurant l’œillet et la jeunesse; et elle +éprouve une bizarre impression de surprise, à sentir sur son visage +l’attouchement de ces lèvres masculines, le frôlement de la moustache +qui garde un parfum vague de bon cigare. + +C’est qu’aussi l’oncle René ne la tutoyant plus, la traitant en grande +personne, lui paraît un étranger, un oncle tout neuf dont elle ne sait +rien, si ce n’est qu’il a l’air de la trouver gentille à voir. Cela ne +lui est pas désagréable du tout; et avec une bonne grâce parfaite, elle +accepte le regard attentif, étonné, pénétrant des yeux noirs, qui semble +vouloir aller jusqu’au fond de l’âme. + +--Laissez-moi vous contempler un peu, Guillemette. Je ne sais pourquoi, +je n’avais pas pensé que je vous retrouverais une jeune fille. Quel âge +avez-vous donc? + +Elle a un rire léger, amusée de la question qui lui rappelle le temps où +elle était une petite fille très indisciplinée, souvent morigénée par +l’oncle si sage. + +--J’ai pris des années, mon oncle. J’ai passé les âges qui s’avouent en +dehors de la famille. Mes dix-huit ans sont venus en janvier dernier. + +--Mes compliments, ma nièce. Vous êtes décidément entrée dans le clan +des personnes sérieuses. + +--Hum! hum! fait, avec un peu de malice, Mme Seyntis chez qui l’arrivée +de son frère semble ranimer la gaîté de sa jeunesse. + +--Maman, maman, ne soyez pas taquine et reconnaissez que vous pourriez +avoir une fille beaucoup plus détestable! Je m’applique à être si +gentille! + +--Ah! tant mieux, ma nièce, car j’espère que votre gentillesse voudra +bien se faire sentir jusqu’à moi! + +--Bien sûr, si vous le méritez, oncle René. Ma bonté s’étend à toute la +nature, comme on dit en poésie. + +Elle lui glisse cela, d’un accent qui est un délicieux amalgame de +coquetterie et de candeur. De nouveau, les yeux noirs arrêtent un regard +de curiosité sur elle qui ressemble si peu à la jeune fille que fut sa +mère autrefois. Quel monde, à lui inconnu, semble enfermer cette jolie +forme souple! + +Le train s’ébranle de nouveau vers Cabourg. Et Mme Seyntis, alors +arrachée à sa joie, s’avise qu’il serait préférable de regagner les +_Passiflores_. C’est, aussitôt, le prosaïque souci des bagages à +reconnaître. Les porteurs se précipitent; le chef de gare lui-même +s’empresse, Mme Seyntis étant un personnage à Houlgate; et l’oncle René +donne ses ordres avec le parler net et bref des hommes habitués au +commandement. + +--Mon oncle, vous revenez en voiture, n’est-ce pas? insinue Mad, qui +trouve son oncle très bien et a envie de lui dire quelque chose +d’aimable pour qu’il s’occupe d’elle. + +--Ma nièce, je crois que j’aurai la force de marcher! + +--Ah! marmotte la petite, désappointée. Mais c’est que maman, elle, +déteste la marche. + +--Eh bien, nous monterons tous en voiture avec «maman». Marie, je suis à +toi, j’en ai fini avec les bagages. + +Devant la gare, stationne la Victoria dont les chevaux battent la +poussière. + +--Guillemette, mets-toi près de moi, dit Mme Seyntis; Mad se glissera +entre nous, et nous laisserons le siège de devant pour nos deux garçons. + +Le second garçon, c’est l’oncle René. Cela amuse Guillemette d’entendre +Mme Seyntis traiter avec tant de désinvolture ce frère qui la dépasse de +toute la tête et dont le visage, quand il ne sourit pas, est plutôt +sévère. Ah! l’oncle René n’a pas l’air d’un jeune homme flirt; rien d’un +frivole danseur de cotillon! + +Guillemette le considère assis devant elle tandis qu’il cause gaiement +avec sa mère. Est-ce lui qui a rajeuni ou elle qui a vieilli? mais bien +moins qu’autrefois, il lui paraît un monsieur d’âge, quelque chose comme +un jeune père... + +Et sa pensée audacieuse de petite Ève se demande ce qu’il y a derrière +ce masque sérieux, calme, mais un brin austère... Un masque énergique, +aux lignes très nettes, coupé par la barre des sourcils, droits comme +doit l’être la volonté du capitaine Carrère. Mais les yeux qui regardent +sous ces sourcils impérieux ont quelque chose de très bon... Et comme la +voix brève a parfois des inflexions tendres pour s’adresser à Mme +Seyntis!... + +Peut-être il parlait ainsi à Nicole. Pourtant, il n’a pu la charmer, +faire qu’elle ne redoutât pas ce qu’elle appelait, plutôt moqueuse, la +«sagesse» de René Carrère... Dans le souvenir de Guillemette, jaillit la +vision de la jeune femme, en ce jour d’été où, devant les étoffes +soyeuses, quelques mots, dits par hasard, ont, tout à coup, évoqué un +passé enseveli comme le sont les morts. Sous sa capeline enguirlandée de +roses, Nicole avait des yeux songeurs, tristes même, tandis qu’elle +parlait en souriant, avec des lèvres qui semblaient frémissantes, de ces +choses finies. Bien finies?... Dans quelques semaines, à Houlgate, lui +et elle vont se revoir, vivre l’un près de l’autre. + +Guillemette est si intéressée par ce problème sentimental, qu’elle est +saisie de s’entendre tout à coup interpellée: + +--Guillemette, ma nièce, est-ce que vous êtes toujours silencieuse +ainsi? + +Avec malice, elle jette, l’air sage: + +--Comme toutes les personnes raisonnables, mon oncle, j’ai mes heures de +méditation. + +--Ah! très bien!... très bien!... Marie, tu avais honteusement calomnié +cette jeune fille en la traitant de gamine! Et peut-on vous demander +l’objet de votre méditation, ma chère nièce? + +Elle devint toute rouge comme si les yeux de l’oncle René allaient lire +en elle, et le sourire où il y a de l’enfant et de la femme retrousse +ses lèvres: + +--Je compare l’oncle René d’autrefois avec celui d’aujourd’hui! + +--Il y a changement sensible?... Vous me trouvez bien vieux, avouez, +Guillemette. Je vous fais, plus que jamais, l’effet d’un oncle? + +Elle secoue la tête. + +--Non, au contraire... J’avais gardé le souvenir d’un oncle René très +grave, un peu... croquemitaine... Mais vous avez l’air beaucoup plus... +plus à ma portée... + +--Ah! tant mieux! Car j’ai grande envie que vous me trouviez un oncle +charmant, déclara-t-il joyeusement, tandis que Mme Seyntis s’exclame: + +--Voyons, Guillemette, ne commence pas à dire des sottises! + +Elle est un peu déroutée par la transformation que le temps semble avoir +opérée dans les rapports de son frère et de Guillemette. Elle, aussi, au +premier moment, a été surprise qu’il ne la tutoyât plus. Pourtant, elle +ne lui a pas rappelé ses habitudes d’antan. Les années qui viennent de +s’écouler ont creusé un invisible sillon et tracé des distances. + +--Et vous ne me gronderez plus, mon oncle? + +--Oh! je ne me le permettrais pas... + +--Hum, hum! Vous êtes très sage et moi, je ne le suis guère! + +--Guillemette, soyez bonne, ne vous moquez pas de moi!... et donnez-moi +seulement la permission de vous gâter! + +--Oh! je ne demande pas mieux! J’adore qu’on me gâte! + +Elle a parlé avec tant de conviction que tous se mettent à rire. Mad +pense qu’elle aussi aime à être gâtée. Mais elle n’ose pas le dire! + +La voiture roule dans les avenues claires que bordent des villas aux +terrasses fleuries de géraniums roses. Des femmes, en robe blanche, +passent sous le dôme feuillu des arbres. Des attelages filent, d’une +impeccable élégance. Un honnête tramway, antique et modeste, corne +éperdument pour annoncer qu’il va s’ébranler vers Cabourg. Les nourrices +font jouer les tout petits sur la place ombreuse d’où partent les +avenues plantées de vieux arbres et le large chemin qui descend vers la +plage. + +--Ah! mon petit Houlgate n’a pas changé depuis quatre ans! Comme je le +retrouve pareil à lui-même!... fait l’oncle René de cet accent qui +assouplit étrangement sa voix... Si pareil que, n’étaient ces jeunes +visages, je pourrais croire que j’ai rêvé mon séjour en Afrique. Ah! la +mer, la mer française! + +L’oncle René regarde avec une sorte d’avidité les eaux qui miroitent +somptueusement, telle une immense nappe étincelante, hérissée, près du +rivage, par les sombres silhouettes de roches basses, noires de varechs. + +Mais la voiture tourne brusquement et s’engage sous la haute porte +couronnée de clématites, derrière laquelle s’allonge le parc, avec la +perspective charmante des massifs en fleurs, des allées poudrées de +sable sous la dentelle des branches. + +Derrière les fenêtres ouvertes, les rideaux se soulèvent, à la brise du +crépuscule. Au pied du perron, sous les arbres, les sièges groupés ont +un air d’intimité. + +--René, te voilà chez toi! dit affectueusement Mme Seyntis. Les +_Passiflores_ te souhaitent la bienvenue! + +Il lui sourit; et il y a une sorte de ferveur joyeuse dans son accent +quand il répond: + +--Que c’est bon, le _home_, comme disent nos voisins... Surtout après un +exil de plus de quatre années! + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Guillemette serait peut-être un peu embarrassée d’expliquer par quelle +suite de sentiments complexes, pendant le dîner qui est d’une animation +inaccoutumée, elle trouve agaçant de voir l’oncle René répondre +généreusement aux questions d’André sur Madagascar; questions qui en +amènent d’autres de Mme Seyntis, de sorte que l’oncle René semble +transformé en conférencier. Quand il cause ainsi, elle le retrouve tel +qu’autrefois, alors qu’il ne parlait jamais que de choses sérieuses, au +temps où il a effrayé Nicole de sa haute raison. Mademoiselle aussi se +mêle discrètement à la conversation parce qu’il y est question de +géographie. + +Dieu! qu’ils disent donc tous des paroles instructives! Guillemette se +croit revenue au temps où elle subissait de doctes cours. + +Mais si elle est peu charmée de trouver son oncle à ce point prolixe de +renseignements sur Madagascar, elle ne peut s’empêcher de s’intéresser à +certains détails pittoresques qui colorent ses explications, au +sentiment profond qu’elle devine en lui pour les choses de sa carrière. +Ah! il est un soldat convaincu! + +Cependant, si occupé soit-il par l’obligation de répondre aux questions +qui pleuvent dru sur lui, il s’aperçoit assez vite que Guillemette +écoute silencieuse, ouvrant de larges prunelles où se jouent les reflets +de sa pensée. + +Et il demande: + +--Ce sont mes sempiternels récits qui vous rendent muette ainsi? +Guillemette. + +--Mon oncle, je m’instruis... + +--Que vous êtes donc sage! ma nièce. + +--Suffisamment à votre gré? oncle René. Car j’imagine que vous ne devez +apprécier que les jeunes personnes dont les qualités sérieuses sont à +toute épreuve... Ah! quelle tante parfaite vous me donnerez sûrement! + +--Une tante? répète-t-il, saisi. Puis il se met à rire: + +--Ah! vous ne perdez pas de temps, petite Guillemette. A peine suis-je +débarqué que vous me mettez en ménage... + +--C’est pour votre bonheur, mon oncle. + +--Espérons-le, ma nièce. + +Il dit cela si gaiement que Guillemette est tout à coup pénétrée de la +certitude qu’il est consolé d’avoir perdu Nicole. Et, en fin de compte, +sans savoir pourquoi, elle préfère qu’il en soit ainsi. Elle s’amuse de +le voir assez effrayé par la promesse de Mme Seyntis de faire +prochainement défiler devant lui les plus charmantes filles qu’elle ait +pu trouver, en ses relations, capables de lui apporter le bonheur +conjugal. + +Aussi, en se levant de table, entend-il sa jeune nièce lui glisser d’un +ton encourageant: + +--Soyez tranquille, oncle René, le premier flot des invités n’arrive que +la semaine prochaine. Vous avez encore huit grands jours de pleine +liberté! + +Le dîner est fini. Les portes-fenêtres du salon sont large ouvertes sur +la terrasse, blanche de clair de lune, où les arbres détachent des +ombres mouvantes. Un souffle tiède fait, par instants, trembler la +flamme des lampes et apporte du jardin un arome de fleurs... + +Guillemette s’approche de la fenêtre, laissant Mademoiselle s’installer +paisiblement avec son ouvrage. Mme Seyntis est appelée au dehors par un +ordre à donner. + +--Guillemette, vous n’avez pas froid?... Vous avez un corsage si léger! + +C’est l’oncle René qui l’a suivie. Elle tourne la tête vers lui, dont la +haute taille se découpe sur la lumière de la lampe. La tenue du soir lui +va bien... + +--Il ne fait pas froid, mon oncle. C’est exquis, une soirée comme +celle-ci! + +--Oh! oui exquis! répète-t-il avec cette sorte d’allégresse contenue +qu’elle a déjà surprise dans son accent. Je ne soupçonnais pas à quel +point il me semblerait bon de retrouver ma maison familiale et ceux +qu’elle abrite! + +Il la regarde avec un plaisir si évident, que le démon de la coquetterie +frétille incontinent en sa jeune cervelle, y allumant un naïf désir de +conquête,--revanche des admonestations de l’oncle, jadis. + +Elle est perchée sur le bras d’un divan; la pointe effilée de son +soulier bat le tapis, et sa main tourmente un coussin. La clarté des +lampes caresse le visage spirituellement mobile, l’ardente étoile des +yeux, les lèvres qui ont une délicieuse expression de gaminerie câline +pour interroger: + +--Ce n’est pas seulement maman, dites, oncle René, que vous êtes content +de revoir!... C’est un peu nous aussi, les enfants. + +--Vous en doutez? Guillemette. + +--Je me souviens, mon oncle, qu’autrefois, vous me trouviez une créature +insupportable! + +Il a un geste de protestation. + +--Oh! mais si, mon oncle... Certainement je me suis assagie; mais il est +positif que je vous agacerai encore plus d’une fois, que vous aurez la +forte tentation de me gronder... Après tout, tant pis! Nous en serons +quittes pour nous réconcilier; ne pensez-vous pas? + +--Je le pense! Mais j’espère bien, quoi que vous en disiez, que nous +n’aurons pas à nous réconcilier!... C’est étonnant, toutefois, comme +vous ressemblez peu à votre mère! + +--Sûrement, à mon âge, maman valait mieux que moi, reconnaît Guillemette +avec conviction. Je voudrais être à sa hauteur, mais c’est impossible! +Les éléments font défaut. Maman est comme vous, mon oncle, taillée dans +de l’étoffe de sagesse! + +René rit gaiement: + +--Guillemette, je crains que vous ne vous illusionniez, quant à la +valeur de mon étoffe qui doit être bien tramée, comme on dit, je crois. + +--Parfaitement, mon oncle. Tant mieux si vous n’êtes pas si sage que je +le craignais. Une chose certaine, c’est que vous ne me faites plus, +autant qu’il y a quatre ans, l’effet d’un monsieur respectable! + +--Ah! tant mieux! s’écrie René un peu réconforté, car il éprouvait un +vague agacement à se voir juché sur un piédestal de vertu et d’austérité +par cette malicieuse fillette. + +--Guillemette, à mon tour, je vous adresse une demande. Ne me traitez +pas en vieux monsieur, mais en camarade! + +--Oh! pour cela, mon oncle, ce serait trop irrévérencieux. Mettons, si +vous voulez, en ami! + +--C’est cela, nous serons amis... Mais des amis doivent bien se +connaître et, pour moi, qui viens de si loin, vous êtes le mystère. Ne +prenez pas mes paroles pour un mauvais compliment, mais pour un simple +désir de me renseigner... Guillemette, je m’imagine que vous êtes +terriblement coquette! + +Elle rit et son jeune visage a une indéfinissable expression: + +--Mon oncle, on fait ce qu’on peut! + +Il se demande ce qu’elle veut dire et en éprouve de nouveau une secrète +impatience. Se moque-t-elle de lui? Il répète: + +--On fait ce qu’on peut pour?... + +--Pour... pour être en gré, auprès de tout le monde... Voilà! + +Il va la questionner encore avec une sourde irritation de ne savoir pas +mieux débrouiller la pensée intime de cette petite fille. Mais Mme +Seyntis qui rentre dans le salon l’appelle. + +--René, viens-tu un peu sur la terrasse? Il fait très doux ce soir... + +Et il obéit, trouvant tout de suite un singulier bien-être à la pensée +qu’avec sa sœur, il va être en parfaite communauté d’esprit. Elle a une +âme limpide dans laquelle il est aisé de lire... + +Sous la lampe, Mademoiselle continue à faire mouvoir les aiguilles de +son tricot, d’un doigt machinal, car sa pensée est à Paris, enfuie vers +le modeste logis, d’où l’impitoyable raison a seule pu l’isoler. Dans +cette famille étrangère, elle se sent isolée, si bienveillant soit-on +pour elle, et, le soir surtout, la nostalgie de son _home_ s’abat sur +elle, très douloureuse. + +Sur la terrasse, André et Mad se font part de leurs impressions au sujet +de l’oncle, qu’André déclare un «chic type», noir comme une bouteille +d’encre! ajoute-t-il sans respect; ce qui éveille les protestations +indignées de Mad. + +Guillemette laisse de côté les uns et les autres et va s’asseoir à +l’écart dans un vaste _rocking-chair_ où sa svelte personne semble +disparaître toute, et, contemplant dans le velours sombre du ciel +l’éclair des étoiles filantes, elle songe vaguement à toute sorte de +choses imprécises qui lui font l’âme joyeuse. + + + + +V + + +Dans la déchirure des nuages lourds de pluie, vient de jaillir un frêle +rayon de soleil. Guillemette pense que le jardin doit sentir bon la +verdure mouillée et elle insinue, d’une voix engageante: + +--Voici qu’il fait beau. Nous pourrions peut-être nous aventurer +dehors... + +Un orage a éclaté dans la nuit et le jour dominical est lamentable, +troublé par des averses rageuses et des bourrasques qui soulèvent la mer +en grosses vagues dont l’écume est poudrée de sable. + +Guillemette serait seule au logis qu’elle ne reculerait ni devant les +averses ni les bourrasques pour s’en aller trotter dehors. Mais juste, +ce dimanche, Mme Seyntis a invité à venir déjeuner aux _Passiflores_ des +châtelains du voisinage avec qui elle entretient des relations de +politesse. Ils sont considérablement riches, honnêtement provinciaux, ne +quittent leurs vastes domaines que pour trois mois de séjour à Caen, +dans un vieil hôtel dont les antiquaires du cru célèbrent les trésors. +Tout récemment, M. le curé d’Houlgate a fait un tel éloge de l’aînée des +jeunes filles que, songeant à son frère, Mme Seyntis a réfléchi qu’il +était peut-être sage de lui faire rencontrer Louise de Mussy; et cela, +avant que le brouhaha des réceptions estivales ait commencé aux +_Passiflores_. Car ce paraît être une jeune fille qui ferait pour lui +une femme parfaite: «Vingt-deux ans, d’une instruction «considérable», a +dit M. le curé, pieuse, bonne ménagère, de physique agréable...» + +Mais comme Mme Seyntis a constaté que René envisage sans enthousiasme la +question mariage, elle s’est bien gardée de lui faire part de ses rêves +matrimoniaux au sujet de Louise de Mussy et s’est bornée à souhaiter +qu’un beau temps permette les promenades dans le parc, favorables aux +conversations. + +Hélas! la nature est demeurée sourde aux désirs de Mme Seyntis; et +celle-ci est d’autant plus navrée des cataractes versées par le ciel, +qu’elle sait son mari agacé de devoir subir une invasion sans agrément +pour lui et Guillemette sourdement de méchante humeur, devant la +nécessité de se répandre en amabilités pour des indifférents dont elle +ne sait pas apprécier les mérites. + +C’est sous une pluie diluvienne que l’équipage des de Mussy a fait son +apparition; et Mme Seyntis, si hospitalière fût-elle, n’a pu s’aventurer +pour les accueillir, sur le perron ruisselant. Aussi s’est-elle répandue +en exclamations désolées, l’air aussi contrite que si elle était +responsable de l’état du ciel, et Mme de Mussy s’est empressée de lui +répondre par des protestations de plaisir. C’est une forte personne, +très bonne, toujours souriante et affairée, d’une loquacité monotone, +intarissable, richement alimentée par tous les riens qui occupent sa +cervelle. + +Son mari est un type parfait de gentilhomme campagnard, robuste, d’une +belle allure à la François Ier, haut en couleur, que son seul aspect +révèle bon mangeur, solide buveur et joyeux compagnon de chasse. + +Les deux jeunes filles sont la correction personnifiée, quant à la tenue +et à la toilette,--habillées en Parisiennes sans chic. L’aînée est +jolie, avec des traits froidement réguliers, un regard très intelligent +de créature qui sait bien ce qu’elle veut et arrive toujours à le faire. +Sa sœur est timide et quelconque. Elle lève des yeux de brebis +effarouchée sur M. Seyntis, en réponse à ses paroles courtoises de +bienvenue, et ensuite sur René Carrère qui lui a été présenté comme à sa +sœur. + +Celle-ci a beaucoup plus d’assurance; et à peine assise à table auprès +de René,--par les soins diplomatiques de Mme Seyntis,--elle s’est prêtée +avec une évidente bonne grâce à la conversation qu’il a entamée avec +elle... Par politesse, a décrété, en son for intérieur, Guillemette qui, +placée à l’autre extrémité de la table, ne peut entendre leurs paroles. + +Est-ce seulement par politesse qu’il poursuit une conversation qu’elle +ne laisse pas tomber? Ses yeux ont une expression attentive et un peu +étonnée; comme s’il ne s’attendait pas aux paroles qu’elle lui dit. Que +peut-elle bien lui raconter? Elle parle, très sobre de gestes. Quand +elle sourit, la régularité de ses traits s’éclaire agréablement et +Guillemette, qui l’observe, songe que si elle était mieux coiffée, +l’ombre des cheveux adoucissant le large dessin du front, s’il y avait +un peu plus de grâce capricieuse dans sa toilette, moins de raideur dans +la taille, Louise de Mussy ferait, en somme, une jolie femme. + +Est-ce que l’oncle René devinerait cela, malgré l’austérité de ses +goûts? + +Guillemette est agacée d’être étrangère à leur conversation. Tout à +coup, son oreille arrête au passage les mots «patronage... moralisation +du peuple, écoles ménagères...» + +Ah! les voilà bien, les vrais sujets qui peuvent captiver l’oncle +René!... Lui qui aime les jeunes filles sérieuses et a en abomination +les poupées de salon, comme il dit; les créatures futiles vivant avec le +misérable désir d’être heureuses; sans but idéal dans toutes leurs +actions, qui se passionnent pour les êtres et les choses, sont tristes +ou gaies sans que les gens pondérés puissent s’expliquer pourquoi... + +Depuis huit jours, Guillemette a entendu causer sa mère et son oncle! +Elle est édifiée sur les idées de René quant aux mérites qu’il souhaite +trouver dans sa future épouse. Sûrement, celle-ci devra être de ces +femmes admirables qui veillent sur les comptes de la cuisinière et le +linge du blanchisseur, font des confitures, savent raccommoder les bas, +conduisent leurs enfants au cours, après les avoir fait travailler, +etc., etc... + +Tous ces mérites, pourtant! Nicole ne les possédait guère; et cela n’a +pas empêché qu’il ne fût follement amoureux d’elle!... Il est vrai que +l’expérience a pu l’éclairer. + +Une soudaine mélancolie s’abat sur Guillemette qui se sent une créature +très inférieure et s’abîme sous le poids de son humilité. De nouveau, +elle considère la pluie qui cingle les vitres et écoute, la pensée +vague, les propos qui s’échangent autour d’elle. M. de Mussy parle +propriétés, chasses, élevage, avec son père résigné; sa mère, dont les +yeux glissent assez souvent vers René et Louise de Mussy, entretient Mme +de Mussy de la désolante crise religieuse où la France se trouve jetée, +et toutes deux gémissent que le pays va à sa perte, le clergé à la +misère, les fidèles à l’échafaud, car un nouveau 93 est fatal. + +Guillemette s’ennuie horriblement! Tant de fois déjà, elle a entendu à +la table de sa mère les mêmes lamentations!... Elle voudrait que le +déjeuner fût fini, que tous les de Mussy fussent «remballés» vers leur +château et qu’elle-même ait recouvré sa précieuse liberté. Elle est +fâchée après l’oncle René--son ami!--qui ne lui envoie pas le moindre +coup d’œil de compassion. Elle envie Mad et André qui jabotent à voix +basse et Mademoiselle, qui a le droit de rester silencieuse, alors +qu’elle-même doit se débattre avec le mutisme effaré de Clotilde de +Mussy. + +Ah! enfin, le déjeuner est achevé... Et la pluie ne tombe plus... + +C’est alors qu’elle hasarde, en un cri du cœur, après qu’elle a fini +d’offrir le café: + +--Si nous allions un peu dans le jardin? + +Mais Louise de Mussy accueille plus que froidement la proposition. + +--Oh! il fera bien humide, après une si longue averse! + +C’est, en effet, probable! Guillemette n’ose protester et coule un +regard désolé vers la pendule. Il n’est encore que deux heures. Ah! elle +a le temps de causer avec les jeunes de Mussy!... A l’autre bout du +salon, elle aperçoit l’oncle René qui a surpris son mouvement et la +considère avec un peu de malice. Volontiers, elle le battrait de se +moquer de sa détresse! + +Mais il ne paraît pas soupçonner son courroux et passe dans le billard +avec son beau-frère et M. de Mussy. On entend le heurt des billes. A +travers la glace sans tain, on voit évoluer les trois hommes dans la +fumée de leurs cigares. + +Eux ne s’ennuient pas et Guillemette les envie à leur tour. Que +va-t-elle faire pour distraire les jeunes filles, n’ayant pas la +ressource d’un tennis ou d’un croquet et les éléments d’une conversation +intéressante ne se présentant pas... Car Louise de Mussy ne la juge pas +à sa hauteur, elle, pauvre créature qui ne donne son temps ni aux écoles +ménagères, ni aux patronages, sociétés de secours aux blessés, etc... + +Comme elle surprend un regard de Louise de Mussy vers le billard, elle +demande avec une imperceptible raillerie: + +--Voulez-vous aller retrouver ces messieurs? + +Louise de Mussy ne se laisse jamais troubler: + +--Nous les dérangerions sans doute. Mais, de notre côté, nous pourrions +peut-être jouer à quelque chose; aux dominos, par exemple. + +Guillemette la contemple avec stupeur. + +--Aux dominos?... Vous jouez aux dominos? + +--Mais oui, très souvent... presque tous les soirs! + +--Pour... pour amuser votre famille? + +--Et nous amuser nous-mêmes!... Cela a l’air de vous surprendre? + +--Oui; je n’avais jamais pensé que des personnes de votre âge usaient +des dominos... Je croyais que c’était pour les petits enfants, les +vieilles personnes et... + +Elle s’arrête court; elle allait dire étourdiment: «Et les concierges!» +Elle achève, polie: + +--Mais nous pouvons faire une partie en attendant que le jardin soit +plus sec! + +Complaisamment, Mademoiselle s’est mise à la recherche d’un jeu; puis +elle est réquisitionnée ainsi que Mad et André. Elle a certaines lueurs +sur la façon de bien jouer et ébauche quelques modestes combinaisons. +André a des prétentions à un jeu savant. Mais Guillemette et Mad placent +au petit bonheur leurs dominos et excitent ainsi la réprobation de +Louise de Mussy et même de sa timide sœur. Toutes deux ont des airs +convaincus, réfléchissent, calculent... Guillemette, qui n’est pas +patiente et a les chiffres en abomination, trépigne sur place et +regarde, comme la terre promise, le jardin où, cette fois, le soleil +resplendit sur les feuilles luisantes d’eau... + +Derrière elle, une voix s’élève: + +--Il me semble qu’il fait beau maintenant! Nous pourrions peut-être +faire une petite promenade? + +C’est l’oncle René. Il a fini de jouer au billard et a pris en pitié +Guillemette dont il a vu la mine, alors qu’elle poussait, au hasard, les +dominos. Elle lui répond par un regard reconnaissant: + +--C’est vrai, le temps est remis! Mère, ne pourrions-nous aller goûter à +l’hôtellerie de Guillaume le Conquérant? Permettez qu’on attelle le +break?... + +Mme Seyntis écoute sans enthousiasme; il est contraire à ses principes +de donner, le dimanche, un travail inutile à ses gens. Mais elle voit +les yeux suppliants de Guillemette et croit, sur l’assurance de sa +fille, que les jeunes de Mussy sont désireuses de cette excursion par un +temps gros de menaces. Alors, elle cède. + +Jusqu’au moment où le break stationne devant le perron, Guillemette +surveille avec anxiété les nuages. Ils ne se rapprochent pas trop vite, +heureusement! + +Mme de Mussy, ayant décliné l’offre de la promenade, reste à entretenir +Mme Seyntis des innombrables bonnes œuvres qu’elle honore de sa +protection; et c’est Mademoiselle qui doit chaperonner la jeunesse sous +la protection de l’oncle René. La certitude de sa présence paraît avoir +réconcilié Louise de Mussy avec cette promenade, sous un ciel +inquiétant. + +Enfin la voiture roule sur la route que balaye un vent chaud et humide. +La mer est basse; large ruban d’opale, moiré de vert sombre, qui cerne +les sables, au loin. Louise de Mussy met la conversation sur Madagascar +et questionne René qui se prête courtoisement à un docte interrogatoire. +Elle fait ainsi montre d’une telle érudition qu’André ébloui s’écrie, +avec une candeur déplorable: + +--Oh! Mademoiselle, pour sûr, devant voir l’oncle René, vous avez pioché +Madagascar pour être à sa hauteur! + +Il y a un léger froid. Louise lance un regard foudroyant vers André à +qui Mademoiselle murmure un: «Oh! André!» plein de reproches. + +--Vous me supposez donc bien ignorante? monsieur André. + +A l’accent de la voix, André prend conscience qu’il a dit une sottise, +devient très rouge et patauge: + +--Oh! non! mademoiselle... Je pensais seulement que vous étiez comme +Guillemette qui ne sait rien! + +--André! fait encore Mademoiselle, toute confuse. + +Sa protestation est perdue pour tous, car de larges gouttes viennent +s’écraser sur les parapluies, ouverts en hâte. + +Une nouvelle averse éclate, drue, jetant le désarroi dans le break où +les promeneurs s’efforcent de s’envelopper dans les manteaux prudemment +emportés. Mais le vent est violent, les parapluies se heurtent et les +mouvements sont difficiles. + +Louise de Mussy, qui ne pense plus à Madagascar, s’exclame, entre les +dents: + +--Quel temps! Quel temps! Aussi c’était insensé de se mettre en route! +Je ne peux pas tenir mon parapluie! + +--Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous abriter? demande René, +peu flatté de voir traiter d’«insensée» une promenade dont il a eu +l’idée. + +--Ce serait, en effet, plus commode. Clotilde, recule-toi, que M. +Carrère se mette près de moi! Tu me fais goutter dans le cou l’eau de +ton parapluie! + +Il n’y a plus trace de sourire sur son visage que le mécontentement +durcit; et Guillemette le constate sans pitié, malgré un faible remords +d’être cause de l’aventure. + +--Ramenez-nous vite aux _Passiflores_! commande René au cocher. Le temps +se reprend, nous ne gagnerions rien à attendre dans un abri quelconque. + +Les chevaux sont vigoureusement lancés sur la route que cingle l’averse. +Les parapluies sont ballottés par le vent. La mer et le ciel se +confondent en un lointain gris sombre; la plage est déserte. + +Dans le break, Mad et André s’amusent du ruissellement d’eau qui s’abat +sur eux; Guillemette est agacée du silence expressif de Louise de Mussy +que la protection de l’oncle René n’a pu rasséréner. Son «Enfin, nous +voici à l’abri!» est significatif quand la voiture s’arrête au bas du +perron, luisant comme un lac. La glace du vestibule, pour comble de +malheur, lui permet de se voir ébouriffée par le vent, son chapeau +penché vers la gauche... D’un geste irrité, elle le remet droit et +regarde vers ses compagnons d’infortune. Sa sœur éveille la pensée d’une +naïade. Mademoiselle a une épaule trempée, ayant reçu sans mot dire +toute l’eau du parapluie de Clotilde de Mussy; mais elle a gardé son air +souriant et soigné. Mad contemple, ravie, sa lourde natte trempée. +Guillemette, sous son canotier de paille, est toute rose et ses cheveux +soulevés par les rafales ressemblent, autour du front, sur la nuque, à +une mousse poudrée d’or roux. Volontiers, Louise de Mussy la pilerait. +Elle demande, d’un accent où frémit son dépit: + +--Est-ce que dans votre cabinet de toilette je pourrais un peu me +recoiffer? + +--Mais oui, certes! Voulez-vous l’aide de la femme de chambre? + +--Si possible, oui. + +Enchantée de fuir son courroux, Guillemette lui livre sa camériste qui +arrange, sèche, relisse... Bref, le thé servi, une Louise de Mussy +souriante, ne sentant plus le chien mouillé, fait sa réapparition dans +le salon où tous sont réunis. Guillemette offre les tasses, avec +Mademoiselle. Clotilde répond avec timidité aux efforts de René pour +entretenir une conversation avec elle. Mme Seyntis a l’air un peu +fatiguée; mais Mme de Mussy cause toujours sans ombre de lassitude. +L’averse est encore une fois passée; et M. de Mussy clame d’une voix +sonore: + +--Je crois que nous ferons bien de profiter de cette accalmie pour +regagner notre gîte! + +Mme Seyntis, esclave de la politesse, croit devoir protester: + +--Comme vous êtes pressés! Il n’est que cinq heures! + +--Chère madame, nous ne sommes pas chez nous. Pensez que nous avons +encore plus d’une heure de voiture à faire! + +Mme Seyntis le pense très volontiers, et n’insiste pas pour retenir +davantage ses hôtes. En vérité, malgré sa vaillance, elle commence à +être accablée sous le poids des histoires que Mme de Mussy lui a versées +sans relâche. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Une demi-heure plus tard. + +--Ouf! Ouf! Les voilà partis! fait Guillemette sautant comme un bébé au +milieu du salon. Je me sens enragée! Mon oncle, vous n’êtes pas enragé? + +René qui rentre, après les derniers saluts aux de Mussy, la regarde, un +peu ahuri. + +--Pourquoi, Guillemette, pourrais-je me trouver en pareil état? + +--Pourquoi?... Mais parce que c’est épouvantable de recevoir des +indifférents pendant des heures, un dimanche, quand il pleut!... Oh! que +j’ai besoin de faire des folies ou de remuer!... Oncle, soyez délicieux +pour que je vous pardonne de vous être moqué de moi, condamnée à jouer +aux dominos! Venez faire un tour sur la plage, n’importe où vous +voudrez, à Beuzeval!... Grimpons sur la falaise! Mais pour l’amour du +ciel, bougeons, bougeons!... + +--Guillemette!... vous êtes pareille au salpêtre, quand vous vous y +mettez!... Il ne vous suffit pas d’avoir été trempée tantôt et d’avoir +fait tremper Mlles de Mussy? + +Un sourire malicieux retrousse les lèvres de Guillemette. + +--Pauvre savante Louise! Elle n’aime pas l’eau... Ni son humeur ni ses +cheveux ne s’en accommodent!... Mais ça, c’est une réflexion inutile et +stupide! Mon oncle, venez sur la plage... Vous voulez bien, dites? + +Elle demande cela avec cette grâce jeune et câline qui lui donne tant de +séduction. Et René, faisant comme les autres, ne lui résiste pas, tout +en se demandant s’il est bien correct qu’il sorte ainsi, seul, avec sa +jeune nièce... + +Elle n’a pas soupçon d’un pareil scrupule et grimpe joyeusement vers les +hauteurs de la falaise, par la belle route en corniche qui monte au bois +de sapins couronnant Houlgate. Une saute du vent a balayé les nuées +maussades et l’horizon flamboie, splendide, au couchant qui éveille des +visions d’un royaume du feu. Sur le sable, des nappes d’eau semblent des +petits lacs d’or étincelant. La mer monte, striée, à l’infini, de +coulées lumineuses... Au large, les barques découpent, sur le ciel de +flamme, des formes aiguës et noires. + +Guillemette s’est arrêtée et regarde. Avec une sorte de ferveur, elle +dit, un peu bas: + +--C’est beau!... Comme c’est beau! n’est-ce pas? mon oncle. + +Elle ne tourne pas la tête vers lui. Il voit seulement le profil +expressif, où les cils tracent une ligne sombre sur les joues, si +fraîches sous la brise qui enroule étroitement la robe autour du corps +svelte. Et, brusquement, il se souvient--comme il s’est souvenu souvent +depuis une semaine... + +Combien de fois, durant l’été inoubliable, il a ainsi contemplé le +coucher du soleil, auprès de Nicole!... L’écho des souvenirs morts +tressaille en lui. Sans en avoir conscience, il écoute leur murmure +confus. + +Des minutes et des minutes passent. + +Guillemette regarde toujours l’horizon dont l’embrasement pâlit, atteint +par la cendre du crépuscule; et, volontiers, elle aurait le geste +instinctif d’un enfant pour retarder la fin d’un spectacle qui +l’enchante. + +Mais la féerie est achevée. Une brume violette se déploie grandissante, +pareille à un voile infini, sous lequel meurent, peu à peu, contours, +formes, lumières, engloutis par l’ombre victorieuse. Les dernières nuées +s’éteignent. Le ciel apparaît terne, d’un bleu obscur, où tremble, +solitaire, le feu d’une étoile. + +Alors, rejetée hors du rêve, Guillemette reprend conscience de la +présence de René. Comme il a l’air grave!... A quoi peut-il bien songer +pour que ses traits prennent cette régularité sévère de médaille,--qui +lui va très bien d’ailleurs... Et spontanée elle s’écrie: + +--Oncle, vous avez l’air «tout chose»!... Vous ne pensez pas à me donner +Louise de Mussy pour tante? + +Il a un imperceptible sursaut de créature réveillée et, comme elle se +remet à marcher, il la suit, interrogeant, la pensée encore distraite: + +--Elle ne vous plairait pas? + +--Oh! pas du tout! + +L’aveu se fait avec un accent dont la conviction est expressive. + +--... Elle est bien trop pontifiante, d’une science trop écrasante et +trop... en dehors... Et puis, elle reçoit si mal les averses!... C’est +que, dans la vie, il faut en recevoir souvent. Et de toute sorte! + +--Guillemette, vous parlez comme l’Expérience elle-même! Mais si Mlle de +Mussy que je trouve, moi, remplie de mérite, vous paraît à ce point +déplaisante, pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait induit en la tentation +d’en faire un jour ma femme?... + +--Oh! mon oncle, parce que vous aimez les jeunes filles savantes, +correctes, religieuses, utiles à leurs semblables, etc., etc.!... Des +jeunes filles de tout repos, enfin! + +Sans savoir pourquoi, René a envie de regimber devant ce jugement. + +--Mais où prenez-vous tout ce que vous racontez ici? jeune fille. + +--Mais dans vos conversations avec maman!... Aussi, l’autre soir, quand +vous énumériez...,--comme la Raison elle-même!--les qualités qui vous +paraissent nécessaires à une femme, je pensais que j’aurais vraiment, +sans chercher loin, à vous offrir la fiancée de vos goûts! + +--Ah! vraiment? fait René interrogateur. Depuis une semaine qu’il vit +près de sa nièce, il a pu constater qu’elle avait une pensée +fourmillante d’imprévus et qu’il pouvait s’attendre, de sa part, aux +confidences les plus diverses; car elle a des lubies de gamine et des +réflexions de femme de cœur, amalgamées à des audaces d’opinion, de +pensée, de goûts, qui le désorientent, le choquent, l’irritent même, +mais l’intéressent et l’amusent. Ah! ce n’est pas, il doit le +reconnaître, une personne banale que sa jeune nièce! + +--Donc, vous avez une fiancée à me présenter? + +--Oui!... Puisque vous êtes un monsieur très sérieux, puisque vous vous +mariez sans emballement, pour avoir une compagne agréable, bonne +maîtresse de maison, instruite, vertueuse, vous devriez épouser +_M’selle_! + +René est si surpris qu’il s’arrête court, un peu choqué. + +--Guillemette, vous poussez vraiment trop loin la plaisanterie! + +--Mais, mon oncle, je ne plaisante pas du tout! + +--Ah!... Et d’où vous est venue cette lumineuse idée? + +--De la conviction que vous feriez ainsi, pour votre bonheur, une œuvre +méritoire! Mademoiselle n’est pas riche. Elle se tourmente beaucoup +parce qu’elle a sa mère à soutenir et elle se fatigue tant! Alors, mon +oncle, comme vous êtes bon, que vous n’avez pas l’air de tenir à +l’argent, que vous aimez les femmes sérieuses, je trouve qu’elle +pourrait bien réaliser votre idéal... + +--Je ne le crois pas, Guillemette, dit René si posément que Guillemette +est un peu saisie. + +Tout en trottant, car l’heure du dîner les presse maintenant, elle lève +vers lui sa jolie tête et le regarde, envahie par une vague inquiétude. +Est-il fâché?... + +--Mon oncle, vous trouvez, dites, que je me mêle de ce qui ne me regarde +pas? C’est que je plains tellement la pauvre _M’selle_ depuis que j’ai +entrevu ce qu’est la vie pour elle... Chaque fois que j’y pense, j’ai +honte de moi! + +René ne comprend pas bien: + +--Puis-je, sans indiscrétion, Guillemette, vous demander pourquoi vous +êtes si sévère à votre égard? + +--Oh! vous le pouvez, il n’y a pas de mystère!... C’est parce que je +constate alors à quel point je suis toujours occupée de vivre le plus +agréablement possible, quand il y a tant de femmes, même de jeunes +filles! qui peinent--non par goût, certes!... Oh! mon oncle, vous ne +trouvez pas qu’il y a des moments où cela devient une vraie souffrance, +quand on jouit de tout, de penser à toutes les misères auxquelles on ne +peut rien?... + +Ici, l’oncle René pardonne à Guillemette son idée saugrenue, de lui +offrir Mademoiselle comme fiancée. + + + + +VI + + +Il est arrivé aux _Passiflores_ une première série d’invités, conviés +par la politesse, la sympathie, par le sentiment familial et autres +motifs variés. + +Et d’abord, une respectable cousine de Mme Seyntis, la chanoinesse de +Thorigny-Bergues, laide, spirituelle, masculine d’allures et d’idées, la +parole mordante. Puis un jeune ménage, très chic et très amoureux, les +de Coriolis. Monsieur est un camarade de René Carrère, fraîchement +marié; et quoique Mme Seyntis juge que le voisinage des jeunes époux n’a +rien de bon pour une fille de l’âge de Guillemette, elle a cependant +invité les de Coriolis par sollicitude fraternelle, dans l’espoir que le +spectacle de leur félicité conjugale mettrait René en goût. + +Du côté masculin, deux célibataires, hôtes particuliers de Raymond +Seyntis: un peintre américain, Hawford, dont l’exposition a été, à +Paris, le succès artistique du printemps; et un séduisant vieux garçon, +très admirateur des femmes dont il se fait volontiers le directeur +laïque; ce qui lui fournit de précieux documents pour les Revues qu’il +donne dans les Cercles. Enfin Nicole de Miolan est arrivée sous l’égide +de ses père et mère. + +Et tous ces hôtes, installés en des chambres confortables et souriantes, +ouvertes sur l’horizon de la mer, les odorants parterres du jardin, ou +les lointains verdoyants des coteaux, tous, en leurs domiciles nouveaux, +se préparent pour le dîner dont le premier coup ne tardera pas à sonner. + +Le seul habitant peut-être des _Passiflores_ qui soit indifférent à +cette perspective, c’est M. Seyntis, qui, dans son cabinet, achève de +rédiger des ordres, des réponses aux lettres, billets, télégrammes, +accumulés comme chaque jour,--même à Houlgate,--sur son bureau. Un pli +barre son front. Il a cette physionomie absorbée et lasse des hommes +brûlés par le souci fiévreux d’affaires lourdes de responsabilités; car +des fortunes sont engagées dans les parties. + +Il ne ressemble guère, en ce moment, au brillant Raymond Seyntis que +connaît le monde. + +Cependant sa femme, sereine dans un luxe qu’il lui paraît aussi naturel +de posséder que l’air pour respirer, donne, attentive maîtresse de +maison, ses derniers ordres au maître d’hôtel, pour la rédaction des +menus et le placement des invités selon une impeccable hiérarchie. + +Guillemette, pour sa part, s’applique de son mieux à sa toilette du +soir. Pas un atome de poudre sur son visage, c’est sa coquetterie; les +cheveux relevés avec de jolies ondulations molles, dues à la seule +nature, et tordus en un nœud capricieux, qui dégage bien la nuque; sous +l’étoffe légère du corsage, la taille libre, dressée comme le jet souple +d’une jeune plante. + +Certes, ce n’est pas tous les jours que Guillemette s’habille avec un +entier détachement de l’effet à produire. Mais ce soir, en particulier, +elle est stimulée par le désir très vif, peu noble, elle ne se le +dissimule pas, de n’être pas éclipsée; ni par la jeune baronne de +Coriolis, ni surtout par Nicole, la savoureuse Nicole, comme l’appelle +son père. Chose bizarre, c’est, avant tout, aux yeux de l’oncle René +qu’elle souhaite pouvoir soutenir la comparaison. + +Il a beau n’être, pour elle, qu’un homme très sérieux qu’elle considère +un peu comme un dieu protecteur, perché sur un piédestal fait de sagesse +et de raison... Tout de même, elle tient, en sa petite vanité féminine, +à ce que, près de Nicole, il ne la juge pas dépourvue quant aux +avantages périssables... + +Sa pensée est fourmillante de points d’interrogation à son égard et à +celui de la jeune femme; car le roman de jadis intéresse prodigieusement +sa jeune cervelle qui ignore, pressent, réfléchit... + +--Peut-être, songe-t-elle, sceptique autant qu’un vieux moraliste, sa +passion pour elle a été une simple crise!... Tous les hommes jeunes +doivent passer par là, comme les petits enfants ont la rougeole! Il a +l’air tellement guéri! Et il est si peu romanesque!... C’est triste +qu’on puisse ainsi aimer et oublier... + +C’est tout en inspectant l’ondulation de ses cheveux que Guillemette +agite ce problème sentimental. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +René Carrère est-il vraiment guéri comme le croit Guillemette, comme il +le croit lui-même? + +Ayant déjà revêtu sa tenue du soir, il est debout devant la +porte-fenêtre de son balcon; et, avec des yeux qui ne voient rien des +choses extérieures, il contemple obstinément un bouquet d’arbres dressé +derrière la pelouse. + +Il pense que, dans quelques instants, il va se retrouver devant la femme +qui a été la folie de sa jeunesse et il éprouve une sorte d’orgueilleuse +satisfaction parce qu’il lui semble être sincèrement calme. Le temps a +fait son œuvre. Où est la vague de passion qui, jadis, l’a soulevé +au-dessus de lui-même?... Tout au plus, il peut noter en lui une +naturelle curiosité de savoir ce qu’elle est devenue. + +Il ne l’a pas encore revue puisqu’il n’était pas à la gare pour son +arrivée. Une petite lâcheté, cela, dont il s’irrite maintenant. Pourquoi +avoir retardé une rencontre qui lui est pénible, parce que, fatalement, +elle fera tressaillir le fantôme du passé? + +--Eh bien, soit. C’est un moment difficile à accepter: voilà tout!... +J’en ai vu bien d’autres! murmure-t-il avec un haussement d’épaules. + +Oui, il en a connu d’autres qui demeurent son secret... D’abord, dans +ces mêmes _Passiflores_, des heures folles de passion, de révolte, de +désespoir,--dont il a eu honte plus tard,--quand, après l’avoir enivré +et torturé de sa beauté qui culbutait en lui toute sagesse, elle a +répondu, à son aveu, suppliant comme une prière, qu’elle en aimait un +autre. + +Ah! qu’il l’a revue longtemps, telle qu’elle était en cette minute, un +soir, sur la terrasse des _Passiflores_!... De ses doigts nus, elle +déchiquetait une rose, tout en parlant. Dans la pénombre, il distinguait +son regard velouté qui ne voyait que l’absent, la fleur vivante de sa +bouche dont il appelait le baiser. + +Oui, il a fallu des mois et encore des mois pour que la vision s’effaçât +comme l’exigeait sa volonté, impérieuse d’autant plus que Nicole +devenait la femme de l’autre... + +Mais de ce jour, vraiment, elle a été une morte pour lui. Ainsi le +commandait sa conscience, rigoureusement scrupuleuse, quant au respect +du bien d’autrui. + +Alors pourquoi redoute-t-il de la voir? + +C’est une inconnue que cette Nicole échappée, frémissante, au lien +conjugal, passionnément voulu, et qu’elle prétend achever de rompre par +le divorce... Résolution qui froisse en lui ses vieux instincts +héréditaires de catholique convaincu, fidèle au respect du serment reçu +par le prêtre. + +Oh! non, Nicole de Miolan n’a plus rien de commun avec la jeune fille +qu’il a adorée, à laquelle il songe dans le beau crépuscule d’août, +ainsi que l’on songe aux morts infiniment chers... + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +A travers la cloison, sonne un éclat de rire, jailli de la grande +chambre aux tentures pékinées où vient d’être installé le jeune ménage +de Coriolis. Si les yeux de René Carrère pouvaient percer la muraille, +ils verraient son ami nonchalamment allongé dans un confortable +fauteuil, la cigarette aux lèvres, suivant d’un œil amoureux tous les +mouvements de sa blonde petite femme qui trottine du cabinet de toilette +à la chambre, peu enveloppée par son peignoir de linon, ouvragé de +dentelle. + +Au passage, il saisit la main qui fait un choix dans le coffret à bijoux +et attire vers lui la jeune femme. Elle proteste,--sans conviction, +d’ailleurs. + +--Oh! Georges, voyons, sois sérieux!... Laisse-moi m’habiller... Je +serai en retard et ce sera une catastrophe!... Que dira Mme Seyntis?... +Pour la première fois que je suis reçue chez elle!... Tu n’as vraiment +pas l’air de te douter que nous sommes dans une maison convenable! + +--Hum, en ce qui concerne Raymond Seyntis... + +Et il soulève les dentelles de la manche large. Sa bouche erre, +gourmande, sur la peau qui embaume l’iris. + +Elle ne se défend pas du tout et s’écrie seulement, avec une drôle de +petite moue: + +--Georges, tu es un monstre de volupté! + +--Oh! oh! madame, quel grand mot!... Ce me semble qu’il y a des heures +où vous ne vous plaignez pas de cette qualité de votre mari. + +Elle se met à rire et riposte: + +--Mon Dieu, mon amour, que tu fais donc des réflexions absurdes! + +--Madame, le ciel en soit témoin! vous manquez de respect à votre +époux... Venez implorer votre pardon. + +Il la met sur ses genoux. Elle proteste encore, mais très mal: + +--Georges! Georges! tu vas me décoiffer!... Et mes cheveux étaient si +bien arrangés. + +--Je vous recoifferai, ma petite femme. + +Et il glisse ses doigts dans la soie blonde des cheveux qui semblent +faits de lumière. + +Elle bondit à terre, la mine fâchée--et tendre: + +--Georges, tu es insupportable! Je serai ce soir comme un chien fou... +Ce sera de ta faute... Et tout le monde se demandera comment tu as pu +épouser une si laide femme... + +--Un monstre de volupté, peut-être, glisse-t-il malicieusement. + +--Bon, bon, monsieur... On se souviendra comme vous jugez votre femme! +Maintenant, laisse-moi m’habiller, mon chéri. Tu es horripilant, mais je +t’adore! + +Il n’est pas sûr qu’il lui rendrait sa liberté si un choc discret ne +heurtait la porte. C’est la camériste de Madame qui revient pour +l’habiller. + +Madame, aussitôt, est à l’autre bout de la chambre--dans la partie +solitaire!--et, d’un ton détaché, crie: + +--Entrez. + +Elle est plus que rose. Toutefois la camériste est trop occupée du +vaporeux nuage qu’elle apporte avec soin, pour se permettre aucune +réflexion intempestive: + +--Madame veut-elle que je la chausse d’abord? + +--Oui, je préfère. + +Quelques minutes plus tard. Madame, en petits souliers, est debout +devant sa glace, les épaules nues sous le ruban de la chemise, mince +dans le soyeux jupon; et elle est tout absorbée par le souci de faire +disparaître sur sa nuque la trace des doigts trop caressants de +Monsieur; lequel, sans enthousiasme, a quitté son excellent fauteuil et +sa cigarette pour endosser enfin l’habit de rigueur. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Pendant que se déroulent ces menus épisodes, dans la petite chambre qui +est son _home_, Mademoiselle, attendant le deuxième coup de cloche, +relit encore une fois les lignes, reçues le matin, qui lui apportent le +parfum de la «maison». + +«... Oui, ma chère petite fille, comme toi, nous aspirons, ta sœur et +moi, à la fin de notre séparation et nous voudrions bien que ce fût fini +de t’aimer de loin... + +«Oui, je comprends qu’il te soit triste de vivre parmi des étrangers, +même très aimables pour toi... Et pourtant, mon enfant chérie, pourtant, +je ne puis regretter que tu aies eu le courage de partir, de nous +laisser!... D’abord, parce que je pense que ce séjour au bord de la mer +sera fortifiant pour toi, après ta dure année de travail; bien meilleur +que les mois de vacances dans la petite fournaise qui nous sert de gîte, +où la température se fait vite étouffante malgré nos persiennes closes +dès que le soleil vient nous brûler... + +«Et puis, ma Jeanne, il était raisonnable, sage, de ne pas négliger +cette occasion de te faire connaître dans un milieu fortuné où tu peux +trouver des leçons, peut-être, dans l’avenir. + +«Car, en effet, plus que jamais, ma bien-aimée, il nous faut penser à +l’exiguité de notre budget et ne négliger aucune chance de l’assurer un +peu. J’aime mieux te l’avouer, pour que l’idée d’être le soutien de ta +pauvre vieille maman te rende vaillante, les démarches de ta sœur pour +arriver au poste d’inspectrice que tu sais ont définitivement échoué. +Les candidates sont légion, toutes pourvues de titres sérieux, bien +autrement recommandées que ta sœur!... et les places vacantes se +présentent comme des exceptions... + +«Ta sœur a été très aimablement reçue par le secrétaire général qui a +cru préférable de lui ôter tout espoir, avec preuves à l’appui, afin +qu’elle ne se leurre pas inutilement. Antoinette est donc revenue très +découragée de cette visite, chaque jour lui montrant davantage, hélas! +combien il est difficile à une femme de gagner sa vie. Mais tu connais +son énergie. Déjà, elle cherche une autre voie. + +«Ah! ma petite fille, confions-nous à Dieu qui, bien mieux que nous, +sait ce qui nous convient. Acceptons bravement ce qu’il veut pour nous, +et notre épreuve nous semblera bien moins lourde... Je te le dis, +chérie, comme je l’ai senti bien des fois; et c’est mon cœur même de +maman qui te le murmure avec toute sa tendresse pour que tu espères +malgré tout... ainsi que je le fais... Soyons courageuses, heureuses de +vivre les unes pour les autres, toutes trois...» + +Mademoiselle devine plus qu’elle ne lit les dernières lignes parce que +le jour se meurt, surtout parce que de grosses larmes brouillent son +regard... Alors, elle se penche sur la chère écriture et y dépose un +baiser fervent. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Deux portes plus loin, chez les parents de Nicole, l’humeur n’est pas +très souriante du côté de Monsieur, qui est un homme d’habitudes, vite +nerveux, pour peu qu’il ne trouve pas ses affaires disposées dans leur +ordre coutumier. Or, étant aux _Passiflores_ depuis deux heures à peine, +il traverse la période d’installation, ce qui influe fâcheusement sur +son humeur et le fait saupoudrer de conseils, questions, voire même +reproches, non seulement la femme de chambre, mais encore sa dévouée +épouse. Il est, en effet, de ces hommes excellents--et terribles!--qui +ne peuvent se tenir de donner leur avis sur toute chose, petite ou +grande, et s’étonnent ensuite avec simplicité de voir les gens continuer +à agir suivant leur propre guise. + +Tout en parcourant un journal, il monologue sur les sujets les plus +étrangers à la politique. + +--Je trouve l’air fatigué et soucieux à Seyntis. C’est un joueur un peu +trop audacieux, je le crains. Je le lui ai dit... Mais c’est un garçon +qui n’a confiance qu’en lui-même! Ta cousine, elle, est toujours fraîche +et sereine, et Guillemette a encore embelli! + +Il est interrompu dans ses réflexions par le bruit d’un carton que Mme +d’Harbourg a laissé tomber; malgré sa corpulence elle est très active et +aime à ranger par elle-même. + +--Mon Dieu, Pauline, comme tu t’agites! Laisse donc faire la femme de +chambre... Sais-tu où elle a mis mes cravates?... Je ne les retrouvais +pas tout à l’heure. + +M. d’Harbourg est plutôt coquet. Il a été très joli homme et il est +encore un beau gentilhomme frais et rose sous ses cheveux blancs, coupés +en brosse. + +--Mon ami, elles sont dans le tiroir de la commode. + +--Elles auraient été beaucoup mieux dans l’armoire à glace. Je les +aurais choisies bien plus facilement. + +--Si tu le désires, mon ami, je dirai à Céline de les y remettre demain. + +--Oh! puisque la maladresse est commise, ne changeons rien. Tu mets +cette robe-là, ce soir?... Une robe noire!... C’est bien foncé. Tu sais +pourtant que je préfère les robes de couleur! + +--Mais, Charles, ma robe est toute perlée de jais... Elle n’est pas +sombre! + +--Bien... bien, ma bonne amie. Habille-toi comme tu l’entends. Je n’y +connais rien. C’est convenu! + +Un silence. Mme d’Harbourg sort quelques bibelots de son sac. La pendule +sonne la demie de six heures. M. d’Harbourg rejette son journal. + +--Eh! Eh! si tard déjà? Il faut que je m’habille. Pauline, ma chère +amie, veux-tu bien sonner Alfred pour qu’il m’apporte mes souliers +vernis. + +--Charles, ils sont là, près de toi. + +--S’ils y étaient, je ne les demanderais pas. Je ne suis pas un idiot! + +Sans relever cette imprudente déclaration, Mme d’Harbourg se penche et +prend les escarpins à côté du fauteuil de Monsieur, qui ne dit mot, ne +pouvant ni ne voulant se tenir pour «un idiot». + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Nicole de Miolan, elle, n’est occupée ni de rangements, ni de toilette. +Les coudes sur l’appui de la fenêtre, le visage sur ses mains jointes, +elle songe, insouciante des minutes qui fuient... + +Elle aussi pense à la rencontre qu’elle va faire; et une curiosité un +peu perverse la distrait d’elle-même, du souvenir de son passé d’épouse +qui la hante, l’enveloppant comme un douloureux cilice. + +Elle n’a jamais eu pour son cousin René Carrère plus qu’une sincère +amitié et beaucoup d’estime. Tel qu’elle le connaît,--s’il n’a pas +changé...--il est revenu de son exil volontaire parce qu’il jugeait +pouvoir la retrouver, sans craindre de faiblir devant le devoir strict +qui est son maître,--aujourd’hui, sans doute, comme autrefois. Pour +elle, il est à peine plus qu’un indifférent. Pourtant, dans son âme +désemparée, il y aura, elle le sait, un bizarre regret, s’il est +vraiment guéri tout à fait, et une tentation mauvaise de raviver la +flamme éteinte,--par vanité féminine, par besoin instinctif d’être +aimée. Elle est de celles qui ne peuvent vivre sans les caresses d’un +cœur où elles sont souveraines... Puis, en elle, il y a si vive une soif +d’oubli et aussi de vengeance pour celui qui l’avait prise toute: corps, +âme, pensée... + +Il était, comme elle, ardent, passionné, volontaire et jaloux... Combien +ils se sont adorés, puis heurtés,--heurtés à se briser le cœur!... +Quelles scènes affreuses, elle a dans le souvenir... + +Ah! heureusement, tout cela, c’est le passé, maintenant! En février +dernier, la rupture a été consommée entre eux et elle est partie pour +Paris, résolue au divorce. S’il a souhaité une réconciliation, elle a +refusé de le savoir, n’ouvrant pas les quelques lettres qui, après un +silence de plusieurs mois, lui sont arrivées de Constantinople! Il l’a +trahie. Il l’a faussement soupçonnée. L’un comme l’autre, ils se sont +torturés. C’est fini entre eux, fini, fini! Que chacun donc recommence +sa vie comme il l’entendra, s’il le peut... + +Pourquoi donc y a-t-il encore des minutes où il se dresse en son +souvenir, pareil à un fantôme qui veut la reprendre. + +--Ah! je vous hais, autant que je vous ai adoré, murmure-t-elle, les +dents serrées, le regard perdu vers la mer, frémissante comme son pauvre +être... Je vous ai tout donné de moi, et vous m’avez enlevé le bonheur, +l’espoir, le respect de moi-même... Vous avez fait de moi une épave qui +va... je ne sais où... Oh! oui, je vous hais! Je ferai tout, vous +entendez, _tout!_ pour avoir l’oubli et la belle vie d’amour que je +veux, à n’importe quel prix!... + +Vraiment, elle lui parle, comme s’il pouvait encore l’entendre, les yeux +sans larmes, les mains serrées par l’angoisse qui la meurtrit. Ses joues +sont brûlantes, et elle se penche instinctivement sur le rebord de la +fenêtre pour sentir la fraîcheur du vent qui fouette l’écume des vagues. + +Pourquoi donc, ce soir, pense-t-elle ainsi à toutes ces choses qui lui +font tant de mal? Est-ce la rencontre de René qui réveille le passé? Ah! +certes, près de lui, la vie n’eût pas été d’abord un tourbillon +d’ivresse, de bonheur, intense à certaines heures jusqu’à en devenir une +souffrance, puis une tempête où les nuées sombres, parfois, laissaient +encore jaillir un éblouissant rayon. + +Lui, René, l’aurait aimée d’un amour grave et paisible, tel lui-même. + +--Ce n’est pas ainsi que je voulais l’être, murmure-t-elle encore, sans +remuer à peine les lèvres. N’a-t-elle pas toujours souhaité se perdre +dans l’amour comme dans un océan, pour s’y abîmer divinement et +follement! + +Une cloche tinte. + +--Madame entend-elle? C’est le premier coup. Madame ne va pas être +habillée. Quelle robe madame a-t-elle décidé de mettre? + +Elle a un tressaillement. A peine, elle a entendu le son de la voix. +Mais, cessant de regarder la mer, elle aperçoit, devant elle, sa femme +de chambre qui l’attend, anxieuse par amour-propre professionnel. + +Elle répète machinalement: + +--Quelle robe?... La rose. Aline, je suis à vous. + +Aline est adroite et vive. Quand éclate la sonnerie du deuxième coup, +Nicole est toute prête, merveilleusement habillée par le souple crêpe de +Chine qui s’enroule à sa forme parfaite. + +Son âme et sa pensée sont redevenues closes pour tous. De l’émotion qui +l’a bouleversée un moment plus tôt, il ne reste d’autre trace que +l’éclat plus vif des joues et une lueur brûlante dans ses beaux yeux +passionnés. Elle glisse quelques fleurs dans la dentelle de son corsage, +décolleté sur la nuque et l’attache des épaules, prend ses gants et +descend. + +Dans le salon, où errent capricieusement les dernières lueurs du +couchant, presque tous les hôtes des _Passiflores_ se trouvent déjà +réunis. Auprès du fauteuil de Mme Seyntis, sont Mme d’Harbourg et la +chanoinesse. Celle-ci, laide, la lèvre duvetée, la voix haute, éveille +une surprise un peu effarée chez Mademoiselle qui, trompée par son +titre, s’attendait à voir en elle une sorte de nonne, pieusement +austère. Du coin du salon, où elle est assise à l’écart, Mademoiselle en +revient toujours à l’observer, quand elle ne croit pas devoir surveiller +Mad qui tourbillonne de la terrasse au salon, le nez au vent, les yeux +fureteurs sous la toison dorée de ses cheveux. + +Et aussi, Mademoiselle est distraite du spectacle de la chanoinesse, par +l’entrée, dans le salon, de Guillemette qui a l’air d’une aurore, +pense-t-elle poétiquement. Puis, c’est l’apparition de la jeune baronne +de Coriolis ressemblant, elle, à un Watteau. Et une fois de plus, +Mademoiselle se sent très loin de ces élégantes personnes dont les robes +fragiles coûtent, pour le moins, ce qu’elle gagne en un mois de labeur. +Mais dans son âme, il n’y a pas un atome d’envie; seulement beaucoup +d’humilité et une naïve admiration pour ces créatures de luxe. + +Et voici qu’à son tour, Nicole fait son entrée, longue, fine, onduleuse +dans la gaine de sa robe, les prunelles veloutées et sombres sous les +cheveux clairs qui ont l’éclat des feuilles brûlées par l’automne. +Ainsi, elle éveille la vision de quelque belle nymphe d’un dieu d’amour. + +Francis Hawford, le peintre, dresse la tête à son entrée et murmure, +l’enveloppant d’un regard d’artiste et d’homme: + +--Diable! la splendide créature! + +Et ce doit être aussi l’opinion de Raymond Seyntis, car il a un +singulier accent pour lui dire, après avoir baisé sa main dégantée: + +--Vous êtes toujours terriblement séduisante, ma nièce. + +--Heureusement pour moi, mon oncle. + +--Et pour nous! + +L’un comme l’autre, ils savent très bien les pensées qui flottent en +leurs deux cerveaux. Pour un homme, sensible comme lui à la beauté, elle +a une saveur irritante: et si elle était une étrangère, il succomberait +à la tentation de goûter cette saveur. Mais la pensée qu’il +l’appelle «ma nièce» l’arrête dans les limites d’une galanterie +discrète,--imperceptiblement équivoque. + +Elle fait encore quelques pas dans le salon. Puis elle s’arrête de +nouveau. Cette fois, c’est René Carrère qui la salue. + +--Ah! bonjour, René! dit-elle de sa voix chaude, un peu assourdie. + +Ils sont face à face et se regardent. Au fond de leurs âmes, frémit +l’ombre du passé. Mais eux seuls le savent,--et Guillemette dont les +larges prunelles s’attachent à eux avec une expression profonde et +attentive. + +Nicole pense qu’il a peu changé; ses traits nettement découpés ont +toujours la même expression de volonté mâle et sereine. Ses yeux ont +gardé leur regard clair qui jamais n’a dû connaître le mensonge,--et en +ce moment, est presque dur. + +Mais pour lui, elle est une autre femme,--tout à fait différente de la +jeune fille de jadis. Elle a le même délicieux visage où semble palpiter +le reflet de quelque mystérieuse flamme, la même bouche affolante par sa +fraîcheur, la grâce indéfinissable, ironique et caressante du sourire... +Pourtant cette Nicole-là n’est pas celle qu’il a quittée, il y a quatre +ans. Il s’est fait en elle une sorte d’épanouissement superbe qui doit +griser les hommes et effaroucher les très honnêtes et très candides +femmes comme Mme Seyntis. Elle fait songer à quelque fleur magnifique +dont le parfum serait dangereusement capiteux. + +Entre eux, il y a un silence de quelques secondes. Puis, correctement, +il articule, s’inclinant sur la main nue qu’elle lui a donnée: + +--Madame, je vous présente mes hommages. + +--Pourquoi? «madame...» Nous sommes toujours cousins, que je sache! + +--C’est vrai... Vous avez raison... Bonjour, Nicole. + +--A la bonne heure, ainsi. + +Mais toute conversation est interrompue car le maître d’hôtel annonce +que le dîner est servi. + + + + +VII + + +Le repas les a séparés. Ils ont rempli, envers leurs voisins respectifs, +les menus devoirs imposés par la politesse. Mais ils se sont observés +avec une attention aiguë et discrète. + +Lui, a été très courtois pour la chanoinesse qui l’accaparait sans +merci. Elle, Nicole, a causé tout le temps du repas avec Francis Hawford +dont le masque violent avait une expression d’admiration avide quand il +arrêtait sur elle des yeux de conquérant. + +René n’a pu entendre que des bribes de leur conversation; mais il a vu +que Nicole était amusée, intéressée par l’exotisme des idées de Hawford; +que le peintre se laissait envoûter par la grâce française. + +Et--complexité de l’âme!--cette constatation lui a été plutôt +désagréable, si détaché qu’il fût--ou crût être--de Mme de Miolan. +Alors, résolu à oublier sa présence, il s’est pris à regarder autour de +lui. Il a trouvé apaisante la vue de Mademoiselle, avec son air d’humble +vierge. Il a aperçu Guillemette, déjà tentatrice, les lèvres +savoureuses, ses yeux de sombres violettes où la jeunesse rit, +étincelant d’inconscientes promesses. + +En elle, y aurait-il une future Nicole? + +Cette pensée effleure l’esprit de René et le révolte aussitôt comme une +sorte de profanation. Pourquoi douter de cette enfant parce qu’elle a +reçu, elle aussi, le don redoutable de la séduction? + +Évidemment, les femmes telles que la chanoinesse ne connaissent ni ne +suscitent pareils dangers. Et, sagement, pour rétablir l’équilibre +serein de sa pensée, René se remet à causer avec elle qui, d’ailleurs, a +l’esprit fertile en boutades originales. + +M. d’Harbourg lui donne la réplique avec une courtoisie cérémonieuse. Sa +femme est prodigue d’aimables sourires et de silences. La petite de +Coriolis soupire, en son for intérieur, de n’être pas placée auprès de +son époux et trouve sans attrait les madrigaux longs et surannés de M. +de Harbourg, charmé par sa jolie tête de pastel blond. + +Et Mme Seyntis est la parfaite maîtresse de maison qui s’efface devant +ses hôtes et trouve toujours le mot à dire pour garder à la conversation +l’allure très correcte qu’elle juge indispensable. + +Le dîner fini, c’est l’exode vers la terrasse et même le jardin où la +nuit est tiède. Dans les allées que le clair de lune sable d’argent, les +hommes fument; et la petite flamme des cigares pique l’obscurité de +courtes lueurs. + +Les personnes d’âge se sont groupées sur la terrasse et devisent +paisiblement. La petite de Coriolis a disparu, glissée au bras de son +mari, dans une allée bien sombre. Et Guillemette retenue par la +chanoinesse piétinerait volontiers d’impatience. + +Nicole, elle, après avoir un instant causé avec sa mère et Mme Seyntis, +a descendu les marches de la terrasse. Elle s’assied dans l’ombre et +demeure immobile. Les paupières à demi closes, les mains abandonnées sur +ses genoux, elle songe. Que cherchent donc dans la nuit ses yeux qui +rêvent? + +Un promeneur solitaire passe devant elle sans l’apercevoir. Son pas est +lent et distrait. Lui aussi songe. Elle l’a entendu. Son beau visage +prend une bizarre expression et elle appelle: + +--René?... C’est vous, n’est-ce pas?... Venez donc un peu... Il fait bon +ici... + +Malgré la nuit, elle a vu qu’il tressaillait. + +Peut-être, simplement, elle l’a senti... Elle devine chez lui une +hésitation. Pourtant il s’arrête et s’approche. Mais il reste +silencieux, attendant... Du large, monte sourdement la voix de la mer. +Un souffle frais passe dans les branches. + +--Vous ne vous asseyez pas une seconde? René. + +--Non, merci. + +Il reste debout devant elle dont la forme blanche se profile sur le vert +obscur du massif. Il ne peut voir son visage, mais il devine le +regard,--le regard inoubliable. + +Comme si elle n’avait pas entendu son refus, elle continue: + +--Puisque nous sommes destinés à renouer connaissance, ne vaut-il pas +mieux que ce soit à l’abri de tout regard curieux?... Ce calme est +apaisant; mais aussi, il est évocateur de fantômes!... Peut-être, après +tout, est-ce cette fantaisie du hasard nous réunissant ici qui les +appelle... + +--Il faut les renvoyer dormir là où ils dormaient, Nicole. Ce qui est +passé est passé. + +Son accent est ferme, presque dur, comme l’était son visage quand il l’a +revue dans le salon. + +Elle répète après lui, et un léger frémissement tremble dans sa voix, +calme pourtant: + +--Oui, vous avez raison... Ce qui est passé est passé... Ce qui est fini +est fini!... Mais quelquefois, c’est atrocement douloureux... + +Il a l’intuition qu’elle songe, non à l’amour qu’il eut pour elle, un +incident oublié, cela;--mais à la douloureuse aventure de son mariage... +Et quoi qu’elle ait fait sa destinée, quoiqu’elle l’ait repoussé, lui, +il a soudain pitié d’elle. Les jours ont coulé de puis ceux où il a tant +souffert par elle. + +--Si vous avez éprouvé le sentiment auquel vous faites allusion, Nicole, +je vous plains infiniment. + +--Merci, c’est généreux à vous; car il serait très naturel que vous +goûtiez maintenant le plaisir de la vengeance! + +--Pourquoi?... Je vous assure, qu’il y a longtemps, très longtemps déjà, +que je désire seulement votre bonheur... Et je vous jure que s’il était +en mon pouvoir de vous le rendre, je le ferais avec une vraie joie!... + +Il parle très simplement et son seul accent révélerait sa sincérité +absolue. Depuis des années, d’ailleurs, elle sait qu’il est de ces +hommes dont les paroles sont vraies, toujours. Mais comme il est détaché +d’elle, maintenant!... + +Et dans l’obscurité de son cœur, des sentiments confus tressaillent... + +Elle reprend: + +--Je vous remercie de votre... charité... Mais vous ne pouvez rien... Ni +vous ni personne au monde... Du moins, à l’heure présente!... Aussi pour +que je puisse la supporter, il faut me réfugier dans la pensée que je +suis très jeune encore, que je puis recommencer ma vie, que j’ai +l’avenir! + +Il y a dans sa voix des inflexions de révolte passionnée. + +--Recommencer votre vie? répète-t-il, attentif. Que veut-elle dire? + +--Oui, quand je serai libre... légalement! + +--Par le divorce, pensez-vous?... Le divorce qui, en somme, vous fera si +peu libre, que vous ne pourrez jamais solliciter une nouvelle sanction +religieuse. + +Sa tête se dresse orgueilleusement. + +--Je m’en passerai!... Mes croyances religieuses étaient fragiles; elles +sont tombées comme des feuilles mortes, et je m’avoue incapable de +sacrifier toutes les années de ma jeunesse, peut-être toutes celles que +j’ai à vivre, à une loi édictée au nom d’un Dieu problématique!... Je +veux avoir ma part de bonheur!... Et surtout je veux oublier! + +Une sorte de résolution désespérée gronde dans son accent. De nouveau, +elle éveille en lui une compassion si profonde qu’il ne relève pas ses +paroles impies, quoiqu’elles aient atteint en lui des convictions +souveraines. + +Très doucement, il interroge: + +--Nicole, pour votre bonheur, ne vaudrait-il pas mieux... pardonner? + +--Oh! cela, jamais!... Vous l’avez dit tout à l’heure... Ce qui est fini +est fini et ne ressuscite pas... Quand bien même le regret du passé +déchirerait le cœur, finit-elle si bas qu’il l’entend à peine. + +Ses mains, dont les bagues scintillent, sont un peu crispées sur ses +genoux, d’un geste d’angoisse qui lui est devenu familier. + +Sous le reflet de lune, il distingue mieux l’expression tragique de son +beau visage. Est-ce donc la même femme qui causait, si libre d’esprit, +semblait-il, avec Hawford? + +Quelle tempête gronde en son cœur et pourquoi la lui laisse-t-elle voir, +dès les premières heures de leur réunion, avec cette indifférence +hautaine de ce qu’il en pensera? + +Ah! pas mieux qu’autrefois, il n’arrive à la comprendre... Comme elles +lui sont inconnues, ces âmes de femme, troublées, compliquées, rebelles +aux vieilles lois que, tout jeune, sa mère, sa sœur, lui ont appris à +respecter?... + +Pour Nicole, il éprouve à cette heure le sentiment que lui donnerait le +péril d’une créature jadis précieuse infiniment; et il murmure: + +--Pauvre! pauvre Nicole! + +Elle lève la tête vers lui. Il rencontre un regard dont l’expression est +indéfinissable; et, la voix chaude, jette avec une sorte d’ironie: + +--Je vous fais l’effet d’un monstre, avouez; car vous êtes demeuré le +sage dont j’ai eu peur autrefois. Eh bien, non, je ne suis pas un +monstre, seulement une femme, une malheureuse que la vie a déçue, qui +veut sa revanche... et qui l’aura!... J’attends seulement mon heure; +voilà tout! + +Presque rudement, il articule: + +--Nicole, ne dites pas de folies! + +--Des folies? Quelles folies?... Je vous confie en toute simplicité ce +que je pense, ce que je crois, ce que j’espère, ce que je _veux_ +trouver, l’oubli d’abord... et puis le bonheur... le bonheur tel qu’il +me le faut... J’ai tellement soif d’être heureuse encore! + +Elle s’arrête brusquement et serre ses lèvres comme pour les empêcher de +prononcer davantage d’inutiles paroles. Lui, la regarde, secoué de +l’instinctif désir de la dompter comme une enfant rebelle et insensée. + +Un silence, encore une fois, tombe entre eux dont les âmes sont +frémissantes. + +Sur leurs têtes pourtant, le grand ciel infini s’étend si paisible... Le +murmure de la mer est berceur. A peine, la découpure des branches ondule +sur le sable, vêtu de lumière par le large croissant qui luit derrière +les arbres. + +Il reprend, et son accent a, dans la nuit, une sorte d’autorité grave: + +--Je crois, Nicole, que vous voulez chercher le bonheur où vous ne le +trouverez certainement pas... Mais il est évident que je n’ai pas +qualité pour essayer de vous arrêter dans la voie... lamentable où vous +prétendez vous engager... Seulement, je veux vous dire ceci: à quelque +jour que ce soit, si vous avez besoin d’un ami, soyez bien certaine que +vous pouvez recourir à moi, en toute circonstance. + +Elle a soudain les yeux pleins de larmes. Il les voit trembler entre les +cils. + +--Merci... Mais souhaitons que jamais je n’aie recours à vous, car il +faudrait que l’existence m’ait enfin brisée!... Et puis, maintenant, +rentrons... Quel absurde élan j’ai eu de vouloir toucher au passé avec +vous!... Nous n’y reviendrons plus, n’est-ce pas? + +Il s’incline avec un mouvement de tête. Elle a une imperceptible +hésitation, puis, lui tend la main. Des lèvres, il effleure la peau +tiède; et, sans un mot, s’enfonce dans l’ombre d’une allée, tandis que +d’un pas lent, elle revient vers la terrasse où sont ouvertes les +portes-fenêtres du salon très éclairé. + +Quand, un peu après, René rentre à son tour, ayant, au hasard, arpenté +le jardin, il l’aperçoit qui cause avec une insouciance rieuse, du fond +de la bergère où elle est nonchalamment appuyée. Hawford est près +d’elle. + +Alors, il détourne la tête et cherche des yeux Guillemette. Ah! que +c’est bon qu’elle soit encore une petite fille, innocente, gamine, +ignorant la passion!... Sans doute, parce qu’elle a senti son regard, +elle lui envoie un sourire et se reprend à bavarder avec la jeune +baronne de Coriolis. + +Sous la lumière de la lampe-phare, Mme Seyntis, assise devant son +métier, brode des fleurs incomparables. Près d’elle, Mme d’Harbourg +somnole vaguement sur son tricot de charité, tout en écoutant, avec une +aimable distraction, la chanoinesse qui devise à propos d’un roman +nouveau, dont la couverte jaune vif flamboie sur le tapis. + +Elle est partie en guerre contre l’amour et s’exclame avec le plus +parfait mépris: + +--L’amour! Ah! oui, parlons-en! A en croire les romanciers, il serait le +pivot même de l’existence... Quel mensonge et quelle stupidité!... +C’est, tout au plus, un épisode! + +--Mais il y a des épisodes qui, à eux seuls, valent l’ouvrage entier! +riposte Raymond Seyntis, qui aime à provoquer la chanoinesse. + +Vertement, elle réplique: + +--Raymond, ne dites donc pas de sottises pour fausser le jugement de +cette petite! + +Et elle indique Guillemette qui écoute, les prunelles attentives. Ce +pourquoi, Mme Seyntis est sur des épines. Mais comment arrêter la +chanoinesse, laquelle poursuit avec dédain: + +--Quand on a l’âge de cette fillette, on peut croire à toutes ces +fariboles des cœurs qui se cherchent, se confondent, sont indispensables +l’un à l’autre, etc. Mais quand on arrive comme moi au chiffre canonique +et vu bien des hommes, on est tout à fait convaincue qu’il n’y en a pas +un qui vaille la peine qu’une femme lui sacrifie toute sa vie! + +Le clan masculin proteste: + +--Vous êtes dure, madame. + +Le jeune ménage de Coriolis paraît convaincu que la chanoinesse parle de +l’amour comme un aveugle des couleurs. + +La voix de Nicole domine les exclamations--sa belle voix de contralto, +un peu railleuse en ce moment: + +--Alors, madame, vous ne croyez pas qu’on puisse vivre et, parfois même, +mourir de l’amour? + +La chanoinesse haussa les épaules: + +--Petite, petite, vous êtes jeune encore! L’amour, vous avez raison, on +en peut vivre--et mourir aussi! Pour peu que l’individu amoureux ait une +très mauvaise santé... + +De nouveau, les protestations jaillissent. En sa pensée, Mademoiselle +est choquée autant que Mme Seyntis. Elle aimerait mieux être hors du +salon et avoir entraîné Guillemette qui ne perd pas une parole. + +La chanoinesse ne baisse pas un brin pavillon et son accent est d’un +suprême dédain: + +--L’amour!... Vous savez bien ce que Chamfort en a dit... Je ne veux pas +répéter puisqu’il y a ici d’innocentes oreilles. Croyez-m’en, ma mie, +ceux qui lui abandonnent leur vie étaient incapables de rien faire de +mieux. Ils n’avaient pas leur pain à gagner... Ils n’avaient goûté ni à +l’ambition, ni à l’art qui sont de bien autres aliments pour l’être +humain! + +Raymond Seyntis, dont le front s’est éclairé, lance avec un peu de +malice: + +--Ma chère cousine, l’être, certes, est fait d’une âme et d’un esprit, +mais d’un corps aussi! + +--Peuh!... peuh!... je le sais bien. Et vous n’avez pas lieu de vous en +glorifier, fait la chanoinesse qui tricote rageusement. + +La discussion devient générale. Mais René ne s’y mêle pas, car il est +jaloux de l’intimité de son jardin secret. L’amour!... Ah! quel épisode +il a été, quatre ans plus tôt, dans sa vie. Et il sait maintenant que le +temps guérit, que la tempête merveilleuse et terrible passée, l’homme +peut se reprendre à vivre, à attendre encore, même à espérer le mal +divin... Ce que fait Nicole, elle aussi. De quel droit, tout à l’heure, +la condamnait-il à un avenir muré par le passé? + +Instinctivement, il regarde vers elle. Ses prunelles brûlantes sont +levées vers Hawford qui déclare avec une force tranquille: + +--Il n’y a rien de comparable à la passion pour ce qu’elle renferme de +joies et de souffrances sans mesure! + +Et dans les yeux qu’il arrête sur elle, il y a le cri du désir que sa +beauté a jeté en lui. Sûrement, ce désir, elle est trop femme pour ne +pas le sentir. Mais elle y semble indifférente. Elle cause, comme tous +autour d’elle, tourmentant son éventail d’un geste distrait... + +René prend soudain conscience de l’espèce de curiosité qui le pousse à, +sans cesse, observer Nicole. Alors, irrité contre lui-même, il se +rapproche de Guillemette. A demi-voix, elle lui lance avec une vivacité +un peu moqueuse: + +--M’est avis, mon oncle, que vous n’avez guère donné votre avis dans la +discussion soulevée par madame la chanoinesse. + +--Je déteste ces sujets! fait-il brusquement. + +Il est vraiment, ce soir-là, d’une nervosité inaccoutumée. + +--Oh! oui, je comprends... Vous trouvez que ce sont des sujets pas +convenables. + +--Guillemette, je vous serais reconnaissant de ne pas vous moquer de +moi... + +--C’est vrai, je vous dois le respect, mon oncle. Recevez toutes mes +excuses... + +Entre les cils, ses yeux rient malicieux, si la bouche est contrite. + +René est exaspéré, et il va peut-être le laisser voir quand la voix +jeune s’élève, caressante: + +--Oncle, soyez gentil et pardonnez-moi de taquiner, un tantinet, votre +sagesse!... Je ne peux pas partager vos idées austères sur le sujet de +conversation de ma cousine la chanoinesse que je trouve très +instructive! + +Avant qu’il ait pu lui répondre, elle s’est levée, appelée par un signe +de sa mère, car les domestiques apportent le thé et elle doit le servir +avec Mademoiselle. + +Alors, René agacé va s’asseoir auprès de la bonne Mme d’Harbourg, +mécontent de lui-même et des autres; de la chanoinesse qui a des +conversations insensées pour une femme de son âge et de son état; de sa +sœur qui les tolère; de Nicole qui en sourit; de Guillemette qui s’y +intéresse déplorablement. + + + + +VIII + + +Dimanche, _messe des baigneurs_, à neuf heures; ce qui semble un peu +matinal à beaucoup. N’importe; comme c’est la messe _chic_, dussent-ils +y arriver pour le dernier évangile, tous les fidèles qui se respectent +considèrent, comme un des articles du code mondain, le devoir d’y +paraître. Mme Seyntis, elle, n’est jamais en retard. Elle est même de +ces redoutables personnes qui font consister l’exactitude à être +toujours, pour le moins, un quart d’heure en avance. Aussi quand elle +apparaît dans le vestibule, son livre en main, ses gants mis, son voile +baissé, elle a toujours l’occasion d’appeler: + +--Guillemette!... Tu es prête?... Le premier coup va sonner. + +Et Guillemette ne manque pas de répondre: + +--Mère, je vous suis... Allez en avant, je vous rejoins dans une minute! + +Guillemette est dormeuse comme un bébé; de plus, elle déteste se lever +de bonne heure, peut-être parce qu’elle y est obligée depuis sa tendre +enfance. Plus d’une fois, il lui arrive d’ailleurs de se rendormir après +que la femme de chambre est venue frapper à sa porte. A moins que, bien +éveillée, elle n’oublie l’heure, parce que sa vagabonde pensée erre en +toute sorte de mondes. Et il faut un rappel de Mademoiselle qui connaît +la jeune personne, pour qu’elle bondisse soudain hors du lit. + +Ce dimanche-là, si elle est en retard, c’est que, la tête abandonnée sur +l’oreiller, les mains jointes sous la nuque, toute rose du sommeil, elle +a oublié les minutes, en réfléchissant à la double attitude de Nicole et +de l’oncle René, la veille au soir. Que peuvent-ils bien penser l’un de +l’autre? Comme ils sont restés longtemps dans le jardin!... C’était +exaspérant! + +Ses lèvres articulent les mots avec une telle conviction qu’elle en +demeure saisie. Exaspérant!... Pourquoi?... En quoi cela peut-il +l’agiter, ce qui se passe entre son vertueux oncle et Nicole, l’adorable +Nicole... Ah! quel attrait elle exerce sur les hommes!... Tous, dans le +salon, s’étaient groupés autour d’elle et n’en bougeaient pas... Comment +son mari peut-il accepter de la perdre? + +--Moi, à sa place, j’aurais fait même des turpitudes pour la garder! +prononce Guillemette avec conviction. Ah! que je voudrais être +troublante comme elle! + +--Guillemette, je ne vous entends pas remuer. Vous vous habillez, +n’est-ce pas? demande la voix douce de Mademoiselle. + +--Oui... oui! dit Guillemette qui regarde sa montre avec terreur. Et +elle a raison! + +Heureusement, elle est d’une prodigieuse vivacité dès qu’il le faut. +Mais tout de même, quand se met à sonner ce terrible premier coup de la +messe, elle est encore en jupon, les épaules nues, piquant, d’un doigt +preste, les dernières épingles dans ses cheveux. + +A son tour, Mademoiselle répète: + +--Guillemette, vous venez?... Le premier coup finit de tinter. + +--Ah! Dieu! je le sais! s’exclame Guillemette qui, impatientée, voudrait +anéantir ces malencontreuses cloches. _M’selle_, je vous en prie, allez +en avant avec maman et Mad. Je marche plus vite et je vous rattraperai. +Qu’André m’attende! + +Mais André est déjà parti pour un petit tour matinal, avant la messe, +quand Guillemette apparaît, cinq minutes plus tard, dépitée contre +elle-même d’avoir dû, par sa faute, s’habiller en coup de vent et +accepter, sans aucune recherche coquette, les ceinture, cravate, +chapeau, que lui présentait, en hâte, la femme de chambre. Elle se sent +d’une humeur de porc-épic et envie de toute son âme Nicole dont les +fenêtres sont encore voilées de leurs rideaux et qui, sûrement, va +s’habiller en paix, et être jolie... jolie!... + +--Moi aussi, j’aurais pu être jolie! marmotte-t-elle. Et par ma faute... +Enfin tant pis! + +Elle traverse, en courant, le vestibule. Les cloches ont fait silence. +C’est le deuxième coup qui se prépare. + +Devant le perron, elle aperçoit une silhouette d’homme. + +--Oh! mon oncle! c’est vous? + +--Oui, petite fille, je vous attendais pour vous escorter, Mademoiselle +m’ayant averti que vous la suiviez à quelque distance. + +Elle a un rire gai, soudain sa méchante humeur s’est évanouie; et elle +éprouve une jouissance enfantine de la limpidité du ciel d’août, bleu +comme la mer qui ondule avec des moires soyeuses. + +Vite, elle marche aux côtés de René, à travers le jardin ruisselant de +soleil, puis sur la route dévalant vers l’église, sous le dôme des +branches. + +--C’est gentil cela, mon oncle, de m’avoir attendue!... Je n’aurais +jamais pensé avoir votre escorte!... Je ne croyais pas que vous partiez +maintenant à l’église. + +--Mais, Guillemette, est-ce que la messe n’est pas à neuf heures? + +--Oui... oui... seulement, d’ordinaire, les messieurs n’arrivent guère +que pour la sortie... + +--Ah! très bien!... Mais probablement parce que je reviens d’Afrique, +j’ai de très mauvaises habitudes; et comme dans ma première jeunesse, je +me crois obligé d’arriver pour le commencement. + +Elle lui jette un regard où il y a tout ensemble de l’estime et de +l’amitié. + +Elle aime les gens qui ont le courage de leurs +convictions,--fussent-elles même détestables... Mais ici ce n’est pas le +cas... Et son sentiment se trahit tout de suite: + +--Mon oncle, vous avez joliment raison d’agir comme vous pensez!... +Seulement, c’est tant pis pour votre avenir militaire! + +René a un coup d’œil surpris vers cette petite fille qui connaît si bien +les vilains dessous de la politique. + +--Alors, vous croyez, docte Guillemette, qu’il m’en cuira d’avoir écouté +tout au long la messe des baigneurs à Houlgate? + +--Celle-là et d’autres, n’est-ce pas? oncle. A Madagascar, cela ne +tirait peut-être pas à conséquence, mais en France, il paraît que c’est +une autre affaire... Tout de même, je suis très contente que vous soyez +brave sur ce chapitre-là aussi! + +--Merci, petite Guillemette, dit-il, touché de cette approbation +juvénile. + +Tous deux font quelques pas en silence, distraits par leurs propres +réflexions. C’est elle qui reprend, frôlant de son ombrelle les petites +herbes de la route: + +--Oh! oui, certes, bien plus qu’autrefois, oncle René, j’ai pour +vous,--par moments, pas toujours,--de la vénération! + +Il ne paraît pas flatté du tout. + +--Guillemette, voilà encore que vous vous moquez de moi! + +--Oh! non, mon oncle, je ne me le permettrais pas... Je vous dis tout +bonnement ce que je pense parce que vous m’inspirez très grande +confiance... Je ne serais pas étonnée que j’en arrive à vous prendre +pour confesseur laïque... J’irais à vous quand j’aurais besoin d’un +confident de choix! + +--Guillemette, je suis très touché, très honoré... Mais ce serait +intimidant pour moi, un rôle pareil! + +--Pourquoi donc? + +Elle lève vers lui de larges prunelles que l’auréole du chapeau ombre +délicatement. Ses joues ressemblent aux pétales d’une rose de France. + +--Pourquoi? Mais parce que je craindrais à très juste titre de n’être +pas à la hauteur. Et puis, vraiment, je ne me sens pas encore l’âge de +l’emploi! + +Sans réfléchir, elle riposte: + +--Oh! pour moi, vous n’êtes pas un jeune homme! + +Tout de suite, elle se reprend: + +--Vous êtes mon oncle, un oncle étonnamment sage... Oh! certes, vous +avez l’air plus sage que papa... Je suis certaine que vous seriez +incapable de faire quelque bonne grosse sottise! + +Elle lance cet aveu si drôlement que René se met à rire, encore qu’il +soit peu charmé de l’opinion édifiante que Guillemette a de lui. + +--Ma nièce, vous paraissez regretter que je n’aie pas le goût--et c’est +exact!--de me mettre d’affreux méfaits sur la conscience... + +La bouche de Guillemette a une expression de malice et de contrition qui +est délicieuse: + +--Mon oncle, c’est vrai, j’ai un faible pour les hommes mauvais +sujets... Au moins, je ne me sens pas humiliée en leur voisinage!... Je +serais plutôt prête à me glorifier... + +Ici, les cloches recommencent à sonner. Guillemette tressaute. + +--Vite, mon oncle, le second coup! Maman doit frémir de ne pas me +voir... + +La blanche petite église est tout près, par bonheur. Pour l’instant, +elle est le centre vers lequel filent les équipages et déambulent +pédestrement, par les jolis chemins ensoleillés, chrétiens et +chrétiennes, tous en toilette dominicale. + +Aussi, une brillante assemblée emplit-elle l’église qui est comble. Une +chaise est un objet précieux que les retardataires cherchent d’un œil +d’envie. Le suisse est ahuri et solennel. La chaisière, les joues en +feu, s’affaire, pour essayer de caser tant de chrétiens, désireux d’un +siège. Le curé lui-même, en surplis immaculé, circule à travers le flot +grandissant de ses ouailles; tel un général qui veille à la bonne +installation de ses troupes. Son regard, satisfait sous les sourcils +blancs en broussaille, erre sur ces nombreux fidèles, chics infiniment, +parmi lesquels foisonnent les jolies femmes sous la paille des chapeaux +fleuris, le tissu léger des robes d’été qui caressent les dalles +luisantes. + +Cette messe n’est pas celle des humbles et des petites gens... + +Comme de juste, dans cette foule, discrètement bourdonnante, mondaine, +parfumée, il se trouve de sincères croyants et croyantes qui pensent +pieusement à leur Créateur. Mais il y aussi de fringants +_clubmen_,--jeunes ou mûrs--qui sont là pour la femme dont, à la sortie, +ils vont correctement serrer la main, avec un secret frisson de tout +l’être!... Il y a des hommes rongés par la fièvre ou le souci de la vie +qui, dans cette église, ont apporté des corps sans âme, une pensée +fermée aux choses divines, et s’absorbent dans leurs préoccupations +quotidiennes, alors que leurs yeux sont arrêtés, indifférents, sur un +tabernacle dont le mystère leur est étranger... + +Il y a des jeunes que la vie enchante, qui tressaillent d’allégresse, +d’envie, de désir, à ses espoirs. Il y a, sous le masque donné par +l’éducation à tous ces êtres, des âmes douloureuses, des âmes troublées, +des âmes sceptiques, des âmes pécheresses qui adorent leur péché ou le +subissent avec passion, honte, colère, remords... + +Il y a des heureux--quelques heureux!--qui crient leur bonheur vers +l’Invisible ou en sont enivrés... Il y a des épouses déçues, meurtries; +des mères qui sont des bénies ou des crucifiées... + +Mais tous gardent leur secret. Le soleil flamboie dans les vitraux et +par la porte, restée ouverte, resplendit la fête de l’été. La clochette +tinte pour annoncer le commencement de la messe. + +Juste à ce moment, Guillemette fait son entrée; ce qui calme, à son +sujet, les inquiétudes de sa mère, laquelle, avant de s’absorber dans +ses prières, lui murmure: + +--Tu ne pourras donc jamais être à l’heure! ma pauvre enfant. + +La coupable a l’air d’innocence d’un nouveau-né et marmotte tout bas: + +--Mais, maman, la messe commence... Je ne suis pas en retard. + +Elle ouvre sagement son livre et se met en devoir de suivre les prières +liturgiques. + +La pensée de Guillemette est absolument croyante, en dépit des quelques +points d’interrogation jetés en son cerveau par les circonstances ou ses +seules réflexions, au grand scandale de sa mère à qui, inutilement +d’ailleurs, elle a demandé des solutions. Ce que voyant, elle n’a pas +insisté, attendant en son intimité, le jour où la grâce du ciel +dissiperait les ombres qui l’ont désorientée et dont elle rend +responsable son ignorance de la théologie. + +Mais tout de même, Mme Seyntis serait saisie d’épouvante, si elle +pouvait mesurer combien, très innocemment, dans le secret de son âme, +cette petite fille s’est déjà fait une religion à elle... + +Des hauteurs de l’orgue, une voix de femme s’élève sonore, trop claire, +qui fait lever les têtes vers la tribune où la chanteuse--une jolie +femme rondelette, qui a un nom au théâtre--articule mal de pieuses +paroles, sur un air d’opéra. + +Guillemette a tressailli, distraite par cet intermède musical, qui lui +rend impossible tout recueillement et elle envie sa mère et +Mademoiselle, abîmées dans la lecture de leur messe. Sans doute, le +sérieux oncle René est comme elle. Guillemette regarde instinctivement, +vers lui, devant elle. Il ne se contente pas de demeurer bien droit, les +bras croisés, ou les mains sur la pomme de sa canne... Non, il a un +petit livre, il lit l’office de la messe, très attentif et il n’a pas du +tout, pourtant, l’air d’un sacristain! Son visage brun ainsi au repos a, +au contraire, quelque chose d’énergique, de fier, de grave, qui lui +donne beaucoup d’allure... C’est très crâne à lui de montrer si +franchement ses convictions; et, contente, elle se prend à murmurer: + +--Mon oncle, vous êtes un homme chic! + +Cependant l’Évangile vient d’être dit; alors dans la chaire, apparaît un +vicaire juvénile et timide qui semble torturé par l’obligation de parler +devant cette foule, la devinant, à l’avance, réfractaire à son +éloquence! Lui, comme ses auditeurs,--hormis quelques âmes pieuses,--se +demande pourquoi cette homélie que tous redoutent. + +Mais le choix n’étant pas donné, il part résolument en guerre contre les +désordres du siècle. D’une voix monotone et éclatante, il déverse le +flot de sa rhétorique que Mme Seyntis écoute d’un air de componction, +comme si elle avait toute la responsabilité des péchés d’Israël. Mad +s’ennuie et Guillemette a pitié du petit vicaire qui, les yeux clos, les +mains crispées sur la chaire, fond sur l’ennemi, le pécheur, tonnant: +Pénitence! Pénitence! + +C’est par cette véhémente adjuration qu’est accueillie Nicole, trop bien +élevée pour désobliger Mme Seyntis en ne paraissant pas à la messe. +Debout dans l’allée, sans regarder personne, elle attend que l’orateur +ait fini de fulminer, et par son élégance, sa beauté capiteuse, donne +des distractions à ceux qui l’entourent. Elle est tout près de René. Il +peut respirer son parfum. Il a, sous les yeux, l’ondulation de ses beaux +cheveux d’or fauve, l’harmonie de la forme ennuagée de blanc... + +Que pense-t-il?... Une seconde Guillemette se le demande avec +irrévérence. Mais ses traits ont une expression si sérieuse, qu’elle est +saisie de honte pour sa propre frivolité et reprenant ses prières, elle +est exemplaire jusqu’à la fin de la messe, qui s’achève sur une marche +triomphante. + +Devant l’église, dans le jardin ensoleillé, bourdonnent les propos, les +rires, les réflexions sur le petit vicaire, sur la chanteuse, sur le +prochain, alertement examiné, jugé, exécuté... La phalange masculine se +livre à la contemplation, et Nicole produit une vive impression quand +elle apparaît insolemment fraîche, souriante, répondant aux saluts, +serrant les mains amies ou indifférentes. + +Elle s’arrête auprès de sa mère et de Mme Seyntis qui, elle, ne vient +certes pas de mettre sur sa conscience ni médisance ni distraction, et +demande à son frère: + +--René, rentres-tu avec moi ou descends-tu sur la plage? + +--Je vais sur la plage. + +--Alors, tu emmènes Mademoiselle et les enfants. + +Parmi les enfants, Mme Seyntis compte Guillemette qui n’en a cure; car +au milieu du brouhaha des conversations, elle a entendu l’oncle René +dire à Nicole ces mots qui l’ont étonnée: + +--Je ne m’attendais guère à vous voir ici ce matin! + +De sa voix musicale, la jeune femme a riposté ironiquement: + +--Mon cher ami, je me souviens des enseignements reçus dans ma prime +jeunesse: «Malheur à celui par qui vient le scandale.» + +Il n’a pas répondu. Peut-être, y avait-il au fond de ses yeux noirs +quelque chose qu’elle ne voulait pas y lire... Brusquement, elle s’est +détournée et s’est prise à causer avec la jeune baronne de Coriolis qui, +entre les cils, considère tendrement son mari. + +Guillemette, elle, laissant Mademoiselle et Mad cheminer l’une près de +l’autre, se met à marcher auprès de l’oncle René que, sans trop savoir +pourquoi, elle n’est pas fâchée de retenir loin de Nicole. + +Mme de Miolan avance devant eux, descendant aussi vers la plage. Elle va +d’une allure très lente. Hawford l’accompagne. Près d’eux, est également +Raymond Seyntis. + +Hawford cause, et elle écoute, la tête un peu penchée. Le soleil met des +lueurs d’or dans le nœud lourd de ses cheveux. Et spontanément, +Guillemette s’exclame: + +--Comme Nicole est belle! N’est-ce pas? mon oncle. Quand je la regarde, +je me demande toujours comment son mari peut se passer d’elle!... Vous, +pas?» + +Une sorte de soif l’envahit de savoir ce qu’il pense. Ainsi Ève fut +attirée par le fruit défendu. + +Elle a levé les yeux vers lui. Il a un visage fermé, presque sévère et +dit: + +--Je ne me suis jamais adressé pareille question, Guillemette. + +--Et vous trouvez, mon oncle, que je dois vous imiter? glisse-t-elle, +rieuse. C’est que vous n’êtes pas curieux. Et moi, je le suis +horriblement, quand les gens m’intéressent. + +--Et Mme de Miolan vous intéresse? + +--Oh oui! autant que vous pouvez l’imaginer! + +--Pourquoi? + +--Parce qu’elle est vraie, très bonne, triste, plutôt coquette, et pas +du tout parfaite! + +--Oh! oh! ma nièce... + +--Quoi? oncle René... Cela vous scandalise que j’aime mieux Nicole +n’étant pas un modèle? + +--Je pense, Guillemette, que ce n’est pas votre mère, sûrement, qui vous +a mis de pareilles opinions fausses dans la cervelle. + +--Et vous avez bien raison de le penser, oncle. Je vous offre tout +bonnement le fruit de ma petite expérience... Je commence à être assez +vieille pour pouvoir posséder des opinions personnelles. + +Et après une seconde de méditation, elle achève: + +--Et penser que Nicole a des parents tellement à l’antique! Est-ce +qu’ils ne vous font pas un peu l’effet de paisibles canards qui auraient +couvé un oiseau de paradis? + +Cette fois, René est tout à fait choqué. + +--Guillemette, que d’irrévérence! + +--Mon oncle, ne vous agitez pas, ce sont des canards que je respecte +comme je dois le faire! + +Il ne répond pas, mécontent, mais résolu à ne pas jouer auprès de cette +petite un rôle ridicule de pédagogue... Il tressaille désagréablement de +l’entendre s’exclamer en manière de conclusion: + +--Oh! oncle, comme je voudrais ressembler à Nicole! + +--Ne dites pas cela! Guillemette, fait-il presque impérieusement. + +Quelle singulière réponse! Une impatience secoue Guillemette qui jette, +un peu agressive: + +--Vous trouvez mieux qu’elle soit unique en notre famille? + +René la regarde, surpris, et de sa manière sérieuse explique: + +--Je crains qu’elle ne se rende très malheureuse! Et c’est pourquoi, ma +chère petite fille, je serais désolé de vous voir lui ressembler... +Voilà tout! + +Guillemette est apaisée. Même, elle éprouve une sorte de sécurité +joyeuse dans le sentiment que l’oncle René est soucieux de son bonheur. +Quand Nicole sera partie pour Dinard, elle l’aura de nouveau à elle +toute seule, comme avant l’arrivée des invités. + +C’était bien plus agréable! + +Elle est interrompue dans ses réflexions parce qu’ils atteignent la +plage où, autour de Nicole et de Mme de Coriolis, s’élaborent des +projets de promenade pour l’après-midi. + + + + +IX + + +Cinq jours plus tard. + +Il fait chaud, très chaud. Le soleil brûle la poussière... Et cependant +toute la jeunesse des _Passiflores_ est partie en promenade pédestre, +sous le regard mécontent de M. d’Harbourg qui s’est évertué à proclamer +«absurde» une excursion par cette température sénégalienne. + +Ses conseils ayant eu le sort de la prédication de Jean au désert, il +s’est dignement retiré dans le fumoir solitaire,--Raymond Seyntis est à +Paris--et y somnole sur les journaux, maugréant contre les mouches qui +s’agitent autour de lui, et même évoluent sans façon sur son avenante +personne. + +Cependant, installée avec son ouvrage dans le _bow-window_ du petit +salon, Mme Seyntis jouit du calme des _Passiflores_. Oh! quel délice +serait un été dans la solitude avec ses enfants, son mari devenu +ignorant du chemin de Paris... Des après-midi passés, une broderie en +main, sous les arbres du jardin ou l’abri de la grande ombrelle de +coutil dressée sur la plage... + +C’est chez elle un désir instinctif si vif que, souvent, elle lève la +tête pour regarder les groupes rassemblés près de la mer. + +Les promeneurs élégants viendront plus tard, dans la tiédeur du +crépuscule. A cette heure, sur l’or pâle du sable se dressent seules des +silhouettes d’enfants; tout petits qui trottinent chancelants, +garçonnets et fillettes affairés par leurs jeux, insensibles à la +morsure du soleil qui flamboie sur l’étendue sans ombre. + +--Vraiment, j’ai bien peur que nos promeneurs n’aient très chaud! +remarque Mme d’Harbourg qui fait évoluer les aiguilles de son tricot +avec une monotone régularité, s’interrompant toutefois pour s’éventer, +car l’air semble embrasé. + +Ce n’est pourtant pas ce souci, tout physique, qui altère son aimable +visage, assombri par quelque pensée pénible, et lui fait répondre avec +distraction aux quiètes paroles de Mme Seyntis. + +Celle-ci finit par s’en apercevoir et interroge: + +--Pauline, es-tu souffrante? + +--Non... Oh! non! + +Encore un silence. Mme Seyntis se demande si elle peut poursuivre sans +indiscrétion; et elle reprend, hésitante: + +--Est-ce que tu as quelque ennui? Tu parais préoccupée? + +Mme d’Harbourg ne répond pas... Puis, tout à coup, comme si un invisible +sceau se brisait sur ses lèvres, elle articule d’une voix qui tremble: + +--Marie, je suis horriblement tourmentée de Nicole! + +Mme Seyntis a un tressaillement; les paroles de Mme d’Harbourg +réveillent en son souvenir, une réflexion de son mari, l’avant-veille, +sur l’admiration très vive de Hawford pour la jeune femme dont il a, dès +le premier jour, demandé la permission de faire un croquis... Réflexion +qui lui a été fort désagréable; elle n’admet pas que, sous son toit, une +femme puisse se prêter à une cour aussi visible que favorisent les +séances de pose. Et penser que cette femme est de sa famille!... Ah! +oui, elle est inquiétante, Nicole! + +Avec autant de précaution que si elle avançait sur des œufs, Mme Seyntis +demande: + +--A quel propos? Pauline, es-tu tourmentée de ta fille?... Est-ce que +son mari... + +--Non... Non, il ne s’agit pas de son mari, cette fois. De lui, nous +n’entendons plus parler que par les hommes d’affaires... Non, c’est elle +qui m’inquiète!... Je la sens si révoltée contre sa situation que j’en +arrive à craindre tout de sa part... + +--Tout! répète Mme Seyntis, saisie. + +Mais sa cousine ne l’entend pas, absorbée par sa pensée, et poursuit son +monologue: + +--Mon Dieu, je sais bien que cette situation est délicate, pénible, +douloureuse... Mais son père et moi, nous faisons tellement ce que nous +pouvons pour la lui rendre supportable,... pour ne jamais lui rappeler +que c’est elle qui a voulu épouser Guy de Miolan, quoi que nous lui +disions... que c’est elle qui l’a quitté, là-bas, à Constantinople, +après leurs scènes... lamentables! Elle n’a jamais voulu se prêter à une +réconciliation... Comme nous l’y engageons... puisque, hélas! +maintenant, rien ne peut empêcher qu’elle ne soit sa femme... Elle +s’obstine à exiger un divorce qui nous navre... A quoi bon?... Elle n’en +sera pas plus libre puisque l’Église ne connaît pas le divorce et elle +brise tout son avenir de femme!... Pourquoi, grand Dieu! faut-il qu’elle +ne se résigne pas... Nous l’aimons, nous la gâtons tant, qu’elle ne peut +être tout à fait malheureuse, pourtant! + +Mme d’Harbourg en est absolument persuadée. Sa cousine, pas du tout, et +malgré elle, il lui échappe: + +--Ma pauvre Pauline, à des jeunes femmes comme Nicole, je crains bien +que nos tendresses de parents ne suffisent pas... + +Mme d’Harbourg a l’air navrée. Son tricot est tombé sur ses genoux et +les mailles glissent de l’aiguille sans qu’elle y prenne garde. + +--Oui... oui... Ce que tu dis là, Marie, je l’ai déjà pensé plus d’une +fois... Et c’est ce qui me fait peur! Moi, je sais bien qu’à sa place, +jugeant impossible de vivre avec mon mari, j’aurais essayé de combler le +vide de mon existence par de bonnes œuvres, par le travail... J’aurais +beaucoup prié pour être soutenue... Mais je crains que Nicole ne prie +plus guère!... + +Mme Seyntis a le même sentiment. Toutefois, elle est trop charitable +pour ajouter au chagrin de sa cousine et elle murmure, encourageante: + +--Ah! que sait-on?... + +--C’est vrai, je ne sais pas! avoue Mme d’Harbourg, pitoyable. Jamais +Nicole ne parle de ce qu’elle pense... Du moins, à moi... Et pas +davantage à son père, d’ailleurs... Ah! ma pauvre amie, que nos enfants +nous sont fermés et que nos filles sont différentes de nous! + +N’était la crainte de peiner plus fort sa triste cousine, Mme Seyntis +protesterait vivement. En toute sincérité, elle est persuadée connaître, +comme la sienne propre, l’âme blanche de Guillemette... + +Et Mme d’Harbourg, devinant une oreille compatissante, reprend de plus +belle: + +--Certes, je ne peux reprocher à Nicole une tenue blâmable... Elle n’est +pas femme à autoriser des... familiarités qui la feraient prendre... +pour ce qu’elle n’est pas... Mais en sa position d’épouse séparée, elle +devrait tellement exagérer la prudence, rester dans l’ombre, peu +recevoir, ne pas aller dans le monde... Et justement, elle fait à peu +près tout le contraire!... Elle ne m’écoute pas quand je le lui dis... +Elle me regarde comme si je lui parlais turc... Ah! Marie, je commence à +croire que je l’ai trop gâtée!... Elle était mon unique enfant et +j’avais si fort le désir de son bonheur! C’est bien pour cela que j’ai +eu la faiblesse,--et son père aussi!--de consentir à ce qu’elle épouse +ce Miolan qui l’emmenait loin de nous... Mais elle voulait... et nous +avons cédé! + +Jamais aussi franchement, Mme d’Harbourg n’a avoué sa faiblesse. Mme +Seyntis, touchée de cette humilité et de cette confiance, cherche à la +réconforter: + +--Ma pauvre Pauline, tu as cru faire pour le mieux... Pourquoi te +torturer par des reproches?... Aujourd’hui, ton rôle me paraît être de +veiller sur Nicole... Elle est si jeune... c’est-à-dire un peu +imprudente, un peu coquette... peut-être, corrige vite Mme Seyntis qui +craint de blesser sa cousine. Les jolies femmes seules sont tellement +courtisées! + +--Ah! oui, bien trop! soupire Mme d’Harbourg. De bonnes amies sont +venues m’avertir qu’un certain baron de Gerles était violemment épris +d’elle... Je sais qu’il est en ce moment à Dinard... Et justement, la +voilà ce matin qui m’annonce qu’elle pensait partir jeudi chez ses amis +de Bierne qui ont leur villa à Dinard. Bien entendu, son père et moi, +nous ne pouvons l’y suivre... Alors... alors, je suis bien tourmentée! + +--Oui, je conçois, fait Mme Seyntis, qui ne conçoit que trop bien. Elle +aussi a entendu beaucoup parler de la cour que Philippe de Gerles fait à +la jeune femme... Lui, absent, Hawford le remplace... Demain, ce sera un +autre... Ah! oui, la mère de Nicole de Miolan peut être inquiète! + +Pour le moment, elle paraît moins abattue parce qu’elle a confié sa +détresse, et elle reprend: + +--Je te fais mes excuses, Marie, de t’accabler ainsi de mes doléances. +Mais il n’y a personne en dehors de l’abbé Vincenette à qui je puisse +les confier... Mon mari a été si affecté de tous ces événements que je +m’applique maintenant à lui faire croire que tout va pour le mieux... +Que Nicole s’arrange bien de sa nouvelle vie parce que son expérience du +mariage lui en a ôté le goût... + +--Oui, ce devrait être!... soupire Mme Seyntis, seulement, elle n’a que +vingt-six ans!... + +--C’est cela, en effet, qui est terrible! Vois-tu, Marie, quelquefois, +il me prend la terreur qu’un de ces hommes qui l’admirent dans le monde +et rôdent autour d’elle, avec de vilaines pensées, que l’un d’eux ne +finisse par lui plaire particulièrement... Oh! ce serait épouvantable! +Je ne craindrais certes pas que Nicole commette une faute grave; nos +filles, heureusement, ne peuvent être que d’honnêtes femmes!... Mais ne +connaîtrait-elle que la tentation, ce serait déjà trop!... Ces mauvais +romans qu’elles lisent leur montent l’imagination, leur font rêver d’un +bonheur impossible... + +--Oui... c’est vrai, approuve Mme Seyntis. Et ce bonheur, elles +s’imaginent le rencontrer dans la passion... Pauvres petites!... Le +bonheur, mais elles le trouveraient à faire simplement leur devoir. +Seulement, cette vérité, elles ne la croient pas! + +Mme Seyntis est tout à fait convaincue de ce qu’elle dit. Pour elle et +pour sa cousine, un cœur comme celui de Nicole est un monde dont l’une +et l’autre ignorent tout, et qui les épouvanterait si elles y +pénétraient... + +Mme d’Harbourg tamponne de nouveau ses yeux ternis par une buée humide +et s’évente machinalement parce que l’émotion a augmenté la chaleur, +pour elle. + +--Ah! ma bonne Pauline, je te plains bien! dit affectueusement Mme +Seyntis. + +--Tu le peux, Marie... C’est dur de vivre! + +Mme Seyntis est trop consciencieuse pour ne pas remarquer: + +--Il y en a encore de bien plus malheureuses que nous, Pauline. + +Mais Mme d’Harbourg regimbe devant cette déclaration: + +--Tu peux dire cela, Marie, parce que tu n’as pas connu l’épreuve d’être +atteinte dans le bonheur de ton enfant. + +--C’est vrai... Mais je t’assure que tous nous avons nos soucis. + +--Oh! est-ce que Guillemette?... + +--Non, non, Guillemette n’est pas en jeu. Grâce au ciel, elle est encore +une petite fille qui ne me donne pas de tracas... Non, je suis ennuyée +de Raymond. Il est nerveux, il a l’air préoccupé; et il ne veut prendre +aucunes vacances sous prétexte qu’il a des affaires très importantes. Si +encore il se reposait tout à fait pendant les jours qu’il passe ici! +Mais tout le temps, on lui télégraphie, on lui téléphone. Je ne m’étonne +pas que sa pauvre tête, bourrée de chiffres, lui soit douloureuse cet +été! + +--Oui, c’est ennuyeux! dit Mme d’Harbourg. + +Elle a écouté les réflexions de sa cousine, mais les paroles sont +arrivées jusqu’à elle comme des mots indifférents qui ne sauraient la +distraire de son propre souci. + +Les deux femmes, alors, absorbées par leur intime pensée, continuent à +travailler en silence. Dans le billard, on entend marcher M. d’Harbourg, +qui se livre aux carambolages pour distraire sa solitude et la fâcheuse +humeur que lui donne la température. + +La mer est bleue comme un lac italien. Des nappes de lumière s’épandent +sur le jardin où les fleurs semblent autant de cassolettes qui +distillent leur parfum dans l’air brûlant. Devant la villa, un groupe de +modestes touristes est arrêté et s’exclame sur le décor somptueusement +fleuri qui l’enserre... Une voix de femme articule avec conviction: + +--Comme on doit être heureux dans une si jolie maison!... Ah! les riches +ont de la chance! + + + + +X + + +Cependant les promeneurs se sont arrêtés, pour goûter, dans une ferme à +mi-chemin entre Houlgate et Villers... Une ferme dressée sur la falaise, +devant le pittoresque chaos des roches qui dévalent vers le sable parmi +la floraison rose des bruyères et des œillets sauvages; sous la dentelle +fine des herbes, jaillies entre les pierres, et les branches tordues des +arbrisseaux, agrippés aux tumultueux éboulis des roches. + +Dans la prairie herbeuse qui s’allonge sur la falaise, la fermière, +accoutumée aux visites quotidiennes des touristes, prépare la table pour +le thé, avec une connaissance parfaite de leurs goûts et des avantages +qu’elle en tirera. D’ailleurs, Mademoiselle, investie au départ des +pleins pouvoirs de Mme Seyntis, veille à ce que rien ne manque, +soigneuse toujours du bien-être des autres qui tous la laissent faire +très volontiers. + +La petite de Coriolis s’est jetée dans l’herbe comme une enfant +fatiguée; et, sans façon, ayant pris sa glace de poche, elle rafraîchit +d’une caresse de poudre ses joues brûlantes. Mad, assise à la turque +devant elle, la contemple avec intérêt, et dans un élan juvénile, lui +déclare qu’elle la trouve bien jolie. André, étendu, les coudes au sol, +le menton dans les mains, observe les barques dont les voiles sont +immobiles sur la grande mer paisible. Guillemette, elle, reste debout. +Jamais, semble-t-il, elle n’est fatiguée. Dans son jeune corps, circule +une telle sève! A pleines lèvres, elle aspire la bonne senteur saline +qui monte du large. Mais ses yeux ne regardent point le lointain, sablé +d’une brume d’or, vers le couchant. Sous la dentelle du grand chapeau de +broderie, ils sont fixés avec une étrange expression sur le groupe que +forment, un peu en avant, Nicole, Hawford, et le capitaine de Coriolis, +celui-ci la lorgnette en main, étudiant la côte. + +Nicole est arrêtée à l’extrême bord de la falaise et les plis de sa robe +de linon ruissellent autour d’elle. Comme obstinément, elle regarde, à +ses pieds, le vide, miroitant de vagues nonchalantes, d’un bleu vert +d’opale!... Hawford lui parle. L’entend-elle, même?... Elle ne bouge ni +ne répond. A quoi peut-elle songer avec ce visage grave, cet air d’être +absente, seule avec elle-même, regardant vers quelque chose +d’invisible?... Pourtant, elle était très gaie pendant la promenade. +Elle taquinait André et un peu aussi le capitaine de Coriolis qui +flânait de préférence auprès de sa jeune femme. Elle causait avec +Hawford. Mais peu, très peu, avec l’oncle René. Et Guillemette ne s’en +est pas plainte. Sans se l’être avoué, elle estime que l’oncle René lui +appartient en propre. Est-ce qu’à son arrivée, ils n’ont pas fait un +pacte d’amitié?... Jusqu’au jour où il se mariera, elle tient +bizarrement à occuper l’une des premières places dans ses affections. A +aucun prix, elle ne voudrait que Nicole le reprît comme autrefois... + +Par bonheur, il ne la recherche pas... Mais, tout de même, comme il +l’observe! Par moments, quand elle est très entourée--par une vraie cour +masculine,--il a une façon de mordre sa lèvre sous sa moustache, le +front barré d’un pli... Quand Guillemette lui voit ce visage, elle est +tout ensemble exaspérée et passionnément intéressée... + +En ce moment, elle se sent satisfaite parce qu’il est loin de la jeune +femme, et à quelques pas d’elle-même. Mais levant la tête vers lui, elle +a un tressaillement d’impatience, car elle constate que, comme elle, il +remarque le groupe de Nicole et d’Hawford. + +Mme de Miolan est sortie de sa songerie. Elle vient de répondre au +peintre avec un petit rire qui a tinté dans l’air chaud; et ni l’un ni +l’autre ne paraissent disposés à se rapprocher de leurs compagnons de +promenade. + +--A quoi pensez-vous avec cette mine attentive? Guillemette. + +C’est René qui l’interroge brusquement: + +--Je m’instruis, mon oncle. + +--Sur...? + +--Sur la facilité avec laquelle les hommes peuvent être séduits... Il y +a cinq jours que Francis Hawford est à Houlgate. + +René commence à être trop habitué aux désinvoltes aperçus de sa nièce +pour s’effaroucher, comme aux premiers jours. Mais avec le souci +d’écarter les pensées malsaines du jeune esprit de Guillemette, il dit +tranquillement, les sourcils rapprochés, cependant: + +--Hawford est un artiste, c’est pourquoi il a été si aisément subjugué +par la beauté de Nicole... + +--Oh! mon oncle, pour cela, il suffit d’être un homme! + +--C’est vrai... Les hommes sont bien faibles... + +--Pas tous, il me semble... Je ne peux pas croire que vous, mon oncle, +vous le seriez; vous êtes en possession d’une volonté qui ne badine pas, +quand elle a dit: «Halte-là!...» A la place d’Hawford, vous ne vous +seriez pas laissé attraper ainsi... + +Cette petite fille ne sait ce qu’elle dit... Autrefois, il a été faible, +si faible... Et à l’heure actuelle, si Nicole voulait, qui sait si +l’étincelle ne pourrait jaillir encore des cendres mortes?... Il vient +de vivre plusieurs jours près d’elle et il sait maintenant qu’elle est +la séduction même, qu’elle enivre, autant par son âme d’orage, que par +sa forme parfaite... Et Guillemette le juge impassible!... + +Il réplique avec une sorte d’ironie: + +--Je ne suis pas un artiste, moi! + +--Pourtant, vous aussi, vous la trouvez très belle?... + +--Oui, elle l’est... dangereusement! dit-il d’une voix un peu lente. + +Les mots ont dû lui échapper car, aussitôt, d’un geste sec, il coupe +avec sa canne la tête fine d’un arbrisseau. + +Elle, les yeux sur l’herbe veloutée, répète: + +--Dangereuse... Pourquoi?... Pour elle? Pour ceux qui la voient?... + +--Pour les uns et les autres! prononce-t-il presque âprement. Petite +fille, petite fille, dans quel monde prétendez-vous entrer qui n’est pas +fait pour vous? + +Les yeux violets de Guillemette deviennent presque noirs. + +--Oncle, excusez-moi, je croyais que, vu notre traité d’amitié, je +pouvais vous dire, en toute franchise, ce que j’avais dans la +cervelle... J’oublie toujours comme vous êtes vite scandalisé! + +Et, très digne, sachant bien que René regrette sa réflexion et +souhaiterait la lui faire oublier, elle s’en va vers la table à thé, +sans le moindre regard vers lui. + +Nicole revient. La ligne de son corps svelte et souple ondule sur +l’infini lumineux d’un ciel d’or roux. Elle marche si près du bord de la +falaise que, d’instinct, René lui crie, la voyant venir ainsi: + +--Nicole, que vous êtes imprudente! Prenez donc le sentier... + +Elle a un geste léger des épaules, un sourire, et continue d’avancer. Le +capitaine de Coriolis a rejoint Hawford et le retient pour lui montrer +une découpure de la côte. Nicole est près de René. Il l’a attendue dans +un inconscient besoin de protection. Elle le devine: + +--Vous craignez que je ne sois victime de mon imprudence, comme vous +dites? Si j’étais sage et courageuse, savez-vous ce que je ferais? +J’avancerais encore de quelques pas, jusqu’au point où finit la +falaise... Et pour moi aussi, ce serait la fin!... Plus de souvenirs! +Plus de luttes! plus de rêves inutiles!... Quel repos! Seulement je ne +suis pas courageuse... et j’ai encore un tel désir de vivre! + +Les mêmes mots viennent, à René, qu’il lui a dits le premier soir: + +--Pauvre, pauvre Nicole! Je voudrais tant faire quelque chose pour vous! + +Elle secoue un peu la tête. + +--Vous ne pouvez rien... Ni personne. + +Personne?... Si, celui-là seul qu’elle veut rejeter de sa vie, qui, +jadis, lui a pris son cœur de jeune fille... Mais jamais elle +n’avouerait ni ne s’avouerait cela! + +Le matin même, le courrier lui a apporté, de Constantinople, une de ces +lettres qu’elle ne veut pas ouvrir. Pourtant, pas plus que les +précédentes, elle ne l’a brûlée. D’un geste résolu de ses doigts qui +tremblaient, elle l’a enfermée,--comme on enferme les morts dans une +tombe. + +Mais elle n’a pu, de même, clore sa pensée, ni étouffer la plainte +désespérée de son cœur qui se souvient, qui voudrait savoir et ne peut +se consoler! + +Dieu, qu’elle se sent effroyablement perdue dans le monde!... et +seule!... Depuis le matin, l’affolante tempête gronde en elle qui est +sans soutien pour la supporter... Comment peut-il y avoir des résignés +qui acceptent leur destinée, si dure soit-elle! + +La douce Mademoiselle serait pénétrée de confusion si elle savait avec +quel intérêt, où il entre une sorte de respect, Nicole l’observe pendant +leurs quelques jours de vie commune. Cette pure et humble créature +éveille en elle une fugitive sensation d’apaisement. Un matin, de sa +fenêtre, elle l’a vue qui revenait, sans doute, de quelque messe +matinale, un livre de prières en main; et de toute son âme, elle a envié +la sérénité de ce visage que nulle pensée mauvaise n’a jamais dû voiler. +La veille, de nouveau, comme elle rentrait avant le dîner d’une +promenade solitaire, elle a encore aperçu Mademoiselle qui pénétrait +dans l’église. Elle l’a suivie, avec la même soif un peu maladive de se +reposer dans l’effleurement de cette vie limpide. Elle aurait voulu +croire, prier comme Mademoiselle, elle qui ne croit ni ne prie plus. +Elle voudrait la supplier de lui donner quelque chose de sa paix, de lui +apprendre comment on peut oublier, pardonner, accepter l’épreuve sans +révolte, renoncer au bonheur qui ne s’achète que par l’irrémédiable +déchéance... + +Pauvre Mademoiselle, elle n’aurait rien compris aux révoltes qui +bouleversent l’âme de Nicole de Miolan... Elle lui a souri quand elle +l’a trouvée devant l’église et s’est préparée à passer discrètement, ne +soupçonnant guère que les beaux yeux de Nicole avaient suivi sa +prière... + +La jeune femme l’a arrêtée: + +--Vous rentrez? mademoiselle. + +--Oh! oui, bien vite, madame. Il est tard. + +--Alors, remontons ensemble aux _Passiflores_. Voulez-vous? + +--Bien volontiers, madame, a accepté Mademoiselle un peu intimidée. + +Elles ont marché un instant l’une près de l’autre en silence. Puis, +Nicole a interrogé: + +--Vous allez ainsi tous les soirs à l’église? + +--Quand je le puis, madame. J’aime bien finir ma journée par cette +petite visite. + +--Comme vous iriez voir un ami, n’est-ce pas? mademoiselle. + +Très simplement Mademoiselle a dit: + +--Oui, un ami, un Père qui soutient, qui console l’enfant... + +Nicole s’est sentie moralement si loin de Mademoiselle qu’elle a presque +souri--avec quelle ironie triste!--de sa tentation de lui crier sa +détresse. + +Elles ont continué leur route en silence. Seulement, comme Mademoiselle +s’effaçait pour laisser entrer la jeune femme, Nicole, s’arrêtant, a +posé sa main sur l’épaule de la jeune institutrice et, un peu bas, lui a +dit: + +--Quand vous irez voir votre Ami, le soir, demandez-lui d’avoir un peu +de pitié pour moi... + +Et elle est partie... + +A cette petite scène, elle repense tout à coup, cheminant, tête baissée, +sur la falaise, le pas distrait... La voix de Hawford la fait +brusquement tressaillir. De loin, lui aussi, la supplie de fuir le bord +de la falaise qui s’effrite... Il a peur pour elle. Comme en quelques +jours, elle a souverainement conquis cet homme et comme il a, violent, +le désir d’elle... + +Est-ce vers lui que sa destinée la pousse? Ou vers cet autre qui +l’attend à Dinard et dont l’amour engourdit son souvenir quand elle en +respire le violent parfum... Ah! elle n’en sait rien, et dans son âme +désemparée, elle se demande, avec une espèce de curiosité tragique, ce +qu’il en adviendra d’elle qui qui veut à tout prix le bonheur... La +fougue qu’elle devine dans Hawford lui donne le vertige... + +Quel monde entre lui et René, froidement maître de lui-même, enserré +dans ces liens de la conscience, du devoir, des lois religieuses +qu’elle-même a brisés dans sa révolte... René, qu’elle estime et qu’elle +a, par instants, la tentation misérable de ramener à elle..., seulement +pour que lui, si ferme semble-t-il dans son orgueilleuse vertu, se +reconnaisse vaincu et n’ait le droit ni de la juger, ni de la condamner, +quoi qu’elle fasse. + +Il marche près d’elle, pensif. Sûrement, pas plus qu’elle-même, il ne +voit la houle nonchalante des eaux bleues, ivres de lumière, il n’entend +les rires des jeunes qui les attendent autour de la table à thé, un peu +plus haut sur la falaise. + +Il interroge tout à coup: + +--Est-il vrai, Nicole, que vous partiez dans quelques jours pour Dinard? + +--Oui, à la fin de la semaine. + +--Déjà... Vous ne voulez plus nous rester? + +Son accent a cette douceur un peu grave qui lui donne un charme imprévu. + +--Je suis attendue, dit-elle, la voix brève. + +--Et vous ne pourriez vous faire attendre? + +Elle est surprise. Son regard cherche celui de René, et elle interroge: + +--Vous avez une raison, René, pour vouloir me retenir aux _Passiflores_? + +Il incline la tête. + +--Et cette raison? + +Un demi-sourire éclaire le visage sérieux. + +--Je me demande si je puis vous la dire sans vous paraître très +indiscret... + +--Je sais que vous n’êtes pas indiscret. + +--Merci, Nicole... Eh bien, vous m’avez fait l’honneur d’être si franche +avec moi, que je vais vous rendre confiance pour confiance... Je +souhaiterais vous retenir au milieu de nous parce que, dans l’état +d’esprit où vous êtes, je regrette de vous voir partir seule, parmi des +étrangers... + +Un éclair jaillit dans les prunelles de Nicole. Saurait-il qui l’attend +là-bas? Que lui importe?... Et, railleuse, elle riposte: + +--Vous avez peur que le petit chaperon rouge ne soit croqué par le +loup?... Soyez sans inquiétude. Il ne sera croqué que s’il y consent... +Et alors, qui cela regarde-t-il, sinon lui? + +--Et ceux qui l’aiment et le voudraient vivant et heureux! + +Sur la bouche de Nicole, passe le sourire poignant qu’il y a déjà +surpris: + +--Mon pauvre René, je commence à croire que ces deux qualificatifs ne +peuvent aller ensemble... A quoi bon demeurer ici quelques jours de +plus?... Dans une semaine, dans plusieurs même, rien n’aura changé en +moi, ni pour moi... Il n’y a rien à faire, René, que de m’abandonner à +l’inconnu de ma destinée qui sera peut-être tout autre que nous +l’imaginons. Encore une fois, pour notre tranquillité à tous deux, ne +vous inquiétez pas de moi, car, c’est vrai, je ne sais où je vais!... + +--Nicole, Nicole, ne vous calomniez pas! + +--Je ne me calomnie pas... Je ne suis pas une résignée... Je ne peux pas +l’être... C’est au-dessus de mon courage! + +Sa voix se brise soudain, comme si un muet sanglot avait contracté sa +gorge. Et alors, en lui monte l’obscur désir de lui dire des mots de +tendresse qui la consolent, de prendre, entre les siennes, la main +dégantée qui froisse les plis de la robe, la main frémissante dont la +vie jeune appelle les lèvres... + +Mais elle s’est tout de suite ressaisie; la flamme s’est éteinte sous +les cils abaissés, et elle a repris son visage impénétrable de sphinx. +Comme un voile, elle ouvre son ombrelle, et la soie rose la baigne d’un +reflet d’aurore. Il avance, silencieux, à côté d’elle. Quelques instants +encore, et ils vont être près des autres, près de Guillemette qui les +regarde approcher... + +Elle s’arrête, imperceptiblement. Les yeux sur ceux de René, elle +demande: + +--Savez-vous, René, que je n’ai pas encore compris, d’où vient que vous +prenez un souci, qui paraît bien sincère, de mon avenir? + +--Il est très sincère, en effet, Nicole... C’est que je me souviens +de... de ce que vous avez été pour moi, jadis... + +--Ce que j’ai été... oui... Ce que je ne suis plus, par conséquent. + +Elle parle sans coquetterie, ainsi qu’elle constaterait un fait. Mais +les yeux levés vers lui sont beaux à affoler un sage, dans leur +expression ardente et profonde. + +En l’âme de René, quelque chose a tressailli. Pourtant, il répond avec +une sorte de gravité fière: + +--Oui, Nicole, j’ai fini de vous aimer comme autrefois, grâce à Dieu! + +--Et comme vous en êtes satisfait! + +Ses yeux veloutés ont une indéfinissable expression. Il la regarde: + +--Je me mépriserais à tel point s’il en était autrement... + +Elle se remet à marcher et dit lentement: + +--C’est vrai, ce serait une vilaine action. Nous ne devons plus être que +des étrangers l’un pour l’autre... + +--Des étrangers?... Non, des amis... + +--Vous croyez possible l’amitié entre un homme et une femme jeunes?... +Moi, pas! + +Il ne lui répond pas. Est-ce parce que Hawford les rejoint?... parce +qu’André dévale vers eux pour les sommer de venir goûter?... parce qu’à +la vue de Guillemette dont les prunelles ne lui sourient pas, il s’est +ironiquement rappelé ses paroles: «Vous, mon oncle, vous êtes en +possession d’une volonté qui ne badine pas!» + +Ah! sa volonté, elle est aussi fragile que celle de tous les autres... +Nicole a raison. Mieux vaut qu’elle parte. + + + + +XI + + +Et le jour où elle l’avait décidé, Nicole de Miolan est partie pour +Dinard, laissant à Houlgate ses fidèles gardes du corps--et +parents--qui, navrés de ne pouvoir la retenir, l’ont vue monter en wagon +avec autant de détresse que si elle s’en allait à la mort. + +En revanche, Guillemette a très bien pris ce départ, malgré son +enthousiaste et chaude sympathie pour sa belle cousine. Quant à René, il +en éprouve un véritable allègement. Certes, il sait maintenant que, même +l’imprévu la fît-il libre, il ne souhaiterait plus, comme jadis, qu’elle +devînt sa femme; car il est sûr que, l’un par l’autre, ils seraient +malheureux... Telle qu’elle est, elle blesse, et ses convictions +religieuses, et la conception qu’il a de la femme... Mais... si fortes +que soient sa notion du devoir et sa hautaine résolution d’y être +fidèle, il n’en est pas moins un homme; et les obscurs bas-fonds de son +être tressaillaient quand la vie quotidienne lui apportait le frôlement +de cette créature de passion et de révolte qui appartient à un autre. +Aussi trouve-t-il une sorte de délivrance à ne plus voir le visage +charmant dont les yeux--si tristes parfois--éveillaient en lui +l’instinctif désir d’aller à elle pour la bercer, avec les mots, les +tendresses qui consolent... + +Elle est partie. Dans le salon où tous étaient réunis et causaient, ils +ont échangé un rapide adieu. Elle lui a tendu la main, à l’anglaise: + +--Adieu, René. + +Il s’est incliné sur les doigts gantés, et ses lèvres les ont effleurés. +Comme il relevait la tête, il a rencontré le regard de Nicole où il y +avait une sorte de prière; et, très bas, elle a murmuré: + +--Quoi qu’il arrive, pensez toujours à moi, avec votre indulgence +d’autrefois... + +Pourquoi lui a-t-elle dit cela? Que prévoyait-elle donc? Maintenant elle +est allée vers sa destinée. Il ne peut rien pour elle. + +Autour de la table du lunch, devant la terrasse, sous l’ombre des +tilleuls, les hôtes actuels des _Passiflores_ parlent d’elle. Ils sont, +pour quelques jours, en petit nombre. Les de Coriolis, Hawford, la +chanoinesse sont partis. Seuls, sont restés M. et Mme d’Harbourg, tout +désemparés de n’avoir plus Nicole. + +Mais des visiteurs aussi sont là; car le «jour» de Mme Seyntis est très +couru; et, dans leur nombre, se trouvent Mme de Mussy, toujours bavarde, +et sa fille Louise qui, de sa manière précise, à la façon d’un théorème, +s’intéresse à l’organisation de la fête de charité qu’a demandée M. le +curé d’Houlgate. La solennité promet d’être d’autant plus brillante que, +pour cette époque, est annoncée la présence, à Houlgate, du vieux roi de +Susiane, avec son petit-fils. Or, le souverain est toujours en quête de +distractions, et il profite de toutes celles qui lui sont offertes +pendant ses visites en France. + +Sûrement, il viendra à la Kermesse, ouverte dans la villa de la +princesse de Bihague; ce qui constituera une attraction de plus et +rehaussera le caractère très aristocratique de la fête. Par exemple, il +y a divergence d’idées entre les dames patronnesses quant à la nature +des distractions devant être données aux visiteurs. Les artistes du +Casino ont offert leur concours. Mais l’acceptera-t-on pour une fête +dont M. le curé est président? + +Le digne pasteur--comme dit Raymond Seyntis--est justement en visite aux +_Passiflores_ et le cas lui est soumis. Ce qui paraît le rendre très +perplexe, d’autant que les belles dames qui l’entourent échangent à ce +sujet des opinions contradictoires. Or, il ne voudrait contrarier aucune +de ses riches et bienfaisantes paroissiennes. Aussi se confond-il en +phrases aimables qui ne décident rien et plaisent à tous les +amours-propres. + +La jeunesse joue au tennis; et, une fois de plus, René Carrère a toute +facilité pour observer plusieurs échantillons des jeunes personnes à +marier, parmi lesquelles sa sœur souhaiterait lui voir faire un choix. +Il vient de rentrer, pour le lunch, comme elle l’en avait prié; mais, +assis un peu en dehors du cercle réuni autour d’elle, se mêlant à la +conversation juste autant que la politesse l’exige, il regarde vers +l’espace sablé du tennis où évoluent les jolies ou agréables héritières +auxquelles il peut aspirer. + +Toutes sont, naturellement, des jeunes filles très bien élevées, selon +la formule. René les a vues--et d’autres encore--bien des fois depuis +son arrivée à Houlgate. Mais, est-ce sa vie au loin qui lui a enlevé le +goût et la compréhension de ces jeunes Parisiennes du vingtième siècle? +Elles lui semblent des gamines et pourtant il a l’intuition qu’elles en +savent déjà très long sur la vie. Il devine la tranquille hardiesse de +leurs pensées, de leurs conversations, de leurs lectures. Ces petites +vierges connaissent, sans y avoir goûté, l’arbre de la science. Il les +sent des êtres compliqués qui l’effraient; ayant à vingt ans des +coquetteries et des clairvoyances de femme; point perverses mais +curieuses de tout apprendre, insouciantes de l’antique conseil: «Qui +aime le danger y périra.» + +Pour les bien guider dans la route à deux, il faudrait être un maître +psychologue... Et lui est tout juste un apprenti qui, d’esprit +intransigeant, fidèle à un idéal absolu, a toujours entrevu la compagne +de sa vie à l’image de sa sœur, sérieuse et tendre, d’âme limpide, +obéissante, religieuse. + +Est-ce un rêve impossible qu’il faisait là, depuis qu’il est délivré de +la folie d’aimer Nicole? Au loin, il le croyait si aisément +réalisable... Et voici qu’il commence à en douter. + +Pourtant il éprouve, singulièrement vif, le besoin de fixer enfin sa +vie, d’avoir son foyer, de connaître la douceur d’exister deux en une +seule âme... Peut-être parce que son isolement de près de cinq années +lui en a donné le nostalgique désir... Peut-être aussi parce qu’il est +de ceux qui ne savent se mouvoir librement que dans le plein jour des +vies régulières. + +Alors pourquoi se montrer si difficile? La question lui jaillit dans la +pensée, tandis qu’il écoute Louise de Mussy dont le remarquable esprit +d’organisation vient discrètement en aide à l’incertitude de M. le curé. + +--Je suis idiot! pense-t-il avec impatience. Je n’aime pas les jeunes +filles déjà femmes et les autres me paraissent des pouponnes +insignifiantes!... + +Oui, toutes, sauf une, Guillemette. Mais elle ne compte pas. C’est sa +nièce, un peu son enfant... Il la cherche des yeux, pour se reposer du +profil régulier de Louise de Mussy. En ce moment, elle ne joue plus, +assise sur le bras d’un fauteuil, dans cette attitude, qui lui est si +familière, d’oiseau prêt à prendre son vol. Ses mains tourmentent une +branche de jasmin tandis qu’elle bavarde, en souriant, avec son +_partner_ de la précédente partie, un grand garçon élégant en sa tenue +de joueur. C’est le fils d’intimes amis des Seyntis. Il est, lui aussi, +généreusement pourvu par la fortune et exerce, pour la forme, une vague +profession d’avocat. + +Est-ce donc parce que Mme Seyntis sait tout cela qu’elle laisse ainsi ce +beau garçon rôder autour de sa fille, sous couleur de parties de tennis, +lui parler les yeux dans les yeux, se griser de sa jeunesse comme on +s’enivre d’un parfum de fleur? + +Avec une attention devenue aiguë, René observe le groupe qui +l’intéresse. Comme ils sont jeunes tous deux! et qu’il est naturel que +leur causerie ait cette vivacité joyeuse... Que _lui_ paraisse oublier +toutes les autres pour _elle_... Que Guillemette lui montre cette +coquetterie, peut-être inconsciente, dont la grâce est incomparable. + +Quelque chose dans son attitude fait soudain jaillir dans la pensée de +René une vision du passé, de la Nicole d’autrefois. De traits, elles ne +se ressemblent pourtant pas. Mais, dans leur être de femme, il y a la +même souplesse nerveuse et caressante des lignes, le même charme dans le +sourire, dans l’expression changeante du regard, la même grâce de +geste... Seulement, par bonheur, Guillemette est une Nicole moralement +toute fraîche, qui s’ignore, dont la vie est blanche... + +Une voix rieuse s’élève près de lui, un peu assombri: + +--Oncle René, est-ce que vous n’en avez pas assez d’être avec les +grandes personnes? Venez donc avec nous faire une partie de tennis! + +Une bizarre impression de plaisir traverse, pareille à une bouffée +printanière, la songerie, plutôt morose, de René. Guillemette est là, +près de lui, les joues carminées par le jeu. Ses yeux ont un regard +d’affection câline. Il éprouve tant de gratitude qu’elle ait pensé à lui +dans son plaisir que, sans réfléchir, il prend la petite main toute +chaude qui effleure son épaule et la porte à ses lèvres. Quand il en +sent le doux contact, il a conscience de son acte et la laisse aussitôt +retomber: + +--Chérie, vous êtes une charmante petite nièce; mais je suis bien trop +vieux pour jouer avec vous et vos amies... + +Sans façon, elle éclate de rire. Sa pensée est en fête. Le mouvement +spontané de René l’a charmée. + +--Oncle, ne dites pas d’absurdités! Et bien que vous vous considériez +comme Mathusalem,--c’est bien Mathusalem, n’est-ce pas, le doyen des +vieillards?--venez m’aider à battre Guy d’Andrades qui est passé à +l’ennemi. Je sais que vous êtes une forte raquette. + +Guy d’Andrades, c’est le beau garçon avec qui elle flirtait il y a un +instant. + +René n’hésite plus. Du reste, il hésitait pour la forme. + +--Je suis à vos ordres, petite fille. + +Et il la suit, insouciant du regard désapprobateur de Louise de Mussy +qui s’étonne de le voir quitter le cercle des personnes sérieuses. + +--Oncle, n’oubliez pas que nous devons nous couvrir de gloire! + +La partie s’engage, distraitement considérée par les parents qui +potinent. Seul, M. d’Harbourg est venu en observer de près les +péripéties et accable les joueurs de conseils dont ils n’ont souci, tout +en les écoutant, au vol, avec une déférence polie. + +--Guillemette, ma petite fille, tu as trop chaud, tu devrais t’arrêter! + +--Ce n’est pas le moment, mon oncle, lance-t-elle, tout en rattrapant sa +balle d’un geste sûr. + +Et, selon les hasards du jeu, elle se jette en avant ou recule d’un +bond, vive, adroite, soutenue par René qui est dominé par le frivole +désir de battre Guy d’Andrades. + +La lutte est chaude. Mais la chance est pour lui. Une dernière balle +rase le filet... Et Guillemette jette un cri de joie: + +--Nous avons gagné!... Oncle René, je vous adore!... Quelle belle +partie! + +Comme le ferait une gamine, elle saute de joie, tenant sa raquette à +pleines mains. Ses pieds, chaussés de blanc, bondissent sur le sable, +sous sa jupe un peu courte. Mais elle n’a pas le loisir de savourer +davantage sa victoire, car Mme Seyntis appelle: + +--Guillemette, ces dames réclament tes amies... + +Seulement, quand toutes et tous sont partis, elle revient, après avoir +escorté jusqu’à la grille la dernière visiteuse, vers la terrasse où +René ouvre les journaux du soir. C’est l’heure exquise du ciel rose; +l’air est tiède dans le jardin paisible dont les lointains se voilent à +travers les branches. + +Elle s’exclame joyeusement: + +--Comme nous avons bien vaincu Guy d’Andrades! J’espère qu’il est +humilié jusque dans les moelles! + +Il sourit, amusé. La jeunesse de cette petite fille l’éclaire ainsi +qu’une flamme joyeuse. + +--Guillemette, vous n’avez pas le triomphe modeste! Vous êtes sans pitié +pour vos amis abattus! + +--Guy d’Andrades n’est pas mon ami. + +--Ah! + +--Non, c’est pour moi un très gentil camarade! Il y a tant d’années que +nous nous connaissons et nous nous sommes tant disputés quand nous +jouions ensemble sur la plage! C’est sans doute pour cela qu’il me fait +encore l’effet d’un petit garçon. Il n’a que vingt-trois ans, +d’ailleurs... + +--Vraiment?... Et à quel âge commence-t-on à compter pour vous? + +--Ça dépend... quand on m’inspire confiance. + +Dit-elle cela pour lui? Mais, déjà, elle continue, les prunelles +malicieuses: + +--Avouez, mon oncle, que vous vous êtes bien plus amusé quand vous avez +joué avec nous, au lieu de rester dans votre solitude, à nous observer +de loin, comme un vieux philosophe, mes amies et moi... Mes amies +surtout... Moi, vous avez, ici, toute facilité pour me disséquer! + +--Qui vous fait imaginer, petite fille, que je m’abîmais en réflexions +psychologiques? + +--C’est que, moi aussi, mon oncle, je commence à vous connaître!... +Aussi voulez-vous ma modeste petite idée, pour votre gouverne?... C’est +que si vous continuez à être si difficile, vous ne me trouverez jamais +la tante parfaite que vous souhaitez me donner... + +--Quelle perspicacité! Guillemette. C’est vrai, je me demande avec un +peu d’inquiétude, si j’arriverai un jour à rencontrer la femme que je +rêve. + +--Ce sera celle-là ou une autre! décide-t-elle philosophiquement... Si +j’écoutais mon égoïsme, je ferais des vœux pour que vous ne trouviez pas +tout de suite votre idéal! + +--Parce que? + +--Parce que, quand vous l’aurez enfin rencontrée, vous ne penserez plus +qu’à elle et vous vous soucierez de moi comme d’un brin de paille!... +Or, je tiens à mes amis, à mes vrais! + +Il la regarde, touché de l’aveu. + +--Je ne crois pas possible que la tante idéale puisse jamais me détacher +de vous, petite Guillemette. + +--Bien sûr? oncle. + +--Bien sûr. + +--Alors, je suis tranquille... Vous êtes des gens qui n’oublient pas +leurs promesses... Au revoir, oncle, à tout à l’heure. Je me sauve +m’habiller pour le dîner... Votre servante! + +Elle s’incline en une majestueuse révérence, puis se redresse d’une +pirouette gamine et saute sur le perron. + + + + +XII + + +Mme Seyntis est vraiment tout à fait satisfaite d’avoir, pour +chaperonner Guillemette, Mademoiselle, si sérieuse, animée de sentiments +si religieux! Avec elle, au moins, elle n’a pas à craindre les +bavardages au clair de lune, les confidences oiseuses amenées par la vie +en commun; rien, en un mot, de ce qu’elle juge absolument contraire à la +santé morale des jeunes personnes. + +Aussi, ce jour-là, n’a-t-elle élevé aucune objection contre une +promenade de toutes deux dans le «tonneau» que Guillemette conduit +elle-même. + +Ah! le délicieux temps qu’il fait! Après une journée de bourrasques, le +soleil luit de nouveau dans le ciel délicatement bleu. Selon la +fantaisie de Guillemette, le poney, d’une allure fringante, a trotté, +grimpé, descendu les chemins clairs où s’épandent la senteur saline et +le chaud parfum de la terre et des plantes. + +Tandis que sa main dirige fermement le cheval, sa pensée vagabonde en +des sentiers divers... Un instant, elle se souvient d’une promenade +faite sur cette même route, l’été précédent, avec son père. Alors, +pendant les mois de vacances, il ne quittait guère les _Passiflores_. +Comme il y est peu resté, cette année... Et quand il y demeure un +moment, il ne paraît guère jouir de son repos. + +Guillemette, sans le savoir, est une sagace observatrice; et peut-être +aussi, elle est guidée par les affinités qu’il y a entre la nature de +son père et la sienne. Ce que ne remarque pas la sérénité confiante de +Mme Seyntis, elle, l’enfant, en a eu vite l’intuition. Quelque grave +préoccupation--d’affaires, sans doute--doit agiter son père pour qu’il +ait, dès qu’il ne cause plus, ce pli soucieux entre les sourcils, cette +expression absorbée qui, aux yeux aimants de Guillemette, le révèle +étranger à ceux qui l’entourent... + +Brusquement, elle est distraite de sa rêverie par une timide question de +Mademoiselle: + +--Guillemette, ne trouvez-vous pas le poney bien agité, aujourd’hui? + +Mademoiselle est craintive en voiture; elle a une frayeur extrême des +autos et croit aisément sa dernière heure arrivée quand un de ces +monstres bruyants apparaît, fondant vers elle. Or, presque sans relâche, +il en surgit sur la route qui font dresser la tête du poney, lequel +alors prend des allures de coursier impétueux. + +Mais Guillemette a ri de l’exclamation effrayée de Mademoiselle et +riposté gaiement: + +--_M’selle_, n’ayez crainte, comme disent les bonnes gens. Vous savez +que je suis un cocher de confiance. Ce n’est pas la première fois que je +vous promène. + +--Oui; mais Serpolet était tellement plus calme... + +--C’est qu’il n’est pas sorti hier à cause de la tempête. + +Mademoiselle incline la tête; et pour se distraire de son instinctif +émoi, elle essaie, comme le lui conseille Guillemette, de contempler le +paysage vert qui s’élargit dans la vallée, baigné de soleil, coupé de +belles ombres transparentes. + +--Nous arrivons à la jolie descente de Danestal. Regardez de tous vos +yeux, _M’selle_, s’écrie Guillemette, qui, elle-même, se grise d’air +frais et des lumières harmonieuses, le regard charmé par la douceur des +lointains, estompés sous une fine cendre bleue. + +Mais, soudain, une nouvelle auto débouche d’une route transversale, +formidable comme une trombe, lancée d’une allure folle, et tourne court, +frôlant de si près la petite voiture que le cheval, effrayé, a un +brusque écart. Puis, telle une flèche, il part, jeté d’un furieux élan +dans la descente de la route. + +Une pensée jaillit dans le cerveau de Guillemette. + +--Mon Dieu, le voilà emballé! Quel ennui! + +Elle n’a pas peur du tout. N’était la présence de Mademoiselle qui ne +dit pas un mot, mais est toute pâle, elle ne se plaindrait pas autrement +de cette course imprévue qui ressemble à un vol. + +Mademoiselle articule, les dents serrées: + +--Oh! Guillemette, tenez-le bien! + +Ah! oui, Guillemette le tient ferme. Mais le poney semble affolé par sa +propre rapidité. Il va... Il va, dévorant la route, avec une telle +fougue que, sans illusion, elle se sent à la merci de son cheval. Elle +ne bronche ni ne s’épouvante. Les lèvres contractées un peu, elle serre +les rênes si fort qu’une douleur crispe ses doigts et elle pense, saisie +d’une sorte de colère froide: + +--Il est plus fort que moi! Pourvu que nous ne rencontrions pas un +obstacle quelconque... + +Et justement, comme une ironique réponse, elle entend le cri d’effroi +que laisse échapper Mademoiselle: + +--Oh! regardez, Guillemette, il y a une auto en panne sur la route, au +bas de la côte, au milieu! + +--Oui, je vois... Ne criez pas... Ne bougez pas! + +Mais Mademoiselle ne paraît pas l’entendre, et clame de toutes ses +forces: + +--Arrêtez-nous! Arrêtez-nous! + +--Je vous en supplie, taisez-vous! commande Guillemette qui sent sa +force s’épuiser, tandis que, d’un suprême effort, elle essaie de diriger +le poney qui fuit éperdument. + +Mais du groupe arrêté autour de l’auto un homme se détache et se lance à +la tête du cheval qui l’entraîne un instant encore... Puis, dompté par +la main solide, il s’arrête frémissant. + +Et Guillemette, alors, inconsciemment, lâche les rênes que ses doigts +lassés ne peuvent plus retenir. Sentant que l’homme qui tient son +cheval--le chauffeur de l’auto, semble-t-il--en est le maître, +volontiers, elle s’abandonnerait, brisée d’avoir ainsi lutté, et elle +éclaterait en sanglots comme un bébé... Ce serait si bon, si +reposant!... + +Mais elle n’est pas femme à se donner en spectacle; et surtout, elle +voit Mademoiselle blanche comme une vierge de cire, les yeux clos. + +--Ah! elle va se trouver mal!... Vite de l’eau! + +Elle essaie de sauter de la voiture. Mais la secousse éprouvée a été si +forte qu’elle chancelle un peu. Ses pieds lui paraissent devenus lourds, +au point qu’elle est incapable de les soulever pour avancer sur la +route. + +Heureusement, de l’auto on vient à son aide; et tout le premier, un +grand et mince garçon d’une vingtaine d’années, brun, les paupières +bistrées sur de longs yeux noirs qui vont à Guillemette avec une +expression charmée. + +--Vous n’êtes pas blessée? madame, demande-t-il. + +L’accent est étranger. Guillemette en est frappée malgré son émoi. +Hâtivement, elle dit: + +--Non, nous ne sommes pas blessées; mais mon amie est très émotionnée. +Est-ce que vous auriez l’obligeance de demander pour elle un peu d’eau +dans une de ces maisons? Je n’ose la quitter. + +Et elle désigne les petites demeures qui bordent la route et constituent +à peu près le village de Danestal. + +Les traits du jeune homme ont pris une indéfinissable expression de +surprise et d’amusement dont Guillemette s’étonne. Mais, docilement, il +s’en va frapper à l’une des portes et s’engouffre vers une cour jonchée +de fumier où picorent des poules. Quelques minutes s’écoulent, et +Guillemette frémit d’impatience, car Mademoiselle est à peu près +évanouie. + +Enfin le jeune homme reparaît accompagné d’une femme qui tient verre et +carafe. + +--Ah! quelle lenteur! murmure Guillemette. + +En hâte, elle asperge généreusement le visage décoloré de Mademoiselle, +laquelle sursaute sous cette inondation, ouvre de grands yeux un peu +effarés et contemple, saisie, Guillemette, les inconnus immobilisés près +d’elle, puis les lointains où poudroie la lumière. + +--Vous allez mieux, n’est-ce pas? interroge Guillemette dans un ardent +désir d’être tranquillisée. + +--Oh! oui, très bien! répète Mademoiselle cherchant à comprendre ce qui +se passe, pourquoi ces messieurs sont là autour d’elle. + +Le jeune homme, auquel son compagnon, plus âgé pourtant, montre une +singulière déférence, regarde Guillemette avec une sorte d’enthousiasme, +et, de sa voix chantante, s’exclame: + +--Vous êtes brave, madame. Si vous n’êtes pas blessées toutes les deux, +c’est parce que vous avez gardé votre sang-froid. Je vous ai admirée +beaucoup! + +C’est là un aveu qui, pour être dépourvu d’artifice, n’a rien de +désobligeant... Et Guillemette est plutôt flattée de ressembler à une +héroïne. Mais comme elle est, avant tout, très femme, elle craint +subitement d’être une héroïne décoiffée,--après une pareille course! Et +d’instinct, aussitôt, elle glisse ses doigts sur sa nuque, pour lisser +l’ondulation des cheveux; cependant qu’elle répond: + +--J’ai l’habitude de conduire. Mais jamais encore je ne m’étais trouvée +aux prises avec un cheval emporté... C’est plus dur à maintenir que je +ne le supposais... Enfin, grâce à votre chauffeur, monsieur, nous en +sommes quittes pour quelques minutes d’inquiétude... + +Mademoiselle est remise, pénétrée de confusion de s’être montrée si +pusillanime, surtout d’avoir ainsi laissé Guillemette,--elle, le +chaperon!--se débrouiller avec des inconnus sur une grande route, +pendant qu’elle se pâmait. + +--Mademoiselle, nous pouvons nous remettre en route? Votre malaise est +passé? + +--Oh oui! Guillemette. + +Mais sans en avoir conscience, elle jette un regard méfiant sur le +poney, pourtant bien calmé. + +L’étranger, qui est resté près de la voiture, s’en aperçoit et propose +avec empressement: + +--Si madame a peur, je puis lui offrir de la ramener, ainsi que vous, +madame, dans l’auto. + +Mademoiselle retrouve toutes ses couleurs devant une telle proposition +que Guillemette décline avec une souriante dignité de jeune matrone. Un +remerciement et un joli signe de tête, très correct, et elle monte en +voiture. + +Le jeune homme a un salut profond, car Guillemette saisit les rênes. + +--J’ai été heureux, bien heureux, madame, de pouvoir vous être utile et +je voudrais que l’occasion s’en représentât... + +--En d’autres circonstances, tout au moins, alors!... Merci encore, +monsieur. + +Et le poney assagi file allègrement sur la route... + +Jamais peut-être encore Guillemette n’a mieux goûté la saveur de la vie. +Avec un joyeux sourire, elle s’écrie: + +--Ah! pauvre _M’selle_, quelle promenade je vous ai fait faire! Vous +avez cru votre dernière heure arrivée, avouez... + +--Oui, c’est vrai!... Aussi jamais je n’ai fait un meilleur acte de +contrition. Vous? pas, Guillemette. + +Elle rit: + +--Ma petite _M’selle_, ne soyez pas scandalisée; mais j’avais bien assez +à faire de tenir Serpolet. D’ailleurs, je ne me sentais pas une âme bien +noire! + +--Et puis, que va dire Mme Seyntis que nous ayons ainsi parlé avec des +inconnus! + +Guillemette a un geste d’insouciance. + +--Elle pensera que ces inconnus--qui étaient des gens du monde--ont bien +fait de nous venir en aide après avoir contribué à notre détresse, en +encombrant notre chemin. Ah! que c’est délicieux de revenir avec tous +ses membres, quand on s’est vue, un moment, exposée à les casser! + +Au fond du cœur, son aventure l’amuse beaucoup. Que va en dire l’oncle +René? Elle voudrait être déjà arrivée pour lui servir son récit. Mais ce +ne sera plus long; Serpolet trotte d’une allure triomphante et rapide +vers Houlgate... Par bonheur! car l’heure avance. Le ciel se nacre d’or +et de pourpre, au couchant, sur les bois dont la sombre masse s’embrume. +Les champs, désertés, sont paisibles infiniment; de rares travailleurs y +apparaissent encore dans le crépuscule bleu où passent les oiseaux qui +volent vers leur nid. + +Enfin, voici Houlgate! Puis l’allée ombreuse qui mène aux _Passiflores_. +Un promeneur y marche d’un pas rythmé. Il tourne la tête au trot du +cheval et s’exclame: + +--Comment, Guillemette, vous rentrez seulement? Si tard? + +--Oncle René, ne me grondez pas; vous en auriez ensuite des remords, car +vous avez failli ne pas me revoir! + +Inquiet, il lève la tête vers elle, si fraîche, qu’il ne peut la +supposer blessée. Seulement, c’est vrai, ses yeux ont un cerne qui les +fait ressembler--oh! tellement!--aux yeux de Nicole. + +--Que vous est-il donc survenu? petite fille. + +Elle a mis Serpolet au pas; et lui, il marche près de la voiture. Elle +explique: + +--Serpolet a eu peur d’une auto et s’est emballé à la descente de +Danestal; et il nous aurait jetées dans une autre auto, en panne sur la +route, si le ciel n’avait lancé un chauffeur à la tête de Serpolet. +Voilà! + +--Guillemette, vous exagérez beaucoup, avouez-le! + +--Pas un brin, mon oncle. Demandez à _M’selle_ qui s’est presque trouvée +mal d’émotion et a été ranimée seulement par l’eau qu’est allé lui +chercher le jeune homme de l’auto. Un garçon très chic, mon oncle, +étranger!... + +--Mais, Guillemette, qu’est-ce que vous me contez-là! Est-ce que, vous +aussi, vous avez eu besoin d’être aspergée par le jeune homme très chic, +étranger? + +--Non... Non, je n’étais pas pâmée, moi! explique Guillemette, qui est +enchantée de la mine de René. Voyez-vous, oncle, j’ai l’idée que mon +jeune inconnu devait être un personnage. Son compagnon le traitait d’une +manière cérémonieuse et avait l’air tout agité qu’il soit allé chercher +de l’eau dans une cour pleine de fumier! + +--Pourquoi, petite fille, n’imaginez-vous pas tout de suite que c’est le +prince de Susiane en personne? jette René avec un peu d’impatience. Il +est agacé, sans comprendre pourquoi, de voir Guillemette ainsi +intéressée par cet inconnu. + +Mais il n’a pas le temps de discuter davantage la question, les voici au +gîte tous les trois; et sous l’arcade de la grille enguirlandée de +clématites, la voiture entre dans l’allée qui mène au perron. + +Mademoiselle saute à terre avec empressement et se hâte vers sa chambre, +tourmentée d’avoir abandonné Mad si longtemps. Guillemette, elle, +s’arrête sur la terrasse et regarde d’un œil presque caressant le jardin +harmonieusement fleuri et, par delà, l’infini de la mer, sur laquelle +descend le beau soir, tranquille et embaumé. + +Elle se tourne à demi vers René, resté près d’elle. + +--Ah! oncle, quand je pense tout de même que j’aurais pu ne pas revoir +tout cela!... Dites-moi que vous auriez eu de la peine si Serpolet +m’avait tuée ou même simplement blessée... + +--Ne savez-vous pas encore, Guillemette, que vous êtes ma précieuse +petite nièce? + +Du sombre iris des yeux, jaillit un regard de chaude affection. + +--Eh bien, oncle, puisque vous tenez un peu à moi,--quoique je sois une +personne à l’inverse de vos goûts!--je vais vous faire une confidence. +Au moment où j’ai aperçu cette malencontreuse auto sur notre chemin, +alors que nous allions d’un train fou, j’ai pensé: «Ah! si mon oncle +était là, je suis bien sûre qu’il trouverait moyen de me sauver.» Et en +mon cœur, follement, je vous ai appelé à mon secours. C’est étonnant, +quelle confiance j’ai en vous!... + +D’un geste irréfléchi, il prend la petite main qui tombe, comme lassée, +entre les plis de la robe. Mais cette fois, ses lèvres ne l’effleurent +pas. + +--Merci, chérie, dit-il doucement. S’il écoutait son affection, il +attirerait cette petite fille sur sa poitrine comme une enfant très +chère et baiserait son visage qui fleure la jeunesse, ses tièdes +paupières, son front, près des cheveux légers autant qu’un duvet +d’oiseau. + +Mais il n’est pas homme à s’abandonner à un élan aussi inconsidéré; et +irrité d’en avoir eu la pensée, il la laisse s’échapper vers la maison +de son pas bondissant. + + + + +XIII + + +La fameuse fête de charité étant sous le patronage de la princesse de +Bihague qui a prêté, à cet effet, les salons et jardins de sa villa, le +tout Houlgate et environs s’est, pour les motifs les plus variés, +répandu dans le parc où sont établies les boutiques, où un élément +choisi de la troupe du Casino chante et joue, pour le bien des pauvres, +toute sorte d’œuvres profanes, judicieusement édulcorées. + +Dans le hall du rez-de-chaussée, des groupes bostonnent, lunchent, +flirtent,--sur un mode discret,--au rythme de l’orchestre tsigane. Les +dames patronnesses, affairées et souriantes, en raison directe de leur +caractère, surveillent, à tous points de vue, l’escadron volant des +jeunes vendeuses qui déversent de leur mieux, entre les mains +d’acheteurs bénévoles, polis, voire même galants, fleurs, bonbons, +inutilités de toute sorte. + +Mme Seyntis, résignée, accomplit sa tâche avec sa conscience ordinaire. +Mais en son âme, elle gémit de devoir pratiquer la charité sous cette +forme brillante et mondaine; et surtout, elle est très contrariée de ne +pouvoir garder près d’elle Guillemette qui, par une vraie fatalité, +pense-t-elle, austère ainsi que la reine Blanche, est jolie, cet +après-midi-là, encore plus que coutume. + +En sa simplicité, Mme Seyntis ne voit là qu’un hasard. Mais Guillemette, +elle, pourrait dire comment, de son mieux, elle a contribué à ce hasard, +choisi sa robe la plus seyante,--un nuage de blanche mousseline de +l’Inde,--artistement posé, sur l’onde soyeuse de ses cheveux, la grande +capeline de tulle qui ombre la double violette des yeux... Tout cela... +pourquoi?... O vanité des vanités!... tout cela pour le cas où l’inconnu +de Danestal serait vraiment le jeune prince de Susiane qui, accompagnant +le roi son grand-père, doit honorer la fête de sa présence. + +Elle s’est trop bien aperçue de la flatteuse impression qu’elle a +produite, pour n’être pas tentée de l’entretenir si une nouvelle +rencontre se produit. + +Car Guillemette, hélas! est dans un jour de frivolité: un de ces jours +où elle trouve un royal plaisir à être entourée, fêtée, flatteusement +regardée, à sentir autour d’elle la flambée des admirations masculines +et s’amuse, sans en avoir l’air, à l’activer de son mieux... Un vent de +folie souffle dans sa cervelle et lui fait soudain considérer l’oncle +René comme un monsieur mûr, si raisonnable que lui et elle ne peuvent +que demeurer chacun en son domaine, faute de s’entendre. Il le sent très +bien et ne s’approche pas du groupe où elle semble une jeune souveraine +qui distribue ses faveurs sous forme de tours de boston. Cela lui est +absurdement pénible de se voir ainsi relégué du cercle où elle se meut, +lui révélant une Guillemette qu’il n’avait encore qu’entrevue, mondaine, +coquette, pour laquelle il ne compte guère. + +N’était que sa sœur a fait de lui un des commissaires de la fête et +qu’il est, comme elle, scrupuleux à remplir toute mission, il +s’enfuirait vite de cette odieuse cohue. + +Un remous tout à coup dans la foule... C’est le roi de Susiane qui +arrive accompagné de son petit-fils et de quelques messieurs olivâtres +et chamarrés qui composent sa suite. + +Le souverain est, lui aussi, très brun, avec une barbe drue et blanche, +des yeux un peu saillants derrière des lunettes d’or. + +Près de lui, est son petit-fils, le prince héritier, dont le regard, +caressant et velouté, filtre sous de longues paupières; ses dents de +jeune fauve luisent entre les lèvres rouge sombre, voilées d’une +moustache courte. + +Les yeux le suivent, tandis qu’il traverse la brillante réunion des +hôtes de la princesse de Bihague et accompagne le roi, attiré dans le +hall par le son de l’orchestre. + +La princesse, la phalange des dames patronnesses, M. le curé lui-même +lui font respectueusement cortège. Épanoui, le vieux souverain considère +les couples qui tournoient; et dans l’œil de son petit-fils, luit tout à +coup un éclair de plaisir... Devant lui, vient de passer Guillemette, +qui bostonne onduleusement. Comme il contemplerait le fruit défendu, il +regarde le corps svelte, la nuque dorée, les lèvres entr’ouvertes... + +Mais l’orchestre se taisant, Guillemette s’arrête toute rose et elle +rencontre les yeux noirs braqués sur elle avec une expression qui en dit +long à sa misérable petite vanité de femme... Elle avait deviné juste; +c’est bien le prince de Susiane qui l’a obligée avec tant d’empressement +sur la route de Danestal! + +D’un air détaché, elle détourne la tête, et les doigts posés sur le bras +de son cavalier, elle se laisse conduire vers le buffet afin d’y +grignoter une glace. Mais elle entend sa mère qui l’appelle: + +--Guillemette! + +Mme Seyntis est un peu rouge,--elle le devient facilement--souriante +auprès du vieux roi de Susiane qui s’assied en dandinant la tête d’un +air de satisfaction. + +Comme Guillemette obéissante approche, elle lui murmure, avec une mine +bizarre, paraissant à la fois mécontente et flattée: + +--Le roi t’a remarquée et désire que tu lui sois présentée. + +--Le roi! répète Guillemette effarée. Si encore c’était le prince +héritier, elle comprendrait; mais ce vieux souverain qui la regarde avec +de gros yeux bienveillants derrière ses lunettes d’or!... + +--Sire, ma fille, que Votre Majesté a souhaité connaître! dit Mme +Seyntis qui paraît très au fait du langage des cours. + +--Ah! votre fille!... C’est une jolie, très jolie créature, madame... Je +vous fais mes compliments! + +Et les gros yeux du roi rient derrière ses lunettes, cependant que +Guillemette croit devoir s’abîmer en une révérence profonde, fort +gracieuse. Elle sent aussi sur elle, avec l’attention de tous les +assistants qui observent la scène, animés de sentiments variés, les yeux +de diamant noir du jeune prince, lequel, se penchant vers son +grand-père, lui murmure quelques mots en langue étrangère. + +Le roi hoche un peu la tête; puis, à Guillemette, restée debout devant +lui, attendant la fin de l’audience, il dit avec un fort accent +exotique: + +--Le prince aimerait danser avec vous... N’est-ce pas, vous consentez? + +--Oh oui... je veux bien... Je consens... Sire, bredouille Guillemette +saisie, son amour-propre caressé par la mine radieuse du prince qui, +s’inclinant devant elle, lui offre le bras et l’emmène, un peu comme une +proie convoitée, à travers la haie des curieux respectueusement inclinés +sur leur passage. Elle a l’impression drôle de se mouvoir comme une +comédienne de féerie; et une folle envie de rire erre sur ses lèvres. +Mais elle est trop bien élevée pour en rien trahir et se montre tout à +fait à la hauteur des circonstances. Toutefois le prince ne lui disant +rien et se contentant de la dévorer des yeux, elle commence à se +demander si l’étiquette l’autorise, ou non, à entamer la conversation. +Toujours spontanée, elle se décide et se lance: + +--Je suis confuse, Monseigneur, d’avoir usé de votre bonne grâce avec si +peu de cérémonie à Danestal... Mais je ne pouvais deviner, n’est-il pas +vrai, à qui je m’adressais, j’avais l’honneur de m’adresser +corrige-t-elle, pensant qu’il faut des phrases en guirlande pour les +grands de la terre. + +Le prince a un sourire content qui découvre ses dents luisantes. + +--C’est justement parce que vous me parliez comme à n’importe quel homme +au monde, que c’était si joli et réjouissant... Mais vous êtes partie +tellement vite! + +--Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir trouvé que je partais vite... + +Le prince ne comprend pas trop de quoi elle le remercie. Mais il est +par-dessus tout sensible à la grâce du visage expressif, du petit nez +impertinent, des lèvres insolemment fraîches. Et il s’exclame: + +--J’espérais bien vous retrouver ici, à cette fête! car je n’ai jamais +rencontré une Française qui me paraisse plus charmante que vous! + +Guillemette pense que les compliments du prince royal de Susiane +ressemblent à des pavés. + +Mais enfin, c’est un étranger. Il a des excuses si ses madrigaux sont +dépourvus de voiles. + +Il continue: + +--Quel dommage que vous n’habitiez pas la Susiane!... Est-ce que vous +n’y viendrez pas en voyage? + +--Oh! Monseigneur, tout arrive!... Mais ce n’est pas probable... + +--Vraiment!... c’est bien ennuyeux!... Voulez-vous que nous valsions? + +--Je suis à vos ordres, Monseigneur. + +L’orchestre n’a pas joué trois mesures que Guillemette est renseignée. +Le prince de Susiane bostonne en sauvage. Mais il est plein d’ardeur et +entraîne allègrement Guillemette qui cherche un moyen poli de l’arrêter, +car elle trouve odieux de tournoyer ainsi à la dérive, sous les regards +de tout Houlgate qui considère leur couple et doit nécessairement se +moquer de leurs évolutions pitoyables. + +Le vieux roi, lui aussi, les contemple d’un œil complaisant, pensant que +la jeunesse est un charmant spectacle. Il est lourdement assis près de +la princesse de Bihague et a fait placer aussi à son côté Mme Seyntis +qui, en sa sagesse, n’apprécie pas du tout l’honneur fait à Guillemette; +ayant les principes les plus arrêtés sur la réserve dont une fille bien +élevée ne doit jamais sortir. + +Non moins mécontent, est René qui regarde rageusement le couple formé +par Guillemette et son royal danseur. S’il écoutait son impulsion, il +enverrait tout bonnement, par la fenêtre, le prince qui a l’audace de +laisser voir à ce point combien Guillemette est à son gré. + +Où sont-ils donc maintenant? De l’embrasure où il s’est réfugié, René +inspecte le flot des danseurs. Ni le prince ni Guillemette n’y passent +plus. + +C’est qu’elle, lasse de valser à contre-temps, a glissé à son danseur, +sur le ton le plus aimable: + +--Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’il fait bien chaud? Si nous nous +reposions un peu?... + +--Puisque vous le désirez, oui, mademoiselle. Ah! comme vous dansez +bien!... Je pense que les fées dont parlent vos contes et les nôtres +devaient danser ainsi... Où donc pourrai-je encore valser avec vous!... + +La crise de coquetterie de Guillemette s’accentue au parfum de l’encens +que lui offre généreusement le prince héritier. Elle sait à merveille +que c’est un jeu bien vain de s’appliquer à griser cette altesse du +charme de sa jeunesse. Mais parce qu’elle est femme dans toutes les +fibres de son être, elle s’y emploie de son mieux, candidement, avec un +entrain qui saisirait sa mère d’indignation et d’horreur... + +Ils sont entrés dans le petit salon réservé au roi et à son petit-fils. +Ils s’y trouvent seuls. + +Elle joue avec une rose détachée de son corsage et en tourmente les +pétales: + +--Monseigneur, en Susiane, vous trouverez aisément des danseuses qui +vous empêcheront vite de vous souvenir de moi... + +--Non! fait-il un peu impérieusement. Voulez-vous me donner votre rose +pour me rappeler cette fête et notre danse? + +Elle secoue la tête négativement. + +--Non, Monseigneur. + +--Pourquoi? jette-t-il, prêt à se cabrer. + +--Elle embarrasserait trop vite Votre Altesse. + +Encore une fois, il ne la comprend pas; et il se penche vers elle, pour +lire la pensée des prunelles qui ressemblent à une eau profonde. Elle +est très rose sous le tulle blanc de son chapeau; et le parfum des +fleurs qui se fanent à son corsage l’enveloppe comme la senteur même de +sa jeunesse; une senteur qui affole ce garçon de vingt ans. D’un élan +brusque, il s’incline plus encore, sa main enlace la taille menue et sa +bouche cherche follement les lèvres qui sourient, un peu +entr’ouvertes... + +Mais il frôle seulement la joue. Guillemette s’est rejetée en arrière et +le bout de ses doigts fouette le visage du prince, tandis que, d’une +voix basse et cinglante qui n’est plus la sienne, elle jette, révoltée: + +--Monseigneur, vous vous comportez comme un drôle! + +Tout cela s’est passé en quelques secondes et ils se considèrent, +effarés l’un et l’autre de ce qu’ils ont osé, comme deux enfants qui +viennent, ensemble, de faire une sottise. Guillemette est courroucée; le +prince confus. + +Il murmure: + +--Pardon... Pardon... J’ai perdu la tête. Vous êtes tellement... +tellement captivante! + +Guillemette ne sent point faiblir sa colère, quoi qu’elle sache très +bien n’être pas innocente de ce qui vient de se passer. Très digne, la +bouche sévère, elle demande: + +--Monseigneur, voulez-vous me donner le bras pour me ramener dans la +salle de danse? + +--Oui... oui... Mais avant dites-moi que vous me pardonnez.--Je veux... +Je vous en supplie. Soyez bonne puisque vous m’avez puni... car c’est la +première fois que le prince de Susiane reçoit un soufflet! + +C’est vrai pourtant qu’elle l’a traité comme le premier venu. Le côté +comique de la scène se dessine en sa mobile pensée et l’ombre d’un +sourire court sur ses lèvres: + +--Oh! Monseigneur, c’était un si petit soufflet! D’ailleurs, c’est vrai, +je l’ai donné... Nous sommes quittes!... + +--Eh bien, alors, faisons la paix, mademoiselle. Tendez-moi votre +main... + +Elle ne bouge pas. Quelque chose en elle se révolte à l’idée d’avoir été +traitée si audacieusement pour la première fois de sa vie. Mais c’est +beaucoup par sa faute, par sa très grande faute! + +--Je n’aurais jamais imaginé qu’il ferait cela! songe-t-elle, se +rebiffant contre l’impitoyable jugement de sa conscience... Je voulais +seulement qu’il me trouve gentille... + +Le prince ne devine pas ce qu’elle pense. Mais il voit sa mine de +divinité offensée et il est contrit jusque dans les moelles, tout prêt à +se considérer comme le dernier des hommes. + +Il reprend, d’un accent de prière. + +--Je n’ai pas du tout réfléchi... Je vous le demande, pardonnez-moi... + +Il a l’air si malheureux et repentant, lui, le prince royal de Susiane, +que la blessure d’orgueil s’adoucit chez Guillemette et une légère +mansuétude entre dans son cœur. + +--Soit, Monseigneur, je veux bien croire que vous n’aviez pas +l’intention de m’offenser... Mais c’est très mal ce que vous avez +fait... Je serais une danseuse de l’Opéra ou une écuyère de cirque, que +vous n’auriez pas agi autrement! + +Le prince est consterné et craint de voir se ranimer l’indignation de +Guillemette. Mais elle ne peut plus oublier qu’elle aussi est coupable; +en manière d’expiation, elle se résigne à lui tendre le bout de ses +doigts. Il les baise avec ferveur et elle-même soulevant la portière du +petit salon, ils reparaissent dans le hall où l’orchestre commence une +nouvelle valse. Le prince lui parle... Elle comprend très bien qu’il +voudrait la retenir encore; mais elle est hantée par la crainte +enfantine que, les voyant ensemble, tous devinent ce qui s’est passé +entre eux et elle l’entraîne vers sa mère qui a l’air très +contrariée--de sa disparition, sans doute. Ah! si elle savait, si elle +savait! + +Et l’oncle René, de quels yeux sévères, il la foudroierait de son +mépris! Et ce serait juste!... Guillemette se sent glisser dans un abîme +de honte et de remords; ce qui ne lui enlève rien de sa grâce, de son +aisance pour prendre congé du prince avec une révérence parfaite. Mais +elle ne respire à l’aise qu’au moment où, afin de suivre son aïeul, il +s’engage, conduit par la princesse de Bihague, à travers les allées du +parc, dans la «foire aux vanités», pour le plus grand avantage des +pauvres! + +--Guillemette, tu vas me faire le plaisir de rester près de moi, lui dit +sa mère d’une voix où gronde l’orage. Que signifie cette manière de t’en +aller seule dans le petit salon avec le prince? + +Guillemette ne bronche pas. + +--Mais, maman c’est lui qui m’a emmenée. Je croyais qu’il fallait, par +politesse, obéir toujours aux rois? + +--Qu’est-ce que vous avez fait dans ce petit salon? + +Guillemette a un frémissement: + +--Nous... nous avons un peu causé... Et puis nous sommes revenus... + +Heureusement, Mme Seyntis est incapable de soupçonner la vérité et elle +se borne à se faire suivre de sa fille au comptoir des fleurs dont elle +a la surveillance. + +Dans l’âme de Guillemette, c’est un chaos de sentiments qui se heurtent, +l’énervent et lui donnent un éclat merveilleux. Elle reste très humiliée +de la liberté prise par le prince et, aussi, de la certitude d’y avoir +une forte responsabilité. En même temps, dans les vilains bas-fonds de +son faible cœur de femme, elle n’est plus si fâchée de l’avoir affolé, +d’autant qu’elle l’a puni! + +Ainsi qu’une enfant sage, elle demeure maintenant sous l’aile de sa +mère. Mais qu’elle cause, qu’elle rie, qu’elle danse, qu’elle vende des +fleurs, son esprit demeure hanté par la scène du petit salon... + +--Qu’est-ce que vous avez donc? Guillemette. + +C’est l’oncle René qui l’interroge... Oh! s’il allait deviner! En cette +minute, sa vanité n’est plus flattée du tout! Elle arrive pourtant à +répondre d’un ton dégagé: + +--Moi, j’ai quelque chose? + +--Oui, vous n’êtes pas la Guillemette d’ordinaire. + +Il arrête profondément sur elle ses yeux noirs comme ceux du prince. +Dieu! est-ce qu’il va lire dans son âme?... Ce serait intolérable! + +Il continue, et sa voix est mordante: + +--Est-ce donc l’honneur d’avoir été particulièrement distinguée par un +prince royal qui vous a mis la cervelle en ébullition? + +Une flamme court dans les yeux de Guillemette dont les joues +s’empourprent: + +--Rassurez-vous, mon oncle, je ne suis pas un joujou pour prince! + +Elle se détourne, car sa mère l’appelle de nouveau. + +--Guillemette, le roi de Susiane se retire et te fait demander. + +Le roi maintenant!... Que lui veut-il?... Il est sur le perron, son +petit-fils à ses côtés, prenant congé de la princesse de Bihague. +Celle-ci aperçoit Guillemette et lui fait signe d’approcher. + +--Sire, Mlle Seyntis. + +--Ah! bien... bien... + +Il regarde Guillemette, un peu inquiète, désabusée des honneurs +terrestres et redoutant que le roi ne lui reproche le soufflet donné. + +Mais il lui sourit, l’air tout à fait paternel. + +--Mon enfant, j’ai eu beaucoup de plaisir à vous voir danser avec mon +petit-fils. Je vous désire du bonheur... + +--Et moi de même! fait spontanément Guillemette. Mais aussitôt, elle +pense que le protocole eût exigé plus de cérémonie. Le roi n’a pas l’air +fâché du tout. + +--Merci, mon enfant. + +Et, d’un geste courtois, il prend la main de Guillemette et la porte à +ses lèvres. Il ne se doute guère qu’une heure plus tôt, son petit-fils a +eu le même mouvement... + +Le jeune prince a repris son attitude de souverain et salue gravement, +sans un mot, Guillemette qui s’incline. Leurs yeux se rencontrent et +disent des choses que leurs bouches ne prononceraient pas... Puis le +prince suit son grand-père. + +--Ouf! marmotte Guillemette. J’espère bien que jamais plus je ne +reverrai ce garçon! + +II a disparu. Près d’elle, il y a maintenant M. le curé, tout épanoui du +succès de la fête et s’exclamant: + +--Eh bien! eh bien! mademoiselle, il me semble que les rois ont été très +aimables pour vous... + +--Oh! vous savez, monsieur le curé, par ce temps de république, on ne +fait plus grand cas de la faveur des rois!... + +Puis, changeant de ton, elle achève soudain: + +--Je crois que j’aurais besoin d’aller vous confier en particulier ce +que j’en pense... + +--Quand vous voudrez, mon enfant, approuve-t-il avec un large sourire. + +Pourtant, il est dépourvu d’enthousiasme pour accueillir ces intimes +confidences; car cette âme de petite Parisienne du vingtième siècle lui +apparaît ainsi qu’une terre inconnue dont les surprises le déroutent. + + + + +XIV + + +Fragment de lettre de Mad à une de ses amies: + +«... Imagine-toi, ma chère Bernadette, que nous avons ici, à Houlgate, +un roi, un vrai roi! Il est plutôt laid... mais il a un très gentil +petit-fils... Tu devrais venir le voir. On dit qu’il veut se marier. +Toutes ces demoiselles frétillent, comme si les rois qui ont un royaume +se mariaient avec de simples mortelles!... + +«D’ailleurs, je crois bien qu’alors il choisirait Guillemette qui a +l’air de lui avoir tout à fait tapé dans l’œil; l’autre jour, à la fête +de bienfaisance, il l’a invitée à faire un tour de boston. Il dansait +très mal. Mais Guillemette ne le savait pas quand elle l’a accepté... Et +puis, je crois vraiment qu’elle n’aurait pas pu lui dire «non...» Il +faut faire tant de salamalecs avec les princes! + +«Toutes les amies de Guillemette ont l’air de plaisanter sur +l’admiration du prince pour elle... Mais, au fond, certaines surtout +enragent de n’être pas à sa place! + +«Ne me demande pas ce que ma chère sœur pense de son succès. Elle n’en a +rien dit. Quand on lui parle du prince, elle devient comme un hérisson! +Maman était très fâchée parce qu’il avait emmené Guillemette dans un +coin, à part; et, même les princes, paraît-il, n’ont pas le droit de +faire ça. Moi, je pense que comme il la trouvait très jolie, il avait +envie de la regarder plus à son aise, sans que tous les gens qui +encombraient les salons soient là, à les examiner tous les deux. + +«J’ai entendu maman qui faisait à M. le curé des phrases sur l’ennui que +sa fille ait été ainsi remarquée par le prince. Et M. le curé a dit +quelque chose comme: + +--Madame, ne vous agacez pas de la sorte! Vous avez prêté la jolie +figure de votre fille aux pauvres. C’est une charité que vous leur avez +faite! Ça vous comptera en paradis... + +«Je te dis à peu près. Une chose certaine, c’est que maman a eu l’air +moins agitée après ce speech de M. le curé. + +«Quant à l’oncle René, il était encore plus furieux que maman; et le +soir, après le dîner, il a traité le prince de «galopin mal élevé...» Je +voudrais bien savoir ce qu’aurait dit Guillemette si elle l’avait +entendu. Mais elle était montée dans sa chambre, prétendant qu’elle +avait mal à la tête. + +«Moi, je ne sais si le prince est un galopin, mais je le trouve très +joli. Il a des yeux de gazelle, il sent le papier d’Arménie et à mon +comptoir, il m’a acheté cinq tartes aux cerises qu’il a croquées tout de +suite avec de blanches petites dents pointues... + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + + + +XV + + +Le roi de Susiane, son héritier et sa suite continuent maintenant leurs +excursions sur les côtes de la Manche; et Guillemette trouve un +véritable bien-être dans la certitude de ne plus rencontrer son trop +expressif admirateur qu’elle a évité par des prodiges d’adresse tout le +temps qu’il est encore resté à Houlgate. + +Son départ a causé la même satisfaction à René qui n’a pas pardonné, à +cette Altesse exotique, son enthousiasme pour la jeune fille, pas plus +qu’à celle-ci l’aisance avec laquelle elle en recevait l’expression... +Il ne peut oublier le visage étrange,--pour qui la connaît +bien,--qu’elle avait quand elle est sortie du petit salon. Que lui +avait-il dit pour avoir changé ainsi son regard de fillette rieuse? + +Cette énigme demeure dans la pensée de René comme une irritante petite +blessure que Guillemette ne semble pas soupçonner; du moins qu’elle +n’essaie pas de calmer par un de ces élans de franchise dont elle est +coutumière. Au contraire, elle donne à son oncle l’impression de vouloir +se dérober à toute causerie intime. Elle ne bavarde plus avec lui; tout +juste, elle n’oublie pas sa présence... Qu’y a-t-il donc derrière ce +front, dans ce regard sincère et pourtant indéchiffrable? + +Son attitude imprévue est si pénible à René qu’il s’en étonne. Que +peuvent bien lui faire les sautes d’humeur d’une gamine?... Pour s’en +distraire, il abandonne résolument l’existence de reposante flânerie +qu’il s’accordait depuis son arrivée aux _Passiflores_ et reprend une +vie très active. Il se remet à travailler à l’aide des notes rapportées +d’Orient; il dévore force revues, scientifiques et littéraires. Seul ou +avec des camarades il fait de longues chevauchées hors d’Houlgate, passe +des heures en mer. Même il élabore un projet de voyage vers Biarritz et +les Pyrénées. + +On dirait que le charme qui le retenait aux _Passiflores_ s’est tout à +coup rompu; et il se demande maintenant ce qu’il y fait; pourquoi il y +dépense son congé à mener une existence d’honnête et casanier père de +famille, quand il pourrait si bien user autrement de ses quelques mois +de liberté. + +Il est vrai qu’en guise de réponse à une semblable tentation, il a un +haussement d’épaules irrité et se traite, avec conviction, de «stupide +animal». + +Guillemette ne paraît pas se douter de ces perturbations dans l’humeur, +d’ordinaire si égale, de son oncle. Elle est tout à la présence de son +père, revenu pour quelques jours à Houlgate, et que, d’instinct, elle +cherche à distraire. + +Ce jour-là, elle est allée avec lui à Trouville où s’achève la _grande +semaine_, ce qui a pour effet de rendre Houlgate à peu près désert. + +Sur la plage, il n’y a guère que le monde des très jeunes qui s’agite +sous le regard des gouvernantes. + +Mademoiselle, à l’ombre du grand parasol de coutil, confectionne une +brassière pour les pauvres de Mme Seyntis. Un peu plus loin, devant +elle, Mad joue au croquet avec des amies; et toutes se disputent à cœur +joie dès qu’un coup douteux leur en offre l’occasion. Mais elles +s’amusent beaucoup et sont toutes rouges d’animation, les yeux +brillants, leurs pieds nus trépignant sur le sable. + +Le bruissement soyeux d’une robe fait relever la tête de Mademoiselle +dont le visage s’éclaire: + +--Comment! c’est vous? Guillemette. Déjà de retour... Vous êtes-vous +amusée à Trouville? + +--Pas du tout... Et j’ai bien regretté de n’être pas restée avec vous +tranquillement sur la plage! + +Sans souci de sa toilette de courses, elle s’assoit sur le sable à côté +de Mademoiselle. Sa physionomie est celle des jours orageux. +Silencieuse, les mains jointes sur ses genoux, elle regarde--sans rien +voir--vers le couchant lumineux. + +Mademoiselle l’observe avec une surprise un peu anxieuse; timide, elle +n’ose l’interroger... Puis, tout à coup, une question lui échappe: + +--Guillemette, est-ce que vous n’êtes pas contente de votre après-midi? + +--Il a été ce qu’il pouvait être! fait Guillemette d’un ton singulier. +Avec père, j’ai assisté aux courses; puis nous sommes allés au lunch de +Mme de Vausennes. Sa maison est très hospitalière. Aussi il y avait +nombreuse assistance. On y dansait... flirtait... + +--Oh! Guillemette, vous n’avez pas flirté!... + +--Mais si! _M’selle_, répète Guillemette du même accent bizarre. +Pourquoi non?... Quand bien même cela ne m’aurait pas amusée, j’aurais +été ridicule de ne pas faire comme tout le monde... Je crois que le +champagne de Mme de Vausennes avait un peu excité quelques-uns de ces +messieurs... Le petit de Broyes et Maurice Vernaud ont tellement supplié +Régine de leur montrer sa chambre qu’elle a fini par y consentir. + +--Guillemette, ce n’est pas possible! s’exclame Mademoiselle très +choquée. + +--Attendez la suite, M’selle... Pour la correction, Régine m’a +emmenée... Ces messieurs ont jugé bon de fourrager jusque dans les +armoires et ils ont tenu à emporter, l’un une chemise, l’autre un +cache-corset de Régine... + +--Guillemette, je ne peux pas vous croire... Avouez que vous vous moquez +de moi... + +--Je vous dis la très exacte vérité! jette Guillemette du même accent +nerveux et méprisant. + +--Et Régine a consenti à... à ce que voulaient ces messieurs? + +--Mais... pourquoi non? C’était encombrant mais innocent d’emporter de +pareils souvenirs... + +Mademoiselle est ahurie. Il lui reste toujours l’idée que Guillemette +raille; et pourtant, elle n’en a pas la mine. + +--Mon Dieu, Guillemette, que dirait Mme de Vausennes si elle savait +cette vilaine histoire!... + +--Soyez sûre qu’elle la trouverait très plaisante! D’ailleurs, je crois +que Régine l’a servie toute chaude dans le cercle que tenait sa mère... +Mais comme j’avais vu, cela m’a suffi, et je n’ai pas écouté... + +Silence. Mademoiselle est abasourdie. Guillemette laboure nerveusement +le sable avec la pointe de son ombrelle, les yeux tournés vers la mer +basse qui miroite au large. + +--Guillemette, comment n’avez-vous pas empêché votre amie de faire et de +laisser faire ces choses inconvenantes?... + +--De quel droit? ma pauvre _M’selle_. Maurice Vernaud est un intime dans +la maison. Mme de Vausennes le considère, j’imagine, un peu comme son +fils aîné. Un jour de cet hiver, elle nous a emmenées chez lui, Régine +et moi, parce qu’elle avait arraché le volant de son jupon dans le +voisinage du rez-de-chaussée où il gîte. Elle voulait des épingles pour +le rattacher. Alors toutes deux, nous sommes restées dans le fumoir +pendant que Maurice Vernaud emmenait Mme de Vausennes dans le cabinet de +toilette pour qu’elle arrange son volant. + +La correcte Mademoiselle est écrasée sous de pareilles révélations, au +point de ne pas entendre les appels éplorés de Mad qui la supplie de +venir rétablir le calme dans le camp des joueuses. En effet, les +adversaires y ressemblent à des perruches furieuses, échangent avec +ardeur des propos désagréables et s’expriment mutuellement un sévère +dédain, devant une bande pétrifiée de «petits», attirés par leur bruit. + +--Oh! Guillemette, comme votre mère serait indignée si elle connaissait +cette histoire! + +--Sûrement, elle serait suffoquée autant que vous, pauvre _M’selle_... +Elle est si bien persuadée que toutes les femmes sont aussi sages +qu’elle-même! Ah! elle serait édifiée en voyant les gens que Mme de +Vausennes affectionne comme société... + +--Mais... mais votre mère, pourtant, va chez Mme de Vausennes! + +--Oui, en visite... ou bien pour les dîners de gala, dans lesquels se +trouvent seuls les invités de cérémonie, ceux que la politesse inflige. +Moi qui suis reçue en intime,--il y a si longtemps que Régine et moi +suivons les mêmes cours, les mêmes catéchismes!--je vois les autres, les +amusants!... Ah! ils sont d’un genre très différent... + +--En quoi? risque timidement Mademoiselle. + +--En tout!... ah! en tout, _M’selle_. Ce sont des gens que ni vous ni +moi ne verrons jamais chez maman! + +Guillemette se tait, les yeux songeurs. Sa main dégantée égrène d’un +geste machinal le sable dont elle la remplit. Et Mademoiselle, malgré sa +discrétion, se demande comment une mère prudente, telle que Mme Seyntis, +peut ainsi livrer sa fille à une société que Mademoiselle juge un abîme +de perversité. + +--Guillemette, vous devriez avertir votre mère de... ce qu’il en est... + +--C’est impossible, mademoiselle. Je ne peux pas aller raconter ce que +je vois dans les maisons où je suis bien accueillie. Ce ne serait +vraiment pas chic! J’ai déjà eu tort de vous en dire quelque chose... Ça +m’a échappé! Et je le regrette très fort! + +--Mais moi, je pourrais bien avertir madame votre mère... + +Guillemette dresse la tête. Ses yeux violets paraissent noirs soudain: + +--Vous ne devez pas... J’ai eu confiance en vous... Et ce serait mal de +votre part de répéter ce qui est une confidence... A quoi bon, +d’ailleurs... Pour agiter maman?... Papa serait furieux et fulminerait. +Il y aurait des scènes désagréables,... très inutilement!... Je suis +d’âge à m’instruire. + +--Guillemette, ne dites pas des... des stupidités! jette Mademoiselle +désolée. A quoi bon apprendre de vilaines choses et voir de vilaines +gens! + +--Mais, sage _M’selle_, ne vous effarez pas ainsi! Il y a toutes sortes +de chances pour que Maurice Vernaud épouse Régine qui en est emballée. +Ainsi, il lui remettra dans sa corbeille le petit souvenir enlevé +aujourd’hui et tout sera dit!... + +--Oui... oui... Mais en attendant, vous ne devriez plus voir Régine... +Ce n’est pas une amie pour vous... Elle est si mal élevée! + +Guillemette a un rire bref: + +--Mais, moi aussi, je suis de l’espèce des filles mal élevées. Vous +savez bien que mon oncle est très souvent scandalisé à mon endroit! + +--Oh! Guillemette, vous ne permettriez sûrement pas ce que Régine a... +accepté tantôt! + +Un pli de dédain crispe, une seconde, la bouche de Guillemette: + +--Ah! Dieu, non, je me mépriserais trop ensuite... Mais, après tout, si +j’avais une mère comme Mme de Vausennes, est-ce que je sais ce que je +ferais, puisque je vaux si peu malgré tous les soins de maman?... Tout +de même, vous ne pouvez vous imaginer, _M’selle_, à quel point c’est +moralisant de voir une scène inconvenante! + +--Je ne comprends pas! avoue Mademoiselle interloquée. + +--C’est que je m’explique mal... Rappelez-vous les ilotes de Sparte +grisés pour l’édification des petits Spartiates... Et puis, maintenant, +je vous laisse à vos réflexions... Il faut que j’aille m’habiller pour +le dîner... Oh! _M’selle_, vous me faites l’effet d’un ange. Et il y a +des moments où c’est particulièrement délicieux de voir un ange... Ça +purifie! + +D’un élan, elle est debout, effleure d’un baiser le visage de +Mademoiselle; et, sans se retourner, remonte sur le sable, la tête un +peu inclinée. Jamais le souvenir de l’audace du prince ne lui a été plus +pénible... Elle voudrait tant, tant! que _cela_ n’eût pas été. Et +surtout par sa faute!... + +Mademoiselle, restée seule sous la tente, est très perplexe et très +malheureuse. Sa délicate conscience lui commanderait d’ouvrir les yeux +trop confiants de Mme Seyntis. Et, d’autre part, elle ne peut trahir +Guillemette... Pourtant si, par malheur, la contagion du mauvais exemple +allait l’atteindre!... Quelle responsabilité!... La scrupuleuse +Mademoiselle ne sait que décider; et elle est tellement absorbée dans +ses réflexions qu’elle ne voit pas approcher René Carrère qui revient de +promenade. Elle sursaute de l’entendre dire: + +--Vous êtes seule? mademoiselle. De quel air grave vous travaillez! + +Positivement, l’oncle René apparaît soudain à Mademoiselle comme un ange +sauveur, un ange qui serait en tenue de cheval et un peu poudreux... +Cependant elle hésite encore à l’initier à ses inquiétudes; il +l’intimide beaucoup... Puis, soudain, sans qu’elle sache comment la +chose s’est faite, l’aveu de sa crainte lui jaillit des lèvres: + +--Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous demander un conseil? + +Il la contemple, très surpris. + +--Mademoiselle, je suis à vos ordres... Mais... je n’ai guère qualité +pour être consulté... + +--C’est que... je suis si embarrassée... Il s’agit de Guillemette. + +--Ah! + +René entre incontinent sous le parasol. + +Il saisit au passage un pliant et s’assoit. + +--Vous dites qu’il s’agit de Guillemette? + +--Oui... + +Mademoiselle est reprise de ses perplexités. A-t-elle le droit de +parler? Mais levant la tête vers René, elle est frappée de son +expression de volonté et comprend très bien que, maintenant, il ne lui +permettrait plus de se dérober. + +--Eh bien? mademoiselle. + +Elle lance sa confidence comme on se jette à l’eau: + +--Eh bien, monsieur, à certaines réflexions qu’a faites Guillemette, il +m’a semblé... je crois qu’il vaudrait mieux pour elle... aller très peu +chez Mme de Vausennes... Je n’ose pas avertir Mme Seyntis pour ne pas +avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas... + +--Mais, mademoiselle, ce qui touche Guillemette vous regarde... + +Le ton de l’oncle René est presque sévère; et elle se demande une +seconde, si elle n’est pas très coupable sans savoir de quoi... + +--Oui, mais je ne peux pas avoir l’air de blâmer une société que Mme +Seyntis autorise, murmure-t-elle, en détresse. + +--Oui, c’est vrai, vous avez raison. Alors quoi? qu’y a-t-il? + +--Je ne peux rien répéter de ce que Guillemette a dit devant moi du +monde qu’elle voit chez Mme de Vausennes... Mais renseignez-vous et si +mon impression ne m’a pas trompée, il vous sera facile d’avertir madame +votre sœur, sans me mêler à votre conversation... Cela me ferait tant de +peine que Guillemette risque de devenir autre qu’elle n’est! + +René regarde Mademoiselle avec de la sympathie, de l’estime, quelque +chose de chaud que ses yeux ne possèdent pas d’ordinaire quand ils +s’arrêtent sur Mademoiselle à laquelle il témoigne une politesse +courtoise et quelconque. + +--Votre idée est excellente, mademoiselle. Aussi vais-je m’appliquer à +la mettre en pratique et sans retard!... Mais, dites-moi, vous aimez +bien ma nièce? + +--Oh! oui, elle est si bonne pour moi! + +René pense que cette petite institutrice a vraiment une de ces âmes +adorables et touchantes qui vivent heureuses des miettes d’affection +qu’elles recueillent. Un moment il oublie la préoccupation qu’elle vient +de lui jeter dans l’esprit. + +--Est-ce que je serais indiscret de vous demander comment Guillemette +est bonne pour vous? interroge-t-il amicalement. + +--Elle veut bien causer avec moi de mon _home_ parce qu’elle sait que +cela me console un peu d’en être loin... Elle s’intéresse à ma mère, à +ma sœur... Et puis, c’est elle, j’en suis sûre, quoiqu’elle n’en ait +jamais parlé, qui m’a valu d’être aux _Passiflores_ pendant les +vacances... Et c’était une si bonne chose pour moi!... + +Mademoiselle, toute rose d’animation, devient presque jolie. Elle ne +s’en doute guère et René ne s’en aperçoit pas. Il songe à la Guillemette +inconnue dont il vient d’avoir la révélation, et il ressent un plaisir +profond qu’elle soit ainsi... Il va, de nouveau, interroger, désireux de +pénétrer mieux la valeur des craintes de Mademoiselle. Il en est empêché +par l’apparition de Mad, les joues brûlantes sous sa toison d’or +ébouriffée, mais triomphante, la partie gagnée. + +--Bonjour! oncle René... Ah! nous nous sommes rudement amusées! +_M’selle_, vous savez que le premier coup est sonné pour le dîner! + +René et Mademoiselle se dressent, aiguillonnés par l’inquiétude d’être +en retard, tous deux infiniment soucieux de l’exactitude. + +--Diable! diable! mais alors nous n’avons que le temps de nous mettre en +tenue. Quelle nouvelle, nous apportes-tu là? Mad. Vous venez? +mademoiselle. + +--Oui, je range le parasol et je vous suis..., fait Mademoiselle +toujours consciencieuse. Son âme est légère autant qu’une aile de +papillon depuis qu’elle s’est confiée à René Carrère. + + + + +XVI + + +Celui-ci, en revanche, reste un peu soucieux de l’avertissement qu’il +vient de recevoir. Quelle importance faut-il attacher à cette +demi-confidence?... Peut-être aucune! En son inexpérience. Mademoiselle +a dû exagérer; car il est inadmissible que sa sœur, son beau-frère +entretiennent des relations qui pourraient être fâcheuses pour leur +fille. Lui, personnellement, ne connaît pas du tout Mme de Vausennes +qu’il a vue en visite cinq ou six fois et dont il n’a pas goûté les +allures exubérantes, la voix aiguë, le rire trop fréquent et trop haut. +Mais ces défauts-là ne pourraient l’empêcher d’être une estimable +personne. + +Qu’a donc voulu dire Mademoiselle qui ne faisait, semble-t-il, que +trahir l’impression de Guillemette?... Et cette petite fille a des +clairvoyances de femme. Plus d’une fois, déjà, il est demeuré stupéfait +de la sagacité qu’elle apporte à juger gens et choses. Ah! bien +autrement que lui, elle pénètre et connaît les dessous de la vie +mondaine! Quelle singulière créature elle est, pétrie d’imprévu, très +droite, guidée par une soif impérieuse de propreté morale, et si +insouciante des antiques lois que jadis respectaient toutes les femmes +et qu’elle considère à peu près comme de vieilles lunes... Avec une +telle âme, quel sera son rôle? son œuvre?... Ah! René ne s’applaudit pas +comme le fait Raymond Seyntis, en l’intimité de son cœur, qu’elle ait +reçu en don tout ce qu’il faut pour ensorceler les hommes et les +troubler délicieusement... Et pourtant, si puritain qu’il soit, il +n’oserait, pour être sincère, affirmer qu’il la souhaiterait doctement +intelligente, sage, religieuse, comme cette Louise de Mussy, encore +placée près de lui, à table, par les soins persévérants de sa sœur. Mais +telle qu’elle est, elle lui demeure un continuel sujet d’étonnements, +tant il découvre de faces diverses à sa jeune personnalité. + +Durant tout le dîner, il a très bien vu qu’elle était nerveuse, bien +qu’elle gardât l’impeccable correction de tenue à laquelle sa mère l’a +habituée. Qu’a-t-elle? Quoiqu’elle cause avec ses voisins autant que la +politesse l’exige, ses yeux la révèlent à René qui l’observe, +désintéressée de ce qui se dit autour de cette table brillamment +entourée. Elle a l’air de regarder au dedans d’elle-même. Pourquoi?... + +Et une tentation gronde en lui de l’interroger. + +Le maître d’hôtel apporte le café. Les personnes mûres de l’assistance +échangent, en sucrant leurs tasses, des propos somnolents, dus à +l’excellence du repas et à la chaleur extrême d’une soirée lourde +d’orage. La pensée un peu distraite, Mme d’Harbourg demande à M. le curé +qui, près d’elle, agite sa petite cuiller dans son café: + +--Et vous, monsieur le curé, par cette odieuse température, avez-vous +des nuits convenables? + +Le digne pasteur la regarde effaré, tandis qu’à cette question +inattendue, des rires jaillissent: + +--Moi? madame... Mais je dors bien... très bien... + +--Pauline, ma chère amie, s’écrie M. Seyntis narquois, permettez-moi de +vous dire que vous adressez à M. le curé des questions bien indiscrètes! + +Il proteste aussitôt: + +--Madame, je vous en prie, n’en croyez rien... Car... + +René n’en entend pas davantage. Sur la terrasse où il fume, apparaît la +robe blanche de Guillemette qui a fini d’offrir les liqueurs. Il jette +son cigare et lui avance un fauteuil. Mais elle n’approche pas: + +--Ne vous dérangez pas pour moi, mon oncle. J’ai là un pliant... + +Elle s’assied un peu à l’écart et demeure immobile, le regard perdu, +dans l’ombre, vers le ciel sans étoiles où courent des éclairs... Tout à +coup, elle a un tressaillement, comme rappelée de très loin, parce que, +à ses côtés, monte la voix de René: + +--Guillemette, est-ce que nous sommes brouillés? Si cela est, dites-moi +pourquoi... afin que la réconciliation soit possible... + +Il ne saurait dire quelle brusque impulsion l’a amené vers elle et lui a +mis aux lèvres cette question. + +--Mais non, oncle, nous ne sommes pas brouillés que je sache! A quel +propos, le serions-nous? mon Dieu... + +--Alors, Guillemette, pourquoi n’êtes-vous plus ma confiante petite +amie?... Pourquoi me fuyez-vous et me tenez-vous votre pensée close? +J’avais pris la douce habitude d’être traité par vous en confident très +attentif, très dévoué, à qui vous êtes très chère... Et il me semble dur +que vous ayez changé sans que j’aie démérité... + +--Vous n’avez pas démérité, oncle, mais je n’ai rien à vous confier... +pour le moment... + +Elle a eu un imperceptible frisson comme s’il pouvait lire en elle, bien +que la nuit l’enveloppe; et ses lèvres se contractent un peu, pour mieux +retenir toute parole imprudente... + +Il reprend: + +--Et cependant ce soir, vous êtes préoccupée... Quelqu’un ou quelque +chose vous a contrariée profondément... Ne dites pas non!... Je +commence, moi aussi, à vous connaître bien... + +Dans l’ombre, il sent sur lui la douceur des yeux qui pensent. Il ne +peut savoir quel apaisement elle trouve dans la certitude d’être en +absolue sécurité près de lui qui, jamais, ne se comporterait comme le +prince ou comme Maurice Vernaud avec Régine... Car elle n’a pas tout dit +à Mademoiselle; pas un mot de la scène qu’une glace lui a révélée dans +la chambre de son amie, des baisers dévorant un visage qui ne se +refusait pas... + +Et dédaigneuse de se dérober davantage, elle avoue, avec une franchise +fière: + +--C’est vrai, oncle, j’ai éprouvé tantôt une impression très... +désagréable qui ne s’est pas encore effacée; mais je dois la garder pour +moi. Voilà tout... Ne vous inquiétez pas à mon sujet... Je crois... + +Elle s’arrête; sa voix est devenue presque grave. + +--Vous croyez?... + +--Je crois que c’est pour mon très grand bien que je l’ai éprouvée... +Tout de même, je vous assure, oncle René, je vaux un peu plus que je +n’en ai l’air... Je vois très bien ce qui m’est bon ou mauvais... Et si +je n’ai pas toujours la sagesse de faire le choix qu’il faut,--c’est +trop difficile pour moi cela!--du moins, je déteste ce qui est mal,... +vilainement mal... Ne me jugez pas avec plus de sévérité que je ne le +mérite... + +--Je vous juge très droite et très loyale, Guillemette, fait-il d’un ton +où elle devine combien est sincère l’hommage qu’il lui offre ainsi. + +--Ah! tant mieux, mon oncle... Et ne doutez plus de votre amie, même +quand elle est bouche close avec vous... Dites-vous simplement qu’elle a +quelque raison de se taire!... Et ayez foi en elle... + +--Oui, Guillemette, j’aurai foi... + +C’est elle qui lui tend la main... Il la garde dans les siennes, une? +plusieurs? secondes, il n’en a pas conscience... Tous deux, ils +songent... + +Mais au seuil du salon, Mme Seyntis appelle, le ton un peu mécontent: + +--Guillemette, tu es là? Que fais-tu donc à bavarder sur la terrasse +avec ton oncle? J’imagine que tu peux rester dans le salon comme tout le +monde! + +Dans le cadre lumineux de la porte-fenêtre, apparaît, près de Mme +Seyntis, la silhouette de Louise de Mussy. + +--Oh! madame, ne faites pas rentrer Guillemette. Ce serait si charmant +d’aller la retrouver! + +Et, gracieuse, elle se rapproche des deux jeunes gens... + + + + +XVII + + +René a, en conscience, rempli la mission dont Mademoiselle l’avait +chargé. Il a questionné, adroit et discret, autant qu’un vieux policier; +et il connaît maintenant tous les potins--vrais ou faux--qui circulent +sur le ménage de Vausennes. Il n’ignore plus que madame est l’épouse +très coquette, réputée pour de légères aventures,--assez voilées en +effet pour ne lui avoir pas enlevé sa qualité de femme du +monde;--l’épouse d’un mari qui aime vraiment trop, pour la sécurité de +son foyer, les voyages d’exploration. Tout adonné à ses curiosités +géographiques, il paraît désintéressé absolument des curiosités +sentimentales et autres de sa femme qui tient une place fort menue en +son existence de travailleur. + +Leur fille Régine a toutes les chances pour être, dans l’avenir, une +seconde édition de la mère. Les garçons poussent au petit bonheur dans +un foyer où chacun pratique, avant tout, la loi du bon plaisir. + +Ces divers renseignements, donnés avec détails, ont rempli René d’une +vertueuse indignation contre sa sœur qui accepte des relations avec une +femme tarée et laisse Guillemette fréquenter un pareil milieu. + +Il a préféré ne point manifester son sentiment à son beau-frère, parce +qu’entre hommes, les propos peuvent aisément prendre une gravité +fâcheuse en la circonstance. Mais rentré de Trouville à l’heure du chien +et loup et trouvant, par extraordinaire, sa sœur seule à travailler +devant son métier--une série d’invités vient de disparaître; Guillemette +est en auto avec son père...--il part résolument en guerre car il estime +que c’est son devoir... Peut-être sa sœur ignore-t-elle, en somme, ce +qui se dit de Mme de Vausennes... Alors, elle doit être avertie. + +Et il interroge: + +--Marie, est-ce que tu connais beaucoup les de Vausennes? + +Étonnée de la question, elle s’arrête de broder: + +--Qu’appelles-tu «beaucoup»?... Il y a plusieurs années que nous les +voyons... nos filles avaient été au cours et au catéchisme ensemble; et +ils sont nos voisins de campagne. Pourquoi me demandes-tu cela? + +Il a une hésitation... Le rôle d’accusateur lui est odieux... Et Mme +Seyntis a l’air si loin de se douter où il veut en venir! Elle répète, +piquant avec soin son aiguille: + +--Pourquoi? René. + +La pensée qu’il s’agit du bien de Guillemette balaie son hésitation. Et +son accent a une fermeté presque dure quand il répond: + +--Parce que j’ai entendu tenir sur le compte de Mme de Vausennes +certains propos qui m’ont fait trouver très surprenant que tu la voies. + +Mme Seyntis conserve toute sa sérénité: + +--Mon pauvre ami, on raconte tant de choses! C’est parce que tu arrives +d’Afrique que tu prends garde à ces potinages! Moi, il y a bien +longtemps que j’ai renoncé à le faire... + +René sent que la bonté naturelle et la charité évangélique de Mme +Seyntis lui mettent sur les yeux un bandeau singulièrement opaque. + +--Alors, tu ne crois pas, Marie, qu’il puisse y avoir jamais quelque +chose de vrai dans ces potinages, comme tu dis? + +--En ce qui concerne Mme de Vausennes, non vraiment, je ne le crois +pas... Je t’accorde qu’elle est, pour mon goût, trop mondaine; que +peut-être, il n’y a pas, dans sa tenue, la réserve qui fait qu’une femme +ne peut jamais être mal jugée; mais de même que mon mari, je la tiens +surtout pour une aimable personne avec qui les relations sont agréables. + +Ici, un silence. Dans la pièce voisine, en entend les gammes rageuses de +Mad et la voix assourdie de Mademoiselle qui proteste contre les notes +fausses. + +--Soit, Marie, l’opinion que Mme de Vausennes donne d’elle-même est +fausse... Après tout, je ne demande pas mieux que de l’admettre!... Et +je reconnais que toi-même, tu es assez impeccable... + +Mme Seyntis a un geste instinctif de protestation modeste. + +--Assez impeccable pour ne pas avoir à redouter certaines relations. +Mais tout le monde n’a pas ton indulgence pour juger... cette dame et +son milieu. C’est pourquoi je regrette très fort que Guillemette puisse +y être rencontrée. Va chez elle si cela te convient, mais, crois-moi, +n’y envoie pas ta fille! + +Cette fois Mme Seyntis ne songe plus à bien ombrer ses fleurs, et reste, +au contraire, l’aiguille en l’air. Elle est troublée, envahie +secrètement par la crainte de s’être mise en faute... Ce qui lui est +très désagréable. + +--Mais que veux-tu dire? René; que t’a-t-on raconté? + +--Certaines... anecdotes qui m’ont prouvé que la maison de Mme de +Vausennes n’est pas de celles où puisse être vue une fille bien élevée +comme la tienne; car les habitudes, les conversations, les hôtes doivent +lui en demeurer totalement étrangers. + +--Comment le sais-tu? A peine, tu es allé deux ou trois fois chez elle. + +Brièvement, il dit: + +--Une personne qui porte un sincère intérêt à Guillemette m’a parlé à ce +sujet et m’a prié de t’avertir de ce que tu ignorais sans doute. + +Mme Seyntis a joint les mains sur le rebord de son métier et regarde, +perplexe et désolée, les lointains de la mer qui se voilent sous le +crépuscule de septembre. Dépitée, elle s’écrie dans son désarroi: + +--Mais enfin, Mme de Vausennes n’a pas plus mauvais genre, à sa façon, +que Nicole, par exemple... Nicole, que tu considères comme une femme du +monde... que je reçois... Après tout, ta rigidité trouve peut-être que +j’ai tort de le faire! + +René a un involontaire geste d’irritation. + +Il lui demeure insupportable d’entendre blâmer Nicole. De son amour +autrefois, il lui reste au cœur une pitié tendre pour elle, un désir de +la protéger contre elle-même et les autres... Et à l’attaque de sa sœur, +il répond: + +--Pourquoi la repousserais-tu? la pauvre Nicole. Elle est tant à +plaindre... si jeune et si seule... + +Quelque chose dans l’accent de son frère éveille chez la douce Mme +Seyntis des instincts combattifs: + +--Seule? Elle a des parents excellents, dévoués, qui ne demandent qu’à +être toujours auprès d’elle!... + +--Oui... mais ce ne sont pas ses parents qui devraient se trouver près +d’elle... + +--Son mari, veux-tu dire? Pour ce qu’elle tient à lui! Elle se laisse +consoler, en tous cas, de leur rupture!... Mais ce n’est pas de Nicole +qu’il s’agit! + +--Non, c’est de Guillemette. + +--Oui, de Guillemette que tu crois devoir honorer de ta protection +puisque, à ton gré, son père et moi ne suffisons pas à cette tâche. + +Il lui jette un coup d’œil stupéfait. Sa sœur presque agressive, c’est +pour lui une inconnue. Il a l’intuition que, dans son amour-propre +maternel, elle est froissée, inconsciemment jalouse... De quoi? de la +preuve de sollicitude qu’il vient de donner à Guillemette? + +--Marie, il est impossible que, sérieusement, tu me saches mauvais gré +de prendre intérêt à ta fille? + +--Je trouve seulement que tu es peut-être encore un peu jeune pour jouer +auprès d’elle ce rôle superflu de tuteur... Voilà tout... + +II éprouve la bizarre impression d’un choc violent qui le blesse. +Repoussant son fauteuil, il se lève: + +--Si tu penses cela, Marie, il ne me reste plus qu’à te prier de +recevoir mes excuses pour m’être mêlé de ce qui ne me regardait pas, en +effet... Je croyais que mon affection pour tes enfants, pour ta fille, +m’autorisait à être à leur égard une espèce de frère aîné. Je me suis +trompé. N’en parlons plus! + +L’accent de René calme soudain l’irritation de Mme Seyntis; la confusion +l’envahit pour les paroles qu’un obscur élan a fait jaillir de sa +pensée. + +Elle tend la main vers son frère. + +--René, ne sois pas susceptible... J’ai été trop vive, mais, tu +comprends, j’étais si bouleversée de ce que tu m’apprenais... et dont je +ferai mon profit! + +Il sent la sincérité de ce regret et ne repousse pas la main conciliante +qui vient à lui. Toutefois la secrète blessure que lui ont faite les +paroles de sa sœur garde son acuité. La voix brève, parce qu’il fait +effort sur lui-même, il répond: + +--Tu agiras, Marie, comme tu le jugeras bon. Le rôle malencontreux que +j’ai dû remplir est achevé... Tu es avertie de ce que tu ignorais... + +--Oh! oui, de ce que j’ignorais! avoue-t-elle, remplie de componction... +Moi qui veille si soigneusement sur ma Guillemette! Ah! grâce à Dieu! +elle n’est encore qu’une petite fille et il me reste quelques bonnes +années pour la conserver près de moi... Oh! non, nous ne voulons pas la +marier de bonne heure!... Et heureusement, elle ne le souhaite pas du +tout... + +René ne répond rien. Son visage a des lignes d’une fermeté presque dure, +dans l’ombre qui s’empare insensiblement du salon. C’est vrai, +Guillemette ne paraît nullement désireuse de donner son âme. Elle a +encore le rire insouciant des petites filles. Mais combien de mois, de +jours, demeurera-t-elle ainsi? + +Quoi qu’en dise sa mère, elle est à l’âge où il suffit du hasard d’une +rencontre pour que l’étincelle jaillisse... Et soudain, dans son +cerveau, s’anime la vision d’une Guillemette devenue femme, ayant aux +lèvres, dans les yeux, le je ne sais quoi d’incomparable que l’amour y +fait luire. + +Et cette Guillemette-là possède le charme troublant de Nicole... + +René a un léger sursaut, en entendant sa sœur dire, la voix amicale, +avec un désir évident d’effacer sa fâcheuse sortie: + +--Bien avant d’aller au mariage de Guillemette, nous irons au tien, mon +cher grand... Et je voudrais de tout cœur que ce fût bientôt... + +Un geste d’impatience échappe à René et il se met à arpenter la pièce +que le crépuscule ombre d’une cendre grise. + +--Oh! Marie, Marie, je t’en supplie, ne me persécute pas ainsi... + +--Mais, mon ami, je ne veux que ton bonheur, tu le sais bien! Quand tu +es arrivé en France, tu paraissais tellement désireux de te créer bien +vite un foyer! + +Il s’adosse à la cheminée, les bras croisés: + +--Quand je suis arrivé en France, j’étais devenu quelque peu un sauvage, +j’imagine; par suite, un être très primitif et j’étais naïvement +persuadé que rien ne me serait plus facile que de rencontrer la jeune +fille pourvue de qualités de tout repos qui répondrait à mon idéal de +l’épouse... + +--Eh bien? + +--Eh bien, en m’abandonnant à cette illusion, j’étais parfaitement +aveugle et j’en suis aujourd’hui bien convaincu! + +Elle arrête sur lui des yeux saisis et, dans l’ombre grandissante, +cherche à deviner sa pensée sur son visage. + +--René, tu plaisantes? n’est-ce pas... + +--Ah! nullement, et je t’assure que je n’en ai guère l’envie... Depuis +six semaines, tu fais défiler devant moi un certain nombre de jeunes +personnes parmi lesquelles, évidemment, j’avais toute sorte de chances +pour découvrir l’élue; eh bien, à cette épreuve, tout mon enthousiasme, +mon ardeur, ma confiance sont tombés... Et je n’ai que le désir de +demeurer dans ma solitude... du moins, quelque temps encore! + +--Oh! René, tu me désorientes tout à fait... Car enfin Louise de Mussy, +Suzanne Danville sont parfaites et tu n’aurais qu’un mot à dire... + +--Ah! leur perfection ne m’en donne guère envie... Elles me produisent +l’effet de modèles de vertu... non de femmes... + +--René!... Mais René!!! je ne te reconnais plus! + +--Moi non plus, je ne me reconnais plus! La vie de France est en train +de me compliquer de façon déplorable! + +Mme Seyntis ne relève pas ces incompréhensibles paroles, car un coup +discret est frappé à la porte et le maître d’hôtel, apparaissant, +demande: + +--Madame veut-elle que la cloche du dîner soit sonnée bien que Monsieur +et Mademoiselle ne soient pas encore rentrés? + +--Sonner la cloche?... Est-il donc l’heure déjà? + +--Oh! oui, madame, l’heure passée... + +Toute à sa conversation avec René, en effet, Mme Seyntis n’a pas pris +garde que le temps fuyait. Une sourde anxiété l’étreint: + +--Comment, Raymond et Guillemette ne sont pas ici, à plus de sept +heures? Et pourtant Raymond n’aime pas à rentrer à la nuit en cette +saison! Mon Dieu, pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé! Oh! ces +autos!... + +La même inquiétude a traversé l’esprit de René. Que sait-on? Aussi bien, +il peut s’agir d’un simple retard amené par quelque cause banale, comme +de l’un de ces accidents qui sont des catastrophes... Brutalement, une +seconde, il voit Guillemette inerte, blessée, plus peut-être. Ah! tout +plutôt que cela! + +Mais il se raidit aussitôt, surpris et impatient de ce brusque désarroi +de ses nerfs. Où donc est le sang-froid qu’aucun danger n’a jamais pu +altérer en lui?... Pourquoi tout de suite imaginer un malheur?... C’est +absurde! + +Absurde, soit. Mais le calme ne revient pas en sa pensée quoiqu’il n’en +trahisse rien, pour ne pas ajouter à l’émoi de Mme Seyntis qu’il voit +grandir... Et chez lui aussi, l’inquiétude monte silencieusement avec +les minutes qui s’enfuient et emportent la sécurité où sa volonté +prétendait le maintenir;--alors qu’il a perdu cette sécurité au moment +même où il apprenait le retard inexpliqué... + +--Oh! René, ne trouves-tu pas bien... singulier qu’ils ne soient pas +encore de retour?... Pourquoi? Qu’a-t-il pu arriver? + +Il essaie de la rassurer,--avec la conscience que les paroles sont +tellement vaines! Ses yeux ne quittent plus les aiguilles de la pendule +qui marquent huit heures un quart. + +André, Mad et Mademoiselle sont entrés dans le salon, comme chaque soir, +pour attendre le dîner. Mademoiselle est remplie de compassion pour Mme +Seyntis et lui adresse de pieuses paroles réconfortantes. Mad est prête +à pleurer, et André impatiente sa mère avec ses assurances juvéniles +que, bien sûr, rien du tout n’est à craindre, qu’il est tout à fait +inutile de se tourmenter, etc. + +Et les minutes fuient toujours. + +René, ayant pitié de sa sœur, la laisse aller sur la terrasse inspecter +la route; lui-même sort, dévoré d’un besoin instinctif d’activité, d’une +soif de faire quelque chose... Quoi? Où aller les chercher? Comment +savoir?... + +La nuit est absolue, une de ces nuits de septembre épaisses de brumes. +Avidement, il sonde les lointains obscurs pour y trouver le feu de la +voiture... Une fois, deux fois, il a un tressaillement d’espoir, en +tendant le grondement d’une auto. Mais la voiture ne s’arrête pas et +passe en tourbillon devant la villa. Une autre s’enfonce dans une +propriété voisine... + +Oh! qu’elle lui est devenue chère, Guillemette. Aurait-il jamais cru, +deux mois plus tôt, qu’il pût éprouver un pareil supplice parce qu’il la +craint en danger?... Même pour sa sœur, il ne pourrait être plus +profondément bouleversé; il n’aurait, plus violente, cette terreur d’une +catastrophe qui domine chez lui tout raisonnement. + +A son tour, Mme Seyntis est venue devant la grille... La pensée +enfiévrée, une incessante prière aux lèvres, elle regarde dans la nuit +avec des yeux que troublent les larmes... Mais la route est toujours +déserte. Le vent fait bruire les feuilles. La voix de la mer invisible +paraît formidable dans ce grand silence. + +--Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi est-ce qu’ils ne reviennent pas! +murmure-t-elle, ainsi qu’une plainte. + +--Marie, il faut rentrer. Tu es glacée... Et cela ne sert à rien de +demeurer ici! + +Elle se laisse ramener, habituée à l’obéissance conjugale. Dans la salle +à manger, sur son ordre, le dîner a été servi pour Mademoiselle et les +enfants. André, seul, dévore à son ordinaire, fort de sa conviction +qu’il s’agit d’une simple panne. La grande pièce, généreusement +éclairée, a sa physionomie coutumière. Le domestique, impassible, fait +le service. Comme les choses, il conserve sa physionomie de chaque jour. + +Ah! pourquoi ne pouvoir se réfugier dans la bienheureuse confiance qu’il +s’agit d’un simple retard!... + +Pour obéir à son frère, Mme Seyntis essaie d’avaler un peu de potage; +mais elle a la gorge trop serrée. Ses yeux sont à tout instant sur le +grand cartel dont les aiguilles avancent, avancent... Elles ont passé la +demie de neuf heures et approchent de dix heures. + +René, lui, est ressorti, ne pouvant supporter le décor paisible et +familier du _home_. Une fièvre brûle ses nerfs, lui enlève toute +maîtrise sur sa pensée. II ne doute plus d’un accident. Quelle en est la +gravité?... + +Voici maintenant que la brume se change en pluie sans qu’il en ait +conscience. Il écoute... Il lui semble entendre le grondement lointain +d’une auto... Dans la nuit, encore une fois, un feu grandit... Est-ce +enfin la voiture que tout son être attend?... Tant d’autres passent sur +ces routes... + +Machinalement, il se lance en avant et crie, sans réfléchir: + +--Raymond, est-ce vous? + +Pas de réponse. De sa voix forte de commandement, il répète son cri. +Maintenant la voiture est près, tout près... Il croit la reconnaître... +Mais pourquoi ce silence? Et il jette un nom: + +--Guillemette! répondez... Est-ce vous? + +--Oui... oui! oncle. Nous voilà! + +René Carrère peut vivre très vieux... Jamais il n’oubliera la sensation +d’allégresse éperdue qui, soudain, lui fait bondir le cœur. C’est donc +vrai que l’horrible cauchemar est fini?... La voiture s’arrête devant +lui. + +--Oncle, c’est bien vous, n’est-ce pas?... Ramenez-moi à pied, +voulez-vous? Je suis glacée! + +Hâtivement, il demande: + +--Vous n’êtes blessés, ni l’un ni l’autre? + +La voix de M. Seyntis explique dans l’obscurité: + +--Mais non... Seulement une terrible panne qui nous a retenus très +longtemps. Nous vous raconterons cela! Mais fais courir Guillemette +jusqu’à la maison, je te prie... Elle est transie. + +--Oncle, je crois bien que l’humidité m’a ankylosée... Je ne peux plus +me remuer... S’il vous plaît, recevez-moi dans vos bras! + +Oh! cette voix gaie!... Que René trouve bon de l’entendre!... + +Guillemette s’est dressée dans la voiture, enveloppée du lourd manteau +qui transforme sa silhouette. Elle lui tend ses deux mains et saute en +chancelant. Il la reçoit contre sa poitrine, ainsi qu’une enfant très +précieuse et murmure, sans réfléchir à ses paroles: + +--Ah! chérie, petite chérie, petite aimée... Quelle peur vous m’avez +faite! + +Une seconde, ni lui ni elle ne bougent dans la douceur, elle, de se +sentir très chère, lui, de l’avoir vivante entre ses bras, après +l’horrible crainte. + +La tête appuyée sur l’épaule de René qui l’enveloppe étroitement, elle +répond, la voix assourdie: + +--Merci, oncle, d’avoir eu peur pour moi!... Je regrette de vous avoir +tourmenté... + +Près d’eux, l’auto s’ébranle bruyamment et fuit. Ils sont seuls dans la +nuit, sous le large ciel noir. René en prend soudain conscience. Il +desserre aussi tôt son étreinte. + +--Vite, Guillemette, pour vous réchauffer... Marchons! + +--Me réchauffer! j’en ai besoin!... Courons plutôt, mon oncle, si +possible! + +--Alors, chérie, donnez-moi le bras, la nuit est tellement noire que +vous pourriez buter! + +Elle obéit; et ils vont, à travers l’obscurité, sous la pluie qui +reprend, échangeant de brèves paroles; et leur course est si rapide que, +en quelques minutes, ils atteignent les _Passiflores_. Guillemette, +ranimée, s’élance dans le vestibule où tous sont encore réunis autour de +M. Seyntis qui enlève sa pelisse ruisselante. Elle, sous son capuchon, +est toute fraîche, les yeux brillants, de petits cheveux fous ébouriffés +autour des tempes. Elle court à sa mère qui, délivrée de son angoisse, +pleure à gros sanglots, assise sur une banquette, sans souci du décorum, +malgré les baisers de Mad, les encouragements de son mari et les +exclamations d’André dont les pronostics se sont trouvés vrais. + +--Maman, ma pauvre maman, que je suis fâchée que vous ayez eu cette +inquiétude, mais puisque rien de tragique n’est arrivé, soyons gais!... +Et puis, maman, si vous saviez comme j’ai faim!... + +La courte soirée est, en effet, joyeuse autant que l’a souhaité +Guillemette. Mais René est gai, seulement en apparence, d’abord, parce +qu’une brève réflexion de son beau-frère l’a impressionné +désagréablement. Comme il lui disait quelle crainte ils avaient eue d’un +accident grave, Raymond Seyntis a répondu, d’un étrange accent: + +--Un bon accident qui, en une seconde, m’eût délivré de la vie?... Mon +cher ami, si je n’avais pas été avec Guillemette, vous n’auriez rien pu +me souhaiter de meilleur! + +Est-ce une boutade?... Le cri involontaire d’un tourment qui se +cache?... Raymond Seyntis possède pourtant tout ce qui fait qu’un homme +aime la vie... Alors?... + +Mais ce soir-là, René est incapable de s’appesantir sur cette question +qui demeure, pour lui, secondaire. Obstinément, dans sa pensée calmée, +un travail s’accomplit dont il a peur de voir la fin... Tant qu’il est +au milieu de tous, l’impression est confuse. Mais quand il a regagné sa +chambre, que le silence s’est fait dans la villa sans qu’il ait bougé du +fauteuil où il s’est jeté pour réfléchir, le mystérieux travail +d’analyse reprend en lui qui n’a jamais voulu se dissimuler la vérité. +Pourquoi donc a-t-il eu cette terreur qu’un accident eût soudain enlevé +Guillemette?... Pourquoi a-t-il conscience que, durant les heures où il +l’attendait, impuissant à la préserver, il eût sacrifié toutes les +autres créatures pour que tout mal fût éloigné d’elle?... Serait-ce donc +qu’elle est devenue pour lui plus qu’une enfant, une jeune sœur très +aimée? + +--Mais ce serait insensé!... Insensé! répète-t-il, se dressant hors de +son fauteuil et se prenant à arpenter la pièce comme il fait quand une +préoccupation grave bouleverse sa maîtrise de lui-même. Pour cette +petite, je suis seulement un oncle, rien qu’un oncle, un vieil oncle! +Elle rirait et se moquerait gentiment de moi, si je m’imaginais de +prétendre à quelque chose de plus!... Et Marie!... comme elle dirait que +j’ai abusé de sa confiance et me trouverait ridicule de m’être laissé +griser, comme un gamin de vingt ans, par le charme d’une fillette!... + +René éprouva la sensation de stupeur d’un être qui, soudain, voit devant +lui un abîme insoupçonné. Parce que, toujours, il a été, avant tout, un +homme d’action, de travail, scrupuleusement fidèle aux principes que sa +conscience reconnaissait, dont la pensée était ferme et droite, l’âme +étrangère aux complications sentimentales; parce qu’il n’a jamais songé +à s’observer vivre, il n’a pas vu vers quelle tentation il allait, pour +s’y heurter fatalement. + +Et maintenant que faire?... + +Que faire? Mais la seule chose raisonnable, celle qui s’impose, sans +discussion possible. Partir, s’en aller, oublier une petite fille qui ne +songe guère à lui, qui ne possède ni ses goûts, ni ses idées, surtout +qui est trop jeune, oh! bien trop jeune pour lui...; coûte que coûte, +guérir de cette folie!...--car il n’est pas d’autre nom pour le +sentiment qui l’a envahi sans qu’il en ait conscience... Loin d’elle, +distrait d’elle, revenu à sa vie d’antan, il retrouvera nécessairement +la pleine possession de lui-même et l’incompréhensible ivresse se +dissipera; d’autant plus vite, qu’il y emploiera sa forte volonté. + +Forte?... Il se la figurait ainsi..., comme il se croyait sûr de son +cœur. Il s’en allait dans la vie, orgueilleusement confiant en la +réalisation de sa destinée qu’il prétendait faire selon les idées qui +ont toujours gouverné sa vie. Et parce qu’une enfant s’est trouvée sur +son chemin, tous ses desseins se sont écroulés, pareils à des collines +de sable qu’un souffle bouleverse. + +Plus René réfléchit, et plus il est dominé par une humilité et un +découragement qu’il n’a jamais encore connus. A quoi donc lui a servi de +s’être fait, depuis des années et des années, une loi inflexible +d’accomplir toujours strictement les plus petits comme les plus grands +devoirs? Qu’y a-t-il gagné, sinon de devenir trop absolu dans ses +jugements; d’avoir, comme dit Guillemette, la sagesse intransigeante; de +s’être accoutumé à embarrasser sa vie de scrupules plus ou moins +inutiles... Et aujourd’hui encore de jouer peut-être son bonheur par une +conception trop étroite de ce qu’il doit faire... + +Des heures et des heures, René songe ainsi, désemparé, scrutant son +passé, puis l’avenir auquel il rêve, hanté par le souvenir de la minute +où Guillemette était sur sa poitrine, confiante et tendre comme une +enfant qui se sent infiniment aimée... + + + + +XVIII + + +--Enfin vous voilà! oncle. Ce n’est pas bien de m’abandonner ainsi pour +votre dernier jour à Houlgate!... Si vous voulez que je vous pardonne, +venez encore une fois faire un peu de _footing_ avec moi?... + +Et Guillemette regarde René Carrère avec l’expression câline et +confiante qui l’attire invinciblement vers elle. Sous couleur de +renseignements à préciser, il a, en effet, passé une partie de +l’après-midi à Trouville, et, le soir même, il quitte les _Passiflores_ +pour aller faire, avec un camarade, l’excursion projetée dans le Midi, à +Biarritz. Il n’hésite jamais à accomplir une résolution prise, même au +prix d’un effort pénible. Quand il a fait part de ce dessein à sa sœur, +elle a vivement protesté, redoutant que ce départ inattendu n’ait été +motivé par sa regrettable sortie lors de leur conversation sur les de +Vausennes. Il l’a facilement tranquillisée. Comme elle n’use pas de +prétextes, même en sa vie mondaine, elle croit toujours à la sincérité +des assurances qu’elle reçoit. A son beau-frère, il n’a eu aucune +explication à donner, car dès le lendemain de l’inoubliable promenade en +auto, Raymond Seyntis est reparti à l’aube pour Paris. + +Quant à Guillemette, elle a écouté, sans dire un mot, les détails qu’il +a donnés à table sur son projet, de cet accent un peu bref qui trahit +une résolution bien arrêtée. Ensuite, elle n’a fait aucune allusion même +à ce départ, qu’elle a paru accepter comme tout naturel, la laissant +indifférente. Et ce silence a été singulièrement dur à René. Sa +conviction s’en est affermie, qu’il agissait pour le mieux en voulant la +guérison. Sous des prétextes divers, il a fui Guillemette pendant les +quelques jours où il lui fallait encore séjourner aux _Passiflores_; il +a cherché la solitude des sentiers que les pluies de septembre font +déserts; et il y a marché, droit devant lui, au hasard des chemins, +exaspéré contre lui-même, maudissant son congé qui lui a donné le loisir +de devenir ainsi ridiculement sentimental, et son dédain de se distraire +comme les autres jeunes hommes, par les plaisirs qui leur permettent +d’attendre le mariage. Il a pensé à demander d’être immédiatement remis +en activité, avant même la fin de son congé, à solliciter une garnison +lointaine, au lieu du poste qui l’attend à l’état-major de Paris et le +rapprochera forcément d’_elle_... + +Et puis, le jour du départ arrivé, après de sombres heures à Trouville, +morose et odieux dans le désarroi de la saison finissante, il a repris +le train pour Houlgate qu’il doit quitter dans la soirée; et il s’en est +allé vers la plage, parce que le soleil couchant est très beau, parce +qu’il sait--oh! faiblesse!--que Guillemette aime à venir le voir +descendre dans la mer. Il s’est dirigé vers la tente où Mademoiselle +travaille, surveillant Mad. Et _elle_ aussi est là, debout, regardant le +flot qui monte sur le sable, cambrée dans sa vareuse de laine rouge, les +plis de sa jupe soulevés un peu par la brise sur les pieds fins, +fermement posés. Des cheveux volètent autour de ses tempes, sous son +feutre gris pâle, où palpitent de longues ailes. + +Une exclamation de Mad lui fait tourner la tête. Elle l’aperçoit. +Aussitôt dans l’iris violet, luit ce regard qui l’attire invinciblement +vers elle. + +--Oncle, nous marchons, n’est-ce pas? + +Ce n’est peut-être guère sage de s’accorder ainsi la douceur d’une +solitaire causerie avec elle, à cette heure du crépuscule qui fait les +âmes plus proches... Pourtant, sans hésiter, il répond, usant d’un ton +paternel: + +--Je suis à vos ordres, petite fille. + +--Alors, filons, mon oncle. + +Et ils partent d’une vive allure, comme elle l’a souhaité. Ils ont le +même pas rythmé d’êtres souples et jeunes, en qui palpite, ardent, le +flot de la vie. Cette course rapide, ensemble, réveille en leur pensée +le souvenir du soir où ils ont ainsi marché, l’un près de l’autre, après +qu’un instant, il l’a tenue blottie contre lui, comme un trésor perdu et +retrouvé... Et René se rappelle quelle allégresse éperdue chantait alors +en lui! Il a été un peu fou, ce soir-là! + +Près de lui, s’élève la voix fraîche, avec l’accent même qu’il a tant +souhaité lui entendre: + +--Oncle, c’est triste que vous partiez! Nous allions être si bien entre +nous, maintenant que les invités de maman se font rares!... Si vous +restiez encore un peu... Dites? + +--Ce n’est pas possible, Guillemette, il faut que je je parte! + +Sans en avoir conscience, il a appuyé sur ces mots: «il faut». Il s’en +aperçoit à la surprise qui passe dans les yeux qu’elle lève vers lui, +une seconde. Elle a eu cette même expression, interrogative presque +gravement, lorsque, pendant le déjeuner, elle a appris son départ. + +--Ah! il faut?... C’est vrai, vous êtes attendu, avez-vous dit? + +--Et la saison qui avance me presse. + +D’un ton un peu étrange, elle reprend: + +--Il fait encore très beau dans le Midi. Ma tante d’Harbourg, qui est à +Luchon avec Nicole, l’a écrit ce matin à maman. + +Un choc ébranle René; et, brusquement, il interroge: + +--Comment, Nicole est dans le Midi? + +--Oui... Vous ne le saviez pas? + +--Mais non!... Comment l’aurais-je su? Je ne suis pas au courant des +pérégrinations de Mme de Miolan. + +--C’est vrai, fait-elle, posément, sans rien trahir, de la sensation de +délivrance qu’elle éprouve parce qu’elle est certaine qu’il ne va pas +rejoindre Nicole... C’eût été indigne de lui! + +Ils font quelques pas en silence. Devant eux, à l’horizon, le soleil +s’abaisse vers la mer. Une brise fraîche trace des moires sur le sable +où les roches, luisantes de varechs, découpent des silhouettes noires. +La plage est presque déserte. + +--Vous serez absent combien de temps? mon oncle. + +--Je ne sais... Je dois aller chasser en différents endroits pour +terminer mon congé. Peut-être ne nous retrouverons-nous qu’à Paris. + +--Oui, si vous ne désirez pas qu’il en soit autrement, c’est vrai! + +--Guillemette, ne soyez pas injuste! + +--Mon oncle, je ne le suis pas... Après tout, c’est tellement naturel +que vous ayez envie de votre liberté, après être resté prisonnier de la +famille pendant deux grands mois... + +--C’était une prison qui m’était très chère. + +Elle comprend, à son accent, combien il est sincère, et elle incline un +peu la tête. + +--Oui, vous n’aviez pas l’air de souhaiter partir, jusqu’au moment où, +tout à coup, cette idée s’est emparée de vous! + +--Non, pas tout à coup! protesta-t-il, saisi de la crainte irraisonnée +qu’elle ne devine la vérité! Vous savez bien que j’ai toujours parlé de +ce voyage d’automne... + +--Je sais... oh! je sais... Mais je m’imaginais, naïvement, que c’était +un propos en l’air... Que notre été s’achèverait comme il a commencé... +vous, auprès de nous!... Et je ne pensais guère que ce serait vous qui +le termineriez... + +--Parce que je ne puis faire autrement, Guillemette. + +--Si vous en êtes sûr, soit. Je crois bien que vous allez me manquer +très fort! oncle. + +Il tressaille. Comme elle dit cela simplement!... Parce qu’elle +s’adresse à un oncle. Autrement, elle n’aurait pas cet abandon! C’est +doux et triste de l’entendre parler ainsi... + +--Je vous remercie, Guillemette, de me regretter un peu... Alors, +dites-moi, vous ne me trouvez plus aussi ennuyeux qu’à mon arrivée? + +Son rire sonne dans la mélancolie du crépuscule. + +--Je ne vous ai jamais trouvé ennuyeux, mon oncle, mais trop sage pour +moi! Je me sentais écrasée par votre supériorité. Maintenant, je ne sais +comment la transformation s’est accomplie, vous êtes bien plus à ma +portée... Vous ne me faites plus l’effet d’appartenir à la sérieuse +phalange des parents... + +--Pauvres parents! Comme vous les considérez! + +Elle a, pour l’arrêter, un geste presque suppliant: + +--Oncle, je vous en prie, comprenez-moi... J’adore maman... Et +pourtant... pourtant, comme nous vivons moralement loin l’une de +l’autre!... Jamais je ne m’aventurerais à lui confier les papillons fous +qui tourbillonnent à travers ma cervelle. Sa sagesse aurait si vite fait +de les balayer ou de les écraser!... Voyez-vous, mon oncle, quand +j’entends des mères se plaindre que leurs filles ne soient pas +confiantes avec elles, j’ai toujours envie de leur murmurer que ce n’est +pas, très souvent, la faute des filles! + +--C’est possible, fait-il, pensif, étonné que sa jeunesse ait tant de +clairvoyance et de réflexion. + +--Plus tard, si j’ai des filles, je m’appliquerai à devenir leur +meilleure amie... celle à qui l’on dit tout, parce qu’on est sûre que, +même les enfantillages, même les sottises, grosses et menues, seront +écoutées avec indulgence... Non pas sévèrement condamnées et +exécutées!... Mais je ne sais vraiment pas pourquoi je vous raconte tout +cela... Sans doute, parce que j’avais pris, peu à peu, l’habitude de +bavarder avec vous sans crainte de me voir rabrouée par la vertu sévère +des Carrère... O mon oncle, comme c’est triste ce qui finit... + +--En ce moment, qu’est-ce donc qui finit? Guillemette, interroge-t-il +machinalement, étreint par la tentation douloureuse de l’attirer dans +ses bras comme une enfant adorée, qu’il emporterait jalousement pour en +faire son bonheur... + +--Ce qui finit maintenant?... Notre vie telle qu’elle a été depuis deux +mois... + +--A Paris, Guillemette, vous serez encore ma bien chère petite amie... +comme ici... + +--A Paris, mon oncle, vous serez pris par votre service, par le monde, +et, un jour ou l’autre, par la tante parfaite que vous m’aurez enfin +découverte!... + +--Comme vous, bientôt, par le neveu parfait que vous me réservez... + +Les mots lui sont échappés parce qu’il lui semble impossible de partir +sans avoir entrevu un peu ce qu’elle pense... Que va-t-elle répondre? + +Maintenant, ils reviennent vers Houlgate, estompé dans un brouillard +gris, comme la mer, comme le ciel qui s’embrume. L’apothéose, au +couchant, s’est éteinte dans les eaux. + +Guillemette marche le front penché. + +--Vous avez raison, mon oncle, nous allons tous les deux vers un +tournant de notre vie... Mais ce neveu parfait qui sera mon mari, je +sais que j’aurai une peine infinie à le rencontrer... Encore plus, +maintenant que je vous connais! + +--Pourquoi? Guillemette... + +--Pourquoi?... Parce que vous m’avez appris...--oh! sans le +vouloir!...--ce que c’est de se reposer absolument sur un autre être... +Il faudra donc que l’homme qui deviendra _tout_ pour moi soit sérieux +autant que vous pour m’inspirer le sentiment délicieux d’une foi sans +limites... Et, en même temps, il faudra qu’il m’aime... très +follement...--ne soyez pas scandalisé! mon oncle,--qu’il m’aime... comme +les hommes aiment les femmes qui ne sont pas leur bien... Aussi, je me +doute que je cherche un bonheur très difficile à rencontrer! + +Il l’écoute sans l’interrompre d’un mot, recueillant l’intime révélation +de cette âme qui s’ouvre à lui et l’attire à lui donner le vertige... +Combien, tout ensemble, elle lui apparaît proche et lointaine!... Ah! où +est la sagesse?... la fuir ou tenter de la rendre sienne?... + +Sans soupçon du rêve qu’elle éveille, elle continue, attentive à sa +seule pensée: + +--Et puis, j’ai vu, par l’exemple de Nicole,--et d’autres +encore!--combien peu cela sert, pour être heureuse, de se marier par +amour seul, en donnant tout son cœur, sans souci des objections, des +obstacles, des reproches, parce qu’on croit recevoir ce qu’on donne +soi-même... On peut être si durement trompée!... C’est un peu +effrayant... surtout pour moi qui comprends trop bien que je serai, dans +l’avenir, ce que me feront mon mari et mon mariage,... comme Nicole!... + +Il a l’intuition qu’elle voit ainsi la vérité. Et il l’enveloppe d’un +coup d’œil presque effrayé, parce qu’elle a déjà réfléchi à toutes ces +choses dont elle parle avec un sérieux de femme... Oh! non, elle n’est +plus une petite fille!... + +Pourtant, ainsi qu’il gronderait une enfant déraisonnable, il reprend, +et la lutte intime qui se livre en lui donne à son accent une sorte +d’âpreté: + +--Vous avez été élevée de telle sorte, Guillemette, que vous devez être +incapable de faire ce qui serait indigne de vous... + +--Oh! mon oncle, ne croyez-vous pas qu’il se trouve des moments où tous +les bons principes reçus n’ont pas plus de force que des fétus de +paille? + +--Guillemette, petite fille, vous parlez de ce que vous ne pouvez +savoir... + +--De ce que je ne peux savoir par moi-même, oui, mon oncle... Mais je +vais dans le monde... et je vois... j’entends des choses qui me font +réfléchir... L’exemple de Nicole m’a beaucoup instruite. + +Il a un tressaillement d’impatience. Quel abîme il voudrait creuser +entre elle et Nicole de Miolan! + +--Nicole supporte le malheur d’avoir été déplorablement gâtée. Ce sera +toujours son excuse, quoi qu’elle fasse. Cette excuse vous ne l’auriez +pas, vous, enfant. + +--Qu’importent les excuses! mon oncle. Il n’y a que les faits qui +comptent vraiment. Ça ne change rien à ce qui est, les raisons pour +lesquelles on a été amené à agir de telle ou telle manière. + +Jamais encore, il ne l’avait entendue parler ainsi... Quelle expérience, +il y a déjà dans cette jeune tête!... Et cette fois, il ne cherche plus +à lui répondre comme à une enfant: + +--Vous avez raison, Guillemette; mais les influences qui se sont +exercées, font qu’on peut, ou non, pardonner à ceux qui s’égarent, qui +se trompent... + +Dans la solitude de la plage assombrie, la voix fraîche s’élève avec cet +accent pensif qui étonne dans sa bouche juvénile: + +--Oncle, ne croyez-vous pas qu’il faut toujours pardonner?... Et ce +n’est pas approuver!... Mais qui n’a pas besoin de pardon? Voyez, maman +est très indulgente; et c’est une des qualités que je voudrais le plus +posséder comme elle... Vous, oncle René... Elle se mit à rire, un peu +malicieuse: + +--... Vous avez la sagesse un brin rigoureuse! + +--Et j’ai bien tort, Guillemette; car je n’ai, pas plus que mes +semblables, le droit de condamner... + +Il y a de l’amertume dans sa voix. Elle le sent, et tourne aussitôt la +tête vers lui avec une crainte de l’avoir froissé. D’un geste +instinctif, elle pose la main sur son bras: + +--Oncle, vous n’êtes pas fâché, dites, que je vous ai parlé si +franchement?... J’en aurais tant de regrets!... Car je vous aime très +fort... sans en avoir l’air!... Et avec le meilleur de moi-même... + +Ah! si elle l’aimait, comme, silencieusement, il se prend à le désirer +de toute son âme, elle ne lui dirait pas cela... Mais quelle douceur +caressante a son accent, alors qu’elle continue: + +--Je voudrais tant que, de cette dernière causerie--où j’ai été si +franche avec vous, avouez!...--vous n’emportiez qu’un bon souvenir!... +Ainsi, après votre départ, quand nous penserons l’un à l’autre, nous +serons certains qu’il n’y a pas d’ombre entre nous... + +--Petite Guillemette, quelle ombre pourrait-il y avoir?... Comment +serais-je fâché parce que je vous entends parler comme une femme qui +réfléchit?... Moi aussi, j’ai une prière à vous adresser. Quand je vais +être loin, ne voyez plus en moi l’oncle sévère et maussade que vous +redoutiez, mais un ami à qui vous êtes chère infiniment; et, +souhaitez-moi, puisque vous vous intéressez à mon bonheur, de savoir... +enfin!... où je puis le chercher... + +Que veut-il dire?... Elle le regarde avec des prunelles attentives--et +curieuses,--où il lit clairement qu’elle ne devine rien des mots qui lui +montent aux lèvres... Et vers eux, accourt Mad qui leur crie: + +--Mais vous ne revenez donc pas?... Il est très tard!... On ne voit +presque plus clair... _M’selle_ dit qu’il faut rentrer très vite... Le +dîner est plus tôt à cause de votre départ, mon oncle. + +Elle a raison, cette petite. Il est bien tard. Le jour se meurt tout +gris sur la mer dont les vagues sont lourdes, obscures, jetées vers le +rivage par un souffle froid d’automne. + +Et Guillemette, détournée de lui, aide déjà Mademoiselle à rassembler +les pliants. Il entend son joli rire; le timbre de sa voix a une +sonorité si joyeusement claire que la certitude brutale s’abat sur lui +qu’il a mieux fait de se taire... + + + + +XIX + + +Des jours et encore des jours ont coulé. Avec un camarade, puis seul, +René a été de station en station dans les Pyrénées, obstiné à tenter +toutes les ascensions encore possibles en cette fin de saison, afin de +dompter, par la fatigue, sa pensée qui se souvient, regrette, discute le +renoncement que la plus élémentaire raison lui impose. + +Car maintenant qu’il est loin, il juge plus froidement et ne peut +s’illusionner sur l’accueil que, non seulement Guillemette, mais sa +sœur, mais Raymond Seyntis lui-même feraient au sentiment qui est né +obscurément en lui. Il ne lui reste donc, comme il l’a compris dès la +première heure, qu’à se détacher d’un rêve fugitif, charmant et absurde +dont il demeure stupéfait. + +Il a beaucoup regardé en lui-même depuis qu’il a quitté les +_Passiflores_ et vécu seul. Et cette méditation lui a révélé un fait +qu’il lui faut bien admettre: c’est qu’une insensible transformation +s’est opérée en lui. Il n’est plus l’homme qui, quelques mois plus tôt, +arrivait en France, sûr de l’orientation de son avenir; avant tout, +passionné pour les choses de sa carrière, prompt à discerner la +résolution à prendre et certain de rencontrer, à l’heure souhaitée, la +femme qui réaliserait pour lui la compagne d’élection. + +L’expérience est venue culbuter sa conception trop simple de la vie, sa +foi orgueilleuse en la puissance de son vouloir et la rectitude de son +jugement, la raide austérité de ses principes. Sous des influences +neuves et subtiles, son horizon s’est élargi. Il est moins sévère aux +autres. Mais lui-même s’est compliqué. Sa pensée plus souple aperçoit +des nuances, des lumières, des ombres aussi qu’il ne concevait même pas; +et, par instants, il éprouve l’impression qu’un souffle chaud a passé +sur son âme, y faisant fondre les glaces qui emprisonnaient son être +moral, pour y éveiller la soif du printemps. Ni le travail, ni l’action, +ni la claire ordonnance de sa vie ne lui suffisent plus. La solitude lui +pèse. Il lui faut cette existence à deux que possèdent aujourd’hui +presque tous ses camarades, qui en rend plusieurs éperdument heureux. +Alors, seulement, cessera pour lui l’impression d’isolement, même parmi +les siens, qui lui devient lourde à porter; qu’il n’éprouvait pas, aiguë +ainsi, quand il était loin de France, qui s’est abattue sur lui, quand +il a compris combien Guillemette lui est devenue chère. + +Et lui, si calme jadis, s’irrite maintenant de constater combien il lui +est difficile de retrouver le serein équilibre de sa pensée,--parce +qu’une lutte sourde, qu’il ne veut pas entendre, se poursuit en lui, +entre la raison qui exige l’oubli et le cœur, rebelle devant un tel +arrêt... Lutte qui devient peu à peu si pénible qu’il en arrive à +souhaiter n’importe quelle diversion l’arrachant à lui-même. + +Il a fui Luchon où est Nicole qu’il ne veut pas voir et Biarritz dont la +brillante cohue exaspérait le sentiment de sa solitude; et il est venu +se réfugier dans la paix de Saint-Jean-de-Luz. + +La jolie petite ville est toute souriante sous les frondaisons +jaunissantes de ses arbres. La vigne vierge rougit les façades et ses +branches s’enchevêtrent en berceau sous le bleu violent du ciel... + +Mais René, tout à coup, cesse de voir l’horizon charmant et s’arrête +court dans sa flânerie, à travers les rues vibrantes de soleil... Car +devant lui, sous la flamme de son ombrelle de soie rouge, s’avance +Nicole de Miolan, d’un pas nonchalant de promeneuse. Dans un panier +passé au bras, elle porte une grosse gerbe de glaïeuls. Sa robe de toile +blé semble la nimber de lumière. Sûrement, elle n’est pas une passante à +Saint-Jean-de-Luz. Elle n’en a pas l’allure. + +Les prunelles ardentes s’arrêtent soudain sur René et une surprise y +jaillit... Tous deux, ils ont la même exclamation: + +--Comment, vous êtes ici? + +Il ajoute: + +--Je vous croyais à Luchon? + +--La saison est finie. Nous sommes partis pour Biarritz; puis, sur mon +désir, nous sommes venus ici où mes parents ont loué une villa afin de +pouvoir y vivre solitairement. J’exècre les hôtels où toutes les +rencontres deviennent possibles... + +Une vibration passionnée a passé dans sa voix et ses yeux ont eu un +éclair d’orage aussi vite disparu qu’il s’est allumé... Reprenant tout +de suite son seul personnage de femme du monde, elle interroge, +insoucieuse des passants qui regardent leur groupe, parce que nulle +part, Nicole de Miolan ne demeurerait inaperçue: + +--Et vous, René, comment êtes-vous ici? + +--J’y suis en voyageur... j’ai voulu revoir le Midi. + +--Et vous n’êtes pas un voyageur trop pressé, n’est-ce pas? + +--Non... Je suis seul..., libre de mon temps... + +--Alors, accompagnez-moi un peu, que nous causions... Voulez-vous?... +Cela me fait beaucoup de plaisir de vous rencontrer! + +Il la sent tout à fait sincère et il en éprouve une bizarre impression +de bien-être moral. Près d’elle, va-t-il enfin être distrait des +souvenirs qu’il ne parvient pas à fuir? + +Quel don de beauté, elle a reçu! il la regarde émerveillé de son éclat. +La peau veloutée fait songer à un fruit splendide caressé par l’or du +soleil. Elle marche près de lui, le visage pensif, sous sa capeline de +paille blonde. Les paupières voilent le regard. + +Elle demande: + +--Parlez-moi d’Houlgate, de la chère petite Guillemette... + +L’obscur tourment frémit en lui... Et il répond par des mots brefs; +puis, en hâte, pour se fuir, il interroge à son tour: + +--Nicole, qu’êtes-vous devenue depuis que nous nous sommes dit adieu aux +_Passiflores_? L’été vous a-t-il été bon... comme je le souhaitais tant +pour vous? + +La bouche expressive se contracte une seconde; et railleuse, Nicole +jette: + +--Bon?... mon pauvre ami, que voulez-vous qu’il m’arrive de bon?... Je +dois m’estimer satisfaite qu’il ne se soit produit, à mon endroit, +aucune catastrophe irréparable... Voilà tout!... Ce que j’ai fait cet +été, après avoir quitté Houlgate?... Rien d’intéressant, pour moi ni +pour les autres! De mon mieux, par tous les moyens qui me semblaient +favorables à ce résultat, j’ai essayé de tuer le temps... C’est +tellement long à remplir une journée quand on vit sans but! + +Ces mots sonnent étrangement dans la petite rue paisible, striée +d’ombres bleues et d’éclatants rais de soleil; où les promeneurs +circulent d’un pas flâneur; où les gens du pays échangent, avec +exubérance, des propos très simples. Nicole a parlé d’un accent de +badinage ironique; mais, dans sa voix, frémit cette amertume que René y +a surprise bien des fois à Houlgate. Il a l’intuition qu’une +désespérance absolue l’étreint affreusement et qu’il ne peut rien pour +la sauver d’elle-même. Pourtant, il essaie, avec une sorte d’autorité +affectueuse: + +--Nicole, ce but que vous n’avez pas, donnez-le-vous! + +--Et lequel voulez-vous que je me donne qui en vaille la peine?... Tout +ce que je puis faire est si inutile!... Ah! oui, je sais... Il y a des +gens très sages, très pondérés, à qui il suffit, pour être contents +d’eux-mêmes et de l’existence, d’accomplir leur tâche quotidienne, si +insignifiante soit-elle! Il y a des femmes qui se consolent de ce qui +leur manque en s’absorbant dans les œuvres pies... C’est qu’elles n’ont +pas la misérable et égoïste soif de bonheur dont je ne suis pas encore +parvenue à me désaltérer, quoique j’essaie _tout!_ pour y réussir... + +--Peut-être parce que vous ne cherchez pas où il faut, fait-il +machinalement, tandis que sa pensée s’attache aux dernières paroles de +la jeune femme. Quel en est le sens?... Serait-ce qu’elle a enfin +réalisé son audacieuse résolution de recommencer sa vie, au seul gré de +son désir? Mais quoiqu’elle lui ouvre un peu de sa pensée, avec une +hautaine indifférence de ce qu’il conclura, elle garde bien à elle le +secret des jours qui viennent de passer pour elle... S’ils ont été doux +à sa beauté, ce n’est pas l’apaisement qu’ils semblent avoir apporté à +sa pauvre âme tourmentée... + +Elle n’a pas relevé sa réflexion, si elle l’a entendue. Silencieuse, +elle avance près de lui, ses fleurs dans les bras. Ils sont maintenant +sous le couvert des arbres, devant la vieille maison de l’_Infante_, et +vont distraits des choses extérieures. Au souffle de la mer, encore +invisible, des feuilles cuivrées et pourpres volent autour d’eux comme +de larges papillons superbes qui viennent s’écraser sur le sol. + +Brusquement, Nicole reprend: + +--Ah! René, que vous êtes heureux d’être un croyant... Ce doit être une +si grande force et une si grande consolation! + +Très simple, il dit: + +--Oui, vous avez raison... Je l’ai senti aux heures les plus +douloureuses de ma vie... Et je ne puis l’oublier. + +Elle a la pensée que les heures dont il parle sont peut-être celles +qu’il a connues par elle... Mais ce passé-là aussi est bien mort... Il +faut le laisser dormir en paix. + +Elle songe tout haut, avec une espèce de gravité désespérée: + +--Je crois... j’en suis arrivée à croire que certains esprits ont été +créés de telle sorte qu’ils ne peuvent perdre leur foi; que d’autres, au +contraire, n’auront jamais une foi semblable, quoi qu’ils rêvent, quoi +qu’ils fassent! + +--Nicole, à mon très humble avis, c’est qu’ils veulent discuter, essayer +de comprendre ce qui est l’Incompréhensible pour nous autres humains... + +Elle murmure: + +--Oh! oui, l’Incompréhensible... l’Inconnu... Et des gens l’adorent, le +servent, se donnent à lui, en font leur bonheur!... Les bienheureux!... +Moi, j’ai une âme païenne... Mon dieu, c’est l’Amour!... C’est lui qui, +pour moi, dispense le bien et le mal!... + +Il sent tellement combien elle dit vrai qu’il ne songe même pas à +relever ses paroles. A quoi bon?... Il peut la plaindre, non la +transformer. + +Ils sont arrivés devant la mer qui miroite splendidement. Son souffle +les frappe au visage et emporte quelques pétales des fleurs de Nicole. +Lui, n’en voit rien. La houle, la senteur des vagues ont aussitôt +ressuscité en lui la vision d’une autre plage, voilée par le crépuscule, +d’une forme svelte sous une veste rouge, de deux prunelles profondes qui +songeaient, presque graves, alors pourtant que la bouche souriait... + +Nicole a l’intuition qu’il est loin d’elle et demande: + +--René, est-ce que ce sont mes propos de mécréante qui mettent ainsi en +fuite votre pensée orthodoxe?... Je vous ai avoué déjà qu’il fallait +avoir pitié de moi... + +--Je me souviens... et cette pitié, je vous assure, Nicole, que je vous +l’offre, respectueusement, bien sincère... + +--Oui, je sais, je sais... Pour moi, vous êtes vraiment un ami, j’en +suis sûre... Et c’est pourquoi il vaut mieux que je vous dise quelle +raison m’a conduite ici, à Saint-Jean-de-Luz. J’ai fui Biarritz parce +que j’y ai fait une rencontre. + +--Une rencontre?... répète-t-il, surpris de son accent. + +--Oui, j’ai rencontré... mon mari qui m’a eu tout l’air d’être venu à +Biarritz en mon honneur... Avait-il à me parler?... Je n’en sais rien... +Je n’ai pas ouvert la lettre qu’il m’a envoyée alors... pas plus que je +n’avais ouvert les autres... Mon Dieu! comment n’a-t-il pas encore +compris qu’entre lui et moi, tout est fini!... Pour tâcher de l’en +convaincre mieux, j’ai quitté aussitôt Biarritz... Mais je vis hantée +par la crainte de le voir apparaître ici... + +Il comprend pourquoi elle a les nerfs frémissants, pourquoi une fièvre +brûle son être passionné. + +La voix assourdie, elle poursuit, isolée dans son souvenir: + +--Cela faisait sept mois que je ne l’avais vu. Il a changé... Mais +pourtant, c’est toujours lui... + +Lui, qu’elle a adorée... Lui, qui l’a fait souffrir... Lui, qu’elle +n’oublie pas!... Une espèce de révolte gronde dans les bas-fonds du cœur +de René... Pourtant, il n’attend ni ne veut rien de cette femme. + +De nouveau, ils avancent silencieusement. Elle songe... à quoi?... Et +que pourrait-il lui dire? + +Mais elle a tout à coup ce mouvement d’épaules qu’il connaît bien, dont +elle semble rejeter son fardeau en arrière et elle arrête vers lui ses +yeux brûlants; son accent devient railleur: + +--Mon pauvre René, quelle fâcheuse compagne de promenade je vous +offre!... Vous me trouvez plutôt ridicule, n’est-ce pas, avec ma manière +de vous accabler de mes doléances, dès que je vous retrouve... Mais je +me sens si effroyablement seule dans... dans la tourmente où je me +débats!... Il y a des minutes où le besoin de parler de ma misère me +ferait crier d’angoisse... Seulement, j’ai appris à me dominer... et je +me tais... + +Elle ne trahit, en effet, sa détresse, ni par un geste, ni par un éclat +de voix; elle garde son attitude de femme du monde qui tient des propos +de salon. Et cependant, comme elle est poignante, cette plainte +désespérée jetée ainsi dans le joli matin clair qui semble chanter la +douceur de vivre... + +René cherche à écarter d’elle, un peu, la sensation d’isolement: + +--Nicole, vous avez vos parents... + +--Mes parents?... Ils sont excellents... Mais nous sommes aujourd’hui +des êtres tellement différents que nous ne nous comprenons guère et +n’arrivons qu’à nous faire souffrir mutuellement... J’en ai achevé +l’épreuve... Et je me tais avec eux... Comme avec tous... Vous excepté, +René. + +--Avec moi qui, hélas! ne peux rien pour vous... + +--Si!... Vous pouvez quelque chose en ce moment... Restez quelques jours +à Saint-Jean-de-Luz, voulez-vous?... Nous ferons de longues promenades. +Nous causerons beaucoup... Et cela m’empêchera de penser. C’est promis, +n’est-ce pas?... Pensez que vous accomplirez une œuvre de charité en +m’abandonnant un peu de votre temps... + +Ainsi, elle veut oublier, comme lui... Et l’oubli, c’est la paix, le +repos sans prix... + +--Je resterai autant que vous le souhaitez, Nicole. + +Il ne cherche pas une seconde à se dérober au charme dangereux que +pourtant il n’ignore pas et dont la puissance, à cette heure, lui est un +bien, puis qu’elle l’arrache à son rêve inutile. + + + + +XX + + +La semaine va finir et René est encore à Saint-Jean-de-Luz. Ce sont des +jours singuliers qui se sont égrenés pour lui, tels qu’il n’en avait +peut-être jamais vécu. + +Sur l’insistance très vive de M. et de Mme d’Harbourg, candidement +désireux de distraire leur fille, il a été l’hôte quotidien de la villa; +et passif, pour fuir sa pensée, il s’est laissé envelopper par la +troublante atmosphère que Nicole distille autour d’elle. + +Pour la première fois depuis...--il ne saurait dire quand!...--il a vécu +au gré de ses impressions sans souci de les juger ou de les dominer, +éprouvant une sorte de jouissance aiguë,--non plus une terreur!--à +sentir la vie de Nicole se mêler à la sienne, l’absorber peu à peu +jusqu’à écarter de son cerveau toute pensée où elle est étrangère. + +Mais aussi était-ce un jeu, un caprice, une gageure de l’affoler comme +les autres? Elle a été avec lui telle qu’il ne l’avait jamais vue, la +séduction même; durant leurs causeries où, cependant, elle n’a rien +livré du mystère de son âme; durant leurs flâneries sur la plage et dans +les petites rues luisantes de clarté; pendant les soirées passées à +faire de la musique; les excursions sous la correcte égide de M. +d’Harbourg qui, d’ailleurs, aussitôt à destination, les laissait errer +seuls, estimant la marche mauvaise pour ses vieux ans et René un +protecteur de tout repos. + +Elle, Nicole, que pense-t-elle?... Quel drame se joue en son esprit +insaisissable. Est-ce l’apparition possible de son mari qui lui donne ce +cœur frémissant dont René sent la fièvre dans ses silences comme dans +ses moindres paroles, dans la caresse, l’éclair ou la rêverie de son +regard?... Jamais plus, elle n’a parlé de lui, après le brusque abandon +du premier jour. Mais plus d’une fois, devant la soudaine apparition +d’une silhouette d’homme, il a deviné en elle un tressaillement de tout +l’être qui lui jette au visage une ondée de sang. Ses lèvres, aussitôt, +ont eu cette contraction que René connaît bien maintenant et qu’il +redoute; car ensuite, elle devient silencieuse, repliée sur elle-même et +elle demeure lointaine, tant qu’une circonstance extérieure ne la +rejette pas hors de sa songerie, ramenant sur ses lèvres le sourire qui +grise ainsi qu’un parfum trop pénétrant. Et si René est près d’elle, un +peu bas, elle lui dit, d’un ton d’excuse: + +--Ne m’en veuillez pas... Maintenant, je suis toute à vous... + +Toute à vous! Quelle ironie de lui entendre ces mots qui éveillent +brutalement en lui le mauvais désir qu’il prétend ignorer. Il conserve +l’altière confiance de pouvoir en demeurer maître, mais il ne peut +empêcher sa pensée, surtout aux heures de la nuit où elle lui échappe, +d’être hantée par les multiples visions de Nicole que ces quelques jours +passés près d’elle semblent avoir imprimées en son être. + +Il en a conscience et s’est surpris à répéter tout à coup les paroles de +la sagesse: «Celui qui cherche le danger y périra...» Certes, ce n’était +pas le danger qu’il cherchait, seulement l’apaisement, l’oubli... Et ne +semble-t-il pas avoir réussi, puisqu’il ne voit plus le fantôme charmant +et redouté qu’il a cru devoir impitoyablement écarter de sa vie?... +Alors, pourquoi s’attarder auprès de cette dangereuse Nicole qui est +troublante comme un appel d’amour?... Entre lui et elle, qui fut jadis +la fiancée d’élection, il ne doit rien y avoir qui les abaisse l’un et +l’autre. + +Et voici que, tout à coup, René ne se sent plus assez protégé par sa +seule volonté. Il entrevoit des abîmes dont il n’est plus aussi sûr de +se garder... Car sa sévère conscience ne lui permet pas de s’illusionner +sur la force et la nature de l’attrait qui l’emporte vers +Nicole,--Nicole, dont il ne souhaiterait plus faire sa femme!--S’il veut +sincèrement se refuser à toute défaillance, il ne doit plus demeurer +près d’elle! + +Mais la soif qu’elle lui a donnée de sa beauté est si violente qu’à la +seule idée de ne l’assouvir jamais, une misérable révolte crie en lui... +Ah! c’était insensé de s’exposer à pareille tentation... Quel monde +entre ce qu’il éprouve pour Nicole et le sentiment que Guillemette +éveillait en lui! + +L’esprit tourmenté d’impressions complexes, il arpente la plage et +tressaille de s’entendre tout à coup interpeller par M. d’Harbourg qui, +suivi de sa dévouée épouse, accomplit sa promenade quotidienne, avant +l’heure du déjeuner. + +--Carrère, mon ami, allez-vous du côté de la villa?... Oui?... Eh bien, +vous m’obligeriez beaucoup en disant à Nicole qu’elle me fasse envoyer +tout de suite, chez le libraire, les livres que je veux changer ce +matin, au cabinet de lecture. Ma femme a oublié de les prendre. + +L’excellente Mme d’Harbourg n’a pas même l’idée de lui faire remarquer +que lui, tout d’abord, eût pu songer à ses propres affaires. Elle est, +au contraire, toute prête à s’excuser; et docile, suit son compagnon +qui, après quelques mots à René, reprend ses évolutions hygiéniques. + +René s’en veut de la jouissance qui lui a fouetté le sang quand il a +entendu M. d’Harbourg lui demander d’aller trouver Nicole... Et +cependant, jusqu’à la minute où le domestique répond à sa question: +«Oui, madame est chez elle», il est harcelé par la crainte qu’elle ne +soit partie pour une de ces promenades solitaires où elle passe des +heures. + +Elle est là. Quand il est introduit dans le petit salon qu’elle a fait +sien, il l’aperçoit assise devant sa table à écrire, la tête appuyée sur +ses mains jointes. Elle porte une longue robe de maison d’un mauve rosé. +Seule, la guipure du corsage voile le cou et les épaules. Devant elle, +une lettre fermée. Au bruit de la porte, elle a un peu soulevé la tête +et regarde qui entre ainsi chez elle, avec cette expression venue de +très loin que René lui a vue bien souvent. + +--Comment vous? René. + +Elle passe les doigts sur son front d’un geste inconscient et lui tend +la main. Jusqu’au coude, les bras sont nus sous les dentelles qui +ourlent la manche. René sent sous sa bouche la peau tiède, odorante +comme la chair d’une fleur. Il se redresse un peu vite. + +--Nicole, je vous demande pardon de venir ainsi vous déranger. Mais +votre père m’envoie, désirant... + +Et il fait la commission. + +--Bien. + +Elle a sonné, donné des ordres. Lui, a attendu pour prendre congé; mais +ses yeux l’ont suivie dans tous ses mouvements qui ont une souplesse +caressante. + +--René, pourquoi restez-vous debout? Êtes-vous si pressé, ce matin? + +Elle s’est rassise à sa place coutumière, dans une bergère, voisine du +bureau d’où elle peut apercevoir, jusqu’à l’horizon, la course +capricieuse des vagues. Une lumière dorée flotte dans la pièce à travers +la toile rousse des stores abaissés. Elle demande, tandis que sa main +tourmente, sur la table, la lettre fermée: + +--Nous n’avons pas décidé quelle promenade nous ferions tantôt? + +Un imperceptible silence. Puis René articule, soudain dompté par un +mystérieux commandement: + +--Choisissez-la, Nicole. Et choisissez-la belle,... car ce sera la +dernière... + +--La dernière?... Pourquoi? Nous ne partons ni les uns ni les autres. + +--Si, Nicole... Moi, je pars. + +--Oh! non!! + +Elle a jeté les mots comme un cri d’angoisse, qui le fait tressaillir. +Il sent sur son bras le frôlement des doigts légers. + +--Non, ne m’abandonnez pas, puisque vous dites que je vous suis encore +chère un peu... chère comme une amie dont on a compassion, parce qu’elle +est malheureuse... Ah! si malheureuse! + +Les traits de René prennent cette rigidité dure que leur donne une +émotion qu’il maîtrise. Très doucement, il détache la main qui tremble +sur son bras. + +--Nicole, écoutez-moi... Parce que je vous ai vue souffrir, j’ai pu +oublier... tout le passé... Mais pour... pour notre bien à tous deux, je +ne veux pas m’exposer à ce que ce passé ressuscite! + +Au fond des yeux qu’elle attache sur lui, il voit passer une étrange +expression, attirante à la façon des abîmes dont la contemplation +affole. Puis elle a un léger haussement d’épaules; et il comprend +combien peu comptent, pour elle, les lois qui courbent d’autres âmes. + +--Et quand cela serait, René, vous êtes libre!... Moi aussi... Ce que +nous voulons, nous pouvons le faire. Personne n’a le droit de nous +demander compte de nos actes... Ne pensez pas à l’avenir... Vivez comme +moi dans la minute présente!... René, René, ne me laissez pas seule en +ce moment... Ne partez pas encore!... J’ai tant besoin de me sentir +gardée, protégée... + +Elle a l’accent de supplication d’une créature en péril qui implore le +secours désespérément. Dans ses yeux, se mêlent de la détresse, de la +confiance, un mystérieux appel... Quoi encore... qu’il n’ose lire?... +Ah! il ne sait pas!... Il ne cherche plus à comprendre pourquoi elle +veut le retenir... Pourquoi tout à coup, elle est sortie de la farouche +réserve où elle enveloppait son âme, pourquoi elle s’attache à lui, dans +un élan qui jette le vertige en tout son être. La voix altérée, il +prononce: + +--Nicole, si je puis vraiment quelque chose pour vous, dites-le-moi... +Mais ne me faites pas perdre toute sagesse... Souvenez-vous que je suis +un homme qui vous a adorée autrefois... Et il ne faut plus qu’il en soit +ainsi... Il ne le faut plus! + +De nouveau, dans les yeux de la jeune femme, luit ce regard qui +bouleverse René d’un désir aveugle de l’envelopper enfin de son +étreinte, de connaître la saveur de ses lèvres, d’oublier, par elle, +tout ce qui n’est pas elle... + +--René, je suis terriblement égoïste... Mais je trouverais bon que vous +m’adoriez, ainsi qu’autrefois... Vous savez bien que j’ai, pour mon +malheur, un cœur insatiable... Seulement, rien de semblable +n’arrivera!... Ne craignez pas pour votre sagesse... Vous en êtes +toujours le maître... Pensez seulement que vous m’avez promis d’être un +ami très dévoué... Et donnez-m’en la preuve en restant... Votre présence +exorcise les mauvais fantômes! + +Elle parle d’un ton bizarre, un peu sourd, où semblent frémir des +sanglots. Les doigts ont repris la lettre jetée sur la table et la +froissent nerveusement. + +Une intuition éclaire la pensée de René. Cette lettre doit être encore +de son mari. Ah! toujours cet homme!... Un vent de folie s’élève en lui; +rafale où sombre toute volonté, toute conscience, tout souvenir... Sans +un mot, il se penche, attire, d’un geste impérieux, le beau visage +ardent et sa bouche écrase les lèvres entrouvertes... + +Une seconde, leurs regards se mêlent, éperdus. Au fond de ses prunelles, +il y a la flamme de l’homme qui veut... Dans celles de Nicole, une sorte +de désespoir sombre, d’hésitation, de lassitude, tandis qu’elle demeure +immobile sous les baisers qui brûlent son visage... + +Mais presque aussitôt, elle se redresse violemment, se rejette en +arrière... Et, très bas, avec des lèvres qui tremblent, elle dit: + +--Eh bien... non!... Pas cela!!... Il ne faut pas que cela soit... Vous +le savez bien! + +--Pourquoi?... + +--Parce que vous ne m’aimez pas... + +Il murmure, ivre du baiser dont le goût est encore sur sa bouche: + +--Nicole, j’ai soif de vous... Et depuis tant d’années... + +Mais elle ne semble pas l’entendre et achève, de la même voix basse: + +--Et moi... moi non plus, je n’ai pas d’amour pour vous... Seulement une +grande affection... + +Il recule, atteint comme si elle l’avait frappé. Pourtant ce qu’elle dit +là, depuis longtemps, il en est certain. Il laisse rudement retomber les +deux mains de la jeune femme, serrées dans les siennes. + +--Vous n’avez pas d’amour?... Rien d’étonnant à cela... Mais alors +quelle comédie me jouez-vous depuis huit jours? Pourquoi avez-vous été +pour moi... ce que vous vous êtes montrée cette semaine?... C’était un +jeu? + +Elle secoue la tête. Dans son visage sans couleur, les lèvres se +contractent. + +--Non... ce n’était pas un jeu... Mais une vilaine action que je me suis +mise sur la conscience. + +Une fugitive ondée de sang colore une seconde sa pâleur. Il interroge: + +--Nicole... Nicole, je ne vous comprends pas... + +--Pour me comprendre... et me pardonner... il faut vous souvenir, qu’en +ce moment, je ne suis dans la vie qu’une pauvre épave désemparée!... + +Elle s’arrête. Lui, a toujours, rivés sur elle, ses yeux qui demandent +impérieusement la vérité... Alors, avec une sorte d’altière franchise, +elle répond:--mais, elle ne le regarde pas; vaguement, elle contemple le +store qui bat au souffle de la mer: + +--C’est vrai, autant qu’il dépendait de moi, j’ai cherché à être aimée +de vous, follement... ainsi qu’autrefois... Vous étiez si sûr de +vous-même, cet été, à Houlgate, et ici encore quand je vous ai +rencontré, que la misérable tentation m’est venue de briser votre calme, +de vous obliger à vous reconnaître vaincu par moi... tel que je vous ai +connu, il y a des années. Vous voyez, c’est une vraie confession que je +vous fais là!... Mais peut-être, après tout, est-ce surtout que je +voulais échapper, coûte que coûte, aux souvenirs qui... qui me dévorent +et qu’une rencontre a ravivés si vivants qu’ils m’écrasent... Je ne peux +plus les supporter... Je ne puis plus vivre ainsi!... + +Elle s’arrête encore. Ses mains ont une crispation d’angoisse. Mais +c’est le seul geste, avec le regard tragique de ses yeux sans larmes, +qui trahisse la tempête où sombre son orgueil... + +Lui, l’écoute sans un mot. Comment pourrait-il la condamner, se révolter +contre elle, quand il a été si faible, plus faible qu’elle dont il n’a +pas les excuses! Ah! quelle humilité et quelle indulgence le souvenir de +cette heure lui laissera dans l’âme!... + +De nouveau, dans le silence de la pièce, s’élève la voix émouvante: + +--Ne me méprisez pas trop, René, si j’ai, encore une fois, essayé de +mettre l’irréparable dans ma vie; c’était pour être sûre que je ne +retournerais pas en arrière... Mais quand vos lèvres ont pris les +miennes, j’ai senti que je ne pouvais être à personne... Du moins, en ce +moment... + +--Et demain... plus tard, vous ne pourriez pas davantage, Nicole,... +parce que... + +Il hésite une seconde. Les mots lui paraissent si difficiles à +prononcer! + +--... Parce que vous aimez toujours votre mari... + +--René!!... Oh! taisez-vous!... taisez-vous... + +Mais quelle créature serais-je donc, si je l’aimais encore après tout... +tout ce qui s’est passé entre nous! + +--Si vous ne l’aimiez plus, puisque vous vous considérez comme libre de +disposer de vous-même, vous n’auriez pas cette horreur d’appartenir à un +autre... + +L’orage s’apaise en lui, y laissant la honte de ce qu’il a souhaité avec +le besoin intolérable de se relever dans sa propre estime. + +Et il poursuit avec une grave sincérité d’accent qui la domine, où vibre +l’écho de son émotion: + +--Nicole, je ne suis guère qualifié pour vous donner un conseil... Mais +je vous le dis, comme je le crois... Nicole, il faut vous réconcilier +avec votre mari... + +--C’est-à-dire, reprendre le joug, les scènes, les défiances, les +jalousies... Je ne veux pas... Oh! non, je ne veux pas!!... Quand +j’aurai, enfin! le divorce, je recommencerai ma vie... + +--Il _faut_, dès maintenant, la recommencer, la recommencer avec lui... +Croyez-moi... + +Elle a un rire sec où sanglote sa désespérance: + +--C’est _vous_ qui me conseillez cela?... _Vous_ qui, il y a un +instant... + +Le visage de René s’altère encore plus. + +--Nicole, j’étais fou et je ne suis pas seul responsable... Vous le +savez bien!... Vous m’aviez fait perdre la raison... Car je vous jure +que, de toute ma volonté, du jour où je vous ai retrouvée, j’ai +uniquement souhaité voir en vous la femme qui aurait pu être ma +fiancée... Mais vous m’avez tenté... et je ne suis pas plus fort que les +autres! + +Elle murmure amèrement: + +--Qui donc est fort, grand Dieu!... quand la passion souffle!... Nous +sommes alors de pauvres choses emportées par un torrent... Nous ne +sommes plus qu’une souffrance ou une joie, dans laquelle notre être +s’absorbe! + +Il sent qu’elle parle avec le souvenir de cet homme qu’elle a essayé, en +vain, de rejeter de sa vie où il demeure le maître de son cœur, de sa +pensée, de sa chair, si profondément qu’elle n’a pu, même le voulant, +faire le don d’elle-même à un autre... Et il se domine, avec une âpre +joie d’en souffrir: + +--Nicole, pour être certaine de n’avoir rien à regretter par votre +faute, si votre mari vient à vous, ne le repoussez pas sans +l’entendre... S’il vous écrit de nouveau... + +Et son regard se pose sur l’enveloppe fermée. + +--... lisez sa lettre... Ne la brûlez pas comme les autres... + +Elle a caché son visage dans ses mains. Entre les doigts, il voit +filtrer des larmes. Si bas, qu’à peine il l’entend, elle dit: + +--Je ne les ai pas brûlées... Elles sont demeurées telles qu’elles sont +arrivées, closes... + +--Eh bien... il faut les ouvrir... et les lire. Alors vous jugerez et, +je l’espère pour votre bonheur, vous pardonnerez... Tous, plus ou moins, +nous avons tellement besoin de pardon et d’indulgence... C’est insensé, +ce rêve de trouver la perfection dans les êtres que nous aimons +par-dessus tous les autres... Nous non plus, nous ne leur apportons pas +la perfection... + +Tandis qu’il parle, se jugeant sans merci, il revoit soudain la plage +d’Houlgate, déserte dans le jour mourant; il entend Guillemette dire, +comme lui aujourd’hui, qu’il faut savoir pardonner. + +Ah! maintenant, comme il l’a cherché, il est bien loin d’elle... Que +dirait-elle, si elle savait?... Elle ne pourrait plus lui reprocher +d’être «trop sage»... + +Mais ici, près de Nicole, il n’a pas le droit de penser à elle. Il se +lève et se rapproche de la jeune femme qui est immobile, ses deux mains +voilant toujours son visage. + +--Nicole, à moi aussi, il faut pardonner. Et puis, je vous en supplie, +et c’est mon adieu, pensez à ce que j’ai cru devoir vous conseiller... +parce que, de toute mon âme, je désire vous voir heureuse. + +Elle a un frisson; puis elle relève la tête et interroge: + +--Vraiment vous pensez que je dois l’écouter, _lui_? + +II incline la tête, un sceau sur les lèvres. + +--Alors... alors soyez très généreux... Attendez une seconde pour me +quitter... Cette lettre-là est de lui... Et si je ne l’ouvre pas devant +vous qui venez de plaider sa cause, le méchant esprit sera le plus +fort... et elle restera sans réponse comme les autres... + +--Faites comme vous souhaitez, Nicole. + +Quel supplice d’accepter ce qu’elle demande là... Tant mieux, c’est un +peu l’expiation purifiante. Il se détourne, va près de la fenêtre, et +regarde vers les flots caressants qui ne souffrent, ni ne pensent, ni ne +connaissent le mal, le devoir, la défaillance. Son oreille perçoit le +bruit sec du papier déchiré... L’enveloppe est ouverte. + +Que lit-elle? + +Ceci, qui pénètre au plus profond de son cœur: + +«Chère, plus que chère, où êtes-vous? Où m’avez-vous encore fui?... +Pourtant il faut que je vous trouve... Il faut que vous sachiez... que +vous m’entendiez enfin... Mon trésor perdu, j’ai péché contre vous quand +je vous ai permis de douter de moi... quand je ne vous ai pas murmuré, +en vous adorant, que vous étiez plus que ma vie même, ma seule raison +d’être!... Par un misérable orgueil, je n’ai pas voulu l’avouer... Et +j’ai, follement, usé mes forces à emprisonner mon amour qui criait vers +vous comme un damné, auquel le paradis est fermé! Nicole, j’étais fou, +quand je vous ai laissée partir alors que tout ce qui vit en moi vous +suppliait de rester; quand j’ai accepté votre décision de nous séparer; +quand j’ai laissé passer les mois, subissant le supplice de vous perdre +par ma faute... Et maintenant, mon orgueil est vaincu. Nicole, je t’aime +trop... Il faut que tu me laisses te reprendre, ô mon amour... +Écoute...» + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Derrière René qui attend impassible, s’élève la voix grave, dont le +timbre a une douceur ardente. + +--René, vous pouvez me laisser... Je lirai les autres lettres aussi... + +Il la regarde. Elle a dans les yeux une lumière, que jamais encore il +n’y a vue. Et une fibre douloureuse tressaille en lui. L’accent presque +dur, il dit: + +--C’est bien ainsi... Au revoir, Nicole. + +Elle est assise à la même place où elle était, quand il est entré, et +lui tend ses deux mains: + +--Au revoir, mon ami... Merci... Et je vous en supplie, s’il vous arrive +encore de penser à moi, que ce soit avec toute votre charité, sans +colère ni... ni trop de mépris... + +Il se courbe très bas, sur les doigts tremblants; mais ses lèvres ne les +touchent pas. Sans une parole, il sort. + + + + +XXI + + +Prétextant un brusque rappel pour son service, il a quitté +Saint-Jean-de-Luz sans revoir, non seulement Nicole, mais encore M. et +Mme d’Harbourg, cause innocente d’une scène qui comptera parmi les +souvenirs les plus pénibles de son existence. Il se meut avec les +impressions d’un homme arraché brutalement au rêve par une chute dont il +demeure tout meurtri. Ah! qu’elle est bien abattue, sa hautaine +assurance de sa force morale!... Si Nicole avait consenti, c’est lui qui +mettait l’Irréparable entre eux... + +A Bayonne, il trouve des lettres qui l’attendent depuis plusieurs jours. +L’une d’elles, timbrée d’Houlgate, vient de sa sœur. Sûrement il y est +parlé de Guillemette... + +Il l’écarte. Guillemette, c’est pour lui l’Éden volontairement perdu, +l’Éden auquel désormais, il s’interdit même de songer... Ainsi se ferme +l’entrée d’un sanctuaire à celui qui n’en est plus digne. Tel qu’il est, +discipliné de vieille date à la pratique du devoir strict, il ne se +pardonne pas ce qu’il a désiré, voulu, cherché... Le souvenir lui en est +intolérable comme le serait celui d’une déchéance... + +Il regarde distraitement les autres lettres. En gros caractères, +soulignés d’un trait dur, il en est une qui porte le mot «pressée». +L’attention de René s’éveille. L’écriture n’est-elle pas celle de son +beau-frère?... Pourquoi cette lettre?... Entre eux, la correspondance +est nulle d’ordinaire. Et une inquiétude monte en lui, si violente qu’au +seuil même du bureau de poste, il déchire le cachet et lit. + +«Mon cher René, je sais que je peux tout demander à ta fidèle affection; +que ton dévouement absolu est acquis à ta sœur, à ses enfants... Et +c’est pourquoi, en hâte, je viens te dire ceci, laissant de côté les +phrases inutiles: par les journaux, tu as sans doute appris le +formidable krach des mines de platine, amené par des spéculations +secrètes, et plus qu’audacieuses! du directeur général. Il est probable +qu’ayant des capitaux considérables engagés dans l’affaire, je suis plus +que tout autre atteint par la catastrophe, sous laquelle, selon mes +prévisions, je vais me trouver écrasé... Quoi qu’il en soit, ce serait +pour moi une sécurité, de te savoir, ces jours-ci, près de ta sœur pour +lui adoucir le choc que je crains d’avoir à lui porter d’un instant à +l’autre... Lui revenir vaincu pour la première fois de ma vie... Lui +annoncer une ruine, dont je ne puis mesurer encore l’étendue après avoir +désespérément lutté pour l’éviter... La voir privée de son luxe... +Guillemette sans dot. Notre nom livré aux commentaires, et quels +commentaires!... Toutes ces pensées me tenaillent le cerveau à me rendre +fou!... + +«Mon ami, depuis des semaines où je redoute ce qui arrive et fais... +l’impossible pour l’éviter, je vis dans une telle tension cérébrale, +qu’il faut m’absoudre d’être lâche devant le désastre, que rien de mes +efforts n’a pu conjurer. René, je te confie ta sœur, les enfants. Va +auprès d’eux bien vite. De cœur, merci... et pardonne-moi, quoi que tu +puisses avoir à me reprocher... + +«Ton vieux frère. + +«R. S.» + +Machinalement, tout en lisant, René a marché. Il est sur le pont de +l’Adour. Devant lui, le fleuve roule doucement, vers la mer, des eaux +laiteuses sous le ciel d’automne. Des voitures se croisent; les passants +circulent et le coudoient. Près de lui, sonne le rire d’une gamine qui +grignote un fruit. Il tressaille et se reprend à lire cette lettre qui +jette en lui une sensation de cauchemar. Est-ce vraiment son beau-frère, +l’impassible joueur, qui a écrit les lignes qu’il vient de lire? + +Que se passe-t-il? Qu’est-ce que ce krach?... René n’a pas ouvert un +journal depuis dix jours, tandis qu’en insensé, il s’enivrait de Nicole. + +Évidemment, il faut une situation très grave pour que Raymond Seyntis +s’abandonne ainsi dans une lettre qui dissimule... quoi? Elle ressemble +à un adieu. Une crainte s’incise dans l’esprit de René; et soudain, le +choc violent qu’il subit refait de lui l’homme résolu, d’énergie froide, +qui agit sans inutile retour sur lui-même. En quelques minutes, il est à +la gare, s’informant de l’heure du train le plus proche; il télégraphie +à son beau-frère pour annoncer son retour, et en attendant la minute où +il va pouvoir partir, interroge anxieux les derniers journaux parus. + +Là, il trouve les détails qu’il ignorait sur le krach Mariel qui se +chiffre par des millions et entraîne la débâcle de plusieurs grandes +banques dont les noms ne sont pas encore ouvertement prononcés. Aux +dernières nouvelles, une dépêche de Londres annonce le suicide de +Mariel. + +De Mariel seul... Une détente irraisonnée se fait un moment dans +l’inquiétude qui demeure abattue sur René depuis qu’il a lu la lettre de +son beau-frère. + +Détente fugitive. La crainte qu’il se refuse à préciser tenaille de +nouveau sa pensée pendant les heures interminables qui s’écoulent +jusqu’au moment où le train l’amène enfin à Paris dans la brume froide +d’une matinée d’octobre, où la voiture le dépose devant l’hôtel de la +rue Murillo. + +Toutes les persiennes ferment les fenêtres. Le somptueux logis a cet +aspect morne des demeures dont les hôtes sont absents. Les fleurs des +massifs s’écrasent sur la terre humide. Nonchalant, le concierge noie la +cour d’honneur sous le jet impétueux de la pompe qu’il dirige sur les +pavés. + +La sonnerie du timbre l’arrête et lui met au visage cette expression +mécontente des gens dérangés par un intrus. Mais l’expression disparaît +vite sous un air empressé, quand il reconnaît René qui demande, +instinctivement rassuré par le spectacle de cette scène familière: + +--Puis-je voir Monsieur? + +--Mais Monsieur est parti hier soir pour Houlgate. + +--Et il revient?... + +--Monsieur n’a rien dit. A la Banque, sans doute, ces messieurs savent. + +Que savent-ils?... René y passe pour être certain que son beau-frère est +absent, pour apprendre peut-être la confirmation ou l’inanité de ses +craintes. Là aussi, il lui est répondu que M. Seyntis est à Houlgate +sans avoir fixé le jour précis de son retour, d’ailleurs imminent. + +Toujours le même renseignement qui doit être un mot d’ordre; car, à la +Banque, René sent tout de suite une atmosphère de fièvre, de +préoccupations capitales. Les visages sont altérés, anxieux, troublés... + +Par discrétion, il se refuse à questionner. Donc aux _Passiflores_ +seulement, il saura. Et incapable de supporter davantage une attente qui +lui devient un supplice, il prend le premier express vers Houlgate. + +Le train est presque désert, non plus bondé comme en ce lumineux jour +d’été où il arrivait à Houlgate avec une âme si différente de celle que +lui ont donnée les deux derniers mois qu’il vient de traverser. + +Et aussi, c’est l’automne, les arbres roussis qui se dénudent; le +crépuscule brumeux sur le réseau noir des branches sans feuilles, la +mélancolie de ce qui finit. + +Ce qui finit... Est-ce le bonheur d’êtres qui lui sont chers?... dont il +ignore tout, en ce moment, par sa faute... + +Enfin, dans un instant, il va savoir! Houlgate est bien près. Les +petites stations fuient solitaires. Par delà les prairies, entre les +arbres, s’ouvre l’infini de la mer, couleur d’ardoise... Et puis, une +fois encore, le train s’arrête. + +Violemment, se dresse, dans la pensée de René, la vision de sa joyeuse +arrivée, en juillet, sa sœur souriante sur le quai; et, près d’elle, +restée très sage en arrière avec les enfants, la jeune créature qui +allait souverainement lui prendre le cœur. Ah! comme en cette minute où +il va la revoir--parce que la vie est plus forte que toutes ses +résolutions!--il a conscience d’avoir, en vain, tenté l’impossible pour +se détacher d’elle! La seule pensée que dans quelques instants il sera +près d’elle, emporte même l’anxiété qui l’enserre dans un étau depuis +tant d’heures. Il oublie tout--sauf ce qu’il a jeté entre elle et lui... +Et une colère gronde en lui contre sa faiblesse. + +Il écarte la portière, saute sur le quai... et s’arrête court. + +Guillemette est là, seule, toute fine dans cette vareuse de laine rouge +qu’elle portait ce dernier jour où ils étaient ensemble sur la plage, +dans un pareil crépuscule de brume... Guillemette avec son éclat de +fleur, un sourire de bienvenue dans l’ombre violette de ses yeux, alors +qu’elle vient vers lui, en qui tressaille une allégresse éperdue. Ah! +malgré tout ce qui les sépare, que c’est doux de la retrouver!... + +Mais il ne se trahit pas et dit seulement: + +--Je ne rêve pas?... Guillemette, c’est vous, bien vous?... Comment +êtes-vous ici? + +La bouche a cette expression qu’il a revue tant de fois depuis son +départ: + +--Je suis venue ici pour vous attendre, oncle René... Vous allez me dire +que c’est très incorrect... Je m’en aperçois maintenant, mais tant +pis!... Je suis bien sûre que vous ne me gronderez pas quand je vous +dirai tout à l’heure ce qui m’a amenée... + +Son inquiétude se ravive, comme une blessure sensible au moindre +attouchement. + +--Vous saviez que j’arrivais? + +--Je l’espérais, d’après ce que père avait dit... + +--Il est aux _Passiflores_? + +--Non; il y était hier soir; il y a passé la nuit, la matinée... Et +puis, il est reparti par l’express d’une heure, après m’avoir répété que +vous veniez... Alors en rentrant de faire un tour sur la +plage,--maintenant qu’Houlgate est désert, maman me laisse circuler +seule!--je me suis aventurée jusqu’à la gare, parce que... + +--Parce que? répète-t-il, s’appliquant à parler d’un accent très calme. + +--Parce que j’avais besoin de causer avec vous tout de suite... pour que +vous me tranquillisiez... + +--Vous êtes inquiète de quoi?... de qui?... De votre père? + +Le mot lui est échappé. Elle tressaille: + +--Pourquoi pensez-vous à lui tout d’abord? Il allait bien... Mais il +était tellement autre que je le vois d’ordinaire... + +--Plus fatigué peut-être? + +--Non... Non... Seulement nerveux, absorbé... Et ses yeux étaient si +tristes, si tendres... + +Elle s’arrête encore... Puis, avec un imperceptible tremblement dans la +voix, elle achève: + +--Il avait l’air de regretter si fort de partir que, ridiculement, je me +suis mise à le supplier de rester, en me blottissant dans ses bras comme +un bébé. Il m’a gardée une seconde; puis, presque violemment, il m’a +écartée de lui, disant que je lui laisse faire ce qu’il devait... Et il +est retourné dans son cabinet d’où il n’est sorti que juste au moment de +prendre le train... Oncle René, je ne sais pourquoi, je suis +horriblement tourmentée de lui!... + +D’un geste instinctif, elle se rapproche de René, dont elle appelle le +secours... Nicole a eu le même mouvement, là-bas... Il n’y songe pas... +L’enfant qui marche à son côté, dans l’ombre, est l’unique pensée de +tout son être. Nicole n’a été qu’une dangereuse passante en sa vie où +elle ne pouvait demeurer... Il dit très doucement: + +--Ma chérie, ne vous affolez pas ainsi sans avoir de raison. Est-ce que +votre mère est inquiète aussi? + +--Oh! je ne crois pas... Du moins, elle a tout à fait son air de chaque +jour... Cet après-midi même, elle était très gaie avec Mad et +Mademoiselle. Aussi je n’ai pas voulu l’agiter en lui parlant de mon +impression et je vous ai attendu... comme on attend le plus sûr des +amis! pour que vous vous informiez, que vous jugiez ce qu’il faut +faire... Je ne _peux_ pas rester dans cette incertitude!... C’est pour +vous le... crier tout de suite, que je suis venue à la gare parce que, +aux _Passiflores_, je n’aurais pas été bien libre de vous en parler... +Ah! mon oncle, maintenant que vous êtes là, j’ai moins peur... Vous +n’allez pas repartir tout de suite, n’est-ce pas? + +Ah! René sait bien maintenant que, s’il dépendait de lui, jamais plus il +ne s’éloignerait d’elle... Mais que vont faire les événements de ce rêve +merveilleux?... + + + + +XXII + + +Guillemette avait raison. Mme Seyntis n’est en rien préoccupée de son +mari qu’elle est, au contraire, heureuse d’avoir trouvé rempli de +tendresse pour elle, pendant les quelques heures qu’il vient de passer +aux _Passiflores_. Elle aspire simplement à le rejoindre, à peine +étonnée qu’il l’ait si vivement invitée à profiter des derniers beaux +jours à Houlgate; sans doute, parce qu’il sait à quel point elle jouit +d’une paisible vie de campagne, malgré son regret d’avoir André +pensionnaire à Paris, victime de la reprise des études. + +Elle est trop habituée à lui obéir pour discuter le désir qu’il lui a +exprimé à ce sujet; et ne lisant que peu ou point de journaux, ne voyant +personne à Houlgate désert, elle ignore le désastre financier qui menace +de l’atteindre et dont il ne lui a rien laissé soupçonner. + +René, hanté par les craintes qu’il lui faut cacher, passe ainsi une +étrange soirée, entre la quiétude souriante de sa sœur, joyeuse de le +revoir, insatiable de détails sur son voyage, et l’instinctive anxiété +qu’il devine toujours latente chez Guillemette, malgré le réconfort +qu’il sent lui apporter par sa présence. + +Ah! jamais, elle ne lui avait ainsi montré ce qu’il est devenu pour +elle, l’ami par excellence, celui qui inspire la sécurité, la foi +tendre, forte, apaisante. Et, silencieusement, il en éprouve un bonheur +intense,--douloureux aussi, parce qu’il sait avec quel regard, quel +recul de tout l’être, elle s’éloignerait de lui, si elle apprenait... +Elle ne comprendrait guère que s’il s’est livré à Nicole, c’est parce +qu’il l’aimait absurdement, pour mieux la fuir... Et elle aurait raison +de le juger... comme il se juge. + +Mais à cette heure du moins, elle ignore; et elle ne lui refuse point la +caresse de sa voix, de sa grâce, de sa jeunesse qui resplendit dans la +capricieuse mobilité du visage. + +Est-il possible que tout souvenir, toute inquiétude puissent ainsi +s’engourdir en lui, jusqu’à l’oubli, parce qu’elle est assise à quelques +pas de lui, sous la clarté de la lampe qui dore sa peau, les moires des +cheveux et rend plus profonde l’eau sombre des yeux où la pensée se +reflète en ombres et en lumières... + +Peu à peu, à mesure que les minutes coulent, si calmes, une sorte +d’apaisement se fait dans son esprit surmené par la crainte, par +l’acuité de sa vie intérieure depuis plusieurs semaines, par la dernière +crise qu’il vient de traverser. Il y a des instants où il en arrive à +croire que la lettre de son beau-frère n’était que l’œuvre de la fatigue +et de l’énervement. Le cauchemar s’éloigne, pareil à une trompeuse +menace de tempête... Et de même, le rêve troublant de ses quelques jours +près de Nicole, où il lui semble bizarre qu’il ait pu vraiment jouer un +rôle. + +L’atmosphère paisible de ce salon clair, à foison fleuri de +chrysanthèmes, agit sur lui à la manière d’un baume. Les lampes, sous +l’abat-jour d’or pâle, épandent doucement leur clarté. Une belle flambée +luit dans la cheminée. Parfois, l’aile du vent frôle les vitres, seul +bruit venu de la nuit sans lune, car les fenêtres closes ne laissent +plus entendre la plainte berceuse de la mer. + +Sa sœur est assise à la place même où, chaque soir, il l’a vue durant +l’été, penchée sur son métier où elle achève l’écran, minutieusement +brodé, qu’elle commençait quand il est arrivé, aux beaux jours de +juillet. + +Mademoiselle a toujours son air de vierge sage; et Mad étant couchée, +elle s’applique, selon sa coutume, à confectionner force vêtements pour +les pauvres de Mme Seyntis... + +Mais sa sœur, mais Mademoiselle lui sont des figures lointaines, jouant +un peu le rôle des figurantes... La seule créature proche de sa vie qui +tressaille au frôlement de la présence chère, c’est elle, Guillemette... + +Cependant, il lui parle à peine, dans la crainte instinctive de se +trahir. Avec Mademoiselle, avec sa sœur, il cause, stupéfait de pouvoir +montrer une telle liberté d’esprit, répondant aux questions sur la +reprise prochaine de son service, puisque son congé finit... Et par un +dédoublement de sa pensée dont, jadis, il se fût cru--et +justement!--incapable, il ne cesse pourtant d’observer Guillemette comme +s’il découvrait en elle un Inconnu... + +Est-ce l’obscur souci qui voile d’une sorte de gravité la ligne souple +des traits?... Elle ne lui semble plus avoir sa figure d’enfant... Elle +est vraiment la jeune fille en qui la femme déjà se révèle, mûre pour se +dévouer, pour souffrir, pour se donner toute dans l’amour... + +Jamais encore, elle ne lui était apparue ainsi... La connaissait-il +mal?... Ou ne savait-il pas la regarder, déchiffrer sur ce visage, dont +tous les traits lui étaient familiers, le mystérieux travail de l’être +qui se développe, se cisèle en profondeurs et en reliefs, entr’ouvre peu +à peu sa fleur pour s’épanouir au large souffle de la vie, ardemment +respiré? + +Ou bien a-t-elle changé pendant les semaines qu’ils ont été séparés? Il +a l’intuition que, délivrée des obligations mondaines, dans la solitude +d’Houlgate, elle a joui, jusqu’à l’ivresse, de la mélancolique et +fuyante splendeur de l’automne; que, passionnément, elle a vécu en +elle-même, puisque, près d’elle, personne n’attirait le don confiant de +sa pensée. + +Et parce qu’il la voit ainsi, tout à coup, comme en une révélation +éblouissante, il se trouve insensé d’avoir--et avec quelle +sincérité!--imaginé qu’elle n’était encore qu’une rieuse petite fille +dont il devait s’écarter, conscient du déclin de sa propre jeunesse. + +Maintenant,--trop tard, peut-être...--il comprend quels trésors elle lui +eût donnés, dans sa richesse de créature neuve qui fût venue à lui en sa +fraîcheur, sans prix, de corps, de pensée, d’âme... + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Au réveil, René ne retrouve plus rien de la fragile sécurité, recouvrée +un instant; et avec une sorte de fièvre qui s’exaspère à mesure que +l’heure approche, il attend l’arrivée du courrier; car l’incertitude est +un supplice pour un esprit absolu comme le sien... + +Et cependant, au moment où un coup de cloche annonce enfin le facteur, +il songe brusquement que cette incertitude même était encore un peu de +bonheur puisqu’elle permettait l’espoir. + +Mais c’est en vain qu’il a attendu. Il n’y a aucune lettre de Raymond +Seyntis, ni pour lui, ni pour sa sœur... Que signifie un tel silence, +alors que son beau-frère pressent sûrement combien il est avide de +nouvelles, après l’inquiétante lettre envoyée à Rayonne. + +Peut-être les journaux qui viennent de lui être remis lui apprendraient +la vérité... + +Mais il n’ose les ouvrir parce que Guillemette est là, près de lui, +appelée aussi par la venue du facteur, et murmure d’un accent de +déception anxieuse: + +--Comment, père n’a pas écrit?... Je le lui avais tant demandé! + +--Et il vous l’avait promis? + +--Il m’avait dit qu’il ferait son possible pour cela... + +Elle mord un peu sa lèvre, pour dompter une émotion qui ne veut pas +s’avouer. Et à ce léger signe, il devine à quel point, elle demeure +obscurément troublée de l’attitude de son père. Puisque lui-même ne sait +rien, que peut-être il redoute à tort un malheur, pourquoi ne pas lui +laisser encore la foi bienfaisante qu’elle s’alarme en vain?... Et après +elle, il répète: + +--Votre père vous avait dit qu’il ferait son possible... Eh bien, il +n’aura pu, voilà tout!... Il est arrivé tard, hier, à Paris... +Guillemette, quelle enfant impressionnable vous êtes devenue depuis que +nous sommes séparés!... + +Elle sourit un peu, inconsciemment apaisée par l’accent de badinage +qu’il a pu employer; et, sur sa bouche, reparaît l’expression malicieuse +et caressante: + +--Peut-être parce que je ne subissais plus l’influence de votre +sérénité, mon oncle... Mais maintenant que vous êtes de retour, je vais +redevenir très sage... Surtout si je retrouve bien en vous mon ami... +mon ami fidèle, que la séparation n’a pas rendu oublieux... + +Pourquoi parle-t-elle ainsi? Il l’enveloppe d’un regard rapide. + +Ils ont descendu les degrés du perron et marchent autour la pelouse où +l’herbe est rousse, sous les arbres revêtus de leur feuillage de +légende. Une senteur de terre mouillée, de chrysanthèmes, de mousse +humide, erre dans la brise froide qui souffle de la mer, emportant à +travers le ciel d’automne, sous le soleil, le vol lourd des nuées et les +flocons duvetés des fils de la Vierge, arrachés aux branches. + +Guillemette serre autour d’elle l’écharpe, d’un rose de corail, jetée +sur ses épaules, et qu’elle a relevée à demi sur ses cheveux pour les +protéger contre le vent... Mais une boucle vagabonde mousse obstinément +sur le front. + +Elle avance, contemplant, au loin, la course haletante des vagues; et, +sous les plis de son voile rose, une indéfinissable expression lui donne +un visage de jeune sphinx. Que pense-t-elle?... Quelque obscure +prescience l’aurait-elle avertie qu’il a voulu l’arracher de son +souvenir?... Et que cette trahison s’est accomplie vraiment quelques +jours, de par son libre consentement et la toute-puissance de Nicole. + +Oublieux?... oui, il l’a été... Et forcé de le taire, ne pouvant avouer, +afin qu’elle pardonne, il éprouve l’impression intolérable pour une âme +scrupuleuse et droite comme la sienne, de lui mentir, de voler son +estime et sa foi d’enfant... + +Alors, la seule parole absolument sincère qu’il puisse lui répondre, il +la lui dit: + +--Guillemette, votre ami vous revient, surtout, instruit par l’absence, +de toute la place que vous avez prise dans sa vie. + +Une imperceptible flambée avive, une seconde, l’éclat du jeune visage; +et les larges prunelles s’arrêtent sur lui, avec un regard qui semble +échappé de l’âme même. + +--Et cette découverte, vous avez pu la faire, mon oncle, malgré la +présence de Nicole? + +Il y a de l’incrédulité dans son accent. + +--... J’en suis très fière, savez-vous... J’aurais jugé, au contraire, +que, près d’elle, vous ne pensiez certes pas à une insignifiante petite +fille de mon espèce... C’est ce que je me suis piteusement dit tout de +suite, quand j’ai appris que vous l’aviez rencontrée... + +--Oui... par hasard, alors que je la croyais à Luchon... + +L’onde émouvante du souvenir frémit en lui. + +--Je sais... Une lettre de ma tante d’Harbourg à maman a raconté la +chose... Nicole est toujours aussi belle? + +--Très belle. + +--Comme elle était ici?... + +--Oui... + +Ah! que la vision est encore vivante en lui du visage qu’il a tenu, +pâli, entre ses mains; des yeux voilés par les paupières qui, sous les +cils, laissaient filtrer les larmes; des lèvres qu’il a follement +baisées... Et quelle reconnaissance il garde à Nicole, parce qu’elle n’a +pas permis que l’Ineffaçable s’accomplît entre eux!... + +La voix de Guillemette s’élève, avec l’accent de la réflexion bien plus +que de l’interrogation: + +--Alors, puisqu’elle est toujours la même, vous avez dû trouver +délicieux le séjour près d’elle... Vous êtes-vous promenés beaucoup +ensemble? + +--Nous avons fait plusieurs excursions. M. et Mme d’Harbourg désiraient +la distraire... + +--La distraire?... De quoi?... + +--Du chagrin de sa vie gâchée... + +--C’est vrai... Elle est malheureuse... + +Elle s’interrompt une seconde; puis reprend d’un ton singulier où il y a +une sorte d’ironie, et ses pieds écrasent rudement les feuilles que le +vent abat dans l’allée, sous le frôlement de sa robe: + +--Ce devait être là une bonne œuvre facile à accomplir! Nicole est une +charmante compagne de promenade, sachant se taire et parler à propos; +jamais lasse, et puis si jolie, que les passants envient l’heureux +mortel qui l’accompagne... + +--Guillemette, pourquoi me dites-vous cela comme un reproche?... + +Elle secoue la tête. + +--Un reproche?... Oh! certes non!... Je n’aurais, d’ailleurs, aucun +droit pour vous en faire!... Seulement... c’est vrai... parce que je +suis très égoïste, il me semble triste que vous m’ayez oubliée près +d’elle... Car il est impossible qu’il en ait été autrement!... + +--Impossible?... Pourquoi? fait-il, attentif à lire en elle, et +incapable de se permettre une dénégation menteuse. + +--Parce que, elle présente, tous les hommes ne voient plus qu’elle +seule... Je l’ai tant de fois constaté... Mais... mais je n’aurais pas +voulu que vous fussiez comme les autres, parce que, alors, vous ne me +semblez plus vous... Et puis... je vous l’ai déjà confessé, je crois... +oncle René, je suis une misérable petite créature, très jalouse de mes +amis, de ceux auxquels je tiens fort... Je ne les prête pas... Et s’ils +m’abandonnent, eh bien... ils ne comptent plus pour moi... Même quand je +devrais en souffrir! + +--C’est pour moi, Guillemette, que vous dites ces choses? + +Elle a un indéfinissable sourire: + +--Non, si vous ne méritez pas de les entendre!... Répondez-moi que je +suis injuste à votre égard et je vous croirai... oh! sans hésiter une +seconde! + +Il lit une question, passionnément jetée, dans les yeux qui se posent +sur les siens. Que se passe-t-il donc dans l’intimité de ce cœur si +clairvoyant, parce que c’est un vrai cœur de femme... Elle vient, avec +une enfantine franchise, qui semble écarter toute équivoque, de lui +avouer que, jalousement, elle garde ses amis... C’est pour cela, alors, +qu’elle s’émeut ainsi de sa rencontre avec Nicole dont elle connaît trop +bien le pouvoir?... + +Mais la réponse qu’elle lui demande, il ne pourrait la lui faire sans la +tromper... Et son intransigeante loyauté lui interdit de prononcer les +mots qu’elle attend... Alors, malgré la conscience qu’il l’éloigne par +le doute laissé en son esprit, il dit, sans pitié pour lui-même qui doit +porter la peine de sa faiblesse: + +--Guillemette, ce qu’il vous faut croire, c’est que vous êtes pour moi +ce que n’est aucune autre créature au monde... + +--Plus que n’est Nicole? + +Les mots ont certainement jailli de sa bouche, avant que sa volonté ait +pu les taire, car elle a, aussitôt, un geste instinctif, comme pour les +arrêter dans leur vol; et ses dents mordent sa lèvre si fort qu’une +goutte de sang apparaît. + +Avec une sincérité grave, lui livrant son regard, il dit après elle: + +--Plus que n’est Nicole... Le souvenir que je lui garde, parce qu’elle a +été le rêve de ma toute jeunesse...--j’ai compris que vous le +saviez...--ce souvenir n’a rien de commun... oh! non, rien!... avec le +sentiment que je vous offre, Guillemette. + +Comme le soir de son départ, cinq semaines plus tôt, il s’arrête, +n’osant plus poursuivre... Il entend les mots qui montent, palpitants, +de son cœur même... Le désir frémit en lui de l’attirer doucement sur sa +poitrine, ainsi qu’une enfant précieuse, fragile et adorée,--désir si +loin, oh! si loin,--de l’emportement qui, là-bas, un jour, l’a jeté vers +Nicole... + +Pourtant, il reste immobile... Dans la solitude de ce jardin où le seul +bruissement de la brise à travers les sapins vibre dans le silence, il +la sent trop bien confiée au respect qu’il a de sa jeunesse, à la +tendresse fervente, forte, infinie, qu’elle a éveillée au plus profond +de son âme et dont, maintenant, il ne peut plus renoncer à chercher +l’écho... + +Mais elle lui est encore si mystérieuse!... voilée par le secret de son +cœur qu’il ignore et que gardent bien les prunelles lumineuses qui ont +une beauté d’aurore, tandis qu’elle murmure, serrant autour d’elle, +étroitement, les plis roses de l’écharpe: + +--Tout est bien ainsi... Je vous remercie de ce que vous me donnez... + +Leurs âmes sont très proches, en cette minute dont la douceur est si +puissante qu’elle les isole dans un monde où tout ce qui n’est pas eux +leur devient étranger... + +Et ils ont le même sursaut d’êtres réveillés soudain, en entendant +tinter bruyamment la cloche de la grille. + +René se retourne. + +Par-dessus les massifs que sa haute taille domine, il aperçoit un +uniforme de la poste. + +Une dépêche que l’on apporte. + +Il en arrive, certes, souvent aux _Passiflores_. Et cependant, pas une +seconde, René ne doute que celle-là ne renferme la nouvelle qu’il +attend, qu’il redoute depuis la lettre lue à Bayonne. + +Un domestique apparaît dans l’allée. + +Instinctivement, René fait quelques pas en avant pour distancer +Guillemette... qu’il puisse apprendre avant elle!... + +--Une dépêche pour Monsieur. + +--Merci, donnez. + +Il la prend, déchire le cachet, si rudement que le papier lui-même en +est arraché, et il lit: + +«Accident arrivé à M. Seyntis. Prière de prévenir madame et venir tout +de suite.» + +La signature est celle du valet de chambre de Raymond Seyntis. + +René a une respiration profonde d’homme auquel l’air a manqué tout à +coup. Mais en même temps, il redevient froidement calme, ainsi qu’il +l’est toujours aux heures de lutte ou de danger, tant est puissante +alors la tension de son énergie. + +--Mon oncle, qu’y a-t-il?... Cette dépêche, c’est à propos de père... +n’est-ce pas? + +Guillemette l’a suivi. Elle est devant lui, l’interrogeant aussi de ses +yeux devenus immenses. + +Il la contemple avec tout ce qu’il a pour elle d’amour et d’impuissante +pitié,--car elle vient peut-être de vivre ses dernières minutes +d’insouciance heureuse... L’épreuve s’abat sur elle... A quoi bon la +tromper, retarder le moment où elle saura, puisqu’il _faut_ qu’elle +sache... qu’il ne peut rien pour écarter d’elle la douleur?... + +Elle a senti son hésitation devant les mots qu’il doit dire; elle a vu +l’altération du visage et répète avec une anxiété impérieuse: + +--Mon oncle, qu’y a-t-il?... Répondez-moi... + +--Votre père s’est trouvé souffrant... La fatigue, sans doute... Il +vaudrait mieux que votre mère soit auprès de lui. Je vais l’avertir afin +qu’elle puisse partir par le prochain train. + +Elle n’a pas une larme, pas une exclamation. Mais son visage paraît +soudain modelé dans la cire pâle; et ses lèvres, contractées, murmurent +seulement: + +--Mon Dieu!... mon Dieu!... + +Puis, ses yeux plongent désespérément dans ceux de René: + +--C’est bien la vérité que vous me dites là? mon oncle... Il n’y a rien +de plus dans cette dépêche?... Il est seulement... malade... Est-ce +grave? + +--Je vous jure, mon enfant chérie, que la dépêche n’en dit rien. Elle +est envoyée par Victor qui réclame la présence de votre mère... + +--Oh! annoncer cela à maman!... Comment allez-vous faire? mon oncle. + +D’instinct, tous deux lèvent la tête vers le balcon sur lequel s’ouvre +la chambre de Mme Seyntis. Et un choc les fait tressaillir... Elle y est +arrêtée, les observant avec une expression singulière... Pourtant, elle +n’a rien entendu de leurs paroles; ses traits ont leur calme sérénité +coutumière. + +Le teint reposé, dans l’élégance discrète de sa robe de maison, une +dentelle nimbant ses cheveux, elle incarne une vision de femme à qui la +vie est généreusement douce... + +--Quel conciliabule! René et Guillemette... Je vous ai appelés et vous +ne m’avez même pas entendue!... Vous avez des mines graves! Puis-je +savoir ce qui vous agite ainsi? + +Il n’y a pas un atome d’inquiétude en son accent. Tout au plus, un +soupçon de contrariété. Auprès de son frère, maintenant, Guillemette ne +lui paraît plus une gamine, ne pouvant voir en lui qu’un oncle. + +Les yeux de René et de Guillemette se rencontrent et la même angoisse y +palpite, l’angoisse de ce qu’il faut apprendre à cette créature qui n’a +jamais connu que le bonheur... Encore quelques minutes, et ce bonheur +sera devenu le passé... + +Puis René répond, d’une voix qu’il s’applique à faire très calme: + +--Marie, pourrais-je te parler tout de suite?... + + + + +XXIII + + +Quelques jours plus tard. + +C’est le soir; René est seul avec son beau-frère. Mme Seyntis, vaincue +par les émotions, les fatigues des journées qui viennent de passer, a +enfin consenti à aller reposer quelques heures. + +Invincible en sa foi dans toute assurance donnée par son mari, elle n’a +pas douté qu’il n’ait été victime d’un accident en maniant son pistolet +qu’il croyait déchargé. Absorbée par les soins à lui donner, elle n’a +reçu personne, ne s’est encore avisée d’aucun rapprochement, n’a entendu +aucune dangereuse rumeur sur une situation que tout Paris connaît +maintenant. Et son âme de chrétienne fervente exhale un perpétuel cri de +reconnaissance au Dieu qui l’a préservée d’un effroyable malheur. + +Dès qu’elle a quitté la chambre, la garde aussi s’éloigne, sur la +demande du blessé, désireux de l’unique présence de son beau-frère. Il +est d’ailleurs beaucoup plus calme depuis l’entretien qu’il a voulu +avoir avec le sous-directeur de la Banque, dans l’après-midi même, et +demeure immobile, selon l’ordonnance. Lourdement, la tête qui a tant +travaillé creuse l’oreiller; et les yeux, large ouverts dans le visage +décoloré, songent, arrêtant un regard inconscient sur le reflet clair +que la lampe allume, dans la pénombre de la pièce, aux barreaux de +cuivre du lit. + +Il a entendu, cependant, la porte se refermer derrière la garde. Alors, +il tourne à demi la tête vers son beau-frère, qui a pris place près de +lui. + +--René, nous sommes bien seuls? + +--Oui, tu veux me dire quelque chose? + +--Te demander quelque chose... Mais d’abord... est-ce que Marie ne sait +rien encore de... de... la situation? + +Les mots semblent lui être affreusement difficiles à articuler... + +--Non... je ne crois pas... Elle n’a pensé qu’à toi, à toi seul, depuis +la nouvelle, arrivée à Houlgate... + +--Il faut pourtant qu’elle apprenne... + +Et une souffrance crispe ses traits. + +--... Je ne me sens pas assez fort pour lui révéler... la vérité... Une +pareille explication risquerait de retarder le moment où je vais pouvoir +revenir à mon poste... Quand on se donne, en mon cas, le ridicule de se +manquer, il ne reste plus qu’à guérir très vite!... René, viens-moi en +aide... Veux-tu me rendre l’immense service de parler à Marie?... Mais +s’il est possible,--et c’est possible, je crois, elle est si +confiante!--ne lui laisse pas soupçonner que mon accident n’en est pas +un... tout à fait... + +René incline la tête; et dans sa réponse, il y a surtout la volonté +d’apaiser une angoisse dans laquelle il devine la violence. + +--Sois sans inquiétude... Je lui cacherai ce qu’il vaut mieux, en effet, +qu’elle ignore... + +--Mon pauvre René, quelle mission je te donne là!... Mais tu es le seul +à pouvoir la remplir... Je te l’avais confiée déjà il y a quelques jours +dans une lettre que je te prie de prendre... là... dans le tiroir fermé +de mon bureau... puisque je suis encore du nombre des vivants... Lis-la, +si tu le préfères... Et puis, brûle-la, afin qu’elle ne tombe dans +aucune main indiscrète, car elle détruirait la légende de mon +«accident»... Je te disais pourquoi il était inévitable... J’espère que +tu l’aurais compris et m’aurais pardonné de ne pouvoir supporter une +ruine dont je n’étais pas responsable... et surtout ses conséquences que +je craignais déshonorantes... + +--Et que Marie et tes enfants auraient été seuls à supporter!... O +Raymond, comme dit ton médecin, c’est une grâce miraculeuse que tu +n’aies pas réussi... ce que tu as tenté... + +Les mots lui sont venus trop vite. Et il se les reproche aussitôt, car +le visage du blessé s’altère encore. + +--Tu as raison, c’était lâche!... Mon excuse, c’est que j’étais à bout +de forces... Dans cette lutte écrasante, j’avais épuisé toute ma somme +d’énergie... Et je te jure qu’elle était considérable, pourtant... Le +désastre accompli, mes nerfs se sont brisés; et je n’ai plus eu qu’un +besoin aveugle... animal... de ne plus lutter, de ne plus penser, de ne +plus souffrir, de disparaître comme faisaient autrefois les vaincus... +comme ils font encore aujourd’hui!... Mariel ne s’est pas manqué, lui... + +--Pauvre, pauvre malheureux!... Ah! Raymond, ne l’envie pas... Plains-le +plutôt... + +A voix basse, Raymond Seyntis répète: + +--Oui, pauvre malheureux!... Sais-tu ce qui m’empêche, maintenant, de +maudire cet homme qui, en me trompant, m’a fait tant de mal, eh bien! +c’est la conscience des derniers moments qu’il a vécu jusqu’à la minute +où il a fait jouer son pistolet et s’est enfoncé... je ne sais où... +peut-être, après tout, dans le repos!... Mon ami, je viens de passer par +là... Et je te jure qu’il n’y a pas d’expiation plus rude... Ah! si le +Dieu auquel vous croyez, ta sœur et toi, existe vraiment, il doit tenir +compte de leur agonie volontaire, aux pauvres diables jetés dans la vie +pour y connaître des tourments tels, que la mort leur apparaît la +délivrance! + +Combien ces paroles sont étranges sur les lèvres sceptiques de Raymond +Seyntis, pour qui ne semblaient guère exister les problèmes de +l’au-delà... Mais il vient d’en frôler le mystère, de si près que son +âme a pu connaître le frisson du vertige devant le suprême Inconnu,--ce +frisson qui ne s’oublie pas... + +La pensée croyante de René Carrère ne s’étonne pas d’un tel drame... Et +parce qu’il en sait les affres, il voit l’absolue nécessité d’en +distraire l’esprit du blessé, auquel tant de calme est commandé. Avec +une autorité affectueuse, enveloppant de sa ferme étreinte la main +allongée sur le drap, il répond: + +--Raymond, ce n’est pas l’instant de remuer ces graves questions... Nous +le ferons plus tard... quand tu le voudras... Ne parle pas ainsi, la +fièvre reviendrait. Et tu l’as dit toi-même, tu dois guérir vite... + +Mais le malade esquisse un geste de dénégation. + +--Je risque moins le retour de la fièvre à penser tout haut devant toi +qui peux me comprendre, qu’à ressasser mes réflexions. C’est +écrasant,... surtout à certaines heures!... d’être ainsi seul avec +soi-même... Tant que j’aurai la force de me souvenir, je me rappellerai +les moments que j’ai passés, devant ce bureau, avant la minute que +j’avais fixée pour disparaître... Ah! il est facile de trouver que c’est +une lâcheté d’abandonner la lutte! mais j’ai constaté, moi, qu’il +fallait un rude courage pour accomplir cette prétendue lâcheté!... La +vie nous tient si fortement! Et qu’il faut déchirer de liens! + +Il s’arrête un peu... René n’essaie plus de lui imposer le silence; il +voit que pour lui, si fermé aux confidences, c’est un apaisement, dans +sa faiblesse inaccoutumée, de se confier à une sympathie dont la sûreté +lui est un viatique. Et il écoute, le cœur battant à larges coups, +l’évocation de la nuit tragique. + +Le blessé reprend de la même voix lente et basse, coupée d’arrêts, comme +il parlerait en rêve, ou observant un spectacle lointain. + +--Il pleuvait bien fort, ce soir-là... J’entendais l’averse battre mes +vitres... de même que je l’ai entendue, cet été, aux _Passiflores_, +pendant mes nuits blanches... Ainsi, le silence était moins lourd... ce +silence de la maison déserte qui me semblait déjà celui d’une tombe. +J’en étais à trouver bon le roulement, bien rare! des voitures, car +c’était de la vie autour de moi... Heureusement, j’avais tant à écrire, +tant de dispositions définitives à prendre, que je n’avais guère le +loisir de réfléchir... bien en vain!... ni de m’attarder à considérer, +sur mon bureau, l’image de mes «petits», le portrait de Marie... celui +où elle est en robe de bal, avec un air de sérénité heureuse qui me +semblait, alors, atroce à contempler... Mais, j’étais surtout hanté par +une autre vision d’elle, toute jeune, aux premiers temps de... de notre +bonheur... A quoi n’ai-je pas songé pendant cette dernière heure!... + +Il se tait. Son visage, spirituellement ironique, a une sorte de majesté +grave, car l’écho frémit encore en lui des souvenirs dont le torrent a +jailli, alors que la volonté, enfin, ne leur imposait plus silence... +Souvenirs de l’enfance joyeuse, de l’ardente jeunesse, et de la vie +d’homme avec ses efforts, ses folies, ses ivresses, ses défaillances, +ses troubles, ses luttes... Souvenirs lointains ou proches, ressuscitant +une image pâlie, la caresse d’une voix, d’un parfum... Souvenirs +imprimés dans son cerveau, dans son âme, dans sa chair, devenus le tissu +même de son être... + +L’étreinte de René se fait plus étroite encore, pour que cet homme sente +qu’il n’est plus seul à porter le poids de son épreuve. + +Dans sa vie de soldat, René, lui aussi, a vu la mort de tout près... +Mais c’était dans la fièvre, la fougue de l’action, la griserie du +danger audacieusement bravé, non pas l’horreur calme et glacée de la +solitude; et il pense que, jamais plus, il ne pourra juger faible, celui +qui disparaît ainsi... + +Le blessé continue à se rappeler, de sa voix de rêve, tout bas, isolé en +lui-même: + +--J’avais mis ma montre devant moi, près de l’arme... Et je m’étais dit +que je la prendrais quand il serait cinq heures... Que les minutes sont +brèves en de pareilles nuits!... Quand j’ai eu fini... tout ce que je +devais faire, j’ai vu que le moment était à peu près venu... J’ai été un +instant à la fenêtre... Il pleuvait toujours, mais le ciel devenait +pâle... Ma tête me faisait atrocement mal... Je lui avais imposé de tels +efforts!... La pendule a sonné... C’était l’heure... Alors, sans me +permettre de réfléchir, j’ai pris le pistolet. + +Il s’arrête... Nulle pensée ne saura jamais en quel abîme d’angoisse, il +sombrait en cette seconde où pourtant sa résolution n’a pas chancelé... +Ni le cri de désespoir fou jeté par son cœur au souvenir des bonheurs +finis... Ni la révolte éperdue de l’être devant la destruction proche... +Ni l’indicible épouvante de l’âme, nettement consciente qu’elle s’en +allait vers un Inconnu où elle ne pouvait être _sûre_ de trouver le +néant... + +Tout cela, c’est l’inoubliable secret que ses lèvres ne diront jamais... + +Et un silence pèse sur les deux hommes qui voient, en cet instant, la +même sombre image... Mais René reprend vite la notion de la réalité; et +comprenant la dangereuse influence que toute émotion de cette sorte peut +avoir sur l’état du blessé, il intervient doucement, avec son accent de +décision virile: + +--Maintenant, Raymond, il ne faut plus penser à ce cauchemar fini... +grâce à Dieu! et regarder seulement en avant, car tu as charge d’âmes... + +Péniblement, Raymond Seyntis articule, faisant effort pour échapper à la +hantise des lugubres visions: + +--Oh! sois tranquille, je ne l’oublierai plus... D’ailleurs, quand on +revient... d’où je reviens, c’est avec l’amour de la vie, si dure +qu’elle soit... Dès que je vais en être capable, je recommencerai à +monter la côte... + +--Raymond, mon cher grand frère, ai-je besoin de te le dire,--car tu le +sais, n’est-ce pas?...--que tout ce que j’ai est à toi, si la fortune +dont tu n’as jamais voulu le dépôt peut t’aider en quelque chose. + +--Oui, je sais tout ce que je pourrais te demander... + +Et il y a la même simplicité dans la réponse que dans l’offre. Ces deux +hommes, si différents soient-ils, sont certains de pouvoir compter l’un +sur l’autre. + +--Je sais... Et je te remercie... avec toute mon affection... Mais ce +serait un inutile sacrifice, de l’argent perdu encore dans le gouffre, +sans profit réel pour personne... Je suis ruiné... Heureusement, depuis +tantôt, j’espère que l’honneur sera sauf! + +Et il respire profondément, comme si un fardeau avait été soulevé de sa +poitrine. + +--Je crois que la crainte d’être forcé de me montrer mauvais joueur +avait achevé la déroute de mes nerfs... Le plus cruel, maintenant, c’est +de voir Marie privée de luxe, Guillemette sans dot... Les petits, André +et Mad, sont jeunes... J’ai le temps de refaire leur avenir... Mais pour +elle, il est trop tard!... Pour elle, ma précieuse petite fille, à qui +je dois peut-être de me trouver encore parmi les vivants... + +--Pourquoi?... + +Une étrange clarté passe dans les yeux de Raymond Seyntis. + +--Pourquoi?... Parce qu’au moment où j’approchais l’arme, j’ai eu le +ressouvenir de l’instant, à Houlgate, où elle me suppliait de rester... +comme si elle soupçonnait la vérité, ma petite bien-aimée... où elle se +blottissait contre moi, ses chers yeux si pleins de tendresse... Ma main +a dû trembler... et la balle a dévié. Quand, l’autre soir, elle est +entrée dans ma chambre, avec ce même regard, je me suis rappelé cela... +Et aussitôt, hélas! il m’a fallu penser que cette enfant m’avait fait +vivre pour je connaisse l’épreuve de voir son avenir de femme perdu par +ma faute... + +--Perdu?... En quoi serait-il perdu?... + +--René, tu le sais aussi bien que moi, qui, dans notre monde... dans +celui, du moins, qui était le nôtre, hier... voudrait jamais épouser une +fille dont le père est ruiné?... + +Le sceau qui fermait les lèvres de René se brise sous un impérieux élan +qui emporte tous les scrupules de sa rigoureuse délicatesse... + +--Raymond, si elle y consent, donne-la-moi. + +Raymond Seyntis contemple son beau-frère avec une sorte de stupeur et +répète, redressant un peu sa tête fatiguée: + +--Que je te donne Guillemette?... Tu voudrais épouser Guillemette, +toi?... Mon pauvre cher ami, la générosité a des bornes!... + +René l’arrête d’un geste: + +--Ah! je te jure bien qu’il n’y a pas de générosité dans ma demande... +mais seulement l’égoïste désir d’obtenir ma part de bonheur!... Depuis +bien des jours déjà, je rêve de te l’avouer... Ce qui m’arrêtait, c’est +la conviction qu’elle ne voyait en moi qu’un «oncle»... Et j’attendais +mon heure, craignant de la perdre si je parlais trop tôt... Permets-moi +d’essayer de la conquérir... Mais ne lui en dis rien... Pour que nous +puissions être heureux, il faut qu’elle vienne à moi librement, avec le +même cœur que je lui offre... Si elle désire pour sa jeunesse un autre +amour... ah! je ne m’en étonnerai pas!... Alors, je m’effacerai, car son +bonheur m’est cher... par-dessus tout... + +--Oui... Tu l’aimes, ma Guillemette, comme il est bon d’aimer!... +murmure Seyntis, dût-on même en souffrir... + +--Raymond, laisse-moi espérer que je n’en souffrirai pas par elle... Au +contraire, qu’un jour viendra où elle m’apportera cette joie, que je +n’ose encore croire possible, de devenir ma femme... Jusque-là, ne dis +rien... Pas même encore à Marie. Garde mon secret comme je garderai le +tien... C’est promis?... + +Une expression d’apaisement, de repos, détend les traits contractés du +blessé. + +--C’est promis!... Ah! mon bien cher ami, s’il dépend de moi, avec +quelle reconnaissance je te confierai mon trésor! + +Et sa main cherche celle de René. + + + + +XXIV + + +Le ciel est ouaté d’une brume rousse à travers laquelle transparaît à +peine le disque pâle du soleil d’hiver. + +Une bise glacée soulève la poussière et précipite la marche des passants +qui circulent, pressés, dans la fièvre du 31 décembre. + +René vient de descendre de cheval, au retour d’une longue course +matinale; et tandis que l’ordonnance s’éloigne, emmenant l’animal, il +regarde sa montre. Elle marque onze heures moins le quart. Et il pense: + +--A condition de rester en tenue, j’ai le temps d’aller embrasser Marie +avant le déjeuner. Son installation rue Chateaubriand doit être assez +avancée maintenant pour qu’il me soit permis d’entrer... + +C’est Guillemette qui lui a demandé de ne pas venir dans leur nouveau +logis, au milieu du désordre des premiers jours. + +--Vous auriez une mauvaise impression sur notre gîte... Et j’ai +l’ambition que vous l’aimiez... si humble qu’il soit!... + +Elle parlait d’un ton de badinage; mais il y avait dans ses yeux tant de +tristesse vaillante qu’il a aussitôt promis ce qu’elle souhaitait. + +D’ailleurs, que pourrait-il lui refuser? + +Depuis une semaine, les Seyntis ont quitté l’hôtel somptueux qui, tant +d’années, a été pour eux la demeure familiale. Oui, l’honneur est sauf, +ainsi que l’avait espéré Raymond Seyntis; mais à quel prix!... + +Ce qui serait, certes, pour beaucoup, encore une agréable médiocrité, +c’est presque la pauvreté pour des êtres habitués à un luxe discret, +mais magnifique. Les merveilleuses collections, les tapisseries +célèbres, les meubles, les bibelots précieux ont été vendus ou vont +l’être, comme l’hôtel de la rue Murillo, les _Passiflores_ que René +essaie de racheter. Ainsi déjà il a fait, autant qu’il lui a été +possible, pour certains objets auxquels tenaient particulièrement sa +sœur, son beau-frère. + +Mais combien cela est peu, et qu’il lui est dur d’assister, passif, à un +tel effondrement; de se heurter aux refus absolus de son beau-frère +quand il le supplie d’accepter, pour éviter un pareil dépouillement, +tout au moins, le prêt de capitaux pris dans sa propre fortune. Ce qu’il +peut seulement, c’est apporter l’aide de son énergie, de sa mâle et +dévouée affection, de sa forte conception du devoir à exécuter toujours, +si rude soit-il. + +Le _Tout-Paris_ a déclaré les Seyntis «très chics» dans leur façon de +porter un désastre immérité; et, favorablement impressionné, pour être à +la hauteur, ne s’est point empressé de faire le vide autour d’eux. + +Certains financiers,--très habiles,--et d’autres encore que le krach +n’atteignait point, ont jugé bien excessive, et un peu naïve chez un +homme d’affaires, la hautaine loyauté de Raymond Seyntis, se +dépouillant, pour remplir, dans la mesure du possible, de formidables +engagements dont il n’avait pas l’indéniable responsabilité. + +Mais la foule du public a, vertueusement, admiré et honoré, d’une égale +estime, et Raymond Seyntis et sa femme, si vaillante à supporter cette +catastrophe imprévue. Seuls, les humbles, les fervents chrétiens qui +fréquentent les messes matinales, pourraient dire que de larmes Mme +Seyntis a versées en silence dans l’asile des chapelles; quels efforts +de son âme très pieuse il lui faut, pour accepter l’épreuve qui brise +l’avenir de ses enfants, bouleverse à jamais sa propre vie; et surtout, +par-dessus tout, pour se résigner aux sacrifices quotidiens qui +s’imposent à elle et la meurtrissent plus encore peut-être que ne l’a +fait la première révélation de la ruine. + +Parce que René comprend trop bien ce qu’a dû être pour elle son entrée +dans une demeure étrangère, en ces derniers jours d’une année si +tragiquement terminée, il a hâte de la retrouver, de lui apporter le +réconfort de son affection. + +Obscure aussi, une joie palpite en lui, à la pensée que Guillemette, +sans doute, sera là... Ah! le temps est bien fini, où il eût nié, avec +quelque dédain, la possibilité d’éprouver cette exquise et douloureuse +fièvre de l’attente qui brûle le cœur,--pareille à une soif,--quand +chaque minute écoulée rapproche de l’être cher par excellence... + +Son pas vif a bientôt franchi le court chemin qui l’amène chez sa sœur. +Elle a voulu garder son même quartier. Mais au lieu de l’horizon vert du +parc, c’est la perspective monotone des maisons qui s’allongent dans la +rue calme, autant qu’une rue de province. + +--Madame est-elle chez elle? demande-t-il à la femme de chambre qui a +répondu à son coup de sonnette. + +--Non, Madame est sortie avec Monsieur. Mais Mademoiselle est ici. + +--Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir? + +--Je vais m’informer. Si Monsieur veut entrer. + +La femme de chambre entr’ouvre, devant lui, la porte du salon. Mais il +s’arrête aussitôt sur le seuil. Guillemette elle-même est là, debout +devant la cheminée, arrangeant des fleurs; si absorbée, qu’à peine elle +tourne un peu la tête, au bruit de la porte. + +A la vue de René, une lumière éclaire tout son visage. + +--Oh! mon oncle! + +Et elle avance vers lui, les mains tendues: + +--... Quelle bonne idée d’être venu ce matin!... Et vous êtes en +tenue?... C’est complet... J’aime beaucoup, savez-vous, à vous voir en +soldat! + +--Je ne vous connaissais pas si ardente patriote, Guillemette, fait-il, +baisant les mains fines, d’un geste qui pourrait sembler de pure +courtoisie. + +Elle a un léger rire et riposte, avec un éclair de sa drôlerie d’antan: + +--Ce n’est pas par patriotisme... C’est parce que je trouve que ça vous +va bien! + +Et elle a raison. L’uniforme est seyant à la tête énergique, à la haute +et ferme silhouette dont il accuse l’allure fière... + +--Guillemette, vous me comblez! réplique René, heureux de la voir +presque gaie. Si rudement qu’elle ait été touchée, ses dix-huit ans +n’ont pu cesser de fleurir en elle... + +--Je ne vous comblerai jamais assez pour tout ce que vous méritez, mon +oncle, dit-elle, d’un indéfinissable ton où il y a un badinage voulu +avec une étrange profondeur d’accent. Mais... j’y pense... Vous ne venez +pas dire, n’est-ce pas, que vous ne dînerez pas avec nous, ce soir, et +nous laisserez terminer seuls ce lugubre 31 décembre! + +--Non, certes, non, je ne viens rien vous dire de semblable... Je serais +bien trop privé de ne pas finir l’année avec vous! + +--Privé!... C’est si triste, ici, que nous sommes bien égoïstes de vous +y retenir autant! Enfin, vous pouvez vous dire que ce soir, en étant des +nôtres, vous accomplirez une bonne action... Cela fera du bien à maman +de vous avoir, à père aussi... + +--Et pour vous, Guillemette, je ne puis rien? + +--A moi, vous avez donné la dangereuse habitude de trouver toujours +qu’il manque quelqu’un où vous n’êtes pas... + +Un frémissement a passé dans sa voix. Mais elle ne lui permet pas d’y +prendre garde et change aussitôt de ton. + +Depuis que l’épreuve l’a frappée, elle demeure repliée sur elle-même, +sans plus rien trahir de ce qui l’émeut, même avec lui, auquel, +cependant, elle n’a jamais laissé voir plus d’affection. + +Mais il est bien rare maintenant qu’elle se montre auprès de lui +l’enfant, spontanée dans ses confidences, qu’il a connue tout l’été. Il +semble que le choc brutal qui l’a atteinte l’ait soudain mûrie, ait +développé en elle une mystérieuse force de résistance, une énergie +généreuse pour pratiquer l’oubli de sa propre détresse; et il y a une +sorte de dignité fière, singulièrement émouvante dans le silence qu’elle +garde sur tout ce dont elle doit souffrir, de façon inévitable. + +Ainsi, elle est un vivant exemple pour Mad et André, assez mal résignés, +et stupéfaits de la simplicité et du calme qu’elle apporte à se prêter +aux renoncements nécessaires... + +Avec une grâce caressante, elle a poursuivi: + +--Mon oncle, vous devez me trouver une bien malhonnête personne!... Je +ne vous remercie pas des admirables fleurs dont vous nous avez comblées, +maman et moi... Vous voyez, quand vous êtes arrivé, j’étais en train de +parfumer, grâce à vous, notre nouveau petit _home_, pour que maman te +trouve plus accueillant quand elle va rentrer... Car je m’aperçois +qu’elle a, plus encore que moi, l’impression que nous sommes enfermés +dans une boîte minuscule, où il nous faut naturellement quelques jours +pour nous acclimater. + +C’est vrai que cette pièce, de dimensions moyennes, paraît bien exiguë, +comparée aux vastes salons, aux galeries de l’hôtel Seyntis... Pourtant, +revêtue de peintures pâles, ouvrant sur un balcon, elle a un aspect de +souriante élégance, grâce au goût qui a disposé les tentures, groupé les +meubles--ceux du petit salon favori de Mme Seyntis,--dispersé les rares +bibelots distraits du naufrage, parmi de menues plantes vertes +fragilement découpées, sous la radieuse floraison des œillets, des roses +pourpres et nacrées, des blancs lilas, des mimosas dont les petites +têtes, odorantes et duvetées, jettent, dans la lumière, un éclair d’or. + +Et très sincère, René peut répondre: + +--Chérie, ne calomniez pas votre salon... Il est charmant et a déjà un +air d’intimité qui paraît presque invraisemblable, étant donné que vous +êtes à peine arrivés... + +Le jeune visage prend une expression d’intense plaisir qui ressuscite la +Guillemette de jadis. + +--Vraiment, vous ne dites pas cela... par générosité?... Non?... Eh +bien, alors, je suis ravie! Car cet arrangement est mon œuvre... Ne me +trouvez pas trop orgueilleuse de vous l’avouer, après avoir reçu vos +compliments!... Cette pauvre maman avait l’air si écrasée de tout ce +qu’elle avait à organiser que je l’ai suppliée de me laisser le soin du +salon... Je crois qu’elle avait une médiocre confiance dans mes +talents... Aussi je me suis appliquée... ferme... Car jamais je ne +m’étais vue à la tête d’une pareille responsabilité!... + +Elle parle gaiement. Mais René la connaît trop bien maintenant pour ne +pas discerner ce qu’il y a de courage dans cette animation souriante; et +jamais plus, peut-être, il n’a éprouvé pour elle de tendresse, d’estime, +de respect... Comme si elle en avait la confuse intuition, une lueur +rose avive tout à coup sa fraîcheur; et, une seconde, une impression +douce infiniment allège son fardeau. + +Avec son sourire des meilleurs jours, elle continue: + +--Oncle, vous n’êtes pas trop pressé?... Vous pouvez attendre maman qui +est à un rendez-vous chez le notaire, avec père?... Eh bien, puisque mon +salon vous plaît, faites-moi une petite visite, à moi... Et causons!... +Là, devant le feu, nous serons très bien!... + +Elle s’assoit sur une chaise basse. Mais lui, reste debout devant elle, +adossé à la cheminée. + +Elle a dit: «Causons!» Et pourtant, ni lui ni elle ne parlent... Ils +pensent à tant de choses!... Le regard distrait, elle contemple la chair +odorante des œillets dressés dans une aiguière de cristal. Mais lui ne +voit que la tête charmante, les yeux qui songent et qu’il voudrait clore +sous ses lèvres, la forme svelte qu’il rêve de blottir sur sa poitrine +dans un geste enveloppant d’amour et de protection. + +Et, doucement, après elle, il répète: + +--Nous sommes bien ici, vous avez raison... Et grâce à vous, chérie... +Vous êtes une brave petite femme! Guillemette. + +Elle tressaille et secoue la tête: + +--Tant mieux si j’en ai l’air... Mais vous me croyez meilleure que je ne +suis, mon oncle... Je devrais penser que père nous ayant été laissé, +tout le reste n’est rien... + +Elle s’arrête un peu; et, à l’expression du visage, René comprend +qu’elle a deviné la vérité... + +--Et cependant, quand je regarde tout au fond de mon cœur, je m’aperçois +qu’à la surface seulement je suis courageuse. + +--C’est déjà beaucoup!... Guillemette, vous êtes trop exigeante pour +vous-même. + +--Croyez-vous?... Moi, pas... Je suis honteuse d’arriver--si mal!--à +m’estimer satisfaite, parce que je ne me vois pas, comme Mademoiselle, +contrainte d’aller surveiller des petites filles aux Champs-Élysées, ou +remplir quelque besogne aussi séduisante, sous peine de mourir de +faim... Car j’ai cru, à la première heure, que c’était là le sort qui +m’attendait... Mon oncle, ne vous moquez pas de moi!... On m’a dit que +j’étais devenue pauvre... Et je ne savais pas, au juste, ce que c’était +d’être pauvre... Maintenant, je sais et... + +--Et?... insiste-t-il. + +Elle regarde droit devant elle, dans les flammes qui jaillissent d’une +bûche écroulée. + +--Et... je trouve cela très désagréable!... Non, je ne suis pas +courageuse... Il me paraît dur de ne plus pouvoir acheter tout ce qui me +plaît... de n’avoir plus ni chevaux ni voitures... moi, qui pourtant +aimais par-dessus tout aller à pied!... Je ne me connaissais pas à ce +point capricieuse!... Cela m’a déchiré le cœur de quitter l’hôtel, mes +chers arbres du parc Monceau... de voir disparaître les tapisseries, les +tableaux que j’avais tant regardés depuis ma plus petite enfance, qu’ils +me semblaient avoir pris quelque chose de moi-même!... être devenus des +amis qui m’entouraient, m’isolaient des indifférents, me faisaient une +façon de petit univers où il devait être impossible au malheur +d’entrer!... Et voici que l’hôtel va être vendu... Et puis, ce sera le +tour des _Passiflores_... C’est horrible de voir tout cela tomber dans +le passé... Il y a des moments où j’ai l’impression de posséder +maintenant une très vieille âme... A ce point, que je suis tentée de +courir me regarder dans la glace pour m’assurer que mes cheveux ne sont +pas devenus blancs!... + +Elle semble encore plaisanter. Mais aux battements des cils, René devine +les paupières lourdes des larmes qu’elle ne veut pas laisser couler. Il +attire la main qui tourmente l’étoffe de la robe d’un geste inconscient +et l’enserre dans les siennes. + +Elle n’a aucun mouvement pour se dérober et lève vers lui des prunelles +larges d’angoisse: + +--Oh! mon oncle, est-ce que je pourrai jamais oublier comme le malheur +vient vite!... J’ai peur de la vie, maintenant... + +--Il ne faut pas... parce que le bonheur aussi vient vite et les mauvais +jours passent, vous le savez bien... Pour vous aider à les traverser, +vous devez me permettre, Guillemette, de vous gâter beaucoup... + +Un faible sourire effleure les lèvres, tout plein d’une douceur tendre: + +--Me gâter!... Je me demande comment vous pourriez le faire plus que +vous ne le faites!... Quel ami vous avez été depuis... depuis l’affreux +matin où nous avons appris, là-bas, dans le jardin des _Passiflores_... +Je ne vous en ai jamais remercié, parce que, pour conserver mon +apparente bravoure, il me fallait fuir tout ce qui pouvait +m’attendrir... Aujourd’hui, je suis moins nerveuse... et je ne veux pas +que vous me supposiez ingrate ou insouciante, aveugle à votre bonté... + +Il se penche un peu vers elle: + +--Alors vous croyez que c’est ma «bonté», pour parler votre langage, qui +me fait considérer comme mienne l’épreuve dont vous souffrez et me donne +soif de tenter l’impossible pour vous l’alléger..., qui me rendrait +capable, pour cela, de sacrifier n’importe quoi... n’importe qui!... + +--C’est aussi parce que vous avez une grande affection pour moi!..., +fait-elle, la voix assourdie tout à coup, et dégageant sa main qu’il +avait gardée. + +--C’est parce que vous êtes la créature qui m’est le plus chère au +monde... Guillemette, mais vous ne devinez donc pas que je vous +adore?... + +Elle a un frémissement de tout l’être et il lui revoit cette même +expression de sphinx qu’elle avait aux _Passiflores_, le matin après son +retour, quand elle lui parlait de Nicole; les mêmes yeux interrogateurs, +profonds, lumineux où la pensée jaillit de l’âme, tandis qu’elle murmure +passionnément: + +--Ah! mon oncle... mon oncle, pourquoi dites-vous cela!!! + +--Pourquoi?... Parce que je voudrais enfin..., enfin! avoir le droit de +vous aimer, de vous garder comme mon enfant, comme mon amie... comme mon +trésor... comme... + +Il s’arrête un peu; et plus bas, d’un accent où supplie le cri de son +amour, il finit: + +--De vous aimer comme ma femme... Guillemette, est-ce que je souhaite +l’impossible? + +--Mais... mais, mon oncle, ce qui est impossible, c’est que vous pensiez +ainsi à moi!... Je suis si peu la femme que vous désirez rencontrer!... +Vous êtes tellement plus sage, tellement meilleur que moi!... + +II se souvient trop d’une heure, proche encore, pour supporter de +l’entendre parler de la sorte. + +--Guillemette, je vous en conjure, ne dites pas de pareilles folies!... +De nous deux, c’est moi... ah! je le crains bien!... qui suis le moins +sage, celui qui mérite le moins son bonheur... Mais... + +Et il a ce sourire qui donne tant de charme à son visage énergique: + +--Mais... vous ne pouvez trop me reprocher d’être sans le moindre +piédestal, puisque vous préférez les hommes très loin de la +perfection... Vous m’en avez fait l’aveu, cet été. + +Elle a un léger frisson: + +--Il ne faut plus parler de l’été, de mon bel été lumineux... le dernier +où j’ai ignoré le chagrin... Cela me fait trop mal... En ce moment, je +ne peux pas regarder en arrière... Parlez-moi seulement de l’avenir où +vous voulez m’emporter, de vous... Dites-moi encore que... + +--Que votre grâce m’a transformé, mon enfant chérie. Vous avez chassé le +vieil homme dont la froideur, les idées étroites, les raides principes +vous faisaient peur, vous révoltaient... Il y a quelques mois, aux +_Passiflores_, vous m’avez dit... vous en souvenez-vous?... que vous +voudriez être aimée follement de celui à qui vous vous confieriez... Et +quand je regarde en moi, je vois que c’est ainsi que je vous aime... Et +encore, avec tout mon respect, toute ma foi, toute mon adoration... Dans +mon cœur, je ne vois plus que vous, vous seule, ma Guillemette... + +--Plus que moi?... Mais... mais Nicole?... + +--Nicole?... Ah! Nicole!... Elle est réconciliée avec son mari et ne +songe plus guère à nous... à moi... + +Aux autres, c’est possible... A lui, certainement elle songe parfois; +car elle le lui a écrit, c’est à lui qu’elle doit d’avoir sacrifié son +orgueil et recommencé la vie où était son bonheur... + +--... Soit, elle ne songe pas à vous... Mais peut-être vous, encore, +vous pensez à elle... Êtes-vous donc sûr de l’avoir oubliée?... +Êtes-vous sûr de ne pas la regretter près de moi, si vous la retrouvez +belle comme vous l’avez vue à Saint-Jean-de-Luz... où vous avez passé +des jours et des jours ensemble... + +Il voit le doute trembler encore dans l’eau sombre des yeux. Et lui, si +dédaigneux de tout danger, est bouleversé tout à coup d’une terreur +affolée de la perdre s’il ne parvient à écarter l’ombre qu’elle devine +entre eux, dans sa prescience de femme... C’est à lui qu’il appartient +de conquérir son bonheur, celui qu’il veut donner à cette créature +chérie, devenue pour lui l’Unique... Alors, avec une autorité tendre, il +reprend les deux mains qu’il sent palpiter dans les siennes; fort de son +amour dont la flamme a brûlé les souvenirs mauvais, il répond, et son +accent a une sincérité grave: + +--Écoutez-moi, Guillemette, vous qui êtes pour moi ce que nulle femme +n’a jamais été, vous à qui j’offre tout ce que mon cœur, mon esprit +possèdent de meilleur... Et comprenez-moi, pour que, jamais plus, vous +ne soyez effleurée d’une inquiétude au souvenir des quelques jours où +j’ai vécu près de Nicole... Ma petite aimée, quand je suis arrivé à +Saint-Jean-de-Luz, je vous fuyais... + +--Vous me fuyiez?... moi?... Oh! pourquoi me fuyiez-vous?... + +--Je venais de m’apercevoir tout à coup que je vous aimais... Ah! bien +autrement que je ne le croyais!... Comme je m’imaginais n’en avoir pas +le droit... puisque vous ne partagiez pas cet amour... + +Si bas, qu’à peine il l’entend, ses lèvres articulent lentement: + +--Que pouviez-vous savoir?... Alors que moi-même je ne savais... rien... +Et puis... dites... après? + +--Et puis, par hasard, j’ai retrouvé Mme de Miolan... alors... + +Il s’arrête une seconde... De toute son âme, elle écoute... Et incapable +de lui dire un mot qui ne soit pas la vérité, il reprend: + +--Alors, comme toute ma volonté avait été impuissante à me détacher de +vous, ainsi que je m’en figurais avoir--absurdement!--le devoir... +alors, Guillemette, je suis resté près d’elle, espérant que sa présence +m’aiderait à échapper au rêve qui me hantait... + +--Oh! vous avez pu faire cela! vous!!! + +Il sent que les deux mains ont un élan pour lui échapper. Mais il les +enlace plus étroitement. Même un instant, il ne veut plus qu’elle +s’éloigne de lui... D’un geste dominateur, il les attire sur sa poitrine +dans laquelle bat le cœur où elle est entrée souverainement, et d’une +voix que l’émotion brise, il répète: + +--Oui, j’ai fait cette tentative insensée... Et j’y ai compris que je ne +voulais plus qu’une chose, vous obtenir, vous, mon amour, mon unique +amour. Aujourd’hui, je vous jure que j’ai le droit de vous demander de +vous confier à moi, pour les bons et les mauvais jours... Me +croyez-vous?... Guillemette. + +Les lèvres closes, elle laisse son regard lire dans cet autre regard +qui, elle en a la foi divine, ne lui mentirait pas... Alors, sûre de lui +comme d’elle-même, elle tressaille, dans l’ivresse merveilleuse de +celles qui se donnent; et avec un mouvement délicieux d’enfant, +cherchant l’asile des bras qui l’enveloppent soudain, elle murmure +passionnément, sous les lèvres qui osent enfin toucher son visage: + +--Oui, je vous crois, René... et je vous aime... Ah! que je vous aime, +moi aussi! + + +FIN + + + + + PARIS + TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie + 8, RUE GARANCIÈRE + + + + +BIBLIOTHÈQUE DE ROMANS + +de la Librairie PLON + +DERNIÈRES PUBLICATIONS + + BOULOC (Énée).--Les «Pagès». + WHARTON (Édith).--Chez les heureux du monde. + GAUTHEY (Lucie).--L’Inutile Volonté. + PRAVIEUX (Jules).--Mon Mari. + VERNIÈRES (André).--Camille Frison. + LESUEUR (Daniel).--Nietzschéenne. + DAUDET (Ernest).--Au galop de la vie. + DAVERNE (André).--* Le Prix du sang. + BLAISE (Jean).--Rêve de lumière. + DELMAS (Armand).--L’Armoire au linge blanc. + MARESCHAL DE BIÈVRE (Georges).--* Le Cœur s’éveille. + MARGUERITTE (Paul).--Les Jours s’allongent. + HUYSMANS (J.-K.).--Trois églises et trois primitifs. + EDGY.--La Couronne de roses. + BARAUDON (Alfred).--Enracinés. + KILIEN D’ÉPINOY.--* Amour et dot. + FAUER (Renée).--Armelle et son mari. + PONTEVÈS-SABRAN (Marquise de).--Le Curé de Sainte-Agnès. + BORDEAUX (Henry).--Les Yeux qui s’ouvrent. + SAINT-CÉNERY.--Au service de la France. + CAPDEVIELLE (P.-H.).--Fils de la terre. + MOSELLY (Émile).--Le Rouet d’ivoire. + -- Jean des Brebis ou le Livre de la misère. + BOURGET (Paul).--Recommencements. + FORESTIER (G.).--_Dans l’Ouest-Canadien._--La Pointe-aux-Rats. + ALANIC (Mathilde).--* La Gloire de Fonteclaire. + +Prix de chaque volume 3 fr. 50 + +Les volumes dont le titre est précédé d’un * peuvent être mis entre +toutes les mains. + + +PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--11536. + + + + + *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE ***
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- <title>L’été de Guillemette | Project Gutenberg</title>
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-<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE ***</div>
-<p class="c top2em large">HENRI ARDEL</p>
-
-<h1>L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE</h1>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
-<span class="small g">LIBRAIRIE PLON</span><br>
-PLON-NOURRIT <span class="xsmall">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br>
-8, <span class="xsmall">RUE GARANCIÈRE</span> — 6<sup>e</sup></p>
-
-<p class="c small i">Tous droits réservés</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE</p>
-
-
-<div class="flex">
-<table>
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-</table>
-</div>
-<div class="break"></div>
-
-<p class="copy top4em">Tous droits de reproduction et de traduction
-réservés pour tous pays.</p>
-
-<p class="copy ugap" lang="en" xml:lang="en">Published 29 July 1908.</p>
-
-<p class="copy"><span lang="en" xml:lang="en">Privilege of copyright in the United States
-reserved under the Act approved March 3<sup>d</sup> 1905
-by</span> Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak">I</h2>
-
-
-<p>Dans la fournaise du grand magasin que chauffe,
-à travers les stores baissés, un ardent soleil de juillet,
-Guillemette Seyntis, d’un air de personne très raisonnable,
-trotte allègrement, de comptoir en comptoir,
-pour remplir les diverses missions d’achat que sa
-mère lui a confiées.</p>
-
-<p>L’atmosphère est étouffante, malgré les vitres ouvertes,
-et pâlit le visage des infortunées vendeuses
-qui, depuis le matin, s’appliquent à répondre fructueusement
-aux désirs variés de clientes toujours
-renouvelées… Qui donc a prétendu, qu’en juillet, il
-n’y a plus personne à Paris ?</p>
-
-<p>Elle, Guillemette, est seulement un peu plus rose
-qu’une demi-heure plus tôt quand, sous l’escorte de
-miss Murphy, elle est descendue de voiture devant le
-trottoir encombré par la foule des acheteuses qui
-s’affairent, coude contre coude, autour des étalages
-discrètement ennuagés de poussière, mais combien
-riches d’<i>occasions</i> !</p>
-
-<p>Dans le dédale des galeries où, en multiples aspects,
-la tentation s’épanouit, elle a glissé de son pas
-souple de créature très jeune ; amusée d’acheter, car
-ignorant, de par la grâce du ciel, la valeur de l’argent,
-elle trouve aussi charmant que naturel de s’offrir
-tout ce qui lui plaît.</p>
-
-<p>Guillemette Seyntis est une enfant gâtée de la vie.
-La destinée a fait d’elle une précieuse héritière, l’a
-pourvue d’une mère parfaite et lui a donné pour
-père un grand financier qui se trouve être, en même
-temps, un très honnête et très galant homme dont
-l’honorabilité est aussi indiscutable qu’enviée de
-beaucoup, dans le monde des manieurs d’argent où il
-est une puissance.</p>
-
-<p>De là, chez elle, une fort riante conception de
-l’existence qu’elle goûte avec une âme frémissante et
-une pensée vive, indépendante, curieuse ; avec
-l’agréable certitude d’avoir reçu de la nature une
-silhouette qui resterait élégante et fine sous des guenilles ;
-un visage délicatement modelé d’un trait
-spirituel — comme en dessine Helleu… — où fleurit le
-sombre iris des grands yeux d’un bleu violet ; une
-onduleuse chevelure châtain, ombrée de moires d’or.
-De telle sorte qu’elle paraît, selon les caprices de la
-lumière, très blonde ou presque brune…</p>
-
-<p>Certes, Guillemette aime beaucoup mieux être,
-sans conteste, une jolie créature… Mais cela étant
-vérité reconnue, elle accepte comme toute naturelle
-cette favorable situation et n’en tire nulle vanité.</p>
-
-<p>A ses heures, elle est coquette comme une autre, — sans
-un brin de perversité, — parce qu’elle a dix-huit
-ans et que ça l’amuse de plaire, fût-ce à des
-indifférents… Elle l’est de manière discrète, car c’est
-une petite fille fort bien élevée et, dans le monde,
-elle ne se montre pas de ces jeunes personnes qui
-s’affichent par des flirts audacieux et scandalisent
-les mères de famille en allumant de leur mieux les
-vains désirs des jeunes hommes. Aussi Mme Seyntis
-déclare-t-elle, — bien sincère ! — que sa fille est
-encore une gamine qui ne pense qu’à la danse.</p>
-
-<p>C’est vrai, elle y pense, quand l’occasion s’en présente…
-Mais elle pense encore à tant d’autres choses !
-Dans le cœur et le cerveau des fillettes du nouveau
-siècle, s’agite tout un monde que ne soupçonnent pas
-les mères qui ont gardé leur âme d’autrefois.</p>
-
-<p>Et Mme Seyntis — la candeur même ! — serait
-tout bonnement horrifiée si elle entrevoyait quelle
-créature déjà compliquée, clairvoyante, pensive, avec
-d’inconscientes audaces, vit ardemment dans sa
-Guillemette, élevée selon les sages vieux principes
-qu’elle a vus régir sa propre jeunesse ; saupoudrée
-de bons conseils, de catéchismes, — voire même de
-retraites, au temps du Carême, — de cours sans
-nombre… Régime qui a procuré à la jeune personne
-des « clartés de tout » et un étonnant bagage d’idées
-personnelles, résultant du choix qu’elle a fait parmi
-les copieux enseignements qui lui étaient prodigués.</p>
-
-<p>— Guillemette, tu te livres à des achats ?</p>
-
-<p>Guillemette tourne la tête et rencontre les yeux
-bruns, chaudement passionnés, de sa cousine Mme de
-Miolan qui lui sourient sous l’ombre de la capeline
-fleurie.</p>
-
-<p>Tout de suite, elle se rapproche de la jeune femme,
-sans souci de la foule qui les heurte, de l’employé
-qui, devant elle, s’achemine, tête baissée, vers la
-caisse. Elle serre la main de Mme de Miolan.</p>
-
-<p>— Je faisais des commissions pour maman. Elle
-déteste les magasins ; mais j’ai fini.</p>
-
-<p>— Alors, reste un instant avec moi ; j’ai une
-étoffe de blouse à choisir, tu m’aideras.</p>
-
-<p>Guillemette ne demande pas mieux, d’abord parce
-qu’elle aime à voir de jolis chiffons ; mais surtout,
-parce que Nicole de Miolan exerce sur elle cette
-attraction que les « grandes » possèdent souvent sur
-les « petites ». Or Nicole est une <i>grande</i> pour Guillemette ;
-non pas tant à cause de leur différence d’âge, — six
-ans à peine ; — mais Nicole a traversé des
-années qui ont accrû la distance. Et Guillemette
-le sait bien, malgré la prudente discrétion de
-Mme Seyntis. Elle a fait, envers et contre tous, un
-mariage d’amour avec un beau garçon, — attaché
-d’ambassade, célèbre en son monde par ses aventures
-et folies sentimentales, — qui l’a adorée, puis
-trompée ; du moins, elle en a la conviction. Volontaire,
-passionnée, très fière, elle n’a pas pardonné
-et, orgueilleusement, a prétendu à un droit de représailles.
-Les scènes ont succédé aux scènes jusqu’au
-jour où Nicole, sans phrases ni explications, a quitté
-mari et ambassade, pour venir à Paris demander son
-divorce.</p>
-
-<p>En attendant qu’elle l’obtienne, elle mène une
-existence de mondaine, vaguement chaperonnée par
-son père et sa mère, excellentes et dignes personnes
-que sa situation désespère, mais qui ont toujours été
-incapables d’avoir une volonté autre que la sienne.
-Tous les membres sérieux de la famille déplorent un
-tel état de choses et se confient, avec émoi, qu’on
-parle de Nicole bien plus et bien autrement qu’il ne
-faudrait… Que ne dit-on pas d’une très jolie femme
-seule, courtisée et qui ne se refuse pas à l’être !…</p>
-
-<p>Aussi, Mme de Seyntis fait-elle des prodiges de diplomatie
-pour rendre rares les rencontres de sa fille
-et de Nicole. Comme elle est bonne et soucieuse de
-pratiquer la charité, elle s’efforce de ne pas trahir
-son sentiment. Mais Guillemette est bien trop fine
-pour ne l’avoir pas deviné… C’est pourquoi elle
-éprouve un léger scrupule à s’attarder avec sa séduisante
-cousine…</p>
-
-<p>La tentation est trop forte pour qu’elle n’y succombe
-pas. Après tout, il ne s’agit que de quelques
-instants à passer ensemble, dans la cohue d’un magasin.
-Sûrement, sa mère elle-même jugerait la rencontre
-bien inoffensive !</p>
-
-<p>— Guillemette, hasarde timidement miss Murphy,
-il faudrait aller à la caisse. Voyez, l’employé vous
-attend.</p>
-
-<p>— Pauvre homme, il attend !… Eh bien, miss
-Murphy, soyez un amour, allez payer pour moi,
-voici mon porte-monnaie. Et puis, vous viendrez me
-retrouver aux soieries où j’ai quelque chose à voir
-avec Mme de Miolan.</p>
-
-<p>Guillemette dit cela avec un sourire auquel miss
-Murphy est d’autant plus incapable de résister qu’elle
-a, de vieille date, abdiqué toute autorité sur son
-indépendante élève. Et derrière le commis, elle s’en
-va, boitillante et raide, ses yeux de myope attachés
-à l’employé qui déambule devant elle, aspirant à la
-liberté de courir vers de nouvelles clientes.</p>
-
-<p>Cependant Nicole et Guillemette bavardent et
-attendent que le monsieur en cravate blanche dont
-l’occupation est de faire manœuvrer le régiment des
-vendeurs, leur ait annoncé que leur tour d’être servies
-est enfin arrivé.</p>
-
-<p>— Ce sera dans un instant, mesdames, leur assure-t-il
-de l’air le plus encourageant ; car il témoigne
-une bonne grâce toute particulière aux clientes que
-sa compétence lui révèle de fortunées femmes du vrai
-monde.</p>
-
-<p>Nicole répond à ces paroles par un vague signe de
-tête et elle demande à Guillemette, tout en considérant
-les plis soyeux d’un satin drapé près d’elle :</p>
-
-<p>— Vous ne partez donc pas encore pour Houlgate ?</p>
-
-<p>— Si, bientôt !… Mais nous attendons qu’André en
-ait fini avec son bachot.</p>
-
-<p>— Période agitée, alors !… C’est pour bientôt ?</p>
-
-<p>— Dans quatre jours.</p>
-
-<p>— Ah ! Ah !… Et a-t-il des chances de succès, ce
-bon André ?</p>
-
-<p>— Ce sera au petit bonheur, fait Guillemette avec
-philosophie, étant donnée son ardeur au travail.
-S’il ne réussit pas, il y aura scènes de désolation de
-cette pauvre maman, scènes de colère du côté de
-papa…</p>
-
-<p>Mme de Miolan a un indéfinissable sourire :</p>
-
-<p>— Ton père s’intéresse tant que cela aux examens
-d’André ?</p>
-
-<p>En l’intimité de sa pensée très éclairée, elle
-s’étonne qu’avec les profanes distractions qui reposent
-Raymond Seyntis de ses affaires, il trouve
-encore des loisirs pour certaines de ses attributions
-paternelles.</p>
-
-<p>Guillemette aussi s’est mise à rire.</p>
-
-<p>— Papa, quant au travail d’André, ressemble aux
-panthères qui bondissent tout à coup sur les paisibles
-voyageurs. Il reste des semaines sans demander
-à André quel est l’état de ses notes ; et puis,
-tout à coup, quand André est dans une parfaite
-quiétude, il fond sur lui pour l’interroger, questionner
-les professeurs ; ce qui a, en général, un résultat
-désastreux pour la tranquillité de mon cher
-frère !</p>
-
-<p>Mais ici, la conversation est interrompue par les
-paroles obligeantes du monsieur en cravate blanche
-qui avertit Nicole qu’un vendeur est à sa disposition.</p>
-
-<p>C’est un garçon à la face poupine, enserrée dans
-une cravate 1830. Il croit devoir accabler Nicole de
-questions pour s’enquérir de ce qu’elle désire. Elle
-lui répond qu’elle n’en sait rien et demande à voir
-beaucoup d’étoffes souples. Comme elle lui fait cette
-déclaration avec un sourire, qu’il devine en elle
-une de ces clientes qui n’ont pas souci du bon marché,
-il s’en va aimablement puiser dans les rayons,
-et, sans se lasser, apporte pièce après pièce, à Nicole
-qui n’est jamais satisfaite.</p>
-
-<p>Seulement, elle a une manière de demander :
-« N’avez-vous pas encore autre chose ? » si encourageante,
-que le gros garçon continue à subtiliser à ses
-confrères les plus séduisantes étoffes pour les lui
-soumettre.</p>
-
-<p>Elle et Guillemette regardent, comparent, s’amusent
-du jeu chatoyant des coloris qui s’harmonisent
-ou se heurtent. Devant elles, il y a maintenant
-des jaunes safranés, blonds comme des épis,
-aux reflets roux, de pain brûlé ; des bleus verdissants
-ainsi qu’un ciel de crépuscule ; des roses nacrés,
-ou d’un ton violent de corail rouge ; des verts
-d’opale, et aussi, des mauves pareils à des pétales
-d’hortensia…</p>
-
-<p>Elles s’attardent à choisir parce qu’elles causent.</p>
-
-<p>— Je prends ceci, monsieur, dit enfin Nicole. Elle
-s’aperçoit tout à coup que la chaleur est étouffante
-dans la galerie où circule, incessamment, le flot des
-acheteuses.</p>
-
-<p>Mais tandis que le gros jeune homme mesure les
-mètres demandés, elle reprend, un peu distraite, car
-elle regarde l’étoffe :</p>
-
-<p>— Alors rien de nouveau dans la famille que les
-exploits intellectuels d’André ?</p>
-
-<p>— Mais si… mais si… Il y a le retour de l’oncle
-René !</p>
-
-<p>— Ah !… René revient de Madagascar…</p>
-
-<p>Une expression profonde a soudain changé le
-regard de Nicole. Son accent a quelque chose de
-rêveur…</p>
-
-<p>— Oui, il arrive à la fin du mois et il passera l’été
-avec nous à Houlgate. Maman est dans le ravissement.
-Cela fait près de cinq ans qu’il n’est pas rentré
-en France !</p>
-
-<p>— C’est vrai… cinq ans… Je venais d’être fiancée
-quand il est parti…</p>
-
-<p>D’où naissent les intuitions ? Est-ce la voix, le regard
-de Mme de Miolan qui font jaillir dans la pensée
-de Guillemette, la certitude instinctive qu’il y a
-eu quelque coïncidence entre le mariage de Nicole et
-la longue absence de René Carrère dont sa famille
-s’est désolée. Et parce qu’elle a très envie de savoir,
-sans réfléchir, elle laisse échapper :</p>
-
-<p>— N’est-ce pas, Nicole, il était amoureux de toi,
-l’oncle René ?</p>
-
-<p>La jeune femme, qui est restée immobile, avec des
-yeux songeurs, fermés au décor papillotant du magasin,
-répète du même ton un peu lent, et ses lèvres
-onduleuses ont une expression presque railleuse,
-mais si triste :</p>
-
-<p>— Très amoureux !… Aussi amoureux que pouvait
-l’être un garçon raisonnable et… sage comme lui !…</p>
-
-<p>— Si raisonnable que cela ?… Oh ! Nicole, qu’il
-devait être ennuyeux ! fait, avec conviction, Guillemette,
-dont les dix-huit ans goûtent les cavaliers très
-fringants, très flirts, et enveloppent, à l’avance, d’un
-juvénile dédain cet oncle si sage dont sa mère célèbre
-toujours les nombreuses qualités.</p>
-
-<p>— Non, il n’était pas ennuyeux, mais effrayant de
-bons principes… Tout à fait le frère de ta mère !…
-Je ne me suis pas sentie à la hauteur… Et j’ai été,
-d’ailleurs, bien mal récompensée de mon humilité !…
-Là-dessus, allons donner mon adresse, qu’on m’envoie
-mon satin. Il est joli, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Nicole a secoué la tête comme pour en rejeter
-toutes les pensées, tous les souvenirs qui se mêlaient
-d’y tourbillonner tout à coup comme des oiseaux
-tristes et elle paraît occupée seulement d’en finir
-avec son achat. Guillemette la suit, devenue distraite,
-écoutant vaguement les explications que croit
-devoir lui donner miss Murphy qui s’embrouille dans
-le compte de sa monnaie.</p>
-
-<p>Toutes trois sortent enfin du « temple des vanités ».
-Dehors, un ardent soleil ruisselle sur l’asphalte
-brûlant, où les arbres poudreux allongent des ombres
-dures.</p>
-
-<p>Des femmes passent en robe claire, chaussées de
-cuir pâle, les épaules nues sous la dentelle du corsage,
-le teint fouetté de rose par l’éclatante chaleur.</p>
-
-<p>— Quelle odieuse température ! soupire Nicole.
-Veux-tu venir prendre une glace ? Guillemette. Nous
-nous voyons si peu et si mal que pour une fois que
-je te tiens, j’ai envie d’en profiter…</p>
-
-<p>Ah ! la tentation encore ! Mais Guillemette, élevée
-comme son oncle, dans les « bons principes », n’ose
-pas faire sciemment ce que sa mère lui interdirait,
-sans doute.</p>
-
-<p>— Chérie, je te remercie, mais il faut que je rentre.
-Nous nous verrons bien à Houlgate… Car tu y
-viens ?…</p>
-
-<p>— Oui, correctement escortée de ma famille, avant
-d’aller seule à Dinard retrouver des amis. Peut-être
-ton oncle sera-t-il arrivé… Cela m’amusera de le
-revoir… Nous nous trouverons vieillis !</p>
-
-<p>— Nicole, que tu es encore coquette pour une
-dame qui a vieilli ! Lui, est déjà un peu, un monsieur
-d’âge… c’est vrai… à trente ans !… Un capitaine, et
-qui revient de si loin ! Les années de campagne
-comptent double…</p>
-
-<p>— Et les années de mariage triple, quadruple,
-alors ! murmure Nicole. Petite Guillemette, marie-toi
-le plus tard possible !… Comme on dit en musique :
-« Profite bien de ta jeunesse ! »</p>
-
-<p>— Nicole chérie, je t’assure que je fais de mon
-mieux !</p>
-
-<p>Cela, c’est bien la vérité. Nicole le sent, et un sourire
-d’affection, — un peu aussi de pitié pour les
-illusions de cette enfant, — adoucit un instant la
-flamme de ses yeux.</p>
-
-<p>— Comme tu as raison ! Au revoir, mon petit.
-Ah ! tu n’es pas une Carrère, toi, mais une vraie
-Seyntis…</p>
-
-<p>Sur son ordre, le chasseur a fait un signe à son
-cocher. Des passants se retournent pour regarder
-monter en voiture cette très jolie femme, habillée avec
-un goût raffiné en sa simplicité apparente ; — elle
-porte un « tailleur » de grosse toile bise… Et, en une
-seconde, elle est tout ensemble admirée, désirée, enviée, — elle
-qui, à cette heure, n’est qu’une vivante
-épave, emportée à la dérive par le grand flot de la vie.</p>
-
-<p>Guillemette aussi est restée une seconde à la
-regarder, avec des yeux de gamine qui se connaît
-déjà fort bien en grâce féminine et a beaucoup
-entendu parler…</p>
-
-<p>Mme de Miolan a raison, Guillemette est une
-Seyntis. Elle est la vraie fille du financier spirituel,
-hardi et galant, épris de tout ce qui est beauté, — femmes
-et œuvres d’art, — s’offrant les unes et
-les autres avec une somptuosité de fermier général
-du temps jadis ; au demeurant, un très aimable mari
-qui voile, d’une délicate discrétion, ses promenades
-ultra-conjugales et éprouve la plus sincère affection,
-avec une estime très haute, pour la femme dont il
-possède absolument l’être, corps et âme. En effet,
-vingt années de mariage n’ont pu altérer chez
-Mme Seyntis, une confiance de jeune épousée.
-Confiance dont Guillemette pourrait bien ne pas
-faire si généreux hommage à son futur mari, toute
-saturée qu’elle ait été de bons exemples et conseils.
-Les petites filles du vingtième siècle ont respiré
-d’autres souffles et trop entendu célébrer le nouvel
-évangile de leurs droits !…</p>
-
-<p>Quoi qu’il en doive être de l’avenir, pour l’heure,
-ladite petite fille chemine pédestrement vers l’hôtel
-Seyntis, insouciante de la chaleur et de la poussière,
-des regards qui caressent au passage son éblouissante
-jeunesse. Elle trotte d’un pas vif, suivie tant bien
-que mal par miss Murphy ; et elle ne s’en aperçoit
-pas, tant sa pensée est absorbée toute par la soudaine
-révélation qu’elle vient d’avoir d’un roman
-inachevé entre l’oncle René et Nicole.</p>
-
-<p>Comment jamais un mot ne lui en avait-il donné
-le soupçon ?… Est-ce un secret entre eux ?… Ou la
-famille le sait-elle ?</p>
-
-<p>Que Nicole ait eu peur d’un mari sérieux comme
-l’oncle René, elle le comprend bien !… Mais combien
-lui, si sage, devait être pris profondément pour
-demeurer tant d’années hors de France… Sans doute
-afin de se guérir… Puisqu’il revient aujourd’hui,
-c’est qu’il n’a plus peur de la retrouver… D’ailleurs,
-ainsi que dans les livres, il est vengé puisqu’elle a
-eu un détestable mari, choisi, voulu par elle seule…</p>
-
-<p>En est-elle malheureuse ? Regrette-t-elle d’avoir
-misérablement gâché sa vie ?… Qui le sait ?… Pour
-tous, l’âme de Nicole demeure close. Jamais elle ne
-se plaint ni ne parle des dernières années qu’elle a
-vécu. Il semblerait qu’elle se contente désormais
-d’être une créature délicieuse dont les hommes s’affolent,
-que les femmes jalousent. Elle va beaucoup
-dans le monde et s’habille mieux que nulle autre…
-Elle cause, elle rit… Mais, par instant, son rire
-sonne à l’oreille comme un sanglot bref, douloureux
-à entendre, et ses beaux yeux, qu’on dirait faits
-d’une ombre brûlante, regardent souvent vers l’Invisible…</p>
-
-<p>Mme Seyntis s’illusionnait bien quand elle s’imaginait
-que ne parlant pas devant Guillemette des
-malheurs conjugaux de sa cousine, elle endormirait,
-sur ce point, la jeune pensée si vite en éveil. Les
-quelques mots de Nicole ont ressuscité pour Guillemette
-l’image de Guy de Miolan, grand, svelte,
-d’allure patricienne ; le visage barré d’une moustache
-fauve… Et mieux encore, elle revoit les yeux
-gris dont l’expression, jadis, lui faisait trouver si
-naturel que Nicole allât, quoi qu’on lui dît, à celui
-qui savait ainsi la regarder. Tous deux, d’ailleurs,
-lui donnaient l’impression d’êtres enfermant en eux
-quelque brûlant foyer…</p>
-
-<p>Donc ils sont brouillés. Nicole attend son divorce
-et lui ne tente rien pour l’apaiser et la ramener.
-L’oncle René revient ; il va revoir Nicole… Ici, la
-pensée de Guillemette s’arrête devant une conclusion
-impossible. Même arrivât-il que la jeune femme
-obtînt son divorce, même l’oncle fût-il encore amoureux,
-tout mariage serait impossible entre eux,
-puisque la loi seule lui rend sa liberté. Et Guillemette,
-élevée par une mère rigoureusement religieuse,
-ne conçoit même pas un mariage hors de
-l’Église… Alors… quoi ?</p>
-
-<p>— Oh ! Guillemette, comment pouvez-vous marcher
-si vite par cette chaleur ! soupire la voix plaintive
-de miss Murphy.</p>
-
-<p>Guillemette tressaille ; et, un peu saisie, confuse,
-parce qu’elle est habituée à prendre souci des autres,
-elle regarde la pauvre miss, essoufflée et cramoisie,
-sous son ombrelle.</p>
-
-<p>— Ma pauvre Murphy ! je vous demande bien pardon !…
-Je réfléchissais et je ne m’apercevais pas que
-je vous faisais ainsi trotter ! Nous allons marcher
-bien lentement pour vous remettre.</p>
-
-<p>— Ah ! maintenant, nous arrivons…</p>
-
-<p>C’est vrai, devant elles deux, apparaît la voûte
-ombreuse de l’avenue de Messine, et plus loin, se
-montrent les cimes feuillues du parc Monceau sur
-lequel s’ouvrent les fenêtres de l’hôtel Seyntis.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">II</h2>
-
-
-<p>Un quart d’heure plus tard, Guillemette, toute rose
-de sa course rapide, pénètre dans la salle d’étude où
-sa jeune sœur Mad peine sur les devoirs que lui fait
-faire consciencieusement Mademoiselle, — <i>M’selle</i>,
-comme dit André, et tous à sa suite.</p>
-
-<p>— Bonjour, les travailleuses ! jette joyeusement
-Guillemette. Quel beau temps, n’est-ce pas ?… Ah !
-j’aime l’été !</p>
-
-<p>— Pas moi, en ce moment, gémit Mad qui est sans
-ardeur devant ses problèmes. Je l’aimerai seulement
-quand les vacances seront venues.</p>
-
-<p>— Pauvre, chérie ! Ce ne sera plus long, va…
-<i>M’selle</i>, si vous lui accordiez congé ?</p>
-
-<p>— Oh ! Guillemette, c’est impossible ! Ne lui donnez
-pas de mauvais conseils. Il faut faire ce qui doit
-être fait…</p>
-
-<p>— <i>M’selle</i>, vous êtes la sagesse même !</p>
-
-<p>Mademoiselle devient toute rouge, de pâle qu’elle
-est d’ordinaire. Elle est timide, douce, savante et
-scrupuleuse jusqu’à la minutie dans le souci de son
-devoir.</p>
-
-<p>— Ah ! Guillemette, pourquoi vous moquez-vous
-de moi ?</p>
-
-<p>— Ma petite <i>M’selle</i>, je ne me moque pas du tout,
-je constate ! réplique Guillemette avec un sourire
-d’amitié à la jeune institutrice qui, son aînée de
-plus de dix ans, lui donne souvent l’impression
-d’une créature à protéger.</p>
-
-<p>— Aimez-vous l’été ? vous ? <i>M’selle</i>.</p>
-
-<p>— Oh ! non ! je ne l’aime pas ! laisse échapper
-Mademoiselle, avec une telle conviction que les prunelles
-de Guillemette la contemplent, surprises.</p>
-
-<p>— Comme vous dites cela ! <i>M’selle</i>. Pourquoi donc
-ne l’aimez-vous pas cette jolie saison, odorante, lumineuse,
-dorée… A cause de la chaleur ?</p>
-
-<p>— Non, oh ! non ! La chaleur m’est indifférente !…</p>
-
-<p>Guillemette voit bien que Mademoiselle pense quelque
-chose qu’elle ne veut pas dire ; et, discrètement,
-elle n’insiste pas. Mais cette lueur mélancolique qui a,
-tout à coup assombri les yeux clairs de l’institutrice
-de Mad, dissipe brusquement l’espèce de griserie
-jetée en elle par la féerie de cette journée de juillet.
-Parce qu’elle est très heureuse, elle voudrait tant que
-tout le monde le fût !</p>
-
-<p>Que peut bien avoir Mademoiselle ?</p>
-
-<p>Elle y songe, tout en enlevant sa toilette de sortie,
-dans la grande chambre, ouverte sur l’horizon frais
-des pelouses du parc Monceau, qui est son domaine ;
-un riant domaine, tendu de vieux Jouy, fleuri comme
-un reposoir, décoré de quelques toiles de maître, de
-bibelots précieux, rassemblés par ses désirs de fillette
-riche et gâtée.</p>
-
-<p>Quand elle entend, dans le petit salon, le piano
-résonner sous les doigts résignés de Mad, elle rentre,
-d’un élan instinctif, dans la salle d’étude où elle est
-sûre de trouver Mademoiselle, remettant en ordre
-livres et cahiers, avant de s’en aller regagner son
-logis familial, tous les jours, à six heures.</p>
-
-<p>L’institutrice est, en effet, devant la table de travail,
-une plume en main. Sans doute, elle prépare
-les devoirs de Mad. Mais elle n’écrit pas ; elle réfléchit…
-La même expression soucieuse altère son
-visage un peu fatigué et ses yeux regardent fixement
-loin devant elle, vers les cimes vertes des arbres.</p>
-
-<p>Guillemette lui effleure l’épaule et interroge, très
-douce :</p>
-
-<p>— <i>M’selle</i>, je ne voudrais pas être indiscrète,
-mais vous avez l’air d’avoir un souci… Est-ce que…
-je ne pourrais rien pour vous aider, un peu, à le
-porter ? Dites-moi pourquoi vous n’aimez pas l’été ?
-C’est cette simple petite question qui vous a
-attristée…</p>
-
-<p>— Parce que l’été est une saison dure à passer
-pour moi !…</p>
-
-<p>Guillemette la regarde sans comprendre ; et Mademoiselle
-se sent loin, — oh ! si loin ! — de cette
-jeune créature que la vie a comblée.</p>
-
-<p>— L’été vous est dur ?…</p>
-
-<p>— Oui, c’est un temps pendant lequel je ne gagne
-pas, murmure Mademoiselle. Il m’apporte des vacances
-forcées ; et… il ne m’en faudrait pas !</p>
-
-<p>Guillemette serre inconsciemment ses deux mains
-l’une contre l’autre. Quelque chose qui ressemble à
-une angoisse l’a fait tressaillir ; car si les paroles de
-Mademoiselle sont pour elle dépourvues d’un sens
-précis, elle les devine cependant lourdes d’inquiétudes…
-Et sa jeunesse heureuse se cabre, en un
-sursaut de révolte, devant la loi cruelle qui pèse
-sur certaines existences. Misérablement, elle se sent
-impuissante pour venir en aide à la petite institutrice
-de Mad.</p>
-
-<p>Il y a, entre elles deux, un léger silence ; Mademoiselle
-est toute à son tourment ; et, Guillemette
-qui, de tout cœur, souhaiterait le lui enlever, se
-demande, sans trouver de solution, ce qu’elle pourrait
-bien faire… Le piano frémit, torturé par Mad
-qui s’impatiente devant un passage hérissé d’imprévu.
-Guillemette suggère, encourageante :</p>
-
-<p>— Mais puisque vous gagnez toute l’année, Mademoiselle,
-vous pouvez bien vous reposer un peu
-pendant les vacances !</p>
-
-<p>— Il faut vivre aussi au temps des vacances, articule
-humblement Mademoiselle. C’est pourquoi je ne
-peux pas me réjouir, comme vous, de les voir
-arriver !</p>
-
-<p>— Oui, je comprends ! fait Guillemette sérieuse.</p>
-
-<p>Pour la première fois, elle vient d’avoir la conscience
-nette de ce qu’est la lutte pour ceux qui travaillent
-afin de gagner leur pain quotidien. Comment,
-jusqu’à cette minute, lui a-t-il paru si naturel
-qu’elle n’eût, elle, qu’à se laisser vivre, alors que
-d’autres doivent peiner sans relâche… Comment
-a-t-elle pu trouver tout simple que Mademoiselle
-vienne, chaque jour, faire faire d’insipides devoirs à
-Mad, passe des instants monotones aux Champs-Élysées
-à la regarder jouer, trotte pour la conduire
-à ses cours et soit à tous, sauf à elle-même, de neuf
-heures du matin à six heures du soir ?…</p>
-
-<p>Pourtant, Mademoiselle n’avait pas été élevée pour
-cette existence de manœuvre. Son père possédait,
-dans l’armée, un haut grade quand il est mort, il y a
-cinq ans. Maintenant elle et sa sœur doivent travailler
-pour leur mère qui est demeurée sans fortune.</p>
-
-<p>Tout cela, Guillemette le sait depuis que Mademoiselle
-a été placée auprès de Mad ; et elle a, sans y
-prendre garde, accepté une situation dont l’intéressée
-ne se plaignait pas.</p>
-
-<p>Et voici que soudain, comme si quelque voile mystérieux
-venait de se déchirer en sa pensée, elle se
-sent honteuse, au plus profond du cœur, de son luxe,
-de son existence facile, honteuse de n’être, dans la
-vie, qu’un inutile petit bibelot. Ardemment, elle souhaiterait
-faire quelque chose pour alléger la tâche de
-Mademoiselle. Elle voudrait pouvoir lui offrir tout le
-contenu de sa bourse, lui assurer des revenus, la
-mettre à l’abri des soucis d’argent.</p>
-
-<p>Désirs de bébé, elle le sait bien ! Ses maigres économies, — elle
-ignore le secret d’en faire ! — seraient
-une goutte d’eau pour Mademoiselle et lui donner de
-bonnes rentes est tout aussi impossible… Alors ?…
-Comme c’est peu de chose, le seul désir d’aider !</p>
-
-<p>Guillemette sort toute grave de son entretien avec
-Mademoiselle. De sa fenêtre, elle la voit quitter l’hôtel,
-s’en aller d’une allure discrète de souris trottant
-menu, la tête un peu penchée. Sans doute, elle s’ingénie
-de nouveau à résoudre le problème qui la
-trouble et rend Guillemette songeuse.</p>
-
-<p>Se peut-il que l’été, lumineux et fleuri, synonyme
-pour elle de joyeuses villégiatures, d’excursions,
-agrémentées de flirts amusants qui rendent exquises
-les flâneries sur la plage ou par les chemins verts…,
-ce même été soit, pour d’autres, une saison d’inquiétudes,
-d’épreuves ; si difficile à traverser, que même
-de pauvres filles, fatiguées comme Mademoiselle par
-des mois et des mois d’incessant labeur, ne peuvent
-accepter comme un bienfait le repos qu’il leur
-apporte… Et parce qu’elle vient de se heurter à cette
-implacable nécessité, Guillemette ne peut jouir,
-comme chaque soir, du décor charmant aperçu de sa
-fenêtre, des jeux de la lumière sur les arbres où tous
-les verts se fondent en harmonies d’ombres et de
-clartés, du velours frais des pelouses sous la pluie
-irisée des jets d’eau… Elle ne voit que les humbles
-qui, en cette saison d’été, envahissent l’aristocratique
-jardin, les mères assises, tête nue, sur les
-bancs — qui, elles aussi peut-être, souffrent d’avoir
-des loisirs d’été… — les petits, barbouillés de poussière
-qui jouent avec le sable, en attendant que, dans
-l’avenir, devenus des hommes, des femmes, ils doivent
-vivre courbés sous la servitude du travail…</p>
-
-<p>Et le même sentiment de confusion l’étreint parce
-qu’elle a été comblée par la destinée, sans avoir rien
-fait pour le mériter… Il lui semble qu’elle ne pourra
-retrouver sa joyeuse sérénité tant qu’elle n’aura rien
-tenté pour Mademoiselle, tout au moins.</p>
-
-<p>Le dîner de famille ne la distrait pas des idées qui
-la hantent. Elle songe que tant d’autres trouveraient
-aussi agréable qu’elle-même, de croquer des plats
-très fins, autour d’une table fleurie, dans une salle à
-manger tendue de tapisseries célèbres, de manier de
-délicats cristaux, de fines porcelaines, une argenterie
-artistique, d’être servie par un maître d’hôtel vigilant…</p>
-
-<p>Elle entend son père raconter avec enthousiasme
-une somptueuse acquisition qu’il vient de faire chez
-un antiquaire qui possède de coûteuses merveilles.
-Elle écoute sa mère parler de ses projets d’invitation
-pour Houlgate, afin d’y amener de jeunes héritières,
-d’éducation accomplie, à l’intention de son frère,
-dont une dépêche vient de lui annoncer la très prochaine
-arrivée…</p>
-
-<p>Ici, elle dresse la tête et oublie un instant Mademoiselle
-et ses laborieux frères et sœurs… Ah ! l’oncle
-René ne tardera plus à apparaître… Alors il est certain
-que Nicole et lui vont se retrouver à Houlgate…
-Mme Seyntis ne paraît pas le redouter… Peut-être
-après tout, elle n’a ni su, ni deviné… Cela voit si
-peu clair, les parents quelquefois !</p>
-
-<p>— Marie, je vais faire un tour au cercle, dit
-M. Seyntis qui a fini de fumer son cigare ; et, tout en
-parlant, il caresse les cheveux de Guillemette laquelle
-songe à mille choses, debout dans le cadre de la
-fenêtre, ouverte sur la nuit d’été.</p>
-
-<p>Chaque soir, si aucune invitation n’appelle les
-Seyntis hors de chez eux, — c’est rare, il est vrai ! — Mme
-Seyntis entend cette phrase de son mari. Et elle
-l’accueille avec une simple bonne grâce.</p>
-
-<p>— Bien, mon ami, à tout à l’heure !</p>
-
-<p>Ce « tout à l’heure » viendra tardivement. Mais
-Mme Seyntis est si habituée à ce qu’il en soit ainsi,
-qu’elle ne pense même pas à s’en étonner, certaine
-que son mari est au Cercle, comme il le lui dit.</p>
-
-<p>Elle prend son ouvrage, car elle est remarquablement
-adroite pour les travaux inutiles ; et chez elle,
-il lui faut toujours, entre les doigts, un crochet ou
-une aiguille, créatrice d’incomparables broderies.</p>
-
-<p>Il n’y a pas de soirée qui lui paraisse meilleure que
-celles qu’elle passe ainsi…</p>
-
-<p>Les arbres du parc répandent, avec une bonne
-odeur de verdure, une fraîcheur bienfaisante dans le
-petit salon où la lampe rayonne une lueur d’or, sous
-l’abat-jour de soie jaune. Mme Seyntis lève la tête,
-son aiguille piquée dans la soie de son métier :</p>
-
-<p>— Guillemette, ne reste donc pas ainsi inoccupée à
-la fenêtre ! Prends ton ouvrage. Tu sais que j’ai en
-horreur les rêvasseries.</p>
-
-<p>Guillemette se détourne. Sa svelte silhouette,
-habillée de blanc, se découpe sur l’obscur velours du
-ciel constellé.</p>
-
-<p>— Mère, je ne rêvasse pas… Je réfléchis…</p>
-
-<p>— Et peut-on, ma fille, te demander à quoi ?…</p>
-
-<p>Guillemette se rapproche et s’assoit sur une chaise
-basse, près de sa mère, les coudes sur les genoux, le
-menton appuyé sur ses mains croisées.</p>
-
-<p>— Maman… je pensais que vous devriez emmener
-Mademoiselle à Houlgate…</p>
-
-<p>— Emmener Mademoiselle ! répète Mme Seyntis
-stupéfaite. Quelle idée as-tu là ? Guillemette. Je n’ai
-aucun besoin d’elle. Pourquoi l’emmener ?…</p>
-
-<p>Au hasard, Guillemette lance :</p>
-
-<p>— Pour faire un peu travailler Mad !</p>
-
-<p>— Oh ! Guillemette, en voilà une invention ! fait
-Mad bondissant d’horreur.</p>
-
-<p>Guillemette ne se laisse pas troubler et continue :</p>
-
-<p>— Et puis… et puis… elle se promènerait avec moi !
-Vous savez bien, maman, que vous regrettez toujours,
-dans l’été, que je n’aie personne pour m’escorter
-sur les routes, puisque miss Murphy ne marche
-plus ! <i>M’selle</i> serait un chaperon parfait !</p>
-
-<p>Mme Seyntis considère sa fille avec une surprise
-grandissante. Où Guillemette veut-elle en venir ?
-Qu’est-ce que cette fantaisie d’emmener Mademoiselle
-que, d’ordinaire, elle déclare trop austère…</p>
-
-<p>— Mon enfant, tu ne manqueras pas de société à
-Houlgate ; et vraiment, la villa est trop vite remplie
-pour que je perde inutilement une chambre en amenant
-une personne de plus à loger…</p>
-
-<p>Ça, c’est le grave de la question ! Si la maîtresse de
-maison parle impérieusement dans la pensée de
-Mme Seyntis, il n’y a rien à faire. Et alors, Guillemette
-prend résolument son parti… Jusqu’alors, par délicatesse,
-pour ne pas trahir la confidence faite dans une
-minute de faiblesse, elle a essayé de taire le motif
-vrai de sa demande… Mais si elle veut le succès, il
-faut dire la vérité, lui semble-t-il.</p>
-
-<p>— Mère, je crois que vous feriez une bonne œuvre
-en emmenant <i>M’selle</i> !</p>
-
-<p>De nouveau, Mme Seyntis laisse tomber son ouvrage
-et regarde Guillemette comme si elle venait de s’exprimer
-en une langue étrangère.</p>
-
-<p>— Comment, une bonne œuvre ?… Mais Mademoiselle
-n’est pas dans la misère, que je sache !</p>
-
-<p>— Non, maman… Mais elle n’est pas très fortunée…
-Et je m’imagine qu’elle regrette — pour cause ! — les
-mois de vacances où elle ne gagne rien…</p>
-
-<p>Guillemette répète les propres paroles de Mademoiselle
-afin qu’elles produisent sur sa mère l’impression
-qu’elles lui ont faite. Mais Mme Seyntis n’a
-plus dix-huit ans ; elle est un peu blasée sur le chapitre
-des difficultés et infortunes de la vie, d’autant
-qu’elle ne les connaît pas par expérience. Si charitable
-et bienveillante qu’elle soit, elle vit enfermée
-dans l’étroite chapelle où règnent les objets de son
-culte, son mari et ses enfants ; et du reste des
-humains, elle s’inquiète avec le secret détachement
-que nous avons pour ce qui nous est étranger. Aussi
-réplique-t-elle, paisible :</p>
-
-<p>— Ma petite fille, j’ai déjà beaucoup de bonnes
-œuvres à soutenir ; et celle-là ne me paraissant pas
-d’une nécessité évidente, je trouve plus sage d’en
-faire la petite économie.</p>
-
-<p>— Oh ! maman, Mademoiselle n’est pas riche, nous
-avons la chance de l’être beaucoup !… Alors, nous
-n’avons pas le droit de faire des économies avec elle !</p>
-
-<p>Les mots ont jailli de ses lèvres, avant même
-qu’elle ait réfléchi. Une imperceptible rougeur
-effleure, telle une flamme, le visage calme de
-Mme Seyntis. Mais comme elle juge tout à fait inadmissible
-que sa fille émette un propos qui ressemble
-à une observation, elle dit, un peu sèche :</p>
-
-<p>— Tu parles comme une enfant, Guillemette, de ce
-que tu ignores. Il n’est pas de petites économies,
-retiens-le bien. C’est justement parce que nous avons
-de la fortune que nos charges sont très grosses…
-Et elles vont encore s’accroître, puisque la situation
-faite au clergé de France oblige tous les chrétiens à
-des sacrifices pécuniaires.</p>
-
-<p>Guillemette regarde la pointe luisante de ses souliers
-et pense, — non sans un vague remords, — que
-les soucis de Mademoiselle la touchent beaucoup plus
-que les épreuves du clergé de France, auxquelles
-elle compatit avec une involontaire sérénité.</p>
-
-<p>Mais un tel aveu serait d’un déplorable effet auprès
-de Mme Seyntis qui en serait scandalisée au dernier
-chef. Le front penché vers son métier, elle pique l’aiguille
-avec une sorte de nervosité ; et, sans que Guillemette
-ait dit un mot, un brin découragée de si mal réussir
-en sa diplomatie, elle reprend pour convaincre sa
-fille, pour se convaincre elle-même qu’elle a raison :</p>
-
-<p>— En somme, Mademoiselle gagne honorablement
-sa vie. Elle n’a pas besoin que nous lui fassions la
-charité, j’en suis persuadée ; et, quoi que tu t’imagines,
-je ne sais à quel propos, elle est certainement
-très contente d’avoir un peu de liberté.</p>
-
-<p>Guillemette serait ravie de pouvoir partager ces
-opinions optimistes ; mais elle garde, trop vif encore,
-le souvenir du regard, de l’accent de Mademoiselle.
-D’autre part, elle a l’intuition qu’il est sage
-de ne pas insister davantage pour ce soir. Et, d’un
-ton raisonnable, elle dit seulement :</p>
-
-<p>— Maman, bien entendu, vous avez plus d’expérience
-que moi… Tout de même, j’ai l’idée que si
-vous pouviez faire du bien à Mademoiselle, cela porterait
-bonheur à André pour son examen !</p>
-
-<p>Guillemette a jeté cela d’un air innocent. Mais,
-entre les cils, elle observe sa mère et voit que ses
-paroles ont enfin porté. Cet examen d’André, dont
-tout son amour maternel désire la réussite, est, en ce
-moment, le cauchemar des jours et des nuits de
-Mme Seyntis. Elle sait trop bien à quel point son cher
-petit cancre a besoin des lumières de l’Esprit-Saint,
-pour n’être pas prête à tous les sacrifices afin de les lui
-assurer, autant qu’il dépend d’elle. Guillemette s’en
-doute bien, et c’est pourquoi, en l’intimité de son
-cœur point égoïste, elle se réjouit d’avoir eu l’inspiration
-géniale de mettre en avant l’intérêt d’André.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">III</h2>
-
-
-<p>Ce jeune personnage est certes très loin de partager
-l’inquiétude de sa mère. Il appartient à l’espèce des
-nombreux petits hommes qui tiennent à se laisser
-vivre pour leur plus grand agrément et sont toujours
-convaincus que leur bonne chance les fera réussir,
-sans qu’ils aient à se préparer de favorables
-atouts.</p>
-
-<p>Il s’est donc mis en route d’un cœur tranquille
-pour le lieu de son épreuve. Mais les événements
-paraissent avoir altéré cette aimable quiétude, si
-Guillemette en juge d’après les apparences, alors
-que, rentrée de ses pérégrinations quotidiennes, elle
-pénètre dans le petit salon où sa mère brode, devant
-son métier, très rouge, le visage un peu contracté.
-André, assis à califourchon sur une chaise, près de
-la fenêtre, a les yeux braqués sur un livre dont il
-ne tourne pas les pages.</p>
-
-<p>Elle interroge, pressentant la réponse :</p>
-
-<p>— Eh bien !… Es-tu content ?</p>
-
-<p>Les yeux toujours sur son livre, André grogne,
-maussade :</p>
-
-<p>— Pas du tout !… Je vais être <i>retoqué</i>…</p>
-
-<p>Il a une mine furieuse de chat battu qui serait
-comique si le frémissement des lèvres ne trahissait
-une enfantine envie de pleurer, comme font les petits
-dans leur détresse. Et c’est là la révélation d’un état
-d’âme tout à fait anormal chez ce garçon insouciant.</p>
-
-<p>— Mon enfant, pourquoi dis-tu que tu ne réussiras
-pas… Tu ne peux pas le savoir ! proteste Mme Seyntis
-dont la voix est tremblante.</p>
-
-<p>Elle pique fiévreusement son aiguille dans sa broderie
-et fait, sans en avoir conscience, des points
-irréguliers qui tombent, comme des notes fausses,
-dans l’harmonie du dessin.</p>
-
-<p>— Il me semble que ta version est presque tout à
-fait conforme au texte que nous avons acheté.</p>
-
-<p>— Oui, aux contre-sens près ! gémit André, dont
-l’humeur rappelle le dos d’un porc-épic.</p>
-
-<p>— Et ton devoir français ? questionne encore Guillemette
-qui, vu la circonstance, ne se laisse pas rebuter
-par le ton d’André.</p>
-
-<p>— Il est idiot comme le sujet donné !</p>
-
-<p>En effet, la situation, en ces conditions, est mauvaise,
-et le résultat apparaît probable. Guillemette le
-regrette surtout pour sa mère, qui a l’air aussi
-lamentable que si André était en route vers l’échafaud.</p>
-
-<p>— Maman, est-ce que vous avez demandé au professeur
-d’André si vraiment ses compositions sont
-mauvaises autant qu’il le dit ?</p>
-
-<p>— Non, je ne pourrai trouver M. Rochet qu’après
-le dîner. J’irai aussitôt, puisque ton père n’est justement
-pas à Paris. J’ai une dépêche. Il ne sera de
-retour de Londres que demain soir.</p>
-
-<p>— Alors, maman, ne vous tourmentez pas à
-l’avance. Peut-être que M. Rochet va vous tranquilliser…</p>
-
-<p>Guillemette se penche et met un tendre baiser sur
-le visage désolé de sa mère ; puis, pour la distraire,
-elle entreprend de lui raconter sa promenade. Mais
-Mme Seyntis ne peut pas être distraite. Les paroles
-de sa fille sont, à son oreille, un bourdonnement de
-mouche joyeuse. Elle est hypnotisée par l’échec probable
-de son cher rejeton. Elle a cependant fait tout
-ce qui était en son pouvoir pour attirer sur lui la
-faveur du ciel. Elle s’est répandue en neuvaines,
-messes, prières, pour que les clartés de l’Esprit-Saint
-viennent en aide à sa cervelle juvénile et mal
-lettrée. Et voici qu’elle semble ne pas du tout devoir
-être exaucée.</p>
-
-<p>Elle est trop bonne chrétienne pour murmurer.
-Mais, tout en ombrant de mauve un iris, elle fouille
-dans sa conscience pour découvrir comment elle a pu
-indisposer le ciel contre elle. Pourtant, elle a obéi,
-par pure générosité, aux suggestions de Guillemette
-et, après maintes réflexions, demandé à Mademoiselle
-de venir à Houlgate faire travailler Mad et se
-promener avec Guillemette… Cela, alors qu’elle
-n’avait, en vérité, nul besoin d’elle et voulait seulement
-lui rendre service, — à l’intention du succès
-d’André.</p>
-
-<p>Donc… pourquoi ne va-t-il pas réussir comme tant
-d’autres ni plus savants ni plus travailleurs ?…</p>
-
-<p>Comme elle rentrait avec lui, qu’elle était allée
-cueillir à la sortie de l’épreuve, elle a rencontré son
-digne ami, le curé de sa paroisse, qui habite la maison
-voisine de l’hôtel Seyntis. Il s’est répandu en
-phrases réconfortantes pour la mère et le fils, et
-finalement a invité André, en guise de distraction, à
-venir, le lendemain, déjeuner chez lui avec quelques-uns
-de ses vicaires.</p>
-
-<p>André, peu séduit, a sournoisement imprimé à la
-jupe de sa mère des secousses expressives pour qu’elle
-refuse. Mais il semble à Mme Seyntis que la protection
-du ciel descendra mieux sur André s’il a reçu de
-pieux encouragements ; et elle accepte, avec des
-mots de reconnaissance qui achèvent d’exaspérer la
-victime du sort.</p>
-
-<p>Le dîner est plutôt morose. Mme Seyntis est
-rongée d’impatience. André, fatigué, nerveux et
-affamé. Mad a tellement versé de larmes sur la malchance
-de son frère bien-aimé, que ses yeux et son
-nez ressemblent à des pelotes d’un rose accentué ;
-mais, tout de même, elle aussi mange avec un triomphant
-appétit. Quant à Guillemette, elle ne peut
-échapper au sentiment de justice qui lui fait penser
-qu’André s’est vraiment acquis tous les droits pour
-mériter son ajournement. Bien entendu, elle garde
-pour elle cette malencontreuse conviction.</p>
-
-<p>Dès que le dessert a circulé autour de la table,
-Mme Seyntis se hâte de mettre un chapeau pour aller
-recevoir l’arrêt de M. Rochet ; et dans la voiture que
-lui a fait avancer le concierge, galonné comme un
-fonctionnaire, elle se laisse emporter vers la paisible
-rue des Ternes où s’épanouit la science de M. Rochet.</p>
-
-<p>C’est une soirée lourde d’orage. A travers le ciel
-obscur, courent de fugitives lueurs d’éclairs. Aux
-branches, les feuilles sont immobiles. Devant les
-grand’portes et les boutiques mi-closes, de modestes
-groupes sont assis, soupirant après un peu de fraîcheur ;
-les hommes fument, la veste enlevée ; les
-femmes ont des corsages flottants et les mains inactives.
-Sous la clarté des réverbères, des gamins
-fouettent leur toupie dans les pieds des passants. De
-nombreux dîneurs sont attablés aux petites tables
-qui encombrent les trottoirs ; ils sont humbles, satisfaits
-et mangent avec entrain des mets très ordinaires.</p>
-
-<p>Tout ce Paris populeux, Mme Seyntis le distingue
-à peine et n’en a cure ; elle est toute à l’idée que
-M. Rochet va lui rendre l’espérance ou justifier sa
-crainte. Et elle escalade rapidement les cinq étages
-du professeur, bien que cette montée hâtive la rende
-haletante. Elle s’en aperçoit seulement, tandis qu’elle
-attend devant la porte close, après un coup de sonnette
-bien nerveux.</p>
-
-<p>— M. Rochet est chez lui ?</p>
-
-<p>— Oui, Monsieur et Madame sont à table.</p>
-
-<p>Mme Seyntis est si absorbée par sa préoccupation
-qu’elle répond machinalement.</p>
-
-<p>— Cela ne fait rien ! Je puis très bien lui parler
-tandis qu’il dîne.</p>
-
-<p>Et derrière la jeune bonne qui n’ose l’arrêter, elle
-entre dans la salle à manger où le jeune ménage
-Rochet prend le repas du soir. La lumière, sous le
-voile de porcelaine de la suspension, flambe gaiement
-sur les cristaux et l’argent des couverts, sur les
-bois clairs de la pièce <i lang="en" xml:lang="en">modern style</i>. Madame est en
-robe de maison de batiste rosée ; près d’elle, est son
-poupon, très affairé à recueillir des miettes de pain
-sur la nappe. M. Rochet tient en main le couteau à
-l’aide duquel il allait trancher dans le rosbif qui
-saigne devant lui. Au spectacle de cette scène familiale,
-Mme Seyntis s’arrête, saisie, ses instincts de
-femme du monde réveillés ; et elle se sent accablée
-de l’incorrection de sa conduite.</p>
-
-<p>— Monsieur Rochet, je vous fais toutes mes excuses
-d’avoir ainsi envahi votre salle à manger ! Je n’ai
-vraiment plus la tête à moi, après toute cette journée
-d’émotion.</p>
-
-<p>— Je comprends, madame… Mais si vous voulez
-passer dans le salon, nous causerons mieux de ce qui
-vous amène.</p>
-
-<p>Mme Seyntis voit le rosbif qui attend et, confuse
-derechef, elle dit hâtivement :</p>
-
-<p>— Non, monsieur, je vous en prie, continuez votre
-dîner. Je voulais seulement vous demander votre
-avis sur la version et le devoir français d’André dont
-il n’est pas content.</p>
-
-<p>L’évocation de ce fâcheux événement ranime tout
-l’émoi de Mme Seyntis, qui se désintéresse complètement
-du rosbif, de la petite Mme Rochet, laquelle en
-son for intérieur maudit cette visite impromptue, du
-bébé qui prend une mine très fâchée parce que sa
-mère l’empêche de culbuter un verre. M. Rochet,
-lui-même, soupire d’être poursuivi par les examens
-jusqu’en son <i lang="en" xml:lang="en">home</i>. Mais le moyen de ne pas accueillir
-bien la mère d’un élève aussi fructueux qu’André
-Seyntis ! Aussi il s’exécute bravement, abandonne
-couteau et rosbif, prend le brouillon de la version et
-commence à lire.</p>
-
-<p>Anxieuse, Mme Seyntis le regarde. Il n’a pas l’air
-enthousiasmé, loin de là ! Le cœur battant, elle
-écoute les commentaires, plutôt décourageants, dont
-il ponctue les phrases. M. Rochet est un homme
-consciencieux. Ce qu’il juge mauvais, il le dit d’un
-ton doux et aimable, mais très net. Trompé par le
-calme apparent de sa visiteuse, il lui dévoile tous les
-méfaits littéraires commis par André, sans soupçonner
-que le cœur de la pauvre mère se gonfle de chagrin,
-quoiqu’elle fasse bonne contenance, disciplinée par
-l’éducation mondaine.</p>
-
-<p>— Alors, monsieur Rochet, vous pensez qu’André
-ne sera pas reçu ?</p>
-
-<p>— Madame, je le crains fort.</p>
-
-<p>Il y a une seconde de silence ; Mme Seyntis lutte
-contre son émotion, contemplant, sans le voir, le
-rosbif de plus en plus froid. La jeune Mme Rochet
-devine son chagrin et la plaint ; mais, puisque le mal
-est fait, souhaite qu’elle s’en aille pour que le dîner
-s’achève… M. Rochet, lui, repris par l’engrenage,
-réfléchit aux sottises écrites par son élève. Quant au
-bébé, il lance triomphalement sa cuiller dans l’assiette
-de sa mère. Tous tressautent, et Mme Seyntis,
-rappelée à elle-même, se lève aussitôt, avec des mots
-d’excuses, dont sa pensée est absente.</p>
-
-<p>Maintenant, elle a hâte d’être seule, tant elle sent
-ses paupières chargées de larmes qu’elle craint de ne
-pouvoir longtemps retenir. Et sa dignité lui interdit
-de se trahir. Elle remercie M. Rochet de sa consultation,
-serre machinalement la main de la jeune femme,
-caresse d’un geste distrait la tête ronde du bébé…
-Puis la porte retombée derrière elle, enfin ! elle se
-trouve seule dans l’escalier où luit la flamme crue
-d’un bec Auer. Par la fenêtre entr’ouverte sur la
-nuit, on entend des rires qui viennent de la cour et le
-heurt des assiettes que range une ménagère invisible.</p>
-
-<p>Cette fois, les larmes jaillissent des yeux de
-Mme Seyntis et elle, — le <i>decorum</i> fait femme ! — elle
-s’assoit, au hasard, sur une marche et pleure,
-pleure, pleure… autant que si une irréparable catastrophe
-s’était abattue sur elle.</p>
-
-<p>Pour la rappeler à elle-même, il faut, en bas, dans
-le vestibule, le bruit de la porte d’entrée qui se ferme.
-Quelqu’un monte.</p>
-
-<p>Vite, elle se dresse, tamponne son mouchoir sur
-ses yeux, et se met en devoir de descendre. Un monsieur
-la croise, et, sous la lumière, voit la trace des
-larmes sur le visage altéré. Il salue avec respect, se
-disant que cette dame si affligée vient, sans doute,
-d’apprendre quelque douloureuse nouvelle, et il lui
-offre l’hommage de sa compassion silencieuse.</p>
-
-<p>Elle ne le soupçonne guère et remonte en voiture,
-accablée par toutes les conséquences de cet examen
-manqué… Irritation de son mari qui fut jadis un
-brillant élève, ignorant des échecs… Mauvaise
-humeur d’André, contraint de travailler pendant les
-vacances. D’où, tiraillements, scènes, séjour d’Houlgate
-troublé, alors qu’elle souhaitait tant jouir du
-retour de son frère !… Ah ! qu’a-t-elle fait pour mériter
-une telle épreuve ?</p>
-
-<p>Et son regard interroge le ciel sombre, toujours
-strié de lointains éclairs. Mais une averse a mis un
-peu de fraîcheur dans l’air. Un souffle tiède erre sur
-les feuilles. La nuit devient charmeuse. Des couples
-flânent paresseusement ; et, dans l’ombre, les mains
-se cherchent, les lèvres se rapprochent…</p>
-
-<p>Sur le balcon, dressé haut vers le plein ciel, le
-jeune ménage Rochet veut jouir de la douceur du
-soir. Mais Monsieur reste assombri des fâcheuses
-révélations apportées par Mme Seyntis ; et sa petite
-femme est dépitée devoir que, par sa seule présence,
-elle ne le distrait pas de ses réflexions. Pour le
-ramener à de meilleurs sentiments, elle appuie la tête
-contre son épaule.</p>
-
-<p>— Ah ! Paul, je t’en prie, ne t’inquiète plus de ce
-garçon et occupe-toi de moi qui ne t’ai pas vu de la
-journée !</p>
-
-<p>Monsieur sourit et se penche très volontiers sur le
-visage levé vers le sien… Alors, bien vite, et sans
-peine, il oublie André, ses contre-sens, son piteux
-devoir français, et trouve exquis de murmurer de
-tendres et douces folies à la charmante jeune dame
-que la loi et l’Église lui ont donnée pour compagne.</p>
-
-<p>Au bout d’un instant, certaine de sa victoire, c’est
-elle qui reprend d’un ton de confidence :</p>
-
-<p>— Il est plutôt stupide, ton André, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Mais non ! mais non ! fait-il, paternel. C’est un
-gentil petit cancre. C’est rare même qu’il me fasse un
-devoir aussi idiot que celui-ci ! Aussi, c’est… embêtant
-tout de même qu’il rate cet examen !</p>
-
-<p>Gamine, elle répète drôlement :</p>
-
-<p>— Embêtant pour lui ?</p>
-
-<p>— Et pour moi !… Les parents sont des êtres bâtis
-de telle sorte qu’ils nous rendent invariablement responsables
-des insuccès de leur progéniture.</p>
-
-<p>Madame mordille sa lèvre, et, d’un ton raisonnable,
-approuve :</p>
-
-<p>— Ça, c’est vrai !… Enfin, tant pis, puisque nous
-n’y pouvons rien… Et penser que notre Jacques
-nous donnera peut-être, un jour, des émotions comme
-celles de la pauvre Mme Seyntis ! Il est vrai que,
-sûrement, ce sera un bûcheur comme son papa !</p>
-
-<p>Et elle a un regard caressant vers son seigneur et
-maître. Ce regard glisse ensuite vers la chambre,
-riante en ses tentures de voiles de Gênes, où le
-poupon sommeille sous le tulle de ses rideaux, près
-du grand lit conjugal, préparé pour la nuit.</p>
-
-<p>M. et Mme Rochet, rapprochés sur leur balcon,
-oublient, cette fois, tout à fait André et son
-bachot.</p>
-
-<p>Cependant, Mme Seyntis, lamentable, roule vers sa
-somptueuse demeure… La voiture s’arrête. La mort
-dans l’âme, elle rentre dans le petit salon où Guillemette
-fait vaguement du filet, — c’est la mode, — gagnée
-par l’agitation d’André qui se meut, tel un
-écureuil dans une cage, l’air si bourru, que Mad
-n’ose plus lui faire part de sa tendre sympathie.</p>
-
-<p>Tous trois ont la même interrogation :</p>
-
-<p>— Eh bien ? mère.</p>
-
-<p>— Ah ! mon pauvre enfant, tu avais raison : ta
-version est pleine de contre-sens, et ton devoir français
-est un des plus mauvais que tu aies faits !</p>
-
-<p>Tableau ! André est furieux contre les examens,
-les professeurs, les travaux supplémentaires qu’il
-entrevoit… — pas contre lui-même. Mme Seyntis est
-très émue. Mad repleure. Guillemette pense que
-les garçons semblent avoir été créés pour jeter la
-perturbation dans les familles.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Ils sont pénibles, les jours qui suivent, en attendant
-que le jury ait définitivement décidé du sort
-d’André. M. Seyntis, retour d’Angleterre, a fulminé
-contre son héritier, justement responsable de la
-catastrophe. Sans grand espoir d’un miracle,
-Mme Seyntis a pieusement redoublé ses invocations
-aux saints, protecteurs des examens. André est allé
-déjeuner avec les vicaires de sa paroisse ; et il a été
-gratifié de si paternels encouragements qu’il est tout
-prêt à croire que, par pure malice, M. Rochet lui a
-découvert des contre-sens. M. le curé lui-même, — à
-qui depuis sa tendre enfance sa mère l’envoie déverser
-les secrets de sa jeune conscience, — n’a pas semblé,
-du tout, considérer la partie comme perdue.</p>
-
-<p>Tout de même, il voudrait bien avoir la certitude
-que la bonne chance l’a favorisé, si peu qu’il l’ait
-aidée. Or, cette douce espérance, un entretien avec
-M. Rochet la lui enlève et son dernier mot, alors qu’il
-part chercher son arrêt, est celui-ci :</p>
-
-<p>— Vous savez, maman, ne vous attendez à rien
-de bon ! Je suis fichu !</p>
-
-<p>Mme Seyntis en a terriblement peur. Aussi, c’est
-avec une vraie fièvre que, ce matin-là, elle donne ses
-ordres et remplit, avec son habituelle conscience,
-ses devoirs quotidiens de maîtresse de maison. A
-toute minute, ses yeux vont à la pendule… André
-arrive… Il va savoir… Et elle aussi saura… Maintenant,
-il est inutile d’invoquer les puissances célestes !</p>
-
-<p>Une sonnerie au téléphone. Sûrement, c’est la nouvelle !
-Elle est toute blanche et sent, en tout son être,
-que les examens sont un supplice pour les mères.
-Elle se répète, dans une crainte nerveuse de la déception :</p>
-
-<p>— Il est refusé ! Certainement, il est refusé !</p>
-
-<p>Et elle reste immobile devant son téléphone, ayant
-une peur lâche, aussi bien d’entendre que d’interroger…</p>
-
-<p>Pourtant, à quoi bon hésiter davantage ? Il faut
-bien accepter les épreuves, les supporter…</p>
-
-<p>— Allo !… Allo !…</p>
-
-<p>Quelqu’un parle dans le téléphone. Instinctivement,
-elle écoute. Mais elle est si troublée que les
-mots lui arrivent vides de sens, en un bruit confus.
-Elle demande :</p>
-
-<p>— Parlez plus nettement ! Je ne comprends pas !</p>
-
-<p>— Reçu ! Il est reçu ! articule la voix de M. Seyntis.</p>
-
-<p>Une bouffée de joie monte, étourdissante, au cerveau
-de Mme Seyntis.</p>
-
-<p>Elle répète, n’osant croire qu’elle ne se trompe
-pas :</p>
-
-<p>— Il est reçu ?… Vous dites qu’il est reçu ?</p>
-
-<p>— Oui, reçu ! fait encore la voix lointaine de
-M. Seyntis. Je ne sais par quel miracle. Mais l’évidence
-est là !… Notre gamin passe en ce moment
-l’oral. Je retourne l’entendre. J’espère que la chance
-sera pour lui jusqu’au bout !</p>
-
-<p>Mme Seyntis ne demande pas autre chose. Ah !
-oui, André reçu avec les devoirs dont il est coupable,
-c’est un miracle ! Elle en est si convaincue qu’elle n’a
-plus une seconde d’inquiétude sur le résultat définitif.
-Ses ferventes prières ont été exaucées ; et comme
-le lui avait prédit Guillemette, il lui a porté bonheur
-d’avoir rendu service à Mademoiselle.</p>
-
-<p>Ah ! la joyeuse matinée, après ces trois jours d’angoisse.
-Mme Seyntis se sent la légèreté d’un papillon ;
-et son âme pieuse se répand en actions de grâces.
-Vite, elle fait prévenir M. le curé.</p>
-
-<p>A midi, André arrive en coup de vent :</p>
-
-<p>— Je suis reçu ! reçu !… J’ai dit des inepties en
-allemand et dans le cours du Rhône !… Mais ça n’a
-rien fait !</p>
-
-<p>Il exulte et, dans la sincérité de son âme, trouve sa
-réussite toute naturelle. Comme lui pense Mad qui
-témoigne son allégresse par une danse de sauvage.</p>
-
-<p>— Mère, je suis un peu en retard. J’ai voulu annoncer
-à M. le curé le bon résultat qu’il m’avait prédit.</p>
-
-<p>— Tu as bien fait… Je lui avais déjà envoyé un
-mot…</p>
-
-<p>Nouveau coup de timbre. C’est M. Seyntis. Lui
-aussi est satisfait, quoique fort surpris de cette conclusion
-inespérée ; et, tout en posant sur la table
-son chapeau et ses journaux, il explique gaiement à
-sa femme :</p>
-
-<p>— Quelle diable d’idée avait eue Rochet de nous
-tourmenter ainsi ? M. le curé avait été un plus
-aimable prophète, j’ai passé chez lui pour le lui faire
-savoir…</p>
-
-<p>Décidément, M. le curé n’ignorera pas qu’André
-Seyntis a été reçu à son bachot par un heureux
-coup du sort dont le pourquoi demeurera un mystère.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IV</h2>
-
-
-<p>Sous la nacre du ciel, les vagues poudrées de lumière
-ont des courbes molles d’où jaillissent des
-aigrettes d’argent. Une senteur de mer et de fleur
-monte des eaux qui ondulent sur le sable, de la floraison
-des massifs, épandus sur les terrasses, dans
-les jardins brûlants, ivres encore du soleil d’août qui
-s’abaisse lentement vers l’horizon clair. Devant les
-fenêtres de sa sœur, André clame :</p>
-
-<p>— Guillemette, es-tu prête ? Maman dit qu’il va
-être l’heure de partir pour la gare, si nous ne voulons
-pas manquer l’oncle.</p>
-
-<p>— Je viens, je viens ! annonce Guillemette qui,
-sans nulle hâte, achève de se mettre en tenue de
-sortie.</p>
-
-<p>Par amour de l’art, — est-ce pour cela vraiment ? — elle
-a fait de son mieux à cette fin d’offrir à son
-oncle, dès l’arrivée, un agréable spécimen de jeune
-Parisienne. A-t-elle réussi ? Pour s’en assurer, malgré
-les appels sonores d’André, elle demeure encore
-une seconde, debout devant la psyché qui occupe un
-des angles de la chambre, sous la pleine clarté tombant
-de la fenêtre. Elle tire, puis relève quelques
-petites mèches folles de cheveux, sous sa grande
-capeline de paille, arrange dans sa ceinture, où
-se fanent des roses, les plis de la blouse de mousseline,
-inspecte la peau immaculée de ses souliers de
-daim blanc… Tout cela n’est pas mal, pas mal du
-tout !…</p>
-
-<p>Encore un appel. Cette fois, c’est Mme Seyntis
-qui, à son tour, jette un « Guillemette ! » presque
-impatient.</p>
-
-<p>— Me voici, maman. J’accours !</p>
-
-<p>Guillemette saisit au vol ses gants, son ombrelle,
-et comme un tourbillon blanc, apparaît sur le
-perron, histoire de ne pas faire attendre sa mère, en
-fillette bien élevée, car elle sait que l’heure du train
-n’est pas encore toute proche.</p>
-
-<p>En effet, comme d’ordinaire, Mme Seyntis, aiguillonnée
-par la crainte d’être en retard, est de beaucoup
-en avance. La gare est encore à peu près sevrée
-de voyageurs. André en profite pour observer, à son
-aise, les manœuvres des employés et se campe mal
-à propos sur leur chemin, quand ils évoluent avec
-des marchandises à charger. Mad le suit comme toujours.
-Guillemette, frottant l’asphalte du bout de son
-ombrelle, se demande, curieuse, si elle va retrouver
-le sérieux oncle René d’autrefois… Et Mme Seyntis
-songe à s’asseoir, car son émotion lui donne une
-soudaine lassitude.</p>
-
-<p>Un voyageur a encombré le banc de ses paquets
-et a l’air très mécontent que Mme Seyntis manifeste
-l’intention d’y prendre place. Elle, d’ordinaire,
-est la mansuétude même ; mais l’arrivée de son
-frère lui donne des nerfs très vibrants. Comme ce
-voyageur n’a pas l’air de se douter qu’il devrait
-écarter son chargement, elle repousse les paquets
-sans plus de cérémonie.</p>
-
-<p>L’homme tressaute.</p>
-
-<p>— Mais, madame, prenez garde ! Ce sont des marchandises
-qui payent…</p>
-
-<p>Mme Seyntis regarde de haut en bas cet inconnu
-qui se permet de lui parler ; et elle réplique vertement, — le
-sans-gêne lui est odieux :</p>
-
-<p>— Les bancs sont pour les voyageurs, non pour
-les marchandises !</p>
-
-<p>Et elle s’assied à la place qu’elle s’est faite. Elle est
-un peu rouge, parce qu’elle déteste se voir en évidence
-et vient de remarquer que des voyageurs ont
-entendu le colloque et sourient. D’elle ? de ce malotru ?
-Pendant une seconde, Mme Seyntis est si contrariée
-de l’incident qu’elle en oublie son cher voyageur.</p>
-
-<p>Mais André revient affairé.</p>
-
-<p>— Le train est signalé. Vous entendez ? maman.</p>
-
-<p>Mme Seyntis n’entend rien du tout. Mais cependant
-elle se lève comme si la locomotive entrait en
-gare. Guillemette vient près d’elle. D’un geste machinal,
-elle relève de petits cheveux sur sa nuque.</p>
-
-<p>Un sifflement aigu, un panache de fumée, un bruit
-sourd qui grandit et le train arrive en grondant. Des
-portières s’ouvrent ; Mme Seyntis est toute pâle et
-mordille sa lèvre qui tremble.</p>
-
-<p>— René ! Ah ! voici René !</p>
-
-<p>Et oublieuse de sa réserve coutumière, elle court
-vers le voyageur qui saute de wagon, et l’embrasse
-avec effusion, sans souci des regards.</p>
-
-<p>Discrètement, Guillemette, Mad, André sont restés
-un peu en arrière ; mais tous trois contemplent leur
-oncle avec un juvénile intérêt.</p>
-
-<p>II est grand, brun, a des yeux très noirs, un teint
-brûlé qu’accentue l’éclair d’ivoire de très belles dents
-et la blancheur immaculée du col qui enserre le cou ;
-une tenue de <span lang="en" xml:lang="en">clubman</span> élégant et correct, — aucune
-recherche de chic, — avec ce quelque chose qui trahit
-l’officier en civil.</p>
-
-<p>C’est à peu près ainsi que Guillemette se le rappelait.
-Pourtant, elle ne le voyait pas si bronzé et elle
-lui croyait l’air plus froid, plus sévère. Il est vrai
-qu’en ce moment, il sourit en tenant les deux mains
-de Mme Seyntis, dont les joues, maintenant empourprées,
-sont humides.</p>
-
-<p>Elle est tellement toute à la joie de ce retour,
-qu’elle en accepte sans contrariété l’annonce que son
-mari, retenu pour affaires, ne pourra arriver que le
-lendemain. Elle répète, comme le cri même de son
-cœur :</p>
-
-<p>— René ! mon René !… Quel bonheur de te retrouver !…
-Mais j’oublie de te présenter tes neveu et
-nièces !… pense-t-elle soudain.</p>
-
-<p>— Laisse-moi les reconnaître ! Marie… Ce grand
-garçon, c’est André… Et celle-ci, ce doit être la
-jeune Mad… Et… est-ce que vraiment cette belle
-demoiselle est ma nièce Guillemette ?… Ah ! le
-temps !… le temps !… Il y a décidément bien des
-années que je suis parti… Je peux embrasser ?
-Marie.</p>
-
-<p>— Mais bien entendu ! Quelle question !</p>
-
-<p>— Vous permettez aussi ? Guillemette. En l’honneur
-de mon arrivée.</p>
-
-<p>Elle lui tend ses joues fleurant l’œillet et la jeunesse ;
-et elle éprouve une bizarre impression de surprise,
-à sentir sur son visage l’attouchement de ces
-lèvres masculines, le frôlement de la moustache qui
-garde un parfum vague de bon cigare.</p>
-
-<p>C’est qu’aussi l’oncle René ne la tutoyant plus, la
-traitant en grande personne, lui paraît un étranger,
-un oncle tout neuf dont elle ne sait rien, si ce n’est
-qu’il a l’air de la trouver gentille à voir. Cela ne lui
-est pas désagréable du tout ; et avec une bonne grâce
-parfaite, elle accepte le regard attentif, étonné, pénétrant
-des yeux noirs, qui semble vouloir aller jusqu’au
-fond de l’âme.</p>
-
-<p>— Laissez-moi vous contempler un peu, Guillemette.
-Je ne sais pourquoi, je n’avais pas pensé que
-je vous retrouverais une jeune fille. Quel âge avez-vous
-donc ?</p>
-
-<p>Elle a un rire léger, amusée de la question qui lui
-rappelle le temps où elle était une petite fille très
-indisciplinée, souvent morigénée par l’oncle si sage.</p>
-
-<p>— J’ai pris des années, mon oncle. J’ai passé les
-âges qui s’avouent en dehors de la famille. Mes dix-huit
-ans sont venus en janvier dernier.</p>
-
-<p>— Mes compliments, ma nièce. Vous êtes décidément
-entrée dans le clan des personnes sérieuses.</p>
-
-<p>— Hum ! hum ! fait, avec un peu de malice,
-Mme Seyntis chez qui l’arrivée de son frère semble
-ranimer la gaîté de sa jeunesse.</p>
-
-<p>— Maman, maman, ne soyez pas taquine et reconnaissez
-que vous pourriez avoir une fille beaucoup
-plus détestable ! Je m’applique à être si gentille !</p>
-
-<p>— Ah ! tant mieux, ma nièce, car j’espère que
-votre gentillesse voudra bien se faire sentir jusqu’à
-moi !</p>
-
-<p>— Bien sûr, si vous le méritez, oncle René. Ma
-bonté s’étend à toute la nature, comme on dit en
-poésie.</p>
-
-<p>Elle lui glisse cela, d’un accent qui est un délicieux
-amalgame de coquetterie et de candeur. De nouveau,
-les yeux noirs arrêtent un regard de curiosité sur
-elle qui ressemble si peu à la jeune fille que fut sa
-mère autrefois. Quel monde, à lui inconnu, semble
-enfermer cette jolie forme souple !</p>
-
-<p>Le train s’ébranle de nouveau vers Cabourg. Et
-Mme Seyntis, alors arrachée à sa joie, s’avise qu’il
-serait préférable de regagner les <i>Passiflores</i>. C’est,
-aussitôt, le prosaïque souci des bagages à reconnaître.
-Les porteurs se précipitent ; le chef de gare lui-même
-s’empresse, Mme Seyntis étant un personnage à
-Houlgate ; et l’oncle René donne ses ordres avec le
-parler net et bref des hommes habitués au commandement.</p>
-
-<p>— Mon oncle, vous revenez en voiture, n’est-ce
-pas ? insinue Mad, qui trouve son oncle très bien et a
-envie de lui dire quelque chose d’aimable pour qu’il
-s’occupe d’elle.</p>
-
-<p>— Ma nièce, je crois que j’aurai la force de marcher !</p>
-
-<p>— Ah ! marmotte la petite, désappointée. Mais c’est
-que maman, elle, déteste la marche.</p>
-
-<p>— Eh bien, nous monterons tous en voiture avec
-« maman ». Marie, je suis à toi, j’en ai fini avec les
-bagages.</p>
-
-<p>Devant la gare, stationne la Victoria dont les chevaux
-battent la poussière.</p>
-
-<p>— Guillemette, mets-toi près de moi, dit Mme Seyntis ;
-Mad se glissera entre nous, et nous laisserons le
-siège de devant pour nos deux garçons.</p>
-
-<p>Le second garçon, c’est l’oncle René. Cela amuse
-Guillemette d’entendre Mme Seyntis traiter avec tant
-de désinvolture ce frère qui la dépasse de toute la
-tête et dont le visage, quand il ne sourit pas, est plutôt
-sévère. Ah ! l’oncle René n’a pas l’air d’un jeune
-homme flirt ; rien d’un frivole danseur de cotillon !</p>
-
-<p>Guillemette le considère assis devant elle tandis
-qu’il cause gaiement avec sa mère. Est-ce lui qui a
-rajeuni ou elle qui a vieilli ? mais bien moins qu’autrefois,
-il lui paraît un monsieur d’âge, quelque
-chose comme un jeune père…</p>
-
-<p>Et sa pensée audacieuse de petite Ève se demande
-ce qu’il y a derrière ce masque sérieux, calme, mais
-un brin austère… Un masque énergique, aux lignes
-très nettes, coupé par la barre des sourcils, droits
-comme doit l’être la volonté du capitaine Carrère.
-Mais les yeux qui regardent sous ces sourcils impérieux
-ont quelque chose de très bon… Et comme la
-voix brève a parfois des inflexions tendres pour
-s’adresser à Mme Seyntis !…</p>
-
-<p>Peut-être il parlait ainsi à Nicole. Pourtant, il n’a
-pu la charmer, faire qu’elle ne redoutât pas ce qu’elle
-appelait, plutôt moqueuse, la « sagesse » de René
-Carrère… Dans le souvenir de Guillemette, jaillit la
-vision de la jeune femme, en ce jour d’été où, devant
-les étoffes soyeuses, quelques mots, dits par hasard,
-ont, tout à coup, évoqué un passé enseveli comme
-le sont les morts. Sous sa capeline enguirlandée de
-roses, Nicole avait des yeux songeurs, tristes même,
-tandis qu’elle parlait en souriant, avec des lèvres
-qui semblaient frémissantes, de ces choses finies.
-Bien finies ?… Dans quelques semaines, à Houlgate,
-lui et elle vont se revoir, vivre l’un près de l’autre.</p>
-
-<p>Guillemette est si intéressée par ce problème sentimental,
-qu’elle est saisie de s’entendre tout à coup
-interpellée :</p>
-
-<p>— Guillemette, ma nièce, est-ce que vous êtes toujours
-silencieuse ainsi ?</p>
-
-<p>Avec malice, elle jette, l’air sage :</p>
-
-<p>— Comme toutes les personnes raisonnables, mon
-oncle, j’ai mes heures de méditation.</p>
-
-<p>— Ah ! très bien !… très bien !… Marie, tu avais
-honteusement calomnié cette jeune fille en la traitant
-de gamine ! Et peut-on vous demander l’objet de
-votre méditation, ma chère nièce ?</p>
-
-<p>Elle devint toute rouge comme si les yeux de l’oncle
-René allaient lire en elle, et le sourire où il y a de
-l’enfant et de la femme retrousse ses lèvres :</p>
-
-<p>— Je compare l’oncle René d’autrefois avec celui
-d’aujourd’hui !</p>
-
-<p>— Il y a changement sensible ?… Vous me trouvez
-bien vieux, avouez, Guillemette. Je vous fais, plus
-que jamais, l’effet d’un oncle ?</p>
-
-<p>Elle secoue la tête.</p>
-
-<p>— Non, au contraire… J’avais gardé le souvenir
-d’un oncle René très grave, un peu… croquemitaine…
-Mais vous avez l’air beaucoup plus… plus à ma portée…</p>
-
-<p>— Ah ! tant mieux ! Car j’ai grande envie que vous
-me trouviez un oncle charmant, déclara-t-il joyeusement,
-tandis que Mme Seyntis s’exclame :</p>
-
-<p>— Voyons, Guillemette, ne commence pas à dire
-des sottises !</p>
-
-<p>Elle est un peu déroutée par la transformation que
-le temps semble avoir opérée dans les rapports de
-son frère et de Guillemette. Elle, aussi, au premier
-moment, a été surprise qu’il ne la tutoyât plus. Pourtant,
-elle ne lui a pas rappelé ses habitudes d’antan.
-Les années qui viennent de s’écouler ont creusé un
-invisible sillon et tracé des distances.</p>
-
-<p>— Et vous ne me gronderez plus, mon oncle ?</p>
-
-<p>— Oh ! je ne me le permettrais pas…</p>
-
-<p>— Hum, hum ! Vous êtes très sage et moi, je ne le
-suis guère !</p>
-
-<p>— Guillemette, soyez bonne, ne vous moquez pas
-de moi !… et donnez-moi seulement la permission de
-vous gâter !</p>
-
-<p>— Oh ! je ne demande pas mieux ! J’adore qu’on
-me gâte !</p>
-
-<p>Elle a parlé avec tant de conviction que tous se
-mettent à rire. Mad pense qu’elle aussi aime à être
-gâtée. Mais elle n’ose pas le dire !</p>
-
-<p>La voiture roule dans les avenues claires que bordent
-des villas aux terrasses fleuries de géraniums
-roses. Des femmes, en robe blanche, passent sous le
-dôme feuillu des arbres. Des attelages filent, d’une
-impeccable élégance. Un honnête tramway, antique
-et modeste, corne éperdument pour annoncer qu’il
-va s’ébranler vers Cabourg. Les nourrices font jouer
-les tout petits sur la place ombreuse d’où partent les
-avenues plantées de vieux arbres et le large chemin
-qui descend vers la plage.</p>
-
-<p>— Ah ! mon petit Houlgate n’a pas changé depuis
-quatre ans ! Comme je le retrouve pareil à lui-même !…
-fait l’oncle René de cet accent qui assouplit étrangement
-sa voix… Si pareil que, n’étaient ces jeunes visages,
-je pourrais croire que j’ai rêvé mon séjour en
-Afrique. Ah ! la mer, la mer française !</p>
-
-<p>L’oncle René regarde avec une sorte d’avidité les
-eaux qui miroitent somptueusement, telle une immense
-nappe étincelante, hérissée, près du rivage,
-par les sombres silhouettes de roches basses, noires
-de varechs.</p>
-
-<p>Mais la voiture tourne brusquement et s’engage
-sous la haute porte couronnée de clématites, derrière
-laquelle s’allonge le parc, avec la perspective charmante
-des massifs en fleurs, des allées poudrées de
-sable sous la dentelle des branches.</p>
-
-<p>Derrière les fenêtres ouvertes, les rideaux se soulèvent,
-à la brise du crépuscule. Au pied du perron,
-sous les arbres, les sièges groupés ont un air d’intimité.</p>
-
-<p>— René, te voilà chez toi ! dit affectueusement
-Mme Seyntis. Les <i>Passiflores</i> te souhaitent la bienvenue !</p>
-
-<p>Il lui sourit ; et il y a une sorte de ferveur joyeuse
-dans son accent quand il répond :</p>
-
-<p>— Que c’est bon, le <i lang="en" xml:lang="en">home</i>, comme disent nos voisins…
-Surtout après un exil de plus de quatre
-années !</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Guillemette serait peut-être un peu embarrassée
-d’expliquer par quelle suite de sentiments complexes,
-pendant le dîner qui est d’une animation inaccoutumée,
-elle trouve agaçant de voir l’oncle René répondre
-généreusement aux questions d’André sur Madagascar ;
-questions qui en amènent d’autres de
-Mme Seyntis, de sorte que l’oncle René semble transformé
-en conférencier. Quand il cause ainsi, elle le
-retrouve tel qu’autrefois, alors qu’il ne parlait jamais
-que de choses sérieuses, au temps où il a effrayé Nicole
-de sa haute raison. Mademoiselle aussi se mêle
-discrètement à la conversation parce qu’il y est question
-de géographie.</p>
-
-<p>Dieu ! qu’ils disent donc tous des paroles instructives !
-Guillemette se croit revenue au temps où elle
-subissait de doctes cours.</p>
-
-<p>Mais si elle est peu charmée de trouver son
-oncle à ce point prolixe de renseignements sur Madagascar,
-elle ne peut s’empêcher de s’intéresser à
-certains détails pittoresques qui colorent ses explications,
-au sentiment profond qu’elle devine en lui
-pour les choses de sa carrière. Ah ! il est un soldat
-convaincu !</p>
-
-<p>Cependant, si occupé soit-il par l’obligation de
-répondre aux questions qui pleuvent dru sur lui, il
-s’aperçoit assez vite que Guillemette écoute silencieuse,
-ouvrant de larges prunelles où se jouent les
-reflets de sa pensée.</p>
-
-<p>Et il demande :</p>
-
-<p>— Ce sont mes sempiternels récits qui vous rendent
-muette ainsi ? Guillemette.</p>
-
-<p>— Mon oncle, je m’instruis…</p>
-
-<p>— Que vous êtes donc sage ! ma nièce.</p>
-
-<p>— Suffisamment à votre gré ? oncle René. Car
-j’imagine que vous ne devez apprécier que les jeunes
-personnes dont les qualités sérieuses sont à toute
-épreuve… Ah ! quelle tante parfaite vous me donnerez
-sûrement !</p>
-
-<p>— Une tante ? répète-t-il, saisi. Puis il se met à
-rire :</p>
-
-<p>— Ah ! vous ne perdez pas de temps, petite Guillemette.
-A peine suis-je débarqué que vous me mettez
-en ménage…</p>
-
-<p>— C’est pour votre bonheur, mon oncle.</p>
-
-<p>— Espérons-le, ma nièce.</p>
-
-<p>Il dit cela si gaiement que Guillemette est tout à coup
-pénétrée de la certitude qu’il est consolé d’avoir perdu
-Nicole. Et, en fin de compte, sans savoir pourquoi, elle
-préfère qu’il en soit ainsi. Elle s’amuse de le voir assez
-effrayé par la promesse de Mme Seyntis de faire prochainement
-défiler devant lui les plus charmantes
-filles qu’elle ait pu trouver, en ses relations, capables
-de lui apporter le bonheur conjugal.</p>
-
-<p>Aussi, en se levant de table, entend-il sa jeune
-nièce lui glisser d’un ton encourageant :</p>
-
-<p>— Soyez tranquille, oncle René, le premier flot
-des invités n’arrive que la semaine prochaine. Vous
-avez encore huit grands jours de pleine liberté !</p>
-
-<p>Le dîner est fini. Les portes-fenêtres du salon sont
-large ouvertes sur la terrasse, blanche de clair de
-lune, où les arbres détachent des ombres mouvantes.
-Un souffle tiède fait, par instants, trembler la flamme
-des lampes et apporte du jardin un arome de fleurs…</p>
-
-<p>Guillemette s’approche de la fenêtre, laissant Mademoiselle
-s’installer paisiblement avec son ouvrage.
-Mme Seyntis est appelée au dehors par un ordre
-à donner.</p>
-
-<p>— Guillemette, vous n’avez pas froid ?… Vous avez
-un corsage si léger !</p>
-
-<p>C’est l’oncle René qui l’a suivie. Elle tourne la tête
-vers lui, dont la haute taille se découpe sur la
-lumière de la lampe. La tenue du soir lui va bien…</p>
-
-<p>— Il ne fait pas froid, mon oncle. C’est exquis,
-une soirée comme celle-ci !</p>
-
-<p>— Oh ! oui exquis ! répète-t-il avec cette sorte
-d’allégresse contenue qu’elle a déjà surprise dans son
-accent. Je ne soupçonnais pas à quel point il me
-semblerait bon de retrouver ma maison familiale et
-ceux qu’elle abrite !</p>
-
-<p>Il la regarde avec un plaisir si évident, que le
-démon de la coquetterie frétille incontinent en sa
-jeune cervelle, y allumant un naïf désir de conquête, — revanche
-des admonestations de l’oncle, jadis.</p>
-
-<p>Elle est perchée sur le bras d’un divan ; la pointe
-effilée de son soulier bat le tapis, et sa main tourmente
-un coussin. La clarté des lampes caresse le
-visage spirituellement mobile, l’ardente étoile des
-yeux, les lèvres qui ont une délicieuse expression de
-gaminerie câline pour interroger :</p>
-
-<p>— Ce n’est pas seulement maman, dites, oncle
-René, que vous êtes content de revoir !… C’est un
-peu nous aussi, les enfants.</p>
-
-<p>— Vous en doutez ? Guillemette.</p>
-
-<p>— Je me souviens, mon oncle, qu’autrefois, vous
-me trouviez une créature insupportable !</p>
-
-<p>Il a un geste de protestation.</p>
-
-<p>— Oh ! mais si, mon oncle… Certainement je me
-suis assagie ; mais il est positif que je vous agacerai
-encore plus d’une fois, que vous aurez la forte tentation
-de me gronder… Après tout, tant pis ! Nous en
-serons quittes pour nous réconcilier ; ne pensez-vous
-pas ?</p>
-
-<p>— Je le pense ! Mais j’espère bien, quoi que vous
-en disiez, que nous n’aurons pas à nous réconcilier !…
-C’est étonnant, toutefois, comme vous ressemblez peu
-à votre mère !</p>
-
-<p>— Sûrement, à mon âge, maman valait mieux que
-moi, reconnaît Guillemette avec conviction. Je voudrais
-être à sa hauteur, mais c’est impossible ! Les
-éléments font défaut. Maman est comme vous, mon
-oncle, taillée dans de l’étoffe de sagesse !</p>
-
-<p>René rit gaiement :</p>
-
-<p>— Guillemette, je crains que vous ne vous illusionniez,
-quant à la valeur de mon étoffe qui doit être
-bien tramée, comme on dit, je crois.</p>
-
-<p>— Parfaitement, mon oncle. Tant mieux si vous
-n’êtes pas si sage que je le craignais. Une chose certaine,
-c’est que vous ne me faites plus, autant qu’il y
-a quatre ans, l’effet d’un monsieur respectable !</p>
-
-<p>— Ah ! tant mieux ! s’écrie René un peu réconforté,
-car il éprouvait un vague agacement à se voir juché
-sur un piédestal de vertu et d’austérité par cette malicieuse
-fillette.</p>
-
-<p>— Guillemette, à mon tour, je vous adresse une
-demande. Ne me traitez pas en vieux monsieur, mais
-en camarade !</p>
-
-<p>— Oh ! pour cela, mon oncle, ce serait trop irrévérencieux.
-Mettons, si vous voulez, en ami !</p>
-
-<p>— C’est cela, nous serons amis… Mais des amis
-doivent bien se connaître et, pour moi, qui viens
-de si loin, vous êtes le mystère. Ne prenez pas mes
-paroles pour un mauvais compliment, mais pour un
-simple désir de me renseigner… Guillemette, je
-m’imagine que vous êtes terriblement coquette !</p>
-
-<p>Elle rit et son jeune visage a une indéfinissable
-expression :</p>
-
-<p>— Mon oncle, on fait ce qu’on peut !</p>
-
-<p>Il se demande ce qu’elle veut dire et en éprouve
-de nouveau une secrète impatience. Se moque-t-elle
-de lui ? Il répète :</p>
-
-<p>— On fait ce qu’on peut pour ?…</p>
-
-<p>— Pour… pour être en gré, auprès de tout le
-monde… Voilà !</p>
-
-<p>Il va la questionner encore avec une sourde irritation
-de ne savoir pas mieux débrouiller la pensée
-intime de cette petite fille. Mais Mme Seyntis qui
-rentre dans le salon l’appelle.</p>
-
-<p>— René, viens-tu un peu sur la terrasse ? Il fait
-très doux ce soir…</p>
-
-<p>Et il obéit, trouvant tout de suite un singulier bien-être
-à la pensée qu’avec sa sœur, il va être en parfaite
-communauté d’esprit. Elle a une âme limpide dans
-laquelle il est aisé de lire…</p>
-
-<p>Sous la lampe, Mademoiselle continue à faire mouvoir
-les aiguilles de son tricot, d’un doigt machinal,
-car sa pensée est à Paris, enfuie vers le modeste logis,
-d’où l’impitoyable raison a seule pu l’isoler. Dans
-cette famille étrangère, elle se sent isolée, si bienveillant
-soit-on pour elle, et, le soir surtout, la nostalgie
-de son <i lang="en" xml:lang="en">home</i> s’abat sur elle, très douloureuse.</p>
-
-<p>Sur la terrasse, André et Mad se font part de leurs
-impressions au sujet de l’oncle, qu’André déclare un
-« chic type », noir comme une bouteille d’encre !
-ajoute-t-il sans respect ; ce qui éveille les protestations
-indignées de Mad.</p>
-
-<p>Guillemette laisse de côté les uns et les autres et va
-s’asseoir à l’écart dans un vaste <i>rocking-chair</i> où sa
-svelte personne semble disparaître toute, et, contemplant
-dans le velours sombre du ciel l’éclair
-des étoiles filantes, elle songe vaguement à toute
-sorte de choses imprécises qui lui font l’âme
-joyeuse.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">V</h2>
-
-
-<p>Dans la déchirure des nuages lourds de pluie, vient
-de jaillir un frêle rayon de soleil. Guillemette pense
-que le jardin doit sentir bon la verdure mouillée et
-elle insinue, d’une voix engageante :</p>
-
-<p>— Voici qu’il fait beau. Nous pourrions peut-être
-nous aventurer dehors…</p>
-
-<p>Un orage a éclaté dans la nuit et le jour dominical
-est lamentable, troublé par des averses rageuses et
-des bourrasques qui soulèvent la mer en grosses
-vagues dont l’écume est poudrée de sable.</p>
-
-<p>Guillemette serait seule au logis qu’elle ne reculerait
-ni devant les averses ni les bourrasques pour
-s’en aller trotter dehors. Mais juste, ce dimanche,
-Mme Seyntis a invité à venir déjeuner aux <i>Passiflores</i>
-des châtelains du voisinage avec qui elle entretient
-des relations de politesse. Ils sont considérablement
-riches, honnêtement provinciaux, ne quittent leurs
-vastes domaines que pour trois mois de séjour à
-Caen, dans un vieil hôtel dont les antiquaires du cru
-célèbrent les trésors. Tout récemment, M. le curé
-d’Houlgate a fait un tel éloge de l’aînée des jeunes
-filles que, songeant à son frère, Mme Seyntis a réfléchi
-qu’il était peut-être sage de lui faire rencontrer
-Louise de Mussy ; et cela, avant que le brouhaha des
-réceptions estivales ait commencé aux <i>Passiflores</i>. Car
-ce paraît être une jeune fille qui ferait pour lui une
-femme parfaite : « Vingt-deux ans, d’une instruction
-« considérable », a dit M. le curé, pieuse, bonne
-ménagère, de physique agréable… »</p>
-
-<p>Mais comme Mme Seyntis a constaté que René envisage
-sans enthousiasme la question mariage, elle
-s’est bien gardée de lui faire part de ses rêves matrimoniaux
-au sujet de Louise de Mussy et s’est bornée
-à souhaiter qu’un beau temps permette les promenades
-dans le parc, favorables aux conversations.</p>
-
-<p>Hélas ! la nature est demeurée sourde aux désirs de
-Mme Seyntis ; et celle-ci est d’autant plus navrée
-des cataractes versées par le ciel, qu’elle sait son mari
-agacé de devoir subir une invasion sans agrément
-pour lui et Guillemette sourdement de méchante
-humeur, devant la nécessité de se répandre en amabilités
-pour des indifférents dont elle ne sait pas
-apprécier les mérites.</p>
-
-<p>C’est sous une pluie diluvienne que l’équipage des
-de Mussy a fait son apparition ; et Mme Seyntis, si
-hospitalière fût-elle, n’a pu s’aventurer pour les
-accueillir, sur le perron ruisselant. Aussi s’est-elle
-répandue en exclamations désolées, l’air aussi contrite
-que si elle était responsable de l’état du ciel, et Mme de
-Mussy s’est empressée de lui répondre par des protestations
-de plaisir. C’est une forte personne, très
-bonne, toujours souriante et affairée, d’une loquacité
-monotone, intarissable, richement alimentée par tous
-les riens qui occupent sa cervelle.</p>
-
-<p>Son mari est un type parfait de gentilhomme campagnard,
-robuste, d’une belle allure à la François I<sup>er</sup>,
-haut en couleur, que son seul aspect révèle bon mangeur,
-solide buveur et joyeux compagnon de chasse.</p>
-
-<p>Les deux jeunes filles sont la correction personnifiée,
-quant à la tenue et à la toilette, — habillées
-en Parisiennes sans chic. L’aînée est jolie, avec des
-traits froidement réguliers, un regard très intelligent
-de créature qui sait bien ce qu’elle veut et arrive toujours
-à le faire. Sa sœur est timide et quelconque. Elle
-lève des yeux de brebis effarouchée sur M. Seyntis,
-en réponse à ses paroles courtoises de bienvenue, et
-ensuite sur René Carrère qui lui a été présenté comme
-à sa sœur.</p>
-
-<p>Celle-ci a beaucoup plus d’assurance ; et à peine
-assise à table auprès de René, — par les soins
-diplomatiques de Mme Seyntis, — elle s’est prêtée
-avec une évidente bonne grâce à la conversation qu’il a
-entamée avec elle… Par politesse, a décrété, en son
-for intérieur, Guillemette qui, placée à l’autre extrémité
-de la table, ne peut entendre leurs paroles.</p>
-
-<p>Est-ce seulement par politesse qu’il poursuit une
-conversation qu’elle ne laisse pas tomber ? Ses yeux
-ont une expression attentive et un peu étonnée ;
-comme s’il ne s’attendait pas aux paroles qu’elle lui
-dit. Que peut-elle bien lui raconter ? Elle parle, très
-sobre de gestes. Quand elle sourit, la régularité de
-ses traits s’éclaire agréablement et Guillemette, qui
-l’observe, songe que si elle était mieux coiffée,
-l’ombre des cheveux adoucissant le large dessin
-du front, s’il y avait un peu plus de grâce capricieuse
-dans sa toilette, moins de raideur dans la
-taille, Louise de Mussy ferait, en somme, une jolie
-femme.</p>
-
-<p>Est-ce que l’oncle René devinerait cela, malgré
-l’austérité de ses goûts ?</p>
-
-<p>Guillemette est agacée d’être étrangère à leur conversation.
-Tout à coup, son oreille arrête au passage
-les mots « patronage… moralisation du peuple,
-écoles ménagères… »</p>
-
-<p>Ah ! les voilà bien, les vrais sujets qui peuvent
-captiver l’oncle René !… Lui qui aime les jeunes
-filles sérieuses et a en abomination les poupées de
-salon, comme il dit ; les créatures futiles vivant avec
-le misérable désir d’être heureuses ; sans but idéal
-dans toutes leurs actions, qui se passionnent pour
-les êtres et les choses, sont tristes ou gaies sans que
-les gens pondérés puissent s’expliquer pourquoi…</p>
-
-<p>Depuis huit jours, Guillemette a entendu causer
-sa mère et son oncle ! Elle est édifiée sur les idées
-de René quant aux mérites qu’il souhaite trouver
-dans sa future épouse. Sûrement, celle-ci devra être
-de ces femmes admirables qui veillent sur les
-comptes de la cuisinière et le linge du blanchisseur,
-font des confitures, savent raccommoder les bas,
-conduisent leurs enfants au cours, après les avoir fait
-travailler, etc., etc…</p>
-
-<p>Tous ces mérites, pourtant ! Nicole ne les possédait
-guère ; et cela n’a pas empêché qu’il ne fût follement
-amoureux d’elle !… Il est vrai que l’expérience
-a pu l’éclairer.</p>
-
-<p>Une soudaine mélancolie s’abat sur Guillemette
-qui se sent une créature très inférieure et s’abîme
-sous le poids de son humilité. De nouveau, elle considère
-la pluie qui cingle les vitres et écoute, la
-pensée vague, les propos qui s’échangent autour
-d’elle. M. de Mussy parle propriétés, chasses, élevage,
-avec son père résigné ; sa mère, dont les yeux
-glissent assez souvent vers René et Louise de Mussy,
-entretient Mme de Mussy de la désolante crise religieuse
-où la France se trouve jetée, et toutes deux
-gémissent que le pays va à sa perte, le clergé à la
-misère, les fidèles à l’échafaud, car un nouveau 93 est
-fatal.</p>
-
-<p>Guillemette s’ennuie horriblement ! Tant de fois
-déjà, elle a entendu à la table de sa mère les mêmes
-lamentations !… Elle voudrait que le déjeuner fût
-fini, que tous les de Mussy fussent « remballés »
-vers leur château et qu’elle-même ait recouvré sa
-précieuse liberté. Elle est fâchée après l’oncle René — son
-ami ! — qui ne lui envoie pas le moindre
-coup d’œil de compassion. Elle envie Mad et André
-qui jabotent à voix basse et Mademoiselle, qui a le
-droit de rester silencieuse, alors qu’elle-même doit se
-débattre avec le mutisme effaré de Clotilde de Mussy.</p>
-
-<p>Ah ! enfin, le déjeuner est achevé… Et la pluie ne
-tombe plus…</p>
-
-<p>C’est alors qu’elle hasarde, en un cri du cœur,
-après qu’elle a fini d’offrir le café :</p>
-
-<p>— Si nous allions un peu dans le jardin ?</p>
-
-<p>Mais Louise de Mussy accueille plus que froidement
-la proposition.</p>
-
-<p>— Oh ! il fera bien humide, après une si longue
-averse !</p>
-
-<p>C’est, en effet, probable ! Guillemette n’ose protester
-et coule un regard désolé vers la pendule. Il
-n’est encore que deux heures. Ah ! elle a le temps de
-causer avec les jeunes de Mussy !… A l’autre bout
-du salon, elle aperçoit l’oncle René qui a surpris son
-mouvement et la considère avec un peu de malice.
-Volontiers, elle le battrait de se moquer de sa détresse !</p>
-
-<p>Mais il ne paraît pas soupçonner son courroux et
-passe dans le billard avec son beau-frère et M. de
-Mussy. On entend le heurt des billes. A travers la
-glace sans tain, on voit évoluer les trois hommes
-dans la fumée de leurs cigares.</p>
-
-<p>Eux ne s’ennuient pas et Guillemette les envie
-à leur tour. Que va-t-elle faire pour distraire les jeunes
-filles, n’ayant pas la ressource d’un tennis ou d’un croquet
-et les éléments d’une conversation intéressante
-ne se présentant pas… Car Louise de Mussy ne la
-juge pas à sa hauteur, elle, pauvre créature qui ne
-donne son temps ni aux écoles ménagères, ni aux
-patronages, sociétés de secours aux blessés, etc…</p>
-
-<p>Comme elle surprend un regard de Louise de
-Mussy vers le billard, elle demande avec une imperceptible
-raillerie :</p>
-
-<p>— Voulez-vous aller retrouver ces messieurs ?</p>
-
-<p>Louise de Mussy ne se laisse jamais troubler :</p>
-
-<p>— Nous les dérangerions sans doute. Mais, de
-notre côté, nous pourrions peut-être jouer à quelque
-chose ; aux dominos, par exemple.</p>
-
-<p>Guillemette la contemple avec stupeur.</p>
-
-<p>— Aux dominos ?… Vous jouez aux dominos ?</p>
-
-<p>— Mais oui, très souvent… presque tous les
-soirs !</p>
-
-<p>— Pour… pour amuser votre famille ?</p>
-
-<p>— Et nous amuser nous-mêmes !… Cela a l’air de
-vous surprendre ?</p>
-
-<p>— Oui ; je n’avais jamais pensé que des personnes
-de votre âge usaient des dominos… Je croyais que
-c’était pour les petits enfants, les vieilles personnes
-et…</p>
-
-<p>Elle s’arrête court ; elle allait dire étourdiment :
-« Et les concierges ! » Elle achève, polie :</p>
-
-<p>— Mais nous pouvons faire une partie en attendant
-que le jardin soit plus sec !</p>
-
-<p>Complaisamment, Mademoiselle s’est mise à la
-recherche d’un jeu ; puis elle est réquisitionnée ainsi
-que Mad et André. Elle a certaines lueurs sur la
-façon de bien jouer et ébauche quelques modestes
-combinaisons. André a des prétentions à un jeu
-savant. Mais Guillemette et Mad placent au petit
-bonheur leurs dominos et excitent ainsi la réprobation
-de Louise de Mussy et même de sa timide sœur.
-Toutes deux ont des airs convaincus, réfléchissent,
-calculent… Guillemette, qui n’est pas patiente et a les
-chiffres en abomination, trépigne sur place et
-regarde, comme la terre promise, le jardin où, cette
-fois, le soleil resplendit sur les feuilles luisantes
-d’eau…</p>
-
-<p>Derrière elle, une voix s’élève :</p>
-
-<p>— Il me semble qu’il fait beau maintenant ! Nous
-pourrions peut-être faire une petite promenade ?</p>
-
-<p>C’est l’oncle René. Il a fini de jouer au billard et a
-pris en pitié Guillemette dont il a vu la mine, alors
-qu’elle poussait, au hasard, les dominos. Elle lui
-répond par un regard reconnaissant :</p>
-
-<p>— C’est vrai, le temps est remis ! Mère, ne pourrions-nous
-aller goûter à l’hôtellerie de Guillaume le
-Conquérant ? Permettez qu’on attelle le break ?…</p>
-
-<p>Mme Seyntis écoute sans enthousiasme ; il est
-contraire à ses principes de donner, le dimanche, un
-travail inutile à ses gens. Mais elle voit les yeux suppliants
-de Guillemette et croit, sur l’assurance de sa
-fille, que les jeunes de Mussy sont désireuses de cette
-excursion par un temps gros de menaces. Alors, elle
-cède.</p>
-
-<p>Jusqu’au moment où le break stationne devant
-le perron, Guillemette surveille avec anxiété les
-nuages. Ils ne se rapprochent pas trop vite, heureusement !</p>
-
-<p>Mme de Mussy, ayant décliné l’offre de la promenade,
-reste à entretenir Mme Seyntis des innombrables
-bonnes œuvres qu’elle honore de sa protection ;
-et c’est Mademoiselle qui doit chaperonner la
-jeunesse sous la protection de l’oncle René. La certitude
-de sa présence paraît avoir réconcilié Louise de
-Mussy avec cette promenade, sous un ciel inquiétant.</p>
-
-<p>Enfin la voiture roule sur la route que balaye un
-vent chaud et humide. La mer est basse ; large ruban
-d’opale, moiré de vert sombre, qui cerne les sables,
-au loin. Louise de Mussy met la conversation sur
-Madagascar et questionne René qui se prête courtoisement
-à un docte interrogatoire. Elle fait ainsi
-montre d’une telle érudition qu’André ébloui s’écrie,
-avec une candeur déplorable :</p>
-
-<p>— Oh ! Mademoiselle, pour sûr, devant voir l’oncle
-René, vous avez pioché Madagascar pour être à sa
-hauteur !</p>
-
-<p>Il y a un léger froid. Louise lance un regard foudroyant
-vers André à qui Mademoiselle murmure
-un : « Oh ! André ! » plein de reproches.</p>
-
-<p>— Vous me supposez donc bien ignorante ? monsieur
-André.</p>
-
-<p>A l’accent de la voix, André prend conscience qu’il
-a dit une sottise, devient très rouge et patauge :</p>
-
-<p>— Oh ! non ! mademoiselle… Je pensais seulement
-que vous étiez comme Guillemette qui ne sait rien !</p>
-
-<p>— André ! fait encore Mademoiselle, toute confuse.</p>
-
-<p>Sa protestation est perdue pour tous, car de
-larges gouttes viennent s’écraser sur les parapluies,
-ouverts en hâte.</p>
-
-<p>Une nouvelle averse éclate, drue, jetant le désarroi
-dans le break où les promeneurs s’efforcent de s’envelopper
-dans les manteaux prudemment emportés.
-Mais le vent est violent, les parapluies se heurtent et
-les mouvements sont difficiles.</p>
-
-<p>Louise de Mussy, qui ne pense plus à Madagascar,
-s’exclame, entre les dents :</p>
-
-<p>— Quel temps ! Quel temps ! Aussi c’était insensé
-de se mettre en route ! Je ne peux pas tenir mon
-parapluie !</p>
-
-<p>— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de
-vous abriter ? demande René, peu flatté de voir
-traiter d’« insensée » une promenade dont il a eu
-l’idée.</p>
-
-<p>— Ce serait, en effet, plus commode. Clotilde,
-recule-toi, que M. Carrère se mette près de moi ! Tu
-me fais goutter dans le cou l’eau de ton parapluie !</p>
-
-<p>Il n’y a plus trace de sourire sur son visage que le
-mécontentement durcit ; et Guillemette le constate
-sans pitié, malgré un faible remords d’être cause de
-l’aventure.</p>
-
-<p>— Ramenez-nous vite aux <i>Passiflores</i> ! commande
-René au cocher. Le temps se reprend, nous ne gagnerions
-rien à attendre dans un abri quelconque.</p>
-
-<p>Les chevaux sont vigoureusement lancés sur la
-route que cingle l’averse. Les parapluies sont ballottés
-par le vent. La mer et le ciel se confondent en
-un lointain gris sombre ; la plage est déserte.</p>
-
-<p>Dans le break, Mad et André s’amusent du ruissellement
-d’eau qui s’abat sur eux ; Guillemette est
-agacée du silence expressif de Louise de Mussy que
-la protection de l’oncle René n’a pu rasséréner. Son
-« Enfin, nous voici à l’abri ! » est significatif quand la
-voiture s’arrête au bas du perron, luisant comme un
-lac. La glace du vestibule, pour comble de malheur,
-lui permet de se voir ébouriffée par le vent, son chapeau
-penché vers la gauche… D’un geste irrité, elle
-le remet droit et regarde vers ses compagnons d’infortune.
-Sa sœur éveille la pensée d’une naïade.
-Mademoiselle a une épaule trempée, ayant reçu sans
-mot dire toute l’eau du parapluie de Clotilde de
-Mussy ; mais elle a gardé son air souriant et soigné.
-Mad contemple, ravie, sa lourde natte trempée. Guillemette,
-sous son canotier de paille, est toute rose et
-ses cheveux soulevés par les rafales ressemblent,
-autour du front, sur la nuque, à une mousse poudrée
-d’or roux. Volontiers, Louise de Mussy la pilerait.
-Elle demande, d’un accent où frémit son dépit :</p>
-
-<p>— Est-ce que dans votre cabinet de toilette je
-pourrais un peu me recoiffer ?</p>
-
-<p>— Mais oui, certes ! Voulez-vous l’aide de la femme
-de chambre ?</p>
-
-<p>— Si possible, oui.</p>
-
-<p>Enchantée de fuir son courroux, Guillemette lui
-livre sa camériste qui arrange, sèche, relisse… Bref,
-le thé servi, une Louise de Mussy souriante, ne sentant
-plus le chien mouillé, fait sa réapparition dans
-le salon où tous sont réunis. Guillemette offre les
-tasses, avec Mademoiselle. Clotilde répond avec timidité
-aux efforts de René pour entretenir une conversation
-avec elle. Mme Seyntis a l’air un peu fatiguée ;
-mais Mme de Mussy cause toujours sans ombre de
-lassitude. L’averse est encore une fois passée ; et
-M. de Mussy clame d’une voix sonore :</p>
-
-<p>— Je crois que nous ferons bien de profiter de
-cette accalmie pour regagner notre gîte !</p>
-
-<p>Mme Seyntis, esclave de la politesse, croit devoir
-protester :</p>
-
-<p>— Comme vous êtes pressés ! Il n’est que cinq
-heures !</p>
-
-<p>— Chère madame, nous ne sommes pas chez nous.
-Pensez que nous avons encore plus d’une heure de
-voiture à faire !</p>
-
-<p>Mme Seyntis le pense très volontiers, et n’insiste
-pas pour retenir davantage ses hôtes. En vérité,
-malgré sa vaillance, elle commence à être accablée
-sous le poids des histoires que Mme de Mussy lui a
-versées sans relâche.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Une demi-heure plus tard.</p>
-
-<p>— Ouf ! Ouf ! Les voilà partis ! fait Guillemette
-sautant comme un bébé au milieu du salon. Je me
-sens enragée ! Mon oncle, vous n’êtes pas enragé ?</p>
-
-<p>René qui rentre, après les derniers saluts aux de
-Mussy, la regarde, un peu ahuri.</p>
-
-<p>— Pourquoi, Guillemette, pourrais-je me trouver
-en pareil état ?</p>
-
-<p>— Pourquoi ?… Mais parce que c’est épouvantable
-de recevoir des indifférents pendant des heures, un
-dimanche, quand il pleut !… Oh ! que j’ai besoin de
-faire des folies ou de remuer !… Oncle, soyez délicieux
-pour que je vous pardonne de vous être moqué
-de moi, condamnée à jouer aux dominos ! Venez faire
-un tour sur la plage, n’importe où vous voudrez, à
-Beuzeval !… Grimpons sur la falaise ! Mais pour
-l’amour du ciel, bougeons, bougeons !…</p>
-
-<p>— Guillemette !… vous êtes pareille au salpêtre,
-quand vous vous y mettez !… Il ne vous suffit pas
-d’avoir été trempée tantôt et d’avoir fait tremper
-Mlles de Mussy ?</p>
-
-<p>Un sourire malicieux retrousse les lèvres de Guillemette.</p>
-
-<p>— Pauvre savante Louise ! Elle n’aime pas l’eau…
-Ni son humeur ni ses cheveux ne s’en accommodent !…
-Mais ça, c’est une réflexion inutile et stupide ! Mon
-oncle, venez sur la plage… Vous voulez bien, dites ?</p>
-
-<p>Elle demande cela avec cette grâce jeune et câline
-qui lui donne tant de séduction. Et René, faisant
-comme les autres, ne lui résiste pas, tout en se
-demandant s’il est bien correct qu’il sorte ainsi, seul,
-avec sa jeune nièce…</p>
-
-<p>Elle n’a pas soupçon d’un pareil scrupule et grimpe
-joyeusement vers les hauteurs de la falaise, par la
-belle route en corniche qui monte au bois de sapins
-couronnant Houlgate. Une saute du vent a balayé les
-nuées maussades et l’horizon flamboie, splendide, au
-couchant qui éveille des visions d’un royaume du
-feu. Sur le sable, des nappes d’eau semblent des
-petits lacs d’or étincelant. La mer monte, striée, à
-l’infini, de coulées lumineuses… Au large, les barques
-découpent, sur le ciel de flamme, des formes aiguës
-et noires.</p>
-
-<p>Guillemette s’est arrêtée et regarde. Avec une sorte
-de ferveur, elle dit, un peu bas :</p>
-
-<p>— C’est beau !… Comme c’est beau ! n’est-ce pas ?
-mon oncle.</p>
-
-<p>Elle ne tourne pas la tête vers lui. Il voit seulement
-le profil expressif, où les cils tracent une ligne
-sombre sur les joues, si fraîches sous la brise qui
-enroule étroitement la robe autour du corps svelte.
-Et, brusquement, il se souvient — comme il s’est
-souvenu souvent depuis une semaine…</p>
-
-<p>Combien de fois, durant l’été inoubliable, il a ainsi
-contemplé le coucher du soleil, auprès de Nicole !…
-L’écho des souvenirs morts tressaille en lui. Sans en
-avoir conscience, il écoute leur murmure confus.</p>
-
-<p>Des minutes et des minutes passent.</p>
-
-<p>Guillemette regarde toujours l’horizon dont l’embrasement
-pâlit, atteint par la cendre du crépuscule ;
-et, volontiers, elle aurait le geste instinctif d’un
-enfant pour retarder la fin d’un spectacle qui l’enchante.</p>
-
-<p>Mais la féerie est achevée. Une brume violette se
-déploie grandissante, pareille à un voile infini, sous
-lequel meurent, peu à peu, contours, formes, lumières,
-engloutis par l’ombre victorieuse. Les dernières nuées
-s’éteignent. Le ciel apparaît terne, d’un bleu obscur,
-où tremble, solitaire, le feu d’une étoile.</p>
-
-<p>Alors, rejetée hors du rêve, Guillemette reprend
-conscience de la présence de René. Comme il a l’air
-grave !… A quoi peut-il bien songer pour que ses
-traits prennent cette régularité sévère de médaille, — qui
-lui va très bien d’ailleurs… Et spontanée elle
-s’écrie :</p>
-
-<p>— Oncle, vous avez l’air « tout chose » !… Vous ne
-pensez pas à me donner Louise de Mussy pour
-tante ?</p>
-
-<p>Il a un imperceptible sursaut de créature réveillée
-et, comme elle se remet à marcher, il la suit, interrogeant,
-la pensée encore distraite :</p>
-
-<p>— Elle ne vous plairait pas ?</p>
-
-<p>— Oh ! pas du tout !</p>
-
-<p>L’aveu se fait avec un accent dont la conviction
-est expressive.</p>
-
-<p>— … Elle est bien trop pontifiante, d’une science
-trop écrasante et trop… en dehors… Et puis, elle
-reçoit si mal les averses !… C’est que, dans la vie,
-il faut en recevoir souvent. Et de toute sorte !</p>
-
-<p>— Guillemette, vous parlez comme l’Expérience
-elle-même ! Mais si Mlle de Mussy que je trouve, moi,
-remplie de mérite, vous paraît à ce point déplaisante,
-pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait induit en la tentation
-d’en faire un jour ma femme ?…</p>
-
-<p>— Oh ! mon oncle, parce que vous aimez les jeunes
-filles savantes, correctes, religieuses, utiles à leurs
-semblables, etc., etc. !… Des jeunes filles de tout
-repos, enfin !</p>
-
-<p>Sans savoir pourquoi, René a envie de regimber
-devant ce jugement.</p>
-
-<p>— Mais où prenez-vous tout ce que vous racontez
-ici ? jeune fille.</p>
-
-<p>— Mais dans vos conversations avec maman !…
-Aussi, l’autre soir, quand vous énumériez…, — comme
-la Raison elle-même ! — les qualités qui vous
-paraissent nécessaires à une femme, je pensais que
-j’aurais vraiment, sans chercher loin, à vous offrir la
-fiancée de vos goûts !</p>
-
-<p>— Ah ! vraiment ? fait René interrogateur. Depuis
-une semaine qu’il vit près de sa nièce, il a pu constater
-qu’elle avait une pensée fourmillante d’imprévus
-et qu’il pouvait s’attendre, de sa part, aux confidences
-les plus diverses ; car elle a des lubies de gamine et
-des réflexions de femme de cœur, amalgamées à des
-audaces d’opinion, de pensée, de goûts, qui le désorientent,
-le choquent, l’irritent même, mais l’intéressent
-et l’amusent. Ah ! ce n’est pas, il doit le reconnaître,
-une personne banale que sa jeune nièce !</p>
-
-<p>— Donc, vous avez une fiancée à me présenter ?</p>
-
-<p>— Oui !… Puisque vous êtes un monsieur très
-sérieux, puisque vous vous mariez sans emballement,
-pour avoir une compagne agréable, bonne maîtresse
-de maison, instruite, vertueuse, vous devriez épouser
-<i>M’selle</i> !</p>
-
-<p>René est si surpris qu’il s’arrête court, un peu
-choqué.</p>
-
-<p>— Guillemette, vous poussez vraiment trop loin la
-plaisanterie !</p>
-
-<p>— Mais, mon oncle, je ne plaisante pas du tout !</p>
-
-<p>— Ah !… Et d’où vous est venue cette lumineuse
-idée ?</p>
-
-<p>— De la conviction que vous feriez ainsi, pour
-votre bonheur, une œuvre méritoire ! Mademoiselle
-n’est pas riche. Elle se tourmente beaucoup parce
-qu’elle a sa mère à soutenir et elle se fatigue tant !
-Alors, mon oncle, comme vous êtes bon, que vous
-n’avez pas l’air de tenir à l’argent, que vous aimez
-les femmes sérieuses, je trouve qu’elle pourrait
-bien réaliser votre idéal…</p>
-
-<p>— Je ne le crois pas, Guillemette, dit René si posément
-que Guillemette est un peu saisie.</p>
-
-<p>Tout en trottant, car l’heure du dîner les presse maintenant,
-elle lève vers lui sa jolie tête et le regarde,
-envahie par une vague inquiétude. Est-il fâché ?…</p>
-
-<p>— Mon oncle, vous trouvez, dites, que je me mêle
-de ce qui ne me regarde pas ? C’est que je plains tellement
-la pauvre <i>M’selle</i> depuis que j’ai entrevu ce
-qu’est la vie pour elle… Chaque fois que j’y pense,
-j’ai honte de moi !</p>
-
-<p>René ne comprend pas bien :</p>
-
-<p>— Puis-je, sans indiscrétion, Guillemette, vous
-demander pourquoi vous êtes si sévère à votre
-égard ?</p>
-
-<p>— Oh ! vous le pouvez, il n’y a pas de mystère !…
-C’est parce que je constate alors à quel point je suis
-toujours occupée de vivre le plus agréablement possible,
-quand il y a tant de femmes, même de jeunes
-filles ! qui peinent — non par goût, certes !… Oh !
-mon oncle, vous ne trouvez pas qu’il y a des moments
-où cela devient une vraie souffrance, quand
-on jouit de tout, de penser à toutes les misères auxquelles
-on ne peut rien ?…</p>
-
-<p>Ici, l’oncle René pardonne à Guillemette son idée
-saugrenue, de lui offrir Mademoiselle comme fiancée.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VI</h2>
-
-
-<p>Il est arrivé aux <i>Passiflores</i> une première série d’invités,
-conviés par la politesse, la sympathie, par le
-sentiment familial et autres motifs variés.</p>
-
-<p>Et d’abord, une respectable cousine de Mme Seyntis,
-la chanoinesse de Thorigny-Bergues, laide, spirituelle,
-masculine d’allures et d’idées, la parole mordante.
-Puis un jeune ménage, très chic et très amoureux,
-les de Coriolis. Monsieur est un camarade
-de René Carrère, fraîchement marié ; et quoique
-Mme Seyntis juge que le voisinage des jeunes époux
-n’a rien de bon pour une fille de l’âge de Guillemette,
-elle a cependant invité les de Coriolis par sollicitude
-fraternelle, dans l’espoir que le spectacle de leur félicité
-conjugale mettrait René en goût.</p>
-
-<p>Du côté masculin, deux célibataires, hôtes particuliers
-de Raymond Seyntis : un peintre américain,
-Hawford, dont l’exposition a été, à Paris, le succès
-artistique du printemps ; et un séduisant vieux
-garçon, très admirateur des femmes dont il se fait
-volontiers le directeur laïque ; ce qui lui fournit de
-précieux documents pour les Revues qu’il donne
-dans les Cercles. Enfin Nicole de Miolan est arrivée
-sous l’égide de ses père et mère.</p>
-
-<p>Et tous ces hôtes, installés en des chambres confortables
-et souriantes, ouvertes sur l’horizon de la mer,
-les odorants parterres du jardin, ou les lointains
-verdoyants des coteaux, tous, en leurs domiciles nouveaux,
-se préparent pour le dîner dont le premier
-coup ne tardera pas à sonner.</p>
-
-<p>Le seul habitant peut-être des <i>Passiflores</i> qui soit
-indifférent à cette perspective, c’est M. Seyntis, qui,
-dans son cabinet, achève de rédiger des ordres, des
-réponses aux lettres, billets, télégrammes, accumulés
-comme chaque jour, — même à Houlgate, — sur son
-bureau. Un pli barre son front. Il a cette physionomie
-absorbée et lasse des hommes brûlés par le souci
-fiévreux d’affaires lourdes de responsabilités ; car des
-fortunes sont engagées dans les parties.</p>
-
-<p>Il ne ressemble guère, en ce moment, au brillant
-Raymond Seyntis que connaît le monde.</p>
-
-<p>Cependant sa femme, sereine dans un luxe qu’il
-lui paraît aussi naturel de posséder que l’air pour
-respirer, donne, attentive maîtresse de maison,
-ses derniers ordres au maître d’hôtel, pour la rédaction
-des menus et le placement des invités selon une
-impeccable hiérarchie.</p>
-
-<p>Guillemette, pour sa part, s’applique de son mieux
-à sa toilette du soir. Pas un atome de poudre
-sur son visage, c’est sa coquetterie ; les cheveux
-relevés avec de jolies ondulations molles, dues à la
-seule nature, et tordus en un nœud capricieux,
-qui dégage bien la nuque ; sous l’étoffe légère du
-corsage, la taille libre, dressée comme le jet souple
-d’une jeune plante.</p>
-
-<p>Certes, ce n’est pas tous les jours que Guillemette
-s’habille avec un entier détachement de l’effet à produire.
-Mais ce soir, en particulier, elle est stimulée
-par le désir très vif, peu noble, elle ne se le dissimule
-pas, de n’être pas éclipsée ; ni par la jeune
-baronne de Coriolis, ni surtout par Nicole, la savoureuse
-Nicole, comme l’appelle son père. Chose bizarre,
-c’est, avant tout, aux yeux de l’oncle René qu’elle
-souhaite pouvoir soutenir la comparaison.</p>
-
-<p>Il a beau n’être, pour elle, qu’un homme très
-sérieux qu’elle considère un peu comme un dieu protecteur,
-perché sur un piédestal fait de sagesse et de
-raison… Tout de même, elle tient, en sa petite vanité
-féminine, à ce que, près de Nicole, il ne la juge pas
-dépourvue quant aux avantages périssables…</p>
-
-<p>Sa pensée est fourmillante de points d’interrogation
-à son égard et à celui de la jeune femme ;
-car le roman de jadis intéresse prodigieusement
-sa jeune cervelle qui ignore, pressent, réfléchit…</p>
-
-<p>— Peut-être, songe-t-elle, sceptique autant qu’un
-vieux moraliste, sa passion pour elle a été une
-simple crise !… Tous les hommes jeunes doivent
-passer par là, comme les petits enfants ont la rougeole !
-Il a l’air tellement guéri ! Et il est si peu romanesque !…
-C’est triste qu’on puisse ainsi aimer et
-oublier…</p>
-
-<p>C’est tout en inspectant l’ondulation de ses cheveux
-que Guillemette agite ce problème sentimental.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>René Carrère est-il vraiment guéri comme le croit
-Guillemette, comme il le croit lui-même ?</p>
-
-<p>Ayant déjà revêtu sa tenue du soir, il est debout
-devant la porte-fenêtre de son balcon ; et, avec des
-yeux qui ne voient rien des choses extérieures, il
-contemple obstinément un bouquet d’arbres dressé
-derrière la pelouse.</p>
-
-<p>Il pense que, dans quelques instants, il va se retrouver
-devant la femme qui a été la folie de sa
-jeunesse et il éprouve une sorte d’orgueilleuse
-satisfaction parce qu’il lui semble être sincèrement
-calme. Le temps a fait son œuvre. Où est la vague
-de passion qui, jadis, l’a soulevé au-dessus de
-lui-même ?… Tout au plus, il peut noter en lui une
-naturelle curiosité de savoir ce qu’elle est devenue.</p>
-
-<p>Il ne l’a pas encore revue puisqu’il n’était pas à la
-gare pour son arrivée. Une petite lâcheté, cela, dont
-il s’irrite maintenant. Pourquoi avoir retardé une
-rencontre qui lui est pénible, parce que, fatalement,
-elle fera tressaillir le fantôme du passé ?</p>
-
-<p>— Eh bien, soit. C’est un moment difficile à accepter :
-voilà tout !… J’en ai vu bien d’autres ! murmure-t-il
-avec un haussement d’épaules.</p>
-
-<p>Oui, il en a connu d’autres qui demeurent son
-secret… D’abord, dans ces mêmes <i>Passiflores</i>, des
-heures folles de passion, de révolte, de désespoir, — dont
-il a eu honte plus tard, — quand, après l’avoir
-enivré et torturé de sa beauté qui culbutait en lui
-toute sagesse, elle a répondu, à son aveu, suppliant
-comme une prière, qu’elle en aimait un autre.</p>
-
-<p>Ah ! qu’il l’a revue longtemps, telle qu’elle était en
-cette minute, un soir, sur la terrasse des <i>Passiflores</i> !…
-De ses doigts nus, elle déchiquetait une rose,
-tout en parlant. Dans la pénombre, il distinguait son
-regard velouté qui ne voyait que l’absent, la fleur
-vivante de sa bouche dont il appelait le baiser.</p>
-
-<p>Oui, il a fallu des mois et encore des mois pour
-que la vision s’effaçât comme l’exigeait sa volonté,
-impérieuse d’autant plus que Nicole devenait la
-femme de l’autre…</p>
-
-<p>Mais de ce jour, vraiment, elle a été une morte
-pour lui. Ainsi le commandait sa conscience, rigoureusement
-scrupuleuse, quant au respect du bien
-d’autrui.</p>
-
-<p>Alors pourquoi redoute-t-il de la voir ?</p>
-
-<p>C’est une inconnue que cette Nicole échappée, frémissante,
-au lien conjugal, passionnément voulu,
-et qu’elle prétend achever de rompre par le divorce…
-Résolution qui froisse en lui ses vieux instincts héréditaires
-de catholique convaincu, fidèle au respect du
-serment reçu par le prêtre.</p>
-
-<p>Oh ! non, Nicole de Miolan n’a plus rien de commun
-avec la jeune fille qu’il a adorée, à laquelle il
-songe dans le beau crépuscule d’août, ainsi que l’on
-songe aux morts infiniment chers…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>A travers la cloison, sonne un éclat de rire, jailli de
-la grande chambre aux tentures pékinées où vient
-d’être installé le jeune ménage de Coriolis. Si les
-yeux de René Carrère pouvaient percer la muraille, ils
-verraient son ami nonchalamment allongé dans un
-confortable fauteuil, la cigarette aux lèvres, suivant
-d’un œil amoureux tous les mouvements de sa
-blonde petite femme qui trottine du cabinet de toilette
-à la chambre, peu enveloppée par son peignoir
-de linon, ouvragé de dentelle.</p>
-
-<p>Au passage, il saisit la main qui fait un choix dans
-le coffret à bijoux et attire vers lui la jeune femme.
-Elle proteste, — sans conviction, d’ailleurs.</p>
-
-<p>— Oh ! Georges, voyons, sois sérieux !… Laisse-moi
-m’habiller… Je serai en retard et ce sera une
-catastrophe !… Que dira Mme Seyntis ?… Pour la
-première fois que je suis reçue chez elle !… Tu n’as
-vraiment pas l’air de te douter que nous sommes
-dans une maison convenable !</p>
-
-<p>— Hum, en ce qui concerne Raymond Seyntis…</p>
-
-<p>Et il soulève les dentelles de la manche large. Sa
-bouche erre, gourmande, sur la peau qui embaume
-l’iris.</p>
-
-<p>Elle ne se défend pas du tout et s’écrie seulement,
-avec une drôle de petite moue :</p>
-
-<p>— Georges, tu es un monstre de volupté !</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! madame, quel grand mot !… Ce me
-semble qu’il y a des heures où vous ne vous plaignez
-pas de cette qualité de votre mari.</p>
-
-<p>Elle se met à rire et riposte :</p>
-
-<p>— Mon Dieu, mon amour, que tu fais donc des
-réflexions absurdes !</p>
-
-<p>— Madame, le ciel en soit témoin ! vous manquez
-de respect à votre époux… Venez implorer votre
-pardon.</p>
-
-<p>Il la met sur ses genoux. Elle proteste encore,
-mais très mal :</p>
-
-<p>— Georges ! Georges ! tu vas me décoiffer !… Et
-mes cheveux étaient si bien arrangés.</p>
-
-<p>— Je vous recoifferai, ma petite femme.</p>
-
-<p>Et il glisse ses doigts dans la soie blonde des cheveux
-qui semblent faits de lumière.</p>
-
-<p>Elle bondit à terre, la mine fâchée — et tendre :</p>
-
-<p>— Georges, tu es insupportable ! Je serai ce soir
-comme un chien fou… Ce sera de ta faute… Et tout
-le monde se demandera comment tu as pu épouser
-une si laide femme…</p>
-
-<p>— Un monstre de volupté, peut-être, glisse-t-il
-malicieusement.</p>
-
-<p>— Bon, bon, monsieur… On se souviendra comme
-vous jugez votre femme ! Maintenant, laisse-moi
-m’habiller, mon chéri. Tu es horripilant, mais je
-t’adore !</p>
-
-<p>Il n’est pas sûr qu’il lui rendrait sa liberté si un
-choc discret ne heurtait la porte. C’est la camériste
-de Madame qui revient pour l’habiller.</p>
-
-<p>Madame, aussitôt, est à l’autre bout de la chambre — dans
-la partie solitaire ! — et, d’un ton détaché,
-crie :</p>
-
-<p>— Entrez.</p>
-
-<p>Elle est plus que rose. Toutefois la camériste est
-trop occupée du vaporeux nuage qu’elle apporte
-avec soin, pour se permettre aucune réflexion intempestive :</p>
-
-<p>— Madame veut-elle que je la chausse d’abord ?</p>
-
-<p>— Oui, je préfère.</p>
-
-<p>Quelques minutes plus tard. Madame, en petits
-souliers, est debout devant sa glace, les épaules
-nues sous le ruban de la chemise, mince dans le
-soyeux jupon ; et elle est tout absorbée par le souci
-de faire disparaître sur sa nuque la trace des doigts
-trop caressants de Monsieur ; lequel, sans enthousiasme,
-a quitté son excellent fauteuil et sa cigarette
-pour endosser enfin l’habit de rigueur.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Pendant que se déroulent ces menus épisodes,
-dans la petite chambre qui est son <i lang="en" xml:lang="en">home</i>, Mademoiselle,
-attendant le deuxième coup de cloche, relit
-encore une fois les lignes, reçues le matin, qui lui
-apportent le parfum de la « maison ».</p>
-
-<p>« … Oui, ma chère petite fille, comme toi, nous
-aspirons, ta sœur et moi, à la fin de notre séparation
-et nous voudrions bien que ce fût fini de t’aimer de
-loin…</p>
-
-<p>« Oui, je comprends qu’il te soit triste de vivre
-parmi des étrangers, même très aimables pour toi…
-Et pourtant, mon enfant chérie, pourtant, je ne puis
-regretter que tu aies eu le courage de partir, de nous
-laisser !… D’abord, parce que je pense que ce séjour
-au bord de la mer sera fortifiant pour toi, après ta
-dure année de travail ; bien meilleur que les mois de
-vacances dans la petite fournaise qui nous sert de
-gîte, où la température se fait vite étouffante malgré
-nos persiennes closes dès que le soleil vient nous
-brûler…</p>
-
-<p>« Et puis, ma Jeanne, il était raisonnable, sage,
-de ne pas négliger cette occasion de te faire connaître
-dans un milieu fortuné où tu peux trouver des
-leçons, peut-être, dans l’avenir.</p>
-
-<p>« Car, en effet, plus que jamais, ma bien-aimée, il
-nous faut penser à l’exiguité de notre budget et ne
-négliger aucune chance de l’assurer un peu. J’aime
-mieux te l’avouer, pour que l’idée d’être le soutien
-de ta pauvre vieille maman te rende vaillante, les
-démarches de ta sœur pour arriver au poste d’inspectrice
-que tu sais ont définitivement échoué. Les
-candidates sont légion, toutes pourvues de titres
-sérieux, bien autrement recommandées que ta
-sœur !… et les places vacantes se présentent comme
-des exceptions…</p>
-
-<p>« Ta sœur a été très aimablement reçue par le
-secrétaire général qui a cru préférable de lui ôter
-tout espoir, avec preuves à l’appui, afin qu’elle ne se
-leurre pas inutilement. Antoinette est donc revenue
-très découragée de cette visite, chaque jour lui montrant
-davantage, hélas ! combien il est difficile à
-une femme de gagner sa vie. Mais tu connais son
-énergie. Déjà, elle cherche une autre voie.</p>
-
-<p>« Ah ! ma petite fille, confions-nous à Dieu qui,
-bien mieux que nous, sait ce qui nous convient.
-Acceptons bravement ce qu’il veut pour nous, et
-notre épreuve nous semblera bien moins lourde… Je
-te le dis, chérie, comme je l’ai senti bien des fois ; et
-c’est mon cœur même de maman qui te le murmure
-avec toute sa tendresse pour que tu espères malgré
-tout… ainsi que je le fais… Soyons courageuses,
-heureuses de vivre les unes pour les autres, toutes
-trois… »</p>
-
-<p>Mademoiselle devine plus qu’elle ne lit les dernières
-lignes parce que le jour se meurt, surtout
-parce que de grosses larmes brouillent son regard…
-Alors, elle se penche sur la chère écriture et y dépose
-un baiser fervent.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Deux portes plus loin, chez les parents de Nicole,
-l’humeur n’est pas très souriante du côté de Monsieur,
-qui est un homme d’habitudes, vite nerveux,
-pour peu qu’il ne trouve pas ses affaires disposées
-dans leur ordre coutumier. Or, étant aux <i>Passiflores</i>
-depuis deux heures à peine, il traverse la période
-d’installation, ce qui influe fâcheusement sur son
-humeur et le fait saupoudrer de conseils, questions,
-voire même reproches, non seulement la femme de
-chambre, mais encore sa dévouée épouse. Il est, en
-effet, de ces hommes excellents — et terribles ! — qui
-ne peuvent se tenir de donner leur avis sur toute
-chose, petite ou grande, et s’étonnent ensuite avec
-simplicité de voir les gens continuer à agir suivant
-leur propre guise.</p>
-
-<p>Tout en parcourant un journal, il monologue sur
-les sujets les plus étrangers à la politique.</p>
-
-<p>— Je trouve l’air fatigué et soucieux à Seyntis.
-C’est un joueur un peu trop audacieux, je le crains.
-Je le lui ai dit… Mais c’est un garçon qui n’a confiance
-qu’en lui-même ! Ta cousine, elle, est toujours
-fraîche et sereine, et Guillemette a encore embelli !</p>
-
-<p>Il est interrompu dans ses réflexions par le bruit
-d’un carton que Mme d’Harbourg a laissé tomber ;
-malgré sa corpulence elle est très active et aime à
-ranger par elle-même.</p>
-
-<p>— Mon Dieu, Pauline, comme tu t’agites ! Laisse
-donc faire la femme de chambre… Sais-tu où elle a
-mis mes cravates ?… Je ne les retrouvais pas tout à
-l’heure.</p>
-
-<p>M. d’Harbourg est plutôt coquet. Il a été très joli
-homme et il est encore un beau gentilhomme frais et
-rose sous ses cheveux blancs, coupés en brosse.</p>
-
-<p>— Mon ami, elles sont dans le tiroir de la commode.</p>
-
-<p>— Elles auraient été beaucoup mieux dans l’armoire
-à glace. Je les aurais choisies bien plus facilement.</p>
-
-<p>— Si tu le désires, mon ami, je dirai à Céline de
-les y remettre demain.</p>
-
-<p>— Oh ! puisque la maladresse est commise, ne
-changeons rien. Tu mets cette robe-là, ce soir ?…
-Une robe noire !… C’est bien foncé. Tu sais pourtant
-que je préfère les robes de couleur !</p>
-
-<p>— Mais, Charles, ma robe est toute perlée de jais…
-Elle n’est pas sombre !</p>
-
-<p>— Bien… bien, ma bonne amie. Habille-toi comme
-tu l’entends. Je n’y connais rien. C’est convenu !</p>
-
-<p>Un silence. Mme d’Harbourg sort quelques bibelots
-de son sac. La pendule sonne la demie de six heures.
-M. d’Harbourg rejette son journal.</p>
-
-<p>— Eh ! Eh ! si tard déjà ? Il faut que je m’habille.
-Pauline, ma chère amie, veux-tu bien sonner Alfred
-pour qu’il m’apporte mes souliers vernis.</p>
-
-<p>— Charles, ils sont là, près de toi.</p>
-
-<p>— S’ils y étaient, je ne les demanderais pas. Je ne
-suis pas un idiot !</p>
-
-<p>Sans relever cette imprudente déclaration,
-Mme d’Harbourg se penche et prend les escarpins à
-côté du fauteuil de Monsieur, qui ne dit mot, ne
-pouvant ni ne voulant se tenir pour « un idiot ».</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Nicole de Miolan, elle, n’est occupée ni de rangements,
-ni de toilette. Les coudes sur l’appui de la
-fenêtre, le visage sur ses mains jointes, elle songe,
-insouciante des minutes qui fuient…</p>
-
-<p>Elle aussi pense à la rencontre qu’elle va faire ; et
-une curiosité un peu perverse la distrait d’elle-même,
-du souvenir de son passé d’épouse qui la hante,
-l’enveloppant comme un douloureux cilice.</p>
-
-<p>Elle n’a jamais eu pour son cousin René Carrère
-plus qu’une sincère amitié et beaucoup d’estime. Tel
-qu’elle le connaît, — s’il n’a pas changé… — il est
-revenu de son exil volontaire parce qu’il jugeait
-pouvoir la retrouver, sans craindre de faiblir devant
-le devoir strict qui est son maître, — aujourd’hui,
-sans doute, comme autrefois. Pour elle, il est à peine
-plus qu’un indifférent. Pourtant, dans son âme désemparée,
-il y aura, elle le sait, un bizarre regret,
-s’il est vraiment guéri tout à fait, et une tentation
-mauvaise de raviver la flamme éteinte, — par vanité
-féminine, par besoin instinctif d’être aimée. Elle
-est de celles qui ne peuvent vivre sans les caresses
-d’un cœur où elles sont souveraines… Puis, en elle,
-il y a si vive une soif d’oubli et aussi de vengeance
-pour celui qui l’avait prise toute : corps, âme,
-pensée…</p>
-
-<p>Il était, comme elle, ardent, passionné, volontaire
-et jaloux… Combien ils se sont adorés, puis heurtés, — heurtés
-à se briser le cœur !… Quelles scènes
-affreuses, elle a dans le souvenir…</p>
-
-<p>Ah ! heureusement, tout cela, c’est le passé, maintenant !
-En février dernier, la rupture a été consommée
-entre eux et elle est partie pour Paris,
-résolue au divorce. S’il a souhaité une réconciliation,
-elle a refusé de le savoir, n’ouvrant pas les quelques
-lettres qui, après un silence de plusieurs mois, lui
-sont arrivées de Constantinople ! Il l’a trahie. Il l’a
-faussement soupçonnée. L’un comme l’autre, ils se
-sont torturés. C’est fini entre eux, fini, fini ! Que
-chacun donc recommence sa vie comme il l’entendra,
-s’il le peut…</p>
-
-<p>Pourquoi donc y a-t-il encore des minutes où il se
-dresse en son souvenir, pareil à un fantôme qui veut
-la reprendre.</p>
-
-<p>— Ah ! je vous hais, autant que je vous ai adoré,
-murmure-t-elle, les dents serrées, le regard perdu
-vers la mer, frémissante comme son pauvre être…
-Je vous ai tout donné de moi, et vous m’avez enlevé
-le bonheur, l’espoir, le respect de moi-même… Vous
-avez fait de moi une épave qui va… je ne sais où…
-Oh ! oui, je vous hais ! Je ferai tout, vous entendez,
-<i>tout !</i> pour avoir l’oubli et la belle vie d’amour que je
-veux, à n’importe quel prix !…</p>
-
-<p>Vraiment, elle lui parle, comme s’il pouvait encore
-l’entendre, les yeux sans larmes, les mains serrées
-par l’angoisse qui la meurtrit. Ses joues sont brûlantes,
-et elle se penche instinctivement sur le rebord
-de la fenêtre pour sentir la fraîcheur du vent qui
-fouette l’écume des vagues.</p>
-
-<p>Pourquoi donc, ce soir, pense-t-elle ainsi à toutes
-ces choses qui lui font tant de mal ? Est-ce la rencontre
-de René qui réveille le passé ? Ah ! certes,
-près de lui, la vie n’eût pas été d’abord un tourbillon
-d’ivresse, de bonheur, intense à certaines heures
-jusqu’à en devenir une souffrance, puis une tempête
-où les nuées sombres, parfois, laissaient encore
-jaillir un éblouissant rayon.</p>
-
-<p>Lui, René, l’aurait aimée d’un amour grave et paisible,
-tel lui-même.</p>
-
-<p>— Ce n’est pas ainsi que je voulais l’être, murmure-t-elle
-encore, sans remuer à peine les lèvres.
-N’a-t-elle pas toujours souhaité se perdre dans l’amour
-comme dans un océan, pour s’y abîmer divinement
-et follement !</p>
-
-<p>Une cloche tinte.</p>
-
-<p>— Madame entend-elle ? C’est le premier coup.
-Madame ne va pas être habillée. Quelle robe madame
-a-t-elle décidé de mettre ?</p>
-
-<p>Elle a un tressaillement. A peine, elle a entendu
-le son de la voix. Mais, cessant de regarder la
-mer, elle aperçoit, devant elle, sa femme de chambre
-qui l’attend, anxieuse par amour-propre professionnel.</p>
-
-<p>Elle répète machinalement :</p>
-
-<p>— Quelle robe ?… La rose. Aline, je suis à vous.</p>
-
-<p>Aline est adroite et vive. Quand éclate la sonnerie
-du deuxième coup, Nicole est toute prête, merveilleusement
-habillée par le souple crêpe de Chine qui
-s’enroule à sa forme parfaite.</p>
-
-<p>Son âme et sa pensée sont redevenues closes pour
-tous. De l’émotion qui l’a bouleversée un moment
-plus tôt, il ne reste d’autre trace que l’éclat plus vif
-des joues et une lueur brûlante dans ses beaux yeux
-passionnés. Elle glisse quelques fleurs dans la dentelle
-de son corsage, décolleté sur la nuque et l’attache
-des épaules, prend ses gants et descend.</p>
-
-<p>Dans le salon, où errent capricieusement les dernières
-lueurs du couchant, presque tous les hôtes des
-<i>Passiflores</i> se trouvent déjà réunis. Auprès du fauteuil
-de Mme Seyntis, sont Mme d’Harbourg et la
-chanoinesse. Celle-ci, laide, la lèvre duvetée, la voix
-haute, éveille une surprise un peu effarée chez Mademoiselle
-qui, trompée par son titre, s’attendait à
-voir en elle une sorte de nonne, pieusement austère.
-Du coin du salon, où elle est assise à l’écart, Mademoiselle
-en revient toujours à l’observer, quand elle
-ne croit pas devoir surveiller Mad qui tourbillonne
-de la terrasse au salon, le nez au vent, les yeux fureteurs
-sous la toison dorée de ses cheveux.</p>
-
-<p>Et aussi, Mademoiselle est distraite du spectacle
-de la chanoinesse, par l’entrée, dans le salon, de
-Guillemette qui a l’air d’une aurore, pense-t-elle poétiquement.
-Puis, c’est l’apparition de la jeune baronne
-de Coriolis ressemblant, elle, à un Watteau. Et une
-fois de plus, Mademoiselle se sent très loin de ces
-élégantes personnes dont les robes fragiles coûtent,
-pour le moins, ce qu’elle gagne en un mois de labeur.
-Mais dans son âme, il n’y a pas un atome
-d’envie ; seulement beaucoup d’humilité et une naïve
-admiration pour ces créatures de luxe.</p>
-
-<p>Et voici qu’à son tour, Nicole fait son entrée,
-longue, fine, onduleuse dans la gaine de sa robe,
-les prunelles veloutées et sombres sous les cheveux
-clairs qui ont l’éclat des feuilles brûlées par l’automne.
-Ainsi, elle éveille la vision de quelque belle nymphe
-d’un dieu d’amour.</p>
-
-<p>Francis Hawford, le peintre, dresse la tête à son
-entrée et murmure, l’enveloppant d’un regard d’artiste
-et d’homme :</p>
-
-<p>— Diable ! la splendide créature !</p>
-
-<p>Et ce doit être aussi l’opinion de Raymond Seyntis,
-car il a un singulier accent pour lui dire, après avoir
-baisé sa main dégantée :</p>
-
-<p>— Vous êtes toujours terriblement séduisante, ma
-nièce.</p>
-
-<p>— Heureusement pour moi, mon oncle.</p>
-
-<p>— Et pour nous !</p>
-
-<p>L’un comme l’autre, ils savent très bien les pensées
-qui flottent en leurs deux cerveaux. Pour un homme,
-sensible comme lui à la beauté, elle a une saveur
-irritante : et si elle était une étrangère, il succomberait
-à la tentation de goûter cette saveur. Mais la
-pensée qu’il l’appelle « ma nièce » l’arrête dans les
-limites d’une galanterie discrète, — imperceptiblement
-équivoque.</p>
-
-<p>Elle fait encore quelques pas dans le salon. Puis
-elle s’arrête de nouveau. Cette fois, c’est René Carrère
-qui la salue.</p>
-
-<p>— Ah ! bonjour, René ! dit-elle de sa voix chaude,
-un peu assourdie.</p>
-
-<p>Ils sont face à face et se regardent. Au fond de
-leurs âmes, frémit l’ombre du passé. Mais eux seuls
-le savent, — et Guillemette dont les larges prunelles
-s’attachent à eux avec une expression profonde et
-attentive.</p>
-
-<p>Nicole pense qu’il a peu changé ; ses traits nettement
-découpés ont toujours la même expression de
-volonté mâle et sereine. Ses yeux ont gardé leur
-regard clair qui jamais n’a dû connaître le mensonge, — et
-en ce moment, est presque dur.</p>
-
-<p>Mais pour lui, elle est une autre femme, — tout à
-fait différente de la jeune fille de jadis. Elle a le
-même délicieux visage où semble palpiter le reflet de
-quelque mystérieuse flamme, la même bouche affolante
-par sa fraîcheur, la grâce indéfinissable, ironique
-et caressante du sourire… Pourtant cette
-Nicole-là n’est pas celle qu’il a quittée, il y a quatre
-ans. Il s’est fait en elle une sorte d’épanouissement
-superbe qui doit griser les hommes et effaroucher les
-très honnêtes et très candides femmes comme
-Mme Seyntis. Elle fait songer à quelque fleur magnifique
-dont le parfum serait dangereusement capiteux.</p>
-
-<p>Entre eux, il y a un silence de quelques secondes.
-Puis, correctement, il articule, s’inclinant sur la main
-nue qu’elle lui a donnée :</p>
-
-<p>— Madame, je vous présente mes hommages.</p>
-
-<p>— Pourquoi ? « madame… » Nous sommes toujours
-cousins, que je sache !</p>
-
-<p>— C’est vrai… Vous avez raison… Bonjour,
-Nicole.</p>
-
-<p>— A la bonne heure, ainsi.</p>
-
-<p>Mais toute conversation est interrompue car le
-maître d’hôtel annonce que le dîner est servi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VII</h2>
-
-
-<p>Le repas les a séparés. Ils ont rempli, envers leurs
-voisins respectifs, les menus devoirs imposés par la
-politesse. Mais ils se sont observés avec une attention
-aiguë et discrète.</p>
-
-<p>Lui, a été très courtois pour la chanoinesse qui
-l’accaparait sans merci. Elle, Nicole, a causé tout le
-temps du repas avec Francis Hawford dont le masque
-violent avait une expression d’admiration avide quand
-il arrêtait sur elle des yeux de conquérant.</p>
-
-<p>René n’a pu entendre que des bribes de leur conversation ;
-mais il a vu que Nicole était amusée, intéressée
-par l’exotisme des idées de Hawford ; que le
-peintre se laissait envoûter par la grâce française.</p>
-
-<p>Et — complexité de l’âme ! — cette constatation
-lui a été plutôt désagréable, si détaché qu’il fût — ou
-crût être — de Mme de Miolan. Alors, résolu à
-oublier sa présence, il s’est pris à regarder autour de
-lui. Il a trouvé apaisante la vue de Mademoiselle,
-avec son air d’humble vierge. Il a aperçu Guillemette,
-déjà tentatrice, les lèvres savoureuses, ses
-yeux de sombres violettes où la jeunesse rit, étincelant
-d’inconscientes promesses.</p>
-
-<p>En elle, y aurait-il une future Nicole ?</p>
-
-<p>Cette pensée effleure l’esprit de René et le révolte
-aussitôt comme une sorte de profanation. Pourquoi
-douter de cette enfant parce qu’elle a reçu, elle aussi,
-le don redoutable de la séduction ?</p>
-
-<p>Évidemment, les femmes telles que la chanoinesse
-ne connaissent ni ne suscitent pareils dangers. Et,
-sagement, pour rétablir l’équilibre serein de sa pensée,
-René se remet à causer avec elle qui, d’ailleurs,
-a l’esprit fertile en boutades originales.</p>
-
-<p>M. d’Harbourg lui donne la réplique avec une
-courtoisie cérémonieuse. Sa femme est prodigue
-d’aimables sourires et de silences. La petite de Coriolis
-soupire, en son for intérieur, de n’être pas placée
-auprès de son époux et trouve sans attrait les madrigaux
-longs et surannés de M. de Harbourg, charmé
-par sa jolie tête de pastel blond.</p>
-
-<p>Et Mme Seyntis est la parfaite maîtresse de maison
-qui s’efface devant ses hôtes et trouve toujours le
-mot à dire pour garder à la conversation l’allure très
-correcte qu’elle juge indispensable.</p>
-
-<p>Le dîner fini, c’est l’exode vers la terrasse et même
-le jardin où la nuit est tiède. Dans les allées que le
-clair de lune sable d’argent, les hommes fument ; et
-la petite flamme des cigares pique l’obscurité de
-courtes lueurs.</p>
-
-<p>Les personnes d’âge se sont groupées sur la terrasse
-et devisent paisiblement. La petite de Coriolis a disparu,
-glissée au bras de son mari, dans une allée
-bien sombre. Et Guillemette retenue par la chanoinesse
-piétinerait volontiers d’impatience.</p>
-
-<p>Nicole, elle, après avoir un instant causé avec sa
-mère et Mme Seyntis, a descendu les marches de la
-terrasse. Elle s’assied dans l’ombre et demeure immobile.
-Les paupières à demi closes, les mains abandonnées
-sur ses genoux, elle songe. Que cherchent
-donc dans la nuit ses yeux qui rêvent ?</p>
-
-<p>Un promeneur solitaire passe devant elle sans
-l’apercevoir. Son pas est lent et distrait. Lui aussi
-songe. Elle l’a entendu. Son beau visage prend une
-bizarre expression et elle appelle :</p>
-
-<p>— René ?… C’est vous, n’est-ce pas ?… Venez
-donc un peu… Il fait bon ici…</p>
-
-<p>Malgré la nuit, elle a vu qu’il tressaillait.</p>
-
-<p>Peut-être, simplement, elle l’a senti… Elle devine
-chez lui une hésitation. Pourtant il s’arrête et s’approche.
-Mais il reste silencieux, attendant… Du
-large, monte sourdement la voix de la mer. Un souffle
-frais passe dans les branches.</p>
-
-<p>— Vous ne vous asseyez pas une seconde ? René.</p>
-
-<p>— Non, merci.</p>
-
-<p>Il reste debout devant elle dont la forme blanche se
-profile sur le vert obscur du massif. Il ne peut voir
-son visage, mais il devine le regard, — le regard
-inoubliable.</p>
-
-<p>Comme si elle n’avait pas entendu son refus, elle
-continue :</p>
-
-<p>— Puisque nous sommes destinés à renouer connaissance,
-ne vaut-il pas mieux que ce soit à l’abri
-de tout regard curieux ?… Ce calme est apaisant ;
-mais aussi, il est évocateur de fantômes !… Peut-être,
-après tout, est-ce cette fantaisie du hasard nous
-réunissant ici qui les appelle…</p>
-
-<p>— Il faut les renvoyer dormir là où ils dormaient,
-Nicole. Ce qui est passé est passé.</p>
-
-<p>Son accent est ferme, presque dur, comme l’était
-son visage quand il l’a revue dans le salon.</p>
-
-<p>Elle répète après lui, et un léger frémissement
-tremble dans sa voix, calme pourtant :</p>
-
-<p>— Oui, vous avez raison… Ce qui est passé est
-passé… Ce qui est fini est fini !… Mais quelquefois,
-c’est atrocement douloureux…</p>
-
-<p>Il a l’intuition qu’elle songe, non à l’amour qu’il
-eut pour elle, un incident oublié, cela ; — mais à la
-douloureuse aventure de son mariage… Et quoi
-qu’elle ait fait sa destinée, quoiqu’elle l’ait repoussé,
-lui, il a soudain pitié d’elle. Les jours ont coulé de
-puis ceux où il a tant souffert par elle.</p>
-
-<p>— Si vous avez éprouvé le sentiment auquel vous
-faites allusion, Nicole, je vous plains infiniment.</p>
-
-<p>— Merci, c’est généreux à vous ; car il serait très
-naturel que vous goûtiez maintenant le plaisir de la
-vengeance !</p>
-
-<p>— Pourquoi ?… Je vous assure, qu’il y a longtemps,
-très longtemps déjà, que je désire seulement
-votre bonheur… Et je vous jure que s’il était en mon
-pouvoir de vous le rendre, je le ferais avec une vraie
-joie !…</p>
-
-<p>Il parle très simplement et son seul accent révélerait
-sa sincérité absolue. Depuis des années, d’ailleurs,
-elle sait qu’il est de ces hommes dont les
-paroles sont vraies, toujours. Mais comme il est
-détaché d’elle, maintenant !…</p>
-
-<p>Et dans l’obscurité de son cœur, des sentiments
-confus tressaillent…</p>
-
-<p>Elle reprend :</p>
-
-<p>— Je vous remercie de votre… charité… Mais vous
-ne pouvez rien… Ni vous ni personne au monde…
-Du moins, à l’heure présente !… Aussi pour que je
-puisse la supporter, il faut me réfugier dans la
-pensée que je suis très jeune encore, que je puis
-recommencer ma vie, que j’ai l’avenir !</p>
-
-<p>Il y a dans sa voix des inflexions de révolte passionnée.</p>
-
-<p>— Recommencer votre vie ? répète-t-il, attentif.
-Que veut-elle dire ?</p>
-
-<p>— Oui, quand je serai libre… légalement !</p>
-
-<p>— Par le divorce, pensez-vous ?… Le divorce qui,
-en somme, vous fera si peu libre, que vous ne pourrez
-jamais solliciter une nouvelle sanction religieuse.</p>
-
-<p>Sa tête se dresse orgueilleusement.</p>
-
-<p>— Je m’en passerai !… Mes croyances religieuses
-étaient fragiles ; elles sont tombées comme des feuilles
-mortes, et je m’avoue incapable de sacrifier toutes
-les années de ma jeunesse, peut-être toutes celles que
-j’ai à vivre, à une loi édictée au nom d’un Dieu problématique !…
-Je veux avoir ma part de bonheur !…
-Et surtout je veux oublier !</p>
-
-<p>Une sorte de résolution désespérée gronde dans
-son accent. De nouveau, elle éveille en lui une compassion
-si profonde qu’il ne relève pas ses paroles
-impies, quoiqu’elles aient atteint en lui des convictions
-souveraines.</p>
-
-<p>Très doucement, il interroge :</p>
-
-<p>— Nicole, pour votre bonheur, ne vaudrait-il pas
-mieux… pardonner ?</p>
-
-<p>— Oh ! cela, jamais !… Vous l’avez dit tout à
-l’heure… Ce qui est fini est fini et ne ressuscite pas…
-Quand bien même le regret du passé déchirerait le
-cœur, finit-elle si bas qu’il l’entend à peine.</p>
-
-<p>Ses mains, dont les bagues scintillent, sont un peu
-crispées sur ses genoux, d’un geste d’angoisse qui
-lui est devenu familier.</p>
-
-<p>Sous le reflet de lune, il distingue mieux l’expression
-tragique de son beau visage. Est-ce donc la
-même femme qui causait, si libre d’esprit, semblait-il,
-avec Hawford ?</p>
-
-<p>Quelle tempête gronde en son cœur et pourquoi la
-lui laisse-t-elle voir, dès les premières heures de leur
-réunion, avec cette indifférence hautaine de ce qu’il
-en pensera ?</p>
-
-<p>Ah ! pas mieux qu’autrefois, il n’arrive à la comprendre…
-Comme elles lui sont inconnues, ces âmes
-de femme, troublées, compliquées, rebelles aux
-vieilles lois que, tout jeune, sa mère, sa sœur, lui
-ont appris à respecter ?…</p>
-
-<p>Pour Nicole, il éprouve à cette heure le sentiment
-que lui donnerait le péril d’une créature jadis précieuse
-infiniment ; et il murmure :</p>
-
-<p>— Pauvre ! pauvre Nicole !</p>
-
-<p>Elle lève la tête vers lui. Il rencontre un regard
-dont l’expression est indéfinissable ; et, la voix
-chaude, jette avec une sorte d’ironie :</p>
-
-<p>— Je vous fais l’effet d’un monstre, avouez ; car
-vous êtes demeuré le sage dont j’ai eu peur autrefois.
-Eh bien, non, je ne suis pas un monstre, seulement
-une femme, une malheureuse que la vie a déçue, qui
-veut sa revanche… et qui l’aura !… J’attends seulement
-mon heure ; voilà tout !</p>
-
-<p>Presque rudement, il articule :</p>
-
-<p>— Nicole, ne dites pas de folies !</p>
-
-<p>— Des folies ? Quelles folies ?… Je vous confie en
-toute simplicité ce que je pense, ce que je crois, ce
-que j’espère, ce que je <i>veux</i> trouver, l’oubli d’abord…
-et puis le bonheur… le bonheur tel qu’il me le faut…
-J’ai tellement soif d’être heureuse encore !</p>
-
-<p>Elle s’arrête brusquement et serre ses lèvres
-comme pour les empêcher de prononcer davantage
-d’inutiles paroles. Lui, la regarde, secoué de l’instinctif
-désir de la dompter comme une enfant rebelle
-et insensée.</p>
-
-<p>Un silence, encore une fois, tombe entre eux dont
-les âmes sont frémissantes.</p>
-
-<p>Sur leurs têtes pourtant, le grand ciel infini s’étend
-si paisible… Le murmure de la mer est berceur. A
-peine, la découpure des branches ondule sur le sable,
-vêtu de lumière par le large croissant qui luit derrière
-les arbres.</p>
-
-<p>Il reprend, et son accent a, dans la nuit, une sorte
-d’autorité grave :</p>
-
-<p>— Je crois, Nicole, que vous voulez chercher le
-bonheur où vous ne le trouverez certainement pas…
-Mais il est évident que je n’ai pas qualité pour
-essayer de vous arrêter dans la voie… lamentable où
-vous prétendez vous engager… Seulement, je veux
-vous dire ceci : à quelque jour que ce soit, si vous
-avez besoin d’un ami, soyez bien certaine que vous
-pouvez recourir à moi, en toute circonstance.</p>
-
-<p>Elle a soudain les yeux pleins de larmes. Il les voit
-trembler entre les cils.</p>
-
-<p>— Merci… Mais souhaitons que jamais je n’aie
-recours à vous, car il faudrait que l’existence m’ait
-enfin brisée !… Et puis, maintenant, rentrons… Quel
-absurde élan j’ai eu de vouloir toucher au passé avec
-vous !… Nous n’y reviendrons plus, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Il s’incline avec un mouvement de tête. Elle a une
-imperceptible hésitation, puis, lui tend la main. Des
-lèvres, il effleure la peau tiède ; et, sans un mot,
-s’enfonce dans l’ombre d’une allée, tandis que d’un
-pas lent, elle revient vers la terrasse où sont ouvertes
-les portes-fenêtres du salon très éclairé.</p>
-
-<p>Quand, un peu après, René rentre à son tour,
-ayant, au hasard, arpenté le jardin, il l’aperçoit qui
-cause avec une insouciance rieuse, du fond de la
-bergère où elle est nonchalamment appuyée. Hawford
-est près d’elle.</p>
-
-<p>Alors, il détourne la tête et cherche des yeux Guillemette.
-Ah ! que c’est bon qu’elle soit encore une
-petite fille, innocente, gamine, ignorant la passion !…
-Sans doute, parce qu’elle a senti son regard, elle lui
-envoie un sourire et se reprend à bavarder avec la
-jeune baronne de Coriolis.</p>
-
-<p>Sous la lumière de la lampe-phare, Mme Seyntis,
-assise devant son métier, brode des fleurs incomparables.
-Près d’elle, Mme d’Harbourg somnole vaguement
-sur son tricot de charité, tout en écoutant, avec
-une aimable distraction, la chanoinesse qui devise à
-propos d’un roman nouveau, dont la couverte jaune
-vif flamboie sur le tapis.</p>
-
-<p>Elle est partie en guerre contre l’amour et s’exclame
-avec le plus parfait mépris :</p>
-
-<p>— L’amour ! Ah ! oui, parlons-en ! A en croire les
-romanciers, il serait le pivot même de l’existence…
-Quel mensonge et quelle stupidité !… C’est, tout au
-plus, un épisode !</p>
-
-<p>— Mais il y a des épisodes qui, à eux seuls, valent
-l’ouvrage entier ! riposte Raymond Seyntis, qui aime
-à provoquer la chanoinesse.</p>
-
-<p>Vertement, elle réplique :</p>
-
-<p>— Raymond, ne dites donc pas de sottises pour
-fausser le jugement de cette petite !</p>
-
-<p>Et elle indique Guillemette qui écoute, les prunelles
-attentives. Ce pourquoi, Mme Seyntis est sur
-des épines. Mais comment arrêter la chanoinesse,
-laquelle poursuit avec dédain :</p>
-
-<p>— Quand on a l’âge de cette fillette, on peut
-croire à toutes ces fariboles des cœurs qui se cherchent,
-se confondent, sont indispensables l’un à
-l’autre, etc. Mais quand on arrive comme moi au
-chiffre canonique et vu bien des hommes, on est tout
-à fait convaincue qu’il n’y en a pas un qui vaille la
-peine qu’une femme lui sacrifie toute sa vie !</p>
-
-<p>Le clan masculin proteste :</p>
-
-<p>— Vous êtes dure, madame.</p>
-
-<p>Le jeune ménage de Coriolis paraît convaincu que
-la chanoinesse parle de l’amour comme un aveugle
-des couleurs.</p>
-
-<p>La voix de Nicole domine les exclamations — sa
-belle voix de contralto, un peu railleuse en ce
-moment :</p>
-
-<p>— Alors, madame, vous ne croyez pas qu’on puisse
-vivre et, parfois même, mourir de l’amour ?</p>
-
-<p>La chanoinesse haussa les épaules :</p>
-
-<p>— Petite, petite, vous êtes jeune encore ! L’amour,
-vous avez raison, on en peut vivre — et mourir
-aussi ! Pour peu que l’individu amoureux ait une
-très mauvaise santé…</p>
-
-<p>De nouveau, les protestations jaillissent. En sa pensée,
-Mademoiselle est choquée autant que Mme Seyntis.
-Elle aimerait mieux être hors du salon et avoir
-entraîné Guillemette qui ne perd pas une parole.</p>
-
-<p>La chanoinesse ne baisse pas un brin pavillon et
-son accent est d’un suprême dédain :</p>
-
-<p>— L’amour !… Vous savez bien ce que Chamfort
-en a dit… Je ne veux pas répéter puisqu’il y a ici d’innocentes
-oreilles. Croyez-m’en, ma mie, ceux qui lui
-abandonnent leur vie étaient incapables de rien faire
-de mieux. Ils n’avaient pas leur pain à gagner… Ils
-n’avaient goûté ni à l’ambition, ni à l’art qui sont de
-bien autres aliments pour l’être humain !</p>
-
-<p>Raymond Seyntis, dont le front s’est éclairé, lance
-avec un peu de malice :</p>
-
-<p>— Ma chère cousine, l’être, certes, est fait d’une
-âme et d’un esprit, mais d’un corps aussi !</p>
-
-<p>— Peuh !… peuh !… je le sais bien. Et vous n’avez
-pas lieu de vous en glorifier, fait la chanoinesse qui
-tricote rageusement.</p>
-
-<p>La discussion devient générale. Mais René ne s’y
-mêle pas, car il est jaloux de l’intimité de son jardin
-secret. L’amour !… Ah ! quel épisode il a été, quatre
-ans plus tôt, dans sa vie. Et il sait maintenant que le
-temps guérit, que la tempête merveilleuse et terrible
-passée, l’homme peut se reprendre à vivre, à attendre
-encore, même à espérer le mal divin… Ce que
-fait Nicole, elle aussi. De quel droit, tout à l’heure,
-la condamnait-il à un avenir muré par le passé ?</p>
-
-<p>Instinctivement, il regarde vers elle. Ses prunelles
-brûlantes sont levées vers Hawford qui déclare avec
-une force tranquille :</p>
-
-<p>— Il n’y a rien de comparable à la passion pour ce
-qu’elle renferme de joies et de souffrances sans
-mesure !</p>
-
-<p>Et dans les yeux qu’il arrête sur elle, il y a le
-cri du désir que sa beauté a jeté en lui. Sûrement,
-ce désir, elle est trop femme pour ne pas le sentir.
-Mais elle y semble indifférente. Elle cause, comme
-tous autour d’elle, tourmentant son éventail d’un
-geste distrait…</p>
-
-<p>René prend soudain conscience de l’espèce de
-curiosité qui le pousse à, sans cesse, observer Nicole.
-Alors, irrité contre lui-même, il se rapproche de
-Guillemette. A demi-voix, elle lui lance avec une vivacité
-un peu moqueuse :</p>
-
-<p>— M’est avis, mon oncle, que vous n’avez guère
-donné votre avis dans la discussion soulevée par
-madame la chanoinesse.</p>
-
-<p>— Je déteste ces sujets ! fait-il brusquement.</p>
-
-<p>Il est vraiment, ce soir-là, d’une nervosité inaccoutumée.</p>
-
-<p>— Oh ! oui, je comprends… Vous trouvez que ce
-sont des sujets pas convenables.</p>
-
-<p>— Guillemette, je vous serais reconnaissant de ne
-pas vous moquer de moi…</p>
-
-<p>— C’est vrai, je vous dois le respect, mon oncle.
-Recevez toutes mes excuses…</p>
-
-<p>Entre les cils, ses yeux rient malicieux, si la
-bouche est contrite.</p>
-
-<p>René est exaspéré, et il va peut-être le laisser voir
-quand la voix jeune s’élève, caressante :</p>
-
-<p>— Oncle, soyez gentil et pardonnez-moi de taquiner,
-un tantinet, votre sagesse !… Je ne peux pas
-partager vos idées austères sur le sujet de conversation
-de ma cousine la chanoinesse que je trouve
-très instructive !</p>
-
-<p>Avant qu’il ait pu lui répondre, elle s’est levée,
-appelée par un signe de sa mère, car les domestiques
-apportent le thé et elle doit le servir avec Mademoiselle.</p>
-
-<p>Alors, René agacé va s’asseoir auprès de la bonne
-Mme d’Harbourg, mécontent de lui-même et des
-autres ; de la chanoinesse qui a des conversations
-insensées pour une femme de son âge et de son état ;
-de sa sœur qui les tolère ; de Nicole qui en sourit ; de
-Guillemette qui s’y intéresse déplorablement.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">VIII</h2>
-
-
-<p>Dimanche, <i>messe des baigneurs</i>, à neuf heures ; ce
-qui semble un peu matinal à beaucoup. N’importe ;
-comme c’est la messe <i>chic</i>, dussent-ils y arriver pour
-le dernier évangile, tous les fidèles qui se respectent
-considèrent, comme un des articles du code
-mondain, le devoir d’y paraître. Mme Seyntis, elle,
-n’est jamais en retard. Elle est même de ces redoutables
-personnes qui font consister l’exactitude à être
-toujours, pour le moins, un quart d’heure en avance.
-Aussi quand elle apparaît dans le vestibule, son livre
-en main, ses gants mis, son voile baissé, elle a toujours
-l’occasion d’appeler :</p>
-
-<p>— Guillemette !… Tu es prête ?… Le premier coup
-va sonner.</p>
-
-<p>Et Guillemette ne manque pas de répondre :</p>
-
-<p>— Mère, je vous suis… Allez en avant, je vous
-rejoins dans une minute !</p>
-
-<p>Guillemette est dormeuse comme un bébé ; de plus,
-elle déteste se lever de bonne heure, peut-être parce
-qu’elle y est obligée depuis sa tendre enfance. Plus
-d’une fois, il lui arrive d’ailleurs de se rendormir
-après que la femme de chambre est venue frapper à
-sa porte. A moins que, bien éveillée, elle n’oublie
-l’heure, parce que sa vagabonde pensée erre en toute
-sorte de mondes. Et il faut un rappel de Mademoiselle
-qui connaît la jeune personne, pour qu’elle
-bondisse soudain hors du lit.</p>
-
-<p>Ce dimanche-là, si elle est en retard, c’est que, la
-tête abandonnée sur l’oreiller, les mains jointes sous
-la nuque, toute rose du sommeil, elle a oublié les
-minutes, en réfléchissant à la double attitude de
-Nicole et de l’oncle René, la veille au soir. Que peuvent-ils
-bien penser l’un de l’autre ? Comme ils sont
-restés longtemps dans le jardin !… C’était exaspérant !</p>
-
-<p>Ses lèvres articulent les mots avec une telle conviction
-qu’elle en demeure saisie. Exaspérant !…
-Pourquoi ?… En quoi cela peut-il l’agiter, ce qui se
-passe entre son vertueux oncle et Nicole, l’adorable
-Nicole… Ah ! quel attrait elle exerce sur les hommes !…
-Tous, dans le salon, s’étaient groupés autour
-d’elle et n’en bougeaient pas… Comment son mari
-peut-il accepter de la perdre ?</p>
-
-<p>— Moi, à sa place, j’aurais fait même des turpitudes
-pour la garder ! prononce Guillemette avec
-conviction. Ah ! que je voudrais être troublante
-comme elle !</p>
-
-<p>— Guillemette, je ne vous entends pas remuer.
-Vous vous habillez, n’est-ce pas ? demande la voix
-douce de Mademoiselle.</p>
-
-<p>— Oui… oui ! dit Guillemette qui regarde sa montre
-avec terreur. Et elle a raison !</p>
-
-<p>Heureusement, elle est d’une prodigieuse vivacité
-dès qu’il le faut. Mais tout de même, quand se met à
-sonner ce terrible premier coup de la messe, elle est
-encore en jupon, les épaules nues, piquant, d’un
-doigt preste, les dernières épingles dans ses cheveux.</p>
-
-<p>A son tour, Mademoiselle répète :</p>
-
-<p>— Guillemette, vous venez ?… Le premier coup
-finit de tinter.</p>
-
-<p>— Ah ! Dieu ! je le sais ! s’exclame Guillemette qui,
-impatientée, voudrait anéantir ces malencontreuses
-cloches. <i>M’selle</i>, je vous en prie, allez en avant avec
-maman et Mad. Je marche plus vite et je vous rattraperai.
-Qu’André m’attende !</p>
-
-<p>Mais André est déjà parti pour un petit tour matinal,
-avant la messe, quand Guillemette apparaît,
-cinq minutes plus tard, dépitée contre elle-même
-d’avoir dû, par sa faute, s’habiller en coup de vent
-et accepter, sans aucune recherche coquette, les ceinture,
-cravate, chapeau, que lui présentait, en hâte, la
-femme de chambre. Elle se sent d’une humeur de
-porc-épic et envie de toute son âme Nicole dont les
-fenêtres sont encore voilées de leurs rideaux et qui,
-sûrement, va s’habiller en paix, et être jolie…
-jolie !…</p>
-
-<p>— Moi aussi, j’aurais pu être jolie ! marmotte-t-elle.
-Et par ma faute… Enfin tant pis !</p>
-
-<p>Elle traverse, en courant, le vestibule. Les cloches
-ont fait silence. C’est le deuxième coup qui se prépare.</p>
-
-<p>Devant le perron, elle aperçoit une silhouette
-d’homme.</p>
-
-<p>— Oh ! mon oncle ! c’est vous ?</p>
-
-<p>— Oui, petite fille, je vous attendais pour vous
-escorter, Mademoiselle m’ayant averti que vous la
-suiviez à quelque distance.</p>
-
-<p>Elle a un rire gai, soudain sa méchante humeur
-s’est évanouie ; et elle éprouve une jouissance enfantine
-de la limpidité du ciel d’août, bleu comme la
-mer qui ondule avec des moires soyeuses.</p>
-
-<p>Vite, elle marche aux côtés de René, à travers le
-jardin ruisselant de soleil, puis sur la route dévalant
-vers l’église, sous le dôme des branches.</p>
-
-<p>— C’est gentil cela, mon oncle, de m’avoir attendue !…
-Je n’aurais jamais pensé avoir votre escorte !…
-Je ne croyais pas que vous partiez maintenant à
-l’église.</p>
-
-<p>— Mais, Guillemette, est-ce que la messe n’est pas
-à neuf heures ?</p>
-
-<p>— Oui… oui… seulement, d’ordinaire, les messieurs
-n’arrivent guère que pour la sortie…</p>
-
-<p>— Ah ! très bien !… Mais probablement parce que
-je reviens d’Afrique, j’ai de très mauvaises habitudes ;
-et comme dans ma première jeunesse, je me crois
-obligé d’arriver pour le commencement.</p>
-
-<p>Elle lui jette un regard où il y a tout ensemble de
-l’estime et de l’amitié.</p>
-
-<p>Elle aime les gens qui ont le courage de leurs convictions, — fussent-elles
-même détestables… Mais ici
-ce n’est pas le cas… Et son sentiment se trahit tout
-de suite :</p>
-
-<p>— Mon oncle, vous avez joliment raison d’agir
-comme vous pensez !… Seulement, c’est tant pis pour
-votre avenir militaire !</p>
-
-<p>René a un coup d’œil surpris vers cette petite fille
-qui connaît si bien les vilains dessous de la politique.</p>
-
-<p>— Alors, vous croyez, docte Guillemette, qu’il
-m’en cuira d’avoir écouté tout au long la messe des
-baigneurs à Houlgate ?</p>
-
-<p>— Celle-là et d’autres, n’est-ce pas ? oncle. A
-Madagascar, cela ne tirait peut-être pas à conséquence,
-mais en France, il paraît que c’est une autre
-affaire… Tout de même, je suis très contente que
-vous soyez brave sur ce chapitre-là aussi !</p>
-
-<p>— Merci, petite Guillemette, dit-il, touché de cette
-approbation juvénile.</p>
-
-<p>Tous deux font quelques pas en silence, distraits
-par leurs propres réflexions. C’est elle qui reprend,
-frôlant de son ombrelle les petites herbes de la route :</p>
-
-<p>— Oh ! oui, certes, bien plus qu’autrefois, oncle
-René, j’ai pour vous, — par moments, pas toujours, — de
-la vénération !</p>
-
-<p>Il ne paraît pas flatté du tout.</p>
-
-<p>— Guillemette, voilà encore que vous vous moquez
-de moi !</p>
-
-<p>— Oh ! non, mon oncle, je ne me le permettrais
-pas… Je vous dis tout bonnement ce que je pense
-parce que vous m’inspirez très grande confiance… Je
-ne serais pas étonnée que j’en arrive à vous prendre
-pour confesseur laïque… J’irais à vous quand j’aurais
-besoin d’un confident de choix !</p>
-
-<p>— Guillemette, je suis très touché, très honoré…
-Mais ce serait intimidant pour moi, un rôle pareil !</p>
-
-<p>— Pourquoi donc ?</p>
-
-<p>Elle lève vers lui de larges prunelles que l’auréole
-du chapeau ombre délicatement. Ses joues ressemblent
-aux pétales d’une rose de France.</p>
-
-<p>— Pourquoi ? Mais parce que je craindrais à très
-juste titre de n’être pas à la hauteur. Et puis, vraiment,
-je ne me sens pas encore l’âge de l’emploi !</p>
-
-<p>Sans réfléchir, elle riposte :</p>
-
-<p>— Oh ! pour moi, vous n’êtes pas un jeune
-homme !</p>
-
-<p>Tout de suite, elle se reprend :</p>
-
-<p>— Vous êtes mon oncle, un oncle étonnamment
-sage… Oh ! certes, vous avez l’air plus sage que
-papa… Je suis certaine que vous seriez incapable de
-faire quelque bonne grosse sottise !</p>
-
-<p>Elle lance cet aveu si drôlement que René se met à
-rire, encore qu’il soit peu charmé de l’opinion édifiante
-que Guillemette a de lui.</p>
-
-<p>— Ma nièce, vous paraissez regretter que je n’aie
-pas le goût — et c’est exact ! — de me mettre d’affreux
-méfaits sur la conscience…</p>
-
-<p>La bouche de Guillemette a une expression de
-malice et de contrition qui est délicieuse :</p>
-
-<p>— Mon oncle, c’est vrai, j’ai un faible pour les
-hommes mauvais sujets… Au moins, je ne me sens
-pas humiliée en leur voisinage !… Je serais plutôt
-prête à me glorifier…</p>
-
-<p>Ici, les cloches recommencent à sonner. Guillemette
-tressaute.</p>
-
-<p>— Vite, mon oncle, le second coup ! Maman doit
-frémir de ne pas me voir…</p>
-
-<p>La blanche petite église est tout près, par bonheur.
-Pour l’instant, elle est le centre vers lequel
-filent les équipages et déambulent pédestrement, par
-les jolis chemins ensoleillés, chrétiens et chrétiennes,
-tous en toilette dominicale.</p>
-
-<p>Aussi, une brillante assemblée emplit-elle l’église
-qui est comble. Une chaise est un objet précieux que
-les retardataires cherchent d’un œil d’envie. Le suisse
-est ahuri et solennel. La chaisière, les joues en feu,
-s’affaire, pour essayer de caser tant de chrétiens,
-désireux d’un siège. Le curé lui-même, en surplis
-immaculé, circule à travers le flot grandissant de ses
-ouailles ; tel un général qui veille à la bonne installation
-de ses troupes. Son regard, satisfait sous les
-sourcils blancs en broussaille, erre sur ces nombreux
-fidèles, chics infiniment, parmi lesquels foisonnent
-les jolies femmes sous la paille des chapeaux fleuris,
-le tissu léger des robes d’été qui caressent les dalles
-luisantes.</p>
-
-<p>Cette messe n’est pas celle des humbles et des
-petites gens…</p>
-
-<p>Comme de juste, dans cette foule, discrètement
-bourdonnante, mondaine, parfumée, il se trouve de
-sincères croyants et croyantes qui pensent pieusement
-à leur Créateur. Mais il y aussi de fringants
-<i lang="en" xml:lang="en">clubmen</i>, — jeunes ou mûrs — qui sont là pour la
-femme dont, à la sortie, ils vont correctement serrer
-la main, avec un secret frisson de tout l’être !… Il y
-a des hommes rongés par la fièvre ou le souci de la
-vie qui, dans cette église, ont apporté des corps sans
-âme, une pensée fermée aux choses divines, et s’absorbent
-dans leurs préoccupations quotidiennes,
-alors que leurs yeux sont arrêtés, indifférents, sur un
-tabernacle dont le mystère leur est étranger…</p>
-
-<p>Il y a des jeunes que la vie enchante, qui tressaillent
-d’allégresse, d’envie, de désir, à ses espoirs. Il y
-a, sous le masque donné par l’éducation à tous ces
-êtres, des âmes douloureuses, des âmes troublées,
-des âmes sceptiques, des âmes pécheresses qui adorent
-leur péché ou le subissent avec passion, honte,
-colère, remords…</p>
-
-<p>Il y a des heureux — quelques heureux ! — qui
-crient leur bonheur vers l’Invisible ou en sont enivrés…
-Il y a des épouses déçues, meurtries ; des
-mères qui sont des bénies ou des crucifiées…</p>
-
-<p>Mais tous gardent leur secret. Le soleil flamboie
-dans les vitraux et par la porte, restée ouverte,
-resplendit la fête de l’été. La clochette tinte pour
-annoncer le commencement de la messe.</p>
-
-<p>Juste à ce moment, Guillemette fait son entrée ; ce
-qui calme, à son sujet, les inquiétudes de sa mère,
-laquelle, avant de s’absorber dans ses prières, lui
-murmure :</p>
-
-<p>— Tu ne pourras donc jamais être à l’heure ! ma
-pauvre enfant.</p>
-
-<p>La coupable a l’air d’innocence d’un nouveau-né
-et marmotte tout bas :</p>
-
-<p>— Mais, maman, la messe commence… Je ne suis
-pas en retard.</p>
-
-<p>Elle ouvre sagement son livre et se met en devoir
-de suivre les prières liturgiques.</p>
-
-<p>La pensée de Guillemette est absolument croyante,
-en dépit des quelques points d’interrogation jetés
-en son cerveau par les circonstances ou ses seules
-réflexions, au grand scandale de sa mère à qui, inutilement
-d’ailleurs, elle a demandé des solutions. Ce
-que voyant, elle n’a pas insisté, attendant en son intimité,
-le jour où la grâce du ciel dissiperait les
-ombres qui l’ont désorientée et dont elle rend responsable
-son ignorance de la théologie.</p>
-
-<p>Mais tout de même, Mme Seyntis serait saisie
-d’épouvante, si elle pouvait mesurer combien, très
-innocemment, dans le secret de son âme, cette petite
-fille s’est déjà fait une religion à elle…</p>
-
-<p>Des hauteurs de l’orgue, une voix de femme
-s’élève sonore, trop claire, qui fait lever les têtes vers
-la tribune où la chanteuse — une jolie femme rondelette,
-qui a un nom au théâtre — articule mal de
-pieuses paroles, sur un air d’opéra.</p>
-
-<p>Guillemette a tressailli, distraite par cet intermède
-musical, qui lui rend impossible tout recueillement
-et elle envie sa mère et Mademoiselle, abîmées dans
-la lecture de leur messe. Sans doute, le sérieux oncle
-René est comme elle. Guillemette regarde instinctivement,
-vers lui, devant elle. Il ne se contente pas de
-demeurer bien droit, les bras croisés, ou les mains
-sur la pomme de sa canne… Non, il a un petit livre,
-il lit l’office de la messe, très attentif et il n’a pas du
-tout, pourtant, l’air d’un sacristain ! Son visage brun
-ainsi au repos a, au contraire, quelque chose d’énergique,
-de fier, de grave, qui lui donne beaucoup
-d’allure… C’est très crâne à lui de montrer si franchement
-ses convictions ; et, contente, elle se prend à
-murmurer :</p>
-
-<p>— Mon oncle, vous êtes un homme chic !</p>
-
-<p>Cependant l’Évangile vient d’être dit ; alors dans la
-chaire, apparaît un vicaire juvénile et timide qui
-semble torturé par l’obligation de parler devant cette
-foule, la devinant, à l’avance, réfractaire à son
-éloquence ! Lui, comme ses auditeurs, — hormis
-quelques âmes pieuses, — se demande pourquoi cette
-homélie que tous redoutent.</p>
-
-<p>Mais le choix n’étant pas donné, il part résolument
-en guerre contre les désordres du siècle. D’une voix
-monotone et éclatante, il déverse le flot de sa rhétorique
-que Mme Seyntis écoute d’un air de componction,
-comme si elle avait toute la responsabilité des
-péchés d’Israël. Mad s’ennuie et Guillemette a pitié
-du petit vicaire qui, les yeux clos, les mains crispées
-sur la chaire, fond sur l’ennemi, le pécheur, tonnant :
-Pénitence ! Pénitence !</p>
-
-<p>C’est par cette véhémente adjuration qu’est
-accueillie Nicole, trop bien élevée pour désobliger
-Mme Seyntis en ne paraissant pas à la messe. Debout
-dans l’allée, sans regarder personne, elle attend que
-l’orateur ait fini de fulminer, et par son élégance, sa
-beauté capiteuse, donne des distractions à ceux qui
-l’entourent. Elle est tout près de René. Il peut respirer
-son parfum. Il a, sous les yeux, l’ondulation de
-ses beaux cheveux d’or fauve, l’harmonie de la
-forme ennuagée de blanc…</p>
-
-<p>Que pense-t-il ?… Une seconde Guillemette se le
-demande avec irrévérence. Mais ses traits ont une
-expression si sérieuse, qu’elle est saisie de honte
-pour sa propre frivolité et reprenant ses prières, elle
-est exemplaire jusqu’à la fin de la messe, qui s’achève
-sur une marche triomphante.</p>
-
-<p>Devant l’église, dans le jardin ensoleillé, bourdonnent
-les propos, les rires, les réflexions sur le petit
-vicaire, sur la chanteuse, sur le prochain, alertement
-examiné, jugé, exécuté… La phalange masculine se
-livre à la contemplation, et Nicole produit une vive
-impression quand elle apparaît insolemment fraîche,
-souriante, répondant aux saluts, serrant les mains
-amies ou indifférentes.</p>
-
-<p>Elle s’arrête auprès de sa mère et de Mme Seyntis
-qui, elle, ne vient certes pas de mettre sur sa conscience
-ni médisance ni distraction, et demande à son
-frère :</p>
-
-<p>— René, rentres-tu avec moi ou descends-tu sur la
-plage ?</p>
-
-<p>— Je vais sur la plage.</p>
-
-<p>— Alors, tu emmènes Mademoiselle et les enfants.</p>
-
-<p>Parmi les enfants, Mme Seyntis compte Guillemette
-qui n’en a cure ; car au milieu du brouhaha
-des conversations, elle a entendu l’oncle René dire à
-Nicole ces mots qui l’ont étonnée :</p>
-
-<p>— Je ne m’attendais guère à vous voir ici ce
-matin !</p>
-
-<p>De sa voix musicale, la jeune femme a riposté
-ironiquement :</p>
-
-<p>— Mon cher ami, je me souviens des enseignements
-reçus dans ma prime jeunesse : « Malheur
-à celui par qui vient le scandale. »</p>
-
-<p>Il n’a pas répondu. Peut-être, y avait-il au fond de
-ses yeux noirs quelque chose qu’elle ne voulait pas y
-lire… Brusquement, elle s’est détournée et s’est prise
-à causer avec la jeune baronne de Coriolis qui, entre
-les cils, considère tendrement son mari.</p>
-
-<p>Guillemette, elle, laissant Mademoiselle et Mad cheminer
-l’une près de l’autre, se met à marcher auprès
-de l’oncle René que, sans trop savoir pourquoi, elle
-n’est pas fâchée de retenir loin de Nicole.</p>
-
-<p>Mme de Miolan avance devant eux, descendant
-aussi vers la plage. Elle va d’une allure très lente.
-Hawford l’accompagne. Près d’eux, est également
-Raymond Seyntis.</p>
-
-<p>Hawford cause, et elle écoute, la tête un peu
-penchée. Le soleil met des lueurs d’or dans le nœud
-lourd de ses cheveux. Et spontanément, Guillemette
-s’exclame :</p>
-
-<p>— Comme Nicole est belle ! N’est-ce pas ? mon
-oncle. Quand je la regarde, je me demande toujours
-comment son mari peut se passer d’elle !…
-Vous, pas ? »</p>
-
-<p>Une sorte de soif l’envahit de savoir ce qu’il pense.
-Ainsi Ève fut attirée par le fruit défendu.</p>
-
-<p>Elle a levé les yeux vers lui. Il a un visage fermé,
-presque sévère et dit :</p>
-
-<p>— Je ne me suis jamais adressé pareille question,
-Guillemette.</p>
-
-<p>— Et vous trouvez, mon oncle, que je dois vous
-imiter ? glisse-t-elle, rieuse. C’est que vous n’êtes pas
-curieux. Et moi, je le suis horriblement, quand les
-gens m’intéressent.</p>
-
-<p>— Et Mme de Miolan vous intéresse ?</p>
-
-<p>— Oh oui ! autant que vous pouvez l’imaginer !</p>
-
-<p>— Pourquoi ?</p>
-
-<p>— Parce qu’elle est vraie, très bonne, triste, plutôt
-coquette, et pas du tout parfaite !</p>
-
-<p>— Oh ! oh ! ma nièce…</p>
-
-<p>— Quoi ? oncle René… Cela vous scandalise que
-j’aime mieux Nicole n’étant pas un modèle ?</p>
-
-<p>— Je pense, Guillemette, que ce n’est pas votre
-mère, sûrement, qui vous a mis de pareilles opinions
-fausses dans la cervelle.</p>
-
-<p>— Et vous avez bien raison de le penser, oncle.
-Je vous offre tout bonnement le fruit de ma petite
-expérience… Je commence à être assez vieille pour
-pouvoir posséder des opinions personnelles.</p>
-
-<p>Et après une seconde de méditation, elle achève :</p>
-
-<p>— Et penser que Nicole a des parents tellement à
-l’antique ! Est-ce qu’ils ne vous font pas un peu l’effet
-de paisibles canards qui auraient couvé un oiseau
-de paradis ?</p>
-
-<p>Cette fois, René est tout à fait choqué.</p>
-
-<p>— Guillemette, que d’irrévérence !</p>
-
-<p>— Mon oncle, ne vous agitez pas, ce sont des
-canards que je respecte comme je dois le faire !</p>
-
-<p>Il ne répond pas, mécontent, mais résolu à ne pas
-jouer auprès de cette petite un rôle ridicule de pédagogue…
-Il tressaille désagréablement de l’entendre
-s’exclamer en manière de conclusion :</p>
-
-<p>— Oh ! oncle, comme je voudrais ressembler à
-Nicole !</p>
-
-<p>— Ne dites pas cela ! Guillemette, fait-il presque
-impérieusement.</p>
-
-<p>Quelle singulière réponse ! Une impatience secoue
-Guillemette qui jette, un peu agressive :</p>
-
-<p>— Vous trouvez mieux qu’elle soit unique en
-notre famille ?</p>
-
-<p>René la regarde, surpris, et de sa manière sérieuse
-explique :</p>
-
-<p>— Je crains qu’elle ne se rende très malheureuse !
-Et c’est pourquoi, ma chère petite fille, je serais
-désolé de vous voir lui ressembler… Voilà tout !</p>
-
-<p>Guillemette est apaisée. Même, elle éprouve une
-sorte de sécurité joyeuse dans le sentiment que
-l’oncle René est soucieux de son bonheur. Quand
-Nicole sera partie pour Dinard, elle l’aura de nouveau
-à elle toute seule, comme avant l’arrivée des invités.</p>
-
-<p>C’était bien plus agréable !</p>
-
-<p>Elle est interrompue dans ses réflexions parce qu’ils
-atteignent la plage où, autour de Nicole et de Mme de
-Coriolis, s’élaborent des projets de promenade pour
-l’après-midi.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">IX</h2>
-
-
-<p>Cinq jours plus tard.</p>
-
-<p>Il fait chaud, très chaud. Le soleil brûle la poussière…
-Et cependant toute la jeunesse des <i>Passiflores</i>
-est partie en promenade pédestre, sous le regard mécontent
-de M. d’Harbourg qui s’est évertué à proclamer
-« absurde » une excursion par cette température
-sénégalienne.</p>
-
-<p>Ses conseils ayant eu le sort de la prédication de
-Jean au désert, il s’est dignement retiré dans le fumoir
-solitaire, — Raymond Seyntis est à Paris — et
-y somnole sur les journaux, maugréant contre les
-mouches qui s’agitent autour de lui, et même évoluent
-sans façon sur son avenante personne.</p>
-
-<p>Cependant, installée avec son ouvrage dans le <i lang="en" xml:lang="en">bow-window</i>
-du petit salon, Mme Seyntis jouit du calme
-des <i>Passiflores</i>. Oh ! quel délice serait un été dans la
-solitude avec ses enfants, son mari devenu ignorant
-du chemin de Paris… Des après-midi passés, une
-broderie en main, sous les arbres du jardin ou l’abri
-de la grande ombrelle de coutil dressée sur la
-plage…</p>
-
-<p>C’est chez elle un désir instinctif si vif que, souvent,
-elle lève la tête pour regarder les groupes rassemblés
-près de la mer.</p>
-
-<p>Les promeneurs élégants viendront plus tard, dans
-la tiédeur du crépuscule. A cette heure, sur l’or pâle
-du sable se dressent seules des silhouettes d’enfants ;
-tout petits qui trottinent chancelants, garçonnets
-et fillettes affairés par leurs jeux, insensibles à
-la morsure du soleil qui flamboie sur l’étendue sans
-ombre.</p>
-
-<p>— Vraiment, j’ai bien peur que nos promeneurs
-n’aient très chaud ! remarque Mme d’Harbourg qui
-fait évoluer les aiguilles de son tricot avec une monotone
-régularité, s’interrompant toutefois pour
-s’éventer, car l’air semble embrasé.</p>
-
-<p>Ce n’est pourtant pas ce souci, tout physique, qui
-altère son aimable visage, assombri par quelque pensée
-pénible, et lui fait répondre avec distraction aux
-quiètes paroles de Mme Seyntis.</p>
-
-<p>Celle-ci finit par s’en apercevoir et interroge :</p>
-
-<p>— Pauline, es-tu souffrante ?</p>
-
-<p>— Non… Oh ! non !</p>
-
-<p>Encore un silence. Mme Seyntis se demande si elle
-peut poursuivre sans indiscrétion ; et elle reprend,
-hésitante :</p>
-
-<p>— Est-ce que tu as quelque ennui ? Tu parais préoccupée ?</p>
-
-<p>Mme d’Harbourg ne répond pas… Puis, tout à
-coup, comme si un invisible sceau se brisait sur
-ses lèvres, elle articule d’une voix qui tremble :</p>
-
-<p>— Marie, je suis horriblement tourmentée de Nicole !</p>
-
-<p>Mme Seyntis a un tressaillement ; les paroles de
-Mme d’Harbourg réveillent en son souvenir, une
-réflexion de son mari, l’avant-veille, sur l’admiration
-très vive de Hawford pour la jeune femme
-dont il a, dès le premier jour, demandé la permission
-de faire un croquis… Réflexion qui lui a été fort désagréable ;
-elle n’admet pas que, sous son toit, une
-femme puisse se prêter à une cour aussi visible que
-favorisent les séances de pose. Et penser que cette
-femme est de sa famille !… Ah ! oui, elle est inquiétante,
-Nicole !</p>
-
-<p>Avec autant de précaution que si elle avançait sur
-des œufs, Mme Seyntis demande :</p>
-
-<p>— A quel propos ? Pauline, es-tu tourmentée de ta
-fille ?… Est-ce que son mari…</p>
-
-<p>— Non… Non, il ne s’agit pas de son mari, cette
-fois. De lui, nous n’entendons plus parler que par les
-hommes d’affaires… Non, c’est elle qui m’inquiète !…
-Je la sens si révoltée contre sa situation que j’en
-arrive à craindre tout de sa part…</p>
-
-<p>— Tout ! répète Mme Seyntis, saisie.</p>
-
-<p>Mais sa cousine ne l’entend pas, absorbée par sa
-pensée, et poursuit son monologue :</p>
-
-<p>— Mon Dieu, je sais bien que cette situation est
-délicate, pénible, douloureuse… Mais son père et
-moi, nous faisons tellement ce que nous pouvons pour
-la lui rendre supportable,… pour ne jamais lui rappeler
-que c’est elle qui a voulu épouser Guy de
-Miolan, quoi que nous lui disions… que c’est elle qui
-l’a quitté, là-bas, à Constantinople, après leurs
-scènes… lamentables ! Elle n’a jamais voulu se prêter
-à une réconciliation… Comme nous l’y engageons…
-puisque, hélas ! maintenant, rien ne peut
-empêcher qu’elle ne soit sa femme… Elle s’obstine à
-exiger un divorce qui nous navre… A quoi bon ?…
-Elle n’en sera pas plus libre puisque l’Église ne connaît
-pas le divorce et elle brise tout son avenir de
-femme !… Pourquoi, grand Dieu ! faut-il qu’elle ne se
-résigne pas… Nous l’aimons, nous la gâtons tant,
-qu’elle ne peut être tout à fait malheureuse, pourtant !</p>
-
-<p>Mme d’Harbourg en est absolument persuadée.
-Sa cousine, pas du tout, et malgré elle, il lui
-échappe :</p>
-
-<p>— Ma pauvre Pauline, à des jeunes femmes comme
-Nicole, je crains bien que nos tendresses de parents
-ne suffisent pas…</p>
-
-<p>Mme d’Harbourg a l’air navrée. Son tricot est
-tombé sur ses genoux et les mailles glissent de l’aiguille
-sans qu’elle y prenne garde.</p>
-
-<p>— Oui… oui… Ce que tu dis là, Marie, je l’ai déjà
-pensé plus d’une fois… Et c’est ce qui me fait peur !
-Moi, je sais bien qu’à sa place, jugeant impossible
-de vivre avec mon mari, j’aurais essayé de
-combler le vide de mon existence par de bonnes
-œuvres, par le travail… J’aurais beaucoup prié pour
-être soutenue… Mais je crains que Nicole ne prie plus
-guère !…</p>
-
-<p>Mme Seyntis a le même sentiment. Toutefois, elle
-est trop charitable pour ajouter au chagrin de sa
-cousine et elle murmure, encourageante :</p>
-
-<p>— Ah ! que sait-on ?…</p>
-
-<p>— C’est vrai, je ne sais pas ! avoue Mme d’Harbourg,
-pitoyable. Jamais Nicole ne parle de ce qu’elle
-pense… Du moins, à moi… Et pas davantage à son
-père, d’ailleurs… Ah ! ma pauvre amie, que nos enfants
-nous sont fermés et que nos filles sont différentes
-de nous !</p>
-
-<p>N’était la crainte de peiner plus fort sa triste cousine,
-Mme Seyntis protesterait vivement. En toute
-sincérité, elle est persuadée connaître, comme la
-sienne propre, l’âme blanche de Guillemette…</p>
-
-<p>Et Mme d’Harbourg, devinant une oreille compatissante,
-reprend de plus belle :</p>
-
-<p>— Certes, je ne peux reprocher à Nicole une tenue
-blâmable… Elle n’est pas femme à autoriser des…
-familiarités qui la feraient prendre… pour ce qu’elle
-n’est pas… Mais en sa position d’épouse séparée,
-elle devrait tellement exagérer la prudence, rester
-dans l’ombre, peu recevoir, ne pas aller dans le
-monde… Et justement, elle fait à peu près tout le
-contraire !… Elle ne m’écoute pas quand je le lui dis…
-Elle me regarde comme si je lui parlais turc… Ah !
-Marie, je commence à croire que je l’ai trop gâtée !…
-Elle était mon unique enfant et j’avais si fort le désir
-de son bonheur ! C’est bien pour cela que j’ai eu la
-faiblesse, — et son père aussi ! — de consentir à ce
-qu’elle épouse ce Miolan qui l’emmenait loin de
-nous… Mais elle voulait… et nous avons cédé !</p>
-
-<p>Jamais aussi franchement, Mme d’Harbourg n’a
-avoué sa faiblesse. Mme Seyntis, touchée de cette
-humilité et de cette confiance, cherche à la réconforter :</p>
-
-<p>— Ma pauvre Pauline, tu as cru faire pour le
-mieux… Pourquoi te torturer par des reproches ?…
-Aujourd’hui, ton rôle me paraît être de veiller sur
-Nicole… Elle est si jeune… c’est-à-dire un peu imprudente,
-un peu coquette… peut-être, corrige vite
-Mme Seyntis qui craint de blesser sa cousine. Les
-jolies femmes seules sont tellement courtisées !</p>
-
-<p>— Ah ! oui, bien trop ! soupire Mme d’Harbourg.
-De bonnes amies sont venues m’avertir qu’un certain
-baron de Gerles était violemment épris d’elle… Je
-sais qu’il est en ce moment à Dinard… Et justement,
-la voilà ce matin qui m’annonce qu’elle pensait partir
-jeudi chez ses amis de Bierne qui ont leur villa à
-Dinard. Bien entendu, son père et moi, nous ne pouvons
-l’y suivre… Alors… alors, je suis bien tourmentée !</p>
-
-<p>— Oui, je conçois, fait Mme Seyntis, qui ne conçoit
-que trop bien. Elle aussi a entendu beaucoup
-parler de la cour que Philippe de Gerles fait à la
-jeune femme… Lui, absent, Hawford le remplace…
-Demain, ce sera un autre… Ah ! oui, la mère de Nicole
-de Miolan peut être inquiète !</p>
-
-<p>Pour le moment, elle paraît moins abattue parce
-qu’elle a confié sa détresse, et elle reprend :</p>
-
-<p>— Je te fais mes excuses, Marie, de t’accabler ainsi
-de mes doléances. Mais il n’y a personne en dehors
-de l’abbé Vincenette à qui je puisse les confier… Mon
-mari a été si affecté de tous ces événements que je
-m’applique maintenant à lui faire croire que tout va
-pour le mieux… Que Nicole s’arrange bien de sa
-nouvelle vie parce que son expérience du mariage
-lui en a ôté le goût…</p>
-
-<p>— Oui, ce devrait être !… soupire Mme Seyntis,
-seulement, elle n’a que vingt-six ans !…</p>
-
-<p>— C’est cela, en effet, qui est terrible ! Vois-tu,
-Marie, quelquefois, il me prend la terreur qu’un de
-ces hommes qui l’admirent dans le monde et rôdent
-autour d’elle, avec de vilaines pensées, que l’un
-d’eux ne finisse par lui plaire particulièrement… Oh !
-ce serait épouvantable ! Je ne craindrais certes pas
-que Nicole commette une faute grave ; nos filles,
-heureusement, ne peuvent être que d’honnêtes
-femmes !… Mais ne connaîtrait-elle que la tentation,
-ce serait déjà trop !… Ces mauvais romans qu’elles
-lisent leur montent l’imagination, leur font rêver
-d’un bonheur impossible…</p>
-
-<p>— Oui… c’est vrai, approuve Mme Seyntis. Et ce
-bonheur, elles s’imaginent le rencontrer dans la passion…
-Pauvres petites !… Le bonheur, mais elles le
-trouveraient à faire simplement leur devoir. Seulement,
-cette vérité, elles ne la croient pas !</p>
-
-<p>Mme Seyntis est tout à fait convaincue de ce qu’elle
-dit. Pour elle et pour sa cousine, un cœur comme
-celui de Nicole est un monde dont l’une et l’autre
-ignorent tout, et qui les épouvanterait si elles y
-pénétraient…</p>
-
-<p>Mme d’Harbourg tamponne de nouveau ses yeux
-ternis par une buée humide et s’évente machinalement
-parce que l’émotion a augmenté la chaleur,
-pour elle.</p>
-
-<p>— Ah ! ma bonne Pauline, je te plains bien ! dit
-affectueusement Mme Seyntis.</p>
-
-<p>— Tu le peux, Marie… C’est dur de vivre !</p>
-
-<p>Mme Seyntis est trop consciencieuse pour ne pas
-remarquer :</p>
-
-<p>— Il y en a encore de bien plus malheureuses que
-nous, Pauline.</p>
-
-<p>Mais Mme d’Harbourg regimbe devant cette déclaration :</p>
-
-<p>— Tu peux dire cela, Marie, parce que tu n’as pas
-connu l’épreuve d’être atteinte dans le bonheur de
-ton enfant.</p>
-
-<p>— C’est vrai… Mais je t’assure que tous nous
-avons nos soucis.</p>
-
-<p>— Oh ! est-ce que Guillemette ?…</p>
-
-<p>— Non, non, Guillemette n’est pas en jeu. Grâce
-au ciel, elle est encore une petite fille qui ne me
-donne pas de tracas… Non, je suis ennuyée de Raymond.
-Il est nerveux, il a l’air préoccupé ; et il ne
-veut prendre aucunes vacances sous prétexte qu’il a
-des affaires très importantes. Si encore il se reposait
-tout à fait pendant les jours qu’il passe ici ! Mais
-tout le temps, on lui télégraphie, on lui téléphone.
-Je ne m’étonne pas que sa pauvre tête, bourrée de
-chiffres, lui soit douloureuse cet été !</p>
-
-<p>— Oui, c’est ennuyeux ! dit Mme d’Harbourg.</p>
-
-<p>Elle a écouté les réflexions de sa cousine, mais les
-paroles sont arrivées jusqu’à elle comme des mots
-indifférents qui ne sauraient la distraire de son propre
-souci.</p>
-
-<p>Les deux femmes, alors, absorbées par leur intime
-pensée, continuent à travailler en silence. Dans le
-billard, on entend marcher M. d’Harbourg, qui se livre
-aux carambolages pour distraire sa solitude et la
-fâcheuse humeur que lui donne la température.</p>
-
-<p>La mer est bleue comme un lac italien. Des nappes
-de lumière s’épandent sur le jardin où les fleurs
-semblent autant de cassolettes qui distillent leur
-parfum dans l’air brûlant. Devant la villa, un groupe
-de modestes touristes est arrêté et s’exclame sur le
-décor somptueusement fleuri qui l’enserre… Une
-voix de femme articule avec conviction :</p>
-
-<p>— Comme on doit être heureux dans une si jolie
-maison !… Ah ! les riches ont de la chance !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">X</h2>
-
-
-<p>Cependant les promeneurs se sont arrêtés, pour
-goûter, dans une ferme à mi-chemin entre Houlgate
-et Villers… Une ferme dressée sur la falaise,
-devant le pittoresque chaos des roches qui dévalent
-vers le sable parmi la floraison rose des bruyères et
-des œillets sauvages ; sous la dentelle fine des herbes,
-jaillies entre les pierres, et les branches tordues des
-arbrisseaux, agrippés aux tumultueux éboulis des
-roches.</p>
-
-<p>Dans la prairie herbeuse qui s’allonge sur la
-falaise, la fermière, accoutumée aux visites quotidiennes
-des touristes, prépare la table pour le thé,
-avec une connaissance parfaite de leurs goûts et des
-avantages qu’elle en tirera. D’ailleurs, Mademoiselle,
-investie au départ des pleins pouvoirs de Mme Seyntis,
-veille à ce que rien ne manque, soigneuse toujours
-du bien-être des autres qui tous la laissent faire
-très volontiers.</p>
-
-<p>La petite de Coriolis s’est jetée dans l’herbe comme
-une enfant fatiguée ; et, sans façon, ayant pris sa glace
-de poche, elle rafraîchit d’une caresse de poudre ses
-joues brûlantes. Mad, assise à la turque devant elle,
-la contemple avec intérêt, et dans un élan juvénile,
-lui déclare qu’elle la trouve bien jolie. André, étendu,
-les coudes au sol, le menton dans les mains, observe
-les barques dont les voiles sont immobiles sur la
-grande mer paisible. Guillemette, elle, reste debout.
-Jamais, semble-t-il, elle n’est fatiguée. Dans son
-jeune corps, circule une telle sève ! A pleines lèvres,
-elle aspire la bonne senteur saline qui monte du
-large. Mais ses yeux ne regardent point le lointain,
-sablé d’une brume d’or, vers le couchant. Sous la
-dentelle du grand chapeau de broderie, ils sont
-fixés avec une étrange expression sur le groupe
-que forment, un peu en avant, Nicole, Hawford,
-et le capitaine de Coriolis, celui-ci la lorgnette en
-main, étudiant la côte.</p>
-
-<p>Nicole est arrêtée à l’extrême bord de la falaise
-et les plis de sa robe de linon ruissellent autour
-d’elle. Comme obstinément, elle regarde, à ses pieds,
-le vide, miroitant de vagues nonchalantes, d’un bleu
-vert d’opale !… Hawford lui parle. L’entend-elle,
-même ?… Elle ne bouge ni ne répond. A quoi peut-elle
-songer avec ce visage grave, cet air d’être
-absente, seule avec elle-même, regardant vers quelque
-chose d’invisible ?… Pourtant, elle était très gaie pendant
-la promenade. Elle taquinait André et un peu
-aussi le capitaine de Coriolis qui flânait de préférence
-auprès de sa jeune femme. Elle causait avec Hawford.
-Mais peu, très peu, avec l’oncle René. Et
-Guillemette ne s’en est pas plainte. Sans se l’être
-avoué, elle estime que l’oncle René lui appartient en
-propre. Est-ce qu’à son arrivée, ils n’ont pas fait un
-pacte d’amitié ?… Jusqu’au jour où il se mariera, elle
-tient bizarrement à occuper l’une des premières
-places dans ses affections. A aucun prix, elle ne voudrait
-que Nicole le reprît comme autrefois…</p>
-
-<p>Par bonheur, il ne la recherche pas… Mais, tout
-de même, comme il l’observe ! Par moments, quand
-elle est très entourée — par une vraie cour masculine, — il
-a une façon de mordre sa lèvre sous sa
-moustache, le front barré d’un pli… Quand Guillemette
-lui voit ce visage, elle est tout ensemble exaspérée
-et passionnément intéressée…</p>
-
-<p>En ce moment, elle se sent satisfaite parce qu’il est
-loin de la jeune femme, et à quelques pas d’elle-même.
-Mais levant la tête vers lui, elle a un tressaillement
-d’impatience, car elle constate que, comme
-elle, il remarque le groupe de Nicole et d’Hawford.</p>
-
-<p>Mme de Miolan est sortie de sa songerie. Elle vient
-de répondre au peintre avec un petit rire qui a tinté
-dans l’air chaud ; et ni l’un ni l’autre ne paraissent
-disposés à se rapprocher de leurs compagnons de
-promenade.</p>
-
-<p>— A quoi pensez-vous avec cette mine attentive ?
-Guillemette.</p>
-
-<p>C’est René qui l’interroge brusquement :</p>
-
-<p>— Je m’instruis, mon oncle.</p>
-
-<p>— Sur…?</p>
-
-<p>— Sur la facilité avec laquelle les hommes peuvent
-être séduits… Il y a cinq jours que Francis Hawford
-est à Houlgate.</p>
-
-<p>René commence à être trop habitué aux désinvoltes
-aperçus de sa nièce pour s’effaroucher, comme
-aux premiers jours. Mais avec le souci d’écarter les
-pensées malsaines du jeune esprit de Guillemette, il
-dit tranquillement, les sourcils rapprochés, cependant :</p>
-
-<p>— Hawford est un artiste, c’est pourquoi il a été
-si aisément subjugué par la beauté de Nicole…</p>
-
-<p>— Oh ! mon oncle, pour cela, il suffit d’être un
-homme !</p>
-
-<p>— C’est vrai… Les hommes sont bien faibles…</p>
-
-<p>— Pas tous, il me semble… Je ne peux pas croire
-que vous, mon oncle, vous le seriez ; vous êtes en
-possession d’une volonté qui ne badine pas, quand
-elle a dit : « Halte-là !… » A la place d’Hawford,
-vous ne vous seriez pas laissé attraper ainsi…</p>
-
-<p>Cette petite fille ne sait ce qu’elle dit… Autrefois,
-il a été faible, si faible… Et à l’heure actuelle, si
-Nicole voulait, qui sait si l’étincelle ne pourrait jaillir
-encore des cendres mortes ?… Il vient de vivre plusieurs
-jours près d’elle et il sait maintenant qu’elle
-est la séduction même, qu’elle enivre, autant par son
-âme d’orage, que par sa forme parfaite… Et Guillemette
-le juge impassible !…</p>
-
-<p>Il réplique avec une sorte d’ironie :</p>
-
-<p>— Je ne suis pas un artiste, moi !</p>
-
-<p>— Pourtant, vous aussi, vous la trouvez très
-belle ?…</p>
-
-<p>— Oui, elle l’est… dangereusement ! dit-il d’une
-voix un peu lente.</p>
-
-<p>Les mots ont dû lui échapper car, aussitôt, d’un
-geste sec, il coupe avec sa canne la tête fine d’un
-arbrisseau.</p>
-
-<p>Elle, les yeux sur l’herbe veloutée, répète :</p>
-
-<p>— Dangereuse… Pourquoi ?… Pour elle ? Pour
-ceux qui la voient ?…</p>
-
-<p>— Pour les uns et les autres ! prononce-t-il presque
-âprement. Petite fille, petite fille, dans quel monde
-prétendez-vous entrer qui n’est pas fait pour vous ?</p>
-
-<p>Les yeux violets de Guillemette deviennent presque
-noirs.</p>
-
-<p>— Oncle, excusez-moi, je croyais que, vu notre
-traité d’amitié, je pouvais vous dire, en toute franchise,
-ce que j’avais dans la cervelle… J’oublie toujours
-comme vous êtes vite scandalisé !</p>
-
-<p>Et, très digne, sachant bien que René regrette sa
-réflexion et souhaiterait la lui faire oublier, elle s’en
-va vers la table à thé, sans le moindre regard vers lui.</p>
-
-<p>Nicole revient. La ligne de son corps svelte et
-souple ondule sur l’infini lumineux d’un ciel d’or
-roux. Elle marche si près du bord de la falaise que,
-d’instinct, René lui crie, la voyant venir ainsi :</p>
-
-<p>— Nicole, que vous êtes imprudente ! Prenez donc
-le sentier…</p>
-
-<p>Elle a un geste léger des épaules, un sourire, et continue
-d’avancer. Le capitaine de Coriolis a rejoint
-Hawford et le retient pour lui montrer une découpure
-de la côte. Nicole est près de René. Il l’a attendue
-dans un inconscient besoin de protection. Elle le
-devine :</p>
-
-<p>— Vous craignez que je ne sois victime de mon
-imprudence, comme vous dites ? Si j’étais sage et
-courageuse, savez-vous ce que je ferais ? J’avancerais
-encore de quelques pas, jusqu’au point où finit
-la falaise… Et pour moi aussi, ce serait la fin !… Plus
-de souvenirs ! Plus de luttes ! plus de rêves inutiles !…
-Quel repos ! Seulement je ne suis pas courageuse…
-et j’ai encore un tel désir de vivre !</p>
-
-<p>Les mêmes mots viennent, à René, qu’il lui a dits
-le premier soir :</p>
-
-<p>— Pauvre, pauvre Nicole ! Je voudrais tant faire
-quelque chose pour vous !</p>
-
-<p>Elle secoue un peu la tête.</p>
-
-<p>— Vous ne pouvez rien… Ni personne.</p>
-
-<p>Personne ?… Si, celui-là seul qu’elle veut rejeter de
-sa vie, qui, jadis, lui a pris son cœur de jeune fille…
-Mais jamais elle n’avouerait ni ne s’avouerait cela !</p>
-
-<p>Le matin même, le courrier lui a apporté, de Constantinople,
-une de ces lettres qu’elle ne veut pas
-ouvrir. Pourtant, pas plus que les précédentes, elle
-ne l’a brûlée. D’un geste résolu de ses doigts qui
-tremblaient, elle l’a enfermée, — comme on enferme
-les morts dans une tombe.</p>
-
-<p>Mais elle n’a pu, de même, clore sa pensée, ni
-étouffer la plainte désespérée de son cœur qui se
-souvient, qui voudrait savoir et ne peut se consoler !</p>
-
-<p>Dieu, qu’elle se sent effroyablement perdue dans le
-monde !… et seule !… Depuis le matin, l’affolante
-tempête gronde en elle qui est sans soutien pour la
-supporter… Comment peut-il y avoir des résignés
-qui acceptent leur destinée, si dure soit-elle !</p>
-
-<p>La douce Mademoiselle serait pénétrée de confusion
-si elle savait avec quel intérêt, où il entre une sorte
-de respect, Nicole l’observe pendant leurs quelques
-jours de vie commune. Cette pure et humble créature
-éveille en elle une fugitive sensation d’apaisement.
-Un matin, de sa fenêtre, elle l’a vue qui revenait,
-sans doute, de quelque messe matinale, un
-livre de prières en main ; et de toute son âme, elle a
-envié la sérénité de ce visage que nulle pensée mauvaise
-n’a jamais dû voiler. La veille, de nouveau,
-comme elle rentrait avant le dîner d’une promenade
-solitaire, elle a encore aperçu Mademoiselle qui pénétrait
-dans l’église. Elle l’a suivie, avec la même soif un
-peu maladive de se reposer dans l’effleurement de
-cette vie limpide. Elle aurait voulu croire, prier
-comme Mademoiselle, elle qui ne croit ni ne prie plus.
-Elle voudrait la supplier de lui donner quelque chose
-de sa paix, de lui apprendre comment on peut
-oublier, pardonner, accepter l’épreuve sans révolte,
-renoncer au bonheur qui ne s’achète que par l’irrémédiable
-déchéance…</p>
-
-<p>Pauvre Mademoiselle, elle n’aurait rien compris
-aux révoltes qui bouleversent l’âme de Nicole de
-Miolan… Elle lui a souri quand elle l’a trouvée
-devant l’église et s’est préparée à passer discrètement,
-ne soupçonnant guère que les beaux yeux de
-Nicole avaient suivi sa prière…</p>
-
-<p>La jeune femme l’a arrêtée :</p>
-
-<p>— Vous rentrez ? mademoiselle.</p>
-
-<p>— Oh ! oui, bien vite, madame. Il est tard.</p>
-
-<p>— Alors, remontons ensemble aux <i>Passiflores</i>.
-Voulez-vous ?</p>
-
-<p>— Bien volontiers, madame, a accepté Mademoiselle
-un peu intimidée.</p>
-
-<p>Elles ont marché un instant l’une près de l’autre en
-silence. Puis, Nicole a interrogé :</p>
-
-<p>— Vous allez ainsi tous les soirs à l’église ?</p>
-
-<p>— Quand je le puis, madame. J’aime bien finir ma
-journée par cette petite visite.</p>
-
-<p>— Comme vous iriez voir un ami, n’est-ce pas ?
-mademoiselle.</p>
-
-<p>Très simplement Mademoiselle a dit :</p>
-
-<p>— Oui, un ami, un Père qui soutient, qui console
-l’enfant…</p>
-
-<p>Nicole s’est sentie moralement si loin de Mademoiselle
-qu’elle a presque souri — avec quelle ironie
-triste ! — de sa tentation de lui crier sa détresse.</p>
-
-<p>Elles ont continué leur route en silence. Seulement,
-comme Mademoiselle s’effaçait pour laisser entrer la
-jeune femme, Nicole, s’arrêtant, a posé sa main sur
-l’épaule de la jeune institutrice et, un peu bas, lui a dit :</p>
-
-<p>— Quand vous irez voir votre Ami, le soir, demandez-lui
-d’avoir un peu de pitié pour moi…</p>
-
-<p>Et elle est partie…</p>
-
-<p>A cette petite scène, elle repense tout à coup, cheminant,
-tête baissée, sur la falaise, le pas distrait…
-La voix de Hawford la fait brusquement tressaillir.
-De loin, lui aussi, la supplie de fuir le bord de la
-falaise qui s’effrite… Il a peur pour elle. Comme en
-quelques jours, elle a souverainement conquis cet
-homme et comme il a, violent, le désir d’elle…</p>
-
-<p>Est-ce vers lui que sa destinée la pousse ? Ou vers
-cet autre qui l’attend à Dinard et dont l’amour engourdit
-son souvenir quand elle en respire le violent
-parfum… Ah ! elle n’en sait rien, et dans son âme
-désemparée, elle se demande, avec une espèce de
-curiosité tragique, ce qu’il en adviendra d’elle qui
-qui veut à tout prix le bonheur… La fougue qu’elle
-devine dans Hawford lui donne le vertige…</p>
-
-<p>Quel monde entre lui et René, froidement
-maître de lui-même, enserré dans ces liens de la
-conscience, du devoir, des lois religieuses qu’elle-même
-a brisés dans sa révolte… René, qu’elle estime
-et qu’elle a, par instants, la tentation misérable de
-ramener à elle…, seulement pour que lui, si ferme
-semble-t-il dans son orgueilleuse vertu, se reconnaisse
-vaincu et n’ait le droit ni de la juger, ni de la
-condamner, quoi qu’elle fasse.</p>
-
-<p>Il marche près d’elle, pensif. Sûrement, pas plus
-qu’elle-même, il ne voit la houle nonchalante des
-eaux bleues, ivres de lumière, il n’entend les rires
-des jeunes qui les attendent autour de la table à thé,
-un peu plus haut sur la falaise.</p>
-
-<p>Il interroge tout à coup :</p>
-
-<p>— Est-il vrai, Nicole, que vous partiez dans quelques
-jours pour Dinard ?</p>
-
-<p>— Oui, à la fin de la semaine.</p>
-
-<p>— Déjà… Vous ne voulez plus nous rester ?</p>
-
-<p>Son accent a cette douceur un peu grave qui lui
-donne un charme imprévu.</p>
-
-<p>— Je suis attendue, dit-elle, la voix brève.</p>
-
-<p>— Et vous ne pourriez vous faire attendre ?</p>
-
-<p>Elle est surprise. Son regard cherche celui de
-René, et elle interroge :</p>
-
-<p>— Vous avez une raison, René, pour vouloir me
-retenir aux <i>Passiflores</i> ?</p>
-
-<p>Il incline la tête.</p>
-
-<p>— Et cette raison ?</p>
-
-<p>Un demi-sourire éclaire le visage sérieux.</p>
-
-<p>— Je me demande si je puis vous la dire sans vous
-paraître très indiscret…</p>
-
-<p>— Je sais que vous n’êtes pas indiscret.</p>
-
-<p>— Merci, Nicole… Eh bien, vous m’avez fait l’honneur
-d’être si franche avec moi, que je vais vous
-rendre confiance pour confiance… Je souhaiterais
-vous retenir au milieu de nous parce que, dans l’état
-d’esprit où vous êtes, je regrette de vous voir partir
-seule, parmi des étrangers…</p>
-
-<p>Un éclair jaillit dans les prunelles de Nicole. Saurait-il
-qui l’attend là-bas ? Que lui importe ?… Et, railleuse,
-elle riposte :</p>
-
-<p>— Vous avez peur que le petit chaperon rouge ne
-soit croqué par le loup ?… Soyez sans inquiétude. Il
-ne sera croqué que s’il y consent… Et alors, qui cela
-regarde-t-il, sinon lui ?</p>
-
-<p>— Et ceux qui l’aiment et le voudraient vivant et
-heureux !</p>
-
-<p>Sur la bouche de Nicole, passe le sourire poignant
-qu’il y a déjà surpris :</p>
-
-<p>— Mon pauvre René, je commence à croire que ces
-deux qualificatifs ne peuvent aller ensemble… A quoi
-bon demeurer ici quelques jours de plus ?… Dans
-une semaine, dans plusieurs même, rien n’aura
-changé en moi, ni pour moi… Il n’y a rien à faire,
-René, que de m’abandonner à l’inconnu de ma destinée
-qui sera peut-être tout autre que nous l’imaginons.
-Encore une fois, pour notre tranquillité à tous
-deux, ne vous inquiétez pas de moi, car, c’est vrai,
-je ne sais où je vais !…</p>
-
-<p>— Nicole, Nicole, ne vous calomniez pas !</p>
-
-<p>— Je ne me calomnie pas… Je ne suis pas une
-résignée… Je ne peux pas l’être… C’est au-dessus de
-mon courage !</p>
-
-<p>Sa voix se brise soudain, comme si un muet sanglot
-avait contracté sa gorge. Et alors, en lui monte
-l’obscur désir de lui dire des mots de tendresse
-qui la consolent, de prendre, entre les siennes, la
-main dégantée qui froisse les plis de la robe, la
-main frémissante dont la vie jeune appelle les
-lèvres…</p>
-
-<p>Mais elle s’est tout de suite ressaisie ; la flamme
-s’est éteinte sous les cils abaissés, et elle a repris son
-visage impénétrable de sphinx. Comme un voile, elle
-ouvre son ombrelle, et la soie rose la baigne d’un
-reflet d’aurore. Il avance, silencieux, à côté d’elle.
-Quelques instants encore, et ils vont être près des
-autres, près de Guillemette qui les regarde approcher…</p>
-
-<p>Elle s’arrête, imperceptiblement. Les yeux sur ceux
-de René, elle demande :</p>
-
-<p>— Savez-vous, René, que je n’ai pas encore compris,
-d’où vient que vous prenez un souci, qui paraît
-bien sincère, de mon avenir ?</p>
-
-<p>— Il est très sincère, en effet, Nicole… C’est que je
-me souviens de… de ce que vous avez été pour moi,
-jadis…</p>
-
-<p>— Ce que j’ai été… oui… Ce que je ne suis plus,
-par conséquent.</p>
-
-<p>Elle parle sans coquetterie, ainsi qu’elle constaterait
-un fait. Mais les yeux levés vers lui sont beaux à
-affoler un sage, dans leur expression ardente et profonde.</p>
-
-<p>En l’âme de René, quelque chose a tressailli. Pourtant,
-il répond avec une sorte de gravité fière :</p>
-
-<p>— Oui, Nicole, j’ai fini de vous aimer comme autrefois,
-grâce à Dieu !</p>
-
-<p>— Et comme vous en êtes satisfait !</p>
-
-<p>Ses yeux veloutés ont une indéfinissable expression.
-Il la regarde :</p>
-
-<p>— Je me mépriserais à tel point s’il en était autrement…</p>
-
-<p>Elle se remet à marcher et dit lentement :</p>
-
-<p>— C’est vrai, ce serait une vilaine action. Nous
-ne devons plus être que des étrangers l’un pour
-l’autre…</p>
-
-<p>— Des étrangers ?… Non, des amis…</p>
-
-<p>— Vous croyez possible l’amitié entre un homme
-et une femme jeunes ?… Moi, pas !</p>
-
-<p>Il ne lui répond pas. Est-ce parce que Hawford les
-rejoint ?… parce qu’André dévale vers eux pour les
-sommer de venir goûter ?… parce qu’à la vue de
-Guillemette dont les prunelles ne lui sourient pas, il
-s’est ironiquement rappelé ses paroles : « Vous, mon
-oncle, vous êtes en possession d’une volonté qui ne
-badine pas ! »</p>
-
-<p>Ah ! sa volonté, elle est aussi fragile que celle de
-tous les autres… Nicole a raison. Mieux vaut qu’elle
-parte.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XI</h2>
-
-
-<p>Et le jour où elle l’avait décidé, Nicole de Miolan
-est partie pour Dinard, laissant à Houlgate ses fidèles
-gardes du corps — et parents — qui, navrés de ne
-pouvoir la retenir, l’ont vue monter en wagon avec
-autant de détresse que si elle s’en allait à la mort.</p>
-
-<p>En revanche, Guillemette a très bien pris ce départ,
-malgré son enthousiaste et chaude sympathie pour
-sa belle cousine. Quant à René, il en éprouve un véritable
-allègement. Certes, il sait maintenant que,
-même l’imprévu la fît-il libre, il ne souhaiterait plus,
-comme jadis, qu’elle devînt sa femme ; car il est
-sûr que, l’un par l’autre, ils seraient malheureux…
-Telle qu’elle est, elle blesse, et ses convictions religieuses,
-et la conception qu’il a de la femme… Mais…
-si fortes que soient sa notion du devoir et sa hautaine
-résolution d’y être fidèle, il n’en est pas moins
-un homme ; et les obscurs bas-fonds de son être tressaillaient
-quand la vie quotidienne lui apportait le
-frôlement de cette créature de passion et de révolte
-qui appartient à un autre. Aussi trouve-t-il une sorte
-de délivrance à ne plus voir le visage charmant dont
-les yeux — si tristes parfois — éveillaient en lui l’instinctif
-désir d’aller à elle pour la bercer, avec les
-mots, les tendresses qui consolent…</p>
-
-<p>Elle est partie. Dans le salon où tous étaient réunis
-et causaient, ils ont échangé un rapide adieu. Elle lui
-a tendu la main, à l’anglaise :</p>
-
-<p>— Adieu, René.</p>
-
-<p>Il s’est incliné sur les doigts gantés, et ses lèvres
-les ont effleurés. Comme il relevait la tête, il a rencontré
-le regard de Nicole où il y avait une sorte de
-prière ; et, très bas, elle a murmuré :</p>
-
-<p>— Quoi qu’il arrive, pensez toujours à moi, avec
-votre indulgence d’autrefois…</p>
-
-<p>Pourquoi lui a-t-elle dit cela ? Que prévoyait-elle
-donc ? Maintenant elle est allée vers sa destinée. Il ne
-peut rien pour elle.</p>
-
-<p>Autour de la table du lunch, devant la terrasse,
-sous l’ombre des tilleuls, les hôtes actuels des <i>Passiflores</i>
-parlent d’elle. Ils sont, pour quelques jours, en
-petit nombre. Les de Coriolis, Hawford, la chanoinesse
-sont partis. Seuls, sont restés M. et Mme d’Harbourg,
-tout désemparés de n’avoir plus Nicole.</p>
-
-<p>Mais des visiteurs aussi sont là ; car le « jour » de
-Mme Seyntis est très couru ; et, dans leur nombre, se
-trouvent Mme de Mussy, toujours bavarde, et sa fille
-Louise qui, de sa manière précise, à la façon d’un
-théorème, s’intéresse à l’organisation de la fête de
-charité qu’a demandée M. le curé d’Houlgate. La
-solennité promet d’être d’autant plus brillante que,
-pour cette époque, est annoncée la présence, à Houlgate,
-du vieux roi de Susiane, avec son petit-fils.
-Or, le souverain est toujours en quête de distractions,
-et il profite de toutes celles qui lui sont offertes
-pendant ses visites en France.</p>
-
-<p>Sûrement, il viendra à la Kermesse, ouverte dans
-la villa de la princesse de Bihague ; ce qui constituera
-une attraction de plus et rehaussera le caractère
-très aristocratique de la fête. Par exemple, il y a
-divergence d’idées entre les dames patronnesses
-quant à la nature des distractions devant être données
-aux visiteurs. Les artistes du Casino ont offert
-leur concours. Mais l’acceptera-t-on pour une fête
-dont M. le curé est président ?</p>
-
-<p>Le digne pasteur — comme dit Raymond Seyntis — est
-justement en visite aux <i>Passiflores</i> et le cas
-lui est soumis. Ce qui paraît le rendre très perplexe,
-d’autant que les belles dames qui l’entourent échangent
-à ce sujet des opinions contradictoires. Or, il
-ne voudrait contrarier aucune de ses riches et bienfaisantes
-paroissiennes. Aussi se confond-il en
-phrases aimables qui ne décident rien et plaisent à
-tous les amours-propres.</p>
-
-<p>La jeunesse joue au tennis ; et, une fois de plus,
-René Carrère a toute facilité pour observer plusieurs
-échantillons des jeunes personnes à marier, parmi
-lesquelles sa sœur souhaiterait lui voir faire un
-choix. Il vient de rentrer, pour le lunch, comme elle
-l’en avait prié ; mais, assis un peu en dehors du
-cercle réuni autour d’elle, se mêlant à la conversation
-juste autant que la politesse l’exige, il regarde vers
-l’espace sablé du tennis où évoluent les jolies ou
-agréables héritières auxquelles il peut aspirer.</p>
-
-<p>Toutes sont, naturellement, des jeunes filles très
-bien élevées, selon la formule. René les a vues — et
-d’autres encore — bien des fois depuis son arrivée à
-Houlgate. Mais, est-ce sa vie au loin qui lui a enlevé
-le goût et la compréhension de ces jeunes Parisiennes
-du vingtième siècle ? Elles lui semblent des
-gamines et pourtant il a l’intuition qu’elles en savent
-déjà très long sur la vie. Il devine la tranquille hardiesse
-de leurs pensées, de leurs conversations, de
-leurs lectures. Ces petites vierges connaissent, sans
-y avoir goûté, l’arbre de la science. Il les sent des
-êtres compliqués qui l’effraient ; ayant à vingt ans
-des coquetteries et des clairvoyances de femme ; point
-perverses mais curieuses de tout apprendre, insouciantes
-de l’antique conseil : « Qui aime le danger y
-périra. »</p>
-
-<p>Pour les bien guider dans la route à deux, il faudrait
-être un maître psychologue… Et lui est tout
-juste un apprenti qui, d’esprit intransigeant, fidèle à
-un idéal absolu, a toujours entrevu la compagne de
-sa vie à l’image de sa sœur, sérieuse et tendre, d’âme
-limpide, obéissante, religieuse.</p>
-
-<p>Est-ce un rêve impossible qu’il faisait là, depuis
-qu’il est délivré de la folie d’aimer Nicole ? Au loin, il
-le croyait si aisément réalisable… Et voici qu’il
-commence à en douter.</p>
-
-<p>Pourtant il éprouve, singulièrement vif, le besoin
-de fixer enfin sa vie, d’avoir son foyer, de connaître
-la douceur d’exister deux en une seule âme… Peut-être
-parce que son isolement de près de cinq années
-lui en a donné le nostalgique désir… Peut-être aussi
-parce qu’il est de ceux qui ne savent se mouvoir
-librement que dans le plein jour des vies régulières.</p>
-
-<p>Alors pourquoi se montrer si difficile ? La question
-lui jaillit dans la pensée, tandis qu’il écoute Louise
-de Mussy dont le remarquable esprit d’organisation
-vient discrètement en aide à l’incertitude de M. le
-curé.</p>
-
-<p>— Je suis idiot ! pense-t-il avec impatience. Je
-n’aime pas les jeunes filles déjà femmes et les autres
-me paraissent des pouponnes insignifiantes !…</p>
-
-<p>Oui, toutes, sauf une, Guillemette. Mais elle ne
-compte pas. C’est sa nièce, un peu son enfant… Il la
-cherche des yeux, pour se reposer du profil régulier
-de Louise de Mussy. En ce moment, elle ne joue
-plus, assise sur le bras d’un fauteuil, dans cette attitude,
-qui lui est si familière, d’oiseau prêt à prendre
-son vol. Ses mains tourmentent une branche de jasmin
-tandis qu’elle bavarde, en souriant, avec son
-<i lang="en" xml:lang="en">partner</i> de la précédente partie, un grand garçon élégant
-en sa tenue de joueur. C’est le fils d’intimes
-amis des Seyntis. Il est, lui aussi, généreusement
-pourvu par la fortune et exerce, pour la forme, une
-vague profession d’avocat.</p>
-
-<p>Est-ce donc parce que Mme Seyntis sait tout cela
-qu’elle laisse ainsi ce beau garçon rôder autour de sa
-fille, sous couleur de parties de tennis, lui parler les
-yeux dans les yeux, se griser de sa jeunesse comme
-on s’enivre d’un parfum de fleur ?</p>
-
-<p>Avec une attention devenue aiguë, René observe
-le groupe qui l’intéresse. Comme ils sont jeunes tous
-deux ! et qu’il est naturel que leur causerie ait cette
-vivacité joyeuse… Que <i>lui</i> paraisse oublier toutes les
-autres pour <i>elle</i>… Que Guillemette lui montre cette
-coquetterie, peut-être inconsciente, dont la grâce est
-incomparable.</p>
-
-<p>Quelque chose dans son attitude fait soudain jaillir
-dans la pensée de René une vision du passé, de la
-Nicole d’autrefois. De traits, elles ne se ressemblent
-pourtant pas. Mais, dans leur être de femme, il y a
-la même souplesse nerveuse et caressante des lignes,
-le même charme dans le sourire, dans l’expression
-changeante du regard, la même grâce de geste…
-Seulement, par bonheur, Guillemette est une Nicole
-moralement toute fraîche, qui s’ignore, dont la vie
-est blanche…</p>
-
-<p>Une voix rieuse s’élève près de lui, un peu
-assombri :</p>
-
-<p>— Oncle René, est-ce que vous n’en avez pas
-assez d’être avec les grandes personnes ? Venez donc
-avec nous faire une partie de tennis !</p>
-
-<p>Une bizarre impression de plaisir traverse, pareille
-à une bouffée printanière, la songerie, plutôt morose,
-de René. Guillemette est là, près de lui, les
-joues carminées par le jeu. Ses yeux ont un regard
-d’affection câline. Il éprouve tant de gratitude qu’elle
-ait pensé à lui dans son plaisir que, sans réfléchir,
-il prend la petite main toute chaude qui effleure son
-épaule et la porte à ses lèvres. Quand il en sent
-le doux contact, il a conscience de son acte et la
-laisse aussitôt retomber :</p>
-
-<p>— Chérie, vous êtes une charmante petite nièce ;
-mais je suis bien trop vieux pour jouer avec vous et
-vos amies…</p>
-
-<p>Sans façon, elle éclate de rire. Sa pensée est
-en fête. Le mouvement spontané de René l’a
-charmée.</p>
-
-<p>— Oncle, ne dites pas d’absurdités ! Et bien que
-vous vous considériez comme Mathusalem, — c’est
-bien Mathusalem, n’est-ce pas, le doyen des vieillards ? — venez
-m’aider à battre Guy d’Andrades qui
-est passé à l’ennemi. Je sais que vous êtes une forte
-raquette.</p>
-
-<p>Guy d’Andrades, c’est le beau garçon avec qui elle
-flirtait il y a un instant.</p>
-
-<p>René n’hésite plus. Du reste, il hésitait pour la
-forme.</p>
-
-<p>— Je suis à vos ordres, petite fille.</p>
-
-<p>Et il la suit, insouciant du regard désapprobateur
-de Louise de Mussy qui s’étonne de le voir quitter le
-cercle des personnes sérieuses.</p>
-
-<p>— Oncle, n’oubliez pas que nous devons nous couvrir
-de gloire !</p>
-
-<p>La partie s’engage, distraitement considérée par
-les parents qui potinent. Seul, M. d’Harbourg est
-venu en observer de près les péripéties et accable
-les joueurs de conseils dont ils n’ont souci,
-tout en les écoutant, au vol, avec une déférence
-polie.</p>
-
-<p>— Guillemette, ma petite fille, tu as trop chaud,
-tu devrais t’arrêter !</p>
-
-<p>— Ce n’est pas le moment, mon oncle, lance-t-elle,
-tout en rattrapant sa balle d’un geste sûr.</p>
-
-<p>Et, selon les hasards du jeu, elle se jette en avant
-ou recule d’un bond, vive, adroite, soutenue par
-René qui est dominé par le frivole désir de battre
-Guy d’Andrades.</p>
-
-<p>La lutte est chaude. Mais la chance est pour lui.
-Une dernière balle rase le filet… Et Guillemette jette
-un cri de joie :</p>
-
-<p>— Nous avons gagné !… Oncle René, je vous
-adore !… Quelle belle partie !</p>
-
-<p>Comme le ferait une gamine, elle saute de joie,
-tenant sa raquette à pleines mains. Ses pieds, chaussés
-de blanc, bondissent sur le sable, sous sa jupe
-un peu courte. Mais elle n’a pas le loisir de savourer
-davantage sa victoire, car Mme Seyntis appelle :</p>
-
-<p>— Guillemette, ces dames réclament tes amies…</p>
-
-<p>Seulement, quand toutes et tous sont partis, elle
-revient, après avoir escorté jusqu’à la grille la dernière
-visiteuse, vers la terrasse où René ouvre
-les journaux du soir. C’est l’heure exquise du
-ciel rose ; l’air est tiède dans le jardin paisible
-dont les lointains se voilent à travers les branches.</p>
-
-<p>Elle s’exclame joyeusement :</p>
-
-<p>— Comme nous avons bien vaincu Guy d’Andrades !
-J’espère qu’il est humilié jusque dans les
-moelles !</p>
-
-<p>Il sourit, amusé. La jeunesse de cette petite fille
-l’éclaire ainsi qu’une flamme joyeuse.</p>
-
-<p>— Guillemette, vous n’avez pas le triomphe modeste !
-Vous êtes sans pitié pour vos amis abattus !</p>
-
-<p>— Guy d’Andrades n’est pas mon ami.</p>
-
-<p>— Ah !</p>
-
-<p>— Non, c’est pour moi un très gentil camarade ! Il
-y a tant d’années que nous nous connaissons et nous
-nous sommes tant disputés quand nous jouions ensemble
-sur la plage ! C’est sans doute pour cela qu’il
-me fait encore l’effet d’un petit garçon. Il n’a que
-vingt-trois ans, d’ailleurs…</p>
-
-<p>— Vraiment ?… Et à quel âge commence-t-on à
-compter pour vous ?</p>
-
-<p>— Ça dépend… quand on m’inspire confiance.</p>
-
-<p>Dit-elle cela pour lui ? Mais, déjà, elle continue, les
-prunelles malicieuses :</p>
-
-<p>— Avouez, mon oncle, que vous vous êtes bien
-plus amusé quand vous avez joué avec nous, au lieu
-de rester dans votre solitude, à nous observer de
-loin, comme un vieux philosophe, mes amies et
-moi… Mes amies surtout… Moi, vous avez, ici, toute
-facilité pour me disséquer !</p>
-
-<p>— Qui vous fait imaginer, petite fille, que je m’abîmais
-en réflexions psychologiques ?</p>
-
-<p>— C’est que, moi aussi, mon oncle, je commence
-à vous connaître !… Aussi voulez-vous ma modeste
-petite idée, pour votre gouverne ?… C’est que si vous
-continuez à être si difficile, vous ne me trouverez
-jamais la tante parfaite que vous souhaitez me
-donner…</p>
-
-<p>— Quelle perspicacité ! Guillemette. C’est vrai, je
-me demande avec un peu d’inquiétude, si j’arriverai
-un jour à rencontrer la femme que je rêve.</p>
-
-<p>— Ce sera celle-là ou une autre ! décide-t-elle philosophiquement…
-Si j’écoutais mon égoïsme, je
-ferais des vœux pour que vous ne trouviez pas tout
-de suite votre idéal !</p>
-
-<p>— Parce que ?</p>
-
-<p>— Parce que, quand vous l’aurez enfin rencontrée,
-vous ne penserez plus qu’à elle et vous vous soucierez
-de moi comme d’un brin de paille !… Or, je tiens
-à mes amis, à mes vrais !</p>
-
-<p>Il la regarde, touché de l’aveu.</p>
-
-<p>— Je ne crois pas possible que la tante idéale
-puisse jamais me détacher de vous, petite Guillemette.</p>
-
-<p>— Bien sûr ? oncle.</p>
-
-<p>— Bien sûr.</p>
-
-<p>— Alors, je suis tranquille… Vous êtes des gens
-qui n’oublient pas leurs promesses… Au revoir,
-oncle, à tout à l’heure. Je me sauve m’habiller pour
-le dîner… Votre servante !</p>
-
-<p>Elle s’incline en une majestueuse révérence, puis
-se redresse d’une pirouette gamine et saute sur le
-perron.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XII</h2>
-
-
-<p>Mme Seyntis est vraiment tout à fait satisfaite
-d’avoir, pour chaperonner Guillemette, Mademoiselle,
-si sérieuse, animée de sentiments si religieux ! Avec
-elle, au moins, elle n’a pas à craindre les bavardages
-au clair de lune, les confidences oiseuses amenées
-par la vie en commun ; rien, en un mot, de ce qu’elle
-juge absolument contraire à la santé morale des
-jeunes personnes.</p>
-
-<p>Aussi, ce jour-là, n’a-t-elle élevé aucune objection
-contre une promenade de toutes deux dans le « tonneau »
-que Guillemette conduit elle-même.</p>
-
-<p>Ah ! le délicieux temps qu’il fait ! Après une journée
-de bourrasques, le soleil luit de nouveau dans le ciel
-délicatement bleu. Selon la fantaisie de Guillemette,
-le poney, d’une allure fringante, a trotté, grimpé,
-descendu les chemins clairs où s’épandent la senteur
-saline et le chaud parfum de la terre et des
-plantes.</p>
-
-<p>Tandis que sa main dirige fermement le cheval, sa
-pensée vagabonde en des sentiers divers… Un instant,
-elle se souvient d’une promenade faite sur cette
-même route, l’été précédent, avec son père. Alors,
-pendant les mois de vacances, il ne quittait guère les
-<i>Passiflores</i>. Comme il y est peu resté, cette année…
-Et quand il y demeure un moment, il ne paraît guère
-jouir de son repos.</p>
-
-<p>Guillemette, sans le savoir, est une sagace observatrice ;
-et peut-être aussi, elle est guidée par les
-affinités qu’il y a entre la nature de son père et la
-sienne. Ce que ne remarque pas la sérénité confiante
-de Mme Seyntis, elle, l’enfant, en a eu vite l’intuition.
-Quelque grave préoccupation — d’affaires, sans
-doute — doit agiter son père pour qu’il ait, dès
-qu’il ne cause plus, ce pli soucieux entre les sourcils,
-cette expression absorbée qui, aux yeux aimants
-de Guillemette, le révèle étranger à ceux qui l’entourent…</p>
-
-<p>Brusquement, elle est distraite de sa rêverie par
-une timide question de Mademoiselle :</p>
-
-<p>— Guillemette, ne trouvez-vous pas le poney bien
-agité, aujourd’hui ?</p>
-
-<p>Mademoiselle est craintive en voiture ; elle a une
-frayeur extrême des autos et croit aisément sa dernière
-heure arrivée quand un de ces monstres
-bruyants apparaît, fondant vers elle. Or, presque
-sans relâche, il en surgit sur la route qui font dresser
-la tête du poney, lequel alors prend des allures de
-coursier impétueux.</p>
-
-<p>Mais Guillemette a ri de l’exclamation effrayée de
-Mademoiselle et riposté gaiement :</p>
-
-<p>— <i>M’selle</i>, n’ayez crainte, comme disent les bonnes
-gens. Vous savez que je suis un cocher de confiance.
-Ce n’est pas la première fois que je vous promène.</p>
-
-<p>— Oui ; mais Serpolet était tellement plus calme…</p>
-
-<p>— C’est qu’il n’est pas sorti hier à cause de la
-tempête.</p>
-
-<p>Mademoiselle incline la tête ; et pour se distraire
-de son instinctif émoi, elle essaie, comme le lui conseille
-Guillemette, de contempler le paysage vert qui
-s’élargit dans la vallée, baigné de soleil, coupé de
-belles ombres transparentes.</p>
-
-<p>— Nous arrivons à la jolie descente de Danestal.
-Regardez de tous vos yeux, <i>M’selle</i>, s’écrie Guillemette,
-qui, elle-même, se grise d’air frais et des
-lumières harmonieuses, le regard charmé par la douceur
-des lointains, estompés sous une fine cendre
-bleue.</p>
-
-<p>Mais, soudain, une nouvelle auto débouche d’une
-route transversale, formidable comme une trombe,
-lancée d’une allure folle, et tourne court, frôlant de
-si près la petite voiture que le cheval, effrayé, a un
-brusque écart. Puis, telle une flèche, il part, jeté
-d’un furieux élan dans la descente de la route.</p>
-
-<p>Une pensée jaillit dans le cerveau de Guillemette.</p>
-
-<p>— Mon Dieu, le voilà emballé ! Quel ennui !</p>
-
-<p>Elle n’a pas peur du tout. N’était la présence de
-Mademoiselle qui ne dit pas un mot, mais est toute
-pâle, elle ne se plaindrait pas autrement de cette
-course imprévue qui ressemble à un vol.</p>
-
-<p>Mademoiselle articule, les dents serrées :</p>
-
-<p>— Oh ! Guillemette, tenez-le bien !</p>
-
-<p>Ah ! oui, Guillemette le tient ferme. Mais le poney
-semble affolé par sa propre rapidité. Il va… Il va,
-dévorant la route, avec une telle fougue que, sans
-illusion, elle se sent à la merci de son cheval. Elle
-ne bronche ni ne s’épouvante. Les lèvres contractées
-un peu, elle serre les rênes si fort qu’une douleur
-crispe ses doigts et elle pense, saisie d’une sorte de
-colère froide :</p>
-
-<p>— Il est plus fort que moi ! Pourvu que nous ne
-rencontrions pas un obstacle quelconque…</p>
-
-<p>Et justement, comme une ironique réponse, elle
-entend le cri d’effroi que laisse échapper Mademoiselle :</p>
-
-<p>— Oh ! regardez, Guillemette, il y a une auto en
-panne sur la route, au bas de la côte, au milieu !</p>
-
-<p>— Oui, je vois… Ne criez pas… Ne bougez pas !</p>
-
-<p>Mais Mademoiselle ne paraît pas l’entendre, et
-clame de toutes ses forces :</p>
-
-<p>— Arrêtez-nous ! Arrêtez-nous !</p>
-
-<p>— Je vous en supplie, taisez-vous ! commande
-Guillemette qui sent sa force s’épuiser, tandis que,
-d’un suprême effort, elle essaie de diriger le poney
-qui fuit éperdument.</p>
-
-<p>Mais du groupe arrêté autour de l’auto un homme
-se détache et se lance à la tête du cheval qui l’entraîne
-un instant encore… Puis, dompté par la main
-solide, il s’arrête frémissant.</p>
-
-<p>Et Guillemette, alors, inconsciemment, lâche les
-rênes que ses doigts lassés ne peuvent plus retenir.
-Sentant que l’homme qui tient son cheval — le chauffeur
-de l’auto, semble-t-il — en est le maître, volontiers,
-elle s’abandonnerait, brisée d’avoir ainsi lutté,
-et elle éclaterait en sanglots comme un bébé… Ce
-serait si bon, si reposant !…</p>
-
-<p>Mais elle n’est pas femme à se donner en spectacle ;
-et surtout, elle voit Mademoiselle blanche comme
-une vierge de cire, les yeux clos.</p>
-
-<p>— Ah ! elle va se trouver mal !… Vite de l’eau !</p>
-
-<p>Elle essaie de sauter de la voiture. Mais la secousse
-éprouvée a été si forte qu’elle chancelle un peu. Ses
-pieds lui paraissent devenus lourds, au point qu’elle
-est incapable de les soulever pour avancer sur la
-route.</p>
-
-<p>Heureusement, de l’auto on vient à son aide ; et
-tout le premier, un grand et mince garçon d’une
-vingtaine d’années, brun, les paupières bistrées sur
-de longs yeux noirs qui vont à Guillemette avec une
-expression charmée.</p>
-
-<p>— Vous n’êtes pas blessée ? madame, demande-t-il.</p>
-
-<p>L’accent est étranger. Guillemette en est frappée
-malgré son émoi. Hâtivement, elle dit :</p>
-
-<p>— Non, nous ne sommes pas blessées ; mais mon
-amie est très émotionnée. Est-ce que vous auriez
-l’obligeance de demander pour elle un peu d’eau
-dans une de ces maisons ? Je n’ose la quitter.</p>
-
-<p>Et elle désigne les petites demeures qui bordent la
-route et constituent à peu près le village de Danestal.</p>
-
-<p>Les traits du jeune homme ont pris une indéfinissable
-expression de surprise et d’amusement dont
-Guillemette s’étonne. Mais, docilement, il s’en va
-frapper à l’une des portes et s’engouffre vers une
-cour jonchée de fumier où picorent des poules.
-Quelques minutes s’écoulent, et Guillemette frémit
-d’impatience, car Mademoiselle est à peu près évanouie.</p>
-
-<p>Enfin le jeune homme reparaît accompagné d’une
-femme qui tient verre et carafe.</p>
-
-<p>— Ah ! quelle lenteur ! murmure Guillemette.</p>
-
-<p>En hâte, elle asperge généreusement le visage
-décoloré de Mademoiselle, laquelle sursaute sous
-cette inondation, ouvre de grands yeux un peu
-effarés et contemple, saisie, Guillemette, les inconnus
-immobilisés près d’elle, puis les lointains où poudroie
-la lumière.</p>
-
-<p>— Vous allez mieux, n’est-ce pas ? interroge Guillemette
-dans un ardent désir d’être tranquillisée.</p>
-
-<p>— Oh ! oui, très bien ! répète Mademoiselle cherchant
-à comprendre ce qui se passe, pourquoi ces
-messieurs sont là autour d’elle.</p>
-
-<p>Le jeune homme, auquel son compagnon, plus
-âgé pourtant, montre une singulière déférence,
-regarde Guillemette avec une sorte d’enthousiasme,
-et, de sa voix chantante, s’exclame :</p>
-
-<p>— Vous êtes brave, madame. Si vous n’êtes pas
-blessées toutes les deux, c’est parce que vous avez
-gardé votre sang-froid. Je vous ai admirée beaucoup !</p>
-
-<p>C’est là un aveu qui, pour être dépourvu d’artifice,
-n’a rien de désobligeant… Et Guillemette est plutôt
-flattée de ressembler à une héroïne. Mais comme elle
-est, avant tout, très femme, elle craint subitement
-d’être une héroïne décoiffée, — après une pareille
-course ! Et d’instinct, aussitôt, elle glisse ses doigts
-sur sa nuque, pour lisser l’ondulation des cheveux ;
-cependant qu’elle répond :</p>
-
-<p>— J’ai l’habitude de conduire. Mais jamais encore
-je ne m’étais trouvée aux prises avec un cheval
-emporté… C’est plus dur à maintenir que je ne le
-supposais… Enfin, grâce à votre chauffeur, monsieur,
-nous en sommes quittes pour quelques minutes
-d’inquiétude…</p>
-
-<p>Mademoiselle est remise, pénétrée de confusion de
-s’être montrée si pusillanime, surtout d’avoir ainsi
-laissé Guillemette, — elle, le chaperon ! — se débrouiller
-avec des inconnus sur une grande route,
-pendant qu’elle se pâmait.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, nous pouvons nous remettre en
-route ? Votre malaise est passé ?</p>
-
-<p>— Oh oui ! Guillemette.</p>
-
-<p>Mais sans en avoir conscience, elle jette un regard
-méfiant sur le poney, pourtant bien calmé.</p>
-
-<p>L’étranger, qui est resté près de la voiture, s’en
-aperçoit et propose avec empressement :</p>
-
-<p>— Si madame a peur, je puis lui offrir de la ramener,
-ainsi que vous, madame, dans l’auto.</p>
-
-<p>Mademoiselle retrouve toutes ses couleurs devant
-une telle proposition que Guillemette décline avec
-une souriante dignité de jeune matrone. Un remerciement
-et un joli signe de tête, très correct, et elle
-monte en voiture.</p>
-
-<p>Le jeune homme a un salut profond, car Guillemette
-saisit les rênes.</p>
-
-<p>— J’ai été heureux, bien heureux, madame, de
-pouvoir vous être utile et je voudrais que l’occasion
-s’en représentât…</p>
-
-<p>— En d’autres circonstances, tout au moins, alors !…
-Merci encore, monsieur.</p>
-
-<p>Et le poney assagi file allègrement sur la route…</p>
-
-<p>Jamais peut-être encore Guillemette n’a mieux
-goûté la saveur de la vie. Avec un joyeux sourire,
-elle s’écrie :</p>
-
-<p>— Ah ! pauvre <i>M’selle</i>, quelle promenade je vous
-ai fait faire ! Vous avez cru votre dernière heure
-arrivée, avouez…</p>
-
-<p>— Oui, c’est vrai !… Aussi jamais je n’ai fait un
-meilleur acte de contrition. Vous ? pas, Guillemette.</p>
-
-<p>Elle rit :</p>
-
-<p>— Ma petite <i>M’selle</i>, ne soyez pas scandalisée ;
-mais j’avais bien assez à faire de tenir Serpolet.
-D’ailleurs, je ne me sentais pas une âme bien noire !</p>
-
-<p>— Et puis, que va dire Mme Seyntis que nous
-ayons ainsi parlé avec des inconnus !</p>
-
-<p>Guillemette a un geste d’insouciance.</p>
-
-<p>— Elle pensera que ces inconnus — qui étaient des
-gens du monde — ont bien fait de nous venir en
-aide après avoir contribué à notre détresse, en
-encombrant notre chemin. Ah ! que c’est délicieux
-de revenir avec tous ses membres, quand on s’est
-vue, un moment, exposée à les casser !</p>
-
-<p>Au fond du cœur, son aventure l’amuse beaucoup.
-Que va en dire l’oncle René ? Elle voudrait être déjà
-arrivée pour lui servir son récit. Mais ce ne sera plus
-long ; Serpolet trotte d’une allure triomphante et
-rapide vers Houlgate… Par bonheur ! car l’heure
-avance. Le ciel se nacre d’or et de pourpre, au couchant,
-sur les bois dont la sombre masse s’embrume.
-Les champs, désertés, sont paisibles infiniment ; de
-rares travailleurs y apparaissent encore dans le crépuscule
-bleu où passent les oiseaux qui volent vers
-leur nid.</p>
-
-<p>Enfin, voici Houlgate ! Puis l’allée ombreuse qui
-mène aux <i>Passiflores</i>. Un promeneur y marche d’un
-pas rythmé. Il tourne la tête au trot du cheval et
-s’exclame :</p>
-
-<p>— Comment, Guillemette, vous rentrez seulement ?
-Si tard ?</p>
-
-<p>— Oncle René, ne me grondez pas ; vous en auriez
-ensuite des remords, car vous avez failli ne pas me
-revoir !</p>
-
-<p>Inquiet, il lève la tête vers elle, si fraîche, qu’il ne
-peut la supposer blessée. Seulement, c’est vrai, ses
-yeux ont un cerne qui les fait ressembler — oh !
-tellement ! — aux yeux de Nicole.</p>
-
-<p>— Que vous est-il donc survenu ? petite fille.</p>
-
-<p>Elle a mis Serpolet au pas ; et lui, il marche près
-de la voiture. Elle explique :</p>
-
-<p>— Serpolet a eu peur d’une auto et s’est emballé à
-la descente de Danestal ; et il nous aurait jetées dans
-une autre auto, en panne sur la route, si le
-ciel n’avait lancé un chauffeur à la tête de Serpolet.
-Voilà !</p>
-
-<p>— Guillemette, vous exagérez beaucoup, avouez-le !</p>
-
-<p>— Pas un brin, mon oncle. Demandez à <i>M’selle</i> qui
-s’est presque trouvée mal d’émotion et a été ranimée
-seulement par l’eau qu’est allé lui chercher le jeune
-homme de l’auto. Un garçon très chic, mon oncle,
-étranger !…</p>
-
-<p>— Mais, Guillemette, qu’est-ce que vous me contez-là !
-Est-ce que, vous aussi, vous avez eu besoin d’être
-aspergée par le jeune homme très chic, étranger ?</p>
-
-<p>— Non… Non, je n’étais pas pâmée, moi ! explique
-Guillemette, qui est enchantée de la mine de René.
-Voyez-vous, oncle, j’ai l’idée que mon jeune inconnu
-devait être un personnage. Son compagnon le traitait
-d’une manière cérémonieuse et avait l’air tout agité
-qu’il soit allé chercher de l’eau dans une cour pleine
-de fumier !</p>
-
-<p>— Pourquoi, petite fille, n’imaginez-vous pas tout
-de suite que c’est le prince de Susiane en personne ?
-jette René avec un peu d’impatience. Il est agacé,
-sans comprendre pourquoi, de voir Guillemette ainsi
-intéressée par cet inconnu.</p>
-
-<p>Mais il n’a pas le temps de discuter davantage la
-question, les voici au gîte tous les trois ; et sous
-l’arcade de la grille enguirlandée de clématites, la
-voiture entre dans l’allée qui mène au perron.</p>
-
-<p>Mademoiselle saute à terre avec empressement et
-se hâte vers sa chambre, tourmentée d’avoir abandonné
-Mad si longtemps. Guillemette, elle, s’arrête
-sur la terrasse et regarde d’un œil presque caressant
-le jardin harmonieusement fleuri et, par delà, l’infini
-de la mer, sur laquelle descend le beau soir, tranquille
-et embaumé.</p>
-
-<p>Elle se tourne à demi vers René, resté près d’elle.</p>
-
-<p>— Ah ! oncle, quand je pense tout de même que
-j’aurais pu ne pas revoir tout cela !… Dites-moi que
-vous auriez eu de la peine si Serpolet m’avait tuée ou
-même simplement blessée…</p>
-
-<p>— Ne savez-vous pas encore, Guillemette, que vous
-êtes ma précieuse petite nièce ?</p>
-
-<p>Du sombre iris des yeux, jaillit un regard de chaude
-affection.</p>
-
-<p>— Eh bien, oncle, puisque vous tenez un peu à
-moi, — quoique je sois une personne à l’inverse de
-vos goûts ! — je vais vous faire une confidence. Au
-moment où j’ai aperçu cette malencontreuse auto sur
-notre chemin, alors que nous allions d’un train fou,
-j’ai pensé : « Ah ! si mon oncle était là, je suis bien
-sûre qu’il trouverait moyen de me sauver. » Et en
-mon cœur, follement, je vous ai appelé à mon
-secours. C’est étonnant, quelle confiance j’ai en
-vous !…</p>
-
-<p>D’un geste irréfléchi, il prend la petite main qui
-tombe, comme lassée, entre les plis de la robe. Mais
-cette fois, ses lèvres ne l’effleurent pas.</p>
-
-<p>— Merci, chérie, dit-il doucement. S’il écoutait
-son affection, il attirerait cette petite fille sur sa poitrine
-comme une enfant très chère et baiserait son
-visage qui fleure la jeunesse, ses tièdes paupières,
-son front, près des cheveux légers autant qu’un duvet
-d’oiseau.</p>
-
-<p>Mais il n’est pas homme à s’abandonner à un élan
-aussi inconsidéré ; et irrité d’en avoir eu la pensée,
-il la laisse s’échapper vers la maison de son pas bondissant.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIII</h2>
-
-
-<p>La fameuse fête de charité étant sous le patronage
-de la princesse de Bihague qui a prêté, à cet effet, les
-salons et jardins de sa villa, le tout Houlgate et environs
-s’est, pour les motifs les plus variés, répandu
-dans le parc où sont établies les boutiques, où un
-élément choisi de la troupe du Casino chante et joue,
-pour le bien des pauvres, toute sorte d’œuvres profanes,
-judicieusement édulcorées.</p>
-
-<p>Dans le hall du rez-de-chaussée, des groupes bostonnent,
-lunchent, flirtent, — sur un mode discret, — au
-rythme de l’orchestre tsigane. Les dames patronnesses,
-affairées et souriantes, en raison directe
-de leur caractère, surveillent, à tous points de vue,
-l’escadron volant des jeunes vendeuses qui déversent
-de leur mieux, entre les mains d’acheteurs bénévoles,
-polis, voire même galants, fleurs, bonbons, inutilités
-de toute sorte.</p>
-
-<p>Mme Seyntis, résignée, accomplit sa tâche avec sa
-conscience ordinaire. Mais en son âme, elle gémit
-de devoir pratiquer la charité sous cette forme
-brillante et mondaine ; et surtout, elle est très contrariée
-de ne pouvoir garder près d’elle Guillemette
-qui, par une vraie fatalité, pense-t-elle, austère ainsi
-que la reine Blanche, est jolie, cet après-midi-là, encore
-plus que coutume.</p>
-
-<p>En sa simplicité, Mme Seyntis ne voit là qu’un
-hasard. Mais Guillemette, elle, pourrait dire comment,
-de son mieux, elle a contribué à ce hasard, choisi sa
-robe la plus seyante, — un nuage de blanche mousseline
-de l’Inde, — artistement posé, sur l’onde
-soyeuse de ses cheveux, la grande capeline de tulle
-qui ombre la double violette des yeux… Tout cela…
-pourquoi ?… O vanité des vanités !… tout cela pour
-le cas où l’inconnu de Danestal serait vraiment le
-jeune prince de Susiane qui, accompagnant le roi
-son grand-père, doit honorer la fête de sa présence.</p>
-
-<p>Elle s’est trop bien aperçue de la flatteuse impression
-qu’elle a produite, pour n’être pas tentée de
-l’entretenir si une nouvelle rencontre se produit.</p>
-
-<p>Car Guillemette, hélas ! est dans un jour de frivolité :
-un de ces jours où elle trouve un royal plaisir à
-être entourée, fêtée, flatteusement regardée, à sentir
-autour d’elle la flambée des admirations masculines
-et s’amuse, sans en avoir l’air, à l’activer de son
-mieux… Un vent de folie souffle dans sa cervelle
-et lui fait soudain considérer l’oncle René comme
-un monsieur mûr, si raisonnable que lui et elle ne
-peuvent que demeurer chacun en son domaine, faute
-de s’entendre. Il le sent très bien et ne s’approche
-pas du groupe où elle semble une jeune souveraine
-qui distribue ses faveurs sous forme de tours de
-boston. Cela lui est absurdement pénible de se voir
-ainsi relégué du cercle où elle se meut, lui révélant
-une Guillemette qu’il n’avait encore qu’entrevue,
-mondaine, coquette, pour laquelle il ne compte
-guère.</p>
-
-<p>N’était que sa sœur a fait de lui un des commissaires
-de la fête et qu’il est, comme elle, scrupuleux
-à remplir toute mission, il s’enfuirait vite de cette
-odieuse cohue.</p>
-
-<p>Un remous tout à coup dans la foule… C’est le roi
-de Susiane qui arrive accompagné de son petit-fils et
-de quelques messieurs olivâtres et chamarrés qui
-composent sa suite.</p>
-
-<p>Le souverain est, lui aussi, très brun, avec une
-barbe drue et blanche, des yeux un peu saillants
-derrière des lunettes d’or.</p>
-
-<p>Près de lui, est son petit-fils, le prince héritier,
-dont le regard, caressant et velouté, filtre sous de
-longues paupières ; ses dents de jeune fauve luisent
-entre les lèvres rouge sombre, voilées d’une moustache
-courte.</p>
-
-<p>Les yeux le suivent, tandis qu’il traverse la brillante
-réunion des hôtes de la princesse de Bihague et
-accompagne le roi, attiré dans le hall par le son de
-l’orchestre.</p>
-
-<p>La princesse, la phalange des dames patronnesses,
-M. le curé lui-même lui font respectueusement cortège.
-Épanoui, le vieux souverain considère les couples
-qui tournoient ; et dans l’œil de son petit-fils, luit
-tout à coup un éclair de plaisir… Devant lui, vient de
-passer Guillemette, qui bostonne onduleusement.
-Comme il contemplerait le fruit défendu, il regarde
-le corps svelte, la nuque dorée, les lèvres entr’ouvertes…</p>
-
-<p>Mais l’orchestre se taisant, Guillemette s’arrête
-toute rose et elle rencontre les yeux noirs braqués
-sur elle avec une expression qui en dit long à sa
-misérable petite vanité de femme… Elle avait deviné
-juste ; c’est bien le prince de Susiane qui l’a obligée
-avec tant d’empressement sur la route de Danestal !</p>
-
-<p>D’un air détaché, elle détourne la tête, et les doigts
-posés sur le bras de son cavalier, elle se laisse conduire
-vers le buffet afin d’y grignoter une glace.
-Mais elle entend sa mère qui l’appelle :</p>
-
-<p>— Guillemette !</p>
-
-<p>Mme Seyntis est un peu rouge, — elle le devient
-facilement — souriante auprès du vieux roi de
-Susiane qui s’assied en dandinant la tête d’un air de
-satisfaction.</p>
-
-<p>Comme Guillemette obéissante approche, elle lui
-murmure, avec une mine bizarre, paraissant à la fois
-mécontente et flattée :</p>
-
-<p>— Le roi t’a remarquée et désire que tu lui sois
-présentée.</p>
-
-<p>— Le roi ! répète Guillemette effarée. Si encore
-c’était le prince héritier, elle comprendrait ; mais ce
-vieux souverain qui la regarde avec de gros yeux
-bienveillants derrière ses lunettes d’or !…</p>
-
-<p>— Sire, ma fille, que Votre Majesté a souhaité connaître !
-dit Mme Seyntis qui paraît très au fait du
-langage des cours.</p>
-
-<p>— Ah ! votre fille !… C’est une jolie, très jolie créature,
-madame… Je vous fais mes compliments !</p>
-
-<p>Et les gros yeux du roi rient derrière ses lunettes,
-cependant que Guillemette croit devoir s’abîmer en
-une révérence profonde, fort gracieuse. Elle sent
-aussi sur elle, avec l’attention de tous les assistants
-qui observent la scène, animés de sentiments variés,
-les yeux de diamant noir du jeune prince, lequel, se
-penchant vers son grand-père, lui murmure quelques
-mots en langue étrangère.</p>
-
-<p>Le roi hoche un peu la tête ; puis, à Guillemette,
-restée debout devant lui, attendant la fin de l’audience,
-il dit avec un fort accent exotique :</p>
-
-<p>— Le prince aimerait danser avec vous… N’est-ce
-pas, vous consentez ?</p>
-
-<p>— Oh oui… je veux bien… Je consens… Sire, bredouille
-Guillemette saisie, son amour-propre caressé
-par la mine radieuse du prince qui, s’inclinant devant
-elle, lui offre le bras et l’emmène, un peu comme une
-proie convoitée, à travers la haie des curieux respectueusement
-inclinés sur leur passage. Elle a l’impression
-drôle de se mouvoir comme une comédienne
-de féerie ; et une folle envie de rire erre sur ses
-lèvres. Mais elle est trop bien élevée pour en rien
-trahir et se montre tout à fait à la hauteur des circonstances.
-Toutefois le prince ne lui disant rien et se
-contentant de la dévorer des yeux, elle commence à
-se demander si l’étiquette l’autorise, ou non, à entamer
-la conversation. Toujours spontanée, elle se
-décide et se lance :</p>
-
-<p>— Je suis confuse, Monseigneur, d’avoir usé de
-votre bonne grâce avec si peu de cérémonie à Danestal…
-Mais je ne pouvais deviner, n’est-il pas vrai,
-à qui je m’adressais, j’avais l’honneur de m’adresser
-corrige-t-elle, pensant qu’il faut des phrases en guirlande
-pour les grands de la terre.</p>
-
-<p>Le prince a un sourire content qui découvre ses
-dents luisantes.</p>
-
-<p>— C’est justement parce que vous me parliez
-comme à n’importe quel homme au monde, que c’était
-si joli et réjouissant… Mais vous êtes partie tellement
-vite !</p>
-
-<p>— Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir trouvé
-que je partais vite…</p>
-
-<p>Le prince ne comprend pas trop de quoi elle le
-remercie. Mais il est par-dessus tout sensible à la
-grâce du visage expressif, du petit nez impertinent,
-des lèvres insolemment fraîches. Et il s’exclame :</p>
-
-<p>— J’espérais bien vous retrouver ici, à cette fête !
-car je n’ai jamais rencontré une Française qui me
-paraisse plus charmante que vous !</p>
-
-<p>Guillemette pense que les compliments du prince
-royal de Susiane ressemblent à des pavés.</p>
-
-<p>Mais enfin, c’est un étranger. Il a des excuses si ses
-madrigaux sont dépourvus de voiles.</p>
-
-<p>Il continue :</p>
-
-<p>— Quel dommage que vous n’habitiez pas la Susiane !…
-Est-ce que vous n’y viendrez pas en
-voyage ?</p>
-
-<p>— Oh ! Monseigneur, tout arrive !… Mais ce n’est
-pas probable…</p>
-
-<p>— Vraiment !… c’est bien ennuyeux !… Voulez-vous
-que nous valsions ?</p>
-
-<p>— Je suis à vos ordres, Monseigneur.</p>
-
-<p>L’orchestre n’a pas joué trois mesures que Guillemette
-est renseignée. Le prince de Susiane bostonne
-en sauvage. Mais il est plein d’ardeur et entraîne
-allègrement Guillemette qui cherche un moyen poli
-de l’arrêter, car elle trouve odieux de tournoyer
-ainsi à la dérive, sous les regards de tout Houlgate
-qui considère leur couple et doit nécessairement se
-moquer de leurs évolutions pitoyables.</p>
-
-<p>Le vieux roi, lui aussi, les contemple d’un œil complaisant,
-pensant que la jeunesse est un charmant
-spectacle. Il est lourdement assis près de la princesse
-de Bihague et a fait placer aussi à son côté Mme Seyntis
-qui, en sa sagesse, n’apprécie pas du tout l’honneur
-fait à Guillemette ; ayant les principes les plus
-arrêtés sur la réserve dont une fille bien élevée ne
-doit jamais sortir.</p>
-
-<p>Non moins mécontent, est René qui regarde rageusement
-le couple formé par Guillemette et son royal
-danseur. S’il écoutait son impulsion, il enverrait tout
-bonnement, par la fenêtre, le prince qui a l’audace
-de laisser voir à ce point combien Guillemette est à
-son gré.</p>
-
-<p>Où sont-ils donc maintenant ? De l’embrasure où il
-s’est réfugié, René inspecte le flot des danseurs. Ni le
-prince ni Guillemette n’y passent plus.</p>
-
-<p>C’est qu’elle, lasse de valser à contre-temps, a glissé
-à son danseur, sur le ton le plus aimable :</p>
-
-<p>— Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’il fait
-bien chaud ? Si nous nous reposions un peu ?…</p>
-
-<p>— Puisque vous le désirez, oui, mademoiselle. Ah !
-comme vous dansez bien !… Je pense que les fées
-dont parlent vos contes et les nôtres devaient danser
-ainsi… Où donc pourrai-je encore valser avec
-vous !…</p>
-
-<p>La crise de coquetterie de Guillemette s’accentue
-au parfum de l’encens que lui offre généreusement
-le prince héritier. Elle sait à merveille que c’est un
-jeu bien vain de s’appliquer à griser cette altesse du
-charme de sa jeunesse. Mais parce qu’elle est femme
-dans toutes les fibres de son être, elle s’y emploie de
-son mieux, candidement, avec un entrain qui saisirait
-sa mère d’indignation et d’horreur…</p>
-
-<p>Ils sont entrés dans le petit salon réservé au roi et
-à son petit-fils. Ils s’y trouvent seuls.</p>
-
-<p>Elle joue avec une rose détachée de son corsage et
-en tourmente les pétales :</p>
-
-<p>— Monseigneur, en Susiane, vous trouverez aisément
-des danseuses qui vous empêcheront vite de
-vous souvenir de moi…</p>
-
-<p>— Non ! fait-il un peu impérieusement. Voulez-vous
-me donner votre rose pour me rappeler cette
-fête et notre danse ?</p>
-
-<p>Elle secoue la tête négativement.</p>
-
-<p>— Non, Monseigneur.</p>
-
-<p>— Pourquoi ? jette-t-il, prêt à se cabrer.</p>
-
-<p>— Elle embarrasserait trop vite Votre Altesse.</p>
-
-<p>Encore une fois, il ne la comprend pas ; et il se
-penche vers elle, pour lire la pensée des prunelles
-qui ressemblent à une eau profonde. Elle est très
-rose sous le tulle blanc de son chapeau ; et le parfum
-des fleurs qui se fanent à son corsage l’enveloppe
-comme la senteur même de sa jeunesse ; une senteur
-qui affole ce garçon de vingt ans. D’un élan brusque,
-il s’incline plus encore, sa main enlace la taille menue
-et sa bouche cherche follement les lèvres qui sourient,
-un peu entr’ouvertes…</p>
-
-<p>Mais il frôle seulement la joue. Guillemette s’est
-rejetée en arrière et le bout de ses doigts fouette le
-visage du prince, tandis que, d’une voix basse et cinglante
-qui n’est plus la sienne, elle jette, révoltée :</p>
-
-<p>— Monseigneur, vous vous comportez comme un
-drôle !</p>
-
-<p>Tout cela s’est passé en quelques secondes et ils se
-considèrent, effarés l’un et l’autre de ce qu’ils ont
-osé, comme deux enfants qui viennent, ensemble, de
-faire une sottise. Guillemette est courroucée ; le prince
-confus.</p>
-
-<p>Il murmure :</p>
-
-<p>— Pardon… Pardon… J’ai perdu la tête. Vous
-êtes tellement… tellement captivante !</p>
-
-<p>Guillemette ne sent point faiblir sa colère, quoi
-qu’elle sache très bien n’être pas innocente de ce
-qui vient de se passer. Très digne, la bouche sévère,
-elle demande :</p>
-
-<p>— Monseigneur, voulez-vous me donner le bras
-pour me ramener dans la salle de danse ?</p>
-
-<p>— Oui… oui… Mais avant dites-moi que vous me
-pardonnez. — Je veux… Je vous en supplie. Soyez
-bonne puisque vous m’avez puni… car c’est la première
-fois que le prince de Susiane reçoit un soufflet !</p>
-
-<p>C’est vrai pourtant qu’elle l’a traité comme le premier
-venu. Le côté comique de la scène se dessine en
-sa mobile pensée et l’ombre d’un sourire court sur
-ses lèvres :</p>
-
-<p>— Oh ! Monseigneur, c’était un si petit soufflet !
-D’ailleurs, c’est vrai, je l’ai donné… Nous sommes
-quittes !…</p>
-
-<p>— Eh bien, alors, faisons la paix, mademoiselle.
-Tendez-moi votre main…</p>
-
-<p>Elle ne bouge pas. Quelque chose en elle se révolte
-à l’idée d’avoir été traitée si audacieusement pour la
-première fois de sa vie. Mais c’est beaucoup par sa
-faute, par sa très grande faute !</p>
-
-<p>— Je n’aurais jamais imaginé qu’il ferait cela !
-songe-t-elle, se rebiffant contre l’impitoyable jugement
-de sa conscience… Je voulais seulement qu’il
-me trouve gentille…</p>
-
-<p>Le prince ne devine pas ce qu’elle pense. Mais il
-voit sa mine de divinité offensée et il est contrit jusque
-dans les moelles, tout prêt à se considérer comme le
-dernier des hommes.</p>
-
-<p>Il reprend, d’un accent de prière.</p>
-
-<p>— Je n’ai pas du tout réfléchi… Je vous le demande,
-pardonnez-moi…</p>
-
-<p>Il a l’air si malheureux et repentant, lui, le prince
-royal de Susiane, que la blessure d’orgueil s’adoucit
-chez Guillemette et une légère mansuétude entre
-dans son cœur.</p>
-
-<p>— Soit, Monseigneur, je veux bien croire que vous
-n’aviez pas l’intention de m’offenser… Mais c’est très
-mal ce que vous avez fait… Je serais une danseuse
-de l’Opéra ou une écuyère de cirque, que vous n’auriez
-pas agi autrement !</p>
-
-<p>Le prince est consterné et craint de voir se ranimer
-l’indignation de Guillemette. Mais elle ne peut
-plus oublier qu’elle aussi est coupable ; en manière
-d’expiation, elle se résigne à lui tendre le bout de
-ses doigts. Il les baise avec ferveur et elle-même
-soulevant la portière du petit salon, ils reparaissent
-dans le hall où l’orchestre commence une nouvelle
-valse. Le prince lui parle… Elle comprend très bien
-qu’il voudrait la retenir encore ; mais elle est hantée
-par la crainte enfantine que, les voyant ensemble,
-tous devinent ce qui s’est passé entre eux et elle
-l’entraîne vers sa mère qui a l’air très contrariée — de
-sa disparition, sans doute. Ah ! si elle savait, si
-elle savait !</p>
-
-<p>Et l’oncle René, de quels yeux sévères, il la foudroierait
-de son mépris ! Et ce serait juste !… Guillemette
-se sent glisser dans un abîme de honte et de
-remords ; ce qui ne lui enlève rien de sa grâce, de son
-aisance pour prendre congé du prince avec une révérence
-parfaite. Mais elle ne respire à l’aise qu’au moment
-où, afin de suivre son aïeul, il s’engage, conduit
-par la princesse de Bihague, à travers les allées
-du parc, dans la « foire aux vanités », pour le plus
-grand avantage des pauvres !</p>
-
-<p>— Guillemette, tu vas me faire le plaisir de rester
-près de moi, lui dit sa mère d’une voix où gronde
-l’orage. Que signifie cette manière de t’en aller seule
-dans le petit salon avec le prince ?</p>
-
-<p>Guillemette ne bronche pas.</p>
-
-<p>— Mais, maman c’est lui qui m’a emmenée. Je
-croyais qu’il fallait, par politesse, obéir toujours aux
-rois ?</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous avez fait dans ce petit salon ?</p>
-
-<p>Guillemette a un frémissement :</p>
-
-<p>— Nous… nous avons un peu causé… Et puis
-nous sommes revenus…</p>
-
-<p>Heureusement, Mme Seyntis est incapable de soupçonner
-la vérité et elle se borne à se faire suivre de
-sa fille au comptoir des fleurs dont elle a la surveillance.</p>
-
-<p>Dans l’âme de Guillemette, c’est un chaos de sentiments
-qui se heurtent, l’énervent et lui donnent un
-éclat merveilleux. Elle reste très humiliée de la
-liberté prise par le prince et, aussi, de la certitude d’y
-avoir une forte responsabilité. En même temps, dans
-les vilains bas-fonds de son faible cœur de femme,
-elle n’est plus si fâchée de l’avoir affolé, d’autant
-qu’elle l’a puni !</p>
-
-<p>Ainsi qu’une enfant sage, elle demeure maintenant
-sous l’aile de sa mère. Mais qu’elle cause, qu’elle rie,
-qu’elle danse, qu’elle vende des fleurs, son esprit
-demeure hanté par la scène du petit salon…</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous avez donc ? Guillemette.</p>
-
-<p>C’est l’oncle René qui l’interroge… Oh ! s’il allait
-deviner ! En cette minute, sa vanité n’est plus flattée
-du tout ! Elle arrive pourtant à répondre d’un ton
-dégagé :</p>
-
-<p>— Moi, j’ai quelque chose ?</p>
-
-<p>— Oui, vous n’êtes pas la Guillemette d’ordinaire.</p>
-
-<p>Il arrête profondément sur elle ses yeux noirs
-comme ceux du prince. Dieu ! est-ce qu’il va lire dans
-son âme ?… Ce serait intolérable !</p>
-
-<p>Il continue, et sa voix est mordante :</p>
-
-<p>— Est-ce donc l’honneur d’avoir été particulièrement
-distinguée par un prince royal qui vous a mis
-la cervelle en ébullition ?</p>
-
-<p>Une flamme court dans les yeux de Guillemette
-dont les joues s’empourprent :</p>
-
-<p>— Rassurez-vous, mon oncle, je ne suis pas un
-joujou pour prince !</p>
-
-<p>Elle se détourne, car sa mère l’appelle de nouveau.</p>
-
-<p>— Guillemette, le roi de Susiane se retire et te fait
-demander.</p>
-
-<p>Le roi maintenant !… Que lui veut-il ?… Il est sur
-le perron, son petit-fils à ses côtés, prenant congé de
-la princesse de Bihague. Celle-ci aperçoit Guillemette
-et lui fait signe d’approcher.</p>
-
-<p>— Sire, Mlle Seyntis.</p>
-
-<p>— Ah ! bien… bien…</p>
-
-<p>Il regarde Guillemette, un peu inquiète, désabusée
-des honneurs terrestres et redoutant que le roi ne
-lui reproche le soufflet donné.</p>
-
-<p>Mais il lui sourit, l’air tout à fait paternel.</p>
-
-<p>— Mon enfant, j’ai eu beaucoup de plaisir à vous
-voir danser avec mon petit-fils. Je vous désire du
-bonheur…</p>
-
-<p>— Et moi de même ! fait spontanément Guillemette.
-Mais aussitôt, elle pense que le protocole eût exigé
-plus de cérémonie. Le roi n’a pas l’air fâché du tout.</p>
-
-<p>— Merci, mon enfant.</p>
-
-<p>Et, d’un geste courtois, il prend la main de Guillemette
-et la porte à ses lèvres. Il ne se doute guère
-qu’une heure plus tôt, son petit-fils a eu le même
-mouvement…</p>
-
-<p>Le jeune prince a repris son attitude de souverain
-et salue gravement, sans un mot, Guillemette qui
-s’incline. Leurs yeux se rencontrent et disent des
-choses que leurs bouches ne prononceraient pas…
-Puis le prince suit son grand-père.</p>
-
-<p>— Ouf ! marmotte Guillemette. J’espère bien que
-jamais plus je ne reverrai ce garçon !</p>
-
-<p>II a disparu. Près d’elle, il y a maintenant M. le
-curé, tout épanoui du succès de la fête et s’exclamant :</p>
-
-<p>— Eh bien ! eh bien ! mademoiselle, il me semble
-que les rois ont été très aimables pour vous…</p>
-
-<p>— Oh ! vous savez, monsieur le curé, par ce temps
-de république, on ne fait plus grand cas de la faveur
-des rois !…</p>
-
-<p>Puis, changeant de ton, elle achève soudain :</p>
-
-<p>— Je crois que j’aurais besoin d’aller vous confier
-en particulier ce que j’en pense…</p>
-
-<p>— Quand vous voudrez, mon enfant, approuve-t-il
-avec un large sourire.</p>
-
-<p>Pourtant, il est dépourvu d’enthousiasme pour
-accueillir ces intimes confidences ; car cette âme de
-petite Parisienne du vingtième siècle lui apparaît
-ainsi qu’une terre inconnue dont les surprises le
-déroutent.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIV</h2>
-
-
-<p>Fragment de lettre de Mad à une de ses amies :</p>
-
-<p>« … Imagine-toi, ma chère Bernadette, que nous
-avons ici, à Houlgate, un roi, un vrai roi ! Il est
-plutôt laid… mais il a un très gentil petit-fils… Tu
-devrais venir le voir. On dit qu’il veut se marier.
-Toutes ces demoiselles frétillent, comme si les rois
-qui ont un royaume se mariaient avec de simples
-mortelles !…</p>
-
-<p>« D’ailleurs, je crois bien qu’alors il choisirait
-Guillemette qui a l’air de lui avoir tout à fait tapé
-dans l’œil ; l’autre jour, à la fête de bienfaisance, il
-l’a invitée à faire un tour de boston. Il dansait très
-mal. Mais Guillemette ne le savait pas quand elle l’a
-accepté… Et puis, je crois vraiment qu’elle n’aurait
-pas pu lui dire « non… » Il faut faire tant de salamalecs
-avec les princes !</p>
-
-<p>« Toutes les amies de Guillemette ont l’air de plaisanter
-sur l’admiration du prince pour elle… Mais,
-au fond, certaines surtout enragent de n’être pas à sa
-place !</p>
-
-<p>« Ne me demande pas ce que ma chère sœur pense
-de son succès. Elle n’en a rien dit. Quand on lui
-parle du prince, elle devient comme un hérisson !
-Maman était très fâchée parce qu’il avait emmené
-Guillemette dans un coin, à part ; et, même les
-princes, paraît-il, n’ont pas le droit de faire ça. Moi,
-je pense que comme il la trouvait très jolie, il avait
-envie de la regarder plus à son aise, sans que tous
-les gens qui encombraient les salons soient là, à les
-examiner tous les deux.</p>
-
-<p>« J’ai entendu maman qui faisait à M. le curé des
-phrases sur l’ennui que sa fille ait été ainsi remarquée
-par le prince. Et M. le curé a dit quelque chose
-comme :</p>
-
-<p>— Madame, ne vous agacez pas de la sorte ! Vous
-avez prêté la jolie figure de votre fille aux pauvres.
-C’est une charité que vous leur avez faite ! Ça vous
-comptera en paradis…</p>
-
-<p>« Je te dis à peu près. Une chose certaine, c’est
-que maman a eu l’air moins agitée après ce speech
-de M. le curé.</p>
-
-<p>« Quant à l’oncle René, il était encore plus furieux
-que maman ; et le soir, après le dîner, il a traité le
-prince de « galopin mal élevé… » Je voudrais bien
-savoir ce qu’aurait dit Guillemette si elle l’avait entendu.
-Mais elle était montée dans sa chambre, prétendant
-qu’elle avait mal à la tête.</p>
-
-<p>« Moi, je ne sais si le prince est un galopin, mais
-je le trouve très joli. Il a des yeux de gazelle, il sent
-le papier d’Arménie et à mon comptoir, il m’a acheté
-cinq tartes aux cerises qu’il a croquées tout de suite
-avec de blanches petites dents pointues…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XV</h2>
-
-
-<p>Le roi de Susiane, son héritier et sa suite continuent
-maintenant leurs excursions sur les côtes
-de la Manche ; et Guillemette trouve un véritable
-bien-être dans la certitude de ne plus rencontrer
-son trop expressif admirateur qu’elle a évité par des
-prodiges d’adresse tout le temps qu’il est encore
-resté à Houlgate.</p>
-
-<p>Son départ a causé la même satisfaction à René
-qui n’a pas pardonné, à cette Altesse exotique, son
-enthousiasme pour la jeune fille, pas plus qu’à celle-ci
-l’aisance avec laquelle elle en recevait l’expression…
-Il ne peut oublier le visage étrange, — pour
-qui la connaît bien, — qu’elle avait quand elle est
-sortie du petit salon. Que lui avait-il dit pour avoir
-changé ainsi son regard de fillette rieuse ?</p>
-
-<p>Cette énigme demeure dans la pensée de René
-comme une irritante petite blessure que Guillemette
-ne semble pas soupçonner ; du moins qu’elle n’essaie
-pas de calmer par un de ces élans de franchise dont
-elle est coutumière. Au contraire, elle donne à son
-oncle l’impression de vouloir se dérober à toute causerie
-intime. Elle ne bavarde plus avec lui ; tout
-juste, elle n’oublie pas sa présence… Qu’y a-t-il donc
-derrière ce front, dans ce regard sincère et pourtant
-indéchiffrable ?</p>
-
-<p>Son attitude imprévue est si pénible à René qu’il
-s’en étonne. Que peuvent bien lui faire les sautes
-d’humeur d’une gamine ?… Pour s’en distraire, il
-abandonne résolument l’existence de reposante flânerie
-qu’il s’accordait depuis son arrivée aux <i>Passiflores</i>
-et reprend une vie très active. Il se remet à
-travailler à l’aide des notes rapportées d’Orient ; il
-dévore force revues, scientifiques et littéraires. Seul
-ou avec des camarades il fait de longues chevauchées
-hors d’Houlgate, passe des heures en mer.
-Même il élabore un projet de voyage vers Biarritz et
-les Pyrénées.</p>
-
-<p>On dirait que le charme qui le retenait aux <i>Passiflores</i>
-s’est tout à coup rompu ; et il se demande maintenant
-ce qu’il y fait ; pourquoi il y dépense son
-congé à mener une existence d’honnête et casanier
-père de famille, quand il pourrait si bien user autrement
-de ses quelques mois de liberté.</p>
-
-<p>Il est vrai qu’en guise de réponse à une semblable
-tentation, il a un haussement d’épaules irrité et se
-traite, avec conviction, de « stupide animal ».</p>
-
-<p>Guillemette ne paraît pas se douter de ces perturbations
-dans l’humeur, d’ordinaire si égale, de son
-oncle. Elle est tout à la présence de son père, revenu
-pour quelques jours à Houlgate, et que, d’instinct,
-elle cherche à distraire.</p>
-
-<p>Ce jour-là, elle est allée avec lui à Trouville où
-s’achève la <i>grande semaine</i>, ce qui a pour effet de
-rendre Houlgate à peu près désert.</p>
-
-<p>Sur la plage, il n’y a guère que le monde des très
-jeunes qui s’agite sous le regard des gouvernantes.</p>
-
-<p>Mademoiselle, à l’ombre du grand parasol de
-coutil, confectionne une brassière pour les pauvres
-de Mme Seyntis. Un peu plus loin, devant elle, Mad
-joue au croquet avec des amies ; et toutes se disputent
-à cœur joie dès qu’un coup douteux leur en
-offre l’occasion. Mais elles s’amusent beaucoup et
-sont toutes rouges d’animation, les yeux brillants,
-leurs pieds nus trépignant sur le sable.</p>
-
-<p>Le bruissement soyeux d’une robe fait relever la
-tête de Mademoiselle dont le visage s’éclaire :</p>
-
-<p>— Comment ! c’est vous ? Guillemette. Déjà de
-retour… Vous êtes-vous amusée à Trouville ?</p>
-
-<p>— Pas du tout… Et j’ai bien regretté de n’être pas
-restée avec vous tranquillement sur la plage !</p>
-
-<p>Sans souci de sa toilette de courses, elle s’assoit
-sur le sable à côté de Mademoiselle. Sa physionomie
-est celle des jours orageux. Silencieuse, les mains
-jointes sur ses genoux, elle regarde — sans rien voir — vers
-le couchant lumineux.</p>
-
-<p>Mademoiselle l’observe avec une surprise un peu
-anxieuse ; timide, elle n’ose l’interroger… Puis, tout
-à coup, une question lui échappe :</p>
-
-<p>— Guillemette, est-ce que vous n’êtes pas contente
-de votre après-midi ?</p>
-
-<p>— Il a été ce qu’il pouvait être ! fait Guillemette
-d’un ton singulier. Avec père, j’ai assisté aux
-courses ; puis nous sommes allés au lunch de Mme de
-Vausennes. Sa maison est très hospitalière. Aussi il y
-avait nombreuse assistance. On y dansait… flirtait…</p>
-
-<p>— Oh ! Guillemette, vous n’avez pas flirté !…</p>
-
-<p>— Mais si ! <i>M’selle</i>, répète Guillemette du même
-accent bizarre. Pourquoi non ?… Quand bien même
-cela ne m’aurait pas amusée, j’aurais été ridicule de
-ne pas faire comme tout le monde… Je crois que le
-champagne de Mme de Vausennes avait un peu
-excité quelques-uns de ces messieurs… Le petit de
-Broyes et Maurice Vernaud ont tellement supplié Régine
-de leur montrer sa chambre qu’elle a fini par y
-consentir.</p>
-
-<p>— Guillemette, ce n’est pas possible ! s’exclame
-Mademoiselle très choquée.</p>
-
-<p>— Attendez la suite, M’selle… Pour la correction,
-Régine m’a emmenée… Ces messieurs ont jugé bon
-de fourrager jusque dans les armoires et ils ont tenu
-à emporter, l’un une chemise, l’autre un cache-corset
-de Régine…</p>
-
-<p>— Guillemette, je ne peux pas vous croire…
-Avouez que vous vous moquez de moi…</p>
-
-<p>— Je vous dis la très exacte vérité ! jette Guillemette
-du même accent nerveux et méprisant.</p>
-
-<p>— Et Régine a consenti à… à ce que voulaient
-ces messieurs ?</p>
-
-<p>— Mais… pourquoi non ? C’était encombrant mais
-innocent d’emporter de pareils souvenirs…</p>
-
-<p>Mademoiselle est ahurie. Il lui reste toujours l’idée
-que Guillemette raille ; et pourtant, elle n’en a pas la
-mine.</p>
-
-<p>— Mon Dieu, Guillemette, que dirait Mme de Vausennes
-si elle savait cette vilaine histoire !…</p>
-
-<p>— Soyez sûre qu’elle la trouverait très plaisante !
-D’ailleurs, je crois que Régine l’a servie toute
-chaude dans le cercle que tenait sa mère… Mais
-comme j’avais vu, cela m’a suffi, et je n’ai pas
-écouté…</p>
-
-<p>Silence. Mademoiselle est abasourdie. Guillemette
-laboure nerveusement le sable avec la pointe de son
-ombrelle, les yeux tournés vers la mer basse qui miroite
-au large.</p>
-
-<p>— Guillemette, comment n’avez-vous pas empêché
-votre amie de faire et de laisser faire ces choses
-inconvenantes ?…</p>
-
-<p>— De quel droit ? ma pauvre <i>M’selle</i>. Maurice
-Vernaud est un intime dans la maison. Mme de
-Vausennes le considère, j’imagine, un peu comme
-son fils aîné. Un jour de cet hiver, elle nous a emmenées
-chez lui, Régine et moi, parce qu’elle avait
-arraché le volant de son jupon dans le voisinage du
-rez-de-chaussée où il gîte. Elle voulait des épingles
-pour le rattacher. Alors toutes deux, nous sommes
-restées dans le fumoir pendant que Maurice Vernaud
-emmenait Mme de Vausennes dans le cabinet de toilette
-pour qu’elle arrange son volant.</p>
-
-<p>La correcte Mademoiselle est écrasée sous de pareilles
-révélations, au point de ne pas entendre les
-appels éplorés de Mad qui la supplie de venir rétablir
-le calme dans le camp des joueuses. En effet, les
-adversaires y ressemblent à des perruches furieuses,
-échangent avec ardeur des propos désagréables et
-s’expriment mutuellement un sévère dédain, devant
-une bande pétrifiée de « petits », attirés par leur bruit.</p>
-
-<p>— Oh ! Guillemette, comme votre mère serait indignée
-si elle connaissait cette histoire !</p>
-
-<p>— Sûrement, elle serait suffoquée autant que vous,
-pauvre <i>M’selle</i>… Elle est si bien persuadée que toutes
-les femmes sont aussi sages qu’elle-même ! Ah ! elle
-serait édifiée en voyant les gens que Mme de Vausennes
-affectionne comme société…</p>
-
-<p>— Mais… mais votre mère, pourtant, va chez
-Mme de Vausennes !</p>
-
-<p>— Oui, en visite… ou bien pour les dîners de
-gala, dans lesquels se trouvent seuls les invités de
-cérémonie, ceux que la politesse inflige. Moi qui suis
-reçue en intime, — il y a si longtemps que Régine
-et moi suivons les mêmes cours, les mêmes catéchismes ! — je
-vois les autres, les amusants !… Ah !
-ils sont d’un genre très différent…</p>
-
-<p>— En quoi ? risque timidement Mademoiselle.</p>
-
-<p>— En tout !… ah ! en tout, <i>M’selle</i>. Ce sont des
-gens que ni vous ni moi ne verrons jamais chez
-maman !</p>
-
-<p>Guillemette se tait, les yeux songeurs. Sa main dégantée
-égrène d’un geste machinal le sable dont elle
-la remplit. Et Mademoiselle, malgré sa discrétion, se
-demande comment une mère prudente, telle que
-Mme Seyntis, peut ainsi livrer sa fille à une société
-que Mademoiselle juge un abîme de perversité.</p>
-
-<p>— Guillemette, vous devriez avertir votre mère
-de… ce qu’il en est…</p>
-
-<p>— C’est impossible, mademoiselle. Je ne peux pas
-aller raconter ce que je vois dans les maisons où je
-suis bien accueillie. Ce ne serait vraiment pas chic !
-J’ai déjà eu tort de vous en dire quelque chose… Ça
-m’a échappé ! Et je le regrette très fort !</p>
-
-<p>— Mais moi, je pourrais bien avertir madame
-votre mère…</p>
-
-<p>Guillemette dresse la tête. Ses yeux violets paraissent
-noirs soudain :</p>
-
-<p>— Vous ne devez pas… J’ai eu confiance en vous…
-Et ce serait mal de votre part de répéter ce qui est
-une confidence… A quoi bon, d’ailleurs… Pour agiter
-maman ?… Papa serait furieux et fulminerait. Il y
-aurait des scènes désagréables,… très inutilement !…
-Je suis d’âge à m’instruire.</p>
-
-<p>— Guillemette, ne dites pas des… des stupidités !
-jette Mademoiselle désolée. A quoi bon apprendre de
-vilaines choses et voir de vilaines gens !</p>
-
-<p>— Mais, sage <i>M’selle</i>, ne vous effarez pas ainsi ! Il
-y a toutes sortes de chances pour que Maurice Vernaud
-épouse Régine qui en est emballée. Ainsi, il lui
-remettra dans sa corbeille le petit souvenir enlevé
-aujourd’hui et tout sera dit !…</p>
-
-<p>— Oui… oui… Mais en attendant, vous ne devriez
-plus voir Régine… Ce n’est pas une amie pour vous…
-Elle est si mal élevée !</p>
-
-<p>Guillemette a un rire bref :</p>
-
-<p>— Mais, moi aussi, je suis de l’espèce des filles
-mal élevées. Vous savez bien que mon oncle est très
-souvent scandalisé à mon endroit !</p>
-
-<p>— Oh ! Guillemette, vous ne permettriez sûrement
-pas ce que Régine a… accepté tantôt !</p>
-
-<p>Un pli de dédain crispe, une seconde, la bouche de
-Guillemette :</p>
-
-<p>— Ah ! Dieu, non, je me mépriserais trop ensuite…
-Mais, après tout, si j’avais une mère comme
-Mme de Vausennes, est-ce que je sais ce que je
-ferais, puisque je vaux si peu malgré tous les soins
-de maman ?… Tout de même, vous ne pouvez vous
-imaginer, <i>M’selle</i>, à quel point c’est moralisant de
-voir une scène inconvenante !</p>
-
-<p>— Je ne comprends pas ! avoue Mademoiselle interloquée.</p>
-
-<p>— C’est que je m’explique mal… Rappelez-vous
-les ilotes de Sparte grisés pour l’édification des
-petits Spartiates… Et puis, maintenant, je vous
-laisse à vos réflexions… Il faut que j’aille m’habiller
-pour le dîner… Oh ! <i>M’selle</i>, vous me faites l’effet
-d’un ange. Et il y a des moments où c’est particulièrement
-délicieux de voir un ange… Ça purifie !</p>
-
-<p>D’un élan, elle est debout, effleure d’un baiser le
-visage de Mademoiselle ; et, sans se retourner,
-remonte sur le sable, la tête un peu inclinée. Jamais
-le souvenir de l’audace du prince ne lui a été plus
-pénible… Elle voudrait tant, tant ! que <i>cela</i> n’eût
-pas été. Et surtout par sa faute !…</p>
-
-<p>Mademoiselle, restée seule sous la tente, est très
-perplexe et très malheureuse. Sa délicate conscience
-lui commanderait d’ouvrir les yeux trop confiants de
-Mme Seyntis. Et, d’autre part, elle ne peut trahir
-Guillemette… Pourtant si, par malheur, la contagion
-du mauvais exemple allait l’atteindre !… Quelle
-responsabilité !… La scrupuleuse Mademoiselle ne
-sait que décider ; et elle est tellement absorbée dans
-ses réflexions qu’elle ne voit pas approcher René
-Carrère qui revient de promenade. Elle sursaute de
-l’entendre dire :</p>
-
-<p>— Vous êtes seule ? mademoiselle. De quel air
-grave vous travaillez !</p>
-
-<p>Positivement, l’oncle René apparaît soudain à
-Mademoiselle comme un ange sauveur, un ange qui
-serait en tenue de cheval et un peu poudreux…
-Cependant elle hésite encore à l’initier à ses inquiétudes ;
-il l’intimide beaucoup… Puis, soudain, sans
-qu’elle sache comment la chose s’est faite, l’aveu de
-sa crainte lui jaillit des lèvres :</p>
-
-<p>— Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous
-demander un conseil ?</p>
-
-<p>Il la contemple, très surpris.</p>
-
-<p>— Mademoiselle, je suis à vos ordres… Mais… je
-n’ai guère qualité pour être consulté…</p>
-
-<p>— C’est que… je suis si embarrassée… Il s’agit de
-Guillemette.</p>
-
-<p>— Ah !</p>
-
-<p>René entre incontinent sous le parasol.</p>
-
-<p>Il saisit au passage un pliant et s’assoit.</p>
-
-<p>— Vous dites qu’il s’agit de Guillemette ?</p>
-
-<p>— Oui…</p>
-
-<p>Mademoiselle est reprise de ses perplexités. A-t-elle
-le droit de parler ? Mais levant la tête vers
-René, elle est frappée de son expression de volonté
-et comprend très bien que, maintenant, il ne lui permettrait
-plus de se dérober.</p>
-
-<p>— Eh bien ? mademoiselle.</p>
-
-<p>Elle lance sa confidence comme on se jette à l’eau :</p>
-
-<p>— Eh bien, monsieur, à certaines réflexions qu’a
-faites Guillemette, il m’a semblé… je crois qu’il vaudrait
-mieux pour elle… aller très peu chez Mme de
-Vausennes… Je n’ose pas avertir Mme Seyntis pour
-ne pas avoir l’air de me mêler de ce qui ne me
-regarde pas…</p>
-
-<p>— Mais, mademoiselle, ce qui touche Guillemette
-vous regarde…</p>
-
-<p>Le ton de l’oncle René est presque sévère ; et elle
-se demande une seconde, si elle n’est pas très coupable
-sans savoir de quoi…</p>
-
-<p>— Oui, mais je ne peux pas avoir l’air de blâmer
-une société que Mme Seyntis autorise, murmure-t-elle,
-en détresse.</p>
-
-<p>— Oui, c’est vrai, vous avez raison. Alors quoi ?
-qu’y a-t-il ?</p>
-
-<p>— Je ne peux rien répéter de ce que Guillemette
-a dit devant moi du monde qu’elle voit chez
-Mme de Vausennes… Mais renseignez-vous et si mon
-impression ne m’a pas trompée, il vous sera facile
-d’avertir madame votre sœur, sans me mêler à votre
-conversation… Cela me ferait tant de peine que Guillemette
-risque de devenir autre qu’elle n’est !</p>
-
-<p>René regarde Mademoiselle avec de la sympathie,
-de l’estime, quelque chose de chaud que ses yeux ne
-possèdent pas d’ordinaire quand ils s’arrêtent sur
-Mademoiselle à laquelle il témoigne une politesse
-courtoise et quelconque.</p>
-
-<p>— Votre idée est excellente, mademoiselle. Aussi
-vais-je m’appliquer à la mettre en pratique et sans
-retard !… Mais, dites-moi, vous aimez bien ma nièce ?</p>
-
-<p>— Oh ! oui, elle est si bonne pour moi !</p>
-
-<p>René pense que cette petite institutrice a vraiment
-une de ces âmes adorables et touchantes qui vivent
-heureuses des miettes d’affection qu’elles recueillent.
-Un moment il oublie la préoccupation qu’elle vient
-de lui jeter dans l’esprit.</p>
-
-<p>— Est-ce que je serais indiscret de vous demander
-comment Guillemette est bonne pour vous ? interroge-t-il
-amicalement.</p>
-
-<p>— Elle veut bien causer avec moi de mon <i lang="en" xml:lang="en">home</i>
-parce qu’elle sait que cela me console un peu d’en
-être loin… Elle s’intéresse à ma mère, à ma sœur… Et
-puis, c’est elle, j’en suis sûre, quoiqu’elle n’en ait jamais
-parlé, qui m’a valu d’être aux <i>Passiflores</i> pendant les
-vacances… Et c’était une si bonne chose pour moi !…</p>
-
-<p>Mademoiselle, toute rose d’animation, devient
-presque jolie. Elle ne s’en doute guère et René ne
-s’en aperçoit pas. Il songe à la Guillemette inconnue
-dont il vient d’avoir la révélation, et il ressent un
-plaisir profond qu’elle soit ainsi… Il va, de nouveau,
-interroger, désireux de pénétrer mieux la valeur des
-craintes de Mademoiselle. Il en est empêché par l’apparition
-de Mad, les joues brûlantes sous sa toison
-d’or ébouriffée, mais triomphante, la partie gagnée.</p>
-
-<p>— Bonjour ! oncle René… Ah ! nous nous sommes
-rudement amusées ! <i>M’selle</i>, vous savez que le premier
-coup est sonné pour le dîner !</p>
-
-<p>René et Mademoiselle se dressent, aiguillonnés par
-l’inquiétude d’être en retard, tous deux infiniment
-soucieux de l’exactitude.</p>
-
-<p>— Diable ! diable ! mais alors nous n’avons que le
-temps de nous mettre en tenue. Quelle nouvelle,
-nous apportes-tu là ? Mad. Vous venez ? mademoiselle.</p>
-
-<p>— Oui, je range le parasol et je vous suis…, fait
-Mademoiselle toujours consciencieuse. Son âme est
-légère autant qu’une aile de papillon depuis qu’elle
-s’est confiée à René Carrère.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVI</h2>
-
-
-<p>Celui-ci, en revanche, reste un peu soucieux de
-l’avertissement qu’il vient de recevoir. Quelle importance
-faut-il attacher à cette demi-confidence ?…
-Peut-être aucune ! En son inexpérience. Mademoiselle
-a dû exagérer ; car il est inadmissible que sa
-sœur, son beau-frère entretiennent des relations qui
-pourraient être fâcheuses pour leur fille. Lui, personnellement,
-ne connaît pas du tout Mme de Vausennes
-qu’il a vue en visite cinq ou six fois et dont il
-n’a pas goûté les allures exubérantes, la voix aiguë,
-le rire trop fréquent et trop haut. Mais ces défauts-là
-ne pourraient l’empêcher d’être une estimable personne.</p>
-
-<p>Qu’a donc voulu dire Mademoiselle qui ne faisait,
-semble-t-il, que trahir l’impression de Guillemette ?…
-Et cette petite fille a des clairvoyances de femme.
-Plus d’une fois, déjà, il est demeuré stupéfait de la
-sagacité qu’elle apporte à juger gens et choses. Ah !
-bien autrement que lui, elle pénètre et connaît les
-dessous de la vie mondaine ! Quelle singulière créature
-elle est, pétrie d’imprévu, très droite, guidée par
-une soif impérieuse de propreté morale, et si insouciante
-des antiques lois que jadis respectaient toutes
-les femmes et qu’elle considère à peu près comme de
-vieilles lunes… Avec une telle âme, quel sera son
-rôle ? son œuvre ?… Ah ! René ne s’applaudit pas
-comme le fait Raymond Seyntis, en l’intimité de
-son cœur, qu’elle ait reçu en don tout ce qu’il faut
-pour ensorceler les hommes et les troubler délicieusement…
-Et pourtant, si puritain qu’il soit, il n’oserait,
-pour être sincère, affirmer qu’il la souhaiterait
-doctement intelligente, sage, religieuse, comme cette
-Louise de Mussy, encore placée près de lui, à table,
-par les soins persévérants de sa sœur. Mais telle
-qu’elle est, elle lui demeure un continuel sujet d’étonnements,
-tant il découvre de faces diverses à sa
-jeune personnalité.</p>
-
-<p>Durant tout le dîner, il a très bien vu qu’elle était
-nerveuse, bien qu’elle gardât l’impeccable correction
-de tenue à laquelle sa mère l’a habituée. Qu’a-t-elle ?
-Quoiqu’elle cause avec ses voisins autant que
-la politesse l’exige, ses yeux la révèlent à René qui
-l’observe, désintéressée de ce qui se dit autour de
-cette table brillamment entourée. Elle a l’air de
-regarder au dedans d’elle-même. Pourquoi ?…</p>
-
-<p>Et une tentation gronde en lui de l’interroger.</p>
-
-<p>Le maître d’hôtel apporte le café. Les personnes
-mûres de l’assistance échangent, en sucrant leurs
-tasses, des propos somnolents, dus à l’excellence du
-repas et à la chaleur extrême d’une soirée lourde
-d’orage. La pensée un peu distraite, Mme d’Harbourg
-demande à M. le curé qui, près d’elle, agite sa petite
-cuiller dans son café :</p>
-
-<p>— Et vous, monsieur le curé, par cette odieuse
-température, avez-vous des nuits convenables ?</p>
-
-<p>Le digne pasteur la regarde effaré, tandis qu’à
-cette question inattendue, des rires jaillissent :</p>
-
-<p>— Moi ? madame… Mais je dors bien… très bien…</p>
-
-<p>— Pauline, ma chère amie, s’écrie M. Seyntis
-narquois, permettez-moi de vous dire que vous
-adressez à M. le curé des questions bien indiscrètes !</p>
-
-<p>Il proteste aussitôt :</p>
-
-<p>— Madame, je vous en prie, n’en croyez rien…
-Car…</p>
-
-<p>René n’en entend pas davantage. Sur la terrasse
-où il fume, apparaît la robe blanche de Guillemette
-qui a fini d’offrir les liqueurs. Il jette son cigare et
-lui avance un fauteuil. Mais elle n’approche pas :</p>
-
-<p>— Ne vous dérangez pas pour moi, mon oncle.
-J’ai là un pliant…</p>
-
-<p>Elle s’assied un peu à l’écart et demeure immobile,
-le regard perdu, dans l’ombre, vers le ciel sans étoiles
-où courent des éclairs… Tout à coup, elle a un tressaillement,
-comme rappelée de très loin, parce que, à
-ses côtés, monte la voix de René :</p>
-
-<p>— Guillemette, est-ce que nous sommes brouillés ?
-Si cela est, dites-moi pourquoi… afin que la
-réconciliation soit possible…</p>
-
-<p>Il ne saurait dire quelle brusque impulsion l’a
-amené vers elle et lui a mis aux lèvres cette question.</p>
-
-<p>— Mais non, oncle, nous ne sommes pas brouillés
-que je sache ! A quel propos, le serions-nous ? mon
-Dieu…</p>
-
-<p>— Alors, Guillemette, pourquoi n’êtes-vous plus
-ma confiante petite amie ?… Pourquoi me fuyez-vous
-et me tenez-vous votre pensée close ? J’avais pris la
-douce habitude d’être traité par vous en confident
-très attentif, très dévoué, à qui vous êtes très chère…
-Et il me semble dur que vous ayez changé sans que
-j’aie démérité…</p>
-
-<p>— Vous n’avez pas démérité, oncle, mais je n’ai
-rien à vous confier… pour le moment…</p>
-
-<p>Elle a eu un imperceptible frisson comme s’il pouvait
-lire en elle, bien que la nuit l’enveloppe ; et ses
-lèvres se contractent un peu, pour mieux retenir
-toute parole imprudente…</p>
-
-<p>Il reprend :</p>
-
-<p>— Et cependant ce soir, vous êtes préoccupée…
-Quelqu’un ou quelque chose vous a contrariée profondément…
-Ne dites pas non !… Je commence, moi
-aussi, à vous connaître bien…</p>
-
-<p>Dans l’ombre, il sent sur lui la douceur des yeux
-qui pensent. Il ne peut savoir quel apaisement elle
-trouve dans la certitude d’être en absolue sécurité
-près de lui qui, jamais, ne se comporterait comme le
-prince ou comme Maurice Vernaud avec Régine…
-Car elle n’a pas tout dit à Mademoiselle ; pas un mot
-de la scène qu’une glace lui a révélée dans la chambre
-de son amie, des baisers dévorant un visage qui
-ne se refusait pas…</p>
-
-<p>Et dédaigneuse de se dérober davantage, elle
-avoue, avec une franchise fière :</p>
-
-<p>— C’est vrai, oncle, j’ai éprouvé tantôt une impression
-très… désagréable qui ne s’est pas encore effacée ;
-mais je dois la garder pour moi. Voilà tout… Ne
-vous inquiétez pas à mon sujet… Je crois…</p>
-
-<p>Elle s’arrête ; sa voix est devenue presque grave.</p>
-
-<p>— Vous croyez ?…</p>
-
-<p>— Je crois que c’est pour mon très grand bien que
-je l’ai éprouvée… Tout de même, je vous assure,
-oncle René, je vaux un peu plus que je n’en ai l’air…
-Je vois très bien ce qui m’est bon ou mauvais… Et
-si je n’ai pas toujours la sagesse de faire le choix
-qu’il faut, — c’est trop difficile pour moi cela ! — du
-moins, je déteste ce qui est mal,… vilainement mal…
-Ne me jugez pas avec plus de sévérité que je ne le
-mérite…</p>
-
-<p>— Je vous juge très droite et très loyale, Guillemette,
-fait-il d’un ton où elle devine combien est
-sincère l’hommage qu’il lui offre ainsi.</p>
-
-<p>— Ah ! tant mieux, mon oncle… Et ne doutez plus
-de votre amie, même quand elle est bouche close
-avec vous… Dites-vous simplement qu’elle a quelque
-raison de se taire !… Et ayez foi en elle…</p>
-
-<p>— Oui, Guillemette, j’aurai foi…</p>
-
-<p>C’est elle qui lui tend la main… Il la garde dans
-les siennes, une ? plusieurs ? secondes, il n’en a pas
-conscience… Tous deux, ils songent…</p>
-
-<p>Mais au seuil du salon, Mme Seyntis appelle, le ton
-un peu mécontent :</p>
-
-<p>— Guillemette, tu es là ? Que fais-tu donc à bavarder
-sur la terrasse avec ton oncle ? J’imagine que tu
-peux rester dans le salon comme tout le monde !</p>
-
-<p>Dans le cadre lumineux de la porte-fenêtre, apparaît,
-près de Mme Seyntis, la silhouette de Louise
-de Mussy.</p>
-
-<p>— Oh ! madame, ne faites pas rentrer Guillemette.
-Ce serait si charmant d’aller la retrouver !</p>
-
-<p>Et, gracieuse, elle se rapproche des deux jeunes
-gens…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVII</h2>
-
-
-<p>René a, en conscience, rempli la mission dont
-Mademoiselle l’avait chargé. Il a questionné, adroit
-et discret, autant qu’un vieux policier ; et il connaît
-maintenant tous les potins — vrais ou faux — qui
-circulent sur le ménage de Vausennes. Il n’ignore
-plus que madame est l’épouse très coquette, réputée
-pour de légères aventures, — assez voilées en effet
-pour ne lui avoir pas enlevé sa qualité de femme du
-monde ; — l’épouse d’un mari qui aime vraiment
-trop, pour la sécurité de son foyer, les voyages d’exploration.
-Tout adonné à ses curiosités géographiques,
-il paraît désintéressé absolument des curiosités
-sentimentales et autres de sa femme qui tient une
-place fort menue en son existence de travailleur.</p>
-
-<p>Leur fille Régine a toutes les chances pour être,
-dans l’avenir, une seconde édition de la mère. Les
-garçons poussent au petit bonheur dans un foyer où
-chacun pratique, avant tout, la loi du bon plaisir.</p>
-
-<p>Ces divers renseignements, donnés avec détails,
-ont rempli René d’une vertueuse indignation contre
-sa sœur qui accepte des relations avec une femme
-tarée et laisse Guillemette fréquenter un pareil
-milieu.</p>
-
-<p>Il a préféré ne point manifester son sentiment à
-son beau-frère, parce qu’entre hommes, les propos
-peuvent aisément prendre une gravité fâcheuse en
-la circonstance. Mais rentré de Trouville à l’heure du
-chien et loup et trouvant, par extraordinaire, sa
-sœur seule à travailler devant son métier — une
-série d’invités vient de disparaître ; Guillemette est en
-auto avec son père… — il part résolument en guerre
-car il estime que c’est son devoir… Peut-être sa sœur
-ignore-t-elle, en somme, ce qui se dit de Mme de Vausennes…
-Alors, elle doit être avertie.</p>
-
-<p>Et il interroge :</p>
-
-<p>— Marie, est-ce que tu connais beaucoup les de
-Vausennes ?</p>
-
-<p>Étonnée de la question, elle s’arrête de broder :</p>
-
-<p>— Qu’appelles-tu « beaucoup » ?… Il y a plusieurs
-années que nous les voyons… nos filles avaient été
-au cours et au catéchisme ensemble ; et ils sont nos
-voisins de campagne. Pourquoi me demandes-tu
-cela ?</p>
-
-<p>Il a une hésitation… Le rôle d’accusateur lui est
-odieux… Et Mme Seyntis a l’air si loin de se douter
-où il veut en venir ! Elle répète, piquant avec soin
-son aiguille :</p>
-
-<p>— Pourquoi ? René.</p>
-
-<p>La pensée qu’il s’agit du bien de Guillemette balaie
-son hésitation. Et son accent a une fermeté presque
-dure quand il répond :</p>
-
-<p>— Parce que j’ai entendu tenir sur le compte de
-Mme de Vausennes certains propos qui m’ont fait
-trouver très surprenant que tu la voies.</p>
-
-<p>Mme Seyntis conserve toute sa sérénité :</p>
-
-<p>— Mon pauvre ami, on raconte tant de choses !
-C’est parce que tu arrives d’Afrique que tu prends
-garde à ces potinages ! Moi, il y a bien longtemps
-que j’ai renoncé à le faire…</p>
-
-<p>René sent que la bonté naturelle et la charité
-évangélique de Mme Seyntis lui mettent sur les yeux
-un bandeau singulièrement opaque.</p>
-
-<p>— Alors, tu ne crois pas, Marie, qu’il puisse y
-avoir jamais quelque chose de vrai dans ces potinages,
-comme tu dis ?</p>
-
-<p>— En ce qui concerne Mme de Vausennes, non
-vraiment, je ne le crois pas… Je t’accorde qu’elle est,
-pour mon goût, trop mondaine ; que peut-être, il
-n’y a pas, dans sa tenue, la réserve qui fait qu’une
-femme ne peut jamais être mal jugée ; mais de même
-que mon mari, je la tiens surtout pour une aimable
-personne avec qui les relations sont agréables.</p>
-
-<p>Ici, un silence. Dans la pièce voisine, en entend
-les gammes rageuses de Mad et la voix assourdie de
-Mademoiselle qui proteste contre les notes fausses.</p>
-
-<p>— Soit, Marie, l’opinion que Mme de Vausennes
-donne d’elle-même est fausse… Après tout, je ne
-demande pas mieux que de l’admettre !… Et je reconnais
-que toi-même, tu es assez impeccable…</p>
-
-<p>Mme Seyntis a un geste instinctif de protestation
-modeste.</p>
-
-<p>— Assez impeccable pour ne pas avoir à redouter
-certaines relations. Mais tout le monde n’a pas ton
-indulgence pour juger… cette dame et son milieu.
-C’est pourquoi je regrette très fort que Guillemette
-puisse y être rencontrée. Va chez elle si cela te
-convient, mais, crois-moi, n’y envoie pas ta fille !</p>
-
-<p>Cette fois Mme Seyntis ne songe plus à bien ombrer
-ses fleurs, et reste, au contraire, l’aiguille
-en l’air. Elle est troublée, envahie secrètement par
-la crainte de s’être mise en faute… Ce qui lui est très
-désagréable.</p>
-
-<p>— Mais que veux-tu dire ? René ; que t’a-t-on
-raconté ?</p>
-
-<p>— Certaines… anecdotes qui m’ont prouvé que la
-maison de Mme de Vausennes n’est pas de celles où
-puisse être vue une fille bien élevée comme la tienne ;
-car les habitudes, les conversations, les hôtes doivent
-lui en demeurer totalement étrangers.</p>
-
-<p>— Comment le sais-tu ? A peine, tu es allé deux ou
-trois fois chez elle.</p>
-
-<p>Brièvement, il dit :</p>
-
-<p>— Une personne qui porte un sincère intérêt à
-Guillemette m’a parlé à ce sujet et m’a prié de t’avertir
-de ce que tu ignorais sans doute.</p>
-
-<p>Mme Seyntis a joint les mains sur le rebord de son
-métier et regarde, perplexe et désolée, les lointains
-de la mer qui se voilent sous le crépuscule de septembre.
-Dépitée, elle s’écrie dans son désarroi :</p>
-
-<p>— Mais enfin, Mme de Vausennes n’a pas plus
-mauvais genre, à sa façon, que Nicole, par exemple…
-Nicole, que tu considères comme une femme du
-monde… que je reçois… Après tout, ta rigidité
-trouve peut-être que j’ai tort de le faire !</p>
-
-<p>René a un involontaire geste d’irritation.</p>
-
-<p>Il lui demeure insupportable d’entendre blâmer
-Nicole. De son amour autrefois, il lui reste au cœur
-une pitié tendre pour elle, un désir de la protéger
-contre elle-même et les autres… Et à l’attaque de sa
-sœur, il répond :</p>
-
-<p>— Pourquoi la repousserais-tu ? la pauvre Nicole.
-Elle est tant à plaindre… si jeune et si seule…</p>
-
-<p>Quelque chose dans l’accent de son frère éveille
-chez la douce Mme Seyntis des instincts combattifs :</p>
-
-<p>— Seule ? Elle a des parents excellents, dévoués, qui
-ne demandent qu’à être toujours auprès d’elle !…</p>
-
-<p>— Oui… mais ce ne sont pas ses parents qui
-devraient se trouver près d’elle…</p>
-
-<p>— Son mari, veux-tu dire ? Pour ce qu’elle tient à
-lui ! Elle se laisse consoler, en tous cas, de leur
-rupture !… Mais ce n’est pas de Nicole qu’il s’agit !</p>
-
-<p>— Non, c’est de Guillemette.</p>
-
-<p>— Oui, de Guillemette que tu crois devoir honorer
-de ta protection puisque, à ton gré, son père et moi
-ne suffisons pas à cette tâche.</p>
-
-<p>Il lui jette un coup d’œil stupéfait. Sa sœur presque
-agressive, c’est pour lui une inconnue. Il a l’intuition
-que, dans son amour-propre maternel, elle est
-froissée, inconsciemment jalouse… De quoi ? de la
-preuve de sollicitude qu’il vient de donner à Guillemette ?</p>
-
-<p>— Marie, il est impossible que, sérieusement, tu
-me saches mauvais gré de prendre intérêt à ta fille ?</p>
-
-<p>— Je trouve seulement que tu es peut-être encore
-un peu jeune pour jouer auprès d’elle ce rôle superflu
-de tuteur… Voilà tout…</p>
-
-<p>II éprouve la bizarre impression d’un choc violent
-qui le blesse. Repoussant son fauteuil, il se lève :</p>
-
-<p>— Si tu penses cela, Marie, il ne me reste plus
-qu’à te prier de recevoir mes excuses pour m’être
-mêlé de ce qui ne me regardait pas, en effet… Je
-croyais que mon affection pour tes enfants, pour ta
-fille, m’autorisait à être à leur égard une espèce de
-frère aîné. Je me suis trompé. N’en parlons plus !</p>
-
-<p>L’accent de René calme soudain l’irritation de
-Mme Seyntis ; la confusion l’envahit pour les paroles
-qu’un obscur élan a fait jaillir de sa pensée.</p>
-
-<p>Elle tend la main vers son frère.</p>
-
-<p>— René, ne sois pas susceptible… J’ai été trop vive,
-mais, tu comprends, j’étais si bouleversée de ce que
-tu m’apprenais… et dont je ferai mon profit !</p>
-
-<p>Il sent la sincérité de ce regret et ne repousse pas
-la main conciliante qui vient à lui. Toutefois la
-secrète blessure que lui ont faite les paroles de sa
-sœur garde son acuité. La voix brève, parce qu’il fait
-effort sur lui-même, il répond :</p>
-
-<p>— Tu agiras, Marie, comme tu le jugeras bon. Le
-rôle malencontreux que j’ai dû remplir est achevé…
-Tu es avertie de ce que tu ignorais…</p>
-
-<p>— Oh ! oui, de ce que j’ignorais ! avoue-t-elle, remplie
-de componction… Moi qui veille si soigneusement
-sur ma Guillemette ! Ah ! grâce à Dieu ! elle
-n’est encore qu’une petite fille et il me reste quelques
-bonnes années pour la conserver près de
-moi… Oh ! non, nous ne voulons pas la marier de
-bonne heure !… Et heureusement, elle ne le souhaite
-pas du tout…</p>
-
-<p>René ne répond rien. Son visage a des lignes d’une
-fermeté presque dure, dans l’ombre qui s’empare
-insensiblement du salon. C’est vrai, Guillemette ne
-paraît nullement désireuse de donner son âme. Elle
-a encore le rire insouciant des petites filles. Mais combien
-de mois, de jours, demeurera-t-elle ainsi ?</p>
-
-<p>Quoi qu’en dise sa mère, elle est à l’âge où il suffit
-du hasard d’une rencontre pour que l’étincelle jaillisse…
-Et soudain, dans son cerveau, s’anime la
-vision d’une Guillemette devenue femme, ayant aux
-lèvres, dans les yeux, le je ne sais quoi d’incomparable
-que l’amour y fait luire.</p>
-
-<p>Et cette Guillemette-là possède le charme troublant
-de Nicole…</p>
-
-<p>René a un léger sursaut, en entendant sa sœur
-dire, la voix amicale, avec un désir évident d’effacer
-sa fâcheuse sortie :</p>
-
-<p>— Bien avant d’aller au mariage de Guillemette,
-nous irons au tien, mon cher grand… Et je voudrais
-de tout cœur que ce fût bientôt…</p>
-
-<p>Un geste d’impatience échappe à René et il se met
-à arpenter la pièce que le crépuscule ombre d’une
-cendre grise.</p>
-
-<p>— Oh ! Marie, Marie, je t’en supplie, ne me persécute
-pas ainsi…</p>
-
-<p>— Mais, mon ami, je ne veux que ton bonheur, tu
-le sais bien ! Quand tu es arrivé en France, tu paraissais
-tellement désireux de te créer bien vite un
-foyer !</p>
-
-<p>Il s’adosse à la cheminée, les bras croisés :</p>
-
-<p>— Quand je suis arrivé en France, j’étais devenu
-quelque peu un sauvage, j’imagine ; par suite, un être
-très primitif et j’étais naïvement persuadé que rien
-ne me serait plus facile que de rencontrer la jeune
-fille pourvue de qualités de tout repos qui répondrait
-à mon idéal de l’épouse…</p>
-
-<p>— Eh bien ?</p>
-
-<p>— Eh bien, en m’abandonnant à cette illusion,
-j’étais parfaitement aveugle et j’en suis aujourd’hui
-bien convaincu !</p>
-
-<p>Elle arrête sur lui des yeux saisis et, dans l’ombre
-grandissante, cherche à deviner sa pensée sur son
-visage.</p>
-
-<p>— René, tu plaisantes ? n’est-ce pas…</p>
-
-<p>— Ah ! nullement, et je t’assure que je n’en ai
-guère l’envie… Depuis six semaines, tu fais défiler
-devant moi un certain nombre de jeunes personnes
-parmi lesquelles, évidemment, j’avais toute
-sorte de chances pour découvrir l’élue ; eh bien, à
-cette épreuve, tout mon enthousiasme, mon ardeur,
-ma confiance sont tombés… Et je n’ai que le désir de
-demeurer dans ma solitude… du moins, quelque
-temps encore !</p>
-
-<p>— Oh ! René, tu me désorientes tout à fait… Car
-enfin Louise de Mussy, Suzanne Danville sont parfaites
-et tu n’aurais qu’un mot à dire…</p>
-
-<p>— Ah ! leur perfection ne m’en donne guère envie…
-Elles me produisent l’effet de modèles de vertu…
-non de femmes…</p>
-
-<p>— René !… Mais René !!! je ne te reconnais plus !</p>
-
-<p>— Moi non plus, je ne me reconnais plus ! La vie
-de France est en train de me compliquer de façon
-déplorable !</p>
-
-<p>Mme Seyntis ne relève pas ces incompréhensibles
-paroles, car un coup discret est frappé à la porte et
-le maître d’hôtel, apparaissant, demande :</p>
-
-<p>— Madame veut-elle que la cloche du dîner soit
-sonnée bien que Monsieur et Mademoiselle ne soient
-pas encore rentrés ?</p>
-
-<p>— Sonner la cloche ?… Est-il donc l’heure déjà ?</p>
-
-<p>— Oh ! oui, madame, l’heure passée…</p>
-
-<p>Toute à sa conversation avec René, en effet,
-Mme Seyntis n’a pas pris garde que le temps fuyait.
-Une sourde anxiété l’étreint :</p>
-
-<p>— Comment, Raymond et Guillemette ne sont pas
-ici, à plus de sept heures ? Et pourtant Raymond
-n’aime pas à rentrer à la nuit en cette saison ! Mon
-Dieu, pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé ! Oh ! ces
-autos !…</p>
-
-<p>La même inquiétude a traversé l’esprit de René.
-Que sait-on ? Aussi bien, il peut s’agir d’un simple
-retard amené par quelque cause banale, comme de
-l’un de ces accidents qui sont des catastrophes…
-Brutalement, une seconde, il voit Guillemette inerte,
-blessée, plus peut-être. Ah ! tout plutôt que cela !</p>
-
-<p>Mais il se raidit aussitôt, surpris et impatient de
-ce brusque désarroi de ses nerfs. Où donc est le
-sang-froid qu’aucun danger n’a jamais pu altérer en
-lui ?… Pourquoi tout de suite imaginer un malheur ?…
-C’est absurde !</p>
-
-<p>Absurde, soit. Mais le calme ne revient pas en sa
-pensée quoiqu’il n’en trahisse rien, pour ne pas
-ajouter à l’émoi de Mme Seyntis qu’il voit grandir…
-Et chez lui aussi, l’inquiétude monte silencieusement
-avec les minutes qui s’enfuient et emportent la sécurité
-où sa volonté prétendait le maintenir ; — alors
-qu’il a perdu cette sécurité au moment même où il
-apprenait le retard inexpliqué…</p>
-
-<p>— Oh ! René, ne trouves-tu pas bien… singulier
-qu’ils ne soient pas encore de retour ?… Pourquoi ?
-Qu’a-t-il pu arriver ?</p>
-
-<p>Il essaie de la rassurer, — avec la conscience que
-les paroles sont tellement vaines ! Ses yeux ne quittent
-plus les aiguilles de la pendule qui marquent
-huit heures un quart.</p>
-
-<p>André, Mad et Mademoiselle sont entrés dans le
-salon, comme chaque soir, pour attendre le dîner.
-Mademoiselle est remplie de compassion pour
-Mme Seyntis et lui adresse de pieuses paroles réconfortantes.
-Mad est prête à pleurer, et André impatiente
-sa mère avec ses assurances juvéniles que,
-bien sûr, rien du tout n’est à craindre, qu’il est tout
-à fait inutile de se tourmenter, etc.</p>
-
-<p>Et les minutes fuient toujours.</p>
-
-<p>René, ayant pitié de sa sœur, la laisse aller sur la
-terrasse inspecter la route ; lui-même sort, dévoré
-d’un besoin instinctif d’activité, d’une soif de faire
-quelque chose… Quoi ? Où aller les chercher ? Comment
-savoir ?…</p>
-
-<p>La nuit est absolue, une de ces nuits de septembre
-épaisses de brumes. Avidement, il sonde les lointains
-obscurs pour y trouver le feu de la voiture… Une
-fois, deux fois, il a un tressaillement d’espoir, en
-tendant le grondement d’une auto. Mais la voiture
-ne s’arrête pas et passe en tourbillon devant la villa.
-Une autre s’enfonce dans une propriété voisine…</p>
-
-<p>Oh ! qu’elle lui est devenue chère, Guillemette.
-Aurait-il jamais cru, deux mois plus tôt, qu’il pût
-éprouver un pareil supplice parce qu’il la craint en
-danger ?… Même pour sa sœur, il ne pourrait être
-plus profondément bouleversé ; il n’aurait, plus violente,
-cette terreur d’une catastrophe qui domine
-chez lui tout raisonnement.</p>
-
-<p>A son tour, Mme Seyntis est venue devant la
-grille… La pensée enfiévrée, une incessante prière
-aux lèvres, elle regarde dans la nuit avec des yeux
-que troublent les larmes… Mais la route est toujours
-déserte. Le vent fait bruire les feuilles. La voix de la
-mer invisible paraît formidable dans ce grand
-silence.</p>
-
-<p>— Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi est-ce qu’ils
-ne reviennent pas ! murmure-t-elle, ainsi qu’une
-plainte.</p>
-
-<p>— Marie, il faut rentrer. Tu es glacée… Et cela ne
-sert à rien de demeurer ici !</p>
-
-<p>Elle se laisse ramener, habituée à l’obéissance conjugale.
-Dans la salle à manger, sur son ordre, le
-dîner a été servi pour Mademoiselle et les enfants.
-André, seul, dévore à son ordinaire, fort de sa conviction
-qu’il s’agit d’une simple panne. La grande
-pièce, généreusement éclairée, a sa physionomie
-coutumière. Le domestique, impassible, fait le service.
-Comme les choses, il conserve sa physionomie
-de chaque jour.</p>
-
-<p>Ah ! pourquoi ne pouvoir se réfugier dans la bienheureuse
-confiance qu’il s’agit d’un simple retard !…</p>
-
-<p>Pour obéir à son frère, Mme Seyntis essaie d’avaler
-un peu de potage ; mais elle a la gorge trop serrée.
-Ses yeux sont à tout instant sur le grand cartel
-dont les aiguilles avancent, avancent… Elles ont
-passé la demie de neuf heures et approchent de dix
-heures.</p>
-
-<p>René, lui, est ressorti, ne pouvant supporter le
-décor paisible et familier du <i lang="en" xml:lang="en">home</i>. Une fièvre brûle
-ses nerfs, lui enlève toute maîtrise sur sa pensée.
-II ne doute plus d’un accident. Quelle en est la gravité ?…</p>
-
-<p>Voici maintenant que la brume se change en
-pluie sans qu’il en ait conscience. Il écoute… Il lui
-semble entendre le grondement lointain d’une auto…
-Dans la nuit, encore une fois, un feu grandit…
-Est-ce enfin la voiture que tout son être attend ?…
-Tant d’autres passent sur ces routes…</p>
-
-<p>Machinalement, il se lance en avant et crie, sans
-réfléchir :</p>
-
-<p>— Raymond, est-ce vous ?</p>
-
-<p>Pas de réponse. De sa voix forte de commandement,
-il répète son cri. Maintenant la voiture est près,
-tout près… Il croit la reconnaître… Mais pourquoi
-ce silence ? Et il jette un nom :</p>
-
-<p>— Guillemette ! répondez… Est-ce vous ?</p>
-
-<p>— Oui… oui ! oncle. Nous voilà !</p>
-
-<p>René Carrère peut vivre très vieux… Jamais il n’oubliera
-la sensation d’allégresse éperdue qui, soudain,
-lui fait bondir le cœur. C’est donc vrai que l’horrible
-cauchemar est fini ?… La voiture s’arrête devant lui.</p>
-
-<p>— Oncle, c’est bien vous, n’est-ce pas ?… Ramenez-moi
-à pied, voulez-vous ? Je suis glacée !</p>
-
-<p>Hâtivement, il demande :</p>
-
-<p>— Vous n’êtes blessés, ni l’un ni l’autre ?</p>
-
-<p>La voix de M. Seyntis explique dans l’obscurité :</p>
-
-<p>— Mais non… Seulement une terrible panne qui
-nous a retenus très longtemps. Nous vous raconterons
-cela ! Mais fais courir Guillemette jusqu’à la
-maison, je te prie… Elle est transie.</p>
-
-<p>— Oncle, je crois bien que l’humidité m’a ankylosée…
-Je ne peux plus me remuer… S’il vous plaît,
-recevez-moi dans vos bras !</p>
-
-<p>Oh ! cette voix gaie !… Que René trouve bon de
-l’entendre !…</p>
-
-<p>Guillemette s’est dressée dans la voiture, enveloppée
-du lourd manteau qui transforme sa silhouette.
-Elle lui tend ses deux mains et saute en chancelant.
-Il la reçoit contre sa poitrine, ainsi qu’une enfant
-très précieuse et murmure, sans réfléchir à ses
-paroles :</p>
-
-<p>— Ah ! chérie, petite chérie, petite aimée… Quelle
-peur vous m’avez faite !</p>
-
-<p>Une seconde, ni lui ni elle ne bougent dans la douceur,
-elle, de se sentir très chère, lui, de l’avoir
-vivante entre ses bras, après l’horrible crainte.</p>
-
-<p>La tête appuyée sur l’épaule de René qui l’enveloppe
-étroitement, elle répond, la voix assourdie :</p>
-
-<p>— Merci, oncle, d’avoir eu peur pour moi !… Je
-regrette de vous avoir tourmenté…</p>
-
-<p>Près d’eux, l’auto s’ébranle bruyamment et fuit.
-Ils sont seuls dans la nuit, sous le large ciel noir.
-René en prend soudain conscience. Il desserre aussi
-tôt son étreinte.</p>
-
-<p>— Vite, Guillemette, pour vous réchauffer… Marchons !</p>
-
-<p>— Me réchauffer ! j’en ai besoin !… Courons plutôt,
-mon oncle, si possible !</p>
-
-<p>— Alors, chérie, donnez-moi le bras, la nuit est
-tellement noire que vous pourriez buter !</p>
-
-<p>Elle obéit ; et ils vont, à travers l’obscurité, sous
-la pluie qui reprend, échangeant de brèves paroles ;
-et leur course est si rapide que, en quelques minutes,
-ils atteignent les <i>Passiflores</i>. Guillemette, ranimée,
-s’élance dans le vestibule où tous sont encore réunis
-autour de M. Seyntis qui enlève sa pelisse ruisselante.
-Elle, sous son capuchon, est toute fraîche, les yeux
-brillants, de petits cheveux fous ébouriffés autour des
-tempes. Elle court à sa mère qui, délivrée de son angoisse,
-pleure à gros sanglots, assise sur une banquette,
-sans souci du décorum, malgré les baisers de Mad,
-les encouragements de son mari et les exclamations
-d’André dont les pronostics se sont trouvés vrais.</p>
-
-<p>— Maman, ma pauvre maman, que je suis fâchée
-que vous ayez eu cette inquiétude, mais puisque rien
-de tragique n’est arrivé, soyons gais !… Et puis,
-maman, si vous saviez comme j’ai faim !…</p>
-
-<p>La courte soirée est, en effet, joyeuse autant que
-l’a souhaité Guillemette. Mais René est gai, seulement
-en apparence, d’abord, parce qu’une brève réflexion
-de son beau-frère l’a impressionné désagréablement.
-Comme il lui disait quelle crainte ils avaient
-eue d’un accident grave, Raymond Seyntis a répondu,
-d’un étrange accent :</p>
-
-<p>— Un bon accident qui, en une seconde, m’eût délivré
-de la vie ?… Mon cher ami, si je n’avais pas été
-avec Guillemette, vous n’auriez rien pu me souhaiter
-de meilleur !</p>
-
-<p>Est-ce une boutade ?… Le cri involontaire d’un
-tourment qui se cache ?… Raymond Seyntis possède
-pourtant tout ce qui fait qu’un homme aime la vie…
-Alors ?…</p>
-
-<p>Mais ce soir-là, René est incapable de s’appesantir
-sur cette question qui demeure, pour lui, secondaire.
-Obstinément, dans sa pensée calmée, un travail s’accomplit
-dont il a peur de voir la fin… Tant qu’il est
-au milieu de tous, l’impression est confuse. Mais
-quand il a regagné sa chambre, que le silence s’est
-fait dans la villa sans qu’il ait bougé du fauteuil où il
-s’est jeté pour réfléchir, le mystérieux travail d’analyse
-reprend en lui qui n’a jamais voulu se dissimuler
-la vérité. Pourquoi donc a-t-il eu cette terreur
-qu’un accident eût soudain enlevé Guillemette ?…
-Pourquoi a-t-il conscience que, durant les heures où
-il l’attendait, impuissant à la préserver, il eût sacrifié
-toutes les autres créatures pour que tout mal fût
-éloigné d’elle ?… Serait-ce donc qu’elle est devenue
-pour lui plus qu’une enfant, une jeune sœur très
-aimée ?</p>
-
-<p>— Mais ce serait insensé !… Insensé ! répète-t-il,
-se dressant hors de son fauteuil et se prenant à
-arpenter la pièce comme il fait quand une préoccupation
-grave bouleverse sa maîtrise de lui-même.
-Pour cette petite, je suis seulement un oncle, rien
-qu’un oncle, un vieil oncle ! Elle rirait et se moquerait
-gentiment de moi, si je m’imaginais de prétendre
-à quelque chose de plus !… Et Marie !…
-comme elle dirait que j’ai abusé de sa confiance et
-me trouverait ridicule de m’être laissé griser, comme
-un gamin de vingt ans, par le charme d’une fillette !…</p>
-
-<p>René éprouva la sensation de stupeur d’un être
-qui, soudain, voit devant lui un abîme insoupçonné.
-Parce que, toujours, il a été, avant tout, un homme
-d’action, de travail, scrupuleusement fidèle aux principes
-que sa conscience reconnaissait, dont la pensée
-était ferme et droite, l’âme étrangère aux complications
-sentimentales ; parce qu’il n’a jamais songé
-à s’observer vivre, il n’a pas vu vers quelle tentation
-il allait, pour s’y heurter fatalement.</p>
-
-<p>Et maintenant que faire ?…</p>
-
-<p>Que faire ? Mais la seule chose raisonnable, celle
-qui s’impose, sans discussion possible. Partir, s’en
-aller, oublier une petite fille qui ne songe guère à
-lui, qui ne possède ni ses goûts, ni ses idées, surtout
-qui est trop jeune, oh ! bien trop jeune pour lui…;
-coûte que coûte, guérir de cette folie !… — car il n’est
-pas d’autre nom pour le sentiment qui l’a envahi
-sans qu’il en ait conscience… Loin d’elle, distrait
-d’elle, revenu à sa vie d’antan, il retrouvera nécessairement
-la pleine possession de lui-même et l’incompréhensible
-ivresse se dissipera ; d’autant plus
-vite, qu’il y emploiera sa forte volonté.</p>
-
-<p>Forte ?… Il se la figurait ainsi…, comme il se
-croyait sûr de son cœur. Il s’en allait dans la vie,
-orgueilleusement confiant en la réalisation de sa destinée
-qu’il prétendait faire selon les idées qui ont
-toujours gouverné sa vie. Et parce qu’une enfant
-s’est trouvée sur son chemin, tous ses desseins se
-sont écroulés, pareils à des collines de sable qu’un
-souffle bouleverse.</p>
-
-<p>Plus René réfléchit, et plus il est dominé par une
-humilité et un découragement qu’il n’a jamais encore
-connus. A quoi donc lui a servi de s’être fait,
-depuis des années et des années, une loi inflexible
-d’accomplir toujours strictement les plus petits
-comme les plus grands devoirs ? Qu’y a-t-il gagné,
-sinon de devenir trop absolu dans ses jugements ;
-d’avoir, comme dit Guillemette, la sagesse intransigeante ;
-de s’être accoutumé à embarrasser sa vie
-de scrupules plus ou moins inutiles… Et aujourd’hui
-encore de jouer peut-être son bonheur par une conception
-trop étroite de ce qu’il doit faire…</p>
-
-<p>Des heures et des heures, René songe ainsi, désemparé,
-scrutant son passé, puis l’avenir auquel il rêve,
-hanté par le souvenir de la minute où Guillemette
-était sur sa poitrine, confiante et tendre comme une
-enfant qui se sent infiniment aimée…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XVIII</h2>
-
-
-<p>— Enfin vous voilà ! oncle. Ce n’est pas bien de
-m’abandonner ainsi pour votre dernier jour à Houlgate !…
-Si vous voulez que je vous pardonne, venez
-encore une fois faire un peu de <i>footing</i> avec moi ?…</p>
-
-<p>Et Guillemette regarde René Carrère avec l’expression
-câline et confiante qui l’attire invinciblement
-vers elle. Sous couleur de renseignements à préciser,
-il a, en effet, passé une partie de l’après-midi à Trouville,
-et, le soir même, il quitte les <i>Passiflores</i> pour
-aller faire, avec un camarade, l’excursion projetée
-dans le Midi, à Biarritz. Il n’hésite jamais à
-accomplir une résolution prise, même au prix d’un
-effort pénible. Quand il a fait part de ce dessein à sa
-sœur, elle a vivement protesté, redoutant que ce
-départ inattendu n’ait été motivé par sa regrettable
-sortie lors de leur conversation sur les de Vausennes.
-Il l’a facilement tranquillisée. Comme elle n’use pas
-de prétextes, même en sa vie mondaine, elle croit toujours
-à la sincérité des assurances qu’elle reçoit. A
-son beau-frère, il n’a eu aucune explication à donner,
-car dès le lendemain de l’inoubliable promenade en
-auto, Raymond Seyntis est reparti à l’aube pour Paris.</p>
-
-<p>Quant à Guillemette, elle a écouté, sans dire un mot,
-les détails qu’il a donnés à table sur son projet, de
-cet accent un peu bref qui trahit une résolution bien
-arrêtée. Ensuite, elle n’a fait aucune allusion même
-à ce départ, qu’elle a paru accepter comme tout naturel,
-la laissant indifférente. Et ce silence a été singulièrement
-dur à René. Sa conviction s’en est
-affermie, qu’il agissait pour le mieux en voulant la
-guérison. Sous des prétextes divers, il a fui Guillemette
-pendant les quelques jours où il lui fallait
-encore séjourner aux <i>Passiflores</i> ; il a cherché la
-solitude des sentiers que les pluies de septembre
-font déserts ; et il y a marché, droit devant lui, au
-hasard des chemins, exaspéré contre lui-même, maudissant
-son congé qui lui a donné le loisir de devenir
-ainsi ridiculement sentimental, et son dédain de se
-distraire comme les autres jeunes hommes, par les
-plaisirs qui leur permettent d’attendre le mariage.
-Il a pensé à demander d’être immédiatement remis
-en activité, avant même la fin de son congé, à solliciter
-une garnison lointaine, au lieu du poste qui
-l’attend à l’état-major de Paris et le rapprochera forcément
-d’<i>elle</i>…</p>
-
-<p>Et puis, le jour du départ arrivé, après de sombres
-heures à Trouville, morose et odieux dans le désarroi
-de la saison finissante, il a repris le train pour Houlgate
-qu’il doit quitter dans la soirée ; et il s’en est
-allé vers la plage, parce que le soleil couchant est très
-beau, parce qu’il sait — oh ! faiblesse ! — que Guillemette
-aime à venir le voir descendre dans la mer. Il
-s’est dirigé vers la tente où Mademoiselle travaille,
-surveillant Mad. Et <i>elle</i> aussi est là, debout, regardant
-le flot qui monte sur le sable, cambrée dans sa vareuse
-de laine rouge, les plis de sa jupe soulevés un peu
-par la brise sur les pieds fins, fermement posés. Des
-cheveux volètent autour de ses tempes, sous son
-feutre gris pâle, où palpitent de longues ailes.</p>
-
-<p>Une exclamation de Mad lui fait tourner la tête.
-Elle l’aperçoit. Aussitôt dans l’iris violet, luit ce
-regard qui l’attire invinciblement vers elle.</p>
-
-<p>— Oncle, nous marchons, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Ce n’est peut-être guère sage de s’accorder ainsi la
-douceur d’une solitaire causerie avec elle, à cette
-heure du crépuscule qui fait les âmes plus proches…
-Pourtant, sans hésiter, il répond, usant d’un ton
-paternel :</p>
-
-<p>— Je suis à vos ordres, petite fille.</p>
-
-<p>— Alors, filons, mon oncle.</p>
-
-<p>Et ils partent d’une vive allure, comme elle l’a
-souhaité. Ils ont le même pas rythmé d’êtres souples
-et jeunes, en qui palpite, ardent, le flot de la vie.
-Cette course rapide, ensemble, réveille en leur pensée
-le souvenir du soir où ils ont ainsi marché, l’un près
-de l’autre, après qu’un instant, il l’a tenue blottie
-contre lui, comme un trésor perdu et retrouvé… Et
-René se rappelle quelle allégresse éperdue chantait
-alors en lui ! Il a été un peu fou, ce soir-là !</p>
-
-<p>Près de lui, s’élève la voix fraîche, avec l’accent
-même qu’il a tant souhaité lui entendre :</p>
-
-<p>— Oncle, c’est triste que vous partiez ! Nous allions
-être si bien entre nous, maintenant que les invités
-de maman se font rares !… Si vous restiez encore
-un peu… Dites ?</p>
-
-<p>— Ce n’est pas possible, Guillemette, il faut que je
-je parte !</p>
-
-<p>Sans en avoir conscience, il a appuyé sur ces
-mots : « il faut ». Il s’en aperçoit à la surprise qui
-passe dans les yeux qu’elle lève vers lui, une seconde.
-Elle a eu cette même expression, interrogative
-presque gravement, lorsque, pendant le déjeuner,
-elle a appris son départ.</p>
-
-<p>— Ah ! il faut ?… C’est vrai, vous êtes attendu,
-avez-vous dit ?</p>
-
-<p>— Et la saison qui avance me presse.</p>
-
-<p>D’un ton un peu étrange, elle reprend :</p>
-
-<p>— Il fait encore très beau dans le Midi. Ma tante
-d’Harbourg, qui est à Luchon avec Nicole, l’a écrit
-ce matin à maman.</p>
-
-<p>Un choc ébranle René ; et, brusquement, il interroge :</p>
-
-<p>— Comment, Nicole est dans le Midi ?</p>
-
-<p>— Oui… Vous ne le saviez pas ?</p>
-
-<p>— Mais non !… Comment l’aurais-je su ? Je ne suis
-pas au courant des pérégrinations de Mme de Miolan.</p>
-
-<p>— C’est vrai, fait-elle, posément, sans rien trahir,
-de la sensation de délivrance qu’elle éprouve parce
-qu’elle est certaine qu’il ne va pas rejoindre Nicole…
-C’eût été indigne de lui !</p>
-
-<p>Ils font quelques pas en silence. Devant eux, à
-l’horizon, le soleil s’abaisse vers la mer. Une brise
-fraîche trace des moires sur le sable où les roches,
-luisantes de varechs, découpent des silhouettes noires.
-La plage est presque déserte.</p>
-
-<p>— Vous serez absent combien de temps ? mon
-oncle.</p>
-
-<p>— Je ne sais… Je dois aller chasser en différents
-endroits pour terminer mon congé. Peut-être ne nous
-retrouverons-nous qu’à Paris.</p>
-
-<p>— Oui, si vous ne désirez pas qu’il en soit autrement,
-c’est vrai !</p>
-
-<p>— Guillemette, ne soyez pas injuste !</p>
-
-<p>— Mon oncle, je ne le suis pas… Après tout, c’est
-tellement naturel que vous ayez envie de votre
-liberté, après être resté prisonnier de la famille pendant
-deux grands mois…</p>
-
-<p>— C’était une prison qui m’était très chère.</p>
-
-<p>Elle comprend, à son accent, combien il est sincère,
-et elle incline un peu la tête.</p>
-
-<p>— Oui, vous n’aviez pas l’air de souhaiter partir,
-jusqu’au moment où, tout à coup, cette idée s’est
-emparée de vous !</p>
-
-<p>— Non, pas tout à coup ! protesta-t-il, saisi de la
-crainte irraisonnée qu’elle ne devine la vérité ! Vous
-savez bien que j’ai toujours parlé de ce voyage d’automne…</p>
-
-<p>— Je sais… oh ! je sais… Mais je m’imaginais,
-naïvement, que c’était un propos en l’air… Que notre
-été s’achèverait comme il a commencé… vous,
-auprès de nous !… Et je ne pensais guère que ce
-serait vous qui le termineriez…</p>
-
-<p>— Parce que je ne puis faire autrement, Guillemette.</p>
-
-<p>— Si vous en êtes sûr, soit. Je crois bien que vous
-allez me manquer très fort ! oncle.</p>
-
-<p>Il tressaille. Comme elle dit cela simplement !…
-Parce qu’elle s’adresse à un oncle. Autrement, elle
-n’aurait pas cet abandon ! C’est doux et triste de
-l’entendre parler ainsi…</p>
-
-<p>— Je vous remercie, Guillemette, de me regretter
-un peu… Alors, dites-moi, vous ne me trouvez plus
-aussi ennuyeux qu’à mon arrivée ?</p>
-
-<p>Son rire sonne dans la mélancolie du crépuscule.</p>
-
-<p>— Je ne vous ai jamais trouvé ennuyeux, mon
-oncle, mais trop sage pour moi ! Je me sentais
-écrasée par votre supériorité. Maintenant, je ne sais
-comment la transformation s’est accomplie, vous
-êtes bien plus à ma portée… Vous ne me faites plus
-l’effet d’appartenir à la sérieuse phalange des parents…</p>
-
-<p>— Pauvres parents ! Comme vous les considérez !</p>
-
-<p>Elle a, pour l’arrêter, un geste presque suppliant :</p>
-
-<p>— Oncle, je vous en prie, comprenez-moi… J’adore
-maman… Et pourtant… pourtant, comme nous vivons
-moralement loin l’une de l’autre !… Jamais je ne
-m’aventurerais à lui confier les papillons fous qui
-tourbillonnent à travers ma cervelle. Sa sagesse
-aurait si vite fait de les balayer ou de les écraser !…
-Voyez-vous, mon oncle, quand j’entends des mères
-se plaindre que leurs filles ne soient pas confiantes
-avec elles, j’ai toujours envie de leur murmurer que
-ce n’est pas, très souvent, la faute des filles !</p>
-
-<p>— C’est possible, fait-il, pensif, étonné que sa jeunesse
-ait tant de clairvoyance et de réflexion.</p>
-
-<p>— Plus tard, si j’ai des filles, je m’appliquerai à
-devenir leur meilleure amie… celle à qui l’on dit
-tout, parce qu’on est sûre que, même les enfantillages,
-même les sottises, grosses et menues, seront
-écoutées avec indulgence… Non pas sévèrement
-condamnées et exécutées !… Mais je ne sais vraiment
-pas pourquoi je vous raconte tout cela… Sans doute,
-parce que j’avais pris, peu à peu, l’habitude de bavarder
-avec vous sans crainte de me voir rabrouée
-par la vertu sévère des Carrère… O mon oncle, comme
-c’est triste ce qui finit…</p>
-
-<p>— En ce moment, qu’est-ce donc qui finit ? Guillemette,
-interroge-t-il machinalement, étreint par la
-tentation douloureuse de l’attirer dans ses bras comme
-une enfant adorée, qu’il emporterait jalousement
-pour en faire son bonheur…</p>
-
-<p>— Ce qui finit maintenant ?… Notre vie telle qu’elle
-a été depuis deux mois…</p>
-
-<p>— A Paris, Guillemette, vous serez encore ma bien
-chère petite amie… comme ici…</p>
-
-<p>— A Paris, mon oncle, vous serez pris par votre
-service, par le monde, et, un jour ou l’autre, par la
-tante parfaite que vous m’aurez enfin découverte !…</p>
-
-<p>— Comme vous, bientôt, par le neveu parfait que
-vous me réservez…</p>
-
-<p>Les mots lui sont échappés parce qu’il lui semble
-impossible de partir sans avoir entrevu un peu ce
-qu’elle pense… Que va-t-elle répondre ?</p>
-
-<p>Maintenant, ils reviennent vers Houlgate, estompé
-dans un brouillard gris, comme la mer, comme le
-ciel qui s’embrume. L’apothéose, au couchant, s’est
-éteinte dans les eaux.</p>
-
-<p>Guillemette marche le front penché.</p>
-
-<p>— Vous avez raison, mon oncle, nous allons tous
-les deux vers un tournant de notre vie… Mais ce
-neveu parfait qui sera mon mari, je sais que j’aurai
-une peine infinie à le rencontrer… Encore plus,
-maintenant que je vous connais !</p>
-
-<p>— Pourquoi ? Guillemette…</p>
-
-<p>— Pourquoi ?… Parce que vous m’avez appris… — oh !
-sans le vouloir !… — ce que c’est de se
-reposer absolument sur un autre être… Il faudra
-donc que l’homme qui deviendra <i>tout</i> pour moi soit
-sérieux autant que vous pour m’inspirer le sentiment
-délicieux d’une foi sans limites… Et, en même temps,
-il faudra qu’il m’aime… très follement… — ne soyez
-pas scandalisé ! mon oncle, — qu’il m’aime… comme
-les hommes aiment les femmes qui ne sont pas leur
-bien… Aussi, je me doute que je cherche un bonheur
-très difficile à rencontrer !</p>
-
-<p>Il l’écoute sans l’interrompre d’un mot, recueillant
-l’intime révélation de cette âme qui s’ouvre à lui et
-l’attire à lui donner le vertige… Combien, tout ensemble,
-elle lui apparaît proche et lointaine !… Ah !
-où est la sagesse ?… la fuir ou tenter de la rendre
-sienne ?…</p>
-
-<p>Sans soupçon du rêve qu’elle éveille, elle continue,
-attentive à sa seule pensée :</p>
-
-<p>— Et puis, j’ai vu, par l’exemple de Nicole, — et
-d’autres encore ! — combien peu cela sert, pour être
-heureuse, de se marier par amour seul, en donnant
-tout son cœur, sans souci des objections, des obstacles,
-des reproches, parce qu’on croit recevoir ce
-qu’on donne soi-même… On peut être si durement
-trompée !… C’est un peu effrayant… surtout pour
-moi qui comprends trop bien que je serai, dans
-l’avenir, ce que me feront mon mari et mon mariage,…
-comme Nicole !…</p>
-
-<p>Il a l’intuition qu’elle voit ainsi la vérité. Et il l’enveloppe
-d’un coup d’œil presque effrayé, parce
-qu’elle a déjà réfléchi à toutes ces choses dont elle
-parle avec un sérieux de femme… Oh ! non, elle
-n’est plus une petite fille !…</p>
-
-<p>Pourtant, ainsi qu’il gronderait une enfant déraisonnable,
-il reprend, et la lutte intime qui se livre en
-lui donne à son accent une sorte d’âpreté :</p>
-
-<p>— Vous avez été élevée de telle sorte, Guillemette,
-que vous devez être incapable de faire ce qui serait
-indigne de vous…</p>
-
-<p>— Oh ! mon oncle, ne croyez-vous pas qu’il se
-trouve des moments où tous les bons principes reçus
-n’ont pas plus de force que des fétus de paille ?</p>
-
-<p>— Guillemette, petite fille, vous parlez de ce que
-vous ne pouvez savoir…</p>
-
-<p>— De ce que je ne peux savoir par moi-même,
-oui, mon oncle… Mais je vais dans le monde… et je
-vois… j’entends des choses qui me font réfléchir…
-L’exemple de Nicole m’a beaucoup instruite.</p>
-
-<p>Il a un tressaillement d’impatience. Quel abîme il
-voudrait creuser entre elle et Nicole de Miolan !</p>
-
-<p>— Nicole supporte le malheur d’avoir été déplorablement
-gâtée. Ce sera toujours son excuse, quoi
-qu’elle fasse. Cette excuse vous ne l’auriez pas, vous,
-enfant.</p>
-
-<p>— Qu’importent les excuses ! mon oncle. Il n’y a
-que les faits qui comptent vraiment. Ça ne change
-rien à ce qui est, les raisons pour lesquelles on a été
-amené à agir de telle ou telle manière.</p>
-
-<p>Jamais encore, il ne l’avait entendue parler ainsi…
-Quelle expérience, il y a déjà dans cette jeune tête !…
-Et cette fois, il ne cherche plus à lui répondre comme
-à une enfant :</p>
-
-<p>— Vous avez raison, Guillemette ; mais les influences
-qui se sont exercées, font qu’on peut, ou non,
-pardonner à ceux qui s’égarent, qui se trompent…</p>
-
-<p>Dans la solitude de la plage assombrie, la voix
-fraîche s’élève avec cet accent pensif qui étonne dans
-sa bouche juvénile :</p>
-
-<p>— Oncle, ne croyez-vous pas qu’il faut toujours
-pardonner ?… Et ce n’est pas approuver !… Mais qui
-n’a pas besoin de pardon ? Voyez, maman est très
-indulgente ; et c’est une des qualités que je voudrais
-le plus posséder comme elle… Vous, oncle René…
-Elle se mit à rire, un peu malicieuse :</p>
-
-<p>— … Vous avez la sagesse un brin rigoureuse !</p>
-
-<p>— Et j’ai bien tort, Guillemette ; car je n’ai, pas
-plus que mes semblables, le droit de condamner…</p>
-
-<p>Il y a de l’amertume dans sa voix. Elle le sent, et
-tourne aussitôt la tête vers lui avec une crainte de
-l’avoir froissé. D’un geste instinctif, elle pose la main
-sur son bras :</p>
-
-<p>— Oncle, vous n’êtes pas fâché, dites, que je vous
-ai parlé si franchement ?… J’en aurais tant de regrets !…
-Car je vous aime très fort… sans en avoir
-l’air !… Et avec le meilleur de moi-même…</p>
-
-<p>Ah ! si elle l’aimait, comme, silencieusement, il se
-prend à le désirer de toute son âme, elle ne lui
-dirait pas cela… Mais quelle douceur caressante a
-son accent, alors qu’elle continue :</p>
-
-<p>— Je voudrais tant que, de cette dernière causerie — où
-j’ai été si franche avec vous, avouez !… — vous
-n’emportiez qu’un bon souvenir !… Ainsi, après
-votre départ, quand nous penserons l’un à l’autre,
-nous serons certains qu’il n’y a pas d’ombre entre
-nous…</p>
-
-<p>— Petite Guillemette, quelle ombre pourrait-il y
-avoir ?… Comment serais-je fâché parce que je vous
-entends parler comme une femme qui réfléchit ?…
-Moi aussi, j’ai une prière à vous adresser. Quand je
-vais être loin, ne voyez plus en moi l’oncle sévère et
-maussade que vous redoutiez, mais un ami à qui vous
-êtes chère infiniment ; et, souhaitez-moi, puisque
-vous vous intéressez à mon bonheur, de savoir…
-enfin !… où je puis le chercher…</p>
-
-<p>Que veut-il dire ?… Elle le regarde avec des prunelles
-attentives — et curieuses, — où il lit clairement
-qu’elle ne devine rien des mots qui lui montent
-aux lèvres… Et vers eux, accourt Mad qui leur
-crie :</p>
-
-<p>— Mais vous ne revenez donc pas ?… Il est très
-tard !… On ne voit presque plus clair… <i>M’selle</i> dit
-qu’il faut rentrer très vite… Le dîner est plus tôt à
-cause de votre départ, mon oncle.</p>
-
-<p>Elle a raison, cette petite. Il est bien tard. Le jour
-se meurt tout gris sur la mer dont les vagues sont
-lourdes, obscures, jetées vers le rivage par un souffle
-froid d’automne.</p>
-
-<p>Et Guillemette, détournée de lui, aide déjà Mademoiselle
-à rassembler les pliants. Il entend son joli
-rire ; le timbre de sa voix a une sonorité si joyeusement
-claire que la certitude brutale s’abat sur lui
-qu’il a mieux fait de se taire…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XIX</h2>
-
-
-<p>Des jours et encore des jours ont coulé. Avec un
-camarade, puis seul, René a été de station en station
-dans les Pyrénées, obstiné à tenter toutes les ascensions
-encore possibles en cette fin de saison, afin de
-dompter, par la fatigue, sa pensée qui se souvient,
-regrette, discute le renoncement que la plus élémentaire
-raison lui impose.</p>
-
-<p>Car maintenant qu’il est loin, il juge plus froidement
-et ne peut s’illusionner sur l’accueil que, non
-seulement Guillemette, mais sa sœur, mais Raymond
-Seyntis lui-même feraient au sentiment qui est né
-obscurément en lui. Il ne lui reste donc, comme il l’a
-compris dès la première heure, qu’à se détacher d’un
-rêve fugitif, charmant et absurde dont il demeure
-stupéfait.</p>
-
-<p>Il a beaucoup regardé en lui-même depuis qu’il a
-quitté les <i>Passiflores</i> et vécu seul. Et cette méditation
-lui a révélé un fait qu’il lui faut bien admettre :
-c’est qu’une insensible transformation s’est opérée
-en lui. Il n’est plus l’homme qui, quelques mois plus
-tôt, arrivait en France, sûr de l’orientation de son
-avenir ; avant tout, passionné pour les choses de sa
-carrière, prompt à discerner la résolution à prendre
-et certain de rencontrer, à l’heure souhaitée, la femme
-qui réaliserait pour lui la compagne d’élection.</p>
-
-<p>L’expérience est venue culbuter sa conception trop
-simple de la vie, sa foi orgueilleuse en la puissance
-de son vouloir et la rectitude de son jugement, la
-raide austérité de ses principes. Sous des influences
-neuves et subtiles, son horizon s’est élargi. Il est
-moins sévère aux autres. Mais lui-même s’est compliqué.
-Sa pensée plus souple aperçoit des nuances,
-des lumières, des ombres aussi qu’il ne concevait même
-pas ; et, par instants, il éprouve l’impression qu’un
-souffle chaud a passé sur son âme, y faisant fondre
-les glaces qui emprisonnaient son être moral, pour y
-éveiller la soif du printemps. Ni le travail, ni l’action,
-ni la claire ordonnance de sa vie ne lui suffisent
-plus. La solitude lui pèse. Il lui faut cette existence
-à deux que possèdent aujourd’hui presque tous ses
-camarades, qui en rend plusieurs éperdument heureux.
-Alors, seulement, cessera pour lui l’impression
-d’isolement, même parmi les siens, qui lui devient
-lourde à porter ; qu’il n’éprouvait pas, aiguë ainsi,
-quand il était loin de France, qui s’est abattue sur
-lui, quand il a compris combien Guillemette lui est
-devenue chère.</p>
-
-<p>Et lui, si calme jadis, s’irrite maintenant de constater
-combien il lui est difficile de retrouver le serein
-équilibre de sa pensée, — parce qu’une lutte sourde,
-qu’il ne veut pas entendre, se poursuit en lui, entre
-la raison qui exige l’oubli et le cœur, rebelle devant
-un tel arrêt… Lutte qui devient peu à peu si pénible
-qu’il en arrive à souhaiter n’importe quelle diversion
-l’arrachant à lui-même.</p>
-
-<p>Il a fui Luchon où est Nicole qu’il ne veut pas voir
-et Biarritz dont la brillante cohue exaspérait le sentiment
-de sa solitude ; et il est venu se réfugier dans
-la paix de Saint-Jean-de-Luz.</p>
-
-<p>La jolie petite ville est toute souriante sous les
-frondaisons jaunissantes de ses arbres. La vigne
-vierge rougit les façades et ses branches s’enchevêtrent
-en berceau sous le bleu violent du ciel…</p>
-
-<p>Mais René, tout à coup, cesse de voir l’horizon
-charmant et s’arrête court dans sa flânerie, à travers
-les rues vibrantes de soleil… Car devant lui, sous la
-flamme de son ombrelle de soie rouge, s’avance Nicole
-de Miolan, d’un pas nonchalant de promeneuse.
-Dans un panier passé au bras, elle porte une grosse
-gerbe de glaïeuls. Sa robe de toile blé semble la
-nimber de lumière. Sûrement, elle n’est pas une
-passante à Saint-Jean-de-Luz. Elle n’en a pas
-l’allure.</p>
-
-<p>Les prunelles ardentes s’arrêtent soudain sur
-René et une surprise y jaillit… Tous deux, ils ont
-la même exclamation :</p>
-
-<p>— Comment, vous êtes ici ?</p>
-
-<p>Il ajoute :</p>
-
-<p>— Je vous croyais à Luchon ?</p>
-
-<p>— La saison est finie. Nous sommes partis pour
-Biarritz ; puis, sur mon désir, nous sommes venus
-ici où mes parents ont loué une villa afin de pouvoir
-y vivre solitairement. J’exècre les hôtels où toutes
-les rencontres deviennent possibles…</p>
-
-<p>Une vibration passionnée a passé dans sa voix et
-ses yeux ont eu un éclair d’orage aussi vite disparu
-qu’il s’est allumé… Reprenant tout de suite son seul
-personnage de femme du monde, elle interroge,
-insoucieuse des passants qui regardent leur groupe,
-parce que nulle part, Nicole de Miolan ne demeurerait
-inaperçue :</p>
-
-<p>— Et vous, René, comment êtes-vous ici ?</p>
-
-<p>— J’y suis en voyageur… j’ai voulu revoir le
-Midi.</p>
-
-<p>— Et vous n’êtes pas un voyageur trop pressé,
-n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>— Non… Je suis seul…, libre de mon temps…</p>
-
-<p>— Alors, accompagnez-moi un peu, que nous causions…
-Voulez-vous ?… Cela me fait beaucoup de
-plaisir de vous rencontrer !</p>
-
-<p>Il la sent tout à fait sincère et il en éprouve une
-bizarre impression de bien-être moral. Près d’elle,
-va-t-il enfin être distrait des souvenirs qu’il ne parvient
-pas à fuir ?</p>
-
-<p>Quel don de beauté, elle a reçu ! il la regarde émerveillé
-de son éclat. La peau veloutée fait songer à un
-fruit splendide caressé par l’or du soleil. Elle marche
-près de lui, le visage pensif, sous sa capeline de
-paille blonde. Les paupières voilent le regard.</p>
-
-<p>Elle demande :</p>
-
-<p>— Parlez-moi d’Houlgate, de la chère petite Guillemette…</p>
-
-<p>L’obscur tourment frémit en lui… Et il répond par
-des mots brefs ; puis, en hâte, pour se fuir, il interroge
-à son tour :</p>
-
-<p>— Nicole, qu’êtes-vous devenue depuis que nous
-nous sommes dit adieu aux <i>Passiflores</i> ? L’été vous
-a-t-il été bon… comme je le souhaitais tant pour
-vous ?</p>
-
-<p>La bouche expressive se contracte une seconde ; et
-railleuse, Nicole jette :</p>
-
-<p>— Bon ?… mon pauvre ami, que voulez-vous qu’il
-m’arrive de bon ?… Je dois m’estimer satisfaite qu’il
-ne se soit produit, à mon endroit, aucune catastrophe
-irréparable… Voilà tout !… Ce que j’ai fait cet été,
-après avoir quitté Houlgate ?… Rien d’intéressant,
-pour moi ni pour les autres ! De mon mieux, par
-tous les moyens qui me semblaient favorables à ce
-résultat, j’ai essayé de tuer le temps… C’est tellement
-long à remplir une journée quand on vit sans
-but !</p>
-
-<p>Ces mots sonnent étrangement dans la petite rue
-paisible, striée d’ombres bleues et d’éclatants rais de
-soleil ; où les promeneurs circulent d’un pas flâneur ;
-où les gens du pays échangent, avec exubérance, des
-propos très simples. Nicole a parlé d’un accent de
-badinage ironique ; mais, dans sa voix, frémit cette
-amertume que René y a surprise bien des fois à Houlgate.
-Il a l’intuition qu’une désespérance absolue
-l’étreint affreusement et qu’il ne peut rien pour la
-sauver d’elle-même. Pourtant, il essaie, avec une
-sorte d’autorité affectueuse :</p>
-
-<p>— Nicole, ce but que vous n’avez pas, donnez-le-vous !</p>
-
-<p>— Et lequel voulez-vous que je me donne qui en
-vaille la peine ?… Tout ce que je puis faire est si
-inutile !… Ah ! oui, je sais… Il y a des gens très
-sages, très pondérés, à qui il suffit, pour être contents
-d’eux-mêmes et de l’existence, d’accomplir leur
-tâche quotidienne, si insignifiante soit-elle ! Il y a
-des femmes qui se consolent de ce qui leur manque
-en s’absorbant dans les œuvres pies… C’est qu’elles
-n’ont pas la misérable et égoïste soif de bonheur
-dont je ne suis pas encore parvenue à me désaltérer,
-quoique j’essaie <i>tout !</i> pour y réussir…</p>
-
-<p>— Peut-être parce que vous ne cherchez pas où il
-faut, fait-il machinalement, tandis que sa pensée
-s’attache aux dernières paroles de la jeune femme.
-Quel en est le sens ?… Serait-ce qu’elle a enfin réalisé
-son audacieuse résolution de recommencer sa vie, au
-seul gré de son désir ? Mais quoiqu’elle lui ouvre un
-peu de sa pensée, avec une hautaine indifférence de
-ce qu’il conclura, elle garde bien à elle le secret des
-jours qui viennent de passer pour elle… S’ils ont été
-doux à sa beauté, ce n’est pas l’apaisement qu’ils
-semblent avoir apporté à sa pauvre âme tourmentée…</p>
-
-<p>Elle n’a pas relevé sa réflexion, si elle l’a entendue.
-Silencieuse, elle avance près de lui, ses fleurs dans
-les bras. Ils sont maintenant sous le couvert des
-arbres, devant la vieille maison de l’<i>Infante</i>, et vont
-distraits des choses extérieures. Au souffle de la
-mer, encore invisible, des feuilles cuivrées et pourpres
-volent autour d’eux comme de larges papillons
-superbes qui viennent s’écraser sur le sol.</p>
-
-<p>Brusquement, Nicole reprend :</p>
-
-<p>— Ah ! René, que vous êtes heureux d’être un
-croyant… Ce doit être une si grande force et une si
-grande consolation !</p>
-
-<p>Très simple, il dit :</p>
-
-<p>— Oui, vous avez raison… Je l’ai senti aux heures
-les plus douloureuses de ma vie… Et je ne puis l’oublier.</p>
-
-<p>Elle a la pensée que les heures dont il parle sont
-peut-être celles qu’il a connues par elle… Mais ce
-passé-là aussi est bien mort… Il faut le laisser dormir
-en paix.</p>
-
-<p>Elle songe tout haut, avec une espèce de gravité
-désespérée :</p>
-
-<p>— Je crois… j’en suis arrivée à croire que certains
-esprits ont été créés de telle sorte qu’ils ne peuvent
-perdre leur foi ; que d’autres, au contraire, n’auront
-jamais une foi semblable, quoi qu’ils rêvent, quoi
-qu’ils fassent !</p>
-
-<p>— Nicole, à mon très humble avis, c’est qu’ils
-veulent discuter, essayer de comprendre ce qui est
-l’Incompréhensible pour nous autres humains…</p>
-
-<p>Elle murmure :</p>
-
-<p>— Oh ! oui, l’Incompréhensible… l’Inconnu… Et
-des gens l’adorent, le servent, se donnent à lui, en
-font leur bonheur !… Les bienheureux !… Moi, j’ai
-une âme païenne… Mon dieu, c’est l’Amour !… C’est
-lui qui, pour moi, dispense le bien et le mal !…</p>
-
-<p>Il sent tellement combien elle dit vrai qu’il ne
-songe même pas à relever ses paroles. A quoi
-bon ?… Il peut la plaindre, non la transformer.</p>
-
-<p>Ils sont arrivés devant la mer qui miroite splendidement.
-Son souffle les frappe au visage et emporte
-quelques pétales des fleurs de Nicole. Lui, n’en
-voit rien. La houle, la senteur des vagues ont aussitôt
-ressuscité en lui la vision d’une autre plage,
-voilée par le crépuscule, d’une forme svelte sous une
-veste rouge, de deux prunelles profondes qui songeaient,
-presque graves, alors pourtant que la
-bouche souriait…</p>
-
-<p>Nicole a l’intuition qu’il est loin d’elle et demande :</p>
-
-<p>— René, est-ce que ce sont mes propos de mécréante
-qui mettent ainsi en fuite votre pensée
-orthodoxe ?… Je vous ai avoué déjà qu’il fallait avoir
-pitié de moi…</p>
-
-<p>— Je me souviens… et cette pitié, je vous assure,
-Nicole, que je vous l’offre, respectueusement, bien
-sincère…</p>
-
-<p>— Oui, je sais, je sais… Pour moi, vous êtes vraiment
-un ami, j’en suis sûre… Et c’est pourquoi il
-vaut mieux que je vous dise quelle raison m’a conduite
-ici, à Saint-Jean-de-Luz. J’ai fui Biarritz parce
-que j’y ai fait une rencontre.</p>
-
-<p>— Une rencontre ?… répète-t-il, surpris de son
-accent.</p>
-
-<p>— Oui, j’ai rencontré… mon mari qui m’a eu tout
-l’air d’être venu à Biarritz en mon honneur… Avait-il
-à me parler ?… Je n’en sais rien… Je n’ai pas
-ouvert la lettre qu’il m’a envoyée alors… pas plus que
-je n’avais ouvert les autres… Mon Dieu ! comment
-n’a-t-il pas encore compris qu’entre lui et moi, tout
-est fini !… Pour tâcher de l’en convaincre mieux, j’ai
-quitté aussitôt Biarritz… Mais je vis hantée par la
-crainte de le voir apparaître ici…</p>
-
-<p>Il comprend pourquoi elle a les nerfs frémissants,
-pourquoi une fièvre brûle son être passionné.</p>
-
-<p>La voix assourdie, elle poursuit, isolée dans son
-souvenir :</p>
-
-<p>— Cela faisait sept mois que je ne l’avais vu.
-Il a changé… Mais pourtant, c’est toujours lui…</p>
-
-<p>Lui, qu’elle a adorée… Lui, qui l’a fait souffrir…
-Lui, qu’elle n’oublie pas !… Une espèce de révolte
-gronde dans les bas-fonds du cœur de René… Pourtant,
-il n’attend ni ne veut rien de cette femme.</p>
-
-<p>De nouveau, ils avancent silencieusement. Elle
-songe… à quoi ?… Et que pourrait-il lui dire ?</p>
-
-<p>Mais elle a tout à coup ce mouvement d’épaules
-qu’il connaît bien, dont elle semble rejeter son fardeau
-en arrière et elle arrête vers lui ses yeux brûlants ;
-son accent devient railleur :</p>
-
-<p>— Mon pauvre René, quelle fâcheuse compagne
-de promenade je vous offre !… Vous me trouvez
-plutôt ridicule, n’est-ce pas, avec ma manière de
-vous accabler de mes doléances, dès que je vous
-retrouve… Mais je me sens si effroyablement seule
-dans… dans la tourmente où je me débats !… Il y a
-des minutes où le besoin de parler de ma misère me
-ferait crier d’angoisse… Seulement, j’ai appris à me
-dominer… et je me tais…</p>
-
-<p>Elle ne trahit, en effet, sa détresse, ni par un
-geste, ni par un éclat de voix ; elle garde son attitude
-de femme du monde qui tient des propos de
-salon. Et cependant, comme elle est poignante, cette
-plainte désespérée jetée ainsi dans le joli matin clair
-qui semble chanter la douceur de vivre…</p>
-
-<p>René cherche à écarter d’elle, un peu, la sensation
-d’isolement :</p>
-
-<p>— Nicole, vous avez vos parents…</p>
-
-<p>— Mes parents ?… Ils sont excellents… Mais nous
-sommes aujourd’hui des êtres tellement différents
-que nous ne nous comprenons guère et n’arrivons
-qu’à nous faire souffrir mutuellement… J’en ai achevé
-l’épreuve… Et je me tais avec eux… Comme avec
-tous… Vous excepté, René.</p>
-
-<p>— Avec moi qui, hélas ! ne peux rien pour vous…</p>
-
-<p>— Si !… Vous pouvez quelque chose en ce moment…
-Restez quelques jours à Saint-Jean-de-Luz,
-voulez-vous ?… Nous ferons de longues promenades.
-Nous causerons beaucoup… Et cela m’empêchera
-de penser. C’est promis, n’est-ce pas ?… Pensez que
-vous accomplirez une œuvre de charité en m’abandonnant
-un peu de votre temps…</p>
-
-<p>Ainsi, elle veut oublier, comme lui… Et l’oubli,
-c’est la paix, le repos sans prix…</p>
-
-<p>— Je resterai autant que vous le souhaitez,
-Nicole.</p>
-
-<p>Il ne cherche pas une seconde à se dérober au
-charme dangereux que pourtant il n’ignore pas et
-dont la puissance, à cette heure, lui est un bien, puis
-qu’elle l’arrache à son rêve inutile.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XX</h2>
-
-
-<p>La semaine va finir et René est encore à Saint-Jean-de-Luz.
-Ce sont des jours singuliers qui se
-sont égrenés pour lui, tels qu’il n’en avait peut-être
-jamais vécu.</p>
-
-<p>Sur l’insistance très vive de M. et de Mme d’Harbourg,
-candidement désireux de distraire leur fille,
-il a été l’hôte quotidien de la villa ; et passif, pour
-fuir sa pensée, il s’est laissé envelopper par la troublante
-atmosphère que Nicole distille autour d’elle.</p>
-
-<p>Pour la première fois depuis… — il ne saurait
-dire quand !… — il a vécu au gré de ses impressions
-sans souci de les juger ou de les dominer, éprouvant
-une sorte de jouissance aiguë, — non plus une terreur ! — à
-sentir la vie de Nicole se mêler à la
-sienne, l’absorber peu à peu jusqu’à écarter de son
-cerveau toute pensée où elle est étrangère.</p>
-
-<p>Mais aussi était-ce un jeu, un caprice, une gageure
-de l’affoler comme les autres ? Elle a été avec lui telle
-qu’il ne l’avait jamais vue, la séduction même ; durant
-leurs causeries où, cependant, elle n’a rien
-livré du mystère de son âme ; durant leurs flâneries
-sur la plage et dans les petites rues luisantes de clarté ;
-pendant les soirées passées à faire de la musique ;
-les excursions sous la correcte égide de M. d’Harbourg
-qui, d’ailleurs, aussitôt à destination, les
-laissait errer seuls, estimant la marche mauvaise
-pour ses vieux ans et René un protecteur de tout
-repos.</p>
-
-<p>Elle, Nicole, que pense-t-elle ?… Quel drame se
-joue en son esprit insaisissable. Est-ce l’apparition
-possible de son mari qui lui donne ce cœur frémissant
-dont René sent la fièvre dans ses silences comme
-dans ses moindres paroles, dans la caresse, l’éclair
-ou la rêverie de son regard ?… Jamais plus, elle n’a
-parlé de lui, après le brusque abandon du premier
-jour. Mais plus d’une fois, devant la soudaine apparition
-d’une silhouette d’homme, il a deviné en elle un
-tressaillement de tout l’être qui lui jette au visage
-une ondée de sang. Ses lèvres, aussitôt, ont eu cette
-contraction que René connaît bien maintenant et
-qu’il redoute ; car ensuite, elle devient silencieuse,
-repliée sur elle-même et elle demeure lointaine, tant
-qu’une circonstance extérieure ne la rejette pas hors
-de sa songerie, ramenant sur ses lèvres le sourire
-qui grise ainsi qu’un parfum trop pénétrant. Et si
-René est près d’elle, un peu bas, elle lui dit, d’un
-ton d’excuse :</p>
-
-<p>— Ne m’en veuillez pas… Maintenant, je suis toute
-à vous…</p>
-
-<p>Toute à vous ! Quelle ironie de lui entendre ces
-mots qui éveillent brutalement en lui le mauvais
-désir qu’il prétend ignorer. Il conserve l’altière confiance
-de pouvoir en demeurer maître, mais il ne peut
-empêcher sa pensée, surtout aux heures de la nuit
-où elle lui échappe, d’être hantée par les multiples
-visions de Nicole que ces quelques jours passés près
-d’elle semblent avoir imprimées en son être.</p>
-
-<p>Il en a conscience et s’est surpris à répéter tout à
-coup les paroles de la sagesse : « Celui qui cherche
-le danger y périra… » Certes, ce n’était pas le danger
-qu’il cherchait, seulement l’apaisement, l’oubli… Et
-ne semble-t-il pas avoir réussi, puisqu’il ne
-voit plus le fantôme charmant et redouté qu’il a cru
-devoir impitoyablement écarter de sa vie ?… Alors,
-pourquoi s’attarder auprès de cette dangereuse Nicole
-qui est troublante comme un appel d’amour ?… Entre
-lui et elle, qui fut jadis la fiancée d’élection, il ne doit
-rien y avoir qui les abaisse l’un et l’autre.</p>
-
-<p>Et voici que, tout à coup, René ne se sent plus
-assez protégé par sa seule volonté. Il entrevoit des
-abîmes dont il n’est plus aussi sûr de se garder…
-Car sa sévère conscience ne lui permet pas de s’illusionner
-sur la force et la nature de l’attrait qui l’emporte
-vers Nicole, — Nicole, dont il ne souhaiterait
-plus faire sa femme ! — S’il veut sincèrement se
-refuser à toute défaillance, il ne doit plus demeurer
-près d’elle !</p>
-
-<p>Mais la soif qu’elle lui a donnée de sa beauté est si
-violente qu’à la seule idée de ne l’assouvir jamais,
-une misérable révolte crie en lui… Ah ! c’était insensé
-de s’exposer à pareille tentation… Quel monde entre
-ce qu’il éprouve pour Nicole et le sentiment que
-Guillemette éveillait en lui !</p>
-
-<p>L’esprit tourmenté d’impressions complexes, il
-arpente la plage et tressaille de s’entendre tout à
-coup interpeller par M. d’Harbourg qui, suivi de
-sa dévouée épouse, accomplit sa promenade quotidienne,
-avant l’heure du déjeuner.</p>
-
-<p>— Carrère, mon ami, allez-vous du côté de la
-villa ?… Oui ?… Eh bien, vous m’obligeriez beaucoup
-en disant à Nicole qu’elle me fasse envoyer tout de
-suite, chez le libraire, les livres que je veux changer
-ce matin, au cabinet de lecture. Ma femme a oublié
-de les prendre.</p>
-
-<p>L’excellente Mme d’Harbourg n’a pas même l’idée
-de lui faire remarquer que lui, tout d’abord, eût pu
-songer à ses propres affaires. Elle est, au contraire,
-toute prête à s’excuser ; et docile, suit son compagnon
-qui, après quelques mots à René, reprend ses
-évolutions hygiéniques.</p>
-
-<p>René s’en veut de la jouissance qui lui a fouetté le
-sang quand il a entendu M. d’Harbourg lui demander
-d’aller trouver Nicole… Et cependant, jusqu’à la
-minute où le domestique répond à sa question :
-« Oui, madame est chez elle », il est harcelé par la
-crainte qu’elle ne soit partie pour une de ces promenades
-solitaires où elle passe des heures.</p>
-
-<p>Elle est là. Quand il est introduit dans le petit
-salon qu’elle a fait sien, il l’aperçoit assise devant sa
-table à écrire, la tête appuyée sur ses mains jointes.
-Elle porte une longue robe de maison d’un mauve
-rosé. Seule, la guipure du corsage voile le cou et les
-épaules. Devant elle, une lettre fermée. Au bruit de
-la porte, elle a un peu soulevé la tête et regarde qui
-entre ainsi chez elle, avec cette expression venue de
-très loin que René lui a vue bien souvent.</p>
-
-<p>— Comment vous ? René.</p>
-
-<p>Elle passe les doigts sur son front d’un geste inconscient
-et lui tend la main. Jusqu’au coude, les bras sont
-nus sous les dentelles qui ourlent la manche. René
-sent sous sa bouche la peau tiède, odorante comme la
-chair d’une fleur. Il se redresse un peu vite.</p>
-
-<p>— Nicole, je vous demande pardon de venir ainsi
-vous déranger. Mais votre père m’envoie, désirant…</p>
-
-<p>Et il fait la commission.</p>
-
-<p>— Bien.</p>
-
-<p>Elle a sonné, donné des ordres. Lui, a attendu pour
-prendre congé ; mais ses yeux l’ont suivie dans tous
-ses mouvements qui ont une souplesse caressante.</p>
-
-<p>— René, pourquoi restez-vous debout ? Êtes-vous
-si pressé, ce matin ?</p>
-
-<p>Elle s’est rassise à sa place coutumière, dans une
-bergère, voisine du bureau d’où elle peut apercevoir,
-jusqu’à l’horizon, la course capricieuse des vagues.
-Une lumière dorée flotte dans la pièce à travers la
-toile rousse des stores abaissés. Elle demande,
-tandis que sa main tourmente, sur la table, la lettre
-fermée :</p>
-
-<p>— Nous n’avons pas décidé quelle promenade nous
-ferions tantôt ?</p>
-
-<p>Un imperceptible silence. Puis René articule, soudain
-dompté par un mystérieux commandement :</p>
-
-<p>— Choisissez-la, Nicole. Et choisissez-la belle,…
-car ce sera la dernière…</p>
-
-<p>— La dernière ?… Pourquoi ? Nous ne partons ni
-les uns ni les autres.</p>
-
-<p>— Si, Nicole… Moi, je pars.</p>
-
-<p>— Oh ! non !!</p>
-
-<p>Elle a jeté les mots comme un cri d’angoisse, qui
-le fait tressaillir. Il sent sur son bras le frôlement
-des doigts légers.</p>
-
-<p>— Non, ne m’abandonnez pas, puisque vous dites
-que je vous suis encore chère un peu… chère comme
-une amie dont on a compassion, parce qu’elle est
-malheureuse… Ah ! si malheureuse !</p>
-
-<p>Les traits de René prennent cette rigidité dure
-que leur donne une émotion qu’il maîtrise. Très
-doucement, il détache la main qui tremble sur son
-bras.</p>
-
-<p>— Nicole, écoutez-moi… Parce que je vous ai vue
-souffrir, j’ai pu oublier… tout le passé… Mais pour…
-pour notre bien à tous deux, je ne veux pas m’exposer
-à ce que ce passé ressuscite !</p>
-
-<p>Au fond des yeux qu’elle attache sur lui, il voit
-passer une étrange expression, attirante à la façon
-des abîmes dont la contemplation affole. Puis elle a
-un léger haussement d’épaules ; et il comprend combien
-peu comptent, pour elle, les lois qui courbent
-d’autres âmes.</p>
-
-<p>— Et quand cela serait, René, vous êtes libre !…
-Moi aussi… Ce que nous voulons, nous pouvons le
-faire. Personne n’a le droit de nous demander compte
-de nos actes… Ne pensez pas à l’avenir… Vivez
-comme moi dans la minute présente !… René, René,
-ne me laissez pas seule en ce moment… Ne partez
-pas encore !… J’ai tant besoin de me sentir gardée,
-protégée…</p>
-
-<p>Elle a l’accent de supplication d’une créature en
-péril qui implore le secours désespérément. Dans ses
-yeux, se mêlent de la détresse, de la confiance, un
-mystérieux appel… Quoi encore… qu’il n’ose lire ?…
-Ah ! il ne sait pas !… Il ne cherche plus à comprendre
-pourquoi elle veut le retenir… Pourquoi tout à
-coup, elle est sortie de la farouche réserve où elle
-enveloppait son âme, pourquoi elle s’attache à lui,
-dans un élan qui jette le vertige en tout son être. La
-voix altérée, il prononce :</p>
-
-<p>— Nicole, si je puis vraiment quelque chose pour
-vous, dites-le-moi… Mais ne me faites pas perdre
-toute sagesse… Souvenez-vous que je suis un homme
-qui vous a adorée autrefois… Et il ne faut plus qu’il
-en soit ainsi… Il ne le faut plus !</p>
-
-<p>De nouveau, dans les yeux de la jeune femme, luit
-ce regard qui bouleverse René d’un désir aveugle de
-l’envelopper enfin de son étreinte, de connaître la
-saveur de ses lèvres, d’oublier, par elle, tout ce qui
-n’est pas elle…</p>
-
-<p>— René, je suis terriblement égoïste… Mais je
-trouverais bon que vous m’adoriez, ainsi qu’autrefois…
-Vous savez bien que j’ai, pour mon malheur,
-un cœur insatiable… Seulement, rien de semblable
-n’arrivera !… Ne craignez pas pour votre sagesse…
-Vous en êtes toujours le maître… Pensez seulement
-que vous m’avez promis d’être un ami très dévoué…
-Et donnez-m’en la preuve en restant… Votre présence
-exorcise les mauvais fantômes !</p>
-
-<p>Elle parle d’un ton bizarre, un peu sourd, où semblent
-frémir des sanglots. Les doigts ont repris la
-lettre jetée sur la table et la froissent nerveusement.</p>
-
-<p>Une intuition éclaire la pensée de René. Cette
-lettre doit être encore de son mari. Ah ! toujours cet
-homme !… Un vent de folie s’élève en lui ; rafale où
-sombre toute volonté, toute conscience, tout souvenir…
-Sans un mot, il se penche, attire, d’un geste
-impérieux, le beau visage ardent et sa bouche écrase
-les lèvres entrouvertes…</p>
-
-<p>Une seconde, leurs regards se mêlent, éperdus.
-Au fond de ses prunelles, il y a la flamme de l’homme
-qui veut… Dans celles de Nicole, une sorte de désespoir
-sombre, d’hésitation, de lassitude, tandis qu’elle
-demeure immobile sous les baisers qui brûlent son
-visage…</p>
-
-<p>Mais presque aussitôt, elle se redresse violemment,
-se rejette en arrière… Et, très bas, avec des lèvres
-qui tremblent, elle dit :</p>
-
-<p>— Eh bien… non !… Pas cela !!… Il ne faut pas
-que cela soit… Vous le savez bien !</p>
-
-<p>— Pourquoi ?…</p>
-
-<p>— Parce que vous ne m’aimez pas…</p>
-
-<p>Il murmure, ivre du baiser dont le goût est encore
-sur sa bouche :</p>
-
-<p>— Nicole, j’ai soif de vous… Et depuis tant d’années…</p>
-
-<p>Mais elle ne semble pas l’entendre et achève, de la
-même voix basse :</p>
-
-<p>— Et moi… moi non plus, je n’ai pas d’amour
-pour vous… Seulement une grande affection…</p>
-
-<p>Il recule, atteint comme si elle l’avait frappé.
-Pourtant ce qu’elle dit là, depuis longtemps, il en
-est certain. Il laisse rudement retomber les deux
-mains de la jeune femme, serrées dans les siennes.</p>
-
-<p>— Vous n’avez pas d’amour ?… Rien d’étonnant à
-cela… Mais alors quelle comédie me jouez-vous
-depuis huit jours ? Pourquoi avez-vous été pour moi…
-ce que vous vous êtes montrée cette semaine ?…
-C’était un jeu ?</p>
-
-<p>Elle secoue la tête. Dans son visage sans couleur,
-les lèvres se contractent.</p>
-
-<p>— Non… ce n’était pas un jeu… Mais une vilaine
-action que je me suis mise sur la conscience.</p>
-
-<p>Une fugitive ondée de sang colore une seconde
-sa pâleur. Il interroge :</p>
-
-<p>— Nicole… Nicole, je ne vous comprends pas…</p>
-
-<p>— Pour me comprendre… et me pardonner… il
-faut vous souvenir, qu’en ce moment, je ne suis dans
-la vie qu’une pauvre épave désemparée !…</p>
-
-<p>Elle s’arrête. Lui, a toujours, rivés sur elle, ses
-yeux qui demandent impérieusement la vérité…
-Alors, avec une sorte d’altière franchise, elle
-répond : — mais, elle ne le regarde pas ; vaguement,
-elle contemple le store qui bat au souffle de la
-mer :</p>
-
-<p>— C’est vrai, autant qu’il dépendait de moi, j’ai
-cherché à être aimée de vous, follement… ainsi
-qu’autrefois… Vous étiez si sûr de vous-même, cet
-été, à Houlgate, et ici encore quand je vous ai rencontré,
-que la misérable tentation m’est venue de briser
-votre calme, de vous obliger à vous reconnaître vaincu
-par moi… tel que je vous ai connu, il y a des années.
-Vous voyez, c’est une vraie confession que je vous
-fais là !… Mais peut-être, après tout, est-ce surtout
-que je voulais échapper, coûte que coûte, aux souvenirs
-qui… qui me dévorent et qu’une rencontre a
-ravivés si vivants qu’ils m’écrasent… Je ne peux plus
-les supporter… Je ne puis plus vivre ainsi !…</p>
-
-<p>Elle s’arrête encore. Ses mains ont une crispation
-d’angoisse. Mais c’est le seul geste, avec le regard
-tragique de ses yeux sans larmes, qui trahisse la tempête
-où sombre son orgueil…</p>
-
-<p>Lui, l’écoute sans un mot. Comment pourrait-il la
-condamner, se révolter contre elle, quand il a été si
-faible, plus faible qu’elle dont il n’a pas les excuses !
-Ah ! quelle humilité et quelle indulgence le souvenir
-de cette heure lui laissera dans l’âme !…</p>
-
-<p>De nouveau, dans le silence de la pièce, s’élève la
-voix émouvante :</p>
-
-<p>— Ne me méprisez pas trop, René, si j’ai, encore
-une fois, essayé de mettre l’irréparable dans ma vie ;
-c’était pour être sûre que je ne retournerais pas en
-arrière… Mais quand vos lèvres ont pris les miennes,
-j’ai senti que je ne pouvais être à personne… Du
-moins, en ce moment…</p>
-
-<p>— Et demain… plus tard, vous ne pourriez pas
-davantage, Nicole,… parce que…</p>
-
-<p>Il hésite une seconde. Les mots lui paraissent si
-difficiles à prononcer !</p>
-
-<p>— … Parce que vous aimez toujours votre mari…</p>
-
-<p>— René !!… Oh ! taisez-vous !… taisez-vous…</p>
-
-<p>Mais quelle créature serais-je donc, si je l’aimais
-encore après tout… tout ce qui s’est passé entre
-nous !</p>
-
-<p>— Si vous ne l’aimiez plus, puisque vous vous
-considérez comme libre de disposer de vous-même,
-vous n’auriez pas cette horreur d’appartenir à un
-autre…</p>
-
-<p>L’orage s’apaise en lui, y laissant la honte de ce
-qu’il a souhaité avec le besoin intolérable de se relever
-dans sa propre estime.</p>
-
-<p>Et il poursuit avec une grave sincérité d’accent
-qui la domine, où vibre l’écho de son émotion :</p>
-
-<p>— Nicole, je ne suis guère qualifié pour vous
-donner un conseil… Mais je vous le dis, comme je le
-crois… Nicole, il faut vous réconcilier avec votre
-mari…</p>
-
-<p>— C’est-à-dire, reprendre le joug, les scènes, les
-défiances, les jalousies… Je ne veux pas… Oh ! non,
-je ne veux pas !!… Quand j’aurai, enfin ! le divorce,
-je recommencerai ma vie…</p>
-
-<p>— Il <i>faut</i>, dès maintenant, la recommencer, la
-recommencer avec lui… Croyez-moi…</p>
-
-<p>Elle a un rire sec où sanglote sa désespérance :</p>
-
-<p>— C’est <i>vous</i> qui me conseillez cela ?… <i>Vous</i> qui, il
-y a un instant…</p>
-
-<p>Le visage de René s’altère encore plus.</p>
-
-<p>— Nicole, j’étais fou et je ne suis pas seul responsable…
-Vous le savez bien !… Vous m’aviez fait
-perdre la raison… Car je vous jure que, de toute ma
-volonté, du jour où je vous ai retrouvée, j’ai uniquement
-souhaité voir en vous la femme qui aurait pu
-être ma fiancée… Mais vous m’avez tenté… et je ne
-suis pas plus fort que les autres !</p>
-
-<p>Elle murmure amèrement :</p>
-
-<p>— Qui donc est fort, grand Dieu !… quand la passion
-souffle !… Nous sommes alors de pauvres
-choses emportées par un torrent… Nous ne sommes
-plus qu’une souffrance ou une joie, dans laquelle
-notre être s’absorbe !</p>
-
-<p>Il sent qu’elle parle avec le souvenir de cet homme
-qu’elle a essayé, en vain, de rejeter de sa vie où il demeure
-le maître de son cœur, de sa pensée, de sa
-chair, si profondément qu’elle n’a pu, même le voulant,
-faire le don d’elle-même à un autre… Et il se
-domine, avec une âpre joie d’en souffrir :</p>
-
-<p>— Nicole, pour être certaine de n’avoir rien à
-regretter par votre faute, si votre mari vient à vous,
-ne le repoussez pas sans l’entendre… S’il vous écrit
-de nouveau…</p>
-
-<p>Et son regard se pose sur l’enveloppe fermée.</p>
-
-<p>— … lisez sa lettre… Ne la brûlez pas comme les
-autres…</p>
-
-<p>Elle a caché son visage dans ses mains. Entre les
-doigts, il voit filtrer des larmes. Si bas, qu’à peine il
-l’entend, elle dit :</p>
-
-<p>— Je ne les ai pas brûlées… Elles sont demeurées
-telles qu’elles sont arrivées, closes…</p>
-
-<p>— Eh bien… il faut les ouvrir… et les lire. Alors
-vous jugerez et, je l’espère pour votre bonheur,
-vous pardonnerez… Tous, plus ou moins, nous
-avons tellement besoin de pardon et d’indulgence…
-C’est insensé, ce rêve de trouver la perfection dans
-les êtres que nous aimons par-dessus tous les
-autres… Nous non plus, nous ne leur apportons pas
-la perfection…</p>
-
-<p>Tandis qu’il parle, se jugeant sans merci, il revoit
-soudain la plage d’Houlgate, déserte dans le jour
-mourant ; il entend Guillemette dire, comme lui
-aujourd’hui, qu’il faut savoir pardonner.</p>
-
-<p>Ah ! maintenant, comme il l’a cherché, il est bien
-loin d’elle… Que dirait-elle, si elle savait ?… Elle ne
-pourrait plus lui reprocher d’être « trop sage »…</p>
-
-<p>Mais ici, près de Nicole, il n’a pas le droit de penser
-à elle. Il se lève et se rapproche de la jeune femme
-qui est immobile, ses deux mains voilant toujours
-son visage.</p>
-
-<p>— Nicole, à moi aussi, il faut pardonner. Et puis,
-je vous en supplie, et c’est mon adieu, pensez à ce
-que j’ai cru devoir vous conseiller… parce que, de
-toute mon âme, je désire vous voir heureuse.</p>
-
-<p>Elle a un frisson ; puis elle relève la tête et interroge :</p>
-
-<p>— Vraiment vous pensez que je dois l’écouter, <i>lui</i> ?</p>
-
-<p>II incline la tête, un sceau sur les lèvres.</p>
-
-<p>— Alors… alors soyez très généreux… Attendez
-une seconde pour me quitter… Cette lettre-là est de
-lui… Et si je ne l’ouvre pas devant vous qui venez de
-plaider sa cause, le méchant esprit sera le plus fort…
-et elle restera sans réponse comme les autres…</p>
-
-<p>— Faites comme vous souhaitez, Nicole.</p>
-
-<p>Quel supplice d’accepter ce qu’elle demande là…
-Tant mieux, c’est un peu l’expiation purifiante. Il se
-détourne, va près de la fenêtre, et regarde vers les
-flots caressants qui ne souffrent, ni ne pensent, ni ne
-connaissent le mal, le devoir, la défaillance. Son
-oreille perçoit le bruit sec du papier déchiré… L’enveloppe
-est ouverte.</p>
-
-<p>Que lit-elle ?</p>
-
-<p>Ceci, qui pénètre au plus profond de son cœur :</p>
-
-<p>« Chère, plus que chère, où êtes-vous ? Où
-m’avez-vous encore fui ?… Pourtant il faut que je
-vous trouve… Il faut que vous sachiez… que vous
-m’entendiez enfin… Mon trésor perdu, j’ai péché
-contre vous quand je vous ai permis de douter de
-moi… quand je ne vous ai pas murmuré, en vous
-adorant, que vous étiez plus que ma vie même, ma
-seule raison d’être !… Par un misérable orgueil, je
-n’ai pas voulu l’avouer… Et j’ai, follement, usé
-mes forces à emprisonner mon amour qui criait
-vers vous comme un damné, auquel le paradis
-est fermé ! Nicole, j’étais fou, quand je vous ai
-laissée partir alors que tout ce qui vit en moi vous
-suppliait de rester ; quand j’ai accepté votre décision
-de nous séparer ; quand j’ai laissé passer les
-mois, subissant le supplice de vous perdre par ma
-faute… Et maintenant, mon orgueil est vaincu.
-Nicole, je t’aime trop… Il faut que tu me laisses te
-reprendre, ô mon amour… Écoute… »</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Derrière René qui attend impassible, s’élève la voix
-grave, dont le timbre a une douceur ardente.</p>
-
-<p>— René, vous pouvez me laisser… Je lirai les
-autres lettres aussi…</p>
-
-<p>Il la regarde. Elle a dans les yeux une lumière,
-que jamais encore il n’y a vue. Et une fibre douloureuse
-tressaille en lui. L’accent presque dur, il dit :</p>
-
-<p>— C’est bien ainsi… Au revoir, Nicole.</p>
-
-<p>Elle est assise à la même place où elle était, quand
-il est entré, et lui tend ses deux mains :</p>
-
-<p>— Au revoir, mon ami… Merci… Et je vous en
-supplie, s’il vous arrive encore de penser à moi, que
-ce soit avec toute votre charité, sans colère ni… ni
-trop de mépris…</p>
-
-<p>Il se courbe très bas, sur les doigts tremblants ;
-mais ses lèvres ne les touchent pas. Sans une parole,
-il sort.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXI</h2>
-
-
-<p>Prétextant un brusque rappel pour son service, il a
-quitté Saint-Jean-de-Luz sans revoir, non seulement
-Nicole, mais encore M. et Mme d’Harbourg, cause
-innocente d’une scène qui comptera parmi les souvenirs
-les plus pénibles de son existence. Il se meut
-avec les impressions d’un homme arraché brutalement
-au rêve par une chute dont il demeure tout
-meurtri. Ah ! qu’elle est bien abattue, sa hautaine
-assurance de sa force morale !… Si Nicole avait
-consenti, c’est lui qui mettait l’Irréparable entre
-eux…</p>
-
-<p>A Bayonne, il trouve des lettres qui l’attendent
-depuis plusieurs jours. L’une d’elles, timbrée d’Houlgate,
-vient de sa sœur. Sûrement il y est parlé de
-Guillemette…</p>
-
-<p>Il l’écarte. Guillemette, c’est pour lui l’Éden volontairement
-perdu, l’Éden auquel désormais, il s’interdit
-même de songer… Ainsi se ferme l’entrée
-d’un sanctuaire à celui qui n’en est plus digne. Tel
-qu’il est, discipliné de vieille date à la pratique
-du devoir strict, il ne se pardonne pas ce qu’il a
-désiré, voulu, cherché… Le souvenir lui en est intolérable
-comme le serait celui d’une déchéance…</p>
-
-<p>Il regarde distraitement les autres lettres. En gros
-caractères, soulignés d’un trait dur, il en est une qui
-porte le mot « pressée ». L’attention de René s’éveille.
-L’écriture n’est-elle pas celle de son beau-frère ?…
-Pourquoi cette lettre ?… Entre eux, la correspondance
-est nulle d’ordinaire. Et une inquiétude monte en lui,
-si violente qu’au seuil même du bureau de poste, il
-déchire le cachet et lit.</p>
-
-<p>« Mon cher René, je sais que je peux tout demander
-à ta fidèle affection ; que ton dévouement absolu est
-acquis à ta sœur, à ses enfants… Et c’est pourquoi,
-en hâte, je viens te dire ceci, laissant de côté les
-phrases inutiles : par les journaux, tu as sans doute
-appris le formidable krach des mines de platine,
-amené par des spéculations secrètes, et plus qu’audacieuses !
-du directeur général. Il est probable
-qu’ayant des capitaux considérables engagés dans
-l’affaire, je suis plus que tout autre atteint par la
-catastrophe, sous laquelle, selon mes prévisions, je
-vais me trouver écrasé… Quoi qu’il en soit, ce
-serait pour moi une sécurité, de te savoir, ces
-jours-ci, près de ta sœur pour lui adoucir le choc
-que je crains d’avoir à lui porter d’un instant à
-l’autre… Lui revenir vaincu pour la première fois de
-ma vie… Lui annoncer une ruine, dont je ne puis
-mesurer encore l’étendue après avoir désespérément
-lutté pour l’éviter… La voir privée de son luxe…
-Guillemette sans dot. Notre nom livré aux commentaires,
-et quels commentaires !… Toutes ces pensées
-me tenaillent le cerveau à me rendre fou !…</p>
-
-<p>« Mon ami, depuis des semaines où je redoute ce
-qui arrive et fais… l’impossible pour l’éviter, je vis
-dans une telle tension cérébrale, qu’il faut m’absoudre
-d’être lâche devant le désastre, que rien de mes
-efforts n’a pu conjurer. René, je te confie ta sœur,
-les enfants. Va auprès d’eux bien vite. De cœur,
-merci… et pardonne-moi, quoi que tu puisses avoir
-à me reprocher…</p>
-
-<p>« Ton vieux frère.</p>
-
-<p class="sign">« R. S. »</p>
-
-<p>Machinalement, tout en lisant, René a marché. Il
-est sur le pont de l’Adour. Devant lui, le fleuve roule
-doucement, vers la mer, des eaux laiteuses sous le
-ciel d’automne. Des voitures se croisent ; les passants
-circulent et le coudoient. Près de lui, sonne le rire
-d’une gamine qui grignote un fruit. Il tressaille et se
-reprend à lire cette lettre qui jette en lui une sensation
-de cauchemar. Est-ce vraiment son beau-frère,
-l’impassible joueur, qui a écrit les lignes qu’il vient
-de lire ?</p>
-
-<p>Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que ce krach ?… René
-n’a pas ouvert un journal depuis dix jours, tandis
-qu’en insensé, il s’enivrait de Nicole.</p>
-
-<p>Évidemment, il faut une situation très grave pour
-que Raymond Seyntis s’abandonne ainsi dans une
-lettre qui dissimule… quoi ? Elle ressemble à un
-adieu. Une crainte s’incise dans l’esprit de René ;
-et soudain, le choc violent qu’il subit refait de lui
-l’homme résolu, d’énergie froide, qui agit sans
-inutile retour sur lui-même. En quelques minutes,
-il est à la gare, s’informant de l’heure du train
-le plus proche ; il télégraphie à son beau-frère pour
-annoncer son retour, et en attendant la minute où il
-va pouvoir partir, interroge anxieux les derniers
-journaux parus.</p>
-
-<p>Là, il trouve les détails qu’il ignorait sur le krach
-Mariel qui se chiffre par des millions et entraîne la
-débâcle de plusieurs grandes banques dont les noms
-ne sont pas encore ouvertement prononcés. Aux dernières
-nouvelles, une dépêche de Londres annonce le
-suicide de Mariel.</p>
-
-<p>De Mariel seul… Une détente irraisonnée se fait un
-moment dans l’inquiétude qui demeure abattue sur
-René depuis qu’il a lu la lettre de son beau-frère.</p>
-
-<p>Détente fugitive. La crainte qu’il se refuse à préciser
-tenaille de nouveau sa pensée pendant les
-heures interminables qui s’écoulent jusqu’au moment
-où le train l’amène enfin à Paris dans la brume froide
-d’une matinée d’octobre, où la voiture le dépose
-devant l’hôtel de la rue Murillo.</p>
-
-<p>Toutes les persiennes ferment les fenêtres. Le
-somptueux logis a cet aspect morne des demeures
-dont les hôtes sont absents. Les fleurs des massifs
-s’écrasent sur la terre humide. Nonchalant, le concierge
-noie la cour d’honneur sous le jet impétueux
-de la pompe qu’il dirige sur les pavés.</p>
-
-<p>La sonnerie du timbre l’arrête et lui met au visage
-cette expression mécontente des gens dérangés par
-un intrus. Mais l’expression disparaît vite sous un
-air empressé, quand il reconnaît René qui demande,
-instinctivement rassuré par le spectacle de cette scène
-familière :</p>
-
-<p>— Puis-je voir Monsieur ?</p>
-
-<p>— Mais Monsieur est parti hier soir pour Houlgate.</p>
-
-<p>— Et il revient ?…</p>
-
-<p>— Monsieur n’a rien dit. A la Banque, sans doute,
-ces messieurs savent.</p>
-
-<p>Que savent-ils ?… René y passe pour être certain
-que son beau-frère est absent, pour apprendre peut-être
-la confirmation ou l’inanité de ses craintes. Là
-aussi, il lui est répondu que M. Seyntis est à Houlgate
-sans avoir fixé le jour précis de son retour, d’ailleurs
-imminent.</p>
-
-<p>Toujours le même renseignement qui doit être un
-mot d’ordre ; car, à la Banque, René sent tout de
-suite une atmosphère de fièvre, de préoccupations
-capitales. Les visages sont altérés, anxieux, troublés…</p>
-
-<p>Par discrétion, il se refuse à questionner. Donc
-aux <i>Passiflores</i> seulement, il saura. Et incapable de
-supporter davantage une attente qui lui devient un
-supplice, il prend le premier express vers Houlgate.</p>
-
-<p>Le train est presque désert, non plus bondé comme
-en ce lumineux jour d’été où il arrivait à Houlgate
-avec une âme si différente de celle que lui ont
-donnée les deux derniers mois qu’il vient de traverser.</p>
-
-<p>Et aussi, c’est l’automne, les arbres roussis qui se
-dénudent ; le crépuscule brumeux sur le réseau noir
-des branches sans feuilles, la mélancolie de ce qui
-finit.</p>
-
-<p>Ce qui finit… Est-ce le bonheur d’êtres qui lui
-sont chers ?… dont il ignore tout, en ce moment,
-par sa faute…</p>
-
-<p>Enfin, dans un instant, il va savoir ! Houlgate est
-bien près. Les petites stations fuient solitaires. Par
-delà les prairies, entre les arbres, s’ouvre l’infini de la
-mer, couleur d’ardoise… Et puis, une fois encore,
-le train s’arrête.</p>
-
-<p>Violemment, se dresse, dans la pensée de René, la
-vision de sa joyeuse arrivée, en juillet, sa sœur souriante
-sur le quai ; et, près d’elle, restée très sage
-en arrière avec les enfants, la jeune créature qui
-allait souverainement lui prendre le cœur. Ah !
-comme en cette minute où il va la revoir — parce que
-la vie est plus forte que toutes ses résolutions ! — il
-a conscience d’avoir, en vain, tenté l’impossible pour
-se détacher d’elle ! La seule pensée que dans quelques
-instants il sera près d’elle, emporte même l’anxiété
-qui l’enserre dans un étau depuis tant d’heures. Il
-oublie tout — sauf ce qu’il a jeté entre elle et lui…
-Et une colère gronde en lui contre sa faiblesse.</p>
-
-<p>Il écarte la portière, saute sur le quai… et s’arrête
-court.</p>
-
-<p>Guillemette est là, seule, toute fine dans cette
-vareuse de laine rouge qu’elle portait ce dernier
-jour où ils étaient ensemble sur la plage, dans un pareil
-crépuscule de brume… Guillemette avec son
-éclat de fleur, un sourire de bienvenue dans l’ombre
-violette de ses yeux, alors qu’elle vient vers lui, en
-qui tressaille une allégresse éperdue. Ah ! malgré
-tout ce qui les sépare, que c’est doux de la retrouver !…</p>
-
-<p>Mais il ne se trahit pas et dit seulement :</p>
-
-<p>— Je ne rêve pas ?… Guillemette, c’est vous, bien
-vous ?… Comment êtes-vous ici ?</p>
-
-<p>La bouche a cette expression qu’il a revue tant de
-fois depuis son départ :</p>
-
-<p>— Je suis venue ici pour vous attendre, oncle
-René… Vous allez me dire que c’est très incorrect…
-Je m’en aperçois maintenant, mais tant pis !… Je
-suis bien sûre que vous ne me gronderez pas quand
-je vous dirai tout à l’heure ce qui m’a amenée…</p>
-
-<p>Son inquiétude se ravive, comme une blessure
-sensible au moindre attouchement.</p>
-
-<p>— Vous saviez que j’arrivais ?</p>
-
-<p>— Je l’espérais, d’après ce que père avait dit…</p>
-
-<p>— Il est aux <i>Passiflores</i> ?</p>
-
-<p>— Non ; il y était hier soir ; il y a passé la nuit, la
-matinée… Et puis, il est reparti par l’express d’une
-heure, après m’avoir répété que vous veniez… Alors
-en rentrant de faire un tour sur la plage, — maintenant
-qu’Houlgate est désert, maman me laisse circuler
-seule ! — je me suis aventurée jusqu’à la gare,
-parce que…</p>
-
-<p>— Parce que ? répète-t-il, s’appliquant à parler
-d’un accent très calme.</p>
-
-<p>— Parce que j’avais besoin de causer avec vous
-tout de suite… pour que vous me tranquillisiez…</p>
-
-<p>— Vous êtes inquiète de quoi ?… de qui ?… De
-votre père ?</p>
-
-<p>Le mot lui est échappé. Elle tressaille :</p>
-
-<p>— Pourquoi pensez-vous à lui tout d’abord ? Il
-allait bien… Mais il était tellement autre que je le
-vois d’ordinaire…</p>
-
-<p>— Plus fatigué peut-être ?</p>
-
-<p>— Non… Non… Seulement nerveux, absorbé… Et
-ses yeux étaient si tristes, si tendres…</p>
-
-<p>Elle s’arrête encore… Puis, avec un imperceptible
-tremblement dans la voix, elle achève :</p>
-
-<p>— Il avait l’air de regretter si fort de partir que,
-ridiculement, je me suis mise à le supplier de rester,
-en me blottissant dans ses bras comme un bébé. Il
-m’a gardée une seconde ; puis, presque violemment,
-il m’a écartée de lui, disant que je lui laisse faire ce
-qu’il devait… Et il est retourné dans son cabinet d’où
-il n’est sorti que juste au moment de prendre le
-train… Oncle René, je ne sais pourquoi, je suis horriblement
-tourmentée de lui !…</p>
-
-<p>D’un geste instinctif, elle se rapproche de René,
-dont elle appelle le secours… Nicole a eu le même
-mouvement, là-bas… Il n’y songe pas… L’enfant qui
-marche à son côté, dans l’ombre, est l’unique pensée
-de tout son être. Nicole n’a été qu’une dangereuse passante
-en sa vie où elle ne pouvait demeurer… Il dit
-très doucement :</p>
-
-<p>— Ma chérie, ne vous affolez pas ainsi sans avoir
-de raison. Est-ce que votre mère est inquiète aussi ?</p>
-
-<p>— Oh ! je ne crois pas… Du moins, elle a tout à
-fait son air de chaque jour… Cet après-midi même,
-elle était très gaie avec Mad et Mademoiselle. Aussi
-je n’ai pas voulu l’agiter en lui parlant de mon impression
-et je vous ai attendu… comme on attend le
-plus sûr des amis ! pour que vous vous informiez,
-que vous jugiez ce qu’il faut faire… Je ne <i>peux</i> pas
-rester dans cette incertitude !… C’est pour vous le…
-crier tout de suite, que je suis venue à la gare parce
-que, aux <i>Passiflores</i>, je n’aurais pas été bien libre de
-vous en parler… Ah ! mon oncle, maintenant que
-vous êtes là, j’ai moins peur… Vous n’allez pas
-repartir tout de suite, n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Ah ! René sait bien maintenant que, s’il dépendait
-de lui, jamais plus il ne s’éloignerait d’elle… Mais
-que vont faire les événements de ce rêve merveilleux ?…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXII</h2>
-
-
-<p>Guillemette avait raison. Mme Seyntis n’est en
-rien préoccupée de son mari qu’elle est, au contraire,
-heureuse d’avoir trouvé rempli de tendresse pour
-elle, pendant les quelques heures qu’il vient de passer
-aux <i>Passiflores</i>. Elle aspire simplement à le
-rejoindre, à peine étonnée qu’il l’ait si vivement invitée
-à profiter des derniers beaux jours à Houlgate ;
-sans doute, parce qu’il sait à quel point elle jouit
-d’une paisible vie de campagne, malgré son regret
-d’avoir André pensionnaire à Paris, victime de la
-reprise des études.</p>
-
-<p>Elle est trop habituée à lui obéir pour discuter le
-désir qu’il lui a exprimé à ce sujet ; et ne lisant que
-peu ou point de journaux, ne voyant personne à
-Houlgate désert, elle ignore le désastre financier qui
-menace de l’atteindre et dont il ne lui a rien laissé
-soupçonner.</p>
-
-<p>René, hanté par les craintes qu’il lui faut cacher,
-passe ainsi une étrange soirée, entre la quiétude
-souriante de sa sœur, joyeuse de le revoir, insatiable
-de détails sur son voyage, et l’instinctive anxiété
-qu’il devine toujours latente chez Guillemette, malgré
-le réconfort qu’il sent lui apporter par sa présence.</p>
-
-<p>Ah ! jamais, elle ne lui avait ainsi montré ce qu’il
-est devenu pour elle, l’ami par excellence, celui qui
-inspire la sécurité, la foi tendre, forte, apaisante. Et,
-silencieusement, il en éprouve un bonheur intense, — douloureux
-aussi, parce qu’il sait avec quel
-regard, quel recul de tout l’être, elle s’éloignerait de
-lui, si elle apprenait… Elle ne comprendrait guère
-que s’il s’est livré à Nicole, c’est parce qu’il l’aimait
-absurdement, pour mieux la fuir… Et elle aurait
-raison de le juger… comme il se juge.</p>
-
-<p>Mais à cette heure du moins, elle ignore ; et elle
-ne lui refuse point la caresse de sa voix, de sa grâce,
-de sa jeunesse qui resplendit dans la capricieuse mobilité
-du visage.</p>
-
-<p>Est-il possible que tout souvenir, toute inquiétude
-puissent ainsi s’engourdir en lui, jusqu’à l’oubli,
-parce qu’elle est assise à quelques pas de lui, sous la
-clarté de la lampe qui dore sa peau, les moires des
-cheveux et rend plus profonde l’eau sombre des yeux
-où la pensée se reflète en ombres et en lumières…</p>
-
-<p>Peu à peu, à mesure que les minutes coulent, si
-calmes, une sorte d’apaisement se fait dans son esprit
-surmené par la crainte, par l’acuité de sa vie intérieure
-depuis plusieurs semaines, par la dernière
-crise qu’il vient de traverser. Il y a des instants où il
-en arrive à croire que la lettre de son beau-frère
-n’était que l’œuvre de la fatigue et de l’énervement.
-Le cauchemar s’éloigne, pareil à une trompeuse menace
-de tempête… Et de même, le rêve troublant de
-ses quelques jours près de Nicole, où il lui semble
-bizarre qu’il ait pu vraiment jouer un rôle.</p>
-
-<p>L’atmosphère paisible de ce salon clair, à foison
-fleuri de chrysanthèmes, agit sur lui à la manière
-d’un baume. Les lampes, sous l’abat-jour d’or pâle,
-épandent doucement leur clarté. Une belle flambée
-luit dans la cheminée. Parfois, l’aile du vent frôle
-les vitres, seul bruit venu de la nuit sans lune, car
-les fenêtres closes ne laissent plus entendre la plainte
-berceuse de la mer.</p>
-
-<p>Sa sœur est assise à la place même où, chaque
-soir, il l’a vue durant l’été, penchée sur son métier
-où elle achève l’écran, minutieusement brodé, qu’elle
-commençait quand il est arrivé, aux beaux jours de
-juillet.</p>
-
-<p>Mademoiselle a toujours son air de vierge sage ;
-et Mad étant couchée, elle s’applique, selon sa coutume,
-à confectionner force vêtements pour les
-pauvres de Mme Seyntis…</p>
-
-<p>Mais sa sœur, mais Mademoiselle lui sont des figures
-lointaines, jouant un peu le rôle des figurantes…
-La seule créature proche de sa vie qui
-tressaille au frôlement de la présence chère, c’est
-elle, Guillemette…</p>
-
-<p>Cependant, il lui parle à peine, dans la crainte
-instinctive de se trahir. Avec Mademoiselle, avec sa
-sœur, il cause, stupéfait de pouvoir montrer une
-telle liberté d’esprit, répondant aux questions sur
-la reprise prochaine de son service, puisque son
-congé finit… Et par un dédoublement de sa pensée
-dont, jadis, il se fût cru — et justement ! — incapable,
-il ne cesse pourtant d’observer Guillemette
-comme s’il découvrait en elle un Inconnu…</p>
-
-<p>Est-ce l’obscur souci qui voile d’une sorte de
-gravité la ligne souple des traits ?… Elle ne lui
-semble plus avoir sa figure d’enfant… Elle est vraiment
-la jeune fille en qui la femme déjà se révèle,
-mûre pour se dévouer, pour souffrir, pour se donner
-toute dans l’amour…</p>
-
-<p>Jamais encore, elle ne lui était apparue ainsi… La
-connaissait-il mal ?… Ou ne savait-il pas la regarder,
-déchiffrer sur ce visage, dont tous les traits lui
-étaient familiers, le mystérieux travail de l’être qui
-se développe, se cisèle en profondeurs et en reliefs,
-entr’ouvre peu à peu sa fleur pour s’épanouir au
-large souffle de la vie, ardemment respiré ?</p>
-
-<p>Ou bien a-t-elle changé pendant les semaines qu’ils
-ont été séparés ? Il a l’intuition que, délivrée des
-obligations mondaines, dans la solitude d’Houlgate,
-elle a joui, jusqu’à l’ivresse, de la mélancolique et
-fuyante splendeur de l’automne ; que, passionnément,
-elle a vécu en elle-même, puisque, près d’elle, personne
-n’attirait le don confiant de sa pensée.</p>
-
-<p>Et parce qu’il la voit ainsi, tout à coup, comme en
-une révélation éblouissante, il se trouve insensé
-d’avoir — et avec quelle sincérité ! — imaginé qu’elle
-n’était encore qu’une rieuse petite fille dont il devait
-s’écarter, conscient du déclin de sa propre jeunesse.</p>
-
-<p>Maintenant, — trop tard, peut-être… — il comprend
-quels trésors elle lui eût donnés, dans sa richesse
-de créature neuve qui fût venue à lui en sa
-fraîcheur, sans prix, de corps, de pensée, d’âme…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Au réveil, René ne retrouve plus rien de la fragile
-sécurité, recouvrée un instant ; et avec une sorte de
-fièvre qui s’exaspère à mesure que l’heure approche,
-il attend l’arrivée du courrier ; car l’incertitude est
-un supplice pour un esprit absolu comme le sien…</p>
-
-<p>Et cependant, au moment où un coup de cloche
-annonce enfin le facteur, il songe brusquement que
-cette incertitude même était encore un peu de bonheur
-puisqu’elle permettait l’espoir.</p>
-
-<p>Mais c’est en vain qu’il a attendu. Il n’y a aucune
-lettre de Raymond Seyntis, ni pour lui, ni pour sa
-sœur… Que signifie un tel silence, alors que son beau-frère
-pressent sûrement combien il est avide de nouvelles,
-après l’inquiétante lettre envoyée à Rayonne.</p>
-
-<p>Peut-être les journaux qui viennent de lui être
-remis lui apprendraient la vérité…</p>
-
-<p>Mais il n’ose les ouvrir parce que Guillemette est
-là, près de lui, appelée aussi par la venue du facteur,
-et murmure d’un accent de déception anxieuse :</p>
-
-<p>— Comment, père n’a pas écrit ?… Je le lui avais
-tant demandé !</p>
-
-<p>— Et il vous l’avait promis ?</p>
-
-<p>— Il m’avait dit qu’il ferait son possible pour
-cela…</p>
-
-<p>Elle mord un peu sa lèvre, pour dompter une
-émotion qui ne veut pas s’avouer. Et à ce léger
-signe, il devine à quel point, elle demeure obscurément
-troublée de l’attitude de son père. Puisque lui-même
-ne sait rien, que peut-être il redoute à tort
-un malheur, pourquoi ne pas lui laisser encore la foi
-bienfaisante qu’elle s’alarme en vain ?… Et après
-elle, il répète :</p>
-
-<p>— Votre père vous avait dit qu’il ferait son possible…
-Eh bien, il n’aura pu, voilà tout !… Il est
-arrivé tard, hier, à Paris… Guillemette, quelle enfant
-impressionnable vous êtes devenue depuis que nous
-sommes séparés !…</p>
-
-<p>Elle sourit un peu, inconsciemment apaisée par
-l’accent de badinage qu’il a pu employer ; et, sur sa
-bouche, reparaît l’expression malicieuse et caressante :</p>
-
-<p>— Peut-être parce que je ne subissais plus l’influence
-de votre sérénité, mon oncle… Mais maintenant
-que vous êtes de retour, je vais redevenir très
-sage… Surtout si je retrouve bien en vous mon ami…
-mon ami fidèle, que la séparation n’a pas rendu
-oublieux…</p>
-
-<p>Pourquoi parle-t-elle ainsi ? Il l’enveloppe d’un
-regard rapide.</p>
-
-<p>Ils ont descendu les degrés du perron et marchent
-autour la pelouse où l’herbe est rousse, sous
-les arbres revêtus de leur feuillage de légende.
-Une senteur de terre mouillée, de chrysanthèmes,
-de mousse humide, erre dans la brise froide qui
-souffle de la mer, emportant à travers le ciel d’automne,
-sous le soleil, le vol lourd des nuées et les
-flocons duvetés des fils de la Vierge, arrachés aux
-branches.</p>
-
-<p>Guillemette serre autour d’elle l’écharpe, d’un rose
-de corail, jetée sur ses épaules, et qu’elle a relevée à
-demi sur ses cheveux pour les protéger contre le
-vent… Mais une boucle vagabonde mousse obstinément
-sur le front.</p>
-
-<p>Elle avance, contemplant, au loin, la course haletante
-des vagues ; et, sous les plis de son voile rose,
-une indéfinissable expression lui donne un visage de
-jeune sphinx. Que pense-t-elle ?… Quelque obscure
-prescience l’aurait-elle avertie qu’il a voulu l’arracher
-de son souvenir ?… Et que cette trahison s’est
-accomplie vraiment quelques jours, de par son
-libre consentement et la toute-puissance de Nicole.</p>
-
-<p>Oublieux ?… oui, il l’a été… Et forcé de le taire, ne
-pouvant avouer, afin qu’elle pardonne, il éprouve
-l’impression intolérable pour une âme scrupuleuse
-et droite comme la sienne, de lui mentir, de voler
-son estime et sa foi d’enfant…</p>
-
-<p>Alors, la seule parole absolument sincère qu’il
-puisse lui répondre, il la lui dit :</p>
-
-<p>— Guillemette, votre ami vous revient, surtout,
-instruit par l’absence, de toute la place que vous
-avez prise dans sa vie.</p>
-
-<p>Une imperceptible flambée avive, une seconde,
-l’éclat du jeune visage ; et les larges prunelles s’arrêtent
-sur lui, avec un regard qui semble échappé de
-l’âme même.</p>
-
-<p>— Et cette découverte, vous avez pu la faire, mon
-oncle, malgré la présence de Nicole ?</p>
-
-<p>Il y a de l’incrédulité dans son accent.</p>
-
-<p>— … J’en suis très fière, savez-vous… J’aurais
-jugé, au contraire, que, près d’elle, vous ne pensiez
-certes pas à une insignifiante petite fille de mon
-espèce… C’est ce que je me suis piteusement dit tout
-de suite, quand j’ai appris que vous l’aviez rencontrée…</p>
-
-<p>— Oui… par hasard, alors que je la croyais à
-Luchon…</p>
-
-<p>L’onde émouvante du souvenir frémit en lui.</p>
-
-<p>— Je sais… Une lettre de ma tante d’Harbourg à
-maman a raconté la chose… Nicole est toujours aussi
-belle ?</p>
-
-<p>— Très belle.</p>
-
-<p>— Comme elle était ici ?…</p>
-
-<p>— Oui…</p>
-
-<p>Ah ! que la vision est encore vivante en lui du
-visage qu’il a tenu, pâli, entre ses mains ; des yeux
-voilés par les paupières qui, sous les cils, laissaient
-filtrer les larmes ; des lèvres qu’il a follement baisées…
-Et quelle reconnaissance il garde à Nicole,
-parce qu’elle n’a pas permis que l’Ineffaçable s’accomplît
-entre eux !…</p>
-
-<p>La voix de Guillemette s’élève, avec l’accent de la
-réflexion bien plus que de l’interrogation :</p>
-
-<p>— Alors, puisqu’elle est toujours la même, vous
-avez dû trouver délicieux le séjour près d’elle… Vous
-êtes-vous promenés beaucoup ensemble ?</p>
-
-<p>— Nous avons fait plusieurs excursions. M. et
-Mme d’Harbourg désiraient la distraire…</p>
-
-<p>— La distraire ?… De quoi ?…</p>
-
-<p>— Du chagrin de sa vie gâchée…</p>
-
-<p>— C’est vrai… Elle est malheureuse…</p>
-
-<p>Elle s’interrompt une seconde ; puis reprend d’un
-ton singulier où il y a une sorte d’ironie, et ses pieds
-écrasent rudement les feuilles que le vent abat dans
-l’allée, sous le frôlement de sa robe :</p>
-
-<p>— Ce devait être là une bonne œuvre facile à
-accomplir ! Nicole est une charmante compagne de
-promenade, sachant se taire et parler à propos ;
-jamais lasse, et puis si jolie, que les passants envient
-l’heureux mortel qui l’accompagne…</p>
-
-<p>— Guillemette, pourquoi me dites-vous cela comme
-un reproche ?…</p>
-
-<p>Elle secoue la tête.</p>
-
-<p>— Un reproche ?… Oh ! certes non !… Je n’aurais,
-d’ailleurs, aucun droit pour vous en faire !… Seulement…
-c’est vrai… parce que je suis très égoïste, il
-me semble triste que vous m’ayez oubliée près
-d’elle… Car il est impossible qu’il en ait été autrement !…</p>
-
-<p>— Impossible ?… Pourquoi ? fait-il, attentif à lire
-en elle, et incapable de se permettre une dénégation
-menteuse.</p>
-
-<p>— Parce que, elle présente, tous les hommes ne
-voient plus qu’elle seule… Je l’ai tant de fois constaté…
-Mais… mais je n’aurais pas voulu que vous fussiez
-comme les autres, parce que, alors, vous ne me
-semblez plus vous… Et puis… je vous l’ai déjà confessé,
-je crois… oncle René, je suis une misérable
-petite créature, très jalouse de mes amis, de ceux
-auxquels je tiens fort… Je ne les prête pas… Et s’ils
-m’abandonnent, eh bien… ils ne comptent plus pour
-moi… Même quand je devrais en souffrir !</p>
-
-<p>— C’est pour moi, Guillemette, que vous dites ces
-choses ?</p>
-
-<p>Elle a un indéfinissable sourire :</p>
-
-<p>— Non, si vous ne méritez pas de les entendre !…
-Répondez-moi que je suis injuste à votre égard et je
-vous croirai… oh ! sans hésiter une seconde !</p>
-
-<p>Il lit une question, passionnément jetée, dans les
-yeux qui se posent sur les siens. Que se passe-t-il
-donc dans l’intimité de ce cœur si clairvoyant, parce
-que c’est un vrai cœur de femme… Elle vient, avec
-une enfantine franchise, qui semble écarter toute
-équivoque, de lui avouer que, jalousement, elle
-garde ses amis… C’est pour cela, alors, qu’elle
-s’émeut ainsi de sa rencontre avec Nicole dont elle
-connaît trop bien le pouvoir ?…</p>
-
-<p>Mais la réponse qu’elle lui demande, il ne pourrait
-la lui faire sans la tromper… Et son intransigeante
-loyauté lui interdit de prononcer les mots qu’elle
-attend… Alors, malgré la conscience qu’il l’éloigne
-par le doute laissé en son esprit, il dit, sans pitié
-pour lui-même qui doit porter la peine de sa faiblesse :</p>
-
-<p>— Guillemette, ce qu’il vous faut croire, c’est que
-vous êtes pour moi ce que n’est aucune autre créature
-au monde…</p>
-
-<p>— Plus que n’est Nicole ?</p>
-
-<p>Les mots ont certainement jailli de sa bouche,
-avant que sa volonté ait pu les taire, car elle a, aussitôt,
-un geste instinctif, comme pour les arrêter
-dans leur vol ; et ses dents mordent sa lèvre si fort
-qu’une goutte de sang apparaît.</p>
-
-<p>Avec une sincérité grave, lui livrant son regard,
-il dit après elle :</p>
-
-<p>— Plus que n’est Nicole… Le souvenir que je lui
-garde, parce qu’elle a été le rêve de ma toute jeunesse… — j’ai
-compris que vous le saviez… — ce
-souvenir n’a rien de commun… oh ! non, rien !…
-avec le sentiment que je vous offre, Guillemette.</p>
-
-<p>Comme le soir de son départ, cinq semaines plus
-tôt, il s’arrête, n’osant plus poursuivre… Il entend
-les mots qui montent, palpitants, de son cœur
-même… Le désir frémit en lui de l’attirer doucement
-sur sa poitrine, ainsi qu’une enfant précieuse, fragile
-et adorée, — désir si loin, oh ! si loin, — de l’emportement
-qui, là-bas, un jour, l’a jeté vers Nicole…</p>
-
-<p>Pourtant, il reste immobile… Dans la solitude de
-ce jardin où le seul bruissement de la brise à travers
-les sapins vibre dans le silence, il la sent trop bien
-confiée au respect qu’il a de sa jeunesse, à la tendresse
-fervente, forte, infinie, qu’elle a éveillée au
-plus profond de son âme et dont, maintenant, il ne
-peut plus renoncer à chercher l’écho…</p>
-
-<p>Mais elle lui est encore si mystérieuse !… voilée
-par le secret de son cœur qu’il ignore et que gardent
-bien les prunelles lumineuses qui ont une beauté
-d’aurore, tandis qu’elle murmure, serrant autour
-d’elle, étroitement, les plis roses de l’écharpe :</p>
-
-<p>— Tout est bien ainsi… Je vous remercie de ce
-que vous me donnez…</p>
-
-<p>Leurs âmes sont très proches, en cette minute dont
-la douceur est si puissante qu’elle les isole dans un
-monde où tout ce qui n’est pas eux leur devient
-étranger…</p>
-
-<p>Et ils ont le même sursaut d’êtres réveillés soudain,
-en entendant tinter bruyamment la cloche de la
-grille.</p>
-
-<p>René se retourne.</p>
-
-<p>Par-dessus les massifs que sa haute taille domine,
-il aperçoit un uniforme de la poste.</p>
-
-<p>Une dépêche que l’on apporte.</p>
-
-<p>Il en arrive, certes, souvent aux <i>Passiflores</i>. Et
-cependant, pas une seconde, René ne doute que
-celle-là ne renferme la nouvelle qu’il attend, qu’il
-redoute depuis la lettre lue à Bayonne.</p>
-
-<p>Un domestique apparaît dans l’allée.</p>
-
-<p>Instinctivement, René fait quelques pas en avant
-pour distancer Guillemette… qu’il puisse apprendre
-avant elle !…</p>
-
-<p>— Une dépêche pour Monsieur.</p>
-
-<p>— Merci, donnez.</p>
-
-<p>Il la prend, déchire le cachet, si rudement que le
-papier lui-même en est arraché, et il lit :</p>
-
-<p>« Accident arrivé à M. Seyntis. Prière de prévenir
-madame et venir tout de suite. »</p>
-
-<p>La signature est celle du valet de chambre de Raymond
-Seyntis.</p>
-
-<p>René a une respiration profonde d’homme auquel
-l’air a manqué tout à coup. Mais en même temps, il
-redevient froidement calme, ainsi qu’il l’est toujours
-aux heures de lutte ou de danger, tant est puissante
-alors la tension de son énergie.</p>
-
-<p>— Mon oncle, qu’y a-t-il ?… Cette dépêche, c’est à
-propos de père… n’est-ce pas ?</p>
-
-<p>Guillemette l’a suivi. Elle est devant lui, l’interrogeant
-aussi de ses yeux devenus immenses.</p>
-
-<p>Il la contemple avec tout ce qu’il a pour elle
-d’amour et d’impuissante pitié, — car elle vient peut-être
-de vivre ses dernières minutes d’insouciance
-heureuse… L’épreuve s’abat sur elle… A quoi bon la
-tromper, retarder le moment où elle saura, puisqu’il
-<i>faut</i> qu’elle sache… qu’il ne peut rien pour écarter
-d’elle la douleur ?…</p>
-
-<p>Elle a senti son hésitation devant les mots qu’il
-doit dire ; elle a vu l’altération du visage et répète
-avec une anxiété impérieuse :</p>
-
-<p>— Mon oncle, qu’y a-t-il ?… Répondez-moi…</p>
-
-<p>— Votre père s’est trouvé souffrant… La fatigue,
-sans doute… Il vaudrait mieux que votre mère soit
-auprès de lui. Je vais l’avertir afin qu’elle puisse
-partir par le prochain train.</p>
-
-<p>Elle n’a pas une larme, pas une exclamation.
-Mais son visage paraît soudain modelé dans la cire
-pâle ; et ses lèvres, contractées, murmurent seulement :</p>
-
-<p>— Mon Dieu !… mon Dieu !…</p>
-
-<p>Puis, ses yeux plongent désespérément dans ceux
-de René :</p>
-
-<p>— C’est bien la vérité que vous me dites là ? mon
-oncle… Il n’y a rien de plus dans cette dépêche ?…
-Il est seulement… malade… Est-ce grave ?</p>
-
-<p>— Je vous jure, mon enfant chérie, que la dépêche
-n’en dit rien. Elle est envoyée par Victor qui réclame
-la présence de votre mère…</p>
-
-<p>— Oh ! annoncer cela à maman !… Comment
-allez-vous faire ? mon oncle.</p>
-
-<p>D’instinct, tous deux lèvent la tête vers le balcon
-sur lequel s’ouvre la chambre de Mme Seyntis. Et un
-choc les fait tressaillir… Elle y est arrêtée, les observant
-avec une expression singulière… Pourtant, elle
-n’a rien entendu de leurs paroles ; ses traits ont leur
-calme sérénité coutumière.</p>
-
-<p>Le teint reposé, dans l’élégance discrète de sa robe
-de maison, une dentelle nimbant ses cheveux, elle
-incarne une vision de femme à qui la vie est généreusement
-douce…</p>
-
-<p>— Quel conciliabule ! René et Guillemette… Je
-vous ai appelés et vous ne m’avez même pas entendue !…
-Vous avez des mines graves ! Puis-je savoir
-ce qui vous agite ainsi ?</p>
-
-<p>Il n’y a pas un atome d’inquiétude en son accent.
-Tout au plus, un soupçon de contrariété. Auprès de
-son frère, maintenant, Guillemette ne lui paraît plus
-une gamine, ne pouvant voir en lui qu’un oncle.</p>
-
-<p>Les yeux de René et de Guillemette se rencontrent
-et la même angoisse y palpite, l’angoisse de ce qu’il
-faut apprendre à cette créature qui n’a jamais connu
-que le bonheur… Encore quelques minutes, et ce
-bonheur sera devenu le passé…</p>
-
-<p>Puis René répond, d’une voix qu’il s’applique à
-faire très calme :</p>
-
-<p>— Marie, pourrais-je te parler tout de suite ?…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXIII</h2>
-
-
-<p>Quelques jours plus tard.</p>
-
-<p>C’est le soir ; René est seul avec son beau-frère.
-Mme Seyntis, vaincue par les émotions, les fatigues
-des journées qui viennent de passer, a enfin consenti
-à aller reposer quelques heures.</p>
-
-<p>Invincible en sa foi dans toute assurance donnée
-par son mari, elle n’a pas douté qu’il n’ait été victime
-d’un accident en maniant son pistolet qu’il
-croyait déchargé. Absorbée par les soins à lui donner,
-elle n’a reçu personne, ne s’est encore avisée d’aucun
-rapprochement, n’a entendu aucune dangereuse
-rumeur sur une situation que tout Paris connaît
-maintenant. Et son âme de chrétienne fervente
-exhale un perpétuel cri de reconnaissance au Dieu
-qui l’a préservée d’un effroyable malheur.</p>
-
-<p>Dès qu’elle a quitté la chambre, la garde aussi
-s’éloigne, sur la demande du blessé, désireux de
-l’unique présence de son beau-frère. Il est d’ailleurs
-beaucoup plus calme depuis l’entretien qu’il
-a voulu avoir avec le sous-directeur de la Banque,
-dans l’après-midi même, et demeure immobile, selon
-l’ordonnance. Lourdement, la tête qui a tant travaillé
-creuse l’oreiller ; et les yeux, large ouverts
-dans le visage décoloré, songent, arrêtant un regard
-inconscient sur le reflet clair que la lampe allume,
-dans la pénombre de la pièce, aux barreaux de
-cuivre du lit.</p>
-
-<p>Il a entendu, cependant, la porte se refermer derrière
-la garde. Alors, il tourne à demi la tête vers son
-beau-frère, qui a pris place près de lui.</p>
-
-<p>— René, nous sommes bien seuls ?</p>
-
-<p>— Oui, tu veux me dire quelque chose ?</p>
-
-<p>— Te demander quelque chose… Mais d’abord…
-est-ce que Marie ne sait rien encore de… de… la
-situation ?</p>
-
-<p>Les mots semblent lui être affreusement difficiles à
-articuler…</p>
-
-<p>— Non… je ne crois pas… Elle n’a pensé qu’à toi,
-à toi seul, depuis la nouvelle, arrivée à Houlgate…</p>
-
-<p>— Il faut pourtant qu’elle apprenne…</p>
-
-<p>Et une souffrance crispe ses traits.</p>
-
-<p>— … Je ne me sens pas assez fort pour lui révéler…
-la vérité… Une pareille explication risquerait
-de retarder le moment où je vais pouvoir revenir à
-mon poste… Quand on se donne, en mon cas, le
-ridicule de se manquer, il ne reste plus qu’à guérir
-très vite !… René, viens-moi en aide… Veux-tu me
-rendre l’immense service de parler à Marie ?… Mais
-s’il est possible, — et c’est possible, je crois, elle est
-si confiante ! — ne lui laisse pas soupçonner que
-mon accident n’en est pas un… tout à fait…</p>
-
-<p>René incline la tête ; et dans sa réponse, il y a
-surtout la volonté d’apaiser une angoisse dans laquelle il devine
-la violence.</p>
-
-<p>— Sois sans inquiétude… Je lui cacherai ce qu’il
-vaut mieux, en effet, qu’elle ignore…</p>
-
-<p>— Mon pauvre René, quelle mission je te donne
-là !… Mais tu es le seul à pouvoir la remplir… Je te
-l’avais confiée déjà il y a quelques jours dans une
-lettre que je te prie de prendre… là… dans le tiroir
-fermé de mon bureau… puisque je suis encore du
-nombre des vivants… Lis-la, si tu le préfères… Et
-puis, brûle-la, afin qu’elle ne tombe dans aucune
-main indiscrète, car elle détruirait la légende de mon
-« accident »… Je te disais pourquoi il était inévitable…
-J’espère que tu l’aurais compris et m’aurais
-pardonné de ne pouvoir supporter une ruine dont je
-n’étais pas responsable… et surtout ses conséquences
-que je craignais déshonorantes…</p>
-
-<p>— Et que Marie et tes enfants auraient été seuls à
-supporter !… O Raymond, comme dit ton médecin,
-c’est une grâce miraculeuse que tu n’aies pas réussi…
-ce que tu as tenté…</p>
-
-<p>Les mots lui sont venus trop vite. Et il se les
-reproche aussitôt, car le visage du blessé s’altère
-encore.</p>
-
-<p>— Tu as raison, c’était lâche !… Mon excuse, c’est
-que j’étais à bout de forces… Dans cette lutte écrasante,
-j’avais épuisé toute ma somme d’énergie…
-Et je te jure qu’elle était considérable, pourtant…
-Le désastre accompli, mes nerfs se sont brisés ; et je
-n’ai plus eu qu’un besoin aveugle… animal… de ne
-plus lutter, de ne plus penser, de ne plus souffrir, de
-disparaître comme faisaient autrefois les vaincus…
-comme ils font encore aujourd’hui !… Mariel ne s’est
-pas manqué, lui…</p>
-
-<p>— Pauvre, pauvre malheureux !… Ah ! Raymond,
-ne l’envie pas… Plains-le plutôt…</p>
-
-<p>A voix basse, Raymond Seyntis répète :</p>
-
-<p>— Oui, pauvre malheureux !… Sais-tu ce qui
-m’empêche, maintenant, de maudire cet homme qui,
-en me trompant, m’a fait tant de mal, eh bien ! c’est
-la conscience des derniers moments qu’il a vécu jusqu’à
-la minute où il a fait jouer son pistolet et s’est
-enfoncé… je ne sais où… peut-être, après tout, dans
-le repos !… Mon ami, je viens de passer par là… Et
-je te jure qu’il n’y a pas d’expiation plus rude…
-Ah ! si le Dieu auquel vous croyez, ta sœur et toi,
-existe vraiment, il doit tenir compte de leur agonie
-volontaire, aux pauvres diables jetés dans la vie pour
-y connaître des tourments tels, que la mort leur
-apparaît la délivrance !</p>
-
-<p>Combien ces paroles sont étranges sur les lèvres
-sceptiques de Raymond Seyntis, pour qui ne semblaient
-guère exister les problèmes de l’au-delà…
-Mais il vient d’en frôler le mystère, de si près que son
-âme a pu connaître le frisson du vertige devant le
-suprême Inconnu, — ce frisson qui ne s’oublie
-pas…</p>
-
-<p>La pensée croyante de René Carrère ne s’étonne
-pas d’un tel drame… Et parce qu’il en sait les affres,
-il voit l’absolue nécessité d’en distraire l’esprit du
-blessé, auquel tant de calme est commandé. Avec une
-autorité affectueuse, enveloppant de sa ferme étreinte
-la main allongée sur le drap, il répond :</p>
-
-<p>— Raymond, ce n’est pas l’instant de remuer ces
-graves questions… Nous le ferons plus tard… quand
-tu le voudras… Ne parle pas ainsi, la fièvre reviendrait.
-Et tu l’as dit toi-même, tu dois guérir vite…</p>
-
-<p>Mais le malade esquisse un geste de dénégation.</p>
-
-<p>— Je risque moins le retour de la fièvre à penser
-tout haut devant toi qui peux me comprendre, qu’à
-ressasser mes réflexions. C’est écrasant,… surtout à
-certaines heures !… d’être ainsi seul avec soi-même…
-Tant que j’aurai la force de me souvenir, je me rappellerai
-les moments que j’ai passés, devant ce
-bureau, avant la minute que j’avais fixée pour disparaître…
-Ah ! il est facile de trouver que c’est une
-lâcheté d’abandonner la lutte ! mais j’ai constaté,
-moi, qu’il fallait un rude courage pour accomplir
-cette prétendue lâcheté !… La vie nous tient si fortement !
-Et qu’il faut déchirer de liens !</p>
-
-<p>Il s’arrête un peu… René n’essaie plus de lui
-imposer le silence ; il voit que pour lui, si fermé
-aux confidences, c’est un apaisement, dans sa faiblesse
-inaccoutumée, de se confier à une sympathie
-dont la sûreté lui est un viatique. Et il écoute, le
-cœur battant à larges coups, l’évocation de la nuit
-tragique.</p>
-
-<p>Le blessé reprend de la même voix lente et basse,
-coupée d’arrêts, comme il parlerait en rêve, ou observant
-un spectacle lointain.</p>
-
-<p>— Il pleuvait bien fort, ce soir-là… J’entendais
-l’averse battre mes vitres… de même que je l’ai
-entendue, cet été, aux <i>Passiflores</i>, pendant mes nuits
-blanches… Ainsi, le silence était moins lourd… ce
-silence de la maison déserte qui me semblait déjà
-celui d’une tombe. J’en étais à trouver bon le roulement,
-bien rare ! des voitures, car c’était de la vie
-autour de moi… Heureusement, j’avais tant à écrire,
-tant de dispositions définitives à prendre, que je
-n’avais guère le loisir de réfléchir… bien en vain !…
-ni de m’attarder à considérer, sur mon bureau,
-l’image de mes « petits », le portrait de Marie… celui
-où elle est en robe de bal, avec un air de sérénité
-heureuse qui me semblait, alors, atroce à contempler…
-Mais, j’étais surtout hanté par une autre vision
-d’elle, toute jeune, aux premiers temps de… de
-notre bonheur… A quoi n’ai-je pas songé pendant
-cette dernière heure !…</p>
-
-<p>Il se tait. Son visage, spirituellement ironique, a
-une sorte de majesté grave, car l’écho frémit encore
-en lui des souvenirs dont le torrent a jailli, alors que
-la volonté, enfin, ne leur imposait plus silence…
-Souvenirs de l’enfance joyeuse, de l’ardente jeunesse,
-et de la vie d’homme avec ses efforts, ses folies, ses
-ivresses, ses défaillances, ses troubles, ses luttes…
-Souvenirs lointains ou proches, ressuscitant une
-image pâlie, la caresse d’une voix, d’un parfum…
-Souvenirs imprimés dans son cerveau, dans son
-âme, dans sa chair, devenus le tissu même de son
-être…</p>
-
-<p>L’étreinte de René se fait plus étroite encore, pour
-que cet homme sente qu’il n’est plus seul à porter le
-poids de son épreuve.</p>
-
-<p>Dans sa vie de soldat, René, lui aussi, a vu la mort
-de tout près… Mais c’était dans la fièvre, la fougue
-de l’action, la griserie du danger audacieusement
-bravé, non pas l’horreur calme et glacée de la solitude ;
-et il pense que, jamais plus, il ne pourra juger
-faible, celui qui disparaît ainsi…</p>
-
-<p>Le blessé continue à se rappeler, de sa voix de
-rêve, tout bas, isolé en lui-même :</p>
-
-<p>— J’avais mis ma montre devant moi, près de
-l’arme… Et je m’étais dit que je la prendrais quand
-il serait cinq heures… Que les minutes sont brèves
-en de pareilles nuits !… Quand j’ai eu fini… tout ce
-que je devais faire, j’ai vu que le moment était à
-peu près venu… J’ai été un instant à la fenêtre… Il
-pleuvait toujours, mais le ciel devenait pâle… Ma tête
-me faisait atrocement mal… Je lui avais imposé de tels
-efforts !… La pendule a sonné… C’était l’heure…
-Alors, sans me permettre de réfléchir, j’ai pris le
-pistolet.</p>
-
-<p>Il s’arrête… Nulle pensée ne saura jamais en quel
-abîme d’angoisse, il sombrait en cette seconde où
-pourtant sa résolution n’a pas chancelé… Ni le cri de
-désespoir fou jeté par son cœur au souvenir des
-bonheurs finis… Ni la révolte éperdue de l’être devant
-la destruction proche… Ni l’indicible épouvante de
-l’âme, nettement consciente qu’elle s’en allait vers
-un Inconnu où elle ne pouvait être <i>sûre</i> de trouver le
-néant…</p>
-
-<p>Tout cela, c’est l’inoubliable secret que ses lèvres
-ne diront jamais…</p>
-
-<p>Et un silence pèse sur les deux hommes qui
-voient, en cet instant, la même sombre image… Mais
-René reprend vite la notion de la réalité ; et comprenant
-la dangereuse influence que toute émotion de
-cette sorte peut avoir sur l’état du blessé, il intervient
-doucement, avec son accent de décision virile :</p>
-
-<p>— Maintenant, Raymond, il ne faut plus penser à
-ce cauchemar fini… grâce à Dieu ! et regarder seulement
-en avant, car tu as charge d’âmes…</p>
-
-<p>Péniblement, Raymond Seyntis articule, faisant
-effort pour échapper à la hantise des lugubres visions :</p>
-
-<p>— Oh ! sois tranquille, je ne l’oublierai plus…
-D’ailleurs, quand on revient… d’où je reviens, c’est
-avec l’amour de la vie, si dure qu’elle soit… Dès que
-je vais en être capable, je recommencerai à monter
-la côte…</p>
-
-<p>— Raymond, mon cher grand frère, ai-je besoin
-de te le dire, — car tu le sais, n’est-ce pas ?… — que
-tout ce que j’ai est à toi, si la fortune dont tu
-n’as jamais voulu le dépôt peut t’aider en quelque
-chose.</p>
-
-<p>— Oui, je sais tout ce que je pourrais te demander…</p>
-
-<p>Et il y a la même simplicité dans la réponse que
-dans l’offre. Ces deux hommes, si différents soient-ils,
-sont certains de pouvoir compter l’un sur
-l’autre.</p>
-
-<p>— Je sais… Et je te remercie… avec toute
-mon affection… Mais ce serait un inutile sacrifice,
-de l’argent perdu encore dans le gouffre,
-sans profit réel pour personne… Je suis ruiné…
-Heureusement, depuis tantôt, j’espère que l’honneur
-sera sauf !</p>
-
-<p>Et il respire profondément, comme si un fardeau
-avait été soulevé de sa poitrine.</p>
-
-<p>— Je crois que la crainte d’être forcé de me
-montrer mauvais joueur avait achevé la déroute de
-mes nerfs… Le plus cruel, maintenant, c’est de voir
-Marie privée de luxe, Guillemette sans dot… Les
-petits, André et Mad, sont jeunes… J’ai le temps de
-refaire leur avenir… Mais pour elle, il est trop
-tard !… Pour elle, ma précieuse petite fille, à qui je
-dois peut-être de me trouver encore parmi les vivants…</p>
-
-<p>— Pourquoi ?…</p>
-
-<p>Une étrange clarté passe dans les yeux de Raymond
-Seyntis.</p>
-
-<p>— Pourquoi ?… Parce qu’au moment où j’approchais
-l’arme, j’ai eu le ressouvenir de l’instant, à
-Houlgate, où elle me suppliait de rester… comme si
-elle soupçonnait la vérité, ma petite bien-aimée… où
-elle se blottissait contre moi, ses chers yeux si pleins
-de tendresse… Ma main a dû trembler… et la balle a
-dévié. Quand, l’autre soir, elle est entrée dans ma
-chambre, avec ce même regard, je me suis rappelé
-cela… Et aussitôt, hélas ! il m’a fallu penser que
-cette enfant m’avait fait vivre pour je connaisse
-l’épreuve de voir son avenir de femme perdu par ma
-faute…</p>
-
-<p>— Perdu ?… En quoi serait-il perdu ?…</p>
-
-<p>— René, tu le sais aussi bien que moi, qui, dans
-notre monde… dans celui, du moins, qui était le
-nôtre, hier… voudrait jamais épouser une fille dont
-le père est ruiné ?…</p>
-
-<p>Le sceau qui fermait les lèvres de René se brise
-sous un impérieux élan qui emporte tous les scrupules
-de sa rigoureuse délicatesse…</p>
-
-<p>— Raymond, si elle y consent, donne-la-moi.</p>
-
-<p>Raymond Seyntis contemple son beau-frère avec
-une sorte de stupeur et répète, redressant un peu sa
-tête fatiguée :</p>
-
-<p>— Que je te donne Guillemette ?… Tu voudrais
-épouser Guillemette, toi ?… Mon pauvre cher ami, la
-générosité a des bornes !…</p>
-
-<p>René l’arrête d’un geste :</p>
-
-<p>— Ah ! je te jure bien qu’il n’y a pas de générosité
-dans ma demande… mais seulement l’égoïste désir
-d’obtenir ma part de bonheur !… Depuis bien des
-jours déjà, je rêve de te l’avouer… Ce qui m’arrêtait,
-c’est la conviction qu’elle ne voyait en moi qu’un
-« oncle »… Et j’attendais mon heure, craignant de
-la perdre si je parlais trop tôt… Permets-moi d’essayer
-de la conquérir… Mais ne lui en dis rien…
-Pour que nous puissions être heureux, il faut qu’elle
-vienne à moi librement, avec le même cœur que je
-lui offre… Si elle désire pour sa jeunesse un autre
-amour… ah ! je ne m’en étonnerai pas !… Alors, je
-m’effacerai, car son bonheur m’est cher… par-dessus
-tout…</p>
-
-<p>— Oui… Tu l’aimes, ma Guillemette, comme il est
-bon d’aimer !… murmure Seyntis, dût-on même en
-souffrir…</p>
-
-<p>— Raymond, laisse-moi espérer que je n’en souffrirai
-pas par elle… Au contraire, qu’un jour viendra
-où elle m’apportera cette joie, que je n’ose encore
-croire possible, de devenir ma femme… Jusque-là,
-ne dis rien… Pas même encore à Marie. Garde mon
-secret comme je garderai le tien… C’est promis ?…</p>
-
-<p>Une expression d’apaisement, de repos, détend les
-traits contractés du blessé.</p>
-
-<p>— C’est promis !… Ah ! mon bien cher ami, s’il
-dépend de moi, avec quelle reconnaissance je te confierai
-mon trésor !</p>
-
-<p>Et sa main cherche celle de René.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">XXIV</h2>
-
-
-<p>Le ciel est ouaté d’une brume rousse à travers
-laquelle transparaît à peine le disque pâle du soleil
-d’hiver.</p>
-
-<p>Une bise glacée soulève la poussière et précipite la
-marche des passants qui circulent, pressés, dans la
-fièvre du 31 décembre.</p>
-
-<p>René vient de descendre de cheval, au retour d’une
-longue course matinale ; et tandis que l’ordonnance
-s’éloigne, emmenant l’animal, il regarde sa montre.
-Elle marque onze heures moins le quart. Et il
-pense :</p>
-
-<p>— A condition de rester en tenue, j’ai le temps
-d’aller embrasser Marie avant le déjeuner. Son installation
-rue Chateaubriand doit être assez avancée
-maintenant pour qu’il me soit permis d’entrer…</p>
-
-<p>C’est Guillemette qui lui a demandé de ne pas
-venir dans leur nouveau logis, au milieu du désordre
-des premiers jours.</p>
-
-<p>— Vous auriez une mauvaise impression sur notre
-gîte… Et j’ai l’ambition que vous l’aimiez… si humble
-qu’il soit !…</p>
-
-<p>Elle parlait d’un ton de badinage ; mais il y avait
-dans ses yeux tant de tristesse vaillante qu’il a aussitôt
-promis ce qu’elle souhaitait.</p>
-
-<p>D’ailleurs, que pourrait-il lui refuser ?</p>
-
-<p>Depuis une semaine, les Seyntis ont quitté
-l’hôtel somptueux qui, tant d’années, a été pour eux
-la demeure familiale. Oui, l’honneur est sauf, ainsi
-que l’avait espéré Raymond Seyntis ; mais à quel
-prix !…</p>
-
-<p>Ce qui serait, certes, pour beaucoup, encore une
-agréable médiocrité, c’est presque la pauvreté pour
-des êtres habitués à un luxe discret, mais magnifique.
-Les merveilleuses collections, les tapisseries célèbres,
-les meubles, les bibelots précieux ont été vendus ou
-vont l’être, comme l’hôtel de la rue Murillo, les <i>Passiflores</i>
-que René essaie de racheter. Ainsi déjà il a
-fait, autant qu’il lui a été possible, pour certains
-objets auxquels tenaient particulièrement sa sœur,
-son beau-frère.</p>
-
-<p>Mais combien cela est peu, et qu’il lui est dur d’assister,
-passif, à un tel effondrement ; de se heurter
-aux refus absolus de son beau-frère quand il le supplie
-d’accepter, pour éviter un pareil dépouillement,
-tout au moins, le prêt de capitaux pris dans sa
-propre fortune. Ce qu’il peut seulement, c’est apporter
-l’aide de son énergie, de sa mâle et dévouée
-affection, de sa forte conception du devoir à exécuter
-toujours, si rude soit-il.</p>
-
-<p>Le <i>Tout-Paris</i> a déclaré les Seyntis « très chics »
-dans leur façon de porter un désastre immérité ; et,
-favorablement impressionné, pour être à la hauteur,
-ne s’est point empressé de faire le vide autour d’eux.</p>
-
-<p>Certains financiers, — très habiles, — et d’autres
-encore que le krach n’atteignait point, ont jugé bien
-excessive, et un peu naïve chez un homme d’affaires,
-la hautaine loyauté de Raymond Seyntis, se
-dépouillant, pour remplir, dans la mesure du possible,
-de formidables engagements dont il n’avait pas
-l’indéniable responsabilité.</p>
-
-<p>Mais la foule du public a, vertueusement, admiré
-et honoré, d’une égale estime, et Raymond Seyntis et
-sa femme, si vaillante à supporter cette catastrophe
-imprévue. Seuls, les humbles, les fervents chrétiens
-qui fréquentent les messes matinales, pourraient dire
-que de larmes Mme Seyntis a versées en silence
-dans l’asile des chapelles ; quels efforts de son âme
-très pieuse il lui faut, pour accepter l’épreuve qui
-brise l’avenir de ses enfants, bouleverse à jamais sa
-propre vie ; et surtout, par-dessus tout, pour se résigner
-aux sacrifices quotidiens qui s’imposent à elle
-et la meurtrissent plus encore peut-être que ne l’a
-fait la première révélation de la ruine.</p>
-
-<p>Parce que René comprend trop bien ce qu’a dû
-être pour elle son entrée dans une demeure étrangère,
-en ces derniers jours d’une année si tragiquement
-terminée, il a hâte de la retrouver, de lui apporter
-le réconfort de son affection.</p>
-
-<p>Obscure aussi, une joie palpite en lui, à la
-pensée que Guillemette, sans doute, sera là… Ah ! le
-temps est bien fini, où il eût nié, avec quelque dédain,
-la possibilité d’éprouver cette exquise et douloureuse
-fièvre de l’attente qui brûle le cœur, — pareille
-à une soif, — quand chaque minute écoulée
-rapproche de l’être cher par excellence…</p>
-
-<p>Son pas vif a bientôt franchi le court chemin qui
-l’amène chez sa sœur. Elle a voulu garder son même
-quartier. Mais au lieu de l’horizon vert du parc,
-c’est la perspective monotone des maisons qui s’allongent
-dans la rue calme, autant qu’une rue de province.</p>
-
-<p>— Madame est-elle chez elle ? demande-t-il à la
-femme de chambre qui a répondu à son coup de
-sonnette.</p>
-
-<p>— Non, Madame est sortie avec Monsieur. Mais
-Mademoiselle est ici.</p>
-
-<p>— Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir ?</p>
-
-<p>— Je vais m’informer. Si Monsieur veut entrer.</p>
-
-<p>La femme de chambre entr’ouvre, devant lui,
-la porte du salon. Mais il s’arrête aussitôt sur le
-seuil. Guillemette elle-même est là, debout devant la
-cheminée, arrangeant des fleurs ; si absorbée, qu’à
-peine elle tourne un peu la tête, au bruit de la
-porte.</p>
-
-<p>A la vue de René, une lumière éclaire tout son
-visage.</p>
-
-<p>— Oh ! mon oncle !</p>
-
-<p>Et elle avance vers lui, les mains tendues :</p>
-
-<p>— … Quelle bonne idée d’être venu ce matin !…
-Et vous êtes en tenue ?… C’est complet… J’aime
-beaucoup, savez-vous, à vous voir en soldat !</p>
-
-<p>— Je ne vous connaissais pas si ardente patriote,
-Guillemette, fait-il, baisant les mains fines, d’un geste
-qui pourrait sembler de pure courtoisie.</p>
-
-<p>Elle a un léger rire et riposte, avec un éclair de sa
-drôlerie d’antan :</p>
-
-<p>— Ce n’est pas par patriotisme… C’est parce que
-je trouve que ça vous va bien !</p>
-
-<p>Et elle a raison. L’uniforme est seyant à la tête
-énergique, à la haute et ferme silhouette dont il
-accuse l’allure fière…</p>
-
-<p>— Guillemette, vous me comblez ! réplique René,
-heureux de la voir presque gaie. Si rudement qu’elle
-ait été touchée, ses dix-huit ans n’ont pu cesser de
-fleurir en elle…</p>
-
-<p>— Je ne vous comblerai jamais assez pour tout ce
-que vous méritez, mon oncle, dit-elle, d’un indéfinissable
-ton où il y a un badinage voulu avec une
-étrange profondeur d’accent. Mais… j’y pense… Vous
-ne venez pas dire, n’est-ce pas, que vous ne dînerez
-pas avec nous, ce soir, et nous laisserez terminer
-seuls ce lugubre 31 décembre !</p>
-
-<p>— Non, certes, non, je ne viens rien vous dire de
-semblable… Je serais bien trop privé de ne pas finir
-l’année avec vous !</p>
-
-<p>— Privé !… C’est si triste, ici, que nous sommes
-bien égoïstes de vous y retenir autant ! Enfin,
-vous pouvez vous dire que ce soir, en étant
-des nôtres, vous accomplirez une bonne action…
-Cela fera du bien à maman de vous avoir, à père
-aussi…</p>
-
-<p>— Et pour vous, Guillemette, je ne puis rien ?</p>
-
-<p>— A moi, vous avez donné la dangereuse habitude
-de trouver toujours qu’il manque quelqu’un où vous
-n’êtes pas…</p>
-
-<p>Un frémissement a passé dans sa voix. Mais elle
-ne lui permet pas d’y prendre garde et change aussitôt
-de ton.</p>
-
-<p>Depuis que l’épreuve l’a frappée, elle demeure
-repliée sur elle-même, sans plus rien trahir de ce
-qui l’émeut, même avec lui, auquel, cependant, elle
-n’a jamais laissé voir plus d’affection.</p>
-
-<p>Mais il est bien rare maintenant qu’elle se montre
-auprès de lui l’enfant, spontanée dans ses confidences,
-qu’il a connue tout l’été. Il semble que le choc brutal
-qui l’a atteinte l’ait soudain mûrie, ait développé en
-elle une mystérieuse force de résistance, une énergie
-généreuse pour pratiquer l’oubli de sa propre détresse ;
-et il y a une sorte de dignité fière, singulièrement
-émouvante dans le silence qu’elle garde sur
-tout ce dont elle doit souffrir, de façon inévitable.</p>
-
-<p>Ainsi, elle est un vivant exemple pour Mad et
-André, assez mal résignés, et stupéfaits de la simplicité
-et du calme qu’elle apporte à se prêter aux
-renoncements nécessaires…</p>
-
-<p>Avec une grâce caressante, elle a poursuivi :</p>
-
-<p>— Mon oncle, vous devez me trouver une bien
-malhonnête personne !… Je ne vous remercie pas des
-admirables fleurs dont vous nous avez comblées,
-maman et moi… Vous voyez, quand vous êtes arrivé,
-j’étais en train de parfumer, grâce à vous, notre
-nouveau petit <i lang="en" xml:lang="en">home</i>, pour que maman te trouve plus
-accueillant quand elle va rentrer… Car je m’aperçois
-qu’elle a, plus encore que moi, l’impression que nous
-sommes enfermés dans une boîte minuscule, où il
-nous faut naturellement quelques jours pour nous
-acclimater.</p>
-
-<p>C’est vrai que cette pièce, de dimensions moyennes,
-paraît bien exiguë, comparée aux vastes salons, aux
-galeries de l’hôtel Seyntis… Pourtant, revêtue de
-peintures pâles, ouvrant sur un balcon, elle a un
-aspect de souriante élégance, grâce au goût qui a disposé
-les tentures, groupé les meubles — ceux du
-petit salon favori de Mme Seyntis, — dispersé les
-rares bibelots distraits du naufrage, parmi de menues
-plantes vertes fragilement découpées, sous la radieuse
-floraison des œillets, des roses pourpres et nacrées,
-des blancs lilas, des mimosas dont les petites têtes,
-odorantes et duvetées, jettent, dans la lumière, un
-éclair d’or.</p>
-
-<p>Et très sincère, René peut répondre :</p>
-
-<p>— Chérie, ne calomniez pas votre salon… Il est
-charmant et a déjà un air d’intimité qui paraît
-presque invraisemblable, étant donné que vous êtes
-à peine arrivés…</p>
-
-<p>Le jeune visage prend une expression d’intense
-plaisir qui ressuscite la Guillemette de jadis.</p>
-
-<p>— Vraiment, vous ne dites pas cela… par générosité ?…
-Non ?… Eh bien, alors, je suis ravie ! Car cet
-arrangement est mon œuvre… Ne me trouvez pas
-trop orgueilleuse de vous l’avouer, après avoir reçu
-vos compliments !… Cette pauvre maman avait l’air
-si écrasée de tout ce qu’elle avait à organiser que je
-l’ai suppliée de me laisser le soin du salon… Je crois
-qu’elle avait une médiocre confiance dans mes talents…
-Aussi je me suis appliquée… ferme… Car jamais je
-ne m’étais vue à la tête d’une pareille responsabilité !…</p>
-
-<p>Elle parle gaiement. Mais René la connaît trop
-bien maintenant pour ne pas discerner ce qu’il y a
-de courage dans cette animation souriante ; et jamais
-plus, peut-être, il n’a éprouvé pour elle de tendresse,
-d’estime, de respect… Comme si elle en
-avait la confuse intuition, une lueur rose avive tout
-à coup sa fraîcheur ; et, une seconde, une impression
-douce infiniment allège son fardeau.</p>
-
-<p>Avec son sourire des meilleurs jours, elle continue :</p>
-
-<p>— Oncle, vous n’êtes pas trop pressé ?… Vous
-pouvez attendre maman qui est à un rendez-vous
-chez le notaire, avec père ?… Eh bien, puisque mon
-salon vous plaît, faites-moi une petite visite, à moi…
-Et causons !… Là, devant le feu, nous serons très
-bien !…</p>
-
-<p>Elle s’assoit sur une chaise basse. Mais lui, reste
-debout devant elle, adossé à la cheminée.</p>
-
-<p>Elle a dit : « Causons ! » Et pourtant, ni lui ni elle
-ne parlent… Ils pensent à tant de choses !… Le regard
-distrait, elle contemple la chair odorante des œillets
-dressés dans une aiguière de cristal. Mais lui ne voit
-que la tête charmante, les yeux qui songent et qu’il
-voudrait clore sous ses lèvres, la forme svelte qu’il
-rêve de blottir sur sa poitrine dans un geste enveloppant
-d’amour et de protection.</p>
-
-<p>Et, doucement, après elle, il répète :</p>
-
-<p>— Nous sommes bien ici, vous avez raison… Et
-grâce à vous, chérie… Vous êtes une brave petite
-femme ! Guillemette.</p>
-
-<p>Elle tressaille et secoue la tête :</p>
-
-<p>— Tant mieux si j’en ai l’air… Mais vous me
-croyez meilleure que je ne suis, mon oncle… Je
-devrais penser que père nous ayant été laissé, tout le
-reste n’est rien…</p>
-
-<p>Elle s’arrête un peu ; et, à l’expression du visage,
-René comprend qu’elle a deviné la vérité…</p>
-
-<p>— Et cependant, quand je regarde tout au fond de
-mon cœur, je m’aperçois qu’à la surface seulement
-je suis courageuse.</p>
-
-<p>— C’est déjà beaucoup !… Guillemette, vous êtes
-trop exigeante pour vous-même.</p>
-
-<p>— Croyez-vous ?… Moi, pas… Je suis honteuse
-d’arriver — si mal ! — à m’estimer satisfaite, parce
-que je ne me vois pas, comme Mademoiselle, contrainte
-d’aller surveiller des petites filles aux Champs-Élysées,
-ou remplir quelque besogne aussi séduisante,
-sous peine de mourir de faim… Car j’ai cru, à
-la première heure, que c’était là le sort qui m’attendait…
-Mon oncle, ne vous moquez pas de moi !… On
-m’a dit que j’étais devenue pauvre… Et je ne savais
-pas, au juste, ce que c’était d’être pauvre… Maintenant,
-je sais et…</p>
-
-<p>— Et ?… insiste-t-il.</p>
-
-<p>Elle regarde droit devant elle, dans les flammes qui
-jaillissent d’une bûche écroulée.</p>
-
-<p>— Et… je trouve cela très désagréable !… Non, je
-ne suis pas courageuse… Il me paraît dur de ne plus
-pouvoir acheter tout ce qui me plaît… de n’avoir plus
-ni chevaux ni voitures… moi, qui pourtant aimais
-par-dessus tout aller à pied !… Je ne me connaissais
-pas à ce point capricieuse !… Cela m’a déchiré le cœur
-de quitter l’hôtel, mes chers arbres du parc Monceau…
-de voir disparaître les tapisseries, les tableaux que
-j’avais tant regardés depuis ma plus petite enfance,
-qu’ils me semblaient avoir pris quelque chose de
-moi-même !… être devenus des amis qui m’entouraient,
-m’isolaient des indifférents, me faisaient une
-façon de petit univers où il devait être impossible au
-malheur d’entrer !… Et voici que l’hôtel va être
-vendu… Et puis, ce sera le tour des <i>Passiflores</i>…
-C’est horrible de voir tout cela tomber dans le passé…
-Il y a des moments où j’ai l’impression de posséder
-maintenant une très vieille âme… A ce point, que je
-suis tentée de courir me regarder dans la glace pour
-m’assurer que mes cheveux ne sont pas devenus
-blancs !…</p>
-
-<p>Elle semble encore plaisanter. Mais aux battements
-des cils, René devine les paupières lourdes des
-larmes qu’elle ne veut pas laisser couler. Il attire la
-main qui tourmente l’étoffe de la robe d’un geste
-inconscient et l’enserre dans les siennes.</p>
-
-<p>Elle n’a aucun mouvement pour se dérober et lève
-vers lui des prunelles larges d’angoisse :</p>
-
-<p>— Oh ! mon oncle, est-ce que je pourrai jamais
-oublier comme le malheur vient vite !… J’ai peur de
-la vie, maintenant…</p>
-
-<p>— Il ne faut pas… parce que le bonheur aussi
-vient vite et les mauvais jours passent, vous le savez
-bien… Pour vous aider à les traverser, vous devez
-me permettre, Guillemette, de vous gâter beaucoup…</p>
-
-<p>Un faible sourire effleure les lèvres, tout plein
-d’une douceur tendre :</p>
-
-<p>— Me gâter !… Je me demande comment vous
-pourriez le faire plus que vous ne le faites !… Quel
-ami vous avez été depuis… depuis l’affreux matin
-où nous avons appris, là-bas, dans le jardin des
-<i>Passiflores</i>… Je ne vous en ai jamais remercié,
-parce que, pour conserver mon apparente bravoure,
-il me fallait fuir tout ce qui pouvait m’attendrir…
-Aujourd’hui, je suis moins nerveuse… et je ne veux
-pas que vous me supposiez ingrate ou insouciante,
-aveugle à votre bonté…</p>
-
-<p>Il se penche un peu vers elle :</p>
-
-<p>— Alors vous croyez que c’est ma « bonté », pour
-parler votre langage, qui me fait considérer comme
-mienne l’épreuve dont vous souffrez et me donne
-soif de tenter l’impossible pour vous l’alléger…, qui
-me rendrait capable, pour cela, de sacrifier n’importe
-quoi… n’importe qui !…</p>
-
-<p>— C’est aussi parce que vous avez une grande
-affection pour moi !…, fait-elle, la voix assourdie
-tout à coup, et dégageant sa main qu’il avait gardée.</p>
-
-<p>— C’est parce que vous êtes la créature qui m’est
-le plus chère au monde… Guillemette, mais vous ne
-devinez donc pas que je vous adore ?…</p>
-
-<p>Elle a un frémissement de tout l’être et il lui revoit
-cette même expression de sphinx qu’elle avait aux
-<i>Passiflores</i>, le matin après son retour, quand elle lui
-parlait de Nicole ; les mêmes yeux interrogateurs,
-profonds, lumineux où la pensée jaillit de l’âme,
-tandis qu’elle murmure passionnément :</p>
-
-<p>— Ah ! mon oncle… mon oncle, pourquoi dites-vous
-cela !!!</p>
-
-<p>— Pourquoi ?… Parce que je voudrais enfin…,
-enfin ! avoir le droit de vous aimer, de vous garder
-comme mon enfant, comme mon amie… comme mon
-trésor… comme…</p>
-
-<p>Il s’arrête un peu ; et plus bas, d’un accent où supplie
-le cri de son amour, il finit :</p>
-
-<p>— De vous aimer comme ma femme… Guillemette,
-est-ce que je souhaite l’impossible ?</p>
-
-<p>— Mais… mais, mon oncle, ce qui est impossible,
-c’est que vous pensiez ainsi à moi !… Je suis si peu
-la femme que vous désirez rencontrer !… Vous êtes
-tellement plus sage, tellement meilleur que moi !…</p>
-
-<p>II se souvient trop d’une heure, proche encore,
-pour supporter de l’entendre parler de la sorte.</p>
-
-<p>— Guillemette, je vous en conjure, ne dites pas de
-pareilles folies !… De nous deux, c’est moi… ah ! je
-le crains bien !… qui suis le moins sage, celui qui
-mérite le moins son bonheur… Mais…</p>
-
-<p>Et il a ce sourire qui donne tant de charme à son
-visage énergique :</p>
-
-<p>— Mais… vous ne pouvez trop me reprocher d’être
-sans le moindre piédestal, puisque vous préférez les
-hommes très loin de la perfection… Vous m’en avez
-fait l’aveu, cet été.</p>
-
-<p>Elle a un léger frisson :</p>
-
-<p>— Il ne faut plus parler de l’été, de mon bel été
-lumineux… le dernier où j’ai ignoré le chagrin…
-Cela me fait trop mal… En ce moment, je ne peux
-pas regarder en arrière… Parlez-moi seulement de
-l’avenir où vous voulez m’emporter, de vous… Dites-moi
-encore que…</p>
-
-<p>— Que votre grâce m’a transformé, mon enfant
-chérie. Vous avez chassé le vieil homme dont la froideur,
-les idées étroites, les raides principes vous
-faisaient peur, vous révoltaient… Il y a quelques
-mois, aux <i>Passiflores</i>, vous m’avez dit… vous en
-souvenez-vous ?… que vous voudriez être aimée
-follement de celui à qui vous vous confieriez… Et
-quand je regarde en moi, je vois que c’est ainsi que je
-vous aime… Et encore, avec tout mon respect, toute
-ma foi, toute mon adoration… Dans mon cœur, je ne
-vois plus que vous, vous seule, ma Guillemette…</p>
-
-<p>— Plus que moi ?… Mais… mais Nicole ?…</p>
-
-<p>— Nicole ?… Ah ! Nicole !… Elle est réconciliée avec
-son mari et ne songe plus guère à nous… à moi…</p>
-
-<p>Aux autres, c’est possible… A lui, certainement
-elle songe parfois ; car elle le lui a écrit, c’est à lui
-qu’elle doit d’avoir sacrifié son orgueil et recommencé
-la vie où était son bonheur…</p>
-
-<p>— … Soit, elle ne songe pas à vous… Mais peut-être
-vous, encore, vous pensez à elle… Êtes-vous donc sûr
-de l’avoir oubliée ?… Êtes-vous sûr de ne pas la
-regretter près de moi, si vous la retrouvez belle
-comme vous l’avez vue à Saint-Jean-de-Luz… où
-vous avez passé des jours et des jours ensemble…</p>
-
-<p>Il voit le doute trembler encore dans l’eau sombre
-des yeux. Et lui, si dédaigneux de tout danger, est
-bouleversé tout à coup d’une terreur affolée de la
-perdre s’il ne parvient à écarter l’ombre qu’elle devine
-entre eux, dans sa prescience de femme… C’est
-à lui qu’il appartient de conquérir son bonheur, celui
-qu’il veut donner à cette créature chérie, devenue
-pour lui l’Unique… Alors, avec une autorité tendre,
-il reprend les deux mains qu’il sent palpiter dans les
-siennes ; fort de son amour dont la flamme a brûlé
-les souvenirs mauvais, il répond, et son accent a une
-sincérité grave :</p>
-
-<p>— Écoutez-moi, Guillemette, vous qui êtes pour moi
-ce que nulle femme n’a jamais été, vous à qui j’offre
-tout ce que mon cœur, mon esprit possèdent de meilleur…
-Et comprenez-moi, pour que, jamais plus,
-vous ne soyez effleurée d’une inquiétude au souvenir
-des quelques jours où j’ai vécu près de Nicole… Ma
-petite aimée, quand je suis arrivé à Saint-Jean-de-Luz,
-je vous fuyais…</p>
-
-<p>— Vous me fuyiez ?… moi ?… Oh ! pourquoi me
-fuyiez-vous ?…</p>
-
-<p>— Je venais de m’apercevoir tout à coup que je
-vous aimais… Ah ! bien autrement que je ne le
-croyais !… Comme je m’imaginais n’en avoir pas le
-droit… puisque vous ne partagiez pas cet amour…</p>
-
-<p>Si bas, qu’à peine il l’entend, ses lèvres articulent
-lentement :</p>
-
-<p>— Que pouviez-vous savoir ?… Alors que moi-même
-je ne savais… rien… Et puis… dites… après ?</p>
-
-<p>— Et puis, par hasard, j’ai retrouvé Mme de
-Miolan… alors…</p>
-
-<p>Il s’arrête une seconde… De toute son âme, elle
-écoute… Et incapable de lui dire un mot qui ne soit
-pas la vérité, il reprend :</p>
-
-<p>— Alors, comme toute ma volonté avait été impuissante
-à me détacher de vous, ainsi que je m’en figurais
-avoir — absurdement ! — le devoir… alors, Guillemette,
-je suis resté près d’elle, espérant que sa présence
-m’aiderait à échapper au rêve qui me hantait…</p>
-
-<p>— Oh ! vous avez pu faire cela ! vous !!!</p>
-
-<p>Il sent que les deux mains ont un élan pour lui
-échapper. Mais il les enlace plus étroitement. Même
-un instant, il ne veut plus qu’elle s’éloigne de lui…
-D’un geste dominateur, il les attire sur sa poitrine
-dans laquelle bat le cœur où elle est entrée souverainement,
-et d’une voix que l’émotion brise, il répète :</p>
-
-<p>— Oui, j’ai fait cette tentative insensée… Et j’y ai
-compris que je ne voulais plus qu’une chose, vous
-obtenir, vous, mon amour, mon unique amour. Aujourd’hui,
-je vous jure que j’ai le droit de vous
-demander de vous confier à moi, pour les bons et
-les mauvais jours… Me croyez-vous ?… Guillemette.</p>
-
-<p>Les lèvres closes, elle laisse son regard lire dans
-cet autre regard qui, elle en a la foi divine, ne lui
-mentirait pas… Alors, sûre de lui comme d’elle-même,
-elle tressaille, dans l’ivresse merveilleuse de celles
-qui se donnent ; et avec un mouvement délicieux
-d’enfant, cherchant l’asile des bras qui l’enveloppent
-soudain, elle murmure passionnément, sous les
-lèvres qui osent enfin toucher son visage :</p>
-
-<p>— Oui, je vous crois, René… et je vous aime…
-Ah ! que je vous aime, moi aussi !</p>
-
-
-<p class="c gap small">FIN</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-
-<p class="c top4em"><span class="large">PARIS</span><br>
-TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT <span class="xsmall">ET</span> C<sup>ie</sup><br>
-8, <span class="xsmall">RUE GARANCIÈRE</span></p>
-
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top2em"><span class="large">BIBLIOTHÈQUE DE ROMANS</span><br>
-de la Librairie PLON</p>
-
-<p class="c i">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p>
-
-<ul>
-<li>BOULOC (Énée). — Les « Pagès ».</li>
-<li>WHARTON (Édith). — Chez les heureux du monde.</li>
-<li>GAUTHEY (Lucie). — L’Inutile Volonté.</li>
-<li>PRAVIEUX (Jules). — Mon Mari.</li>
-<li>VERNIÈRES (André). — Camille Frison.</li>
-<li>LESUEUR (Daniel). — Nietzschéenne.</li>
-<li>DAUDET (Ernest). — Au galop de la vie.</li>
-<li>DAVERNE (André). — * Le Prix du sang.</li>
-<li>BLAISE (Jean). — Rêve de lumière.</li>
-<li>DELMAS (Armand). — L’Armoire au linge blanc.</li>
-<li>MARESCHAL DE BIÈVRE (Georges). — * Le Cœur s’éveille.</li>
-<li>MARGUERITTE (Paul). — Les Jours s’allongent.</li>
-<li>HUYSMANS (J.-K.). — Trois églises et trois primitifs.</li>
-<li>EDGY. — La Couronne de roses.</li>
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-<li>KILIEN D’ÉPINOY. — * Amour et dot.</li>
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-<li>PONTEVÈS-SABRAN (M<sup>ise</sup> de). — Le Curé de Sainte-Agnès.</li>
-<li>BORDEAUX (Henry). — Les Yeux qui s’ouvrent.</li>
-<li>SAINT-CÉNERY. — Au service de la France.</li>
-<li>CAPDEVIELLE (P.-H.). — Fils de la terre.</li>
-<li>MOSELLY (Émile). — Le Rouet d’ivoire.</li>
-<li> — Jean des Brebis ou le Livre de la misère.</li>
-<li>BOURGET (Paul). — Recommencements.</li>
-<li>FORESTIER (G.). — <i>Dans l’Ouest-Canadien.</i> — La Pointe-aux-Rats.</li>
-<li>ALANIC (Mathilde). — * La Gloire de Fonteclaire.</li>
-</ul>
-<p>Prix de chaque volume <span class="fl"><b>3</b> fr. <b>50</b></span></p>
-
-<p>Les volumes dont le titre est précédé d’un * peuvent être
-mis entre toutes les mains.</p>
-
-
-<p class="c gap xsmall">PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 11536.</p>
-
-
-
-<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE ***</div>
-</body>
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+<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>L’été de Guillemette | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall, small { font-size: 80%; } + +.i { font-style: italic; } +.i i, .i em { font-style: normal; } +.g { letter-spacing: .1em; } + +span.fl { float: right; } + +.copy { margin-left: 40%; font-size: 90%; } +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } +div.dots { margin: .5em 0; text-align: center; } +div.dots b { display: inline-block; width: 4.8%; 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amusée d’acheter, car +ignorant, de par la grâce du ciel, la valeur de l’argent, +elle trouve aussi charmant que naturel de s’offrir +tout ce qui lui plaît.</p> + +<p>Guillemette Seyntis est une enfant gâtée de la vie. +La destinée a fait d’elle une précieuse héritière, l’a +pourvue d’une mère parfaite et lui a donné pour +père un grand financier qui se trouve être, en même +temps, un très honnête et très galant homme dont +l’honorabilité est aussi indiscutable qu’enviée de +beaucoup, dans le monde des manieurs d’argent où il +est une puissance.</p> + +<p>De là, chez elle, une fort riante conception de +l’existence qu’elle goûte avec une âme frémissante et +une pensée vive, indépendante, curieuse ; avec +l’agréable certitude d’avoir reçu de la nature une +silhouette qui resterait élégante et fine sous des guenilles ; +un visage délicatement modelé d’un trait +spirituel — comme en dessine Helleu… — où fleurit le +sombre iris des grands yeux d’un bleu violet ; une +onduleuse chevelure châtain, ombrée de moires d’or. +De telle sorte qu’elle paraît, selon les caprices de la +lumière, très blonde ou presque brune…</p> + +<p>Certes, Guillemette aime beaucoup mieux être, +sans conteste, une jolie créature… Mais cela étant +vérité reconnue, elle accepte comme toute naturelle +cette favorable situation et n’en tire nulle vanité.</p> + +<p>A ses heures, elle est coquette comme une autre, — sans +un brin de perversité, — parce qu’elle a dix-huit +ans et que ça l’amuse de plaire, fût-ce à des +indifférents… Elle l’est de manière discrète, car c’est +une petite fille fort bien élevée et, dans le monde, +elle ne se montre pas de ces jeunes personnes qui +s’affichent par des flirts audacieux et scandalisent +les mères de famille en allumant de leur mieux les +vains désirs des jeunes hommes. Aussi Mme Seyntis +déclare-t-elle, — bien sincère ! — que sa fille est +encore une gamine qui ne pense qu’à la danse.</p> + +<p>C’est vrai, elle y pense, quand l’occasion s’en présente… +Mais elle pense encore à tant d’autres choses ! +Dans le cœur et le cerveau des fillettes du nouveau +siècle, s’agite tout un monde que ne soupçonnent pas +les mères qui ont gardé leur âme d’autrefois.</p> + +<p>Et Mme Seyntis — la candeur même ! — serait +tout bonnement horrifiée si elle entrevoyait quelle +créature déjà compliquée, clairvoyante, pensive, avec +d’inconscientes audaces, vit ardemment dans sa +Guillemette, élevée selon les sages vieux principes +qu’elle a vus régir sa propre jeunesse ; saupoudrée +de bons conseils, de catéchismes, — voire même de +retraites, au temps du Carême, — de cours sans +nombre… Régime qui a procuré à la jeune personne +des « clartés de tout » et un étonnant bagage d’idées +personnelles, résultant du choix qu’elle a fait parmi +les copieux enseignements qui lui étaient prodigués.</p> + +<p>— Guillemette, tu te livres à des achats ?</p> + +<p>Guillemette tourne la tête et rencontre les yeux +bruns, chaudement passionnés, de sa cousine Mme de +Miolan qui lui sourient sous l’ombre de la capeline +fleurie.</p> + +<p>Tout de suite, elle se rapproche de la jeune femme, +sans souci de la foule qui les heurte, de l’employé +qui, devant elle, s’achemine, tête baissée, vers la +caisse. Elle serre la main de Mme de Miolan.</p> + +<p>— Je faisais des commissions pour maman. Elle +déteste les magasins ; mais j’ai fini.</p> + +<p>— Alors, reste un instant avec moi ; j’ai une +étoffe de blouse à choisir, tu m’aideras.</p> + +<p>Guillemette ne demande pas mieux, d’abord parce +qu’elle aime à voir de jolis chiffons ; mais surtout, +parce que Nicole de Miolan exerce sur elle cette +attraction que les « grandes » possèdent souvent sur +les « petites ». Or Nicole est une <i>grande</i> pour Guillemette ; +non pas tant à cause de leur différence d’âge, — six +ans à peine ; — mais Nicole a traversé des +années qui ont accrû la distance. Et Guillemette +le sait bien, malgré la prudente discrétion de +Mme Seyntis. Elle a fait, envers et contre tous, un +mariage d’amour avec un beau garçon, — attaché +d’ambassade, célèbre en son monde par ses aventures +et folies sentimentales, — qui l’a adorée, puis +trompée ; du moins, elle en a la conviction. Volontaire, +passionnée, très fière, elle n’a pas pardonné +et, orgueilleusement, a prétendu à un droit de représailles. +Les scènes ont succédé aux scènes jusqu’au +jour où Nicole, sans phrases ni explications, a quitté +mari et ambassade, pour venir à Paris demander son +divorce.</p> + +<p>En attendant qu’elle l’obtienne, elle mène une +existence de mondaine, vaguement chaperonnée par +son père et sa mère, excellentes et dignes personnes +que sa situation désespère, mais qui ont toujours été +incapables d’avoir une volonté autre que la sienne. +Tous les membres sérieux de la famille déplorent un +tel état de choses et se confient, avec émoi, qu’on +parle de Nicole bien plus et bien autrement qu’il ne +faudrait… Que ne dit-on pas d’une très jolie femme +seule, courtisée et qui ne se refuse pas à l’être !…</p> + +<p>Aussi, Mme de Seyntis fait-elle des prodiges de diplomatie +pour rendre rares les rencontres de sa fille +et de Nicole. Comme elle est bonne et soucieuse de +pratiquer la charité, elle s’efforce de ne pas trahir +son sentiment. Mais Guillemette est bien trop fine +pour ne l’avoir pas deviné… C’est pourquoi elle +éprouve un léger scrupule à s’attarder avec sa séduisante +cousine…</p> + +<p>La tentation est trop forte pour qu’elle n’y succombe +pas. Après tout, il ne s’agit que de quelques +instants à passer ensemble, dans la cohue d’un magasin. +Sûrement, sa mère elle-même jugerait la rencontre +bien inoffensive !</p> + +<p>— Guillemette, hasarde timidement miss Murphy, +il faudrait aller à la caisse. Voyez, l’employé vous +attend.</p> + +<p>— Pauvre homme, il attend !… Eh bien, miss +Murphy, soyez un amour, allez payer pour moi, +voici mon porte-monnaie. Et puis, vous viendrez me +retrouver aux soieries où j’ai quelque chose à voir +avec Mme de Miolan.</p> + +<p>Guillemette dit cela avec un sourire auquel miss +Murphy est d’autant plus incapable de résister qu’elle +a, de vieille date, abdiqué toute autorité sur son +indépendante élève. Et derrière le commis, elle s’en +va, boitillante et raide, ses yeux de myope attachés +à l’employé qui déambule devant elle, aspirant à la +liberté de courir vers de nouvelles clientes.</p> + +<p>Cependant Nicole et Guillemette bavardent et +attendent que le monsieur en cravate blanche dont +l’occupation est de faire manœuvrer le régiment des +vendeurs, leur ait annoncé que leur tour d’être servies +est enfin arrivé.</p> + +<p>— Ce sera dans un instant, mesdames, leur assure-t-il +de l’air le plus encourageant ; car il témoigne +une bonne grâce toute particulière aux clientes que +sa compétence lui révèle de fortunées femmes du vrai +monde.</p> + +<p>Nicole répond à ces paroles par un vague signe de +tête et elle demande à Guillemette, tout en considérant +les plis soyeux d’un satin drapé près d’elle :</p> + +<p>— Vous ne partez donc pas encore pour Houlgate ?</p> + +<p>— Si, bientôt !… Mais nous attendons qu’André en +ait fini avec son bachot.</p> + +<p>— Période agitée, alors !… C’est pour bientôt ?</p> + +<p>— Dans quatre jours.</p> + +<p>— Ah ! Ah !… Et a-t-il des chances de succès, ce +bon André ?</p> + +<p>— Ce sera au petit bonheur, fait Guillemette avec +philosophie, étant donnée son ardeur au travail. +S’il ne réussit pas, il y aura scènes de désolation de +cette pauvre maman, scènes de colère du côté de +papa…</p> + +<p>Mme de Miolan a un indéfinissable sourire :</p> + +<p>— Ton père s’intéresse tant que cela aux examens +d’André ?</p> + +<p>En l’intimité de sa pensée très éclairée, elle +s’étonne qu’avec les profanes distractions qui reposent +Raymond Seyntis de ses affaires, il trouve +encore des loisirs pour certaines de ses attributions +paternelles.</p> + +<p>Guillemette aussi s’est mise à rire.</p> + +<p>— Papa, quant au travail d’André, ressemble aux +panthères qui bondissent tout à coup sur les paisibles +voyageurs. Il reste des semaines sans demander +à André quel est l’état de ses notes ; et puis, +tout à coup, quand André est dans une parfaite +quiétude, il fond sur lui pour l’interroger, questionner +les professeurs ; ce qui a, en général, un résultat +désastreux pour la tranquillité de mon cher +frère !</p> + +<p>Mais ici, la conversation est interrompue par les +paroles obligeantes du monsieur en cravate blanche +qui avertit Nicole qu’un vendeur est à sa disposition.</p> + +<p>C’est un garçon à la face poupine, enserrée dans +une cravate 1830. Il croit devoir accabler Nicole de +questions pour s’enquérir de ce qu’elle désire. Elle +lui répond qu’elle n’en sait rien et demande à voir +beaucoup d’étoffes souples. Comme elle lui fait cette +déclaration avec un sourire, qu’il devine en elle +une de ces clientes qui n’ont pas souci du bon marché, +il s’en va aimablement puiser dans les rayons, +et, sans se lasser, apporte pièce après pièce, à Nicole +qui n’est jamais satisfaite.</p> + +<p>Seulement, elle a une manière de demander : +« N’avez-vous pas encore autre chose ? » si encourageante, +que le gros garçon continue à subtiliser à ses +confrères les plus séduisantes étoffes pour les lui +soumettre.</p> + +<p>Elle et Guillemette regardent, comparent, s’amusent +du jeu chatoyant des coloris qui s’harmonisent +ou se heurtent. Devant elles, il y a maintenant +des jaunes safranés, blonds comme des épis, +aux reflets roux, de pain brûlé ; des bleus verdissants +ainsi qu’un ciel de crépuscule ; des roses nacrés, +ou d’un ton violent de corail rouge ; des verts +d’opale, et aussi, des mauves pareils à des pétales +d’hortensia…</p> + +<p>Elles s’attardent à choisir parce qu’elles causent.</p> + +<p>— Je prends ceci, monsieur, dit enfin Nicole. Elle +s’aperçoit tout à coup que la chaleur est étouffante +dans la galerie où circule, incessamment, le flot des +acheteuses.</p> + +<p>Mais tandis que le gros jeune homme mesure les +mètres demandés, elle reprend, un peu distraite, car +elle regarde l’étoffe :</p> + +<p>— Alors rien de nouveau dans la famille que les +exploits intellectuels d’André ?</p> + +<p>— Mais si… mais si… Il y a le retour de l’oncle +René !</p> + +<p>— Ah !… René revient de Madagascar…</p> + +<p>Une expression profonde a soudain changé le +regard de Nicole. Son accent a quelque chose de +rêveur…</p> + +<p>— Oui, il arrive à la fin du mois et il passera l’été +avec nous à Houlgate. Maman est dans le ravissement. +Cela fait près de cinq ans qu’il n’est pas rentré +en France !</p> + +<p>— C’est vrai… cinq ans… Je venais d’être fiancée +quand il est parti…</p> + +<p>D’où naissent les intuitions ? Est-ce la voix, le regard +de Mme de Miolan qui font jaillir dans la pensée +de Guillemette, la certitude instinctive qu’il y a +eu quelque coïncidence entre le mariage de Nicole et +la longue absence de René Carrère dont sa famille +s’est désolée. Et parce qu’elle a très envie de savoir, +sans réfléchir, elle laisse échapper :</p> + +<p>— N’est-ce pas, Nicole, il était amoureux de toi, +l’oncle René ?</p> + +<p>La jeune femme, qui est restée immobile, avec des +yeux songeurs, fermés au décor papillotant du magasin, +répète du même ton un peu lent, et ses lèvres +onduleuses ont une expression presque railleuse, +mais si triste :</p> + +<p>— Très amoureux !… Aussi amoureux que pouvait +l’être un garçon raisonnable et… sage comme lui !…</p> + +<p>— Si raisonnable que cela ?… Oh ! Nicole, qu’il +devait être ennuyeux ! fait, avec conviction, Guillemette, +dont les dix-huit ans goûtent les cavaliers très +fringants, très flirts, et enveloppent, à l’avance, d’un +juvénile dédain cet oncle si sage dont sa mère célèbre +toujours les nombreuses qualités.</p> + +<p>— Non, il n’était pas ennuyeux, mais effrayant de +bons principes… Tout à fait le frère de ta mère !… +Je ne me suis pas sentie à la hauteur… Et j’ai été, +d’ailleurs, bien mal récompensée de mon humilité !… +Là-dessus, allons donner mon adresse, qu’on m’envoie +mon satin. Il est joli, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Nicole a secoué la tête comme pour en rejeter +toutes les pensées, tous les souvenirs qui se mêlaient +d’y tourbillonner tout à coup comme des oiseaux +tristes et elle paraît occupée seulement d’en finir +avec son achat. Guillemette la suit, devenue distraite, +écoutant vaguement les explications que croit +devoir lui donner miss Murphy qui s’embrouille dans +le compte de sa monnaie.</p> + +<p>Toutes trois sortent enfin du « temple des vanités ». +Dehors, un ardent soleil ruisselle sur l’asphalte +brûlant, où les arbres poudreux allongent des ombres +dures.</p> + +<p>Des femmes passent en robe claire, chaussées de +cuir pâle, les épaules nues sous la dentelle du corsage, +le teint fouetté de rose par l’éclatante chaleur.</p> + +<p>— Quelle odieuse température ! soupire Nicole. +Veux-tu venir prendre une glace ? Guillemette. Nous +nous voyons si peu et si mal que pour une fois que +je te tiens, j’ai envie d’en profiter…</p> + +<p>Ah ! la tentation encore ! Mais Guillemette, élevée +comme son oncle, dans les « bons principes », n’ose +pas faire sciemment ce que sa mère lui interdirait, +sans doute.</p> + +<p>— Chérie, je te remercie, mais il faut que je rentre. +Nous nous verrons bien à Houlgate… Car tu y +viens ?…</p> + +<p>— Oui, correctement escortée de ma famille, avant +d’aller seule à Dinard retrouver des amis. Peut-être +ton oncle sera-t-il arrivé… Cela m’amusera de le +revoir… Nous nous trouverons vieillis !</p> + +<p>— Nicole, que tu es encore coquette pour une +dame qui a vieilli ! Lui, est déjà un peu, un monsieur +d’âge… c’est vrai… à trente ans !… Un capitaine, et +qui revient de si loin ! Les années de campagne +comptent double…</p> + +<p>— Et les années de mariage triple, quadruple, +alors ! murmure Nicole. Petite Guillemette, marie-toi +le plus tard possible !… Comme on dit en musique : +« Profite bien de ta jeunesse ! »</p> + +<p>— Nicole chérie, je t’assure que je fais de mon +mieux !</p> + +<p>Cela, c’est bien la vérité. Nicole le sent, et un sourire +d’affection, — un peu aussi de pitié pour les +illusions de cette enfant, — adoucit un instant la +flamme de ses yeux.</p> + +<p>— Comme tu as raison ! Au revoir, mon petit. +Ah ! tu n’es pas une Carrère, toi, mais une vraie +Seyntis…</p> + +<p>Sur son ordre, le chasseur a fait un signe à son +cocher. Des passants se retournent pour regarder +monter en voiture cette très jolie femme, habillée avec +un goût raffiné en sa simplicité apparente ; — elle +porte un « tailleur » de grosse toile bise… Et, en une +seconde, elle est tout ensemble admirée, désirée, enviée, — elle +qui, à cette heure, n’est qu’une vivante +épave, emportée à la dérive par le grand flot de la vie.</p> + +<p>Guillemette aussi est restée une seconde à la +regarder, avec des yeux de gamine qui se connaît +déjà fort bien en grâce féminine et a beaucoup +entendu parler…</p> + +<p>Mme de Miolan a raison, Guillemette est une +Seyntis. Elle est la vraie fille du financier spirituel, +hardi et galant, épris de tout ce qui est beauté, — femmes +et œuvres d’art, — s’offrant les unes et +les autres avec une somptuosité de fermier général +du temps jadis ; au demeurant, un très aimable mari +qui voile, d’une délicate discrétion, ses promenades +ultra-conjugales et éprouve la plus sincère affection, +avec une estime très haute, pour la femme dont il +possède absolument l’être, corps et âme. En effet, +vingt années de mariage n’ont pu altérer chez +Mme Seyntis, une confiance de jeune épousée. +Confiance dont Guillemette pourrait bien ne pas +faire si généreux hommage à son futur mari, toute +saturée qu’elle ait été de bons exemples et conseils. +Les petites filles du vingtième siècle ont respiré +d’autres souffles et trop entendu célébrer le nouvel +évangile de leurs droits !…</p> + +<p>Quoi qu’il en doive être de l’avenir, pour l’heure, +ladite petite fille chemine pédestrement vers l’hôtel +Seyntis, insouciante de la chaleur et de la poussière, +des regards qui caressent au passage son éblouissante +jeunesse. Elle trotte d’un pas vif, suivie tant bien +que mal par miss Murphy ; et elle ne s’en aperçoit +pas, tant sa pensée est absorbée toute par la soudaine +révélation qu’elle vient d’avoir d’un roman +inachevé entre l’oncle René et Nicole.</p> + +<p>Comment jamais un mot ne lui en avait-il donné +le soupçon ?… Est-ce un secret entre eux ?… Ou la +famille le sait-elle ?</p> + +<p>Que Nicole ait eu peur d’un mari sérieux comme +l’oncle René, elle le comprend bien !… Mais combien +lui, si sage, devait être pris profondément pour +demeurer tant d’années hors de France… Sans doute +afin de se guérir… Puisqu’il revient aujourd’hui, +c’est qu’il n’a plus peur de la retrouver… D’ailleurs, +ainsi que dans les livres, il est vengé puisqu’elle a +eu un détestable mari, choisi, voulu par elle seule…</p> + +<p>En est-elle malheureuse ? Regrette-t-elle d’avoir +misérablement gâché sa vie ?… Qui le sait ?… Pour +tous, l’âme de Nicole demeure close. Jamais elle ne +se plaint ni ne parle des dernières années qu’elle a +vécu. Il semblerait qu’elle se contente désormais +d’être une créature délicieuse dont les hommes s’affolent, +que les femmes jalousent. Elle va beaucoup +dans le monde et s’habille mieux que nulle autre… +Elle cause, elle rit… Mais, par instant, son rire +sonne à l’oreille comme un sanglot bref, douloureux +à entendre, et ses beaux yeux, qu’on dirait faits +d’une ombre brûlante, regardent souvent vers l’Invisible…</p> + +<p>Mme Seyntis s’illusionnait bien quand elle s’imaginait +que ne parlant pas devant Guillemette des +malheurs conjugaux de sa cousine, elle endormirait, +sur ce point, la jeune pensée si vite en éveil. Les +quelques mots de Nicole ont ressuscité pour Guillemette +l’image de Guy de Miolan, grand, svelte, +d’allure patricienne ; le visage barré d’une moustache +fauve… Et mieux encore, elle revoit les yeux +gris dont l’expression, jadis, lui faisait trouver si +naturel que Nicole allât, quoi qu’on lui dît, à celui +qui savait ainsi la regarder. Tous deux, d’ailleurs, +lui donnaient l’impression d’êtres enfermant en eux +quelque brûlant foyer…</p> + +<p>Donc ils sont brouillés. Nicole attend son divorce +et lui ne tente rien pour l’apaiser et la ramener. +L’oncle René revient ; il va revoir Nicole… Ici, la +pensée de Guillemette s’arrête devant une conclusion +impossible. Même arrivât-il que la jeune femme +obtînt son divorce, même l’oncle fût-il encore amoureux, +tout mariage serait impossible entre eux, +puisque la loi seule lui rend sa liberté. Et Guillemette, +élevée par une mère rigoureusement religieuse, +ne conçoit même pas un mariage hors de +l’Église… Alors… quoi ?</p> + +<p>— Oh ! Guillemette, comment pouvez-vous marcher +si vite par cette chaleur ! soupire la voix plaintive +de miss Murphy.</p> + +<p>Guillemette tressaille ; et, un peu saisie, confuse, +parce qu’elle est habituée à prendre souci des autres, +elle regarde la pauvre miss, essoufflée et cramoisie, +sous son ombrelle.</p> + +<p>— Ma pauvre Murphy ! je vous demande bien pardon !… +Je réfléchissais et je ne m’apercevais pas que +je vous faisais ainsi trotter ! Nous allons marcher +bien lentement pour vous remettre.</p> + +<p>— Ah ! maintenant, nous arrivons…</p> + +<p>C’est vrai, devant elles deux, apparaît la voûte +ombreuse de l’avenue de Messine, et plus loin, se +montrent les cimes feuillues du parc Monceau sur +lequel s’ouvrent les fenêtres de l’hôtel Seyntis.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">II</h2> + + +<p>Un quart d’heure plus tard, Guillemette, toute rose +de sa course rapide, pénètre dans la salle d’étude où +sa jeune sœur Mad peine sur les devoirs que lui fait +faire consciencieusement Mademoiselle, — <i>M’selle</i>, +comme dit André, et tous à sa suite.</p> + +<p>— Bonjour, les travailleuses ! jette joyeusement +Guillemette. Quel beau temps, n’est-ce pas ?… Ah ! +j’aime l’été !</p> + +<p>— Pas moi, en ce moment, gémit Mad qui est sans +ardeur devant ses problèmes. Je l’aimerai seulement +quand les vacances seront venues.</p> + +<p>— Pauvre, chérie ! Ce ne sera plus long, va… +<i>M’selle</i>, si vous lui accordiez congé ?</p> + +<p>— Oh ! Guillemette, c’est impossible ! Ne lui donnez +pas de mauvais conseils. Il faut faire ce qui doit +être fait…</p> + +<p>— <i>M’selle</i>, vous êtes la sagesse même !</p> + +<p>Mademoiselle devient toute rouge, de pâle qu’elle +est d’ordinaire. Elle est timide, douce, savante et +scrupuleuse jusqu’à la minutie dans le souci de son +devoir.</p> + +<p>— Ah ! Guillemette, pourquoi vous moquez-vous +de moi ?</p> + +<p>— Ma petite <i>M’selle</i>, je ne me moque pas du tout, +je constate ! réplique Guillemette avec un sourire +d’amitié à la jeune institutrice qui, son aînée de +plus de dix ans, lui donne souvent l’impression +d’une créature à protéger.</p> + +<p>— Aimez-vous l’été ? vous ? <i>M’selle</i>.</p> + +<p>— Oh ! non ! je ne l’aime pas ! laisse échapper +Mademoiselle, avec une telle conviction que les prunelles +de Guillemette la contemplent, surprises.</p> + +<p>— Comme vous dites cela ! <i>M’selle</i>. Pourquoi donc +ne l’aimez-vous pas cette jolie saison, odorante, lumineuse, +dorée… A cause de la chaleur ?</p> + +<p>— Non, oh ! non ! La chaleur m’est indifférente !…</p> + +<p>Guillemette voit bien que Mademoiselle pense quelque +chose qu’elle ne veut pas dire ; et, discrètement, +elle n’insiste pas. Mais cette lueur mélancolique qui a, +tout à coup assombri les yeux clairs de l’institutrice +de Mad, dissipe brusquement l’espèce de griserie +jetée en elle par la féerie de cette journée de juillet. +Parce qu’elle est très heureuse, elle voudrait tant que +tout le monde le fût !</p> + +<p>Que peut bien avoir Mademoiselle ?</p> + +<p>Elle y songe, tout en enlevant sa toilette de sortie, +dans la grande chambre, ouverte sur l’horizon frais +des pelouses du parc Monceau, qui est son domaine ; +un riant domaine, tendu de vieux Jouy, fleuri comme +un reposoir, décoré de quelques toiles de maître, de +bibelots précieux, rassemblés par ses désirs de fillette +riche et gâtée.</p> + +<p>Quand elle entend, dans le petit salon, le piano +résonner sous les doigts résignés de Mad, elle rentre, +d’un élan instinctif, dans la salle d’étude où elle est +sûre de trouver Mademoiselle, remettant en ordre +livres et cahiers, avant de s’en aller regagner son +logis familial, tous les jours, à six heures.</p> + +<p>L’institutrice est, en effet, devant la table de travail, +une plume en main. Sans doute, elle prépare +les devoirs de Mad. Mais elle n’écrit pas ; elle réfléchit… +La même expression soucieuse altère son +visage un peu fatigué et ses yeux regardent fixement +loin devant elle, vers les cimes vertes des arbres.</p> + +<p>Guillemette lui effleure l’épaule et interroge, très +douce :</p> + +<p>— <i>M’selle</i>, je ne voudrais pas être indiscrète, +mais vous avez l’air d’avoir un souci… Est-ce que… +je ne pourrais rien pour vous aider, un peu, à le +porter ? Dites-moi pourquoi vous n’aimez pas l’été ? +C’est cette simple petite question qui vous a +attristée…</p> + +<p>— Parce que l’été est une saison dure à passer +pour moi !…</p> + +<p>Guillemette la regarde sans comprendre ; et Mademoiselle +se sent loin, — oh ! si loin ! — de cette +jeune créature que la vie a comblée.</p> + +<p>— L’été vous est dur ?…</p> + +<p>— Oui, c’est un temps pendant lequel je ne gagne +pas, murmure Mademoiselle. Il m’apporte des vacances +forcées ; et… il ne m’en faudrait pas !</p> + +<p>Guillemette serre inconsciemment ses deux mains +l’une contre l’autre. Quelque chose qui ressemble à +une angoisse l’a fait tressaillir ; car si les paroles de +Mademoiselle sont pour elle dépourvues d’un sens +précis, elle les devine cependant lourdes d’inquiétudes… +Et sa jeunesse heureuse se cabre, en un +sursaut de révolte, devant la loi cruelle qui pèse +sur certaines existences. Misérablement, elle se sent +impuissante pour venir en aide à la petite institutrice +de Mad.</p> + +<p>Il y a, entre elles deux, un léger silence ; Mademoiselle +est toute à son tourment ; et, Guillemette +qui, de tout cœur, souhaiterait le lui enlever, se +demande, sans trouver de solution, ce qu’elle pourrait +bien faire… Le piano frémit, torturé par Mad +qui s’impatiente devant un passage hérissé d’imprévu. +Guillemette suggère, encourageante :</p> + +<p>— Mais puisque vous gagnez toute l’année, Mademoiselle, +vous pouvez bien vous reposer un peu +pendant les vacances !</p> + +<p>— Il faut vivre aussi au temps des vacances, articule +humblement Mademoiselle. C’est pourquoi je ne +peux pas me réjouir, comme vous, de les voir +arriver !</p> + +<p>— Oui, je comprends ! fait Guillemette sérieuse.</p> + +<p>Pour la première fois, elle vient d’avoir la conscience +nette de ce qu’est la lutte pour ceux qui travaillent +afin de gagner leur pain quotidien. Comment, +jusqu’à cette minute, lui a-t-il paru si naturel +qu’elle n’eût, elle, qu’à se laisser vivre, alors que +d’autres doivent peiner sans relâche… Comment +a-t-elle pu trouver tout simple que Mademoiselle +vienne, chaque jour, faire faire d’insipides devoirs à +Mad, passe des instants monotones aux Champs-Élysées +à la regarder jouer, trotte pour la conduire +à ses cours et soit à tous, sauf à elle-même, de neuf +heures du matin à six heures du soir ?…</p> + +<p>Pourtant, Mademoiselle n’avait pas été élevée pour +cette existence de manœuvre. Son père possédait, +dans l’armée, un haut grade quand il est mort, il y a +cinq ans. Maintenant elle et sa sœur doivent travailler +pour leur mère qui est demeurée sans fortune.</p> + +<p>Tout cela, Guillemette le sait depuis que Mademoiselle +a été placée auprès de Mad ; et elle a, sans y +prendre garde, accepté une situation dont l’intéressée +ne se plaignait pas.</p> + +<p>Et voici que soudain, comme si quelque voile mystérieux +venait de se déchirer en sa pensée, elle se +sent honteuse, au plus profond du cœur, de son luxe, +de son existence facile, honteuse de n’être, dans la +vie, qu’un inutile petit bibelot. Ardemment, elle souhaiterait +faire quelque chose pour alléger la tâche de +Mademoiselle. Elle voudrait pouvoir lui offrir tout le +contenu de sa bourse, lui assurer des revenus, la +mettre à l’abri des soucis d’argent.</p> + +<p>Désirs de bébé, elle le sait bien ! Ses maigres économies, — elle +ignore le secret d’en faire ! — seraient +une goutte d’eau pour Mademoiselle et lui donner de +bonnes rentes est tout aussi impossible… Alors ?… +Comme c’est peu de chose, le seul désir d’aider !</p> + +<p>Guillemette sort toute grave de son entretien avec +Mademoiselle. De sa fenêtre, elle la voit quitter l’hôtel, +s’en aller d’une allure discrète de souris trottant +menu, la tête un peu penchée. Sans doute, elle s’ingénie +de nouveau à résoudre le problème qui la +trouble et rend Guillemette songeuse.</p> + +<p>Se peut-il que l’été, lumineux et fleuri, synonyme +pour elle de joyeuses villégiatures, d’excursions, +agrémentées de flirts amusants qui rendent exquises +les flâneries sur la plage ou par les chemins verts…, +ce même été soit, pour d’autres, une saison d’inquiétudes, +d’épreuves ; si difficile à traverser, que même +de pauvres filles, fatiguées comme Mademoiselle par +des mois et des mois d’incessant labeur, ne peuvent +accepter comme un bienfait le repos qu’il leur +apporte… Et parce qu’elle vient de se heurter à cette +implacable nécessité, Guillemette ne peut jouir, +comme chaque soir, du décor charmant aperçu de sa +fenêtre, des jeux de la lumière sur les arbres où tous +les verts se fondent en harmonies d’ombres et de +clartés, du velours frais des pelouses sous la pluie +irisée des jets d’eau… Elle ne voit que les humbles +qui, en cette saison d’été, envahissent l’aristocratique +jardin, les mères assises, tête nue, sur les +bancs — qui, elles aussi peut-être, souffrent d’avoir +des loisirs d’été… — les petits, barbouillés de poussière +qui jouent avec le sable, en attendant que, dans +l’avenir, devenus des hommes, des femmes, ils doivent +vivre courbés sous la servitude du travail…</p> + +<p>Et le même sentiment de confusion l’étreint parce +qu’elle a été comblée par la destinée, sans avoir rien +fait pour le mériter… Il lui semble qu’elle ne pourra +retrouver sa joyeuse sérénité tant qu’elle n’aura rien +tenté pour Mademoiselle, tout au moins.</p> + +<p>Le dîner de famille ne la distrait pas des idées qui +la hantent. Elle songe que tant d’autres trouveraient +aussi agréable qu’elle-même, de croquer des plats +très fins, autour d’une table fleurie, dans une salle à +manger tendue de tapisseries célèbres, de manier de +délicats cristaux, de fines porcelaines, une argenterie +artistique, d’être servie par un maître d’hôtel vigilant…</p> + +<p>Elle entend son père raconter avec enthousiasme +une somptueuse acquisition qu’il vient de faire chez +un antiquaire qui possède de coûteuses merveilles. +Elle écoute sa mère parler de ses projets d’invitation +pour Houlgate, afin d’y amener de jeunes héritières, +d’éducation accomplie, à l’intention de son frère, +dont une dépêche vient de lui annoncer la très prochaine +arrivée…</p> + +<p>Ici, elle dresse la tête et oublie un instant Mademoiselle +et ses laborieux frères et sœurs… Ah ! l’oncle +René ne tardera plus à apparaître… Alors il est certain +que Nicole et lui vont se retrouver à Houlgate… +Mme Seyntis ne paraît pas le redouter… Peut-être +après tout, elle n’a ni su, ni deviné… Cela voit si +peu clair, les parents quelquefois !</p> + +<p>— Marie, je vais faire un tour au cercle, dit +M. Seyntis qui a fini de fumer son cigare ; et, tout en +parlant, il caresse les cheveux de Guillemette laquelle +songe à mille choses, debout dans le cadre de la +fenêtre, ouverte sur la nuit d’été.</p> + +<p>Chaque soir, si aucune invitation n’appelle les +Seyntis hors de chez eux, — c’est rare, il est vrai ! — Mme +Seyntis entend cette phrase de son mari. Et elle +l’accueille avec une simple bonne grâce.</p> + +<p>— Bien, mon ami, à tout à l’heure !</p> + +<p>Ce « tout à l’heure » viendra tardivement. Mais +Mme Seyntis est si habituée à ce qu’il en soit ainsi, +qu’elle ne pense même pas à s’en étonner, certaine +que son mari est au Cercle, comme il le lui dit.</p> + +<p>Elle prend son ouvrage, car elle est remarquablement +adroite pour les travaux inutiles ; et chez elle, +il lui faut toujours, entre les doigts, un crochet ou +une aiguille, créatrice d’incomparables broderies.</p> + +<p>Il n’y a pas de soirée qui lui paraisse meilleure que +celles qu’elle passe ainsi…</p> + +<p>Les arbres du parc répandent, avec une bonne +odeur de verdure, une fraîcheur bienfaisante dans le +petit salon où la lampe rayonne une lueur d’or, sous +l’abat-jour de soie jaune. Mme Seyntis lève la tête, +son aiguille piquée dans la soie de son métier :</p> + +<p>— Guillemette, ne reste donc pas ainsi inoccupée à +la fenêtre ! Prends ton ouvrage. Tu sais que j’ai en +horreur les rêvasseries.</p> + +<p>Guillemette se détourne. Sa svelte silhouette, +habillée de blanc, se découpe sur l’obscur velours du +ciel constellé.</p> + +<p>— Mère, je ne rêvasse pas… Je réfléchis…</p> + +<p>— Et peut-on, ma fille, te demander à quoi ?…</p> + +<p>Guillemette se rapproche et s’assoit sur une chaise +basse, près de sa mère, les coudes sur les genoux, le +menton appuyé sur ses mains croisées.</p> + +<p>— Maman… je pensais que vous devriez emmener +Mademoiselle à Houlgate…</p> + +<p>— Emmener Mademoiselle ! répète Mme Seyntis +stupéfaite. Quelle idée as-tu là ? Guillemette. Je n’ai +aucun besoin d’elle. Pourquoi l’emmener ?…</p> + +<p>Au hasard, Guillemette lance :</p> + +<p>— Pour faire un peu travailler Mad !</p> + +<p>— Oh ! Guillemette, en voilà une invention ! fait +Mad bondissant d’horreur.</p> + +<p>Guillemette ne se laisse pas troubler et continue :</p> + +<p>— Et puis… et puis… elle se promènerait avec moi ! +Vous savez bien, maman, que vous regrettez toujours, +dans l’été, que je n’aie personne pour m’escorter +sur les routes, puisque miss Murphy ne marche +plus ! <i>M’selle</i> serait un chaperon parfait !</p> + +<p>Mme Seyntis considère sa fille avec une surprise +grandissante. Où Guillemette veut-elle en venir ? +Qu’est-ce que cette fantaisie d’emmener Mademoiselle +que, d’ordinaire, elle déclare trop austère…</p> + +<p>— Mon enfant, tu ne manqueras pas de société à +Houlgate ; et vraiment, la villa est trop vite remplie +pour que je perde inutilement une chambre en amenant +une personne de plus à loger…</p> + +<p>Ça, c’est le grave de la question ! Si la maîtresse de +maison parle impérieusement dans la pensée de +Mme Seyntis, il n’y a rien à faire. Et alors, Guillemette +prend résolument son parti… Jusqu’alors, par délicatesse, +pour ne pas trahir la confidence faite dans une +minute de faiblesse, elle a essayé de taire le motif +vrai de sa demande… Mais si elle veut le succès, il +faut dire la vérité, lui semble-t-il.</p> + +<p>— Mère, je crois que vous feriez une bonne œuvre +en emmenant <i>M’selle</i> !</p> + +<p>De nouveau, Mme Seyntis laisse tomber son ouvrage +et regarde Guillemette comme si elle venait de s’exprimer +en une langue étrangère.</p> + +<p>— Comment, une bonne œuvre ?… Mais Mademoiselle +n’est pas dans la misère, que je sache !</p> + +<p>— Non, maman… Mais elle n’est pas très fortunée… +Et je m’imagine qu’elle regrette — pour cause ! — les +mois de vacances où elle ne gagne rien…</p> + +<p>Guillemette répète les propres paroles de Mademoiselle +afin qu’elles produisent sur sa mère l’impression +qu’elles lui ont faite. Mais Mme Seyntis n’a +plus dix-huit ans ; elle est un peu blasée sur le chapitre +des difficultés et infortunes de la vie, d’autant +qu’elle ne les connaît pas par expérience. Si charitable +et bienveillante qu’elle soit, elle vit enfermée +dans l’étroite chapelle où règnent les objets de son +culte, son mari et ses enfants ; et du reste des +humains, elle s’inquiète avec le secret détachement +que nous avons pour ce qui nous est étranger. Aussi +réplique-t-elle, paisible :</p> + +<p>— Ma petite fille, j’ai déjà beaucoup de bonnes +œuvres à soutenir ; et celle-là ne me paraissant pas +d’une nécessité évidente, je trouve plus sage d’en +faire la petite économie.</p> + +<p>— Oh ! maman, Mademoiselle n’est pas riche, nous +avons la chance de l’être beaucoup !… Alors, nous +n’avons pas le droit de faire des économies avec elle !</p> + +<p>Les mots ont jailli de ses lèvres, avant même +qu’elle ait réfléchi. Une imperceptible rougeur +effleure, telle une flamme, le visage calme de +Mme Seyntis. Mais comme elle juge tout à fait inadmissible +que sa fille émette un propos qui ressemble +à une observation, elle dit, un peu sèche :</p> + +<p>— Tu parles comme une enfant, Guillemette, de ce +que tu ignores. Il n’est pas de petites économies, +retiens-le bien. C’est justement parce que nous avons +de la fortune que nos charges sont très grosses… +Et elles vont encore s’accroître, puisque la situation +faite au clergé de France oblige tous les chrétiens à +des sacrifices pécuniaires.</p> + +<p>Guillemette regarde la pointe luisante de ses souliers +et pense, — non sans un vague remords, — que +les soucis de Mademoiselle la touchent beaucoup plus +que les épreuves du clergé de France, auxquelles +elle compatit avec une involontaire sérénité.</p> + +<p>Mais un tel aveu serait d’un déplorable effet auprès +de Mme Seyntis qui en serait scandalisée au dernier +chef. Le front penché vers son métier, elle pique l’aiguille +avec une sorte de nervosité ; et, sans que Guillemette +ait dit un mot, un brin découragée de si mal réussir +en sa diplomatie, elle reprend pour convaincre sa +fille, pour se convaincre elle-même qu’elle a raison :</p> + +<p>— En somme, Mademoiselle gagne honorablement +sa vie. Elle n’a pas besoin que nous lui fassions la +charité, j’en suis persuadée ; et, quoi que tu t’imagines, +je ne sais à quel propos, elle est certainement +très contente d’avoir un peu de liberté.</p> + +<p>Guillemette serait ravie de pouvoir partager ces +opinions optimistes ; mais elle garde, trop vif encore, +le souvenir du regard, de l’accent de Mademoiselle. +D’autre part, elle a l’intuition qu’il est sage +de ne pas insister davantage pour ce soir. Et, d’un +ton raisonnable, elle dit seulement :</p> + +<p>— Maman, bien entendu, vous avez plus d’expérience +que moi… Tout de même, j’ai l’idée que si +vous pouviez faire du bien à Mademoiselle, cela porterait +bonheur à André pour son examen !</p> + +<p>Guillemette a jeté cela d’un air innocent. Mais, +entre les cils, elle observe sa mère et voit que ses +paroles ont enfin porté. Cet examen d’André, dont +tout son amour maternel désire la réussite, est, en ce +moment, le cauchemar des jours et des nuits de +Mme Seyntis. Elle sait trop bien à quel point son cher +petit cancre a besoin des lumières de l’Esprit-Saint, +pour n’être pas prête à tous les sacrifices afin de les lui +assurer, autant qu’il dépend d’elle. Guillemette s’en +doute bien, et c’est pourquoi, en l’intimité de son +cœur point égoïste, elle se réjouit d’avoir eu l’inspiration +géniale de mettre en avant l’intérêt d’André.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">III</h2> + + +<p>Ce jeune personnage est certes très loin de partager +l’inquiétude de sa mère. Il appartient à l’espèce des +nombreux petits hommes qui tiennent à se laisser +vivre pour leur plus grand agrément et sont toujours +convaincus que leur bonne chance les fera réussir, +sans qu’ils aient à se préparer de favorables +atouts.</p> + +<p>Il s’est donc mis en route d’un cœur tranquille +pour le lieu de son épreuve. Mais les événements +paraissent avoir altéré cette aimable quiétude, si +Guillemette en juge d’après les apparences, alors +que, rentrée de ses pérégrinations quotidiennes, elle +pénètre dans le petit salon où sa mère brode, devant +son métier, très rouge, le visage un peu contracté. +André, assis à califourchon sur une chaise, près de +la fenêtre, a les yeux braqués sur un livre dont il +ne tourne pas les pages.</p> + +<p>Elle interroge, pressentant la réponse :</p> + +<p>— Eh bien !… Es-tu content ?</p> + +<p>Les yeux toujours sur son livre, André grogne, +maussade :</p> + +<p>— Pas du tout !… Je vais être <i>retoqué</i>…</p> + +<p>Il a une mine furieuse de chat battu qui serait +comique si le frémissement des lèvres ne trahissait +une enfantine envie de pleurer, comme font les petits +dans leur détresse. Et c’est là la révélation d’un état +d’âme tout à fait anormal chez ce garçon insouciant.</p> + +<p>— Mon enfant, pourquoi dis-tu que tu ne réussiras +pas… Tu ne peux pas le savoir ! proteste Mme Seyntis +dont la voix est tremblante.</p> + +<p>Elle pique fiévreusement son aiguille dans sa broderie +et fait, sans en avoir conscience, des points +irréguliers qui tombent, comme des notes fausses, +dans l’harmonie du dessin.</p> + +<p>— Il me semble que ta version est presque tout à +fait conforme au texte que nous avons acheté.</p> + +<p>— Oui, aux contre-sens près ! gémit André, dont +l’humeur rappelle le dos d’un porc-épic.</p> + +<p>— Et ton devoir français ? questionne encore Guillemette +qui, vu la circonstance, ne se laisse pas rebuter +par le ton d’André.</p> + +<p>— Il est idiot comme le sujet donné !</p> + +<p>En effet, la situation, en ces conditions, est mauvaise, +et le résultat apparaît probable. Guillemette le +regrette surtout pour sa mère, qui a l’air aussi +lamentable que si André était en route vers l’échafaud.</p> + +<p>— Maman, est-ce que vous avez demandé au professeur +d’André si vraiment ses compositions sont +mauvaises autant qu’il le dit ?</p> + +<p>— Non, je ne pourrai trouver M. Rochet qu’après +le dîner. J’irai aussitôt, puisque ton père n’est justement +pas à Paris. J’ai une dépêche. Il ne sera de +retour de Londres que demain soir.</p> + +<p>— Alors, maman, ne vous tourmentez pas à +l’avance. Peut-être que M. Rochet va vous tranquilliser…</p> + +<p>Guillemette se penche et met un tendre baiser sur +le visage désolé de sa mère ; puis, pour la distraire, +elle entreprend de lui raconter sa promenade. Mais +Mme Seyntis ne peut pas être distraite. Les paroles +de sa fille sont, à son oreille, un bourdonnement de +mouche joyeuse. Elle est hypnotisée par l’échec probable +de son cher rejeton. Elle a cependant fait tout +ce qui était en son pouvoir pour attirer sur lui la +faveur du ciel. Elle s’est répandue en neuvaines, +messes, prières, pour que les clartés de l’Esprit-Saint +viennent en aide à sa cervelle juvénile et mal +lettrée. Et voici qu’elle semble ne pas du tout devoir +être exaucée.</p> + +<p>Elle est trop bonne chrétienne pour murmurer. +Mais, tout en ombrant de mauve un iris, elle fouille +dans sa conscience pour découvrir comment elle a pu +indisposer le ciel contre elle. Pourtant, elle a obéi, +par pure générosité, aux suggestions de Guillemette +et, après maintes réflexions, demandé à Mademoiselle +de venir à Houlgate faire travailler Mad et se +promener avec Guillemette… Cela, alors qu’elle +n’avait, en vérité, nul besoin d’elle et voulait seulement +lui rendre service, — à l’intention du succès +d’André.</p> + +<p>Donc… pourquoi ne va-t-il pas réussir comme tant +d’autres ni plus savants ni plus travailleurs ?…</p> + +<p>Comme elle rentrait avec lui, qu’elle était allée +cueillir à la sortie de l’épreuve, elle a rencontré son +digne ami, le curé de sa paroisse, qui habite la maison +voisine de l’hôtel Seyntis. Il s’est répandu en +phrases réconfortantes pour la mère et le fils, et +finalement a invité André, en guise de distraction, à +venir, le lendemain, déjeuner chez lui avec quelques-uns +de ses vicaires.</p> + +<p>André, peu séduit, a sournoisement imprimé à la +jupe de sa mère des secousses expressives pour qu’elle +refuse. Mais il semble à Mme Seyntis que la protection +du ciel descendra mieux sur André s’il a reçu de +pieux encouragements ; et elle accepte, avec des +mots de reconnaissance qui achèvent d’exaspérer la +victime du sort.</p> + +<p>Le dîner est plutôt morose. Mme Seyntis est +rongée d’impatience. André, fatigué, nerveux et +affamé. Mad a tellement versé de larmes sur la malchance +de son frère bien-aimé, que ses yeux et son +nez ressemblent à des pelotes d’un rose accentué ; +mais, tout de même, elle aussi mange avec un triomphant +appétit. Quant à Guillemette, elle ne peut +échapper au sentiment de justice qui lui fait penser +qu’André s’est vraiment acquis tous les droits pour +mériter son ajournement. Bien entendu, elle garde +pour elle cette malencontreuse conviction.</p> + +<p>Dès que le dessert a circulé autour de la table, +Mme Seyntis se hâte de mettre un chapeau pour aller +recevoir l’arrêt de M. Rochet ; et dans la voiture que +lui a fait avancer le concierge, galonné comme un +fonctionnaire, elle se laisse emporter vers la paisible +rue des Ternes où s’épanouit la science de M. Rochet.</p> + +<p>C’est une soirée lourde d’orage. A travers le ciel +obscur, courent de fugitives lueurs d’éclairs. Aux +branches, les feuilles sont immobiles. Devant les +grand’portes et les boutiques mi-closes, de modestes +groupes sont assis, soupirant après un peu de fraîcheur ; +les hommes fument, la veste enlevée ; les +femmes ont des corsages flottants et les mains inactives. +Sous la clarté des réverbères, des gamins +fouettent leur toupie dans les pieds des passants. De +nombreux dîneurs sont attablés aux petites tables +qui encombrent les trottoirs ; ils sont humbles, satisfaits +et mangent avec entrain des mets très ordinaires.</p> + +<p>Tout ce Paris populeux, Mme Seyntis le distingue +à peine et n’en a cure ; elle est toute à l’idée que +M. Rochet va lui rendre l’espérance ou justifier sa +crainte. Et elle escalade rapidement les cinq étages +du professeur, bien que cette montée hâtive la rende +haletante. Elle s’en aperçoit seulement, tandis qu’elle +attend devant la porte close, après un coup de sonnette +bien nerveux.</p> + +<p>— M. Rochet est chez lui ?</p> + +<p>— Oui, Monsieur et Madame sont à table.</p> + +<p>Mme Seyntis est si absorbée par sa préoccupation +qu’elle répond machinalement.</p> + +<p>— Cela ne fait rien ! Je puis très bien lui parler +tandis qu’il dîne.</p> + +<p>Et derrière la jeune bonne qui n’ose l’arrêter, elle +entre dans la salle à manger où le jeune ménage +Rochet prend le repas du soir. La lumière, sous le +voile de porcelaine de la suspension, flambe gaiement +sur les cristaux et l’argent des couverts, sur les +bois clairs de la pièce <i lang="en" xml:lang="en">modern style</i>. Madame est en +robe de maison de batiste rosée ; près d’elle, est son +poupon, très affairé à recueillir des miettes de pain +sur la nappe. M. Rochet tient en main le couteau à +l’aide duquel il allait trancher dans le rosbif qui +saigne devant lui. Au spectacle de cette scène familiale, +Mme Seyntis s’arrête, saisie, ses instincts de +femme du monde réveillés ; et elle se sent accablée +de l’incorrection de sa conduite.</p> + +<p>— Monsieur Rochet, je vous fais toutes mes excuses +d’avoir ainsi envahi votre salle à manger ! Je n’ai +vraiment plus la tête à moi, après toute cette journée +d’émotion.</p> + +<p>— Je comprends, madame… Mais si vous voulez +passer dans le salon, nous causerons mieux de ce qui +vous amène.</p> + +<p>Mme Seyntis voit le rosbif qui attend et, confuse +derechef, elle dit hâtivement :</p> + +<p>— Non, monsieur, je vous en prie, continuez votre +dîner. Je voulais seulement vous demander votre +avis sur la version et le devoir français d’André dont +il n’est pas content.</p> + +<p>L’évocation de ce fâcheux événement ranime tout +l’émoi de Mme Seyntis, qui se désintéresse complètement +du rosbif, de la petite Mme Rochet, laquelle en +son for intérieur maudit cette visite impromptue, du +bébé qui prend une mine très fâchée parce que sa +mère l’empêche de culbuter un verre. M. Rochet, +lui-même, soupire d’être poursuivi par les examens +jusqu’en son <i lang="en" xml:lang="en">home</i>. Mais le moyen de ne pas accueillir +bien la mère d’un élève aussi fructueux qu’André +Seyntis ! Aussi il s’exécute bravement, abandonne +couteau et rosbif, prend le brouillon de la version et +commence à lire.</p> + +<p>Anxieuse, Mme Seyntis le regarde. Il n’a pas l’air +enthousiasmé, loin de là ! Le cœur battant, elle +écoute les commentaires, plutôt décourageants, dont +il ponctue les phrases. M. Rochet est un homme +consciencieux. Ce qu’il juge mauvais, il le dit d’un +ton doux et aimable, mais très net. Trompé par le +calme apparent de sa visiteuse, il lui dévoile tous les +méfaits littéraires commis par André, sans soupçonner +que le cœur de la pauvre mère se gonfle de chagrin, +quoiqu’elle fasse bonne contenance, disciplinée par +l’éducation mondaine.</p> + +<p>— Alors, monsieur Rochet, vous pensez qu’André +ne sera pas reçu ?</p> + +<p>— Madame, je le crains fort.</p> + +<p>Il y a une seconde de silence ; Mme Seyntis lutte +contre son émotion, contemplant, sans le voir, le +rosbif de plus en plus froid. La jeune Mme Rochet +devine son chagrin et la plaint ; mais, puisque le mal +est fait, souhaite qu’elle s’en aille pour que le dîner +s’achève… M. Rochet, lui, repris par l’engrenage, +réfléchit aux sottises écrites par son élève. Quant au +bébé, il lance triomphalement sa cuiller dans l’assiette +de sa mère. Tous tressautent, et Mme Seyntis, +rappelée à elle-même, se lève aussitôt, avec des mots +d’excuses, dont sa pensée est absente.</p> + +<p>Maintenant, elle a hâte d’être seule, tant elle sent +ses paupières chargées de larmes qu’elle craint de ne +pouvoir longtemps retenir. Et sa dignité lui interdit +de se trahir. Elle remercie M. Rochet de sa consultation, +serre machinalement la main de la jeune femme, +caresse d’un geste distrait la tête ronde du bébé… +Puis la porte retombée derrière elle, enfin ! elle se +trouve seule dans l’escalier où luit la flamme crue +d’un bec Auer. Par la fenêtre entr’ouverte sur la +nuit, on entend des rires qui viennent de la cour et le +heurt des assiettes que range une ménagère invisible.</p> + +<p>Cette fois, les larmes jaillissent des yeux de +Mme Seyntis et elle, — le <i>decorum</i> fait femme ! — elle +s’assoit, au hasard, sur une marche et pleure, +pleure, pleure… autant que si une irréparable catastrophe +s’était abattue sur elle.</p> + +<p>Pour la rappeler à elle-même, il faut, en bas, dans +le vestibule, le bruit de la porte d’entrée qui se ferme. +Quelqu’un monte.</p> + +<p>Vite, elle se dresse, tamponne son mouchoir sur +ses yeux, et se met en devoir de descendre. Un monsieur +la croise, et, sous la lumière, voit la trace des +larmes sur le visage altéré. Il salue avec respect, se +disant que cette dame si affligée vient, sans doute, +d’apprendre quelque douloureuse nouvelle, et il lui +offre l’hommage de sa compassion silencieuse.</p> + +<p>Elle ne le soupçonne guère et remonte en voiture, +accablée par toutes les conséquences de cet examen +manqué… Irritation de son mari qui fut jadis un +brillant élève, ignorant des échecs… Mauvaise +humeur d’André, contraint de travailler pendant les +vacances. D’où, tiraillements, scènes, séjour d’Houlgate +troublé, alors qu’elle souhaitait tant jouir du +retour de son frère !… Ah ! qu’a-t-elle fait pour mériter +une telle épreuve ?</p> + +<p>Et son regard interroge le ciel sombre, toujours +strié de lointains éclairs. Mais une averse a mis un +peu de fraîcheur dans l’air. Un souffle tiède erre sur +les feuilles. La nuit devient charmeuse. Des couples +flânent paresseusement ; et, dans l’ombre, les mains +se cherchent, les lèvres se rapprochent…</p> + +<p>Sur le balcon, dressé haut vers le plein ciel, le +jeune ménage Rochet veut jouir de la douceur du +soir. Mais Monsieur reste assombri des fâcheuses +révélations apportées par Mme Seyntis ; et sa petite +femme est dépitée devoir que, par sa seule présence, +elle ne le distrait pas de ses réflexions. Pour le +ramener à de meilleurs sentiments, elle appuie la tête +contre son épaule.</p> + +<p>— Ah ! Paul, je t’en prie, ne t’inquiète plus de ce +garçon et occupe-toi de moi qui ne t’ai pas vu de la +journée !</p> + +<p>Monsieur sourit et se penche très volontiers sur le +visage levé vers le sien… Alors, bien vite, et sans +peine, il oublie André, ses contre-sens, son piteux +devoir français, et trouve exquis de murmurer de +tendres et douces folies à la charmante jeune dame +que la loi et l’Église lui ont donnée pour compagne.</p> + +<p>Au bout d’un instant, certaine de sa victoire, c’est +elle qui reprend d’un ton de confidence :</p> + +<p>— Il est plutôt stupide, ton André, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Mais non ! mais non ! fait-il, paternel. C’est un +gentil petit cancre. C’est rare même qu’il me fasse un +devoir aussi idiot que celui-ci ! Aussi, c’est… embêtant +tout de même qu’il rate cet examen !</p> + +<p>Gamine, elle répète drôlement :</p> + +<p>— Embêtant pour lui ?</p> + +<p>— Et pour moi !… Les parents sont des êtres bâtis +de telle sorte qu’ils nous rendent invariablement responsables +des insuccès de leur progéniture.</p> + +<p>Madame mordille sa lèvre, et, d’un ton raisonnable, +approuve :</p> + +<p>— Ça, c’est vrai !… Enfin, tant pis, puisque nous +n’y pouvons rien… Et penser que notre Jacques +nous donnera peut-être, un jour, des émotions comme +celles de la pauvre Mme Seyntis ! Il est vrai que, +sûrement, ce sera un bûcheur comme son papa !</p> + +<p>Et elle a un regard caressant vers son seigneur et +maître. Ce regard glisse ensuite vers la chambre, +riante en ses tentures de voiles de Gênes, où le +poupon sommeille sous le tulle de ses rideaux, près +du grand lit conjugal, préparé pour la nuit.</p> + +<p>M. et Mme Rochet, rapprochés sur leur balcon, +oublient, cette fois, tout à fait André et son +bachot.</p> + +<p>Cependant, Mme Seyntis, lamentable, roule vers sa +somptueuse demeure… La voiture s’arrête. La mort +dans l’âme, elle rentre dans le petit salon où Guillemette +fait vaguement du filet, — c’est la mode, — gagnée +par l’agitation d’André qui se meut, tel un +écureuil dans une cage, l’air si bourru, que Mad +n’ose plus lui faire part de sa tendre sympathie.</p> + +<p>Tous trois ont la même interrogation :</p> + +<p>— Eh bien ? mère.</p> + +<p>— Ah ! mon pauvre enfant, tu avais raison : ta +version est pleine de contre-sens, et ton devoir français +est un des plus mauvais que tu aies faits !</p> + +<p>Tableau ! André est furieux contre les examens, +les professeurs, les travaux supplémentaires qu’il +entrevoit… — pas contre lui-même. Mme Seyntis est +très émue. Mad repleure. Guillemette pense que +les garçons semblent avoir été créés pour jeter la +perturbation dans les familles.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Ils sont pénibles, les jours qui suivent, en attendant +que le jury ait définitivement décidé du sort +d’André. M. Seyntis, retour d’Angleterre, a fulminé +contre son héritier, justement responsable de la +catastrophe. Sans grand espoir d’un miracle, +Mme Seyntis a pieusement redoublé ses invocations +aux saints, protecteurs des examens. André est allé +déjeuner avec les vicaires de sa paroisse ; et il a été +gratifié de si paternels encouragements qu’il est tout +prêt à croire que, par pure malice, M. Rochet lui a +découvert des contre-sens. M. le curé lui-même, — à +qui depuis sa tendre enfance sa mère l’envoie déverser +les secrets de sa jeune conscience, — n’a pas semblé, +du tout, considérer la partie comme perdue.</p> + +<p>Tout de même, il voudrait bien avoir la certitude +que la bonne chance l’a favorisé, si peu qu’il l’ait +aidée. Or, cette douce espérance, un entretien avec +M. Rochet la lui enlève et son dernier mot, alors qu’il +part chercher son arrêt, est celui-ci :</p> + +<p>— Vous savez, maman, ne vous attendez à rien +de bon ! Je suis fichu !</p> + +<p>Mme Seyntis en a terriblement peur. Aussi, c’est +avec une vraie fièvre que, ce matin-là, elle donne ses +ordres et remplit, avec son habituelle conscience, +ses devoirs quotidiens de maîtresse de maison. A +toute minute, ses yeux vont à la pendule… André +arrive… Il va savoir… Et elle aussi saura… Maintenant, +il est inutile d’invoquer les puissances célestes !</p> + +<p>Une sonnerie au téléphone. Sûrement, c’est la nouvelle ! +Elle est toute blanche et sent, en tout son être, +que les examens sont un supplice pour les mères. +Elle se répète, dans une crainte nerveuse de la déception :</p> + +<p>— Il est refusé ! Certainement, il est refusé !</p> + +<p>Et elle reste immobile devant son téléphone, ayant +une peur lâche, aussi bien d’entendre que d’interroger…</p> + +<p>Pourtant, à quoi bon hésiter davantage ? Il faut +bien accepter les épreuves, les supporter…</p> + +<p>— Allo !… Allo !…</p> + +<p>Quelqu’un parle dans le téléphone. Instinctivement, +elle écoute. Mais elle est si troublée que les +mots lui arrivent vides de sens, en un bruit confus. +Elle demande :</p> + +<p>— Parlez plus nettement ! Je ne comprends pas !</p> + +<p>— Reçu ! Il est reçu ! articule la voix de M. Seyntis.</p> + +<p>Une bouffée de joie monte, étourdissante, au cerveau +de Mme Seyntis.</p> + +<p>Elle répète, n’osant croire qu’elle ne se trompe +pas :</p> + +<p>— Il est reçu ?… Vous dites qu’il est reçu ?</p> + +<p>— Oui, reçu ! fait encore la voix lointaine de +M. Seyntis. Je ne sais par quel miracle. Mais l’évidence +est là !… Notre gamin passe en ce moment +l’oral. Je retourne l’entendre. J’espère que la chance +sera pour lui jusqu’au bout !</p> + +<p>Mme Seyntis ne demande pas autre chose. Ah ! +oui, André reçu avec les devoirs dont il est coupable, +c’est un miracle ! Elle en est si convaincue qu’elle n’a +plus une seconde d’inquiétude sur le résultat définitif. +Ses ferventes prières ont été exaucées ; et comme +le lui avait prédit Guillemette, il lui a porté bonheur +d’avoir rendu service à Mademoiselle.</p> + +<p>Ah ! la joyeuse matinée, après ces trois jours d’angoisse. +Mme Seyntis se sent la légèreté d’un papillon ; +et son âme pieuse se répand en actions de grâces. +Vite, elle fait prévenir M. le curé.</p> + +<p>A midi, André arrive en coup de vent :</p> + +<p>— Je suis reçu ! reçu !… J’ai dit des inepties en +allemand et dans le cours du Rhône !… Mais ça n’a +rien fait !</p> + +<p>Il exulte et, dans la sincérité de son âme, trouve sa +réussite toute naturelle. Comme lui pense Mad qui +témoigne son allégresse par une danse de sauvage.</p> + +<p>— Mère, je suis un peu en retard. J’ai voulu annoncer +à M. le curé le bon résultat qu’il m’avait prédit.</p> + +<p>— Tu as bien fait… Je lui avais déjà envoyé un +mot…</p> + +<p>Nouveau coup de timbre. C’est M. Seyntis. Lui +aussi est satisfait, quoique fort surpris de cette conclusion +inespérée ; et, tout en posant sur la table +son chapeau et ses journaux, il explique gaiement à +sa femme :</p> + +<p>— Quelle diable d’idée avait eue Rochet de nous +tourmenter ainsi ? M. le curé avait été un plus +aimable prophète, j’ai passé chez lui pour le lui faire +savoir…</p> + +<p>Décidément, M. le curé n’ignorera pas qu’André +Seyntis a été reçu à son bachot par un heureux +coup du sort dont le pourquoi demeurera un mystère.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">IV</h2> + + +<p>Sous la nacre du ciel, les vagues poudrées de lumière +ont des courbes molles d’où jaillissent des +aigrettes d’argent. Une senteur de mer et de fleur +monte des eaux qui ondulent sur le sable, de la floraison +des massifs, épandus sur les terrasses, dans +les jardins brûlants, ivres encore du soleil d’août qui +s’abaisse lentement vers l’horizon clair. Devant les +fenêtres de sa sœur, André clame :</p> + +<p>— Guillemette, es-tu prête ? Maman dit qu’il va +être l’heure de partir pour la gare, si nous ne voulons +pas manquer l’oncle.</p> + +<p>— Je viens, je viens ! annonce Guillemette qui, +sans nulle hâte, achève de se mettre en tenue de +sortie.</p> + +<p>Par amour de l’art, — est-ce pour cela vraiment ? — elle +a fait de son mieux à cette fin d’offrir à son +oncle, dès l’arrivée, un agréable spécimen de jeune +Parisienne. A-t-elle réussi ? Pour s’en assurer, malgré +les appels sonores d’André, elle demeure encore +une seconde, debout devant la psyché qui occupe un +des angles de la chambre, sous la pleine clarté tombant +de la fenêtre. Elle tire, puis relève quelques +petites mèches folles de cheveux, sous sa grande +capeline de paille, arrange dans sa ceinture, où +se fanent des roses, les plis de la blouse de mousseline, +inspecte la peau immaculée de ses souliers de +daim blanc… Tout cela n’est pas mal, pas mal du +tout !…</p> + +<p>Encore un appel. Cette fois, c’est Mme Seyntis +qui, à son tour, jette un « Guillemette ! » presque +impatient.</p> + +<p>— Me voici, maman. J’accours !</p> + +<p>Guillemette saisit au vol ses gants, son ombrelle, +et comme un tourbillon blanc, apparaît sur le +perron, histoire de ne pas faire attendre sa mère, en +fillette bien élevée, car elle sait que l’heure du train +n’est pas encore toute proche.</p> + +<p>En effet, comme d’ordinaire, Mme Seyntis, aiguillonnée +par la crainte d’être en retard, est de beaucoup +en avance. La gare est encore à peu près sevrée +de voyageurs. André en profite pour observer, à son +aise, les manœuvres des employés et se campe mal +à propos sur leur chemin, quand ils évoluent avec +des marchandises à charger. Mad le suit comme toujours. +Guillemette, frottant l’asphalte du bout de son +ombrelle, se demande, curieuse, si elle va retrouver +le sérieux oncle René d’autrefois… Et Mme Seyntis +songe à s’asseoir, car son émotion lui donne une +soudaine lassitude.</p> + +<p>Un voyageur a encombré le banc de ses paquets +et a l’air très mécontent que Mme Seyntis manifeste +l’intention d’y prendre place. Elle, d’ordinaire, +est la mansuétude même ; mais l’arrivée de son +frère lui donne des nerfs très vibrants. Comme ce +voyageur n’a pas l’air de se douter qu’il devrait +écarter son chargement, elle repousse les paquets +sans plus de cérémonie.</p> + +<p>L’homme tressaute.</p> + +<p>— Mais, madame, prenez garde ! Ce sont des marchandises +qui payent…</p> + +<p>Mme Seyntis regarde de haut en bas cet inconnu +qui se permet de lui parler ; et elle réplique vertement, — le +sans-gêne lui est odieux :</p> + +<p>— Les bancs sont pour les voyageurs, non pour +les marchandises !</p> + +<p>Et elle s’assied à la place qu’elle s’est faite. Elle est +un peu rouge, parce qu’elle déteste se voir en évidence +et vient de remarquer que des voyageurs ont +entendu le colloque et sourient. D’elle ? de ce malotru ? +Pendant une seconde, Mme Seyntis est si contrariée +de l’incident qu’elle en oublie son cher voyageur.</p> + +<p>Mais André revient affairé.</p> + +<p>— Le train est signalé. Vous entendez ? maman.</p> + +<p>Mme Seyntis n’entend rien du tout. Mais cependant +elle se lève comme si la locomotive entrait en +gare. Guillemette vient près d’elle. D’un geste machinal, +elle relève de petits cheveux sur sa nuque.</p> + +<p>Un sifflement aigu, un panache de fumée, un bruit +sourd qui grandit et le train arrive en grondant. Des +portières s’ouvrent ; Mme Seyntis est toute pâle et +mordille sa lèvre qui tremble.</p> + +<p>— René ! Ah ! voici René !</p> + +<p>Et oublieuse de sa réserve coutumière, elle court +vers le voyageur qui saute de wagon, et l’embrasse +avec effusion, sans souci des regards.</p> + +<p>Discrètement, Guillemette, Mad, André sont restés +un peu en arrière ; mais tous trois contemplent leur +oncle avec un juvénile intérêt.</p> + +<p>II est grand, brun, a des yeux très noirs, un teint +brûlé qu’accentue l’éclair d’ivoire de très belles dents +et la blancheur immaculée du col qui enserre le cou ; +une tenue de <span lang="en" xml:lang="en">clubman</span> élégant et correct, — aucune +recherche de chic, — avec ce quelque chose qui trahit +l’officier en civil.</p> + +<p>C’est à peu près ainsi que Guillemette se le rappelait. +Pourtant, elle ne le voyait pas si bronzé et elle +lui croyait l’air plus froid, plus sévère. Il est vrai +qu’en ce moment, il sourit en tenant les deux mains +de Mme Seyntis, dont les joues, maintenant empourprées, +sont humides.</p> + +<p>Elle est tellement toute à la joie de ce retour, +qu’elle en accepte sans contrariété l’annonce que son +mari, retenu pour affaires, ne pourra arriver que le +lendemain. Elle répète, comme le cri même de son +cœur :</p> + +<p>— René ! mon René !… Quel bonheur de te retrouver !… +Mais j’oublie de te présenter tes neveu et +nièces !… pense-t-elle soudain.</p> + +<p>— Laisse-moi les reconnaître ! Marie… Ce grand +garçon, c’est André… Et celle-ci, ce doit être la +jeune Mad… Et… est-ce que vraiment cette belle +demoiselle est ma nièce Guillemette ?… Ah ! le +temps !… le temps !… Il y a décidément bien des +années que je suis parti… Je peux embrasser ? +Marie.</p> + +<p>— Mais bien entendu ! Quelle question !</p> + +<p>— Vous permettez aussi ? Guillemette. En l’honneur +de mon arrivée.</p> + +<p>Elle lui tend ses joues fleurant l’œillet et la jeunesse ; +et elle éprouve une bizarre impression de surprise, +à sentir sur son visage l’attouchement de ces +lèvres masculines, le frôlement de la moustache qui +garde un parfum vague de bon cigare.</p> + +<p>C’est qu’aussi l’oncle René ne la tutoyant plus, la +traitant en grande personne, lui paraît un étranger, +un oncle tout neuf dont elle ne sait rien, si ce n’est +qu’il a l’air de la trouver gentille à voir. Cela ne lui +est pas désagréable du tout ; et avec une bonne grâce +parfaite, elle accepte le regard attentif, étonné, pénétrant +des yeux noirs, qui semble vouloir aller jusqu’au +fond de l’âme.</p> + +<p>— Laissez-moi vous contempler un peu, Guillemette. +Je ne sais pourquoi, je n’avais pas pensé que +je vous retrouverais une jeune fille. Quel âge avez-vous +donc ?</p> + +<p>Elle a un rire léger, amusée de la question qui lui +rappelle le temps où elle était une petite fille très +indisciplinée, souvent morigénée par l’oncle si sage.</p> + +<p>— J’ai pris des années, mon oncle. J’ai passé les +âges qui s’avouent en dehors de la famille. Mes dix-huit +ans sont venus en janvier dernier.</p> + +<p>— Mes compliments, ma nièce. Vous êtes décidément +entrée dans le clan des personnes sérieuses.</p> + +<p>— Hum ! hum ! fait, avec un peu de malice, +Mme Seyntis chez qui l’arrivée de son frère semble +ranimer la gaîté de sa jeunesse.</p> + +<p>— Maman, maman, ne soyez pas taquine et reconnaissez +que vous pourriez avoir une fille beaucoup +plus détestable ! Je m’applique à être si gentille !</p> + +<p>— Ah ! tant mieux, ma nièce, car j’espère que +votre gentillesse voudra bien se faire sentir jusqu’à +moi !</p> + +<p>— Bien sûr, si vous le méritez, oncle René. Ma +bonté s’étend à toute la nature, comme on dit en +poésie.</p> + +<p>Elle lui glisse cela, d’un accent qui est un délicieux +amalgame de coquetterie et de candeur. De nouveau, +les yeux noirs arrêtent un regard de curiosité sur +elle qui ressemble si peu à la jeune fille que fut sa +mère autrefois. Quel monde, à lui inconnu, semble +enfermer cette jolie forme souple !</p> + +<p>Le train s’ébranle de nouveau vers Cabourg. Et +Mme Seyntis, alors arrachée à sa joie, s’avise qu’il +serait préférable de regagner les <i>Passiflores</i>. C’est, +aussitôt, le prosaïque souci des bagages à reconnaître. +Les porteurs se précipitent ; le chef de gare lui-même +s’empresse, Mme Seyntis étant un personnage à +Houlgate ; et l’oncle René donne ses ordres avec le +parler net et bref des hommes habitués au commandement.</p> + +<p>— Mon oncle, vous revenez en voiture, n’est-ce +pas ? insinue Mad, qui trouve son oncle très bien et a +envie de lui dire quelque chose d’aimable pour qu’il +s’occupe d’elle.</p> + +<p>— Ma nièce, je crois que j’aurai la force de marcher !</p> + +<p>— Ah ! marmotte la petite, désappointée. Mais c’est +que maman, elle, déteste la marche.</p> + +<p>— Eh bien, nous monterons tous en voiture avec +« maman ». Marie, je suis à toi, j’en ai fini avec les +bagages.</p> + +<p>Devant la gare, stationne la Victoria dont les chevaux +battent la poussière.</p> + +<p>— Guillemette, mets-toi près de moi, dit Mme Seyntis ; +Mad se glissera entre nous, et nous laisserons le +siège de devant pour nos deux garçons.</p> + +<p>Le second garçon, c’est l’oncle René. Cela amuse +Guillemette d’entendre Mme Seyntis traiter avec tant +de désinvolture ce frère qui la dépasse de toute la +tête et dont le visage, quand il ne sourit pas, est plutôt +sévère. Ah ! l’oncle René n’a pas l’air d’un jeune +homme flirt ; rien d’un frivole danseur de cotillon !</p> + +<p>Guillemette le considère assis devant elle tandis +qu’il cause gaiement avec sa mère. Est-ce lui qui a +rajeuni ou elle qui a vieilli ? mais bien moins qu’autrefois, +il lui paraît un monsieur d’âge, quelque +chose comme un jeune père…</p> + +<p>Et sa pensée audacieuse de petite Ève se demande +ce qu’il y a derrière ce masque sérieux, calme, mais +un brin austère… Un masque énergique, aux lignes +très nettes, coupé par la barre des sourcils, droits +comme doit l’être la volonté du capitaine Carrère. +Mais les yeux qui regardent sous ces sourcils impérieux +ont quelque chose de très bon… Et comme la +voix brève a parfois des inflexions tendres pour +s’adresser à Mme Seyntis !…</p> + +<p>Peut-être il parlait ainsi à Nicole. Pourtant, il n’a +pu la charmer, faire qu’elle ne redoutât pas ce qu’elle +appelait, plutôt moqueuse, la « sagesse » de René +Carrère… Dans le souvenir de Guillemette, jaillit la +vision de la jeune femme, en ce jour d’été où, devant +les étoffes soyeuses, quelques mots, dits par hasard, +ont, tout à coup, évoqué un passé enseveli comme +le sont les morts. Sous sa capeline enguirlandée de +roses, Nicole avait des yeux songeurs, tristes même, +tandis qu’elle parlait en souriant, avec des lèvres +qui semblaient frémissantes, de ces choses finies. +Bien finies ?… Dans quelques semaines, à Houlgate, +lui et elle vont se revoir, vivre l’un près de l’autre.</p> + +<p>Guillemette est si intéressée par ce problème sentimental, +qu’elle est saisie de s’entendre tout à coup +interpellée :</p> + +<p>— Guillemette, ma nièce, est-ce que vous êtes toujours +silencieuse ainsi ?</p> + +<p>Avec malice, elle jette, l’air sage :</p> + +<p>— Comme toutes les personnes raisonnables, mon +oncle, j’ai mes heures de méditation.</p> + +<p>— Ah ! très bien !… très bien !… Marie, tu avais +honteusement calomnié cette jeune fille en la traitant +de gamine ! Et peut-on vous demander l’objet de +votre méditation, ma chère nièce ?</p> + +<p>Elle devint toute rouge comme si les yeux de l’oncle +René allaient lire en elle, et le sourire où il y a de +l’enfant et de la femme retrousse ses lèvres :</p> + +<p>— Je compare l’oncle René d’autrefois avec celui +d’aujourd’hui !</p> + +<p>— Il y a changement sensible ?… Vous me trouvez +bien vieux, avouez, Guillemette. Je vous fais, plus +que jamais, l’effet d’un oncle ?</p> + +<p>Elle secoue la tête.</p> + +<p>— Non, au contraire… J’avais gardé le souvenir +d’un oncle René très grave, un peu… croquemitaine… +Mais vous avez l’air beaucoup plus… plus à ma portée…</p> + +<p>— Ah ! tant mieux ! Car j’ai grande envie que vous +me trouviez un oncle charmant, déclara-t-il joyeusement, +tandis que Mme Seyntis s’exclame :</p> + +<p>— Voyons, Guillemette, ne commence pas à dire +des sottises !</p> + +<p>Elle est un peu déroutée par la transformation que +le temps semble avoir opérée dans les rapports de +son frère et de Guillemette. Elle, aussi, au premier +moment, a été surprise qu’il ne la tutoyât plus. Pourtant, +elle ne lui a pas rappelé ses habitudes d’antan. +Les années qui viennent de s’écouler ont creusé un +invisible sillon et tracé des distances.</p> + +<p>— Et vous ne me gronderez plus, mon oncle ?</p> + +<p>— Oh ! je ne me le permettrais pas…</p> + +<p>— Hum, hum ! Vous êtes très sage et moi, je ne le +suis guère !</p> + +<p>— Guillemette, soyez bonne, ne vous moquez pas +de moi !… et donnez-moi seulement la permission de +vous gâter !</p> + +<p>— Oh ! je ne demande pas mieux ! J’adore qu’on +me gâte !</p> + +<p>Elle a parlé avec tant de conviction que tous se +mettent à rire. Mad pense qu’elle aussi aime à être +gâtée. Mais elle n’ose pas le dire !</p> + +<p>La voiture roule dans les avenues claires que bordent +des villas aux terrasses fleuries de géraniums +roses. Des femmes, en robe blanche, passent sous le +dôme feuillu des arbres. Des attelages filent, d’une +impeccable élégance. Un honnête tramway, antique +et modeste, corne éperdument pour annoncer qu’il +va s’ébranler vers Cabourg. Les nourrices font jouer +les tout petits sur la place ombreuse d’où partent les +avenues plantées de vieux arbres et le large chemin +qui descend vers la plage.</p> + +<p>— Ah ! mon petit Houlgate n’a pas changé depuis +quatre ans ! Comme je le retrouve pareil à lui-même !… +fait l’oncle René de cet accent qui assouplit étrangement +sa voix… Si pareil que, n’étaient ces jeunes visages, +je pourrais croire que j’ai rêvé mon séjour en +Afrique. Ah ! la mer, la mer française !</p> + +<p>L’oncle René regarde avec une sorte d’avidité les +eaux qui miroitent somptueusement, telle une immense +nappe étincelante, hérissée, près du rivage, +par les sombres silhouettes de roches basses, noires +de varechs.</p> + +<p>Mais la voiture tourne brusquement et s’engage +sous la haute porte couronnée de clématites, derrière +laquelle s’allonge le parc, avec la perspective charmante +des massifs en fleurs, des allées poudrées de +sable sous la dentelle des branches.</p> + +<p>Derrière les fenêtres ouvertes, les rideaux se soulèvent, +à la brise du crépuscule. Au pied du perron, +sous les arbres, les sièges groupés ont un air d’intimité.</p> + +<p>— René, te voilà chez toi ! dit affectueusement +Mme Seyntis. Les <i>Passiflores</i> te souhaitent la bienvenue !</p> + +<p>Il lui sourit ; et il y a une sorte de ferveur joyeuse +dans son accent quand il répond :</p> + +<p>— Que c’est bon, le <i lang="en" xml:lang="en">home</i>, comme disent nos voisins… +Surtout après un exil de plus de quatre +années !</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Guillemette serait peut-être un peu embarrassée +d’expliquer par quelle suite de sentiments complexes, +pendant le dîner qui est d’une animation inaccoutumée, +elle trouve agaçant de voir l’oncle René répondre +généreusement aux questions d’André sur Madagascar ; +questions qui en amènent d’autres de +Mme Seyntis, de sorte que l’oncle René semble transformé +en conférencier. Quand il cause ainsi, elle le +retrouve tel qu’autrefois, alors qu’il ne parlait jamais +que de choses sérieuses, au temps où il a effrayé Nicole +de sa haute raison. Mademoiselle aussi se mêle +discrètement à la conversation parce qu’il y est question +de géographie.</p> + +<p>Dieu ! qu’ils disent donc tous des paroles instructives ! +Guillemette se croit revenue au temps où elle +subissait de doctes cours.</p> + +<p>Mais si elle est peu charmée de trouver son +oncle à ce point prolixe de renseignements sur Madagascar, +elle ne peut s’empêcher de s’intéresser à +certains détails pittoresques qui colorent ses explications, +au sentiment profond qu’elle devine en lui +pour les choses de sa carrière. Ah ! il est un soldat +convaincu !</p> + +<p>Cependant, si occupé soit-il par l’obligation de +répondre aux questions qui pleuvent dru sur lui, il +s’aperçoit assez vite que Guillemette écoute silencieuse, +ouvrant de larges prunelles où se jouent les +reflets de sa pensée.</p> + +<p>Et il demande :</p> + +<p>— Ce sont mes sempiternels récits qui vous rendent +muette ainsi ? Guillemette.</p> + +<p>— Mon oncle, je m’instruis…</p> + +<p>— Que vous êtes donc sage ! ma nièce.</p> + +<p>— Suffisamment à votre gré ? oncle René. Car +j’imagine que vous ne devez apprécier que les jeunes +personnes dont les qualités sérieuses sont à toute +épreuve… Ah ! quelle tante parfaite vous me donnerez +sûrement !</p> + +<p>— Une tante ? répète-t-il, saisi. Puis il se met à +rire :</p> + +<p>— Ah ! vous ne perdez pas de temps, petite Guillemette. +A peine suis-je débarqué que vous me mettez +en ménage…</p> + +<p>— C’est pour votre bonheur, mon oncle.</p> + +<p>— Espérons-le, ma nièce.</p> + +<p>Il dit cela si gaiement que Guillemette est tout à coup +pénétrée de la certitude qu’il est consolé d’avoir perdu +Nicole. Et, en fin de compte, sans savoir pourquoi, elle +préfère qu’il en soit ainsi. Elle s’amuse de le voir assez +effrayé par la promesse de Mme Seyntis de faire prochainement +défiler devant lui les plus charmantes +filles qu’elle ait pu trouver, en ses relations, capables +de lui apporter le bonheur conjugal.</p> + +<p>Aussi, en se levant de table, entend-il sa jeune +nièce lui glisser d’un ton encourageant :</p> + +<p>— Soyez tranquille, oncle René, le premier flot +des invités n’arrive que la semaine prochaine. Vous +avez encore huit grands jours de pleine liberté !</p> + +<p>Le dîner est fini. Les portes-fenêtres du salon sont +large ouvertes sur la terrasse, blanche de clair de +lune, où les arbres détachent des ombres mouvantes. +Un souffle tiède fait, par instants, trembler la flamme +des lampes et apporte du jardin un arome de fleurs…</p> + +<p>Guillemette s’approche de la fenêtre, laissant Mademoiselle +s’installer paisiblement avec son ouvrage. +Mme Seyntis est appelée au dehors par un ordre +à donner.</p> + +<p>— Guillemette, vous n’avez pas froid ?… Vous avez +un corsage si léger !</p> + +<p>C’est l’oncle René qui l’a suivie. Elle tourne la tête +vers lui, dont la haute taille se découpe sur la +lumière de la lampe. La tenue du soir lui va bien…</p> + +<p>— Il ne fait pas froid, mon oncle. C’est exquis, +une soirée comme celle-ci !</p> + +<p>— Oh ! oui exquis ! répète-t-il avec cette sorte +d’allégresse contenue qu’elle a déjà surprise dans son +accent. Je ne soupçonnais pas à quel point il me +semblerait bon de retrouver ma maison familiale et +ceux qu’elle abrite !</p> + +<p>Il la regarde avec un plaisir si évident, que le +démon de la coquetterie frétille incontinent en sa +jeune cervelle, y allumant un naïf désir de conquête, — revanche +des admonestations de l’oncle, jadis.</p> + +<p>Elle est perchée sur le bras d’un divan ; la pointe +effilée de son soulier bat le tapis, et sa main tourmente +un coussin. La clarté des lampes caresse le +visage spirituellement mobile, l’ardente étoile des +yeux, les lèvres qui ont une délicieuse expression de +gaminerie câline pour interroger :</p> + +<p>— Ce n’est pas seulement maman, dites, oncle +René, que vous êtes content de revoir !… C’est un +peu nous aussi, les enfants.</p> + +<p>— Vous en doutez ? Guillemette.</p> + +<p>— Je me souviens, mon oncle, qu’autrefois, vous +me trouviez une créature insupportable !</p> + +<p>Il a un geste de protestation.</p> + +<p>— Oh ! mais si, mon oncle… Certainement je me +suis assagie ; mais il est positif que je vous agacerai +encore plus d’une fois, que vous aurez la forte tentation +de me gronder… Après tout, tant pis ! Nous en +serons quittes pour nous réconcilier ; ne pensez-vous +pas ?</p> + +<p>— Je le pense ! Mais j’espère bien, quoi que vous +en disiez, que nous n’aurons pas à nous réconcilier !… +C’est étonnant, toutefois, comme vous ressemblez peu +à votre mère !</p> + +<p>— Sûrement, à mon âge, maman valait mieux que +moi, reconnaît Guillemette avec conviction. Je voudrais +être à sa hauteur, mais c’est impossible ! Les +éléments font défaut. Maman est comme vous, mon +oncle, taillée dans de l’étoffe de sagesse !</p> + +<p>René rit gaiement :</p> + +<p>— Guillemette, je crains que vous ne vous illusionniez, +quant à la valeur de mon étoffe qui doit être +bien tramée, comme on dit, je crois.</p> + +<p>— Parfaitement, mon oncle. Tant mieux si vous +n’êtes pas si sage que je le craignais. Une chose certaine, +c’est que vous ne me faites plus, autant qu’il y +a quatre ans, l’effet d’un monsieur respectable !</p> + +<p>— Ah ! tant mieux ! s’écrie René un peu réconforté, +car il éprouvait un vague agacement à se voir juché +sur un piédestal de vertu et d’austérité par cette malicieuse +fillette.</p> + +<p>— Guillemette, à mon tour, je vous adresse une +demande. Ne me traitez pas en vieux monsieur, mais +en camarade !</p> + +<p>— Oh ! pour cela, mon oncle, ce serait trop irrévérencieux. +Mettons, si vous voulez, en ami !</p> + +<p>— C’est cela, nous serons amis… Mais des amis +doivent bien se connaître et, pour moi, qui viens +de si loin, vous êtes le mystère. Ne prenez pas mes +paroles pour un mauvais compliment, mais pour un +simple désir de me renseigner… Guillemette, je +m’imagine que vous êtes terriblement coquette !</p> + +<p>Elle rit et son jeune visage a une indéfinissable +expression :</p> + +<p>— Mon oncle, on fait ce qu’on peut !</p> + +<p>Il se demande ce qu’elle veut dire et en éprouve +de nouveau une secrète impatience. Se moque-t-elle +de lui ? Il répète :</p> + +<p>— On fait ce qu’on peut pour ?…</p> + +<p>— Pour… pour être en gré, auprès de tout le +monde… Voilà !</p> + +<p>Il va la questionner encore avec une sourde irritation +de ne savoir pas mieux débrouiller la pensée +intime de cette petite fille. Mais Mme Seyntis qui +rentre dans le salon l’appelle.</p> + +<p>— René, viens-tu un peu sur la terrasse ? Il fait +très doux ce soir…</p> + +<p>Et il obéit, trouvant tout de suite un singulier bien-être +à la pensée qu’avec sa sœur, il va être en parfaite +communauté d’esprit. Elle a une âme limpide dans +laquelle il est aisé de lire…</p> + +<p>Sous la lampe, Mademoiselle continue à faire mouvoir +les aiguilles de son tricot, d’un doigt machinal, +car sa pensée est à Paris, enfuie vers le modeste logis, +d’où l’impitoyable raison a seule pu l’isoler. Dans +cette famille étrangère, elle se sent isolée, si bienveillant +soit-on pour elle, et, le soir surtout, la nostalgie +de son <i lang="en" xml:lang="en">home</i> s’abat sur elle, très douloureuse.</p> + +<p>Sur la terrasse, André et Mad se font part de leurs +impressions au sujet de l’oncle, qu’André déclare un +« chic type », noir comme une bouteille d’encre ! +ajoute-t-il sans respect ; ce qui éveille les protestations +indignées de Mad.</p> + +<p>Guillemette laisse de côté les uns et les autres et va +s’asseoir à l’écart dans un vaste <i>rocking-chair</i> où sa +svelte personne semble disparaître toute, et, contemplant +dans le velours sombre du ciel l’éclair +des étoiles filantes, elle songe vaguement à toute +sorte de choses imprécises qui lui font l’âme +joyeuse.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">V</h2> + + +<p>Dans la déchirure des nuages lourds de pluie, vient +de jaillir un frêle rayon de soleil. Guillemette pense +que le jardin doit sentir bon la verdure mouillée et +elle insinue, d’une voix engageante :</p> + +<p>— Voici qu’il fait beau. Nous pourrions peut-être +nous aventurer dehors…</p> + +<p>Un orage a éclaté dans la nuit et le jour dominical +est lamentable, troublé par des averses rageuses et +des bourrasques qui soulèvent la mer en grosses +vagues dont l’écume est poudrée de sable.</p> + +<p>Guillemette serait seule au logis qu’elle ne reculerait +ni devant les averses ni les bourrasques pour +s’en aller trotter dehors. Mais juste, ce dimanche, +Mme Seyntis a invité à venir déjeuner aux <i>Passiflores</i> +des châtelains du voisinage avec qui elle entretient +des relations de politesse. Ils sont considérablement +riches, honnêtement provinciaux, ne quittent leurs +vastes domaines que pour trois mois de séjour à +Caen, dans un vieil hôtel dont les antiquaires du cru +célèbrent les trésors. Tout récemment, M. le curé +d’Houlgate a fait un tel éloge de l’aînée des jeunes +filles que, songeant à son frère, Mme Seyntis a réfléchi +qu’il était peut-être sage de lui faire rencontrer +Louise de Mussy ; et cela, avant que le brouhaha des +réceptions estivales ait commencé aux <i>Passiflores</i>. Car +ce paraît être une jeune fille qui ferait pour lui une +femme parfaite : « Vingt-deux ans, d’une instruction +« considérable », a dit M. le curé, pieuse, bonne +ménagère, de physique agréable… »</p> + +<p>Mais comme Mme Seyntis a constaté que René envisage +sans enthousiasme la question mariage, elle +s’est bien gardée de lui faire part de ses rêves matrimoniaux +au sujet de Louise de Mussy et s’est bornée +à souhaiter qu’un beau temps permette les promenades +dans le parc, favorables aux conversations.</p> + +<p>Hélas ! la nature est demeurée sourde aux désirs de +Mme Seyntis ; et celle-ci est d’autant plus navrée +des cataractes versées par le ciel, qu’elle sait son mari +agacé de devoir subir une invasion sans agrément +pour lui et Guillemette sourdement de méchante +humeur, devant la nécessité de se répandre en amabilités +pour des indifférents dont elle ne sait pas +apprécier les mérites.</p> + +<p>C’est sous une pluie diluvienne que l’équipage des +de Mussy a fait son apparition ; et Mme Seyntis, si +hospitalière fût-elle, n’a pu s’aventurer pour les +accueillir, sur le perron ruisselant. Aussi s’est-elle +répandue en exclamations désolées, l’air aussi contrite +que si elle était responsable de l’état du ciel, et Mme de +Mussy s’est empressée de lui répondre par des protestations +de plaisir. C’est une forte personne, très +bonne, toujours souriante et affairée, d’une loquacité +monotone, intarissable, richement alimentée par tous +les riens qui occupent sa cervelle.</p> + +<p>Son mari est un type parfait de gentilhomme campagnard, +robuste, d’une belle allure à la François I<sup>er</sup>, +haut en couleur, que son seul aspect révèle bon mangeur, +solide buveur et joyeux compagnon de chasse.</p> + +<p>Les deux jeunes filles sont la correction personnifiée, +quant à la tenue et à la toilette, — habillées +en Parisiennes sans chic. L’aînée est jolie, avec des +traits froidement réguliers, un regard très intelligent +de créature qui sait bien ce qu’elle veut et arrive toujours +à le faire. Sa sœur est timide et quelconque. Elle +lève des yeux de brebis effarouchée sur M. Seyntis, +en réponse à ses paroles courtoises de bienvenue, et +ensuite sur René Carrère qui lui a été présenté comme +à sa sœur.</p> + +<p>Celle-ci a beaucoup plus d’assurance ; et à peine +assise à table auprès de René, — par les soins +diplomatiques de Mme Seyntis, — elle s’est prêtée +avec une évidente bonne grâce à la conversation qu’il a +entamée avec elle… Par politesse, a décrété, en son +for intérieur, Guillemette qui, placée à l’autre extrémité +de la table, ne peut entendre leurs paroles.</p> + +<p>Est-ce seulement par politesse qu’il poursuit une +conversation qu’elle ne laisse pas tomber ? Ses yeux +ont une expression attentive et un peu étonnée ; +comme s’il ne s’attendait pas aux paroles qu’elle lui +dit. Que peut-elle bien lui raconter ? Elle parle, très +sobre de gestes. Quand elle sourit, la régularité de +ses traits s’éclaire agréablement et Guillemette, qui +l’observe, songe que si elle était mieux coiffée, +l’ombre des cheveux adoucissant le large dessin +du front, s’il y avait un peu plus de grâce capricieuse +dans sa toilette, moins de raideur dans la +taille, Louise de Mussy ferait, en somme, une jolie +femme.</p> + +<p>Est-ce que l’oncle René devinerait cela, malgré +l’austérité de ses goûts ?</p> + +<p>Guillemette est agacée d’être étrangère à leur conversation. +Tout à coup, son oreille arrête au passage +les mots « patronage… moralisation du peuple, +écoles ménagères… »</p> + +<p>Ah ! les voilà bien, les vrais sujets qui peuvent +captiver l’oncle René !… Lui qui aime les jeunes +filles sérieuses et a en abomination les poupées de +salon, comme il dit ; les créatures futiles vivant avec +le misérable désir d’être heureuses ; sans but idéal +dans toutes leurs actions, qui se passionnent pour +les êtres et les choses, sont tristes ou gaies sans que +les gens pondérés puissent s’expliquer pourquoi…</p> + +<p>Depuis huit jours, Guillemette a entendu causer +sa mère et son oncle ! Elle est édifiée sur les idées +de René quant aux mérites qu’il souhaite trouver +dans sa future épouse. Sûrement, celle-ci devra être +de ces femmes admirables qui veillent sur les +comptes de la cuisinière et le linge du blanchisseur, +font des confitures, savent raccommoder les bas, +conduisent leurs enfants au cours, après les avoir fait +travailler, etc., etc…</p> + +<p>Tous ces mérites, pourtant ! Nicole ne les possédait +guère ; et cela n’a pas empêché qu’il ne fût follement +amoureux d’elle !… Il est vrai que l’expérience +a pu l’éclairer.</p> + +<p>Une soudaine mélancolie s’abat sur Guillemette +qui se sent une créature très inférieure et s’abîme +sous le poids de son humilité. De nouveau, elle considère +la pluie qui cingle les vitres et écoute, la +pensée vague, les propos qui s’échangent autour +d’elle. M. de Mussy parle propriétés, chasses, élevage, +avec son père résigné ; sa mère, dont les yeux +glissent assez souvent vers René et Louise de Mussy, +entretient Mme de Mussy de la désolante crise religieuse +où la France se trouve jetée, et toutes deux +gémissent que le pays va à sa perte, le clergé à la +misère, les fidèles à l’échafaud, car un nouveau 93 est +fatal.</p> + +<p>Guillemette s’ennuie horriblement ! Tant de fois +déjà, elle a entendu à la table de sa mère les mêmes +lamentations !… Elle voudrait que le déjeuner fût +fini, que tous les de Mussy fussent « remballés » +vers leur château et qu’elle-même ait recouvré sa +précieuse liberté. Elle est fâchée après l’oncle René — son +ami ! — qui ne lui envoie pas le moindre +coup d’œil de compassion. Elle envie Mad et André +qui jabotent à voix basse et Mademoiselle, qui a le +droit de rester silencieuse, alors qu’elle-même doit se +débattre avec le mutisme effaré de Clotilde de Mussy.</p> + +<p>Ah ! enfin, le déjeuner est achevé… Et la pluie ne +tombe plus…</p> + +<p>C’est alors qu’elle hasarde, en un cri du cœur, +après qu’elle a fini d’offrir le café :</p> + +<p>— Si nous allions un peu dans le jardin ?</p> + +<p>Mais Louise de Mussy accueille plus que froidement +la proposition.</p> + +<p>— Oh ! il fera bien humide, après une si longue +averse !</p> + +<p>C’est, en effet, probable ! Guillemette n’ose protester +et coule un regard désolé vers la pendule. Il +n’est encore que deux heures. Ah ! elle a le temps de +causer avec les jeunes de Mussy !… A l’autre bout +du salon, elle aperçoit l’oncle René qui a surpris son +mouvement et la considère avec un peu de malice. +Volontiers, elle le battrait de se moquer de sa détresse !</p> + +<p>Mais il ne paraît pas soupçonner son courroux et +passe dans le billard avec son beau-frère et M. de +Mussy. On entend le heurt des billes. A travers la +glace sans tain, on voit évoluer les trois hommes +dans la fumée de leurs cigares.</p> + +<p>Eux ne s’ennuient pas et Guillemette les envie +à leur tour. Que va-t-elle faire pour distraire les jeunes +filles, n’ayant pas la ressource d’un tennis ou d’un croquet +et les éléments d’une conversation intéressante +ne se présentant pas… Car Louise de Mussy ne la +juge pas à sa hauteur, elle, pauvre créature qui ne +donne son temps ni aux écoles ménagères, ni aux +patronages, sociétés de secours aux blessés, etc…</p> + +<p>Comme elle surprend un regard de Louise de +Mussy vers le billard, elle demande avec une imperceptible +raillerie :</p> + +<p>— Voulez-vous aller retrouver ces messieurs ?</p> + +<p>Louise de Mussy ne se laisse jamais troubler :</p> + +<p>— Nous les dérangerions sans doute. Mais, de +notre côté, nous pourrions peut-être jouer à quelque +chose ; aux dominos, par exemple.</p> + +<p>Guillemette la contemple avec stupeur.</p> + +<p>— Aux dominos ?… Vous jouez aux dominos ?</p> + +<p>— Mais oui, très souvent… presque tous les +soirs !</p> + +<p>— Pour… pour amuser votre famille ?</p> + +<p>— Et nous amuser nous-mêmes !… Cela a l’air de +vous surprendre ?</p> + +<p>— Oui ; je n’avais jamais pensé que des personnes +de votre âge usaient des dominos… Je croyais que +c’était pour les petits enfants, les vieilles personnes +et…</p> + +<p>Elle s’arrête court ; elle allait dire étourdiment : +« Et les concierges ! » Elle achève, polie :</p> + +<p>— Mais nous pouvons faire une partie en attendant +que le jardin soit plus sec !</p> + +<p>Complaisamment, Mademoiselle s’est mise à la +recherche d’un jeu ; puis elle est réquisitionnée ainsi +que Mad et André. Elle a certaines lueurs sur la +façon de bien jouer et ébauche quelques modestes +combinaisons. André a des prétentions à un jeu +savant. Mais Guillemette et Mad placent au petit +bonheur leurs dominos et excitent ainsi la réprobation +de Louise de Mussy et même de sa timide sœur. +Toutes deux ont des airs convaincus, réfléchissent, +calculent… Guillemette, qui n’est pas patiente et a les +chiffres en abomination, trépigne sur place et +regarde, comme la terre promise, le jardin où, cette +fois, le soleil resplendit sur les feuilles luisantes +d’eau…</p> + +<p>Derrière elle, une voix s’élève :</p> + +<p>— Il me semble qu’il fait beau maintenant ! Nous +pourrions peut-être faire une petite promenade ?</p> + +<p>C’est l’oncle René. Il a fini de jouer au billard et a +pris en pitié Guillemette dont il a vu la mine, alors +qu’elle poussait, au hasard, les dominos. Elle lui +répond par un regard reconnaissant :</p> + +<p>— C’est vrai, le temps est remis ! Mère, ne pourrions-nous +aller goûter à l’hôtellerie de Guillaume le +Conquérant ? Permettez qu’on attelle le break ?…</p> + +<p>Mme Seyntis écoute sans enthousiasme ; il est +contraire à ses principes de donner, le dimanche, un +travail inutile à ses gens. Mais elle voit les yeux suppliants +de Guillemette et croit, sur l’assurance de sa +fille, que les jeunes de Mussy sont désireuses de cette +excursion par un temps gros de menaces. Alors, elle +cède.</p> + +<p>Jusqu’au moment où le break stationne devant +le perron, Guillemette surveille avec anxiété les +nuages. Ils ne se rapprochent pas trop vite, heureusement !</p> + +<p>Mme de Mussy, ayant décliné l’offre de la promenade, +reste à entretenir Mme Seyntis des innombrables +bonnes œuvres qu’elle honore de sa protection ; +et c’est Mademoiselle qui doit chaperonner la +jeunesse sous la protection de l’oncle René. La certitude +de sa présence paraît avoir réconcilié Louise de +Mussy avec cette promenade, sous un ciel inquiétant.</p> + +<p>Enfin la voiture roule sur la route que balaye un +vent chaud et humide. La mer est basse ; large ruban +d’opale, moiré de vert sombre, qui cerne les sables, +au loin. Louise de Mussy met la conversation sur +Madagascar et questionne René qui se prête courtoisement +à un docte interrogatoire. Elle fait ainsi +montre d’une telle érudition qu’André ébloui s’écrie, +avec une candeur déplorable :</p> + +<p>— Oh ! Mademoiselle, pour sûr, devant voir l’oncle +René, vous avez pioché Madagascar pour être à sa +hauteur !</p> + +<p>Il y a un léger froid. Louise lance un regard foudroyant +vers André à qui Mademoiselle murmure +un : « Oh ! André ! » plein de reproches.</p> + +<p>— Vous me supposez donc bien ignorante ? monsieur +André.</p> + +<p>A l’accent de la voix, André prend conscience qu’il +a dit une sottise, devient très rouge et patauge :</p> + +<p>— Oh ! non ! mademoiselle… Je pensais seulement +que vous étiez comme Guillemette qui ne sait rien !</p> + +<p>— André ! fait encore Mademoiselle, toute confuse.</p> + +<p>Sa protestation est perdue pour tous, car de +larges gouttes viennent s’écraser sur les parapluies, +ouverts en hâte.</p> + +<p>Une nouvelle averse éclate, drue, jetant le désarroi +dans le break où les promeneurs s’efforcent de s’envelopper +dans les manteaux prudemment emportés. +Mais le vent est violent, les parapluies se heurtent et +les mouvements sont difficiles.</p> + +<p>Louise de Mussy, qui ne pense plus à Madagascar, +s’exclame, entre les dents :</p> + +<p>— Quel temps ! Quel temps ! Aussi c’était insensé +de se mettre en route ! Je ne peux pas tenir mon +parapluie !</p> + +<p>— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de +vous abriter ? demande René, peu flatté de voir +traiter d’« insensée » une promenade dont il a eu +l’idée.</p> + +<p>— Ce serait, en effet, plus commode. Clotilde, +recule-toi, que M. Carrère se mette près de moi ! Tu +me fais goutter dans le cou l’eau de ton parapluie !</p> + +<p>Il n’y a plus trace de sourire sur son visage que le +mécontentement durcit ; et Guillemette le constate +sans pitié, malgré un faible remords d’être cause de +l’aventure.</p> + +<p>— Ramenez-nous vite aux <i>Passiflores</i> ! commande +René au cocher. Le temps se reprend, nous ne gagnerions +rien à attendre dans un abri quelconque.</p> + +<p>Les chevaux sont vigoureusement lancés sur la +route que cingle l’averse. Les parapluies sont ballottés +par le vent. La mer et le ciel se confondent en +un lointain gris sombre ; la plage est déserte.</p> + +<p>Dans le break, Mad et André s’amusent du ruissellement +d’eau qui s’abat sur eux ; Guillemette est +agacée du silence expressif de Louise de Mussy que +la protection de l’oncle René n’a pu rasséréner. Son +« Enfin, nous voici à l’abri ! » est significatif quand la +voiture s’arrête au bas du perron, luisant comme un +lac. La glace du vestibule, pour comble de malheur, +lui permet de se voir ébouriffée par le vent, son chapeau +penché vers la gauche… D’un geste irrité, elle +le remet droit et regarde vers ses compagnons d’infortune. +Sa sœur éveille la pensée d’une naïade. +Mademoiselle a une épaule trempée, ayant reçu sans +mot dire toute l’eau du parapluie de Clotilde de +Mussy ; mais elle a gardé son air souriant et soigné. +Mad contemple, ravie, sa lourde natte trempée. Guillemette, +sous son canotier de paille, est toute rose et +ses cheveux soulevés par les rafales ressemblent, +autour du front, sur la nuque, à une mousse poudrée +d’or roux. Volontiers, Louise de Mussy la pilerait. +Elle demande, d’un accent où frémit son dépit :</p> + +<p>— Est-ce que dans votre cabinet de toilette je +pourrais un peu me recoiffer ?</p> + +<p>— Mais oui, certes ! Voulez-vous l’aide de la femme +de chambre ?</p> + +<p>— Si possible, oui.</p> + +<p>Enchantée de fuir son courroux, Guillemette lui +livre sa camériste qui arrange, sèche, relisse… Bref, +le thé servi, une Louise de Mussy souriante, ne sentant +plus le chien mouillé, fait sa réapparition dans +le salon où tous sont réunis. Guillemette offre les +tasses, avec Mademoiselle. Clotilde répond avec timidité +aux efforts de René pour entretenir une conversation +avec elle. Mme Seyntis a l’air un peu fatiguée ; +mais Mme de Mussy cause toujours sans ombre de +lassitude. L’averse est encore une fois passée ; et +M. de Mussy clame d’une voix sonore :</p> + +<p>— Je crois que nous ferons bien de profiter de +cette accalmie pour regagner notre gîte !</p> + +<p>Mme Seyntis, esclave de la politesse, croit devoir +protester :</p> + +<p>— Comme vous êtes pressés ! Il n’est que cinq +heures !</p> + +<p>— Chère madame, nous ne sommes pas chez nous. +Pensez que nous avons encore plus d’une heure de +voiture à faire !</p> + +<p>Mme Seyntis le pense très volontiers, et n’insiste +pas pour retenir davantage ses hôtes. En vérité, +malgré sa vaillance, elle commence à être accablée +sous le poids des histoires que Mme de Mussy lui a +versées sans relâche.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Une demi-heure plus tard.</p> + +<p>— Ouf ! Ouf ! Les voilà partis ! fait Guillemette +sautant comme un bébé au milieu du salon. Je me +sens enragée ! Mon oncle, vous n’êtes pas enragé ?</p> + +<p>René qui rentre, après les derniers saluts aux de +Mussy, la regarde, un peu ahuri.</p> + +<p>— Pourquoi, Guillemette, pourrais-je me trouver +en pareil état ?</p> + +<p>— Pourquoi ?… Mais parce que c’est épouvantable +de recevoir des indifférents pendant des heures, un +dimanche, quand il pleut !… Oh ! que j’ai besoin de +faire des folies ou de remuer !… Oncle, soyez délicieux +pour que je vous pardonne de vous être moqué +de moi, condamnée à jouer aux dominos ! Venez faire +un tour sur la plage, n’importe où vous voudrez, à +Beuzeval !… Grimpons sur la falaise ! Mais pour +l’amour du ciel, bougeons, bougeons !…</p> + +<p>— Guillemette !… vous êtes pareille au salpêtre, +quand vous vous y mettez !… Il ne vous suffit pas +d’avoir été trempée tantôt et d’avoir fait tremper +Mlles de Mussy ?</p> + +<p>Un sourire malicieux retrousse les lèvres de Guillemette.</p> + +<p>— Pauvre savante Louise ! Elle n’aime pas l’eau… +Ni son humeur ni ses cheveux ne s’en accommodent !… +Mais ça, c’est une réflexion inutile et stupide ! Mon +oncle, venez sur la plage… Vous voulez bien, dites ?</p> + +<p>Elle demande cela avec cette grâce jeune et câline +qui lui donne tant de séduction. Et René, faisant +comme les autres, ne lui résiste pas, tout en se +demandant s’il est bien correct qu’il sorte ainsi, seul, +avec sa jeune nièce…</p> + +<p>Elle n’a pas soupçon d’un pareil scrupule et grimpe +joyeusement vers les hauteurs de la falaise, par la +belle route en corniche qui monte au bois de sapins +couronnant Houlgate. Une saute du vent a balayé les +nuées maussades et l’horizon flamboie, splendide, au +couchant qui éveille des visions d’un royaume du +feu. Sur le sable, des nappes d’eau semblent des +petits lacs d’or étincelant. La mer monte, striée, à +l’infini, de coulées lumineuses… Au large, les barques +découpent, sur le ciel de flamme, des formes aiguës +et noires.</p> + +<p>Guillemette s’est arrêtée et regarde. Avec une sorte +de ferveur, elle dit, un peu bas :</p> + +<p>— C’est beau !… Comme c’est beau ! n’est-ce pas ? +mon oncle.</p> + +<p>Elle ne tourne pas la tête vers lui. Il voit seulement +le profil expressif, où les cils tracent une ligne +sombre sur les joues, si fraîches sous la brise qui +enroule étroitement la robe autour du corps svelte. +Et, brusquement, il se souvient — comme il s’est +souvenu souvent depuis une semaine…</p> + +<p>Combien de fois, durant l’été inoubliable, il a ainsi +contemplé le coucher du soleil, auprès de Nicole !… +L’écho des souvenirs morts tressaille en lui. Sans en +avoir conscience, il écoute leur murmure confus.</p> + +<p>Des minutes et des minutes passent.</p> + +<p>Guillemette regarde toujours l’horizon dont l’embrasement +pâlit, atteint par la cendre du crépuscule ; +et, volontiers, elle aurait le geste instinctif d’un +enfant pour retarder la fin d’un spectacle qui l’enchante.</p> + +<p>Mais la féerie est achevée. Une brume violette se +déploie grandissante, pareille à un voile infini, sous +lequel meurent, peu à peu, contours, formes, lumières, +engloutis par l’ombre victorieuse. Les dernières nuées +s’éteignent. Le ciel apparaît terne, d’un bleu obscur, +où tremble, solitaire, le feu d’une étoile.</p> + +<p>Alors, rejetée hors du rêve, Guillemette reprend +conscience de la présence de René. Comme il a l’air +grave !… A quoi peut-il bien songer pour que ses +traits prennent cette régularité sévère de médaille, — qui +lui va très bien d’ailleurs… Et spontanée elle +s’écrie :</p> + +<p>— Oncle, vous avez l’air « tout chose » !… Vous ne +pensez pas à me donner Louise de Mussy pour +tante ?</p> + +<p>Il a un imperceptible sursaut de créature réveillée +et, comme elle se remet à marcher, il la suit, interrogeant, +la pensée encore distraite :</p> + +<p>— Elle ne vous plairait pas ?</p> + +<p>— Oh ! pas du tout !</p> + +<p>L’aveu se fait avec un accent dont la conviction +est expressive.</p> + +<p>— … Elle est bien trop pontifiante, d’une science +trop écrasante et trop… en dehors… Et puis, elle +reçoit si mal les averses !… C’est que, dans la vie, +il faut en recevoir souvent. Et de toute sorte !</p> + +<p>— Guillemette, vous parlez comme l’Expérience +elle-même ! Mais si Mlle de Mussy que je trouve, moi, +remplie de mérite, vous paraît à ce point déplaisante, +pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait induit en la tentation +d’en faire un jour ma femme ?…</p> + +<p>— Oh ! mon oncle, parce que vous aimez les jeunes +filles savantes, correctes, religieuses, utiles à leurs +semblables, etc., etc. !… Des jeunes filles de tout +repos, enfin !</p> + +<p>Sans savoir pourquoi, René a envie de regimber +devant ce jugement.</p> + +<p>— Mais où prenez-vous tout ce que vous racontez +ici ? jeune fille.</p> + +<p>— Mais dans vos conversations avec maman !… +Aussi, l’autre soir, quand vous énumériez…, — comme +la Raison elle-même ! — les qualités qui vous +paraissent nécessaires à une femme, je pensais que +j’aurais vraiment, sans chercher loin, à vous offrir la +fiancée de vos goûts !</p> + +<p>— Ah ! vraiment ? fait René interrogateur. Depuis +une semaine qu’il vit près de sa nièce, il a pu constater +qu’elle avait une pensée fourmillante d’imprévus +et qu’il pouvait s’attendre, de sa part, aux confidences +les plus diverses ; car elle a des lubies de gamine et +des réflexions de femme de cœur, amalgamées à des +audaces d’opinion, de pensée, de goûts, qui le désorientent, +le choquent, l’irritent même, mais l’intéressent +et l’amusent. Ah ! ce n’est pas, il doit le reconnaître, +une personne banale que sa jeune nièce !</p> + +<p>— Donc, vous avez une fiancée à me présenter ?</p> + +<p>— Oui !… Puisque vous êtes un monsieur très +sérieux, puisque vous vous mariez sans emballement, +pour avoir une compagne agréable, bonne maîtresse +de maison, instruite, vertueuse, vous devriez épouser +<i>M’selle</i> !</p> + +<p>René est si surpris qu’il s’arrête court, un peu +choqué.</p> + +<p>— Guillemette, vous poussez vraiment trop loin la +plaisanterie !</p> + +<p>— Mais, mon oncle, je ne plaisante pas du tout !</p> + +<p>— Ah !… Et d’où vous est venue cette lumineuse +idée ?</p> + +<p>— De la conviction que vous feriez ainsi, pour +votre bonheur, une œuvre méritoire ! Mademoiselle +n’est pas riche. Elle se tourmente beaucoup parce +qu’elle a sa mère à soutenir et elle se fatigue tant ! +Alors, mon oncle, comme vous êtes bon, que vous +n’avez pas l’air de tenir à l’argent, que vous aimez +les femmes sérieuses, je trouve qu’elle pourrait +bien réaliser votre idéal…</p> + +<p>— Je ne le crois pas, Guillemette, dit René si posément +que Guillemette est un peu saisie.</p> + +<p>Tout en trottant, car l’heure du dîner les presse maintenant, +elle lève vers lui sa jolie tête et le regarde, +envahie par une vague inquiétude. Est-il fâché ?…</p> + +<p>— Mon oncle, vous trouvez, dites, que je me mêle +de ce qui ne me regarde pas ? C’est que je plains tellement +la pauvre <i>M’selle</i> depuis que j’ai entrevu ce +qu’est la vie pour elle… Chaque fois que j’y pense, +j’ai honte de moi !</p> + +<p>René ne comprend pas bien :</p> + +<p>— Puis-je, sans indiscrétion, Guillemette, vous +demander pourquoi vous êtes si sévère à votre +égard ?</p> + +<p>— Oh ! vous le pouvez, il n’y a pas de mystère !… +C’est parce que je constate alors à quel point je suis +toujours occupée de vivre le plus agréablement possible, +quand il y a tant de femmes, même de jeunes +filles ! qui peinent — non par goût, certes !… Oh ! +mon oncle, vous ne trouvez pas qu’il y a des moments +où cela devient une vraie souffrance, quand +on jouit de tout, de penser à toutes les misères auxquelles +on ne peut rien ?…</p> + +<p>Ici, l’oncle René pardonne à Guillemette son idée +saugrenue, de lui offrir Mademoiselle comme fiancée.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">VI</h2> + + +<p>Il est arrivé aux <i>Passiflores</i> une première série d’invités, +conviés par la politesse, la sympathie, par le +sentiment familial et autres motifs variés.</p> + +<p>Et d’abord, une respectable cousine de Mme Seyntis, +la chanoinesse de Thorigny-Bergues, laide, spirituelle, +masculine d’allures et d’idées, la parole mordante. +Puis un jeune ménage, très chic et très amoureux, +les de Coriolis. Monsieur est un camarade +de René Carrère, fraîchement marié ; et quoique +Mme Seyntis juge que le voisinage des jeunes époux +n’a rien de bon pour une fille de l’âge de Guillemette, +elle a cependant invité les de Coriolis par sollicitude +fraternelle, dans l’espoir que le spectacle de leur félicité +conjugale mettrait René en goût.</p> + +<p>Du côté masculin, deux célibataires, hôtes particuliers +de Raymond Seyntis : un peintre américain, +Hawford, dont l’exposition a été, à Paris, le succès +artistique du printemps ; et un séduisant vieux +garçon, très admirateur des femmes dont il se fait +volontiers le directeur laïque ; ce qui lui fournit de +précieux documents pour les Revues qu’il donne +dans les Cercles. Enfin Nicole de Miolan est arrivée +sous l’égide de ses père et mère.</p> + +<p>Et tous ces hôtes, installés en des chambres confortables +et souriantes, ouvertes sur l’horizon de la mer, +les odorants parterres du jardin, ou les lointains +verdoyants des coteaux, tous, en leurs domiciles nouveaux, +se préparent pour le dîner dont le premier +coup ne tardera pas à sonner.</p> + +<p>Le seul habitant peut-être des <i>Passiflores</i> qui soit +indifférent à cette perspective, c’est M. Seyntis, qui, +dans son cabinet, achève de rédiger des ordres, des +réponses aux lettres, billets, télégrammes, accumulés +comme chaque jour, — même à Houlgate, — sur son +bureau. Un pli barre son front. Il a cette physionomie +absorbée et lasse des hommes brûlés par le souci +fiévreux d’affaires lourdes de responsabilités ; car des +fortunes sont engagées dans les parties.</p> + +<p>Il ne ressemble guère, en ce moment, au brillant +Raymond Seyntis que connaît le monde.</p> + +<p>Cependant sa femme, sereine dans un luxe qu’il +lui paraît aussi naturel de posséder que l’air pour +respirer, donne, attentive maîtresse de maison, +ses derniers ordres au maître d’hôtel, pour la rédaction +des menus et le placement des invités selon une +impeccable hiérarchie.</p> + +<p>Guillemette, pour sa part, s’applique de son mieux +à sa toilette du soir. Pas un atome de poudre +sur son visage, c’est sa coquetterie ; les cheveux +relevés avec de jolies ondulations molles, dues à la +seule nature, et tordus en un nœud capricieux, +qui dégage bien la nuque ; sous l’étoffe légère du +corsage, la taille libre, dressée comme le jet souple +d’une jeune plante.</p> + +<p>Certes, ce n’est pas tous les jours que Guillemette +s’habille avec un entier détachement de l’effet à produire. +Mais ce soir, en particulier, elle est stimulée +par le désir très vif, peu noble, elle ne se le dissimule +pas, de n’être pas éclipsée ; ni par la jeune +baronne de Coriolis, ni surtout par Nicole, la savoureuse +Nicole, comme l’appelle son père. Chose bizarre, +c’est, avant tout, aux yeux de l’oncle René qu’elle +souhaite pouvoir soutenir la comparaison.</p> + +<p>Il a beau n’être, pour elle, qu’un homme très +sérieux qu’elle considère un peu comme un dieu protecteur, +perché sur un piédestal fait de sagesse et de +raison… Tout de même, elle tient, en sa petite vanité +féminine, à ce que, près de Nicole, il ne la juge pas +dépourvue quant aux avantages périssables…</p> + +<p>Sa pensée est fourmillante de points d’interrogation +à son égard et à celui de la jeune femme ; +car le roman de jadis intéresse prodigieusement +sa jeune cervelle qui ignore, pressent, réfléchit…</p> + +<p>— Peut-être, songe-t-elle, sceptique autant qu’un +vieux moraliste, sa passion pour elle a été une +simple crise !… Tous les hommes jeunes doivent +passer par là, comme les petits enfants ont la rougeole ! +Il a l’air tellement guéri ! Et il est si peu romanesque !… +C’est triste qu’on puisse ainsi aimer et +oublier…</p> + +<p>C’est tout en inspectant l’ondulation de ses cheveux +que Guillemette agite ce problème sentimental.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>René Carrère est-il vraiment guéri comme le croit +Guillemette, comme il le croit lui-même ?</p> + +<p>Ayant déjà revêtu sa tenue du soir, il est debout +devant la porte-fenêtre de son balcon ; et, avec des +yeux qui ne voient rien des choses extérieures, il +contemple obstinément un bouquet d’arbres dressé +derrière la pelouse.</p> + +<p>Il pense que, dans quelques instants, il va se retrouver +devant la femme qui a été la folie de sa +jeunesse et il éprouve une sorte d’orgueilleuse +satisfaction parce qu’il lui semble être sincèrement +calme. Le temps a fait son œuvre. Où est la vague +de passion qui, jadis, l’a soulevé au-dessus de +lui-même ?… Tout au plus, il peut noter en lui une +naturelle curiosité de savoir ce qu’elle est devenue.</p> + +<p>Il ne l’a pas encore revue puisqu’il n’était pas à la +gare pour son arrivée. Une petite lâcheté, cela, dont +il s’irrite maintenant. Pourquoi avoir retardé une +rencontre qui lui est pénible, parce que, fatalement, +elle fera tressaillir le fantôme du passé ?</p> + +<p>— Eh bien, soit. C’est un moment difficile à accepter : +voilà tout !… J’en ai vu bien d’autres ! murmure-t-il +avec un haussement d’épaules.</p> + +<p>Oui, il en a connu d’autres qui demeurent son +secret… D’abord, dans ces mêmes <i>Passiflores</i>, des +heures folles de passion, de révolte, de désespoir, — dont +il a eu honte plus tard, — quand, après l’avoir +enivré et torturé de sa beauté qui culbutait en lui +toute sagesse, elle a répondu, à son aveu, suppliant +comme une prière, qu’elle en aimait un autre.</p> + +<p>Ah ! qu’il l’a revue longtemps, telle qu’elle était en +cette minute, un soir, sur la terrasse des <i>Passiflores</i> !… +De ses doigts nus, elle déchiquetait une rose, +tout en parlant. Dans la pénombre, il distinguait son +regard velouté qui ne voyait que l’absent, la fleur +vivante de sa bouche dont il appelait le baiser.</p> + +<p>Oui, il a fallu des mois et encore des mois pour +que la vision s’effaçât comme l’exigeait sa volonté, +impérieuse d’autant plus que Nicole devenait la +femme de l’autre…</p> + +<p>Mais de ce jour, vraiment, elle a été une morte +pour lui. Ainsi le commandait sa conscience, rigoureusement +scrupuleuse, quant au respect du bien +d’autrui.</p> + +<p>Alors pourquoi redoute-t-il de la voir ?</p> + +<p>C’est une inconnue que cette Nicole échappée, frémissante, +au lien conjugal, passionnément voulu, +et qu’elle prétend achever de rompre par le divorce… +Résolution qui froisse en lui ses vieux instincts héréditaires +de catholique convaincu, fidèle au respect du +serment reçu par le prêtre.</p> + +<p>Oh ! non, Nicole de Miolan n’a plus rien de commun +avec la jeune fille qu’il a adorée, à laquelle il +songe dans le beau crépuscule d’août, ainsi que l’on +songe aux morts infiniment chers…</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>A travers la cloison, sonne un éclat de rire, jailli de +la grande chambre aux tentures pékinées où vient +d’être installé le jeune ménage de Coriolis. Si les +yeux de René Carrère pouvaient percer la muraille, ils +verraient son ami nonchalamment allongé dans un +confortable fauteuil, la cigarette aux lèvres, suivant +d’un œil amoureux tous les mouvements de sa +blonde petite femme qui trottine du cabinet de toilette +à la chambre, peu enveloppée par son peignoir +de linon, ouvragé de dentelle.</p> + +<p>Au passage, il saisit la main qui fait un choix dans +le coffret à bijoux et attire vers lui la jeune femme. +Elle proteste, — sans conviction, d’ailleurs.</p> + +<p>— Oh ! Georges, voyons, sois sérieux !… Laisse-moi +m’habiller… Je serai en retard et ce sera une +catastrophe !… Que dira Mme Seyntis ?… Pour la +première fois que je suis reçue chez elle !… Tu n’as +vraiment pas l’air de te douter que nous sommes +dans une maison convenable !</p> + +<p>— Hum, en ce qui concerne Raymond Seyntis…</p> + +<p>Et il soulève les dentelles de la manche large. Sa +bouche erre, gourmande, sur la peau qui embaume +l’iris.</p> + +<p>Elle ne se défend pas du tout et s’écrie seulement, +avec une drôle de petite moue :</p> + +<p>— Georges, tu es un monstre de volupté !</p> + +<p>— Oh ! oh ! madame, quel grand mot !… Ce me +semble qu’il y a des heures où vous ne vous plaignez +pas de cette qualité de votre mari.</p> + +<p>Elle se met à rire et riposte :</p> + +<p>— Mon Dieu, mon amour, que tu fais donc des +réflexions absurdes !</p> + +<p>— Madame, le ciel en soit témoin ! vous manquez +de respect à votre époux… Venez implorer votre +pardon.</p> + +<p>Il la met sur ses genoux. Elle proteste encore, +mais très mal :</p> + +<p>— Georges ! Georges ! tu vas me décoiffer !… Et +mes cheveux étaient si bien arrangés.</p> + +<p>— Je vous recoifferai, ma petite femme.</p> + +<p>Et il glisse ses doigts dans la soie blonde des cheveux +qui semblent faits de lumière.</p> + +<p>Elle bondit à terre, la mine fâchée — et tendre :</p> + +<p>— Georges, tu es insupportable ! Je serai ce soir +comme un chien fou… Ce sera de ta faute… Et tout +le monde se demandera comment tu as pu épouser +une si laide femme…</p> + +<p>— Un monstre de volupté, peut-être, glisse-t-il +malicieusement.</p> + +<p>— Bon, bon, monsieur… On se souviendra comme +vous jugez votre femme ! Maintenant, laisse-moi +m’habiller, mon chéri. Tu es horripilant, mais je +t’adore !</p> + +<p>Il n’est pas sûr qu’il lui rendrait sa liberté si un +choc discret ne heurtait la porte. C’est la camériste +de Madame qui revient pour l’habiller.</p> + +<p>Madame, aussitôt, est à l’autre bout de la chambre — dans +la partie solitaire ! — et, d’un ton détaché, +crie :</p> + +<p>— Entrez.</p> + +<p>Elle est plus que rose. Toutefois la camériste est +trop occupée du vaporeux nuage qu’elle apporte +avec soin, pour se permettre aucune réflexion intempestive :</p> + +<p>— Madame veut-elle que je la chausse d’abord ?</p> + +<p>— Oui, je préfère.</p> + +<p>Quelques minutes plus tard. Madame, en petits +souliers, est debout devant sa glace, les épaules +nues sous le ruban de la chemise, mince dans le +soyeux jupon ; et elle est tout absorbée par le souci +de faire disparaître sur sa nuque la trace des doigts +trop caressants de Monsieur ; lequel, sans enthousiasme, +a quitté son excellent fauteuil et sa cigarette +pour endosser enfin l’habit de rigueur.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Pendant que se déroulent ces menus épisodes, +dans la petite chambre qui est son <i lang="en" xml:lang="en">home</i>, Mademoiselle, +attendant le deuxième coup de cloche, relit +encore une fois les lignes, reçues le matin, qui lui +apportent le parfum de la « maison ».</p> + +<p>« … Oui, ma chère petite fille, comme toi, nous +aspirons, ta sœur et moi, à la fin de notre séparation +et nous voudrions bien que ce fût fini de t’aimer de +loin…</p> + +<p>« Oui, je comprends qu’il te soit triste de vivre +parmi des étrangers, même très aimables pour toi… +Et pourtant, mon enfant chérie, pourtant, je ne puis +regretter que tu aies eu le courage de partir, de nous +laisser !… D’abord, parce que je pense que ce séjour +au bord de la mer sera fortifiant pour toi, après ta +dure année de travail ; bien meilleur que les mois de +vacances dans la petite fournaise qui nous sert de +gîte, où la température se fait vite étouffante malgré +nos persiennes closes dès que le soleil vient nous +brûler…</p> + +<p>« Et puis, ma Jeanne, il était raisonnable, sage, +de ne pas négliger cette occasion de te faire connaître +dans un milieu fortuné où tu peux trouver des +leçons, peut-être, dans l’avenir.</p> + +<p>« Car, en effet, plus que jamais, ma bien-aimée, il +nous faut penser à l’exiguité de notre budget et ne +négliger aucune chance de l’assurer un peu. J’aime +mieux te l’avouer, pour que l’idée d’être le soutien +de ta pauvre vieille maman te rende vaillante, les +démarches de ta sœur pour arriver au poste d’inspectrice +que tu sais ont définitivement échoué. Les +candidates sont légion, toutes pourvues de titres +sérieux, bien autrement recommandées que ta +sœur !… et les places vacantes se présentent comme +des exceptions…</p> + +<p>« Ta sœur a été très aimablement reçue par le +secrétaire général qui a cru préférable de lui ôter +tout espoir, avec preuves à l’appui, afin qu’elle ne se +leurre pas inutilement. Antoinette est donc revenue +très découragée de cette visite, chaque jour lui montrant +davantage, hélas ! combien il est difficile à +une femme de gagner sa vie. Mais tu connais son +énergie. Déjà, elle cherche une autre voie.</p> + +<p>« Ah ! ma petite fille, confions-nous à Dieu qui, +bien mieux que nous, sait ce qui nous convient. +Acceptons bravement ce qu’il veut pour nous, et +notre épreuve nous semblera bien moins lourde… Je +te le dis, chérie, comme je l’ai senti bien des fois ; et +c’est mon cœur même de maman qui te le murmure +avec toute sa tendresse pour que tu espères malgré +tout… ainsi que je le fais… Soyons courageuses, +heureuses de vivre les unes pour les autres, toutes +trois… »</p> + +<p>Mademoiselle devine plus qu’elle ne lit les dernières +lignes parce que le jour se meurt, surtout +parce que de grosses larmes brouillent son regard… +Alors, elle se penche sur la chère écriture et y dépose +un baiser fervent.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Deux portes plus loin, chez les parents de Nicole, +l’humeur n’est pas très souriante du côté de Monsieur, +qui est un homme d’habitudes, vite nerveux, +pour peu qu’il ne trouve pas ses affaires disposées +dans leur ordre coutumier. Or, étant aux <i>Passiflores</i> +depuis deux heures à peine, il traverse la période +d’installation, ce qui influe fâcheusement sur son +humeur et le fait saupoudrer de conseils, questions, +voire même reproches, non seulement la femme de +chambre, mais encore sa dévouée épouse. Il est, en +effet, de ces hommes excellents — et terribles ! — qui +ne peuvent se tenir de donner leur avis sur toute +chose, petite ou grande, et s’étonnent ensuite avec +simplicité de voir les gens continuer à agir suivant +leur propre guise.</p> + +<p>Tout en parcourant un journal, il monologue sur +les sujets les plus étrangers à la politique.</p> + +<p>— Je trouve l’air fatigué et soucieux à Seyntis. +C’est un joueur un peu trop audacieux, je le crains. +Je le lui ai dit… Mais c’est un garçon qui n’a confiance +qu’en lui-même ! Ta cousine, elle, est toujours +fraîche et sereine, et Guillemette a encore embelli !</p> + +<p>Il est interrompu dans ses réflexions par le bruit +d’un carton que Mme d’Harbourg a laissé tomber ; +malgré sa corpulence elle est très active et aime à +ranger par elle-même.</p> + +<p>— Mon Dieu, Pauline, comme tu t’agites ! Laisse +donc faire la femme de chambre… Sais-tu où elle a +mis mes cravates ?… Je ne les retrouvais pas tout à +l’heure.</p> + +<p>M. d’Harbourg est plutôt coquet. Il a été très joli +homme et il est encore un beau gentilhomme frais et +rose sous ses cheveux blancs, coupés en brosse.</p> + +<p>— Mon ami, elles sont dans le tiroir de la commode.</p> + +<p>— Elles auraient été beaucoup mieux dans l’armoire +à glace. Je les aurais choisies bien plus facilement.</p> + +<p>— Si tu le désires, mon ami, je dirai à Céline de +les y remettre demain.</p> + +<p>— Oh ! puisque la maladresse est commise, ne +changeons rien. Tu mets cette robe-là, ce soir ?… +Une robe noire !… C’est bien foncé. Tu sais pourtant +que je préfère les robes de couleur !</p> + +<p>— Mais, Charles, ma robe est toute perlée de jais… +Elle n’est pas sombre !</p> + +<p>— Bien… bien, ma bonne amie. Habille-toi comme +tu l’entends. Je n’y connais rien. C’est convenu !</p> + +<p>Un silence. Mme d’Harbourg sort quelques bibelots +de son sac. La pendule sonne la demie de six heures. +M. d’Harbourg rejette son journal.</p> + +<p>— Eh ! Eh ! si tard déjà ? Il faut que je m’habille. +Pauline, ma chère amie, veux-tu bien sonner Alfred +pour qu’il m’apporte mes souliers vernis.</p> + +<p>— Charles, ils sont là, près de toi.</p> + +<p>— S’ils y étaient, je ne les demanderais pas. Je ne +suis pas un idiot !</p> + +<p>Sans relever cette imprudente déclaration, +Mme d’Harbourg se penche et prend les escarpins à +côté du fauteuil de Monsieur, qui ne dit mot, ne +pouvant ni ne voulant se tenir pour « un idiot ».</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Nicole de Miolan, elle, n’est occupée ni de rangements, +ni de toilette. Les coudes sur l’appui de la +fenêtre, le visage sur ses mains jointes, elle songe, +insouciante des minutes qui fuient…</p> + +<p>Elle aussi pense à la rencontre qu’elle va faire ; et +une curiosité un peu perverse la distrait d’elle-même, +du souvenir de son passé d’épouse qui la hante, +l’enveloppant comme un douloureux cilice.</p> + +<p>Elle n’a jamais eu pour son cousin René Carrère +plus qu’une sincère amitié et beaucoup d’estime. Tel +qu’elle le connaît, — s’il n’a pas changé… — il est +revenu de son exil volontaire parce qu’il jugeait +pouvoir la retrouver, sans craindre de faiblir devant +le devoir strict qui est son maître, — aujourd’hui, +sans doute, comme autrefois. Pour elle, il est à peine +plus qu’un indifférent. Pourtant, dans son âme désemparée, +il y aura, elle le sait, un bizarre regret, +s’il est vraiment guéri tout à fait, et une tentation +mauvaise de raviver la flamme éteinte, — par vanité +féminine, par besoin instinctif d’être aimée. Elle +est de celles qui ne peuvent vivre sans les caresses +d’un cœur où elles sont souveraines… Puis, en elle, +il y a si vive une soif d’oubli et aussi de vengeance +pour celui qui l’avait prise toute : corps, âme, +pensée…</p> + +<p>Il était, comme elle, ardent, passionné, volontaire +et jaloux… Combien ils se sont adorés, puis heurtés, — heurtés +à se briser le cœur !… Quelles scènes +affreuses, elle a dans le souvenir…</p> + +<p>Ah ! heureusement, tout cela, c’est le passé, maintenant ! +En février dernier, la rupture a été consommée +entre eux et elle est partie pour Paris, +résolue au divorce. S’il a souhaité une réconciliation, +elle a refusé de le savoir, n’ouvrant pas les quelques +lettres qui, après un silence de plusieurs mois, lui +sont arrivées de Constantinople ! Il l’a trahie. Il l’a +faussement soupçonnée. L’un comme l’autre, ils se +sont torturés. C’est fini entre eux, fini, fini ! Que +chacun donc recommence sa vie comme il l’entendra, +s’il le peut…</p> + +<p>Pourquoi donc y a-t-il encore des minutes où il se +dresse en son souvenir, pareil à un fantôme qui veut +la reprendre.</p> + +<p>— Ah ! je vous hais, autant que je vous ai adoré, +murmure-t-elle, les dents serrées, le regard perdu +vers la mer, frémissante comme son pauvre être… +Je vous ai tout donné de moi, et vous m’avez enlevé +le bonheur, l’espoir, le respect de moi-même… Vous +avez fait de moi une épave qui va… je ne sais où… +Oh ! oui, je vous hais ! Je ferai tout, vous entendez, +<i>tout !</i> pour avoir l’oubli et la belle vie d’amour que je +veux, à n’importe quel prix !…</p> + +<p>Vraiment, elle lui parle, comme s’il pouvait encore +l’entendre, les yeux sans larmes, les mains serrées +par l’angoisse qui la meurtrit. Ses joues sont brûlantes, +et elle se penche instinctivement sur le rebord +de la fenêtre pour sentir la fraîcheur du vent qui +fouette l’écume des vagues.</p> + +<p>Pourquoi donc, ce soir, pense-t-elle ainsi à toutes +ces choses qui lui font tant de mal ? Est-ce la rencontre +de René qui réveille le passé ? Ah ! certes, +près de lui, la vie n’eût pas été d’abord un tourbillon +d’ivresse, de bonheur, intense à certaines heures +jusqu’à en devenir une souffrance, puis une tempête +où les nuées sombres, parfois, laissaient encore +jaillir un éblouissant rayon.</p> + +<p>Lui, René, l’aurait aimée d’un amour grave et paisible, +tel lui-même.</p> + +<p>— Ce n’est pas ainsi que je voulais l’être, murmure-t-elle +encore, sans remuer à peine les lèvres. +N’a-t-elle pas toujours souhaité se perdre dans l’amour +comme dans un océan, pour s’y abîmer divinement +et follement !</p> + +<p>Une cloche tinte.</p> + +<p>— Madame entend-elle ? C’est le premier coup. +Madame ne va pas être habillée. Quelle robe madame +a-t-elle décidé de mettre ?</p> + +<p>Elle a un tressaillement. A peine, elle a entendu +le son de la voix. Mais, cessant de regarder la +mer, elle aperçoit, devant elle, sa femme de chambre +qui l’attend, anxieuse par amour-propre professionnel.</p> + +<p>Elle répète machinalement :</p> + +<p>— Quelle robe ?… La rose. Aline, je suis à vous.</p> + +<p>Aline est adroite et vive. Quand éclate la sonnerie +du deuxième coup, Nicole est toute prête, merveilleusement +habillée par le souple crêpe de Chine qui +s’enroule à sa forme parfaite.</p> + +<p>Son âme et sa pensée sont redevenues closes pour +tous. De l’émotion qui l’a bouleversée un moment +plus tôt, il ne reste d’autre trace que l’éclat plus vif +des joues et une lueur brûlante dans ses beaux yeux +passionnés. Elle glisse quelques fleurs dans la dentelle +de son corsage, décolleté sur la nuque et l’attache +des épaules, prend ses gants et descend.</p> + +<p>Dans le salon, où errent capricieusement les dernières +lueurs du couchant, presque tous les hôtes des +<i>Passiflores</i> se trouvent déjà réunis. Auprès du fauteuil +de Mme Seyntis, sont Mme d’Harbourg et la +chanoinesse. Celle-ci, laide, la lèvre duvetée, la voix +haute, éveille une surprise un peu effarée chez Mademoiselle +qui, trompée par son titre, s’attendait à +voir en elle une sorte de nonne, pieusement austère. +Du coin du salon, où elle est assise à l’écart, Mademoiselle +en revient toujours à l’observer, quand elle +ne croit pas devoir surveiller Mad qui tourbillonne +de la terrasse au salon, le nez au vent, les yeux fureteurs +sous la toison dorée de ses cheveux.</p> + +<p>Et aussi, Mademoiselle est distraite du spectacle +de la chanoinesse, par l’entrée, dans le salon, de +Guillemette qui a l’air d’une aurore, pense-t-elle poétiquement. +Puis, c’est l’apparition de la jeune baronne +de Coriolis ressemblant, elle, à un Watteau. Et une +fois de plus, Mademoiselle se sent très loin de ces +élégantes personnes dont les robes fragiles coûtent, +pour le moins, ce qu’elle gagne en un mois de labeur. +Mais dans son âme, il n’y a pas un atome +d’envie ; seulement beaucoup d’humilité et une naïve +admiration pour ces créatures de luxe.</p> + +<p>Et voici qu’à son tour, Nicole fait son entrée, +longue, fine, onduleuse dans la gaine de sa robe, +les prunelles veloutées et sombres sous les cheveux +clairs qui ont l’éclat des feuilles brûlées par l’automne. +Ainsi, elle éveille la vision de quelque belle nymphe +d’un dieu d’amour.</p> + +<p>Francis Hawford, le peintre, dresse la tête à son +entrée et murmure, l’enveloppant d’un regard d’artiste +et d’homme :</p> + +<p>— Diable ! la splendide créature !</p> + +<p>Et ce doit être aussi l’opinion de Raymond Seyntis, +car il a un singulier accent pour lui dire, après avoir +baisé sa main dégantée :</p> + +<p>— Vous êtes toujours terriblement séduisante, ma +nièce.</p> + +<p>— Heureusement pour moi, mon oncle.</p> + +<p>— Et pour nous !</p> + +<p>L’un comme l’autre, ils savent très bien les pensées +qui flottent en leurs deux cerveaux. Pour un homme, +sensible comme lui à la beauté, elle a une saveur +irritante : et si elle était une étrangère, il succomberait +à la tentation de goûter cette saveur. Mais la +pensée qu’il l’appelle « ma nièce » l’arrête dans les +limites d’une galanterie discrète, — imperceptiblement +équivoque.</p> + +<p>Elle fait encore quelques pas dans le salon. Puis +elle s’arrête de nouveau. Cette fois, c’est René Carrère +qui la salue.</p> + +<p>— Ah ! bonjour, René ! dit-elle de sa voix chaude, +un peu assourdie.</p> + +<p>Ils sont face à face et se regardent. Au fond de +leurs âmes, frémit l’ombre du passé. Mais eux seuls +le savent, — et Guillemette dont les larges prunelles +s’attachent à eux avec une expression profonde et +attentive.</p> + +<p>Nicole pense qu’il a peu changé ; ses traits nettement +découpés ont toujours la même expression de +volonté mâle et sereine. Ses yeux ont gardé leur +regard clair qui jamais n’a dû connaître le mensonge, — et +en ce moment, est presque dur.</p> + +<p>Mais pour lui, elle est une autre femme, — tout à +fait différente de la jeune fille de jadis. Elle a le +même délicieux visage où semble palpiter le reflet de +quelque mystérieuse flamme, la même bouche affolante +par sa fraîcheur, la grâce indéfinissable, ironique +et caressante du sourire… Pourtant cette +Nicole-là n’est pas celle qu’il a quittée, il y a quatre +ans. Il s’est fait en elle une sorte d’épanouissement +superbe qui doit griser les hommes et effaroucher les +très honnêtes et très candides femmes comme +Mme Seyntis. Elle fait songer à quelque fleur magnifique +dont le parfum serait dangereusement capiteux.</p> + +<p>Entre eux, il y a un silence de quelques secondes. +Puis, correctement, il articule, s’inclinant sur la main +nue qu’elle lui a donnée :</p> + +<p>— Madame, je vous présente mes hommages.</p> + +<p>— Pourquoi ? « madame… » Nous sommes toujours +cousins, que je sache !</p> + +<p>— C’est vrai… Vous avez raison… Bonjour, +Nicole.</p> + +<p>— A la bonne heure, ainsi.</p> + +<p>Mais toute conversation est interrompue car le +maître d’hôtel annonce que le dîner est servi.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">VII</h2> + + +<p>Le repas les a séparés. Ils ont rempli, envers leurs +voisins respectifs, les menus devoirs imposés par la +politesse. Mais ils se sont observés avec une attention +aiguë et discrète.</p> + +<p>Lui, a été très courtois pour la chanoinesse qui +l’accaparait sans merci. Elle, Nicole, a causé tout le +temps du repas avec Francis Hawford dont le masque +violent avait une expression d’admiration avide quand +il arrêtait sur elle des yeux de conquérant.</p> + +<p>René n’a pu entendre que des bribes de leur conversation ; +mais il a vu que Nicole était amusée, intéressée +par l’exotisme des idées de Hawford ; que le +peintre se laissait envoûter par la grâce française.</p> + +<p>Et — complexité de l’âme ! — cette constatation +lui a été plutôt désagréable, si détaché qu’il fût — ou +crût être — de Mme de Miolan. Alors, résolu à +oublier sa présence, il s’est pris à regarder autour de +lui. Il a trouvé apaisante la vue de Mademoiselle, +avec son air d’humble vierge. Il a aperçu Guillemette, +déjà tentatrice, les lèvres savoureuses, ses +yeux de sombres violettes où la jeunesse rit, étincelant +d’inconscientes promesses.</p> + +<p>En elle, y aurait-il une future Nicole ?</p> + +<p>Cette pensée effleure l’esprit de René et le révolte +aussitôt comme une sorte de profanation. Pourquoi +douter de cette enfant parce qu’elle a reçu, elle aussi, +le don redoutable de la séduction ?</p> + +<p>Évidemment, les femmes telles que la chanoinesse +ne connaissent ni ne suscitent pareils dangers. Et, +sagement, pour rétablir l’équilibre serein de sa pensée, +René se remet à causer avec elle qui, d’ailleurs, +a l’esprit fertile en boutades originales.</p> + +<p>M. d’Harbourg lui donne la réplique avec une +courtoisie cérémonieuse. Sa femme est prodigue +d’aimables sourires et de silences. La petite de Coriolis +soupire, en son for intérieur, de n’être pas placée +auprès de son époux et trouve sans attrait les madrigaux +longs et surannés de M. de Harbourg, charmé +par sa jolie tête de pastel blond.</p> + +<p>Et Mme Seyntis est la parfaite maîtresse de maison +qui s’efface devant ses hôtes et trouve toujours le +mot à dire pour garder à la conversation l’allure très +correcte qu’elle juge indispensable.</p> + +<p>Le dîner fini, c’est l’exode vers la terrasse et même +le jardin où la nuit est tiède. Dans les allées que le +clair de lune sable d’argent, les hommes fument ; et +la petite flamme des cigares pique l’obscurité de +courtes lueurs.</p> + +<p>Les personnes d’âge se sont groupées sur la terrasse +et devisent paisiblement. La petite de Coriolis a disparu, +glissée au bras de son mari, dans une allée +bien sombre. Et Guillemette retenue par la chanoinesse +piétinerait volontiers d’impatience.</p> + +<p>Nicole, elle, après avoir un instant causé avec sa +mère et Mme Seyntis, a descendu les marches de la +terrasse. Elle s’assied dans l’ombre et demeure immobile. +Les paupières à demi closes, les mains abandonnées +sur ses genoux, elle songe. Que cherchent +donc dans la nuit ses yeux qui rêvent ?</p> + +<p>Un promeneur solitaire passe devant elle sans +l’apercevoir. Son pas est lent et distrait. Lui aussi +songe. Elle l’a entendu. Son beau visage prend une +bizarre expression et elle appelle :</p> + +<p>— René ?… C’est vous, n’est-ce pas ?… Venez +donc un peu… Il fait bon ici…</p> + +<p>Malgré la nuit, elle a vu qu’il tressaillait.</p> + +<p>Peut-être, simplement, elle l’a senti… Elle devine +chez lui une hésitation. Pourtant il s’arrête et s’approche. +Mais il reste silencieux, attendant… Du +large, monte sourdement la voix de la mer. Un souffle +frais passe dans les branches.</p> + +<p>— Vous ne vous asseyez pas une seconde ? René.</p> + +<p>— Non, merci.</p> + +<p>Il reste debout devant elle dont la forme blanche se +profile sur le vert obscur du massif. Il ne peut voir +son visage, mais il devine le regard, — le regard +inoubliable.</p> + +<p>Comme si elle n’avait pas entendu son refus, elle +continue :</p> + +<p>— Puisque nous sommes destinés à renouer connaissance, +ne vaut-il pas mieux que ce soit à l’abri +de tout regard curieux ?… Ce calme est apaisant ; +mais aussi, il est évocateur de fantômes !… Peut-être, +après tout, est-ce cette fantaisie du hasard nous +réunissant ici qui les appelle…</p> + +<p>— Il faut les renvoyer dormir là où ils dormaient, +Nicole. Ce qui est passé est passé.</p> + +<p>Son accent est ferme, presque dur, comme l’était +son visage quand il l’a revue dans le salon.</p> + +<p>Elle répète après lui, et un léger frémissement +tremble dans sa voix, calme pourtant :</p> + +<p>— Oui, vous avez raison… Ce qui est passé est +passé… Ce qui est fini est fini !… Mais quelquefois, +c’est atrocement douloureux…</p> + +<p>Il a l’intuition qu’elle songe, non à l’amour qu’il +eut pour elle, un incident oublié, cela ; — mais à la +douloureuse aventure de son mariage… Et quoi +qu’elle ait fait sa destinée, quoiqu’elle l’ait repoussé, +lui, il a soudain pitié d’elle. Les jours ont coulé de +puis ceux où il a tant souffert par elle.</p> + +<p>— Si vous avez éprouvé le sentiment auquel vous +faites allusion, Nicole, je vous plains infiniment.</p> + +<p>— Merci, c’est généreux à vous ; car il serait très +naturel que vous goûtiez maintenant le plaisir de la +vengeance !</p> + +<p>— Pourquoi ?… Je vous assure, qu’il y a longtemps, +très longtemps déjà, que je désire seulement +votre bonheur… Et je vous jure que s’il était en mon +pouvoir de vous le rendre, je le ferais avec une vraie +joie !…</p> + +<p>Il parle très simplement et son seul accent révélerait +sa sincérité absolue. Depuis des années, d’ailleurs, +elle sait qu’il est de ces hommes dont les +paroles sont vraies, toujours. Mais comme il est +détaché d’elle, maintenant !…</p> + +<p>Et dans l’obscurité de son cœur, des sentiments +confus tressaillent…</p> + +<p>Elle reprend :</p> + +<p>— Je vous remercie de votre… charité… Mais vous +ne pouvez rien… Ni vous ni personne au monde… +Du moins, à l’heure présente !… Aussi pour que je +puisse la supporter, il faut me réfugier dans la +pensée que je suis très jeune encore, que je puis +recommencer ma vie, que j’ai l’avenir !</p> + +<p>Il y a dans sa voix des inflexions de révolte passionnée.</p> + +<p>— Recommencer votre vie ? répète-t-il, attentif. +Que veut-elle dire ?</p> + +<p>— Oui, quand je serai libre… légalement !</p> + +<p>— Par le divorce, pensez-vous ?… Le divorce qui, +en somme, vous fera si peu libre, que vous ne pourrez +jamais solliciter une nouvelle sanction religieuse.</p> + +<p>Sa tête se dresse orgueilleusement.</p> + +<p>— Je m’en passerai !… Mes croyances religieuses +étaient fragiles ; elles sont tombées comme des feuilles +mortes, et je m’avoue incapable de sacrifier toutes +les années de ma jeunesse, peut-être toutes celles que +j’ai à vivre, à une loi édictée au nom d’un Dieu problématique !… +Je veux avoir ma part de bonheur !… +Et surtout je veux oublier !</p> + +<p>Une sorte de résolution désespérée gronde dans +son accent. De nouveau, elle éveille en lui une compassion +si profonde qu’il ne relève pas ses paroles +impies, quoiqu’elles aient atteint en lui des convictions +souveraines.</p> + +<p>Très doucement, il interroge :</p> + +<p>— Nicole, pour votre bonheur, ne vaudrait-il pas +mieux… pardonner ?</p> + +<p>— Oh ! cela, jamais !… Vous l’avez dit tout à +l’heure… Ce qui est fini est fini et ne ressuscite pas… +Quand bien même le regret du passé déchirerait le +cœur, finit-elle si bas qu’il l’entend à peine.</p> + +<p>Ses mains, dont les bagues scintillent, sont un peu +crispées sur ses genoux, d’un geste d’angoisse qui +lui est devenu familier.</p> + +<p>Sous le reflet de lune, il distingue mieux l’expression +tragique de son beau visage. Est-ce donc la +même femme qui causait, si libre d’esprit, semblait-il, +avec Hawford ?</p> + +<p>Quelle tempête gronde en son cœur et pourquoi la +lui laisse-t-elle voir, dès les premières heures de leur +réunion, avec cette indifférence hautaine de ce qu’il +en pensera ?</p> + +<p>Ah ! pas mieux qu’autrefois, il n’arrive à la comprendre… +Comme elles lui sont inconnues, ces âmes +de femme, troublées, compliquées, rebelles aux +vieilles lois que, tout jeune, sa mère, sa sœur, lui +ont appris à respecter ?…</p> + +<p>Pour Nicole, il éprouve à cette heure le sentiment +que lui donnerait le péril d’une créature jadis précieuse +infiniment ; et il murmure :</p> + +<p>— Pauvre ! pauvre Nicole !</p> + +<p>Elle lève la tête vers lui. Il rencontre un regard +dont l’expression est indéfinissable ; et, la voix +chaude, jette avec une sorte d’ironie :</p> + +<p>— Je vous fais l’effet d’un monstre, avouez ; car +vous êtes demeuré le sage dont j’ai eu peur autrefois. +Eh bien, non, je ne suis pas un monstre, seulement +une femme, une malheureuse que la vie a déçue, qui +veut sa revanche… et qui l’aura !… J’attends seulement +mon heure ; voilà tout !</p> + +<p>Presque rudement, il articule :</p> + +<p>— Nicole, ne dites pas de folies !</p> + +<p>— Des folies ? Quelles folies ?… Je vous confie en +toute simplicité ce que je pense, ce que je crois, ce +que j’espère, ce que je <i>veux</i> trouver, l’oubli d’abord… +et puis le bonheur… le bonheur tel qu’il me le faut… +J’ai tellement soif d’être heureuse encore !</p> + +<p>Elle s’arrête brusquement et serre ses lèvres +comme pour les empêcher de prononcer davantage +d’inutiles paroles. Lui, la regarde, secoué de l’instinctif +désir de la dompter comme une enfant rebelle +et insensée.</p> + +<p>Un silence, encore une fois, tombe entre eux dont +les âmes sont frémissantes.</p> + +<p>Sur leurs têtes pourtant, le grand ciel infini s’étend +si paisible… Le murmure de la mer est berceur. A +peine, la découpure des branches ondule sur le sable, +vêtu de lumière par le large croissant qui luit derrière +les arbres.</p> + +<p>Il reprend, et son accent a, dans la nuit, une sorte +d’autorité grave :</p> + +<p>— Je crois, Nicole, que vous voulez chercher le +bonheur où vous ne le trouverez certainement pas… +Mais il est évident que je n’ai pas qualité pour +essayer de vous arrêter dans la voie… lamentable où +vous prétendez vous engager… Seulement, je veux +vous dire ceci : à quelque jour que ce soit, si vous +avez besoin d’un ami, soyez bien certaine que vous +pouvez recourir à moi, en toute circonstance.</p> + +<p>Elle a soudain les yeux pleins de larmes. Il les voit +trembler entre les cils.</p> + +<p>— Merci… Mais souhaitons que jamais je n’aie +recours à vous, car il faudrait que l’existence m’ait +enfin brisée !… Et puis, maintenant, rentrons… Quel +absurde élan j’ai eu de vouloir toucher au passé avec +vous !… Nous n’y reviendrons plus, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Il s’incline avec un mouvement de tête. Elle a une +imperceptible hésitation, puis, lui tend la main. Des +lèvres, il effleure la peau tiède ; et, sans un mot, +s’enfonce dans l’ombre d’une allée, tandis que d’un +pas lent, elle revient vers la terrasse où sont ouvertes +les portes-fenêtres du salon très éclairé.</p> + +<p>Quand, un peu après, René rentre à son tour, +ayant, au hasard, arpenté le jardin, il l’aperçoit qui +cause avec une insouciance rieuse, du fond de la +bergère où elle est nonchalamment appuyée. Hawford +est près d’elle.</p> + +<p>Alors, il détourne la tête et cherche des yeux Guillemette. +Ah ! que c’est bon qu’elle soit encore une +petite fille, innocente, gamine, ignorant la passion !… +Sans doute, parce qu’elle a senti son regard, elle lui +envoie un sourire et se reprend à bavarder avec la +jeune baronne de Coriolis.</p> + +<p>Sous la lumière de la lampe-phare, Mme Seyntis, +assise devant son métier, brode des fleurs incomparables. +Près d’elle, Mme d’Harbourg somnole vaguement +sur son tricot de charité, tout en écoutant, avec +une aimable distraction, la chanoinesse qui devise à +propos d’un roman nouveau, dont la couverte jaune +vif flamboie sur le tapis.</p> + +<p>Elle est partie en guerre contre l’amour et s’exclame +avec le plus parfait mépris :</p> + +<p>— L’amour ! Ah ! oui, parlons-en ! A en croire les +romanciers, il serait le pivot même de l’existence… +Quel mensonge et quelle stupidité !… C’est, tout au +plus, un épisode !</p> + +<p>— Mais il y a des épisodes qui, à eux seuls, valent +l’ouvrage entier ! riposte Raymond Seyntis, qui aime +à provoquer la chanoinesse.</p> + +<p>Vertement, elle réplique :</p> + +<p>— Raymond, ne dites donc pas de sottises pour +fausser le jugement de cette petite !</p> + +<p>Et elle indique Guillemette qui écoute, les prunelles +attentives. Ce pourquoi, Mme Seyntis est sur +des épines. Mais comment arrêter la chanoinesse, +laquelle poursuit avec dédain :</p> + +<p>— Quand on a l’âge de cette fillette, on peut +croire à toutes ces fariboles des cœurs qui se cherchent, +se confondent, sont indispensables l’un à +l’autre, etc. Mais quand on arrive comme moi au +chiffre canonique et vu bien des hommes, on est tout +à fait convaincue qu’il n’y en a pas un qui vaille la +peine qu’une femme lui sacrifie toute sa vie !</p> + +<p>Le clan masculin proteste :</p> + +<p>— Vous êtes dure, madame.</p> + +<p>Le jeune ménage de Coriolis paraît convaincu que +la chanoinesse parle de l’amour comme un aveugle +des couleurs.</p> + +<p>La voix de Nicole domine les exclamations — sa +belle voix de contralto, un peu railleuse en ce +moment :</p> + +<p>— Alors, madame, vous ne croyez pas qu’on puisse +vivre et, parfois même, mourir de l’amour ?</p> + +<p>La chanoinesse haussa les épaules :</p> + +<p>— Petite, petite, vous êtes jeune encore ! L’amour, +vous avez raison, on en peut vivre — et mourir +aussi ! Pour peu que l’individu amoureux ait une +très mauvaise santé…</p> + +<p>De nouveau, les protestations jaillissent. En sa pensée, +Mademoiselle est choquée autant que Mme Seyntis. +Elle aimerait mieux être hors du salon et avoir +entraîné Guillemette qui ne perd pas une parole.</p> + +<p>La chanoinesse ne baisse pas un brin pavillon et +son accent est d’un suprême dédain :</p> + +<p>— L’amour !… Vous savez bien ce que Chamfort +en a dit… Je ne veux pas répéter puisqu’il y a ici d’innocentes +oreilles. Croyez-m’en, ma mie, ceux qui lui +abandonnent leur vie étaient incapables de rien faire +de mieux. Ils n’avaient pas leur pain à gagner… Ils +n’avaient goûté ni à l’ambition, ni à l’art qui sont de +bien autres aliments pour l’être humain !</p> + +<p>Raymond Seyntis, dont le front s’est éclairé, lance +avec un peu de malice :</p> + +<p>— Ma chère cousine, l’être, certes, est fait d’une +âme et d’un esprit, mais d’un corps aussi !</p> + +<p>— Peuh !… peuh !… je le sais bien. Et vous n’avez +pas lieu de vous en glorifier, fait la chanoinesse qui +tricote rageusement.</p> + +<p>La discussion devient générale. Mais René ne s’y +mêle pas, car il est jaloux de l’intimité de son jardin +secret. L’amour !… Ah ! quel épisode il a été, quatre +ans plus tôt, dans sa vie. Et il sait maintenant que le +temps guérit, que la tempête merveilleuse et terrible +passée, l’homme peut se reprendre à vivre, à attendre +encore, même à espérer le mal divin… Ce que +fait Nicole, elle aussi. De quel droit, tout à l’heure, +la condamnait-il à un avenir muré par le passé ?</p> + +<p>Instinctivement, il regarde vers elle. Ses prunelles +brûlantes sont levées vers Hawford qui déclare avec +une force tranquille :</p> + +<p>— Il n’y a rien de comparable à la passion pour ce +qu’elle renferme de joies et de souffrances sans +mesure !</p> + +<p>Et dans les yeux qu’il arrête sur elle, il y a le +cri du désir que sa beauté a jeté en lui. Sûrement, +ce désir, elle est trop femme pour ne pas le sentir. +Mais elle y semble indifférente. Elle cause, comme +tous autour d’elle, tourmentant son éventail d’un +geste distrait…</p> + +<p>René prend soudain conscience de l’espèce de +curiosité qui le pousse à, sans cesse, observer Nicole. +Alors, irrité contre lui-même, il se rapproche de +Guillemette. A demi-voix, elle lui lance avec une vivacité +un peu moqueuse :</p> + +<p>— M’est avis, mon oncle, que vous n’avez guère +donné votre avis dans la discussion soulevée par +madame la chanoinesse.</p> + +<p>— Je déteste ces sujets ! fait-il brusquement.</p> + +<p>Il est vraiment, ce soir-là, d’une nervosité inaccoutumée.</p> + +<p>— Oh ! oui, je comprends… Vous trouvez que ce +sont des sujets pas convenables.</p> + +<p>— Guillemette, je vous serais reconnaissant de ne +pas vous moquer de moi…</p> + +<p>— C’est vrai, je vous dois le respect, mon oncle. +Recevez toutes mes excuses…</p> + +<p>Entre les cils, ses yeux rient malicieux, si la +bouche est contrite.</p> + +<p>René est exaspéré, et il va peut-être le laisser voir +quand la voix jeune s’élève, caressante :</p> + +<p>— Oncle, soyez gentil et pardonnez-moi de taquiner, +un tantinet, votre sagesse !… Je ne peux pas +partager vos idées austères sur le sujet de conversation +de ma cousine la chanoinesse que je trouve +très instructive !</p> + +<p>Avant qu’il ait pu lui répondre, elle s’est levée, +appelée par un signe de sa mère, car les domestiques +apportent le thé et elle doit le servir avec Mademoiselle.</p> + +<p>Alors, René agacé va s’asseoir auprès de la bonne +Mme d’Harbourg, mécontent de lui-même et des +autres ; de la chanoinesse qui a des conversations +insensées pour une femme de son âge et de son état ; +de sa sœur qui les tolère ; de Nicole qui en sourit ; de +Guillemette qui s’y intéresse déplorablement.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">VIII</h2> + + +<p>Dimanche, <i>messe des baigneurs</i>, à neuf heures ; ce +qui semble un peu matinal à beaucoup. N’importe ; +comme c’est la messe <i>chic</i>, dussent-ils y arriver pour +le dernier évangile, tous les fidèles qui se respectent +considèrent, comme un des articles du code +mondain, le devoir d’y paraître. Mme Seyntis, elle, +n’est jamais en retard. Elle est même de ces redoutables +personnes qui font consister l’exactitude à être +toujours, pour le moins, un quart d’heure en avance. +Aussi quand elle apparaît dans le vestibule, son livre +en main, ses gants mis, son voile baissé, elle a toujours +l’occasion d’appeler :</p> + +<p>— Guillemette !… Tu es prête ?… Le premier coup +va sonner.</p> + +<p>Et Guillemette ne manque pas de répondre :</p> + +<p>— Mère, je vous suis… Allez en avant, je vous +rejoins dans une minute !</p> + +<p>Guillemette est dormeuse comme un bébé ; de plus, +elle déteste se lever de bonne heure, peut-être parce +qu’elle y est obligée depuis sa tendre enfance. Plus +d’une fois, il lui arrive d’ailleurs de se rendormir +après que la femme de chambre est venue frapper à +sa porte. A moins que, bien éveillée, elle n’oublie +l’heure, parce que sa vagabonde pensée erre en toute +sorte de mondes. Et il faut un rappel de Mademoiselle +qui connaît la jeune personne, pour qu’elle +bondisse soudain hors du lit.</p> + +<p>Ce dimanche-là, si elle est en retard, c’est que, la +tête abandonnée sur l’oreiller, les mains jointes sous +la nuque, toute rose du sommeil, elle a oublié les +minutes, en réfléchissant à la double attitude de +Nicole et de l’oncle René, la veille au soir. Que peuvent-ils +bien penser l’un de l’autre ? Comme ils sont +restés longtemps dans le jardin !… C’était exaspérant !</p> + +<p>Ses lèvres articulent les mots avec une telle conviction +qu’elle en demeure saisie. Exaspérant !… +Pourquoi ?… En quoi cela peut-il l’agiter, ce qui se +passe entre son vertueux oncle et Nicole, l’adorable +Nicole… Ah ! quel attrait elle exerce sur les hommes !… +Tous, dans le salon, s’étaient groupés autour +d’elle et n’en bougeaient pas… Comment son mari +peut-il accepter de la perdre ?</p> + +<p>— Moi, à sa place, j’aurais fait même des turpitudes +pour la garder ! prononce Guillemette avec +conviction. Ah ! que je voudrais être troublante +comme elle !</p> + +<p>— Guillemette, je ne vous entends pas remuer. +Vous vous habillez, n’est-ce pas ? demande la voix +douce de Mademoiselle.</p> + +<p>— Oui… oui ! dit Guillemette qui regarde sa montre +avec terreur. Et elle a raison !</p> + +<p>Heureusement, elle est d’une prodigieuse vivacité +dès qu’il le faut. Mais tout de même, quand se met à +sonner ce terrible premier coup de la messe, elle est +encore en jupon, les épaules nues, piquant, d’un +doigt preste, les dernières épingles dans ses cheveux.</p> + +<p>A son tour, Mademoiselle répète :</p> + +<p>— Guillemette, vous venez ?… Le premier coup +finit de tinter.</p> + +<p>— Ah ! Dieu ! je le sais ! s’exclame Guillemette qui, +impatientée, voudrait anéantir ces malencontreuses +cloches. <i>M’selle</i>, je vous en prie, allez en avant avec +maman et Mad. Je marche plus vite et je vous rattraperai. +Qu’André m’attende !</p> + +<p>Mais André est déjà parti pour un petit tour matinal, +avant la messe, quand Guillemette apparaît, +cinq minutes plus tard, dépitée contre elle-même +d’avoir dû, par sa faute, s’habiller en coup de vent +et accepter, sans aucune recherche coquette, les ceinture, +cravate, chapeau, que lui présentait, en hâte, la +femme de chambre. Elle se sent d’une humeur de +porc-épic et envie de toute son âme Nicole dont les +fenêtres sont encore voilées de leurs rideaux et qui, +sûrement, va s’habiller en paix, et être jolie… +jolie !…</p> + +<p>— Moi aussi, j’aurais pu être jolie ! marmotte-t-elle. +Et par ma faute… Enfin tant pis !</p> + +<p>Elle traverse, en courant, le vestibule. Les cloches +ont fait silence. C’est le deuxième coup qui se prépare.</p> + +<p>Devant le perron, elle aperçoit une silhouette +d’homme.</p> + +<p>— Oh ! mon oncle ! c’est vous ?</p> + +<p>— Oui, petite fille, je vous attendais pour vous +escorter, Mademoiselle m’ayant averti que vous la +suiviez à quelque distance.</p> + +<p>Elle a un rire gai, soudain sa méchante humeur +s’est évanouie ; et elle éprouve une jouissance enfantine +de la limpidité du ciel d’août, bleu comme la +mer qui ondule avec des moires soyeuses.</p> + +<p>Vite, elle marche aux côtés de René, à travers le +jardin ruisselant de soleil, puis sur la route dévalant +vers l’église, sous le dôme des branches.</p> + +<p>— C’est gentil cela, mon oncle, de m’avoir attendue !… +Je n’aurais jamais pensé avoir votre escorte !… +Je ne croyais pas que vous partiez maintenant à +l’église.</p> + +<p>— Mais, Guillemette, est-ce que la messe n’est pas +à neuf heures ?</p> + +<p>— Oui… oui… seulement, d’ordinaire, les messieurs +n’arrivent guère que pour la sortie…</p> + +<p>— Ah ! très bien !… Mais probablement parce que +je reviens d’Afrique, j’ai de très mauvaises habitudes ; +et comme dans ma première jeunesse, je me crois +obligé d’arriver pour le commencement.</p> + +<p>Elle lui jette un regard où il y a tout ensemble de +l’estime et de l’amitié.</p> + +<p>Elle aime les gens qui ont le courage de leurs convictions, — fussent-elles +même détestables… Mais ici +ce n’est pas le cas… Et son sentiment se trahit tout +de suite :</p> + +<p>— Mon oncle, vous avez joliment raison d’agir +comme vous pensez !… Seulement, c’est tant pis pour +votre avenir militaire !</p> + +<p>René a un coup d’œil surpris vers cette petite fille +qui connaît si bien les vilains dessous de la politique.</p> + +<p>— Alors, vous croyez, docte Guillemette, qu’il +m’en cuira d’avoir écouté tout au long la messe des +baigneurs à Houlgate ?</p> + +<p>— Celle-là et d’autres, n’est-ce pas ? oncle. A +Madagascar, cela ne tirait peut-être pas à conséquence, +mais en France, il paraît que c’est une autre +affaire… Tout de même, je suis très contente que +vous soyez brave sur ce chapitre-là aussi !</p> + +<p>— Merci, petite Guillemette, dit-il, touché de cette +approbation juvénile.</p> + +<p>Tous deux font quelques pas en silence, distraits +par leurs propres réflexions. C’est elle qui reprend, +frôlant de son ombrelle les petites herbes de la route :</p> + +<p>— Oh ! oui, certes, bien plus qu’autrefois, oncle +René, j’ai pour vous, — par moments, pas toujours, — de +la vénération !</p> + +<p>Il ne paraît pas flatté du tout.</p> + +<p>— Guillemette, voilà encore que vous vous moquez +de moi !</p> + +<p>— Oh ! non, mon oncle, je ne me le permettrais +pas… Je vous dis tout bonnement ce que je pense +parce que vous m’inspirez très grande confiance… Je +ne serais pas étonnée que j’en arrive à vous prendre +pour confesseur laïque… J’irais à vous quand j’aurais +besoin d’un confident de choix !</p> + +<p>— Guillemette, je suis très touché, très honoré… +Mais ce serait intimidant pour moi, un rôle pareil !</p> + +<p>— Pourquoi donc ?</p> + +<p>Elle lève vers lui de larges prunelles que l’auréole +du chapeau ombre délicatement. Ses joues ressemblent +aux pétales d’une rose de France.</p> + +<p>— Pourquoi ? Mais parce que je craindrais à très +juste titre de n’être pas à la hauteur. Et puis, vraiment, +je ne me sens pas encore l’âge de l’emploi !</p> + +<p>Sans réfléchir, elle riposte :</p> + +<p>— Oh ! pour moi, vous n’êtes pas un jeune +homme !</p> + +<p>Tout de suite, elle se reprend :</p> + +<p>— Vous êtes mon oncle, un oncle étonnamment +sage… Oh ! certes, vous avez l’air plus sage que +papa… Je suis certaine que vous seriez incapable de +faire quelque bonne grosse sottise !</p> + +<p>Elle lance cet aveu si drôlement que René se met à +rire, encore qu’il soit peu charmé de l’opinion édifiante +que Guillemette a de lui.</p> + +<p>— Ma nièce, vous paraissez regretter que je n’aie +pas le goût — et c’est exact ! — de me mettre d’affreux +méfaits sur la conscience…</p> + +<p>La bouche de Guillemette a une expression de +malice et de contrition qui est délicieuse :</p> + +<p>— Mon oncle, c’est vrai, j’ai un faible pour les +hommes mauvais sujets… Au moins, je ne me sens +pas humiliée en leur voisinage !… Je serais plutôt +prête à me glorifier…</p> + +<p>Ici, les cloches recommencent à sonner. Guillemette +tressaute.</p> + +<p>— Vite, mon oncle, le second coup ! Maman doit +frémir de ne pas me voir…</p> + +<p>La blanche petite église est tout près, par bonheur. +Pour l’instant, elle est le centre vers lequel +filent les équipages et déambulent pédestrement, par +les jolis chemins ensoleillés, chrétiens et chrétiennes, +tous en toilette dominicale.</p> + +<p>Aussi, une brillante assemblée emplit-elle l’église +qui est comble. Une chaise est un objet précieux que +les retardataires cherchent d’un œil d’envie. Le suisse +est ahuri et solennel. La chaisière, les joues en feu, +s’affaire, pour essayer de caser tant de chrétiens, +désireux d’un siège. Le curé lui-même, en surplis +immaculé, circule à travers le flot grandissant de ses +ouailles ; tel un général qui veille à la bonne installation +de ses troupes. Son regard, satisfait sous les +sourcils blancs en broussaille, erre sur ces nombreux +fidèles, chics infiniment, parmi lesquels foisonnent +les jolies femmes sous la paille des chapeaux fleuris, +le tissu léger des robes d’été qui caressent les dalles +luisantes.</p> + +<p>Cette messe n’est pas celle des humbles et des +petites gens…</p> + +<p>Comme de juste, dans cette foule, discrètement +bourdonnante, mondaine, parfumée, il se trouve de +sincères croyants et croyantes qui pensent pieusement +à leur Créateur. Mais il y aussi de fringants +<i lang="en" xml:lang="en">clubmen</i>, — jeunes ou mûrs — qui sont là pour la +femme dont, à la sortie, ils vont correctement serrer +la main, avec un secret frisson de tout l’être !… Il y +a des hommes rongés par la fièvre ou le souci de la +vie qui, dans cette église, ont apporté des corps sans +âme, une pensée fermée aux choses divines, et s’absorbent +dans leurs préoccupations quotidiennes, +alors que leurs yeux sont arrêtés, indifférents, sur un +tabernacle dont le mystère leur est étranger…</p> + +<p>Il y a des jeunes que la vie enchante, qui tressaillent +d’allégresse, d’envie, de désir, à ses espoirs. Il y +a, sous le masque donné par l’éducation à tous ces +êtres, des âmes douloureuses, des âmes troublées, +des âmes sceptiques, des âmes pécheresses qui adorent +leur péché ou le subissent avec passion, honte, +colère, remords…</p> + +<p>Il y a des heureux — quelques heureux ! — qui +crient leur bonheur vers l’Invisible ou en sont enivrés… +Il y a des épouses déçues, meurtries ; des +mères qui sont des bénies ou des crucifiées…</p> + +<p>Mais tous gardent leur secret. Le soleil flamboie +dans les vitraux et par la porte, restée ouverte, +resplendit la fête de l’été. La clochette tinte pour +annoncer le commencement de la messe.</p> + +<p>Juste à ce moment, Guillemette fait son entrée ; ce +qui calme, à son sujet, les inquiétudes de sa mère, +laquelle, avant de s’absorber dans ses prières, lui +murmure :</p> + +<p>— Tu ne pourras donc jamais être à l’heure ! ma +pauvre enfant.</p> + +<p>La coupable a l’air d’innocence d’un nouveau-né +et marmotte tout bas :</p> + +<p>— Mais, maman, la messe commence… Je ne suis +pas en retard.</p> + +<p>Elle ouvre sagement son livre et se met en devoir +de suivre les prières liturgiques.</p> + +<p>La pensée de Guillemette est absolument croyante, +en dépit des quelques points d’interrogation jetés +en son cerveau par les circonstances ou ses seules +réflexions, au grand scandale de sa mère à qui, inutilement +d’ailleurs, elle a demandé des solutions. Ce +que voyant, elle n’a pas insisté, attendant en son intimité, +le jour où la grâce du ciel dissiperait les +ombres qui l’ont désorientée et dont elle rend responsable +son ignorance de la théologie.</p> + +<p>Mais tout de même, Mme Seyntis serait saisie +d’épouvante, si elle pouvait mesurer combien, très +innocemment, dans le secret de son âme, cette petite +fille s’est déjà fait une religion à elle…</p> + +<p>Des hauteurs de l’orgue, une voix de femme +s’élève sonore, trop claire, qui fait lever les têtes vers +la tribune où la chanteuse — une jolie femme rondelette, +qui a un nom au théâtre — articule mal de +pieuses paroles, sur un air d’opéra.</p> + +<p>Guillemette a tressailli, distraite par cet intermède +musical, qui lui rend impossible tout recueillement +et elle envie sa mère et Mademoiselle, abîmées dans +la lecture de leur messe. Sans doute, le sérieux oncle +René est comme elle. Guillemette regarde instinctivement, +vers lui, devant elle. Il ne se contente pas de +demeurer bien droit, les bras croisés, ou les mains +sur la pomme de sa canne… Non, il a un petit livre, +il lit l’office de la messe, très attentif et il n’a pas du +tout, pourtant, l’air d’un sacristain ! Son visage brun +ainsi au repos a, au contraire, quelque chose d’énergique, +de fier, de grave, qui lui donne beaucoup +d’allure… C’est très crâne à lui de montrer si franchement +ses convictions ; et, contente, elle se prend à +murmurer :</p> + +<p>— Mon oncle, vous êtes un homme chic !</p> + +<p>Cependant l’Évangile vient d’être dit ; alors dans la +chaire, apparaît un vicaire juvénile et timide qui +semble torturé par l’obligation de parler devant cette +foule, la devinant, à l’avance, réfractaire à son +éloquence ! Lui, comme ses auditeurs, — hormis +quelques âmes pieuses, — se demande pourquoi cette +homélie que tous redoutent.</p> + +<p>Mais le choix n’étant pas donné, il part résolument +en guerre contre les désordres du siècle. D’une voix +monotone et éclatante, il déverse le flot de sa rhétorique +que Mme Seyntis écoute d’un air de componction, +comme si elle avait toute la responsabilité des +péchés d’Israël. Mad s’ennuie et Guillemette a pitié +du petit vicaire qui, les yeux clos, les mains crispées +sur la chaire, fond sur l’ennemi, le pécheur, tonnant : +Pénitence ! Pénitence !</p> + +<p>C’est par cette véhémente adjuration qu’est +accueillie Nicole, trop bien élevée pour désobliger +Mme Seyntis en ne paraissant pas à la messe. Debout +dans l’allée, sans regarder personne, elle attend que +l’orateur ait fini de fulminer, et par son élégance, sa +beauté capiteuse, donne des distractions à ceux qui +l’entourent. Elle est tout près de René. Il peut respirer +son parfum. Il a, sous les yeux, l’ondulation de +ses beaux cheveux d’or fauve, l’harmonie de la +forme ennuagée de blanc…</p> + +<p>Que pense-t-il ?… Une seconde Guillemette se le +demande avec irrévérence. Mais ses traits ont une +expression si sérieuse, qu’elle est saisie de honte +pour sa propre frivolité et reprenant ses prières, elle +est exemplaire jusqu’à la fin de la messe, qui s’achève +sur une marche triomphante.</p> + +<p>Devant l’église, dans le jardin ensoleillé, bourdonnent +les propos, les rires, les réflexions sur le petit +vicaire, sur la chanteuse, sur le prochain, alertement +examiné, jugé, exécuté… La phalange masculine se +livre à la contemplation, et Nicole produit une vive +impression quand elle apparaît insolemment fraîche, +souriante, répondant aux saluts, serrant les mains +amies ou indifférentes.</p> + +<p>Elle s’arrête auprès de sa mère et de Mme Seyntis +qui, elle, ne vient certes pas de mettre sur sa conscience +ni médisance ni distraction, et demande à son +frère :</p> + +<p>— René, rentres-tu avec moi ou descends-tu sur la +plage ?</p> + +<p>— Je vais sur la plage.</p> + +<p>— Alors, tu emmènes Mademoiselle et les enfants.</p> + +<p>Parmi les enfants, Mme Seyntis compte Guillemette +qui n’en a cure ; car au milieu du brouhaha +des conversations, elle a entendu l’oncle René dire à +Nicole ces mots qui l’ont étonnée :</p> + +<p>— Je ne m’attendais guère à vous voir ici ce +matin !</p> + +<p>De sa voix musicale, la jeune femme a riposté +ironiquement :</p> + +<p>— Mon cher ami, je me souviens des enseignements +reçus dans ma prime jeunesse : « Malheur +à celui par qui vient le scandale. »</p> + +<p>Il n’a pas répondu. Peut-être, y avait-il au fond de +ses yeux noirs quelque chose qu’elle ne voulait pas y +lire… Brusquement, elle s’est détournée et s’est prise +à causer avec la jeune baronne de Coriolis qui, entre +les cils, considère tendrement son mari.</p> + +<p>Guillemette, elle, laissant Mademoiselle et Mad cheminer +l’une près de l’autre, se met à marcher auprès +de l’oncle René que, sans trop savoir pourquoi, elle +n’est pas fâchée de retenir loin de Nicole.</p> + +<p>Mme de Miolan avance devant eux, descendant +aussi vers la plage. Elle va d’une allure très lente. +Hawford l’accompagne. Près d’eux, est également +Raymond Seyntis.</p> + +<p>Hawford cause, et elle écoute, la tête un peu +penchée. Le soleil met des lueurs d’or dans le nœud +lourd de ses cheveux. Et spontanément, Guillemette +s’exclame :</p> + +<p>— Comme Nicole est belle ! N’est-ce pas ? mon +oncle. Quand je la regarde, je me demande toujours +comment son mari peut se passer d’elle !… +Vous, pas ? »</p> + +<p>Une sorte de soif l’envahit de savoir ce qu’il pense. +Ainsi Ève fut attirée par le fruit défendu.</p> + +<p>Elle a levé les yeux vers lui. Il a un visage fermé, +presque sévère et dit :</p> + +<p>— Je ne me suis jamais adressé pareille question, +Guillemette.</p> + +<p>— Et vous trouvez, mon oncle, que je dois vous +imiter ? glisse-t-elle, rieuse. C’est que vous n’êtes pas +curieux. Et moi, je le suis horriblement, quand les +gens m’intéressent.</p> + +<p>— Et Mme de Miolan vous intéresse ?</p> + +<p>— Oh oui ! autant que vous pouvez l’imaginer !</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Parce qu’elle est vraie, très bonne, triste, plutôt +coquette, et pas du tout parfaite !</p> + +<p>— Oh ! oh ! ma nièce…</p> + +<p>— Quoi ? oncle René… Cela vous scandalise que +j’aime mieux Nicole n’étant pas un modèle ?</p> + +<p>— Je pense, Guillemette, que ce n’est pas votre +mère, sûrement, qui vous a mis de pareilles opinions +fausses dans la cervelle.</p> + +<p>— Et vous avez bien raison de le penser, oncle. +Je vous offre tout bonnement le fruit de ma petite +expérience… Je commence à être assez vieille pour +pouvoir posséder des opinions personnelles.</p> + +<p>Et après une seconde de méditation, elle achève :</p> + +<p>— Et penser que Nicole a des parents tellement à +l’antique ! Est-ce qu’ils ne vous font pas un peu l’effet +de paisibles canards qui auraient couvé un oiseau +de paradis ?</p> + +<p>Cette fois, René est tout à fait choqué.</p> + +<p>— Guillemette, que d’irrévérence !</p> + +<p>— Mon oncle, ne vous agitez pas, ce sont des +canards que je respecte comme je dois le faire !</p> + +<p>Il ne répond pas, mécontent, mais résolu à ne pas +jouer auprès de cette petite un rôle ridicule de pédagogue… +Il tressaille désagréablement de l’entendre +s’exclamer en manière de conclusion :</p> + +<p>— Oh ! oncle, comme je voudrais ressembler à +Nicole !</p> + +<p>— Ne dites pas cela ! Guillemette, fait-il presque +impérieusement.</p> + +<p>Quelle singulière réponse ! Une impatience secoue +Guillemette qui jette, un peu agressive :</p> + +<p>— Vous trouvez mieux qu’elle soit unique en +notre famille ?</p> + +<p>René la regarde, surpris, et de sa manière sérieuse +explique :</p> + +<p>— Je crains qu’elle ne se rende très malheureuse ! +Et c’est pourquoi, ma chère petite fille, je serais +désolé de vous voir lui ressembler… Voilà tout !</p> + +<p>Guillemette est apaisée. Même, elle éprouve une +sorte de sécurité joyeuse dans le sentiment que +l’oncle René est soucieux de son bonheur. Quand +Nicole sera partie pour Dinard, elle l’aura de nouveau +à elle toute seule, comme avant l’arrivée des invités.</p> + +<p>C’était bien plus agréable !</p> + +<p>Elle est interrompue dans ses réflexions parce qu’ils +atteignent la plage où, autour de Nicole et de Mme de +Coriolis, s’élaborent des projets de promenade pour +l’après-midi.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">IX</h2> + + +<p>Cinq jours plus tard.</p> + +<p>Il fait chaud, très chaud. Le soleil brûle la poussière… +Et cependant toute la jeunesse des <i>Passiflores</i> +est partie en promenade pédestre, sous le regard mécontent +de M. d’Harbourg qui s’est évertué à proclamer +« absurde » une excursion par cette température +sénégalienne.</p> + +<p>Ses conseils ayant eu le sort de la prédication de +Jean au désert, il s’est dignement retiré dans le fumoir +solitaire, — Raymond Seyntis est à Paris — et +y somnole sur les journaux, maugréant contre les +mouches qui s’agitent autour de lui, et même évoluent +sans façon sur son avenante personne.</p> + +<p>Cependant, installée avec son ouvrage dans le <i lang="en" xml:lang="en">bow-window</i> +du petit salon, Mme Seyntis jouit du calme +des <i>Passiflores</i>. Oh ! quel délice serait un été dans la +solitude avec ses enfants, son mari devenu ignorant +du chemin de Paris… Des après-midi passés, une +broderie en main, sous les arbres du jardin ou l’abri +de la grande ombrelle de coutil dressée sur la +plage…</p> + +<p>C’est chez elle un désir instinctif si vif que, souvent, +elle lève la tête pour regarder les groupes rassemblés +près de la mer.</p> + +<p>Les promeneurs élégants viendront plus tard, dans +la tiédeur du crépuscule. A cette heure, sur l’or pâle +du sable se dressent seules des silhouettes d’enfants ; +tout petits qui trottinent chancelants, garçonnets +et fillettes affairés par leurs jeux, insensibles à +la morsure du soleil qui flamboie sur l’étendue sans +ombre.</p> + +<p>— Vraiment, j’ai bien peur que nos promeneurs +n’aient très chaud ! remarque Mme d’Harbourg qui +fait évoluer les aiguilles de son tricot avec une monotone +régularité, s’interrompant toutefois pour +s’éventer, car l’air semble embrasé.</p> + +<p>Ce n’est pourtant pas ce souci, tout physique, qui +altère son aimable visage, assombri par quelque pensée +pénible, et lui fait répondre avec distraction aux +quiètes paroles de Mme Seyntis.</p> + +<p>Celle-ci finit par s’en apercevoir et interroge :</p> + +<p>— Pauline, es-tu souffrante ?</p> + +<p>— Non… Oh ! non !</p> + +<p>Encore un silence. Mme Seyntis se demande si elle +peut poursuivre sans indiscrétion ; et elle reprend, +hésitante :</p> + +<p>— Est-ce que tu as quelque ennui ? Tu parais préoccupée ?</p> + +<p>Mme d’Harbourg ne répond pas… Puis, tout à +coup, comme si un invisible sceau se brisait sur +ses lèvres, elle articule d’une voix qui tremble :</p> + +<p>— Marie, je suis horriblement tourmentée de Nicole !</p> + +<p>Mme Seyntis a un tressaillement ; les paroles de +Mme d’Harbourg réveillent en son souvenir, une +réflexion de son mari, l’avant-veille, sur l’admiration +très vive de Hawford pour la jeune femme +dont il a, dès le premier jour, demandé la permission +de faire un croquis… Réflexion qui lui a été fort désagréable ; +elle n’admet pas que, sous son toit, une +femme puisse se prêter à une cour aussi visible que +favorisent les séances de pose. Et penser que cette +femme est de sa famille !… Ah ! oui, elle est inquiétante, +Nicole !</p> + +<p>Avec autant de précaution que si elle avançait sur +des œufs, Mme Seyntis demande :</p> + +<p>— A quel propos ? Pauline, es-tu tourmentée de ta +fille ?… Est-ce que son mari…</p> + +<p>— Non… Non, il ne s’agit pas de son mari, cette +fois. De lui, nous n’entendons plus parler que par les +hommes d’affaires… Non, c’est elle qui m’inquiète !… +Je la sens si révoltée contre sa situation que j’en +arrive à craindre tout de sa part…</p> + +<p>— Tout ! répète Mme Seyntis, saisie.</p> + +<p>Mais sa cousine ne l’entend pas, absorbée par sa +pensée, et poursuit son monologue :</p> + +<p>— Mon Dieu, je sais bien que cette situation est +délicate, pénible, douloureuse… Mais son père et +moi, nous faisons tellement ce que nous pouvons pour +la lui rendre supportable,… pour ne jamais lui rappeler +que c’est elle qui a voulu épouser Guy de +Miolan, quoi que nous lui disions… que c’est elle qui +l’a quitté, là-bas, à Constantinople, après leurs +scènes… lamentables ! Elle n’a jamais voulu se prêter +à une réconciliation… Comme nous l’y engageons… +puisque, hélas ! maintenant, rien ne peut +empêcher qu’elle ne soit sa femme… Elle s’obstine à +exiger un divorce qui nous navre… A quoi bon ?… +Elle n’en sera pas plus libre puisque l’Église ne connaît +pas le divorce et elle brise tout son avenir de +femme !… Pourquoi, grand Dieu ! faut-il qu’elle ne se +résigne pas… Nous l’aimons, nous la gâtons tant, +qu’elle ne peut être tout à fait malheureuse, pourtant !</p> + +<p>Mme d’Harbourg en est absolument persuadée. +Sa cousine, pas du tout, et malgré elle, il lui +échappe :</p> + +<p>— Ma pauvre Pauline, à des jeunes femmes comme +Nicole, je crains bien que nos tendresses de parents +ne suffisent pas…</p> + +<p>Mme d’Harbourg a l’air navrée. Son tricot est +tombé sur ses genoux et les mailles glissent de l’aiguille +sans qu’elle y prenne garde.</p> + +<p>— Oui… oui… Ce que tu dis là, Marie, je l’ai déjà +pensé plus d’une fois… Et c’est ce qui me fait peur ! +Moi, je sais bien qu’à sa place, jugeant impossible +de vivre avec mon mari, j’aurais essayé de +combler le vide de mon existence par de bonnes +œuvres, par le travail… J’aurais beaucoup prié pour +être soutenue… Mais je crains que Nicole ne prie plus +guère !…</p> + +<p>Mme Seyntis a le même sentiment. Toutefois, elle +est trop charitable pour ajouter au chagrin de sa +cousine et elle murmure, encourageante :</p> + +<p>— Ah ! que sait-on ?…</p> + +<p>— C’est vrai, je ne sais pas ! avoue Mme d’Harbourg, +pitoyable. Jamais Nicole ne parle de ce qu’elle +pense… Du moins, à moi… Et pas davantage à son +père, d’ailleurs… Ah ! ma pauvre amie, que nos enfants +nous sont fermés et que nos filles sont différentes +de nous !</p> + +<p>N’était la crainte de peiner plus fort sa triste cousine, +Mme Seyntis protesterait vivement. En toute +sincérité, elle est persuadée connaître, comme la +sienne propre, l’âme blanche de Guillemette…</p> + +<p>Et Mme d’Harbourg, devinant une oreille compatissante, +reprend de plus belle :</p> + +<p>— Certes, je ne peux reprocher à Nicole une tenue +blâmable… Elle n’est pas femme à autoriser des… +familiarités qui la feraient prendre… pour ce qu’elle +n’est pas… Mais en sa position d’épouse séparée, +elle devrait tellement exagérer la prudence, rester +dans l’ombre, peu recevoir, ne pas aller dans le +monde… Et justement, elle fait à peu près tout le +contraire !… Elle ne m’écoute pas quand je le lui dis… +Elle me regarde comme si je lui parlais turc… Ah ! +Marie, je commence à croire que je l’ai trop gâtée !… +Elle était mon unique enfant et j’avais si fort le désir +de son bonheur ! C’est bien pour cela que j’ai eu la +faiblesse, — et son père aussi ! — de consentir à ce +qu’elle épouse ce Miolan qui l’emmenait loin de +nous… Mais elle voulait… et nous avons cédé !</p> + +<p>Jamais aussi franchement, Mme d’Harbourg n’a +avoué sa faiblesse. Mme Seyntis, touchée de cette +humilité et de cette confiance, cherche à la réconforter :</p> + +<p>— Ma pauvre Pauline, tu as cru faire pour le +mieux… Pourquoi te torturer par des reproches ?… +Aujourd’hui, ton rôle me paraît être de veiller sur +Nicole… Elle est si jeune… c’est-à-dire un peu imprudente, +un peu coquette… peut-être, corrige vite +Mme Seyntis qui craint de blesser sa cousine. Les +jolies femmes seules sont tellement courtisées !</p> + +<p>— Ah ! oui, bien trop ! soupire Mme d’Harbourg. +De bonnes amies sont venues m’avertir qu’un certain +baron de Gerles était violemment épris d’elle… Je +sais qu’il est en ce moment à Dinard… Et justement, +la voilà ce matin qui m’annonce qu’elle pensait partir +jeudi chez ses amis de Bierne qui ont leur villa à +Dinard. Bien entendu, son père et moi, nous ne pouvons +l’y suivre… Alors… alors, je suis bien tourmentée !</p> + +<p>— Oui, je conçois, fait Mme Seyntis, qui ne conçoit +que trop bien. Elle aussi a entendu beaucoup +parler de la cour que Philippe de Gerles fait à la +jeune femme… Lui, absent, Hawford le remplace… +Demain, ce sera un autre… Ah ! oui, la mère de Nicole +de Miolan peut être inquiète !</p> + +<p>Pour le moment, elle paraît moins abattue parce +qu’elle a confié sa détresse, et elle reprend :</p> + +<p>— Je te fais mes excuses, Marie, de t’accabler ainsi +de mes doléances. Mais il n’y a personne en dehors +de l’abbé Vincenette à qui je puisse les confier… Mon +mari a été si affecté de tous ces événements que je +m’applique maintenant à lui faire croire que tout va +pour le mieux… Que Nicole s’arrange bien de sa +nouvelle vie parce que son expérience du mariage +lui en a ôté le goût…</p> + +<p>— Oui, ce devrait être !… soupire Mme Seyntis, +seulement, elle n’a que vingt-six ans !…</p> + +<p>— C’est cela, en effet, qui est terrible ! Vois-tu, +Marie, quelquefois, il me prend la terreur qu’un de +ces hommes qui l’admirent dans le monde et rôdent +autour d’elle, avec de vilaines pensées, que l’un +d’eux ne finisse par lui plaire particulièrement… Oh ! +ce serait épouvantable ! Je ne craindrais certes pas +que Nicole commette une faute grave ; nos filles, +heureusement, ne peuvent être que d’honnêtes +femmes !… Mais ne connaîtrait-elle que la tentation, +ce serait déjà trop !… Ces mauvais romans qu’elles +lisent leur montent l’imagination, leur font rêver +d’un bonheur impossible…</p> + +<p>— Oui… c’est vrai, approuve Mme Seyntis. Et ce +bonheur, elles s’imaginent le rencontrer dans la passion… +Pauvres petites !… Le bonheur, mais elles le +trouveraient à faire simplement leur devoir. Seulement, +cette vérité, elles ne la croient pas !</p> + +<p>Mme Seyntis est tout à fait convaincue de ce qu’elle +dit. Pour elle et pour sa cousine, un cœur comme +celui de Nicole est un monde dont l’une et l’autre +ignorent tout, et qui les épouvanterait si elles y +pénétraient…</p> + +<p>Mme d’Harbourg tamponne de nouveau ses yeux +ternis par une buée humide et s’évente machinalement +parce que l’émotion a augmenté la chaleur, +pour elle.</p> + +<p>— Ah ! ma bonne Pauline, je te plains bien ! dit +affectueusement Mme Seyntis.</p> + +<p>— Tu le peux, Marie… C’est dur de vivre !</p> + +<p>Mme Seyntis est trop consciencieuse pour ne pas +remarquer :</p> + +<p>— Il y en a encore de bien plus malheureuses que +nous, Pauline.</p> + +<p>Mais Mme d’Harbourg regimbe devant cette déclaration :</p> + +<p>— Tu peux dire cela, Marie, parce que tu n’as pas +connu l’épreuve d’être atteinte dans le bonheur de +ton enfant.</p> + +<p>— C’est vrai… Mais je t’assure que tous nous +avons nos soucis.</p> + +<p>— Oh ! est-ce que Guillemette ?…</p> + +<p>— Non, non, Guillemette n’est pas en jeu. Grâce +au ciel, elle est encore une petite fille qui ne me +donne pas de tracas… Non, je suis ennuyée de Raymond. +Il est nerveux, il a l’air préoccupé ; et il ne +veut prendre aucunes vacances sous prétexte qu’il a +des affaires très importantes. Si encore il se reposait +tout à fait pendant les jours qu’il passe ici ! Mais +tout le temps, on lui télégraphie, on lui téléphone. +Je ne m’étonne pas que sa pauvre tête, bourrée de +chiffres, lui soit douloureuse cet été !</p> + +<p>— Oui, c’est ennuyeux ! dit Mme d’Harbourg.</p> + +<p>Elle a écouté les réflexions de sa cousine, mais les +paroles sont arrivées jusqu’à elle comme des mots +indifférents qui ne sauraient la distraire de son propre +souci.</p> + +<p>Les deux femmes, alors, absorbées par leur intime +pensée, continuent à travailler en silence. Dans le +billard, on entend marcher M. d’Harbourg, qui se livre +aux carambolages pour distraire sa solitude et la +fâcheuse humeur que lui donne la température.</p> + +<p>La mer est bleue comme un lac italien. Des nappes +de lumière s’épandent sur le jardin où les fleurs +semblent autant de cassolettes qui distillent leur +parfum dans l’air brûlant. Devant la villa, un groupe +de modestes touristes est arrêté et s’exclame sur le +décor somptueusement fleuri qui l’enserre… Une +voix de femme articule avec conviction :</p> + +<p>— Comme on doit être heureux dans une si jolie +maison !… Ah ! les riches ont de la chance !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">X</h2> + + +<p>Cependant les promeneurs se sont arrêtés, pour +goûter, dans une ferme à mi-chemin entre Houlgate +et Villers… Une ferme dressée sur la falaise, +devant le pittoresque chaos des roches qui dévalent +vers le sable parmi la floraison rose des bruyères et +des œillets sauvages ; sous la dentelle fine des herbes, +jaillies entre les pierres, et les branches tordues des +arbrisseaux, agrippés aux tumultueux éboulis des +roches.</p> + +<p>Dans la prairie herbeuse qui s’allonge sur la +falaise, la fermière, accoutumée aux visites quotidiennes +des touristes, prépare la table pour le thé, +avec une connaissance parfaite de leurs goûts et des +avantages qu’elle en tirera. D’ailleurs, Mademoiselle, +investie au départ des pleins pouvoirs de Mme Seyntis, +veille à ce que rien ne manque, soigneuse toujours +du bien-être des autres qui tous la laissent faire +très volontiers.</p> + +<p>La petite de Coriolis s’est jetée dans l’herbe comme +une enfant fatiguée ; et, sans façon, ayant pris sa glace +de poche, elle rafraîchit d’une caresse de poudre ses +joues brûlantes. Mad, assise à la turque devant elle, +la contemple avec intérêt, et dans un élan juvénile, +lui déclare qu’elle la trouve bien jolie. André, étendu, +les coudes au sol, le menton dans les mains, observe +les barques dont les voiles sont immobiles sur la +grande mer paisible. Guillemette, elle, reste debout. +Jamais, semble-t-il, elle n’est fatiguée. Dans son +jeune corps, circule une telle sève ! A pleines lèvres, +elle aspire la bonne senteur saline qui monte du +large. Mais ses yeux ne regardent point le lointain, +sablé d’une brume d’or, vers le couchant. Sous la +dentelle du grand chapeau de broderie, ils sont +fixés avec une étrange expression sur le groupe +que forment, un peu en avant, Nicole, Hawford, +et le capitaine de Coriolis, celui-ci la lorgnette en +main, étudiant la côte.</p> + +<p>Nicole est arrêtée à l’extrême bord de la falaise +et les plis de sa robe de linon ruissellent autour +d’elle. Comme obstinément, elle regarde, à ses pieds, +le vide, miroitant de vagues nonchalantes, d’un bleu +vert d’opale !… Hawford lui parle. L’entend-elle, +même ?… Elle ne bouge ni ne répond. A quoi peut-elle +songer avec ce visage grave, cet air d’être +absente, seule avec elle-même, regardant vers quelque +chose d’invisible ?… Pourtant, elle était très gaie pendant +la promenade. Elle taquinait André et un peu +aussi le capitaine de Coriolis qui flânait de préférence +auprès de sa jeune femme. Elle causait avec Hawford. +Mais peu, très peu, avec l’oncle René. Et +Guillemette ne s’en est pas plainte. Sans se l’être +avoué, elle estime que l’oncle René lui appartient en +propre. Est-ce qu’à son arrivée, ils n’ont pas fait un +pacte d’amitié ?… Jusqu’au jour où il se mariera, elle +tient bizarrement à occuper l’une des premières +places dans ses affections. A aucun prix, elle ne voudrait +que Nicole le reprît comme autrefois…</p> + +<p>Par bonheur, il ne la recherche pas… Mais, tout +de même, comme il l’observe ! Par moments, quand +elle est très entourée — par une vraie cour masculine, — il +a une façon de mordre sa lèvre sous sa +moustache, le front barré d’un pli… Quand Guillemette +lui voit ce visage, elle est tout ensemble exaspérée +et passionnément intéressée…</p> + +<p>En ce moment, elle se sent satisfaite parce qu’il est +loin de la jeune femme, et à quelques pas d’elle-même. +Mais levant la tête vers lui, elle a un tressaillement +d’impatience, car elle constate que, comme +elle, il remarque le groupe de Nicole et d’Hawford.</p> + +<p>Mme de Miolan est sortie de sa songerie. Elle vient +de répondre au peintre avec un petit rire qui a tinté +dans l’air chaud ; et ni l’un ni l’autre ne paraissent +disposés à se rapprocher de leurs compagnons de +promenade.</p> + +<p>— A quoi pensez-vous avec cette mine attentive ? +Guillemette.</p> + +<p>C’est René qui l’interroge brusquement :</p> + +<p>— Je m’instruis, mon oncle.</p> + +<p>— Sur…?</p> + +<p>— Sur la facilité avec laquelle les hommes peuvent +être séduits… Il y a cinq jours que Francis Hawford +est à Houlgate.</p> + +<p>René commence à être trop habitué aux désinvoltes +aperçus de sa nièce pour s’effaroucher, comme +aux premiers jours. Mais avec le souci d’écarter les +pensées malsaines du jeune esprit de Guillemette, il +dit tranquillement, les sourcils rapprochés, cependant :</p> + +<p>— Hawford est un artiste, c’est pourquoi il a été +si aisément subjugué par la beauté de Nicole…</p> + +<p>— Oh ! mon oncle, pour cela, il suffit d’être un +homme !</p> + +<p>— C’est vrai… Les hommes sont bien faibles…</p> + +<p>— Pas tous, il me semble… Je ne peux pas croire +que vous, mon oncle, vous le seriez ; vous êtes en +possession d’une volonté qui ne badine pas, quand +elle a dit : « Halte-là !… » A la place d’Hawford, +vous ne vous seriez pas laissé attraper ainsi…</p> + +<p>Cette petite fille ne sait ce qu’elle dit… Autrefois, +il a été faible, si faible… Et à l’heure actuelle, si +Nicole voulait, qui sait si l’étincelle ne pourrait jaillir +encore des cendres mortes ?… Il vient de vivre plusieurs +jours près d’elle et il sait maintenant qu’elle +est la séduction même, qu’elle enivre, autant par son +âme d’orage, que par sa forme parfaite… Et Guillemette +le juge impassible !…</p> + +<p>Il réplique avec une sorte d’ironie :</p> + +<p>— Je ne suis pas un artiste, moi !</p> + +<p>— Pourtant, vous aussi, vous la trouvez très +belle ?…</p> + +<p>— Oui, elle l’est… dangereusement ! dit-il d’une +voix un peu lente.</p> + +<p>Les mots ont dû lui échapper car, aussitôt, d’un +geste sec, il coupe avec sa canne la tête fine d’un +arbrisseau.</p> + +<p>Elle, les yeux sur l’herbe veloutée, répète :</p> + +<p>— Dangereuse… Pourquoi ?… Pour elle ? Pour +ceux qui la voient ?…</p> + +<p>— Pour les uns et les autres ! prononce-t-il presque +âprement. Petite fille, petite fille, dans quel monde +prétendez-vous entrer qui n’est pas fait pour vous ?</p> + +<p>Les yeux violets de Guillemette deviennent presque +noirs.</p> + +<p>— Oncle, excusez-moi, je croyais que, vu notre +traité d’amitié, je pouvais vous dire, en toute franchise, +ce que j’avais dans la cervelle… J’oublie toujours +comme vous êtes vite scandalisé !</p> + +<p>Et, très digne, sachant bien que René regrette sa +réflexion et souhaiterait la lui faire oublier, elle s’en +va vers la table à thé, sans le moindre regard vers lui.</p> + +<p>Nicole revient. La ligne de son corps svelte et +souple ondule sur l’infini lumineux d’un ciel d’or +roux. Elle marche si près du bord de la falaise que, +d’instinct, René lui crie, la voyant venir ainsi :</p> + +<p>— Nicole, que vous êtes imprudente ! Prenez donc +le sentier…</p> + +<p>Elle a un geste léger des épaules, un sourire, et continue +d’avancer. Le capitaine de Coriolis a rejoint +Hawford et le retient pour lui montrer une découpure +de la côte. Nicole est près de René. Il l’a attendue +dans un inconscient besoin de protection. Elle le +devine :</p> + +<p>— Vous craignez que je ne sois victime de mon +imprudence, comme vous dites ? Si j’étais sage et +courageuse, savez-vous ce que je ferais ? J’avancerais +encore de quelques pas, jusqu’au point où finit +la falaise… Et pour moi aussi, ce serait la fin !… Plus +de souvenirs ! Plus de luttes ! plus de rêves inutiles !… +Quel repos ! Seulement je ne suis pas courageuse… +et j’ai encore un tel désir de vivre !</p> + +<p>Les mêmes mots viennent, à René, qu’il lui a dits +le premier soir :</p> + +<p>— Pauvre, pauvre Nicole ! Je voudrais tant faire +quelque chose pour vous !</p> + +<p>Elle secoue un peu la tête.</p> + +<p>— Vous ne pouvez rien… Ni personne.</p> + +<p>Personne ?… Si, celui-là seul qu’elle veut rejeter de +sa vie, qui, jadis, lui a pris son cœur de jeune fille… +Mais jamais elle n’avouerait ni ne s’avouerait cela !</p> + +<p>Le matin même, le courrier lui a apporté, de Constantinople, +une de ces lettres qu’elle ne veut pas +ouvrir. Pourtant, pas plus que les précédentes, elle +ne l’a brûlée. D’un geste résolu de ses doigts qui +tremblaient, elle l’a enfermée, — comme on enferme +les morts dans une tombe.</p> + +<p>Mais elle n’a pu, de même, clore sa pensée, ni +étouffer la plainte désespérée de son cœur qui se +souvient, qui voudrait savoir et ne peut se consoler !</p> + +<p>Dieu, qu’elle se sent effroyablement perdue dans le +monde !… et seule !… Depuis le matin, l’affolante +tempête gronde en elle qui est sans soutien pour la +supporter… Comment peut-il y avoir des résignés +qui acceptent leur destinée, si dure soit-elle !</p> + +<p>La douce Mademoiselle serait pénétrée de confusion +si elle savait avec quel intérêt, où il entre une sorte +de respect, Nicole l’observe pendant leurs quelques +jours de vie commune. Cette pure et humble créature +éveille en elle une fugitive sensation d’apaisement. +Un matin, de sa fenêtre, elle l’a vue qui revenait, +sans doute, de quelque messe matinale, un +livre de prières en main ; et de toute son âme, elle a +envié la sérénité de ce visage que nulle pensée mauvaise +n’a jamais dû voiler. La veille, de nouveau, +comme elle rentrait avant le dîner d’une promenade +solitaire, elle a encore aperçu Mademoiselle qui pénétrait +dans l’église. Elle l’a suivie, avec la même soif un +peu maladive de se reposer dans l’effleurement de +cette vie limpide. Elle aurait voulu croire, prier +comme Mademoiselle, elle qui ne croit ni ne prie plus. +Elle voudrait la supplier de lui donner quelque chose +de sa paix, de lui apprendre comment on peut +oublier, pardonner, accepter l’épreuve sans révolte, +renoncer au bonheur qui ne s’achète que par l’irrémédiable +déchéance…</p> + +<p>Pauvre Mademoiselle, elle n’aurait rien compris +aux révoltes qui bouleversent l’âme de Nicole de +Miolan… Elle lui a souri quand elle l’a trouvée +devant l’église et s’est préparée à passer discrètement, +ne soupçonnant guère que les beaux yeux de +Nicole avaient suivi sa prière…</p> + +<p>La jeune femme l’a arrêtée :</p> + +<p>— Vous rentrez ? mademoiselle.</p> + +<p>— Oh ! oui, bien vite, madame. Il est tard.</p> + +<p>— Alors, remontons ensemble aux <i>Passiflores</i>. +Voulez-vous ?</p> + +<p>— Bien volontiers, madame, a accepté Mademoiselle +un peu intimidée.</p> + +<p>Elles ont marché un instant l’une près de l’autre en +silence. Puis, Nicole a interrogé :</p> + +<p>— Vous allez ainsi tous les soirs à l’église ?</p> + +<p>— Quand je le puis, madame. J’aime bien finir ma +journée par cette petite visite.</p> + +<p>— Comme vous iriez voir un ami, n’est-ce pas ? +mademoiselle.</p> + +<p>Très simplement Mademoiselle a dit :</p> + +<p>— Oui, un ami, un Père qui soutient, qui console +l’enfant…</p> + +<p>Nicole s’est sentie moralement si loin de Mademoiselle +qu’elle a presque souri — avec quelle ironie +triste ! — de sa tentation de lui crier sa détresse.</p> + +<p>Elles ont continué leur route en silence. Seulement, +comme Mademoiselle s’effaçait pour laisser entrer la +jeune femme, Nicole, s’arrêtant, a posé sa main sur +l’épaule de la jeune institutrice et, un peu bas, lui a dit :</p> + +<p>— Quand vous irez voir votre Ami, le soir, demandez-lui +d’avoir un peu de pitié pour moi…</p> + +<p>Et elle est partie…</p> + +<p>A cette petite scène, elle repense tout à coup, cheminant, +tête baissée, sur la falaise, le pas distrait… +La voix de Hawford la fait brusquement tressaillir. +De loin, lui aussi, la supplie de fuir le bord de la +falaise qui s’effrite… Il a peur pour elle. Comme en +quelques jours, elle a souverainement conquis cet +homme et comme il a, violent, le désir d’elle…</p> + +<p>Est-ce vers lui que sa destinée la pousse ? Ou vers +cet autre qui l’attend à Dinard et dont l’amour engourdit +son souvenir quand elle en respire le violent +parfum… Ah ! elle n’en sait rien, et dans son âme +désemparée, elle se demande, avec une espèce de +curiosité tragique, ce qu’il en adviendra d’elle qui +qui veut à tout prix le bonheur… La fougue qu’elle +devine dans Hawford lui donne le vertige…</p> + +<p>Quel monde entre lui et René, froidement +maître de lui-même, enserré dans ces liens de la +conscience, du devoir, des lois religieuses qu’elle-même +a brisés dans sa révolte… René, qu’elle estime +et qu’elle a, par instants, la tentation misérable de +ramener à elle…, seulement pour que lui, si ferme +semble-t-il dans son orgueilleuse vertu, se reconnaisse +vaincu et n’ait le droit ni de la juger, ni de la +condamner, quoi qu’elle fasse.</p> + +<p>Il marche près d’elle, pensif. Sûrement, pas plus +qu’elle-même, il ne voit la houle nonchalante des +eaux bleues, ivres de lumière, il n’entend les rires +des jeunes qui les attendent autour de la table à thé, +un peu plus haut sur la falaise.</p> + +<p>Il interroge tout à coup :</p> + +<p>— Est-il vrai, Nicole, que vous partiez dans quelques +jours pour Dinard ?</p> + +<p>— Oui, à la fin de la semaine.</p> + +<p>— Déjà… Vous ne voulez plus nous rester ?</p> + +<p>Son accent a cette douceur un peu grave qui lui +donne un charme imprévu.</p> + +<p>— Je suis attendue, dit-elle, la voix brève.</p> + +<p>— Et vous ne pourriez vous faire attendre ?</p> + +<p>Elle est surprise. Son regard cherche celui de +René, et elle interroge :</p> + +<p>— Vous avez une raison, René, pour vouloir me +retenir aux <i>Passiflores</i> ?</p> + +<p>Il incline la tête.</p> + +<p>— Et cette raison ?</p> + +<p>Un demi-sourire éclaire le visage sérieux.</p> + +<p>— Je me demande si je puis vous la dire sans vous +paraître très indiscret…</p> + +<p>— Je sais que vous n’êtes pas indiscret.</p> + +<p>— Merci, Nicole… Eh bien, vous m’avez fait l’honneur +d’être si franche avec moi, que je vais vous +rendre confiance pour confiance… Je souhaiterais +vous retenir au milieu de nous parce que, dans l’état +d’esprit où vous êtes, je regrette de vous voir partir +seule, parmi des étrangers…</p> + +<p>Un éclair jaillit dans les prunelles de Nicole. Saurait-il +qui l’attend là-bas ? Que lui importe ?… Et, railleuse, +elle riposte :</p> + +<p>— Vous avez peur que le petit chaperon rouge ne +soit croqué par le loup ?… Soyez sans inquiétude. Il +ne sera croqué que s’il y consent… Et alors, qui cela +regarde-t-il, sinon lui ?</p> + +<p>— Et ceux qui l’aiment et le voudraient vivant et +heureux !</p> + +<p>Sur la bouche de Nicole, passe le sourire poignant +qu’il y a déjà surpris :</p> + +<p>— Mon pauvre René, je commence à croire que ces +deux qualificatifs ne peuvent aller ensemble… A quoi +bon demeurer ici quelques jours de plus ?… Dans +une semaine, dans plusieurs même, rien n’aura +changé en moi, ni pour moi… Il n’y a rien à faire, +René, que de m’abandonner à l’inconnu de ma destinée +qui sera peut-être tout autre que nous l’imaginons. +Encore une fois, pour notre tranquillité à tous +deux, ne vous inquiétez pas de moi, car, c’est vrai, +je ne sais où je vais !…</p> + +<p>— Nicole, Nicole, ne vous calomniez pas !</p> + +<p>— Je ne me calomnie pas… Je ne suis pas une +résignée… Je ne peux pas l’être… C’est au-dessus de +mon courage !</p> + +<p>Sa voix se brise soudain, comme si un muet sanglot +avait contracté sa gorge. Et alors, en lui monte +l’obscur désir de lui dire des mots de tendresse +qui la consolent, de prendre, entre les siennes, la +main dégantée qui froisse les plis de la robe, la +main frémissante dont la vie jeune appelle les +lèvres…</p> + +<p>Mais elle s’est tout de suite ressaisie ; la flamme +s’est éteinte sous les cils abaissés, et elle a repris son +visage impénétrable de sphinx. Comme un voile, elle +ouvre son ombrelle, et la soie rose la baigne d’un +reflet d’aurore. Il avance, silencieux, à côté d’elle. +Quelques instants encore, et ils vont être près des +autres, près de Guillemette qui les regarde approcher…</p> + +<p>Elle s’arrête, imperceptiblement. Les yeux sur ceux +de René, elle demande :</p> + +<p>— Savez-vous, René, que je n’ai pas encore compris, +d’où vient que vous prenez un souci, qui paraît +bien sincère, de mon avenir ?</p> + +<p>— Il est très sincère, en effet, Nicole… C’est que je +me souviens de… de ce que vous avez été pour moi, +jadis…</p> + +<p>— Ce que j’ai été… oui… Ce que je ne suis plus, +par conséquent.</p> + +<p>Elle parle sans coquetterie, ainsi qu’elle constaterait +un fait. Mais les yeux levés vers lui sont beaux à +affoler un sage, dans leur expression ardente et profonde.</p> + +<p>En l’âme de René, quelque chose a tressailli. Pourtant, +il répond avec une sorte de gravité fière :</p> + +<p>— Oui, Nicole, j’ai fini de vous aimer comme autrefois, +grâce à Dieu !</p> + +<p>— Et comme vous en êtes satisfait !</p> + +<p>Ses yeux veloutés ont une indéfinissable expression. +Il la regarde :</p> + +<p>— Je me mépriserais à tel point s’il en était autrement…</p> + +<p>Elle se remet à marcher et dit lentement :</p> + +<p>— C’est vrai, ce serait une vilaine action. Nous +ne devons plus être que des étrangers l’un pour +l’autre…</p> + +<p>— Des étrangers ?… Non, des amis…</p> + +<p>— Vous croyez possible l’amitié entre un homme +et une femme jeunes ?… Moi, pas !</p> + +<p>Il ne lui répond pas. Est-ce parce que Hawford les +rejoint ?… parce qu’André dévale vers eux pour les +sommer de venir goûter ?… parce qu’à la vue de +Guillemette dont les prunelles ne lui sourient pas, il +s’est ironiquement rappelé ses paroles : « Vous, mon +oncle, vous êtes en possession d’une volonté qui ne +badine pas ! »</p> + +<p>Ah ! sa volonté, elle est aussi fragile que celle de +tous les autres… Nicole a raison. Mieux vaut qu’elle +parte.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XI</h2> + + +<p>Et le jour où elle l’avait décidé, Nicole de Miolan +est partie pour Dinard, laissant à Houlgate ses fidèles +gardes du corps — et parents — qui, navrés de ne +pouvoir la retenir, l’ont vue monter en wagon avec +autant de détresse que si elle s’en allait à la mort.</p> + +<p>En revanche, Guillemette a très bien pris ce départ, +malgré son enthousiaste et chaude sympathie pour +sa belle cousine. Quant à René, il en éprouve un véritable +allègement. Certes, il sait maintenant que, +même l’imprévu la fît-il libre, il ne souhaiterait plus, +comme jadis, qu’elle devînt sa femme ; car il est +sûr que, l’un par l’autre, ils seraient malheureux… +Telle qu’elle est, elle blesse, et ses convictions religieuses, +et la conception qu’il a de la femme… Mais… +si fortes que soient sa notion du devoir et sa hautaine +résolution d’y être fidèle, il n’en est pas moins +un homme ; et les obscurs bas-fonds de son être tressaillaient +quand la vie quotidienne lui apportait le +frôlement de cette créature de passion et de révolte +qui appartient à un autre. Aussi trouve-t-il une sorte +de délivrance à ne plus voir le visage charmant dont +les yeux — si tristes parfois — éveillaient en lui l’instinctif +désir d’aller à elle pour la bercer, avec les +mots, les tendresses qui consolent…</p> + +<p>Elle est partie. Dans le salon où tous étaient réunis +et causaient, ils ont échangé un rapide adieu. Elle lui +a tendu la main, à l’anglaise :</p> + +<p>— Adieu, René.</p> + +<p>Il s’est incliné sur les doigts gantés, et ses lèvres +les ont effleurés. Comme il relevait la tête, il a rencontré +le regard de Nicole où il y avait une sorte de +prière ; et, très bas, elle a murmuré :</p> + +<p>— Quoi qu’il arrive, pensez toujours à moi, avec +votre indulgence d’autrefois…</p> + +<p>Pourquoi lui a-t-elle dit cela ? Que prévoyait-elle +donc ? Maintenant elle est allée vers sa destinée. Il ne +peut rien pour elle.</p> + +<p>Autour de la table du lunch, devant la terrasse, +sous l’ombre des tilleuls, les hôtes actuels des <i>Passiflores</i> +parlent d’elle. Ils sont, pour quelques jours, en +petit nombre. Les de Coriolis, Hawford, la chanoinesse +sont partis. Seuls, sont restés M. et Mme d’Harbourg, +tout désemparés de n’avoir plus Nicole.</p> + +<p>Mais des visiteurs aussi sont là ; car le « jour » de +Mme Seyntis est très couru ; et, dans leur nombre, se +trouvent Mme de Mussy, toujours bavarde, et sa fille +Louise qui, de sa manière précise, à la façon d’un +théorème, s’intéresse à l’organisation de la fête de +charité qu’a demandée M. le curé d’Houlgate. La +solennité promet d’être d’autant plus brillante que, +pour cette époque, est annoncée la présence, à Houlgate, +du vieux roi de Susiane, avec son petit-fils. +Or, le souverain est toujours en quête de distractions, +et il profite de toutes celles qui lui sont offertes +pendant ses visites en France.</p> + +<p>Sûrement, il viendra à la Kermesse, ouverte dans +la villa de la princesse de Bihague ; ce qui constituera +une attraction de plus et rehaussera le caractère +très aristocratique de la fête. Par exemple, il y a +divergence d’idées entre les dames patronnesses +quant à la nature des distractions devant être données +aux visiteurs. Les artistes du Casino ont offert +leur concours. Mais l’acceptera-t-on pour une fête +dont M. le curé est président ?</p> + +<p>Le digne pasteur — comme dit Raymond Seyntis — est +justement en visite aux <i>Passiflores</i> et le cas +lui est soumis. Ce qui paraît le rendre très perplexe, +d’autant que les belles dames qui l’entourent échangent +à ce sujet des opinions contradictoires. Or, il +ne voudrait contrarier aucune de ses riches et bienfaisantes +paroissiennes. Aussi se confond-il en +phrases aimables qui ne décident rien et plaisent à +tous les amours-propres.</p> + +<p>La jeunesse joue au tennis ; et, une fois de plus, +René Carrère a toute facilité pour observer plusieurs +échantillons des jeunes personnes à marier, parmi +lesquelles sa sœur souhaiterait lui voir faire un +choix. Il vient de rentrer, pour le lunch, comme elle +l’en avait prié ; mais, assis un peu en dehors du +cercle réuni autour d’elle, se mêlant à la conversation +juste autant que la politesse l’exige, il regarde vers +l’espace sablé du tennis où évoluent les jolies ou +agréables héritières auxquelles il peut aspirer.</p> + +<p>Toutes sont, naturellement, des jeunes filles très +bien élevées, selon la formule. René les a vues — et +d’autres encore — bien des fois depuis son arrivée à +Houlgate. Mais, est-ce sa vie au loin qui lui a enlevé +le goût et la compréhension de ces jeunes Parisiennes +du vingtième siècle ? Elles lui semblent des +gamines et pourtant il a l’intuition qu’elles en savent +déjà très long sur la vie. Il devine la tranquille hardiesse +de leurs pensées, de leurs conversations, de +leurs lectures. Ces petites vierges connaissent, sans +y avoir goûté, l’arbre de la science. Il les sent des +êtres compliqués qui l’effraient ; ayant à vingt ans +des coquetteries et des clairvoyances de femme ; point +perverses mais curieuses de tout apprendre, insouciantes +de l’antique conseil : « Qui aime le danger y +périra. »</p> + +<p>Pour les bien guider dans la route à deux, il faudrait +être un maître psychologue… Et lui est tout +juste un apprenti qui, d’esprit intransigeant, fidèle à +un idéal absolu, a toujours entrevu la compagne de +sa vie à l’image de sa sœur, sérieuse et tendre, d’âme +limpide, obéissante, religieuse.</p> + +<p>Est-ce un rêve impossible qu’il faisait là, depuis +qu’il est délivré de la folie d’aimer Nicole ? Au loin, il +le croyait si aisément réalisable… Et voici qu’il +commence à en douter.</p> + +<p>Pourtant il éprouve, singulièrement vif, le besoin +de fixer enfin sa vie, d’avoir son foyer, de connaître +la douceur d’exister deux en une seule âme… Peut-être +parce que son isolement de près de cinq années +lui en a donné le nostalgique désir… Peut-être aussi +parce qu’il est de ceux qui ne savent se mouvoir +librement que dans le plein jour des vies régulières.</p> + +<p>Alors pourquoi se montrer si difficile ? La question +lui jaillit dans la pensée, tandis qu’il écoute Louise +de Mussy dont le remarquable esprit d’organisation +vient discrètement en aide à l’incertitude de M. le +curé.</p> + +<p>— Je suis idiot ! pense-t-il avec impatience. Je +n’aime pas les jeunes filles déjà femmes et les autres +me paraissent des pouponnes insignifiantes !…</p> + +<p>Oui, toutes, sauf une, Guillemette. Mais elle ne +compte pas. C’est sa nièce, un peu son enfant… Il la +cherche des yeux, pour se reposer du profil régulier +de Louise de Mussy. En ce moment, elle ne joue +plus, assise sur le bras d’un fauteuil, dans cette attitude, +qui lui est si familière, d’oiseau prêt à prendre +son vol. Ses mains tourmentent une branche de jasmin +tandis qu’elle bavarde, en souriant, avec son +<i lang="en" xml:lang="en">partner</i> de la précédente partie, un grand garçon élégant +en sa tenue de joueur. C’est le fils d’intimes +amis des Seyntis. Il est, lui aussi, généreusement +pourvu par la fortune et exerce, pour la forme, une +vague profession d’avocat.</p> + +<p>Est-ce donc parce que Mme Seyntis sait tout cela +qu’elle laisse ainsi ce beau garçon rôder autour de sa +fille, sous couleur de parties de tennis, lui parler les +yeux dans les yeux, se griser de sa jeunesse comme +on s’enivre d’un parfum de fleur ?</p> + +<p>Avec une attention devenue aiguë, René observe +le groupe qui l’intéresse. Comme ils sont jeunes tous +deux ! et qu’il est naturel que leur causerie ait cette +vivacité joyeuse… Que <i>lui</i> paraisse oublier toutes les +autres pour <i>elle</i>… Que Guillemette lui montre cette +coquetterie, peut-être inconsciente, dont la grâce est +incomparable.</p> + +<p>Quelque chose dans son attitude fait soudain jaillir +dans la pensée de René une vision du passé, de la +Nicole d’autrefois. De traits, elles ne se ressemblent +pourtant pas. Mais, dans leur être de femme, il y a +la même souplesse nerveuse et caressante des lignes, +le même charme dans le sourire, dans l’expression +changeante du regard, la même grâce de geste… +Seulement, par bonheur, Guillemette est une Nicole +moralement toute fraîche, qui s’ignore, dont la vie +est blanche…</p> + +<p>Une voix rieuse s’élève près de lui, un peu +assombri :</p> + +<p>— Oncle René, est-ce que vous n’en avez pas +assez d’être avec les grandes personnes ? Venez donc +avec nous faire une partie de tennis !</p> + +<p>Une bizarre impression de plaisir traverse, pareille +à une bouffée printanière, la songerie, plutôt morose, +de René. Guillemette est là, près de lui, les +joues carminées par le jeu. Ses yeux ont un regard +d’affection câline. Il éprouve tant de gratitude qu’elle +ait pensé à lui dans son plaisir que, sans réfléchir, +il prend la petite main toute chaude qui effleure son +épaule et la porte à ses lèvres. Quand il en sent +le doux contact, il a conscience de son acte et la +laisse aussitôt retomber :</p> + +<p>— Chérie, vous êtes une charmante petite nièce ; +mais je suis bien trop vieux pour jouer avec vous et +vos amies…</p> + +<p>Sans façon, elle éclate de rire. Sa pensée est +en fête. Le mouvement spontané de René l’a +charmée.</p> + +<p>— Oncle, ne dites pas d’absurdités ! Et bien que +vous vous considériez comme Mathusalem, — c’est +bien Mathusalem, n’est-ce pas, le doyen des vieillards ? — venez +m’aider à battre Guy d’Andrades qui +est passé à l’ennemi. Je sais que vous êtes une forte +raquette.</p> + +<p>Guy d’Andrades, c’est le beau garçon avec qui elle +flirtait il y a un instant.</p> + +<p>René n’hésite plus. Du reste, il hésitait pour la +forme.</p> + +<p>— Je suis à vos ordres, petite fille.</p> + +<p>Et il la suit, insouciant du regard désapprobateur +de Louise de Mussy qui s’étonne de le voir quitter le +cercle des personnes sérieuses.</p> + +<p>— Oncle, n’oubliez pas que nous devons nous couvrir +de gloire !</p> + +<p>La partie s’engage, distraitement considérée par +les parents qui potinent. Seul, M. d’Harbourg est +venu en observer de près les péripéties et accable +les joueurs de conseils dont ils n’ont souci, +tout en les écoutant, au vol, avec une déférence +polie.</p> + +<p>— Guillemette, ma petite fille, tu as trop chaud, +tu devrais t’arrêter !</p> + +<p>— Ce n’est pas le moment, mon oncle, lance-t-elle, +tout en rattrapant sa balle d’un geste sûr.</p> + +<p>Et, selon les hasards du jeu, elle se jette en avant +ou recule d’un bond, vive, adroite, soutenue par +René qui est dominé par le frivole désir de battre +Guy d’Andrades.</p> + +<p>La lutte est chaude. Mais la chance est pour lui. +Une dernière balle rase le filet… Et Guillemette jette +un cri de joie :</p> + +<p>— Nous avons gagné !… Oncle René, je vous +adore !… Quelle belle partie !</p> + +<p>Comme le ferait une gamine, elle saute de joie, +tenant sa raquette à pleines mains. Ses pieds, chaussés +de blanc, bondissent sur le sable, sous sa jupe +un peu courte. Mais elle n’a pas le loisir de savourer +davantage sa victoire, car Mme Seyntis appelle :</p> + +<p>— Guillemette, ces dames réclament tes amies…</p> + +<p>Seulement, quand toutes et tous sont partis, elle +revient, après avoir escorté jusqu’à la grille la dernière +visiteuse, vers la terrasse où René ouvre +les journaux du soir. C’est l’heure exquise du +ciel rose ; l’air est tiède dans le jardin paisible +dont les lointains se voilent à travers les branches.</p> + +<p>Elle s’exclame joyeusement :</p> + +<p>— Comme nous avons bien vaincu Guy d’Andrades ! +J’espère qu’il est humilié jusque dans les +moelles !</p> + +<p>Il sourit, amusé. La jeunesse de cette petite fille +l’éclaire ainsi qu’une flamme joyeuse.</p> + +<p>— Guillemette, vous n’avez pas le triomphe modeste ! +Vous êtes sans pitié pour vos amis abattus !</p> + +<p>— Guy d’Andrades n’est pas mon ami.</p> + +<p>— Ah !</p> + +<p>— Non, c’est pour moi un très gentil camarade ! Il +y a tant d’années que nous nous connaissons et nous +nous sommes tant disputés quand nous jouions ensemble +sur la plage ! C’est sans doute pour cela qu’il +me fait encore l’effet d’un petit garçon. Il n’a que +vingt-trois ans, d’ailleurs…</p> + +<p>— Vraiment ?… Et à quel âge commence-t-on à +compter pour vous ?</p> + +<p>— Ça dépend… quand on m’inspire confiance.</p> + +<p>Dit-elle cela pour lui ? Mais, déjà, elle continue, les +prunelles malicieuses :</p> + +<p>— Avouez, mon oncle, que vous vous êtes bien +plus amusé quand vous avez joué avec nous, au lieu +de rester dans votre solitude, à nous observer de +loin, comme un vieux philosophe, mes amies et +moi… Mes amies surtout… Moi, vous avez, ici, toute +facilité pour me disséquer !</p> + +<p>— Qui vous fait imaginer, petite fille, que je m’abîmais +en réflexions psychologiques ?</p> + +<p>— C’est que, moi aussi, mon oncle, je commence +à vous connaître !… Aussi voulez-vous ma modeste +petite idée, pour votre gouverne ?… C’est que si vous +continuez à être si difficile, vous ne me trouverez +jamais la tante parfaite que vous souhaitez me +donner…</p> + +<p>— Quelle perspicacité ! Guillemette. C’est vrai, je +me demande avec un peu d’inquiétude, si j’arriverai +un jour à rencontrer la femme que je rêve.</p> + +<p>— Ce sera celle-là ou une autre ! décide-t-elle philosophiquement… +Si j’écoutais mon égoïsme, je +ferais des vœux pour que vous ne trouviez pas tout +de suite votre idéal !</p> + +<p>— Parce que ?</p> + +<p>— Parce que, quand vous l’aurez enfin rencontrée, +vous ne penserez plus qu’à elle et vous vous soucierez +de moi comme d’un brin de paille !… Or, je tiens +à mes amis, à mes vrais !</p> + +<p>Il la regarde, touché de l’aveu.</p> + +<p>— Je ne crois pas possible que la tante idéale +puisse jamais me détacher de vous, petite Guillemette.</p> + +<p>— Bien sûr ? oncle.</p> + +<p>— Bien sûr.</p> + +<p>— Alors, je suis tranquille… Vous êtes des gens +qui n’oublient pas leurs promesses… Au revoir, +oncle, à tout à l’heure. Je me sauve m’habiller pour +le dîner… Votre servante !</p> + +<p>Elle s’incline en une majestueuse révérence, puis +se redresse d’une pirouette gamine et saute sur le +perron.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XII</h2> + + +<p>Mme Seyntis est vraiment tout à fait satisfaite +d’avoir, pour chaperonner Guillemette, Mademoiselle, +si sérieuse, animée de sentiments si religieux ! Avec +elle, au moins, elle n’a pas à craindre les bavardages +au clair de lune, les confidences oiseuses amenées +par la vie en commun ; rien, en un mot, de ce qu’elle +juge absolument contraire à la santé morale des +jeunes personnes.</p> + +<p>Aussi, ce jour-là, n’a-t-elle élevé aucune objection +contre une promenade de toutes deux dans le « tonneau » +que Guillemette conduit elle-même.</p> + +<p>Ah ! le délicieux temps qu’il fait ! Après une journée +de bourrasques, le soleil luit de nouveau dans le ciel +délicatement bleu. Selon la fantaisie de Guillemette, +le poney, d’une allure fringante, a trotté, grimpé, +descendu les chemins clairs où s’épandent la senteur +saline et le chaud parfum de la terre et des +plantes.</p> + +<p>Tandis que sa main dirige fermement le cheval, sa +pensée vagabonde en des sentiers divers… Un instant, +elle se souvient d’une promenade faite sur cette +même route, l’été précédent, avec son père. Alors, +pendant les mois de vacances, il ne quittait guère les +<i>Passiflores</i>. Comme il y est peu resté, cette année… +Et quand il y demeure un moment, il ne paraît guère +jouir de son repos.</p> + +<p>Guillemette, sans le savoir, est une sagace observatrice ; +et peut-être aussi, elle est guidée par les +affinités qu’il y a entre la nature de son père et la +sienne. Ce que ne remarque pas la sérénité confiante +de Mme Seyntis, elle, l’enfant, en a eu vite l’intuition. +Quelque grave préoccupation — d’affaires, sans +doute — doit agiter son père pour qu’il ait, dès +qu’il ne cause plus, ce pli soucieux entre les sourcils, +cette expression absorbée qui, aux yeux aimants +de Guillemette, le révèle étranger à ceux qui l’entourent…</p> + +<p>Brusquement, elle est distraite de sa rêverie par +une timide question de Mademoiselle :</p> + +<p>— Guillemette, ne trouvez-vous pas le poney bien +agité, aujourd’hui ?</p> + +<p>Mademoiselle est craintive en voiture ; elle a une +frayeur extrême des autos et croit aisément sa dernière +heure arrivée quand un de ces monstres +bruyants apparaît, fondant vers elle. Or, presque +sans relâche, il en surgit sur la route qui font dresser +la tête du poney, lequel alors prend des allures de +coursier impétueux.</p> + +<p>Mais Guillemette a ri de l’exclamation effrayée de +Mademoiselle et riposté gaiement :</p> + +<p>— <i>M’selle</i>, n’ayez crainte, comme disent les bonnes +gens. Vous savez que je suis un cocher de confiance. +Ce n’est pas la première fois que je vous promène.</p> + +<p>— Oui ; mais Serpolet était tellement plus calme…</p> + +<p>— C’est qu’il n’est pas sorti hier à cause de la +tempête.</p> + +<p>Mademoiselle incline la tête ; et pour se distraire +de son instinctif émoi, elle essaie, comme le lui conseille +Guillemette, de contempler le paysage vert qui +s’élargit dans la vallée, baigné de soleil, coupé de +belles ombres transparentes.</p> + +<p>— Nous arrivons à la jolie descente de Danestal. +Regardez de tous vos yeux, <i>M’selle</i>, s’écrie Guillemette, +qui, elle-même, se grise d’air frais et des +lumières harmonieuses, le regard charmé par la douceur +des lointains, estompés sous une fine cendre +bleue.</p> + +<p>Mais, soudain, une nouvelle auto débouche d’une +route transversale, formidable comme une trombe, +lancée d’une allure folle, et tourne court, frôlant de +si près la petite voiture que le cheval, effrayé, a un +brusque écart. Puis, telle une flèche, il part, jeté +d’un furieux élan dans la descente de la route.</p> + +<p>Une pensée jaillit dans le cerveau de Guillemette.</p> + +<p>— Mon Dieu, le voilà emballé ! Quel ennui !</p> + +<p>Elle n’a pas peur du tout. N’était la présence de +Mademoiselle qui ne dit pas un mot, mais est toute +pâle, elle ne se plaindrait pas autrement de cette +course imprévue qui ressemble à un vol.</p> + +<p>Mademoiselle articule, les dents serrées :</p> + +<p>— Oh ! Guillemette, tenez-le bien !</p> + +<p>Ah ! oui, Guillemette le tient ferme. Mais le poney +semble affolé par sa propre rapidité. Il va… Il va, +dévorant la route, avec une telle fougue que, sans +illusion, elle se sent à la merci de son cheval. Elle +ne bronche ni ne s’épouvante. Les lèvres contractées +un peu, elle serre les rênes si fort qu’une douleur +crispe ses doigts et elle pense, saisie d’une sorte de +colère froide :</p> + +<p>— Il est plus fort que moi ! Pourvu que nous ne +rencontrions pas un obstacle quelconque…</p> + +<p>Et justement, comme une ironique réponse, elle +entend le cri d’effroi que laisse échapper Mademoiselle :</p> + +<p>— Oh ! regardez, Guillemette, il y a une auto en +panne sur la route, au bas de la côte, au milieu !</p> + +<p>— Oui, je vois… Ne criez pas… Ne bougez pas !</p> + +<p>Mais Mademoiselle ne paraît pas l’entendre, et +clame de toutes ses forces :</p> + +<p>— Arrêtez-nous ! Arrêtez-nous !</p> + +<p>— Je vous en supplie, taisez-vous ! commande +Guillemette qui sent sa force s’épuiser, tandis que, +d’un suprême effort, elle essaie de diriger le poney +qui fuit éperdument.</p> + +<p>Mais du groupe arrêté autour de l’auto un homme +se détache et se lance à la tête du cheval qui l’entraîne +un instant encore… Puis, dompté par la main +solide, il s’arrête frémissant.</p> + +<p>Et Guillemette, alors, inconsciemment, lâche les +rênes que ses doigts lassés ne peuvent plus retenir. +Sentant que l’homme qui tient son cheval — le chauffeur +de l’auto, semble-t-il — en est le maître, volontiers, +elle s’abandonnerait, brisée d’avoir ainsi lutté, +et elle éclaterait en sanglots comme un bébé… Ce +serait si bon, si reposant !…</p> + +<p>Mais elle n’est pas femme à se donner en spectacle ; +et surtout, elle voit Mademoiselle blanche comme +une vierge de cire, les yeux clos.</p> + +<p>— Ah ! elle va se trouver mal !… Vite de l’eau !</p> + +<p>Elle essaie de sauter de la voiture. Mais la secousse +éprouvée a été si forte qu’elle chancelle un peu. Ses +pieds lui paraissent devenus lourds, au point qu’elle +est incapable de les soulever pour avancer sur la +route.</p> + +<p>Heureusement, de l’auto on vient à son aide ; et +tout le premier, un grand et mince garçon d’une +vingtaine d’années, brun, les paupières bistrées sur +de longs yeux noirs qui vont à Guillemette avec une +expression charmée.</p> + +<p>— Vous n’êtes pas blessée ? madame, demande-t-il.</p> + +<p>L’accent est étranger. Guillemette en est frappée +malgré son émoi. Hâtivement, elle dit :</p> + +<p>— Non, nous ne sommes pas blessées ; mais mon +amie est très émotionnée. Est-ce que vous auriez +l’obligeance de demander pour elle un peu d’eau +dans une de ces maisons ? Je n’ose la quitter.</p> + +<p>Et elle désigne les petites demeures qui bordent la +route et constituent à peu près le village de Danestal.</p> + +<p>Les traits du jeune homme ont pris une indéfinissable +expression de surprise et d’amusement dont +Guillemette s’étonne. Mais, docilement, il s’en va +frapper à l’une des portes et s’engouffre vers une +cour jonchée de fumier où picorent des poules. +Quelques minutes s’écoulent, et Guillemette frémit +d’impatience, car Mademoiselle est à peu près évanouie.</p> + +<p>Enfin le jeune homme reparaît accompagné d’une +femme qui tient verre et carafe.</p> + +<p>— Ah ! quelle lenteur ! murmure Guillemette.</p> + +<p>En hâte, elle asperge généreusement le visage +décoloré de Mademoiselle, laquelle sursaute sous +cette inondation, ouvre de grands yeux un peu +effarés et contemple, saisie, Guillemette, les inconnus +immobilisés près d’elle, puis les lointains où poudroie +la lumière.</p> + +<p>— Vous allez mieux, n’est-ce pas ? interroge Guillemette +dans un ardent désir d’être tranquillisée.</p> + +<p>— Oh ! oui, très bien ! répète Mademoiselle cherchant +à comprendre ce qui se passe, pourquoi ces +messieurs sont là autour d’elle.</p> + +<p>Le jeune homme, auquel son compagnon, plus +âgé pourtant, montre une singulière déférence, +regarde Guillemette avec une sorte d’enthousiasme, +et, de sa voix chantante, s’exclame :</p> + +<p>— Vous êtes brave, madame. Si vous n’êtes pas +blessées toutes les deux, c’est parce que vous avez +gardé votre sang-froid. Je vous ai admirée beaucoup !</p> + +<p>C’est là un aveu qui, pour être dépourvu d’artifice, +n’a rien de désobligeant… Et Guillemette est plutôt +flattée de ressembler à une héroïne. Mais comme elle +est, avant tout, très femme, elle craint subitement +d’être une héroïne décoiffée, — après une pareille +course ! Et d’instinct, aussitôt, elle glisse ses doigts +sur sa nuque, pour lisser l’ondulation des cheveux ; +cependant qu’elle répond :</p> + +<p>— J’ai l’habitude de conduire. Mais jamais encore +je ne m’étais trouvée aux prises avec un cheval +emporté… C’est plus dur à maintenir que je ne le +supposais… Enfin, grâce à votre chauffeur, monsieur, +nous en sommes quittes pour quelques minutes +d’inquiétude…</p> + +<p>Mademoiselle est remise, pénétrée de confusion de +s’être montrée si pusillanime, surtout d’avoir ainsi +laissé Guillemette, — elle, le chaperon ! — se débrouiller +avec des inconnus sur une grande route, +pendant qu’elle se pâmait.</p> + +<p>— Mademoiselle, nous pouvons nous remettre en +route ? Votre malaise est passé ?</p> + +<p>— Oh oui ! Guillemette.</p> + +<p>Mais sans en avoir conscience, elle jette un regard +méfiant sur le poney, pourtant bien calmé.</p> + +<p>L’étranger, qui est resté près de la voiture, s’en +aperçoit et propose avec empressement :</p> + +<p>— Si madame a peur, je puis lui offrir de la ramener, +ainsi que vous, madame, dans l’auto.</p> + +<p>Mademoiselle retrouve toutes ses couleurs devant +une telle proposition que Guillemette décline avec +une souriante dignité de jeune matrone. Un remerciement +et un joli signe de tête, très correct, et elle +monte en voiture.</p> + +<p>Le jeune homme a un salut profond, car Guillemette +saisit les rênes.</p> + +<p>— J’ai été heureux, bien heureux, madame, de +pouvoir vous être utile et je voudrais que l’occasion +s’en représentât…</p> + +<p>— En d’autres circonstances, tout au moins, alors !… +Merci encore, monsieur.</p> + +<p>Et le poney assagi file allègrement sur la route…</p> + +<p>Jamais peut-être encore Guillemette n’a mieux +goûté la saveur de la vie. Avec un joyeux sourire, +elle s’écrie :</p> + +<p>— Ah ! pauvre <i>M’selle</i>, quelle promenade je vous +ai fait faire ! Vous avez cru votre dernière heure +arrivée, avouez…</p> + +<p>— Oui, c’est vrai !… Aussi jamais je n’ai fait un +meilleur acte de contrition. Vous ? pas, Guillemette.</p> + +<p>Elle rit :</p> + +<p>— Ma petite <i>M’selle</i>, ne soyez pas scandalisée ; +mais j’avais bien assez à faire de tenir Serpolet. +D’ailleurs, je ne me sentais pas une âme bien noire !</p> + +<p>— Et puis, que va dire Mme Seyntis que nous +ayons ainsi parlé avec des inconnus !</p> + +<p>Guillemette a un geste d’insouciance.</p> + +<p>— Elle pensera que ces inconnus — qui étaient des +gens du monde — ont bien fait de nous venir en +aide après avoir contribué à notre détresse, en +encombrant notre chemin. Ah ! que c’est délicieux +de revenir avec tous ses membres, quand on s’est +vue, un moment, exposée à les casser !</p> + +<p>Au fond du cœur, son aventure l’amuse beaucoup. +Que va en dire l’oncle René ? Elle voudrait être déjà +arrivée pour lui servir son récit. Mais ce ne sera plus +long ; Serpolet trotte d’une allure triomphante et +rapide vers Houlgate… Par bonheur ! car l’heure +avance. Le ciel se nacre d’or et de pourpre, au couchant, +sur les bois dont la sombre masse s’embrume. +Les champs, désertés, sont paisibles infiniment ; de +rares travailleurs y apparaissent encore dans le crépuscule +bleu où passent les oiseaux qui volent vers +leur nid.</p> + +<p>Enfin, voici Houlgate ! Puis l’allée ombreuse qui +mène aux <i>Passiflores</i>. Un promeneur y marche d’un +pas rythmé. Il tourne la tête au trot du cheval et +s’exclame :</p> + +<p>— Comment, Guillemette, vous rentrez seulement ? +Si tard ?</p> + +<p>— Oncle René, ne me grondez pas ; vous en auriez +ensuite des remords, car vous avez failli ne pas me +revoir !</p> + +<p>Inquiet, il lève la tête vers elle, si fraîche, qu’il ne +peut la supposer blessée. Seulement, c’est vrai, ses +yeux ont un cerne qui les fait ressembler — oh ! +tellement ! — aux yeux de Nicole.</p> + +<p>— Que vous est-il donc survenu ? petite fille.</p> + +<p>Elle a mis Serpolet au pas ; et lui, il marche près +de la voiture. Elle explique :</p> + +<p>— Serpolet a eu peur d’une auto et s’est emballé à +la descente de Danestal ; et il nous aurait jetées dans +une autre auto, en panne sur la route, si le +ciel n’avait lancé un chauffeur à la tête de Serpolet. +Voilà !</p> + +<p>— Guillemette, vous exagérez beaucoup, avouez-le !</p> + +<p>— Pas un brin, mon oncle. Demandez à <i>M’selle</i> qui +s’est presque trouvée mal d’émotion et a été ranimée +seulement par l’eau qu’est allé lui chercher le jeune +homme de l’auto. Un garçon très chic, mon oncle, +étranger !…</p> + +<p>— Mais, Guillemette, qu’est-ce que vous me contez-là ! +Est-ce que, vous aussi, vous avez eu besoin d’être +aspergée par le jeune homme très chic, étranger ?</p> + +<p>— Non… Non, je n’étais pas pâmée, moi ! explique +Guillemette, qui est enchantée de la mine de René. +Voyez-vous, oncle, j’ai l’idée que mon jeune inconnu +devait être un personnage. Son compagnon le traitait +d’une manière cérémonieuse et avait l’air tout agité +qu’il soit allé chercher de l’eau dans une cour pleine +de fumier !</p> + +<p>— Pourquoi, petite fille, n’imaginez-vous pas tout +de suite que c’est le prince de Susiane en personne ? +jette René avec un peu d’impatience. Il est agacé, +sans comprendre pourquoi, de voir Guillemette ainsi +intéressée par cet inconnu.</p> + +<p>Mais il n’a pas le temps de discuter davantage la +question, les voici au gîte tous les trois ; et sous +l’arcade de la grille enguirlandée de clématites, la +voiture entre dans l’allée qui mène au perron.</p> + +<p>Mademoiselle saute à terre avec empressement et +se hâte vers sa chambre, tourmentée d’avoir abandonné +Mad si longtemps. Guillemette, elle, s’arrête +sur la terrasse et regarde d’un œil presque caressant +le jardin harmonieusement fleuri et, par delà, l’infini +de la mer, sur laquelle descend le beau soir, tranquille +et embaumé.</p> + +<p>Elle se tourne à demi vers René, resté près d’elle.</p> + +<p>— Ah ! oncle, quand je pense tout de même que +j’aurais pu ne pas revoir tout cela !… Dites-moi que +vous auriez eu de la peine si Serpolet m’avait tuée ou +même simplement blessée…</p> + +<p>— Ne savez-vous pas encore, Guillemette, que vous +êtes ma précieuse petite nièce ?</p> + +<p>Du sombre iris des yeux, jaillit un regard de chaude +affection.</p> + +<p>— Eh bien, oncle, puisque vous tenez un peu à +moi, — quoique je sois une personne à l’inverse de +vos goûts ! — je vais vous faire une confidence. Au +moment où j’ai aperçu cette malencontreuse auto sur +notre chemin, alors que nous allions d’un train fou, +j’ai pensé : « Ah ! si mon oncle était là, je suis bien +sûre qu’il trouverait moyen de me sauver. » Et en +mon cœur, follement, je vous ai appelé à mon +secours. C’est étonnant, quelle confiance j’ai en +vous !…</p> + +<p>D’un geste irréfléchi, il prend la petite main qui +tombe, comme lassée, entre les plis de la robe. Mais +cette fois, ses lèvres ne l’effleurent pas.</p> + +<p>— Merci, chérie, dit-il doucement. S’il écoutait +son affection, il attirerait cette petite fille sur sa poitrine +comme une enfant très chère et baiserait son +visage qui fleure la jeunesse, ses tièdes paupières, +son front, près des cheveux légers autant qu’un duvet +d’oiseau.</p> + +<p>Mais il n’est pas homme à s’abandonner à un élan +aussi inconsidéré ; et irrité d’en avoir eu la pensée, +il la laisse s’échapper vers la maison de son pas bondissant.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XIII</h2> + + +<p>La fameuse fête de charité étant sous le patronage +de la princesse de Bihague qui a prêté, à cet effet, les +salons et jardins de sa villa, le tout Houlgate et environs +s’est, pour les motifs les plus variés, répandu +dans le parc où sont établies les boutiques, où un +élément choisi de la troupe du Casino chante et joue, +pour le bien des pauvres, toute sorte d’œuvres profanes, +judicieusement édulcorées.</p> + +<p>Dans le hall du rez-de-chaussée, des groupes bostonnent, +lunchent, flirtent, — sur un mode discret, — au +rythme de l’orchestre tsigane. Les dames patronnesses, +affairées et souriantes, en raison directe +de leur caractère, surveillent, à tous points de vue, +l’escadron volant des jeunes vendeuses qui déversent +de leur mieux, entre les mains d’acheteurs bénévoles, +polis, voire même galants, fleurs, bonbons, inutilités +de toute sorte.</p> + +<p>Mme Seyntis, résignée, accomplit sa tâche avec sa +conscience ordinaire. Mais en son âme, elle gémit +de devoir pratiquer la charité sous cette forme +brillante et mondaine ; et surtout, elle est très contrariée +de ne pouvoir garder près d’elle Guillemette +qui, par une vraie fatalité, pense-t-elle, austère ainsi +que la reine Blanche, est jolie, cet après-midi-là, encore +plus que coutume.</p> + +<p>En sa simplicité, Mme Seyntis ne voit là qu’un +hasard. Mais Guillemette, elle, pourrait dire comment, +de son mieux, elle a contribué à ce hasard, choisi sa +robe la plus seyante, — un nuage de blanche mousseline +de l’Inde, — artistement posé, sur l’onde +soyeuse de ses cheveux, la grande capeline de tulle +qui ombre la double violette des yeux… Tout cela… +pourquoi ?… O vanité des vanités !… tout cela pour +le cas où l’inconnu de Danestal serait vraiment le +jeune prince de Susiane qui, accompagnant le roi +son grand-père, doit honorer la fête de sa présence.</p> + +<p>Elle s’est trop bien aperçue de la flatteuse impression +qu’elle a produite, pour n’être pas tentée de +l’entretenir si une nouvelle rencontre se produit.</p> + +<p>Car Guillemette, hélas ! est dans un jour de frivolité : +un de ces jours où elle trouve un royal plaisir à +être entourée, fêtée, flatteusement regardée, à sentir +autour d’elle la flambée des admirations masculines +et s’amuse, sans en avoir l’air, à l’activer de son +mieux… Un vent de folie souffle dans sa cervelle +et lui fait soudain considérer l’oncle René comme +un monsieur mûr, si raisonnable que lui et elle ne +peuvent que demeurer chacun en son domaine, faute +de s’entendre. Il le sent très bien et ne s’approche +pas du groupe où elle semble une jeune souveraine +qui distribue ses faveurs sous forme de tours de +boston. Cela lui est absurdement pénible de se voir +ainsi relégué du cercle où elle se meut, lui révélant +une Guillemette qu’il n’avait encore qu’entrevue, +mondaine, coquette, pour laquelle il ne compte +guère.</p> + +<p>N’était que sa sœur a fait de lui un des commissaires +de la fête et qu’il est, comme elle, scrupuleux +à remplir toute mission, il s’enfuirait vite de cette +odieuse cohue.</p> + +<p>Un remous tout à coup dans la foule… C’est le roi +de Susiane qui arrive accompagné de son petit-fils et +de quelques messieurs olivâtres et chamarrés qui +composent sa suite.</p> + +<p>Le souverain est, lui aussi, très brun, avec une +barbe drue et blanche, des yeux un peu saillants +derrière des lunettes d’or.</p> + +<p>Près de lui, est son petit-fils, le prince héritier, +dont le regard, caressant et velouté, filtre sous de +longues paupières ; ses dents de jeune fauve luisent +entre les lèvres rouge sombre, voilées d’une moustache +courte.</p> + +<p>Les yeux le suivent, tandis qu’il traverse la brillante +réunion des hôtes de la princesse de Bihague et +accompagne le roi, attiré dans le hall par le son de +l’orchestre.</p> + +<p>La princesse, la phalange des dames patronnesses, +M. le curé lui-même lui font respectueusement cortège. +Épanoui, le vieux souverain considère les couples +qui tournoient ; et dans l’œil de son petit-fils, luit +tout à coup un éclair de plaisir… Devant lui, vient de +passer Guillemette, qui bostonne onduleusement. +Comme il contemplerait le fruit défendu, il regarde +le corps svelte, la nuque dorée, les lèvres entr’ouvertes…</p> + +<p>Mais l’orchestre se taisant, Guillemette s’arrête +toute rose et elle rencontre les yeux noirs braqués +sur elle avec une expression qui en dit long à sa +misérable petite vanité de femme… Elle avait deviné +juste ; c’est bien le prince de Susiane qui l’a obligée +avec tant d’empressement sur la route de Danestal !</p> + +<p>D’un air détaché, elle détourne la tête, et les doigts +posés sur le bras de son cavalier, elle se laisse conduire +vers le buffet afin d’y grignoter une glace. +Mais elle entend sa mère qui l’appelle :</p> + +<p>— Guillemette !</p> + +<p>Mme Seyntis est un peu rouge, — elle le devient +facilement — souriante auprès du vieux roi de +Susiane qui s’assied en dandinant la tête d’un air de +satisfaction.</p> + +<p>Comme Guillemette obéissante approche, elle lui +murmure, avec une mine bizarre, paraissant à la fois +mécontente et flattée :</p> + +<p>— Le roi t’a remarquée et désire que tu lui sois +présentée.</p> + +<p>— Le roi ! répète Guillemette effarée. Si encore +c’était le prince héritier, elle comprendrait ; mais ce +vieux souverain qui la regarde avec de gros yeux +bienveillants derrière ses lunettes d’or !…</p> + +<p>— Sire, ma fille, que Votre Majesté a souhaité connaître ! +dit Mme Seyntis qui paraît très au fait du +langage des cours.</p> + +<p>— Ah ! votre fille !… C’est une jolie, très jolie créature, +madame… Je vous fais mes compliments !</p> + +<p>Et les gros yeux du roi rient derrière ses lunettes, +cependant que Guillemette croit devoir s’abîmer en +une révérence profonde, fort gracieuse. Elle sent +aussi sur elle, avec l’attention de tous les assistants +qui observent la scène, animés de sentiments variés, +les yeux de diamant noir du jeune prince, lequel, se +penchant vers son grand-père, lui murmure quelques +mots en langue étrangère.</p> + +<p>Le roi hoche un peu la tête ; puis, à Guillemette, +restée debout devant lui, attendant la fin de l’audience, +il dit avec un fort accent exotique :</p> + +<p>— Le prince aimerait danser avec vous… N’est-ce +pas, vous consentez ?</p> + +<p>— Oh oui… je veux bien… Je consens… Sire, bredouille +Guillemette saisie, son amour-propre caressé +par la mine radieuse du prince qui, s’inclinant devant +elle, lui offre le bras et l’emmène, un peu comme une +proie convoitée, à travers la haie des curieux respectueusement +inclinés sur leur passage. Elle a l’impression +drôle de se mouvoir comme une comédienne +de féerie ; et une folle envie de rire erre sur ses +lèvres. Mais elle est trop bien élevée pour en rien +trahir et se montre tout à fait à la hauteur des circonstances. +Toutefois le prince ne lui disant rien et se +contentant de la dévorer des yeux, elle commence à +se demander si l’étiquette l’autorise, ou non, à entamer +la conversation. Toujours spontanée, elle se +décide et se lance :</p> + +<p>— Je suis confuse, Monseigneur, d’avoir usé de +votre bonne grâce avec si peu de cérémonie à Danestal… +Mais je ne pouvais deviner, n’est-il pas vrai, +à qui je m’adressais, j’avais l’honneur de m’adresser +corrige-t-elle, pensant qu’il faut des phrases en guirlande +pour les grands de la terre.</p> + +<p>Le prince a un sourire content qui découvre ses +dents luisantes.</p> + +<p>— C’est justement parce que vous me parliez +comme à n’importe quel homme au monde, que c’était +si joli et réjouissant… Mais vous êtes partie tellement +vite !</p> + +<p>— Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir trouvé +que je partais vite…</p> + +<p>Le prince ne comprend pas trop de quoi elle le +remercie. Mais il est par-dessus tout sensible à la +grâce du visage expressif, du petit nez impertinent, +des lèvres insolemment fraîches. Et il s’exclame :</p> + +<p>— J’espérais bien vous retrouver ici, à cette fête ! +car je n’ai jamais rencontré une Française qui me +paraisse plus charmante que vous !</p> + +<p>Guillemette pense que les compliments du prince +royal de Susiane ressemblent à des pavés.</p> + +<p>Mais enfin, c’est un étranger. Il a des excuses si ses +madrigaux sont dépourvus de voiles.</p> + +<p>Il continue :</p> + +<p>— Quel dommage que vous n’habitiez pas la Susiane !… +Est-ce que vous n’y viendrez pas en +voyage ?</p> + +<p>— Oh ! Monseigneur, tout arrive !… Mais ce n’est +pas probable…</p> + +<p>— Vraiment !… c’est bien ennuyeux !… Voulez-vous +que nous valsions ?</p> + +<p>— Je suis à vos ordres, Monseigneur.</p> + +<p>L’orchestre n’a pas joué trois mesures que Guillemette +est renseignée. Le prince de Susiane bostonne +en sauvage. Mais il est plein d’ardeur et entraîne +allègrement Guillemette qui cherche un moyen poli +de l’arrêter, car elle trouve odieux de tournoyer +ainsi à la dérive, sous les regards de tout Houlgate +qui considère leur couple et doit nécessairement se +moquer de leurs évolutions pitoyables.</p> + +<p>Le vieux roi, lui aussi, les contemple d’un œil complaisant, +pensant que la jeunesse est un charmant +spectacle. Il est lourdement assis près de la princesse +de Bihague et a fait placer aussi à son côté Mme Seyntis +qui, en sa sagesse, n’apprécie pas du tout l’honneur +fait à Guillemette ; ayant les principes les plus +arrêtés sur la réserve dont une fille bien élevée ne +doit jamais sortir.</p> + +<p>Non moins mécontent, est René qui regarde rageusement +le couple formé par Guillemette et son royal +danseur. S’il écoutait son impulsion, il enverrait tout +bonnement, par la fenêtre, le prince qui a l’audace +de laisser voir à ce point combien Guillemette est à +son gré.</p> + +<p>Où sont-ils donc maintenant ? De l’embrasure où il +s’est réfugié, René inspecte le flot des danseurs. Ni le +prince ni Guillemette n’y passent plus.</p> + +<p>C’est qu’elle, lasse de valser à contre-temps, a glissé +à son danseur, sur le ton le plus aimable :</p> + +<p>— Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’il fait +bien chaud ? Si nous nous reposions un peu ?…</p> + +<p>— Puisque vous le désirez, oui, mademoiselle. Ah ! +comme vous dansez bien !… Je pense que les fées +dont parlent vos contes et les nôtres devaient danser +ainsi… Où donc pourrai-je encore valser avec +vous !…</p> + +<p>La crise de coquetterie de Guillemette s’accentue +au parfum de l’encens que lui offre généreusement +le prince héritier. Elle sait à merveille que c’est un +jeu bien vain de s’appliquer à griser cette altesse du +charme de sa jeunesse. Mais parce qu’elle est femme +dans toutes les fibres de son être, elle s’y emploie de +son mieux, candidement, avec un entrain qui saisirait +sa mère d’indignation et d’horreur…</p> + +<p>Ils sont entrés dans le petit salon réservé au roi et +à son petit-fils. Ils s’y trouvent seuls.</p> + +<p>Elle joue avec une rose détachée de son corsage et +en tourmente les pétales :</p> + +<p>— Monseigneur, en Susiane, vous trouverez aisément +des danseuses qui vous empêcheront vite de +vous souvenir de moi…</p> + +<p>— Non ! fait-il un peu impérieusement. Voulez-vous +me donner votre rose pour me rappeler cette +fête et notre danse ?</p> + +<p>Elle secoue la tête négativement.</p> + +<p>— Non, Monseigneur.</p> + +<p>— Pourquoi ? jette-t-il, prêt à se cabrer.</p> + +<p>— Elle embarrasserait trop vite Votre Altesse.</p> + +<p>Encore une fois, il ne la comprend pas ; et il se +penche vers elle, pour lire la pensée des prunelles +qui ressemblent à une eau profonde. Elle est très +rose sous le tulle blanc de son chapeau ; et le parfum +des fleurs qui se fanent à son corsage l’enveloppe +comme la senteur même de sa jeunesse ; une senteur +qui affole ce garçon de vingt ans. D’un élan brusque, +il s’incline plus encore, sa main enlace la taille menue +et sa bouche cherche follement les lèvres qui sourient, +un peu entr’ouvertes…</p> + +<p>Mais il frôle seulement la joue. Guillemette s’est +rejetée en arrière et le bout de ses doigts fouette le +visage du prince, tandis que, d’une voix basse et cinglante +qui n’est plus la sienne, elle jette, révoltée :</p> + +<p>— Monseigneur, vous vous comportez comme un +drôle !</p> + +<p>Tout cela s’est passé en quelques secondes et ils se +considèrent, effarés l’un et l’autre de ce qu’ils ont +osé, comme deux enfants qui viennent, ensemble, de +faire une sottise. Guillemette est courroucée ; le prince +confus.</p> + +<p>Il murmure :</p> + +<p>— Pardon… Pardon… J’ai perdu la tête. Vous +êtes tellement… tellement captivante !</p> + +<p>Guillemette ne sent point faiblir sa colère, quoi +qu’elle sache très bien n’être pas innocente de ce +qui vient de se passer. Très digne, la bouche sévère, +elle demande :</p> + +<p>— Monseigneur, voulez-vous me donner le bras +pour me ramener dans la salle de danse ?</p> + +<p>— Oui… oui… Mais avant dites-moi que vous me +pardonnez. — Je veux… Je vous en supplie. Soyez +bonne puisque vous m’avez puni… car c’est la première +fois que le prince de Susiane reçoit un soufflet !</p> + +<p>C’est vrai pourtant qu’elle l’a traité comme le premier +venu. Le côté comique de la scène se dessine en +sa mobile pensée et l’ombre d’un sourire court sur +ses lèvres :</p> + +<p>— Oh ! Monseigneur, c’était un si petit soufflet ! +D’ailleurs, c’est vrai, je l’ai donné… Nous sommes +quittes !…</p> + +<p>— Eh bien, alors, faisons la paix, mademoiselle. +Tendez-moi votre main…</p> + +<p>Elle ne bouge pas. Quelque chose en elle se révolte +à l’idée d’avoir été traitée si audacieusement pour la +première fois de sa vie. Mais c’est beaucoup par sa +faute, par sa très grande faute !</p> + +<p>— Je n’aurais jamais imaginé qu’il ferait cela ! +songe-t-elle, se rebiffant contre l’impitoyable jugement +de sa conscience… Je voulais seulement qu’il +me trouve gentille…</p> + +<p>Le prince ne devine pas ce qu’elle pense. Mais il +voit sa mine de divinité offensée et il est contrit jusque +dans les moelles, tout prêt à se considérer comme le +dernier des hommes.</p> + +<p>Il reprend, d’un accent de prière.</p> + +<p>— Je n’ai pas du tout réfléchi… Je vous le demande, +pardonnez-moi…</p> + +<p>Il a l’air si malheureux et repentant, lui, le prince +royal de Susiane, que la blessure d’orgueil s’adoucit +chez Guillemette et une légère mansuétude entre +dans son cœur.</p> + +<p>— Soit, Monseigneur, je veux bien croire que vous +n’aviez pas l’intention de m’offenser… Mais c’est très +mal ce que vous avez fait… Je serais une danseuse +de l’Opéra ou une écuyère de cirque, que vous n’auriez +pas agi autrement !</p> + +<p>Le prince est consterné et craint de voir se ranimer +l’indignation de Guillemette. Mais elle ne peut +plus oublier qu’elle aussi est coupable ; en manière +d’expiation, elle se résigne à lui tendre le bout de +ses doigts. Il les baise avec ferveur et elle-même +soulevant la portière du petit salon, ils reparaissent +dans le hall où l’orchestre commence une nouvelle +valse. Le prince lui parle… Elle comprend très bien +qu’il voudrait la retenir encore ; mais elle est hantée +par la crainte enfantine que, les voyant ensemble, +tous devinent ce qui s’est passé entre eux et elle +l’entraîne vers sa mère qui a l’air très contrariée — de +sa disparition, sans doute. Ah ! si elle savait, si +elle savait !</p> + +<p>Et l’oncle René, de quels yeux sévères, il la foudroierait +de son mépris ! Et ce serait juste !… Guillemette +se sent glisser dans un abîme de honte et de +remords ; ce qui ne lui enlève rien de sa grâce, de son +aisance pour prendre congé du prince avec une révérence +parfaite. Mais elle ne respire à l’aise qu’au moment +où, afin de suivre son aïeul, il s’engage, conduit +par la princesse de Bihague, à travers les allées +du parc, dans la « foire aux vanités », pour le plus +grand avantage des pauvres !</p> + +<p>— Guillemette, tu vas me faire le plaisir de rester +près de moi, lui dit sa mère d’une voix où gronde +l’orage. Que signifie cette manière de t’en aller seule +dans le petit salon avec le prince ?</p> + +<p>Guillemette ne bronche pas.</p> + +<p>— Mais, maman c’est lui qui m’a emmenée. Je +croyais qu’il fallait, par politesse, obéir toujours aux +rois ?</p> + +<p>— Qu’est-ce que vous avez fait dans ce petit salon ?</p> + +<p>Guillemette a un frémissement :</p> + +<p>— Nous… nous avons un peu causé… Et puis +nous sommes revenus…</p> + +<p>Heureusement, Mme Seyntis est incapable de soupçonner +la vérité et elle se borne à se faire suivre de +sa fille au comptoir des fleurs dont elle a la surveillance.</p> + +<p>Dans l’âme de Guillemette, c’est un chaos de sentiments +qui se heurtent, l’énervent et lui donnent un +éclat merveilleux. Elle reste très humiliée de la +liberté prise par le prince et, aussi, de la certitude d’y +avoir une forte responsabilité. En même temps, dans +les vilains bas-fonds de son faible cœur de femme, +elle n’est plus si fâchée de l’avoir affolé, d’autant +qu’elle l’a puni !</p> + +<p>Ainsi qu’une enfant sage, elle demeure maintenant +sous l’aile de sa mère. Mais qu’elle cause, qu’elle rie, +qu’elle danse, qu’elle vende des fleurs, son esprit +demeure hanté par la scène du petit salon…</p> + +<p>— Qu’est-ce que vous avez donc ? Guillemette.</p> + +<p>C’est l’oncle René qui l’interroge… Oh ! s’il allait +deviner ! En cette minute, sa vanité n’est plus flattée +du tout ! Elle arrive pourtant à répondre d’un ton +dégagé :</p> + +<p>— Moi, j’ai quelque chose ?</p> + +<p>— Oui, vous n’êtes pas la Guillemette d’ordinaire.</p> + +<p>Il arrête profondément sur elle ses yeux noirs +comme ceux du prince. Dieu ! est-ce qu’il va lire dans +son âme ?… Ce serait intolérable !</p> + +<p>Il continue, et sa voix est mordante :</p> + +<p>— Est-ce donc l’honneur d’avoir été particulièrement +distinguée par un prince royal qui vous a mis +la cervelle en ébullition ?</p> + +<p>Une flamme court dans les yeux de Guillemette +dont les joues s’empourprent :</p> + +<p>— Rassurez-vous, mon oncle, je ne suis pas un +joujou pour prince !</p> + +<p>Elle se détourne, car sa mère l’appelle de nouveau.</p> + +<p>— Guillemette, le roi de Susiane se retire et te fait +demander.</p> + +<p>Le roi maintenant !… Que lui veut-il ?… Il est sur +le perron, son petit-fils à ses côtés, prenant congé de +la princesse de Bihague. Celle-ci aperçoit Guillemette +et lui fait signe d’approcher.</p> + +<p>— Sire, Mlle Seyntis.</p> + +<p>— Ah ! bien… bien…</p> + +<p>Il regarde Guillemette, un peu inquiète, désabusée +des honneurs terrestres et redoutant que le roi ne +lui reproche le soufflet donné.</p> + +<p>Mais il lui sourit, l’air tout à fait paternel.</p> + +<p>— Mon enfant, j’ai eu beaucoup de plaisir à vous +voir danser avec mon petit-fils. Je vous désire du +bonheur…</p> + +<p>— Et moi de même ! fait spontanément Guillemette. +Mais aussitôt, elle pense que le protocole eût exigé +plus de cérémonie. Le roi n’a pas l’air fâché du tout.</p> + +<p>— Merci, mon enfant.</p> + +<p>Et, d’un geste courtois, il prend la main de Guillemette +et la porte à ses lèvres. Il ne se doute guère +qu’une heure plus tôt, son petit-fils a eu le même +mouvement…</p> + +<p>Le jeune prince a repris son attitude de souverain +et salue gravement, sans un mot, Guillemette qui +s’incline. Leurs yeux se rencontrent et disent des +choses que leurs bouches ne prononceraient pas… +Puis le prince suit son grand-père.</p> + +<p>— Ouf ! marmotte Guillemette. J’espère bien que +jamais plus je ne reverrai ce garçon !</p> + +<p>II a disparu. Près d’elle, il y a maintenant M. le +curé, tout épanoui du succès de la fête et s’exclamant :</p> + +<p>— Eh bien ! eh bien ! mademoiselle, il me semble +que les rois ont été très aimables pour vous…</p> + +<p>— Oh ! vous savez, monsieur le curé, par ce temps +de république, on ne fait plus grand cas de la faveur +des rois !…</p> + +<p>Puis, changeant de ton, elle achève soudain :</p> + +<p>— Je crois que j’aurais besoin d’aller vous confier +en particulier ce que j’en pense…</p> + +<p>— Quand vous voudrez, mon enfant, approuve-t-il +avec un large sourire.</p> + +<p>Pourtant, il est dépourvu d’enthousiasme pour +accueillir ces intimes confidences ; car cette âme de +petite Parisienne du vingtième siècle lui apparaît +ainsi qu’une terre inconnue dont les surprises le +déroutent.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XIV</h2> + + +<p>Fragment de lettre de Mad à une de ses amies :</p> + +<p>« … Imagine-toi, ma chère Bernadette, que nous +avons ici, à Houlgate, un roi, un vrai roi ! Il est +plutôt laid… mais il a un très gentil petit-fils… Tu +devrais venir le voir. On dit qu’il veut se marier. +Toutes ces demoiselles frétillent, comme si les rois +qui ont un royaume se mariaient avec de simples +mortelles !…</p> + +<p>« D’ailleurs, je crois bien qu’alors il choisirait +Guillemette qui a l’air de lui avoir tout à fait tapé +dans l’œil ; l’autre jour, à la fête de bienfaisance, il +l’a invitée à faire un tour de boston. Il dansait très +mal. Mais Guillemette ne le savait pas quand elle l’a +accepté… Et puis, je crois vraiment qu’elle n’aurait +pas pu lui dire « non… » Il faut faire tant de salamalecs +avec les princes !</p> + +<p>« Toutes les amies de Guillemette ont l’air de plaisanter +sur l’admiration du prince pour elle… Mais, +au fond, certaines surtout enragent de n’être pas à sa +place !</p> + +<p>« Ne me demande pas ce que ma chère sœur pense +de son succès. Elle n’en a rien dit. Quand on lui +parle du prince, elle devient comme un hérisson ! +Maman était très fâchée parce qu’il avait emmené +Guillemette dans un coin, à part ; et, même les +princes, paraît-il, n’ont pas le droit de faire ça. Moi, +je pense que comme il la trouvait très jolie, il avait +envie de la regarder plus à son aise, sans que tous +les gens qui encombraient les salons soient là, à les +examiner tous les deux.</p> + +<p>« J’ai entendu maman qui faisait à M. le curé des +phrases sur l’ennui que sa fille ait été ainsi remarquée +par le prince. Et M. le curé a dit quelque chose +comme :</p> + +<p>— Madame, ne vous agacez pas de la sorte ! Vous +avez prêté la jolie figure de votre fille aux pauvres. +C’est une charité que vous leur avez faite ! Ça vous +comptera en paradis…</p> + +<p>« Je te dis à peu près. Une chose certaine, c’est +que maman a eu l’air moins agitée après ce speech +de M. le curé.</p> + +<p>« Quant à l’oncle René, il était encore plus furieux +que maman ; et le soir, après le dîner, il a traité le +prince de « galopin mal élevé… » Je voudrais bien +savoir ce qu’aurait dit Guillemette si elle l’avait entendu. +Mais elle était montée dans sa chambre, prétendant +qu’elle avait mal à la tête.</p> + +<p>« Moi, je ne sais si le prince est un galopin, mais +je le trouve très joli. Il a des yeux de gazelle, il sent +le papier d’Arménie et à mon comptoir, il m’a acheté +cinq tartes aux cerises qu’il a croquées tout de suite +avec de blanches petites dents pointues…</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XV</h2> + + +<p>Le roi de Susiane, son héritier et sa suite continuent +maintenant leurs excursions sur les côtes +de la Manche ; et Guillemette trouve un véritable +bien-être dans la certitude de ne plus rencontrer +son trop expressif admirateur qu’elle a évité par des +prodiges d’adresse tout le temps qu’il est encore +resté à Houlgate.</p> + +<p>Son départ a causé la même satisfaction à René +qui n’a pas pardonné, à cette Altesse exotique, son +enthousiasme pour la jeune fille, pas plus qu’à celle-ci +l’aisance avec laquelle elle en recevait l’expression… +Il ne peut oublier le visage étrange, — pour +qui la connaît bien, — qu’elle avait quand elle est +sortie du petit salon. Que lui avait-il dit pour avoir +changé ainsi son regard de fillette rieuse ?</p> + +<p>Cette énigme demeure dans la pensée de René +comme une irritante petite blessure que Guillemette +ne semble pas soupçonner ; du moins qu’elle n’essaie +pas de calmer par un de ces élans de franchise dont +elle est coutumière. Au contraire, elle donne à son +oncle l’impression de vouloir se dérober à toute causerie +intime. Elle ne bavarde plus avec lui ; tout +juste, elle n’oublie pas sa présence… Qu’y a-t-il donc +derrière ce front, dans ce regard sincère et pourtant +indéchiffrable ?</p> + +<p>Son attitude imprévue est si pénible à René qu’il +s’en étonne. Que peuvent bien lui faire les sautes +d’humeur d’une gamine ?… Pour s’en distraire, il +abandonne résolument l’existence de reposante flânerie +qu’il s’accordait depuis son arrivée aux <i>Passiflores</i> +et reprend une vie très active. Il se remet à +travailler à l’aide des notes rapportées d’Orient ; il +dévore force revues, scientifiques et littéraires. Seul +ou avec des camarades il fait de longues chevauchées +hors d’Houlgate, passe des heures en mer. +Même il élabore un projet de voyage vers Biarritz et +les Pyrénées.</p> + +<p>On dirait que le charme qui le retenait aux <i>Passiflores</i> +s’est tout à coup rompu ; et il se demande maintenant +ce qu’il y fait ; pourquoi il y dépense son +congé à mener une existence d’honnête et casanier +père de famille, quand il pourrait si bien user autrement +de ses quelques mois de liberté.</p> + +<p>Il est vrai qu’en guise de réponse à une semblable +tentation, il a un haussement d’épaules irrité et se +traite, avec conviction, de « stupide animal ».</p> + +<p>Guillemette ne paraît pas se douter de ces perturbations +dans l’humeur, d’ordinaire si égale, de son +oncle. Elle est tout à la présence de son père, revenu +pour quelques jours à Houlgate, et que, d’instinct, +elle cherche à distraire.</p> + +<p>Ce jour-là, elle est allée avec lui à Trouville où +s’achève la <i>grande semaine</i>, ce qui a pour effet de +rendre Houlgate à peu près désert.</p> + +<p>Sur la plage, il n’y a guère que le monde des très +jeunes qui s’agite sous le regard des gouvernantes.</p> + +<p>Mademoiselle, à l’ombre du grand parasol de +coutil, confectionne une brassière pour les pauvres +de Mme Seyntis. Un peu plus loin, devant elle, Mad +joue au croquet avec des amies ; et toutes se disputent +à cœur joie dès qu’un coup douteux leur en +offre l’occasion. Mais elles s’amusent beaucoup et +sont toutes rouges d’animation, les yeux brillants, +leurs pieds nus trépignant sur le sable.</p> + +<p>Le bruissement soyeux d’une robe fait relever la +tête de Mademoiselle dont le visage s’éclaire :</p> + +<p>— Comment ! c’est vous ? Guillemette. Déjà de +retour… Vous êtes-vous amusée à Trouville ?</p> + +<p>— Pas du tout… Et j’ai bien regretté de n’être pas +restée avec vous tranquillement sur la plage !</p> + +<p>Sans souci de sa toilette de courses, elle s’assoit +sur le sable à côté de Mademoiselle. Sa physionomie +est celle des jours orageux. Silencieuse, les mains +jointes sur ses genoux, elle regarde — sans rien voir — vers +le couchant lumineux.</p> + +<p>Mademoiselle l’observe avec une surprise un peu +anxieuse ; timide, elle n’ose l’interroger… Puis, tout +à coup, une question lui échappe :</p> + +<p>— Guillemette, est-ce que vous n’êtes pas contente +de votre après-midi ?</p> + +<p>— Il a été ce qu’il pouvait être ! fait Guillemette +d’un ton singulier. Avec père, j’ai assisté aux +courses ; puis nous sommes allés au lunch de Mme de +Vausennes. Sa maison est très hospitalière. Aussi il y +avait nombreuse assistance. On y dansait… flirtait…</p> + +<p>— Oh ! Guillemette, vous n’avez pas flirté !…</p> + +<p>— Mais si ! <i>M’selle</i>, répète Guillemette du même +accent bizarre. Pourquoi non ?… Quand bien même +cela ne m’aurait pas amusée, j’aurais été ridicule de +ne pas faire comme tout le monde… Je crois que le +champagne de Mme de Vausennes avait un peu +excité quelques-uns de ces messieurs… Le petit de +Broyes et Maurice Vernaud ont tellement supplié Régine +de leur montrer sa chambre qu’elle a fini par y +consentir.</p> + +<p>— Guillemette, ce n’est pas possible ! s’exclame +Mademoiselle très choquée.</p> + +<p>— Attendez la suite, M’selle… Pour la correction, +Régine m’a emmenée… Ces messieurs ont jugé bon +de fourrager jusque dans les armoires et ils ont tenu +à emporter, l’un une chemise, l’autre un cache-corset +de Régine…</p> + +<p>— Guillemette, je ne peux pas vous croire… +Avouez que vous vous moquez de moi…</p> + +<p>— Je vous dis la très exacte vérité ! jette Guillemette +du même accent nerveux et méprisant.</p> + +<p>— Et Régine a consenti à… à ce que voulaient +ces messieurs ?</p> + +<p>— Mais… pourquoi non ? C’était encombrant mais +innocent d’emporter de pareils souvenirs…</p> + +<p>Mademoiselle est ahurie. Il lui reste toujours l’idée +que Guillemette raille ; et pourtant, elle n’en a pas la +mine.</p> + +<p>— Mon Dieu, Guillemette, que dirait Mme de Vausennes +si elle savait cette vilaine histoire !…</p> + +<p>— Soyez sûre qu’elle la trouverait très plaisante ! +D’ailleurs, je crois que Régine l’a servie toute +chaude dans le cercle que tenait sa mère… Mais +comme j’avais vu, cela m’a suffi, et je n’ai pas +écouté…</p> + +<p>Silence. Mademoiselle est abasourdie. Guillemette +laboure nerveusement le sable avec la pointe de son +ombrelle, les yeux tournés vers la mer basse qui miroite +au large.</p> + +<p>— Guillemette, comment n’avez-vous pas empêché +votre amie de faire et de laisser faire ces choses +inconvenantes ?…</p> + +<p>— De quel droit ? ma pauvre <i>M’selle</i>. Maurice +Vernaud est un intime dans la maison. Mme de +Vausennes le considère, j’imagine, un peu comme +son fils aîné. Un jour de cet hiver, elle nous a emmenées +chez lui, Régine et moi, parce qu’elle avait +arraché le volant de son jupon dans le voisinage du +rez-de-chaussée où il gîte. Elle voulait des épingles +pour le rattacher. Alors toutes deux, nous sommes +restées dans le fumoir pendant que Maurice Vernaud +emmenait Mme de Vausennes dans le cabinet de toilette +pour qu’elle arrange son volant.</p> + +<p>La correcte Mademoiselle est écrasée sous de pareilles +révélations, au point de ne pas entendre les +appels éplorés de Mad qui la supplie de venir rétablir +le calme dans le camp des joueuses. En effet, les +adversaires y ressemblent à des perruches furieuses, +échangent avec ardeur des propos désagréables et +s’expriment mutuellement un sévère dédain, devant +une bande pétrifiée de « petits », attirés par leur bruit.</p> + +<p>— Oh ! Guillemette, comme votre mère serait indignée +si elle connaissait cette histoire !</p> + +<p>— Sûrement, elle serait suffoquée autant que vous, +pauvre <i>M’selle</i>… Elle est si bien persuadée que toutes +les femmes sont aussi sages qu’elle-même ! Ah ! elle +serait édifiée en voyant les gens que Mme de Vausennes +affectionne comme société…</p> + +<p>— Mais… mais votre mère, pourtant, va chez +Mme de Vausennes !</p> + +<p>— Oui, en visite… ou bien pour les dîners de +gala, dans lesquels se trouvent seuls les invités de +cérémonie, ceux que la politesse inflige. Moi qui suis +reçue en intime, — il y a si longtemps que Régine +et moi suivons les mêmes cours, les mêmes catéchismes ! — je +vois les autres, les amusants !… Ah ! +ils sont d’un genre très différent…</p> + +<p>— En quoi ? risque timidement Mademoiselle.</p> + +<p>— En tout !… ah ! en tout, <i>M’selle</i>. Ce sont des +gens que ni vous ni moi ne verrons jamais chez +maman !</p> + +<p>Guillemette se tait, les yeux songeurs. Sa main dégantée +égrène d’un geste machinal le sable dont elle +la remplit. Et Mademoiselle, malgré sa discrétion, se +demande comment une mère prudente, telle que +Mme Seyntis, peut ainsi livrer sa fille à une société +que Mademoiselle juge un abîme de perversité.</p> + +<p>— Guillemette, vous devriez avertir votre mère +de… ce qu’il en est…</p> + +<p>— C’est impossible, mademoiselle. Je ne peux pas +aller raconter ce que je vois dans les maisons où je +suis bien accueillie. Ce ne serait vraiment pas chic ! +J’ai déjà eu tort de vous en dire quelque chose… Ça +m’a échappé ! Et je le regrette très fort !</p> + +<p>— Mais moi, je pourrais bien avertir madame +votre mère…</p> + +<p>Guillemette dresse la tête. Ses yeux violets paraissent +noirs soudain :</p> + +<p>— Vous ne devez pas… J’ai eu confiance en vous… +Et ce serait mal de votre part de répéter ce qui est +une confidence… A quoi bon, d’ailleurs… Pour agiter +maman ?… Papa serait furieux et fulminerait. Il y +aurait des scènes désagréables,… très inutilement !… +Je suis d’âge à m’instruire.</p> + +<p>— Guillemette, ne dites pas des… des stupidités ! +jette Mademoiselle désolée. A quoi bon apprendre de +vilaines choses et voir de vilaines gens !</p> + +<p>— Mais, sage <i>M’selle</i>, ne vous effarez pas ainsi ! Il +y a toutes sortes de chances pour que Maurice Vernaud +épouse Régine qui en est emballée. Ainsi, il lui +remettra dans sa corbeille le petit souvenir enlevé +aujourd’hui et tout sera dit !…</p> + +<p>— Oui… oui… Mais en attendant, vous ne devriez +plus voir Régine… Ce n’est pas une amie pour vous… +Elle est si mal élevée !</p> + +<p>Guillemette a un rire bref :</p> + +<p>— Mais, moi aussi, je suis de l’espèce des filles +mal élevées. Vous savez bien que mon oncle est très +souvent scandalisé à mon endroit !</p> + +<p>— Oh ! Guillemette, vous ne permettriez sûrement +pas ce que Régine a… accepté tantôt !</p> + +<p>Un pli de dédain crispe, une seconde, la bouche de +Guillemette :</p> + +<p>— Ah ! Dieu, non, je me mépriserais trop ensuite… +Mais, après tout, si j’avais une mère comme +Mme de Vausennes, est-ce que je sais ce que je +ferais, puisque je vaux si peu malgré tous les soins +de maman ?… Tout de même, vous ne pouvez vous +imaginer, <i>M’selle</i>, à quel point c’est moralisant de +voir une scène inconvenante !</p> + +<p>— Je ne comprends pas ! avoue Mademoiselle interloquée.</p> + +<p>— C’est que je m’explique mal… Rappelez-vous +les ilotes de Sparte grisés pour l’édification des +petits Spartiates… Et puis, maintenant, je vous +laisse à vos réflexions… Il faut que j’aille m’habiller +pour le dîner… Oh ! <i>M’selle</i>, vous me faites l’effet +d’un ange. Et il y a des moments où c’est particulièrement +délicieux de voir un ange… Ça purifie !</p> + +<p>D’un élan, elle est debout, effleure d’un baiser le +visage de Mademoiselle ; et, sans se retourner, +remonte sur le sable, la tête un peu inclinée. Jamais +le souvenir de l’audace du prince ne lui a été plus +pénible… Elle voudrait tant, tant ! que <i>cela</i> n’eût +pas été. Et surtout par sa faute !…</p> + +<p>Mademoiselle, restée seule sous la tente, est très +perplexe et très malheureuse. Sa délicate conscience +lui commanderait d’ouvrir les yeux trop confiants de +Mme Seyntis. Et, d’autre part, elle ne peut trahir +Guillemette… Pourtant si, par malheur, la contagion +du mauvais exemple allait l’atteindre !… Quelle +responsabilité !… La scrupuleuse Mademoiselle ne +sait que décider ; et elle est tellement absorbée dans +ses réflexions qu’elle ne voit pas approcher René +Carrère qui revient de promenade. Elle sursaute de +l’entendre dire :</p> + +<p>— Vous êtes seule ? mademoiselle. De quel air +grave vous travaillez !</p> + +<p>Positivement, l’oncle René apparaît soudain à +Mademoiselle comme un ange sauveur, un ange qui +serait en tenue de cheval et un peu poudreux… +Cependant elle hésite encore à l’initier à ses inquiétudes ; +il l’intimide beaucoup… Puis, soudain, sans +qu’elle sache comment la chose s’est faite, l’aveu de +sa crainte lui jaillit des lèvres :</p> + +<p>— Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous +demander un conseil ?</p> + +<p>Il la contemple, très surpris.</p> + +<p>— Mademoiselle, je suis à vos ordres… Mais… je +n’ai guère qualité pour être consulté…</p> + +<p>— C’est que… je suis si embarrassée… Il s’agit de +Guillemette.</p> + +<p>— Ah !</p> + +<p>René entre incontinent sous le parasol.</p> + +<p>Il saisit au passage un pliant et s’assoit.</p> + +<p>— Vous dites qu’il s’agit de Guillemette ?</p> + +<p>— Oui…</p> + +<p>Mademoiselle est reprise de ses perplexités. A-t-elle +le droit de parler ? Mais levant la tête vers +René, elle est frappée de son expression de volonté +et comprend très bien que, maintenant, il ne lui permettrait +plus de se dérober.</p> + +<p>— Eh bien ? mademoiselle.</p> + +<p>Elle lance sa confidence comme on se jette à l’eau :</p> + +<p>— Eh bien, monsieur, à certaines réflexions qu’a +faites Guillemette, il m’a semblé… je crois qu’il vaudrait +mieux pour elle… aller très peu chez Mme de +Vausennes… Je n’ose pas avertir Mme Seyntis pour +ne pas avoir l’air de me mêler de ce qui ne me +regarde pas…</p> + +<p>— Mais, mademoiselle, ce qui touche Guillemette +vous regarde…</p> + +<p>Le ton de l’oncle René est presque sévère ; et elle +se demande une seconde, si elle n’est pas très coupable +sans savoir de quoi…</p> + +<p>— Oui, mais je ne peux pas avoir l’air de blâmer +une société que Mme Seyntis autorise, murmure-t-elle, +en détresse.</p> + +<p>— Oui, c’est vrai, vous avez raison. Alors quoi ? +qu’y a-t-il ?</p> + +<p>— Je ne peux rien répéter de ce que Guillemette +a dit devant moi du monde qu’elle voit chez +Mme de Vausennes… Mais renseignez-vous et si mon +impression ne m’a pas trompée, il vous sera facile +d’avertir madame votre sœur, sans me mêler à votre +conversation… Cela me ferait tant de peine que Guillemette +risque de devenir autre qu’elle n’est !</p> + +<p>René regarde Mademoiselle avec de la sympathie, +de l’estime, quelque chose de chaud que ses yeux ne +possèdent pas d’ordinaire quand ils s’arrêtent sur +Mademoiselle à laquelle il témoigne une politesse +courtoise et quelconque.</p> + +<p>— Votre idée est excellente, mademoiselle. Aussi +vais-je m’appliquer à la mettre en pratique et sans +retard !… Mais, dites-moi, vous aimez bien ma nièce ?</p> + +<p>— Oh ! oui, elle est si bonne pour moi !</p> + +<p>René pense que cette petite institutrice a vraiment +une de ces âmes adorables et touchantes qui vivent +heureuses des miettes d’affection qu’elles recueillent. +Un moment il oublie la préoccupation qu’elle vient +de lui jeter dans l’esprit.</p> + +<p>— Est-ce que je serais indiscret de vous demander +comment Guillemette est bonne pour vous ? interroge-t-il +amicalement.</p> + +<p>— Elle veut bien causer avec moi de mon <i lang="en" xml:lang="en">home</i> +parce qu’elle sait que cela me console un peu d’en +être loin… Elle s’intéresse à ma mère, à ma sœur… Et +puis, c’est elle, j’en suis sûre, quoiqu’elle n’en ait jamais +parlé, qui m’a valu d’être aux <i>Passiflores</i> pendant les +vacances… Et c’était une si bonne chose pour moi !…</p> + +<p>Mademoiselle, toute rose d’animation, devient +presque jolie. Elle ne s’en doute guère et René ne +s’en aperçoit pas. Il songe à la Guillemette inconnue +dont il vient d’avoir la révélation, et il ressent un +plaisir profond qu’elle soit ainsi… Il va, de nouveau, +interroger, désireux de pénétrer mieux la valeur des +craintes de Mademoiselle. Il en est empêché par l’apparition +de Mad, les joues brûlantes sous sa toison +d’or ébouriffée, mais triomphante, la partie gagnée.</p> + +<p>— Bonjour ! oncle René… Ah ! nous nous sommes +rudement amusées ! <i>M’selle</i>, vous savez que le premier +coup est sonné pour le dîner !</p> + +<p>René et Mademoiselle se dressent, aiguillonnés par +l’inquiétude d’être en retard, tous deux infiniment +soucieux de l’exactitude.</p> + +<p>— Diable ! diable ! mais alors nous n’avons que le +temps de nous mettre en tenue. Quelle nouvelle, +nous apportes-tu là ? Mad. Vous venez ? mademoiselle.</p> + +<p>— Oui, je range le parasol et je vous suis…, fait +Mademoiselle toujours consciencieuse. Son âme est +légère autant qu’une aile de papillon depuis qu’elle +s’est confiée à René Carrère.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XVI</h2> + + +<p>Celui-ci, en revanche, reste un peu soucieux de +l’avertissement qu’il vient de recevoir. Quelle importance +faut-il attacher à cette demi-confidence ?… +Peut-être aucune ! En son inexpérience. Mademoiselle +a dû exagérer ; car il est inadmissible que sa +sœur, son beau-frère entretiennent des relations qui +pourraient être fâcheuses pour leur fille. Lui, personnellement, +ne connaît pas du tout Mme de Vausennes +qu’il a vue en visite cinq ou six fois et dont il +n’a pas goûté les allures exubérantes, la voix aiguë, +le rire trop fréquent et trop haut. Mais ces défauts-là +ne pourraient l’empêcher d’être une estimable personne.</p> + +<p>Qu’a donc voulu dire Mademoiselle qui ne faisait, +semble-t-il, que trahir l’impression de Guillemette ?… +Et cette petite fille a des clairvoyances de femme. +Plus d’une fois, déjà, il est demeuré stupéfait de la +sagacité qu’elle apporte à juger gens et choses. Ah ! +bien autrement que lui, elle pénètre et connaît les +dessous de la vie mondaine ! Quelle singulière créature +elle est, pétrie d’imprévu, très droite, guidée par +une soif impérieuse de propreté morale, et si insouciante +des antiques lois que jadis respectaient toutes +les femmes et qu’elle considère à peu près comme de +vieilles lunes… Avec une telle âme, quel sera son +rôle ? son œuvre ?… Ah ! René ne s’applaudit pas +comme le fait Raymond Seyntis, en l’intimité de +son cœur, qu’elle ait reçu en don tout ce qu’il faut +pour ensorceler les hommes et les troubler délicieusement… +Et pourtant, si puritain qu’il soit, il n’oserait, +pour être sincère, affirmer qu’il la souhaiterait +doctement intelligente, sage, religieuse, comme cette +Louise de Mussy, encore placée près de lui, à table, +par les soins persévérants de sa sœur. Mais telle +qu’elle est, elle lui demeure un continuel sujet d’étonnements, +tant il découvre de faces diverses à sa +jeune personnalité.</p> + +<p>Durant tout le dîner, il a très bien vu qu’elle était +nerveuse, bien qu’elle gardât l’impeccable correction +de tenue à laquelle sa mère l’a habituée. Qu’a-t-elle ? +Quoiqu’elle cause avec ses voisins autant que +la politesse l’exige, ses yeux la révèlent à René qui +l’observe, désintéressée de ce qui se dit autour de +cette table brillamment entourée. Elle a l’air de +regarder au dedans d’elle-même. Pourquoi ?…</p> + +<p>Et une tentation gronde en lui de l’interroger.</p> + +<p>Le maître d’hôtel apporte le café. Les personnes +mûres de l’assistance échangent, en sucrant leurs +tasses, des propos somnolents, dus à l’excellence du +repas et à la chaleur extrême d’une soirée lourde +d’orage. La pensée un peu distraite, Mme d’Harbourg +demande à M. le curé qui, près d’elle, agite sa petite +cuiller dans son café :</p> + +<p>— Et vous, monsieur le curé, par cette odieuse +température, avez-vous des nuits convenables ?</p> + +<p>Le digne pasteur la regarde effaré, tandis qu’à +cette question inattendue, des rires jaillissent :</p> + +<p>— Moi ? madame… Mais je dors bien… très bien…</p> + +<p>— Pauline, ma chère amie, s’écrie M. Seyntis +narquois, permettez-moi de vous dire que vous +adressez à M. le curé des questions bien indiscrètes !</p> + +<p>Il proteste aussitôt :</p> + +<p>— Madame, je vous en prie, n’en croyez rien… +Car…</p> + +<p>René n’en entend pas davantage. Sur la terrasse +où il fume, apparaît la robe blanche de Guillemette +qui a fini d’offrir les liqueurs. Il jette son cigare et +lui avance un fauteuil. Mais elle n’approche pas :</p> + +<p>— Ne vous dérangez pas pour moi, mon oncle. +J’ai là un pliant…</p> + +<p>Elle s’assied un peu à l’écart et demeure immobile, +le regard perdu, dans l’ombre, vers le ciel sans étoiles +où courent des éclairs… Tout à coup, elle a un tressaillement, +comme rappelée de très loin, parce que, à +ses côtés, monte la voix de René :</p> + +<p>— Guillemette, est-ce que nous sommes brouillés ? +Si cela est, dites-moi pourquoi… afin que la +réconciliation soit possible…</p> + +<p>Il ne saurait dire quelle brusque impulsion l’a +amené vers elle et lui a mis aux lèvres cette question.</p> + +<p>— Mais non, oncle, nous ne sommes pas brouillés +que je sache ! A quel propos, le serions-nous ? mon +Dieu…</p> + +<p>— Alors, Guillemette, pourquoi n’êtes-vous plus +ma confiante petite amie ?… Pourquoi me fuyez-vous +et me tenez-vous votre pensée close ? J’avais pris la +douce habitude d’être traité par vous en confident +très attentif, très dévoué, à qui vous êtes très chère… +Et il me semble dur que vous ayez changé sans que +j’aie démérité…</p> + +<p>— Vous n’avez pas démérité, oncle, mais je n’ai +rien à vous confier… pour le moment…</p> + +<p>Elle a eu un imperceptible frisson comme s’il pouvait +lire en elle, bien que la nuit l’enveloppe ; et ses +lèvres se contractent un peu, pour mieux retenir +toute parole imprudente…</p> + +<p>Il reprend :</p> + +<p>— Et cependant ce soir, vous êtes préoccupée… +Quelqu’un ou quelque chose vous a contrariée profondément… +Ne dites pas non !… Je commence, moi +aussi, à vous connaître bien…</p> + +<p>Dans l’ombre, il sent sur lui la douceur des yeux +qui pensent. Il ne peut savoir quel apaisement elle +trouve dans la certitude d’être en absolue sécurité +près de lui qui, jamais, ne se comporterait comme le +prince ou comme Maurice Vernaud avec Régine… +Car elle n’a pas tout dit à Mademoiselle ; pas un mot +de la scène qu’une glace lui a révélée dans la chambre +de son amie, des baisers dévorant un visage qui +ne se refusait pas…</p> + +<p>Et dédaigneuse de se dérober davantage, elle +avoue, avec une franchise fière :</p> + +<p>— C’est vrai, oncle, j’ai éprouvé tantôt une impression +très… désagréable qui ne s’est pas encore effacée ; +mais je dois la garder pour moi. Voilà tout… Ne +vous inquiétez pas à mon sujet… Je crois…</p> + +<p>Elle s’arrête ; sa voix est devenue presque grave.</p> + +<p>— Vous croyez ?…</p> + +<p>— Je crois que c’est pour mon très grand bien que +je l’ai éprouvée… Tout de même, je vous assure, +oncle René, je vaux un peu plus que je n’en ai l’air… +Je vois très bien ce qui m’est bon ou mauvais… Et +si je n’ai pas toujours la sagesse de faire le choix +qu’il faut, — c’est trop difficile pour moi cela ! — du +moins, je déteste ce qui est mal,… vilainement mal… +Ne me jugez pas avec plus de sévérité que je ne le +mérite…</p> + +<p>— Je vous juge très droite et très loyale, Guillemette, +fait-il d’un ton où elle devine combien est +sincère l’hommage qu’il lui offre ainsi.</p> + +<p>— Ah ! tant mieux, mon oncle… Et ne doutez plus +de votre amie, même quand elle est bouche close +avec vous… Dites-vous simplement qu’elle a quelque +raison de se taire !… Et ayez foi en elle…</p> + +<p>— Oui, Guillemette, j’aurai foi…</p> + +<p>C’est elle qui lui tend la main… Il la garde dans +les siennes, une ? plusieurs ? secondes, il n’en a pas +conscience… Tous deux, ils songent…</p> + +<p>Mais au seuil du salon, Mme Seyntis appelle, le ton +un peu mécontent :</p> + +<p>— Guillemette, tu es là ? Que fais-tu donc à bavarder +sur la terrasse avec ton oncle ? J’imagine que tu +peux rester dans le salon comme tout le monde !</p> + +<p>Dans le cadre lumineux de la porte-fenêtre, apparaît, +près de Mme Seyntis, la silhouette de Louise +de Mussy.</p> + +<p>— Oh ! madame, ne faites pas rentrer Guillemette. +Ce serait si charmant d’aller la retrouver !</p> + +<p>Et, gracieuse, elle se rapproche des deux jeunes +gens…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XVII</h2> + + +<p>René a, en conscience, rempli la mission dont +Mademoiselle l’avait chargé. Il a questionné, adroit +et discret, autant qu’un vieux policier ; et il connaît +maintenant tous les potins — vrais ou faux — qui +circulent sur le ménage de Vausennes. Il n’ignore +plus que madame est l’épouse très coquette, réputée +pour de légères aventures, — assez voilées en effet +pour ne lui avoir pas enlevé sa qualité de femme du +monde ; — l’épouse d’un mari qui aime vraiment +trop, pour la sécurité de son foyer, les voyages d’exploration. +Tout adonné à ses curiosités géographiques, +il paraît désintéressé absolument des curiosités +sentimentales et autres de sa femme qui tient une +place fort menue en son existence de travailleur.</p> + +<p>Leur fille Régine a toutes les chances pour être, +dans l’avenir, une seconde édition de la mère. Les +garçons poussent au petit bonheur dans un foyer où +chacun pratique, avant tout, la loi du bon plaisir.</p> + +<p>Ces divers renseignements, donnés avec détails, +ont rempli René d’une vertueuse indignation contre +sa sœur qui accepte des relations avec une femme +tarée et laisse Guillemette fréquenter un pareil +milieu.</p> + +<p>Il a préféré ne point manifester son sentiment à +son beau-frère, parce qu’entre hommes, les propos +peuvent aisément prendre une gravité fâcheuse en +la circonstance. Mais rentré de Trouville à l’heure du +chien et loup et trouvant, par extraordinaire, sa +sœur seule à travailler devant son métier — une +série d’invités vient de disparaître ; Guillemette est en +auto avec son père… — il part résolument en guerre +car il estime que c’est son devoir… Peut-être sa sœur +ignore-t-elle, en somme, ce qui se dit de Mme de Vausennes… +Alors, elle doit être avertie.</p> + +<p>Et il interroge :</p> + +<p>— Marie, est-ce que tu connais beaucoup les de +Vausennes ?</p> + +<p>Étonnée de la question, elle s’arrête de broder :</p> + +<p>— Qu’appelles-tu « beaucoup » ?… Il y a plusieurs +années que nous les voyons… nos filles avaient été +au cours et au catéchisme ensemble ; et ils sont nos +voisins de campagne. Pourquoi me demandes-tu +cela ?</p> + +<p>Il a une hésitation… Le rôle d’accusateur lui est +odieux… Et Mme Seyntis a l’air si loin de se douter +où il veut en venir ! Elle répète, piquant avec soin +son aiguille :</p> + +<p>— Pourquoi ? René.</p> + +<p>La pensée qu’il s’agit du bien de Guillemette balaie +son hésitation. Et son accent a une fermeté presque +dure quand il répond :</p> + +<p>— Parce que j’ai entendu tenir sur le compte de +Mme de Vausennes certains propos qui m’ont fait +trouver très surprenant que tu la voies.</p> + +<p>Mme Seyntis conserve toute sa sérénité :</p> + +<p>— Mon pauvre ami, on raconte tant de choses ! +C’est parce que tu arrives d’Afrique que tu prends +garde à ces potinages ! Moi, il y a bien longtemps +que j’ai renoncé à le faire…</p> + +<p>René sent que la bonté naturelle et la charité +évangélique de Mme Seyntis lui mettent sur les yeux +un bandeau singulièrement opaque.</p> + +<p>— Alors, tu ne crois pas, Marie, qu’il puisse y +avoir jamais quelque chose de vrai dans ces potinages, +comme tu dis ?</p> + +<p>— En ce qui concerne Mme de Vausennes, non +vraiment, je ne le crois pas… Je t’accorde qu’elle est, +pour mon goût, trop mondaine ; que peut-être, il +n’y a pas, dans sa tenue, la réserve qui fait qu’une +femme ne peut jamais être mal jugée ; mais de même +que mon mari, je la tiens surtout pour une aimable +personne avec qui les relations sont agréables.</p> + +<p>Ici, un silence. Dans la pièce voisine, en entend +les gammes rageuses de Mad et la voix assourdie de +Mademoiselle qui proteste contre les notes fausses.</p> + +<p>— Soit, Marie, l’opinion que Mme de Vausennes +donne d’elle-même est fausse… Après tout, je ne +demande pas mieux que de l’admettre !… Et je reconnais +que toi-même, tu es assez impeccable…</p> + +<p>Mme Seyntis a un geste instinctif de protestation +modeste.</p> + +<p>— Assez impeccable pour ne pas avoir à redouter +certaines relations. Mais tout le monde n’a pas ton +indulgence pour juger… cette dame et son milieu. +C’est pourquoi je regrette très fort que Guillemette +puisse y être rencontrée. Va chez elle si cela te +convient, mais, crois-moi, n’y envoie pas ta fille !</p> + +<p>Cette fois Mme Seyntis ne songe plus à bien ombrer +ses fleurs, et reste, au contraire, l’aiguille +en l’air. Elle est troublée, envahie secrètement par +la crainte de s’être mise en faute… Ce qui lui est très +désagréable.</p> + +<p>— Mais que veux-tu dire ? René ; que t’a-t-on +raconté ?</p> + +<p>— Certaines… anecdotes qui m’ont prouvé que la +maison de Mme de Vausennes n’est pas de celles où +puisse être vue une fille bien élevée comme la tienne ; +car les habitudes, les conversations, les hôtes doivent +lui en demeurer totalement étrangers.</p> + +<p>— Comment le sais-tu ? A peine, tu es allé deux ou +trois fois chez elle.</p> + +<p>Brièvement, il dit :</p> + +<p>— Une personne qui porte un sincère intérêt à +Guillemette m’a parlé à ce sujet et m’a prié de t’avertir +de ce que tu ignorais sans doute.</p> + +<p>Mme Seyntis a joint les mains sur le rebord de son +métier et regarde, perplexe et désolée, les lointains +de la mer qui se voilent sous le crépuscule de septembre. +Dépitée, elle s’écrie dans son désarroi :</p> + +<p>— Mais enfin, Mme de Vausennes n’a pas plus +mauvais genre, à sa façon, que Nicole, par exemple… +Nicole, que tu considères comme une femme du +monde… que je reçois… Après tout, ta rigidité +trouve peut-être que j’ai tort de le faire !</p> + +<p>René a un involontaire geste d’irritation.</p> + +<p>Il lui demeure insupportable d’entendre blâmer +Nicole. De son amour autrefois, il lui reste au cœur +une pitié tendre pour elle, un désir de la protéger +contre elle-même et les autres… Et à l’attaque de sa +sœur, il répond :</p> + +<p>— Pourquoi la repousserais-tu ? la pauvre Nicole. +Elle est tant à plaindre… si jeune et si seule…</p> + +<p>Quelque chose dans l’accent de son frère éveille +chez la douce Mme Seyntis des instincts combattifs :</p> + +<p>— Seule ? Elle a des parents excellents, dévoués, qui +ne demandent qu’à être toujours auprès d’elle !…</p> + +<p>— Oui… mais ce ne sont pas ses parents qui +devraient se trouver près d’elle…</p> + +<p>— Son mari, veux-tu dire ? Pour ce qu’elle tient à +lui ! Elle se laisse consoler, en tous cas, de leur +rupture !… Mais ce n’est pas de Nicole qu’il s’agit !</p> + +<p>— Non, c’est de Guillemette.</p> + +<p>— Oui, de Guillemette que tu crois devoir honorer +de ta protection puisque, à ton gré, son père et moi +ne suffisons pas à cette tâche.</p> + +<p>Il lui jette un coup d’œil stupéfait. Sa sœur presque +agressive, c’est pour lui une inconnue. Il a l’intuition +que, dans son amour-propre maternel, elle est +froissée, inconsciemment jalouse… De quoi ? de la +preuve de sollicitude qu’il vient de donner à Guillemette ?</p> + +<p>— Marie, il est impossible que, sérieusement, tu +me saches mauvais gré de prendre intérêt à ta fille ?</p> + +<p>— Je trouve seulement que tu es peut-être encore +un peu jeune pour jouer auprès d’elle ce rôle superflu +de tuteur… Voilà tout…</p> + +<p>II éprouve la bizarre impression d’un choc violent +qui le blesse. Repoussant son fauteuil, il se lève :</p> + +<p>— Si tu penses cela, Marie, il ne me reste plus +qu’à te prier de recevoir mes excuses pour m’être +mêlé de ce qui ne me regardait pas, en effet… Je +croyais que mon affection pour tes enfants, pour ta +fille, m’autorisait à être à leur égard une espèce de +frère aîné. Je me suis trompé. N’en parlons plus !</p> + +<p>L’accent de René calme soudain l’irritation de +Mme Seyntis ; la confusion l’envahit pour les paroles +qu’un obscur élan a fait jaillir de sa pensée.</p> + +<p>Elle tend la main vers son frère.</p> + +<p>— René, ne sois pas susceptible… J’ai été trop vive, +mais, tu comprends, j’étais si bouleversée de ce que +tu m’apprenais… et dont je ferai mon profit !</p> + +<p>Il sent la sincérité de ce regret et ne repousse pas +la main conciliante qui vient à lui. Toutefois la +secrète blessure que lui ont faite les paroles de sa +sœur garde son acuité. La voix brève, parce qu’il fait +effort sur lui-même, il répond :</p> + +<p>— Tu agiras, Marie, comme tu le jugeras bon. Le +rôle malencontreux que j’ai dû remplir est achevé… +Tu es avertie de ce que tu ignorais…</p> + +<p>— Oh ! oui, de ce que j’ignorais ! avoue-t-elle, remplie +de componction… Moi qui veille si soigneusement +sur ma Guillemette ! Ah ! grâce à Dieu ! elle +n’est encore qu’une petite fille et il me reste quelques +bonnes années pour la conserver près de +moi… Oh ! non, nous ne voulons pas la marier de +bonne heure !… Et heureusement, elle ne le souhaite +pas du tout…</p> + +<p>René ne répond rien. Son visage a des lignes d’une +fermeté presque dure, dans l’ombre qui s’empare +insensiblement du salon. C’est vrai, Guillemette ne +paraît nullement désireuse de donner son âme. Elle +a encore le rire insouciant des petites filles. Mais combien +de mois, de jours, demeurera-t-elle ainsi ?</p> + +<p>Quoi qu’en dise sa mère, elle est à l’âge où il suffit +du hasard d’une rencontre pour que l’étincelle jaillisse… +Et soudain, dans son cerveau, s’anime la +vision d’une Guillemette devenue femme, ayant aux +lèvres, dans les yeux, le je ne sais quoi d’incomparable +que l’amour y fait luire.</p> + +<p>Et cette Guillemette-là possède le charme troublant +de Nicole…</p> + +<p>René a un léger sursaut, en entendant sa sœur +dire, la voix amicale, avec un désir évident d’effacer +sa fâcheuse sortie :</p> + +<p>— Bien avant d’aller au mariage de Guillemette, +nous irons au tien, mon cher grand… Et je voudrais +de tout cœur que ce fût bientôt…</p> + +<p>Un geste d’impatience échappe à René et il se met +à arpenter la pièce que le crépuscule ombre d’une +cendre grise.</p> + +<p>— Oh ! Marie, Marie, je t’en supplie, ne me persécute +pas ainsi…</p> + +<p>— Mais, mon ami, je ne veux que ton bonheur, tu +le sais bien ! Quand tu es arrivé en France, tu paraissais +tellement désireux de te créer bien vite un +foyer !</p> + +<p>Il s’adosse à la cheminée, les bras croisés :</p> + +<p>— Quand je suis arrivé en France, j’étais devenu +quelque peu un sauvage, j’imagine ; par suite, un être +très primitif et j’étais naïvement persuadé que rien +ne me serait plus facile que de rencontrer la jeune +fille pourvue de qualités de tout repos qui répondrait +à mon idéal de l’épouse…</p> + +<p>— Eh bien ?</p> + +<p>— Eh bien, en m’abandonnant à cette illusion, +j’étais parfaitement aveugle et j’en suis aujourd’hui +bien convaincu !</p> + +<p>Elle arrête sur lui des yeux saisis et, dans l’ombre +grandissante, cherche à deviner sa pensée sur son +visage.</p> + +<p>— René, tu plaisantes ? n’est-ce pas…</p> + +<p>— Ah ! nullement, et je t’assure que je n’en ai +guère l’envie… Depuis six semaines, tu fais défiler +devant moi un certain nombre de jeunes personnes +parmi lesquelles, évidemment, j’avais toute +sorte de chances pour découvrir l’élue ; eh bien, à +cette épreuve, tout mon enthousiasme, mon ardeur, +ma confiance sont tombés… Et je n’ai que le désir de +demeurer dans ma solitude… du moins, quelque +temps encore !</p> + +<p>— Oh ! René, tu me désorientes tout à fait… Car +enfin Louise de Mussy, Suzanne Danville sont parfaites +et tu n’aurais qu’un mot à dire…</p> + +<p>— Ah ! leur perfection ne m’en donne guère envie… +Elles me produisent l’effet de modèles de vertu… +non de femmes…</p> + +<p>— René !… Mais René !!! je ne te reconnais plus !</p> + +<p>— Moi non plus, je ne me reconnais plus ! La vie +de France est en train de me compliquer de façon +déplorable !</p> + +<p>Mme Seyntis ne relève pas ces incompréhensibles +paroles, car un coup discret est frappé à la porte et +le maître d’hôtel, apparaissant, demande :</p> + +<p>— Madame veut-elle que la cloche du dîner soit +sonnée bien que Monsieur et Mademoiselle ne soient +pas encore rentrés ?</p> + +<p>— Sonner la cloche ?… Est-il donc l’heure déjà ?</p> + +<p>— Oh ! oui, madame, l’heure passée…</p> + +<p>Toute à sa conversation avec René, en effet, +Mme Seyntis n’a pas pris garde que le temps fuyait. +Une sourde anxiété l’étreint :</p> + +<p>— Comment, Raymond et Guillemette ne sont pas +ici, à plus de sept heures ? Et pourtant Raymond +n’aime pas à rentrer à la nuit en cette saison ! Mon +Dieu, pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé ! Oh ! ces +autos !…</p> + +<p>La même inquiétude a traversé l’esprit de René. +Que sait-on ? Aussi bien, il peut s’agir d’un simple +retard amené par quelque cause banale, comme de +l’un de ces accidents qui sont des catastrophes… +Brutalement, une seconde, il voit Guillemette inerte, +blessée, plus peut-être. Ah ! tout plutôt que cela !</p> + +<p>Mais il se raidit aussitôt, surpris et impatient de +ce brusque désarroi de ses nerfs. Où donc est le +sang-froid qu’aucun danger n’a jamais pu altérer en +lui ?… Pourquoi tout de suite imaginer un malheur ?… +C’est absurde !</p> + +<p>Absurde, soit. Mais le calme ne revient pas en sa +pensée quoiqu’il n’en trahisse rien, pour ne pas +ajouter à l’émoi de Mme Seyntis qu’il voit grandir… +Et chez lui aussi, l’inquiétude monte silencieusement +avec les minutes qui s’enfuient et emportent la sécurité +où sa volonté prétendait le maintenir ; — alors +qu’il a perdu cette sécurité au moment même où il +apprenait le retard inexpliqué…</p> + +<p>— Oh ! René, ne trouves-tu pas bien… singulier +qu’ils ne soient pas encore de retour ?… Pourquoi ? +Qu’a-t-il pu arriver ?</p> + +<p>Il essaie de la rassurer, — avec la conscience que +les paroles sont tellement vaines ! Ses yeux ne quittent +plus les aiguilles de la pendule qui marquent +huit heures un quart.</p> + +<p>André, Mad et Mademoiselle sont entrés dans le +salon, comme chaque soir, pour attendre le dîner. +Mademoiselle est remplie de compassion pour +Mme Seyntis et lui adresse de pieuses paroles réconfortantes. +Mad est prête à pleurer, et André impatiente +sa mère avec ses assurances juvéniles que, +bien sûr, rien du tout n’est à craindre, qu’il est tout +à fait inutile de se tourmenter, etc.</p> + +<p>Et les minutes fuient toujours.</p> + +<p>René, ayant pitié de sa sœur, la laisse aller sur la +terrasse inspecter la route ; lui-même sort, dévoré +d’un besoin instinctif d’activité, d’une soif de faire +quelque chose… Quoi ? Où aller les chercher ? Comment +savoir ?…</p> + +<p>La nuit est absolue, une de ces nuits de septembre +épaisses de brumes. Avidement, il sonde les lointains +obscurs pour y trouver le feu de la voiture… Une +fois, deux fois, il a un tressaillement d’espoir, en +tendant le grondement d’une auto. Mais la voiture +ne s’arrête pas et passe en tourbillon devant la villa. +Une autre s’enfonce dans une propriété voisine…</p> + +<p>Oh ! qu’elle lui est devenue chère, Guillemette. +Aurait-il jamais cru, deux mois plus tôt, qu’il pût +éprouver un pareil supplice parce qu’il la craint en +danger ?… Même pour sa sœur, il ne pourrait être +plus profondément bouleversé ; il n’aurait, plus violente, +cette terreur d’une catastrophe qui domine +chez lui tout raisonnement.</p> + +<p>A son tour, Mme Seyntis est venue devant la +grille… La pensée enfiévrée, une incessante prière +aux lèvres, elle regarde dans la nuit avec des yeux +que troublent les larmes… Mais la route est toujours +déserte. Le vent fait bruire les feuilles. La voix de la +mer invisible paraît formidable dans ce grand +silence.</p> + +<p>— Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi est-ce qu’ils +ne reviennent pas ! murmure-t-elle, ainsi qu’une +plainte.</p> + +<p>— Marie, il faut rentrer. Tu es glacée… Et cela ne +sert à rien de demeurer ici !</p> + +<p>Elle se laisse ramener, habituée à l’obéissance conjugale. +Dans la salle à manger, sur son ordre, le +dîner a été servi pour Mademoiselle et les enfants. +André, seul, dévore à son ordinaire, fort de sa conviction +qu’il s’agit d’une simple panne. La grande +pièce, généreusement éclairée, a sa physionomie +coutumière. Le domestique, impassible, fait le service. +Comme les choses, il conserve sa physionomie +de chaque jour.</p> + +<p>Ah ! pourquoi ne pouvoir se réfugier dans la bienheureuse +confiance qu’il s’agit d’un simple retard !…</p> + +<p>Pour obéir à son frère, Mme Seyntis essaie d’avaler +un peu de potage ; mais elle a la gorge trop serrée. +Ses yeux sont à tout instant sur le grand cartel +dont les aiguilles avancent, avancent… Elles ont +passé la demie de neuf heures et approchent de dix +heures.</p> + +<p>René, lui, est ressorti, ne pouvant supporter le +décor paisible et familier du <i lang="en" xml:lang="en">home</i>. Une fièvre brûle +ses nerfs, lui enlève toute maîtrise sur sa pensée. +II ne doute plus d’un accident. Quelle en est la gravité ?…</p> + +<p>Voici maintenant que la brume se change en +pluie sans qu’il en ait conscience. Il écoute… Il lui +semble entendre le grondement lointain d’une auto… +Dans la nuit, encore une fois, un feu grandit… +Est-ce enfin la voiture que tout son être attend ?… +Tant d’autres passent sur ces routes…</p> + +<p>Machinalement, il se lance en avant et crie, sans +réfléchir :</p> + +<p>— Raymond, est-ce vous ?</p> + +<p>Pas de réponse. De sa voix forte de commandement, +il répète son cri. Maintenant la voiture est près, +tout près… Il croit la reconnaître… Mais pourquoi +ce silence ? Et il jette un nom :</p> + +<p>— Guillemette ! répondez… Est-ce vous ?</p> + +<p>— Oui… oui ! oncle. Nous voilà !</p> + +<p>René Carrère peut vivre très vieux… Jamais il n’oubliera +la sensation d’allégresse éperdue qui, soudain, +lui fait bondir le cœur. C’est donc vrai que l’horrible +cauchemar est fini ?… La voiture s’arrête devant lui.</p> + +<p>— Oncle, c’est bien vous, n’est-ce pas ?… Ramenez-moi +à pied, voulez-vous ? Je suis glacée !</p> + +<p>Hâtivement, il demande :</p> + +<p>— Vous n’êtes blessés, ni l’un ni l’autre ?</p> + +<p>La voix de M. Seyntis explique dans l’obscurité :</p> + +<p>— Mais non… Seulement une terrible panne qui +nous a retenus très longtemps. Nous vous raconterons +cela ! Mais fais courir Guillemette jusqu’à la +maison, je te prie… Elle est transie.</p> + +<p>— Oncle, je crois bien que l’humidité m’a ankylosée… +Je ne peux plus me remuer… S’il vous plaît, +recevez-moi dans vos bras !</p> + +<p>Oh ! cette voix gaie !… Que René trouve bon de +l’entendre !…</p> + +<p>Guillemette s’est dressée dans la voiture, enveloppée +du lourd manteau qui transforme sa silhouette. +Elle lui tend ses deux mains et saute en chancelant. +Il la reçoit contre sa poitrine, ainsi qu’une enfant +très précieuse et murmure, sans réfléchir à ses +paroles :</p> + +<p>— Ah ! chérie, petite chérie, petite aimée… Quelle +peur vous m’avez faite !</p> + +<p>Une seconde, ni lui ni elle ne bougent dans la douceur, +elle, de se sentir très chère, lui, de l’avoir +vivante entre ses bras, après l’horrible crainte.</p> + +<p>La tête appuyée sur l’épaule de René qui l’enveloppe +étroitement, elle répond, la voix assourdie :</p> + +<p>— Merci, oncle, d’avoir eu peur pour moi !… Je +regrette de vous avoir tourmenté…</p> + +<p>Près d’eux, l’auto s’ébranle bruyamment et fuit. +Ils sont seuls dans la nuit, sous le large ciel noir. +René en prend soudain conscience. Il desserre aussi +tôt son étreinte.</p> + +<p>— Vite, Guillemette, pour vous réchauffer… Marchons !</p> + +<p>— Me réchauffer ! j’en ai besoin !… Courons plutôt, +mon oncle, si possible !</p> + +<p>— Alors, chérie, donnez-moi le bras, la nuit est +tellement noire que vous pourriez buter !</p> + +<p>Elle obéit ; et ils vont, à travers l’obscurité, sous +la pluie qui reprend, échangeant de brèves paroles ; +et leur course est si rapide que, en quelques minutes, +ils atteignent les <i>Passiflores</i>. Guillemette, ranimée, +s’élance dans le vestibule où tous sont encore réunis +autour de M. Seyntis qui enlève sa pelisse ruisselante. +Elle, sous son capuchon, est toute fraîche, les yeux +brillants, de petits cheveux fous ébouriffés autour des +tempes. Elle court à sa mère qui, délivrée de son angoisse, +pleure à gros sanglots, assise sur une banquette, +sans souci du décorum, malgré les baisers de Mad, +les encouragements de son mari et les exclamations +d’André dont les pronostics se sont trouvés vrais.</p> + +<p>— Maman, ma pauvre maman, que je suis fâchée +que vous ayez eu cette inquiétude, mais puisque rien +de tragique n’est arrivé, soyons gais !… Et puis, +maman, si vous saviez comme j’ai faim !…</p> + +<p>La courte soirée est, en effet, joyeuse autant que +l’a souhaité Guillemette. Mais René est gai, seulement +en apparence, d’abord, parce qu’une brève réflexion +de son beau-frère l’a impressionné désagréablement. +Comme il lui disait quelle crainte ils avaient +eue d’un accident grave, Raymond Seyntis a répondu, +d’un étrange accent :</p> + +<p>— Un bon accident qui, en une seconde, m’eût délivré +de la vie ?… Mon cher ami, si je n’avais pas été +avec Guillemette, vous n’auriez rien pu me souhaiter +de meilleur !</p> + +<p>Est-ce une boutade ?… Le cri involontaire d’un +tourment qui se cache ?… Raymond Seyntis possède +pourtant tout ce qui fait qu’un homme aime la vie… +Alors ?…</p> + +<p>Mais ce soir-là, René est incapable de s’appesantir +sur cette question qui demeure, pour lui, secondaire. +Obstinément, dans sa pensée calmée, un travail s’accomplit +dont il a peur de voir la fin… Tant qu’il est +au milieu de tous, l’impression est confuse. Mais +quand il a regagné sa chambre, que le silence s’est +fait dans la villa sans qu’il ait bougé du fauteuil où il +s’est jeté pour réfléchir, le mystérieux travail d’analyse +reprend en lui qui n’a jamais voulu se dissimuler +la vérité. Pourquoi donc a-t-il eu cette terreur +qu’un accident eût soudain enlevé Guillemette ?… +Pourquoi a-t-il conscience que, durant les heures où +il l’attendait, impuissant à la préserver, il eût sacrifié +toutes les autres créatures pour que tout mal fût +éloigné d’elle ?… Serait-ce donc qu’elle est devenue +pour lui plus qu’une enfant, une jeune sœur très +aimée ?</p> + +<p>— Mais ce serait insensé !… Insensé ! répète-t-il, +se dressant hors de son fauteuil et se prenant à +arpenter la pièce comme il fait quand une préoccupation +grave bouleverse sa maîtrise de lui-même. +Pour cette petite, je suis seulement un oncle, rien +qu’un oncle, un vieil oncle ! Elle rirait et se moquerait +gentiment de moi, si je m’imaginais de prétendre +à quelque chose de plus !… Et Marie !… +comme elle dirait que j’ai abusé de sa confiance et +me trouverait ridicule de m’être laissé griser, comme +un gamin de vingt ans, par le charme d’une fillette !…</p> + +<p>René éprouva la sensation de stupeur d’un être +qui, soudain, voit devant lui un abîme insoupçonné. +Parce que, toujours, il a été, avant tout, un homme +d’action, de travail, scrupuleusement fidèle aux principes +que sa conscience reconnaissait, dont la pensée +était ferme et droite, l’âme étrangère aux complications +sentimentales ; parce qu’il n’a jamais songé +à s’observer vivre, il n’a pas vu vers quelle tentation +il allait, pour s’y heurter fatalement.</p> + +<p>Et maintenant que faire ?…</p> + +<p>Que faire ? Mais la seule chose raisonnable, celle +qui s’impose, sans discussion possible. Partir, s’en +aller, oublier une petite fille qui ne songe guère à +lui, qui ne possède ni ses goûts, ni ses idées, surtout +qui est trop jeune, oh ! bien trop jeune pour lui…; +coûte que coûte, guérir de cette folie !… — car il n’est +pas d’autre nom pour le sentiment qui l’a envahi +sans qu’il en ait conscience… Loin d’elle, distrait +d’elle, revenu à sa vie d’antan, il retrouvera nécessairement +la pleine possession de lui-même et l’incompréhensible +ivresse se dissipera ; d’autant plus +vite, qu’il y emploiera sa forte volonté.</p> + +<p>Forte ?… Il se la figurait ainsi…, comme il se +croyait sûr de son cœur. Il s’en allait dans la vie, +orgueilleusement confiant en la réalisation de sa destinée +qu’il prétendait faire selon les idées qui ont +toujours gouverné sa vie. Et parce qu’une enfant +s’est trouvée sur son chemin, tous ses desseins se +sont écroulés, pareils à des collines de sable qu’un +souffle bouleverse.</p> + +<p>Plus René réfléchit, et plus il est dominé par une +humilité et un découragement qu’il n’a jamais encore +connus. A quoi donc lui a servi de s’être fait, +depuis des années et des années, une loi inflexible +d’accomplir toujours strictement les plus petits +comme les plus grands devoirs ? Qu’y a-t-il gagné, +sinon de devenir trop absolu dans ses jugements ; +d’avoir, comme dit Guillemette, la sagesse intransigeante ; +de s’être accoutumé à embarrasser sa vie +de scrupules plus ou moins inutiles… Et aujourd’hui +encore de jouer peut-être son bonheur par une conception +trop étroite de ce qu’il doit faire…</p> + +<p>Des heures et des heures, René songe ainsi, désemparé, +scrutant son passé, puis l’avenir auquel il rêve, +hanté par le souvenir de la minute où Guillemette +était sur sa poitrine, confiante et tendre comme une +enfant qui se sent infiniment aimée…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XVIII</h2> + + +<p>— Enfin vous voilà ! oncle. Ce n’est pas bien de +m’abandonner ainsi pour votre dernier jour à Houlgate !… +Si vous voulez que je vous pardonne, venez +encore une fois faire un peu de <i>footing</i> avec moi ?…</p> + +<p>Et Guillemette regarde René Carrère avec l’expression +câline et confiante qui l’attire invinciblement +vers elle. Sous couleur de renseignements à préciser, +il a, en effet, passé une partie de l’après-midi à Trouville, +et, le soir même, il quitte les <i>Passiflores</i> pour +aller faire, avec un camarade, l’excursion projetée +dans le Midi, à Biarritz. Il n’hésite jamais à +accomplir une résolution prise, même au prix d’un +effort pénible. Quand il a fait part de ce dessein à sa +sœur, elle a vivement protesté, redoutant que ce +départ inattendu n’ait été motivé par sa regrettable +sortie lors de leur conversation sur les de Vausennes. +Il l’a facilement tranquillisée. Comme elle n’use pas +de prétextes, même en sa vie mondaine, elle croit toujours +à la sincérité des assurances qu’elle reçoit. A +son beau-frère, il n’a eu aucune explication à donner, +car dès le lendemain de l’inoubliable promenade en +auto, Raymond Seyntis est reparti à l’aube pour Paris.</p> + +<p>Quant à Guillemette, elle a écouté, sans dire un mot, +les détails qu’il a donnés à table sur son projet, de +cet accent un peu bref qui trahit une résolution bien +arrêtée. Ensuite, elle n’a fait aucune allusion même +à ce départ, qu’elle a paru accepter comme tout naturel, +la laissant indifférente. Et ce silence a été singulièrement +dur à René. Sa conviction s’en est +affermie, qu’il agissait pour le mieux en voulant la +guérison. Sous des prétextes divers, il a fui Guillemette +pendant les quelques jours où il lui fallait +encore séjourner aux <i>Passiflores</i> ; il a cherché la +solitude des sentiers que les pluies de septembre +font déserts ; et il y a marché, droit devant lui, au +hasard des chemins, exaspéré contre lui-même, maudissant +son congé qui lui a donné le loisir de devenir +ainsi ridiculement sentimental, et son dédain de se +distraire comme les autres jeunes hommes, par les +plaisirs qui leur permettent d’attendre le mariage. +Il a pensé à demander d’être immédiatement remis +en activité, avant même la fin de son congé, à solliciter +une garnison lointaine, au lieu du poste qui +l’attend à l’état-major de Paris et le rapprochera forcément +d’<i>elle</i>…</p> + +<p>Et puis, le jour du départ arrivé, après de sombres +heures à Trouville, morose et odieux dans le désarroi +de la saison finissante, il a repris le train pour Houlgate +qu’il doit quitter dans la soirée ; et il s’en est +allé vers la plage, parce que le soleil couchant est très +beau, parce qu’il sait — oh ! faiblesse ! — que Guillemette +aime à venir le voir descendre dans la mer. Il +s’est dirigé vers la tente où Mademoiselle travaille, +surveillant Mad. Et <i>elle</i> aussi est là, debout, regardant +le flot qui monte sur le sable, cambrée dans sa vareuse +de laine rouge, les plis de sa jupe soulevés un peu +par la brise sur les pieds fins, fermement posés. Des +cheveux volètent autour de ses tempes, sous son +feutre gris pâle, où palpitent de longues ailes.</p> + +<p>Une exclamation de Mad lui fait tourner la tête. +Elle l’aperçoit. Aussitôt dans l’iris violet, luit ce +regard qui l’attire invinciblement vers elle.</p> + +<p>— Oncle, nous marchons, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Ce n’est peut-être guère sage de s’accorder ainsi la +douceur d’une solitaire causerie avec elle, à cette +heure du crépuscule qui fait les âmes plus proches… +Pourtant, sans hésiter, il répond, usant d’un ton +paternel :</p> + +<p>— Je suis à vos ordres, petite fille.</p> + +<p>— Alors, filons, mon oncle.</p> + +<p>Et ils partent d’une vive allure, comme elle l’a +souhaité. Ils ont le même pas rythmé d’êtres souples +et jeunes, en qui palpite, ardent, le flot de la vie. +Cette course rapide, ensemble, réveille en leur pensée +le souvenir du soir où ils ont ainsi marché, l’un près +de l’autre, après qu’un instant, il l’a tenue blottie +contre lui, comme un trésor perdu et retrouvé… Et +René se rappelle quelle allégresse éperdue chantait +alors en lui ! Il a été un peu fou, ce soir-là !</p> + +<p>Près de lui, s’élève la voix fraîche, avec l’accent +même qu’il a tant souhaité lui entendre :</p> + +<p>— Oncle, c’est triste que vous partiez ! Nous allions +être si bien entre nous, maintenant que les invités +de maman se font rares !… Si vous restiez encore +un peu… Dites ?</p> + +<p>— Ce n’est pas possible, Guillemette, il faut que je +je parte !</p> + +<p>Sans en avoir conscience, il a appuyé sur ces +mots : « il faut ». Il s’en aperçoit à la surprise qui +passe dans les yeux qu’elle lève vers lui, une seconde. +Elle a eu cette même expression, interrogative +presque gravement, lorsque, pendant le déjeuner, +elle a appris son départ.</p> + +<p>— Ah ! il faut ?… C’est vrai, vous êtes attendu, +avez-vous dit ?</p> + +<p>— Et la saison qui avance me presse.</p> + +<p>D’un ton un peu étrange, elle reprend :</p> + +<p>— Il fait encore très beau dans le Midi. Ma tante +d’Harbourg, qui est à Luchon avec Nicole, l’a écrit +ce matin à maman.</p> + +<p>Un choc ébranle René ; et, brusquement, il interroge :</p> + +<p>— Comment, Nicole est dans le Midi ?</p> + +<p>— Oui… Vous ne le saviez pas ?</p> + +<p>— Mais non !… Comment l’aurais-je su ? Je ne suis +pas au courant des pérégrinations de Mme de Miolan.</p> + +<p>— C’est vrai, fait-elle, posément, sans rien trahir, +de la sensation de délivrance qu’elle éprouve parce +qu’elle est certaine qu’il ne va pas rejoindre Nicole… +C’eût été indigne de lui !</p> + +<p>Ils font quelques pas en silence. Devant eux, à +l’horizon, le soleil s’abaisse vers la mer. Une brise +fraîche trace des moires sur le sable où les roches, +luisantes de varechs, découpent des silhouettes noires. +La plage est presque déserte.</p> + +<p>— Vous serez absent combien de temps ? mon +oncle.</p> + +<p>— Je ne sais… Je dois aller chasser en différents +endroits pour terminer mon congé. Peut-être ne nous +retrouverons-nous qu’à Paris.</p> + +<p>— Oui, si vous ne désirez pas qu’il en soit autrement, +c’est vrai !</p> + +<p>— Guillemette, ne soyez pas injuste !</p> + +<p>— Mon oncle, je ne le suis pas… Après tout, c’est +tellement naturel que vous ayez envie de votre +liberté, après être resté prisonnier de la famille pendant +deux grands mois…</p> + +<p>— C’était une prison qui m’était très chère.</p> + +<p>Elle comprend, à son accent, combien il est sincère, +et elle incline un peu la tête.</p> + +<p>— Oui, vous n’aviez pas l’air de souhaiter partir, +jusqu’au moment où, tout à coup, cette idée s’est +emparée de vous !</p> + +<p>— Non, pas tout à coup ! protesta-t-il, saisi de la +crainte irraisonnée qu’elle ne devine la vérité ! Vous +savez bien que j’ai toujours parlé de ce voyage d’automne…</p> + +<p>— Je sais… oh ! je sais… Mais je m’imaginais, +naïvement, que c’était un propos en l’air… Que notre +été s’achèverait comme il a commencé… vous, +auprès de nous !… Et je ne pensais guère que ce +serait vous qui le termineriez…</p> + +<p>— Parce que je ne puis faire autrement, Guillemette.</p> + +<p>— Si vous en êtes sûr, soit. Je crois bien que vous +allez me manquer très fort ! oncle.</p> + +<p>Il tressaille. Comme elle dit cela simplement !… +Parce qu’elle s’adresse à un oncle. Autrement, elle +n’aurait pas cet abandon ! C’est doux et triste de +l’entendre parler ainsi…</p> + +<p>— Je vous remercie, Guillemette, de me regretter +un peu… Alors, dites-moi, vous ne me trouvez plus +aussi ennuyeux qu’à mon arrivée ?</p> + +<p>Son rire sonne dans la mélancolie du crépuscule.</p> + +<p>— Je ne vous ai jamais trouvé ennuyeux, mon +oncle, mais trop sage pour moi ! Je me sentais +écrasée par votre supériorité. Maintenant, je ne sais +comment la transformation s’est accomplie, vous +êtes bien plus à ma portée… Vous ne me faites plus +l’effet d’appartenir à la sérieuse phalange des parents…</p> + +<p>— Pauvres parents ! Comme vous les considérez !</p> + +<p>Elle a, pour l’arrêter, un geste presque suppliant :</p> + +<p>— Oncle, je vous en prie, comprenez-moi… J’adore +maman… Et pourtant… pourtant, comme nous vivons +moralement loin l’une de l’autre !… Jamais je ne +m’aventurerais à lui confier les papillons fous qui +tourbillonnent à travers ma cervelle. Sa sagesse +aurait si vite fait de les balayer ou de les écraser !… +Voyez-vous, mon oncle, quand j’entends des mères +se plaindre que leurs filles ne soient pas confiantes +avec elles, j’ai toujours envie de leur murmurer que +ce n’est pas, très souvent, la faute des filles !</p> + +<p>— C’est possible, fait-il, pensif, étonné que sa jeunesse +ait tant de clairvoyance et de réflexion.</p> + +<p>— Plus tard, si j’ai des filles, je m’appliquerai à +devenir leur meilleure amie… celle à qui l’on dit +tout, parce qu’on est sûre que, même les enfantillages, +même les sottises, grosses et menues, seront +écoutées avec indulgence… Non pas sévèrement +condamnées et exécutées !… Mais je ne sais vraiment +pas pourquoi je vous raconte tout cela… Sans doute, +parce que j’avais pris, peu à peu, l’habitude de bavarder +avec vous sans crainte de me voir rabrouée +par la vertu sévère des Carrère… O mon oncle, comme +c’est triste ce qui finit…</p> + +<p>— En ce moment, qu’est-ce donc qui finit ? Guillemette, +interroge-t-il machinalement, étreint par la +tentation douloureuse de l’attirer dans ses bras comme +une enfant adorée, qu’il emporterait jalousement +pour en faire son bonheur…</p> + +<p>— Ce qui finit maintenant ?… Notre vie telle qu’elle +a été depuis deux mois…</p> + +<p>— A Paris, Guillemette, vous serez encore ma bien +chère petite amie… comme ici…</p> + +<p>— A Paris, mon oncle, vous serez pris par votre +service, par le monde, et, un jour ou l’autre, par la +tante parfaite que vous m’aurez enfin découverte !…</p> + +<p>— Comme vous, bientôt, par le neveu parfait que +vous me réservez…</p> + +<p>Les mots lui sont échappés parce qu’il lui semble +impossible de partir sans avoir entrevu un peu ce +qu’elle pense… Que va-t-elle répondre ?</p> + +<p>Maintenant, ils reviennent vers Houlgate, estompé +dans un brouillard gris, comme la mer, comme le +ciel qui s’embrume. L’apothéose, au couchant, s’est +éteinte dans les eaux.</p> + +<p>Guillemette marche le front penché.</p> + +<p>— Vous avez raison, mon oncle, nous allons tous +les deux vers un tournant de notre vie… Mais ce +neveu parfait qui sera mon mari, je sais que j’aurai +une peine infinie à le rencontrer… Encore plus, +maintenant que je vous connais !</p> + +<p>— Pourquoi ? Guillemette…</p> + +<p>— Pourquoi ?… Parce que vous m’avez appris… — oh ! +sans le vouloir !… — ce que c’est de se +reposer absolument sur un autre être… Il faudra +donc que l’homme qui deviendra <i>tout</i> pour moi soit +sérieux autant que vous pour m’inspirer le sentiment +délicieux d’une foi sans limites… Et, en même temps, +il faudra qu’il m’aime… très follement… — ne soyez +pas scandalisé ! mon oncle, — qu’il m’aime… comme +les hommes aiment les femmes qui ne sont pas leur +bien… Aussi, je me doute que je cherche un bonheur +très difficile à rencontrer !</p> + +<p>Il l’écoute sans l’interrompre d’un mot, recueillant +l’intime révélation de cette âme qui s’ouvre à lui et +l’attire à lui donner le vertige… Combien, tout ensemble, +elle lui apparaît proche et lointaine !… Ah ! +où est la sagesse ?… la fuir ou tenter de la rendre +sienne ?…</p> + +<p>Sans soupçon du rêve qu’elle éveille, elle continue, +attentive à sa seule pensée :</p> + +<p>— Et puis, j’ai vu, par l’exemple de Nicole, — et +d’autres encore ! — combien peu cela sert, pour être +heureuse, de se marier par amour seul, en donnant +tout son cœur, sans souci des objections, des obstacles, +des reproches, parce qu’on croit recevoir ce +qu’on donne soi-même… On peut être si durement +trompée !… C’est un peu effrayant… surtout pour +moi qui comprends trop bien que je serai, dans +l’avenir, ce que me feront mon mari et mon mariage,… +comme Nicole !…</p> + +<p>Il a l’intuition qu’elle voit ainsi la vérité. Et il l’enveloppe +d’un coup d’œil presque effrayé, parce +qu’elle a déjà réfléchi à toutes ces choses dont elle +parle avec un sérieux de femme… Oh ! non, elle +n’est plus une petite fille !…</p> + +<p>Pourtant, ainsi qu’il gronderait une enfant déraisonnable, +il reprend, et la lutte intime qui se livre en +lui donne à son accent une sorte d’âpreté :</p> + +<p>— Vous avez été élevée de telle sorte, Guillemette, +que vous devez être incapable de faire ce qui serait +indigne de vous…</p> + +<p>— Oh ! mon oncle, ne croyez-vous pas qu’il se +trouve des moments où tous les bons principes reçus +n’ont pas plus de force que des fétus de paille ?</p> + +<p>— Guillemette, petite fille, vous parlez de ce que +vous ne pouvez savoir…</p> + +<p>— De ce que je ne peux savoir par moi-même, +oui, mon oncle… Mais je vais dans le monde… et je +vois… j’entends des choses qui me font réfléchir… +L’exemple de Nicole m’a beaucoup instruite.</p> + +<p>Il a un tressaillement d’impatience. Quel abîme il +voudrait creuser entre elle et Nicole de Miolan !</p> + +<p>— Nicole supporte le malheur d’avoir été déplorablement +gâtée. Ce sera toujours son excuse, quoi +qu’elle fasse. Cette excuse vous ne l’auriez pas, vous, +enfant.</p> + +<p>— Qu’importent les excuses ! mon oncle. Il n’y a +que les faits qui comptent vraiment. Ça ne change +rien à ce qui est, les raisons pour lesquelles on a été +amené à agir de telle ou telle manière.</p> + +<p>Jamais encore, il ne l’avait entendue parler ainsi… +Quelle expérience, il y a déjà dans cette jeune tête !… +Et cette fois, il ne cherche plus à lui répondre comme +à une enfant :</p> + +<p>— Vous avez raison, Guillemette ; mais les influences +qui se sont exercées, font qu’on peut, ou non, +pardonner à ceux qui s’égarent, qui se trompent…</p> + +<p>Dans la solitude de la plage assombrie, la voix +fraîche s’élève avec cet accent pensif qui étonne dans +sa bouche juvénile :</p> + +<p>— Oncle, ne croyez-vous pas qu’il faut toujours +pardonner ?… Et ce n’est pas approuver !… Mais qui +n’a pas besoin de pardon ? Voyez, maman est très +indulgente ; et c’est une des qualités que je voudrais +le plus posséder comme elle… Vous, oncle René… +Elle se mit à rire, un peu malicieuse :</p> + +<p>— … Vous avez la sagesse un brin rigoureuse !</p> + +<p>— Et j’ai bien tort, Guillemette ; car je n’ai, pas +plus que mes semblables, le droit de condamner…</p> + +<p>Il y a de l’amertume dans sa voix. Elle le sent, et +tourne aussitôt la tête vers lui avec une crainte de +l’avoir froissé. D’un geste instinctif, elle pose la main +sur son bras :</p> + +<p>— Oncle, vous n’êtes pas fâché, dites, que je vous +ai parlé si franchement ?… J’en aurais tant de regrets !… +Car je vous aime très fort… sans en avoir +l’air !… Et avec le meilleur de moi-même…</p> + +<p>Ah ! si elle l’aimait, comme, silencieusement, il se +prend à le désirer de toute son âme, elle ne lui +dirait pas cela… Mais quelle douceur caressante a +son accent, alors qu’elle continue :</p> + +<p>— Je voudrais tant que, de cette dernière causerie — où +j’ai été si franche avec vous, avouez !… — vous +n’emportiez qu’un bon souvenir !… Ainsi, après +votre départ, quand nous penserons l’un à l’autre, +nous serons certains qu’il n’y a pas d’ombre entre +nous…</p> + +<p>— Petite Guillemette, quelle ombre pourrait-il y +avoir ?… Comment serais-je fâché parce que je vous +entends parler comme une femme qui réfléchit ?… +Moi aussi, j’ai une prière à vous adresser. Quand je +vais être loin, ne voyez plus en moi l’oncle sévère et +maussade que vous redoutiez, mais un ami à qui vous +êtes chère infiniment ; et, souhaitez-moi, puisque +vous vous intéressez à mon bonheur, de savoir… +enfin !… où je puis le chercher…</p> + +<p>Que veut-il dire ?… Elle le regarde avec des prunelles +attentives — et curieuses, — où il lit clairement +qu’elle ne devine rien des mots qui lui montent +aux lèvres… Et vers eux, accourt Mad qui leur +crie :</p> + +<p>— Mais vous ne revenez donc pas ?… Il est très +tard !… On ne voit presque plus clair… <i>M’selle</i> dit +qu’il faut rentrer très vite… Le dîner est plus tôt à +cause de votre départ, mon oncle.</p> + +<p>Elle a raison, cette petite. Il est bien tard. Le jour +se meurt tout gris sur la mer dont les vagues sont +lourdes, obscures, jetées vers le rivage par un souffle +froid d’automne.</p> + +<p>Et Guillemette, détournée de lui, aide déjà Mademoiselle +à rassembler les pliants. Il entend son joli +rire ; le timbre de sa voix a une sonorité si joyeusement +claire que la certitude brutale s’abat sur lui +qu’il a mieux fait de se taire…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XIX</h2> + + +<p>Des jours et encore des jours ont coulé. Avec un +camarade, puis seul, René a été de station en station +dans les Pyrénées, obstiné à tenter toutes les ascensions +encore possibles en cette fin de saison, afin de +dompter, par la fatigue, sa pensée qui se souvient, +regrette, discute le renoncement que la plus élémentaire +raison lui impose.</p> + +<p>Car maintenant qu’il est loin, il juge plus froidement +et ne peut s’illusionner sur l’accueil que, non +seulement Guillemette, mais sa sœur, mais Raymond +Seyntis lui-même feraient au sentiment qui est né +obscurément en lui. Il ne lui reste donc, comme il l’a +compris dès la première heure, qu’à se détacher d’un +rêve fugitif, charmant et absurde dont il demeure +stupéfait.</p> + +<p>Il a beaucoup regardé en lui-même depuis qu’il a +quitté les <i>Passiflores</i> et vécu seul. Et cette méditation +lui a révélé un fait qu’il lui faut bien admettre : +c’est qu’une insensible transformation s’est opérée +en lui. Il n’est plus l’homme qui, quelques mois plus +tôt, arrivait en France, sûr de l’orientation de son +avenir ; avant tout, passionné pour les choses de sa +carrière, prompt à discerner la résolution à prendre +et certain de rencontrer, à l’heure souhaitée, la femme +qui réaliserait pour lui la compagne d’élection.</p> + +<p>L’expérience est venue culbuter sa conception trop +simple de la vie, sa foi orgueilleuse en la puissance +de son vouloir et la rectitude de son jugement, la +raide austérité de ses principes. Sous des influences +neuves et subtiles, son horizon s’est élargi. Il est +moins sévère aux autres. Mais lui-même s’est compliqué. +Sa pensée plus souple aperçoit des nuances, +des lumières, des ombres aussi qu’il ne concevait même +pas ; et, par instants, il éprouve l’impression qu’un +souffle chaud a passé sur son âme, y faisant fondre +les glaces qui emprisonnaient son être moral, pour y +éveiller la soif du printemps. Ni le travail, ni l’action, +ni la claire ordonnance de sa vie ne lui suffisent +plus. La solitude lui pèse. Il lui faut cette existence +à deux que possèdent aujourd’hui presque tous ses +camarades, qui en rend plusieurs éperdument heureux. +Alors, seulement, cessera pour lui l’impression +d’isolement, même parmi les siens, qui lui devient +lourde à porter ; qu’il n’éprouvait pas, aiguë ainsi, +quand il était loin de France, qui s’est abattue sur +lui, quand il a compris combien Guillemette lui est +devenue chère.</p> + +<p>Et lui, si calme jadis, s’irrite maintenant de constater +combien il lui est difficile de retrouver le serein +équilibre de sa pensée, — parce qu’une lutte sourde, +qu’il ne veut pas entendre, se poursuit en lui, entre +la raison qui exige l’oubli et le cœur, rebelle devant +un tel arrêt… Lutte qui devient peu à peu si pénible +qu’il en arrive à souhaiter n’importe quelle diversion +l’arrachant à lui-même.</p> + +<p>Il a fui Luchon où est Nicole qu’il ne veut pas voir +et Biarritz dont la brillante cohue exaspérait le sentiment +de sa solitude ; et il est venu se réfugier dans +la paix de Saint-Jean-de-Luz.</p> + +<p>La jolie petite ville est toute souriante sous les +frondaisons jaunissantes de ses arbres. La vigne +vierge rougit les façades et ses branches s’enchevêtrent +en berceau sous le bleu violent du ciel…</p> + +<p>Mais René, tout à coup, cesse de voir l’horizon +charmant et s’arrête court dans sa flânerie, à travers +les rues vibrantes de soleil… Car devant lui, sous la +flamme de son ombrelle de soie rouge, s’avance Nicole +de Miolan, d’un pas nonchalant de promeneuse. +Dans un panier passé au bras, elle porte une grosse +gerbe de glaïeuls. Sa robe de toile blé semble la +nimber de lumière. Sûrement, elle n’est pas une +passante à Saint-Jean-de-Luz. Elle n’en a pas +l’allure.</p> + +<p>Les prunelles ardentes s’arrêtent soudain sur +René et une surprise y jaillit… Tous deux, ils ont +la même exclamation :</p> + +<p>— Comment, vous êtes ici ?</p> + +<p>Il ajoute :</p> + +<p>— Je vous croyais à Luchon ?</p> + +<p>— La saison est finie. Nous sommes partis pour +Biarritz ; puis, sur mon désir, nous sommes venus +ici où mes parents ont loué une villa afin de pouvoir +y vivre solitairement. J’exècre les hôtels où toutes +les rencontres deviennent possibles…</p> + +<p>Une vibration passionnée a passé dans sa voix et +ses yeux ont eu un éclair d’orage aussi vite disparu +qu’il s’est allumé… Reprenant tout de suite son seul +personnage de femme du monde, elle interroge, +insoucieuse des passants qui regardent leur groupe, +parce que nulle part, Nicole de Miolan ne demeurerait +inaperçue :</p> + +<p>— Et vous, René, comment êtes-vous ici ?</p> + +<p>— J’y suis en voyageur… j’ai voulu revoir le +Midi.</p> + +<p>— Et vous n’êtes pas un voyageur trop pressé, +n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Non… Je suis seul…, libre de mon temps…</p> + +<p>— Alors, accompagnez-moi un peu, que nous causions… +Voulez-vous ?… Cela me fait beaucoup de +plaisir de vous rencontrer !</p> + +<p>Il la sent tout à fait sincère et il en éprouve une +bizarre impression de bien-être moral. Près d’elle, +va-t-il enfin être distrait des souvenirs qu’il ne parvient +pas à fuir ?</p> + +<p>Quel don de beauté, elle a reçu ! il la regarde émerveillé +de son éclat. La peau veloutée fait songer à un +fruit splendide caressé par l’or du soleil. Elle marche +près de lui, le visage pensif, sous sa capeline de +paille blonde. Les paupières voilent le regard.</p> + +<p>Elle demande :</p> + +<p>— Parlez-moi d’Houlgate, de la chère petite Guillemette…</p> + +<p>L’obscur tourment frémit en lui… Et il répond par +des mots brefs ; puis, en hâte, pour se fuir, il interroge +à son tour :</p> + +<p>— Nicole, qu’êtes-vous devenue depuis que nous +nous sommes dit adieu aux <i>Passiflores</i> ? L’été vous +a-t-il été bon… comme je le souhaitais tant pour +vous ?</p> + +<p>La bouche expressive se contracte une seconde ; et +railleuse, Nicole jette :</p> + +<p>— Bon ?… mon pauvre ami, que voulez-vous qu’il +m’arrive de bon ?… Je dois m’estimer satisfaite qu’il +ne se soit produit, à mon endroit, aucune catastrophe +irréparable… Voilà tout !… Ce que j’ai fait cet été, +après avoir quitté Houlgate ?… Rien d’intéressant, +pour moi ni pour les autres ! De mon mieux, par +tous les moyens qui me semblaient favorables à ce +résultat, j’ai essayé de tuer le temps… C’est tellement +long à remplir une journée quand on vit sans +but !</p> + +<p>Ces mots sonnent étrangement dans la petite rue +paisible, striée d’ombres bleues et d’éclatants rais de +soleil ; où les promeneurs circulent d’un pas flâneur ; +où les gens du pays échangent, avec exubérance, des +propos très simples. Nicole a parlé d’un accent de +badinage ironique ; mais, dans sa voix, frémit cette +amertume que René y a surprise bien des fois à Houlgate. +Il a l’intuition qu’une désespérance absolue +l’étreint affreusement et qu’il ne peut rien pour la +sauver d’elle-même. Pourtant, il essaie, avec une +sorte d’autorité affectueuse :</p> + +<p>— Nicole, ce but que vous n’avez pas, donnez-le-vous !</p> + +<p>— Et lequel voulez-vous que je me donne qui en +vaille la peine ?… Tout ce que je puis faire est si +inutile !… Ah ! oui, je sais… Il y a des gens très +sages, très pondérés, à qui il suffit, pour être contents +d’eux-mêmes et de l’existence, d’accomplir leur +tâche quotidienne, si insignifiante soit-elle ! Il y a +des femmes qui se consolent de ce qui leur manque +en s’absorbant dans les œuvres pies… C’est qu’elles +n’ont pas la misérable et égoïste soif de bonheur +dont je ne suis pas encore parvenue à me désaltérer, +quoique j’essaie <i>tout !</i> pour y réussir…</p> + +<p>— Peut-être parce que vous ne cherchez pas où il +faut, fait-il machinalement, tandis que sa pensée +s’attache aux dernières paroles de la jeune femme. +Quel en est le sens ?… Serait-ce qu’elle a enfin réalisé +son audacieuse résolution de recommencer sa vie, au +seul gré de son désir ? Mais quoiqu’elle lui ouvre un +peu de sa pensée, avec une hautaine indifférence de +ce qu’il conclura, elle garde bien à elle le secret des +jours qui viennent de passer pour elle… S’ils ont été +doux à sa beauté, ce n’est pas l’apaisement qu’ils +semblent avoir apporté à sa pauvre âme tourmentée…</p> + +<p>Elle n’a pas relevé sa réflexion, si elle l’a entendue. +Silencieuse, elle avance près de lui, ses fleurs dans +les bras. Ils sont maintenant sous le couvert des +arbres, devant la vieille maison de l’<i>Infante</i>, et vont +distraits des choses extérieures. Au souffle de la +mer, encore invisible, des feuilles cuivrées et pourpres +volent autour d’eux comme de larges papillons +superbes qui viennent s’écraser sur le sol.</p> + +<p>Brusquement, Nicole reprend :</p> + +<p>— Ah ! René, que vous êtes heureux d’être un +croyant… Ce doit être une si grande force et une si +grande consolation !</p> + +<p>Très simple, il dit :</p> + +<p>— Oui, vous avez raison… Je l’ai senti aux heures +les plus douloureuses de ma vie… Et je ne puis l’oublier.</p> + +<p>Elle a la pensée que les heures dont il parle sont +peut-être celles qu’il a connues par elle… Mais ce +passé-là aussi est bien mort… Il faut le laisser dormir +en paix.</p> + +<p>Elle songe tout haut, avec une espèce de gravité +désespérée :</p> + +<p>— Je crois… j’en suis arrivée à croire que certains +esprits ont été créés de telle sorte qu’ils ne peuvent +perdre leur foi ; que d’autres, au contraire, n’auront +jamais une foi semblable, quoi qu’ils rêvent, quoi +qu’ils fassent !</p> + +<p>— Nicole, à mon très humble avis, c’est qu’ils +veulent discuter, essayer de comprendre ce qui est +l’Incompréhensible pour nous autres humains…</p> + +<p>Elle murmure :</p> + +<p>— Oh ! oui, l’Incompréhensible… l’Inconnu… Et +des gens l’adorent, le servent, se donnent à lui, en +font leur bonheur !… Les bienheureux !… Moi, j’ai +une âme païenne… Mon dieu, c’est l’Amour !… C’est +lui qui, pour moi, dispense le bien et le mal !…</p> + +<p>Il sent tellement combien elle dit vrai qu’il ne +songe même pas à relever ses paroles. A quoi +bon ?… Il peut la plaindre, non la transformer.</p> + +<p>Ils sont arrivés devant la mer qui miroite splendidement. +Son souffle les frappe au visage et emporte +quelques pétales des fleurs de Nicole. Lui, n’en +voit rien. La houle, la senteur des vagues ont aussitôt +ressuscité en lui la vision d’une autre plage, +voilée par le crépuscule, d’une forme svelte sous une +veste rouge, de deux prunelles profondes qui songeaient, +presque graves, alors pourtant que la +bouche souriait…</p> + +<p>Nicole a l’intuition qu’il est loin d’elle et demande :</p> + +<p>— René, est-ce que ce sont mes propos de mécréante +qui mettent ainsi en fuite votre pensée +orthodoxe ?… Je vous ai avoué déjà qu’il fallait avoir +pitié de moi…</p> + +<p>— Je me souviens… et cette pitié, je vous assure, +Nicole, que je vous l’offre, respectueusement, bien +sincère…</p> + +<p>— Oui, je sais, je sais… Pour moi, vous êtes vraiment +un ami, j’en suis sûre… Et c’est pourquoi il +vaut mieux que je vous dise quelle raison m’a conduite +ici, à Saint-Jean-de-Luz. J’ai fui Biarritz parce +que j’y ai fait une rencontre.</p> + +<p>— Une rencontre ?… répète-t-il, surpris de son +accent.</p> + +<p>— Oui, j’ai rencontré… mon mari qui m’a eu tout +l’air d’être venu à Biarritz en mon honneur… Avait-il +à me parler ?… Je n’en sais rien… Je n’ai pas +ouvert la lettre qu’il m’a envoyée alors… pas plus que +je n’avais ouvert les autres… Mon Dieu ! comment +n’a-t-il pas encore compris qu’entre lui et moi, tout +est fini !… Pour tâcher de l’en convaincre mieux, j’ai +quitté aussitôt Biarritz… Mais je vis hantée par la +crainte de le voir apparaître ici…</p> + +<p>Il comprend pourquoi elle a les nerfs frémissants, +pourquoi une fièvre brûle son être passionné.</p> + +<p>La voix assourdie, elle poursuit, isolée dans son +souvenir :</p> + +<p>— Cela faisait sept mois que je ne l’avais vu. +Il a changé… Mais pourtant, c’est toujours lui…</p> + +<p>Lui, qu’elle a adorée… Lui, qui l’a fait souffrir… +Lui, qu’elle n’oublie pas !… Une espèce de révolte +gronde dans les bas-fonds du cœur de René… Pourtant, +il n’attend ni ne veut rien de cette femme.</p> + +<p>De nouveau, ils avancent silencieusement. Elle +songe… à quoi ?… Et que pourrait-il lui dire ?</p> + +<p>Mais elle a tout à coup ce mouvement d’épaules +qu’il connaît bien, dont elle semble rejeter son fardeau +en arrière et elle arrête vers lui ses yeux brûlants ; +son accent devient railleur :</p> + +<p>— Mon pauvre René, quelle fâcheuse compagne +de promenade je vous offre !… Vous me trouvez +plutôt ridicule, n’est-ce pas, avec ma manière de +vous accabler de mes doléances, dès que je vous +retrouve… Mais je me sens si effroyablement seule +dans… dans la tourmente où je me débats !… Il y a +des minutes où le besoin de parler de ma misère me +ferait crier d’angoisse… Seulement, j’ai appris à me +dominer… et je me tais…</p> + +<p>Elle ne trahit, en effet, sa détresse, ni par un +geste, ni par un éclat de voix ; elle garde son attitude +de femme du monde qui tient des propos de +salon. Et cependant, comme elle est poignante, cette +plainte désespérée jetée ainsi dans le joli matin clair +qui semble chanter la douceur de vivre…</p> + +<p>René cherche à écarter d’elle, un peu, la sensation +d’isolement :</p> + +<p>— Nicole, vous avez vos parents…</p> + +<p>— Mes parents ?… Ils sont excellents… Mais nous +sommes aujourd’hui des êtres tellement différents +que nous ne nous comprenons guère et n’arrivons +qu’à nous faire souffrir mutuellement… J’en ai achevé +l’épreuve… Et je me tais avec eux… Comme avec +tous… Vous excepté, René.</p> + +<p>— Avec moi qui, hélas ! ne peux rien pour vous…</p> + +<p>— Si !… Vous pouvez quelque chose en ce moment… +Restez quelques jours à Saint-Jean-de-Luz, +voulez-vous ?… Nous ferons de longues promenades. +Nous causerons beaucoup… Et cela m’empêchera +de penser. C’est promis, n’est-ce pas ?… Pensez que +vous accomplirez une œuvre de charité en m’abandonnant +un peu de votre temps…</p> + +<p>Ainsi, elle veut oublier, comme lui… Et l’oubli, +c’est la paix, le repos sans prix…</p> + +<p>— Je resterai autant que vous le souhaitez, +Nicole.</p> + +<p>Il ne cherche pas une seconde à se dérober au +charme dangereux que pourtant il n’ignore pas et +dont la puissance, à cette heure, lui est un bien, puis +qu’elle l’arrache à son rêve inutile.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XX</h2> + + +<p>La semaine va finir et René est encore à Saint-Jean-de-Luz. +Ce sont des jours singuliers qui se +sont égrenés pour lui, tels qu’il n’en avait peut-être +jamais vécu.</p> + +<p>Sur l’insistance très vive de M. et de Mme d’Harbourg, +candidement désireux de distraire leur fille, +il a été l’hôte quotidien de la villa ; et passif, pour +fuir sa pensée, il s’est laissé envelopper par la troublante +atmosphère que Nicole distille autour d’elle.</p> + +<p>Pour la première fois depuis… — il ne saurait +dire quand !… — il a vécu au gré de ses impressions +sans souci de les juger ou de les dominer, éprouvant +une sorte de jouissance aiguë, — non plus une terreur ! — à +sentir la vie de Nicole se mêler à la +sienne, l’absorber peu à peu jusqu’à écarter de son +cerveau toute pensée où elle est étrangère.</p> + +<p>Mais aussi était-ce un jeu, un caprice, une gageure +de l’affoler comme les autres ? Elle a été avec lui telle +qu’il ne l’avait jamais vue, la séduction même ; durant +leurs causeries où, cependant, elle n’a rien +livré du mystère de son âme ; durant leurs flâneries +sur la plage et dans les petites rues luisantes de clarté ; +pendant les soirées passées à faire de la musique ; +les excursions sous la correcte égide de M. d’Harbourg +qui, d’ailleurs, aussitôt à destination, les +laissait errer seuls, estimant la marche mauvaise +pour ses vieux ans et René un protecteur de tout +repos.</p> + +<p>Elle, Nicole, que pense-t-elle ?… Quel drame se +joue en son esprit insaisissable. Est-ce l’apparition +possible de son mari qui lui donne ce cœur frémissant +dont René sent la fièvre dans ses silences comme +dans ses moindres paroles, dans la caresse, l’éclair +ou la rêverie de son regard ?… Jamais plus, elle n’a +parlé de lui, après le brusque abandon du premier +jour. Mais plus d’une fois, devant la soudaine apparition +d’une silhouette d’homme, il a deviné en elle un +tressaillement de tout l’être qui lui jette au visage +une ondée de sang. Ses lèvres, aussitôt, ont eu cette +contraction que René connaît bien maintenant et +qu’il redoute ; car ensuite, elle devient silencieuse, +repliée sur elle-même et elle demeure lointaine, tant +qu’une circonstance extérieure ne la rejette pas hors +de sa songerie, ramenant sur ses lèvres le sourire +qui grise ainsi qu’un parfum trop pénétrant. Et si +René est près d’elle, un peu bas, elle lui dit, d’un +ton d’excuse :</p> + +<p>— Ne m’en veuillez pas… Maintenant, je suis toute +à vous…</p> + +<p>Toute à vous ! Quelle ironie de lui entendre ces +mots qui éveillent brutalement en lui le mauvais +désir qu’il prétend ignorer. Il conserve l’altière confiance +de pouvoir en demeurer maître, mais il ne peut +empêcher sa pensée, surtout aux heures de la nuit +où elle lui échappe, d’être hantée par les multiples +visions de Nicole que ces quelques jours passés près +d’elle semblent avoir imprimées en son être.</p> + +<p>Il en a conscience et s’est surpris à répéter tout à +coup les paroles de la sagesse : « Celui qui cherche +le danger y périra… » Certes, ce n’était pas le danger +qu’il cherchait, seulement l’apaisement, l’oubli… Et +ne semble-t-il pas avoir réussi, puisqu’il ne +voit plus le fantôme charmant et redouté qu’il a cru +devoir impitoyablement écarter de sa vie ?… Alors, +pourquoi s’attarder auprès de cette dangereuse Nicole +qui est troublante comme un appel d’amour ?… Entre +lui et elle, qui fut jadis la fiancée d’élection, il ne doit +rien y avoir qui les abaisse l’un et l’autre.</p> + +<p>Et voici que, tout à coup, René ne se sent plus +assez protégé par sa seule volonté. Il entrevoit des +abîmes dont il n’est plus aussi sûr de se garder… +Car sa sévère conscience ne lui permet pas de s’illusionner +sur la force et la nature de l’attrait qui l’emporte +vers Nicole, — Nicole, dont il ne souhaiterait +plus faire sa femme ! — S’il veut sincèrement se +refuser à toute défaillance, il ne doit plus demeurer +près d’elle !</p> + +<p>Mais la soif qu’elle lui a donnée de sa beauté est si +violente qu’à la seule idée de ne l’assouvir jamais, +une misérable révolte crie en lui… Ah ! c’était insensé +de s’exposer à pareille tentation… Quel monde entre +ce qu’il éprouve pour Nicole et le sentiment que +Guillemette éveillait en lui !</p> + +<p>L’esprit tourmenté d’impressions complexes, il +arpente la plage et tressaille de s’entendre tout à +coup interpeller par M. d’Harbourg qui, suivi de +sa dévouée épouse, accomplit sa promenade quotidienne, +avant l’heure du déjeuner.</p> + +<p>— Carrère, mon ami, allez-vous du côté de la +villa ?… Oui ?… Eh bien, vous m’obligeriez beaucoup +en disant à Nicole qu’elle me fasse envoyer tout de +suite, chez le libraire, les livres que je veux changer +ce matin, au cabinet de lecture. Ma femme a oublié +de les prendre.</p> + +<p>L’excellente Mme d’Harbourg n’a pas même l’idée +de lui faire remarquer que lui, tout d’abord, eût pu +songer à ses propres affaires. Elle est, au contraire, +toute prête à s’excuser ; et docile, suit son compagnon +qui, après quelques mots à René, reprend ses +évolutions hygiéniques.</p> + +<p>René s’en veut de la jouissance qui lui a fouetté le +sang quand il a entendu M. d’Harbourg lui demander +d’aller trouver Nicole… Et cependant, jusqu’à la +minute où le domestique répond à sa question : +« Oui, madame est chez elle », il est harcelé par la +crainte qu’elle ne soit partie pour une de ces promenades +solitaires où elle passe des heures.</p> + +<p>Elle est là. Quand il est introduit dans le petit +salon qu’elle a fait sien, il l’aperçoit assise devant sa +table à écrire, la tête appuyée sur ses mains jointes. +Elle porte une longue robe de maison d’un mauve +rosé. Seule, la guipure du corsage voile le cou et les +épaules. Devant elle, une lettre fermée. Au bruit de +la porte, elle a un peu soulevé la tête et regarde qui +entre ainsi chez elle, avec cette expression venue de +très loin que René lui a vue bien souvent.</p> + +<p>— Comment vous ? René.</p> + +<p>Elle passe les doigts sur son front d’un geste inconscient +et lui tend la main. Jusqu’au coude, les bras sont +nus sous les dentelles qui ourlent la manche. René +sent sous sa bouche la peau tiède, odorante comme la +chair d’une fleur. Il se redresse un peu vite.</p> + +<p>— Nicole, je vous demande pardon de venir ainsi +vous déranger. Mais votre père m’envoie, désirant…</p> + +<p>Et il fait la commission.</p> + +<p>— Bien.</p> + +<p>Elle a sonné, donné des ordres. Lui, a attendu pour +prendre congé ; mais ses yeux l’ont suivie dans tous +ses mouvements qui ont une souplesse caressante.</p> + +<p>— René, pourquoi restez-vous debout ? Êtes-vous +si pressé, ce matin ?</p> + +<p>Elle s’est rassise à sa place coutumière, dans une +bergère, voisine du bureau d’où elle peut apercevoir, +jusqu’à l’horizon, la course capricieuse des vagues. +Une lumière dorée flotte dans la pièce à travers la +toile rousse des stores abaissés. Elle demande, +tandis que sa main tourmente, sur la table, la lettre +fermée :</p> + +<p>— Nous n’avons pas décidé quelle promenade nous +ferions tantôt ?</p> + +<p>Un imperceptible silence. Puis René articule, soudain +dompté par un mystérieux commandement :</p> + +<p>— Choisissez-la, Nicole. Et choisissez-la belle,… +car ce sera la dernière…</p> + +<p>— La dernière ?… Pourquoi ? Nous ne partons ni +les uns ni les autres.</p> + +<p>— Si, Nicole… Moi, je pars.</p> + +<p>— Oh ! non !!</p> + +<p>Elle a jeté les mots comme un cri d’angoisse, qui +le fait tressaillir. Il sent sur son bras le frôlement +des doigts légers.</p> + +<p>— Non, ne m’abandonnez pas, puisque vous dites +que je vous suis encore chère un peu… chère comme +une amie dont on a compassion, parce qu’elle est +malheureuse… Ah ! si malheureuse !</p> + +<p>Les traits de René prennent cette rigidité dure +que leur donne une émotion qu’il maîtrise. Très +doucement, il détache la main qui tremble sur son +bras.</p> + +<p>— Nicole, écoutez-moi… Parce que je vous ai vue +souffrir, j’ai pu oublier… tout le passé… Mais pour… +pour notre bien à tous deux, je ne veux pas m’exposer +à ce que ce passé ressuscite !</p> + +<p>Au fond des yeux qu’elle attache sur lui, il voit +passer une étrange expression, attirante à la façon +des abîmes dont la contemplation affole. Puis elle a +un léger haussement d’épaules ; et il comprend combien +peu comptent, pour elle, les lois qui courbent +d’autres âmes.</p> + +<p>— Et quand cela serait, René, vous êtes libre !… +Moi aussi… Ce que nous voulons, nous pouvons le +faire. Personne n’a le droit de nous demander compte +de nos actes… Ne pensez pas à l’avenir… Vivez +comme moi dans la minute présente !… René, René, +ne me laissez pas seule en ce moment… Ne partez +pas encore !… J’ai tant besoin de me sentir gardée, +protégée…</p> + +<p>Elle a l’accent de supplication d’une créature en +péril qui implore le secours désespérément. Dans ses +yeux, se mêlent de la détresse, de la confiance, un +mystérieux appel… Quoi encore… qu’il n’ose lire ?… +Ah ! il ne sait pas !… Il ne cherche plus à comprendre +pourquoi elle veut le retenir… Pourquoi tout à +coup, elle est sortie de la farouche réserve où elle +enveloppait son âme, pourquoi elle s’attache à lui, +dans un élan qui jette le vertige en tout son être. La +voix altérée, il prononce :</p> + +<p>— Nicole, si je puis vraiment quelque chose pour +vous, dites-le-moi… Mais ne me faites pas perdre +toute sagesse… Souvenez-vous que je suis un homme +qui vous a adorée autrefois… Et il ne faut plus qu’il +en soit ainsi… Il ne le faut plus !</p> + +<p>De nouveau, dans les yeux de la jeune femme, luit +ce regard qui bouleverse René d’un désir aveugle de +l’envelopper enfin de son étreinte, de connaître la +saveur de ses lèvres, d’oublier, par elle, tout ce qui +n’est pas elle…</p> + +<p>— René, je suis terriblement égoïste… Mais je +trouverais bon que vous m’adoriez, ainsi qu’autrefois… +Vous savez bien que j’ai, pour mon malheur, +un cœur insatiable… Seulement, rien de semblable +n’arrivera !… Ne craignez pas pour votre sagesse… +Vous en êtes toujours le maître… Pensez seulement +que vous m’avez promis d’être un ami très dévoué… +Et donnez-m’en la preuve en restant… Votre présence +exorcise les mauvais fantômes !</p> + +<p>Elle parle d’un ton bizarre, un peu sourd, où semblent +frémir des sanglots. Les doigts ont repris la +lettre jetée sur la table et la froissent nerveusement.</p> + +<p>Une intuition éclaire la pensée de René. Cette +lettre doit être encore de son mari. Ah ! toujours cet +homme !… Un vent de folie s’élève en lui ; rafale où +sombre toute volonté, toute conscience, tout souvenir… +Sans un mot, il se penche, attire, d’un geste +impérieux, le beau visage ardent et sa bouche écrase +les lèvres entrouvertes…</p> + +<p>Une seconde, leurs regards se mêlent, éperdus. +Au fond de ses prunelles, il y a la flamme de l’homme +qui veut… Dans celles de Nicole, une sorte de désespoir +sombre, d’hésitation, de lassitude, tandis qu’elle +demeure immobile sous les baisers qui brûlent son +visage…</p> + +<p>Mais presque aussitôt, elle se redresse violemment, +se rejette en arrière… Et, très bas, avec des lèvres +qui tremblent, elle dit :</p> + +<p>— Eh bien… non !… Pas cela !!… Il ne faut pas +que cela soit… Vous le savez bien !</p> + +<p>— Pourquoi ?…</p> + +<p>— Parce que vous ne m’aimez pas…</p> + +<p>Il murmure, ivre du baiser dont le goût est encore +sur sa bouche :</p> + +<p>— Nicole, j’ai soif de vous… Et depuis tant d’années…</p> + +<p>Mais elle ne semble pas l’entendre et achève, de la +même voix basse :</p> + +<p>— Et moi… moi non plus, je n’ai pas d’amour +pour vous… Seulement une grande affection…</p> + +<p>Il recule, atteint comme si elle l’avait frappé. +Pourtant ce qu’elle dit là, depuis longtemps, il en +est certain. Il laisse rudement retomber les deux +mains de la jeune femme, serrées dans les siennes.</p> + +<p>— Vous n’avez pas d’amour ?… Rien d’étonnant à +cela… Mais alors quelle comédie me jouez-vous +depuis huit jours ? Pourquoi avez-vous été pour moi… +ce que vous vous êtes montrée cette semaine ?… +C’était un jeu ?</p> + +<p>Elle secoue la tête. Dans son visage sans couleur, +les lèvres se contractent.</p> + +<p>— Non… ce n’était pas un jeu… Mais une vilaine +action que je me suis mise sur la conscience.</p> + +<p>Une fugitive ondée de sang colore une seconde +sa pâleur. Il interroge :</p> + +<p>— Nicole… Nicole, je ne vous comprends pas…</p> + +<p>— Pour me comprendre… et me pardonner… il +faut vous souvenir, qu’en ce moment, je ne suis dans +la vie qu’une pauvre épave désemparée !…</p> + +<p>Elle s’arrête. Lui, a toujours, rivés sur elle, ses +yeux qui demandent impérieusement la vérité… +Alors, avec une sorte d’altière franchise, elle +répond : — mais, elle ne le regarde pas ; vaguement, +elle contemple le store qui bat au souffle de la +mer :</p> + +<p>— C’est vrai, autant qu’il dépendait de moi, j’ai +cherché à être aimée de vous, follement… ainsi +qu’autrefois… Vous étiez si sûr de vous-même, cet +été, à Houlgate, et ici encore quand je vous ai rencontré, +que la misérable tentation m’est venue de briser +votre calme, de vous obliger à vous reconnaître vaincu +par moi… tel que je vous ai connu, il y a des années. +Vous voyez, c’est une vraie confession que je vous +fais là !… Mais peut-être, après tout, est-ce surtout +que je voulais échapper, coûte que coûte, aux souvenirs +qui… qui me dévorent et qu’une rencontre a +ravivés si vivants qu’ils m’écrasent… Je ne peux plus +les supporter… Je ne puis plus vivre ainsi !…</p> + +<p>Elle s’arrête encore. Ses mains ont une crispation +d’angoisse. Mais c’est le seul geste, avec le regard +tragique de ses yeux sans larmes, qui trahisse la tempête +où sombre son orgueil…</p> + +<p>Lui, l’écoute sans un mot. Comment pourrait-il la +condamner, se révolter contre elle, quand il a été si +faible, plus faible qu’elle dont il n’a pas les excuses ! +Ah ! quelle humilité et quelle indulgence le souvenir +de cette heure lui laissera dans l’âme !…</p> + +<p>De nouveau, dans le silence de la pièce, s’élève la +voix émouvante :</p> + +<p>— Ne me méprisez pas trop, René, si j’ai, encore +une fois, essayé de mettre l’irréparable dans ma vie ; +c’était pour être sûre que je ne retournerais pas en +arrière… Mais quand vos lèvres ont pris les miennes, +j’ai senti que je ne pouvais être à personne… Du +moins, en ce moment…</p> + +<p>— Et demain… plus tard, vous ne pourriez pas +davantage, Nicole,… parce que…</p> + +<p>Il hésite une seconde. Les mots lui paraissent si +difficiles à prononcer !</p> + +<p>— … Parce que vous aimez toujours votre mari…</p> + +<p>— René !!… Oh ! taisez-vous !… taisez-vous…</p> + +<p>Mais quelle créature serais-je donc, si je l’aimais +encore après tout… tout ce qui s’est passé entre +nous !</p> + +<p>— Si vous ne l’aimiez plus, puisque vous vous +considérez comme libre de disposer de vous-même, +vous n’auriez pas cette horreur d’appartenir à un +autre…</p> + +<p>L’orage s’apaise en lui, y laissant la honte de ce +qu’il a souhaité avec le besoin intolérable de se relever +dans sa propre estime.</p> + +<p>Et il poursuit avec une grave sincérité d’accent +qui la domine, où vibre l’écho de son émotion :</p> + +<p>— Nicole, je ne suis guère qualifié pour vous +donner un conseil… Mais je vous le dis, comme je le +crois… Nicole, il faut vous réconcilier avec votre +mari…</p> + +<p>— C’est-à-dire, reprendre le joug, les scènes, les +défiances, les jalousies… Je ne veux pas… Oh ! non, +je ne veux pas !!… Quand j’aurai, enfin ! le divorce, +je recommencerai ma vie…</p> + +<p>— Il <i>faut</i>, dès maintenant, la recommencer, la +recommencer avec lui… Croyez-moi…</p> + +<p>Elle a un rire sec où sanglote sa désespérance :</p> + +<p>— C’est <i>vous</i> qui me conseillez cela ?… <i>Vous</i> qui, il +y a un instant…</p> + +<p>Le visage de René s’altère encore plus.</p> + +<p>— Nicole, j’étais fou et je ne suis pas seul responsable… +Vous le savez bien !… Vous m’aviez fait +perdre la raison… Car je vous jure que, de toute ma +volonté, du jour où je vous ai retrouvée, j’ai uniquement +souhaité voir en vous la femme qui aurait pu +être ma fiancée… Mais vous m’avez tenté… et je ne +suis pas plus fort que les autres !</p> + +<p>Elle murmure amèrement :</p> + +<p>— Qui donc est fort, grand Dieu !… quand la passion +souffle !… Nous sommes alors de pauvres +choses emportées par un torrent… Nous ne sommes +plus qu’une souffrance ou une joie, dans laquelle +notre être s’absorbe !</p> + +<p>Il sent qu’elle parle avec le souvenir de cet homme +qu’elle a essayé, en vain, de rejeter de sa vie où il demeure +le maître de son cœur, de sa pensée, de sa +chair, si profondément qu’elle n’a pu, même le voulant, +faire le don d’elle-même à un autre… Et il se +domine, avec une âpre joie d’en souffrir :</p> + +<p>— Nicole, pour être certaine de n’avoir rien à +regretter par votre faute, si votre mari vient à vous, +ne le repoussez pas sans l’entendre… S’il vous écrit +de nouveau…</p> + +<p>Et son regard se pose sur l’enveloppe fermée.</p> + +<p>— … lisez sa lettre… Ne la brûlez pas comme les +autres…</p> + +<p>Elle a caché son visage dans ses mains. Entre les +doigts, il voit filtrer des larmes. Si bas, qu’à peine il +l’entend, elle dit :</p> + +<p>— Je ne les ai pas brûlées… Elles sont demeurées +telles qu’elles sont arrivées, closes…</p> + +<p>— Eh bien… il faut les ouvrir… et les lire. Alors +vous jugerez et, je l’espère pour votre bonheur, +vous pardonnerez… Tous, plus ou moins, nous +avons tellement besoin de pardon et d’indulgence… +C’est insensé, ce rêve de trouver la perfection dans +les êtres que nous aimons par-dessus tous les +autres… Nous non plus, nous ne leur apportons pas +la perfection…</p> + +<p>Tandis qu’il parle, se jugeant sans merci, il revoit +soudain la plage d’Houlgate, déserte dans le jour +mourant ; il entend Guillemette dire, comme lui +aujourd’hui, qu’il faut savoir pardonner.</p> + +<p>Ah ! maintenant, comme il l’a cherché, il est bien +loin d’elle… Que dirait-elle, si elle savait ?… Elle ne +pourrait plus lui reprocher d’être « trop sage »…</p> + +<p>Mais ici, près de Nicole, il n’a pas le droit de penser +à elle. Il se lève et se rapproche de la jeune femme +qui est immobile, ses deux mains voilant toujours +son visage.</p> + +<p>— Nicole, à moi aussi, il faut pardonner. Et puis, +je vous en supplie, et c’est mon adieu, pensez à ce +que j’ai cru devoir vous conseiller… parce que, de +toute mon âme, je désire vous voir heureuse.</p> + +<p>Elle a un frisson ; puis elle relève la tête et interroge :</p> + +<p>— Vraiment vous pensez que je dois l’écouter, <i>lui</i> ?</p> + +<p>II incline la tête, un sceau sur les lèvres.</p> + +<p>— Alors… alors soyez très généreux… Attendez +une seconde pour me quitter… Cette lettre-là est de +lui… Et si je ne l’ouvre pas devant vous qui venez de +plaider sa cause, le méchant esprit sera le plus fort… +et elle restera sans réponse comme les autres…</p> + +<p>— Faites comme vous souhaitez, Nicole.</p> + +<p>Quel supplice d’accepter ce qu’elle demande là… +Tant mieux, c’est un peu l’expiation purifiante. Il se +détourne, va près de la fenêtre, et regarde vers les +flots caressants qui ne souffrent, ni ne pensent, ni ne +connaissent le mal, le devoir, la défaillance. Son +oreille perçoit le bruit sec du papier déchiré… L’enveloppe +est ouverte.</p> + +<p>Que lit-elle ?</p> + +<p>Ceci, qui pénètre au plus profond de son cœur :</p> + +<p>« Chère, plus que chère, où êtes-vous ? Où +m’avez-vous encore fui ?… Pourtant il faut que je +vous trouve… Il faut que vous sachiez… que vous +m’entendiez enfin… Mon trésor perdu, j’ai péché +contre vous quand je vous ai permis de douter de +moi… quand je ne vous ai pas murmuré, en vous +adorant, que vous étiez plus que ma vie même, ma +seule raison d’être !… Par un misérable orgueil, je +n’ai pas voulu l’avouer… Et j’ai, follement, usé +mes forces à emprisonner mon amour qui criait +vers vous comme un damné, auquel le paradis +est fermé ! Nicole, j’étais fou, quand je vous ai +laissée partir alors que tout ce qui vit en moi vous +suppliait de rester ; quand j’ai accepté votre décision +de nous séparer ; quand j’ai laissé passer les +mois, subissant le supplice de vous perdre par ma +faute… Et maintenant, mon orgueil est vaincu. +Nicole, je t’aime trop… Il faut que tu me laisses te +reprendre, ô mon amour… Écoute… »</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Derrière René qui attend impassible, s’élève la voix +grave, dont le timbre a une douceur ardente.</p> + +<p>— René, vous pouvez me laisser… Je lirai les +autres lettres aussi…</p> + +<p>Il la regarde. Elle a dans les yeux une lumière, +que jamais encore il n’y a vue. Et une fibre douloureuse +tressaille en lui. L’accent presque dur, il dit :</p> + +<p>— C’est bien ainsi… Au revoir, Nicole.</p> + +<p>Elle est assise à la même place où elle était, quand +il est entré, et lui tend ses deux mains :</p> + +<p>— Au revoir, mon ami… Merci… Et je vous en +supplie, s’il vous arrive encore de penser à moi, que +ce soit avec toute votre charité, sans colère ni… ni +trop de mépris…</p> + +<p>Il se courbe très bas, sur les doigts tremblants ; +mais ses lèvres ne les touchent pas. Sans une parole, +il sort.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XXI</h2> + + +<p>Prétextant un brusque rappel pour son service, il a +quitté Saint-Jean-de-Luz sans revoir, non seulement +Nicole, mais encore M. et Mme d’Harbourg, cause +innocente d’une scène qui comptera parmi les souvenirs +les plus pénibles de son existence. Il se meut +avec les impressions d’un homme arraché brutalement +au rêve par une chute dont il demeure tout +meurtri. Ah ! qu’elle est bien abattue, sa hautaine +assurance de sa force morale !… Si Nicole avait +consenti, c’est lui qui mettait l’Irréparable entre +eux…</p> + +<p>A Bayonne, il trouve des lettres qui l’attendent +depuis plusieurs jours. L’une d’elles, timbrée d’Houlgate, +vient de sa sœur. Sûrement il y est parlé de +Guillemette…</p> + +<p>Il l’écarte. Guillemette, c’est pour lui l’Éden volontairement +perdu, l’Éden auquel désormais, il s’interdit +même de songer… Ainsi se ferme l’entrée +d’un sanctuaire à celui qui n’en est plus digne. Tel +qu’il est, discipliné de vieille date à la pratique +du devoir strict, il ne se pardonne pas ce qu’il a +désiré, voulu, cherché… Le souvenir lui en est intolérable +comme le serait celui d’une déchéance…</p> + +<p>Il regarde distraitement les autres lettres. En gros +caractères, soulignés d’un trait dur, il en est une qui +porte le mot « pressée ». L’attention de René s’éveille. +L’écriture n’est-elle pas celle de son beau-frère ?… +Pourquoi cette lettre ?… Entre eux, la correspondance +est nulle d’ordinaire. Et une inquiétude monte en lui, +si violente qu’au seuil même du bureau de poste, il +déchire le cachet et lit.</p> + +<p>« Mon cher René, je sais que je peux tout demander +à ta fidèle affection ; que ton dévouement absolu est +acquis à ta sœur, à ses enfants… Et c’est pourquoi, +en hâte, je viens te dire ceci, laissant de côté les +phrases inutiles : par les journaux, tu as sans doute +appris le formidable krach des mines de platine, +amené par des spéculations secrètes, et plus qu’audacieuses ! +du directeur général. Il est probable +qu’ayant des capitaux considérables engagés dans +l’affaire, je suis plus que tout autre atteint par la +catastrophe, sous laquelle, selon mes prévisions, je +vais me trouver écrasé… Quoi qu’il en soit, ce +serait pour moi une sécurité, de te savoir, ces +jours-ci, près de ta sœur pour lui adoucir le choc +que je crains d’avoir à lui porter d’un instant à +l’autre… Lui revenir vaincu pour la première fois de +ma vie… Lui annoncer une ruine, dont je ne puis +mesurer encore l’étendue après avoir désespérément +lutté pour l’éviter… La voir privée de son luxe… +Guillemette sans dot. Notre nom livré aux commentaires, +et quels commentaires !… Toutes ces pensées +me tenaillent le cerveau à me rendre fou !…</p> + +<p>« Mon ami, depuis des semaines où je redoute ce +qui arrive et fais… l’impossible pour l’éviter, je vis +dans une telle tension cérébrale, qu’il faut m’absoudre +d’être lâche devant le désastre, que rien de mes +efforts n’a pu conjurer. René, je te confie ta sœur, +les enfants. Va auprès d’eux bien vite. De cœur, +merci… et pardonne-moi, quoi que tu puisses avoir +à me reprocher…</p> + +<p>« Ton vieux frère.</p> + +<p class="sign">« R. S. »</p> + +<p>Machinalement, tout en lisant, René a marché. Il +est sur le pont de l’Adour. Devant lui, le fleuve roule +doucement, vers la mer, des eaux laiteuses sous le +ciel d’automne. Des voitures se croisent ; les passants +circulent et le coudoient. Près de lui, sonne le rire +d’une gamine qui grignote un fruit. Il tressaille et se +reprend à lire cette lettre qui jette en lui une sensation +de cauchemar. Est-ce vraiment son beau-frère, +l’impassible joueur, qui a écrit les lignes qu’il vient +de lire ?</p> + +<p>Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que ce krach ?… René +n’a pas ouvert un journal depuis dix jours, tandis +qu’en insensé, il s’enivrait de Nicole.</p> + +<p>Évidemment, il faut une situation très grave pour +que Raymond Seyntis s’abandonne ainsi dans une +lettre qui dissimule… quoi ? Elle ressemble à un +adieu. Une crainte s’incise dans l’esprit de René ; +et soudain, le choc violent qu’il subit refait de lui +l’homme résolu, d’énergie froide, qui agit sans +inutile retour sur lui-même. En quelques minutes, +il est à la gare, s’informant de l’heure du train +le plus proche ; il télégraphie à son beau-frère pour +annoncer son retour, et en attendant la minute où il +va pouvoir partir, interroge anxieux les derniers +journaux parus.</p> + +<p>Là, il trouve les détails qu’il ignorait sur le krach +Mariel qui se chiffre par des millions et entraîne la +débâcle de plusieurs grandes banques dont les noms +ne sont pas encore ouvertement prononcés. Aux dernières +nouvelles, une dépêche de Londres annonce le +suicide de Mariel.</p> + +<p>De Mariel seul… Une détente irraisonnée se fait un +moment dans l’inquiétude qui demeure abattue sur +René depuis qu’il a lu la lettre de son beau-frère.</p> + +<p>Détente fugitive. La crainte qu’il se refuse à préciser +tenaille de nouveau sa pensée pendant les +heures interminables qui s’écoulent jusqu’au moment +où le train l’amène enfin à Paris dans la brume froide +d’une matinée d’octobre, où la voiture le dépose +devant l’hôtel de la rue Murillo.</p> + +<p>Toutes les persiennes ferment les fenêtres. Le +somptueux logis a cet aspect morne des demeures +dont les hôtes sont absents. Les fleurs des massifs +s’écrasent sur la terre humide. Nonchalant, le concierge +noie la cour d’honneur sous le jet impétueux +de la pompe qu’il dirige sur les pavés.</p> + +<p>La sonnerie du timbre l’arrête et lui met au visage +cette expression mécontente des gens dérangés par +un intrus. Mais l’expression disparaît vite sous un +air empressé, quand il reconnaît René qui demande, +instinctivement rassuré par le spectacle de cette scène +familière :</p> + +<p>— Puis-je voir Monsieur ?</p> + +<p>— Mais Monsieur est parti hier soir pour Houlgate.</p> + +<p>— Et il revient ?…</p> + +<p>— Monsieur n’a rien dit. A la Banque, sans doute, +ces messieurs savent.</p> + +<p>Que savent-ils ?… René y passe pour être certain +que son beau-frère est absent, pour apprendre peut-être +la confirmation ou l’inanité de ses craintes. Là +aussi, il lui est répondu que M. Seyntis est à Houlgate +sans avoir fixé le jour précis de son retour, d’ailleurs +imminent.</p> + +<p>Toujours le même renseignement qui doit être un +mot d’ordre ; car, à la Banque, René sent tout de +suite une atmosphère de fièvre, de préoccupations +capitales. Les visages sont altérés, anxieux, troublés…</p> + +<p>Par discrétion, il se refuse à questionner. Donc +aux <i>Passiflores</i> seulement, il saura. Et incapable de +supporter davantage une attente qui lui devient un +supplice, il prend le premier express vers Houlgate.</p> + +<p>Le train est presque désert, non plus bondé comme +en ce lumineux jour d’été où il arrivait à Houlgate +avec une âme si différente de celle que lui ont +donnée les deux derniers mois qu’il vient de traverser.</p> + +<p>Et aussi, c’est l’automne, les arbres roussis qui se +dénudent ; le crépuscule brumeux sur le réseau noir +des branches sans feuilles, la mélancolie de ce qui +finit.</p> + +<p>Ce qui finit… Est-ce le bonheur d’êtres qui lui +sont chers ?… dont il ignore tout, en ce moment, +par sa faute…</p> + +<p>Enfin, dans un instant, il va savoir ! Houlgate est +bien près. Les petites stations fuient solitaires. Par +delà les prairies, entre les arbres, s’ouvre l’infini de la +mer, couleur d’ardoise… Et puis, une fois encore, +le train s’arrête.</p> + +<p>Violemment, se dresse, dans la pensée de René, la +vision de sa joyeuse arrivée, en juillet, sa sœur souriante +sur le quai ; et, près d’elle, restée très sage +en arrière avec les enfants, la jeune créature qui +allait souverainement lui prendre le cœur. Ah ! +comme en cette minute où il va la revoir — parce que +la vie est plus forte que toutes ses résolutions ! — il +a conscience d’avoir, en vain, tenté l’impossible pour +se détacher d’elle ! La seule pensée que dans quelques +instants il sera près d’elle, emporte même l’anxiété +qui l’enserre dans un étau depuis tant d’heures. Il +oublie tout — sauf ce qu’il a jeté entre elle et lui… +Et une colère gronde en lui contre sa faiblesse.</p> + +<p>Il écarte la portière, saute sur le quai… et s’arrête +court.</p> + +<p>Guillemette est là, seule, toute fine dans cette +vareuse de laine rouge qu’elle portait ce dernier +jour où ils étaient ensemble sur la plage, dans un pareil +crépuscule de brume… Guillemette avec son +éclat de fleur, un sourire de bienvenue dans l’ombre +violette de ses yeux, alors qu’elle vient vers lui, en +qui tressaille une allégresse éperdue. Ah ! malgré +tout ce qui les sépare, que c’est doux de la retrouver !…</p> + +<p>Mais il ne se trahit pas et dit seulement :</p> + +<p>— Je ne rêve pas ?… Guillemette, c’est vous, bien +vous ?… Comment êtes-vous ici ?</p> + +<p>La bouche a cette expression qu’il a revue tant de +fois depuis son départ :</p> + +<p>— Je suis venue ici pour vous attendre, oncle +René… Vous allez me dire que c’est très incorrect… +Je m’en aperçois maintenant, mais tant pis !… Je +suis bien sûre que vous ne me gronderez pas quand +je vous dirai tout à l’heure ce qui m’a amenée…</p> + +<p>Son inquiétude se ravive, comme une blessure +sensible au moindre attouchement.</p> + +<p>— Vous saviez que j’arrivais ?</p> + +<p>— Je l’espérais, d’après ce que père avait dit…</p> + +<p>— Il est aux <i>Passiflores</i> ?</p> + +<p>— Non ; il y était hier soir ; il y a passé la nuit, la +matinée… Et puis, il est reparti par l’express d’une +heure, après m’avoir répété que vous veniez… Alors +en rentrant de faire un tour sur la plage, — maintenant +qu’Houlgate est désert, maman me laisse circuler +seule ! — je me suis aventurée jusqu’à la gare, +parce que…</p> + +<p>— Parce que ? répète-t-il, s’appliquant à parler +d’un accent très calme.</p> + +<p>— Parce que j’avais besoin de causer avec vous +tout de suite… pour que vous me tranquillisiez…</p> + +<p>— Vous êtes inquiète de quoi ?… de qui ?… De +votre père ?</p> + +<p>Le mot lui est échappé. Elle tressaille :</p> + +<p>— Pourquoi pensez-vous à lui tout d’abord ? Il +allait bien… Mais il était tellement autre que je le +vois d’ordinaire…</p> + +<p>— Plus fatigué peut-être ?</p> + +<p>— Non… Non… Seulement nerveux, absorbé… Et +ses yeux étaient si tristes, si tendres…</p> + +<p>Elle s’arrête encore… Puis, avec un imperceptible +tremblement dans la voix, elle achève :</p> + +<p>— Il avait l’air de regretter si fort de partir que, +ridiculement, je me suis mise à le supplier de rester, +en me blottissant dans ses bras comme un bébé. Il +m’a gardée une seconde ; puis, presque violemment, +il m’a écartée de lui, disant que je lui laisse faire ce +qu’il devait… Et il est retourné dans son cabinet d’où +il n’est sorti que juste au moment de prendre le +train… Oncle René, je ne sais pourquoi, je suis horriblement +tourmentée de lui !…</p> + +<p>D’un geste instinctif, elle se rapproche de René, +dont elle appelle le secours… Nicole a eu le même +mouvement, là-bas… Il n’y songe pas… L’enfant qui +marche à son côté, dans l’ombre, est l’unique pensée +de tout son être. Nicole n’a été qu’une dangereuse passante +en sa vie où elle ne pouvait demeurer… Il dit +très doucement :</p> + +<p>— Ma chérie, ne vous affolez pas ainsi sans avoir +de raison. Est-ce que votre mère est inquiète aussi ?</p> + +<p>— Oh ! je ne crois pas… Du moins, elle a tout à +fait son air de chaque jour… Cet après-midi même, +elle était très gaie avec Mad et Mademoiselle. Aussi +je n’ai pas voulu l’agiter en lui parlant de mon impression +et je vous ai attendu… comme on attend le +plus sûr des amis ! pour que vous vous informiez, +que vous jugiez ce qu’il faut faire… Je ne <i>peux</i> pas +rester dans cette incertitude !… C’est pour vous le… +crier tout de suite, que je suis venue à la gare parce +que, aux <i>Passiflores</i>, je n’aurais pas été bien libre de +vous en parler… Ah ! mon oncle, maintenant que +vous êtes là, j’ai moins peur… Vous n’allez pas +repartir tout de suite, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Ah ! René sait bien maintenant que, s’il dépendait +de lui, jamais plus il ne s’éloignerait d’elle… Mais +que vont faire les événements de ce rêve merveilleux ?…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XXII</h2> + + +<p>Guillemette avait raison. Mme Seyntis n’est en +rien préoccupée de son mari qu’elle est, au contraire, +heureuse d’avoir trouvé rempli de tendresse pour +elle, pendant les quelques heures qu’il vient de passer +aux <i>Passiflores</i>. Elle aspire simplement à le +rejoindre, à peine étonnée qu’il l’ait si vivement invitée +à profiter des derniers beaux jours à Houlgate ; +sans doute, parce qu’il sait à quel point elle jouit +d’une paisible vie de campagne, malgré son regret +d’avoir André pensionnaire à Paris, victime de la +reprise des études.</p> + +<p>Elle est trop habituée à lui obéir pour discuter le +désir qu’il lui a exprimé à ce sujet ; et ne lisant que +peu ou point de journaux, ne voyant personne à +Houlgate désert, elle ignore le désastre financier qui +menace de l’atteindre et dont il ne lui a rien laissé +soupçonner.</p> + +<p>René, hanté par les craintes qu’il lui faut cacher, +passe ainsi une étrange soirée, entre la quiétude +souriante de sa sœur, joyeuse de le revoir, insatiable +de détails sur son voyage, et l’instinctive anxiété +qu’il devine toujours latente chez Guillemette, malgré +le réconfort qu’il sent lui apporter par sa présence.</p> + +<p>Ah ! jamais, elle ne lui avait ainsi montré ce qu’il +est devenu pour elle, l’ami par excellence, celui qui +inspire la sécurité, la foi tendre, forte, apaisante. Et, +silencieusement, il en éprouve un bonheur intense, — douloureux +aussi, parce qu’il sait avec quel +regard, quel recul de tout l’être, elle s’éloignerait de +lui, si elle apprenait… Elle ne comprendrait guère +que s’il s’est livré à Nicole, c’est parce qu’il l’aimait +absurdement, pour mieux la fuir… Et elle aurait +raison de le juger… comme il se juge.</p> + +<p>Mais à cette heure du moins, elle ignore ; et elle +ne lui refuse point la caresse de sa voix, de sa grâce, +de sa jeunesse qui resplendit dans la capricieuse mobilité +du visage.</p> + +<p>Est-il possible que tout souvenir, toute inquiétude +puissent ainsi s’engourdir en lui, jusqu’à l’oubli, +parce qu’elle est assise à quelques pas de lui, sous la +clarté de la lampe qui dore sa peau, les moires des +cheveux et rend plus profonde l’eau sombre des yeux +où la pensée se reflète en ombres et en lumières…</p> + +<p>Peu à peu, à mesure que les minutes coulent, si +calmes, une sorte d’apaisement se fait dans son esprit +surmené par la crainte, par l’acuité de sa vie intérieure +depuis plusieurs semaines, par la dernière +crise qu’il vient de traverser. Il y a des instants où il +en arrive à croire que la lettre de son beau-frère +n’était que l’œuvre de la fatigue et de l’énervement. +Le cauchemar s’éloigne, pareil à une trompeuse menace +de tempête… Et de même, le rêve troublant de +ses quelques jours près de Nicole, où il lui semble +bizarre qu’il ait pu vraiment jouer un rôle.</p> + +<p>L’atmosphère paisible de ce salon clair, à foison +fleuri de chrysanthèmes, agit sur lui à la manière +d’un baume. Les lampes, sous l’abat-jour d’or pâle, +épandent doucement leur clarté. Une belle flambée +luit dans la cheminée. Parfois, l’aile du vent frôle +les vitres, seul bruit venu de la nuit sans lune, car +les fenêtres closes ne laissent plus entendre la plainte +berceuse de la mer.</p> + +<p>Sa sœur est assise à la place même où, chaque +soir, il l’a vue durant l’été, penchée sur son métier +où elle achève l’écran, minutieusement brodé, qu’elle +commençait quand il est arrivé, aux beaux jours de +juillet.</p> + +<p>Mademoiselle a toujours son air de vierge sage ; +et Mad étant couchée, elle s’applique, selon sa coutume, +à confectionner force vêtements pour les +pauvres de Mme Seyntis…</p> + +<p>Mais sa sœur, mais Mademoiselle lui sont des figures +lointaines, jouant un peu le rôle des figurantes… +La seule créature proche de sa vie qui +tressaille au frôlement de la présence chère, c’est +elle, Guillemette…</p> + +<p>Cependant, il lui parle à peine, dans la crainte +instinctive de se trahir. Avec Mademoiselle, avec sa +sœur, il cause, stupéfait de pouvoir montrer une +telle liberté d’esprit, répondant aux questions sur +la reprise prochaine de son service, puisque son +congé finit… Et par un dédoublement de sa pensée +dont, jadis, il se fût cru — et justement ! — incapable, +il ne cesse pourtant d’observer Guillemette +comme s’il découvrait en elle un Inconnu…</p> + +<p>Est-ce l’obscur souci qui voile d’une sorte de +gravité la ligne souple des traits ?… Elle ne lui +semble plus avoir sa figure d’enfant… Elle est vraiment +la jeune fille en qui la femme déjà se révèle, +mûre pour se dévouer, pour souffrir, pour se donner +toute dans l’amour…</p> + +<p>Jamais encore, elle ne lui était apparue ainsi… La +connaissait-il mal ?… Ou ne savait-il pas la regarder, +déchiffrer sur ce visage, dont tous les traits lui +étaient familiers, le mystérieux travail de l’être qui +se développe, se cisèle en profondeurs et en reliefs, +entr’ouvre peu à peu sa fleur pour s’épanouir au +large souffle de la vie, ardemment respiré ?</p> + +<p>Ou bien a-t-elle changé pendant les semaines qu’ils +ont été séparés ? Il a l’intuition que, délivrée des +obligations mondaines, dans la solitude d’Houlgate, +elle a joui, jusqu’à l’ivresse, de la mélancolique et +fuyante splendeur de l’automne ; que, passionnément, +elle a vécu en elle-même, puisque, près d’elle, personne +n’attirait le don confiant de sa pensée.</p> + +<p>Et parce qu’il la voit ainsi, tout à coup, comme en +une révélation éblouissante, il se trouve insensé +d’avoir — et avec quelle sincérité ! — imaginé qu’elle +n’était encore qu’une rieuse petite fille dont il devait +s’écarter, conscient du déclin de sa propre jeunesse.</p> + +<p>Maintenant, — trop tard, peut-être… — il comprend +quels trésors elle lui eût donnés, dans sa richesse +de créature neuve qui fût venue à lui en sa +fraîcheur, sans prix, de corps, de pensée, d’âme…</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Au réveil, René ne retrouve plus rien de la fragile +sécurité, recouvrée un instant ; et avec une sorte de +fièvre qui s’exaspère à mesure que l’heure approche, +il attend l’arrivée du courrier ; car l’incertitude est +un supplice pour un esprit absolu comme le sien…</p> + +<p>Et cependant, au moment où un coup de cloche +annonce enfin le facteur, il songe brusquement que +cette incertitude même était encore un peu de bonheur +puisqu’elle permettait l’espoir.</p> + +<p>Mais c’est en vain qu’il a attendu. Il n’y a aucune +lettre de Raymond Seyntis, ni pour lui, ni pour sa +sœur… Que signifie un tel silence, alors que son beau-frère +pressent sûrement combien il est avide de nouvelles, +après l’inquiétante lettre envoyée à Rayonne.</p> + +<p>Peut-être les journaux qui viennent de lui être +remis lui apprendraient la vérité…</p> + +<p>Mais il n’ose les ouvrir parce que Guillemette est +là, près de lui, appelée aussi par la venue du facteur, +et murmure d’un accent de déception anxieuse :</p> + +<p>— Comment, père n’a pas écrit ?… Je le lui avais +tant demandé !</p> + +<p>— Et il vous l’avait promis ?</p> + +<p>— Il m’avait dit qu’il ferait son possible pour +cela…</p> + +<p>Elle mord un peu sa lèvre, pour dompter une +émotion qui ne veut pas s’avouer. Et à ce léger +signe, il devine à quel point, elle demeure obscurément +troublée de l’attitude de son père. Puisque lui-même +ne sait rien, que peut-être il redoute à tort +un malheur, pourquoi ne pas lui laisser encore la foi +bienfaisante qu’elle s’alarme en vain ?… Et après +elle, il répète :</p> + +<p>— Votre père vous avait dit qu’il ferait son possible… +Eh bien, il n’aura pu, voilà tout !… Il est +arrivé tard, hier, à Paris… Guillemette, quelle enfant +impressionnable vous êtes devenue depuis que nous +sommes séparés !…</p> + +<p>Elle sourit un peu, inconsciemment apaisée par +l’accent de badinage qu’il a pu employer ; et, sur sa +bouche, reparaît l’expression malicieuse et caressante :</p> + +<p>— Peut-être parce que je ne subissais plus l’influence +de votre sérénité, mon oncle… Mais maintenant +que vous êtes de retour, je vais redevenir très +sage… Surtout si je retrouve bien en vous mon ami… +mon ami fidèle, que la séparation n’a pas rendu +oublieux…</p> + +<p>Pourquoi parle-t-elle ainsi ? Il l’enveloppe d’un +regard rapide.</p> + +<p>Ils ont descendu les degrés du perron et marchent +autour la pelouse où l’herbe est rousse, sous +les arbres revêtus de leur feuillage de légende. +Une senteur de terre mouillée, de chrysanthèmes, +de mousse humide, erre dans la brise froide qui +souffle de la mer, emportant à travers le ciel d’automne, +sous le soleil, le vol lourd des nuées et les +flocons duvetés des fils de la Vierge, arrachés aux +branches.</p> + +<p>Guillemette serre autour d’elle l’écharpe, d’un rose +de corail, jetée sur ses épaules, et qu’elle a relevée à +demi sur ses cheveux pour les protéger contre le +vent… Mais une boucle vagabonde mousse obstinément +sur le front.</p> + +<p>Elle avance, contemplant, au loin, la course haletante +des vagues ; et, sous les plis de son voile rose, +une indéfinissable expression lui donne un visage de +jeune sphinx. Que pense-t-elle ?… Quelque obscure +prescience l’aurait-elle avertie qu’il a voulu l’arracher +de son souvenir ?… Et que cette trahison s’est +accomplie vraiment quelques jours, de par son +libre consentement et la toute-puissance de Nicole.</p> + +<p>Oublieux ?… oui, il l’a été… Et forcé de le taire, ne +pouvant avouer, afin qu’elle pardonne, il éprouve +l’impression intolérable pour une âme scrupuleuse +et droite comme la sienne, de lui mentir, de voler +son estime et sa foi d’enfant…</p> + +<p>Alors, la seule parole absolument sincère qu’il +puisse lui répondre, il la lui dit :</p> + +<p>— Guillemette, votre ami vous revient, surtout, +instruit par l’absence, de toute la place que vous +avez prise dans sa vie.</p> + +<p>Une imperceptible flambée avive, une seconde, +l’éclat du jeune visage ; et les larges prunelles s’arrêtent +sur lui, avec un regard qui semble échappé de +l’âme même.</p> + +<p>— Et cette découverte, vous avez pu la faire, mon +oncle, malgré la présence de Nicole ?</p> + +<p>Il y a de l’incrédulité dans son accent.</p> + +<p>— … J’en suis très fière, savez-vous… J’aurais +jugé, au contraire, que, près d’elle, vous ne pensiez +certes pas à une insignifiante petite fille de mon +espèce… C’est ce que je me suis piteusement dit tout +de suite, quand j’ai appris que vous l’aviez rencontrée…</p> + +<p>— Oui… par hasard, alors que je la croyais à +Luchon…</p> + +<p>L’onde émouvante du souvenir frémit en lui.</p> + +<p>— Je sais… Une lettre de ma tante d’Harbourg à +maman a raconté la chose… Nicole est toujours aussi +belle ?</p> + +<p>— Très belle.</p> + +<p>— Comme elle était ici ?…</p> + +<p>— Oui…</p> + +<p>Ah ! que la vision est encore vivante en lui du +visage qu’il a tenu, pâli, entre ses mains ; des yeux +voilés par les paupières qui, sous les cils, laissaient +filtrer les larmes ; des lèvres qu’il a follement baisées… +Et quelle reconnaissance il garde à Nicole, +parce qu’elle n’a pas permis que l’Ineffaçable s’accomplît +entre eux !…</p> + +<p>La voix de Guillemette s’élève, avec l’accent de la +réflexion bien plus que de l’interrogation :</p> + +<p>— Alors, puisqu’elle est toujours la même, vous +avez dû trouver délicieux le séjour près d’elle… Vous +êtes-vous promenés beaucoup ensemble ?</p> + +<p>— Nous avons fait plusieurs excursions. M. et +Mme d’Harbourg désiraient la distraire…</p> + +<p>— La distraire ?… De quoi ?…</p> + +<p>— Du chagrin de sa vie gâchée…</p> + +<p>— C’est vrai… Elle est malheureuse…</p> + +<p>Elle s’interrompt une seconde ; puis reprend d’un +ton singulier où il y a une sorte d’ironie, et ses pieds +écrasent rudement les feuilles que le vent abat dans +l’allée, sous le frôlement de sa robe :</p> + +<p>— Ce devait être là une bonne œuvre facile à +accomplir ! Nicole est une charmante compagne de +promenade, sachant se taire et parler à propos ; +jamais lasse, et puis si jolie, que les passants envient +l’heureux mortel qui l’accompagne…</p> + +<p>— Guillemette, pourquoi me dites-vous cela comme +un reproche ?…</p> + +<p>Elle secoue la tête.</p> + +<p>— Un reproche ?… Oh ! certes non !… Je n’aurais, +d’ailleurs, aucun droit pour vous en faire !… Seulement… +c’est vrai… parce que je suis très égoïste, il +me semble triste que vous m’ayez oubliée près +d’elle… Car il est impossible qu’il en ait été autrement !…</p> + +<p>— Impossible ?… Pourquoi ? fait-il, attentif à lire +en elle, et incapable de se permettre une dénégation +menteuse.</p> + +<p>— Parce que, elle présente, tous les hommes ne +voient plus qu’elle seule… Je l’ai tant de fois constaté… +Mais… mais je n’aurais pas voulu que vous fussiez +comme les autres, parce que, alors, vous ne me +semblez plus vous… Et puis… je vous l’ai déjà confessé, +je crois… oncle René, je suis une misérable +petite créature, très jalouse de mes amis, de ceux +auxquels je tiens fort… Je ne les prête pas… Et s’ils +m’abandonnent, eh bien… ils ne comptent plus pour +moi… Même quand je devrais en souffrir !</p> + +<p>— C’est pour moi, Guillemette, que vous dites ces +choses ?</p> + +<p>Elle a un indéfinissable sourire :</p> + +<p>— Non, si vous ne méritez pas de les entendre !… +Répondez-moi que je suis injuste à votre égard et je +vous croirai… oh ! sans hésiter une seconde !</p> + +<p>Il lit une question, passionnément jetée, dans les +yeux qui se posent sur les siens. Que se passe-t-il +donc dans l’intimité de ce cœur si clairvoyant, parce +que c’est un vrai cœur de femme… Elle vient, avec +une enfantine franchise, qui semble écarter toute +équivoque, de lui avouer que, jalousement, elle +garde ses amis… C’est pour cela, alors, qu’elle +s’émeut ainsi de sa rencontre avec Nicole dont elle +connaît trop bien le pouvoir ?…</p> + +<p>Mais la réponse qu’elle lui demande, il ne pourrait +la lui faire sans la tromper… Et son intransigeante +loyauté lui interdit de prononcer les mots qu’elle +attend… Alors, malgré la conscience qu’il l’éloigne +par le doute laissé en son esprit, il dit, sans pitié +pour lui-même qui doit porter la peine de sa faiblesse :</p> + +<p>— Guillemette, ce qu’il vous faut croire, c’est que +vous êtes pour moi ce que n’est aucune autre créature +au monde…</p> + +<p>— Plus que n’est Nicole ?</p> + +<p>Les mots ont certainement jailli de sa bouche, +avant que sa volonté ait pu les taire, car elle a, aussitôt, +un geste instinctif, comme pour les arrêter +dans leur vol ; et ses dents mordent sa lèvre si fort +qu’une goutte de sang apparaît.</p> + +<p>Avec une sincérité grave, lui livrant son regard, +il dit après elle :</p> + +<p>— Plus que n’est Nicole… Le souvenir que je lui +garde, parce qu’elle a été le rêve de ma toute jeunesse… — j’ai +compris que vous le saviez… — ce +souvenir n’a rien de commun… oh ! non, rien !… +avec le sentiment que je vous offre, Guillemette.</p> + +<p>Comme le soir de son départ, cinq semaines plus +tôt, il s’arrête, n’osant plus poursuivre… Il entend +les mots qui montent, palpitants, de son cœur +même… Le désir frémit en lui de l’attirer doucement +sur sa poitrine, ainsi qu’une enfant précieuse, fragile +et adorée, — désir si loin, oh ! si loin, — de l’emportement +qui, là-bas, un jour, l’a jeté vers Nicole…</p> + +<p>Pourtant, il reste immobile… Dans la solitude de +ce jardin où le seul bruissement de la brise à travers +les sapins vibre dans le silence, il la sent trop bien +confiée au respect qu’il a de sa jeunesse, à la tendresse +fervente, forte, infinie, qu’elle a éveillée au +plus profond de son âme et dont, maintenant, il ne +peut plus renoncer à chercher l’écho…</p> + +<p>Mais elle lui est encore si mystérieuse !… voilée +par le secret de son cœur qu’il ignore et que gardent +bien les prunelles lumineuses qui ont une beauté +d’aurore, tandis qu’elle murmure, serrant autour +d’elle, étroitement, les plis roses de l’écharpe :</p> + +<p>— Tout est bien ainsi… Je vous remercie de ce +que vous me donnez…</p> + +<p>Leurs âmes sont très proches, en cette minute dont +la douceur est si puissante qu’elle les isole dans un +monde où tout ce qui n’est pas eux leur devient +étranger…</p> + +<p>Et ils ont le même sursaut d’êtres réveillés soudain, +en entendant tinter bruyamment la cloche de la +grille.</p> + +<p>René se retourne.</p> + +<p>Par-dessus les massifs que sa haute taille domine, +il aperçoit un uniforme de la poste.</p> + +<p>Une dépêche que l’on apporte.</p> + +<p>Il en arrive, certes, souvent aux <i>Passiflores</i>. Et +cependant, pas une seconde, René ne doute que +celle-là ne renferme la nouvelle qu’il attend, qu’il +redoute depuis la lettre lue à Bayonne.</p> + +<p>Un domestique apparaît dans l’allée.</p> + +<p>Instinctivement, René fait quelques pas en avant +pour distancer Guillemette… qu’il puisse apprendre +avant elle !…</p> + +<p>— Une dépêche pour Monsieur.</p> + +<p>— Merci, donnez.</p> + +<p>Il la prend, déchire le cachet, si rudement que le +papier lui-même en est arraché, et il lit :</p> + +<p>« Accident arrivé à M. Seyntis. Prière de prévenir +madame et venir tout de suite. »</p> + +<p>La signature est celle du valet de chambre de Raymond +Seyntis.</p> + +<p>René a une respiration profonde d’homme auquel +l’air a manqué tout à coup. Mais en même temps, il +redevient froidement calme, ainsi qu’il l’est toujours +aux heures de lutte ou de danger, tant est puissante +alors la tension de son énergie.</p> + +<p>— Mon oncle, qu’y a-t-il ?… Cette dépêche, c’est à +propos de père… n’est-ce pas ?</p> + +<p>Guillemette l’a suivi. Elle est devant lui, l’interrogeant +aussi de ses yeux devenus immenses.</p> + +<p>Il la contemple avec tout ce qu’il a pour elle +d’amour et d’impuissante pitié, — car elle vient peut-être +de vivre ses dernières minutes d’insouciance +heureuse… L’épreuve s’abat sur elle… A quoi bon la +tromper, retarder le moment où elle saura, puisqu’il +<i>faut</i> qu’elle sache… qu’il ne peut rien pour écarter +d’elle la douleur ?…</p> + +<p>Elle a senti son hésitation devant les mots qu’il +doit dire ; elle a vu l’altération du visage et répète +avec une anxiété impérieuse :</p> + +<p>— Mon oncle, qu’y a-t-il ?… Répondez-moi…</p> + +<p>— Votre père s’est trouvé souffrant… La fatigue, +sans doute… Il vaudrait mieux que votre mère soit +auprès de lui. Je vais l’avertir afin qu’elle puisse +partir par le prochain train.</p> + +<p>Elle n’a pas une larme, pas une exclamation. +Mais son visage paraît soudain modelé dans la cire +pâle ; et ses lèvres, contractées, murmurent seulement :</p> + +<p>— Mon Dieu !… mon Dieu !…</p> + +<p>Puis, ses yeux plongent désespérément dans ceux +de René :</p> + +<p>— C’est bien la vérité que vous me dites là ? mon +oncle… Il n’y a rien de plus dans cette dépêche ?… +Il est seulement… malade… Est-ce grave ?</p> + +<p>— Je vous jure, mon enfant chérie, que la dépêche +n’en dit rien. Elle est envoyée par Victor qui réclame +la présence de votre mère…</p> + +<p>— Oh ! annoncer cela à maman !… Comment +allez-vous faire ? mon oncle.</p> + +<p>D’instinct, tous deux lèvent la tête vers le balcon +sur lequel s’ouvre la chambre de Mme Seyntis. Et un +choc les fait tressaillir… Elle y est arrêtée, les observant +avec une expression singulière… Pourtant, elle +n’a rien entendu de leurs paroles ; ses traits ont leur +calme sérénité coutumière.</p> + +<p>Le teint reposé, dans l’élégance discrète de sa robe +de maison, une dentelle nimbant ses cheveux, elle +incarne une vision de femme à qui la vie est généreusement +douce…</p> + +<p>— Quel conciliabule ! René et Guillemette… Je +vous ai appelés et vous ne m’avez même pas entendue !… +Vous avez des mines graves ! Puis-je savoir +ce qui vous agite ainsi ?</p> + +<p>Il n’y a pas un atome d’inquiétude en son accent. +Tout au plus, un soupçon de contrariété. Auprès de +son frère, maintenant, Guillemette ne lui paraît plus +une gamine, ne pouvant voir en lui qu’un oncle.</p> + +<p>Les yeux de René et de Guillemette se rencontrent +et la même angoisse y palpite, l’angoisse de ce qu’il +faut apprendre à cette créature qui n’a jamais connu +que le bonheur… Encore quelques minutes, et ce +bonheur sera devenu le passé…</p> + +<p>Puis René répond, d’une voix qu’il s’applique à +faire très calme :</p> + +<p>— Marie, pourrais-je te parler tout de suite ?…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XXIII</h2> + + +<p>Quelques jours plus tard.</p> + +<p>C’est le soir ; René est seul avec son beau-frère. +Mme Seyntis, vaincue par les émotions, les fatigues +des journées qui viennent de passer, a enfin consenti +à aller reposer quelques heures.</p> + +<p>Invincible en sa foi dans toute assurance donnée +par son mari, elle n’a pas douté qu’il n’ait été victime +d’un accident en maniant son pistolet qu’il +croyait déchargé. Absorbée par les soins à lui donner, +elle n’a reçu personne, ne s’est encore avisée d’aucun +rapprochement, n’a entendu aucune dangereuse +rumeur sur une situation que tout Paris connaît +maintenant. Et son âme de chrétienne fervente +exhale un perpétuel cri de reconnaissance au Dieu +qui l’a préservée d’un effroyable malheur.</p> + +<p>Dès qu’elle a quitté la chambre, la garde aussi +s’éloigne, sur la demande du blessé, désireux de +l’unique présence de son beau-frère. Il est d’ailleurs +beaucoup plus calme depuis l’entretien qu’il +a voulu avoir avec le sous-directeur de la Banque, +dans l’après-midi même, et demeure immobile, selon +l’ordonnance. Lourdement, la tête qui a tant travaillé +creuse l’oreiller ; et les yeux, large ouverts +dans le visage décoloré, songent, arrêtant un regard +inconscient sur le reflet clair que la lampe allume, +dans la pénombre de la pièce, aux barreaux de +cuivre du lit.</p> + +<p>Il a entendu, cependant, la porte se refermer derrière +la garde. Alors, il tourne à demi la tête vers son +beau-frère, qui a pris place près de lui.</p> + +<p>— René, nous sommes bien seuls ?</p> + +<p>— Oui, tu veux me dire quelque chose ?</p> + +<p>— Te demander quelque chose… Mais d’abord… +est-ce que Marie ne sait rien encore de… de… la +situation ?</p> + +<p>Les mots semblent lui être affreusement difficiles à +articuler…</p> + +<p>— Non… je ne crois pas… Elle n’a pensé qu’à toi, +à toi seul, depuis la nouvelle, arrivée à Houlgate…</p> + +<p>— Il faut pourtant qu’elle apprenne…</p> + +<p>Et une souffrance crispe ses traits.</p> + +<p>— … Je ne me sens pas assez fort pour lui révéler… +la vérité… Une pareille explication risquerait +de retarder le moment où je vais pouvoir revenir à +mon poste… Quand on se donne, en mon cas, le +ridicule de se manquer, il ne reste plus qu’à guérir +très vite !… René, viens-moi en aide… Veux-tu me +rendre l’immense service de parler à Marie ?… Mais +s’il est possible, — et c’est possible, je crois, elle est +si confiante ! — ne lui laisse pas soupçonner que +mon accident n’en est pas un… tout à fait…</p> + +<p>René incline la tête ; et dans sa réponse, il y a +surtout la volonté d’apaiser une angoisse dans laquelle il devine +la violence.</p> + +<p>— Sois sans inquiétude… Je lui cacherai ce qu’il +vaut mieux, en effet, qu’elle ignore…</p> + +<p>— Mon pauvre René, quelle mission je te donne +là !… Mais tu es le seul à pouvoir la remplir… Je te +l’avais confiée déjà il y a quelques jours dans une +lettre que je te prie de prendre… là… dans le tiroir +fermé de mon bureau… puisque je suis encore du +nombre des vivants… Lis-la, si tu le préfères… Et +puis, brûle-la, afin qu’elle ne tombe dans aucune +main indiscrète, car elle détruirait la légende de mon +« accident »… Je te disais pourquoi il était inévitable… +J’espère que tu l’aurais compris et m’aurais +pardonné de ne pouvoir supporter une ruine dont je +n’étais pas responsable… et surtout ses conséquences +que je craignais déshonorantes…</p> + +<p>— Et que Marie et tes enfants auraient été seuls à +supporter !… O Raymond, comme dit ton médecin, +c’est une grâce miraculeuse que tu n’aies pas réussi… +ce que tu as tenté…</p> + +<p>Les mots lui sont venus trop vite. Et il se les +reproche aussitôt, car le visage du blessé s’altère +encore.</p> + +<p>— Tu as raison, c’était lâche !… Mon excuse, c’est +que j’étais à bout de forces… Dans cette lutte écrasante, +j’avais épuisé toute ma somme d’énergie… +Et je te jure qu’elle était considérable, pourtant… +Le désastre accompli, mes nerfs se sont brisés ; et je +n’ai plus eu qu’un besoin aveugle… animal… de ne +plus lutter, de ne plus penser, de ne plus souffrir, de +disparaître comme faisaient autrefois les vaincus… +comme ils font encore aujourd’hui !… Mariel ne s’est +pas manqué, lui…</p> + +<p>— Pauvre, pauvre malheureux !… Ah ! Raymond, +ne l’envie pas… Plains-le plutôt…</p> + +<p>A voix basse, Raymond Seyntis répète :</p> + +<p>— Oui, pauvre malheureux !… Sais-tu ce qui +m’empêche, maintenant, de maudire cet homme qui, +en me trompant, m’a fait tant de mal, eh bien ! c’est +la conscience des derniers moments qu’il a vécu jusqu’à +la minute où il a fait jouer son pistolet et s’est +enfoncé… je ne sais où… peut-être, après tout, dans +le repos !… Mon ami, je viens de passer par là… Et +je te jure qu’il n’y a pas d’expiation plus rude… +Ah ! si le Dieu auquel vous croyez, ta sœur et toi, +existe vraiment, il doit tenir compte de leur agonie +volontaire, aux pauvres diables jetés dans la vie pour +y connaître des tourments tels, que la mort leur +apparaît la délivrance !</p> + +<p>Combien ces paroles sont étranges sur les lèvres +sceptiques de Raymond Seyntis, pour qui ne semblaient +guère exister les problèmes de l’au-delà… +Mais il vient d’en frôler le mystère, de si près que son +âme a pu connaître le frisson du vertige devant le +suprême Inconnu, — ce frisson qui ne s’oublie +pas…</p> + +<p>La pensée croyante de René Carrère ne s’étonne +pas d’un tel drame… Et parce qu’il en sait les affres, +il voit l’absolue nécessité d’en distraire l’esprit du +blessé, auquel tant de calme est commandé. Avec une +autorité affectueuse, enveloppant de sa ferme étreinte +la main allongée sur le drap, il répond :</p> + +<p>— Raymond, ce n’est pas l’instant de remuer ces +graves questions… Nous le ferons plus tard… quand +tu le voudras… Ne parle pas ainsi, la fièvre reviendrait. +Et tu l’as dit toi-même, tu dois guérir vite…</p> + +<p>Mais le malade esquisse un geste de dénégation.</p> + +<p>— Je risque moins le retour de la fièvre à penser +tout haut devant toi qui peux me comprendre, qu’à +ressasser mes réflexions. C’est écrasant,… surtout à +certaines heures !… d’être ainsi seul avec soi-même… +Tant que j’aurai la force de me souvenir, je me rappellerai +les moments que j’ai passés, devant ce +bureau, avant la minute que j’avais fixée pour disparaître… +Ah ! il est facile de trouver que c’est une +lâcheté d’abandonner la lutte ! mais j’ai constaté, +moi, qu’il fallait un rude courage pour accomplir +cette prétendue lâcheté !… La vie nous tient si fortement ! +Et qu’il faut déchirer de liens !</p> + +<p>Il s’arrête un peu… René n’essaie plus de lui +imposer le silence ; il voit que pour lui, si fermé +aux confidences, c’est un apaisement, dans sa faiblesse +inaccoutumée, de se confier à une sympathie +dont la sûreté lui est un viatique. Et il écoute, le +cœur battant à larges coups, l’évocation de la nuit +tragique.</p> + +<p>Le blessé reprend de la même voix lente et basse, +coupée d’arrêts, comme il parlerait en rêve, ou observant +un spectacle lointain.</p> + +<p>— Il pleuvait bien fort, ce soir-là… J’entendais +l’averse battre mes vitres… de même que je l’ai +entendue, cet été, aux <i>Passiflores</i>, pendant mes nuits +blanches… Ainsi, le silence était moins lourd… ce +silence de la maison déserte qui me semblait déjà +celui d’une tombe. J’en étais à trouver bon le roulement, +bien rare ! des voitures, car c’était de la vie +autour de moi… Heureusement, j’avais tant à écrire, +tant de dispositions définitives à prendre, que je +n’avais guère le loisir de réfléchir… bien en vain !… +ni de m’attarder à considérer, sur mon bureau, +l’image de mes « petits », le portrait de Marie… celui +où elle est en robe de bal, avec un air de sérénité +heureuse qui me semblait, alors, atroce à contempler… +Mais, j’étais surtout hanté par une autre vision +d’elle, toute jeune, aux premiers temps de… de +notre bonheur… A quoi n’ai-je pas songé pendant +cette dernière heure !…</p> + +<p>Il se tait. Son visage, spirituellement ironique, a +une sorte de majesté grave, car l’écho frémit encore +en lui des souvenirs dont le torrent a jailli, alors que +la volonté, enfin, ne leur imposait plus silence… +Souvenirs de l’enfance joyeuse, de l’ardente jeunesse, +et de la vie d’homme avec ses efforts, ses folies, ses +ivresses, ses défaillances, ses troubles, ses luttes… +Souvenirs lointains ou proches, ressuscitant une +image pâlie, la caresse d’une voix, d’un parfum… +Souvenirs imprimés dans son cerveau, dans son +âme, dans sa chair, devenus le tissu même de son +être…</p> + +<p>L’étreinte de René se fait plus étroite encore, pour +que cet homme sente qu’il n’est plus seul à porter le +poids de son épreuve.</p> + +<p>Dans sa vie de soldat, René, lui aussi, a vu la mort +de tout près… Mais c’était dans la fièvre, la fougue +de l’action, la griserie du danger audacieusement +bravé, non pas l’horreur calme et glacée de la solitude ; +et il pense que, jamais plus, il ne pourra juger +faible, celui qui disparaît ainsi…</p> + +<p>Le blessé continue à se rappeler, de sa voix de +rêve, tout bas, isolé en lui-même :</p> + +<p>— J’avais mis ma montre devant moi, près de +l’arme… Et je m’étais dit que je la prendrais quand +il serait cinq heures… Que les minutes sont brèves +en de pareilles nuits !… Quand j’ai eu fini… tout ce +que je devais faire, j’ai vu que le moment était à +peu près venu… J’ai été un instant à la fenêtre… Il +pleuvait toujours, mais le ciel devenait pâle… Ma tête +me faisait atrocement mal… Je lui avais imposé de tels +efforts !… La pendule a sonné… C’était l’heure… +Alors, sans me permettre de réfléchir, j’ai pris le +pistolet.</p> + +<p>Il s’arrête… Nulle pensée ne saura jamais en quel +abîme d’angoisse, il sombrait en cette seconde où +pourtant sa résolution n’a pas chancelé… Ni le cri de +désespoir fou jeté par son cœur au souvenir des +bonheurs finis… Ni la révolte éperdue de l’être devant +la destruction proche… Ni l’indicible épouvante de +l’âme, nettement consciente qu’elle s’en allait vers +un Inconnu où elle ne pouvait être <i>sûre</i> de trouver le +néant…</p> + +<p>Tout cela, c’est l’inoubliable secret que ses lèvres +ne diront jamais…</p> + +<p>Et un silence pèse sur les deux hommes qui +voient, en cet instant, la même sombre image… Mais +René reprend vite la notion de la réalité ; et comprenant +la dangereuse influence que toute émotion de +cette sorte peut avoir sur l’état du blessé, il intervient +doucement, avec son accent de décision virile :</p> + +<p>— Maintenant, Raymond, il ne faut plus penser à +ce cauchemar fini… grâce à Dieu ! et regarder seulement +en avant, car tu as charge d’âmes…</p> + +<p>Péniblement, Raymond Seyntis articule, faisant +effort pour échapper à la hantise des lugubres visions :</p> + +<p>— Oh ! sois tranquille, je ne l’oublierai plus… +D’ailleurs, quand on revient… d’où je reviens, c’est +avec l’amour de la vie, si dure qu’elle soit… Dès que +je vais en être capable, je recommencerai à monter +la côte…</p> + +<p>— Raymond, mon cher grand frère, ai-je besoin +de te le dire, — car tu le sais, n’est-ce pas ?… — que +tout ce que j’ai est à toi, si la fortune dont tu +n’as jamais voulu le dépôt peut t’aider en quelque +chose.</p> + +<p>— Oui, je sais tout ce que je pourrais te demander…</p> + +<p>Et il y a la même simplicité dans la réponse que +dans l’offre. Ces deux hommes, si différents soient-ils, +sont certains de pouvoir compter l’un sur +l’autre.</p> + +<p>— Je sais… Et je te remercie… avec toute +mon affection… Mais ce serait un inutile sacrifice, +de l’argent perdu encore dans le gouffre, +sans profit réel pour personne… Je suis ruiné… +Heureusement, depuis tantôt, j’espère que l’honneur +sera sauf !</p> + +<p>Et il respire profondément, comme si un fardeau +avait été soulevé de sa poitrine.</p> + +<p>— Je crois que la crainte d’être forcé de me +montrer mauvais joueur avait achevé la déroute de +mes nerfs… Le plus cruel, maintenant, c’est de voir +Marie privée de luxe, Guillemette sans dot… Les +petits, André et Mad, sont jeunes… J’ai le temps de +refaire leur avenir… Mais pour elle, il est trop +tard !… Pour elle, ma précieuse petite fille, à qui je +dois peut-être de me trouver encore parmi les vivants…</p> + +<p>— Pourquoi ?…</p> + +<p>Une étrange clarté passe dans les yeux de Raymond +Seyntis.</p> + +<p>— Pourquoi ?… Parce qu’au moment où j’approchais +l’arme, j’ai eu le ressouvenir de l’instant, à +Houlgate, où elle me suppliait de rester… comme si +elle soupçonnait la vérité, ma petite bien-aimée… où +elle se blottissait contre moi, ses chers yeux si pleins +de tendresse… Ma main a dû trembler… et la balle a +dévié. Quand, l’autre soir, elle est entrée dans ma +chambre, avec ce même regard, je me suis rappelé +cela… Et aussitôt, hélas ! il m’a fallu penser que +cette enfant m’avait fait vivre pour je connaisse +l’épreuve de voir son avenir de femme perdu par ma +faute…</p> + +<p>— Perdu ?… En quoi serait-il perdu ?…</p> + +<p>— René, tu le sais aussi bien que moi, qui, dans +notre monde… dans celui, du moins, qui était le +nôtre, hier… voudrait jamais épouser une fille dont +le père est ruiné ?…</p> + +<p>Le sceau qui fermait les lèvres de René se brise +sous un impérieux élan qui emporte tous les scrupules +de sa rigoureuse délicatesse…</p> + +<p>— Raymond, si elle y consent, donne-la-moi.</p> + +<p>Raymond Seyntis contemple son beau-frère avec +une sorte de stupeur et répète, redressant un peu sa +tête fatiguée :</p> + +<p>— Que je te donne Guillemette ?… Tu voudrais +épouser Guillemette, toi ?… Mon pauvre cher ami, la +générosité a des bornes !…</p> + +<p>René l’arrête d’un geste :</p> + +<p>— Ah ! je te jure bien qu’il n’y a pas de générosité +dans ma demande… mais seulement l’égoïste désir +d’obtenir ma part de bonheur !… Depuis bien des +jours déjà, je rêve de te l’avouer… Ce qui m’arrêtait, +c’est la conviction qu’elle ne voyait en moi qu’un +« oncle »… Et j’attendais mon heure, craignant de +la perdre si je parlais trop tôt… Permets-moi d’essayer +de la conquérir… Mais ne lui en dis rien… +Pour que nous puissions être heureux, il faut qu’elle +vienne à moi librement, avec le même cœur que je +lui offre… Si elle désire pour sa jeunesse un autre +amour… ah ! je ne m’en étonnerai pas !… Alors, je +m’effacerai, car son bonheur m’est cher… par-dessus +tout…</p> + +<p>— Oui… Tu l’aimes, ma Guillemette, comme il est +bon d’aimer !… murmure Seyntis, dût-on même en +souffrir…</p> + +<p>— Raymond, laisse-moi espérer que je n’en souffrirai +pas par elle… Au contraire, qu’un jour viendra +où elle m’apportera cette joie, que je n’ose encore +croire possible, de devenir ma femme… Jusque-là, +ne dis rien… Pas même encore à Marie. Garde mon +secret comme je garderai le tien… C’est promis ?…</p> + +<p>Une expression d’apaisement, de repos, détend les +traits contractés du blessé.</p> + +<p>— C’est promis !… Ah ! mon bien cher ami, s’il +dépend de moi, avec quelle reconnaissance je te confierai +mon trésor !</p> + +<p>Et sa main cherche celle de René.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">XXIV</h2> + + +<p>Le ciel est ouaté d’une brume rousse à travers +laquelle transparaît à peine le disque pâle du soleil +d’hiver.</p> + +<p>Une bise glacée soulève la poussière et précipite la +marche des passants qui circulent, pressés, dans la +fièvre du 31 décembre.</p> + +<p>René vient de descendre de cheval, au retour d’une +longue course matinale ; et tandis que l’ordonnance +s’éloigne, emmenant l’animal, il regarde sa montre. +Elle marque onze heures moins le quart. Et il +pense :</p> + +<p>— A condition de rester en tenue, j’ai le temps +d’aller embrasser Marie avant le déjeuner. Son installation +rue Chateaubriand doit être assez avancée +maintenant pour qu’il me soit permis d’entrer…</p> + +<p>C’est Guillemette qui lui a demandé de ne pas +venir dans leur nouveau logis, au milieu du désordre +des premiers jours.</p> + +<p>— Vous auriez une mauvaise impression sur notre +gîte… Et j’ai l’ambition que vous l’aimiez… si humble +qu’il soit !…</p> + +<p>Elle parlait d’un ton de badinage ; mais il y avait +dans ses yeux tant de tristesse vaillante qu’il a aussitôt +promis ce qu’elle souhaitait.</p> + +<p>D’ailleurs, que pourrait-il lui refuser ?</p> + +<p>Depuis une semaine, les Seyntis ont quitté +l’hôtel somptueux qui, tant d’années, a été pour eux +la demeure familiale. Oui, l’honneur est sauf, ainsi +que l’avait espéré Raymond Seyntis ; mais à quel +prix !…</p> + +<p>Ce qui serait, certes, pour beaucoup, encore une +agréable médiocrité, c’est presque la pauvreté pour +des êtres habitués à un luxe discret, mais magnifique. +Les merveilleuses collections, les tapisseries célèbres, +les meubles, les bibelots précieux ont été vendus ou +vont l’être, comme l’hôtel de la rue Murillo, les <i>Passiflores</i> +que René essaie de racheter. Ainsi déjà il a +fait, autant qu’il lui a été possible, pour certains +objets auxquels tenaient particulièrement sa sœur, +son beau-frère.</p> + +<p>Mais combien cela est peu, et qu’il lui est dur d’assister, +passif, à un tel effondrement ; de se heurter +aux refus absolus de son beau-frère quand il le supplie +d’accepter, pour éviter un pareil dépouillement, +tout au moins, le prêt de capitaux pris dans sa +propre fortune. Ce qu’il peut seulement, c’est apporter +l’aide de son énergie, de sa mâle et dévouée +affection, de sa forte conception du devoir à exécuter +toujours, si rude soit-il.</p> + +<p>Le <i>Tout-Paris</i> a déclaré les Seyntis « très chics » +dans leur façon de porter un désastre immérité ; et, +favorablement impressionné, pour être à la hauteur, +ne s’est point empressé de faire le vide autour d’eux.</p> + +<p>Certains financiers, — très habiles, — et d’autres +encore que le krach n’atteignait point, ont jugé bien +excessive, et un peu naïve chez un homme d’affaires, +la hautaine loyauté de Raymond Seyntis, se +dépouillant, pour remplir, dans la mesure du possible, +de formidables engagements dont il n’avait pas +l’indéniable responsabilité.</p> + +<p>Mais la foule du public a, vertueusement, admiré +et honoré, d’une égale estime, et Raymond Seyntis et +sa femme, si vaillante à supporter cette catastrophe +imprévue. Seuls, les humbles, les fervents chrétiens +qui fréquentent les messes matinales, pourraient dire +que de larmes Mme Seyntis a versées en silence +dans l’asile des chapelles ; quels efforts de son âme +très pieuse il lui faut, pour accepter l’épreuve qui +brise l’avenir de ses enfants, bouleverse à jamais sa +propre vie ; et surtout, par-dessus tout, pour se résigner +aux sacrifices quotidiens qui s’imposent à elle +et la meurtrissent plus encore peut-être que ne l’a +fait la première révélation de la ruine.</p> + +<p>Parce que René comprend trop bien ce qu’a dû +être pour elle son entrée dans une demeure étrangère, +en ces derniers jours d’une année si tragiquement +terminée, il a hâte de la retrouver, de lui apporter +le réconfort de son affection.</p> + +<p>Obscure aussi, une joie palpite en lui, à la +pensée que Guillemette, sans doute, sera là… Ah ! le +temps est bien fini, où il eût nié, avec quelque dédain, +la possibilité d’éprouver cette exquise et douloureuse +fièvre de l’attente qui brûle le cœur, — pareille +à une soif, — quand chaque minute écoulée +rapproche de l’être cher par excellence…</p> + +<p>Son pas vif a bientôt franchi le court chemin qui +l’amène chez sa sœur. Elle a voulu garder son même +quartier. Mais au lieu de l’horizon vert du parc, +c’est la perspective monotone des maisons qui s’allongent +dans la rue calme, autant qu’une rue de province.</p> + +<p>— Madame est-elle chez elle ? demande-t-il à la +femme de chambre qui a répondu à son coup de +sonnette.</p> + +<p>— Non, Madame est sortie avec Monsieur. Mais +Mademoiselle est ici.</p> + +<p>— Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir ?</p> + +<p>— Je vais m’informer. Si Monsieur veut entrer.</p> + +<p>La femme de chambre entr’ouvre, devant lui, +la porte du salon. Mais il s’arrête aussitôt sur le +seuil. Guillemette elle-même est là, debout devant la +cheminée, arrangeant des fleurs ; si absorbée, qu’à +peine elle tourne un peu la tête, au bruit de la +porte.</p> + +<p>A la vue de René, une lumière éclaire tout son +visage.</p> + +<p>— Oh ! mon oncle !</p> + +<p>Et elle avance vers lui, les mains tendues :</p> + +<p>— … Quelle bonne idée d’être venu ce matin !… +Et vous êtes en tenue ?… C’est complet… J’aime +beaucoup, savez-vous, à vous voir en soldat !</p> + +<p>— Je ne vous connaissais pas si ardente patriote, +Guillemette, fait-il, baisant les mains fines, d’un geste +qui pourrait sembler de pure courtoisie.</p> + +<p>Elle a un léger rire et riposte, avec un éclair de sa +drôlerie d’antan :</p> + +<p>— Ce n’est pas par patriotisme… C’est parce que +je trouve que ça vous va bien !</p> + +<p>Et elle a raison. L’uniforme est seyant à la tête +énergique, à la haute et ferme silhouette dont il +accuse l’allure fière…</p> + +<p>— Guillemette, vous me comblez ! réplique René, +heureux de la voir presque gaie. Si rudement qu’elle +ait été touchée, ses dix-huit ans n’ont pu cesser de +fleurir en elle…</p> + +<p>— Je ne vous comblerai jamais assez pour tout ce +que vous méritez, mon oncle, dit-elle, d’un indéfinissable +ton où il y a un badinage voulu avec une +étrange profondeur d’accent. Mais… j’y pense… Vous +ne venez pas dire, n’est-ce pas, que vous ne dînerez +pas avec nous, ce soir, et nous laisserez terminer +seuls ce lugubre 31 décembre !</p> + +<p>— Non, certes, non, je ne viens rien vous dire de +semblable… Je serais bien trop privé de ne pas finir +l’année avec vous !</p> + +<p>— Privé !… C’est si triste, ici, que nous sommes +bien égoïstes de vous y retenir autant ! Enfin, +vous pouvez vous dire que ce soir, en étant +des nôtres, vous accomplirez une bonne action… +Cela fera du bien à maman de vous avoir, à père +aussi…</p> + +<p>— Et pour vous, Guillemette, je ne puis rien ?</p> + +<p>— A moi, vous avez donné la dangereuse habitude +de trouver toujours qu’il manque quelqu’un où vous +n’êtes pas…</p> + +<p>Un frémissement a passé dans sa voix. Mais elle +ne lui permet pas d’y prendre garde et change aussitôt +de ton.</p> + +<p>Depuis que l’épreuve l’a frappée, elle demeure +repliée sur elle-même, sans plus rien trahir de ce +qui l’émeut, même avec lui, auquel, cependant, elle +n’a jamais laissé voir plus d’affection.</p> + +<p>Mais il est bien rare maintenant qu’elle se montre +auprès de lui l’enfant, spontanée dans ses confidences, +qu’il a connue tout l’été. Il semble que le choc brutal +qui l’a atteinte l’ait soudain mûrie, ait développé en +elle une mystérieuse force de résistance, une énergie +généreuse pour pratiquer l’oubli de sa propre détresse ; +et il y a une sorte de dignité fière, singulièrement +émouvante dans le silence qu’elle garde sur +tout ce dont elle doit souffrir, de façon inévitable.</p> + +<p>Ainsi, elle est un vivant exemple pour Mad et +André, assez mal résignés, et stupéfaits de la simplicité +et du calme qu’elle apporte à se prêter aux +renoncements nécessaires…</p> + +<p>Avec une grâce caressante, elle a poursuivi :</p> + +<p>— Mon oncle, vous devez me trouver une bien +malhonnête personne !… Je ne vous remercie pas des +admirables fleurs dont vous nous avez comblées, +maman et moi… Vous voyez, quand vous êtes arrivé, +j’étais en train de parfumer, grâce à vous, notre +nouveau petit <i lang="en" xml:lang="en">home</i>, pour que maman te trouve plus +accueillant quand elle va rentrer… Car je m’aperçois +qu’elle a, plus encore que moi, l’impression que nous +sommes enfermés dans une boîte minuscule, où il +nous faut naturellement quelques jours pour nous +acclimater.</p> + +<p>C’est vrai que cette pièce, de dimensions moyennes, +paraît bien exiguë, comparée aux vastes salons, aux +galeries de l’hôtel Seyntis… Pourtant, revêtue de +peintures pâles, ouvrant sur un balcon, elle a un +aspect de souriante élégance, grâce au goût qui a disposé +les tentures, groupé les meubles — ceux du +petit salon favori de Mme Seyntis, — dispersé les +rares bibelots distraits du naufrage, parmi de menues +plantes vertes fragilement découpées, sous la radieuse +floraison des œillets, des roses pourpres et nacrées, +des blancs lilas, des mimosas dont les petites têtes, +odorantes et duvetées, jettent, dans la lumière, un +éclair d’or.</p> + +<p>Et très sincère, René peut répondre :</p> + +<p>— Chérie, ne calomniez pas votre salon… Il est +charmant et a déjà un air d’intimité qui paraît +presque invraisemblable, étant donné que vous êtes +à peine arrivés…</p> + +<p>Le jeune visage prend une expression d’intense +plaisir qui ressuscite la Guillemette de jadis.</p> + +<p>— Vraiment, vous ne dites pas cela… par générosité ?… +Non ?… Eh bien, alors, je suis ravie ! Car cet +arrangement est mon œuvre… Ne me trouvez pas +trop orgueilleuse de vous l’avouer, après avoir reçu +vos compliments !… Cette pauvre maman avait l’air +si écrasée de tout ce qu’elle avait à organiser que je +l’ai suppliée de me laisser le soin du salon… Je crois +qu’elle avait une médiocre confiance dans mes talents… +Aussi je me suis appliquée… ferme… Car jamais je +ne m’étais vue à la tête d’une pareille responsabilité !…</p> + +<p>Elle parle gaiement. Mais René la connaît trop +bien maintenant pour ne pas discerner ce qu’il y a +de courage dans cette animation souriante ; et jamais +plus, peut-être, il n’a éprouvé pour elle de tendresse, +d’estime, de respect… Comme si elle en +avait la confuse intuition, une lueur rose avive tout +à coup sa fraîcheur ; et, une seconde, une impression +douce infiniment allège son fardeau.</p> + +<p>Avec son sourire des meilleurs jours, elle continue :</p> + +<p>— Oncle, vous n’êtes pas trop pressé ?… Vous +pouvez attendre maman qui est à un rendez-vous +chez le notaire, avec père ?… Eh bien, puisque mon +salon vous plaît, faites-moi une petite visite, à moi… +Et causons !… Là, devant le feu, nous serons très +bien !…</p> + +<p>Elle s’assoit sur une chaise basse. Mais lui, reste +debout devant elle, adossé à la cheminée.</p> + +<p>Elle a dit : « Causons ! » Et pourtant, ni lui ni elle +ne parlent… Ils pensent à tant de choses !… Le regard +distrait, elle contemple la chair odorante des œillets +dressés dans une aiguière de cristal. Mais lui ne voit +que la tête charmante, les yeux qui songent et qu’il +voudrait clore sous ses lèvres, la forme svelte qu’il +rêve de blottir sur sa poitrine dans un geste enveloppant +d’amour et de protection.</p> + +<p>Et, doucement, après elle, il répète :</p> + +<p>— Nous sommes bien ici, vous avez raison… Et +grâce à vous, chérie… Vous êtes une brave petite +femme ! Guillemette.</p> + +<p>Elle tressaille et secoue la tête :</p> + +<p>— Tant mieux si j’en ai l’air… Mais vous me +croyez meilleure que je ne suis, mon oncle… Je +devrais penser que père nous ayant été laissé, tout le +reste n’est rien…</p> + +<p>Elle s’arrête un peu ; et, à l’expression du visage, +René comprend qu’elle a deviné la vérité…</p> + +<p>— Et cependant, quand je regarde tout au fond de +mon cœur, je m’aperçois qu’à la surface seulement +je suis courageuse.</p> + +<p>— C’est déjà beaucoup !… Guillemette, vous êtes +trop exigeante pour vous-même.</p> + +<p>— Croyez-vous ?… Moi, pas… Je suis honteuse +d’arriver — si mal ! — à m’estimer satisfaite, parce +que je ne me vois pas, comme Mademoiselle, contrainte +d’aller surveiller des petites filles aux Champs-Élysées, +ou remplir quelque besogne aussi séduisante, +sous peine de mourir de faim… Car j’ai cru, à +la première heure, que c’était là le sort qui m’attendait… +Mon oncle, ne vous moquez pas de moi !… On +m’a dit que j’étais devenue pauvre… Et je ne savais +pas, au juste, ce que c’était d’être pauvre… Maintenant, +je sais et…</p> + +<p>— Et ?… insiste-t-il.</p> + +<p>Elle regarde droit devant elle, dans les flammes qui +jaillissent d’une bûche écroulée.</p> + +<p>— Et… je trouve cela très désagréable !… Non, je +ne suis pas courageuse… Il me paraît dur de ne plus +pouvoir acheter tout ce qui me plaît… de n’avoir plus +ni chevaux ni voitures… moi, qui pourtant aimais +par-dessus tout aller à pied !… Je ne me connaissais +pas à ce point capricieuse !… Cela m’a déchiré le cœur +de quitter l’hôtel, mes chers arbres du parc Monceau… +de voir disparaître les tapisseries, les tableaux que +j’avais tant regardés depuis ma plus petite enfance, +qu’ils me semblaient avoir pris quelque chose de +moi-même !… être devenus des amis qui m’entouraient, +m’isolaient des indifférents, me faisaient une +façon de petit univers où il devait être impossible au +malheur d’entrer !… Et voici que l’hôtel va être +vendu… Et puis, ce sera le tour des <i>Passiflores</i>… +C’est horrible de voir tout cela tomber dans le passé… +Il y a des moments où j’ai l’impression de posséder +maintenant une très vieille âme… A ce point, que je +suis tentée de courir me regarder dans la glace pour +m’assurer que mes cheveux ne sont pas devenus +blancs !…</p> + +<p>Elle semble encore plaisanter. Mais aux battements +des cils, René devine les paupières lourdes des +larmes qu’elle ne veut pas laisser couler. Il attire la +main qui tourmente l’étoffe de la robe d’un geste +inconscient et l’enserre dans les siennes.</p> + +<p>Elle n’a aucun mouvement pour se dérober et lève +vers lui des prunelles larges d’angoisse :</p> + +<p>— Oh ! mon oncle, est-ce que je pourrai jamais +oublier comme le malheur vient vite !… J’ai peur de +la vie, maintenant…</p> + +<p>— Il ne faut pas… parce que le bonheur aussi +vient vite et les mauvais jours passent, vous le savez +bien… Pour vous aider à les traverser, vous devez +me permettre, Guillemette, de vous gâter beaucoup…</p> + +<p>Un faible sourire effleure les lèvres, tout plein +d’une douceur tendre :</p> + +<p>— Me gâter !… Je me demande comment vous +pourriez le faire plus que vous ne le faites !… Quel +ami vous avez été depuis… depuis l’affreux matin +où nous avons appris, là-bas, dans le jardin des +<i>Passiflores</i>… Je ne vous en ai jamais remercié, +parce que, pour conserver mon apparente bravoure, +il me fallait fuir tout ce qui pouvait m’attendrir… +Aujourd’hui, je suis moins nerveuse… et je ne veux +pas que vous me supposiez ingrate ou insouciante, +aveugle à votre bonté…</p> + +<p>Il se penche un peu vers elle :</p> + +<p>— Alors vous croyez que c’est ma « bonté », pour +parler votre langage, qui me fait considérer comme +mienne l’épreuve dont vous souffrez et me donne +soif de tenter l’impossible pour vous l’alléger…, qui +me rendrait capable, pour cela, de sacrifier n’importe +quoi… n’importe qui !…</p> + +<p>— C’est aussi parce que vous avez une grande +affection pour moi !…, fait-elle, la voix assourdie +tout à coup, et dégageant sa main qu’il avait gardée.</p> + +<p>— C’est parce que vous êtes la créature qui m’est +le plus chère au monde… Guillemette, mais vous ne +devinez donc pas que je vous adore ?…</p> + +<p>Elle a un frémissement de tout l’être et il lui revoit +cette même expression de sphinx qu’elle avait aux +<i>Passiflores</i>, le matin après son retour, quand elle lui +parlait de Nicole ; les mêmes yeux interrogateurs, +profonds, lumineux où la pensée jaillit de l’âme, +tandis qu’elle murmure passionnément :</p> + +<p>— Ah ! mon oncle… mon oncle, pourquoi dites-vous +cela !!!</p> + +<p>— Pourquoi ?… Parce que je voudrais enfin…, +enfin ! avoir le droit de vous aimer, de vous garder +comme mon enfant, comme mon amie… comme mon +trésor… comme…</p> + +<p>Il s’arrête un peu ; et plus bas, d’un accent où supplie +le cri de son amour, il finit :</p> + +<p>— De vous aimer comme ma femme… Guillemette, +est-ce que je souhaite l’impossible ?</p> + +<p>— Mais… mais, mon oncle, ce qui est impossible, +c’est que vous pensiez ainsi à moi !… Je suis si peu +la femme que vous désirez rencontrer !… Vous êtes +tellement plus sage, tellement meilleur que moi !…</p> + +<p>II se souvient trop d’une heure, proche encore, +pour supporter de l’entendre parler de la sorte.</p> + +<p>— Guillemette, je vous en conjure, ne dites pas de +pareilles folies !… De nous deux, c’est moi… ah ! je +le crains bien !… qui suis le moins sage, celui qui +mérite le moins son bonheur… Mais…</p> + +<p>Et il a ce sourire qui donne tant de charme à son +visage énergique :</p> + +<p>— Mais… vous ne pouvez trop me reprocher d’être +sans le moindre piédestal, puisque vous préférez les +hommes très loin de la perfection… Vous m’en avez +fait l’aveu, cet été.</p> + +<p>Elle a un léger frisson :</p> + +<p>— Il ne faut plus parler de l’été, de mon bel été +lumineux… le dernier où j’ai ignoré le chagrin… +Cela me fait trop mal… En ce moment, je ne peux +pas regarder en arrière… Parlez-moi seulement de +l’avenir où vous voulez m’emporter, de vous… Dites-moi +encore que…</p> + +<p>— Que votre grâce m’a transformé, mon enfant +chérie. Vous avez chassé le vieil homme dont la froideur, +les idées étroites, les raides principes vous +faisaient peur, vous révoltaient… Il y a quelques +mois, aux <i>Passiflores</i>, vous m’avez dit… vous en +souvenez-vous ?… que vous voudriez être aimée +follement de celui à qui vous vous confieriez… Et +quand je regarde en moi, je vois que c’est ainsi que je +vous aime… Et encore, avec tout mon respect, toute +ma foi, toute mon adoration… Dans mon cœur, je ne +vois plus que vous, vous seule, ma Guillemette…</p> + +<p>— Plus que moi ?… Mais… mais Nicole ?…</p> + +<p>— Nicole ?… Ah ! Nicole !… Elle est réconciliée avec +son mari et ne songe plus guère à nous… à moi…</p> + +<p>Aux autres, c’est possible… A lui, certainement +elle songe parfois ; car elle le lui a écrit, c’est à lui +qu’elle doit d’avoir sacrifié son orgueil et recommencé +la vie où était son bonheur…</p> + +<p>— … Soit, elle ne songe pas à vous… Mais peut-être +vous, encore, vous pensez à elle… Êtes-vous donc sûr +de l’avoir oubliée ?… Êtes-vous sûr de ne pas la +regretter près de moi, si vous la retrouvez belle +comme vous l’avez vue à Saint-Jean-de-Luz… où +vous avez passé des jours et des jours ensemble…</p> + +<p>Il voit le doute trembler encore dans l’eau sombre +des yeux. Et lui, si dédaigneux de tout danger, est +bouleversé tout à coup d’une terreur affolée de la +perdre s’il ne parvient à écarter l’ombre qu’elle devine +entre eux, dans sa prescience de femme… C’est +à lui qu’il appartient de conquérir son bonheur, celui +qu’il veut donner à cette créature chérie, devenue +pour lui l’Unique… Alors, avec une autorité tendre, +il reprend les deux mains qu’il sent palpiter dans les +siennes ; fort de son amour dont la flamme a brûlé +les souvenirs mauvais, il répond, et son accent a une +sincérité grave :</p> + +<p>— Écoutez-moi, Guillemette, vous qui êtes pour moi +ce que nulle femme n’a jamais été, vous à qui j’offre +tout ce que mon cœur, mon esprit possèdent de meilleur… +Et comprenez-moi, pour que, jamais plus, +vous ne soyez effleurée d’une inquiétude au souvenir +des quelques jours où j’ai vécu près de Nicole… Ma +petite aimée, quand je suis arrivé à Saint-Jean-de-Luz, +je vous fuyais…</p> + +<p>— Vous me fuyiez ?… moi ?… Oh ! pourquoi me +fuyiez-vous ?…</p> + +<p>— Je venais de m’apercevoir tout à coup que je +vous aimais… Ah ! bien autrement que je ne le +croyais !… Comme je m’imaginais n’en avoir pas le +droit… puisque vous ne partagiez pas cet amour…</p> + +<p>Si bas, qu’à peine il l’entend, ses lèvres articulent +lentement :</p> + +<p>— Que pouviez-vous savoir ?… Alors que moi-même +je ne savais… rien… Et puis… dites… après ?</p> + +<p>— Et puis, par hasard, j’ai retrouvé Mme de +Miolan… alors…</p> + +<p>Il s’arrête une seconde… De toute son âme, elle +écoute… Et incapable de lui dire un mot qui ne soit +pas la vérité, il reprend :</p> + +<p>— Alors, comme toute ma volonté avait été impuissante +à me détacher de vous, ainsi que je m’en figurais +avoir — absurdement ! — le devoir… alors, Guillemette, +je suis resté près d’elle, espérant que sa présence +m’aiderait à échapper au rêve qui me hantait…</p> + +<p>— Oh ! vous avez pu faire cela ! vous !!!</p> + +<p>Il sent que les deux mains ont un élan pour lui +échapper. Mais il les enlace plus étroitement. Même +un instant, il ne veut plus qu’elle s’éloigne de lui… +D’un geste dominateur, il les attire sur sa poitrine +dans laquelle bat le cœur où elle est entrée souverainement, +et d’une voix que l’émotion brise, il répète :</p> + +<p>— Oui, j’ai fait cette tentative insensée… Et j’y ai +compris que je ne voulais plus qu’une chose, vous +obtenir, vous, mon amour, mon unique amour. Aujourd’hui, +je vous jure que j’ai le droit de vous +demander de vous confier à moi, pour les bons et +les mauvais jours… Me croyez-vous ?… Guillemette.</p> + +<p>Les lèvres closes, elle laisse son regard lire dans +cet autre regard qui, elle en a la foi divine, ne lui +mentirait pas… Alors, sûre de lui comme d’elle-même, +elle tressaille, dans l’ivresse merveilleuse de celles +qui se donnent ; et avec un mouvement délicieux +d’enfant, cherchant l’asile des bras qui l’enveloppent +soudain, elle murmure passionnément, sous les +lèvres qui osent enfin toucher son visage :</p> + +<p>— Oui, je vous crois, René… et je vous aime… +Ah ! que je vous aime, moi aussi !</p> + + +<p class="c gap small">FIN</p> + +<div class="chapter"></div> + + +<p class="c top4em"><span class="large">PARIS</span><br> +TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT <span class="xsmall">ET</span> C<sup>ie</sup><br> +8, <span class="xsmall">RUE GARANCIÈRE</span></p> + + +<div class="break"></div> + +<p class="c top2em"><span class="large">BIBLIOTHÈQUE DE ROMANS</span><br> +de la Librairie PLON</p> + +<p class="c i">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p> + +<ul> +<li>BOULOC (Énée). — Les « Pagès ».</li> +<li>WHARTON (Édith). — Chez les heureux du monde.</li> +<li>GAUTHEY (Lucie). — L’Inutile Volonté.</li> +<li>PRAVIEUX (Jules). — Mon Mari.</li> +<li>VERNIÈRES (André). — Camille Frison.</li> +<li>LESUEUR (Daniel). — Nietzschéenne.</li> +<li>DAUDET (Ernest). — Au galop de la vie.</li> +<li>DAVERNE (André). — * Le Prix du sang.</li> +<li>BLAISE (Jean). — Rêve de lumière.</li> +<li>DELMAS (Armand). — L’Armoire au linge blanc.</li> +<li>MARESCHAL DE BIÈVRE (Georges). — * Le Cœur s’éveille.</li> +<li>MARGUERITTE (Paul). — Les Jours s’allongent.</li> +<li>HUYSMANS (J.-K.). — Trois églises et trois primitifs.</li> +<li>EDGY. — La Couronne de roses.</li> +<li>BARAUDON (Alfred). — Enracinés.</li> +<li>KILIEN D’ÉPINOY. — * Amour et dot.</li> +<li>FAUER (Renée). — Armelle et son mari.</li> +<li>PONTEVÈS-SABRAN (M<sup>ise</sup> de). — Le Curé de Sainte-Agnès.</li> +<li>BORDEAUX (Henry). — Les Yeux qui s’ouvrent.</li> +<li>SAINT-CÉNERY. — Au service de la France.</li> +<li>CAPDEVIELLE (P.-H.). — Fils de la terre.</li> +<li>MOSELLY (Émile). — Le Rouet d’ivoire.</li> +<li> — Jean des Brebis ou le Livre de la misère.</li> +<li>BOURGET (Paul). — Recommencements.</li> +<li>FORESTIER (G.). — <i>Dans l’Ouest-Canadien.</i> — La Pointe-aux-Rats.</li> +<li>ALANIC (Mathilde). — * La Gloire de Fonteclaire.</li> +</ul> +<p>Prix de chaque volume <span class="fl"><b>3</b> fr. <b>50</b></span></p> + +<p>Les volumes dont le titre est précédé d’un * peuvent être +mis entre toutes les mains.</p> + + +<p class="c gap xsmall">PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 11536.</p> + + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE ***</div> +</body> +</html> |
