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authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-01-15 22:14:29 -0800
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@@ -0,0 +1,8955 @@
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE ***
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+ HENRI ARDEL
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+ L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE
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+ PARIS
+ LIBRAIRIE PLON
+ PLON-NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
+ 8, RUE GARANCIÈRE--6e
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+ Tous droits réservés
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+DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE
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+ Le Mal d’aimer. 11e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ Au Retour. 8e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ Cœur de sceptique. 13e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ (Ouvrage couronné par l’Académie française, prix Montyon.)
+ Rêve blanc. 9e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ Tout arrive. 10e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ L’Heure décisive. 8e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ La Faute d’autrui. 8e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ Seule. 15e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ Mon cousin Guy. 29e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ L’Absence. 7e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
+ Renée Orlis. 13e édit. 1 vol. in-16 3 fr. 50
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+Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
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+Published 29 July 1908.
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+Privilege of copyright in the United States reserved under the Act
+approved March 3d 1905 by Plon-Nourrit et Cie.
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+L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE
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+I
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+
+Dans la fournaise du grand magasin que chauffe, à travers les stores
+baissés, un ardent soleil de juillet, Guillemette Seyntis, d’un air de
+personne très raisonnable, trotte allègrement, de comptoir en comptoir,
+pour remplir les diverses missions d’achat que sa mère lui a confiées.
+
+L’atmosphère est étouffante, malgré les vitres ouvertes, et pâlit le
+visage des infortunées vendeuses qui, depuis le matin, s’appliquent à
+répondre fructueusement aux désirs variés de clientes toujours
+renouvelées... Qui donc a prétendu, qu’en juillet, il n’y a plus
+personne à Paris?
+
+Elle, Guillemette, est seulement un peu plus rose qu’une demi-heure plus
+tôt quand, sous l’escorte de miss Murphy, elle est descendue de voiture
+devant le trottoir encombré par la foule des acheteuses qui s’affairent,
+coude contre coude, autour des étalages discrètement ennuagés de
+poussière, mais combien riches d’_occasions_!
+
+Dans le dédale des galeries où, en multiples aspects, la tentation
+s’épanouit, elle a glissé de son pas souple de créature très jeune;
+amusée d’acheter, car ignorant, de par la grâce du ciel, la valeur de
+l’argent, elle trouve aussi charmant que naturel de s’offrir tout ce qui
+lui plaît.
+
+Guillemette Seyntis est une enfant gâtée de la vie. La destinée a fait
+d’elle une précieuse héritière, l’a pourvue d’une mère parfaite et lui a
+donné pour père un grand financier qui se trouve être, en même temps, un
+très honnête et très galant homme dont l’honorabilité est aussi
+indiscutable qu’enviée de beaucoup, dans le monde des manieurs d’argent
+où il est une puissance.
+
+De là, chez elle, une fort riante conception de l’existence qu’elle
+goûte avec une âme frémissante et une pensée vive, indépendante,
+curieuse; avec l’agréable certitude d’avoir reçu de la nature une
+silhouette qui resterait élégante et fine sous des guenilles; un visage
+délicatement modelé d’un trait spirituel--comme en dessine Helleu...--où
+fleurit le sombre iris des grands yeux d’un bleu violet; une onduleuse
+chevelure châtain, ombrée de moires d’or. De telle sorte qu’elle paraît,
+selon les caprices de la lumière, très blonde ou presque brune...
+
+Certes, Guillemette aime beaucoup mieux être, sans conteste, une jolie
+créature... Mais cela étant vérité reconnue, elle accepte comme toute
+naturelle cette favorable situation et n’en tire nulle vanité.
+
+A ses heures, elle est coquette comme une autre,--sans un brin de
+perversité,--parce qu’elle a dix-huit ans et que ça l’amuse de plaire,
+fût-ce à des indifférents... Elle l’est de manière discrète, car c’est
+une petite fille fort bien élevée et, dans le monde, elle ne se montre
+pas de ces jeunes personnes qui s’affichent par des flirts audacieux et
+scandalisent les mères de famille en allumant de leur mieux les vains
+désirs des jeunes hommes. Aussi Mme Seyntis déclare-t-elle,--bien
+sincère!--que sa fille est encore une gamine qui ne pense qu’à la danse.
+
+C’est vrai, elle y pense, quand l’occasion s’en présente... Mais elle
+pense encore à tant d’autres choses! Dans le cœur et le cerveau des
+fillettes du nouveau siècle, s’agite tout un monde que ne soupçonnent
+pas les mères qui ont gardé leur âme d’autrefois.
+
+Et Mme Seyntis--la candeur même!--serait tout bonnement horrifiée si
+elle entrevoyait quelle créature déjà compliquée, clairvoyante, pensive,
+avec d’inconscientes audaces, vit ardemment dans sa Guillemette, élevée
+selon les sages vieux principes qu’elle a vus régir sa propre jeunesse;
+saupoudrée de bons conseils, de catéchismes,--voire même de retraites,
+au temps du Carême,--de cours sans nombre... Régime qui a procuré à la
+jeune personne des «clartés de tout» et un étonnant bagage d’idées
+personnelles, résultant du choix qu’elle a fait parmi les copieux
+enseignements qui lui étaient prodigués.
+
+--Guillemette, tu te livres à des achats?
+
+Guillemette tourne la tête et rencontre les yeux bruns, chaudement
+passionnés, de sa cousine Mme de Miolan qui lui sourient sous l’ombre de
+la capeline fleurie.
+
+Tout de suite, elle se rapproche de la jeune femme, sans souci de la
+foule qui les heurte, de l’employé qui, devant elle, s’achemine, tête
+baissée, vers la caisse. Elle serre la main de Mme de Miolan.
+
+--Je faisais des commissions pour maman. Elle déteste les magasins; mais
+j’ai fini.
+
+--Alors, reste un instant avec moi; j’ai une étoffe de blouse à choisir,
+tu m’aideras.
+
+Guillemette ne demande pas mieux, d’abord parce qu’elle aime à voir de
+jolis chiffons; mais surtout, parce que Nicole de Miolan exerce sur elle
+cette attraction que les «grandes» possèdent souvent sur les «petites».
+Or Nicole est une _grande_ pour Guillemette; non pas tant à cause de
+leur différence d’âge,--six ans à peine;--mais Nicole a traversé des
+années qui ont accrû la distance. Et Guillemette le sait bien, malgré la
+prudente discrétion de Mme Seyntis. Elle a fait, envers et contre tous,
+un mariage d’amour avec un beau garçon,--attaché d’ambassade, célèbre en
+son monde par ses aventures et folies sentimentales,--qui l’a adorée,
+puis trompée; du moins, elle en a la conviction. Volontaire, passionnée,
+très fière, elle n’a pas pardonné et, orgueilleusement, a prétendu à un
+droit de représailles. Les scènes ont succédé aux scènes jusqu’au jour
+où Nicole, sans phrases ni explications, a quitté mari et ambassade,
+pour venir à Paris demander son divorce.
+
+En attendant qu’elle l’obtienne, elle mène une existence de mondaine,
+vaguement chaperonnée par son père et sa mère, excellentes et dignes
+personnes que sa situation désespère, mais qui ont toujours été
+incapables d’avoir une volonté autre que la sienne. Tous les membres
+sérieux de la famille déplorent un tel état de choses et se confient,
+avec émoi, qu’on parle de Nicole bien plus et bien autrement qu’il ne
+faudrait... Que ne dit-on pas d’une très jolie femme seule, courtisée et
+qui ne se refuse pas à l’être!...
+
+Aussi, Mme de Seyntis fait-elle des prodiges de diplomatie pour rendre
+rares les rencontres de sa fille et de Nicole. Comme elle est bonne et
+soucieuse de pratiquer la charité, elle s’efforce de ne pas trahir son
+sentiment. Mais Guillemette est bien trop fine pour ne l’avoir pas
+deviné... C’est pourquoi elle éprouve un léger scrupule à s’attarder
+avec sa séduisante cousine...
+
+La tentation est trop forte pour qu’elle n’y succombe pas. Après tout,
+il ne s’agit que de quelques instants à passer ensemble, dans la cohue
+d’un magasin. Sûrement, sa mère elle-même jugerait la rencontre bien
+inoffensive!
+
+--Guillemette, hasarde timidement miss Murphy, il faudrait aller à la
+caisse. Voyez, l’employé vous attend.
+
+--Pauvre homme, il attend!... Eh bien, miss Murphy, soyez un amour,
+allez payer pour moi, voici mon porte-monnaie. Et puis, vous viendrez me
+retrouver aux soieries où j’ai quelque chose à voir avec Mme de Miolan.
+
+Guillemette dit cela avec un sourire auquel miss Murphy est d’autant
+plus incapable de résister qu’elle a, de vieille date, abdiqué toute
+autorité sur son indépendante élève. Et derrière le commis, elle s’en
+va, boitillante et raide, ses yeux de myope attachés à l’employé qui
+déambule devant elle, aspirant à la liberté de courir vers de nouvelles
+clientes.
+
+Cependant Nicole et Guillemette bavardent et attendent que le monsieur
+en cravate blanche dont l’occupation est de faire manœuvrer le régiment
+des vendeurs, leur ait annoncé que leur tour d’être servies est enfin
+arrivé.
+
+--Ce sera dans un instant, mesdames, leur assure-t-il de l’air le plus
+encourageant; car il témoigne une bonne grâce toute particulière aux
+clientes que sa compétence lui révèle de fortunées femmes du vrai monde.
+
+Nicole répond à ces paroles par un vague signe de tête et elle demande à
+Guillemette, tout en considérant les plis soyeux d’un satin drapé près
+d’elle:
+
+--Vous ne partez donc pas encore pour Houlgate?
+
+--Si, bientôt!... Mais nous attendons qu’André en ait fini avec son
+bachot.
+
+--Période agitée, alors!... C’est pour bientôt?
+
+--Dans quatre jours.
+
+--Ah! Ah!... Et a-t-il des chances de succès, ce bon André?
+
+--Ce sera au petit bonheur, fait Guillemette avec philosophie, étant
+donnée son ardeur au travail. S’il ne réussit pas, il y aura scènes de
+désolation de cette pauvre maman, scènes de colère du côté de papa...
+
+Mme de Miolan a un indéfinissable sourire:
+
+--Ton père s’intéresse tant que cela aux examens d’André?
+
+En l’intimité de sa pensée très éclairée, elle s’étonne qu’avec les
+profanes distractions qui reposent Raymond Seyntis de ses affaires, il
+trouve encore des loisirs pour certaines de ses attributions
+paternelles.
+
+Guillemette aussi s’est mise à rire.
+
+--Papa, quant au travail d’André, ressemble aux panthères qui bondissent
+tout à coup sur les paisibles voyageurs. Il reste des semaines sans
+demander à André quel est l’état de ses notes; et puis, tout à coup,
+quand André est dans une parfaite quiétude, il fond sur lui pour
+l’interroger, questionner les professeurs; ce qui a, en général, un
+résultat désastreux pour la tranquillité de mon cher frère!
+
+Mais ici, la conversation est interrompue par les paroles obligeantes du
+monsieur en cravate blanche qui avertit Nicole qu’un vendeur est à sa
+disposition.
+
+C’est un garçon à la face poupine, enserrée dans une cravate 1830. Il
+croit devoir accabler Nicole de questions pour s’enquérir de ce qu’elle
+désire. Elle lui répond qu’elle n’en sait rien et demande à voir
+beaucoup d’étoffes souples. Comme elle lui fait cette déclaration avec
+un sourire, qu’il devine en elle une de ces clientes qui n’ont pas souci
+du bon marché, il s’en va aimablement puiser dans les rayons, et, sans
+se lasser, apporte pièce après pièce, à Nicole qui n’est jamais
+satisfaite.
+
+Seulement, elle a une manière de demander: «N’avez-vous pas encore autre
+chose?» si encourageante, que le gros garçon continue à subtiliser à ses
+confrères les plus séduisantes étoffes pour les lui soumettre.
+
+Elle et Guillemette regardent, comparent, s’amusent du jeu chatoyant des
+coloris qui s’harmonisent ou se heurtent. Devant elles, il y a
+maintenant des jaunes safranés, blonds comme des épis, aux reflets roux,
+de pain brûlé; des bleus verdissants ainsi qu’un ciel de crépuscule; des
+roses nacrés, ou d’un ton violent de corail rouge; des verts d’opale, et
+aussi, des mauves pareils à des pétales d’hortensia...
+
+Elles s’attardent à choisir parce qu’elles causent.
+
+--Je prends ceci, monsieur, dit enfin Nicole. Elle s’aperçoit tout à
+coup que la chaleur est étouffante dans la galerie où circule,
+incessamment, le flot des acheteuses.
+
+Mais tandis que le gros jeune homme mesure les mètres demandés, elle
+reprend, un peu distraite, car elle regarde l’étoffe:
+
+--Alors rien de nouveau dans la famille que les exploits intellectuels
+d’André?
+
+--Mais si... mais si... Il y a le retour de l’oncle René!
+
+--Ah!... René revient de Madagascar...
+
+Une expression profonde a soudain changé le regard de Nicole. Son accent
+a quelque chose de rêveur...
+
+--Oui, il arrive à la fin du mois et il passera l’été avec nous à
+Houlgate. Maman est dans le ravissement. Cela fait près de cinq ans
+qu’il n’est pas rentré en France!
+
+--C’est vrai... cinq ans... Je venais d’être fiancée quand il est
+parti...
+
+D’où naissent les intuitions? Est-ce la voix, le regard de Mme de Miolan
+qui font jaillir dans la pensée de Guillemette, la certitude instinctive
+qu’il y a eu quelque coïncidence entre le mariage de Nicole et la longue
+absence de René Carrère dont sa famille s’est désolée. Et parce qu’elle
+a très envie de savoir, sans réfléchir, elle laisse échapper:
+
+--N’est-ce pas, Nicole, il était amoureux de toi, l’oncle René?
+
+La jeune femme, qui est restée immobile, avec des yeux songeurs, fermés
+au décor papillotant du magasin, répète du même ton un peu lent, et ses
+lèvres onduleuses ont une expression presque railleuse, mais si triste:
+
+--Très amoureux!... Aussi amoureux que pouvait l’être un garçon
+raisonnable et... sage comme lui!...
+
+--Si raisonnable que cela?... Oh! Nicole, qu’il devait être ennuyeux!
+fait, avec conviction, Guillemette, dont les dix-huit ans goûtent les
+cavaliers très fringants, très flirts, et enveloppent, à l’avance, d’un
+juvénile dédain cet oncle si sage dont sa mère célèbre toujours les
+nombreuses qualités.
+
+--Non, il n’était pas ennuyeux, mais effrayant de bons principes... Tout
+à fait le frère de ta mère!... Je ne me suis pas sentie à la hauteur...
+Et j’ai été, d’ailleurs, bien mal récompensée de mon humilité!...
+Là-dessus, allons donner mon adresse, qu’on m’envoie mon satin. Il est
+joli, n’est-ce pas?
+
+Nicole a secoué la tête comme pour en rejeter toutes les pensées, tous
+les souvenirs qui se mêlaient d’y tourbillonner tout à coup comme des
+oiseaux tristes et elle paraît occupée seulement d’en finir avec son
+achat. Guillemette la suit, devenue distraite, écoutant vaguement les
+explications que croit devoir lui donner miss Murphy qui s’embrouille
+dans le compte de sa monnaie.
+
+Toutes trois sortent enfin du «temple des vanités». Dehors, un ardent
+soleil ruisselle sur l’asphalte brûlant, où les arbres poudreux
+allongent des ombres dures.
+
+Des femmes passent en robe claire, chaussées de cuir pâle, les épaules
+nues sous la dentelle du corsage, le teint fouetté de rose par
+l’éclatante chaleur.
+
+--Quelle odieuse température! soupire Nicole. Veux-tu venir prendre une
+glace? Guillemette. Nous nous voyons si peu et si mal que pour une fois
+que je te tiens, j’ai envie d’en profiter...
+
+Ah! la tentation encore! Mais Guillemette, élevée comme son oncle, dans
+les «bons principes», n’ose pas faire sciemment ce que sa mère lui
+interdirait, sans doute.
+
+--Chérie, je te remercie, mais il faut que je rentre. Nous nous verrons
+bien à Houlgate... Car tu y viens?...
+
+--Oui, correctement escortée de ma famille, avant d’aller seule à Dinard
+retrouver des amis. Peut-être ton oncle sera-t-il arrivé... Cela
+m’amusera de le revoir... Nous nous trouverons vieillis!
+
+--Nicole, que tu es encore coquette pour une dame qui a vieilli! Lui,
+est déjà un peu, un monsieur d’âge... c’est vrai... à trente ans!... Un
+capitaine, et qui revient de si loin! Les années de campagne comptent
+double...
+
+--Et les années de mariage triple, quadruple, alors! murmure Nicole.
+Petite Guillemette, marie-toi le plus tard possible!... Comme on dit en
+musique: «Profite bien de ta jeunesse!»
+
+--Nicole chérie, je t’assure que je fais de mon mieux!
+
+Cela, c’est bien la vérité. Nicole le sent, et un sourire
+d’affection,--un peu aussi de pitié pour les illusions de cette
+enfant,--adoucit un instant la flamme de ses yeux.
+
+--Comme tu as raison! Au revoir, mon petit. Ah! tu n’es pas une Carrère,
+toi, mais une vraie Seyntis...
+
+Sur son ordre, le chasseur a fait un signe à son cocher. Des passants se
+retournent pour regarder monter en voiture cette très jolie femme,
+habillée avec un goût raffiné en sa simplicité apparente;--elle porte un
+«tailleur» de grosse toile bise... Et, en une seconde, elle est tout
+ensemble admirée, désirée, enviée,--elle qui, à cette heure, n’est
+qu’une vivante épave, emportée à la dérive par le grand flot de la vie.
+
+Guillemette aussi est restée une seconde à la regarder, avec des yeux de
+gamine qui se connaît déjà fort bien en grâce féminine et a beaucoup
+entendu parler...
+
+Mme de Miolan a raison, Guillemette est une Seyntis. Elle est la vraie
+fille du financier spirituel, hardi et galant, épris de tout ce qui est
+beauté,--femmes et œuvres d’art,--s’offrant les unes et les autres avec
+une somptuosité de fermier général du temps jadis; au demeurant, un très
+aimable mari qui voile, d’une délicate discrétion, ses promenades
+ultra-conjugales et éprouve la plus sincère affection, avec une estime
+très haute, pour la femme dont il possède absolument l’être, corps et
+âme. En effet, vingt années de mariage n’ont pu altérer chez Mme
+Seyntis, une confiance de jeune épousée. Confiance dont Guillemette
+pourrait bien ne pas faire si généreux hommage à son futur mari, toute
+saturée qu’elle ait été de bons exemples et conseils. Les petites filles
+du vingtième siècle ont respiré d’autres souffles et trop entendu
+célébrer le nouvel évangile de leurs droits!...
+
+Quoi qu’il en doive être de l’avenir, pour l’heure, ladite petite fille
+chemine pédestrement vers l’hôtel Seyntis, insouciante de la chaleur et
+de la poussière, des regards qui caressent au passage son éblouissante
+jeunesse. Elle trotte d’un pas vif, suivie tant bien que mal par miss
+Murphy; et elle ne s’en aperçoit pas, tant sa pensée est absorbée toute
+par la soudaine révélation qu’elle vient d’avoir d’un roman inachevé
+entre l’oncle René et Nicole.
+
+Comment jamais un mot ne lui en avait-il donné le soupçon?... Est-ce un
+secret entre eux?... Ou la famille le sait-elle?
+
+Que Nicole ait eu peur d’un mari sérieux comme l’oncle René, elle le
+comprend bien!... Mais combien lui, si sage, devait être pris
+profondément pour demeurer tant d’années hors de France... Sans doute
+afin de se guérir... Puisqu’il revient aujourd’hui, c’est qu’il n’a plus
+peur de la retrouver... D’ailleurs, ainsi que dans les livres, il est
+vengé puisqu’elle a eu un détestable mari, choisi, voulu par elle
+seule...
+
+En est-elle malheureuse? Regrette-t-elle d’avoir misérablement gâché sa
+vie?... Qui le sait?... Pour tous, l’âme de Nicole demeure close. Jamais
+elle ne se plaint ni ne parle des dernières années qu’elle a vécu. Il
+semblerait qu’elle se contente désormais d’être une créature délicieuse
+dont les hommes s’affolent, que les femmes jalousent. Elle va beaucoup
+dans le monde et s’habille mieux que nulle autre... Elle cause, elle
+rit... Mais, par instant, son rire sonne à l’oreille comme un sanglot
+bref, douloureux à entendre, et ses beaux yeux, qu’on dirait faits d’une
+ombre brûlante, regardent souvent vers l’Invisible...
+
+Mme Seyntis s’illusionnait bien quand elle s’imaginait que ne parlant
+pas devant Guillemette des malheurs conjugaux de sa cousine, elle
+endormirait, sur ce point, la jeune pensée si vite en éveil. Les
+quelques mots de Nicole ont ressuscité pour Guillemette l’image de Guy
+de Miolan, grand, svelte, d’allure patricienne; le visage barré d’une
+moustache fauve... Et mieux encore, elle revoit les yeux gris dont
+l’expression, jadis, lui faisait trouver si naturel que Nicole allât,
+quoi qu’on lui dît, à celui qui savait ainsi la regarder. Tous deux,
+d’ailleurs, lui donnaient l’impression d’êtres enfermant en eux quelque
+brûlant foyer...
+
+Donc ils sont brouillés. Nicole attend son divorce et lui ne tente rien
+pour l’apaiser et la ramener. L’oncle René revient; il va revoir
+Nicole... Ici, la pensée de Guillemette s’arrête devant une conclusion
+impossible. Même arrivât-il que la jeune femme obtînt son divorce, même
+l’oncle fût-il encore amoureux, tout mariage serait impossible entre
+eux, puisque la loi seule lui rend sa liberté. Et Guillemette, élevée
+par une mère rigoureusement religieuse, ne conçoit même pas un mariage
+hors de l’Église... Alors... quoi?
+
+--Oh! Guillemette, comment pouvez-vous marcher si vite par cette
+chaleur! soupire la voix plaintive de miss Murphy.
+
+Guillemette tressaille; et, un peu saisie, confuse, parce qu’elle est
+habituée à prendre souci des autres, elle regarde la pauvre miss,
+essoufflée et cramoisie, sous son ombrelle.
+
+--Ma pauvre Murphy! je vous demande bien pardon!... Je réfléchissais et
+je ne m’apercevais pas que je vous faisais ainsi trotter! Nous allons
+marcher bien lentement pour vous remettre.
+
+--Ah! maintenant, nous arrivons...
+
+C’est vrai, devant elles deux, apparaît la voûte ombreuse de l’avenue de
+Messine, et plus loin, se montrent les cimes feuillues du parc Monceau
+sur lequel s’ouvrent les fenêtres de l’hôtel Seyntis.
+
+
+
+
+II
+
+
+Un quart d’heure plus tard, Guillemette, toute rose de sa course rapide,
+pénètre dans la salle d’étude où sa jeune sœur Mad peine sur les devoirs
+que lui fait faire consciencieusement Mademoiselle,--_M’selle_, comme
+dit André, et tous à sa suite.
+
+--Bonjour, les travailleuses! jette joyeusement Guillemette. Quel beau
+temps, n’est-ce pas?... Ah! j’aime l’été!
+
+--Pas moi, en ce moment, gémit Mad qui est sans ardeur devant ses
+problèmes. Je l’aimerai seulement quand les vacances seront venues.
+
+--Pauvre, chérie! Ce ne sera plus long, va... _M’selle_, si vous lui
+accordiez congé?
+
+--Oh! Guillemette, c’est impossible! Ne lui donnez pas de mauvais
+conseils. Il faut faire ce qui doit être fait...
+
+--_M’selle_, vous êtes la sagesse même!
+
+Mademoiselle devient toute rouge, de pâle qu’elle est d’ordinaire. Elle
+est timide, douce, savante et scrupuleuse jusqu’à la minutie dans le
+souci de son devoir.
+
+--Ah! Guillemette, pourquoi vous moquez-vous de moi?
+
+--Ma petite _M’selle_, je ne me moque pas du tout, je constate! réplique
+Guillemette avec un sourire d’amitié à la jeune institutrice qui, son
+aînée de plus de dix ans, lui donne souvent l’impression d’une créature
+à protéger.
+
+--Aimez-vous l’été? vous? _M’selle_.
+
+--Oh! non! je ne l’aime pas! laisse échapper Mademoiselle, avec une
+telle conviction que les prunelles de Guillemette la contemplent,
+surprises.
+
+--Comme vous dites cela! _M’selle_. Pourquoi donc ne l’aimez-vous pas
+cette jolie saison, odorante, lumineuse, dorée... A cause de la chaleur?
+
+--Non, oh! non! La chaleur m’est indifférente!...
+
+Guillemette voit bien que Mademoiselle pense quelque chose qu’elle ne
+veut pas dire; et, discrètement, elle n’insiste pas. Mais cette lueur
+mélancolique qui a, tout à coup assombri les yeux clairs de
+l’institutrice de Mad, dissipe brusquement l’espèce de griserie jetée en
+elle par la féerie de cette journée de juillet. Parce qu’elle est très
+heureuse, elle voudrait tant que tout le monde le fût!
+
+Que peut bien avoir Mademoiselle?
+
+Elle y songe, tout en enlevant sa toilette de sortie, dans la grande
+chambre, ouverte sur l’horizon frais des pelouses du parc Monceau, qui
+est son domaine; un riant domaine, tendu de vieux Jouy, fleuri comme un
+reposoir, décoré de quelques toiles de maître, de bibelots précieux,
+rassemblés par ses désirs de fillette riche et gâtée.
+
+Quand elle entend, dans le petit salon, le piano résonner sous les
+doigts résignés de Mad, elle rentre, d’un élan instinctif, dans la salle
+d’étude où elle est sûre de trouver Mademoiselle, remettant en ordre
+livres et cahiers, avant de s’en aller regagner son logis familial, tous
+les jours, à six heures.
+
+L’institutrice est, en effet, devant la table de travail, une plume en
+main. Sans doute, elle prépare les devoirs de Mad. Mais elle n’écrit
+pas; elle réfléchit... La même expression soucieuse altère son visage un
+peu fatigué et ses yeux regardent fixement loin devant elle, vers les
+cimes vertes des arbres.
+
+Guillemette lui effleure l’épaule et interroge, très douce:
+
+--_M’selle_, je ne voudrais pas être indiscrète, mais vous avez l’air
+d’avoir un souci... Est-ce que... je ne pourrais rien pour vous aider,
+un peu, à le porter? Dites-moi pourquoi vous n’aimez pas l’été? C’est
+cette simple petite question qui vous a attristée...
+
+--Parce que l’été est une saison dure à passer pour moi!...
+
+Guillemette la regarde sans comprendre; et Mademoiselle se sent
+loin,--oh! si loin!--de cette jeune créature que la vie a comblée.
+
+--L’été vous est dur?...
+
+--Oui, c’est un temps pendant lequel je ne gagne pas, murmure
+Mademoiselle. Il m’apporte des vacances forcées; et... il ne m’en
+faudrait pas!
+
+Guillemette serre inconsciemment ses deux mains l’une contre l’autre.
+Quelque chose qui ressemble à une angoisse l’a fait tressaillir; car si
+les paroles de Mademoiselle sont pour elle dépourvues d’un sens précis,
+elle les devine cependant lourdes d’inquiétudes... Et sa jeunesse
+heureuse se cabre, en un sursaut de révolte, devant la loi cruelle qui
+pèse sur certaines existences. Misérablement, elle se sent impuissante
+pour venir en aide à la petite institutrice de Mad.
+
+Il y a, entre elles deux, un léger silence; Mademoiselle est toute à son
+tourment; et, Guillemette qui, de tout cœur, souhaiterait le lui
+enlever, se demande, sans trouver de solution, ce qu’elle pourrait bien
+faire... Le piano frémit, torturé par Mad qui s’impatiente devant un
+passage hérissé d’imprévu. Guillemette suggère, encourageante:
+
+--Mais puisque vous gagnez toute l’année, Mademoiselle, vous pouvez bien
+vous reposer un peu pendant les vacances!
+
+--Il faut vivre aussi au temps des vacances, articule humblement
+Mademoiselle. C’est pourquoi je ne peux pas me réjouir, comme vous, de
+les voir arriver!
+
+--Oui, je comprends! fait Guillemette sérieuse.
+
+Pour la première fois, elle vient d’avoir la conscience nette de ce
+qu’est la lutte pour ceux qui travaillent afin de gagner leur pain
+quotidien. Comment, jusqu’à cette minute, lui a-t-il paru si naturel
+qu’elle n’eût, elle, qu’à se laisser vivre, alors que d’autres doivent
+peiner sans relâche... Comment a-t-elle pu trouver tout simple que
+Mademoiselle vienne, chaque jour, faire faire d’insipides devoirs à Mad,
+passe des instants monotones aux Champs-Élysées à la regarder jouer,
+trotte pour la conduire à ses cours et soit à tous, sauf à elle-même, de
+neuf heures du matin à six heures du soir?...
+
+Pourtant, Mademoiselle n’avait pas été élevée pour cette existence de
+manœuvre. Son père possédait, dans l’armée, un haut grade quand il est
+mort, il y a cinq ans. Maintenant elle et sa sœur doivent travailler
+pour leur mère qui est demeurée sans fortune.
+
+Tout cela, Guillemette le sait depuis que Mademoiselle a été placée
+auprès de Mad; et elle a, sans y prendre garde, accepté une situation
+dont l’intéressée ne se plaignait pas.
+
+Et voici que soudain, comme si quelque voile mystérieux venait de se
+déchirer en sa pensée, elle se sent honteuse, au plus profond du cœur,
+de son luxe, de son existence facile, honteuse de n’être, dans la vie,
+qu’un inutile petit bibelot. Ardemment, elle souhaiterait faire quelque
+chose pour alléger la tâche de Mademoiselle. Elle voudrait pouvoir lui
+offrir tout le contenu de sa bourse, lui assurer des revenus, la mettre
+à l’abri des soucis d’argent.
+
+Désirs de bébé, elle le sait bien! Ses maigres économies,--elle ignore
+le secret d’en faire!--seraient une goutte d’eau pour Mademoiselle et
+lui donner de bonnes rentes est tout aussi impossible... Alors?... Comme
+c’est peu de chose, le seul désir d’aider!
+
+Guillemette sort toute grave de son entretien avec Mademoiselle. De sa
+fenêtre, elle la voit quitter l’hôtel, s’en aller d’une allure discrète
+de souris trottant menu, la tête un peu penchée. Sans doute, elle
+s’ingénie de nouveau à résoudre le problème qui la trouble et rend
+Guillemette songeuse.
+
+Se peut-il que l’été, lumineux et fleuri, synonyme pour elle de joyeuses
+villégiatures, d’excursions, agrémentées de flirts amusants qui rendent
+exquises les flâneries sur la plage ou par les chemins verts..., ce même
+été soit, pour d’autres, une saison d’inquiétudes, d’épreuves; si
+difficile à traverser, que même de pauvres filles, fatiguées comme
+Mademoiselle par des mois et des mois d’incessant labeur, ne peuvent
+accepter comme un bienfait le repos qu’il leur apporte... Et parce
+qu’elle vient de se heurter à cette implacable nécessité, Guillemette ne
+peut jouir, comme chaque soir, du décor charmant aperçu de sa fenêtre,
+des jeux de la lumière sur les arbres où tous les verts se fondent en
+harmonies d’ombres et de clartés, du velours frais des pelouses sous la
+pluie irisée des jets d’eau... Elle ne voit que les humbles qui, en
+cette saison d’été, envahissent l’aristocratique jardin, les mères
+assises, tête nue, sur les bancs--qui, elles aussi peut-être, souffrent
+d’avoir des loisirs d’été...--les petits, barbouillés de poussière qui
+jouent avec le sable, en attendant que, dans l’avenir, devenus des
+hommes, des femmes, ils doivent vivre courbés sous la servitude du
+travail...
+
+Et le même sentiment de confusion l’étreint parce qu’elle a été comblée
+par la destinée, sans avoir rien fait pour le mériter... Il lui semble
+qu’elle ne pourra retrouver sa joyeuse sérénité tant qu’elle n’aura rien
+tenté pour Mademoiselle, tout au moins.
+
+Le dîner de famille ne la distrait pas des idées qui la hantent. Elle
+songe que tant d’autres trouveraient aussi agréable qu’elle-même, de
+croquer des plats très fins, autour d’une table fleurie, dans une salle
+à manger tendue de tapisseries célèbres, de manier de délicats cristaux,
+de fines porcelaines, une argenterie artistique, d’être servie par un
+maître d’hôtel vigilant...
+
+Elle entend son père raconter avec enthousiasme une somptueuse
+acquisition qu’il vient de faire chez un antiquaire qui possède de
+coûteuses merveilles. Elle écoute sa mère parler de ses projets
+d’invitation pour Houlgate, afin d’y amener de jeunes héritières,
+d’éducation accomplie, à l’intention de son frère, dont une dépêche
+vient de lui annoncer la très prochaine arrivée...
+
+Ici, elle dresse la tête et oublie un instant Mademoiselle et ses
+laborieux frères et sœurs... Ah! l’oncle René ne tardera plus à
+apparaître... Alors il est certain que Nicole et lui vont se retrouver à
+Houlgate... Mme Seyntis ne paraît pas le redouter... Peut-être après
+tout, elle n’a ni su, ni deviné... Cela voit si peu clair, les parents
+quelquefois!
+
+--Marie, je vais faire un tour au cercle, dit M. Seyntis qui a fini de
+fumer son cigare; et, tout en parlant, il caresse les cheveux de
+Guillemette laquelle songe à mille choses, debout dans le cadre de la
+fenêtre, ouverte sur la nuit d’été.
+
+Chaque soir, si aucune invitation n’appelle les Seyntis hors de chez
+eux,--c’est rare, il est vrai!--Mme Seyntis entend cette phrase de son
+mari. Et elle l’accueille avec une simple bonne grâce.
+
+--Bien, mon ami, à tout à l’heure!
+
+Ce «tout à l’heure» viendra tardivement. Mais Mme Seyntis est si
+habituée à ce qu’il en soit ainsi, qu’elle ne pense même pas à s’en
+étonner, certaine que son mari est au Cercle, comme il le lui dit.
+
+Elle prend son ouvrage, car elle est remarquablement adroite pour les
+travaux inutiles; et chez elle, il lui faut toujours, entre les doigts,
+un crochet ou une aiguille, créatrice d’incomparables broderies.
+
+Il n’y a pas de soirée qui lui paraisse meilleure que celles qu’elle
+passe ainsi...
+
+Les arbres du parc répandent, avec une bonne odeur de verdure, une
+fraîcheur bienfaisante dans le petit salon où la lampe rayonne une lueur
+d’or, sous l’abat-jour de soie jaune. Mme Seyntis lève la tête, son
+aiguille piquée dans la soie de son métier:
+
+--Guillemette, ne reste donc pas ainsi inoccupée à la fenêtre! Prends
+ton ouvrage. Tu sais que j’ai en horreur les rêvasseries.
+
+Guillemette se détourne. Sa svelte silhouette, habillée de blanc, se
+découpe sur l’obscur velours du ciel constellé.
+
+--Mère, je ne rêvasse pas... Je réfléchis...
+
+--Et peut-on, ma fille, te demander à quoi?...
+
+Guillemette se rapproche et s’assoit sur une chaise basse, près de sa
+mère, les coudes sur les genoux, le menton appuyé sur ses mains
+croisées.
+
+--Maman... je pensais que vous devriez emmener Mademoiselle à
+Houlgate...
+
+--Emmener Mademoiselle! répète Mme Seyntis stupéfaite. Quelle idée as-tu
+là? Guillemette. Je n’ai aucun besoin d’elle. Pourquoi l’emmener?...
+
+Au hasard, Guillemette lance:
+
+--Pour faire un peu travailler Mad!
+
+--Oh! Guillemette, en voilà une invention! fait Mad bondissant
+d’horreur.
+
+Guillemette ne se laisse pas troubler et continue:
+
+--Et puis... et puis... elle se promènerait avec moi! Vous savez bien,
+maman, que vous regrettez toujours, dans l’été, que je n’aie personne
+pour m’escorter sur les routes, puisque miss Murphy ne marche plus!
+_M’selle_ serait un chaperon parfait!
+
+Mme Seyntis considère sa fille avec une surprise grandissante. Où
+Guillemette veut-elle en venir? Qu’est-ce que cette fantaisie d’emmener
+Mademoiselle que, d’ordinaire, elle déclare trop austère...
+
+--Mon enfant, tu ne manqueras pas de société à Houlgate; et vraiment, la
+villa est trop vite remplie pour que je perde inutilement une chambre en
+amenant une personne de plus à loger...
+
+Ça, c’est le grave de la question! Si la maîtresse de maison parle
+impérieusement dans la pensée de Mme Seyntis, il n’y a rien à faire. Et
+alors, Guillemette prend résolument son parti... Jusqu’alors, par
+délicatesse, pour ne pas trahir la confidence faite dans une minute de
+faiblesse, elle a essayé de taire le motif vrai de sa demande... Mais si
+elle veut le succès, il faut dire la vérité, lui semble-t-il.
+
+--Mère, je crois que vous feriez une bonne œuvre en emmenant _M’selle_!
+
+De nouveau, Mme Seyntis laisse tomber son ouvrage et regarde Guillemette
+comme si elle venait de s’exprimer en une langue étrangère.
+
+--Comment, une bonne œuvre?... Mais Mademoiselle n’est pas dans la
+misère, que je sache!
+
+--Non, maman... Mais elle n’est pas très fortunée... Et je m’imagine
+qu’elle regrette--pour cause!--les mois de vacances où elle ne gagne
+rien...
+
+Guillemette répète les propres paroles de Mademoiselle afin qu’elles
+produisent sur sa mère l’impression qu’elles lui ont faite. Mais Mme
+Seyntis n’a plus dix-huit ans; elle est un peu blasée sur le chapitre
+des difficultés et infortunes de la vie, d’autant qu’elle ne les connaît
+pas par expérience. Si charitable et bienveillante qu’elle soit, elle
+vit enfermée dans l’étroite chapelle où règnent les objets de son culte,
+son mari et ses enfants; et du reste des humains, elle s’inquiète avec
+le secret détachement que nous avons pour ce qui nous est étranger.
+Aussi réplique-t-elle, paisible:
+
+--Ma petite fille, j’ai déjà beaucoup de bonnes œuvres à soutenir; et
+celle-là ne me paraissant pas d’une nécessité évidente, je trouve plus
+sage d’en faire la petite économie.
+
+--Oh! maman, Mademoiselle n’est pas riche, nous avons la chance de
+l’être beaucoup!... Alors, nous n’avons pas le droit de faire des
+économies avec elle!
+
+Les mots ont jailli de ses lèvres, avant même qu’elle ait réfléchi. Une
+imperceptible rougeur effleure, telle une flamme, le visage calme de Mme
+Seyntis. Mais comme elle juge tout à fait inadmissible que sa fille
+émette un propos qui ressemble à une observation, elle dit, un peu
+sèche:
+
+--Tu parles comme une enfant, Guillemette, de ce que tu ignores. Il
+n’est pas de petites économies, retiens-le bien. C’est justement parce
+que nous avons de la fortune que nos charges sont très grosses... Et
+elles vont encore s’accroître, puisque la situation faite au clergé de
+France oblige tous les chrétiens à des sacrifices pécuniaires.
+
+Guillemette regarde la pointe luisante de ses souliers et pense,--non
+sans un vague remords,--que les soucis de Mademoiselle la touchent
+beaucoup plus que les épreuves du clergé de France, auxquelles elle
+compatit avec une involontaire sérénité.
+
+Mais un tel aveu serait d’un déplorable effet auprès de Mme Seyntis qui
+en serait scandalisée au dernier chef. Le front penché vers son métier,
+elle pique l’aiguille avec une sorte de nervosité; et, sans que
+Guillemette ait dit un mot, un brin découragée de si mal réussir en sa
+diplomatie, elle reprend pour convaincre sa fille, pour se convaincre
+elle-même qu’elle a raison:
+
+--En somme, Mademoiselle gagne honorablement sa vie. Elle n’a pas besoin
+que nous lui fassions la charité, j’en suis persuadée; et, quoi que tu
+t’imagines, je ne sais à quel propos, elle est certainement très
+contente d’avoir un peu de liberté.
+
+Guillemette serait ravie de pouvoir partager ces opinions optimistes;
+mais elle garde, trop vif encore, le souvenir du regard, de l’accent de
+Mademoiselle. D’autre part, elle a l’intuition qu’il est sage de ne pas
+insister davantage pour ce soir. Et, d’un ton raisonnable, elle dit
+seulement:
+
+--Maman, bien entendu, vous avez plus d’expérience que moi... Tout de
+même, j’ai l’idée que si vous pouviez faire du bien à Mademoiselle, cela
+porterait bonheur à André pour son examen!
+
+Guillemette a jeté cela d’un air innocent. Mais, entre les cils, elle
+observe sa mère et voit que ses paroles ont enfin porté. Cet examen
+d’André, dont tout son amour maternel désire la réussite, est, en ce
+moment, le cauchemar des jours et des nuits de Mme Seyntis. Elle sait
+trop bien à quel point son cher petit cancre a besoin des lumières de
+l’Esprit-Saint, pour n’être pas prête à tous les sacrifices afin de les
+lui assurer, autant qu’il dépend d’elle. Guillemette s’en doute bien, et
+c’est pourquoi, en l’intimité de son cœur point égoïste, elle se réjouit
+d’avoir eu l’inspiration géniale de mettre en avant l’intérêt d’André.
+
+
+
+
+III
+
+
+Ce jeune personnage est certes très loin de partager l’inquiétude de sa
+mère. Il appartient à l’espèce des nombreux petits hommes qui tiennent à
+se laisser vivre pour leur plus grand agrément et sont toujours
+convaincus que leur bonne chance les fera réussir, sans qu’ils aient à
+se préparer de favorables atouts.
+
+Il s’est donc mis en route d’un cœur tranquille pour le lieu de son
+épreuve. Mais les événements paraissent avoir altéré cette aimable
+quiétude, si Guillemette en juge d’après les apparences, alors que,
+rentrée de ses pérégrinations quotidiennes, elle pénètre dans le petit
+salon où sa mère brode, devant son métier, très rouge, le visage un peu
+contracté. André, assis à califourchon sur une chaise, près de la
+fenêtre, a les yeux braqués sur un livre dont il ne tourne pas les
+pages.
+
+Elle interroge, pressentant la réponse:
+
+--Eh bien!... Es-tu content?
+
+Les yeux toujours sur son livre, André grogne, maussade:
+
+--Pas du tout!... Je vais être _retoqué_...
+
+Il a une mine furieuse de chat battu qui serait comique si le
+frémissement des lèvres ne trahissait une enfantine envie de pleurer,
+comme font les petits dans leur détresse. Et c’est là la révélation d’un
+état d’âme tout à fait anormal chez ce garçon insouciant.
+
+--Mon enfant, pourquoi dis-tu que tu ne réussiras pas... Tu ne peux pas
+le savoir! proteste Mme Seyntis dont la voix est tremblante.
+
+Elle pique fiévreusement son aiguille dans sa broderie et fait, sans en
+avoir conscience, des points irréguliers qui tombent, comme des notes
+fausses, dans l’harmonie du dessin.
+
+--Il me semble que ta version est presque tout à fait conforme au texte
+que nous avons acheté.
+
+--Oui, aux contre-sens près! gémit André, dont l’humeur rappelle le dos
+d’un porc-épic.
+
+--Et ton devoir français? questionne encore Guillemette qui, vu la
+circonstance, ne se laisse pas rebuter par le ton d’André.
+
+--Il est idiot comme le sujet donné!
+
+En effet, la situation, en ces conditions, est mauvaise, et le résultat
+apparaît probable. Guillemette le regrette surtout pour sa mère, qui a
+l’air aussi lamentable que si André était en route vers l’échafaud.
+
+--Maman, est-ce que vous avez demandé au professeur d’André si vraiment
+ses compositions sont mauvaises autant qu’il le dit?
+
+--Non, je ne pourrai trouver M. Rochet qu’après le dîner. J’irai
+aussitôt, puisque ton père n’est justement pas à Paris. J’ai une
+dépêche. Il ne sera de retour de Londres que demain soir.
+
+--Alors, maman, ne vous tourmentez pas à l’avance. Peut-être que M.
+Rochet va vous tranquilliser...
+
+Guillemette se penche et met un tendre baiser sur le visage désolé de sa
+mère; puis, pour la distraire, elle entreprend de lui raconter sa
+promenade. Mais Mme Seyntis ne peut pas être distraite. Les paroles de
+sa fille sont, à son oreille, un bourdonnement de mouche joyeuse. Elle
+est hypnotisée par l’échec probable de son cher rejeton. Elle a
+cependant fait tout ce qui était en son pouvoir pour attirer sur lui la
+faveur du ciel. Elle s’est répandue en neuvaines, messes, prières, pour
+que les clartés de l’Esprit-Saint viennent en aide à sa cervelle
+juvénile et mal lettrée. Et voici qu’elle semble ne pas du tout devoir
+être exaucée.
+
+Elle est trop bonne chrétienne pour murmurer. Mais, tout en ombrant de
+mauve un iris, elle fouille dans sa conscience pour découvrir comment
+elle a pu indisposer le ciel contre elle. Pourtant, elle a obéi, par
+pure générosité, aux suggestions de Guillemette et, après maintes
+réflexions, demandé à Mademoiselle de venir à Houlgate faire travailler
+Mad et se promener avec Guillemette... Cela, alors qu’elle n’avait, en
+vérité, nul besoin d’elle et voulait seulement lui rendre service,--à
+l’intention du succès d’André.
+
+Donc... pourquoi ne va-t-il pas réussir comme tant d’autres ni plus
+savants ni plus travailleurs?...
+
+Comme elle rentrait avec lui, qu’elle était allée cueillir à la sortie
+de l’épreuve, elle a rencontré son digne ami, le curé de sa paroisse,
+qui habite la maison voisine de l’hôtel Seyntis. Il s’est répandu en
+phrases réconfortantes pour la mère et le fils, et finalement a invité
+André, en guise de distraction, à venir, le lendemain, déjeuner chez lui
+avec quelques-uns de ses vicaires.
+
+André, peu séduit, a sournoisement imprimé à la jupe de sa mère des
+secousses expressives pour qu’elle refuse. Mais il semble à Mme Seyntis
+que la protection du ciel descendra mieux sur André s’il a reçu de pieux
+encouragements; et elle accepte, avec des mots de reconnaissance qui
+achèvent d’exaspérer la victime du sort.
+
+Le dîner est plutôt morose. Mme Seyntis est rongée d’impatience. André,
+fatigué, nerveux et affamé. Mad a tellement versé de larmes sur la
+malchance de son frère bien-aimé, que ses yeux et son nez ressemblent à
+des pelotes d’un rose accentué; mais, tout de même, elle aussi mange
+avec un triomphant appétit. Quant à Guillemette, elle ne peut échapper
+au sentiment de justice qui lui fait penser qu’André s’est vraiment
+acquis tous les droits pour mériter son ajournement. Bien entendu, elle
+garde pour elle cette malencontreuse conviction.
+
+Dès que le dessert a circulé autour de la table, Mme Seyntis se hâte de
+mettre un chapeau pour aller recevoir l’arrêt de M. Rochet; et dans la
+voiture que lui a fait avancer le concierge, galonné comme un
+fonctionnaire, elle se laisse emporter vers la paisible rue des Ternes
+où s’épanouit la science de M. Rochet.
+
+C’est une soirée lourde d’orage. A travers le ciel obscur, courent de
+fugitives lueurs d’éclairs. Aux branches, les feuilles sont immobiles.
+Devant les grand’portes et les boutiques mi-closes, de modestes groupes
+sont assis, soupirant après un peu de fraîcheur; les hommes fument, la
+veste enlevée; les femmes ont des corsages flottants et les mains
+inactives. Sous la clarté des réverbères, des gamins fouettent leur
+toupie dans les pieds des passants. De nombreux dîneurs sont attablés
+aux petites tables qui encombrent les trottoirs; ils sont humbles,
+satisfaits et mangent avec entrain des mets très ordinaires.
+
+Tout ce Paris populeux, Mme Seyntis le distingue à peine et n’en a cure;
+elle est toute à l’idée que M. Rochet va lui rendre l’espérance ou
+justifier sa crainte. Et elle escalade rapidement les cinq étages du
+professeur, bien que cette montée hâtive la rende haletante. Elle s’en
+aperçoit seulement, tandis qu’elle attend devant la porte close, après
+un coup de sonnette bien nerveux.
+
+--M. Rochet est chez lui?
+
+--Oui, Monsieur et Madame sont à table.
+
+Mme Seyntis est si absorbée par sa préoccupation qu’elle répond
+machinalement.
+
+--Cela ne fait rien! Je puis très bien lui parler tandis qu’il dîne.
+
+Et derrière la jeune bonne qui n’ose l’arrêter, elle entre dans la salle
+à manger où le jeune ménage Rochet prend le repas du soir. La lumière,
+sous le voile de porcelaine de la suspension, flambe gaiement sur les
+cristaux et l’argent des couverts, sur les bois clairs de la pièce
+_modern style_. Madame est en robe de maison de batiste rosée; près
+d’elle, est son poupon, très affairé à recueillir des miettes de pain
+sur la nappe. M. Rochet tient en main le couteau à l’aide duquel il
+allait trancher dans le rosbif qui saigne devant lui. Au spectacle de
+cette scène familiale, Mme Seyntis s’arrête, saisie, ses instincts de
+femme du monde réveillés; et elle se sent accablée de l’incorrection de
+sa conduite.
+
+--Monsieur Rochet, je vous fais toutes mes excuses d’avoir ainsi envahi
+votre salle à manger! Je n’ai vraiment plus la tête à moi, après toute
+cette journée d’émotion.
+
+--Je comprends, madame... Mais si vous voulez passer dans le salon, nous
+causerons mieux de ce qui vous amène.
+
+Mme Seyntis voit le rosbif qui attend et, confuse derechef, elle dit
+hâtivement:
+
+--Non, monsieur, je vous en prie, continuez votre dîner. Je voulais
+seulement vous demander votre avis sur la version et le devoir français
+d’André dont il n’est pas content.
+
+L’évocation de ce fâcheux événement ranime tout l’émoi de Mme Seyntis,
+qui se désintéresse complètement du rosbif, de la petite Mme Rochet,
+laquelle en son for intérieur maudit cette visite impromptue, du bébé
+qui prend une mine très fâchée parce que sa mère l’empêche de culbuter
+un verre. M. Rochet, lui-même, soupire d’être poursuivi par les examens
+jusqu’en son _home_. Mais le moyen de ne pas accueillir bien la mère
+d’un élève aussi fructueux qu’André Seyntis! Aussi il s’exécute
+bravement, abandonne couteau et rosbif, prend le brouillon de la version
+et commence à lire.
+
+Anxieuse, Mme Seyntis le regarde. Il n’a pas l’air enthousiasmé, loin de
+là! Le cœur battant, elle écoute les commentaires, plutôt décourageants,
+dont il ponctue les phrases. M. Rochet est un homme consciencieux. Ce
+qu’il juge mauvais, il le dit d’un ton doux et aimable, mais très net.
+Trompé par le calme apparent de sa visiteuse, il lui dévoile tous les
+méfaits littéraires commis par André, sans soupçonner que le cœur de la
+pauvre mère se gonfle de chagrin, quoiqu’elle fasse bonne contenance,
+disciplinée par l’éducation mondaine.
+
+--Alors, monsieur Rochet, vous pensez qu’André ne sera pas reçu?
+
+--Madame, je le crains fort.
+
+Il y a une seconde de silence; Mme Seyntis lutte contre son émotion,
+contemplant, sans le voir, le rosbif de plus en plus froid. La jeune Mme
+Rochet devine son chagrin et la plaint; mais, puisque le mal est fait,
+souhaite qu’elle s’en aille pour que le dîner s’achève... M. Rochet,
+lui, repris par l’engrenage, réfléchit aux sottises écrites par son
+élève. Quant au bébé, il lance triomphalement sa cuiller dans l’assiette
+de sa mère. Tous tressautent, et Mme Seyntis, rappelée à elle-même, se
+lève aussitôt, avec des mots d’excuses, dont sa pensée est absente.
+
+Maintenant, elle a hâte d’être seule, tant elle sent ses paupières
+chargées de larmes qu’elle craint de ne pouvoir longtemps retenir. Et sa
+dignité lui interdit de se trahir. Elle remercie M. Rochet de sa
+consultation, serre machinalement la main de la jeune femme, caresse
+d’un geste distrait la tête ronde du bébé... Puis la porte retombée
+derrière elle, enfin! elle se trouve seule dans l’escalier où luit la
+flamme crue d’un bec Auer. Par la fenêtre entr’ouverte sur la nuit, on
+entend des rires qui viennent de la cour et le heurt des assiettes que
+range une ménagère invisible.
+
+Cette fois, les larmes jaillissent des yeux de Mme Seyntis et elle,--le
+_decorum_ fait femme!--elle s’assoit, au hasard, sur une marche et
+pleure, pleure, pleure... autant que si une irréparable catastrophe
+s’était abattue sur elle.
+
+Pour la rappeler à elle-même, il faut, en bas, dans le vestibule, le
+bruit de la porte d’entrée qui se ferme. Quelqu’un monte.
+
+Vite, elle se dresse, tamponne son mouchoir sur ses yeux, et se met en
+devoir de descendre. Un monsieur la croise, et, sous la lumière, voit la
+trace des larmes sur le visage altéré. Il salue avec respect, se disant
+que cette dame si affligée vient, sans doute, d’apprendre quelque
+douloureuse nouvelle, et il lui offre l’hommage de sa compassion
+silencieuse.
+
+Elle ne le soupçonne guère et remonte en voiture, accablée par toutes
+les conséquences de cet examen manqué... Irritation de son mari qui fut
+jadis un brillant élève, ignorant des échecs... Mauvaise humeur d’André,
+contraint de travailler pendant les vacances. D’où, tiraillements,
+scènes, séjour d’Houlgate troublé, alors qu’elle souhaitait tant jouir
+du retour de son frère!... Ah! qu’a-t-elle fait pour mériter une telle
+épreuve?
+
+Et son regard interroge le ciel sombre, toujours strié de lointains
+éclairs. Mais une averse a mis un peu de fraîcheur dans l’air. Un
+souffle tiède erre sur les feuilles. La nuit devient charmeuse. Des
+couples flânent paresseusement; et, dans l’ombre, les mains se
+cherchent, les lèvres se rapprochent...
+
+Sur le balcon, dressé haut vers le plein ciel, le jeune ménage Rochet
+veut jouir de la douceur du soir. Mais Monsieur reste assombri des
+fâcheuses révélations apportées par Mme Seyntis; et sa petite femme est
+dépitée devoir que, par sa seule présence, elle ne le distrait pas de
+ses réflexions. Pour le ramener à de meilleurs sentiments, elle appuie
+la tête contre son épaule.
+
+--Ah! Paul, je t’en prie, ne t’inquiète plus de ce garçon et occupe-toi
+de moi qui ne t’ai pas vu de la journée!
+
+Monsieur sourit et se penche très volontiers sur le visage levé vers le
+sien... Alors, bien vite, et sans peine, il oublie André, ses
+contre-sens, son piteux devoir français, et trouve exquis de murmurer de
+tendres et douces folies à la charmante jeune dame que la loi et
+l’Église lui ont donnée pour compagne.
+
+Au bout d’un instant, certaine de sa victoire, c’est elle qui reprend
+d’un ton de confidence:
+
+--Il est plutôt stupide, ton André, n’est-ce pas?
+
+--Mais non! mais non! fait-il, paternel. C’est un gentil petit cancre.
+C’est rare même qu’il me fasse un devoir aussi idiot que celui-ci!
+Aussi, c’est... embêtant tout de même qu’il rate cet examen!
+
+Gamine, elle répète drôlement:
+
+--Embêtant pour lui?
+
+--Et pour moi!... Les parents sont des êtres bâtis de telle sorte qu’ils
+nous rendent invariablement responsables des insuccès de leur
+progéniture.
+
+Madame mordille sa lèvre, et, d’un ton raisonnable, approuve:
+
+--Ça, c’est vrai!... Enfin, tant pis, puisque nous n’y pouvons rien...
+Et penser que notre Jacques nous donnera peut-être, un jour, des
+émotions comme celles de la pauvre Mme Seyntis! Il est vrai que,
+sûrement, ce sera un bûcheur comme son papa!
+
+Et elle a un regard caressant vers son seigneur et maître. Ce regard
+glisse ensuite vers la chambre, riante en ses tentures de voiles de
+Gênes, où le poupon sommeille sous le tulle de ses rideaux, près du
+grand lit conjugal, préparé pour la nuit.
+
+M. et Mme Rochet, rapprochés sur leur balcon, oublient, cette fois, tout
+à fait André et son bachot.
+
+Cependant, Mme Seyntis, lamentable, roule vers sa somptueuse demeure...
+La voiture s’arrête. La mort dans l’âme, elle rentre dans le petit salon
+où Guillemette fait vaguement du filet,--c’est la mode,--gagnée par
+l’agitation d’André qui se meut, tel un écureuil dans une cage, l’air si
+bourru, que Mad n’ose plus lui faire part de sa tendre sympathie.
+
+Tous trois ont la même interrogation:
+
+--Eh bien? mère.
+
+--Ah! mon pauvre enfant, tu avais raison: ta version est pleine de
+contre-sens, et ton devoir français est un des plus mauvais que tu aies
+faits!
+
+Tableau! André est furieux contre les examens, les professeurs, les
+travaux supplémentaires qu’il entrevoit...--pas contre lui-même. Mme
+Seyntis est très émue. Mad repleure. Guillemette pense que les garçons
+semblent avoir été créés pour jeter la perturbation dans les familles.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Ils sont pénibles, les jours qui suivent, en attendant que le jury ait
+définitivement décidé du sort d’André. M. Seyntis, retour d’Angleterre,
+a fulminé contre son héritier, justement responsable de la catastrophe.
+Sans grand espoir d’un miracle, Mme Seyntis a pieusement redoublé ses
+invocations aux saints, protecteurs des examens. André est allé déjeuner
+avec les vicaires de sa paroisse; et il a été gratifié de si paternels
+encouragements qu’il est tout prêt à croire que, par pure malice, M.
+Rochet lui a découvert des contre-sens. M. le curé lui-même,--à qui
+depuis sa tendre enfance sa mère l’envoie déverser les secrets de sa
+jeune conscience,--n’a pas semblé, du tout, considérer la partie comme
+perdue.
+
+Tout de même, il voudrait bien avoir la certitude que la bonne chance
+l’a favorisé, si peu qu’il l’ait aidée. Or, cette douce espérance, un
+entretien avec M. Rochet la lui enlève et son dernier mot, alors qu’il
+part chercher son arrêt, est celui-ci:
+
+--Vous savez, maman, ne vous attendez à rien de bon! Je suis fichu!
+
+Mme Seyntis en a terriblement peur. Aussi, c’est avec une vraie fièvre
+que, ce matin-là, elle donne ses ordres et remplit, avec son habituelle
+conscience, ses devoirs quotidiens de maîtresse de maison. A toute
+minute, ses yeux vont à la pendule... André arrive... Il va savoir... Et
+elle aussi saura... Maintenant, il est inutile d’invoquer les puissances
+célestes!
+
+Une sonnerie au téléphone. Sûrement, c’est la nouvelle! Elle est toute
+blanche et sent, en tout son être, que les examens sont un supplice pour
+les mères. Elle se répète, dans une crainte nerveuse de la déception:
+
+--Il est refusé! Certainement, il est refusé!
+
+Et elle reste immobile devant son téléphone, ayant une peur lâche, aussi
+bien d’entendre que d’interroger...
+
+Pourtant, à quoi bon hésiter davantage? Il faut bien accepter les
+épreuves, les supporter...
+
+--Allo!... Allo!...
+
+Quelqu’un parle dans le téléphone. Instinctivement, elle écoute. Mais
+elle est si troublée que les mots lui arrivent vides de sens, en un
+bruit confus. Elle demande:
+
+--Parlez plus nettement! Je ne comprends pas!
+
+--Reçu! Il est reçu! articule la voix de M. Seyntis.
+
+Une bouffée de joie monte, étourdissante, au cerveau de Mme Seyntis.
+
+Elle répète, n’osant croire qu’elle ne se trompe pas:
+
+--Il est reçu?... Vous dites qu’il est reçu?
+
+--Oui, reçu! fait encore la voix lointaine de M. Seyntis. Je ne sais par
+quel miracle. Mais l’évidence est là!... Notre gamin passe en ce moment
+l’oral. Je retourne l’entendre. J’espère que la chance sera pour lui
+jusqu’au bout!
+
+Mme Seyntis ne demande pas autre chose. Ah! oui, André reçu avec les
+devoirs dont il est coupable, c’est un miracle! Elle en est si
+convaincue qu’elle n’a plus une seconde d’inquiétude sur le résultat
+définitif. Ses ferventes prières ont été exaucées; et comme le lui avait
+prédit Guillemette, il lui a porté bonheur d’avoir rendu service à
+Mademoiselle.
+
+Ah! la joyeuse matinée, après ces trois jours d’angoisse. Mme Seyntis se
+sent la légèreté d’un papillon; et son âme pieuse se répand en actions
+de grâces. Vite, elle fait prévenir M. le curé.
+
+A midi, André arrive en coup de vent:
+
+--Je suis reçu! reçu!... J’ai dit des inepties en allemand et dans le
+cours du Rhône!... Mais ça n’a rien fait!
+
+Il exulte et, dans la sincérité de son âme, trouve sa réussite toute
+naturelle. Comme lui pense Mad qui témoigne son allégresse par une danse
+de sauvage.
+
+--Mère, je suis un peu en retard. J’ai voulu annoncer à M. le curé le
+bon résultat qu’il m’avait prédit.
+
+--Tu as bien fait... Je lui avais déjà envoyé un mot...
+
+Nouveau coup de timbre. C’est M. Seyntis. Lui aussi est satisfait,
+quoique fort surpris de cette conclusion inespérée; et, tout en posant
+sur la table son chapeau et ses journaux, il explique gaiement à sa
+femme:
+
+--Quelle diable d’idée avait eue Rochet de nous tourmenter ainsi? M. le
+curé avait été un plus aimable prophète, j’ai passé chez lui pour le lui
+faire savoir...
+
+Décidément, M. le curé n’ignorera pas qu’André Seyntis a été reçu à son
+bachot par un heureux coup du sort dont le pourquoi demeurera un
+mystère.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Sous la nacre du ciel, les vagues poudrées de lumière ont des courbes
+molles d’où jaillissent des aigrettes d’argent. Une senteur de mer et de
+fleur monte des eaux qui ondulent sur le sable, de la floraison des
+massifs, épandus sur les terrasses, dans les jardins brûlants, ivres
+encore du soleil d’août qui s’abaisse lentement vers l’horizon clair.
+Devant les fenêtres de sa sœur, André clame:
+
+--Guillemette, es-tu prête? Maman dit qu’il va être l’heure de partir
+pour la gare, si nous ne voulons pas manquer l’oncle.
+
+--Je viens, je viens! annonce Guillemette qui, sans nulle hâte, achève
+de se mettre en tenue de sortie.
+
+Par amour de l’art,--est-ce pour cela vraiment?--elle a fait de son
+mieux à cette fin d’offrir à son oncle, dès l’arrivée, un agréable
+spécimen de jeune Parisienne. A-t-elle réussi? Pour s’en assurer, malgré
+les appels sonores d’André, elle demeure encore une seconde, debout
+devant la psyché qui occupe un des angles de la chambre, sous la pleine
+clarté tombant de la fenêtre. Elle tire, puis relève quelques petites
+mèches folles de cheveux, sous sa grande capeline de paille, arrange
+dans sa ceinture, où se fanent des roses, les plis de la blouse de
+mousseline, inspecte la peau immaculée de ses souliers de daim blanc...
+Tout cela n’est pas mal, pas mal du tout!...
+
+Encore un appel. Cette fois, c’est Mme Seyntis qui, à son tour, jette un
+«Guillemette!» presque impatient.
+
+--Me voici, maman. J’accours!
+
+Guillemette saisit au vol ses gants, son ombrelle, et comme un
+tourbillon blanc, apparaît sur le perron, histoire de ne pas faire
+attendre sa mère, en fillette bien élevée, car elle sait que l’heure du
+train n’est pas encore toute proche.
+
+En effet, comme d’ordinaire, Mme Seyntis, aiguillonnée par la crainte
+d’être en retard, est de beaucoup en avance. La gare est encore à peu
+près sevrée de voyageurs. André en profite pour observer, à son aise,
+les manœuvres des employés et se campe mal à propos sur leur chemin,
+quand ils évoluent avec des marchandises à charger. Mad le suit comme
+toujours. Guillemette, frottant l’asphalte du bout de son ombrelle, se
+demande, curieuse, si elle va retrouver le sérieux oncle René
+d’autrefois... Et Mme Seyntis songe à s’asseoir, car son émotion lui
+donne une soudaine lassitude.
+
+Un voyageur a encombré le banc de ses paquets et a l’air très mécontent
+que Mme Seyntis manifeste l’intention d’y prendre place. Elle,
+d’ordinaire, est la mansuétude même; mais l’arrivée de son frère lui
+donne des nerfs très vibrants. Comme ce voyageur n’a pas l’air de se
+douter qu’il devrait écarter son chargement, elle repousse les paquets
+sans plus de cérémonie.
+
+L’homme tressaute.
+
+--Mais, madame, prenez garde! Ce sont des marchandises qui payent...
+
+Mme Seyntis regarde de haut en bas cet inconnu qui se permet de lui
+parler; et elle réplique vertement,--le sans-gêne lui est odieux:
+
+--Les bancs sont pour les voyageurs, non pour les marchandises!
+
+Et elle s’assied à la place qu’elle s’est faite. Elle est un peu rouge,
+parce qu’elle déteste se voir en évidence et vient de remarquer que des
+voyageurs ont entendu le colloque et sourient. D’elle? de ce malotru?
+Pendant une seconde, Mme Seyntis est si contrariée de l’incident qu’elle
+en oublie son cher voyageur.
+
+Mais André revient affairé.
+
+--Le train est signalé. Vous entendez? maman.
+
+Mme Seyntis n’entend rien du tout. Mais cependant elle se lève comme si
+la locomotive entrait en gare. Guillemette vient près d’elle. D’un geste
+machinal, elle relève de petits cheveux sur sa nuque.
+
+Un sifflement aigu, un panache de fumée, un bruit sourd qui grandit et
+le train arrive en grondant. Des portières s’ouvrent; Mme Seyntis est
+toute pâle et mordille sa lèvre qui tremble.
+
+--René! Ah! voici René!
+
+Et oublieuse de sa réserve coutumière, elle court vers le voyageur qui
+saute de wagon, et l’embrasse avec effusion, sans souci des regards.
+
+Discrètement, Guillemette, Mad, André sont restés un peu en arrière;
+mais tous trois contemplent leur oncle avec un juvénile intérêt.
+
+II est grand, brun, a des yeux très noirs, un teint brûlé qu’accentue
+l’éclair d’ivoire de très belles dents et la blancheur immaculée du col
+qui enserre le cou; une tenue de clubman élégant et correct,--aucune
+recherche de chic,--avec ce quelque chose qui trahit l’officier en
+civil.
+
+C’est à peu près ainsi que Guillemette se le rappelait. Pourtant, elle
+ne le voyait pas si bronzé et elle lui croyait l’air plus froid, plus
+sévère. Il est vrai qu’en ce moment, il sourit en tenant les deux mains
+de Mme Seyntis, dont les joues, maintenant empourprées, sont humides.
+
+Elle est tellement toute à la joie de ce retour, qu’elle en accepte sans
+contrariété l’annonce que son mari, retenu pour affaires, ne pourra
+arriver que le lendemain. Elle répète, comme le cri même de son cœur:
+
+--René! mon René!... Quel bonheur de te retrouver!... Mais j’oublie de
+te présenter tes neveu et nièces!... pense-t-elle soudain.
+
+--Laisse-moi les reconnaître! Marie... Ce grand garçon, c’est André...
+Et celle-ci, ce doit être la jeune Mad... Et... est-ce que vraiment
+cette belle demoiselle est ma nièce Guillemette?... Ah! le temps!... le
+temps!... Il y a décidément bien des années que je suis parti... Je peux
+embrasser? Marie.
+
+--Mais bien entendu! Quelle question!
+
+--Vous permettez aussi? Guillemette. En l’honneur de mon arrivée.
+
+Elle lui tend ses joues fleurant l’œillet et la jeunesse; et elle
+éprouve une bizarre impression de surprise, à sentir sur son visage
+l’attouchement de ces lèvres masculines, le frôlement de la moustache
+qui garde un parfum vague de bon cigare.
+
+C’est qu’aussi l’oncle René ne la tutoyant plus, la traitant en grande
+personne, lui paraît un étranger, un oncle tout neuf dont elle ne sait
+rien, si ce n’est qu’il a l’air de la trouver gentille à voir. Cela ne
+lui est pas désagréable du tout; et avec une bonne grâce parfaite, elle
+accepte le regard attentif, étonné, pénétrant des yeux noirs, qui semble
+vouloir aller jusqu’au fond de l’âme.
+
+--Laissez-moi vous contempler un peu, Guillemette. Je ne sais pourquoi,
+je n’avais pas pensé que je vous retrouverais une jeune fille. Quel âge
+avez-vous donc?
+
+Elle a un rire léger, amusée de la question qui lui rappelle le temps où
+elle était une petite fille très indisciplinée, souvent morigénée par
+l’oncle si sage.
+
+--J’ai pris des années, mon oncle. J’ai passé les âges qui s’avouent en
+dehors de la famille. Mes dix-huit ans sont venus en janvier dernier.
+
+--Mes compliments, ma nièce. Vous êtes décidément entrée dans le clan
+des personnes sérieuses.
+
+--Hum! hum! fait, avec un peu de malice, Mme Seyntis chez qui l’arrivée
+de son frère semble ranimer la gaîté de sa jeunesse.
+
+--Maman, maman, ne soyez pas taquine et reconnaissez que vous pourriez
+avoir une fille beaucoup plus détestable! Je m’applique à être si
+gentille!
+
+--Ah! tant mieux, ma nièce, car j’espère que votre gentillesse voudra
+bien se faire sentir jusqu’à moi!
+
+--Bien sûr, si vous le méritez, oncle René. Ma bonté s’étend à toute la
+nature, comme on dit en poésie.
+
+Elle lui glisse cela, d’un accent qui est un délicieux amalgame de
+coquetterie et de candeur. De nouveau, les yeux noirs arrêtent un regard
+de curiosité sur elle qui ressemble si peu à la jeune fille que fut sa
+mère autrefois. Quel monde, à lui inconnu, semble enfermer cette jolie
+forme souple!
+
+Le train s’ébranle de nouveau vers Cabourg. Et Mme Seyntis, alors
+arrachée à sa joie, s’avise qu’il serait préférable de regagner les
+_Passiflores_. C’est, aussitôt, le prosaïque souci des bagages à
+reconnaître. Les porteurs se précipitent; le chef de gare lui-même
+s’empresse, Mme Seyntis étant un personnage à Houlgate; et l’oncle René
+donne ses ordres avec le parler net et bref des hommes habitués au
+commandement.
+
+--Mon oncle, vous revenez en voiture, n’est-ce pas? insinue Mad, qui
+trouve son oncle très bien et a envie de lui dire quelque chose
+d’aimable pour qu’il s’occupe d’elle.
+
+--Ma nièce, je crois que j’aurai la force de marcher!
+
+--Ah! marmotte la petite, désappointée. Mais c’est que maman, elle,
+déteste la marche.
+
+--Eh bien, nous monterons tous en voiture avec «maman». Marie, je suis à
+toi, j’en ai fini avec les bagages.
+
+Devant la gare, stationne la Victoria dont les chevaux battent la
+poussière.
+
+--Guillemette, mets-toi près de moi, dit Mme Seyntis; Mad se glissera
+entre nous, et nous laisserons le siège de devant pour nos deux garçons.
+
+Le second garçon, c’est l’oncle René. Cela amuse Guillemette d’entendre
+Mme Seyntis traiter avec tant de désinvolture ce frère qui la dépasse de
+toute la tête et dont le visage, quand il ne sourit pas, est plutôt
+sévère. Ah! l’oncle René n’a pas l’air d’un jeune homme flirt; rien d’un
+frivole danseur de cotillon!
+
+Guillemette le considère assis devant elle tandis qu’il cause gaiement
+avec sa mère. Est-ce lui qui a rajeuni ou elle qui a vieilli? mais bien
+moins qu’autrefois, il lui paraît un monsieur d’âge, quelque chose comme
+un jeune père...
+
+Et sa pensée audacieuse de petite Ève se demande ce qu’il y a derrière
+ce masque sérieux, calme, mais un brin austère... Un masque énergique,
+aux lignes très nettes, coupé par la barre des sourcils, droits comme
+doit l’être la volonté du capitaine Carrère. Mais les yeux qui regardent
+sous ces sourcils impérieux ont quelque chose de très bon... Et comme la
+voix brève a parfois des inflexions tendres pour s’adresser à Mme
+Seyntis!...
+
+Peut-être il parlait ainsi à Nicole. Pourtant, il n’a pu la charmer,
+faire qu’elle ne redoutât pas ce qu’elle appelait, plutôt moqueuse, la
+«sagesse» de René Carrère... Dans le souvenir de Guillemette, jaillit la
+vision de la jeune femme, en ce jour d’été où, devant les étoffes
+soyeuses, quelques mots, dits par hasard, ont, tout à coup, évoqué un
+passé enseveli comme le sont les morts. Sous sa capeline enguirlandée de
+roses, Nicole avait des yeux songeurs, tristes même, tandis qu’elle
+parlait en souriant, avec des lèvres qui semblaient frémissantes, de ces
+choses finies. Bien finies?... Dans quelques semaines, à Houlgate, lui
+et elle vont se revoir, vivre l’un près de l’autre.
+
+Guillemette est si intéressée par ce problème sentimental, qu’elle est
+saisie de s’entendre tout à coup interpellée:
+
+--Guillemette, ma nièce, est-ce que vous êtes toujours silencieuse
+ainsi?
+
+Avec malice, elle jette, l’air sage:
+
+--Comme toutes les personnes raisonnables, mon oncle, j’ai mes heures de
+méditation.
+
+--Ah! très bien!... très bien!... Marie, tu avais honteusement calomnié
+cette jeune fille en la traitant de gamine! Et peut-on vous demander
+l’objet de votre méditation, ma chère nièce?
+
+Elle devint toute rouge comme si les yeux de l’oncle René allaient lire
+en elle, et le sourire où il y a de l’enfant et de la femme retrousse
+ses lèvres:
+
+--Je compare l’oncle René d’autrefois avec celui d’aujourd’hui!
+
+--Il y a changement sensible?... Vous me trouvez bien vieux, avouez,
+Guillemette. Je vous fais, plus que jamais, l’effet d’un oncle?
+
+Elle secoue la tête.
+
+--Non, au contraire... J’avais gardé le souvenir d’un oncle René très
+grave, un peu... croquemitaine... Mais vous avez l’air beaucoup plus...
+plus à ma portée...
+
+--Ah! tant mieux! Car j’ai grande envie que vous me trouviez un oncle
+charmant, déclara-t-il joyeusement, tandis que Mme Seyntis s’exclame:
+
+--Voyons, Guillemette, ne commence pas à dire des sottises!
+
+Elle est un peu déroutée par la transformation que le temps semble avoir
+opérée dans les rapports de son frère et de Guillemette. Elle, aussi, au
+premier moment, a été surprise qu’il ne la tutoyât plus. Pourtant, elle
+ne lui a pas rappelé ses habitudes d’antan. Les années qui viennent de
+s’écouler ont creusé un invisible sillon et tracé des distances.
+
+--Et vous ne me gronderez plus, mon oncle?
+
+--Oh! je ne me le permettrais pas...
+
+--Hum, hum! Vous êtes très sage et moi, je ne le suis guère!
+
+--Guillemette, soyez bonne, ne vous moquez pas de moi!... et donnez-moi
+seulement la permission de vous gâter!
+
+--Oh! je ne demande pas mieux! J’adore qu’on me gâte!
+
+Elle a parlé avec tant de conviction que tous se mettent à rire. Mad
+pense qu’elle aussi aime à être gâtée. Mais elle n’ose pas le dire!
+
+La voiture roule dans les avenues claires que bordent des villas aux
+terrasses fleuries de géraniums roses. Des femmes, en robe blanche,
+passent sous le dôme feuillu des arbres. Des attelages filent, d’une
+impeccable élégance. Un honnête tramway, antique et modeste, corne
+éperdument pour annoncer qu’il va s’ébranler vers Cabourg. Les nourrices
+font jouer les tout petits sur la place ombreuse d’où partent les
+avenues plantées de vieux arbres et le large chemin qui descend vers la
+plage.
+
+--Ah! mon petit Houlgate n’a pas changé depuis quatre ans! Comme je le
+retrouve pareil à lui-même!... fait l’oncle René de cet accent qui
+assouplit étrangement sa voix... Si pareil que, n’étaient ces jeunes
+visages, je pourrais croire que j’ai rêvé mon séjour en Afrique. Ah! la
+mer, la mer française!
+
+L’oncle René regarde avec une sorte d’avidité les eaux qui miroitent
+somptueusement, telle une immense nappe étincelante, hérissée, près du
+rivage, par les sombres silhouettes de roches basses, noires de varechs.
+
+Mais la voiture tourne brusquement et s’engage sous la haute porte
+couronnée de clématites, derrière laquelle s’allonge le parc, avec la
+perspective charmante des massifs en fleurs, des allées poudrées de
+sable sous la dentelle des branches.
+
+Derrière les fenêtres ouvertes, les rideaux se soulèvent, à la brise du
+crépuscule. Au pied du perron, sous les arbres, les sièges groupés ont
+un air d’intimité.
+
+--René, te voilà chez toi! dit affectueusement Mme Seyntis. Les
+_Passiflores_ te souhaitent la bienvenue!
+
+Il lui sourit; et il y a une sorte de ferveur joyeuse dans son accent
+quand il répond:
+
+--Que c’est bon, le _home_, comme disent nos voisins... Surtout après un
+exil de plus de quatre années!
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Guillemette serait peut-être un peu embarrassée d’expliquer par quelle
+suite de sentiments complexes, pendant le dîner qui est d’une animation
+inaccoutumée, elle trouve agaçant de voir l’oncle René répondre
+généreusement aux questions d’André sur Madagascar; questions qui en
+amènent d’autres de Mme Seyntis, de sorte que l’oncle René semble
+transformé en conférencier. Quand il cause ainsi, elle le retrouve tel
+qu’autrefois, alors qu’il ne parlait jamais que de choses sérieuses, au
+temps où il a effrayé Nicole de sa haute raison. Mademoiselle aussi se
+mêle discrètement à la conversation parce qu’il y est question de
+géographie.
+
+Dieu! qu’ils disent donc tous des paroles instructives! Guillemette se
+croit revenue au temps où elle subissait de doctes cours.
+
+Mais si elle est peu charmée de trouver son oncle à ce point prolixe de
+renseignements sur Madagascar, elle ne peut s’empêcher de s’intéresser à
+certains détails pittoresques qui colorent ses explications, au
+sentiment profond qu’elle devine en lui pour les choses de sa carrière.
+Ah! il est un soldat convaincu!
+
+Cependant, si occupé soit-il par l’obligation de répondre aux questions
+qui pleuvent dru sur lui, il s’aperçoit assez vite que Guillemette
+écoute silencieuse, ouvrant de larges prunelles où se jouent les reflets
+de sa pensée.
+
+Et il demande:
+
+--Ce sont mes sempiternels récits qui vous rendent muette ainsi?
+Guillemette.
+
+--Mon oncle, je m’instruis...
+
+--Que vous êtes donc sage! ma nièce.
+
+--Suffisamment à votre gré? oncle René. Car j’imagine que vous ne devez
+apprécier que les jeunes personnes dont les qualités sérieuses sont à
+toute épreuve... Ah! quelle tante parfaite vous me donnerez sûrement!
+
+--Une tante? répète-t-il, saisi. Puis il se met à rire:
+
+--Ah! vous ne perdez pas de temps, petite Guillemette. A peine suis-je
+débarqué que vous me mettez en ménage...
+
+--C’est pour votre bonheur, mon oncle.
+
+--Espérons-le, ma nièce.
+
+Il dit cela si gaiement que Guillemette est tout à coup pénétrée de la
+certitude qu’il est consolé d’avoir perdu Nicole. Et, en fin de compte,
+sans savoir pourquoi, elle préfère qu’il en soit ainsi. Elle s’amuse de
+le voir assez effrayé par la promesse de Mme Seyntis de faire
+prochainement défiler devant lui les plus charmantes filles qu’elle ait
+pu trouver, en ses relations, capables de lui apporter le bonheur
+conjugal.
+
+Aussi, en se levant de table, entend-il sa jeune nièce lui glisser d’un
+ton encourageant:
+
+--Soyez tranquille, oncle René, le premier flot des invités n’arrive que
+la semaine prochaine. Vous avez encore huit grands jours de pleine
+liberté!
+
+Le dîner est fini. Les portes-fenêtres du salon sont large ouvertes sur
+la terrasse, blanche de clair de lune, où les arbres détachent des
+ombres mouvantes. Un souffle tiède fait, par instants, trembler la
+flamme des lampes et apporte du jardin un arome de fleurs...
+
+Guillemette s’approche de la fenêtre, laissant Mademoiselle s’installer
+paisiblement avec son ouvrage. Mme Seyntis est appelée au dehors par un
+ordre à donner.
+
+--Guillemette, vous n’avez pas froid?... Vous avez un corsage si léger!
+
+C’est l’oncle René qui l’a suivie. Elle tourne la tête vers lui, dont la
+haute taille se découpe sur la lumière de la lampe. La tenue du soir lui
+va bien...
+
+--Il ne fait pas froid, mon oncle. C’est exquis, une soirée comme
+celle-ci!
+
+--Oh! oui exquis! répète-t-il avec cette sorte d’allégresse contenue
+qu’elle a déjà surprise dans son accent. Je ne soupçonnais pas à quel
+point il me semblerait bon de retrouver ma maison familiale et ceux
+qu’elle abrite!
+
+Il la regarde avec un plaisir si évident, que le démon de la coquetterie
+frétille incontinent en sa jeune cervelle, y allumant un naïf désir de
+conquête,--revanche des admonestations de l’oncle, jadis.
+
+Elle est perchée sur le bras d’un divan; la pointe effilée de son
+soulier bat le tapis, et sa main tourmente un coussin. La clarté des
+lampes caresse le visage spirituellement mobile, l’ardente étoile des
+yeux, les lèvres qui ont une délicieuse expression de gaminerie câline
+pour interroger:
+
+--Ce n’est pas seulement maman, dites, oncle René, que vous êtes content
+de revoir!... C’est un peu nous aussi, les enfants.
+
+--Vous en doutez? Guillemette.
+
+--Je me souviens, mon oncle, qu’autrefois, vous me trouviez une créature
+insupportable!
+
+Il a un geste de protestation.
+
+--Oh! mais si, mon oncle... Certainement je me suis assagie; mais il est
+positif que je vous agacerai encore plus d’une fois, que vous aurez la
+forte tentation de me gronder... Après tout, tant pis! Nous en serons
+quittes pour nous réconcilier; ne pensez-vous pas?
+
+--Je le pense! Mais j’espère bien, quoi que vous en disiez, que nous
+n’aurons pas à nous réconcilier!... C’est étonnant, toutefois, comme
+vous ressemblez peu à votre mère!
+
+--Sûrement, à mon âge, maman valait mieux que moi, reconnaît Guillemette
+avec conviction. Je voudrais être à sa hauteur, mais c’est impossible!
+Les éléments font défaut. Maman est comme vous, mon oncle, taillée dans
+de l’étoffe de sagesse!
+
+René rit gaiement:
+
+--Guillemette, je crains que vous ne vous illusionniez, quant à la
+valeur de mon étoffe qui doit être bien tramée, comme on dit, je crois.
+
+--Parfaitement, mon oncle. Tant mieux si vous n’êtes pas si sage que je
+le craignais. Une chose certaine, c’est que vous ne me faites plus,
+autant qu’il y a quatre ans, l’effet d’un monsieur respectable!
+
+--Ah! tant mieux! s’écrie René un peu réconforté, car il éprouvait un
+vague agacement à se voir juché sur un piédestal de vertu et d’austérité
+par cette malicieuse fillette.
+
+--Guillemette, à mon tour, je vous adresse une demande. Ne me traitez
+pas en vieux monsieur, mais en camarade!
+
+--Oh! pour cela, mon oncle, ce serait trop irrévérencieux. Mettons, si
+vous voulez, en ami!
+
+--C’est cela, nous serons amis... Mais des amis doivent bien se
+connaître et, pour moi, qui viens de si loin, vous êtes le mystère. Ne
+prenez pas mes paroles pour un mauvais compliment, mais pour un simple
+désir de me renseigner... Guillemette, je m’imagine que vous êtes
+terriblement coquette!
+
+Elle rit et son jeune visage a une indéfinissable expression:
+
+--Mon oncle, on fait ce qu’on peut!
+
+Il se demande ce qu’elle veut dire et en éprouve de nouveau une secrète
+impatience. Se moque-t-elle de lui? Il répète:
+
+--On fait ce qu’on peut pour?...
+
+--Pour... pour être en gré, auprès de tout le monde... Voilà!
+
+Il va la questionner encore avec une sourde irritation de ne savoir pas
+mieux débrouiller la pensée intime de cette petite fille. Mais Mme
+Seyntis qui rentre dans le salon l’appelle.
+
+--René, viens-tu un peu sur la terrasse? Il fait très doux ce soir...
+
+Et il obéit, trouvant tout de suite un singulier bien-être à la pensée
+qu’avec sa sœur, il va être en parfaite communauté d’esprit. Elle a une
+âme limpide dans laquelle il est aisé de lire...
+
+Sous la lampe, Mademoiselle continue à faire mouvoir les aiguilles de
+son tricot, d’un doigt machinal, car sa pensée est à Paris, enfuie vers
+le modeste logis, d’où l’impitoyable raison a seule pu l’isoler. Dans
+cette famille étrangère, elle se sent isolée, si bienveillant soit-on
+pour elle, et, le soir surtout, la nostalgie de son _home_ s’abat sur
+elle, très douloureuse.
+
+Sur la terrasse, André et Mad se font part de leurs impressions au sujet
+de l’oncle, qu’André déclare un «chic type», noir comme une bouteille
+d’encre! ajoute-t-il sans respect; ce qui éveille les protestations
+indignées de Mad.
+
+Guillemette laisse de côté les uns et les autres et va s’asseoir à
+l’écart dans un vaste _rocking-chair_ où sa svelte personne semble
+disparaître toute, et, contemplant dans le velours sombre du ciel
+l’éclair des étoiles filantes, elle songe vaguement à toute sorte de
+choses imprécises qui lui font l’âme joyeuse.
+
+
+
+
+V
+
+
+Dans la déchirure des nuages lourds de pluie, vient de jaillir un frêle
+rayon de soleil. Guillemette pense que le jardin doit sentir bon la
+verdure mouillée et elle insinue, d’une voix engageante:
+
+--Voici qu’il fait beau. Nous pourrions peut-être nous aventurer
+dehors...
+
+Un orage a éclaté dans la nuit et le jour dominical est lamentable,
+troublé par des averses rageuses et des bourrasques qui soulèvent la mer
+en grosses vagues dont l’écume est poudrée de sable.
+
+Guillemette serait seule au logis qu’elle ne reculerait ni devant les
+averses ni les bourrasques pour s’en aller trotter dehors. Mais juste,
+ce dimanche, Mme Seyntis a invité à venir déjeuner aux _Passiflores_ des
+châtelains du voisinage avec qui elle entretient des relations de
+politesse. Ils sont considérablement riches, honnêtement provinciaux, ne
+quittent leurs vastes domaines que pour trois mois de séjour à Caen,
+dans un vieil hôtel dont les antiquaires du cru célèbrent les trésors.
+Tout récemment, M. le curé d’Houlgate a fait un tel éloge de l’aînée des
+jeunes filles que, songeant à son frère, Mme Seyntis a réfléchi qu’il
+était peut-être sage de lui faire rencontrer Louise de Mussy; et cela,
+avant que le brouhaha des réceptions estivales ait commencé aux
+_Passiflores_. Car ce paraît être une jeune fille qui ferait pour lui
+une femme parfaite: «Vingt-deux ans, d’une instruction «considérable», a
+dit M. le curé, pieuse, bonne ménagère, de physique agréable...»
+
+Mais comme Mme Seyntis a constaté que René envisage sans enthousiasme la
+question mariage, elle s’est bien gardée de lui faire part de ses rêves
+matrimoniaux au sujet de Louise de Mussy et s’est bornée à souhaiter
+qu’un beau temps permette les promenades dans le parc, favorables aux
+conversations.
+
+Hélas! la nature est demeurée sourde aux désirs de Mme Seyntis; et
+celle-ci est d’autant plus navrée des cataractes versées par le ciel,
+qu’elle sait son mari agacé de devoir subir une invasion sans agrément
+pour lui et Guillemette sourdement de méchante humeur, devant la
+nécessité de se répandre en amabilités pour des indifférents dont elle
+ne sait pas apprécier les mérites.
+
+C’est sous une pluie diluvienne que l’équipage des de Mussy a fait son
+apparition; et Mme Seyntis, si hospitalière fût-elle, n’a pu s’aventurer
+pour les accueillir, sur le perron ruisselant. Aussi s’est-elle répandue
+en exclamations désolées, l’air aussi contrite que si elle était
+responsable de l’état du ciel, et Mme de Mussy s’est empressée de lui
+répondre par des protestations de plaisir. C’est une forte personne,
+très bonne, toujours souriante et affairée, d’une loquacité monotone,
+intarissable, richement alimentée par tous les riens qui occupent sa
+cervelle.
+
+Son mari est un type parfait de gentilhomme campagnard, robuste, d’une
+belle allure à la François Ier, haut en couleur, que son seul aspect
+révèle bon mangeur, solide buveur et joyeux compagnon de chasse.
+
+Les deux jeunes filles sont la correction personnifiée, quant à la tenue
+et à la toilette,--habillées en Parisiennes sans chic. L’aînée est
+jolie, avec des traits froidement réguliers, un regard très intelligent
+de créature qui sait bien ce qu’elle veut et arrive toujours à le faire.
+Sa sœur est timide et quelconque. Elle lève des yeux de brebis
+effarouchée sur M. Seyntis, en réponse à ses paroles courtoises de
+bienvenue, et ensuite sur René Carrère qui lui a été présenté comme à sa
+sœur.
+
+Celle-ci a beaucoup plus d’assurance; et à peine assise à table auprès
+de René,--par les soins diplomatiques de Mme Seyntis,--elle s’est prêtée
+avec une évidente bonne grâce à la conversation qu’il a entamée avec
+elle... Par politesse, a décrété, en son for intérieur, Guillemette qui,
+placée à l’autre extrémité de la table, ne peut entendre leurs paroles.
+
+Est-ce seulement par politesse qu’il poursuit une conversation qu’elle
+ne laisse pas tomber? Ses yeux ont une expression attentive et un peu
+étonnée; comme s’il ne s’attendait pas aux paroles qu’elle lui dit. Que
+peut-elle bien lui raconter? Elle parle, très sobre de gestes. Quand
+elle sourit, la régularité de ses traits s’éclaire agréablement et
+Guillemette, qui l’observe, songe que si elle était mieux coiffée,
+l’ombre des cheveux adoucissant le large dessin du front, s’il y avait
+un peu plus de grâce capricieuse dans sa toilette, moins de raideur dans
+la taille, Louise de Mussy ferait, en somme, une jolie femme.
+
+Est-ce que l’oncle René devinerait cela, malgré l’austérité de ses
+goûts?
+
+Guillemette est agacée d’être étrangère à leur conversation. Tout à
+coup, son oreille arrête au passage les mots «patronage... moralisation
+du peuple, écoles ménagères...»
+
+Ah! les voilà bien, les vrais sujets qui peuvent captiver l’oncle
+René!... Lui qui aime les jeunes filles sérieuses et a en abomination
+les poupées de salon, comme il dit; les créatures futiles vivant avec le
+misérable désir d’être heureuses; sans but idéal dans toutes leurs
+actions, qui se passionnent pour les êtres et les choses, sont tristes
+ou gaies sans que les gens pondérés puissent s’expliquer pourquoi...
+
+Depuis huit jours, Guillemette a entendu causer sa mère et son oncle!
+Elle est édifiée sur les idées de René quant aux mérites qu’il souhaite
+trouver dans sa future épouse. Sûrement, celle-ci devra être de ces
+femmes admirables qui veillent sur les comptes de la cuisinière et le
+linge du blanchisseur, font des confitures, savent raccommoder les bas,
+conduisent leurs enfants au cours, après les avoir fait travailler,
+etc., etc...
+
+Tous ces mérites, pourtant! Nicole ne les possédait guère; et cela n’a
+pas empêché qu’il ne fût follement amoureux d’elle!... Il est vrai que
+l’expérience a pu l’éclairer.
+
+Une soudaine mélancolie s’abat sur Guillemette qui se sent une créature
+très inférieure et s’abîme sous le poids de son humilité. De nouveau,
+elle considère la pluie qui cingle les vitres et écoute, la pensée
+vague, les propos qui s’échangent autour d’elle. M. de Mussy parle
+propriétés, chasses, élevage, avec son père résigné; sa mère, dont les
+yeux glissent assez souvent vers René et Louise de Mussy, entretient Mme
+de Mussy de la désolante crise religieuse où la France se trouve jetée,
+et toutes deux gémissent que le pays va à sa perte, le clergé à la
+misère, les fidèles à l’échafaud, car un nouveau 93 est fatal.
+
+Guillemette s’ennuie horriblement! Tant de fois déjà, elle a entendu à
+la table de sa mère les mêmes lamentations!... Elle voudrait que le
+déjeuner fût fini, que tous les de Mussy fussent «remballés» vers leur
+château et qu’elle-même ait recouvré sa précieuse liberté. Elle est
+fâchée après l’oncle René--son ami!--qui ne lui envoie pas le moindre
+coup d’œil de compassion. Elle envie Mad et André qui jabotent à voix
+basse et Mademoiselle, qui a le droit de rester silencieuse, alors
+qu’elle-même doit se débattre avec le mutisme effaré de Clotilde de
+Mussy.
+
+Ah! enfin, le déjeuner est achevé... Et la pluie ne tombe plus...
+
+C’est alors qu’elle hasarde, en un cri du cœur, après qu’elle a fini
+d’offrir le café:
+
+--Si nous allions un peu dans le jardin?
+
+Mais Louise de Mussy accueille plus que froidement la proposition.
+
+--Oh! il fera bien humide, après une si longue averse!
+
+C’est, en effet, probable! Guillemette n’ose protester et coule un
+regard désolé vers la pendule. Il n’est encore que deux heures. Ah! elle
+a le temps de causer avec les jeunes de Mussy!... A l’autre bout du
+salon, elle aperçoit l’oncle René qui a surpris son mouvement et la
+considère avec un peu de malice. Volontiers, elle le battrait de se
+moquer de sa détresse!
+
+Mais il ne paraît pas soupçonner son courroux et passe dans le billard
+avec son beau-frère et M. de Mussy. On entend le heurt des billes. A
+travers la glace sans tain, on voit évoluer les trois hommes dans la
+fumée de leurs cigares.
+
+Eux ne s’ennuient pas et Guillemette les envie à leur tour. Que
+va-t-elle faire pour distraire les jeunes filles, n’ayant pas la
+ressource d’un tennis ou d’un croquet et les éléments d’une conversation
+intéressante ne se présentant pas... Car Louise de Mussy ne la juge pas
+à sa hauteur, elle, pauvre créature qui ne donne son temps ni aux écoles
+ménagères, ni aux patronages, sociétés de secours aux blessés, etc...
+
+Comme elle surprend un regard de Louise de Mussy vers le billard, elle
+demande avec une imperceptible raillerie:
+
+--Voulez-vous aller retrouver ces messieurs?
+
+Louise de Mussy ne se laisse jamais troubler:
+
+--Nous les dérangerions sans doute. Mais, de notre côté, nous pourrions
+peut-être jouer à quelque chose; aux dominos, par exemple.
+
+Guillemette la contemple avec stupeur.
+
+--Aux dominos?... Vous jouez aux dominos?
+
+--Mais oui, très souvent... presque tous les soirs!
+
+--Pour... pour amuser votre famille?
+
+--Et nous amuser nous-mêmes!... Cela a l’air de vous surprendre?
+
+--Oui; je n’avais jamais pensé que des personnes de votre âge usaient
+des dominos... Je croyais que c’était pour les petits enfants, les
+vieilles personnes et...
+
+Elle s’arrête court; elle allait dire étourdiment: «Et les concierges!»
+Elle achève, polie:
+
+--Mais nous pouvons faire une partie en attendant que le jardin soit
+plus sec!
+
+Complaisamment, Mademoiselle s’est mise à la recherche d’un jeu; puis
+elle est réquisitionnée ainsi que Mad et André. Elle a certaines lueurs
+sur la façon de bien jouer et ébauche quelques modestes combinaisons.
+André a des prétentions à un jeu savant. Mais Guillemette et Mad placent
+au petit bonheur leurs dominos et excitent ainsi la réprobation de
+Louise de Mussy et même de sa timide sœur. Toutes deux ont des airs
+convaincus, réfléchissent, calculent... Guillemette, qui n’est pas
+patiente et a les chiffres en abomination, trépigne sur place et
+regarde, comme la terre promise, le jardin où, cette fois, le soleil
+resplendit sur les feuilles luisantes d’eau...
+
+Derrière elle, une voix s’élève:
+
+--Il me semble qu’il fait beau maintenant! Nous pourrions peut-être
+faire une petite promenade?
+
+C’est l’oncle René. Il a fini de jouer au billard et a pris en pitié
+Guillemette dont il a vu la mine, alors qu’elle poussait, au hasard, les
+dominos. Elle lui répond par un regard reconnaissant:
+
+--C’est vrai, le temps est remis! Mère, ne pourrions-nous aller goûter à
+l’hôtellerie de Guillaume le Conquérant? Permettez qu’on attelle le
+break?...
+
+Mme Seyntis écoute sans enthousiasme; il est contraire à ses principes
+de donner, le dimanche, un travail inutile à ses gens. Mais elle voit
+les yeux suppliants de Guillemette et croit, sur l’assurance de sa
+fille, que les jeunes de Mussy sont désireuses de cette excursion par un
+temps gros de menaces. Alors, elle cède.
+
+Jusqu’au moment où le break stationne devant le perron, Guillemette
+surveille avec anxiété les nuages. Ils ne se rapprochent pas trop vite,
+heureusement!
+
+Mme de Mussy, ayant décliné l’offre de la promenade, reste à entretenir
+Mme Seyntis des innombrables bonnes œuvres qu’elle honore de sa
+protection; et c’est Mademoiselle qui doit chaperonner la jeunesse sous
+la protection de l’oncle René. La certitude de sa présence paraît avoir
+réconcilié Louise de Mussy avec cette promenade, sous un ciel
+inquiétant.
+
+Enfin la voiture roule sur la route que balaye un vent chaud et humide.
+La mer est basse; large ruban d’opale, moiré de vert sombre, qui cerne
+les sables, au loin. Louise de Mussy met la conversation sur Madagascar
+et questionne René qui se prête courtoisement à un docte interrogatoire.
+Elle fait ainsi montre d’une telle érudition qu’André ébloui s’écrie,
+avec une candeur déplorable:
+
+--Oh! Mademoiselle, pour sûr, devant voir l’oncle René, vous avez pioché
+Madagascar pour être à sa hauteur!
+
+Il y a un léger froid. Louise lance un regard foudroyant vers André à
+qui Mademoiselle murmure un: «Oh! André!» plein de reproches.
+
+--Vous me supposez donc bien ignorante? monsieur André.
+
+A l’accent de la voix, André prend conscience qu’il a dit une sottise,
+devient très rouge et patauge:
+
+--Oh! non! mademoiselle... Je pensais seulement que vous étiez comme
+Guillemette qui ne sait rien!
+
+--André! fait encore Mademoiselle, toute confuse.
+
+Sa protestation est perdue pour tous, car de larges gouttes viennent
+s’écraser sur les parapluies, ouverts en hâte.
+
+Une nouvelle averse éclate, drue, jetant le désarroi dans le break où
+les promeneurs s’efforcent de s’envelopper dans les manteaux prudemment
+emportés. Mais le vent est violent, les parapluies se heurtent et les
+mouvements sont difficiles.
+
+Louise de Mussy, qui ne pense plus à Madagascar, s’exclame, entre les
+dents:
+
+--Quel temps! Quel temps! Aussi c’était insensé de se mettre en route!
+Je ne peux pas tenir mon parapluie!
+
+--Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de vous abriter? demande René,
+peu flatté de voir traiter d’«insensée» une promenade dont il a eu
+l’idée.
+
+--Ce serait, en effet, plus commode. Clotilde, recule-toi, que M.
+Carrère se mette près de moi! Tu me fais goutter dans le cou l’eau de
+ton parapluie!
+
+Il n’y a plus trace de sourire sur son visage que le mécontentement
+durcit; et Guillemette le constate sans pitié, malgré un faible remords
+d’être cause de l’aventure.
+
+--Ramenez-nous vite aux _Passiflores_! commande René au cocher. Le temps
+se reprend, nous ne gagnerions rien à attendre dans un abri quelconque.
+
+Les chevaux sont vigoureusement lancés sur la route que cingle l’averse.
+Les parapluies sont ballottés par le vent. La mer et le ciel se
+confondent en un lointain gris sombre; la plage est déserte.
+
+Dans le break, Mad et André s’amusent du ruissellement d’eau qui s’abat
+sur eux; Guillemette est agacée du silence expressif de Louise de Mussy
+que la protection de l’oncle René n’a pu rasséréner. Son «Enfin, nous
+voici à l’abri!» est significatif quand la voiture s’arrête au bas du
+perron, luisant comme un lac. La glace du vestibule, pour comble de
+malheur, lui permet de se voir ébouriffée par le vent, son chapeau
+penché vers la gauche... D’un geste irrité, elle le remet droit et
+regarde vers ses compagnons d’infortune. Sa sœur éveille la pensée d’une
+naïade. Mademoiselle a une épaule trempée, ayant reçu sans mot dire
+toute l’eau du parapluie de Clotilde de Mussy; mais elle a gardé son air
+souriant et soigné. Mad contemple, ravie, sa lourde natte trempée.
+Guillemette, sous son canotier de paille, est toute rose et ses cheveux
+soulevés par les rafales ressemblent, autour du front, sur la nuque, à
+une mousse poudrée d’or roux. Volontiers, Louise de Mussy la pilerait.
+Elle demande, d’un accent où frémit son dépit:
+
+--Est-ce que dans votre cabinet de toilette je pourrais un peu me
+recoiffer?
+
+--Mais oui, certes! Voulez-vous l’aide de la femme de chambre?
+
+--Si possible, oui.
+
+Enchantée de fuir son courroux, Guillemette lui livre sa camériste qui
+arrange, sèche, relisse... Bref, le thé servi, une Louise de Mussy
+souriante, ne sentant plus le chien mouillé, fait sa réapparition dans
+le salon où tous sont réunis. Guillemette offre les tasses, avec
+Mademoiselle. Clotilde répond avec timidité aux efforts de René pour
+entretenir une conversation avec elle. Mme Seyntis a l’air un peu
+fatiguée; mais Mme de Mussy cause toujours sans ombre de lassitude.
+L’averse est encore une fois passée; et M. de Mussy clame d’une voix
+sonore:
+
+--Je crois que nous ferons bien de profiter de cette accalmie pour
+regagner notre gîte!
+
+Mme Seyntis, esclave de la politesse, croit devoir protester:
+
+--Comme vous êtes pressés! Il n’est que cinq heures!
+
+--Chère madame, nous ne sommes pas chez nous. Pensez que nous avons
+encore plus d’une heure de voiture à faire!
+
+Mme Seyntis le pense très volontiers, et n’insiste pas pour retenir
+davantage ses hôtes. En vérité, malgré sa vaillance, elle commence à
+être accablée sous le poids des histoires que Mme de Mussy lui a versées
+sans relâche.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Une demi-heure plus tard.
+
+--Ouf! Ouf! Les voilà partis! fait Guillemette sautant comme un bébé au
+milieu du salon. Je me sens enragée! Mon oncle, vous n’êtes pas enragé?
+
+René qui rentre, après les derniers saluts aux de Mussy, la regarde, un
+peu ahuri.
+
+--Pourquoi, Guillemette, pourrais-je me trouver en pareil état?
+
+--Pourquoi?... Mais parce que c’est épouvantable de recevoir des
+indifférents pendant des heures, un dimanche, quand il pleut!... Oh! que
+j’ai besoin de faire des folies ou de remuer!... Oncle, soyez délicieux
+pour que je vous pardonne de vous être moqué de moi, condamnée à jouer
+aux dominos! Venez faire un tour sur la plage, n’importe où vous
+voudrez, à Beuzeval!... Grimpons sur la falaise! Mais pour l’amour du
+ciel, bougeons, bougeons!...
+
+--Guillemette!... vous êtes pareille au salpêtre, quand vous vous y
+mettez!... Il ne vous suffit pas d’avoir été trempée tantôt et d’avoir
+fait tremper Mlles de Mussy?
+
+Un sourire malicieux retrousse les lèvres de Guillemette.
+
+--Pauvre savante Louise! Elle n’aime pas l’eau... Ni son humeur ni ses
+cheveux ne s’en accommodent!... Mais ça, c’est une réflexion inutile et
+stupide! Mon oncle, venez sur la plage... Vous voulez bien, dites?
+
+Elle demande cela avec cette grâce jeune et câline qui lui donne tant de
+séduction. Et René, faisant comme les autres, ne lui résiste pas, tout
+en se demandant s’il est bien correct qu’il sorte ainsi, seul, avec sa
+jeune nièce...
+
+Elle n’a pas soupçon d’un pareil scrupule et grimpe joyeusement vers les
+hauteurs de la falaise, par la belle route en corniche qui monte au bois
+de sapins couronnant Houlgate. Une saute du vent a balayé les nuées
+maussades et l’horizon flamboie, splendide, au couchant qui éveille des
+visions d’un royaume du feu. Sur le sable, des nappes d’eau semblent des
+petits lacs d’or étincelant. La mer monte, striée, à l’infini, de
+coulées lumineuses... Au large, les barques découpent, sur le ciel de
+flamme, des formes aiguës et noires.
+
+Guillemette s’est arrêtée et regarde. Avec une sorte de ferveur, elle
+dit, un peu bas:
+
+--C’est beau!... Comme c’est beau! n’est-ce pas? mon oncle.
+
+Elle ne tourne pas la tête vers lui. Il voit seulement le profil
+expressif, où les cils tracent une ligne sombre sur les joues, si
+fraîches sous la brise qui enroule étroitement la robe autour du corps
+svelte. Et, brusquement, il se souvient--comme il s’est souvenu souvent
+depuis une semaine...
+
+Combien de fois, durant l’été inoubliable, il a ainsi contemplé le
+coucher du soleil, auprès de Nicole!... L’écho des souvenirs morts
+tressaille en lui. Sans en avoir conscience, il écoute leur murmure
+confus.
+
+Des minutes et des minutes passent.
+
+Guillemette regarde toujours l’horizon dont l’embrasement pâlit, atteint
+par la cendre du crépuscule; et, volontiers, elle aurait le geste
+instinctif d’un enfant pour retarder la fin d’un spectacle qui
+l’enchante.
+
+Mais la féerie est achevée. Une brume violette se déploie grandissante,
+pareille à un voile infini, sous lequel meurent, peu à peu, contours,
+formes, lumières, engloutis par l’ombre victorieuse. Les dernières nuées
+s’éteignent. Le ciel apparaît terne, d’un bleu obscur, où tremble,
+solitaire, le feu d’une étoile.
+
+Alors, rejetée hors du rêve, Guillemette reprend conscience de la
+présence de René. Comme il a l’air grave!... A quoi peut-il bien songer
+pour que ses traits prennent cette régularité sévère de médaille,--qui
+lui va très bien d’ailleurs... Et spontanée elle s’écrie:
+
+--Oncle, vous avez l’air «tout chose»!... Vous ne pensez pas à me donner
+Louise de Mussy pour tante?
+
+Il a un imperceptible sursaut de créature réveillée et, comme elle se
+remet à marcher, il la suit, interrogeant, la pensée encore distraite:
+
+--Elle ne vous plairait pas?
+
+--Oh! pas du tout!
+
+L’aveu se fait avec un accent dont la conviction est expressive.
+
+--... Elle est bien trop pontifiante, d’une science trop écrasante et
+trop... en dehors... Et puis, elle reçoit si mal les averses!... C’est
+que, dans la vie, il faut en recevoir souvent. Et de toute sorte!
+
+--Guillemette, vous parlez comme l’Expérience elle-même! Mais si Mlle de
+Mussy que je trouve, moi, remplie de mérite, vous paraît à ce point
+déplaisante, pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait induit en la tentation
+d’en faire un jour ma femme?...
+
+--Oh! mon oncle, parce que vous aimez les jeunes filles savantes,
+correctes, religieuses, utiles à leurs semblables, etc., etc.!... Des
+jeunes filles de tout repos, enfin!
+
+Sans savoir pourquoi, René a envie de regimber devant ce jugement.
+
+--Mais où prenez-vous tout ce que vous racontez ici? jeune fille.
+
+--Mais dans vos conversations avec maman!... Aussi, l’autre soir, quand
+vous énumériez...,--comme la Raison elle-même!--les qualités qui vous
+paraissent nécessaires à une femme, je pensais que j’aurais vraiment,
+sans chercher loin, à vous offrir la fiancée de vos goûts!
+
+--Ah! vraiment? fait René interrogateur. Depuis une semaine qu’il vit
+près de sa nièce, il a pu constater qu’elle avait une pensée
+fourmillante d’imprévus et qu’il pouvait s’attendre, de sa part, aux
+confidences les plus diverses; car elle a des lubies de gamine et des
+réflexions de femme de cœur, amalgamées à des audaces d’opinion, de
+pensée, de goûts, qui le désorientent, le choquent, l’irritent même,
+mais l’intéressent et l’amusent. Ah! ce n’est pas, il doit le
+reconnaître, une personne banale que sa jeune nièce!
+
+--Donc, vous avez une fiancée à me présenter?
+
+--Oui!... Puisque vous êtes un monsieur très sérieux, puisque vous vous
+mariez sans emballement, pour avoir une compagne agréable, bonne
+maîtresse de maison, instruite, vertueuse, vous devriez épouser
+_M’selle_!
+
+René est si surpris qu’il s’arrête court, un peu choqué.
+
+--Guillemette, vous poussez vraiment trop loin la plaisanterie!
+
+--Mais, mon oncle, je ne plaisante pas du tout!
+
+--Ah!... Et d’où vous est venue cette lumineuse idée?
+
+--De la conviction que vous feriez ainsi, pour votre bonheur, une œuvre
+méritoire! Mademoiselle n’est pas riche. Elle se tourmente beaucoup
+parce qu’elle a sa mère à soutenir et elle se fatigue tant! Alors, mon
+oncle, comme vous êtes bon, que vous n’avez pas l’air de tenir à
+l’argent, que vous aimez les femmes sérieuses, je trouve qu’elle
+pourrait bien réaliser votre idéal...
+
+--Je ne le crois pas, Guillemette, dit René si posément que Guillemette
+est un peu saisie.
+
+Tout en trottant, car l’heure du dîner les presse maintenant, elle lève
+vers lui sa jolie tête et le regarde, envahie par une vague inquiétude.
+Est-il fâché?...
+
+--Mon oncle, vous trouvez, dites, que je me mêle de ce qui ne me regarde
+pas? C’est que je plains tellement la pauvre _M’selle_ depuis que j’ai
+entrevu ce qu’est la vie pour elle... Chaque fois que j’y pense, j’ai
+honte de moi!
+
+René ne comprend pas bien:
+
+--Puis-je, sans indiscrétion, Guillemette, vous demander pourquoi vous
+êtes si sévère à votre égard?
+
+--Oh! vous le pouvez, il n’y a pas de mystère!... C’est parce que je
+constate alors à quel point je suis toujours occupée de vivre le plus
+agréablement possible, quand il y a tant de femmes, même de jeunes
+filles! qui peinent--non par goût, certes!... Oh! mon oncle, vous ne
+trouvez pas qu’il y a des moments où cela devient une vraie souffrance,
+quand on jouit de tout, de penser à toutes les misères auxquelles on ne
+peut rien?...
+
+Ici, l’oncle René pardonne à Guillemette son idée saugrenue, de lui
+offrir Mademoiselle comme fiancée.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Il est arrivé aux _Passiflores_ une première série d’invités, conviés
+par la politesse, la sympathie, par le sentiment familial et autres
+motifs variés.
+
+Et d’abord, une respectable cousine de Mme Seyntis, la chanoinesse de
+Thorigny-Bergues, laide, spirituelle, masculine d’allures et d’idées, la
+parole mordante. Puis un jeune ménage, très chic et très amoureux, les
+de Coriolis. Monsieur est un camarade de René Carrère, fraîchement
+marié; et quoique Mme Seyntis juge que le voisinage des jeunes époux n’a
+rien de bon pour une fille de l’âge de Guillemette, elle a cependant
+invité les de Coriolis par sollicitude fraternelle, dans l’espoir que le
+spectacle de leur félicité conjugale mettrait René en goût.
+
+Du côté masculin, deux célibataires, hôtes particuliers de Raymond
+Seyntis: un peintre américain, Hawford, dont l’exposition a été, à
+Paris, le succès artistique du printemps; et un séduisant vieux garçon,
+très admirateur des femmes dont il se fait volontiers le directeur
+laïque; ce qui lui fournit de précieux documents pour les Revues qu’il
+donne dans les Cercles. Enfin Nicole de Miolan est arrivée sous l’égide
+de ses père et mère.
+
+Et tous ces hôtes, installés en des chambres confortables et souriantes,
+ouvertes sur l’horizon de la mer, les odorants parterres du jardin, ou
+les lointains verdoyants des coteaux, tous, en leurs domiciles nouveaux,
+se préparent pour le dîner dont le premier coup ne tardera pas à sonner.
+
+Le seul habitant peut-être des _Passiflores_ qui soit indifférent à
+cette perspective, c’est M. Seyntis, qui, dans son cabinet, achève de
+rédiger des ordres, des réponses aux lettres, billets, télégrammes,
+accumulés comme chaque jour,--même à Houlgate,--sur son bureau. Un pli
+barre son front. Il a cette physionomie absorbée et lasse des hommes
+brûlés par le souci fiévreux d’affaires lourdes de responsabilités; car
+des fortunes sont engagées dans les parties.
+
+Il ne ressemble guère, en ce moment, au brillant Raymond Seyntis que
+connaît le monde.
+
+Cependant sa femme, sereine dans un luxe qu’il lui paraît aussi naturel
+de posséder que l’air pour respirer, donne, attentive maîtresse de
+maison, ses derniers ordres au maître d’hôtel, pour la rédaction des
+menus et le placement des invités selon une impeccable hiérarchie.
+
+Guillemette, pour sa part, s’applique de son mieux à sa toilette du
+soir. Pas un atome de poudre sur son visage, c’est sa coquetterie; les
+cheveux relevés avec de jolies ondulations molles, dues à la seule
+nature, et tordus en un nœud capricieux, qui dégage bien la nuque; sous
+l’étoffe légère du corsage, la taille libre, dressée comme le jet souple
+d’une jeune plante.
+
+Certes, ce n’est pas tous les jours que Guillemette s’habille avec un
+entier détachement de l’effet à produire. Mais ce soir, en particulier,
+elle est stimulée par le désir très vif, peu noble, elle ne se le
+dissimule pas, de n’être pas éclipsée; ni par la jeune baronne de
+Coriolis, ni surtout par Nicole, la savoureuse Nicole, comme l’appelle
+son père. Chose bizarre, c’est, avant tout, aux yeux de l’oncle René
+qu’elle souhaite pouvoir soutenir la comparaison.
+
+Il a beau n’être, pour elle, qu’un homme très sérieux qu’elle considère
+un peu comme un dieu protecteur, perché sur un piédestal fait de sagesse
+et de raison... Tout de même, elle tient, en sa petite vanité féminine,
+à ce que, près de Nicole, il ne la juge pas dépourvue quant aux
+avantages périssables...
+
+Sa pensée est fourmillante de points d’interrogation à son égard et à
+celui de la jeune femme; car le roman de jadis intéresse prodigieusement
+sa jeune cervelle qui ignore, pressent, réfléchit...
+
+--Peut-être, songe-t-elle, sceptique autant qu’un vieux moraliste, sa
+passion pour elle a été une simple crise!... Tous les hommes jeunes
+doivent passer par là, comme les petits enfants ont la rougeole! Il a
+l’air tellement guéri! Et il est si peu romanesque!... C’est triste
+qu’on puisse ainsi aimer et oublier...
+
+C’est tout en inspectant l’ondulation de ses cheveux que Guillemette
+agite ce problème sentimental.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+René Carrère est-il vraiment guéri comme le croit Guillemette, comme il
+le croit lui-même?
+
+Ayant déjà revêtu sa tenue du soir, il est debout devant la
+porte-fenêtre de son balcon; et, avec des yeux qui ne voient rien des
+choses extérieures, il contemple obstinément un bouquet d’arbres dressé
+derrière la pelouse.
+
+Il pense que, dans quelques instants, il va se retrouver devant la femme
+qui a été la folie de sa jeunesse et il éprouve une sorte d’orgueilleuse
+satisfaction parce qu’il lui semble être sincèrement calme. Le temps a
+fait son œuvre. Où est la vague de passion qui, jadis, l’a soulevé
+au-dessus de lui-même?... Tout au plus, il peut noter en lui une
+naturelle curiosité de savoir ce qu’elle est devenue.
+
+Il ne l’a pas encore revue puisqu’il n’était pas à la gare pour son
+arrivée. Une petite lâcheté, cela, dont il s’irrite maintenant. Pourquoi
+avoir retardé une rencontre qui lui est pénible, parce que, fatalement,
+elle fera tressaillir le fantôme du passé?
+
+--Eh bien, soit. C’est un moment difficile à accepter: voilà tout!...
+J’en ai vu bien d’autres! murmure-t-il avec un haussement d’épaules.
+
+Oui, il en a connu d’autres qui demeurent son secret... D’abord, dans
+ces mêmes _Passiflores_, des heures folles de passion, de révolte, de
+désespoir,--dont il a eu honte plus tard,--quand, après l’avoir enivré
+et torturé de sa beauté qui culbutait en lui toute sagesse, elle a
+répondu, à son aveu, suppliant comme une prière, qu’elle en aimait un
+autre.
+
+Ah! qu’il l’a revue longtemps, telle qu’elle était en cette minute, un
+soir, sur la terrasse des _Passiflores_!... De ses doigts nus, elle
+déchiquetait une rose, tout en parlant. Dans la pénombre, il distinguait
+son regard velouté qui ne voyait que l’absent, la fleur vivante de sa
+bouche dont il appelait le baiser.
+
+Oui, il a fallu des mois et encore des mois pour que la vision s’effaçât
+comme l’exigeait sa volonté, impérieuse d’autant plus que Nicole
+devenait la femme de l’autre...
+
+Mais de ce jour, vraiment, elle a été une morte pour lui. Ainsi le
+commandait sa conscience, rigoureusement scrupuleuse, quant au respect
+du bien d’autrui.
+
+Alors pourquoi redoute-t-il de la voir?
+
+C’est une inconnue que cette Nicole échappée, frémissante, au lien
+conjugal, passionnément voulu, et qu’elle prétend achever de rompre par
+le divorce... Résolution qui froisse en lui ses vieux instincts
+héréditaires de catholique convaincu, fidèle au respect du serment reçu
+par le prêtre.
+
+Oh! non, Nicole de Miolan n’a plus rien de commun avec la jeune fille
+qu’il a adorée, à laquelle il songe dans le beau crépuscule d’août,
+ainsi que l’on songe aux morts infiniment chers...
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+A travers la cloison, sonne un éclat de rire, jailli de la grande
+chambre aux tentures pékinées où vient d’être installé le jeune ménage
+de Coriolis. Si les yeux de René Carrère pouvaient percer la muraille,
+ils verraient son ami nonchalamment allongé dans un confortable
+fauteuil, la cigarette aux lèvres, suivant d’un œil amoureux tous les
+mouvements de sa blonde petite femme qui trottine du cabinet de toilette
+à la chambre, peu enveloppée par son peignoir de linon, ouvragé de
+dentelle.
+
+Au passage, il saisit la main qui fait un choix dans le coffret à bijoux
+et attire vers lui la jeune femme. Elle proteste,--sans conviction,
+d’ailleurs.
+
+--Oh! Georges, voyons, sois sérieux!... Laisse-moi m’habiller... Je
+serai en retard et ce sera une catastrophe!... Que dira Mme Seyntis?...
+Pour la première fois que je suis reçue chez elle!... Tu n’as vraiment
+pas l’air de te douter que nous sommes dans une maison convenable!
+
+--Hum, en ce qui concerne Raymond Seyntis...
+
+Et il soulève les dentelles de la manche large. Sa bouche erre,
+gourmande, sur la peau qui embaume l’iris.
+
+Elle ne se défend pas du tout et s’écrie seulement, avec une drôle de
+petite moue:
+
+--Georges, tu es un monstre de volupté!
+
+--Oh! oh! madame, quel grand mot!... Ce me semble qu’il y a des heures
+où vous ne vous plaignez pas de cette qualité de votre mari.
+
+Elle se met à rire et riposte:
+
+--Mon Dieu, mon amour, que tu fais donc des réflexions absurdes!
+
+--Madame, le ciel en soit témoin! vous manquez de respect à votre
+époux... Venez implorer votre pardon.
+
+Il la met sur ses genoux. Elle proteste encore, mais très mal:
+
+--Georges! Georges! tu vas me décoiffer!... Et mes cheveux étaient si
+bien arrangés.
+
+--Je vous recoifferai, ma petite femme.
+
+Et il glisse ses doigts dans la soie blonde des cheveux qui semblent
+faits de lumière.
+
+Elle bondit à terre, la mine fâchée--et tendre:
+
+--Georges, tu es insupportable! Je serai ce soir comme un chien fou...
+Ce sera de ta faute... Et tout le monde se demandera comment tu as pu
+épouser une si laide femme...
+
+--Un monstre de volupté, peut-être, glisse-t-il malicieusement.
+
+--Bon, bon, monsieur... On se souviendra comme vous jugez votre femme!
+Maintenant, laisse-moi m’habiller, mon chéri. Tu es horripilant, mais je
+t’adore!
+
+Il n’est pas sûr qu’il lui rendrait sa liberté si un choc discret ne
+heurtait la porte. C’est la camériste de Madame qui revient pour
+l’habiller.
+
+Madame, aussitôt, est à l’autre bout de la chambre--dans la partie
+solitaire!--et, d’un ton détaché, crie:
+
+--Entrez.
+
+Elle est plus que rose. Toutefois la camériste est trop occupée du
+vaporeux nuage qu’elle apporte avec soin, pour se permettre aucune
+réflexion intempestive:
+
+--Madame veut-elle que je la chausse d’abord?
+
+--Oui, je préfère.
+
+Quelques minutes plus tard. Madame, en petits souliers, est debout
+devant sa glace, les épaules nues sous le ruban de la chemise, mince
+dans le soyeux jupon; et elle est tout absorbée par le souci de faire
+disparaître sur sa nuque la trace des doigts trop caressants de
+Monsieur; lequel, sans enthousiasme, a quitté son excellent fauteuil et
+sa cigarette pour endosser enfin l’habit de rigueur.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Pendant que se déroulent ces menus épisodes, dans la petite chambre qui
+est son _home_, Mademoiselle, attendant le deuxième coup de cloche,
+relit encore une fois les lignes, reçues le matin, qui lui apportent le
+parfum de la «maison».
+
+«... Oui, ma chère petite fille, comme toi, nous aspirons, ta sœur et
+moi, à la fin de notre séparation et nous voudrions bien que ce fût fini
+de t’aimer de loin...
+
+«Oui, je comprends qu’il te soit triste de vivre parmi des étrangers,
+même très aimables pour toi... Et pourtant, mon enfant chérie, pourtant,
+je ne puis regretter que tu aies eu le courage de partir, de nous
+laisser!... D’abord, parce que je pense que ce séjour au bord de la mer
+sera fortifiant pour toi, après ta dure année de travail; bien meilleur
+que les mois de vacances dans la petite fournaise qui nous sert de gîte,
+où la température se fait vite étouffante malgré nos persiennes closes
+dès que le soleil vient nous brûler...
+
+«Et puis, ma Jeanne, il était raisonnable, sage, de ne pas négliger
+cette occasion de te faire connaître dans un milieu fortuné où tu peux
+trouver des leçons, peut-être, dans l’avenir.
+
+«Car, en effet, plus que jamais, ma bien-aimée, il nous faut penser à
+l’exiguité de notre budget et ne négliger aucune chance de l’assurer un
+peu. J’aime mieux te l’avouer, pour que l’idée d’être le soutien de ta
+pauvre vieille maman te rende vaillante, les démarches de ta sœur pour
+arriver au poste d’inspectrice que tu sais ont définitivement échoué.
+Les candidates sont légion, toutes pourvues de titres sérieux, bien
+autrement recommandées que ta sœur!... et les places vacantes se
+présentent comme des exceptions...
+
+«Ta sœur a été très aimablement reçue par le secrétaire général qui a
+cru préférable de lui ôter tout espoir, avec preuves à l’appui, afin
+qu’elle ne se leurre pas inutilement. Antoinette est donc revenue très
+découragée de cette visite, chaque jour lui montrant davantage, hélas!
+combien il est difficile à une femme de gagner sa vie. Mais tu connais
+son énergie. Déjà, elle cherche une autre voie.
+
+«Ah! ma petite fille, confions-nous à Dieu qui, bien mieux que nous,
+sait ce qui nous convient. Acceptons bravement ce qu’il veut pour nous,
+et notre épreuve nous semblera bien moins lourde... Je te le dis,
+chérie, comme je l’ai senti bien des fois; et c’est mon cœur même de
+maman qui te le murmure avec toute sa tendresse pour que tu espères
+malgré tout... ainsi que je le fais... Soyons courageuses, heureuses de
+vivre les unes pour les autres, toutes trois...»
+
+Mademoiselle devine plus qu’elle ne lit les dernières lignes parce que
+le jour se meurt, surtout parce que de grosses larmes brouillent son
+regard... Alors, elle se penche sur la chère écriture et y dépose un
+baiser fervent.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Deux portes plus loin, chez les parents de Nicole, l’humeur n’est pas
+très souriante du côté de Monsieur, qui est un homme d’habitudes, vite
+nerveux, pour peu qu’il ne trouve pas ses affaires disposées dans leur
+ordre coutumier. Or, étant aux _Passiflores_ depuis deux heures à peine,
+il traverse la période d’installation, ce qui influe fâcheusement sur
+son humeur et le fait saupoudrer de conseils, questions, voire même
+reproches, non seulement la femme de chambre, mais encore sa dévouée
+épouse. Il est, en effet, de ces hommes excellents--et terribles!--qui
+ne peuvent se tenir de donner leur avis sur toute chose, petite ou
+grande, et s’étonnent ensuite avec simplicité de voir les gens continuer
+à agir suivant leur propre guise.
+
+Tout en parcourant un journal, il monologue sur les sujets les plus
+étrangers à la politique.
+
+--Je trouve l’air fatigué et soucieux à Seyntis. C’est un joueur un peu
+trop audacieux, je le crains. Je le lui ai dit... Mais c’est un garçon
+qui n’a confiance qu’en lui-même! Ta cousine, elle, est toujours fraîche
+et sereine, et Guillemette a encore embelli!
+
+Il est interrompu dans ses réflexions par le bruit d’un carton que Mme
+d’Harbourg a laissé tomber; malgré sa corpulence elle est très active et
+aime à ranger par elle-même.
+
+--Mon Dieu, Pauline, comme tu t’agites! Laisse donc faire la femme de
+chambre... Sais-tu où elle a mis mes cravates?... Je ne les retrouvais
+pas tout à l’heure.
+
+M. d’Harbourg est plutôt coquet. Il a été très joli homme et il est
+encore un beau gentilhomme frais et rose sous ses cheveux blancs, coupés
+en brosse.
+
+--Mon ami, elles sont dans le tiroir de la commode.
+
+--Elles auraient été beaucoup mieux dans l’armoire à glace. Je les
+aurais choisies bien plus facilement.
+
+--Si tu le désires, mon ami, je dirai à Céline de les y remettre demain.
+
+--Oh! puisque la maladresse est commise, ne changeons rien. Tu mets
+cette robe-là, ce soir?... Une robe noire!... C’est bien foncé. Tu sais
+pourtant que je préfère les robes de couleur!
+
+--Mais, Charles, ma robe est toute perlée de jais... Elle n’est pas
+sombre!
+
+--Bien... bien, ma bonne amie. Habille-toi comme tu l’entends. Je n’y
+connais rien. C’est convenu!
+
+Un silence. Mme d’Harbourg sort quelques bibelots de son sac. La pendule
+sonne la demie de six heures. M. d’Harbourg rejette son journal.
+
+--Eh! Eh! si tard déjà? Il faut que je m’habille. Pauline, ma chère
+amie, veux-tu bien sonner Alfred pour qu’il m’apporte mes souliers
+vernis.
+
+--Charles, ils sont là, près de toi.
+
+--S’ils y étaient, je ne les demanderais pas. Je ne suis pas un idiot!
+
+Sans relever cette imprudente déclaration, Mme d’Harbourg se penche et
+prend les escarpins à côté du fauteuil de Monsieur, qui ne dit mot, ne
+pouvant ni ne voulant se tenir pour «un idiot».
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Nicole de Miolan, elle, n’est occupée ni de rangements, ni de toilette.
+Les coudes sur l’appui de la fenêtre, le visage sur ses mains jointes,
+elle songe, insouciante des minutes qui fuient...
+
+Elle aussi pense à la rencontre qu’elle va faire; et une curiosité un
+peu perverse la distrait d’elle-même, du souvenir de son passé d’épouse
+qui la hante, l’enveloppant comme un douloureux cilice.
+
+Elle n’a jamais eu pour son cousin René Carrère plus qu’une sincère
+amitié et beaucoup d’estime. Tel qu’elle le connaît,--s’il n’a pas
+changé...--il est revenu de son exil volontaire parce qu’il jugeait
+pouvoir la retrouver, sans craindre de faiblir devant le devoir strict
+qui est son maître,--aujourd’hui, sans doute, comme autrefois. Pour
+elle, il est à peine plus qu’un indifférent. Pourtant, dans son âme
+désemparée, il y aura, elle le sait, un bizarre regret, s’il est
+vraiment guéri tout à fait, et une tentation mauvaise de raviver la
+flamme éteinte,--par vanité féminine, par besoin instinctif d’être
+aimée. Elle est de celles qui ne peuvent vivre sans les caresses d’un
+cœur où elles sont souveraines... Puis, en elle, il y a si vive une soif
+d’oubli et aussi de vengeance pour celui qui l’avait prise toute: corps,
+âme, pensée...
+
+Il était, comme elle, ardent, passionné, volontaire et jaloux... Combien
+ils se sont adorés, puis heurtés,--heurtés à se briser le cœur!...
+Quelles scènes affreuses, elle a dans le souvenir...
+
+Ah! heureusement, tout cela, c’est le passé, maintenant! En février
+dernier, la rupture a été consommée entre eux et elle est partie pour
+Paris, résolue au divorce. S’il a souhaité une réconciliation, elle a
+refusé de le savoir, n’ouvrant pas les quelques lettres qui, après un
+silence de plusieurs mois, lui sont arrivées de Constantinople! Il l’a
+trahie. Il l’a faussement soupçonnée. L’un comme l’autre, ils se sont
+torturés. C’est fini entre eux, fini, fini! Que chacun donc recommence
+sa vie comme il l’entendra, s’il le peut...
+
+Pourquoi donc y a-t-il encore des minutes où il se dresse en son
+souvenir, pareil à un fantôme qui veut la reprendre.
+
+--Ah! je vous hais, autant que je vous ai adoré, murmure-t-elle, les
+dents serrées, le regard perdu vers la mer, frémissante comme son pauvre
+être... Je vous ai tout donné de moi, et vous m’avez enlevé le bonheur,
+l’espoir, le respect de moi-même... Vous avez fait de moi une épave qui
+va... je ne sais où... Oh! oui, je vous hais! Je ferai tout, vous
+entendez, _tout!_ pour avoir l’oubli et la belle vie d’amour que je
+veux, à n’importe quel prix!...
+
+Vraiment, elle lui parle, comme s’il pouvait encore l’entendre, les yeux
+sans larmes, les mains serrées par l’angoisse qui la meurtrit. Ses joues
+sont brûlantes, et elle se penche instinctivement sur le rebord de la
+fenêtre pour sentir la fraîcheur du vent qui fouette l’écume des vagues.
+
+Pourquoi donc, ce soir, pense-t-elle ainsi à toutes ces choses qui lui
+font tant de mal? Est-ce la rencontre de René qui réveille le passé? Ah!
+certes, près de lui, la vie n’eût pas été d’abord un tourbillon
+d’ivresse, de bonheur, intense à certaines heures jusqu’à en devenir une
+souffrance, puis une tempête où les nuées sombres, parfois, laissaient
+encore jaillir un éblouissant rayon.
+
+Lui, René, l’aurait aimée d’un amour grave et paisible, tel lui-même.
+
+--Ce n’est pas ainsi que je voulais l’être, murmure-t-elle encore, sans
+remuer à peine les lèvres. N’a-t-elle pas toujours souhaité se perdre
+dans l’amour comme dans un océan, pour s’y abîmer divinement et
+follement!
+
+Une cloche tinte.
+
+--Madame entend-elle? C’est le premier coup. Madame ne va pas être
+habillée. Quelle robe madame a-t-elle décidé de mettre?
+
+Elle a un tressaillement. A peine, elle a entendu le son de la voix.
+Mais, cessant de regarder la mer, elle aperçoit, devant elle, sa femme
+de chambre qui l’attend, anxieuse par amour-propre professionnel.
+
+Elle répète machinalement:
+
+--Quelle robe?... La rose. Aline, je suis à vous.
+
+Aline est adroite et vive. Quand éclate la sonnerie du deuxième coup,
+Nicole est toute prête, merveilleusement habillée par le souple crêpe de
+Chine qui s’enroule à sa forme parfaite.
+
+Son âme et sa pensée sont redevenues closes pour tous. De l’émotion qui
+l’a bouleversée un moment plus tôt, il ne reste d’autre trace que
+l’éclat plus vif des joues et une lueur brûlante dans ses beaux yeux
+passionnés. Elle glisse quelques fleurs dans la dentelle de son corsage,
+décolleté sur la nuque et l’attache des épaules, prend ses gants et
+descend.
+
+Dans le salon, où errent capricieusement les dernières lueurs du
+couchant, presque tous les hôtes des _Passiflores_ se trouvent déjà
+réunis. Auprès du fauteuil de Mme Seyntis, sont Mme d’Harbourg et la
+chanoinesse. Celle-ci, laide, la lèvre duvetée, la voix haute, éveille
+une surprise un peu effarée chez Mademoiselle qui, trompée par son
+titre, s’attendait à voir en elle une sorte de nonne, pieusement
+austère. Du coin du salon, où elle est assise à l’écart, Mademoiselle en
+revient toujours à l’observer, quand elle ne croit pas devoir surveiller
+Mad qui tourbillonne de la terrasse au salon, le nez au vent, les yeux
+fureteurs sous la toison dorée de ses cheveux.
+
+Et aussi, Mademoiselle est distraite du spectacle de la chanoinesse, par
+l’entrée, dans le salon, de Guillemette qui a l’air d’une aurore,
+pense-t-elle poétiquement. Puis, c’est l’apparition de la jeune baronne
+de Coriolis ressemblant, elle, à un Watteau. Et une fois de plus,
+Mademoiselle se sent très loin de ces élégantes personnes dont les robes
+fragiles coûtent, pour le moins, ce qu’elle gagne en un mois de labeur.
+Mais dans son âme, il n’y a pas un atome d’envie; seulement beaucoup
+d’humilité et une naïve admiration pour ces créatures de luxe.
+
+Et voici qu’à son tour, Nicole fait son entrée, longue, fine, onduleuse
+dans la gaine de sa robe, les prunelles veloutées et sombres sous les
+cheveux clairs qui ont l’éclat des feuilles brûlées par l’automne.
+Ainsi, elle éveille la vision de quelque belle nymphe d’un dieu d’amour.
+
+Francis Hawford, le peintre, dresse la tête à son entrée et murmure,
+l’enveloppant d’un regard d’artiste et d’homme:
+
+--Diable! la splendide créature!
+
+Et ce doit être aussi l’opinion de Raymond Seyntis, car il a un
+singulier accent pour lui dire, après avoir baisé sa main dégantée:
+
+--Vous êtes toujours terriblement séduisante, ma nièce.
+
+--Heureusement pour moi, mon oncle.
+
+--Et pour nous!
+
+L’un comme l’autre, ils savent très bien les pensées qui flottent en
+leurs deux cerveaux. Pour un homme, sensible comme lui à la beauté, elle
+a une saveur irritante: et si elle était une étrangère, il succomberait
+à la tentation de goûter cette saveur. Mais la pensée qu’il
+l’appelle «ma nièce» l’arrête dans les limites d’une galanterie
+discrète,--imperceptiblement équivoque.
+
+Elle fait encore quelques pas dans le salon. Puis elle s’arrête de
+nouveau. Cette fois, c’est René Carrère qui la salue.
+
+--Ah! bonjour, René! dit-elle de sa voix chaude, un peu assourdie.
+
+Ils sont face à face et se regardent. Au fond de leurs âmes, frémit
+l’ombre du passé. Mais eux seuls le savent,--et Guillemette dont les
+larges prunelles s’attachent à eux avec une expression profonde et
+attentive.
+
+Nicole pense qu’il a peu changé; ses traits nettement découpés ont
+toujours la même expression de volonté mâle et sereine. Ses yeux ont
+gardé leur regard clair qui jamais n’a dû connaître le mensonge,--et en
+ce moment, est presque dur.
+
+Mais pour lui, elle est une autre femme,--tout à fait différente de la
+jeune fille de jadis. Elle a le même délicieux visage où semble palpiter
+le reflet de quelque mystérieuse flamme, la même bouche affolante par sa
+fraîcheur, la grâce indéfinissable, ironique et caressante du sourire...
+Pourtant cette Nicole-là n’est pas celle qu’il a quittée, il y a quatre
+ans. Il s’est fait en elle une sorte d’épanouissement superbe qui doit
+griser les hommes et effaroucher les très honnêtes et très candides
+femmes comme Mme Seyntis. Elle fait songer à quelque fleur magnifique
+dont le parfum serait dangereusement capiteux.
+
+Entre eux, il y a un silence de quelques secondes. Puis, correctement,
+il articule, s’inclinant sur la main nue qu’elle lui a donnée:
+
+--Madame, je vous présente mes hommages.
+
+--Pourquoi? «madame...» Nous sommes toujours cousins, que je sache!
+
+--C’est vrai... Vous avez raison... Bonjour, Nicole.
+
+--A la bonne heure, ainsi.
+
+Mais toute conversation est interrompue car le maître d’hôtel annonce
+que le dîner est servi.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Le repas les a séparés. Ils ont rempli, envers leurs voisins respectifs,
+les menus devoirs imposés par la politesse. Mais ils se sont observés
+avec une attention aiguë et discrète.
+
+Lui, a été très courtois pour la chanoinesse qui l’accaparait sans
+merci. Elle, Nicole, a causé tout le temps du repas avec Francis Hawford
+dont le masque violent avait une expression d’admiration avide quand il
+arrêtait sur elle des yeux de conquérant.
+
+René n’a pu entendre que des bribes de leur conversation; mais il a vu
+que Nicole était amusée, intéressée par l’exotisme des idées de Hawford;
+que le peintre se laissait envoûter par la grâce française.
+
+Et--complexité de l’âme!--cette constatation lui a été plutôt
+désagréable, si détaché qu’il fût--ou crût être--de Mme de Miolan.
+Alors, résolu à oublier sa présence, il s’est pris à regarder autour de
+lui. Il a trouvé apaisante la vue de Mademoiselle, avec son air d’humble
+vierge. Il a aperçu Guillemette, déjà tentatrice, les lèvres
+savoureuses, ses yeux de sombres violettes où la jeunesse rit,
+étincelant d’inconscientes promesses.
+
+En elle, y aurait-il une future Nicole?
+
+Cette pensée effleure l’esprit de René et le révolte aussitôt comme une
+sorte de profanation. Pourquoi douter de cette enfant parce qu’elle a
+reçu, elle aussi, le don redoutable de la séduction?
+
+Évidemment, les femmes telles que la chanoinesse ne connaissent ni ne
+suscitent pareils dangers. Et, sagement, pour rétablir l’équilibre
+serein de sa pensée, René se remet à causer avec elle qui, d’ailleurs, a
+l’esprit fertile en boutades originales.
+
+M. d’Harbourg lui donne la réplique avec une courtoisie cérémonieuse. Sa
+femme est prodigue d’aimables sourires et de silences. La petite de
+Coriolis soupire, en son for intérieur, de n’être pas placée auprès de
+son époux et trouve sans attrait les madrigaux longs et surannés de M.
+de Harbourg, charmé par sa jolie tête de pastel blond.
+
+Et Mme Seyntis est la parfaite maîtresse de maison qui s’efface devant
+ses hôtes et trouve toujours le mot à dire pour garder à la conversation
+l’allure très correcte qu’elle juge indispensable.
+
+Le dîner fini, c’est l’exode vers la terrasse et même le jardin où la
+nuit est tiède. Dans les allées que le clair de lune sable d’argent, les
+hommes fument; et la petite flamme des cigares pique l’obscurité de
+courtes lueurs.
+
+Les personnes d’âge se sont groupées sur la terrasse et devisent
+paisiblement. La petite de Coriolis a disparu, glissée au bras de son
+mari, dans une allée bien sombre. Et Guillemette retenue par la
+chanoinesse piétinerait volontiers d’impatience.
+
+Nicole, elle, après avoir un instant causé avec sa mère et Mme Seyntis,
+a descendu les marches de la terrasse. Elle s’assied dans l’ombre et
+demeure immobile. Les paupières à demi closes, les mains abandonnées sur
+ses genoux, elle songe. Que cherchent donc dans la nuit ses yeux qui
+rêvent?
+
+Un promeneur solitaire passe devant elle sans l’apercevoir. Son pas est
+lent et distrait. Lui aussi songe. Elle l’a entendu. Son beau visage
+prend une bizarre expression et elle appelle:
+
+--René?... C’est vous, n’est-ce pas?... Venez donc un peu... Il fait bon
+ici...
+
+Malgré la nuit, elle a vu qu’il tressaillait.
+
+Peut-être, simplement, elle l’a senti... Elle devine chez lui une
+hésitation. Pourtant il s’arrête et s’approche. Mais il reste
+silencieux, attendant... Du large, monte sourdement la voix de la mer.
+Un souffle frais passe dans les branches.
+
+--Vous ne vous asseyez pas une seconde? René.
+
+--Non, merci.
+
+Il reste debout devant elle dont la forme blanche se profile sur le vert
+obscur du massif. Il ne peut voir son visage, mais il devine le
+regard,--le regard inoubliable.
+
+Comme si elle n’avait pas entendu son refus, elle continue:
+
+--Puisque nous sommes destinés à renouer connaissance, ne vaut-il pas
+mieux que ce soit à l’abri de tout regard curieux?... Ce calme est
+apaisant; mais aussi, il est évocateur de fantômes!... Peut-être, après
+tout, est-ce cette fantaisie du hasard nous réunissant ici qui les
+appelle...
+
+--Il faut les renvoyer dormir là où ils dormaient, Nicole. Ce qui est
+passé est passé.
+
+Son accent est ferme, presque dur, comme l’était son visage quand il l’a
+revue dans le salon.
+
+Elle répète après lui, et un léger frémissement tremble dans sa voix,
+calme pourtant:
+
+--Oui, vous avez raison... Ce qui est passé est passé... Ce qui est fini
+est fini!... Mais quelquefois, c’est atrocement douloureux...
+
+Il a l’intuition qu’elle songe, non à l’amour qu’il eut pour elle, un
+incident oublié, cela;--mais à la douloureuse aventure de son mariage...
+Et quoi qu’elle ait fait sa destinée, quoiqu’elle l’ait repoussé, lui,
+il a soudain pitié d’elle. Les jours ont coulé de puis ceux où il a tant
+souffert par elle.
+
+--Si vous avez éprouvé le sentiment auquel vous faites allusion, Nicole,
+je vous plains infiniment.
+
+--Merci, c’est généreux à vous; car il serait très naturel que vous
+goûtiez maintenant le plaisir de la vengeance!
+
+--Pourquoi?... Je vous assure, qu’il y a longtemps, très longtemps déjà,
+que je désire seulement votre bonheur... Et je vous jure que s’il était
+en mon pouvoir de vous le rendre, je le ferais avec une vraie joie!...
+
+Il parle très simplement et son seul accent révélerait sa sincérité
+absolue. Depuis des années, d’ailleurs, elle sait qu’il est de ces
+hommes dont les paroles sont vraies, toujours. Mais comme il est détaché
+d’elle, maintenant!...
+
+Et dans l’obscurité de son cœur, des sentiments confus tressaillent...
+
+Elle reprend:
+
+--Je vous remercie de votre... charité... Mais vous ne pouvez rien... Ni
+vous ni personne au monde... Du moins, à l’heure présente!... Aussi pour
+que je puisse la supporter, il faut me réfugier dans la pensée que je
+suis très jeune encore, que je puis recommencer ma vie, que j’ai
+l’avenir!
+
+Il y a dans sa voix des inflexions de révolte passionnée.
+
+--Recommencer votre vie? répète-t-il, attentif. Que veut-elle dire?
+
+--Oui, quand je serai libre... légalement!
+
+--Par le divorce, pensez-vous?... Le divorce qui, en somme, vous fera si
+peu libre, que vous ne pourrez jamais solliciter une nouvelle sanction
+religieuse.
+
+Sa tête se dresse orgueilleusement.
+
+--Je m’en passerai!... Mes croyances religieuses étaient fragiles; elles
+sont tombées comme des feuilles mortes, et je m’avoue incapable de
+sacrifier toutes les années de ma jeunesse, peut-être toutes celles que
+j’ai à vivre, à une loi édictée au nom d’un Dieu problématique!... Je
+veux avoir ma part de bonheur!... Et surtout je veux oublier!
+
+Une sorte de résolution désespérée gronde dans son accent. De nouveau,
+elle éveille en lui une compassion si profonde qu’il ne relève pas ses
+paroles impies, quoiqu’elles aient atteint en lui des convictions
+souveraines.
+
+Très doucement, il interroge:
+
+--Nicole, pour votre bonheur, ne vaudrait-il pas mieux... pardonner?
+
+--Oh! cela, jamais!... Vous l’avez dit tout à l’heure... Ce qui est fini
+est fini et ne ressuscite pas... Quand bien même le regret du passé
+déchirerait le cœur, finit-elle si bas qu’il l’entend à peine.
+
+Ses mains, dont les bagues scintillent, sont un peu crispées sur ses
+genoux, d’un geste d’angoisse qui lui est devenu familier.
+
+Sous le reflet de lune, il distingue mieux l’expression tragique de son
+beau visage. Est-ce donc la même femme qui causait, si libre d’esprit,
+semblait-il, avec Hawford?
+
+Quelle tempête gronde en son cœur et pourquoi la lui laisse-t-elle voir,
+dès les premières heures de leur réunion, avec cette indifférence
+hautaine de ce qu’il en pensera?
+
+Ah! pas mieux qu’autrefois, il n’arrive à la comprendre... Comme elles
+lui sont inconnues, ces âmes de femme, troublées, compliquées, rebelles
+aux vieilles lois que, tout jeune, sa mère, sa sœur, lui ont appris à
+respecter?...
+
+Pour Nicole, il éprouve à cette heure le sentiment que lui donnerait le
+péril d’une créature jadis précieuse infiniment; et il murmure:
+
+--Pauvre! pauvre Nicole!
+
+Elle lève la tête vers lui. Il rencontre un regard dont l’expression est
+indéfinissable; et, la voix chaude, jette avec une sorte d’ironie:
+
+--Je vous fais l’effet d’un monstre, avouez; car vous êtes demeuré le
+sage dont j’ai eu peur autrefois. Eh bien, non, je ne suis pas un
+monstre, seulement une femme, une malheureuse que la vie a déçue, qui
+veut sa revanche... et qui l’aura!... J’attends seulement mon heure;
+voilà tout!
+
+Presque rudement, il articule:
+
+--Nicole, ne dites pas de folies!
+
+--Des folies? Quelles folies?... Je vous confie en toute simplicité ce
+que je pense, ce que je crois, ce que j’espère, ce que je _veux_
+trouver, l’oubli d’abord... et puis le bonheur... le bonheur tel qu’il
+me le faut... J’ai tellement soif d’être heureuse encore!
+
+Elle s’arrête brusquement et serre ses lèvres comme pour les empêcher de
+prononcer davantage d’inutiles paroles. Lui, la regarde, secoué de
+l’instinctif désir de la dompter comme une enfant rebelle et insensée.
+
+Un silence, encore une fois, tombe entre eux dont les âmes sont
+frémissantes.
+
+Sur leurs têtes pourtant, le grand ciel infini s’étend si paisible... Le
+murmure de la mer est berceur. A peine, la découpure des branches ondule
+sur le sable, vêtu de lumière par le large croissant qui luit derrière
+les arbres.
+
+Il reprend, et son accent a, dans la nuit, une sorte d’autorité grave:
+
+--Je crois, Nicole, que vous voulez chercher le bonheur où vous ne le
+trouverez certainement pas... Mais il est évident que je n’ai pas
+qualité pour essayer de vous arrêter dans la voie... lamentable où vous
+prétendez vous engager... Seulement, je veux vous dire ceci: à quelque
+jour que ce soit, si vous avez besoin d’un ami, soyez bien certaine que
+vous pouvez recourir à moi, en toute circonstance.
+
+Elle a soudain les yeux pleins de larmes. Il les voit trembler entre les
+cils.
+
+--Merci... Mais souhaitons que jamais je n’aie recours à vous, car il
+faudrait que l’existence m’ait enfin brisée!... Et puis, maintenant,
+rentrons... Quel absurde élan j’ai eu de vouloir toucher au passé avec
+vous!... Nous n’y reviendrons plus, n’est-ce pas?
+
+Il s’incline avec un mouvement de tête. Elle a une imperceptible
+hésitation, puis, lui tend la main. Des lèvres, il effleure la peau
+tiède; et, sans un mot, s’enfonce dans l’ombre d’une allée, tandis que
+d’un pas lent, elle revient vers la terrasse où sont ouvertes les
+portes-fenêtres du salon très éclairé.
+
+Quand, un peu après, René rentre à son tour, ayant, au hasard, arpenté
+le jardin, il l’aperçoit qui cause avec une insouciance rieuse, du fond
+de la bergère où elle est nonchalamment appuyée. Hawford est près
+d’elle.
+
+Alors, il détourne la tête et cherche des yeux Guillemette. Ah! que
+c’est bon qu’elle soit encore une petite fille, innocente, gamine,
+ignorant la passion!... Sans doute, parce qu’elle a senti son regard,
+elle lui envoie un sourire et se reprend à bavarder avec la jeune
+baronne de Coriolis.
+
+Sous la lumière de la lampe-phare, Mme Seyntis, assise devant son
+métier, brode des fleurs incomparables. Près d’elle, Mme d’Harbourg
+somnole vaguement sur son tricot de charité, tout en écoutant, avec une
+aimable distraction, la chanoinesse qui devise à propos d’un roman
+nouveau, dont la couverte jaune vif flamboie sur le tapis.
+
+Elle est partie en guerre contre l’amour et s’exclame avec le plus
+parfait mépris:
+
+--L’amour! Ah! oui, parlons-en! A en croire les romanciers, il serait le
+pivot même de l’existence... Quel mensonge et quelle stupidité!...
+C’est, tout au plus, un épisode!
+
+--Mais il y a des épisodes qui, à eux seuls, valent l’ouvrage entier!
+riposte Raymond Seyntis, qui aime à provoquer la chanoinesse.
+
+Vertement, elle réplique:
+
+--Raymond, ne dites donc pas de sottises pour fausser le jugement de
+cette petite!
+
+Et elle indique Guillemette qui écoute, les prunelles attentives. Ce
+pourquoi, Mme Seyntis est sur des épines. Mais comment arrêter la
+chanoinesse, laquelle poursuit avec dédain:
+
+--Quand on a l’âge de cette fillette, on peut croire à toutes ces
+fariboles des cœurs qui se cherchent, se confondent, sont indispensables
+l’un à l’autre, etc. Mais quand on arrive comme moi au chiffre canonique
+et vu bien des hommes, on est tout à fait convaincue qu’il n’y en a pas
+un qui vaille la peine qu’une femme lui sacrifie toute sa vie!
+
+Le clan masculin proteste:
+
+--Vous êtes dure, madame.
+
+Le jeune ménage de Coriolis paraît convaincu que la chanoinesse parle de
+l’amour comme un aveugle des couleurs.
+
+La voix de Nicole domine les exclamations--sa belle voix de contralto,
+un peu railleuse en ce moment:
+
+--Alors, madame, vous ne croyez pas qu’on puisse vivre et, parfois même,
+mourir de l’amour?
+
+La chanoinesse haussa les épaules:
+
+--Petite, petite, vous êtes jeune encore! L’amour, vous avez raison, on
+en peut vivre--et mourir aussi! Pour peu que l’individu amoureux ait une
+très mauvaise santé...
+
+De nouveau, les protestations jaillissent. En sa pensée, Mademoiselle
+est choquée autant que Mme Seyntis. Elle aimerait mieux être hors du
+salon et avoir entraîné Guillemette qui ne perd pas une parole.
+
+La chanoinesse ne baisse pas un brin pavillon et son accent est d’un
+suprême dédain:
+
+--L’amour!... Vous savez bien ce que Chamfort en a dit... Je ne veux pas
+répéter puisqu’il y a ici d’innocentes oreilles. Croyez-m’en, ma mie,
+ceux qui lui abandonnent leur vie étaient incapables de rien faire de
+mieux. Ils n’avaient pas leur pain à gagner... Ils n’avaient goûté ni à
+l’ambition, ni à l’art qui sont de bien autres aliments pour l’être
+humain!
+
+Raymond Seyntis, dont le front s’est éclairé, lance avec un peu de
+malice:
+
+--Ma chère cousine, l’être, certes, est fait d’une âme et d’un esprit,
+mais d’un corps aussi!
+
+--Peuh!... peuh!... je le sais bien. Et vous n’avez pas lieu de vous en
+glorifier, fait la chanoinesse qui tricote rageusement.
+
+La discussion devient générale. Mais René ne s’y mêle pas, car il est
+jaloux de l’intimité de son jardin secret. L’amour!... Ah! quel épisode
+il a été, quatre ans plus tôt, dans sa vie. Et il sait maintenant que le
+temps guérit, que la tempête merveilleuse et terrible passée, l’homme
+peut se reprendre à vivre, à attendre encore, même à espérer le mal
+divin... Ce que fait Nicole, elle aussi. De quel droit, tout à l’heure,
+la condamnait-il à un avenir muré par le passé?
+
+Instinctivement, il regarde vers elle. Ses prunelles brûlantes sont
+levées vers Hawford qui déclare avec une force tranquille:
+
+--Il n’y a rien de comparable à la passion pour ce qu’elle renferme de
+joies et de souffrances sans mesure!
+
+Et dans les yeux qu’il arrête sur elle, il y a le cri du désir que sa
+beauté a jeté en lui. Sûrement, ce désir, elle est trop femme pour ne
+pas le sentir. Mais elle y semble indifférente. Elle cause, comme tous
+autour d’elle, tourmentant son éventail d’un geste distrait...
+
+René prend soudain conscience de l’espèce de curiosité qui le pousse à,
+sans cesse, observer Nicole. Alors, irrité contre lui-même, il se
+rapproche de Guillemette. A demi-voix, elle lui lance avec une vivacité
+un peu moqueuse:
+
+--M’est avis, mon oncle, que vous n’avez guère donné votre avis dans la
+discussion soulevée par madame la chanoinesse.
+
+--Je déteste ces sujets! fait-il brusquement.
+
+Il est vraiment, ce soir-là, d’une nervosité inaccoutumée.
+
+--Oh! oui, je comprends... Vous trouvez que ce sont des sujets pas
+convenables.
+
+--Guillemette, je vous serais reconnaissant de ne pas vous moquer de
+moi...
+
+--C’est vrai, je vous dois le respect, mon oncle. Recevez toutes mes
+excuses...
+
+Entre les cils, ses yeux rient malicieux, si la bouche est contrite.
+
+René est exaspéré, et il va peut-être le laisser voir quand la voix
+jeune s’élève, caressante:
+
+--Oncle, soyez gentil et pardonnez-moi de taquiner, un tantinet, votre
+sagesse!... Je ne peux pas partager vos idées austères sur le sujet de
+conversation de ma cousine la chanoinesse que je trouve très
+instructive!
+
+Avant qu’il ait pu lui répondre, elle s’est levée, appelée par un signe
+de sa mère, car les domestiques apportent le thé et elle doit le servir
+avec Mademoiselle.
+
+Alors, René agacé va s’asseoir auprès de la bonne Mme d’Harbourg,
+mécontent de lui-même et des autres; de la chanoinesse qui a des
+conversations insensées pour une femme de son âge et de son état; de sa
+sœur qui les tolère; de Nicole qui en sourit; de Guillemette qui s’y
+intéresse déplorablement.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Dimanche, _messe des baigneurs_, à neuf heures; ce qui semble un peu
+matinal à beaucoup. N’importe; comme c’est la messe _chic_, dussent-ils
+y arriver pour le dernier évangile, tous les fidèles qui se respectent
+considèrent, comme un des articles du code mondain, le devoir d’y
+paraître. Mme Seyntis, elle, n’est jamais en retard. Elle est même de
+ces redoutables personnes qui font consister l’exactitude à être
+toujours, pour le moins, un quart d’heure en avance. Aussi quand elle
+apparaît dans le vestibule, son livre en main, ses gants mis, son voile
+baissé, elle a toujours l’occasion d’appeler:
+
+--Guillemette!... Tu es prête?... Le premier coup va sonner.
+
+Et Guillemette ne manque pas de répondre:
+
+--Mère, je vous suis... Allez en avant, je vous rejoins dans une minute!
+
+Guillemette est dormeuse comme un bébé; de plus, elle déteste se lever
+de bonne heure, peut-être parce qu’elle y est obligée depuis sa tendre
+enfance. Plus d’une fois, il lui arrive d’ailleurs de se rendormir après
+que la femme de chambre est venue frapper à sa porte. A moins que, bien
+éveillée, elle n’oublie l’heure, parce que sa vagabonde pensée erre en
+toute sorte de mondes. Et il faut un rappel de Mademoiselle qui connaît
+la jeune personne, pour qu’elle bondisse soudain hors du lit.
+
+Ce dimanche-là, si elle est en retard, c’est que, la tête abandonnée sur
+l’oreiller, les mains jointes sous la nuque, toute rose du sommeil, elle
+a oublié les minutes, en réfléchissant à la double attitude de Nicole et
+de l’oncle René, la veille au soir. Que peuvent-ils bien penser l’un de
+l’autre? Comme ils sont restés longtemps dans le jardin!... C’était
+exaspérant!
+
+Ses lèvres articulent les mots avec une telle conviction qu’elle en
+demeure saisie. Exaspérant!... Pourquoi?... En quoi cela peut-il
+l’agiter, ce qui se passe entre son vertueux oncle et Nicole, l’adorable
+Nicole... Ah! quel attrait elle exerce sur les hommes!... Tous, dans le
+salon, s’étaient groupés autour d’elle et n’en bougeaient pas... Comment
+son mari peut-il accepter de la perdre?
+
+--Moi, à sa place, j’aurais fait même des turpitudes pour la garder!
+prononce Guillemette avec conviction. Ah! que je voudrais être
+troublante comme elle!
+
+--Guillemette, je ne vous entends pas remuer. Vous vous habillez,
+n’est-ce pas? demande la voix douce de Mademoiselle.
+
+--Oui... oui! dit Guillemette qui regarde sa montre avec terreur. Et
+elle a raison!
+
+Heureusement, elle est d’une prodigieuse vivacité dès qu’il le faut.
+Mais tout de même, quand se met à sonner ce terrible premier coup de la
+messe, elle est encore en jupon, les épaules nues, piquant, d’un doigt
+preste, les dernières épingles dans ses cheveux.
+
+A son tour, Mademoiselle répète:
+
+--Guillemette, vous venez?... Le premier coup finit de tinter.
+
+--Ah! Dieu! je le sais! s’exclame Guillemette qui, impatientée, voudrait
+anéantir ces malencontreuses cloches. _M’selle_, je vous en prie, allez
+en avant avec maman et Mad. Je marche plus vite et je vous rattraperai.
+Qu’André m’attende!
+
+Mais André est déjà parti pour un petit tour matinal, avant la messe,
+quand Guillemette apparaît, cinq minutes plus tard, dépitée contre
+elle-même d’avoir dû, par sa faute, s’habiller en coup de vent et
+accepter, sans aucune recherche coquette, les ceinture, cravate,
+chapeau, que lui présentait, en hâte, la femme de chambre. Elle se sent
+d’une humeur de porc-épic et envie de toute son âme Nicole dont les
+fenêtres sont encore voilées de leurs rideaux et qui, sûrement, va
+s’habiller en paix, et être jolie... jolie!...
+
+--Moi aussi, j’aurais pu être jolie! marmotte-t-elle. Et par ma faute...
+Enfin tant pis!
+
+Elle traverse, en courant, le vestibule. Les cloches ont fait silence.
+C’est le deuxième coup qui se prépare.
+
+Devant le perron, elle aperçoit une silhouette d’homme.
+
+--Oh! mon oncle! c’est vous?
+
+--Oui, petite fille, je vous attendais pour vous escorter, Mademoiselle
+m’ayant averti que vous la suiviez à quelque distance.
+
+Elle a un rire gai, soudain sa méchante humeur s’est évanouie; et elle
+éprouve une jouissance enfantine de la limpidité du ciel d’août, bleu
+comme la mer qui ondule avec des moires soyeuses.
+
+Vite, elle marche aux côtés de René, à travers le jardin ruisselant de
+soleil, puis sur la route dévalant vers l’église, sous le dôme des
+branches.
+
+--C’est gentil cela, mon oncle, de m’avoir attendue!... Je n’aurais
+jamais pensé avoir votre escorte!... Je ne croyais pas que vous partiez
+maintenant à l’église.
+
+--Mais, Guillemette, est-ce que la messe n’est pas à neuf heures?
+
+--Oui... oui... seulement, d’ordinaire, les messieurs n’arrivent guère
+que pour la sortie...
+
+--Ah! très bien!... Mais probablement parce que je reviens d’Afrique,
+j’ai de très mauvaises habitudes; et comme dans ma première jeunesse, je
+me crois obligé d’arriver pour le commencement.
+
+Elle lui jette un regard où il y a tout ensemble de l’estime et de
+l’amitié.
+
+Elle aime les gens qui ont le courage de leurs
+convictions,--fussent-elles même détestables... Mais ici ce n’est pas le
+cas... Et son sentiment se trahit tout de suite:
+
+--Mon oncle, vous avez joliment raison d’agir comme vous pensez!...
+Seulement, c’est tant pis pour votre avenir militaire!
+
+René a un coup d’œil surpris vers cette petite fille qui connaît si bien
+les vilains dessous de la politique.
+
+--Alors, vous croyez, docte Guillemette, qu’il m’en cuira d’avoir écouté
+tout au long la messe des baigneurs à Houlgate?
+
+--Celle-là et d’autres, n’est-ce pas? oncle. A Madagascar, cela ne
+tirait peut-être pas à conséquence, mais en France, il paraît que c’est
+une autre affaire... Tout de même, je suis très contente que vous soyez
+brave sur ce chapitre-là aussi!
+
+--Merci, petite Guillemette, dit-il, touché de cette approbation
+juvénile.
+
+Tous deux font quelques pas en silence, distraits par leurs propres
+réflexions. C’est elle qui reprend, frôlant de son ombrelle les petites
+herbes de la route:
+
+--Oh! oui, certes, bien plus qu’autrefois, oncle René, j’ai pour
+vous,--par moments, pas toujours,--de la vénération!
+
+Il ne paraît pas flatté du tout.
+
+--Guillemette, voilà encore que vous vous moquez de moi!
+
+--Oh! non, mon oncle, je ne me le permettrais pas... Je vous dis tout
+bonnement ce que je pense parce que vous m’inspirez très grande
+confiance... Je ne serais pas étonnée que j’en arrive à vous prendre
+pour confesseur laïque... J’irais à vous quand j’aurais besoin d’un
+confident de choix!
+
+--Guillemette, je suis très touché, très honoré... Mais ce serait
+intimidant pour moi, un rôle pareil!
+
+--Pourquoi donc?
+
+Elle lève vers lui de larges prunelles que l’auréole du chapeau ombre
+délicatement. Ses joues ressemblent aux pétales d’une rose de France.
+
+--Pourquoi? Mais parce que je craindrais à très juste titre de n’être
+pas à la hauteur. Et puis, vraiment, je ne me sens pas encore l’âge de
+l’emploi!
+
+Sans réfléchir, elle riposte:
+
+--Oh! pour moi, vous n’êtes pas un jeune homme!
+
+Tout de suite, elle se reprend:
+
+--Vous êtes mon oncle, un oncle étonnamment sage... Oh! certes, vous
+avez l’air plus sage que papa... Je suis certaine que vous seriez
+incapable de faire quelque bonne grosse sottise!
+
+Elle lance cet aveu si drôlement que René se met à rire, encore qu’il
+soit peu charmé de l’opinion édifiante que Guillemette a de lui.
+
+--Ma nièce, vous paraissez regretter que je n’aie pas le goût--et c’est
+exact!--de me mettre d’affreux méfaits sur la conscience...
+
+La bouche de Guillemette a une expression de malice et de contrition qui
+est délicieuse:
+
+--Mon oncle, c’est vrai, j’ai un faible pour les hommes mauvais
+sujets... Au moins, je ne me sens pas humiliée en leur voisinage!... Je
+serais plutôt prête à me glorifier...
+
+Ici, les cloches recommencent à sonner. Guillemette tressaute.
+
+--Vite, mon oncle, le second coup! Maman doit frémir de ne pas me
+voir...
+
+La blanche petite église est tout près, par bonheur. Pour l’instant,
+elle est le centre vers lequel filent les équipages et déambulent
+pédestrement, par les jolis chemins ensoleillés, chrétiens et
+chrétiennes, tous en toilette dominicale.
+
+Aussi, une brillante assemblée emplit-elle l’église qui est comble. Une
+chaise est un objet précieux que les retardataires cherchent d’un œil
+d’envie. Le suisse est ahuri et solennel. La chaisière, les joues en
+feu, s’affaire, pour essayer de caser tant de chrétiens, désireux d’un
+siège. Le curé lui-même, en surplis immaculé, circule à travers le flot
+grandissant de ses ouailles; tel un général qui veille à la bonne
+installation de ses troupes. Son regard, satisfait sous les sourcils
+blancs en broussaille, erre sur ces nombreux fidèles, chics infiniment,
+parmi lesquels foisonnent les jolies femmes sous la paille des chapeaux
+fleuris, le tissu léger des robes d’été qui caressent les dalles
+luisantes.
+
+Cette messe n’est pas celle des humbles et des petites gens...
+
+Comme de juste, dans cette foule, discrètement bourdonnante, mondaine,
+parfumée, il se trouve de sincères croyants et croyantes qui pensent
+pieusement à leur Créateur. Mais il y aussi de fringants
+_clubmen_,--jeunes ou mûrs--qui sont là pour la femme dont, à la sortie,
+ils vont correctement serrer la main, avec un secret frisson de tout
+l’être!... Il y a des hommes rongés par la fièvre ou le souci de la vie
+qui, dans cette église, ont apporté des corps sans âme, une pensée
+fermée aux choses divines, et s’absorbent dans leurs préoccupations
+quotidiennes, alors que leurs yeux sont arrêtés, indifférents, sur un
+tabernacle dont le mystère leur est étranger...
+
+Il y a des jeunes que la vie enchante, qui tressaillent d’allégresse,
+d’envie, de désir, à ses espoirs. Il y a, sous le masque donné par
+l’éducation à tous ces êtres, des âmes douloureuses, des âmes troublées,
+des âmes sceptiques, des âmes pécheresses qui adorent leur péché ou le
+subissent avec passion, honte, colère, remords...
+
+Il y a des heureux--quelques heureux!--qui crient leur bonheur vers
+l’Invisible ou en sont enivrés... Il y a des épouses déçues, meurtries;
+des mères qui sont des bénies ou des crucifiées...
+
+Mais tous gardent leur secret. Le soleil flamboie dans les vitraux et
+par la porte, restée ouverte, resplendit la fête de l’été. La clochette
+tinte pour annoncer le commencement de la messe.
+
+Juste à ce moment, Guillemette fait son entrée; ce qui calme, à son
+sujet, les inquiétudes de sa mère, laquelle, avant de s’absorber dans
+ses prières, lui murmure:
+
+--Tu ne pourras donc jamais être à l’heure! ma pauvre enfant.
+
+La coupable a l’air d’innocence d’un nouveau-né et marmotte tout bas:
+
+--Mais, maman, la messe commence... Je ne suis pas en retard.
+
+Elle ouvre sagement son livre et se met en devoir de suivre les prières
+liturgiques.
+
+La pensée de Guillemette est absolument croyante, en dépit des quelques
+points d’interrogation jetés en son cerveau par les circonstances ou ses
+seules réflexions, au grand scandale de sa mère à qui, inutilement
+d’ailleurs, elle a demandé des solutions. Ce que voyant, elle n’a pas
+insisté, attendant en son intimité, le jour où la grâce du ciel
+dissiperait les ombres qui l’ont désorientée et dont elle rend
+responsable son ignorance de la théologie.
+
+Mais tout de même, Mme Seyntis serait saisie d’épouvante, si elle
+pouvait mesurer combien, très innocemment, dans le secret de son âme,
+cette petite fille s’est déjà fait une religion à elle...
+
+Des hauteurs de l’orgue, une voix de femme s’élève sonore, trop claire,
+qui fait lever les têtes vers la tribune où la chanteuse--une jolie
+femme rondelette, qui a un nom au théâtre--articule mal de pieuses
+paroles, sur un air d’opéra.
+
+Guillemette a tressailli, distraite par cet intermède musical, qui lui
+rend impossible tout recueillement et elle envie sa mère et
+Mademoiselle, abîmées dans la lecture de leur messe. Sans doute, le
+sérieux oncle René est comme elle. Guillemette regarde instinctivement,
+vers lui, devant elle. Il ne se contente pas de demeurer bien droit, les
+bras croisés, ou les mains sur la pomme de sa canne... Non, il a un
+petit livre, il lit l’office de la messe, très attentif et il n’a pas du
+tout, pourtant, l’air d’un sacristain! Son visage brun ainsi au repos a,
+au contraire, quelque chose d’énergique, de fier, de grave, qui lui
+donne beaucoup d’allure... C’est très crâne à lui de montrer si
+franchement ses convictions; et, contente, elle se prend à murmurer:
+
+--Mon oncle, vous êtes un homme chic!
+
+Cependant l’Évangile vient d’être dit; alors dans la chaire, apparaît un
+vicaire juvénile et timide qui semble torturé par l’obligation de parler
+devant cette foule, la devinant, à l’avance, réfractaire à son
+éloquence! Lui, comme ses auditeurs,--hormis quelques âmes pieuses,--se
+demande pourquoi cette homélie que tous redoutent.
+
+Mais le choix n’étant pas donné, il part résolument en guerre contre les
+désordres du siècle. D’une voix monotone et éclatante, il déverse le
+flot de sa rhétorique que Mme Seyntis écoute d’un air de componction,
+comme si elle avait toute la responsabilité des péchés d’Israël. Mad
+s’ennuie et Guillemette a pitié du petit vicaire qui, les yeux clos, les
+mains crispées sur la chaire, fond sur l’ennemi, le pécheur, tonnant:
+Pénitence! Pénitence!
+
+C’est par cette véhémente adjuration qu’est accueillie Nicole, trop bien
+élevée pour désobliger Mme Seyntis en ne paraissant pas à la messe.
+Debout dans l’allée, sans regarder personne, elle attend que l’orateur
+ait fini de fulminer, et par son élégance, sa beauté capiteuse, donne
+des distractions à ceux qui l’entourent. Elle est tout près de René. Il
+peut respirer son parfum. Il a, sous les yeux, l’ondulation de ses beaux
+cheveux d’or fauve, l’harmonie de la forme ennuagée de blanc...
+
+Que pense-t-il?... Une seconde Guillemette se le demande avec
+irrévérence. Mais ses traits ont une expression si sérieuse, qu’elle est
+saisie de honte pour sa propre frivolité et reprenant ses prières, elle
+est exemplaire jusqu’à la fin de la messe, qui s’achève sur une marche
+triomphante.
+
+Devant l’église, dans le jardin ensoleillé, bourdonnent les propos, les
+rires, les réflexions sur le petit vicaire, sur la chanteuse, sur le
+prochain, alertement examiné, jugé, exécuté... La phalange masculine se
+livre à la contemplation, et Nicole produit une vive impression quand
+elle apparaît insolemment fraîche, souriante, répondant aux saluts,
+serrant les mains amies ou indifférentes.
+
+Elle s’arrête auprès de sa mère et de Mme Seyntis qui, elle, ne vient
+certes pas de mettre sur sa conscience ni médisance ni distraction, et
+demande à son frère:
+
+--René, rentres-tu avec moi ou descends-tu sur la plage?
+
+--Je vais sur la plage.
+
+--Alors, tu emmènes Mademoiselle et les enfants.
+
+Parmi les enfants, Mme Seyntis compte Guillemette qui n’en a cure; car
+au milieu du brouhaha des conversations, elle a entendu l’oncle René
+dire à Nicole ces mots qui l’ont étonnée:
+
+--Je ne m’attendais guère à vous voir ici ce matin!
+
+De sa voix musicale, la jeune femme a riposté ironiquement:
+
+--Mon cher ami, je me souviens des enseignements reçus dans ma prime
+jeunesse: «Malheur à celui par qui vient le scandale.»
+
+Il n’a pas répondu. Peut-être, y avait-il au fond de ses yeux noirs
+quelque chose qu’elle ne voulait pas y lire... Brusquement, elle s’est
+détournée et s’est prise à causer avec la jeune baronne de Coriolis qui,
+entre les cils, considère tendrement son mari.
+
+Guillemette, elle, laissant Mademoiselle et Mad cheminer l’une près de
+l’autre, se met à marcher auprès de l’oncle René que, sans trop savoir
+pourquoi, elle n’est pas fâchée de retenir loin de Nicole.
+
+Mme de Miolan avance devant eux, descendant aussi vers la plage. Elle va
+d’une allure très lente. Hawford l’accompagne. Près d’eux, est également
+Raymond Seyntis.
+
+Hawford cause, et elle écoute, la tête un peu penchée. Le soleil met des
+lueurs d’or dans le nœud lourd de ses cheveux. Et spontanément,
+Guillemette s’exclame:
+
+--Comme Nicole est belle! N’est-ce pas? mon oncle. Quand je la regarde,
+je me demande toujours comment son mari peut se passer d’elle!... Vous,
+pas?»
+
+Une sorte de soif l’envahit de savoir ce qu’il pense. Ainsi Ève fut
+attirée par le fruit défendu.
+
+Elle a levé les yeux vers lui. Il a un visage fermé, presque sévère et
+dit:
+
+--Je ne me suis jamais adressé pareille question, Guillemette.
+
+--Et vous trouvez, mon oncle, que je dois vous imiter? glisse-t-elle,
+rieuse. C’est que vous n’êtes pas curieux. Et moi, je le suis
+horriblement, quand les gens m’intéressent.
+
+--Et Mme de Miolan vous intéresse?
+
+--Oh oui! autant que vous pouvez l’imaginer!
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce qu’elle est vraie, très bonne, triste, plutôt coquette, et pas
+du tout parfaite!
+
+--Oh! oh! ma nièce...
+
+--Quoi? oncle René... Cela vous scandalise que j’aime mieux Nicole
+n’étant pas un modèle?
+
+--Je pense, Guillemette, que ce n’est pas votre mère, sûrement, qui vous
+a mis de pareilles opinions fausses dans la cervelle.
+
+--Et vous avez bien raison de le penser, oncle. Je vous offre tout
+bonnement le fruit de ma petite expérience... Je commence à être assez
+vieille pour pouvoir posséder des opinions personnelles.
+
+Et après une seconde de méditation, elle achève:
+
+--Et penser que Nicole a des parents tellement à l’antique! Est-ce
+qu’ils ne vous font pas un peu l’effet de paisibles canards qui auraient
+couvé un oiseau de paradis?
+
+Cette fois, René est tout à fait choqué.
+
+--Guillemette, que d’irrévérence!
+
+--Mon oncle, ne vous agitez pas, ce sont des canards que je respecte
+comme je dois le faire!
+
+Il ne répond pas, mécontent, mais résolu à ne pas jouer auprès de cette
+petite un rôle ridicule de pédagogue... Il tressaille désagréablement de
+l’entendre s’exclamer en manière de conclusion:
+
+--Oh! oncle, comme je voudrais ressembler à Nicole!
+
+--Ne dites pas cela! Guillemette, fait-il presque impérieusement.
+
+Quelle singulière réponse! Une impatience secoue Guillemette qui jette,
+un peu agressive:
+
+--Vous trouvez mieux qu’elle soit unique en notre famille?
+
+René la regarde, surpris, et de sa manière sérieuse explique:
+
+--Je crains qu’elle ne se rende très malheureuse! Et c’est pourquoi, ma
+chère petite fille, je serais désolé de vous voir lui ressembler...
+Voilà tout!
+
+Guillemette est apaisée. Même, elle éprouve une sorte de sécurité
+joyeuse dans le sentiment que l’oncle René est soucieux de son bonheur.
+Quand Nicole sera partie pour Dinard, elle l’aura de nouveau à elle
+toute seule, comme avant l’arrivée des invités.
+
+C’était bien plus agréable!
+
+Elle est interrompue dans ses réflexions parce qu’ils atteignent la
+plage où, autour de Nicole et de Mme de Coriolis, s’élaborent des
+projets de promenade pour l’après-midi.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Cinq jours plus tard.
+
+Il fait chaud, très chaud. Le soleil brûle la poussière... Et cependant
+toute la jeunesse des _Passiflores_ est partie en promenade pédestre,
+sous le regard mécontent de M. d’Harbourg qui s’est évertué à proclamer
+«absurde» une excursion par cette température sénégalienne.
+
+Ses conseils ayant eu le sort de la prédication de Jean au désert, il
+s’est dignement retiré dans le fumoir solitaire,--Raymond Seyntis est à
+Paris--et y somnole sur les journaux, maugréant contre les mouches qui
+s’agitent autour de lui, et même évoluent sans façon sur son avenante
+personne.
+
+Cependant, installée avec son ouvrage dans le _bow-window_ du petit
+salon, Mme Seyntis jouit du calme des _Passiflores_. Oh! quel délice
+serait un été dans la solitude avec ses enfants, son mari devenu
+ignorant du chemin de Paris... Des après-midi passés, une broderie en
+main, sous les arbres du jardin ou l’abri de la grande ombrelle de
+coutil dressée sur la plage...
+
+C’est chez elle un désir instinctif si vif que, souvent, elle lève la
+tête pour regarder les groupes rassemblés près de la mer.
+
+Les promeneurs élégants viendront plus tard, dans la tiédeur du
+crépuscule. A cette heure, sur l’or pâle du sable se dressent seules des
+silhouettes d’enfants; tout petits qui trottinent chancelants,
+garçonnets et fillettes affairés par leurs jeux, insensibles à la
+morsure du soleil qui flamboie sur l’étendue sans ombre.
+
+--Vraiment, j’ai bien peur que nos promeneurs n’aient très chaud!
+remarque Mme d’Harbourg qui fait évoluer les aiguilles de son tricot
+avec une monotone régularité, s’interrompant toutefois pour s’éventer,
+car l’air semble embrasé.
+
+Ce n’est pourtant pas ce souci, tout physique, qui altère son aimable
+visage, assombri par quelque pensée pénible, et lui fait répondre avec
+distraction aux quiètes paroles de Mme Seyntis.
+
+Celle-ci finit par s’en apercevoir et interroge:
+
+--Pauline, es-tu souffrante?
+
+--Non... Oh! non!
+
+Encore un silence. Mme Seyntis se demande si elle peut poursuivre sans
+indiscrétion; et elle reprend, hésitante:
+
+--Est-ce que tu as quelque ennui? Tu parais préoccupée?
+
+Mme d’Harbourg ne répond pas... Puis, tout à coup, comme si un invisible
+sceau se brisait sur ses lèvres, elle articule d’une voix qui tremble:
+
+--Marie, je suis horriblement tourmentée de Nicole!
+
+Mme Seyntis a un tressaillement; les paroles de Mme d’Harbourg
+réveillent en son souvenir, une réflexion de son mari, l’avant-veille,
+sur l’admiration très vive de Hawford pour la jeune femme dont il a, dès
+le premier jour, demandé la permission de faire un croquis... Réflexion
+qui lui a été fort désagréable; elle n’admet pas que, sous son toit, une
+femme puisse se prêter à une cour aussi visible que favorisent les
+séances de pose. Et penser que cette femme est de sa famille!... Ah!
+oui, elle est inquiétante, Nicole!
+
+Avec autant de précaution que si elle avançait sur des œufs, Mme Seyntis
+demande:
+
+--A quel propos? Pauline, es-tu tourmentée de ta fille?... Est-ce que
+son mari...
+
+--Non... Non, il ne s’agit pas de son mari, cette fois. De lui, nous
+n’entendons plus parler que par les hommes d’affaires... Non, c’est elle
+qui m’inquiète!... Je la sens si révoltée contre sa situation que j’en
+arrive à craindre tout de sa part...
+
+--Tout! répète Mme Seyntis, saisie.
+
+Mais sa cousine ne l’entend pas, absorbée par sa pensée, et poursuit son
+monologue:
+
+--Mon Dieu, je sais bien que cette situation est délicate, pénible,
+douloureuse... Mais son père et moi, nous faisons tellement ce que nous
+pouvons pour la lui rendre supportable,... pour ne jamais lui rappeler
+que c’est elle qui a voulu épouser Guy de Miolan, quoi que nous lui
+disions... que c’est elle qui l’a quitté, là-bas, à Constantinople,
+après leurs scènes... lamentables! Elle n’a jamais voulu se prêter à une
+réconciliation... Comme nous l’y engageons... puisque, hélas!
+maintenant, rien ne peut empêcher qu’elle ne soit sa femme... Elle
+s’obstine à exiger un divorce qui nous navre... A quoi bon?... Elle n’en
+sera pas plus libre puisque l’Église ne connaît pas le divorce et elle
+brise tout son avenir de femme!... Pourquoi, grand Dieu! faut-il qu’elle
+ne se résigne pas... Nous l’aimons, nous la gâtons tant, qu’elle ne peut
+être tout à fait malheureuse, pourtant!
+
+Mme d’Harbourg en est absolument persuadée. Sa cousine, pas du tout, et
+malgré elle, il lui échappe:
+
+--Ma pauvre Pauline, à des jeunes femmes comme Nicole, je crains bien
+que nos tendresses de parents ne suffisent pas...
+
+Mme d’Harbourg a l’air navrée. Son tricot est tombé sur ses genoux et
+les mailles glissent de l’aiguille sans qu’elle y prenne garde.
+
+--Oui... oui... Ce que tu dis là, Marie, je l’ai déjà pensé plus d’une
+fois... Et c’est ce qui me fait peur! Moi, je sais bien qu’à sa place,
+jugeant impossible de vivre avec mon mari, j’aurais essayé de combler le
+vide de mon existence par de bonnes œuvres, par le travail... J’aurais
+beaucoup prié pour être soutenue... Mais je crains que Nicole ne prie
+plus guère!...
+
+Mme Seyntis a le même sentiment. Toutefois, elle est trop charitable
+pour ajouter au chagrin de sa cousine et elle murmure, encourageante:
+
+--Ah! que sait-on?...
+
+--C’est vrai, je ne sais pas! avoue Mme d’Harbourg, pitoyable. Jamais
+Nicole ne parle de ce qu’elle pense... Du moins, à moi... Et pas
+davantage à son père, d’ailleurs... Ah! ma pauvre amie, que nos enfants
+nous sont fermés et que nos filles sont différentes de nous!
+
+N’était la crainte de peiner plus fort sa triste cousine, Mme Seyntis
+protesterait vivement. En toute sincérité, elle est persuadée connaître,
+comme la sienne propre, l’âme blanche de Guillemette...
+
+Et Mme d’Harbourg, devinant une oreille compatissante, reprend de plus
+belle:
+
+--Certes, je ne peux reprocher à Nicole une tenue blâmable... Elle n’est
+pas femme à autoriser des... familiarités qui la feraient prendre...
+pour ce qu’elle n’est pas... Mais en sa position d’épouse séparée, elle
+devrait tellement exagérer la prudence, rester dans l’ombre, peu
+recevoir, ne pas aller dans le monde... Et justement, elle fait à peu
+près tout le contraire!... Elle ne m’écoute pas quand je le lui dis...
+Elle me regarde comme si je lui parlais turc... Ah! Marie, je commence à
+croire que je l’ai trop gâtée!... Elle était mon unique enfant et
+j’avais si fort le désir de son bonheur! C’est bien pour cela que j’ai
+eu la faiblesse,--et son père aussi!--de consentir à ce qu’elle épouse
+ce Miolan qui l’emmenait loin de nous... Mais elle voulait... et nous
+avons cédé!
+
+Jamais aussi franchement, Mme d’Harbourg n’a avoué sa faiblesse. Mme
+Seyntis, touchée de cette humilité et de cette confiance, cherche à la
+réconforter:
+
+--Ma pauvre Pauline, tu as cru faire pour le mieux... Pourquoi te
+torturer par des reproches?... Aujourd’hui, ton rôle me paraît être de
+veiller sur Nicole... Elle est si jeune... c’est-à-dire un peu
+imprudente, un peu coquette... peut-être, corrige vite Mme Seyntis qui
+craint de blesser sa cousine. Les jolies femmes seules sont tellement
+courtisées!
+
+--Ah! oui, bien trop! soupire Mme d’Harbourg. De bonnes amies sont
+venues m’avertir qu’un certain baron de Gerles était violemment épris
+d’elle... Je sais qu’il est en ce moment à Dinard... Et justement, la
+voilà ce matin qui m’annonce qu’elle pensait partir jeudi chez ses amis
+de Bierne qui ont leur villa à Dinard. Bien entendu, son père et moi,
+nous ne pouvons l’y suivre... Alors... alors, je suis bien tourmentée!
+
+--Oui, je conçois, fait Mme Seyntis, qui ne conçoit que trop bien. Elle
+aussi a entendu beaucoup parler de la cour que Philippe de Gerles fait à
+la jeune femme... Lui, absent, Hawford le remplace... Demain, ce sera un
+autre... Ah! oui, la mère de Nicole de Miolan peut être inquiète!
+
+Pour le moment, elle paraît moins abattue parce qu’elle a confié sa
+détresse, et elle reprend:
+
+--Je te fais mes excuses, Marie, de t’accabler ainsi de mes doléances.
+Mais il n’y a personne en dehors de l’abbé Vincenette à qui je puisse
+les confier... Mon mari a été si affecté de tous ces événements que je
+m’applique maintenant à lui faire croire que tout va pour le mieux...
+Que Nicole s’arrange bien de sa nouvelle vie parce que son expérience du
+mariage lui en a ôté le goût...
+
+--Oui, ce devrait être!... soupire Mme Seyntis, seulement, elle n’a que
+vingt-six ans!...
+
+--C’est cela, en effet, qui est terrible! Vois-tu, Marie, quelquefois,
+il me prend la terreur qu’un de ces hommes qui l’admirent dans le monde
+et rôdent autour d’elle, avec de vilaines pensées, que l’un d’eux ne
+finisse par lui plaire particulièrement... Oh! ce serait épouvantable!
+Je ne craindrais certes pas que Nicole commette une faute grave; nos
+filles, heureusement, ne peuvent être que d’honnêtes femmes!... Mais ne
+connaîtrait-elle que la tentation, ce serait déjà trop!... Ces mauvais
+romans qu’elles lisent leur montent l’imagination, leur font rêver d’un
+bonheur impossible...
+
+--Oui... c’est vrai, approuve Mme Seyntis. Et ce bonheur, elles
+s’imaginent le rencontrer dans la passion... Pauvres petites!... Le
+bonheur, mais elles le trouveraient à faire simplement leur devoir.
+Seulement, cette vérité, elles ne la croient pas!
+
+Mme Seyntis est tout à fait convaincue de ce qu’elle dit. Pour elle et
+pour sa cousine, un cœur comme celui de Nicole est un monde dont l’une
+et l’autre ignorent tout, et qui les épouvanterait si elles y
+pénétraient...
+
+Mme d’Harbourg tamponne de nouveau ses yeux ternis par une buée humide
+et s’évente machinalement parce que l’émotion a augmenté la chaleur,
+pour elle.
+
+--Ah! ma bonne Pauline, je te plains bien! dit affectueusement Mme
+Seyntis.
+
+--Tu le peux, Marie... C’est dur de vivre!
+
+Mme Seyntis est trop consciencieuse pour ne pas remarquer:
+
+--Il y en a encore de bien plus malheureuses que nous, Pauline.
+
+Mais Mme d’Harbourg regimbe devant cette déclaration:
+
+--Tu peux dire cela, Marie, parce que tu n’as pas connu l’épreuve d’être
+atteinte dans le bonheur de ton enfant.
+
+--C’est vrai... Mais je t’assure que tous nous avons nos soucis.
+
+--Oh! est-ce que Guillemette?...
+
+--Non, non, Guillemette n’est pas en jeu. Grâce au ciel, elle est encore
+une petite fille qui ne me donne pas de tracas... Non, je suis ennuyée
+de Raymond. Il est nerveux, il a l’air préoccupé; et il ne veut prendre
+aucunes vacances sous prétexte qu’il a des affaires très importantes. Si
+encore il se reposait tout à fait pendant les jours qu’il passe ici!
+Mais tout le temps, on lui télégraphie, on lui téléphone. Je ne m’étonne
+pas que sa pauvre tête, bourrée de chiffres, lui soit douloureuse cet
+été!
+
+--Oui, c’est ennuyeux! dit Mme d’Harbourg.
+
+Elle a écouté les réflexions de sa cousine, mais les paroles sont
+arrivées jusqu’à elle comme des mots indifférents qui ne sauraient la
+distraire de son propre souci.
+
+Les deux femmes, alors, absorbées par leur intime pensée, continuent à
+travailler en silence. Dans le billard, on entend marcher M. d’Harbourg,
+qui se livre aux carambolages pour distraire sa solitude et la fâcheuse
+humeur que lui donne la température.
+
+La mer est bleue comme un lac italien. Des nappes de lumière s’épandent
+sur le jardin où les fleurs semblent autant de cassolettes qui
+distillent leur parfum dans l’air brûlant. Devant la villa, un groupe de
+modestes touristes est arrêté et s’exclame sur le décor somptueusement
+fleuri qui l’enserre... Une voix de femme articule avec conviction:
+
+--Comme on doit être heureux dans une si jolie maison!... Ah! les riches
+ont de la chance!
+
+
+
+
+X
+
+
+Cependant les promeneurs se sont arrêtés, pour goûter, dans une ferme à
+mi-chemin entre Houlgate et Villers... Une ferme dressée sur la falaise,
+devant le pittoresque chaos des roches qui dévalent vers le sable parmi
+la floraison rose des bruyères et des œillets sauvages; sous la dentelle
+fine des herbes, jaillies entre les pierres, et les branches tordues des
+arbrisseaux, agrippés aux tumultueux éboulis des roches.
+
+Dans la prairie herbeuse qui s’allonge sur la falaise, la fermière,
+accoutumée aux visites quotidiennes des touristes, prépare la table pour
+le thé, avec une connaissance parfaite de leurs goûts et des avantages
+qu’elle en tirera. D’ailleurs, Mademoiselle, investie au départ des
+pleins pouvoirs de Mme Seyntis, veille à ce que rien ne manque,
+soigneuse toujours du bien-être des autres qui tous la laissent faire
+très volontiers.
+
+La petite de Coriolis s’est jetée dans l’herbe comme une enfant
+fatiguée; et, sans façon, ayant pris sa glace de poche, elle rafraîchit
+d’une caresse de poudre ses joues brûlantes. Mad, assise à la turque
+devant elle, la contemple avec intérêt, et dans un élan juvénile, lui
+déclare qu’elle la trouve bien jolie. André, étendu, les coudes au sol,
+le menton dans les mains, observe les barques dont les voiles sont
+immobiles sur la grande mer paisible. Guillemette, elle, reste debout.
+Jamais, semble-t-il, elle n’est fatiguée. Dans son jeune corps, circule
+une telle sève! A pleines lèvres, elle aspire la bonne senteur saline
+qui monte du large. Mais ses yeux ne regardent point le lointain, sablé
+d’une brume d’or, vers le couchant. Sous la dentelle du grand chapeau de
+broderie, ils sont fixés avec une étrange expression sur le groupe que
+forment, un peu en avant, Nicole, Hawford, et le capitaine de Coriolis,
+celui-ci la lorgnette en main, étudiant la côte.
+
+Nicole est arrêtée à l’extrême bord de la falaise et les plis de sa robe
+de linon ruissellent autour d’elle. Comme obstinément, elle regarde, à
+ses pieds, le vide, miroitant de vagues nonchalantes, d’un bleu vert
+d’opale!... Hawford lui parle. L’entend-elle, même?... Elle ne bouge ni
+ne répond. A quoi peut-elle songer avec ce visage grave, cet air d’être
+absente, seule avec elle-même, regardant vers quelque chose
+d’invisible?... Pourtant, elle était très gaie pendant la promenade.
+Elle taquinait André et un peu aussi le capitaine de Coriolis qui
+flânait de préférence auprès de sa jeune femme. Elle causait avec
+Hawford. Mais peu, très peu, avec l’oncle René. Et Guillemette ne s’en
+est pas plainte. Sans se l’être avoué, elle estime que l’oncle René lui
+appartient en propre. Est-ce qu’à son arrivée, ils n’ont pas fait un
+pacte d’amitié?... Jusqu’au jour où il se mariera, elle tient
+bizarrement à occuper l’une des premières places dans ses affections. A
+aucun prix, elle ne voudrait que Nicole le reprît comme autrefois...
+
+Par bonheur, il ne la recherche pas... Mais, tout de même, comme il
+l’observe! Par moments, quand elle est très entourée--par une vraie cour
+masculine,--il a une façon de mordre sa lèvre sous sa moustache, le
+front barré d’un pli... Quand Guillemette lui voit ce visage, elle est
+tout ensemble exaspérée et passionnément intéressée...
+
+En ce moment, elle se sent satisfaite parce qu’il est loin de la jeune
+femme, et à quelques pas d’elle-même. Mais levant la tête vers lui, elle
+a un tressaillement d’impatience, car elle constate que, comme elle, il
+remarque le groupe de Nicole et d’Hawford.
+
+Mme de Miolan est sortie de sa songerie. Elle vient de répondre au
+peintre avec un petit rire qui a tinté dans l’air chaud; et ni l’un ni
+l’autre ne paraissent disposés à se rapprocher de leurs compagnons de
+promenade.
+
+--A quoi pensez-vous avec cette mine attentive? Guillemette.
+
+C’est René qui l’interroge brusquement:
+
+--Je m’instruis, mon oncle.
+
+--Sur...?
+
+--Sur la facilité avec laquelle les hommes peuvent être séduits... Il y
+a cinq jours que Francis Hawford est à Houlgate.
+
+René commence à être trop habitué aux désinvoltes aperçus de sa nièce
+pour s’effaroucher, comme aux premiers jours. Mais avec le souci
+d’écarter les pensées malsaines du jeune esprit de Guillemette, il dit
+tranquillement, les sourcils rapprochés, cependant:
+
+--Hawford est un artiste, c’est pourquoi il a été si aisément subjugué
+par la beauté de Nicole...
+
+--Oh! mon oncle, pour cela, il suffit d’être un homme!
+
+--C’est vrai... Les hommes sont bien faibles...
+
+--Pas tous, il me semble... Je ne peux pas croire que vous, mon oncle,
+vous le seriez; vous êtes en possession d’une volonté qui ne badine pas,
+quand elle a dit: «Halte-là!...» A la place d’Hawford, vous ne vous
+seriez pas laissé attraper ainsi...
+
+Cette petite fille ne sait ce qu’elle dit... Autrefois, il a été faible,
+si faible... Et à l’heure actuelle, si Nicole voulait, qui sait si
+l’étincelle ne pourrait jaillir encore des cendres mortes?... Il vient
+de vivre plusieurs jours près d’elle et il sait maintenant qu’elle est
+la séduction même, qu’elle enivre, autant par son âme d’orage, que par
+sa forme parfaite... Et Guillemette le juge impassible!...
+
+Il réplique avec une sorte d’ironie:
+
+--Je ne suis pas un artiste, moi!
+
+--Pourtant, vous aussi, vous la trouvez très belle?...
+
+--Oui, elle l’est... dangereusement! dit-il d’une voix un peu lente.
+
+Les mots ont dû lui échapper car, aussitôt, d’un geste sec, il coupe
+avec sa canne la tête fine d’un arbrisseau.
+
+Elle, les yeux sur l’herbe veloutée, répète:
+
+--Dangereuse... Pourquoi?... Pour elle? Pour ceux qui la voient?...
+
+--Pour les uns et les autres! prononce-t-il presque âprement. Petite
+fille, petite fille, dans quel monde prétendez-vous entrer qui n’est pas
+fait pour vous?
+
+Les yeux violets de Guillemette deviennent presque noirs.
+
+--Oncle, excusez-moi, je croyais que, vu notre traité d’amitié, je
+pouvais vous dire, en toute franchise, ce que j’avais dans la
+cervelle... J’oublie toujours comme vous êtes vite scandalisé!
+
+Et, très digne, sachant bien que René regrette sa réflexion et
+souhaiterait la lui faire oublier, elle s’en va vers la table à thé,
+sans le moindre regard vers lui.
+
+Nicole revient. La ligne de son corps svelte et souple ondule sur
+l’infini lumineux d’un ciel d’or roux. Elle marche si près du bord de la
+falaise que, d’instinct, René lui crie, la voyant venir ainsi:
+
+--Nicole, que vous êtes imprudente! Prenez donc le sentier...
+
+Elle a un geste léger des épaules, un sourire, et continue d’avancer. Le
+capitaine de Coriolis a rejoint Hawford et le retient pour lui montrer
+une découpure de la côte. Nicole est près de René. Il l’a attendue dans
+un inconscient besoin de protection. Elle le devine:
+
+--Vous craignez que je ne sois victime de mon imprudence, comme vous
+dites? Si j’étais sage et courageuse, savez-vous ce que je ferais?
+J’avancerais encore de quelques pas, jusqu’au point où finit la
+falaise... Et pour moi aussi, ce serait la fin!... Plus de souvenirs!
+Plus de luttes! plus de rêves inutiles!... Quel repos! Seulement je ne
+suis pas courageuse... et j’ai encore un tel désir de vivre!
+
+Les mêmes mots viennent, à René, qu’il lui a dits le premier soir:
+
+--Pauvre, pauvre Nicole! Je voudrais tant faire quelque chose pour vous!
+
+Elle secoue un peu la tête.
+
+--Vous ne pouvez rien... Ni personne.
+
+Personne?... Si, celui-là seul qu’elle veut rejeter de sa vie, qui,
+jadis, lui a pris son cœur de jeune fille... Mais jamais elle
+n’avouerait ni ne s’avouerait cela!
+
+Le matin même, le courrier lui a apporté, de Constantinople, une de ces
+lettres qu’elle ne veut pas ouvrir. Pourtant, pas plus que les
+précédentes, elle ne l’a brûlée. D’un geste résolu de ses doigts qui
+tremblaient, elle l’a enfermée,--comme on enferme les morts dans une
+tombe.
+
+Mais elle n’a pu, de même, clore sa pensée, ni étouffer la plainte
+désespérée de son cœur qui se souvient, qui voudrait savoir et ne peut
+se consoler!
+
+Dieu, qu’elle se sent effroyablement perdue dans le monde!... et
+seule!... Depuis le matin, l’affolante tempête gronde en elle qui est
+sans soutien pour la supporter... Comment peut-il y avoir des résignés
+qui acceptent leur destinée, si dure soit-elle!
+
+La douce Mademoiselle serait pénétrée de confusion si elle savait avec
+quel intérêt, où il entre une sorte de respect, Nicole l’observe pendant
+leurs quelques jours de vie commune. Cette pure et humble créature
+éveille en elle une fugitive sensation d’apaisement. Un matin, de sa
+fenêtre, elle l’a vue qui revenait, sans doute, de quelque messe
+matinale, un livre de prières en main; et de toute son âme, elle a envié
+la sérénité de ce visage que nulle pensée mauvaise n’a jamais dû voiler.
+La veille, de nouveau, comme elle rentrait avant le dîner d’une
+promenade solitaire, elle a encore aperçu Mademoiselle qui pénétrait
+dans l’église. Elle l’a suivie, avec la même soif un peu maladive de se
+reposer dans l’effleurement de cette vie limpide. Elle aurait voulu
+croire, prier comme Mademoiselle, elle qui ne croit ni ne prie plus.
+Elle voudrait la supplier de lui donner quelque chose de sa paix, de lui
+apprendre comment on peut oublier, pardonner, accepter l’épreuve sans
+révolte, renoncer au bonheur qui ne s’achète que par l’irrémédiable
+déchéance...
+
+Pauvre Mademoiselle, elle n’aurait rien compris aux révoltes qui
+bouleversent l’âme de Nicole de Miolan... Elle lui a souri quand elle
+l’a trouvée devant l’église et s’est préparée à passer discrètement, ne
+soupçonnant guère que les beaux yeux de Nicole avaient suivi sa
+prière...
+
+La jeune femme l’a arrêtée:
+
+--Vous rentrez? mademoiselle.
+
+--Oh! oui, bien vite, madame. Il est tard.
+
+--Alors, remontons ensemble aux _Passiflores_. Voulez-vous?
+
+--Bien volontiers, madame, a accepté Mademoiselle un peu intimidée.
+
+Elles ont marché un instant l’une près de l’autre en silence. Puis,
+Nicole a interrogé:
+
+--Vous allez ainsi tous les soirs à l’église?
+
+--Quand je le puis, madame. J’aime bien finir ma journée par cette
+petite visite.
+
+--Comme vous iriez voir un ami, n’est-ce pas? mademoiselle.
+
+Très simplement Mademoiselle a dit:
+
+--Oui, un ami, un Père qui soutient, qui console l’enfant...
+
+Nicole s’est sentie moralement si loin de Mademoiselle qu’elle a presque
+souri--avec quelle ironie triste!--de sa tentation de lui crier sa
+détresse.
+
+Elles ont continué leur route en silence. Seulement, comme Mademoiselle
+s’effaçait pour laisser entrer la jeune femme, Nicole, s’arrêtant, a
+posé sa main sur l’épaule de la jeune institutrice et, un peu bas, lui a
+dit:
+
+--Quand vous irez voir votre Ami, le soir, demandez-lui d’avoir un peu
+de pitié pour moi...
+
+Et elle est partie...
+
+A cette petite scène, elle repense tout à coup, cheminant, tête baissée,
+sur la falaise, le pas distrait... La voix de Hawford la fait
+brusquement tressaillir. De loin, lui aussi, la supplie de fuir le bord
+de la falaise qui s’effrite... Il a peur pour elle. Comme en quelques
+jours, elle a souverainement conquis cet homme et comme il a, violent,
+le désir d’elle...
+
+Est-ce vers lui que sa destinée la pousse? Ou vers cet autre qui
+l’attend à Dinard et dont l’amour engourdit son souvenir quand elle en
+respire le violent parfum... Ah! elle n’en sait rien, et dans son âme
+désemparée, elle se demande, avec une espèce de curiosité tragique, ce
+qu’il en adviendra d’elle qui qui veut à tout prix le bonheur... La
+fougue qu’elle devine dans Hawford lui donne le vertige...
+
+Quel monde entre lui et René, froidement maître de lui-même, enserré
+dans ces liens de la conscience, du devoir, des lois religieuses
+qu’elle-même a brisés dans sa révolte... René, qu’elle estime et qu’elle
+a, par instants, la tentation misérable de ramener à elle..., seulement
+pour que lui, si ferme semble-t-il dans son orgueilleuse vertu, se
+reconnaisse vaincu et n’ait le droit ni de la juger, ni de la condamner,
+quoi qu’elle fasse.
+
+Il marche près d’elle, pensif. Sûrement, pas plus qu’elle-même, il ne
+voit la houle nonchalante des eaux bleues, ivres de lumière, il n’entend
+les rires des jeunes qui les attendent autour de la table à thé, un peu
+plus haut sur la falaise.
+
+Il interroge tout à coup:
+
+--Est-il vrai, Nicole, que vous partiez dans quelques jours pour Dinard?
+
+--Oui, à la fin de la semaine.
+
+--Déjà... Vous ne voulez plus nous rester?
+
+Son accent a cette douceur un peu grave qui lui donne un charme imprévu.
+
+--Je suis attendue, dit-elle, la voix brève.
+
+--Et vous ne pourriez vous faire attendre?
+
+Elle est surprise. Son regard cherche celui de René, et elle interroge:
+
+--Vous avez une raison, René, pour vouloir me retenir aux _Passiflores_?
+
+Il incline la tête.
+
+--Et cette raison?
+
+Un demi-sourire éclaire le visage sérieux.
+
+--Je me demande si je puis vous la dire sans vous paraître très
+indiscret...
+
+--Je sais que vous n’êtes pas indiscret.
+
+--Merci, Nicole... Eh bien, vous m’avez fait l’honneur d’être si franche
+avec moi, que je vais vous rendre confiance pour confiance... Je
+souhaiterais vous retenir au milieu de nous parce que, dans l’état
+d’esprit où vous êtes, je regrette de vous voir partir seule, parmi des
+étrangers...
+
+Un éclair jaillit dans les prunelles de Nicole. Saurait-il qui l’attend
+là-bas? Que lui importe?... Et, railleuse, elle riposte:
+
+--Vous avez peur que le petit chaperon rouge ne soit croqué par le
+loup?... Soyez sans inquiétude. Il ne sera croqué que s’il y consent...
+Et alors, qui cela regarde-t-il, sinon lui?
+
+--Et ceux qui l’aiment et le voudraient vivant et heureux!
+
+Sur la bouche de Nicole, passe le sourire poignant qu’il y a déjà
+surpris:
+
+--Mon pauvre René, je commence à croire que ces deux qualificatifs ne
+peuvent aller ensemble... A quoi bon demeurer ici quelques jours de
+plus?... Dans une semaine, dans plusieurs même, rien n’aura changé en
+moi, ni pour moi... Il n’y a rien à faire, René, que de m’abandonner à
+l’inconnu de ma destinée qui sera peut-être tout autre que nous
+l’imaginons. Encore une fois, pour notre tranquillité à tous deux, ne
+vous inquiétez pas de moi, car, c’est vrai, je ne sais où je vais!...
+
+--Nicole, Nicole, ne vous calomniez pas!
+
+--Je ne me calomnie pas... Je ne suis pas une résignée... Je ne peux pas
+l’être... C’est au-dessus de mon courage!
+
+Sa voix se brise soudain, comme si un muet sanglot avait contracté sa
+gorge. Et alors, en lui monte l’obscur désir de lui dire des mots de
+tendresse qui la consolent, de prendre, entre les siennes, la main
+dégantée qui froisse les plis de la robe, la main frémissante dont la
+vie jeune appelle les lèvres...
+
+Mais elle s’est tout de suite ressaisie; la flamme s’est éteinte sous
+les cils abaissés, et elle a repris son visage impénétrable de sphinx.
+Comme un voile, elle ouvre son ombrelle, et la soie rose la baigne d’un
+reflet d’aurore. Il avance, silencieux, à côté d’elle. Quelques instants
+encore, et ils vont être près des autres, près de Guillemette qui les
+regarde approcher...
+
+Elle s’arrête, imperceptiblement. Les yeux sur ceux de René, elle
+demande:
+
+--Savez-vous, René, que je n’ai pas encore compris, d’où vient que vous
+prenez un souci, qui paraît bien sincère, de mon avenir?
+
+--Il est très sincère, en effet, Nicole... C’est que je me souviens
+de... de ce que vous avez été pour moi, jadis...
+
+--Ce que j’ai été... oui... Ce que je ne suis plus, par conséquent.
+
+Elle parle sans coquetterie, ainsi qu’elle constaterait un fait. Mais
+les yeux levés vers lui sont beaux à affoler un sage, dans leur
+expression ardente et profonde.
+
+En l’âme de René, quelque chose a tressailli. Pourtant, il répond avec
+une sorte de gravité fière:
+
+--Oui, Nicole, j’ai fini de vous aimer comme autrefois, grâce à Dieu!
+
+--Et comme vous en êtes satisfait!
+
+Ses yeux veloutés ont une indéfinissable expression. Il la regarde:
+
+--Je me mépriserais à tel point s’il en était autrement...
+
+Elle se remet à marcher et dit lentement:
+
+--C’est vrai, ce serait une vilaine action. Nous ne devons plus être que
+des étrangers l’un pour l’autre...
+
+--Des étrangers?... Non, des amis...
+
+--Vous croyez possible l’amitié entre un homme et une femme jeunes?...
+Moi, pas!
+
+Il ne lui répond pas. Est-ce parce que Hawford les rejoint?... parce
+qu’André dévale vers eux pour les sommer de venir goûter?... parce qu’à
+la vue de Guillemette dont les prunelles ne lui sourient pas, il s’est
+ironiquement rappelé ses paroles: «Vous, mon oncle, vous êtes en
+possession d’une volonté qui ne badine pas!»
+
+Ah! sa volonté, elle est aussi fragile que celle de tous les autres...
+Nicole a raison. Mieux vaut qu’elle parte.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Et le jour où elle l’avait décidé, Nicole de Miolan est partie pour
+Dinard, laissant à Houlgate ses fidèles gardes du corps--et
+parents--qui, navrés de ne pouvoir la retenir, l’ont vue monter en wagon
+avec autant de détresse que si elle s’en allait à la mort.
+
+En revanche, Guillemette a très bien pris ce départ, malgré son
+enthousiaste et chaude sympathie pour sa belle cousine. Quant à René, il
+en éprouve un véritable allègement. Certes, il sait maintenant que, même
+l’imprévu la fît-il libre, il ne souhaiterait plus, comme jadis, qu’elle
+devînt sa femme; car il est sûr que, l’un par l’autre, ils seraient
+malheureux... Telle qu’elle est, elle blesse, et ses convictions
+religieuses, et la conception qu’il a de la femme... Mais... si fortes
+que soient sa notion du devoir et sa hautaine résolution d’y être
+fidèle, il n’en est pas moins un homme; et les obscurs bas-fonds de son
+être tressaillaient quand la vie quotidienne lui apportait le frôlement
+de cette créature de passion et de révolte qui appartient à un autre.
+Aussi trouve-t-il une sorte de délivrance à ne plus voir le visage
+charmant dont les yeux--si tristes parfois--éveillaient en lui
+l’instinctif désir d’aller à elle pour la bercer, avec les mots, les
+tendresses qui consolent...
+
+Elle est partie. Dans le salon où tous étaient réunis et causaient, ils
+ont échangé un rapide adieu. Elle lui a tendu la main, à l’anglaise:
+
+--Adieu, René.
+
+Il s’est incliné sur les doigts gantés, et ses lèvres les ont effleurés.
+Comme il relevait la tête, il a rencontré le regard de Nicole où il y
+avait une sorte de prière; et, très bas, elle a murmuré:
+
+--Quoi qu’il arrive, pensez toujours à moi, avec votre indulgence
+d’autrefois...
+
+Pourquoi lui a-t-elle dit cela? Que prévoyait-elle donc? Maintenant elle
+est allée vers sa destinée. Il ne peut rien pour elle.
+
+Autour de la table du lunch, devant la terrasse, sous l’ombre des
+tilleuls, les hôtes actuels des _Passiflores_ parlent d’elle. Ils sont,
+pour quelques jours, en petit nombre. Les de Coriolis, Hawford, la
+chanoinesse sont partis. Seuls, sont restés M. et Mme d’Harbourg, tout
+désemparés de n’avoir plus Nicole.
+
+Mais des visiteurs aussi sont là; car le «jour» de Mme Seyntis est très
+couru; et, dans leur nombre, se trouvent Mme de Mussy, toujours bavarde,
+et sa fille Louise qui, de sa manière précise, à la façon d’un théorème,
+s’intéresse à l’organisation de la fête de charité qu’a demandée M. le
+curé d’Houlgate. La solennité promet d’être d’autant plus brillante que,
+pour cette époque, est annoncée la présence, à Houlgate, du vieux roi de
+Susiane, avec son petit-fils. Or, le souverain est toujours en quête de
+distractions, et il profite de toutes celles qui lui sont offertes
+pendant ses visites en France.
+
+Sûrement, il viendra à la Kermesse, ouverte dans la villa de la
+princesse de Bihague; ce qui constituera une attraction de plus et
+rehaussera le caractère très aristocratique de la fête. Par exemple, il
+y a divergence d’idées entre les dames patronnesses quant à la nature
+des distractions devant être données aux visiteurs. Les artistes du
+Casino ont offert leur concours. Mais l’acceptera-t-on pour une fête
+dont M. le curé est président?
+
+Le digne pasteur--comme dit Raymond Seyntis--est justement en visite aux
+_Passiflores_ et le cas lui est soumis. Ce qui paraît le rendre très
+perplexe, d’autant que les belles dames qui l’entourent échangent à ce
+sujet des opinions contradictoires. Or, il ne voudrait contrarier aucune
+de ses riches et bienfaisantes paroissiennes. Aussi se confond-il en
+phrases aimables qui ne décident rien et plaisent à tous les
+amours-propres.
+
+La jeunesse joue au tennis; et, une fois de plus, René Carrère a toute
+facilité pour observer plusieurs échantillons des jeunes personnes à
+marier, parmi lesquelles sa sœur souhaiterait lui voir faire un choix.
+Il vient de rentrer, pour le lunch, comme elle l’en avait prié; mais,
+assis un peu en dehors du cercle réuni autour d’elle, se mêlant à la
+conversation juste autant que la politesse l’exige, il regarde vers
+l’espace sablé du tennis où évoluent les jolies ou agréables héritières
+auxquelles il peut aspirer.
+
+Toutes sont, naturellement, des jeunes filles très bien élevées, selon
+la formule. René les a vues--et d’autres encore--bien des fois depuis
+son arrivée à Houlgate. Mais, est-ce sa vie au loin qui lui a enlevé le
+goût et la compréhension de ces jeunes Parisiennes du vingtième siècle?
+Elles lui semblent des gamines et pourtant il a l’intuition qu’elles en
+savent déjà très long sur la vie. Il devine la tranquille hardiesse de
+leurs pensées, de leurs conversations, de leurs lectures. Ces petites
+vierges connaissent, sans y avoir goûté, l’arbre de la science. Il les
+sent des êtres compliqués qui l’effraient; ayant à vingt ans des
+coquetteries et des clairvoyances de femme; point perverses mais
+curieuses de tout apprendre, insouciantes de l’antique conseil: «Qui
+aime le danger y périra.»
+
+Pour les bien guider dans la route à deux, il faudrait être un maître
+psychologue... Et lui est tout juste un apprenti qui, d’esprit
+intransigeant, fidèle à un idéal absolu, a toujours entrevu la compagne
+de sa vie à l’image de sa sœur, sérieuse et tendre, d’âme limpide,
+obéissante, religieuse.
+
+Est-ce un rêve impossible qu’il faisait là, depuis qu’il est délivré de
+la folie d’aimer Nicole? Au loin, il le croyait si aisément
+réalisable... Et voici qu’il commence à en douter.
+
+Pourtant il éprouve, singulièrement vif, le besoin de fixer enfin sa
+vie, d’avoir son foyer, de connaître la douceur d’exister deux en une
+seule âme... Peut-être parce que son isolement de près de cinq années
+lui en a donné le nostalgique désir... Peut-être aussi parce qu’il est
+de ceux qui ne savent se mouvoir librement que dans le plein jour des
+vies régulières.
+
+Alors pourquoi se montrer si difficile? La question lui jaillit dans la
+pensée, tandis qu’il écoute Louise de Mussy dont le remarquable esprit
+d’organisation vient discrètement en aide à l’incertitude de M. le curé.
+
+--Je suis idiot! pense-t-il avec impatience. Je n’aime pas les jeunes
+filles déjà femmes et les autres me paraissent des pouponnes
+insignifiantes!...
+
+Oui, toutes, sauf une, Guillemette. Mais elle ne compte pas. C’est sa
+nièce, un peu son enfant... Il la cherche des yeux, pour se reposer du
+profil régulier de Louise de Mussy. En ce moment, elle ne joue plus,
+assise sur le bras d’un fauteuil, dans cette attitude, qui lui est si
+familière, d’oiseau prêt à prendre son vol. Ses mains tourmentent une
+branche de jasmin tandis qu’elle bavarde, en souriant, avec son
+_partner_ de la précédente partie, un grand garçon élégant en sa tenue
+de joueur. C’est le fils d’intimes amis des Seyntis. Il est, lui aussi,
+généreusement pourvu par la fortune et exerce, pour la forme, une vague
+profession d’avocat.
+
+Est-ce donc parce que Mme Seyntis sait tout cela qu’elle laisse ainsi ce
+beau garçon rôder autour de sa fille, sous couleur de parties de tennis,
+lui parler les yeux dans les yeux, se griser de sa jeunesse comme on
+s’enivre d’un parfum de fleur?
+
+Avec une attention devenue aiguë, René observe le groupe qui
+l’intéresse. Comme ils sont jeunes tous deux! et qu’il est naturel que
+leur causerie ait cette vivacité joyeuse... Que _lui_ paraisse oublier
+toutes les autres pour _elle_... Que Guillemette lui montre cette
+coquetterie, peut-être inconsciente, dont la grâce est incomparable.
+
+Quelque chose dans son attitude fait soudain jaillir dans la pensée de
+René une vision du passé, de la Nicole d’autrefois. De traits, elles ne
+se ressemblent pourtant pas. Mais, dans leur être de femme, il y a la
+même souplesse nerveuse et caressante des lignes, le même charme dans le
+sourire, dans l’expression changeante du regard, la même grâce de
+geste... Seulement, par bonheur, Guillemette est une Nicole moralement
+toute fraîche, qui s’ignore, dont la vie est blanche...
+
+Une voix rieuse s’élève près de lui, un peu assombri:
+
+--Oncle René, est-ce que vous n’en avez pas assez d’être avec les
+grandes personnes? Venez donc avec nous faire une partie de tennis!
+
+Une bizarre impression de plaisir traverse, pareille à une bouffée
+printanière, la songerie, plutôt morose, de René. Guillemette est là,
+près de lui, les joues carminées par le jeu. Ses yeux ont un regard
+d’affection câline. Il éprouve tant de gratitude qu’elle ait pensé à lui
+dans son plaisir que, sans réfléchir, il prend la petite main toute
+chaude qui effleure son épaule et la porte à ses lèvres. Quand il en
+sent le doux contact, il a conscience de son acte et la laisse aussitôt
+retomber:
+
+--Chérie, vous êtes une charmante petite nièce; mais je suis bien trop
+vieux pour jouer avec vous et vos amies...
+
+Sans façon, elle éclate de rire. Sa pensée est en fête. Le mouvement
+spontané de René l’a charmée.
+
+--Oncle, ne dites pas d’absurdités! Et bien que vous vous considériez
+comme Mathusalem,--c’est bien Mathusalem, n’est-ce pas, le doyen des
+vieillards?--venez m’aider à battre Guy d’Andrades qui est passé à
+l’ennemi. Je sais que vous êtes une forte raquette.
+
+Guy d’Andrades, c’est le beau garçon avec qui elle flirtait il y a un
+instant.
+
+René n’hésite plus. Du reste, il hésitait pour la forme.
+
+--Je suis à vos ordres, petite fille.
+
+Et il la suit, insouciant du regard désapprobateur de Louise de Mussy
+qui s’étonne de le voir quitter le cercle des personnes sérieuses.
+
+--Oncle, n’oubliez pas que nous devons nous couvrir de gloire!
+
+La partie s’engage, distraitement considérée par les parents qui
+potinent. Seul, M. d’Harbourg est venu en observer de près les
+péripéties et accable les joueurs de conseils dont ils n’ont souci, tout
+en les écoutant, au vol, avec une déférence polie.
+
+--Guillemette, ma petite fille, tu as trop chaud, tu devrais t’arrêter!
+
+--Ce n’est pas le moment, mon oncle, lance-t-elle, tout en rattrapant sa
+balle d’un geste sûr.
+
+Et, selon les hasards du jeu, elle se jette en avant ou recule d’un
+bond, vive, adroite, soutenue par René qui est dominé par le frivole
+désir de battre Guy d’Andrades.
+
+La lutte est chaude. Mais la chance est pour lui. Une dernière balle
+rase le filet... Et Guillemette jette un cri de joie:
+
+--Nous avons gagné!... Oncle René, je vous adore!... Quelle belle
+partie!
+
+Comme le ferait une gamine, elle saute de joie, tenant sa raquette à
+pleines mains. Ses pieds, chaussés de blanc, bondissent sur le sable,
+sous sa jupe un peu courte. Mais elle n’a pas le loisir de savourer
+davantage sa victoire, car Mme Seyntis appelle:
+
+--Guillemette, ces dames réclament tes amies...
+
+Seulement, quand toutes et tous sont partis, elle revient, après avoir
+escorté jusqu’à la grille la dernière visiteuse, vers la terrasse où
+René ouvre les journaux du soir. C’est l’heure exquise du ciel rose;
+l’air est tiède dans le jardin paisible dont les lointains se voilent à
+travers les branches.
+
+Elle s’exclame joyeusement:
+
+--Comme nous avons bien vaincu Guy d’Andrades! J’espère qu’il est
+humilié jusque dans les moelles!
+
+Il sourit, amusé. La jeunesse de cette petite fille l’éclaire ainsi
+qu’une flamme joyeuse.
+
+--Guillemette, vous n’avez pas le triomphe modeste! Vous êtes sans pitié
+pour vos amis abattus!
+
+--Guy d’Andrades n’est pas mon ami.
+
+--Ah!
+
+--Non, c’est pour moi un très gentil camarade! Il y a tant d’années que
+nous nous connaissons et nous nous sommes tant disputés quand nous
+jouions ensemble sur la plage! C’est sans doute pour cela qu’il me fait
+encore l’effet d’un petit garçon. Il n’a que vingt-trois ans,
+d’ailleurs...
+
+--Vraiment?... Et à quel âge commence-t-on à compter pour vous?
+
+--Ça dépend... quand on m’inspire confiance.
+
+Dit-elle cela pour lui? Mais, déjà, elle continue, les prunelles
+malicieuses:
+
+--Avouez, mon oncle, que vous vous êtes bien plus amusé quand vous avez
+joué avec nous, au lieu de rester dans votre solitude, à nous observer
+de loin, comme un vieux philosophe, mes amies et moi... Mes amies
+surtout... Moi, vous avez, ici, toute facilité pour me disséquer!
+
+--Qui vous fait imaginer, petite fille, que je m’abîmais en réflexions
+psychologiques?
+
+--C’est que, moi aussi, mon oncle, je commence à vous connaître!...
+Aussi voulez-vous ma modeste petite idée, pour votre gouverne?... C’est
+que si vous continuez à être si difficile, vous ne me trouverez jamais
+la tante parfaite que vous souhaitez me donner...
+
+--Quelle perspicacité! Guillemette. C’est vrai, je me demande avec un
+peu d’inquiétude, si j’arriverai un jour à rencontrer la femme que je
+rêve.
+
+--Ce sera celle-là ou une autre! décide-t-elle philosophiquement... Si
+j’écoutais mon égoïsme, je ferais des vœux pour que vous ne trouviez pas
+tout de suite votre idéal!
+
+--Parce que?
+
+--Parce que, quand vous l’aurez enfin rencontrée, vous ne penserez plus
+qu’à elle et vous vous soucierez de moi comme d’un brin de paille!...
+Or, je tiens à mes amis, à mes vrais!
+
+Il la regarde, touché de l’aveu.
+
+--Je ne crois pas possible que la tante idéale puisse jamais me détacher
+de vous, petite Guillemette.
+
+--Bien sûr? oncle.
+
+--Bien sûr.
+
+--Alors, je suis tranquille... Vous êtes des gens qui n’oublient pas
+leurs promesses... Au revoir, oncle, à tout à l’heure. Je me sauve
+m’habiller pour le dîner... Votre servante!
+
+Elle s’incline en une majestueuse révérence, puis se redresse d’une
+pirouette gamine et saute sur le perron.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Mme Seyntis est vraiment tout à fait satisfaite d’avoir, pour
+chaperonner Guillemette, Mademoiselle, si sérieuse, animée de sentiments
+si religieux! Avec elle, au moins, elle n’a pas à craindre les
+bavardages au clair de lune, les confidences oiseuses amenées par la vie
+en commun; rien, en un mot, de ce qu’elle juge absolument contraire à la
+santé morale des jeunes personnes.
+
+Aussi, ce jour-là, n’a-t-elle élevé aucune objection contre une
+promenade de toutes deux dans le «tonneau» que Guillemette conduit
+elle-même.
+
+Ah! le délicieux temps qu’il fait! Après une journée de bourrasques, le
+soleil luit de nouveau dans le ciel délicatement bleu. Selon la
+fantaisie de Guillemette, le poney, d’une allure fringante, a trotté,
+grimpé, descendu les chemins clairs où s’épandent la senteur saline et
+le chaud parfum de la terre et des plantes.
+
+Tandis que sa main dirige fermement le cheval, sa pensée vagabonde en
+des sentiers divers... Un instant, elle se souvient d’une promenade
+faite sur cette même route, l’été précédent, avec son père. Alors,
+pendant les mois de vacances, il ne quittait guère les _Passiflores_.
+Comme il y est peu resté, cette année... Et quand il y demeure un
+moment, il ne paraît guère jouir de son repos.
+
+Guillemette, sans le savoir, est une sagace observatrice; et peut-être
+aussi, elle est guidée par les affinités qu’il y a entre la nature de
+son père et la sienne. Ce que ne remarque pas la sérénité confiante de
+Mme Seyntis, elle, l’enfant, en a eu vite l’intuition. Quelque grave
+préoccupation--d’affaires, sans doute--doit agiter son père pour qu’il
+ait, dès qu’il ne cause plus, ce pli soucieux entre les sourcils, cette
+expression absorbée qui, aux yeux aimants de Guillemette, le révèle
+étranger à ceux qui l’entourent...
+
+Brusquement, elle est distraite de sa rêverie par une timide question de
+Mademoiselle:
+
+--Guillemette, ne trouvez-vous pas le poney bien agité, aujourd’hui?
+
+Mademoiselle est craintive en voiture; elle a une frayeur extrême des
+autos et croit aisément sa dernière heure arrivée quand un de ces
+monstres bruyants apparaît, fondant vers elle. Or, presque sans relâche,
+il en surgit sur la route qui font dresser la tête du poney, lequel
+alors prend des allures de coursier impétueux.
+
+Mais Guillemette a ri de l’exclamation effrayée de Mademoiselle et
+riposté gaiement:
+
+--_M’selle_, n’ayez crainte, comme disent les bonnes gens. Vous savez
+que je suis un cocher de confiance. Ce n’est pas la première fois que je
+vous promène.
+
+--Oui; mais Serpolet était tellement plus calme...
+
+--C’est qu’il n’est pas sorti hier à cause de la tempête.
+
+Mademoiselle incline la tête; et pour se distraire de son instinctif
+émoi, elle essaie, comme le lui conseille Guillemette, de contempler le
+paysage vert qui s’élargit dans la vallée, baigné de soleil, coupé de
+belles ombres transparentes.
+
+--Nous arrivons à la jolie descente de Danestal. Regardez de tous vos
+yeux, _M’selle_, s’écrie Guillemette, qui, elle-même, se grise d’air
+frais et des lumières harmonieuses, le regard charmé par la douceur des
+lointains, estompés sous une fine cendre bleue.
+
+Mais, soudain, une nouvelle auto débouche d’une route transversale,
+formidable comme une trombe, lancée d’une allure folle, et tourne court,
+frôlant de si près la petite voiture que le cheval, effrayé, a un
+brusque écart. Puis, telle une flèche, il part, jeté d’un furieux élan
+dans la descente de la route.
+
+Une pensée jaillit dans le cerveau de Guillemette.
+
+--Mon Dieu, le voilà emballé! Quel ennui!
+
+Elle n’a pas peur du tout. N’était la présence de Mademoiselle qui ne
+dit pas un mot, mais est toute pâle, elle ne se plaindrait pas autrement
+de cette course imprévue qui ressemble à un vol.
+
+Mademoiselle articule, les dents serrées:
+
+--Oh! Guillemette, tenez-le bien!
+
+Ah! oui, Guillemette le tient ferme. Mais le poney semble affolé par sa
+propre rapidité. Il va... Il va, dévorant la route, avec une telle
+fougue que, sans illusion, elle se sent à la merci de son cheval. Elle
+ne bronche ni ne s’épouvante. Les lèvres contractées un peu, elle serre
+les rênes si fort qu’une douleur crispe ses doigts et elle pense, saisie
+d’une sorte de colère froide:
+
+--Il est plus fort que moi! Pourvu que nous ne rencontrions pas un
+obstacle quelconque...
+
+Et justement, comme une ironique réponse, elle entend le cri d’effroi
+que laisse échapper Mademoiselle:
+
+--Oh! regardez, Guillemette, il y a une auto en panne sur la route, au
+bas de la côte, au milieu!
+
+--Oui, je vois... Ne criez pas... Ne bougez pas!
+
+Mais Mademoiselle ne paraît pas l’entendre, et clame de toutes ses
+forces:
+
+--Arrêtez-nous! Arrêtez-nous!
+
+--Je vous en supplie, taisez-vous! commande Guillemette qui sent sa
+force s’épuiser, tandis que, d’un suprême effort, elle essaie de diriger
+le poney qui fuit éperdument.
+
+Mais du groupe arrêté autour de l’auto un homme se détache et se lance à
+la tête du cheval qui l’entraîne un instant encore... Puis, dompté par
+la main solide, il s’arrête frémissant.
+
+Et Guillemette, alors, inconsciemment, lâche les rênes que ses doigts
+lassés ne peuvent plus retenir. Sentant que l’homme qui tient son
+cheval--le chauffeur de l’auto, semble-t-il--en est le maître,
+volontiers, elle s’abandonnerait, brisée d’avoir ainsi lutté, et elle
+éclaterait en sanglots comme un bébé... Ce serait si bon, si
+reposant!...
+
+Mais elle n’est pas femme à se donner en spectacle; et surtout, elle
+voit Mademoiselle blanche comme une vierge de cire, les yeux clos.
+
+--Ah! elle va se trouver mal!... Vite de l’eau!
+
+Elle essaie de sauter de la voiture. Mais la secousse éprouvée a été si
+forte qu’elle chancelle un peu. Ses pieds lui paraissent devenus lourds,
+au point qu’elle est incapable de les soulever pour avancer sur la
+route.
+
+Heureusement, de l’auto on vient à son aide; et tout le premier, un
+grand et mince garçon d’une vingtaine d’années, brun, les paupières
+bistrées sur de longs yeux noirs qui vont à Guillemette avec une
+expression charmée.
+
+--Vous n’êtes pas blessée? madame, demande-t-il.
+
+L’accent est étranger. Guillemette en est frappée malgré son émoi.
+Hâtivement, elle dit:
+
+--Non, nous ne sommes pas blessées; mais mon amie est très émotionnée.
+Est-ce que vous auriez l’obligeance de demander pour elle un peu d’eau
+dans une de ces maisons? Je n’ose la quitter.
+
+Et elle désigne les petites demeures qui bordent la route et constituent
+à peu près le village de Danestal.
+
+Les traits du jeune homme ont pris une indéfinissable expression de
+surprise et d’amusement dont Guillemette s’étonne. Mais, docilement, il
+s’en va frapper à l’une des portes et s’engouffre vers une cour jonchée
+de fumier où picorent des poules. Quelques minutes s’écoulent, et
+Guillemette frémit d’impatience, car Mademoiselle est à peu près
+évanouie.
+
+Enfin le jeune homme reparaît accompagné d’une femme qui tient verre et
+carafe.
+
+--Ah! quelle lenteur! murmure Guillemette.
+
+En hâte, elle asperge généreusement le visage décoloré de Mademoiselle,
+laquelle sursaute sous cette inondation, ouvre de grands yeux un peu
+effarés et contemple, saisie, Guillemette, les inconnus immobilisés près
+d’elle, puis les lointains où poudroie la lumière.
+
+--Vous allez mieux, n’est-ce pas? interroge Guillemette dans un ardent
+désir d’être tranquillisée.
+
+--Oh! oui, très bien! répète Mademoiselle cherchant à comprendre ce qui
+se passe, pourquoi ces messieurs sont là autour d’elle.
+
+Le jeune homme, auquel son compagnon, plus âgé pourtant, montre une
+singulière déférence, regarde Guillemette avec une sorte d’enthousiasme,
+et, de sa voix chantante, s’exclame:
+
+--Vous êtes brave, madame. Si vous n’êtes pas blessées toutes les deux,
+c’est parce que vous avez gardé votre sang-froid. Je vous ai admirée
+beaucoup!
+
+C’est là un aveu qui, pour être dépourvu d’artifice, n’a rien de
+désobligeant... Et Guillemette est plutôt flattée de ressembler à une
+héroïne. Mais comme elle est, avant tout, très femme, elle craint
+subitement d’être une héroïne décoiffée,--après une pareille course! Et
+d’instinct, aussitôt, elle glisse ses doigts sur sa nuque, pour lisser
+l’ondulation des cheveux; cependant qu’elle répond:
+
+--J’ai l’habitude de conduire. Mais jamais encore je ne m’étais trouvée
+aux prises avec un cheval emporté... C’est plus dur à maintenir que je
+ne le supposais... Enfin, grâce à votre chauffeur, monsieur, nous en
+sommes quittes pour quelques minutes d’inquiétude...
+
+Mademoiselle est remise, pénétrée de confusion de s’être montrée si
+pusillanime, surtout d’avoir ainsi laissé Guillemette,--elle, le
+chaperon!--se débrouiller avec des inconnus sur une grande route,
+pendant qu’elle se pâmait.
+
+--Mademoiselle, nous pouvons nous remettre en route? Votre malaise est
+passé?
+
+--Oh oui! Guillemette.
+
+Mais sans en avoir conscience, elle jette un regard méfiant sur le
+poney, pourtant bien calmé.
+
+L’étranger, qui est resté près de la voiture, s’en aperçoit et propose
+avec empressement:
+
+--Si madame a peur, je puis lui offrir de la ramener, ainsi que vous,
+madame, dans l’auto.
+
+Mademoiselle retrouve toutes ses couleurs devant une telle proposition
+que Guillemette décline avec une souriante dignité de jeune matrone. Un
+remerciement et un joli signe de tête, très correct, et elle monte en
+voiture.
+
+Le jeune homme a un salut profond, car Guillemette saisit les rênes.
+
+--J’ai été heureux, bien heureux, madame, de pouvoir vous être utile et
+je voudrais que l’occasion s’en représentât...
+
+--En d’autres circonstances, tout au moins, alors!... Merci encore,
+monsieur.
+
+Et le poney assagi file allègrement sur la route...
+
+Jamais peut-être encore Guillemette n’a mieux goûté la saveur de la vie.
+Avec un joyeux sourire, elle s’écrie:
+
+--Ah! pauvre _M’selle_, quelle promenade je vous ai fait faire! Vous
+avez cru votre dernière heure arrivée, avouez...
+
+--Oui, c’est vrai!... Aussi jamais je n’ai fait un meilleur acte de
+contrition. Vous? pas, Guillemette.
+
+Elle rit:
+
+--Ma petite _M’selle_, ne soyez pas scandalisée; mais j’avais bien assez
+à faire de tenir Serpolet. D’ailleurs, je ne me sentais pas une âme bien
+noire!
+
+--Et puis, que va dire Mme Seyntis que nous ayons ainsi parlé avec des
+inconnus!
+
+Guillemette a un geste d’insouciance.
+
+--Elle pensera que ces inconnus--qui étaient des gens du monde--ont bien
+fait de nous venir en aide après avoir contribué à notre détresse, en
+encombrant notre chemin. Ah! que c’est délicieux de revenir avec tous
+ses membres, quand on s’est vue, un moment, exposée à les casser!
+
+Au fond du cœur, son aventure l’amuse beaucoup. Que va en dire l’oncle
+René? Elle voudrait être déjà arrivée pour lui servir son récit. Mais ce
+ne sera plus long; Serpolet trotte d’une allure triomphante et rapide
+vers Houlgate... Par bonheur! car l’heure avance. Le ciel se nacre d’or
+et de pourpre, au couchant, sur les bois dont la sombre masse s’embrume.
+Les champs, désertés, sont paisibles infiniment; de rares travailleurs y
+apparaissent encore dans le crépuscule bleu où passent les oiseaux qui
+volent vers leur nid.
+
+Enfin, voici Houlgate! Puis l’allée ombreuse qui mène aux _Passiflores_.
+Un promeneur y marche d’un pas rythmé. Il tourne la tête au trot du
+cheval et s’exclame:
+
+--Comment, Guillemette, vous rentrez seulement? Si tard?
+
+--Oncle René, ne me grondez pas; vous en auriez ensuite des remords, car
+vous avez failli ne pas me revoir!
+
+Inquiet, il lève la tête vers elle, si fraîche, qu’il ne peut la
+supposer blessée. Seulement, c’est vrai, ses yeux ont un cerne qui les
+fait ressembler--oh! tellement!--aux yeux de Nicole.
+
+--Que vous est-il donc survenu? petite fille.
+
+Elle a mis Serpolet au pas; et lui, il marche près de la voiture. Elle
+explique:
+
+--Serpolet a eu peur d’une auto et s’est emballé à la descente de
+Danestal; et il nous aurait jetées dans une autre auto, en panne sur la
+route, si le ciel n’avait lancé un chauffeur à la tête de Serpolet.
+Voilà!
+
+--Guillemette, vous exagérez beaucoup, avouez-le!
+
+--Pas un brin, mon oncle. Demandez à _M’selle_ qui s’est presque trouvée
+mal d’émotion et a été ranimée seulement par l’eau qu’est allé lui
+chercher le jeune homme de l’auto. Un garçon très chic, mon oncle,
+étranger!...
+
+--Mais, Guillemette, qu’est-ce que vous me contez-là! Est-ce que, vous
+aussi, vous avez eu besoin d’être aspergée par le jeune homme très chic,
+étranger?
+
+--Non... Non, je n’étais pas pâmée, moi! explique Guillemette, qui est
+enchantée de la mine de René. Voyez-vous, oncle, j’ai l’idée que mon
+jeune inconnu devait être un personnage. Son compagnon le traitait d’une
+manière cérémonieuse et avait l’air tout agité qu’il soit allé chercher
+de l’eau dans une cour pleine de fumier!
+
+--Pourquoi, petite fille, n’imaginez-vous pas tout de suite que c’est le
+prince de Susiane en personne? jette René avec un peu d’impatience. Il
+est agacé, sans comprendre pourquoi, de voir Guillemette ainsi
+intéressée par cet inconnu.
+
+Mais il n’a pas le temps de discuter davantage la question, les voici au
+gîte tous les trois; et sous l’arcade de la grille enguirlandée de
+clématites, la voiture entre dans l’allée qui mène au perron.
+
+Mademoiselle saute à terre avec empressement et se hâte vers sa chambre,
+tourmentée d’avoir abandonné Mad si longtemps. Guillemette, elle,
+s’arrête sur la terrasse et regarde d’un œil presque caressant le jardin
+harmonieusement fleuri et, par delà, l’infini de la mer, sur laquelle
+descend le beau soir, tranquille et embaumé.
+
+Elle se tourne à demi vers René, resté près d’elle.
+
+--Ah! oncle, quand je pense tout de même que j’aurais pu ne pas revoir
+tout cela!... Dites-moi que vous auriez eu de la peine si Serpolet
+m’avait tuée ou même simplement blessée...
+
+--Ne savez-vous pas encore, Guillemette, que vous êtes ma précieuse
+petite nièce?
+
+Du sombre iris des yeux, jaillit un regard de chaude affection.
+
+--Eh bien, oncle, puisque vous tenez un peu à moi,--quoique je sois une
+personne à l’inverse de vos goûts!--je vais vous faire une confidence.
+Au moment où j’ai aperçu cette malencontreuse auto sur notre chemin,
+alors que nous allions d’un train fou, j’ai pensé: «Ah! si mon oncle
+était là, je suis bien sûre qu’il trouverait moyen de me sauver.» Et en
+mon cœur, follement, je vous ai appelé à mon secours. C’est étonnant,
+quelle confiance j’ai en vous!...
+
+D’un geste irréfléchi, il prend la petite main qui tombe, comme lassée,
+entre les plis de la robe. Mais cette fois, ses lèvres ne l’effleurent
+pas.
+
+--Merci, chérie, dit-il doucement. S’il écoutait son affection, il
+attirerait cette petite fille sur sa poitrine comme une enfant très
+chère et baiserait son visage qui fleure la jeunesse, ses tièdes
+paupières, son front, près des cheveux légers autant qu’un duvet
+d’oiseau.
+
+Mais il n’est pas homme à s’abandonner à un élan aussi inconsidéré; et
+irrité d’en avoir eu la pensée, il la laisse s’échapper vers la maison
+de son pas bondissant.
+
+
+
+
+XIII
+
+
+La fameuse fête de charité étant sous le patronage de la princesse de
+Bihague qui a prêté, à cet effet, les salons et jardins de sa villa, le
+tout Houlgate et environs s’est, pour les motifs les plus variés,
+répandu dans le parc où sont établies les boutiques, où un élément
+choisi de la troupe du Casino chante et joue, pour le bien des pauvres,
+toute sorte d’œuvres profanes, judicieusement édulcorées.
+
+Dans le hall du rez-de-chaussée, des groupes bostonnent, lunchent,
+flirtent,--sur un mode discret,--au rythme de l’orchestre tsigane. Les
+dames patronnesses, affairées et souriantes, en raison directe de leur
+caractère, surveillent, à tous points de vue, l’escadron volant des
+jeunes vendeuses qui déversent de leur mieux, entre les mains
+d’acheteurs bénévoles, polis, voire même galants, fleurs, bonbons,
+inutilités de toute sorte.
+
+Mme Seyntis, résignée, accomplit sa tâche avec sa conscience ordinaire.
+Mais en son âme, elle gémit de devoir pratiquer la charité sous cette
+forme brillante et mondaine; et surtout, elle est très contrariée de ne
+pouvoir garder près d’elle Guillemette qui, par une vraie fatalité,
+pense-t-elle, austère ainsi que la reine Blanche, est jolie, cet
+après-midi-là, encore plus que coutume.
+
+En sa simplicité, Mme Seyntis ne voit là qu’un hasard. Mais Guillemette,
+elle, pourrait dire comment, de son mieux, elle a contribué à ce hasard,
+choisi sa robe la plus seyante,--un nuage de blanche mousseline de
+l’Inde,--artistement posé, sur l’onde soyeuse de ses cheveux, la grande
+capeline de tulle qui ombre la double violette des yeux... Tout cela...
+pourquoi?... O vanité des vanités!... tout cela pour le cas où l’inconnu
+de Danestal serait vraiment le jeune prince de Susiane qui, accompagnant
+le roi son grand-père, doit honorer la fête de sa présence.
+
+Elle s’est trop bien aperçue de la flatteuse impression qu’elle a
+produite, pour n’être pas tentée de l’entretenir si une nouvelle
+rencontre se produit.
+
+Car Guillemette, hélas! est dans un jour de frivolité: un de ces jours
+où elle trouve un royal plaisir à être entourée, fêtée, flatteusement
+regardée, à sentir autour d’elle la flambée des admirations masculines
+et s’amuse, sans en avoir l’air, à l’activer de son mieux... Un vent de
+folie souffle dans sa cervelle et lui fait soudain considérer l’oncle
+René comme un monsieur mûr, si raisonnable que lui et elle ne peuvent
+que demeurer chacun en son domaine, faute de s’entendre. Il le sent très
+bien et ne s’approche pas du groupe où elle semble une jeune souveraine
+qui distribue ses faveurs sous forme de tours de boston. Cela lui est
+absurdement pénible de se voir ainsi relégué du cercle où elle se meut,
+lui révélant une Guillemette qu’il n’avait encore qu’entrevue, mondaine,
+coquette, pour laquelle il ne compte guère.
+
+N’était que sa sœur a fait de lui un des commissaires de la fête et
+qu’il est, comme elle, scrupuleux à remplir toute mission, il
+s’enfuirait vite de cette odieuse cohue.
+
+Un remous tout à coup dans la foule... C’est le roi de Susiane qui
+arrive accompagné de son petit-fils et de quelques messieurs olivâtres
+et chamarrés qui composent sa suite.
+
+Le souverain est, lui aussi, très brun, avec une barbe drue et blanche,
+des yeux un peu saillants derrière des lunettes d’or.
+
+Près de lui, est son petit-fils, le prince héritier, dont le regard,
+caressant et velouté, filtre sous de longues paupières; ses dents de
+jeune fauve luisent entre les lèvres rouge sombre, voilées d’une
+moustache courte.
+
+Les yeux le suivent, tandis qu’il traverse la brillante réunion des
+hôtes de la princesse de Bihague et accompagne le roi, attiré dans le
+hall par le son de l’orchestre.
+
+La princesse, la phalange des dames patronnesses, M. le curé lui-même
+lui font respectueusement cortège. Épanoui, le vieux souverain considère
+les couples qui tournoient; et dans l’œil de son petit-fils, luit tout à
+coup un éclair de plaisir... Devant lui, vient de passer Guillemette,
+qui bostonne onduleusement. Comme il contemplerait le fruit défendu, il
+regarde le corps svelte, la nuque dorée, les lèvres entr’ouvertes...
+
+Mais l’orchestre se taisant, Guillemette s’arrête toute rose et elle
+rencontre les yeux noirs braqués sur elle avec une expression qui en dit
+long à sa misérable petite vanité de femme... Elle avait deviné juste;
+c’est bien le prince de Susiane qui l’a obligée avec tant d’empressement
+sur la route de Danestal!
+
+D’un air détaché, elle détourne la tête, et les doigts posés sur le bras
+de son cavalier, elle se laisse conduire vers le buffet afin d’y
+grignoter une glace. Mais elle entend sa mère qui l’appelle:
+
+--Guillemette!
+
+Mme Seyntis est un peu rouge,--elle le devient facilement--souriante
+auprès du vieux roi de Susiane qui s’assied en dandinant la tête d’un
+air de satisfaction.
+
+Comme Guillemette obéissante approche, elle lui murmure, avec une mine
+bizarre, paraissant à la fois mécontente et flattée:
+
+--Le roi t’a remarquée et désire que tu lui sois présentée.
+
+--Le roi! répète Guillemette effarée. Si encore c’était le prince
+héritier, elle comprendrait; mais ce vieux souverain qui la regarde avec
+de gros yeux bienveillants derrière ses lunettes d’or!...
+
+--Sire, ma fille, que Votre Majesté a souhaité connaître! dit Mme
+Seyntis qui paraît très au fait du langage des cours.
+
+--Ah! votre fille!... C’est une jolie, très jolie créature, madame... Je
+vous fais mes compliments!
+
+Et les gros yeux du roi rient derrière ses lunettes, cependant que
+Guillemette croit devoir s’abîmer en une révérence profonde, fort
+gracieuse. Elle sent aussi sur elle, avec l’attention de tous les
+assistants qui observent la scène, animés de sentiments variés, les yeux
+de diamant noir du jeune prince, lequel, se penchant vers son
+grand-père, lui murmure quelques mots en langue étrangère.
+
+Le roi hoche un peu la tête; puis, à Guillemette, restée debout devant
+lui, attendant la fin de l’audience, il dit avec un fort accent
+exotique:
+
+--Le prince aimerait danser avec vous... N’est-ce pas, vous consentez?
+
+--Oh oui... je veux bien... Je consens... Sire, bredouille Guillemette
+saisie, son amour-propre caressé par la mine radieuse du prince qui,
+s’inclinant devant elle, lui offre le bras et l’emmène, un peu comme une
+proie convoitée, à travers la haie des curieux respectueusement inclinés
+sur leur passage. Elle a l’impression drôle de se mouvoir comme une
+comédienne de féerie; et une folle envie de rire erre sur ses lèvres.
+Mais elle est trop bien élevée pour en rien trahir et se montre tout à
+fait à la hauteur des circonstances. Toutefois le prince ne lui disant
+rien et se contentant de la dévorer des yeux, elle commence à se
+demander si l’étiquette l’autorise, ou non, à entamer la conversation.
+Toujours spontanée, elle se décide et se lance:
+
+--Je suis confuse, Monseigneur, d’avoir usé de votre bonne grâce avec si
+peu de cérémonie à Danestal... Mais je ne pouvais deviner, n’est-il pas
+vrai, à qui je m’adressais, j’avais l’honneur de m’adresser
+corrige-t-elle, pensant qu’il faut des phrases en guirlande pour les
+grands de la terre.
+
+Le prince a un sourire content qui découvre ses dents luisantes.
+
+--C’est justement parce que vous me parliez comme à n’importe quel homme
+au monde, que c’était si joli et réjouissant... Mais vous êtes partie
+tellement vite!
+
+--Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir trouvé que je partais vite...
+
+Le prince ne comprend pas trop de quoi elle le remercie. Mais il est
+par-dessus tout sensible à la grâce du visage expressif, du petit nez
+impertinent, des lèvres insolemment fraîches. Et il s’exclame:
+
+--J’espérais bien vous retrouver ici, à cette fête! car je n’ai jamais
+rencontré une Française qui me paraisse plus charmante que vous!
+
+Guillemette pense que les compliments du prince royal de Susiane
+ressemblent à des pavés.
+
+Mais enfin, c’est un étranger. Il a des excuses si ses madrigaux sont
+dépourvus de voiles.
+
+Il continue:
+
+--Quel dommage que vous n’habitiez pas la Susiane!... Est-ce que vous
+n’y viendrez pas en voyage?
+
+--Oh! Monseigneur, tout arrive!... Mais ce n’est pas probable...
+
+--Vraiment!... c’est bien ennuyeux!... Voulez-vous que nous valsions?
+
+--Je suis à vos ordres, Monseigneur.
+
+L’orchestre n’a pas joué trois mesures que Guillemette est renseignée.
+Le prince de Susiane bostonne en sauvage. Mais il est plein d’ardeur et
+entraîne allègrement Guillemette qui cherche un moyen poli de l’arrêter,
+car elle trouve odieux de tournoyer ainsi à la dérive, sous les regards
+de tout Houlgate qui considère leur couple et doit nécessairement se
+moquer de leurs évolutions pitoyables.
+
+Le vieux roi, lui aussi, les contemple d’un œil complaisant, pensant que
+la jeunesse est un charmant spectacle. Il est lourdement assis près de
+la princesse de Bihague et a fait placer aussi à son côté Mme Seyntis
+qui, en sa sagesse, n’apprécie pas du tout l’honneur fait à Guillemette;
+ayant les principes les plus arrêtés sur la réserve dont une fille bien
+élevée ne doit jamais sortir.
+
+Non moins mécontent, est René qui regarde rageusement le couple formé
+par Guillemette et son royal danseur. S’il écoutait son impulsion, il
+enverrait tout bonnement, par la fenêtre, le prince qui a l’audace de
+laisser voir à ce point combien Guillemette est à son gré.
+
+Où sont-ils donc maintenant? De l’embrasure où il s’est réfugié, René
+inspecte le flot des danseurs. Ni le prince ni Guillemette n’y passent
+plus.
+
+C’est qu’elle, lasse de valser à contre-temps, a glissé à son danseur,
+sur le ton le plus aimable:
+
+--Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’il fait bien chaud? Si nous nous
+reposions un peu?...
+
+--Puisque vous le désirez, oui, mademoiselle. Ah! comme vous dansez
+bien!... Je pense que les fées dont parlent vos contes et les nôtres
+devaient danser ainsi... Où donc pourrai-je encore valser avec vous!...
+
+La crise de coquetterie de Guillemette s’accentue au parfum de l’encens
+que lui offre généreusement le prince héritier. Elle sait à merveille
+que c’est un jeu bien vain de s’appliquer à griser cette altesse du
+charme de sa jeunesse. Mais parce qu’elle est femme dans toutes les
+fibres de son être, elle s’y emploie de son mieux, candidement, avec un
+entrain qui saisirait sa mère d’indignation et d’horreur...
+
+Ils sont entrés dans le petit salon réservé au roi et à son petit-fils.
+Ils s’y trouvent seuls.
+
+Elle joue avec une rose détachée de son corsage et en tourmente les
+pétales:
+
+--Monseigneur, en Susiane, vous trouverez aisément des danseuses qui
+vous empêcheront vite de vous souvenir de moi...
+
+--Non! fait-il un peu impérieusement. Voulez-vous me donner votre rose
+pour me rappeler cette fête et notre danse?
+
+Elle secoue la tête négativement.
+
+--Non, Monseigneur.
+
+--Pourquoi? jette-t-il, prêt à se cabrer.
+
+--Elle embarrasserait trop vite Votre Altesse.
+
+Encore une fois, il ne la comprend pas; et il se penche vers elle, pour
+lire la pensée des prunelles qui ressemblent à une eau profonde. Elle
+est très rose sous le tulle blanc de son chapeau; et le parfum des
+fleurs qui se fanent à son corsage l’enveloppe comme la senteur même de
+sa jeunesse; une senteur qui affole ce garçon de vingt ans. D’un élan
+brusque, il s’incline plus encore, sa main enlace la taille menue et sa
+bouche cherche follement les lèvres qui sourient, un peu
+entr’ouvertes...
+
+Mais il frôle seulement la joue. Guillemette s’est rejetée en arrière et
+le bout de ses doigts fouette le visage du prince, tandis que, d’une
+voix basse et cinglante qui n’est plus la sienne, elle jette, révoltée:
+
+--Monseigneur, vous vous comportez comme un drôle!
+
+Tout cela s’est passé en quelques secondes et ils se considèrent,
+effarés l’un et l’autre de ce qu’ils ont osé, comme deux enfants qui
+viennent, ensemble, de faire une sottise. Guillemette est courroucée; le
+prince confus.
+
+Il murmure:
+
+--Pardon... Pardon... J’ai perdu la tête. Vous êtes tellement...
+tellement captivante!
+
+Guillemette ne sent point faiblir sa colère, quoi qu’elle sache très
+bien n’être pas innocente de ce qui vient de se passer. Très digne, la
+bouche sévère, elle demande:
+
+--Monseigneur, voulez-vous me donner le bras pour me ramener dans la
+salle de danse?
+
+--Oui... oui... Mais avant dites-moi que vous me pardonnez.--Je veux...
+Je vous en supplie. Soyez bonne puisque vous m’avez puni... car c’est la
+première fois que le prince de Susiane reçoit un soufflet!
+
+C’est vrai pourtant qu’elle l’a traité comme le premier venu. Le côté
+comique de la scène se dessine en sa mobile pensée et l’ombre d’un
+sourire court sur ses lèvres:
+
+--Oh! Monseigneur, c’était un si petit soufflet! D’ailleurs, c’est vrai,
+je l’ai donné... Nous sommes quittes!...
+
+--Eh bien, alors, faisons la paix, mademoiselle. Tendez-moi votre
+main...
+
+Elle ne bouge pas. Quelque chose en elle se révolte à l’idée d’avoir été
+traitée si audacieusement pour la première fois de sa vie. Mais c’est
+beaucoup par sa faute, par sa très grande faute!
+
+--Je n’aurais jamais imaginé qu’il ferait cela! songe-t-elle, se
+rebiffant contre l’impitoyable jugement de sa conscience... Je voulais
+seulement qu’il me trouve gentille...
+
+Le prince ne devine pas ce qu’elle pense. Mais il voit sa mine de
+divinité offensée et il est contrit jusque dans les moelles, tout prêt à
+se considérer comme le dernier des hommes.
+
+Il reprend, d’un accent de prière.
+
+--Je n’ai pas du tout réfléchi... Je vous le demande, pardonnez-moi...
+
+Il a l’air si malheureux et repentant, lui, le prince royal de Susiane,
+que la blessure d’orgueil s’adoucit chez Guillemette et une légère
+mansuétude entre dans son cœur.
+
+--Soit, Monseigneur, je veux bien croire que vous n’aviez pas
+l’intention de m’offenser... Mais c’est très mal ce que vous avez
+fait... Je serais une danseuse de l’Opéra ou une écuyère de cirque, que
+vous n’auriez pas agi autrement!
+
+Le prince est consterné et craint de voir se ranimer l’indignation de
+Guillemette. Mais elle ne peut plus oublier qu’elle aussi est coupable;
+en manière d’expiation, elle se résigne à lui tendre le bout de ses
+doigts. Il les baise avec ferveur et elle-même soulevant la portière du
+petit salon, ils reparaissent dans le hall où l’orchestre commence une
+nouvelle valse. Le prince lui parle... Elle comprend très bien qu’il
+voudrait la retenir encore; mais elle est hantée par la crainte
+enfantine que, les voyant ensemble, tous devinent ce qui s’est passé
+entre eux et elle l’entraîne vers sa mère qui a l’air très
+contrariée--de sa disparition, sans doute. Ah! si elle savait, si elle
+savait!
+
+Et l’oncle René, de quels yeux sévères, il la foudroierait de son
+mépris! Et ce serait juste!... Guillemette se sent glisser dans un abîme
+de honte et de remords; ce qui ne lui enlève rien de sa grâce, de son
+aisance pour prendre congé du prince avec une révérence parfaite. Mais
+elle ne respire à l’aise qu’au moment où, afin de suivre son aïeul, il
+s’engage, conduit par la princesse de Bihague, à travers les allées du
+parc, dans la «foire aux vanités», pour le plus grand avantage des
+pauvres!
+
+--Guillemette, tu vas me faire le plaisir de rester près de moi, lui dit
+sa mère d’une voix où gronde l’orage. Que signifie cette manière de t’en
+aller seule dans le petit salon avec le prince?
+
+Guillemette ne bronche pas.
+
+--Mais, maman c’est lui qui m’a emmenée. Je croyais qu’il fallait, par
+politesse, obéir toujours aux rois?
+
+--Qu’est-ce que vous avez fait dans ce petit salon?
+
+Guillemette a un frémissement:
+
+--Nous... nous avons un peu causé... Et puis nous sommes revenus...
+
+Heureusement, Mme Seyntis est incapable de soupçonner la vérité et elle
+se borne à se faire suivre de sa fille au comptoir des fleurs dont elle
+a la surveillance.
+
+Dans l’âme de Guillemette, c’est un chaos de sentiments qui se heurtent,
+l’énervent et lui donnent un éclat merveilleux. Elle reste très humiliée
+de la liberté prise par le prince et, aussi, de la certitude d’y avoir
+une forte responsabilité. En même temps, dans les vilains bas-fonds de
+son faible cœur de femme, elle n’est plus si fâchée de l’avoir affolé,
+d’autant qu’elle l’a puni!
+
+Ainsi qu’une enfant sage, elle demeure maintenant sous l’aile de sa
+mère. Mais qu’elle cause, qu’elle rie, qu’elle danse, qu’elle vende des
+fleurs, son esprit demeure hanté par la scène du petit salon...
+
+--Qu’est-ce que vous avez donc? Guillemette.
+
+C’est l’oncle René qui l’interroge... Oh! s’il allait deviner! En cette
+minute, sa vanité n’est plus flattée du tout! Elle arrive pourtant à
+répondre d’un ton dégagé:
+
+--Moi, j’ai quelque chose?
+
+--Oui, vous n’êtes pas la Guillemette d’ordinaire.
+
+Il arrête profondément sur elle ses yeux noirs comme ceux du prince.
+Dieu! est-ce qu’il va lire dans son âme?... Ce serait intolérable!
+
+Il continue, et sa voix est mordante:
+
+--Est-ce donc l’honneur d’avoir été particulièrement distinguée par un
+prince royal qui vous a mis la cervelle en ébullition?
+
+Une flamme court dans les yeux de Guillemette dont les joues
+s’empourprent:
+
+--Rassurez-vous, mon oncle, je ne suis pas un joujou pour prince!
+
+Elle se détourne, car sa mère l’appelle de nouveau.
+
+--Guillemette, le roi de Susiane se retire et te fait demander.
+
+Le roi maintenant!... Que lui veut-il?... Il est sur le perron, son
+petit-fils à ses côtés, prenant congé de la princesse de Bihague.
+Celle-ci aperçoit Guillemette et lui fait signe d’approcher.
+
+--Sire, Mlle Seyntis.
+
+--Ah! bien... bien...
+
+Il regarde Guillemette, un peu inquiète, désabusée des honneurs
+terrestres et redoutant que le roi ne lui reproche le soufflet donné.
+
+Mais il lui sourit, l’air tout à fait paternel.
+
+--Mon enfant, j’ai eu beaucoup de plaisir à vous voir danser avec mon
+petit-fils. Je vous désire du bonheur...
+
+--Et moi de même! fait spontanément Guillemette. Mais aussitôt, elle
+pense que le protocole eût exigé plus de cérémonie. Le roi n’a pas l’air
+fâché du tout.
+
+--Merci, mon enfant.
+
+Et, d’un geste courtois, il prend la main de Guillemette et la porte à
+ses lèvres. Il ne se doute guère qu’une heure plus tôt, son petit-fils a
+eu le même mouvement...
+
+Le jeune prince a repris son attitude de souverain et salue gravement,
+sans un mot, Guillemette qui s’incline. Leurs yeux se rencontrent et
+disent des choses que leurs bouches ne prononceraient pas... Puis le
+prince suit son grand-père.
+
+--Ouf! marmotte Guillemette. J’espère bien que jamais plus je ne
+reverrai ce garçon!
+
+II a disparu. Près d’elle, il y a maintenant M. le curé, tout épanoui du
+succès de la fête et s’exclamant:
+
+--Eh bien! eh bien! mademoiselle, il me semble que les rois ont été très
+aimables pour vous...
+
+--Oh! vous savez, monsieur le curé, par ce temps de république, on ne
+fait plus grand cas de la faveur des rois!...
+
+Puis, changeant de ton, elle achève soudain:
+
+--Je crois que j’aurais besoin d’aller vous confier en particulier ce
+que j’en pense...
+
+--Quand vous voudrez, mon enfant, approuve-t-il avec un large sourire.
+
+Pourtant, il est dépourvu d’enthousiasme pour accueillir ces intimes
+confidences; car cette âme de petite Parisienne du vingtième siècle lui
+apparaît ainsi qu’une terre inconnue dont les surprises le déroutent.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Fragment de lettre de Mad à une de ses amies:
+
+«... Imagine-toi, ma chère Bernadette, que nous avons ici, à Houlgate,
+un roi, un vrai roi! Il est plutôt laid... mais il a un très gentil
+petit-fils... Tu devrais venir le voir. On dit qu’il veut se marier.
+Toutes ces demoiselles frétillent, comme si les rois qui ont un royaume
+se mariaient avec de simples mortelles!...
+
+«D’ailleurs, je crois bien qu’alors il choisirait Guillemette qui a
+l’air de lui avoir tout à fait tapé dans l’œil; l’autre jour, à la fête
+de bienfaisance, il l’a invitée à faire un tour de boston. Il dansait
+très mal. Mais Guillemette ne le savait pas quand elle l’a accepté... Et
+puis, je crois vraiment qu’elle n’aurait pas pu lui dire «non...» Il
+faut faire tant de salamalecs avec les princes!
+
+«Toutes les amies de Guillemette ont l’air de plaisanter sur
+l’admiration du prince pour elle... Mais, au fond, certaines surtout
+enragent de n’être pas à sa place!
+
+«Ne me demande pas ce que ma chère sœur pense de son succès. Elle n’en a
+rien dit. Quand on lui parle du prince, elle devient comme un hérisson!
+Maman était très fâchée parce qu’il avait emmené Guillemette dans un
+coin, à part; et, même les princes, paraît-il, n’ont pas le droit de
+faire ça. Moi, je pense que comme il la trouvait très jolie, il avait
+envie de la regarder plus à son aise, sans que tous les gens qui
+encombraient les salons soient là, à les examiner tous les deux.
+
+«J’ai entendu maman qui faisait à M. le curé des phrases sur l’ennui que
+sa fille ait été ainsi remarquée par le prince. Et M. le curé a dit
+quelque chose comme:
+
+--Madame, ne vous agacez pas de la sorte! Vous avez prêté la jolie
+figure de votre fille aux pauvres. C’est une charité que vous leur avez
+faite! Ça vous comptera en paradis...
+
+«Je te dis à peu près. Une chose certaine, c’est que maman a eu l’air
+moins agitée après ce speech de M. le curé.
+
+«Quant à l’oncle René, il était encore plus furieux que maman; et le
+soir, après le dîner, il a traité le prince de «galopin mal élevé...» Je
+voudrais bien savoir ce qu’aurait dit Guillemette si elle l’avait
+entendu. Mais elle était montée dans sa chambre, prétendant qu’elle
+avait mal à la tête.
+
+«Moi, je ne sais si le prince est un galopin, mais je le trouve très
+joli. Il a des yeux de gazelle, il sent le papier d’Arménie et à mon
+comptoir, il m’a acheté cinq tartes aux cerises qu’il a croquées tout de
+suite avec de blanches petites dents pointues...
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+
+
+XV
+
+
+Le roi de Susiane, son héritier et sa suite continuent maintenant leurs
+excursions sur les côtes de la Manche; et Guillemette trouve un
+véritable bien-être dans la certitude de ne plus rencontrer son trop
+expressif admirateur qu’elle a évité par des prodiges d’adresse tout le
+temps qu’il est encore resté à Houlgate.
+
+Son départ a causé la même satisfaction à René qui n’a pas pardonné, à
+cette Altesse exotique, son enthousiasme pour la jeune fille, pas plus
+qu’à celle-ci l’aisance avec laquelle elle en recevait l’expression...
+Il ne peut oublier le visage étrange,--pour qui la connaît
+bien,--qu’elle avait quand elle est sortie du petit salon. Que lui
+avait-il dit pour avoir changé ainsi son regard de fillette rieuse?
+
+Cette énigme demeure dans la pensée de René comme une irritante petite
+blessure que Guillemette ne semble pas soupçonner; du moins qu’elle
+n’essaie pas de calmer par un de ces élans de franchise dont elle est
+coutumière. Au contraire, elle donne à son oncle l’impression de vouloir
+se dérober à toute causerie intime. Elle ne bavarde plus avec lui; tout
+juste, elle n’oublie pas sa présence... Qu’y a-t-il donc derrière ce
+front, dans ce regard sincère et pourtant indéchiffrable?
+
+Son attitude imprévue est si pénible à René qu’il s’en étonne. Que
+peuvent bien lui faire les sautes d’humeur d’une gamine?... Pour s’en
+distraire, il abandonne résolument l’existence de reposante flânerie
+qu’il s’accordait depuis son arrivée aux _Passiflores_ et reprend une
+vie très active. Il se remet à travailler à l’aide des notes rapportées
+d’Orient; il dévore force revues, scientifiques et littéraires. Seul ou
+avec des camarades il fait de longues chevauchées hors d’Houlgate, passe
+des heures en mer. Même il élabore un projet de voyage vers Biarritz et
+les Pyrénées.
+
+On dirait que le charme qui le retenait aux _Passiflores_ s’est tout à
+coup rompu; et il se demande maintenant ce qu’il y fait; pourquoi il y
+dépense son congé à mener une existence d’honnête et casanier père de
+famille, quand il pourrait si bien user autrement de ses quelques mois
+de liberté.
+
+Il est vrai qu’en guise de réponse à une semblable tentation, il a un
+haussement d’épaules irrité et se traite, avec conviction, de «stupide
+animal».
+
+Guillemette ne paraît pas se douter de ces perturbations dans l’humeur,
+d’ordinaire si égale, de son oncle. Elle est tout à la présence de son
+père, revenu pour quelques jours à Houlgate, et que, d’instinct, elle
+cherche à distraire.
+
+Ce jour-là, elle est allée avec lui à Trouville où s’achève la _grande
+semaine_, ce qui a pour effet de rendre Houlgate à peu près désert.
+
+Sur la plage, il n’y a guère que le monde des très jeunes qui s’agite
+sous le regard des gouvernantes.
+
+Mademoiselle, à l’ombre du grand parasol de coutil, confectionne une
+brassière pour les pauvres de Mme Seyntis. Un peu plus loin, devant
+elle, Mad joue au croquet avec des amies; et toutes se disputent à cœur
+joie dès qu’un coup douteux leur en offre l’occasion. Mais elles
+s’amusent beaucoup et sont toutes rouges d’animation, les yeux
+brillants, leurs pieds nus trépignant sur le sable.
+
+Le bruissement soyeux d’une robe fait relever la tête de Mademoiselle
+dont le visage s’éclaire:
+
+--Comment! c’est vous? Guillemette. Déjà de retour... Vous êtes-vous
+amusée à Trouville?
+
+--Pas du tout... Et j’ai bien regretté de n’être pas restée avec vous
+tranquillement sur la plage!
+
+Sans souci de sa toilette de courses, elle s’assoit sur le sable à côté
+de Mademoiselle. Sa physionomie est celle des jours orageux.
+Silencieuse, les mains jointes sur ses genoux, elle regarde--sans rien
+voir--vers le couchant lumineux.
+
+Mademoiselle l’observe avec une surprise un peu anxieuse; timide, elle
+n’ose l’interroger... Puis, tout à coup, une question lui échappe:
+
+--Guillemette, est-ce que vous n’êtes pas contente de votre après-midi?
+
+--Il a été ce qu’il pouvait être! fait Guillemette d’un ton singulier.
+Avec père, j’ai assisté aux courses; puis nous sommes allés au lunch de
+Mme de Vausennes. Sa maison est très hospitalière. Aussi il y avait
+nombreuse assistance. On y dansait... flirtait...
+
+--Oh! Guillemette, vous n’avez pas flirté!...
+
+--Mais si! _M’selle_, répète Guillemette du même accent bizarre.
+Pourquoi non?... Quand bien même cela ne m’aurait pas amusée, j’aurais
+été ridicule de ne pas faire comme tout le monde... Je crois que le
+champagne de Mme de Vausennes avait un peu excité quelques-uns de ces
+messieurs... Le petit de Broyes et Maurice Vernaud ont tellement supplié
+Régine de leur montrer sa chambre qu’elle a fini par y consentir.
+
+--Guillemette, ce n’est pas possible! s’exclame Mademoiselle très
+choquée.
+
+--Attendez la suite, M’selle... Pour la correction, Régine m’a
+emmenée... Ces messieurs ont jugé bon de fourrager jusque dans les
+armoires et ils ont tenu à emporter, l’un une chemise, l’autre un
+cache-corset de Régine...
+
+--Guillemette, je ne peux pas vous croire... Avouez que vous vous moquez
+de moi...
+
+--Je vous dis la très exacte vérité! jette Guillemette du même accent
+nerveux et méprisant.
+
+--Et Régine a consenti à... à ce que voulaient ces messieurs?
+
+--Mais... pourquoi non? C’était encombrant mais innocent d’emporter de
+pareils souvenirs...
+
+Mademoiselle est ahurie. Il lui reste toujours l’idée que Guillemette
+raille; et pourtant, elle n’en a pas la mine.
+
+--Mon Dieu, Guillemette, que dirait Mme de Vausennes si elle savait
+cette vilaine histoire!...
+
+--Soyez sûre qu’elle la trouverait très plaisante! D’ailleurs, je crois
+que Régine l’a servie toute chaude dans le cercle que tenait sa mère...
+Mais comme j’avais vu, cela m’a suffi, et je n’ai pas écouté...
+
+Silence. Mademoiselle est abasourdie. Guillemette laboure nerveusement
+le sable avec la pointe de son ombrelle, les yeux tournés vers la mer
+basse qui miroite au large.
+
+--Guillemette, comment n’avez-vous pas empêché votre amie de faire et de
+laisser faire ces choses inconvenantes?...
+
+--De quel droit? ma pauvre _M’selle_. Maurice Vernaud est un intime dans
+la maison. Mme de Vausennes le considère, j’imagine, un peu comme son
+fils aîné. Un jour de cet hiver, elle nous a emmenées chez lui, Régine
+et moi, parce qu’elle avait arraché le volant de son jupon dans le
+voisinage du rez-de-chaussée où il gîte. Elle voulait des épingles pour
+le rattacher. Alors toutes deux, nous sommes restées dans le fumoir
+pendant que Maurice Vernaud emmenait Mme de Vausennes dans le cabinet de
+toilette pour qu’elle arrange son volant.
+
+La correcte Mademoiselle est écrasée sous de pareilles révélations, au
+point de ne pas entendre les appels éplorés de Mad qui la supplie de
+venir rétablir le calme dans le camp des joueuses. En effet, les
+adversaires y ressemblent à des perruches furieuses, échangent avec
+ardeur des propos désagréables et s’expriment mutuellement un sévère
+dédain, devant une bande pétrifiée de «petits», attirés par leur bruit.
+
+--Oh! Guillemette, comme votre mère serait indignée si elle connaissait
+cette histoire!
+
+--Sûrement, elle serait suffoquée autant que vous, pauvre _M’selle_...
+Elle est si bien persuadée que toutes les femmes sont aussi sages
+qu’elle-même! Ah! elle serait édifiée en voyant les gens que Mme de
+Vausennes affectionne comme société...
+
+--Mais... mais votre mère, pourtant, va chez Mme de Vausennes!
+
+--Oui, en visite... ou bien pour les dîners de gala, dans lesquels se
+trouvent seuls les invités de cérémonie, ceux que la politesse inflige.
+Moi qui suis reçue en intime,--il y a si longtemps que Régine et moi
+suivons les mêmes cours, les mêmes catéchismes!--je vois les autres, les
+amusants!... Ah! ils sont d’un genre très différent...
+
+--En quoi? risque timidement Mademoiselle.
+
+--En tout!... ah! en tout, _M’selle_. Ce sont des gens que ni vous ni
+moi ne verrons jamais chez maman!
+
+Guillemette se tait, les yeux songeurs. Sa main dégantée égrène d’un
+geste machinal le sable dont elle la remplit. Et Mademoiselle, malgré sa
+discrétion, se demande comment une mère prudente, telle que Mme Seyntis,
+peut ainsi livrer sa fille à une société que Mademoiselle juge un abîme
+de perversité.
+
+--Guillemette, vous devriez avertir votre mère de... ce qu’il en est...
+
+--C’est impossible, mademoiselle. Je ne peux pas aller raconter ce que
+je vois dans les maisons où je suis bien accueillie. Ce ne serait
+vraiment pas chic! J’ai déjà eu tort de vous en dire quelque chose... Ça
+m’a échappé! Et je le regrette très fort!
+
+--Mais moi, je pourrais bien avertir madame votre mère...
+
+Guillemette dresse la tête. Ses yeux violets paraissent noirs soudain:
+
+--Vous ne devez pas... J’ai eu confiance en vous... Et ce serait mal de
+votre part de répéter ce qui est une confidence... A quoi bon,
+d’ailleurs... Pour agiter maman?... Papa serait furieux et fulminerait.
+Il y aurait des scènes désagréables,... très inutilement!... Je suis
+d’âge à m’instruire.
+
+--Guillemette, ne dites pas des... des stupidités! jette Mademoiselle
+désolée. A quoi bon apprendre de vilaines choses et voir de vilaines
+gens!
+
+--Mais, sage _M’selle_, ne vous effarez pas ainsi! Il y a toutes sortes
+de chances pour que Maurice Vernaud épouse Régine qui en est emballée.
+Ainsi, il lui remettra dans sa corbeille le petit souvenir enlevé
+aujourd’hui et tout sera dit!...
+
+--Oui... oui... Mais en attendant, vous ne devriez plus voir Régine...
+Ce n’est pas une amie pour vous... Elle est si mal élevée!
+
+Guillemette a un rire bref:
+
+--Mais, moi aussi, je suis de l’espèce des filles mal élevées. Vous
+savez bien que mon oncle est très souvent scandalisé à mon endroit!
+
+--Oh! Guillemette, vous ne permettriez sûrement pas ce que Régine a...
+accepté tantôt!
+
+Un pli de dédain crispe, une seconde, la bouche de Guillemette:
+
+--Ah! Dieu, non, je me mépriserais trop ensuite... Mais, après tout, si
+j’avais une mère comme Mme de Vausennes, est-ce que je sais ce que je
+ferais, puisque je vaux si peu malgré tous les soins de maman?... Tout
+de même, vous ne pouvez vous imaginer, _M’selle_, à quel point c’est
+moralisant de voir une scène inconvenante!
+
+--Je ne comprends pas! avoue Mademoiselle interloquée.
+
+--C’est que je m’explique mal... Rappelez-vous les ilotes de Sparte
+grisés pour l’édification des petits Spartiates... Et puis, maintenant,
+je vous laisse à vos réflexions... Il faut que j’aille m’habiller pour
+le dîner... Oh! _M’selle_, vous me faites l’effet d’un ange. Et il y a
+des moments où c’est particulièrement délicieux de voir un ange... Ça
+purifie!
+
+D’un élan, elle est debout, effleure d’un baiser le visage de
+Mademoiselle; et, sans se retourner, remonte sur le sable, la tête un
+peu inclinée. Jamais le souvenir de l’audace du prince ne lui a été plus
+pénible... Elle voudrait tant, tant! que _cela_ n’eût pas été. Et
+surtout par sa faute!...
+
+Mademoiselle, restée seule sous la tente, est très perplexe et très
+malheureuse. Sa délicate conscience lui commanderait d’ouvrir les yeux
+trop confiants de Mme Seyntis. Et, d’autre part, elle ne peut trahir
+Guillemette... Pourtant si, par malheur, la contagion du mauvais exemple
+allait l’atteindre!... Quelle responsabilité!... La scrupuleuse
+Mademoiselle ne sait que décider; et elle est tellement absorbée dans
+ses réflexions qu’elle ne voit pas approcher René Carrère qui revient de
+promenade. Elle sursaute de l’entendre dire:
+
+--Vous êtes seule? mademoiselle. De quel air grave vous travaillez!
+
+Positivement, l’oncle René apparaît soudain à Mademoiselle comme un ange
+sauveur, un ange qui serait en tenue de cheval et un peu poudreux...
+Cependant elle hésite encore à l’initier à ses inquiétudes; il
+l’intimide beaucoup... Puis, soudain, sans qu’elle sache comment la
+chose s’est faite, l’aveu de sa crainte lui jaillit des lèvres:
+
+--Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous demander un conseil?
+
+Il la contemple, très surpris.
+
+--Mademoiselle, je suis à vos ordres... Mais... je n’ai guère qualité
+pour être consulté...
+
+--C’est que... je suis si embarrassée... Il s’agit de Guillemette.
+
+--Ah!
+
+René entre incontinent sous le parasol.
+
+Il saisit au passage un pliant et s’assoit.
+
+--Vous dites qu’il s’agit de Guillemette?
+
+--Oui...
+
+Mademoiselle est reprise de ses perplexités. A-t-elle le droit de
+parler? Mais levant la tête vers René, elle est frappée de son
+expression de volonté et comprend très bien que, maintenant, il ne lui
+permettrait plus de se dérober.
+
+--Eh bien? mademoiselle.
+
+Elle lance sa confidence comme on se jette à l’eau:
+
+--Eh bien, monsieur, à certaines réflexions qu’a faites Guillemette, il
+m’a semblé... je crois qu’il vaudrait mieux pour elle... aller très peu
+chez Mme de Vausennes... Je n’ose pas avertir Mme Seyntis pour ne pas
+avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas...
+
+--Mais, mademoiselle, ce qui touche Guillemette vous regarde...
+
+Le ton de l’oncle René est presque sévère; et elle se demande une
+seconde, si elle n’est pas très coupable sans savoir de quoi...
+
+--Oui, mais je ne peux pas avoir l’air de blâmer une société que Mme
+Seyntis autorise, murmure-t-elle, en détresse.
+
+--Oui, c’est vrai, vous avez raison. Alors quoi? qu’y a-t-il?
+
+--Je ne peux rien répéter de ce que Guillemette a dit devant moi du
+monde qu’elle voit chez Mme de Vausennes... Mais renseignez-vous et si
+mon impression ne m’a pas trompée, il vous sera facile d’avertir madame
+votre sœur, sans me mêler à votre conversation... Cela me ferait tant de
+peine que Guillemette risque de devenir autre qu’elle n’est!
+
+René regarde Mademoiselle avec de la sympathie, de l’estime, quelque
+chose de chaud que ses yeux ne possèdent pas d’ordinaire quand ils
+s’arrêtent sur Mademoiselle à laquelle il témoigne une politesse
+courtoise et quelconque.
+
+--Votre idée est excellente, mademoiselle. Aussi vais-je m’appliquer à
+la mettre en pratique et sans retard!... Mais, dites-moi, vous aimez
+bien ma nièce?
+
+--Oh! oui, elle est si bonne pour moi!
+
+René pense que cette petite institutrice a vraiment une de ces âmes
+adorables et touchantes qui vivent heureuses des miettes d’affection
+qu’elles recueillent. Un moment il oublie la préoccupation qu’elle vient
+de lui jeter dans l’esprit.
+
+--Est-ce que je serais indiscret de vous demander comment Guillemette
+est bonne pour vous? interroge-t-il amicalement.
+
+--Elle veut bien causer avec moi de mon _home_ parce qu’elle sait que
+cela me console un peu d’en être loin... Elle s’intéresse à ma mère, à
+ma sœur... Et puis, c’est elle, j’en suis sûre, quoiqu’elle n’en ait
+jamais parlé, qui m’a valu d’être aux _Passiflores_ pendant les
+vacances... Et c’était une si bonne chose pour moi!...
+
+Mademoiselle, toute rose d’animation, devient presque jolie. Elle ne
+s’en doute guère et René ne s’en aperçoit pas. Il songe à la Guillemette
+inconnue dont il vient d’avoir la révélation, et il ressent un plaisir
+profond qu’elle soit ainsi... Il va, de nouveau, interroger, désireux de
+pénétrer mieux la valeur des craintes de Mademoiselle. Il en est empêché
+par l’apparition de Mad, les joues brûlantes sous sa toison d’or
+ébouriffée, mais triomphante, la partie gagnée.
+
+--Bonjour! oncle René... Ah! nous nous sommes rudement amusées!
+_M’selle_, vous savez que le premier coup est sonné pour le dîner!
+
+René et Mademoiselle se dressent, aiguillonnés par l’inquiétude d’être
+en retard, tous deux infiniment soucieux de l’exactitude.
+
+--Diable! diable! mais alors nous n’avons que le temps de nous mettre en
+tenue. Quelle nouvelle, nous apportes-tu là? Mad. Vous venez?
+mademoiselle.
+
+--Oui, je range le parasol et je vous suis..., fait Mademoiselle
+toujours consciencieuse. Son âme est légère autant qu’une aile de
+papillon depuis qu’elle s’est confiée à René Carrère.
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Celui-ci, en revanche, reste un peu soucieux de l’avertissement qu’il
+vient de recevoir. Quelle importance faut-il attacher à cette
+demi-confidence?... Peut-être aucune! En son inexpérience. Mademoiselle
+a dû exagérer; car il est inadmissible que sa sœur, son beau-frère
+entretiennent des relations qui pourraient être fâcheuses pour leur
+fille. Lui, personnellement, ne connaît pas du tout Mme de Vausennes
+qu’il a vue en visite cinq ou six fois et dont il n’a pas goûté les
+allures exubérantes, la voix aiguë, le rire trop fréquent et trop haut.
+Mais ces défauts-là ne pourraient l’empêcher d’être une estimable
+personne.
+
+Qu’a donc voulu dire Mademoiselle qui ne faisait, semble-t-il, que
+trahir l’impression de Guillemette?... Et cette petite fille a des
+clairvoyances de femme. Plus d’une fois, déjà, il est demeuré stupéfait
+de la sagacité qu’elle apporte à juger gens et choses. Ah! bien
+autrement que lui, elle pénètre et connaît les dessous de la vie
+mondaine! Quelle singulière créature elle est, pétrie d’imprévu, très
+droite, guidée par une soif impérieuse de propreté morale, et si
+insouciante des antiques lois que jadis respectaient toutes les femmes
+et qu’elle considère à peu près comme de vieilles lunes... Avec une
+telle âme, quel sera son rôle? son œuvre?... Ah! René ne s’applaudit pas
+comme le fait Raymond Seyntis, en l’intimité de son cœur, qu’elle ait
+reçu en don tout ce qu’il faut pour ensorceler les hommes et les
+troubler délicieusement... Et pourtant, si puritain qu’il soit, il
+n’oserait, pour être sincère, affirmer qu’il la souhaiterait doctement
+intelligente, sage, religieuse, comme cette Louise de Mussy, encore
+placée près de lui, à table, par les soins persévérants de sa sœur. Mais
+telle qu’elle est, elle lui demeure un continuel sujet d’étonnements,
+tant il découvre de faces diverses à sa jeune personnalité.
+
+Durant tout le dîner, il a très bien vu qu’elle était nerveuse, bien
+qu’elle gardât l’impeccable correction de tenue à laquelle sa mère l’a
+habituée. Qu’a-t-elle? Quoiqu’elle cause avec ses voisins autant que la
+politesse l’exige, ses yeux la révèlent à René qui l’observe,
+désintéressée de ce qui se dit autour de cette table brillamment
+entourée. Elle a l’air de regarder au dedans d’elle-même. Pourquoi?...
+
+Et une tentation gronde en lui de l’interroger.
+
+Le maître d’hôtel apporte le café. Les personnes mûres de l’assistance
+échangent, en sucrant leurs tasses, des propos somnolents, dus à
+l’excellence du repas et à la chaleur extrême d’une soirée lourde
+d’orage. La pensée un peu distraite, Mme d’Harbourg demande à M. le curé
+qui, près d’elle, agite sa petite cuiller dans son café:
+
+--Et vous, monsieur le curé, par cette odieuse température, avez-vous
+des nuits convenables?
+
+Le digne pasteur la regarde effaré, tandis qu’à cette question
+inattendue, des rires jaillissent:
+
+--Moi? madame... Mais je dors bien... très bien...
+
+--Pauline, ma chère amie, s’écrie M. Seyntis narquois, permettez-moi de
+vous dire que vous adressez à M. le curé des questions bien indiscrètes!
+
+Il proteste aussitôt:
+
+--Madame, je vous en prie, n’en croyez rien... Car...
+
+René n’en entend pas davantage. Sur la terrasse où il fume, apparaît la
+robe blanche de Guillemette qui a fini d’offrir les liqueurs. Il jette
+son cigare et lui avance un fauteuil. Mais elle n’approche pas:
+
+--Ne vous dérangez pas pour moi, mon oncle. J’ai là un pliant...
+
+Elle s’assied un peu à l’écart et demeure immobile, le regard perdu,
+dans l’ombre, vers le ciel sans étoiles où courent des éclairs... Tout à
+coup, elle a un tressaillement, comme rappelée de très loin, parce que,
+à ses côtés, monte la voix de René:
+
+--Guillemette, est-ce que nous sommes brouillés? Si cela est, dites-moi
+pourquoi... afin que la réconciliation soit possible...
+
+Il ne saurait dire quelle brusque impulsion l’a amené vers elle et lui a
+mis aux lèvres cette question.
+
+--Mais non, oncle, nous ne sommes pas brouillés que je sache! A quel
+propos, le serions-nous? mon Dieu...
+
+--Alors, Guillemette, pourquoi n’êtes-vous plus ma confiante petite
+amie?... Pourquoi me fuyez-vous et me tenez-vous votre pensée close?
+J’avais pris la douce habitude d’être traité par vous en confident très
+attentif, très dévoué, à qui vous êtes très chère... Et il me semble dur
+que vous ayez changé sans que j’aie démérité...
+
+--Vous n’avez pas démérité, oncle, mais je n’ai rien à vous confier...
+pour le moment...
+
+Elle a eu un imperceptible frisson comme s’il pouvait lire en elle, bien
+que la nuit l’enveloppe; et ses lèvres se contractent un peu, pour mieux
+retenir toute parole imprudente...
+
+Il reprend:
+
+--Et cependant ce soir, vous êtes préoccupée... Quelqu’un ou quelque
+chose vous a contrariée profondément... Ne dites pas non!... Je
+commence, moi aussi, à vous connaître bien...
+
+Dans l’ombre, il sent sur lui la douceur des yeux qui pensent. Il ne
+peut savoir quel apaisement elle trouve dans la certitude d’être en
+absolue sécurité près de lui qui, jamais, ne se comporterait comme le
+prince ou comme Maurice Vernaud avec Régine... Car elle n’a pas tout dit
+à Mademoiselle; pas un mot de la scène qu’une glace lui a révélée dans
+la chambre de son amie, des baisers dévorant un visage qui ne se
+refusait pas...
+
+Et dédaigneuse de se dérober davantage, elle avoue, avec une franchise
+fière:
+
+--C’est vrai, oncle, j’ai éprouvé tantôt une impression très...
+désagréable qui ne s’est pas encore effacée; mais je dois la garder pour
+moi. Voilà tout... Ne vous inquiétez pas à mon sujet... Je crois...
+
+Elle s’arrête; sa voix est devenue presque grave.
+
+--Vous croyez?...
+
+--Je crois que c’est pour mon très grand bien que je l’ai éprouvée...
+Tout de même, je vous assure, oncle René, je vaux un peu plus que je
+n’en ai l’air... Je vois très bien ce qui m’est bon ou mauvais... Et si
+je n’ai pas toujours la sagesse de faire le choix qu’il faut,--c’est
+trop difficile pour moi cela!--du moins, je déteste ce qui est mal,...
+vilainement mal... Ne me jugez pas avec plus de sévérité que je ne le
+mérite...
+
+--Je vous juge très droite et très loyale, Guillemette, fait-il d’un ton
+où elle devine combien est sincère l’hommage qu’il lui offre ainsi.
+
+--Ah! tant mieux, mon oncle... Et ne doutez plus de votre amie, même
+quand elle est bouche close avec vous... Dites-vous simplement qu’elle a
+quelque raison de se taire!... Et ayez foi en elle...
+
+--Oui, Guillemette, j’aurai foi...
+
+C’est elle qui lui tend la main... Il la garde dans les siennes, une?
+plusieurs? secondes, il n’en a pas conscience... Tous deux, ils
+songent...
+
+Mais au seuil du salon, Mme Seyntis appelle, le ton un peu mécontent:
+
+--Guillemette, tu es là? Que fais-tu donc à bavarder sur la terrasse
+avec ton oncle? J’imagine que tu peux rester dans le salon comme tout le
+monde!
+
+Dans le cadre lumineux de la porte-fenêtre, apparaît, près de Mme
+Seyntis, la silhouette de Louise de Mussy.
+
+--Oh! madame, ne faites pas rentrer Guillemette. Ce serait si charmant
+d’aller la retrouver!
+
+Et, gracieuse, elle se rapproche des deux jeunes gens...
+
+
+
+
+XVII
+
+
+René a, en conscience, rempli la mission dont Mademoiselle l’avait
+chargé. Il a questionné, adroit et discret, autant qu’un vieux policier;
+et il connaît maintenant tous les potins--vrais ou faux--qui circulent
+sur le ménage de Vausennes. Il n’ignore plus que madame est l’épouse
+très coquette, réputée pour de légères aventures,--assez voilées en
+effet pour ne lui avoir pas enlevé sa qualité de femme du
+monde;--l’épouse d’un mari qui aime vraiment trop, pour la sécurité de
+son foyer, les voyages d’exploration. Tout adonné à ses curiosités
+géographiques, il paraît désintéressé absolument des curiosités
+sentimentales et autres de sa femme qui tient une place fort menue en
+son existence de travailleur.
+
+Leur fille Régine a toutes les chances pour être, dans l’avenir, une
+seconde édition de la mère. Les garçons poussent au petit bonheur dans
+un foyer où chacun pratique, avant tout, la loi du bon plaisir.
+
+Ces divers renseignements, donnés avec détails, ont rempli René d’une
+vertueuse indignation contre sa sœur qui accepte des relations avec une
+femme tarée et laisse Guillemette fréquenter un pareil milieu.
+
+Il a préféré ne point manifester son sentiment à son beau-frère, parce
+qu’entre hommes, les propos peuvent aisément prendre une gravité
+fâcheuse en la circonstance. Mais rentré de Trouville à l’heure du chien
+et loup et trouvant, par extraordinaire, sa sœur seule à travailler
+devant son métier--une série d’invités vient de disparaître; Guillemette
+est en auto avec son père...--il part résolument en guerre car il estime
+que c’est son devoir... Peut-être sa sœur ignore-t-elle, en somme, ce
+qui se dit de Mme de Vausennes... Alors, elle doit être avertie.
+
+Et il interroge:
+
+--Marie, est-ce que tu connais beaucoup les de Vausennes?
+
+Étonnée de la question, elle s’arrête de broder:
+
+--Qu’appelles-tu «beaucoup»?... Il y a plusieurs années que nous les
+voyons... nos filles avaient été au cours et au catéchisme ensemble; et
+ils sont nos voisins de campagne. Pourquoi me demandes-tu cela?
+
+Il a une hésitation... Le rôle d’accusateur lui est odieux... Et Mme
+Seyntis a l’air si loin de se douter où il veut en venir! Elle répète,
+piquant avec soin son aiguille:
+
+--Pourquoi? René.
+
+La pensée qu’il s’agit du bien de Guillemette balaie son hésitation. Et
+son accent a une fermeté presque dure quand il répond:
+
+--Parce que j’ai entendu tenir sur le compte de Mme de Vausennes
+certains propos qui m’ont fait trouver très surprenant que tu la voies.
+
+Mme Seyntis conserve toute sa sérénité:
+
+--Mon pauvre ami, on raconte tant de choses! C’est parce que tu arrives
+d’Afrique que tu prends garde à ces potinages! Moi, il y a bien
+longtemps que j’ai renoncé à le faire...
+
+René sent que la bonté naturelle et la charité évangélique de Mme
+Seyntis lui mettent sur les yeux un bandeau singulièrement opaque.
+
+--Alors, tu ne crois pas, Marie, qu’il puisse y avoir jamais quelque
+chose de vrai dans ces potinages, comme tu dis?
+
+--En ce qui concerne Mme de Vausennes, non vraiment, je ne le crois
+pas... Je t’accorde qu’elle est, pour mon goût, trop mondaine; que
+peut-être, il n’y a pas, dans sa tenue, la réserve qui fait qu’une femme
+ne peut jamais être mal jugée; mais de même que mon mari, je la tiens
+surtout pour une aimable personne avec qui les relations sont agréables.
+
+Ici, un silence. Dans la pièce voisine, en entend les gammes rageuses de
+Mad et la voix assourdie de Mademoiselle qui proteste contre les notes
+fausses.
+
+--Soit, Marie, l’opinion que Mme de Vausennes donne d’elle-même est
+fausse... Après tout, je ne demande pas mieux que de l’admettre!... Et
+je reconnais que toi-même, tu es assez impeccable...
+
+Mme Seyntis a un geste instinctif de protestation modeste.
+
+--Assez impeccable pour ne pas avoir à redouter certaines relations.
+Mais tout le monde n’a pas ton indulgence pour juger... cette dame et
+son milieu. C’est pourquoi je regrette très fort que Guillemette puisse
+y être rencontrée. Va chez elle si cela te convient, mais, crois-moi,
+n’y envoie pas ta fille!
+
+Cette fois Mme Seyntis ne songe plus à bien ombrer ses fleurs, et reste,
+au contraire, l’aiguille en l’air. Elle est troublée, envahie
+secrètement par la crainte de s’être mise en faute... Ce qui lui est
+très désagréable.
+
+--Mais que veux-tu dire? René; que t’a-t-on raconté?
+
+--Certaines... anecdotes qui m’ont prouvé que la maison de Mme de
+Vausennes n’est pas de celles où puisse être vue une fille bien élevée
+comme la tienne; car les habitudes, les conversations, les hôtes doivent
+lui en demeurer totalement étrangers.
+
+--Comment le sais-tu? A peine, tu es allé deux ou trois fois chez elle.
+
+Brièvement, il dit:
+
+--Une personne qui porte un sincère intérêt à Guillemette m’a parlé à ce
+sujet et m’a prié de t’avertir de ce que tu ignorais sans doute.
+
+Mme Seyntis a joint les mains sur le rebord de son métier et regarde,
+perplexe et désolée, les lointains de la mer qui se voilent sous le
+crépuscule de septembre. Dépitée, elle s’écrie dans son désarroi:
+
+--Mais enfin, Mme de Vausennes n’a pas plus mauvais genre, à sa façon,
+que Nicole, par exemple... Nicole, que tu considères comme une femme du
+monde... que je reçois... Après tout, ta rigidité trouve peut-être que
+j’ai tort de le faire!
+
+René a un involontaire geste d’irritation.
+
+Il lui demeure insupportable d’entendre blâmer Nicole. De son amour
+autrefois, il lui reste au cœur une pitié tendre pour elle, un désir de
+la protéger contre elle-même et les autres... Et à l’attaque de sa sœur,
+il répond:
+
+--Pourquoi la repousserais-tu? la pauvre Nicole. Elle est tant à
+plaindre... si jeune et si seule...
+
+Quelque chose dans l’accent de son frère éveille chez la douce Mme
+Seyntis des instincts combattifs:
+
+--Seule? Elle a des parents excellents, dévoués, qui ne demandent qu’à
+être toujours auprès d’elle!...
+
+--Oui... mais ce ne sont pas ses parents qui devraient se trouver près
+d’elle...
+
+--Son mari, veux-tu dire? Pour ce qu’elle tient à lui! Elle se laisse
+consoler, en tous cas, de leur rupture!... Mais ce n’est pas de Nicole
+qu’il s’agit!
+
+--Non, c’est de Guillemette.
+
+--Oui, de Guillemette que tu crois devoir honorer de ta protection
+puisque, à ton gré, son père et moi ne suffisons pas à cette tâche.
+
+Il lui jette un coup d’œil stupéfait. Sa sœur presque agressive, c’est
+pour lui une inconnue. Il a l’intuition que, dans son amour-propre
+maternel, elle est froissée, inconsciemment jalouse... De quoi? de la
+preuve de sollicitude qu’il vient de donner à Guillemette?
+
+--Marie, il est impossible que, sérieusement, tu me saches mauvais gré
+de prendre intérêt à ta fille?
+
+--Je trouve seulement que tu es peut-être encore un peu jeune pour jouer
+auprès d’elle ce rôle superflu de tuteur... Voilà tout...
+
+II éprouve la bizarre impression d’un choc violent qui le blesse.
+Repoussant son fauteuil, il se lève:
+
+--Si tu penses cela, Marie, il ne me reste plus qu’à te prier de
+recevoir mes excuses pour m’être mêlé de ce qui ne me regardait pas, en
+effet... Je croyais que mon affection pour tes enfants, pour ta fille,
+m’autorisait à être à leur égard une espèce de frère aîné. Je me suis
+trompé. N’en parlons plus!
+
+L’accent de René calme soudain l’irritation de Mme Seyntis; la confusion
+l’envahit pour les paroles qu’un obscur élan a fait jaillir de sa
+pensée.
+
+Elle tend la main vers son frère.
+
+--René, ne sois pas susceptible... J’ai été trop vive, mais, tu
+comprends, j’étais si bouleversée de ce que tu m’apprenais... et dont je
+ferai mon profit!
+
+Il sent la sincérité de ce regret et ne repousse pas la main conciliante
+qui vient à lui. Toutefois la secrète blessure que lui ont faite les
+paroles de sa sœur garde son acuité. La voix brève, parce qu’il fait
+effort sur lui-même, il répond:
+
+--Tu agiras, Marie, comme tu le jugeras bon. Le rôle malencontreux que
+j’ai dû remplir est achevé... Tu es avertie de ce que tu ignorais...
+
+--Oh! oui, de ce que j’ignorais! avoue-t-elle, remplie de componction...
+Moi qui veille si soigneusement sur ma Guillemette! Ah! grâce à Dieu!
+elle n’est encore qu’une petite fille et il me reste quelques bonnes
+années pour la conserver près de moi... Oh! non, nous ne voulons pas la
+marier de bonne heure!... Et heureusement, elle ne le souhaite pas du
+tout...
+
+René ne répond rien. Son visage a des lignes d’une fermeté presque dure,
+dans l’ombre qui s’empare insensiblement du salon. C’est vrai,
+Guillemette ne paraît nullement désireuse de donner son âme. Elle a
+encore le rire insouciant des petites filles. Mais combien de mois, de
+jours, demeurera-t-elle ainsi?
+
+Quoi qu’en dise sa mère, elle est à l’âge où il suffit du hasard d’une
+rencontre pour que l’étincelle jaillisse... Et soudain, dans son
+cerveau, s’anime la vision d’une Guillemette devenue femme, ayant aux
+lèvres, dans les yeux, le je ne sais quoi d’incomparable que l’amour y
+fait luire.
+
+Et cette Guillemette-là possède le charme troublant de Nicole...
+
+René a un léger sursaut, en entendant sa sœur dire, la voix amicale,
+avec un désir évident d’effacer sa fâcheuse sortie:
+
+--Bien avant d’aller au mariage de Guillemette, nous irons au tien, mon
+cher grand... Et je voudrais de tout cœur que ce fût bientôt...
+
+Un geste d’impatience échappe à René et il se met à arpenter la pièce
+que le crépuscule ombre d’une cendre grise.
+
+--Oh! Marie, Marie, je t’en supplie, ne me persécute pas ainsi...
+
+--Mais, mon ami, je ne veux que ton bonheur, tu le sais bien! Quand tu
+es arrivé en France, tu paraissais tellement désireux de te créer bien
+vite un foyer!
+
+Il s’adosse à la cheminée, les bras croisés:
+
+--Quand je suis arrivé en France, j’étais devenu quelque peu un sauvage,
+j’imagine; par suite, un être très primitif et j’étais naïvement
+persuadé que rien ne me serait plus facile que de rencontrer la jeune
+fille pourvue de qualités de tout repos qui répondrait à mon idéal de
+l’épouse...
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien, en m’abandonnant à cette illusion, j’étais parfaitement
+aveugle et j’en suis aujourd’hui bien convaincu!
+
+Elle arrête sur lui des yeux saisis et, dans l’ombre grandissante,
+cherche à deviner sa pensée sur son visage.
+
+--René, tu plaisantes? n’est-ce pas...
+
+--Ah! nullement, et je t’assure que je n’en ai guère l’envie... Depuis
+six semaines, tu fais défiler devant moi un certain nombre de jeunes
+personnes parmi lesquelles, évidemment, j’avais toute sorte de chances
+pour découvrir l’élue; eh bien, à cette épreuve, tout mon enthousiasme,
+mon ardeur, ma confiance sont tombés... Et je n’ai que le désir de
+demeurer dans ma solitude... du moins, quelque temps encore!
+
+--Oh! René, tu me désorientes tout à fait... Car enfin Louise de Mussy,
+Suzanne Danville sont parfaites et tu n’aurais qu’un mot à dire...
+
+--Ah! leur perfection ne m’en donne guère envie... Elles me produisent
+l’effet de modèles de vertu... non de femmes...
+
+--René!... Mais René!!! je ne te reconnais plus!
+
+--Moi non plus, je ne me reconnais plus! La vie de France est en train
+de me compliquer de façon déplorable!
+
+Mme Seyntis ne relève pas ces incompréhensibles paroles, car un coup
+discret est frappé à la porte et le maître d’hôtel, apparaissant,
+demande:
+
+--Madame veut-elle que la cloche du dîner soit sonnée bien que Monsieur
+et Mademoiselle ne soient pas encore rentrés?
+
+--Sonner la cloche?... Est-il donc l’heure déjà?
+
+--Oh! oui, madame, l’heure passée...
+
+Toute à sa conversation avec René, en effet, Mme Seyntis n’a pas pris
+garde que le temps fuyait. Une sourde anxiété l’étreint:
+
+--Comment, Raymond et Guillemette ne sont pas ici, à plus de sept
+heures? Et pourtant Raymond n’aime pas à rentrer à la nuit en cette
+saison! Mon Dieu, pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé! Oh! ces
+autos!...
+
+La même inquiétude a traversé l’esprit de René. Que sait-on? Aussi bien,
+il peut s’agir d’un simple retard amené par quelque cause banale, comme
+de l’un de ces accidents qui sont des catastrophes... Brutalement, une
+seconde, il voit Guillemette inerte, blessée, plus peut-être. Ah! tout
+plutôt que cela!
+
+Mais il se raidit aussitôt, surpris et impatient de ce brusque désarroi
+de ses nerfs. Où donc est le sang-froid qu’aucun danger n’a jamais pu
+altérer en lui?... Pourquoi tout de suite imaginer un malheur?... C’est
+absurde!
+
+Absurde, soit. Mais le calme ne revient pas en sa pensée quoiqu’il n’en
+trahisse rien, pour ne pas ajouter à l’émoi de Mme Seyntis qu’il voit
+grandir... Et chez lui aussi, l’inquiétude monte silencieusement avec
+les minutes qui s’enfuient et emportent la sécurité où sa volonté
+prétendait le maintenir;--alors qu’il a perdu cette sécurité au moment
+même où il apprenait le retard inexpliqué...
+
+--Oh! René, ne trouves-tu pas bien... singulier qu’ils ne soient pas
+encore de retour?... Pourquoi? Qu’a-t-il pu arriver?
+
+Il essaie de la rassurer,--avec la conscience que les paroles sont
+tellement vaines! Ses yeux ne quittent plus les aiguilles de la pendule
+qui marquent huit heures un quart.
+
+André, Mad et Mademoiselle sont entrés dans le salon, comme chaque soir,
+pour attendre le dîner. Mademoiselle est remplie de compassion pour Mme
+Seyntis et lui adresse de pieuses paroles réconfortantes. Mad est prête
+à pleurer, et André impatiente sa mère avec ses assurances juvéniles
+que, bien sûr, rien du tout n’est à craindre, qu’il est tout à fait
+inutile de se tourmenter, etc.
+
+Et les minutes fuient toujours.
+
+René, ayant pitié de sa sœur, la laisse aller sur la terrasse inspecter
+la route; lui-même sort, dévoré d’un besoin instinctif d’activité, d’une
+soif de faire quelque chose... Quoi? Où aller les chercher? Comment
+savoir?...
+
+La nuit est absolue, une de ces nuits de septembre épaisses de brumes.
+Avidement, il sonde les lointains obscurs pour y trouver le feu de la
+voiture... Une fois, deux fois, il a un tressaillement d’espoir, en
+tendant le grondement d’une auto. Mais la voiture ne s’arrête pas et
+passe en tourbillon devant la villa. Une autre s’enfonce dans une
+propriété voisine...
+
+Oh! qu’elle lui est devenue chère, Guillemette. Aurait-il jamais cru,
+deux mois plus tôt, qu’il pût éprouver un pareil supplice parce qu’il la
+craint en danger?... Même pour sa sœur, il ne pourrait être plus
+profondément bouleversé; il n’aurait, plus violente, cette terreur d’une
+catastrophe qui domine chez lui tout raisonnement.
+
+A son tour, Mme Seyntis est venue devant la grille... La pensée
+enfiévrée, une incessante prière aux lèvres, elle regarde dans la nuit
+avec des yeux que troublent les larmes... Mais la route est toujours
+déserte. Le vent fait bruire les feuilles. La voix de la mer invisible
+paraît formidable dans ce grand silence.
+
+--Mon Dieu! mon Dieu! pourquoi est-ce qu’ils ne reviennent pas!
+murmure-t-elle, ainsi qu’une plainte.
+
+--Marie, il faut rentrer. Tu es glacée... Et cela ne sert à rien de
+demeurer ici!
+
+Elle se laisse ramener, habituée à l’obéissance conjugale. Dans la salle
+à manger, sur son ordre, le dîner a été servi pour Mademoiselle et les
+enfants. André, seul, dévore à son ordinaire, fort de sa conviction
+qu’il s’agit d’une simple panne. La grande pièce, généreusement
+éclairée, a sa physionomie coutumière. Le domestique, impassible, fait
+le service. Comme les choses, il conserve sa physionomie de chaque jour.
+
+Ah! pourquoi ne pouvoir se réfugier dans la bienheureuse confiance qu’il
+s’agit d’un simple retard!...
+
+Pour obéir à son frère, Mme Seyntis essaie d’avaler un peu de potage;
+mais elle a la gorge trop serrée. Ses yeux sont à tout instant sur le
+grand cartel dont les aiguilles avancent, avancent... Elles ont passé la
+demie de neuf heures et approchent de dix heures.
+
+René, lui, est ressorti, ne pouvant supporter le décor paisible et
+familier du _home_. Une fièvre brûle ses nerfs, lui enlève toute
+maîtrise sur sa pensée. II ne doute plus d’un accident. Quelle en est la
+gravité?...
+
+Voici maintenant que la brume se change en pluie sans qu’il en ait
+conscience. Il écoute... Il lui semble entendre le grondement lointain
+d’une auto... Dans la nuit, encore une fois, un feu grandit... Est-ce
+enfin la voiture que tout son être attend?... Tant d’autres passent sur
+ces routes...
+
+Machinalement, il se lance en avant et crie, sans réfléchir:
+
+--Raymond, est-ce vous?
+
+Pas de réponse. De sa voix forte de commandement, il répète son cri.
+Maintenant la voiture est près, tout près... Il croit la reconnaître...
+Mais pourquoi ce silence? Et il jette un nom:
+
+--Guillemette! répondez... Est-ce vous?
+
+--Oui... oui! oncle. Nous voilà!
+
+René Carrère peut vivre très vieux... Jamais il n’oubliera la sensation
+d’allégresse éperdue qui, soudain, lui fait bondir le cœur. C’est donc
+vrai que l’horrible cauchemar est fini?... La voiture s’arrête devant
+lui.
+
+--Oncle, c’est bien vous, n’est-ce pas?... Ramenez-moi à pied,
+voulez-vous? Je suis glacée!
+
+Hâtivement, il demande:
+
+--Vous n’êtes blessés, ni l’un ni l’autre?
+
+La voix de M. Seyntis explique dans l’obscurité:
+
+--Mais non... Seulement une terrible panne qui nous a retenus très
+longtemps. Nous vous raconterons cela! Mais fais courir Guillemette
+jusqu’à la maison, je te prie... Elle est transie.
+
+--Oncle, je crois bien que l’humidité m’a ankylosée... Je ne peux plus
+me remuer... S’il vous plaît, recevez-moi dans vos bras!
+
+Oh! cette voix gaie!... Que René trouve bon de l’entendre!...
+
+Guillemette s’est dressée dans la voiture, enveloppée du lourd manteau
+qui transforme sa silhouette. Elle lui tend ses deux mains et saute en
+chancelant. Il la reçoit contre sa poitrine, ainsi qu’une enfant très
+précieuse et murmure, sans réfléchir à ses paroles:
+
+--Ah! chérie, petite chérie, petite aimée... Quelle peur vous m’avez
+faite!
+
+Une seconde, ni lui ni elle ne bougent dans la douceur, elle, de se
+sentir très chère, lui, de l’avoir vivante entre ses bras, après
+l’horrible crainte.
+
+La tête appuyée sur l’épaule de René qui l’enveloppe étroitement, elle
+répond, la voix assourdie:
+
+--Merci, oncle, d’avoir eu peur pour moi!... Je regrette de vous avoir
+tourmenté...
+
+Près d’eux, l’auto s’ébranle bruyamment et fuit. Ils sont seuls dans la
+nuit, sous le large ciel noir. René en prend soudain conscience. Il
+desserre aussi tôt son étreinte.
+
+--Vite, Guillemette, pour vous réchauffer... Marchons!
+
+--Me réchauffer! j’en ai besoin!... Courons plutôt, mon oncle, si
+possible!
+
+--Alors, chérie, donnez-moi le bras, la nuit est tellement noire que
+vous pourriez buter!
+
+Elle obéit; et ils vont, à travers l’obscurité, sous la pluie qui
+reprend, échangeant de brèves paroles; et leur course est si rapide que,
+en quelques minutes, ils atteignent les _Passiflores_. Guillemette,
+ranimée, s’élance dans le vestibule où tous sont encore réunis autour de
+M. Seyntis qui enlève sa pelisse ruisselante. Elle, sous son capuchon,
+est toute fraîche, les yeux brillants, de petits cheveux fous ébouriffés
+autour des tempes. Elle court à sa mère qui, délivrée de son angoisse,
+pleure à gros sanglots, assise sur une banquette, sans souci du décorum,
+malgré les baisers de Mad, les encouragements de son mari et les
+exclamations d’André dont les pronostics se sont trouvés vrais.
+
+--Maman, ma pauvre maman, que je suis fâchée que vous ayez eu cette
+inquiétude, mais puisque rien de tragique n’est arrivé, soyons gais!...
+Et puis, maman, si vous saviez comme j’ai faim!...
+
+La courte soirée est, en effet, joyeuse autant que l’a souhaité
+Guillemette. Mais René est gai, seulement en apparence, d’abord, parce
+qu’une brève réflexion de son beau-frère l’a impressionné
+désagréablement. Comme il lui disait quelle crainte ils avaient eue d’un
+accident grave, Raymond Seyntis a répondu, d’un étrange accent:
+
+--Un bon accident qui, en une seconde, m’eût délivré de la vie?... Mon
+cher ami, si je n’avais pas été avec Guillemette, vous n’auriez rien pu
+me souhaiter de meilleur!
+
+Est-ce une boutade?... Le cri involontaire d’un tourment qui se
+cache?... Raymond Seyntis possède pourtant tout ce qui fait qu’un homme
+aime la vie... Alors?...
+
+Mais ce soir-là, René est incapable de s’appesantir sur cette question
+qui demeure, pour lui, secondaire. Obstinément, dans sa pensée calmée,
+un travail s’accomplit dont il a peur de voir la fin... Tant qu’il est
+au milieu de tous, l’impression est confuse. Mais quand il a regagné sa
+chambre, que le silence s’est fait dans la villa sans qu’il ait bougé du
+fauteuil où il s’est jeté pour réfléchir, le mystérieux travail
+d’analyse reprend en lui qui n’a jamais voulu se dissimuler la vérité.
+Pourquoi donc a-t-il eu cette terreur qu’un accident eût soudain enlevé
+Guillemette?... Pourquoi a-t-il conscience que, durant les heures où il
+l’attendait, impuissant à la préserver, il eût sacrifié toutes les
+autres créatures pour que tout mal fût éloigné d’elle?... Serait-ce donc
+qu’elle est devenue pour lui plus qu’une enfant, une jeune sœur très
+aimée?
+
+--Mais ce serait insensé!... Insensé! répète-t-il, se dressant hors de
+son fauteuil et se prenant à arpenter la pièce comme il fait quand une
+préoccupation grave bouleverse sa maîtrise de lui-même. Pour cette
+petite, je suis seulement un oncle, rien qu’un oncle, un vieil oncle!
+Elle rirait et se moquerait gentiment de moi, si je m’imaginais de
+prétendre à quelque chose de plus!... Et Marie!... comme elle dirait que
+j’ai abusé de sa confiance et me trouverait ridicule de m’être laissé
+griser, comme un gamin de vingt ans, par le charme d’une fillette!...
+
+René éprouva la sensation de stupeur d’un être qui, soudain, voit devant
+lui un abîme insoupçonné. Parce que, toujours, il a été, avant tout, un
+homme d’action, de travail, scrupuleusement fidèle aux principes que sa
+conscience reconnaissait, dont la pensée était ferme et droite, l’âme
+étrangère aux complications sentimentales; parce qu’il n’a jamais songé
+à s’observer vivre, il n’a pas vu vers quelle tentation il allait, pour
+s’y heurter fatalement.
+
+Et maintenant que faire?...
+
+Que faire? Mais la seule chose raisonnable, celle qui s’impose, sans
+discussion possible. Partir, s’en aller, oublier une petite fille qui ne
+songe guère à lui, qui ne possède ni ses goûts, ni ses idées, surtout
+qui est trop jeune, oh! bien trop jeune pour lui...; coûte que coûte,
+guérir de cette folie!...--car il n’est pas d’autre nom pour le
+sentiment qui l’a envahi sans qu’il en ait conscience... Loin d’elle,
+distrait d’elle, revenu à sa vie d’antan, il retrouvera nécessairement
+la pleine possession de lui-même et l’incompréhensible ivresse se
+dissipera; d’autant plus vite, qu’il y emploiera sa forte volonté.
+
+Forte?... Il se la figurait ainsi..., comme il se croyait sûr de son
+cœur. Il s’en allait dans la vie, orgueilleusement confiant en la
+réalisation de sa destinée qu’il prétendait faire selon les idées qui
+ont toujours gouverné sa vie. Et parce qu’une enfant s’est trouvée sur
+son chemin, tous ses desseins se sont écroulés, pareils à des collines
+de sable qu’un souffle bouleverse.
+
+Plus René réfléchit, et plus il est dominé par une humilité et un
+découragement qu’il n’a jamais encore connus. A quoi donc lui a servi de
+s’être fait, depuis des années et des années, une loi inflexible
+d’accomplir toujours strictement les plus petits comme les plus grands
+devoirs? Qu’y a-t-il gagné, sinon de devenir trop absolu dans ses
+jugements; d’avoir, comme dit Guillemette, la sagesse intransigeante; de
+s’être accoutumé à embarrasser sa vie de scrupules plus ou moins
+inutiles... Et aujourd’hui encore de jouer peut-être son bonheur par une
+conception trop étroite de ce qu’il doit faire...
+
+Des heures et des heures, René songe ainsi, désemparé, scrutant son
+passé, puis l’avenir auquel il rêve, hanté par le souvenir de la minute
+où Guillemette était sur sa poitrine, confiante et tendre comme une
+enfant qui se sent infiniment aimée...
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+--Enfin vous voilà! oncle. Ce n’est pas bien de m’abandonner ainsi pour
+votre dernier jour à Houlgate!... Si vous voulez que je vous pardonne,
+venez encore une fois faire un peu de _footing_ avec moi?...
+
+Et Guillemette regarde René Carrère avec l’expression câline et
+confiante qui l’attire invinciblement vers elle. Sous couleur de
+renseignements à préciser, il a, en effet, passé une partie de
+l’après-midi à Trouville, et, le soir même, il quitte les _Passiflores_
+pour aller faire, avec un camarade, l’excursion projetée dans le Midi, à
+Biarritz. Il n’hésite jamais à accomplir une résolution prise, même au
+prix d’un effort pénible. Quand il a fait part de ce dessein à sa sœur,
+elle a vivement protesté, redoutant que ce départ inattendu n’ait été
+motivé par sa regrettable sortie lors de leur conversation sur les de
+Vausennes. Il l’a facilement tranquillisée. Comme elle n’use pas de
+prétextes, même en sa vie mondaine, elle croit toujours à la sincérité
+des assurances qu’elle reçoit. A son beau-frère, il n’a eu aucune
+explication à donner, car dès le lendemain de l’inoubliable promenade en
+auto, Raymond Seyntis est reparti à l’aube pour Paris.
+
+Quant à Guillemette, elle a écouté, sans dire un mot, les détails qu’il
+a donnés à table sur son projet, de cet accent un peu bref qui trahit
+une résolution bien arrêtée. Ensuite, elle n’a fait aucune allusion même
+à ce départ, qu’elle a paru accepter comme tout naturel, la laissant
+indifférente. Et ce silence a été singulièrement dur à René. Sa
+conviction s’en est affermie, qu’il agissait pour le mieux en voulant la
+guérison. Sous des prétextes divers, il a fui Guillemette pendant les
+quelques jours où il lui fallait encore séjourner aux _Passiflores_; il
+a cherché la solitude des sentiers que les pluies de septembre font
+déserts; et il y a marché, droit devant lui, au hasard des chemins,
+exaspéré contre lui-même, maudissant son congé qui lui a donné le loisir
+de devenir ainsi ridiculement sentimental, et son dédain de se distraire
+comme les autres jeunes hommes, par les plaisirs qui leur permettent
+d’attendre le mariage. Il a pensé à demander d’être immédiatement remis
+en activité, avant même la fin de son congé, à solliciter une garnison
+lointaine, au lieu du poste qui l’attend à l’état-major de Paris et le
+rapprochera forcément d’_elle_...
+
+Et puis, le jour du départ arrivé, après de sombres heures à Trouville,
+morose et odieux dans le désarroi de la saison finissante, il a repris
+le train pour Houlgate qu’il doit quitter dans la soirée; et il s’en est
+allé vers la plage, parce que le soleil couchant est très beau, parce
+qu’il sait--oh! faiblesse!--que Guillemette aime à venir le voir
+descendre dans la mer. Il s’est dirigé vers la tente où Mademoiselle
+travaille, surveillant Mad. Et _elle_ aussi est là, debout, regardant le
+flot qui monte sur le sable, cambrée dans sa vareuse de laine rouge, les
+plis de sa jupe soulevés un peu par la brise sur les pieds fins,
+fermement posés. Des cheveux volètent autour de ses tempes, sous son
+feutre gris pâle, où palpitent de longues ailes.
+
+Une exclamation de Mad lui fait tourner la tête. Elle l’aperçoit.
+Aussitôt dans l’iris violet, luit ce regard qui l’attire invinciblement
+vers elle.
+
+--Oncle, nous marchons, n’est-ce pas?
+
+Ce n’est peut-être guère sage de s’accorder ainsi la douceur d’une
+solitaire causerie avec elle, à cette heure du crépuscule qui fait les
+âmes plus proches... Pourtant, sans hésiter, il répond, usant d’un ton
+paternel:
+
+--Je suis à vos ordres, petite fille.
+
+--Alors, filons, mon oncle.
+
+Et ils partent d’une vive allure, comme elle l’a souhaité. Ils ont le
+même pas rythmé d’êtres souples et jeunes, en qui palpite, ardent, le
+flot de la vie. Cette course rapide, ensemble, réveille en leur pensée
+le souvenir du soir où ils ont ainsi marché, l’un près de l’autre, après
+qu’un instant, il l’a tenue blottie contre lui, comme un trésor perdu et
+retrouvé... Et René se rappelle quelle allégresse éperdue chantait alors
+en lui! Il a été un peu fou, ce soir-là!
+
+Près de lui, s’élève la voix fraîche, avec l’accent même qu’il a tant
+souhaité lui entendre:
+
+--Oncle, c’est triste que vous partiez! Nous allions être si bien entre
+nous, maintenant que les invités de maman se font rares!... Si vous
+restiez encore un peu... Dites?
+
+--Ce n’est pas possible, Guillemette, il faut que je je parte!
+
+Sans en avoir conscience, il a appuyé sur ces mots: «il faut». Il s’en
+aperçoit à la surprise qui passe dans les yeux qu’elle lève vers lui,
+une seconde. Elle a eu cette même expression, interrogative presque
+gravement, lorsque, pendant le déjeuner, elle a appris son départ.
+
+--Ah! il faut?... C’est vrai, vous êtes attendu, avez-vous dit?
+
+--Et la saison qui avance me presse.
+
+D’un ton un peu étrange, elle reprend:
+
+--Il fait encore très beau dans le Midi. Ma tante d’Harbourg, qui est à
+Luchon avec Nicole, l’a écrit ce matin à maman.
+
+Un choc ébranle René; et, brusquement, il interroge:
+
+--Comment, Nicole est dans le Midi?
+
+--Oui... Vous ne le saviez pas?
+
+--Mais non!... Comment l’aurais-je su? Je ne suis pas au courant des
+pérégrinations de Mme de Miolan.
+
+--C’est vrai, fait-elle, posément, sans rien trahir, de la sensation de
+délivrance qu’elle éprouve parce qu’elle est certaine qu’il ne va pas
+rejoindre Nicole... C’eût été indigne de lui!
+
+Ils font quelques pas en silence. Devant eux, à l’horizon, le soleil
+s’abaisse vers la mer. Une brise fraîche trace des moires sur le sable
+où les roches, luisantes de varechs, découpent des silhouettes noires.
+La plage est presque déserte.
+
+--Vous serez absent combien de temps? mon oncle.
+
+--Je ne sais... Je dois aller chasser en différents endroits pour
+terminer mon congé. Peut-être ne nous retrouverons-nous qu’à Paris.
+
+--Oui, si vous ne désirez pas qu’il en soit autrement, c’est vrai!
+
+--Guillemette, ne soyez pas injuste!
+
+--Mon oncle, je ne le suis pas... Après tout, c’est tellement naturel
+que vous ayez envie de votre liberté, après être resté prisonnier de la
+famille pendant deux grands mois...
+
+--C’était une prison qui m’était très chère.
+
+Elle comprend, à son accent, combien il est sincère, et elle incline un
+peu la tête.
+
+--Oui, vous n’aviez pas l’air de souhaiter partir, jusqu’au moment où,
+tout à coup, cette idée s’est emparée de vous!
+
+--Non, pas tout à coup! protesta-t-il, saisi de la crainte irraisonnée
+qu’elle ne devine la vérité! Vous savez bien que j’ai toujours parlé de
+ce voyage d’automne...
+
+--Je sais... oh! je sais... Mais je m’imaginais, naïvement, que c’était
+un propos en l’air... Que notre été s’achèverait comme il a commencé...
+vous, auprès de nous!... Et je ne pensais guère que ce serait vous qui
+le termineriez...
+
+--Parce que je ne puis faire autrement, Guillemette.
+
+--Si vous en êtes sûr, soit. Je crois bien que vous allez me manquer
+très fort! oncle.
+
+Il tressaille. Comme elle dit cela simplement!... Parce qu’elle
+s’adresse à un oncle. Autrement, elle n’aurait pas cet abandon! C’est
+doux et triste de l’entendre parler ainsi...
+
+--Je vous remercie, Guillemette, de me regretter un peu... Alors,
+dites-moi, vous ne me trouvez plus aussi ennuyeux qu’à mon arrivée?
+
+Son rire sonne dans la mélancolie du crépuscule.
+
+--Je ne vous ai jamais trouvé ennuyeux, mon oncle, mais trop sage pour
+moi! Je me sentais écrasée par votre supériorité. Maintenant, je ne sais
+comment la transformation s’est accomplie, vous êtes bien plus à ma
+portée... Vous ne me faites plus l’effet d’appartenir à la sérieuse
+phalange des parents...
+
+--Pauvres parents! Comme vous les considérez!
+
+Elle a, pour l’arrêter, un geste presque suppliant:
+
+--Oncle, je vous en prie, comprenez-moi... J’adore maman... Et
+pourtant... pourtant, comme nous vivons moralement loin l’une de
+l’autre!... Jamais je ne m’aventurerais à lui confier les papillons fous
+qui tourbillonnent à travers ma cervelle. Sa sagesse aurait si vite fait
+de les balayer ou de les écraser!... Voyez-vous, mon oncle, quand
+j’entends des mères se plaindre que leurs filles ne soient pas
+confiantes avec elles, j’ai toujours envie de leur murmurer que ce n’est
+pas, très souvent, la faute des filles!
+
+--C’est possible, fait-il, pensif, étonné que sa jeunesse ait tant de
+clairvoyance et de réflexion.
+
+--Plus tard, si j’ai des filles, je m’appliquerai à devenir leur
+meilleure amie... celle à qui l’on dit tout, parce qu’on est sûre que,
+même les enfantillages, même les sottises, grosses et menues, seront
+écoutées avec indulgence... Non pas sévèrement condamnées et
+exécutées!... Mais je ne sais vraiment pas pourquoi je vous raconte tout
+cela... Sans doute, parce que j’avais pris, peu à peu, l’habitude de
+bavarder avec vous sans crainte de me voir rabrouée par la vertu sévère
+des Carrère... O mon oncle, comme c’est triste ce qui finit...
+
+--En ce moment, qu’est-ce donc qui finit? Guillemette, interroge-t-il
+machinalement, étreint par la tentation douloureuse de l’attirer dans
+ses bras comme une enfant adorée, qu’il emporterait jalousement pour en
+faire son bonheur...
+
+--Ce qui finit maintenant?... Notre vie telle qu’elle a été depuis deux
+mois...
+
+--A Paris, Guillemette, vous serez encore ma bien chère petite amie...
+comme ici...
+
+--A Paris, mon oncle, vous serez pris par votre service, par le monde,
+et, un jour ou l’autre, par la tante parfaite que vous m’aurez enfin
+découverte!...
+
+--Comme vous, bientôt, par le neveu parfait que vous me réservez...
+
+Les mots lui sont échappés parce qu’il lui semble impossible de partir
+sans avoir entrevu un peu ce qu’elle pense... Que va-t-elle répondre?
+
+Maintenant, ils reviennent vers Houlgate, estompé dans un brouillard
+gris, comme la mer, comme le ciel qui s’embrume. L’apothéose, au
+couchant, s’est éteinte dans les eaux.
+
+Guillemette marche le front penché.
+
+--Vous avez raison, mon oncle, nous allons tous les deux vers un
+tournant de notre vie... Mais ce neveu parfait qui sera mon mari, je
+sais que j’aurai une peine infinie à le rencontrer... Encore plus,
+maintenant que je vous connais!
+
+--Pourquoi? Guillemette...
+
+--Pourquoi?... Parce que vous m’avez appris...--oh! sans le
+vouloir!...--ce que c’est de se reposer absolument sur un autre être...
+Il faudra donc que l’homme qui deviendra _tout_ pour moi soit sérieux
+autant que vous pour m’inspirer le sentiment délicieux d’une foi sans
+limites... Et, en même temps, il faudra qu’il m’aime... très
+follement...--ne soyez pas scandalisé! mon oncle,--qu’il m’aime... comme
+les hommes aiment les femmes qui ne sont pas leur bien... Aussi, je me
+doute que je cherche un bonheur très difficile à rencontrer!
+
+Il l’écoute sans l’interrompre d’un mot, recueillant l’intime révélation
+de cette âme qui s’ouvre à lui et l’attire à lui donner le vertige...
+Combien, tout ensemble, elle lui apparaît proche et lointaine!... Ah! où
+est la sagesse?... la fuir ou tenter de la rendre sienne?...
+
+Sans soupçon du rêve qu’elle éveille, elle continue, attentive à sa
+seule pensée:
+
+--Et puis, j’ai vu, par l’exemple de Nicole,--et d’autres
+encore!--combien peu cela sert, pour être heureuse, de se marier par
+amour seul, en donnant tout son cœur, sans souci des objections, des
+obstacles, des reproches, parce qu’on croit recevoir ce qu’on donne
+soi-même... On peut être si durement trompée!... C’est un peu
+effrayant... surtout pour moi qui comprends trop bien que je serai, dans
+l’avenir, ce que me feront mon mari et mon mariage,... comme Nicole!...
+
+Il a l’intuition qu’elle voit ainsi la vérité. Et il l’enveloppe d’un
+coup d’œil presque effrayé, parce qu’elle a déjà réfléchi à toutes ces
+choses dont elle parle avec un sérieux de femme... Oh! non, elle n’est
+plus une petite fille!...
+
+Pourtant, ainsi qu’il gronderait une enfant déraisonnable, il reprend,
+et la lutte intime qui se livre en lui donne à son accent une sorte
+d’âpreté:
+
+--Vous avez été élevée de telle sorte, Guillemette, que vous devez être
+incapable de faire ce qui serait indigne de vous...
+
+--Oh! mon oncle, ne croyez-vous pas qu’il se trouve des moments où tous
+les bons principes reçus n’ont pas plus de force que des fétus de
+paille?
+
+--Guillemette, petite fille, vous parlez de ce que vous ne pouvez
+savoir...
+
+--De ce que je ne peux savoir par moi-même, oui, mon oncle... Mais je
+vais dans le monde... et je vois... j’entends des choses qui me font
+réfléchir... L’exemple de Nicole m’a beaucoup instruite.
+
+Il a un tressaillement d’impatience. Quel abîme il voudrait creuser
+entre elle et Nicole de Miolan!
+
+--Nicole supporte le malheur d’avoir été déplorablement gâtée. Ce sera
+toujours son excuse, quoi qu’elle fasse. Cette excuse vous ne l’auriez
+pas, vous, enfant.
+
+--Qu’importent les excuses! mon oncle. Il n’y a que les faits qui
+comptent vraiment. Ça ne change rien à ce qui est, les raisons pour
+lesquelles on a été amené à agir de telle ou telle manière.
+
+Jamais encore, il ne l’avait entendue parler ainsi... Quelle expérience,
+il y a déjà dans cette jeune tête!... Et cette fois, il ne cherche plus
+à lui répondre comme à une enfant:
+
+--Vous avez raison, Guillemette; mais les influences qui se sont
+exercées, font qu’on peut, ou non, pardonner à ceux qui s’égarent, qui
+se trompent...
+
+Dans la solitude de la plage assombrie, la voix fraîche s’élève avec cet
+accent pensif qui étonne dans sa bouche juvénile:
+
+--Oncle, ne croyez-vous pas qu’il faut toujours pardonner?... Et ce
+n’est pas approuver!... Mais qui n’a pas besoin de pardon? Voyez, maman
+est très indulgente; et c’est une des qualités que je voudrais le plus
+posséder comme elle... Vous, oncle René... Elle se mit à rire, un peu
+malicieuse:
+
+--... Vous avez la sagesse un brin rigoureuse!
+
+--Et j’ai bien tort, Guillemette; car je n’ai, pas plus que mes
+semblables, le droit de condamner...
+
+Il y a de l’amertume dans sa voix. Elle le sent, et tourne aussitôt la
+tête vers lui avec une crainte de l’avoir froissé. D’un geste
+instinctif, elle pose la main sur son bras:
+
+--Oncle, vous n’êtes pas fâché, dites, que je vous ai parlé si
+franchement?... J’en aurais tant de regrets!... Car je vous aime très
+fort... sans en avoir l’air!... Et avec le meilleur de moi-même...
+
+Ah! si elle l’aimait, comme, silencieusement, il se prend à le désirer
+de toute son âme, elle ne lui dirait pas cela... Mais quelle douceur
+caressante a son accent, alors qu’elle continue:
+
+--Je voudrais tant que, de cette dernière causerie--où j’ai été si
+franche avec vous, avouez!...--vous n’emportiez qu’un bon souvenir!...
+Ainsi, après votre départ, quand nous penserons l’un à l’autre, nous
+serons certains qu’il n’y a pas d’ombre entre nous...
+
+--Petite Guillemette, quelle ombre pourrait-il y avoir?... Comment
+serais-je fâché parce que je vous entends parler comme une femme qui
+réfléchit?... Moi aussi, j’ai une prière à vous adresser. Quand je vais
+être loin, ne voyez plus en moi l’oncle sévère et maussade que vous
+redoutiez, mais un ami à qui vous êtes chère infiniment; et,
+souhaitez-moi, puisque vous vous intéressez à mon bonheur, de savoir...
+enfin!... où je puis le chercher...
+
+Que veut-il dire?... Elle le regarde avec des prunelles attentives--et
+curieuses,--où il lit clairement qu’elle ne devine rien des mots qui lui
+montent aux lèvres... Et vers eux, accourt Mad qui leur crie:
+
+--Mais vous ne revenez donc pas?... Il est très tard!... On ne voit
+presque plus clair... _M’selle_ dit qu’il faut rentrer très vite... Le
+dîner est plus tôt à cause de votre départ, mon oncle.
+
+Elle a raison, cette petite. Il est bien tard. Le jour se meurt tout
+gris sur la mer dont les vagues sont lourdes, obscures, jetées vers le
+rivage par un souffle froid d’automne.
+
+Et Guillemette, détournée de lui, aide déjà Mademoiselle à rassembler
+les pliants. Il entend son joli rire; le timbre de sa voix a une
+sonorité si joyeusement claire que la certitude brutale s’abat sur lui
+qu’il a mieux fait de se taire...
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Des jours et encore des jours ont coulé. Avec un camarade, puis seul,
+René a été de station en station dans les Pyrénées, obstiné à tenter
+toutes les ascensions encore possibles en cette fin de saison, afin de
+dompter, par la fatigue, sa pensée qui se souvient, regrette, discute le
+renoncement que la plus élémentaire raison lui impose.
+
+Car maintenant qu’il est loin, il juge plus froidement et ne peut
+s’illusionner sur l’accueil que, non seulement Guillemette, mais sa
+sœur, mais Raymond Seyntis lui-même feraient au sentiment qui est né
+obscurément en lui. Il ne lui reste donc, comme il l’a compris dès la
+première heure, qu’à se détacher d’un rêve fugitif, charmant et absurde
+dont il demeure stupéfait.
+
+Il a beaucoup regardé en lui-même depuis qu’il a quitté les
+_Passiflores_ et vécu seul. Et cette méditation lui a révélé un fait
+qu’il lui faut bien admettre: c’est qu’une insensible transformation
+s’est opérée en lui. Il n’est plus l’homme qui, quelques mois plus tôt,
+arrivait en France, sûr de l’orientation de son avenir; avant tout,
+passionné pour les choses de sa carrière, prompt à discerner la
+résolution à prendre et certain de rencontrer, à l’heure souhaitée, la
+femme qui réaliserait pour lui la compagne d’élection.
+
+L’expérience est venue culbuter sa conception trop simple de la vie, sa
+foi orgueilleuse en la puissance de son vouloir et la rectitude de son
+jugement, la raide austérité de ses principes. Sous des influences
+neuves et subtiles, son horizon s’est élargi. Il est moins sévère aux
+autres. Mais lui-même s’est compliqué. Sa pensée plus souple aperçoit
+des nuances, des lumières, des ombres aussi qu’il ne concevait même pas;
+et, par instants, il éprouve l’impression qu’un souffle chaud a passé
+sur son âme, y faisant fondre les glaces qui emprisonnaient son être
+moral, pour y éveiller la soif du printemps. Ni le travail, ni l’action,
+ni la claire ordonnance de sa vie ne lui suffisent plus. La solitude lui
+pèse. Il lui faut cette existence à deux que possèdent aujourd’hui
+presque tous ses camarades, qui en rend plusieurs éperdument heureux.
+Alors, seulement, cessera pour lui l’impression d’isolement, même parmi
+les siens, qui lui devient lourde à porter; qu’il n’éprouvait pas, aiguë
+ainsi, quand il était loin de France, qui s’est abattue sur lui, quand
+il a compris combien Guillemette lui est devenue chère.
+
+Et lui, si calme jadis, s’irrite maintenant de constater combien il lui
+est difficile de retrouver le serein équilibre de sa pensée,--parce
+qu’une lutte sourde, qu’il ne veut pas entendre, se poursuit en lui,
+entre la raison qui exige l’oubli et le cœur, rebelle devant un tel
+arrêt... Lutte qui devient peu à peu si pénible qu’il en arrive à
+souhaiter n’importe quelle diversion l’arrachant à lui-même.
+
+Il a fui Luchon où est Nicole qu’il ne veut pas voir et Biarritz dont la
+brillante cohue exaspérait le sentiment de sa solitude; et il est venu
+se réfugier dans la paix de Saint-Jean-de-Luz.
+
+La jolie petite ville est toute souriante sous les frondaisons
+jaunissantes de ses arbres. La vigne vierge rougit les façades et ses
+branches s’enchevêtrent en berceau sous le bleu violent du ciel...
+
+Mais René, tout à coup, cesse de voir l’horizon charmant et s’arrête
+court dans sa flânerie, à travers les rues vibrantes de soleil... Car
+devant lui, sous la flamme de son ombrelle de soie rouge, s’avance
+Nicole de Miolan, d’un pas nonchalant de promeneuse. Dans un panier
+passé au bras, elle porte une grosse gerbe de glaïeuls. Sa robe de toile
+blé semble la nimber de lumière. Sûrement, elle n’est pas une passante à
+Saint-Jean-de-Luz. Elle n’en a pas l’allure.
+
+Les prunelles ardentes s’arrêtent soudain sur René et une surprise y
+jaillit... Tous deux, ils ont la même exclamation:
+
+--Comment, vous êtes ici?
+
+Il ajoute:
+
+--Je vous croyais à Luchon?
+
+--La saison est finie. Nous sommes partis pour Biarritz; puis, sur mon
+désir, nous sommes venus ici où mes parents ont loué une villa afin de
+pouvoir y vivre solitairement. J’exècre les hôtels où toutes les
+rencontres deviennent possibles...
+
+Une vibration passionnée a passé dans sa voix et ses yeux ont eu un
+éclair d’orage aussi vite disparu qu’il s’est allumé... Reprenant tout
+de suite son seul personnage de femme du monde, elle interroge,
+insoucieuse des passants qui regardent leur groupe, parce que nulle
+part, Nicole de Miolan ne demeurerait inaperçue:
+
+--Et vous, René, comment êtes-vous ici?
+
+--J’y suis en voyageur... j’ai voulu revoir le Midi.
+
+--Et vous n’êtes pas un voyageur trop pressé, n’est-ce pas?
+
+--Non... Je suis seul..., libre de mon temps...
+
+--Alors, accompagnez-moi un peu, que nous causions... Voulez-vous?...
+Cela me fait beaucoup de plaisir de vous rencontrer!
+
+Il la sent tout à fait sincère et il en éprouve une bizarre impression
+de bien-être moral. Près d’elle, va-t-il enfin être distrait des
+souvenirs qu’il ne parvient pas à fuir?
+
+Quel don de beauté, elle a reçu! il la regarde émerveillé de son éclat.
+La peau veloutée fait songer à un fruit splendide caressé par l’or du
+soleil. Elle marche près de lui, le visage pensif, sous sa capeline de
+paille blonde. Les paupières voilent le regard.
+
+Elle demande:
+
+--Parlez-moi d’Houlgate, de la chère petite Guillemette...
+
+L’obscur tourment frémit en lui... Et il répond par des mots brefs;
+puis, en hâte, pour se fuir, il interroge à son tour:
+
+--Nicole, qu’êtes-vous devenue depuis que nous nous sommes dit adieu aux
+_Passiflores_? L’été vous a-t-il été bon... comme je le souhaitais tant
+pour vous?
+
+La bouche expressive se contracte une seconde; et railleuse, Nicole
+jette:
+
+--Bon?... mon pauvre ami, que voulez-vous qu’il m’arrive de bon?... Je
+dois m’estimer satisfaite qu’il ne se soit produit, à mon endroit,
+aucune catastrophe irréparable... Voilà tout!... Ce que j’ai fait cet
+été, après avoir quitté Houlgate?... Rien d’intéressant, pour moi ni
+pour les autres! De mon mieux, par tous les moyens qui me semblaient
+favorables à ce résultat, j’ai essayé de tuer le temps... C’est
+tellement long à remplir une journée quand on vit sans but!
+
+Ces mots sonnent étrangement dans la petite rue paisible, striée
+d’ombres bleues et d’éclatants rais de soleil; où les promeneurs
+circulent d’un pas flâneur; où les gens du pays échangent, avec
+exubérance, des propos très simples. Nicole a parlé d’un accent de
+badinage ironique; mais, dans sa voix, frémit cette amertume que René y
+a surprise bien des fois à Houlgate. Il a l’intuition qu’une
+désespérance absolue l’étreint affreusement et qu’il ne peut rien pour
+la sauver d’elle-même. Pourtant, il essaie, avec une sorte d’autorité
+affectueuse:
+
+--Nicole, ce but que vous n’avez pas, donnez-le-vous!
+
+--Et lequel voulez-vous que je me donne qui en vaille la peine?... Tout
+ce que je puis faire est si inutile!... Ah! oui, je sais... Il y a des
+gens très sages, très pondérés, à qui il suffit, pour être contents
+d’eux-mêmes et de l’existence, d’accomplir leur tâche quotidienne, si
+insignifiante soit-elle! Il y a des femmes qui se consolent de ce qui
+leur manque en s’absorbant dans les œuvres pies... C’est qu’elles n’ont
+pas la misérable et égoïste soif de bonheur dont je ne suis pas encore
+parvenue à me désaltérer, quoique j’essaie _tout!_ pour y réussir...
+
+--Peut-être parce que vous ne cherchez pas où il faut, fait-il
+machinalement, tandis que sa pensée s’attache aux dernières paroles de
+la jeune femme. Quel en est le sens?... Serait-ce qu’elle a enfin
+réalisé son audacieuse résolution de recommencer sa vie, au seul gré de
+son désir? Mais quoiqu’elle lui ouvre un peu de sa pensée, avec une
+hautaine indifférence de ce qu’il conclura, elle garde bien à elle le
+secret des jours qui viennent de passer pour elle... S’ils ont été doux
+à sa beauté, ce n’est pas l’apaisement qu’ils semblent avoir apporté à
+sa pauvre âme tourmentée...
+
+Elle n’a pas relevé sa réflexion, si elle l’a entendue. Silencieuse,
+elle avance près de lui, ses fleurs dans les bras. Ils sont maintenant
+sous le couvert des arbres, devant la vieille maison de l’_Infante_, et
+vont distraits des choses extérieures. Au souffle de la mer, encore
+invisible, des feuilles cuivrées et pourpres volent autour d’eux comme
+de larges papillons superbes qui viennent s’écraser sur le sol.
+
+Brusquement, Nicole reprend:
+
+--Ah! René, que vous êtes heureux d’être un croyant... Ce doit être une
+si grande force et une si grande consolation!
+
+Très simple, il dit:
+
+--Oui, vous avez raison... Je l’ai senti aux heures les plus
+douloureuses de ma vie... Et je ne puis l’oublier.
+
+Elle a la pensée que les heures dont il parle sont peut-être celles
+qu’il a connues par elle... Mais ce passé-là aussi est bien mort... Il
+faut le laisser dormir en paix.
+
+Elle songe tout haut, avec une espèce de gravité désespérée:
+
+--Je crois... j’en suis arrivée à croire que certains esprits ont été
+créés de telle sorte qu’ils ne peuvent perdre leur foi; que d’autres, au
+contraire, n’auront jamais une foi semblable, quoi qu’ils rêvent, quoi
+qu’ils fassent!
+
+--Nicole, à mon très humble avis, c’est qu’ils veulent discuter, essayer
+de comprendre ce qui est l’Incompréhensible pour nous autres humains...
+
+Elle murmure:
+
+--Oh! oui, l’Incompréhensible... l’Inconnu... Et des gens l’adorent, le
+servent, se donnent à lui, en font leur bonheur!... Les bienheureux!...
+Moi, j’ai une âme païenne... Mon dieu, c’est l’Amour!... C’est lui qui,
+pour moi, dispense le bien et le mal!...
+
+Il sent tellement combien elle dit vrai qu’il ne songe même pas à
+relever ses paroles. A quoi bon?... Il peut la plaindre, non la
+transformer.
+
+Ils sont arrivés devant la mer qui miroite splendidement. Son souffle
+les frappe au visage et emporte quelques pétales des fleurs de Nicole.
+Lui, n’en voit rien. La houle, la senteur des vagues ont aussitôt
+ressuscité en lui la vision d’une autre plage, voilée par le crépuscule,
+d’une forme svelte sous une veste rouge, de deux prunelles profondes qui
+songeaient, presque graves, alors pourtant que la bouche souriait...
+
+Nicole a l’intuition qu’il est loin d’elle et demande:
+
+--René, est-ce que ce sont mes propos de mécréante qui mettent ainsi en
+fuite votre pensée orthodoxe?... Je vous ai avoué déjà qu’il fallait
+avoir pitié de moi...
+
+--Je me souviens... et cette pitié, je vous assure, Nicole, que je vous
+l’offre, respectueusement, bien sincère...
+
+--Oui, je sais, je sais... Pour moi, vous êtes vraiment un ami, j’en
+suis sûre... Et c’est pourquoi il vaut mieux que je vous dise quelle
+raison m’a conduite ici, à Saint-Jean-de-Luz. J’ai fui Biarritz parce
+que j’y ai fait une rencontre.
+
+--Une rencontre?... répète-t-il, surpris de son accent.
+
+--Oui, j’ai rencontré... mon mari qui m’a eu tout l’air d’être venu à
+Biarritz en mon honneur... Avait-il à me parler?... Je n’en sais rien...
+Je n’ai pas ouvert la lettre qu’il m’a envoyée alors... pas plus que je
+n’avais ouvert les autres... Mon Dieu! comment n’a-t-il pas encore
+compris qu’entre lui et moi, tout est fini!... Pour tâcher de l’en
+convaincre mieux, j’ai quitté aussitôt Biarritz... Mais je vis hantée
+par la crainte de le voir apparaître ici...
+
+Il comprend pourquoi elle a les nerfs frémissants, pourquoi une fièvre
+brûle son être passionné.
+
+La voix assourdie, elle poursuit, isolée dans son souvenir:
+
+--Cela faisait sept mois que je ne l’avais vu. Il a changé... Mais
+pourtant, c’est toujours lui...
+
+Lui, qu’elle a adorée... Lui, qui l’a fait souffrir... Lui, qu’elle
+n’oublie pas!... Une espèce de révolte gronde dans les bas-fonds du cœur
+de René... Pourtant, il n’attend ni ne veut rien de cette femme.
+
+De nouveau, ils avancent silencieusement. Elle songe... à quoi?... Et
+que pourrait-il lui dire?
+
+Mais elle a tout à coup ce mouvement d’épaules qu’il connaît bien, dont
+elle semble rejeter son fardeau en arrière et elle arrête vers lui ses
+yeux brûlants; son accent devient railleur:
+
+--Mon pauvre René, quelle fâcheuse compagne de promenade je vous
+offre!... Vous me trouvez plutôt ridicule, n’est-ce pas, avec ma manière
+de vous accabler de mes doléances, dès que je vous retrouve... Mais je
+me sens si effroyablement seule dans... dans la tourmente où je me
+débats!... Il y a des minutes où le besoin de parler de ma misère me
+ferait crier d’angoisse... Seulement, j’ai appris à me dominer... et je
+me tais...
+
+Elle ne trahit, en effet, sa détresse, ni par un geste, ni par un éclat
+de voix; elle garde son attitude de femme du monde qui tient des propos
+de salon. Et cependant, comme elle est poignante, cette plainte
+désespérée jetée ainsi dans le joli matin clair qui semble chanter la
+douceur de vivre...
+
+René cherche à écarter d’elle, un peu, la sensation d’isolement:
+
+--Nicole, vous avez vos parents...
+
+--Mes parents?... Ils sont excellents... Mais nous sommes aujourd’hui
+des êtres tellement différents que nous ne nous comprenons guère et
+n’arrivons qu’à nous faire souffrir mutuellement... J’en ai achevé
+l’épreuve... Et je me tais avec eux... Comme avec tous... Vous excepté,
+René.
+
+--Avec moi qui, hélas! ne peux rien pour vous...
+
+--Si!... Vous pouvez quelque chose en ce moment... Restez quelques jours
+à Saint-Jean-de-Luz, voulez-vous?... Nous ferons de longues promenades.
+Nous causerons beaucoup... Et cela m’empêchera de penser. C’est promis,
+n’est-ce pas?... Pensez que vous accomplirez une œuvre de charité en
+m’abandonnant un peu de votre temps...
+
+Ainsi, elle veut oublier, comme lui... Et l’oubli, c’est la paix, le
+repos sans prix...
+
+--Je resterai autant que vous le souhaitez, Nicole.
+
+Il ne cherche pas une seconde à se dérober au charme dangereux que
+pourtant il n’ignore pas et dont la puissance, à cette heure, lui est un
+bien, puis qu’elle l’arrache à son rêve inutile.
+
+
+
+
+XX
+
+
+La semaine va finir et René est encore à Saint-Jean-de-Luz. Ce sont des
+jours singuliers qui se sont égrenés pour lui, tels qu’il n’en avait
+peut-être jamais vécu.
+
+Sur l’insistance très vive de M. et de Mme d’Harbourg, candidement
+désireux de distraire leur fille, il a été l’hôte quotidien de la villa;
+et passif, pour fuir sa pensée, il s’est laissé envelopper par la
+troublante atmosphère que Nicole distille autour d’elle.
+
+Pour la première fois depuis...--il ne saurait dire quand!...--il a vécu
+au gré de ses impressions sans souci de les juger ou de les dominer,
+éprouvant une sorte de jouissance aiguë,--non plus une terreur!--à
+sentir la vie de Nicole se mêler à la sienne, l’absorber peu à peu
+jusqu’à écarter de son cerveau toute pensée où elle est étrangère.
+
+Mais aussi était-ce un jeu, un caprice, une gageure de l’affoler comme
+les autres? Elle a été avec lui telle qu’il ne l’avait jamais vue, la
+séduction même; durant leurs causeries où, cependant, elle n’a rien
+livré du mystère de son âme; durant leurs flâneries sur la plage et dans
+les petites rues luisantes de clarté; pendant les soirées passées à
+faire de la musique; les excursions sous la correcte égide de M.
+d’Harbourg qui, d’ailleurs, aussitôt à destination, les laissait errer
+seuls, estimant la marche mauvaise pour ses vieux ans et René un
+protecteur de tout repos.
+
+Elle, Nicole, que pense-t-elle?... Quel drame se joue en son esprit
+insaisissable. Est-ce l’apparition possible de son mari qui lui donne ce
+cœur frémissant dont René sent la fièvre dans ses silences comme dans
+ses moindres paroles, dans la caresse, l’éclair ou la rêverie de son
+regard?... Jamais plus, elle n’a parlé de lui, après le brusque abandon
+du premier jour. Mais plus d’une fois, devant la soudaine apparition
+d’une silhouette d’homme, il a deviné en elle un tressaillement de tout
+l’être qui lui jette au visage une ondée de sang. Ses lèvres, aussitôt,
+ont eu cette contraction que René connaît bien maintenant et qu’il
+redoute; car ensuite, elle devient silencieuse, repliée sur elle-même et
+elle demeure lointaine, tant qu’une circonstance extérieure ne la
+rejette pas hors de sa songerie, ramenant sur ses lèvres le sourire qui
+grise ainsi qu’un parfum trop pénétrant. Et si René est près d’elle, un
+peu bas, elle lui dit, d’un ton d’excuse:
+
+--Ne m’en veuillez pas... Maintenant, je suis toute à vous...
+
+Toute à vous! Quelle ironie de lui entendre ces mots qui éveillent
+brutalement en lui le mauvais désir qu’il prétend ignorer. Il conserve
+l’altière confiance de pouvoir en demeurer maître, mais il ne peut
+empêcher sa pensée, surtout aux heures de la nuit où elle lui échappe,
+d’être hantée par les multiples visions de Nicole que ces quelques jours
+passés près d’elle semblent avoir imprimées en son être.
+
+Il en a conscience et s’est surpris à répéter tout à coup les paroles de
+la sagesse: «Celui qui cherche le danger y périra...» Certes, ce n’était
+pas le danger qu’il cherchait, seulement l’apaisement, l’oubli... Et ne
+semble-t-il pas avoir réussi, puisqu’il ne voit plus le fantôme charmant
+et redouté qu’il a cru devoir impitoyablement écarter de sa vie?...
+Alors, pourquoi s’attarder auprès de cette dangereuse Nicole qui est
+troublante comme un appel d’amour?... Entre lui et elle, qui fut jadis
+la fiancée d’élection, il ne doit rien y avoir qui les abaisse l’un et
+l’autre.
+
+Et voici que, tout à coup, René ne se sent plus assez protégé par sa
+seule volonté. Il entrevoit des abîmes dont il n’est plus aussi sûr de
+se garder... Car sa sévère conscience ne lui permet pas de s’illusionner
+sur la force et la nature de l’attrait qui l’emporte vers
+Nicole,--Nicole, dont il ne souhaiterait plus faire sa femme!--S’il veut
+sincèrement se refuser à toute défaillance, il ne doit plus demeurer
+près d’elle!
+
+Mais la soif qu’elle lui a donnée de sa beauté est si violente qu’à la
+seule idée de ne l’assouvir jamais, une misérable révolte crie en lui...
+Ah! c’était insensé de s’exposer à pareille tentation... Quel monde
+entre ce qu’il éprouve pour Nicole et le sentiment que Guillemette
+éveillait en lui!
+
+L’esprit tourmenté d’impressions complexes, il arpente la plage et
+tressaille de s’entendre tout à coup interpeller par M. d’Harbourg qui,
+suivi de sa dévouée épouse, accomplit sa promenade quotidienne, avant
+l’heure du déjeuner.
+
+--Carrère, mon ami, allez-vous du côté de la villa?... Oui?... Eh bien,
+vous m’obligeriez beaucoup en disant à Nicole qu’elle me fasse envoyer
+tout de suite, chez le libraire, les livres que je veux changer ce
+matin, au cabinet de lecture. Ma femme a oublié de les prendre.
+
+L’excellente Mme d’Harbourg n’a pas même l’idée de lui faire remarquer
+que lui, tout d’abord, eût pu songer à ses propres affaires. Elle est,
+au contraire, toute prête à s’excuser; et docile, suit son compagnon
+qui, après quelques mots à René, reprend ses évolutions hygiéniques.
+
+René s’en veut de la jouissance qui lui a fouetté le sang quand il a
+entendu M. d’Harbourg lui demander d’aller trouver Nicole... Et
+cependant, jusqu’à la minute où le domestique répond à sa question:
+«Oui, madame est chez elle», il est harcelé par la crainte qu’elle ne
+soit partie pour une de ces promenades solitaires où elle passe des
+heures.
+
+Elle est là. Quand il est introduit dans le petit salon qu’elle a fait
+sien, il l’aperçoit assise devant sa table à écrire, la tête appuyée sur
+ses mains jointes. Elle porte une longue robe de maison d’un mauve rosé.
+Seule, la guipure du corsage voile le cou et les épaules. Devant elle,
+une lettre fermée. Au bruit de la porte, elle a un peu soulevé la tête
+et regarde qui entre ainsi chez elle, avec cette expression venue de
+très loin que René lui a vue bien souvent.
+
+--Comment vous? René.
+
+Elle passe les doigts sur son front d’un geste inconscient et lui tend
+la main. Jusqu’au coude, les bras sont nus sous les dentelles qui
+ourlent la manche. René sent sous sa bouche la peau tiède, odorante
+comme la chair d’une fleur. Il se redresse un peu vite.
+
+--Nicole, je vous demande pardon de venir ainsi vous déranger. Mais
+votre père m’envoie, désirant...
+
+Et il fait la commission.
+
+--Bien.
+
+Elle a sonné, donné des ordres. Lui, a attendu pour prendre congé; mais
+ses yeux l’ont suivie dans tous ses mouvements qui ont une souplesse
+caressante.
+
+--René, pourquoi restez-vous debout? Êtes-vous si pressé, ce matin?
+
+Elle s’est rassise à sa place coutumière, dans une bergère, voisine du
+bureau d’où elle peut apercevoir, jusqu’à l’horizon, la course
+capricieuse des vagues. Une lumière dorée flotte dans la pièce à travers
+la toile rousse des stores abaissés. Elle demande, tandis que sa main
+tourmente, sur la table, la lettre fermée:
+
+--Nous n’avons pas décidé quelle promenade nous ferions tantôt?
+
+Un imperceptible silence. Puis René articule, soudain dompté par un
+mystérieux commandement:
+
+--Choisissez-la, Nicole. Et choisissez-la belle,... car ce sera la
+dernière...
+
+--La dernière?... Pourquoi? Nous ne partons ni les uns ni les autres.
+
+--Si, Nicole... Moi, je pars.
+
+--Oh! non!!
+
+Elle a jeté les mots comme un cri d’angoisse, qui le fait tressaillir.
+Il sent sur son bras le frôlement des doigts légers.
+
+--Non, ne m’abandonnez pas, puisque vous dites que je vous suis encore
+chère un peu... chère comme une amie dont on a compassion, parce qu’elle
+est malheureuse... Ah! si malheureuse!
+
+Les traits de René prennent cette rigidité dure que leur donne une
+émotion qu’il maîtrise. Très doucement, il détache la main qui tremble
+sur son bras.
+
+--Nicole, écoutez-moi... Parce que je vous ai vue souffrir, j’ai pu
+oublier... tout le passé... Mais pour... pour notre bien à tous deux, je
+ne veux pas m’exposer à ce que ce passé ressuscite!
+
+Au fond des yeux qu’elle attache sur lui, il voit passer une étrange
+expression, attirante à la façon des abîmes dont la contemplation
+affole. Puis elle a un léger haussement d’épaules; et il comprend
+combien peu comptent, pour elle, les lois qui courbent d’autres âmes.
+
+--Et quand cela serait, René, vous êtes libre!... Moi aussi... Ce que
+nous voulons, nous pouvons le faire. Personne n’a le droit de nous
+demander compte de nos actes... Ne pensez pas à l’avenir... Vivez comme
+moi dans la minute présente!... René, René, ne me laissez pas seule en
+ce moment... Ne partez pas encore!... J’ai tant besoin de me sentir
+gardée, protégée...
+
+Elle a l’accent de supplication d’une créature en péril qui implore le
+secours désespérément. Dans ses yeux, se mêlent de la détresse, de la
+confiance, un mystérieux appel... Quoi encore... qu’il n’ose lire?...
+Ah! il ne sait pas!... Il ne cherche plus à comprendre pourquoi elle
+veut le retenir... Pourquoi tout à coup, elle est sortie de la farouche
+réserve où elle enveloppait son âme, pourquoi elle s’attache à lui, dans
+un élan qui jette le vertige en tout son être. La voix altérée, il
+prononce:
+
+--Nicole, si je puis vraiment quelque chose pour vous, dites-le-moi...
+Mais ne me faites pas perdre toute sagesse... Souvenez-vous que je suis
+un homme qui vous a adorée autrefois... Et il ne faut plus qu’il en soit
+ainsi... Il ne le faut plus!
+
+De nouveau, dans les yeux de la jeune femme, luit ce regard qui
+bouleverse René d’un désir aveugle de l’envelopper enfin de son
+étreinte, de connaître la saveur de ses lèvres, d’oublier, par elle,
+tout ce qui n’est pas elle...
+
+--René, je suis terriblement égoïste... Mais je trouverais bon que vous
+m’adoriez, ainsi qu’autrefois... Vous savez bien que j’ai, pour mon
+malheur, un cœur insatiable... Seulement, rien de semblable
+n’arrivera!... Ne craignez pas pour votre sagesse... Vous en êtes
+toujours le maître... Pensez seulement que vous m’avez promis d’être un
+ami très dévoué... Et donnez-m’en la preuve en restant... Votre présence
+exorcise les mauvais fantômes!
+
+Elle parle d’un ton bizarre, un peu sourd, où semblent frémir des
+sanglots. Les doigts ont repris la lettre jetée sur la table et la
+froissent nerveusement.
+
+Une intuition éclaire la pensée de René. Cette lettre doit être encore
+de son mari. Ah! toujours cet homme!... Un vent de folie s’élève en lui;
+rafale où sombre toute volonté, toute conscience, tout souvenir... Sans
+un mot, il se penche, attire, d’un geste impérieux, le beau visage
+ardent et sa bouche écrase les lèvres entrouvertes...
+
+Une seconde, leurs regards se mêlent, éperdus. Au fond de ses prunelles,
+il y a la flamme de l’homme qui veut... Dans celles de Nicole, une sorte
+de désespoir sombre, d’hésitation, de lassitude, tandis qu’elle demeure
+immobile sous les baisers qui brûlent son visage...
+
+Mais presque aussitôt, elle se redresse violemment, se rejette en
+arrière... Et, très bas, avec des lèvres qui tremblent, elle dit:
+
+--Eh bien... non!... Pas cela!!... Il ne faut pas que cela soit... Vous
+le savez bien!
+
+--Pourquoi?...
+
+--Parce que vous ne m’aimez pas...
+
+Il murmure, ivre du baiser dont le goût est encore sur sa bouche:
+
+--Nicole, j’ai soif de vous... Et depuis tant d’années...
+
+Mais elle ne semble pas l’entendre et achève, de la même voix basse:
+
+--Et moi... moi non plus, je n’ai pas d’amour pour vous... Seulement une
+grande affection...
+
+Il recule, atteint comme si elle l’avait frappé. Pourtant ce qu’elle dit
+là, depuis longtemps, il en est certain. Il laisse rudement retomber les
+deux mains de la jeune femme, serrées dans les siennes.
+
+--Vous n’avez pas d’amour?... Rien d’étonnant à cela... Mais alors
+quelle comédie me jouez-vous depuis huit jours? Pourquoi avez-vous été
+pour moi... ce que vous vous êtes montrée cette semaine?... C’était un
+jeu?
+
+Elle secoue la tête. Dans son visage sans couleur, les lèvres se
+contractent.
+
+--Non... ce n’était pas un jeu... Mais une vilaine action que je me suis
+mise sur la conscience.
+
+Une fugitive ondée de sang colore une seconde sa pâleur. Il interroge:
+
+--Nicole... Nicole, je ne vous comprends pas...
+
+--Pour me comprendre... et me pardonner... il faut vous souvenir, qu’en
+ce moment, je ne suis dans la vie qu’une pauvre épave désemparée!...
+
+Elle s’arrête. Lui, a toujours, rivés sur elle, ses yeux qui demandent
+impérieusement la vérité... Alors, avec une sorte d’altière franchise,
+elle répond:--mais, elle ne le regarde pas; vaguement, elle contemple le
+store qui bat au souffle de la mer:
+
+--C’est vrai, autant qu’il dépendait de moi, j’ai cherché à être aimée
+de vous, follement... ainsi qu’autrefois... Vous étiez si sûr de
+vous-même, cet été, à Houlgate, et ici encore quand je vous ai
+rencontré, que la misérable tentation m’est venue de briser votre calme,
+de vous obliger à vous reconnaître vaincu par moi... tel que je vous ai
+connu, il y a des années. Vous voyez, c’est une vraie confession que je
+vous fais là!... Mais peut-être, après tout, est-ce surtout que je
+voulais échapper, coûte que coûte, aux souvenirs qui... qui me dévorent
+et qu’une rencontre a ravivés si vivants qu’ils m’écrasent... Je ne peux
+plus les supporter... Je ne puis plus vivre ainsi!...
+
+Elle s’arrête encore. Ses mains ont une crispation d’angoisse. Mais
+c’est le seul geste, avec le regard tragique de ses yeux sans larmes,
+qui trahisse la tempête où sombre son orgueil...
+
+Lui, l’écoute sans un mot. Comment pourrait-il la condamner, se révolter
+contre elle, quand il a été si faible, plus faible qu’elle dont il n’a
+pas les excuses! Ah! quelle humilité et quelle indulgence le souvenir de
+cette heure lui laissera dans l’âme!...
+
+De nouveau, dans le silence de la pièce, s’élève la voix émouvante:
+
+--Ne me méprisez pas trop, René, si j’ai, encore une fois, essayé de
+mettre l’irréparable dans ma vie; c’était pour être sûre que je ne
+retournerais pas en arrière... Mais quand vos lèvres ont pris les
+miennes, j’ai senti que je ne pouvais être à personne... Du moins, en ce
+moment...
+
+--Et demain... plus tard, vous ne pourriez pas davantage, Nicole,...
+parce que...
+
+Il hésite une seconde. Les mots lui paraissent si difficiles à
+prononcer!
+
+--... Parce que vous aimez toujours votre mari...
+
+--René!!... Oh! taisez-vous!... taisez-vous...
+
+Mais quelle créature serais-je donc, si je l’aimais encore après tout...
+tout ce qui s’est passé entre nous!
+
+--Si vous ne l’aimiez plus, puisque vous vous considérez comme libre de
+disposer de vous-même, vous n’auriez pas cette horreur d’appartenir à un
+autre...
+
+L’orage s’apaise en lui, y laissant la honte de ce qu’il a souhaité avec
+le besoin intolérable de se relever dans sa propre estime.
+
+Et il poursuit avec une grave sincérité d’accent qui la domine, où vibre
+l’écho de son émotion:
+
+--Nicole, je ne suis guère qualifié pour vous donner un conseil... Mais
+je vous le dis, comme je le crois... Nicole, il faut vous réconcilier
+avec votre mari...
+
+--C’est-à-dire, reprendre le joug, les scènes, les défiances, les
+jalousies... Je ne veux pas... Oh! non, je ne veux pas!!... Quand
+j’aurai, enfin! le divorce, je recommencerai ma vie...
+
+--Il _faut_, dès maintenant, la recommencer, la recommencer avec lui...
+Croyez-moi...
+
+Elle a un rire sec où sanglote sa désespérance:
+
+--C’est _vous_ qui me conseillez cela?... _Vous_ qui, il y a un
+instant...
+
+Le visage de René s’altère encore plus.
+
+--Nicole, j’étais fou et je ne suis pas seul responsable... Vous le
+savez bien!... Vous m’aviez fait perdre la raison... Car je vous jure
+que, de toute ma volonté, du jour où je vous ai retrouvée, j’ai
+uniquement souhaité voir en vous la femme qui aurait pu être ma
+fiancée... Mais vous m’avez tenté... et je ne suis pas plus fort que les
+autres!
+
+Elle murmure amèrement:
+
+--Qui donc est fort, grand Dieu!... quand la passion souffle!... Nous
+sommes alors de pauvres choses emportées par un torrent... Nous ne
+sommes plus qu’une souffrance ou une joie, dans laquelle notre être
+s’absorbe!
+
+Il sent qu’elle parle avec le souvenir de cet homme qu’elle a essayé, en
+vain, de rejeter de sa vie où il demeure le maître de son cœur, de sa
+pensée, de sa chair, si profondément qu’elle n’a pu, même le voulant,
+faire le don d’elle-même à un autre... Et il se domine, avec une âpre
+joie d’en souffrir:
+
+--Nicole, pour être certaine de n’avoir rien à regretter par votre
+faute, si votre mari vient à vous, ne le repoussez pas sans
+l’entendre... S’il vous écrit de nouveau...
+
+Et son regard se pose sur l’enveloppe fermée.
+
+--... lisez sa lettre... Ne la brûlez pas comme les autres...
+
+Elle a caché son visage dans ses mains. Entre les doigts, il voit
+filtrer des larmes. Si bas, qu’à peine il l’entend, elle dit:
+
+--Je ne les ai pas brûlées... Elles sont demeurées telles qu’elles sont
+arrivées, closes...
+
+--Eh bien... il faut les ouvrir... et les lire. Alors vous jugerez et,
+je l’espère pour votre bonheur, vous pardonnerez... Tous, plus ou moins,
+nous avons tellement besoin de pardon et d’indulgence... C’est insensé,
+ce rêve de trouver la perfection dans les êtres que nous aimons
+par-dessus tous les autres... Nous non plus, nous ne leur apportons pas
+la perfection...
+
+Tandis qu’il parle, se jugeant sans merci, il revoit soudain la plage
+d’Houlgate, déserte dans le jour mourant; il entend Guillemette dire,
+comme lui aujourd’hui, qu’il faut savoir pardonner.
+
+Ah! maintenant, comme il l’a cherché, il est bien loin d’elle... Que
+dirait-elle, si elle savait?... Elle ne pourrait plus lui reprocher
+d’être «trop sage»...
+
+Mais ici, près de Nicole, il n’a pas le droit de penser à elle. Il se
+lève et se rapproche de la jeune femme qui est immobile, ses deux mains
+voilant toujours son visage.
+
+--Nicole, à moi aussi, il faut pardonner. Et puis, je vous en supplie,
+et c’est mon adieu, pensez à ce que j’ai cru devoir vous conseiller...
+parce que, de toute mon âme, je désire vous voir heureuse.
+
+Elle a un frisson; puis elle relève la tête et interroge:
+
+--Vraiment vous pensez que je dois l’écouter, _lui_?
+
+II incline la tête, un sceau sur les lèvres.
+
+--Alors... alors soyez très généreux... Attendez une seconde pour me
+quitter... Cette lettre-là est de lui... Et si je ne l’ouvre pas devant
+vous qui venez de plaider sa cause, le méchant esprit sera le plus
+fort... et elle restera sans réponse comme les autres...
+
+--Faites comme vous souhaitez, Nicole.
+
+Quel supplice d’accepter ce qu’elle demande là... Tant mieux, c’est un
+peu l’expiation purifiante. Il se détourne, va près de la fenêtre, et
+regarde vers les flots caressants qui ne souffrent, ni ne pensent, ni ne
+connaissent le mal, le devoir, la défaillance. Son oreille perçoit le
+bruit sec du papier déchiré... L’enveloppe est ouverte.
+
+Que lit-elle?
+
+Ceci, qui pénètre au plus profond de son cœur:
+
+«Chère, plus que chère, où êtes-vous? Où m’avez-vous encore fui?...
+Pourtant il faut que je vous trouve... Il faut que vous sachiez... que
+vous m’entendiez enfin... Mon trésor perdu, j’ai péché contre vous quand
+je vous ai permis de douter de moi... quand je ne vous ai pas murmuré,
+en vous adorant, que vous étiez plus que ma vie même, ma seule raison
+d’être!... Par un misérable orgueil, je n’ai pas voulu l’avouer... Et
+j’ai, follement, usé mes forces à emprisonner mon amour qui criait vers
+vous comme un damné, auquel le paradis est fermé! Nicole, j’étais fou,
+quand je vous ai laissée partir alors que tout ce qui vit en moi vous
+suppliait de rester; quand j’ai accepté votre décision de nous séparer;
+quand j’ai laissé passer les mois, subissant le supplice de vous perdre
+par ma faute... Et maintenant, mon orgueil est vaincu. Nicole, je t’aime
+trop... Il faut que tu me laisses te reprendre, ô mon amour...
+Écoute...»
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Derrière René qui attend impassible, s’élève la voix grave, dont le
+timbre a une douceur ardente.
+
+--René, vous pouvez me laisser... Je lirai les autres lettres aussi...
+
+Il la regarde. Elle a dans les yeux une lumière, que jamais encore il
+n’y a vue. Et une fibre douloureuse tressaille en lui. L’accent presque
+dur, il dit:
+
+--C’est bien ainsi... Au revoir, Nicole.
+
+Elle est assise à la même place où elle était, quand il est entré, et
+lui tend ses deux mains:
+
+--Au revoir, mon ami... Merci... Et je vous en supplie, s’il vous arrive
+encore de penser à moi, que ce soit avec toute votre charité, sans
+colère ni... ni trop de mépris...
+
+Il se courbe très bas, sur les doigts tremblants; mais ses lèvres ne les
+touchent pas. Sans une parole, il sort.
+
+
+
+
+XXI
+
+
+Prétextant un brusque rappel pour son service, il a quitté
+Saint-Jean-de-Luz sans revoir, non seulement Nicole, mais encore M. et
+Mme d’Harbourg, cause innocente d’une scène qui comptera parmi les
+souvenirs les plus pénibles de son existence. Il se meut avec les
+impressions d’un homme arraché brutalement au rêve par une chute dont il
+demeure tout meurtri. Ah! qu’elle est bien abattue, sa hautaine
+assurance de sa force morale!... Si Nicole avait consenti, c’est lui qui
+mettait l’Irréparable entre eux...
+
+A Bayonne, il trouve des lettres qui l’attendent depuis plusieurs jours.
+L’une d’elles, timbrée d’Houlgate, vient de sa sœur. Sûrement il y est
+parlé de Guillemette...
+
+Il l’écarte. Guillemette, c’est pour lui l’Éden volontairement perdu,
+l’Éden auquel désormais, il s’interdit même de songer... Ainsi se ferme
+l’entrée d’un sanctuaire à celui qui n’en est plus digne. Tel qu’il est,
+discipliné de vieille date à la pratique du devoir strict, il ne se
+pardonne pas ce qu’il a désiré, voulu, cherché... Le souvenir lui en est
+intolérable comme le serait celui d’une déchéance...
+
+Il regarde distraitement les autres lettres. En gros caractères,
+soulignés d’un trait dur, il en est une qui porte le mot «pressée».
+L’attention de René s’éveille. L’écriture n’est-elle pas celle de son
+beau-frère?... Pourquoi cette lettre?... Entre eux, la correspondance
+est nulle d’ordinaire. Et une inquiétude monte en lui, si violente qu’au
+seuil même du bureau de poste, il déchire le cachet et lit.
+
+«Mon cher René, je sais que je peux tout demander à ta fidèle affection;
+que ton dévouement absolu est acquis à ta sœur, à ses enfants... Et
+c’est pourquoi, en hâte, je viens te dire ceci, laissant de côté les
+phrases inutiles: par les journaux, tu as sans doute appris le
+formidable krach des mines de platine, amené par des spéculations
+secrètes, et plus qu’audacieuses! du directeur général. Il est probable
+qu’ayant des capitaux considérables engagés dans l’affaire, je suis plus
+que tout autre atteint par la catastrophe, sous laquelle, selon mes
+prévisions, je vais me trouver écrasé... Quoi qu’il en soit, ce serait
+pour moi une sécurité, de te savoir, ces jours-ci, près de ta sœur pour
+lui adoucir le choc que je crains d’avoir à lui porter d’un instant à
+l’autre... Lui revenir vaincu pour la première fois de ma vie... Lui
+annoncer une ruine, dont je ne puis mesurer encore l’étendue après avoir
+désespérément lutté pour l’éviter... La voir privée de son luxe...
+Guillemette sans dot. Notre nom livré aux commentaires, et quels
+commentaires!... Toutes ces pensées me tenaillent le cerveau à me rendre
+fou!...
+
+«Mon ami, depuis des semaines où je redoute ce qui arrive et fais...
+l’impossible pour l’éviter, je vis dans une telle tension cérébrale,
+qu’il faut m’absoudre d’être lâche devant le désastre, que rien de mes
+efforts n’a pu conjurer. René, je te confie ta sœur, les enfants. Va
+auprès d’eux bien vite. De cœur, merci... et pardonne-moi, quoi que tu
+puisses avoir à me reprocher...
+
+«Ton vieux frère.
+
+«R. S.»
+
+Machinalement, tout en lisant, René a marché. Il est sur le pont de
+l’Adour. Devant lui, le fleuve roule doucement, vers la mer, des eaux
+laiteuses sous le ciel d’automne. Des voitures se croisent; les passants
+circulent et le coudoient. Près de lui, sonne le rire d’une gamine qui
+grignote un fruit. Il tressaille et se reprend à lire cette lettre qui
+jette en lui une sensation de cauchemar. Est-ce vraiment son beau-frère,
+l’impassible joueur, qui a écrit les lignes qu’il vient de lire?
+
+Que se passe-t-il? Qu’est-ce que ce krach?... René n’a pas ouvert un
+journal depuis dix jours, tandis qu’en insensé, il s’enivrait de Nicole.
+
+Évidemment, il faut une situation très grave pour que Raymond Seyntis
+s’abandonne ainsi dans une lettre qui dissimule... quoi? Elle ressemble
+à un adieu. Une crainte s’incise dans l’esprit de René; et soudain, le
+choc violent qu’il subit refait de lui l’homme résolu, d’énergie froide,
+qui agit sans inutile retour sur lui-même. En quelques minutes, il est à
+la gare, s’informant de l’heure du train le plus proche; il télégraphie
+à son beau-frère pour annoncer son retour, et en attendant la minute où
+il va pouvoir partir, interroge anxieux les derniers journaux parus.
+
+Là, il trouve les détails qu’il ignorait sur le krach Mariel qui se
+chiffre par des millions et entraîne la débâcle de plusieurs grandes
+banques dont les noms ne sont pas encore ouvertement prononcés. Aux
+dernières nouvelles, une dépêche de Londres annonce le suicide de
+Mariel.
+
+De Mariel seul... Une détente irraisonnée se fait un moment dans
+l’inquiétude qui demeure abattue sur René depuis qu’il a lu la lettre de
+son beau-frère.
+
+Détente fugitive. La crainte qu’il se refuse à préciser tenaille de
+nouveau sa pensée pendant les heures interminables qui s’écoulent
+jusqu’au moment où le train l’amène enfin à Paris dans la brume froide
+d’une matinée d’octobre, où la voiture le dépose devant l’hôtel de la
+rue Murillo.
+
+Toutes les persiennes ferment les fenêtres. Le somptueux logis a cet
+aspect morne des demeures dont les hôtes sont absents. Les fleurs des
+massifs s’écrasent sur la terre humide. Nonchalant, le concierge noie la
+cour d’honneur sous le jet impétueux de la pompe qu’il dirige sur les
+pavés.
+
+La sonnerie du timbre l’arrête et lui met au visage cette expression
+mécontente des gens dérangés par un intrus. Mais l’expression disparaît
+vite sous un air empressé, quand il reconnaît René qui demande,
+instinctivement rassuré par le spectacle de cette scène familière:
+
+--Puis-je voir Monsieur?
+
+--Mais Monsieur est parti hier soir pour Houlgate.
+
+--Et il revient?...
+
+--Monsieur n’a rien dit. A la Banque, sans doute, ces messieurs savent.
+
+Que savent-ils?... René y passe pour être certain que son beau-frère est
+absent, pour apprendre peut-être la confirmation ou l’inanité de ses
+craintes. Là aussi, il lui est répondu que M. Seyntis est à Houlgate
+sans avoir fixé le jour précis de son retour, d’ailleurs imminent.
+
+Toujours le même renseignement qui doit être un mot d’ordre; car, à la
+Banque, René sent tout de suite une atmosphère de fièvre, de
+préoccupations capitales. Les visages sont altérés, anxieux, troublés...
+
+Par discrétion, il se refuse à questionner. Donc aux _Passiflores_
+seulement, il saura. Et incapable de supporter davantage une attente qui
+lui devient un supplice, il prend le premier express vers Houlgate.
+
+Le train est presque désert, non plus bondé comme en ce lumineux jour
+d’été où il arrivait à Houlgate avec une âme si différente de celle que
+lui ont donnée les deux derniers mois qu’il vient de traverser.
+
+Et aussi, c’est l’automne, les arbres roussis qui se dénudent; le
+crépuscule brumeux sur le réseau noir des branches sans feuilles, la
+mélancolie de ce qui finit.
+
+Ce qui finit... Est-ce le bonheur d’êtres qui lui sont chers?... dont il
+ignore tout, en ce moment, par sa faute...
+
+Enfin, dans un instant, il va savoir! Houlgate est bien près. Les
+petites stations fuient solitaires. Par delà les prairies, entre les
+arbres, s’ouvre l’infini de la mer, couleur d’ardoise... Et puis, une
+fois encore, le train s’arrête.
+
+Violemment, se dresse, dans la pensée de René, la vision de sa joyeuse
+arrivée, en juillet, sa sœur souriante sur le quai; et, près d’elle,
+restée très sage en arrière avec les enfants, la jeune créature qui
+allait souverainement lui prendre le cœur. Ah! comme en cette minute où
+il va la revoir--parce que la vie est plus forte que toutes ses
+résolutions!--il a conscience d’avoir, en vain, tenté l’impossible pour
+se détacher d’elle! La seule pensée que dans quelques instants il sera
+près d’elle, emporte même l’anxiété qui l’enserre dans un étau depuis
+tant d’heures. Il oublie tout--sauf ce qu’il a jeté entre elle et lui...
+Et une colère gronde en lui contre sa faiblesse.
+
+Il écarte la portière, saute sur le quai... et s’arrête court.
+
+Guillemette est là, seule, toute fine dans cette vareuse de laine rouge
+qu’elle portait ce dernier jour où ils étaient ensemble sur la plage,
+dans un pareil crépuscule de brume... Guillemette avec son éclat de
+fleur, un sourire de bienvenue dans l’ombre violette de ses yeux, alors
+qu’elle vient vers lui, en qui tressaille une allégresse éperdue. Ah!
+malgré tout ce qui les sépare, que c’est doux de la retrouver!...
+
+Mais il ne se trahit pas et dit seulement:
+
+--Je ne rêve pas?... Guillemette, c’est vous, bien vous?... Comment
+êtes-vous ici?
+
+La bouche a cette expression qu’il a revue tant de fois depuis son
+départ:
+
+--Je suis venue ici pour vous attendre, oncle René... Vous allez me dire
+que c’est très incorrect... Je m’en aperçois maintenant, mais tant
+pis!... Je suis bien sûre que vous ne me gronderez pas quand je vous
+dirai tout à l’heure ce qui m’a amenée...
+
+Son inquiétude se ravive, comme une blessure sensible au moindre
+attouchement.
+
+--Vous saviez que j’arrivais?
+
+--Je l’espérais, d’après ce que père avait dit...
+
+--Il est aux _Passiflores_?
+
+--Non; il y était hier soir; il y a passé la nuit, la matinée... Et
+puis, il est reparti par l’express d’une heure, après m’avoir répété que
+vous veniez... Alors en rentrant de faire un tour sur la
+plage,--maintenant qu’Houlgate est désert, maman me laisse circuler
+seule!--je me suis aventurée jusqu’à la gare, parce que...
+
+--Parce que? répète-t-il, s’appliquant à parler d’un accent très calme.
+
+--Parce que j’avais besoin de causer avec vous tout de suite... pour que
+vous me tranquillisiez...
+
+--Vous êtes inquiète de quoi?... de qui?... De votre père?
+
+Le mot lui est échappé. Elle tressaille:
+
+--Pourquoi pensez-vous à lui tout d’abord? Il allait bien... Mais il
+était tellement autre que je le vois d’ordinaire...
+
+--Plus fatigué peut-être?
+
+--Non... Non... Seulement nerveux, absorbé... Et ses yeux étaient si
+tristes, si tendres...
+
+Elle s’arrête encore... Puis, avec un imperceptible tremblement dans la
+voix, elle achève:
+
+--Il avait l’air de regretter si fort de partir que, ridiculement, je me
+suis mise à le supplier de rester, en me blottissant dans ses bras comme
+un bébé. Il m’a gardée une seconde; puis, presque violemment, il m’a
+écartée de lui, disant que je lui laisse faire ce qu’il devait... Et il
+est retourné dans son cabinet d’où il n’est sorti que juste au moment de
+prendre le train... Oncle René, je ne sais pourquoi, je suis
+horriblement tourmentée de lui!...
+
+D’un geste instinctif, elle se rapproche de René, dont elle appelle le
+secours... Nicole a eu le même mouvement, là-bas... Il n’y songe pas...
+L’enfant qui marche à son côté, dans l’ombre, est l’unique pensée de
+tout son être. Nicole n’a été qu’une dangereuse passante en sa vie où
+elle ne pouvait demeurer... Il dit très doucement:
+
+--Ma chérie, ne vous affolez pas ainsi sans avoir de raison. Est-ce que
+votre mère est inquiète aussi?
+
+--Oh! je ne crois pas... Du moins, elle a tout à fait son air de chaque
+jour... Cet après-midi même, elle était très gaie avec Mad et
+Mademoiselle. Aussi je n’ai pas voulu l’agiter en lui parlant de mon
+impression et je vous ai attendu... comme on attend le plus sûr des
+amis! pour que vous vous informiez, que vous jugiez ce qu’il faut
+faire... Je ne _peux_ pas rester dans cette incertitude!... C’est pour
+vous le... crier tout de suite, que je suis venue à la gare parce que,
+aux _Passiflores_, je n’aurais pas été bien libre de vous en parler...
+Ah! mon oncle, maintenant que vous êtes là, j’ai moins peur... Vous
+n’allez pas repartir tout de suite, n’est-ce pas?
+
+Ah! René sait bien maintenant que, s’il dépendait de lui, jamais plus il
+ne s’éloignerait d’elle... Mais que vont faire les événements de ce rêve
+merveilleux?...
+
+
+
+
+XXII
+
+
+Guillemette avait raison. Mme Seyntis n’est en rien préoccupée de son
+mari qu’elle est, au contraire, heureuse d’avoir trouvé rempli de
+tendresse pour elle, pendant les quelques heures qu’il vient de passer
+aux _Passiflores_. Elle aspire simplement à le rejoindre, à peine
+étonnée qu’il l’ait si vivement invitée à profiter des derniers beaux
+jours à Houlgate; sans doute, parce qu’il sait à quel point elle jouit
+d’une paisible vie de campagne, malgré son regret d’avoir André
+pensionnaire à Paris, victime de la reprise des études.
+
+Elle est trop habituée à lui obéir pour discuter le désir qu’il lui a
+exprimé à ce sujet; et ne lisant que peu ou point de journaux, ne voyant
+personne à Houlgate désert, elle ignore le désastre financier qui menace
+de l’atteindre et dont il ne lui a rien laissé soupçonner.
+
+René, hanté par les craintes qu’il lui faut cacher, passe ainsi une
+étrange soirée, entre la quiétude souriante de sa sœur, joyeuse de le
+revoir, insatiable de détails sur son voyage, et l’instinctive anxiété
+qu’il devine toujours latente chez Guillemette, malgré le réconfort
+qu’il sent lui apporter par sa présence.
+
+Ah! jamais, elle ne lui avait ainsi montré ce qu’il est devenu pour
+elle, l’ami par excellence, celui qui inspire la sécurité, la foi
+tendre, forte, apaisante. Et, silencieusement, il en éprouve un bonheur
+intense,--douloureux aussi, parce qu’il sait avec quel regard, quel
+recul de tout l’être, elle s’éloignerait de lui, si elle apprenait...
+Elle ne comprendrait guère que s’il s’est livré à Nicole, c’est parce
+qu’il l’aimait absurdement, pour mieux la fuir... Et elle aurait raison
+de le juger... comme il se juge.
+
+Mais à cette heure du moins, elle ignore; et elle ne lui refuse point la
+caresse de sa voix, de sa grâce, de sa jeunesse qui resplendit dans la
+capricieuse mobilité du visage.
+
+Est-il possible que tout souvenir, toute inquiétude puissent ainsi
+s’engourdir en lui, jusqu’à l’oubli, parce qu’elle est assise à quelques
+pas de lui, sous la clarté de la lampe qui dore sa peau, les moires des
+cheveux et rend plus profonde l’eau sombre des yeux où la pensée se
+reflète en ombres et en lumières...
+
+Peu à peu, à mesure que les minutes coulent, si calmes, une sorte
+d’apaisement se fait dans son esprit surmené par la crainte, par
+l’acuité de sa vie intérieure depuis plusieurs semaines, par la dernière
+crise qu’il vient de traverser. Il y a des instants où il en arrive à
+croire que la lettre de son beau-frère n’était que l’œuvre de la fatigue
+et de l’énervement. Le cauchemar s’éloigne, pareil à une trompeuse
+menace de tempête... Et de même, le rêve troublant de ses quelques jours
+près de Nicole, où il lui semble bizarre qu’il ait pu vraiment jouer un
+rôle.
+
+L’atmosphère paisible de ce salon clair, à foison fleuri de
+chrysanthèmes, agit sur lui à la manière d’un baume. Les lampes, sous
+l’abat-jour d’or pâle, épandent doucement leur clarté. Une belle flambée
+luit dans la cheminée. Parfois, l’aile du vent frôle les vitres, seul
+bruit venu de la nuit sans lune, car les fenêtres closes ne laissent
+plus entendre la plainte berceuse de la mer.
+
+Sa sœur est assise à la place même où, chaque soir, il l’a vue durant
+l’été, penchée sur son métier où elle achève l’écran, minutieusement
+brodé, qu’elle commençait quand il est arrivé, aux beaux jours de
+juillet.
+
+Mademoiselle a toujours son air de vierge sage; et Mad étant couchée,
+elle s’applique, selon sa coutume, à confectionner force vêtements pour
+les pauvres de Mme Seyntis...
+
+Mais sa sœur, mais Mademoiselle lui sont des figures lointaines, jouant
+un peu le rôle des figurantes... La seule créature proche de sa vie qui
+tressaille au frôlement de la présence chère, c’est elle, Guillemette...
+
+Cependant, il lui parle à peine, dans la crainte instinctive de se
+trahir. Avec Mademoiselle, avec sa sœur, il cause, stupéfait de pouvoir
+montrer une telle liberté d’esprit, répondant aux questions sur la
+reprise prochaine de son service, puisque son congé finit... Et par un
+dédoublement de sa pensée dont, jadis, il se fût cru--et
+justement!--incapable, il ne cesse pourtant d’observer Guillemette comme
+s’il découvrait en elle un Inconnu...
+
+Est-ce l’obscur souci qui voile d’une sorte de gravité la ligne souple
+des traits?... Elle ne lui semble plus avoir sa figure d’enfant... Elle
+est vraiment la jeune fille en qui la femme déjà se révèle, mûre pour se
+dévouer, pour souffrir, pour se donner toute dans l’amour...
+
+Jamais encore, elle ne lui était apparue ainsi... La connaissait-il
+mal?... Ou ne savait-il pas la regarder, déchiffrer sur ce visage, dont
+tous les traits lui étaient familiers, le mystérieux travail de l’être
+qui se développe, se cisèle en profondeurs et en reliefs, entr’ouvre peu
+à peu sa fleur pour s’épanouir au large souffle de la vie, ardemment
+respiré?
+
+Ou bien a-t-elle changé pendant les semaines qu’ils ont été séparés? Il
+a l’intuition que, délivrée des obligations mondaines, dans la solitude
+d’Houlgate, elle a joui, jusqu’à l’ivresse, de la mélancolique et
+fuyante splendeur de l’automne; que, passionnément, elle a vécu en
+elle-même, puisque, près d’elle, personne n’attirait le don confiant de
+sa pensée.
+
+Et parce qu’il la voit ainsi, tout à coup, comme en une révélation
+éblouissante, il se trouve insensé d’avoir--et avec quelle
+sincérité!--imaginé qu’elle n’était encore qu’une rieuse petite fille
+dont il devait s’écarter, conscient du déclin de sa propre jeunesse.
+
+Maintenant,--trop tard, peut-être...--il comprend quels trésors elle lui
+eût donnés, dans sa richesse de créature neuve qui fût venue à lui en sa
+fraîcheur, sans prix, de corps, de pensée, d’âme...
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Au réveil, René ne retrouve plus rien de la fragile sécurité, recouvrée
+un instant; et avec une sorte de fièvre qui s’exaspère à mesure que
+l’heure approche, il attend l’arrivée du courrier; car l’incertitude est
+un supplice pour un esprit absolu comme le sien...
+
+Et cependant, au moment où un coup de cloche annonce enfin le facteur,
+il songe brusquement que cette incertitude même était encore un peu de
+bonheur puisqu’elle permettait l’espoir.
+
+Mais c’est en vain qu’il a attendu. Il n’y a aucune lettre de Raymond
+Seyntis, ni pour lui, ni pour sa sœur... Que signifie un tel silence,
+alors que son beau-frère pressent sûrement combien il est avide de
+nouvelles, après l’inquiétante lettre envoyée à Rayonne.
+
+Peut-être les journaux qui viennent de lui être remis lui apprendraient
+la vérité...
+
+Mais il n’ose les ouvrir parce que Guillemette est là, près de lui,
+appelée aussi par la venue du facteur, et murmure d’un accent de
+déception anxieuse:
+
+--Comment, père n’a pas écrit?... Je le lui avais tant demandé!
+
+--Et il vous l’avait promis?
+
+--Il m’avait dit qu’il ferait son possible pour cela...
+
+Elle mord un peu sa lèvre, pour dompter une émotion qui ne veut pas
+s’avouer. Et à ce léger signe, il devine à quel point, elle demeure
+obscurément troublée de l’attitude de son père. Puisque lui-même ne sait
+rien, que peut-être il redoute à tort un malheur, pourquoi ne pas lui
+laisser encore la foi bienfaisante qu’elle s’alarme en vain?... Et après
+elle, il répète:
+
+--Votre père vous avait dit qu’il ferait son possible... Eh bien, il
+n’aura pu, voilà tout!... Il est arrivé tard, hier, à Paris...
+Guillemette, quelle enfant impressionnable vous êtes devenue depuis que
+nous sommes séparés!...
+
+Elle sourit un peu, inconsciemment apaisée par l’accent de badinage
+qu’il a pu employer; et, sur sa bouche, reparaît l’expression malicieuse
+et caressante:
+
+--Peut-être parce que je ne subissais plus l’influence de votre
+sérénité, mon oncle... Mais maintenant que vous êtes de retour, je vais
+redevenir très sage... Surtout si je retrouve bien en vous mon ami...
+mon ami fidèle, que la séparation n’a pas rendu oublieux...
+
+Pourquoi parle-t-elle ainsi? Il l’enveloppe d’un regard rapide.
+
+Ils ont descendu les degrés du perron et marchent autour la pelouse où
+l’herbe est rousse, sous les arbres revêtus de leur feuillage de
+légende. Une senteur de terre mouillée, de chrysanthèmes, de mousse
+humide, erre dans la brise froide qui souffle de la mer, emportant à
+travers le ciel d’automne, sous le soleil, le vol lourd des nuées et les
+flocons duvetés des fils de la Vierge, arrachés aux branches.
+
+Guillemette serre autour d’elle l’écharpe, d’un rose de corail, jetée
+sur ses épaules, et qu’elle a relevée à demi sur ses cheveux pour les
+protéger contre le vent... Mais une boucle vagabonde mousse obstinément
+sur le front.
+
+Elle avance, contemplant, au loin, la course haletante des vagues; et,
+sous les plis de son voile rose, une indéfinissable expression lui donne
+un visage de jeune sphinx. Que pense-t-elle?... Quelque obscure
+prescience l’aurait-elle avertie qu’il a voulu l’arracher de son
+souvenir?... Et que cette trahison s’est accomplie vraiment quelques
+jours, de par son libre consentement et la toute-puissance de Nicole.
+
+Oublieux?... oui, il l’a été... Et forcé de le taire, ne pouvant avouer,
+afin qu’elle pardonne, il éprouve l’impression intolérable pour une âme
+scrupuleuse et droite comme la sienne, de lui mentir, de voler son
+estime et sa foi d’enfant...
+
+Alors, la seule parole absolument sincère qu’il puisse lui répondre, il
+la lui dit:
+
+--Guillemette, votre ami vous revient, surtout, instruit par l’absence,
+de toute la place que vous avez prise dans sa vie.
+
+Une imperceptible flambée avive, une seconde, l’éclat du jeune visage;
+et les larges prunelles s’arrêtent sur lui, avec un regard qui semble
+échappé de l’âme même.
+
+--Et cette découverte, vous avez pu la faire, mon oncle, malgré la
+présence de Nicole?
+
+Il y a de l’incrédulité dans son accent.
+
+--... J’en suis très fière, savez-vous... J’aurais jugé, au contraire,
+que, près d’elle, vous ne pensiez certes pas à une insignifiante petite
+fille de mon espèce... C’est ce que je me suis piteusement dit tout de
+suite, quand j’ai appris que vous l’aviez rencontrée...
+
+--Oui... par hasard, alors que je la croyais à Luchon...
+
+L’onde émouvante du souvenir frémit en lui.
+
+--Je sais... Une lettre de ma tante d’Harbourg à maman a raconté la
+chose... Nicole est toujours aussi belle?
+
+--Très belle.
+
+--Comme elle était ici?...
+
+--Oui...
+
+Ah! que la vision est encore vivante en lui du visage qu’il a tenu,
+pâli, entre ses mains; des yeux voilés par les paupières qui, sous les
+cils, laissaient filtrer les larmes; des lèvres qu’il a follement
+baisées... Et quelle reconnaissance il garde à Nicole, parce qu’elle n’a
+pas permis que l’Ineffaçable s’accomplît entre eux!...
+
+La voix de Guillemette s’élève, avec l’accent de la réflexion bien plus
+que de l’interrogation:
+
+--Alors, puisqu’elle est toujours la même, vous avez dû trouver
+délicieux le séjour près d’elle... Vous êtes-vous promenés beaucoup
+ensemble?
+
+--Nous avons fait plusieurs excursions. M. et Mme d’Harbourg désiraient
+la distraire...
+
+--La distraire?... De quoi?...
+
+--Du chagrin de sa vie gâchée...
+
+--C’est vrai... Elle est malheureuse...
+
+Elle s’interrompt une seconde; puis reprend d’un ton singulier où il y a
+une sorte d’ironie, et ses pieds écrasent rudement les feuilles que le
+vent abat dans l’allée, sous le frôlement de sa robe:
+
+--Ce devait être là une bonne œuvre facile à accomplir! Nicole est une
+charmante compagne de promenade, sachant se taire et parler à propos;
+jamais lasse, et puis si jolie, que les passants envient l’heureux
+mortel qui l’accompagne...
+
+--Guillemette, pourquoi me dites-vous cela comme un reproche?...
+
+Elle secoue la tête.
+
+--Un reproche?... Oh! certes non!... Je n’aurais, d’ailleurs, aucun
+droit pour vous en faire!... Seulement... c’est vrai... parce que je
+suis très égoïste, il me semble triste que vous m’ayez oubliée près
+d’elle... Car il est impossible qu’il en ait été autrement!...
+
+--Impossible?... Pourquoi? fait-il, attentif à lire en elle, et
+incapable de se permettre une dénégation menteuse.
+
+--Parce que, elle présente, tous les hommes ne voient plus qu’elle
+seule... Je l’ai tant de fois constaté... Mais... mais je n’aurais pas
+voulu que vous fussiez comme les autres, parce que, alors, vous ne me
+semblez plus vous... Et puis... je vous l’ai déjà confessé, je crois...
+oncle René, je suis une misérable petite créature, très jalouse de mes
+amis, de ceux auxquels je tiens fort... Je ne les prête pas... Et s’ils
+m’abandonnent, eh bien... ils ne comptent plus pour moi... Même quand je
+devrais en souffrir!
+
+--C’est pour moi, Guillemette, que vous dites ces choses?
+
+Elle a un indéfinissable sourire:
+
+--Non, si vous ne méritez pas de les entendre!... Répondez-moi que je
+suis injuste à votre égard et je vous croirai... oh! sans hésiter une
+seconde!
+
+Il lit une question, passionnément jetée, dans les yeux qui se posent
+sur les siens. Que se passe-t-il donc dans l’intimité de ce cœur si
+clairvoyant, parce que c’est un vrai cœur de femme... Elle vient, avec
+une enfantine franchise, qui semble écarter toute équivoque, de lui
+avouer que, jalousement, elle garde ses amis... C’est pour cela, alors,
+qu’elle s’émeut ainsi de sa rencontre avec Nicole dont elle connaît trop
+bien le pouvoir?...
+
+Mais la réponse qu’elle lui demande, il ne pourrait la lui faire sans la
+tromper... Et son intransigeante loyauté lui interdit de prononcer les
+mots qu’elle attend... Alors, malgré la conscience qu’il l’éloigne par
+le doute laissé en son esprit, il dit, sans pitié pour lui-même qui doit
+porter la peine de sa faiblesse:
+
+--Guillemette, ce qu’il vous faut croire, c’est que vous êtes pour moi
+ce que n’est aucune autre créature au monde...
+
+--Plus que n’est Nicole?
+
+Les mots ont certainement jailli de sa bouche, avant que sa volonté ait
+pu les taire, car elle a, aussitôt, un geste instinctif, comme pour les
+arrêter dans leur vol; et ses dents mordent sa lèvre si fort qu’une
+goutte de sang apparaît.
+
+Avec une sincérité grave, lui livrant son regard, il dit après elle:
+
+--Plus que n’est Nicole... Le souvenir que je lui garde, parce qu’elle a
+été le rêve de ma toute jeunesse...--j’ai compris que vous le
+saviez...--ce souvenir n’a rien de commun... oh! non, rien!... avec le
+sentiment que je vous offre, Guillemette.
+
+Comme le soir de son départ, cinq semaines plus tôt, il s’arrête,
+n’osant plus poursuivre... Il entend les mots qui montent, palpitants,
+de son cœur même... Le désir frémit en lui de l’attirer doucement sur sa
+poitrine, ainsi qu’une enfant précieuse, fragile et adorée,--désir si
+loin, oh! si loin,--de l’emportement qui, là-bas, un jour, l’a jeté vers
+Nicole...
+
+Pourtant, il reste immobile... Dans la solitude de ce jardin où le seul
+bruissement de la brise à travers les sapins vibre dans le silence, il
+la sent trop bien confiée au respect qu’il a de sa jeunesse, à la
+tendresse fervente, forte, infinie, qu’elle a éveillée au plus profond
+de son âme et dont, maintenant, il ne peut plus renoncer à chercher
+l’écho...
+
+Mais elle lui est encore si mystérieuse!... voilée par le secret de son
+cœur qu’il ignore et que gardent bien les prunelles lumineuses qui ont
+une beauté d’aurore, tandis qu’elle murmure, serrant autour d’elle,
+étroitement, les plis roses de l’écharpe:
+
+--Tout est bien ainsi... Je vous remercie de ce que vous me donnez...
+
+Leurs âmes sont très proches, en cette minute dont la douceur est si
+puissante qu’elle les isole dans un monde où tout ce qui n’est pas eux
+leur devient étranger...
+
+Et ils ont le même sursaut d’êtres réveillés soudain, en entendant
+tinter bruyamment la cloche de la grille.
+
+René se retourne.
+
+Par-dessus les massifs que sa haute taille domine, il aperçoit un
+uniforme de la poste.
+
+Une dépêche que l’on apporte.
+
+Il en arrive, certes, souvent aux _Passiflores_. Et cependant, pas une
+seconde, René ne doute que celle-là ne renferme la nouvelle qu’il
+attend, qu’il redoute depuis la lettre lue à Bayonne.
+
+Un domestique apparaît dans l’allée.
+
+Instinctivement, René fait quelques pas en avant pour distancer
+Guillemette... qu’il puisse apprendre avant elle!...
+
+--Une dépêche pour Monsieur.
+
+--Merci, donnez.
+
+Il la prend, déchire le cachet, si rudement que le papier lui-même en
+est arraché, et il lit:
+
+«Accident arrivé à M. Seyntis. Prière de prévenir madame et venir tout
+de suite.»
+
+La signature est celle du valet de chambre de Raymond Seyntis.
+
+René a une respiration profonde d’homme auquel l’air a manqué tout à
+coup. Mais en même temps, il redevient froidement calme, ainsi qu’il
+l’est toujours aux heures de lutte ou de danger, tant est puissante
+alors la tension de son énergie.
+
+--Mon oncle, qu’y a-t-il?... Cette dépêche, c’est à propos de père...
+n’est-ce pas?
+
+Guillemette l’a suivi. Elle est devant lui, l’interrogeant aussi de ses
+yeux devenus immenses.
+
+Il la contemple avec tout ce qu’il a pour elle d’amour et d’impuissante
+pitié,--car elle vient peut-être de vivre ses dernières minutes
+d’insouciance heureuse... L’épreuve s’abat sur elle... A quoi bon la
+tromper, retarder le moment où elle saura, puisqu’il _faut_ qu’elle
+sache... qu’il ne peut rien pour écarter d’elle la douleur?...
+
+Elle a senti son hésitation devant les mots qu’il doit dire; elle a vu
+l’altération du visage et répète avec une anxiété impérieuse:
+
+--Mon oncle, qu’y a-t-il?... Répondez-moi...
+
+--Votre père s’est trouvé souffrant... La fatigue, sans doute... Il
+vaudrait mieux que votre mère soit auprès de lui. Je vais l’avertir afin
+qu’elle puisse partir par le prochain train.
+
+Elle n’a pas une larme, pas une exclamation. Mais son visage paraît
+soudain modelé dans la cire pâle; et ses lèvres, contractées, murmurent
+seulement:
+
+--Mon Dieu!... mon Dieu!...
+
+Puis, ses yeux plongent désespérément dans ceux de René:
+
+--C’est bien la vérité que vous me dites là? mon oncle... Il n’y a rien
+de plus dans cette dépêche?... Il est seulement... malade... Est-ce
+grave?
+
+--Je vous jure, mon enfant chérie, que la dépêche n’en dit rien. Elle
+est envoyée par Victor qui réclame la présence de votre mère...
+
+--Oh! annoncer cela à maman!... Comment allez-vous faire? mon oncle.
+
+D’instinct, tous deux lèvent la tête vers le balcon sur lequel s’ouvre
+la chambre de Mme Seyntis. Et un choc les fait tressaillir... Elle y est
+arrêtée, les observant avec une expression singulière... Pourtant, elle
+n’a rien entendu de leurs paroles; ses traits ont leur calme sérénité
+coutumière.
+
+Le teint reposé, dans l’élégance discrète de sa robe de maison, une
+dentelle nimbant ses cheveux, elle incarne une vision de femme à qui la
+vie est généreusement douce...
+
+--Quel conciliabule! René et Guillemette... Je vous ai appelés et vous
+ne m’avez même pas entendue!... Vous avez des mines graves! Puis-je
+savoir ce qui vous agite ainsi?
+
+Il n’y a pas un atome d’inquiétude en son accent. Tout au plus, un
+soupçon de contrariété. Auprès de son frère, maintenant, Guillemette ne
+lui paraît plus une gamine, ne pouvant voir en lui qu’un oncle.
+
+Les yeux de René et de Guillemette se rencontrent et la même angoisse y
+palpite, l’angoisse de ce qu’il faut apprendre à cette créature qui n’a
+jamais connu que le bonheur... Encore quelques minutes, et ce bonheur
+sera devenu le passé...
+
+Puis René répond, d’une voix qu’il s’applique à faire très calme:
+
+--Marie, pourrais-je te parler tout de suite?...
+
+
+
+
+XXIII
+
+
+Quelques jours plus tard.
+
+C’est le soir; René est seul avec son beau-frère. Mme Seyntis, vaincue
+par les émotions, les fatigues des journées qui viennent de passer, a
+enfin consenti à aller reposer quelques heures.
+
+Invincible en sa foi dans toute assurance donnée par son mari, elle n’a
+pas douté qu’il n’ait été victime d’un accident en maniant son pistolet
+qu’il croyait déchargé. Absorbée par les soins à lui donner, elle n’a
+reçu personne, ne s’est encore avisée d’aucun rapprochement, n’a entendu
+aucune dangereuse rumeur sur une situation que tout Paris connaît
+maintenant. Et son âme de chrétienne fervente exhale un perpétuel cri de
+reconnaissance au Dieu qui l’a préservée d’un effroyable malheur.
+
+Dès qu’elle a quitté la chambre, la garde aussi s’éloigne, sur la
+demande du blessé, désireux de l’unique présence de son beau-frère. Il
+est d’ailleurs beaucoup plus calme depuis l’entretien qu’il a voulu
+avoir avec le sous-directeur de la Banque, dans l’après-midi même, et
+demeure immobile, selon l’ordonnance. Lourdement, la tête qui a tant
+travaillé creuse l’oreiller; et les yeux, large ouverts dans le visage
+décoloré, songent, arrêtant un regard inconscient sur le reflet clair
+que la lampe allume, dans la pénombre de la pièce, aux barreaux de
+cuivre du lit.
+
+Il a entendu, cependant, la porte se refermer derrière la garde. Alors,
+il tourne à demi la tête vers son beau-frère, qui a pris place près de
+lui.
+
+--René, nous sommes bien seuls?
+
+--Oui, tu veux me dire quelque chose?
+
+--Te demander quelque chose... Mais d’abord... est-ce que Marie ne sait
+rien encore de... de... la situation?
+
+Les mots semblent lui être affreusement difficiles à articuler...
+
+--Non... je ne crois pas... Elle n’a pensé qu’à toi, à toi seul, depuis
+la nouvelle, arrivée à Houlgate...
+
+--Il faut pourtant qu’elle apprenne...
+
+Et une souffrance crispe ses traits.
+
+--... Je ne me sens pas assez fort pour lui révéler... la vérité... Une
+pareille explication risquerait de retarder le moment où je vais pouvoir
+revenir à mon poste... Quand on se donne, en mon cas, le ridicule de se
+manquer, il ne reste plus qu’à guérir très vite!... René, viens-moi en
+aide... Veux-tu me rendre l’immense service de parler à Marie?... Mais
+s’il est possible,--et c’est possible, je crois, elle est si
+confiante!--ne lui laisse pas soupçonner que mon accident n’en est pas
+un... tout à fait...
+
+René incline la tête; et dans sa réponse, il y a surtout la volonté
+d’apaiser une angoisse dans laquelle il devine la violence.
+
+--Sois sans inquiétude... Je lui cacherai ce qu’il vaut mieux, en effet,
+qu’elle ignore...
+
+--Mon pauvre René, quelle mission je te donne là!... Mais tu es le seul
+à pouvoir la remplir... Je te l’avais confiée déjà il y a quelques jours
+dans une lettre que je te prie de prendre... là... dans le tiroir fermé
+de mon bureau... puisque je suis encore du nombre des vivants... Lis-la,
+si tu le préfères... Et puis, brûle-la, afin qu’elle ne tombe dans
+aucune main indiscrète, car elle détruirait la légende de mon
+«accident»... Je te disais pourquoi il était inévitable... J’espère que
+tu l’aurais compris et m’aurais pardonné de ne pouvoir supporter une
+ruine dont je n’étais pas responsable... et surtout ses conséquences que
+je craignais déshonorantes...
+
+--Et que Marie et tes enfants auraient été seuls à supporter!... O
+Raymond, comme dit ton médecin, c’est une grâce miraculeuse que tu
+n’aies pas réussi... ce que tu as tenté...
+
+Les mots lui sont venus trop vite. Et il se les reproche aussitôt, car
+le visage du blessé s’altère encore.
+
+--Tu as raison, c’était lâche!... Mon excuse, c’est que j’étais à bout
+de forces... Dans cette lutte écrasante, j’avais épuisé toute ma somme
+d’énergie... Et je te jure qu’elle était considérable, pourtant... Le
+désastre accompli, mes nerfs se sont brisés; et je n’ai plus eu qu’un
+besoin aveugle... animal... de ne plus lutter, de ne plus penser, de ne
+plus souffrir, de disparaître comme faisaient autrefois les vaincus...
+comme ils font encore aujourd’hui!... Mariel ne s’est pas manqué, lui...
+
+--Pauvre, pauvre malheureux!... Ah! Raymond, ne l’envie pas... Plains-le
+plutôt...
+
+A voix basse, Raymond Seyntis répète:
+
+--Oui, pauvre malheureux!... Sais-tu ce qui m’empêche, maintenant, de
+maudire cet homme qui, en me trompant, m’a fait tant de mal, eh bien!
+c’est la conscience des derniers moments qu’il a vécu jusqu’à la minute
+où il a fait jouer son pistolet et s’est enfoncé... je ne sais où...
+peut-être, après tout, dans le repos!... Mon ami, je viens de passer par
+là... Et je te jure qu’il n’y a pas d’expiation plus rude... Ah! si le
+Dieu auquel vous croyez, ta sœur et toi, existe vraiment, il doit tenir
+compte de leur agonie volontaire, aux pauvres diables jetés dans la vie
+pour y connaître des tourments tels, que la mort leur apparaît la
+délivrance!
+
+Combien ces paroles sont étranges sur les lèvres sceptiques de Raymond
+Seyntis, pour qui ne semblaient guère exister les problèmes de
+l’au-delà... Mais il vient d’en frôler le mystère, de si près que son
+âme a pu connaître le frisson du vertige devant le suprême Inconnu,--ce
+frisson qui ne s’oublie pas...
+
+La pensée croyante de René Carrère ne s’étonne pas d’un tel drame... Et
+parce qu’il en sait les affres, il voit l’absolue nécessité d’en
+distraire l’esprit du blessé, auquel tant de calme est commandé. Avec
+une autorité affectueuse, enveloppant de sa ferme étreinte la main
+allongée sur le drap, il répond:
+
+--Raymond, ce n’est pas l’instant de remuer ces graves questions... Nous
+le ferons plus tard... quand tu le voudras... Ne parle pas ainsi, la
+fièvre reviendrait. Et tu l’as dit toi-même, tu dois guérir vite...
+
+Mais le malade esquisse un geste de dénégation.
+
+--Je risque moins le retour de la fièvre à penser tout haut devant toi
+qui peux me comprendre, qu’à ressasser mes réflexions. C’est
+écrasant,... surtout à certaines heures!... d’être ainsi seul avec
+soi-même... Tant que j’aurai la force de me souvenir, je me rappellerai
+les moments que j’ai passés, devant ce bureau, avant la minute que
+j’avais fixée pour disparaître... Ah! il est facile de trouver que c’est
+une lâcheté d’abandonner la lutte! mais j’ai constaté, moi, qu’il
+fallait un rude courage pour accomplir cette prétendue lâcheté!... La
+vie nous tient si fortement! Et qu’il faut déchirer de liens!
+
+Il s’arrête un peu... René n’essaie plus de lui imposer le silence; il
+voit que pour lui, si fermé aux confidences, c’est un apaisement, dans
+sa faiblesse inaccoutumée, de se confier à une sympathie dont la sûreté
+lui est un viatique. Et il écoute, le cœur battant à larges coups,
+l’évocation de la nuit tragique.
+
+Le blessé reprend de la même voix lente et basse, coupée d’arrêts, comme
+il parlerait en rêve, ou observant un spectacle lointain.
+
+--Il pleuvait bien fort, ce soir-là... J’entendais l’averse battre mes
+vitres... de même que je l’ai entendue, cet été, aux _Passiflores_,
+pendant mes nuits blanches... Ainsi, le silence était moins lourd... ce
+silence de la maison déserte qui me semblait déjà celui d’une tombe.
+J’en étais à trouver bon le roulement, bien rare! des voitures, car
+c’était de la vie autour de moi... Heureusement, j’avais tant à écrire,
+tant de dispositions définitives à prendre, que je n’avais guère le
+loisir de réfléchir... bien en vain!... ni de m’attarder à considérer,
+sur mon bureau, l’image de mes «petits», le portrait de Marie... celui
+où elle est en robe de bal, avec un air de sérénité heureuse qui me
+semblait, alors, atroce à contempler... Mais, j’étais surtout hanté par
+une autre vision d’elle, toute jeune, aux premiers temps de... de notre
+bonheur... A quoi n’ai-je pas songé pendant cette dernière heure!...
+
+Il se tait. Son visage, spirituellement ironique, a une sorte de majesté
+grave, car l’écho frémit encore en lui des souvenirs dont le torrent a
+jailli, alors que la volonté, enfin, ne leur imposait plus silence...
+Souvenirs de l’enfance joyeuse, de l’ardente jeunesse, et de la vie
+d’homme avec ses efforts, ses folies, ses ivresses, ses défaillances,
+ses troubles, ses luttes... Souvenirs lointains ou proches, ressuscitant
+une image pâlie, la caresse d’une voix, d’un parfum... Souvenirs
+imprimés dans son cerveau, dans son âme, dans sa chair, devenus le tissu
+même de son être...
+
+L’étreinte de René se fait plus étroite encore, pour que cet homme sente
+qu’il n’est plus seul à porter le poids de son épreuve.
+
+Dans sa vie de soldat, René, lui aussi, a vu la mort de tout près...
+Mais c’était dans la fièvre, la fougue de l’action, la griserie du
+danger audacieusement bravé, non pas l’horreur calme et glacée de la
+solitude; et il pense que, jamais plus, il ne pourra juger faible, celui
+qui disparaît ainsi...
+
+Le blessé continue à se rappeler, de sa voix de rêve, tout bas, isolé en
+lui-même:
+
+--J’avais mis ma montre devant moi, près de l’arme... Et je m’étais dit
+que je la prendrais quand il serait cinq heures... Que les minutes sont
+brèves en de pareilles nuits!... Quand j’ai eu fini... tout ce que je
+devais faire, j’ai vu que le moment était à peu près venu... J’ai été un
+instant à la fenêtre... Il pleuvait toujours, mais le ciel devenait
+pâle... Ma tête me faisait atrocement mal... Je lui avais imposé de tels
+efforts!... La pendule a sonné... C’était l’heure... Alors, sans me
+permettre de réfléchir, j’ai pris le pistolet.
+
+Il s’arrête... Nulle pensée ne saura jamais en quel abîme d’angoisse, il
+sombrait en cette seconde où pourtant sa résolution n’a pas chancelé...
+Ni le cri de désespoir fou jeté par son cœur au souvenir des bonheurs
+finis... Ni la révolte éperdue de l’être devant la destruction proche...
+Ni l’indicible épouvante de l’âme, nettement consciente qu’elle s’en
+allait vers un Inconnu où elle ne pouvait être _sûre_ de trouver le
+néant...
+
+Tout cela, c’est l’inoubliable secret que ses lèvres ne diront jamais...
+
+Et un silence pèse sur les deux hommes qui voient, en cet instant, la
+même sombre image... Mais René reprend vite la notion de la réalité; et
+comprenant la dangereuse influence que toute émotion de cette sorte peut
+avoir sur l’état du blessé, il intervient doucement, avec son accent de
+décision virile:
+
+--Maintenant, Raymond, il ne faut plus penser à ce cauchemar fini...
+grâce à Dieu! et regarder seulement en avant, car tu as charge d’âmes...
+
+Péniblement, Raymond Seyntis articule, faisant effort pour échapper à la
+hantise des lugubres visions:
+
+--Oh! sois tranquille, je ne l’oublierai plus... D’ailleurs, quand on
+revient... d’où je reviens, c’est avec l’amour de la vie, si dure
+qu’elle soit... Dès que je vais en être capable, je recommencerai à
+monter la côte...
+
+--Raymond, mon cher grand frère, ai-je besoin de te le dire,--car tu le
+sais, n’est-ce pas?...--que tout ce que j’ai est à toi, si la fortune
+dont tu n’as jamais voulu le dépôt peut t’aider en quelque chose.
+
+--Oui, je sais tout ce que je pourrais te demander...
+
+Et il y a la même simplicité dans la réponse que dans l’offre. Ces deux
+hommes, si différents soient-ils, sont certains de pouvoir compter l’un
+sur l’autre.
+
+--Je sais... Et je te remercie... avec toute mon affection... Mais ce
+serait un inutile sacrifice, de l’argent perdu encore dans le gouffre,
+sans profit réel pour personne... Je suis ruiné... Heureusement, depuis
+tantôt, j’espère que l’honneur sera sauf!
+
+Et il respire profondément, comme si un fardeau avait été soulevé de sa
+poitrine.
+
+--Je crois que la crainte d’être forcé de me montrer mauvais joueur
+avait achevé la déroute de mes nerfs... Le plus cruel, maintenant, c’est
+de voir Marie privée de luxe, Guillemette sans dot... Les petits, André
+et Mad, sont jeunes... J’ai le temps de refaire leur avenir... Mais pour
+elle, il est trop tard!... Pour elle, ma précieuse petite fille, à qui
+je dois peut-être de me trouver encore parmi les vivants...
+
+--Pourquoi?...
+
+Une étrange clarté passe dans les yeux de Raymond Seyntis.
+
+--Pourquoi?... Parce qu’au moment où j’approchais l’arme, j’ai eu le
+ressouvenir de l’instant, à Houlgate, où elle me suppliait de rester...
+comme si elle soupçonnait la vérité, ma petite bien-aimée... où elle se
+blottissait contre moi, ses chers yeux si pleins de tendresse... Ma main
+a dû trembler... et la balle a dévié. Quand, l’autre soir, elle est
+entrée dans ma chambre, avec ce même regard, je me suis rappelé cela...
+Et aussitôt, hélas! il m’a fallu penser que cette enfant m’avait fait
+vivre pour je connaisse l’épreuve de voir son avenir de femme perdu par
+ma faute...
+
+--Perdu?... En quoi serait-il perdu?...
+
+--René, tu le sais aussi bien que moi, qui, dans notre monde... dans
+celui, du moins, qui était le nôtre, hier... voudrait jamais épouser une
+fille dont le père est ruiné?...
+
+Le sceau qui fermait les lèvres de René se brise sous un impérieux élan
+qui emporte tous les scrupules de sa rigoureuse délicatesse...
+
+--Raymond, si elle y consent, donne-la-moi.
+
+Raymond Seyntis contemple son beau-frère avec une sorte de stupeur et
+répète, redressant un peu sa tête fatiguée:
+
+--Que je te donne Guillemette?... Tu voudrais épouser Guillemette,
+toi?... Mon pauvre cher ami, la générosité a des bornes!...
+
+René l’arrête d’un geste:
+
+--Ah! je te jure bien qu’il n’y a pas de générosité dans ma demande...
+mais seulement l’égoïste désir d’obtenir ma part de bonheur!... Depuis
+bien des jours déjà, je rêve de te l’avouer... Ce qui m’arrêtait, c’est
+la conviction qu’elle ne voyait en moi qu’un «oncle»... Et j’attendais
+mon heure, craignant de la perdre si je parlais trop tôt... Permets-moi
+d’essayer de la conquérir... Mais ne lui en dis rien... Pour que nous
+puissions être heureux, il faut qu’elle vienne à moi librement, avec le
+même cœur que je lui offre... Si elle désire pour sa jeunesse un autre
+amour... ah! je ne m’en étonnerai pas!... Alors, je m’effacerai, car son
+bonheur m’est cher... par-dessus tout...
+
+--Oui... Tu l’aimes, ma Guillemette, comme il est bon d’aimer!...
+murmure Seyntis, dût-on même en souffrir...
+
+--Raymond, laisse-moi espérer que je n’en souffrirai pas par elle... Au
+contraire, qu’un jour viendra où elle m’apportera cette joie, que je
+n’ose encore croire possible, de devenir ma femme... Jusque-là, ne dis
+rien... Pas même encore à Marie. Garde mon secret comme je garderai le
+tien... C’est promis?...
+
+Une expression d’apaisement, de repos, détend les traits contractés du
+blessé.
+
+--C’est promis!... Ah! mon bien cher ami, s’il dépend de moi, avec
+quelle reconnaissance je te confierai mon trésor!
+
+Et sa main cherche celle de René.
+
+
+
+
+XXIV
+
+
+Le ciel est ouaté d’une brume rousse à travers laquelle transparaît à
+peine le disque pâle du soleil d’hiver.
+
+Une bise glacée soulève la poussière et précipite la marche des passants
+qui circulent, pressés, dans la fièvre du 31 décembre.
+
+René vient de descendre de cheval, au retour d’une longue course
+matinale; et tandis que l’ordonnance s’éloigne, emmenant l’animal, il
+regarde sa montre. Elle marque onze heures moins le quart. Et il pense:
+
+--A condition de rester en tenue, j’ai le temps d’aller embrasser Marie
+avant le déjeuner. Son installation rue Chateaubriand doit être assez
+avancée maintenant pour qu’il me soit permis d’entrer...
+
+C’est Guillemette qui lui a demandé de ne pas venir dans leur nouveau
+logis, au milieu du désordre des premiers jours.
+
+--Vous auriez une mauvaise impression sur notre gîte... Et j’ai
+l’ambition que vous l’aimiez... si humble qu’il soit!...
+
+Elle parlait d’un ton de badinage; mais il y avait dans ses yeux tant de
+tristesse vaillante qu’il a aussitôt promis ce qu’elle souhaitait.
+
+D’ailleurs, que pourrait-il lui refuser?
+
+Depuis une semaine, les Seyntis ont quitté l’hôtel somptueux qui, tant
+d’années, a été pour eux la demeure familiale. Oui, l’honneur est sauf,
+ainsi que l’avait espéré Raymond Seyntis; mais à quel prix!...
+
+Ce qui serait, certes, pour beaucoup, encore une agréable médiocrité,
+c’est presque la pauvreté pour des êtres habitués à un luxe discret,
+mais magnifique. Les merveilleuses collections, les tapisseries
+célèbres, les meubles, les bibelots précieux ont été vendus ou vont
+l’être, comme l’hôtel de la rue Murillo, les _Passiflores_ que René
+essaie de racheter. Ainsi déjà il a fait, autant qu’il lui a été
+possible, pour certains objets auxquels tenaient particulièrement sa
+sœur, son beau-frère.
+
+Mais combien cela est peu, et qu’il lui est dur d’assister, passif, à un
+tel effondrement; de se heurter aux refus absolus de son beau-frère
+quand il le supplie d’accepter, pour éviter un pareil dépouillement,
+tout au moins, le prêt de capitaux pris dans sa propre fortune. Ce qu’il
+peut seulement, c’est apporter l’aide de son énergie, de sa mâle et
+dévouée affection, de sa forte conception du devoir à exécuter toujours,
+si rude soit-il.
+
+Le _Tout-Paris_ a déclaré les Seyntis «très chics» dans leur façon de
+porter un désastre immérité; et, favorablement impressionné, pour être à
+la hauteur, ne s’est point empressé de faire le vide autour d’eux.
+
+Certains financiers,--très habiles,--et d’autres encore que le krach
+n’atteignait point, ont jugé bien excessive, et un peu naïve chez un
+homme d’affaires, la hautaine loyauté de Raymond Seyntis, se
+dépouillant, pour remplir, dans la mesure du possible, de formidables
+engagements dont il n’avait pas l’indéniable responsabilité.
+
+Mais la foule du public a, vertueusement, admiré et honoré, d’une égale
+estime, et Raymond Seyntis et sa femme, si vaillante à supporter cette
+catastrophe imprévue. Seuls, les humbles, les fervents chrétiens qui
+fréquentent les messes matinales, pourraient dire que de larmes Mme
+Seyntis a versées en silence dans l’asile des chapelles; quels efforts
+de son âme très pieuse il lui faut, pour accepter l’épreuve qui brise
+l’avenir de ses enfants, bouleverse à jamais sa propre vie; et surtout,
+par-dessus tout, pour se résigner aux sacrifices quotidiens qui
+s’imposent à elle et la meurtrissent plus encore peut-être que ne l’a
+fait la première révélation de la ruine.
+
+Parce que René comprend trop bien ce qu’a dû être pour elle son entrée
+dans une demeure étrangère, en ces derniers jours d’une année si
+tragiquement terminée, il a hâte de la retrouver, de lui apporter le
+réconfort de son affection.
+
+Obscure aussi, une joie palpite en lui, à la pensée que Guillemette,
+sans doute, sera là... Ah! le temps est bien fini, où il eût nié, avec
+quelque dédain, la possibilité d’éprouver cette exquise et douloureuse
+fièvre de l’attente qui brûle le cœur,--pareille à une soif,--quand
+chaque minute écoulée rapproche de l’être cher par excellence...
+
+Son pas vif a bientôt franchi le court chemin qui l’amène chez sa sœur.
+Elle a voulu garder son même quartier. Mais au lieu de l’horizon vert du
+parc, c’est la perspective monotone des maisons qui s’allongent dans la
+rue calme, autant qu’une rue de province.
+
+--Madame est-elle chez elle? demande-t-il à la femme de chambre qui a
+répondu à son coup de sonnette.
+
+--Non, Madame est sortie avec Monsieur. Mais Mademoiselle est ici.
+
+--Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir?
+
+--Je vais m’informer. Si Monsieur veut entrer.
+
+La femme de chambre entr’ouvre, devant lui, la porte du salon. Mais il
+s’arrête aussitôt sur le seuil. Guillemette elle-même est là, debout
+devant la cheminée, arrangeant des fleurs; si absorbée, qu’à peine elle
+tourne un peu la tête, au bruit de la porte.
+
+A la vue de René, une lumière éclaire tout son visage.
+
+--Oh! mon oncle!
+
+Et elle avance vers lui, les mains tendues:
+
+--... Quelle bonne idée d’être venu ce matin!... Et vous êtes en
+tenue?... C’est complet... J’aime beaucoup, savez-vous, à vous voir en
+soldat!
+
+--Je ne vous connaissais pas si ardente patriote, Guillemette, fait-il,
+baisant les mains fines, d’un geste qui pourrait sembler de pure
+courtoisie.
+
+Elle a un léger rire et riposte, avec un éclair de sa drôlerie d’antan:
+
+--Ce n’est pas par patriotisme... C’est parce que je trouve que ça vous
+va bien!
+
+Et elle a raison. L’uniforme est seyant à la tête énergique, à la haute
+et ferme silhouette dont il accuse l’allure fière...
+
+--Guillemette, vous me comblez! réplique René, heureux de la voir
+presque gaie. Si rudement qu’elle ait été touchée, ses dix-huit ans
+n’ont pu cesser de fleurir en elle...
+
+--Je ne vous comblerai jamais assez pour tout ce que vous méritez, mon
+oncle, dit-elle, d’un indéfinissable ton où il y a un badinage voulu
+avec une étrange profondeur d’accent. Mais... j’y pense... Vous ne venez
+pas dire, n’est-ce pas, que vous ne dînerez pas avec nous, ce soir, et
+nous laisserez terminer seuls ce lugubre 31 décembre!
+
+--Non, certes, non, je ne viens rien vous dire de semblable... Je serais
+bien trop privé de ne pas finir l’année avec vous!
+
+--Privé!... C’est si triste, ici, que nous sommes bien égoïstes de vous
+y retenir autant! Enfin, vous pouvez vous dire que ce soir, en étant des
+nôtres, vous accomplirez une bonne action... Cela fera du bien à maman
+de vous avoir, à père aussi...
+
+--Et pour vous, Guillemette, je ne puis rien?
+
+--A moi, vous avez donné la dangereuse habitude de trouver toujours
+qu’il manque quelqu’un où vous n’êtes pas...
+
+Un frémissement a passé dans sa voix. Mais elle ne lui permet pas d’y
+prendre garde et change aussitôt de ton.
+
+Depuis que l’épreuve l’a frappée, elle demeure repliée sur elle-même,
+sans plus rien trahir de ce qui l’émeut, même avec lui, auquel,
+cependant, elle n’a jamais laissé voir plus d’affection.
+
+Mais il est bien rare maintenant qu’elle se montre auprès de lui
+l’enfant, spontanée dans ses confidences, qu’il a connue tout l’été. Il
+semble que le choc brutal qui l’a atteinte l’ait soudain mûrie, ait
+développé en elle une mystérieuse force de résistance, une énergie
+généreuse pour pratiquer l’oubli de sa propre détresse; et il y a une
+sorte de dignité fière, singulièrement émouvante dans le silence qu’elle
+garde sur tout ce dont elle doit souffrir, de façon inévitable.
+
+Ainsi, elle est un vivant exemple pour Mad et André, assez mal résignés,
+et stupéfaits de la simplicité et du calme qu’elle apporte à se prêter
+aux renoncements nécessaires...
+
+Avec une grâce caressante, elle a poursuivi:
+
+--Mon oncle, vous devez me trouver une bien malhonnête personne!... Je
+ne vous remercie pas des admirables fleurs dont vous nous avez comblées,
+maman et moi... Vous voyez, quand vous êtes arrivé, j’étais en train de
+parfumer, grâce à vous, notre nouveau petit _home_, pour que maman te
+trouve plus accueillant quand elle va rentrer... Car je m’aperçois
+qu’elle a, plus encore que moi, l’impression que nous sommes enfermés
+dans une boîte minuscule, où il nous faut naturellement quelques jours
+pour nous acclimater.
+
+C’est vrai que cette pièce, de dimensions moyennes, paraît bien exiguë,
+comparée aux vastes salons, aux galeries de l’hôtel Seyntis... Pourtant,
+revêtue de peintures pâles, ouvrant sur un balcon, elle a un aspect de
+souriante élégance, grâce au goût qui a disposé les tentures, groupé les
+meubles--ceux du petit salon favori de Mme Seyntis,--dispersé les rares
+bibelots distraits du naufrage, parmi de menues plantes vertes
+fragilement découpées, sous la radieuse floraison des œillets, des roses
+pourpres et nacrées, des blancs lilas, des mimosas dont les petites
+têtes, odorantes et duvetées, jettent, dans la lumière, un éclair d’or.
+
+Et très sincère, René peut répondre:
+
+--Chérie, ne calomniez pas votre salon... Il est charmant et a déjà un
+air d’intimité qui paraît presque invraisemblable, étant donné que vous
+êtes à peine arrivés...
+
+Le jeune visage prend une expression d’intense plaisir qui ressuscite la
+Guillemette de jadis.
+
+--Vraiment, vous ne dites pas cela... par générosité?... Non?... Eh
+bien, alors, je suis ravie! Car cet arrangement est mon œuvre... Ne me
+trouvez pas trop orgueilleuse de vous l’avouer, après avoir reçu vos
+compliments!... Cette pauvre maman avait l’air si écrasée de tout ce
+qu’elle avait à organiser que je l’ai suppliée de me laisser le soin du
+salon... Je crois qu’elle avait une médiocre confiance dans mes
+talents... Aussi je me suis appliquée... ferme... Car jamais je ne
+m’étais vue à la tête d’une pareille responsabilité!...
+
+Elle parle gaiement. Mais René la connaît trop bien maintenant pour ne
+pas discerner ce qu’il y a de courage dans cette animation souriante; et
+jamais plus, peut-être, il n’a éprouvé pour elle de tendresse, d’estime,
+de respect... Comme si elle en avait la confuse intuition, une lueur
+rose avive tout à coup sa fraîcheur; et, une seconde, une impression
+douce infiniment allège son fardeau.
+
+Avec son sourire des meilleurs jours, elle continue:
+
+--Oncle, vous n’êtes pas trop pressé?... Vous pouvez attendre maman qui
+est à un rendez-vous chez le notaire, avec père?... Eh bien, puisque mon
+salon vous plaît, faites-moi une petite visite, à moi... Et causons!...
+Là, devant le feu, nous serons très bien!...
+
+Elle s’assoit sur une chaise basse. Mais lui, reste debout devant elle,
+adossé à la cheminée.
+
+Elle a dit: «Causons!» Et pourtant, ni lui ni elle ne parlent... Ils
+pensent à tant de choses!... Le regard distrait, elle contemple la chair
+odorante des œillets dressés dans une aiguière de cristal. Mais lui ne
+voit que la tête charmante, les yeux qui songent et qu’il voudrait clore
+sous ses lèvres, la forme svelte qu’il rêve de blottir sur sa poitrine
+dans un geste enveloppant d’amour et de protection.
+
+Et, doucement, après elle, il répète:
+
+--Nous sommes bien ici, vous avez raison... Et grâce à vous, chérie...
+Vous êtes une brave petite femme! Guillemette.
+
+Elle tressaille et secoue la tête:
+
+--Tant mieux si j’en ai l’air... Mais vous me croyez meilleure que je ne
+suis, mon oncle... Je devrais penser que père nous ayant été laissé,
+tout le reste n’est rien...
+
+Elle s’arrête un peu; et, à l’expression du visage, René comprend
+qu’elle a deviné la vérité...
+
+--Et cependant, quand je regarde tout au fond de mon cœur, je m’aperçois
+qu’à la surface seulement je suis courageuse.
+
+--C’est déjà beaucoup!... Guillemette, vous êtes trop exigeante pour
+vous-même.
+
+--Croyez-vous?... Moi, pas... Je suis honteuse d’arriver--si mal!--à
+m’estimer satisfaite, parce que je ne me vois pas, comme Mademoiselle,
+contrainte d’aller surveiller des petites filles aux Champs-Élysées, ou
+remplir quelque besogne aussi séduisante, sous peine de mourir de
+faim... Car j’ai cru, à la première heure, que c’était là le sort qui
+m’attendait... Mon oncle, ne vous moquez pas de moi!... On m’a dit que
+j’étais devenue pauvre... Et je ne savais pas, au juste, ce que c’était
+d’être pauvre... Maintenant, je sais et...
+
+--Et?... insiste-t-il.
+
+Elle regarde droit devant elle, dans les flammes qui jaillissent d’une
+bûche écroulée.
+
+--Et... je trouve cela très désagréable!... Non, je ne suis pas
+courageuse... Il me paraît dur de ne plus pouvoir acheter tout ce qui me
+plaît... de n’avoir plus ni chevaux ni voitures... moi, qui pourtant
+aimais par-dessus tout aller à pied!... Je ne me connaissais pas à ce
+point capricieuse!... Cela m’a déchiré le cœur de quitter l’hôtel, mes
+chers arbres du parc Monceau... de voir disparaître les tapisseries, les
+tableaux que j’avais tant regardés depuis ma plus petite enfance, qu’ils
+me semblaient avoir pris quelque chose de moi-même!... être devenus des
+amis qui m’entouraient, m’isolaient des indifférents, me faisaient une
+façon de petit univers où il devait être impossible au malheur
+d’entrer!... Et voici que l’hôtel va être vendu... Et puis, ce sera le
+tour des _Passiflores_... C’est horrible de voir tout cela tomber dans
+le passé... Il y a des moments où j’ai l’impression de posséder
+maintenant une très vieille âme... A ce point, que je suis tentée de
+courir me regarder dans la glace pour m’assurer que mes cheveux ne sont
+pas devenus blancs!...
+
+Elle semble encore plaisanter. Mais aux battements des cils, René devine
+les paupières lourdes des larmes qu’elle ne veut pas laisser couler. Il
+attire la main qui tourmente l’étoffe de la robe d’un geste inconscient
+et l’enserre dans les siennes.
+
+Elle n’a aucun mouvement pour se dérober et lève vers lui des prunelles
+larges d’angoisse:
+
+--Oh! mon oncle, est-ce que je pourrai jamais oublier comme le malheur
+vient vite!... J’ai peur de la vie, maintenant...
+
+--Il ne faut pas... parce que le bonheur aussi vient vite et les mauvais
+jours passent, vous le savez bien... Pour vous aider à les traverser,
+vous devez me permettre, Guillemette, de vous gâter beaucoup...
+
+Un faible sourire effleure les lèvres, tout plein d’une douceur tendre:
+
+--Me gâter!... Je me demande comment vous pourriez le faire plus que
+vous ne le faites!... Quel ami vous avez été depuis... depuis l’affreux
+matin où nous avons appris, là-bas, dans le jardin des _Passiflores_...
+Je ne vous en ai jamais remercié, parce que, pour conserver mon
+apparente bravoure, il me fallait fuir tout ce qui pouvait
+m’attendrir... Aujourd’hui, je suis moins nerveuse... et je ne veux pas
+que vous me supposiez ingrate ou insouciante, aveugle à votre bonté...
+
+Il se penche un peu vers elle:
+
+--Alors vous croyez que c’est ma «bonté», pour parler votre langage, qui
+me fait considérer comme mienne l’épreuve dont vous souffrez et me donne
+soif de tenter l’impossible pour vous l’alléger..., qui me rendrait
+capable, pour cela, de sacrifier n’importe quoi... n’importe qui!...
+
+--C’est aussi parce que vous avez une grande affection pour moi!...,
+fait-elle, la voix assourdie tout à coup, et dégageant sa main qu’il
+avait gardée.
+
+--C’est parce que vous êtes la créature qui m’est le plus chère au
+monde... Guillemette, mais vous ne devinez donc pas que je vous
+adore?...
+
+Elle a un frémissement de tout l’être et il lui revoit cette même
+expression de sphinx qu’elle avait aux _Passiflores_, le matin après son
+retour, quand elle lui parlait de Nicole; les mêmes yeux interrogateurs,
+profonds, lumineux où la pensée jaillit de l’âme, tandis qu’elle murmure
+passionnément:
+
+--Ah! mon oncle... mon oncle, pourquoi dites-vous cela!!!
+
+--Pourquoi?... Parce que je voudrais enfin..., enfin! avoir le droit de
+vous aimer, de vous garder comme mon enfant, comme mon amie... comme mon
+trésor... comme...
+
+Il s’arrête un peu; et plus bas, d’un accent où supplie le cri de son
+amour, il finit:
+
+--De vous aimer comme ma femme... Guillemette, est-ce que je souhaite
+l’impossible?
+
+--Mais... mais, mon oncle, ce qui est impossible, c’est que vous pensiez
+ainsi à moi!... Je suis si peu la femme que vous désirez rencontrer!...
+Vous êtes tellement plus sage, tellement meilleur que moi!...
+
+II se souvient trop d’une heure, proche encore, pour supporter de
+l’entendre parler de la sorte.
+
+--Guillemette, je vous en conjure, ne dites pas de pareilles folies!...
+De nous deux, c’est moi... ah! je le crains bien!... qui suis le moins
+sage, celui qui mérite le moins son bonheur... Mais...
+
+Et il a ce sourire qui donne tant de charme à son visage énergique:
+
+--Mais... vous ne pouvez trop me reprocher d’être sans le moindre
+piédestal, puisque vous préférez les hommes très loin de la
+perfection... Vous m’en avez fait l’aveu, cet été.
+
+Elle a un léger frisson:
+
+--Il ne faut plus parler de l’été, de mon bel été lumineux... le dernier
+où j’ai ignoré le chagrin... Cela me fait trop mal... En ce moment, je
+ne peux pas regarder en arrière... Parlez-moi seulement de l’avenir où
+vous voulez m’emporter, de vous... Dites-moi encore que...
+
+--Que votre grâce m’a transformé, mon enfant chérie. Vous avez chassé le
+vieil homme dont la froideur, les idées étroites, les raides principes
+vous faisaient peur, vous révoltaient... Il y a quelques mois, aux
+_Passiflores_, vous m’avez dit... vous en souvenez-vous?... que vous
+voudriez être aimée follement de celui à qui vous vous confieriez... Et
+quand je regarde en moi, je vois que c’est ainsi que je vous aime... Et
+encore, avec tout mon respect, toute ma foi, toute mon adoration... Dans
+mon cœur, je ne vois plus que vous, vous seule, ma Guillemette...
+
+--Plus que moi?... Mais... mais Nicole?...
+
+--Nicole?... Ah! Nicole!... Elle est réconciliée avec son mari et ne
+songe plus guère à nous... à moi...
+
+Aux autres, c’est possible... A lui, certainement elle songe parfois;
+car elle le lui a écrit, c’est à lui qu’elle doit d’avoir sacrifié son
+orgueil et recommencé la vie où était son bonheur...
+
+--... Soit, elle ne songe pas à vous... Mais peut-être vous, encore,
+vous pensez à elle... Êtes-vous donc sûr de l’avoir oubliée?...
+Êtes-vous sûr de ne pas la regretter près de moi, si vous la retrouvez
+belle comme vous l’avez vue à Saint-Jean-de-Luz... où vous avez passé
+des jours et des jours ensemble...
+
+Il voit le doute trembler encore dans l’eau sombre des yeux. Et lui, si
+dédaigneux de tout danger, est bouleversé tout à coup d’une terreur
+affolée de la perdre s’il ne parvient à écarter l’ombre qu’elle devine
+entre eux, dans sa prescience de femme... C’est à lui qu’il appartient
+de conquérir son bonheur, celui qu’il veut donner à cette créature
+chérie, devenue pour lui l’Unique... Alors, avec une autorité tendre, il
+reprend les deux mains qu’il sent palpiter dans les siennes; fort de son
+amour dont la flamme a brûlé les souvenirs mauvais, il répond, et son
+accent a une sincérité grave:
+
+--Écoutez-moi, Guillemette, vous qui êtes pour moi ce que nulle femme
+n’a jamais été, vous à qui j’offre tout ce que mon cœur, mon esprit
+possèdent de meilleur... Et comprenez-moi, pour que, jamais plus, vous
+ne soyez effleurée d’une inquiétude au souvenir des quelques jours où
+j’ai vécu près de Nicole... Ma petite aimée, quand je suis arrivé à
+Saint-Jean-de-Luz, je vous fuyais...
+
+--Vous me fuyiez?... moi?... Oh! pourquoi me fuyiez-vous?...
+
+--Je venais de m’apercevoir tout à coup que je vous aimais... Ah! bien
+autrement que je ne le croyais!... Comme je m’imaginais n’en avoir pas
+le droit... puisque vous ne partagiez pas cet amour...
+
+Si bas, qu’à peine il l’entend, ses lèvres articulent lentement:
+
+--Que pouviez-vous savoir?... Alors que moi-même je ne savais... rien...
+Et puis... dites... après?
+
+--Et puis, par hasard, j’ai retrouvé Mme de Miolan... alors...
+
+Il s’arrête une seconde... De toute son âme, elle écoute... Et incapable
+de lui dire un mot qui ne soit pas la vérité, il reprend:
+
+--Alors, comme toute ma volonté avait été impuissante à me détacher de
+vous, ainsi que je m’en figurais avoir--absurdement!--le devoir...
+alors, Guillemette, je suis resté près d’elle, espérant que sa présence
+m’aiderait à échapper au rêve qui me hantait...
+
+--Oh! vous avez pu faire cela! vous!!!
+
+Il sent que les deux mains ont un élan pour lui échapper. Mais il les
+enlace plus étroitement. Même un instant, il ne veut plus qu’elle
+s’éloigne de lui... D’un geste dominateur, il les attire sur sa poitrine
+dans laquelle bat le cœur où elle est entrée souverainement, et d’une
+voix que l’émotion brise, il répète:
+
+--Oui, j’ai fait cette tentative insensée... Et j’y ai compris que je ne
+voulais plus qu’une chose, vous obtenir, vous, mon amour, mon unique
+amour. Aujourd’hui, je vous jure que j’ai le droit de vous demander de
+vous confier à moi, pour les bons et les mauvais jours... Me
+croyez-vous?... Guillemette.
+
+Les lèvres closes, elle laisse son regard lire dans cet autre regard
+qui, elle en a la foi divine, ne lui mentirait pas... Alors, sûre de lui
+comme d’elle-même, elle tressaille, dans l’ivresse merveilleuse de
+celles qui se donnent; et avec un mouvement délicieux d’enfant,
+cherchant l’asile des bras qui l’enveloppent soudain, elle murmure
+passionnément, sous les lèvres qui osent enfin toucher son visage:
+
+--Oui, je vous crois, René... et je vous aime... Ah! que je vous aime,
+moi aussi!
+
+
+FIN
+
+
+
+
+ PARIS
+ TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie
+ 8, RUE GARANCIÈRE
+
+
+
+
+BIBLIOTHÈQUE DE ROMANS
+
+de la Librairie PLON
+
+DERNIÈRES PUBLICATIONS
+
+ BOULOC (Énée).--Les «Pagès».
+ WHARTON (Édith).--Chez les heureux du monde.
+ GAUTHEY (Lucie).--L’Inutile Volonté.
+ PRAVIEUX (Jules).--Mon Mari.
+ VERNIÈRES (André).--Camille Frison.
+ LESUEUR (Daniel).--Nietzschéenne.
+ DAUDET (Ernest).--Au galop de la vie.
+ DAVERNE (André).--* Le Prix du sang.
+ BLAISE (Jean).--Rêve de lumière.
+ DELMAS (Armand).--L’Armoire au linge blanc.
+ MARESCHAL DE BIÈVRE (Georges).--* Le Cœur s’éveille.
+ MARGUERITTE (Paul).--Les Jours s’allongent.
+ HUYSMANS (J.-K.).--Trois églises et trois primitifs.
+ EDGY.--La Couronne de roses.
+ BARAUDON (Alfred).--Enracinés.
+ KILIEN D’ÉPINOY.--* Amour et dot.
+ FAUER (Renée).--Armelle et son mari.
+ PONTEVÈS-SABRAN (Marquise de).--Le Curé de Sainte-Agnès.
+ BORDEAUX (Henry).--Les Yeux qui s’ouvrent.
+ SAINT-CÉNERY.--Au service de la France.
+ CAPDEVIELLE (P.-H.).--Fils de la terre.
+ MOSELLY (Émile).--Le Rouet d’ivoire.
+ -- Jean des Brebis ou le Livre de la misère.
+ BOURGET (Paul).--Recommencements.
+ FORESTIER (G.).--_Dans l’Ouest-Canadien._--La Pointe-aux-Rats.
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+Prix de chaque volume 3 fr. 50
+
+Les volumes dont le titre est précédé d’un * peuvent être mis entre
+toutes les mains.
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+
+PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--11536.
+
+
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+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE *** \ No newline at end of file
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+ <title>L’été de Guillemette | Project Gutenberg</title>
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+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE ***</div>
+<p class="c top2em large">HENRI ARDEL</p>
+
+<h1>L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE</h1>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+<span class="small g">LIBRAIRIE PLON</span><br>
+PLON-NOURRIT <span class="xsmall">ET</span> C<sup>ie</sup>, IMPRIMEURS-ÉDITEURS<br>
+8, <span class="xsmall">RUE GARANCIÈRE</span> — 6<sup>e</sup></p>
+
+<p class="c small i">Tous droits réservés</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE</p>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap"><b>Le Mal d’aimer.</b> 11<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>Au Retour.</b> 8<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>Cœur de sceptique.</b> 13<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c small i"><div>(Ouvrage couronné par l’Académie française, prix Montyon.)</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>Rêve blanc.</b> 9<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>Tout arrive.</b> 10<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>L’Heure décisive.</b> 8<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>La Faute d’autrui.</b> 8<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>Seule.</b> 15<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>Mon cousin Guy.</b> 29<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>L’Absence.</b> 7<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>Renée Orlis.</b> 13<sup>e</sup> édit. 1 vol. in-16</td>
+<td class="bot r w4"><div>3 fr. 50</div></td></tr>
+</table>
+</div>
+<div class="break"></div>
+
+<p class="copy top4em">Tous droits de reproduction et de traduction
+réservés pour tous pays.</p>
+
+<p class="copy ugap" lang="en" xml:lang="en">Published 29 July 1908.</p>
+
+<p class="copy"><span lang="en" xml:lang="en">Privilege of copyright in the United States
+reserved under the Act approved March 3<sup>d</sup> 1905
+by</span> Plon-Nourrit et C<sup>ie</sup>.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge">L’ÉTÉ DE GUILLEMETTE</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak">I</h2>
+
+
+<p>Dans la fournaise du grand magasin que chauffe,
+à travers les stores baissés, un ardent soleil de juillet,
+Guillemette Seyntis, d’un air de personne très raisonnable,
+trotte allègrement, de comptoir en comptoir,
+pour remplir les diverses missions d’achat que sa
+mère lui a confiées.</p>
+
+<p>L’atmosphère est étouffante, malgré les vitres ouvertes,
+et pâlit le visage des infortunées vendeuses
+qui, depuis le matin, s’appliquent à répondre fructueusement
+aux désirs variés de clientes toujours
+renouvelées… Qui donc a prétendu, qu’en juillet, il
+n’y a plus personne à Paris ?</p>
+
+<p>Elle, Guillemette, est seulement un peu plus rose
+qu’une demi-heure plus tôt quand, sous l’escorte de
+miss Murphy, elle est descendue de voiture devant le
+trottoir encombré par la foule des acheteuses qui
+s’affairent, coude contre coude, autour des étalages
+discrètement ennuagés de poussière, mais combien
+riches d’<i>occasions</i> !</p>
+
+<p>Dans le dédale des galeries où, en multiples aspects,
+la tentation s’épanouit, elle a glissé de son pas
+souple de créature très jeune ; amusée d’acheter, car
+ignorant, de par la grâce du ciel, la valeur de l’argent,
+elle trouve aussi charmant que naturel de s’offrir
+tout ce qui lui plaît.</p>
+
+<p>Guillemette Seyntis est une enfant gâtée de la vie.
+La destinée a fait d’elle une précieuse héritière, l’a
+pourvue d’une mère parfaite et lui a donné pour
+père un grand financier qui se trouve être, en même
+temps, un très honnête et très galant homme dont
+l’honorabilité est aussi indiscutable qu’enviée de
+beaucoup, dans le monde des manieurs d’argent où il
+est une puissance.</p>
+
+<p>De là, chez elle, une fort riante conception de
+l’existence qu’elle goûte avec une âme frémissante et
+une pensée vive, indépendante, curieuse ; avec
+l’agréable certitude d’avoir reçu de la nature une
+silhouette qui resterait élégante et fine sous des guenilles ;
+un visage délicatement modelé d’un trait
+spirituel — comme en dessine Helleu… — où fleurit le
+sombre iris des grands yeux d’un bleu violet ; une
+onduleuse chevelure châtain, ombrée de moires d’or.
+De telle sorte qu’elle paraît, selon les caprices de la
+lumière, très blonde ou presque brune…</p>
+
+<p>Certes, Guillemette aime beaucoup mieux être,
+sans conteste, une jolie créature… Mais cela étant
+vérité reconnue, elle accepte comme toute naturelle
+cette favorable situation et n’en tire nulle vanité.</p>
+
+<p>A ses heures, elle est coquette comme une autre, — sans
+un brin de perversité, — parce qu’elle a dix-huit
+ans et que ça l’amuse de plaire, fût-ce à des
+indifférents… Elle l’est de manière discrète, car c’est
+une petite fille fort bien élevée et, dans le monde,
+elle ne se montre pas de ces jeunes personnes qui
+s’affichent par des flirts audacieux et scandalisent
+les mères de famille en allumant de leur mieux les
+vains désirs des jeunes hommes. Aussi Mme Seyntis
+déclare-t-elle, — bien sincère ! — que sa fille est
+encore une gamine qui ne pense qu’à la danse.</p>
+
+<p>C’est vrai, elle y pense, quand l’occasion s’en présente…
+Mais elle pense encore à tant d’autres choses !
+Dans le cœur et le cerveau des fillettes du nouveau
+siècle, s’agite tout un monde que ne soupçonnent pas
+les mères qui ont gardé leur âme d’autrefois.</p>
+
+<p>Et Mme Seyntis — la candeur même ! — serait
+tout bonnement horrifiée si elle entrevoyait quelle
+créature déjà compliquée, clairvoyante, pensive, avec
+d’inconscientes audaces, vit ardemment dans sa
+Guillemette, élevée selon les sages vieux principes
+qu’elle a vus régir sa propre jeunesse ; saupoudrée
+de bons conseils, de catéchismes, — voire même de
+retraites, au temps du Carême, — de cours sans
+nombre… Régime qui a procuré à la jeune personne
+des « clartés de tout » et un étonnant bagage d’idées
+personnelles, résultant du choix qu’elle a fait parmi
+les copieux enseignements qui lui étaient prodigués.</p>
+
+<p>— Guillemette, tu te livres à des achats ?</p>
+
+<p>Guillemette tourne la tête et rencontre les yeux
+bruns, chaudement passionnés, de sa cousine Mme de
+Miolan qui lui sourient sous l’ombre de la capeline
+fleurie.</p>
+
+<p>Tout de suite, elle se rapproche de la jeune femme,
+sans souci de la foule qui les heurte, de l’employé
+qui, devant elle, s’achemine, tête baissée, vers la
+caisse. Elle serre la main de Mme de Miolan.</p>
+
+<p>— Je faisais des commissions pour maman. Elle
+déteste les magasins ; mais j’ai fini.</p>
+
+<p>— Alors, reste un instant avec moi ; j’ai une
+étoffe de blouse à choisir, tu m’aideras.</p>
+
+<p>Guillemette ne demande pas mieux, d’abord parce
+qu’elle aime à voir de jolis chiffons ; mais surtout,
+parce que Nicole de Miolan exerce sur elle cette
+attraction que les « grandes » possèdent souvent sur
+les « petites ». Or Nicole est une <i>grande</i> pour Guillemette ;
+non pas tant à cause de leur différence d’âge, — six
+ans à peine ; — mais Nicole a traversé des
+années qui ont accrû la distance. Et Guillemette
+le sait bien, malgré la prudente discrétion de
+Mme Seyntis. Elle a fait, envers et contre tous, un
+mariage d’amour avec un beau garçon, — attaché
+d’ambassade, célèbre en son monde par ses aventures
+et folies sentimentales, — qui l’a adorée, puis
+trompée ; du moins, elle en a la conviction. Volontaire,
+passionnée, très fière, elle n’a pas pardonné
+et, orgueilleusement, a prétendu à un droit de représailles.
+Les scènes ont succédé aux scènes jusqu’au
+jour où Nicole, sans phrases ni explications, a quitté
+mari et ambassade, pour venir à Paris demander son
+divorce.</p>
+
+<p>En attendant qu’elle l’obtienne, elle mène une
+existence de mondaine, vaguement chaperonnée par
+son père et sa mère, excellentes et dignes personnes
+que sa situation désespère, mais qui ont toujours été
+incapables d’avoir une volonté autre que la sienne.
+Tous les membres sérieux de la famille déplorent un
+tel état de choses et se confient, avec émoi, qu’on
+parle de Nicole bien plus et bien autrement qu’il ne
+faudrait… Que ne dit-on pas d’une très jolie femme
+seule, courtisée et qui ne se refuse pas à l’être !…</p>
+
+<p>Aussi, Mme de Seyntis fait-elle des prodiges de diplomatie
+pour rendre rares les rencontres de sa fille
+et de Nicole. Comme elle est bonne et soucieuse de
+pratiquer la charité, elle s’efforce de ne pas trahir
+son sentiment. Mais Guillemette est bien trop fine
+pour ne l’avoir pas deviné… C’est pourquoi elle
+éprouve un léger scrupule à s’attarder avec sa séduisante
+cousine…</p>
+
+<p>La tentation est trop forte pour qu’elle n’y succombe
+pas. Après tout, il ne s’agit que de quelques
+instants à passer ensemble, dans la cohue d’un magasin.
+Sûrement, sa mère elle-même jugerait la rencontre
+bien inoffensive !</p>
+
+<p>— Guillemette, hasarde timidement miss Murphy,
+il faudrait aller à la caisse. Voyez, l’employé vous
+attend.</p>
+
+<p>— Pauvre homme, il attend !… Eh bien, miss
+Murphy, soyez un amour, allez payer pour moi,
+voici mon porte-monnaie. Et puis, vous viendrez me
+retrouver aux soieries où j’ai quelque chose à voir
+avec Mme de Miolan.</p>
+
+<p>Guillemette dit cela avec un sourire auquel miss
+Murphy est d’autant plus incapable de résister qu’elle
+a, de vieille date, abdiqué toute autorité sur son
+indépendante élève. Et derrière le commis, elle s’en
+va, boitillante et raide, ses yeux de myope attachés
+à l’employé qui déambule devant elle, aspirant à la
+liberté de courir vers de nouvelles clientes.</p>
+
+<p>Cependant Nicole et Guillemette bavardent et
+attendent que le monsieur en cravate blanche dont
+l’occupation est de faire manœuvrer le régiment des
+vendeurs, leur ait annoncé que leur tour d’être servies
+est enfin arrivé.</p>
+
+<p>— Ce sera dans un instant, mesdames, leur assure-t-il
+de l’air le plus encourageant ; car il témoigne
+une bonne grâce toute particulière aux clientes que
+sa compétence lui révèle de fortunées femmes du vrai
+monde.</p>
+
+<p>Nicole répond à ces paroles par un vague signe de
+tête et elle demande à Guillemette, tout en considérant
+les plis soyeux d’un satin drapé près d’elle :</p>
+
+<p>— Vous ne partez donc pas encore pour Houlgate ?</p>
+
+<p>— Si, bientôt !… Mais nous attendons qu’André en
+ait fini avec son bachot.</p>
+
+<p>— Période agitée, alors !… C’est pour bientôt ?</p>
+
+<p>— Dans quatre jours.</p>
+
+<p>— Ah ! Ah !… Et a-t-il des chances de succès, ce
+bon André ?</p>
+
+<p>— Ce sera au petit bonheur, fait Guillemette avec
+philosophie, étant donnée son ardeur au travail.
+S’il ne réussit pas, il y aura scènes de désolation de
+cette pauvre maman, scènes de colère du côté de
+papa…</p>
+
+<p>Mme de Miolan a un indéfinissable sourire :</p>
+
+<p>— Ton père s’intéresse tant que cela aux examens
+d’André ?</p>
+
+<p>En l’intimité de sa pensée très éclairée, elle
+s’étonne qu’avec les profanes distractions qui reposent
+Raymond Seyntis de ses affaires, il trouve
+encore des loisirs pour certaines de ses attributions
+paternelles.</p>
+
+<p>Guillemette aussi s’est mise à rire.</p>
+
+<p>— Papa, quant au travail d’André, ressemble aux
+panthères qui bondissent tout à coup sur les paisibles
+voyageurs. Il reste des semaines sans demander
+à André quel est l’état de ses notes ; et puis,
+tout à coup, quand André est dans une parfaite
+quiétude, il fond sur lui pour l’interroger, questionner
+les professeurs ; ce qui a, en général, un résultat
+désastreux pour la tranquillité de mon cher
+frère !</p>
+
+<p>Mais ici, la conversation est interrompue par les
+paroles obligeantes du monsieur en cravate blanche
+qui avertit Nicole qu’un vendeur est à sa disposition.</p>
+
+<p>C’est un garçon à la face poupine, enserrée dans
+une cravate 1830. Il croit devoir accabler Nicole de
+questions pour s’enquérir de ce qu’elle désire. Elle
+lui répond qu’elle n’en sait rien et demande à voir
+beaucoup d’étoffes souples. Comme elle lui fait cette
+déclaration avec un sourire, qu’il devine en elle
+une de ces clientes qui n’ont pas souci du bon marché,
+il s’en va aimablement puiser dans les rayons,
+et, sans se lasser, apporte pièce après pièce, à Nicole
+qui n’est jamais satisfaite.</p>
+
+<p>Seulement, elle a une manière de demander :
+« N’avez-vous pas encore autre chose ? » si encourageante,
+que le gros garçon continue à subtiliser à ses
+confrères les plus séduisantes étoffes pour les lui
+soumettre.</p>
+
+<p>Elle et Guillemette regardent, comparent, s’amusent
+du jeu chatoyant des coloris qui s’harmonisent
+ou se heurtent. Devant elles, il y a maintenant
+des jaunes safranés, blonds comme des épis,
+aux reflets roux, de pain brûlé ; des bleus verdissants
+ainsi qu’un ciel de crépuscule ; des roses nacrés,
+ou d’un ton violent de corail rouge ; des verts
+d’opale, et aussi, des mauves pareils à des pétales
+d’hortensia…</p>
+
+<p>Elles s’attardent à choisir parce qu’elles causent.</p>
+
+<p>— Je prends ceci, monsieur, dit enfin Nicole. Elle
+s’aperçoit tout à coup que la chaleur est étouffante
+dans la galerie où circule, incessamment, le flot des
+acheteuses.</p>
+
+<p>Mais tandis que le gros jeune homme mesure les
+mètres demandés, elle reprend, un peu distraite, car
+elle regarde l’étoffe :</p>
+
+<p>— Alors rien de nouveau dans la famille que les
+exploits intellectuels d’André ?</p>
+
+<p>— Mais si… mais si… Il y a le retour de l’oncle
+René !</p>
+
+<p>— Ah !… René revient de Madagascar…</p>
+
+<p>Une expression profonde a soudain changé le
+regard de Nicole. Son accent a quelque chose de
+rêveur…</p>
+
+<p>— Oui, il arrive à la fin du mois et il passera l’été
+avec nous à Houlgate. Maman est dans le ravissement.
+Cela fait près de cinq ans qu’il n’est pas rentré
+en France !</p>
+
+<p>— C’est vrai… cinq ans… Je venais d’être fiancée
+quand il est parti…</p>
+
+<p>D’où naissent les intuitions ? Est-ce la voix, le regard
+de Mme de Miolan qui font jaillir dans la pensée
+de Guillemette, la certitude instinctive qu’il y a
+eu quelque coïncidence entre le mariage de Nicole et
+la longue absence de René Carrère dont sa famille
+s’est désolée. Et parce qu’elle a très envie de savoir,
+sans réfléchir, elle laisse échapper :</p>
+
+<p>— N’est-ce pas, Nicole, il était amoureux de toi,
+l’oncle René ?</p>
+
+<p>La jeune femme, qui est restée immobile, avec des
+yeux songeurs, fermés au décor papillotant du magasin,
+répète du même ton un peu lent, et ses lèvres
+onduleuses ont une expression presque railleuse,
+mais si triste :</p>
+
+<p>— Très amoureux !… Aussi amoureux que pouvait
+l’être un garçon raisonnable et… sage comme lui !…</p>
+
+<p>— Si raisonnable que cela ?… Oh ! Nicole, qu’il
+devait être ennuyeux ! fait, avec conviction, Guillemette,
+dont les dix-huit ans goûtent les cavaliers très
+fringants, très flirts, et enveloppent, à l’avance, d’un
+juvénile dédain cet oncle si sage dont sa mère célèbre
+toujours les nombreuses qualités.</p>
+
+<p>— Non, il n’était pas ennuyeux, mais effrayant de
+bons principes… Tout à fait le frère de ta mère !…
+Je ne me suis pas sentie à la hauteur… Et j’ai été,
+d’ailleurs, bien mal récompensée de mon humilité !…
+Là-dessus, allons donner mon adresse, qu’on m’envoie
+mon satin. Il est joli, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Nicole a secoué la tête comme pour en rejeter
+toutes les pensées, tous les souvenirs qui se mêlaient
+d’y tourbillonner tout à coup comme des oiseaux
+tristes et elle paraît occupée seulement d’en finir
+avec son achat. Guillemette la suit, devenue distraite,
+écoutant vaguement les explications que croit
+devoir lui donner miss Murphy qui s’embrouille dans
+le compte de sa monnaie.</p>
+
+<p>Toutes trois sortent enfin du « temple des vanités ».
+Dehors, un ardent soleil ruisselle sur l’asphalte
+brûlant, où les arbres poudreux allongent des ombres
+dures.</p>
+
+<p>Des femmes passent en robe claire, chaussées de
+cuir pâle, les épaules nues sous la dentelle du corsage,
+le teint fouetté de rose par l’éclatante chaleur.</p>
+
+<p>— Quelle odieuse température ! soupire Nicole.
+Veux-tu venir prendre une glace ? Guillemette. Nous
+nous voyons si peu et si mal que pour une fois que
+je te tiens, j’ai envie d’en profiter…</p>
+
+<p>Ah ! la tentation encore ! Mais Guillemette, élevée
+comme son oncle, dans les « bons principes », n’ose
+pas faire sciemment ce que sa mère lui interdirait,
+sans doute.</p>
+
+<p>— Chérie, je te remercie, mais il faut que je rentre.
+Nous nous verrons bien à Houlgate… Car tu y
+viens ?…</p>
+
+<p>— Oui, correctement escortée de ma famille, avant
+d’aller seule à Dinard retrouver des amis. Peut-être
+ton oncle sera-t-il arrivé… Cela m’amusera de le
+revoir… Nous nous trouverons vieillis !</p>
+
+<p>— Nicole, que tu es encore coquette pour une
+dame qui a vieilli ! Lui, est déjà un peu, un monsieur
+d’âge… c’est vrai… à trente ans !… Un capitaine, et
+qui revient de si loin ! Les années de campagne
+comptent double…</p>
+
+<p>— Et les années de mariage triple, quadruple,
+alors ! murmure Nicole. Petite Guillemette, marie-toi
+le plus tard possible !… Comme on dit en musique :
+« Profite bien de ta jeunesse ! »</p>
+
+<p>— Nicole chérie, je t’assure que je fais de mon
+mieux !</p>
+
+<p>Cela, c’est bien la vérité. Nicole le sent, et un sourire
+d’affection, — un peu aussi de pitié pour les
+illusions de cette enfant, — adoucit un instant la
+flamme de ses yeux.</p>
+
+<p>— Comme tu as raison ! Au revoir, mon petit.
+Ah ! tu n’es pas une Carrère, toi, mais une vraie
+Seyntis…</p>
+
+<p>Sur son ordre, le chasseur a fait un signe à son
+cocher. Des passants se retournent pour regarder
+monter en voiture cette très jolie femme, habillée avec
+un goût raffiné en sa simplicité apparente ; — elle
+porte un « tailleur » de grosse toile bise… Et, en une
+seconde, elle est tout ensemble admirée, désirée, enviée, — elle
+qui, à cette heure, n’est qu’une vivante
+épave, emportée à la dérive par le grand flot de la vie.</p>
+
+<p>Guillemette aussi est restée une seconde à la
+regarder, avec des yeux de gamine qui se connaît
+déjà fort bien en grâce féminine et a beaucoup
+entendu parler…</p>
+
+<p>Mme de Miolan a raison, Guillemette est une
+Seyntis. Elle est la vraie fille du financier spirituel,
+hardi et galant, épris de tout ce qui est beauté, — femmes
+et œuvres d’art, — s’offrant les unes et
+les autres avec une somptuosité de fermier général
+du temps jadis ; au demeurant, un très aimable mari
+qui voile, d’une délicate discrétion, ses promenades
+ultra-conjugales et éprouve la plus sincère affection,
+avec une estime très haute, pour la femme dont il
+possède absolument l’être, corps et âme. En effet,
+vingt années de mariage n’ont pu altérer chez
+Mme Seyntis, une confiance de jeune épousée.
+Confiance dont Guillemette pourrait bien ne pas
+faire si généreux hommage à son futur mari, toute
+saturée qu’elle ait été de bons exemples et conseils.
+Les petites filles du vingtième siècle ont respiré
+d’autres souffles et trop entendu célébrer le nouvel
+évangile de leurs droits !…</p>
+
+<p>Quoi qu’il en doive être de l’avenir, pour l’heure,
+ladite petite fille chemine pédestrement vers l’hôtel
+Seyntis, insouciante de la chaleur et de la poussière,
+des regards qui caressent au passage son éblouissante
+jeunesse. Elle trotte d’un pas vif, suivie tant bien
+que mal par miss Murphy ; et elle ne s’en aperçoit
+pas, tant sa pensée est absorbée toute par la soudaine
+révélation qu’elle vient d’avoir d’un roman
+inachevé entre l’oncle René et Nicole.</p>
+
+<p>Comment jamais un mot ne lui en avait-il donné
+le soupçon ?… Est-ce un secret entre eux ?… Ou la
+famille le sait-elle ?</p>
+
+<p>Que Nicole ait eu peur d’un mari sérieux comme
+l’oncle René, elle le comprend bien !… Mais combien
+lui, si sage, devait être pris profondément pour
+demeurer tant d’années hors de France… Sans doute
+afin de se guérir… Puisqu’il revient aujourd’hui,
+c’est qu’il n’a plus peur de la retrouver… D’ailleurs,
+ainsi que dans les livres, il est vengé puisqu’elle a
+eu un détestable mari, choisi, voulu par elle seule…</p>
+
+<p>En est-elle malheureuse ? Regrette-t-elle d’avoir
+misérablement gâché sa vie ?… Qui le sait ?… Pour
+tous, l’âme de Nicole demeure close. Jamais elle ne
+se plaint ni ne parle des dernières années qu’elle a
+vécu. Il semblerait qu’elle se contente désormais
+d’être une créature délicieuse dont les hommes s’affolent,
+que les femmes jalousent. Elle va beaucoup
+dans le monde et s’habille mieux que nulle autre…
+Elle cause, elle rit… Mais, par instant, son rire
+sonne à l’oreille comme un sanglot bref, douloureux
+à entendre, et ses beaux yeux, qu’on dirait faits
+d’une ombre brûlante, regardent souvent vers l’Invisible…</p>
+
+<p>Mme Seyntis s’illusionnait bien quand elle s’imaginait
+que ne parlant pas devant Guillemette des
+malheurs conjugaux de sa cousine, elle endormirait,
+sur ce point, la jeune pensée si vite en éveil. Les
+quelques mots de Nicole ont ressuscité pour Guillemette
+l’image de Guy de Miolan, grand, svelte,
+d’allure patricienne ; le visage barré d’une moustache
+fauve… Et mieux encore, elle revoit les yeux
+gris dont l’expression, jadis, lui faisait trouver si
+naturel que Nicole allât, quoi qu’on lui dît, à celui
+qui savait ainsi la regarder. Tous deux, d’ailleurs,
+lui donnaient l’impression d’êtres enfermant en eux
+quelque brûlant foyer…</p>
+
+<p>Donc ils sont brouillés. Nicole attend son divorce
+et lui ne tente rien pour l’apaiser et la ramener.
+L’oncle René revient ; il va revoir Nicole… Ici, la
+pensée de Guillemette s’arrête devant une conclusion
+impossible. Même arrivât-il que la jeune femme
+obtînt son divorce, même l’oncle fût-il encore amoureux,
+tout mariage serait impossible entre eux,
+puisque la loi seule lui rend sa liberté. Et Guillemette,
+élevée par une mère rigoureusement religieuse,
+ne conçoit même pas un mariage hors de
+l’Église… Alors… quoi ?</p>
+
+<p>— Oh ! Guillemette, comment pouvez-vous marcher
+si vite par cette chaleur ! soupire la voix plaintive
+de miss Murphy.</p>
+
+<p>Guillemette tressaille ; et, un peu saisie, confuse,
+parce qu’elle est habituée à prendre souci des autres,
+elle regarde la pauvre miss, essoufflée et cramoisie,
+sous son ombrelle.</p>
+
+<p>— Ma pauvre Murphy ! je vous demande bien pardon !…
+Je réfléchissais et je ne m’apercevais pas que
+je vous faisais ainsi trotter ! Nous allons marcher
+bien lentement pour vous remettre.</p>
+
+<p>— Ah ! maintenant, nous arrivons…</p>
+
+<p>C’est vrai, devant elles deux, apparaît la voûte
+ombreuse de l’avenue de Messine, et plus loin, se
+montrent les cimes feuillues du parc Monceau sur
+lequel s’ouvrent les fenêtres de l’hôtel Seyntis.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">II</h2>
+
+
+<p>Un quart d’heure plus tard, Guillemette, toute rose
+de sa course rapide, pénètre dans la salle d’étude où
+sa jeune sœur Mad peine sur les devoirs que lui fait
+faire consciencieusement Mademoiselle, — <i>M’selle</i>,
+comme dit André, et tous à sa suite.</p>
+
+<p>— Bonjour, les travailleuses ! jette joyeusement
+Guillemette. Quel beau temps, n’est-ce pas ?… Ah !
+j’aime l’été !</p>
+
+<p>— Pas moi, en ce moment, gémit Mad qui est sans
+ardeur devant ses problèmes. Je l’aimerai seulement
+quand les vacances seront venues.</p>
+
+<p>— Pauvre, chérie ! Ce ne sera plus long, va…
+<i>M’selle</i>, si vous lui accordiez congé ?</p>
+
+<p>— Oh ! Guillemette, c’est impossible ! Ne lui donnez
+pas de mauvais conseils. Il faut faire ce qui doit
+être fait…</p>
+
+<p>— <i>M’selle</i>, vous êtes la sagesse même !</p>
+
+<p>Mademoiselle devient toute rouge, de pâle qu’elle
+est d’ordinaire. Elle est timide, douce, savante et
+scrupuleuse jusqu’à la minutie dans le souci de son
+devoir.</p>
+
+<p>— Ah ! Guillemette, pourquoi vous moquez-vous
+de moi ?</p>
+
+<p>— Ma petite <i>M’selle</i>, je ne me moque pas du tout,
+je constate ! réplique Guillemette avec un sourire
+d’amitié à la jeune institutrice qui, son aînée de
+plus de dix ans, lui donne souvent l’impression
+d’une créature à protéger.</p>
+
+<p>— Aimez-vous l’été ? vous ? <i>M’selle</i>.</p>
+
+<p>— Oh ! non ! je ne l’aime pas ! laisse échapper
+Mademoiselle, avec une telle conviction que les prunelles
+de Guillemette la contemplent, surprises.</p>
+
+<p>— Comme vous dites cela ! <i>M’selle</i>. Pourquoi donc
+ne l’aimez-vous pas cette jolie saison, odorante, lumineuse,
+dorée… A cause de la chaleur ?</p>
+
+<p>— Non, oh ! non ! La chaleur m’est indifférente !…</p>
+
+<p>Guillemette voit bien que Mademoiselle pense quelque
+chose qu’elle ne veut pas dire ; et, discrètement,
+elle n’insiste pas. Mais cette lueur mélancolique qui a,
+tout à coup assombri les yeux clairs de l’institutrice
+de Mad, dissipe brusquement l’espèce de griserie
+jetée en elle par la féerie de cette journée de juillet.
+Parce qu’elle est très heureuse, elle voudrait tant que
+tout le monde le fût !</p>
+
+<p>Que peut bien avoir Mademoiselle ?</p>
+
+<p>Elle y songe, tout en enlevant sa toilette de sortie,
+dans la grande chambre, ouverte sur l’horizon frais
+des pelouses du parc Monceau, qui est son domaine ;
+un riant domaine, tendu de vieux Jouy, fleuri comme
+un reposoir, décoré de quelques toiles de maître, de
+bibelots précieux, rassemblés par ses désirs de fillette
+riche et gâtée.</p>
+
+<p>Quand elle entend, dans le petit salon, le piano
+résonner sous les doigts résignés de Mad, elle rentre,
+d’un élan instinctif, dans la salle d’étude où elle est
+sûre de trouver Mademoiselle, remettant en ordre
+livres et cahiers, avant de s’en aller regagner son
+logis familial, tous les jours, à six heures.</p>
+
+<p>L’institutrice est, en effet, devant la table de travail,
+une plume en main. Sans doute, elle prépare
+les devoirs de Mad. Mais elle n’écrit pas ; elle réfléchit…
+La même expression soucieuse altère son
+visage un peu fatigué et ses yeux regardent fixement
+loin devant elle, vers les cimes vertes des arbres.</p>
+
+<p>Guillemette lui effleure l’épaule et interroge, très
+douce :</p>
+
+<p>— <i>M’selle</i>, je ne voudrais pas être indiscrète,
+mais vous avez l’air d’avoir un souci… Est-ce que…
+je ne pourrais rien pour vous aider, un peu, à le
+porter ? Dites-moi pourquoi vous n’aimez pas l’été ?
+C’est cette simple petite question qui vous a
+attristée…</p>
+
+<p>— Parce que l’été est une saison dure à passer
+pour moi !…</p>
+
+<p>Guillemette la regarde sans comprendre ; et Mademoiselle
+se sent loin, — oh ! si loin ! — de cette
+jeune créature que la vie a comblée.</p>
+
+<p>— L’été vous est dur ?…</p>
+
+<p>— Oui, c’est un temps pendant lequel je ne gagne
+pas, murmure Mademoiselle. Il m’apporte des vacances
+forcées ; et… il ne m’en faudrait pas !</p>
+
+<p>Guillemette serre inconsciemment ses deux mains
+l’une contre l’autre. Quelque chose qui ressemble à
+une angoisse l’a fait tressaillir ; car si les paroles de
+Mademoiselle sont pour elle dépourvues d’un sens
+précis, elle les devine cependant lourdes d’inquiétudes…
+Et sa jeunesse heureuse se cabre, en un
+sursaut de révolte, devant la loi cruelle qui pèse
+sur certaines existences. Misérablement, elle se sent
+impuissante pour venir en aide à la petite institutrice
+de Mad.</p>
+
+<p>Il y a, entre elles deux, un léger silence ; Mademoiselle
+est toute à son tourment ; et, Guillemette
+qui, de tout cœur, souhaiterait le lui enlever, se
+demande, sans trouver de solution, ce qu’elle pourrait
+bien faire… Le piano frémit, torturé par Mad
+qui s’impatiente devant un passage hérissé d’imprévu.
+Guillemette suggère, encourageante :</p>
+
+<p>— Mais puisque vous gagnez toute l’année, Mademoiselle,
+vous pouvez bien vous reposer un peu
+pendant les vacances !</p>
+
+<p>— Il faut vivre aussi au temps des vacances, articule
+humblement Mademoiselle. C’est pourquoi je ne
+peux pas me réjouir, comme vous, de les voir
+arriver !</p>
+
+<p>— Oui, je comprends ! fait Guillemette sérieuse.</p>
+
+<p>Pour la première fois, elle vient d’avoir la conscience
+nette de ce qu’est la lutte pour ceux qui travaillent
+afin de gagner leur pain quotidien. Comment,
+jusqu’à cette minute, lui a-t-il paru si naturel
+qu’elle n’eût, elle, qu’à se laisser vivre, alors que
+d’autres doivent peiner sans relâche… Comment
+a-t-elle pu trouver tout simple que Mademoiselle
+vienne, chaque jour, faire faire d’insipides devoirs à
+Mad, passe des instants monotones aux Champs-Élysées
+à la regarder jouer, trotte pour la conduire
+à ses cours et soit à tous, sauf à elle-même, de neuf
+heures du matin à six heures du soir ?…</p>
+
+<p>Pourtant, Mademoiselle n’avait pas été élevée pour
+cette existence de manœuvre. Son père possédait,
+dans l’armée, un haut grade quand il est mort, il y a
+cinq ans. Maintenant elle et sa sœur doivent travailler
+pour leur mère qui est demeurée sans fortune.</p>
+
+<p>Tout cela, Guillemette le sait depuis que Mademoiselle
+a été placée auprès de Mad ; et elle a, sans y
+prendre garde, accepté une situation dont l’intéressée
+ne se plaignait pas.</p>
+
+<p>Et voici que soudain, comme si quelque voile mystérieux
+venait de se déchirer en sa pensée, elle se
+sent honteuse, au plus profond du cœur, de son luxe,
+de son existence facile, honteuse de n’être, dans la
+vie, qu’un inutile petit bibelot. Ardemment, elle souhaiterait
+faire quelque chose pour alléger la tâche de
+Mademoiselle. Elle voudrait pouvoir lui offrir tout le
+contenu de sa bourse, lui assurer des revenus, la
+mettre à l’abri des soucis d’argent.</p>
+
+<p>Désirs de bébé, elle le sait bien ! Ses maigres économies, — elle
+ignore le secret d’en faire ! — seraient
+une goutte d’eau pour Mademoiselle et lui donner de
+bonnes rentes est tout aussi impossible… Alors ?…
+Comme c’est peu de chose, le seul désir d’aider !</p>
+
+<p>Guillemette sort toute grave de son entretien avec
+Mademoiselle. De sa fenêtre, elle la voit quitter l’hôtel,
+s’en aller d’une allure discrète de souris trottant
+menu, la tête un peu penchée. Sans doute, elle s’ingénie
+de nouveau à résoudre le problème qui la
+trouble et rend Guillemette songeuse.</p>
+
+<p>Se peut-il que l’été, lumineux et fleuri, synonyme
+pour elle de joyeuses villégiatures, d’excursions,
+agrémentées de flirts amusants qui rendent exquises
+les flâneries sur la plage ou par les chemins verts…,
+ce même été soit, pour d’autres, une saison d’inquiétudes,
+d’épreuves ; si difficile à traverser, que même
+de pauvres filles, fatiguées comme Mademoiselle par
+des mois et des mois d’incessant labeur, ne peuvent
+accepter comme un bienfait le repos qu’il leur
+apporte… Et parce qu’elle vient de se heurter à cette
+implacable nécessité, Guillemette ne peut jouir,
+comme chaque soir, du décor charmant aperçu de sa
+fenêtre, des jeux de la lumière sur les arbres où tous
+les verts se fondent en harmonies d’ombres et de
+clartés, du velours frais des pelouses sous la pluie
+irisée des jets d’eau… Elle ne voit que les humbles
+qui, en cette saison d’été, envahissent l’aristocratique
+jardin, les mères assises, tête nue, sur les
+bancs — qui, elles aussi peut-être, souffrent d’avoir
+des loisirs d’été… — les petits, barbouillés de poussière
+qui jouent avec le sable, en attendant que, dans
+l’avenir, devenus des hommes, des femmes, ils doivent
+vivre courbés sous la servitude du travail…</p>
+
+<p>Et le même sentiment de confusion l’étreint parce
+qu’elle a été comblée par la destinée, sans avoir rien
+fait pour le mériter… Il lui semble qu’elle ne pourra
+retrouver sa joyeuse sérénité tant qu’elle n’aura rien
+tenté pour Mademoiselle, tout au moins.</p>
+
+<p>Le dîner de famille ne la distrait pas des idées qui
+la hantent. Elle songe que tant d’autres trouveraient
+aussi agréable qu’elle-même, de croquer des plats
+très fins, autour d’une table fleurie, dans une salle à
+manger tendue de tapisseries célèbres, de manier de
+délicats cristaux, de fines porcelaines, une argenterie
+artistique, d’être servie par un maître d’hôtel vigilant…</p>
+
+<p>Elle entend son père raconter avec enthousiasme
+une somptueuse acquisition qu’il vient de faire chez
+un antiquaire qui possède de coûteuses merveilles.
+Elle écoute sa mère parler de ses projets d’invitation
+pour Houlgate, afin d’y amener de jeunes héritières,
+d’éducation accomplie, à l’intention de son frère,
+dont une dépêche vient de lui annoncer la très prochaine
+arrivée…</p>
+
+<p>Ici, elle dresse la tête et oublie un instant Mademoiselle
+et ses laborieux frères et sœurs… Ah ! l’oncle
+René ne tardera plus à apparaître… Alors il est certain
+que Nicole et lui vont se retrouver à Houlgate…
+Mme Seyntis ne paraît pas le redouter… Peut-être
+après tout, elle n’a ni su, ni deviné… Cela voit si
+peu clair, les parents quelquefois !</p>
+
+<p>— Marie, je vais faire un tour au cercle, dit
+M. Seyntis qui a fini de fumer son cigare ; et, tout en
+parlant, il caresse les cheveux de Guillemette laquelle
+songe à mille choses, debout dans le cadre de la
+fenêtre, ouverte sur la nuit d’été.</p>
+
+<p>Chaque soir, si aucune invitation n’appelle les
+Seyntis hors de chez eux, — c’est rare, il est vrai ! — Mme
+Seyntis entend cette phrase de son mari. Et elle
+l’accueille avec une simple bonne grâce.</p>
+
+<p>— Bien, mon ami, à tout à l’heure !</p>
+
+<p>Ce « tout à l’heure » viendra tardivement. Mais
+Mme Seyntis est si habituée à ce qu’il en soit ainsi,
+qu’elle ne pense même pas à s’en étonner, certaine
+que son mari est au Cercle, comme il le lui dit.</p>
+
+<p>Elle prend son ouvrage, car elle est remarquablement
+adroite pour les travaux inutiles ; et chez elle,
+il lui faut toujours, entre les doigts, un crochet ou
+une aiguille, créatrice d’incomparables broderies.</p>
+
+<p>Il n’y a pas de soirée qui lui paraisse meilleure que
+celles qu’elle passe ainsi…</p>
+
+<p>Les arbres du parc répandent, avec une bonne
+odeur de verdure, une fraîcheur bienfaisante dans le
+petit salon où la lampe rayonne une lueur d’or, sous
+l’abat-jour de soie jaune. Mme Seyntis lève la tête,
+son aiguille piquée dans la soie de son métier :</p>
+
+<p>— Guillemette, ne reste donc pas ainsi inoccupée à
+la fenêtre ! Prends ton ouvrage. Tu sais que j’ai en
+horreur les rêvasseries.</p>
+
+<p>Guillemette se détourne. Sa svelte silhouette,
+habillée de blanc, se découpe sur l’obscur velours du
+ciel constellé.</p>
+
+<p>— Mère, je ne rêvasse pas… Je réfléchis…</p>
+
+<p>— Et peut-on, ma fille, te demander à quoi ?…</p>
+
+<p>Guillemette se rapproche et s’assoit sur une chaise
+basse, près de sa mère, les coudes sur les genoux, le
+menton appuyé sur ses mains croisées.</p>
+
+<p>— Maman… je pensais que vous devriez emmener
+Mademoiselle à Houlgate…</p>
+
+<p>— Emmener Mademoiselle ! répète Mme Seyntis
+stupéfaite. Quelle idée as-tu là ? Guillemette. Je n’ai
+aucun besoin d’elle. Pourquoi l’emmener ?…</p>
+
+<p>Au hasard, Guillemette lance :</p>
+
+<p>— Pour faire un peu travailler Mad !</p>
+
+<p>— Oh ! Guillemette, en voilà une invention ! fait
+Mad bondissant d’horreur.</p>
+
+<p>Guillemette ne se laisse pas troubler et continue :</p>
+
+<p>— Et puis… et puis… elle se promènerait avec moi !
+Vous savez bien, maman, que vous regrettez toujours,
+dans l’été, que je n’aie personne pour m’escorter
+sur les routes, puisque miss Murphy ne marche
+plus ! <i>M’selle</i> serait un chaperon parfait !</p>
+
+<p>Mme Seyntis considère sa fille avec une surprise
+grandissante. Où Guillemette veut-elle en venir ?
+Qu’est-ce que cette fantaisie d’emmener Mademoiselle
+que, d’ordinaire, elle déclare trop austère…</p>
+
+<p>— Mon enfant, tu ne manqueras pas de société à
+Houlgate ; et vraiment, la villa est trop vite remplie
+pour que je perde inutilement une chambre en amenant
+une personne de plus à loger…</p>
+
+<p>Ça, c’est le grave de la question ! Si la maîtresse de
+maison parle impérieusement dans la pensée de
+Mme Seyntis, il n’y a rien à faire. Et alors, Guillemette
+prend résolument son parti… Jusqu’alors, par délicatesse,
+pour ne pas trahir la confidence faite dans une
+minute de faiblesse, elle a essayé de taire le motif
+vrai de sa demande… Mais si elle veut le succès, il
+faut dire la vérité, lui semble-t-il.</p>
+
+<p>— Mère, je crois que vous feriez une bonne œuvre
+en emmenant <i>M’selle</i> !</p>
+
+<p>De nouveau, Mme Seyntis laisse tomber son ouvrage
+et regarde Guillemette comme si elle venait de s’exprimer
+en une langue étrangère.</p>
+
+<p>— Comment, une bonne œuvre ?… Mais Mademoiselle
+n’est pas dans la misère, que je sache !</p>
+
+<p>— Non, maman… Mais elle n’est pas très fortunée…
+Et je m’imagine qu’elle regrette — pour cause ! — les
+mois de vacances où elle ne gagne rien…</p>
+
+<p>Guillemette répète les propres paroles de Mademoiselle
+afin qu’elles produisent sur sa mère l’impression
+qu’elles lui ont faite. Mais Mme Seyntis n’a
+plus dix-huit ans ; elle est un peu blasée sur le chapitre
+des difficultés et infortunes de la vie, d’autant
+qu’elle ne les connaît pas par expérience. Si charitable
+et bienveillante qu’elle soit, elle vit enfermée
+dans l’étroite chapelle où règnent les objets de son
+culte, son mari et ses enfants ; et du reste des
+humains, elle s’inquiète avec le secret détachement
+que nous avons pour ce qui nous est étranger. Aussi
+réplique-t-elle, paisible :</p>
+
+<p>— Ma petite fille, j’ai déjà beaucoup de bonnes
+œuvres à soutenir ; et celle-là ne me paraissant pas
+d’une nécessité évidente, je trouve plus sage d’en
+faire la petite économie.</p>
+
+<p>— Oh ! maman, Mademoiselle n’est pas riche, nous
+avons la chance de l’être beaucoup !… Alors, nous
+n’avons pas le droit de faire des économies avec elle !</p>
+
+<p>Les mots ont jailli de ses lèvres, avant même
+qu’elle ait réfléchi. Une imperceptible rougeur
+effleure, telle une flamme, le visage calme de
+Mme Seyntis. Mais comme elle juge tout à fait inadmissible
+que sa fille émette un propos qui ressemble
+à une observation, elle dit, un peu sèche :</p>
+
+<p>— Tu parles comme une enfant, Guillemette, de ce
+que tu ignores. Il n’est pas de petites économies,
+retiens-le bien. C’est justement parce que nous avons
+de la fortune que nos charges sont très grosses…
+Et elles vont encore s’accroître, puisque la situation
+faite au clergé de France oblige tous les chrétiens à
+des sacrifices pécuniaires.</p>
+
+<p>Guillemette regarde la pointe luisante de ses souliers
+et pense, — non sans un vague remords, — que
+les soucis de Mademoiselle la touchent beaucoup plus
+que les épreuves du clergé de France, auxquelles
+elle compatit avec une involontaire sérénité.</p>
+
+<p>Mais un tel aveu serait d’un déplorable effet auprès
+de Mme Seyntis qui en serait scandalisée au dernier
+chef. Le front penché vers son métier, elle pique l’aiguille
+avec une sorte de nervosité ; et, sans que Guillemette
+ait dit un mot, un brin découragée de si mal réussir
+en sa diplomatie, elle reprend pour convaincre sa
+fille, pour se convaincre elle-même qu’elle a raison :</p>
+
+<p>— En somme, Mademoiselle gagne honorablement
+sa vie. Elle n’a pas besoin que nous lui fassions la
+charité, j’en suis persuadée ; et, quoi que tu t’imagines,
+je ne sais à quel propos, elle est certainement
+très contente d’avoir un peu de liberté.</p>
+
+<p>Guillemette serait ravie de pouvoir partager ces
+opinions optimistes ; mais elle garde, trop vif encore,
+le souvenir du regard, de l’accent de Mademoiselle.
+D’autre part, elle a l’intuition qu’il est sage
+de ne pas insister davantage pour ce soir. Et, d’un
+ton raisonnable, elle dit seulement :</p>
+
+<p>— Maman, bien entendu, vous avez plus d’expérience
+que moi… Tout de même, j’ai l’idée que si
+vous pouviez faire du bien à Mademoiselle, cela porterait
+bonheur à André pour son examen !</p>
+
+<p>Guillemette a jeté cela d’un air innocent. Mais,
+entre les cils, elle observe sa mère et voit que ses
+paroles ont enfin porté. Cet examen d’André, dont
+tout son amour maternel désire la réussite, est, en ce
+moment, le cauchemar des jours et des nuits de
+Mme Seyntis. Elle sait trop bien à quel point son cher
+petit cancre a besoin des lumières de l’Esprit-Saint,
+pour n’être pas prête à tous les sacrifices afin de les lui
+assurer, autant qu’il dépend d’elle. Guillemette s’en
+doute bien, et c’est pourquoi, en l’intimité de son
+cœur point égoïste, elle se réjouit d’avoir eu l’inspiration
+géniale de mettre en avant l’intérêt d’André.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">III</h2>
+
+
+<p>Ce jeune personnage est certes très loin de partager
+l’inquiétude de sa mère. Il appartient à l’espèce des
+nombreux petits hommes qui tiennent à se laisser
+vivre pour leur plus grand agrément et sont toujours
+convaincus que leur bonne chance les fera réussir,
+sans qu’ils aient à se préparer de favorables
+atouts.</p>
+
+<p>Il s’est donc mis en route d’un cœur tranquille
+pour le lieu de son épreuve. Mais les événements
+paraissent avoir altéré cette aimable quiétude, si
+Guillemette en juge d’après les apparences, alors
+que, rentrée de ses pérégrinations quotidiennes, elle
+pénètre dans le petit salon où sa mère brode, devant
+son métier, très rouge, le visage un peu contracté.
+André, assis à califourchon sur une chaise, près de
+la fenêtre, a les yeux braqués sur un livre dont il
+ne tourne pas les pages.</p>
+
+<p>Elle interroge, pressentant la réponse :</p>
+
+<p>— Eh bien !… Es-tu content ?</p>
+
+<p>Les yeux toujours sur son livre, André grogne,
+maussade :</p>
+
+<p>— Pas du tout !… Je vais être <i>retoqué</i>…</p>
+
+<p>Il a une mine furieuse de chat battu qui serait
+comique si le frémissement des lèvres ne trahissait
+une enfantine envie de pleurer, comme font les petits
+dans leur détresse. Et c’est là la révélation d’un état
+d’âme tout à fait anormal chez ce garçon insouciant.</p>
+
+<p>— Mon enfant, pourquoi dis-tu que tu ne réussiras
+pas… Tu ne peux pas le savoir ! proteste Mme Seyntis
+dont la voix est tremblante.</p>
+
+<p>Elle pique fiévreusement son aiguille dans sa broderie
+et fait, sans en avoir conscience, des points
+irréguliers qui tombent, comme des notes fausses,
+dans l’harmonie du dessin.</p>
+
+<p>— Il me semble que ta version est presque tout à
+fait conforme au texte que nous avons acheté.</p>
+
+<p>— Oui, aux contre-sens près ! gémit André, dont
+l’humeur rappelle le dos d’un porc-épic.</p>
+
+<p>— Et ton devoir français ? questionne encore Guillemette
+qui, vu la circonstance, ne se laisse pas rebuter
+par le ton d’André.</p>
+
+<p>— Il est idiot comme le sujet donné !</p>
+
+<p>En effet, la situation, en ces conditions, est mauvaise,
+et le résultat apparaît probable. Guillemette le
+regrette surtout pour sa mère, qui a l’air aussi
+lamentable que si André était en route vers l’échafaud.</p>
+
+<p>— Maman, est-ce que vous avez demandé au professeur
+d’André si vraiment ses compositions sont
+mauvaises autant qu’il le dit ?</p>
+
+<p>— Non, je ne pourrai trouver M. Rochet qu’après
+le dîner. J’irai aussitôt, puisque ton père n’est justement
+pas à Paris. J’ai une dépêche. Il ne sera de
+retour de Londres que demain soir.</p>
+
+<p>— Alors, maman, ne vous tourmentez pas à
+l’avance. Peut-être que M. Rochet va vous tranquilliser…</p>
+
+<p>Guillemette se penche et met un tendre baiser sur
+le visage désolé de sa mère ; puis, pour la distraire,
+elle entreprend de lui raconter sa promenade. Mais
+Mme Seyntis ne peut pas être distraite. Les paroles
+de sa fille sont, à son oreille, un bourdonnement de
+mouche joyeuse. Elle est hypnotisée par l’échec probable
+de son cher rejeton. Elle a cependant fait tout
+ce qui était en son pouvoir pour attirer sur lui la
+faveur du ciel. Elle s’est répandue en neuvaines,
+messes, prières, pour que les clartés de l’Esprit-Saint
+viennent en aide à sa cervelle juvénile et mal
+lettrée. Et voici qu’elle semble ne pas du tout devoir
+être exaucée.</p>
+
+<p>Elle est trop bonne chrétienne pour murmurer.
+Mais, tout en ombrant de mauve un iris, elle fouille
+dans sa conscience pour découvrir comment elle a pu
+indisposer le ciel contre elle. Pourtant, elle a obéi,
+par pure générosité, aux suggestions de Guillemette
+et, après maintes réflexions, demandé à Mademoiselle
+de venir à Houlgate faire travailler Mad et se
+promener avec Guillemette… Cela, alors qu’elle
+n’avait, en vérité, nul besoin d’elle et voulait seulement
+lui rendre service, — à l’intention du succès
+d’André.</p>
+
+<p>Donc… pourquoi ne va-t-il pas réussir comme tant
+d’autres ni plus savants ni plus travailleurs ?…</p>
+
+<p>Comme elle rentrait avec lui, qu’elle était allée
+cueillir à la sortie de l’épreuve, elle a rencontré son
+digne ami, le curé de sa paroisse, qui habite la maison
+voisine de l’hôtel Seyntis. Il s’est répandu en
+phrases réconfortantes pour la mère et le fils, et
+finalement a invité André, en guise de distraction, à
+venir, le lendemain, déjeuner chez lui avec quelques-uns
+de ses vicaires.</p>
+
+<p>André, peu séduit, a sournoisement imprimé à la
+jupe de sa mère des secousses expressives pour qu’elle
+refuse. Mais il semble à Mme Seyntis que la protection
+du ciel descendra mieux sur André s’il a reçu de
+pieux encouragements ; et elle accepte, avec des
+mots de reconnaissance qui achèvent d’exaspérer la
+victime du sort.</p>
+
+<p>Le dîner est plutôt morose. Mme Seyntis est
+rongée d’impatience. André, fatigué, nerveux et
+affamé. Mad a tellement versé de larmes sur la malchance
+de son frère bien-aimé, que ses yeux et son
+nez ressemblent à des pelotes d’un rose accentué ;
+mais, tout de même, elle aussi mange avec un triomphant
+appétit. Quant à Guillemette, elle ne peut
+échapper au sentiment de justice qui lui fait penser
+qu’André s’est vraiment acquis tous les droits pour
+mériter son ajournement. Bien entendu, elle garde
+pour elle cette malencontreuse conviction.</p>
+
+<p>Dès que le dessert a circulé autour de la table,
+Mme Seyntis se hâte de mettre un chapeau pour aller
+recevoir l’arrêt de M. Rochet ; et dans la voiture que
+lui a fait avancer le concierge, galonné comme un
+fonctionnaire, elle se laisse emporter vers la paisible
+rue des Ternes où s’épanouit la science de M. Rochet.</p>
+
+<p>C’est une soirée lourde d’orage. A travers le ciel
+obscur, courent de fugitives lueurs d’éclairs. Aux
+branches, les feuilles sont immobiles. Devant les
+grand’portes et les boutiques mi-closes, de modestes
+groupes sont assis, soupirant après un peu de fraîcheur ;
+les hommes fument, la veste enlevée ; les
+femmes ont des corsages flottants et les mains inactives.
+Sous la clarté des réverbères, des gamins
+fouettent leur toupie dans les pieds des passants. De
+nombreux dîneurs sont attablés aux petites tables
+qui encombrent les trottoirs ; ils sont humbles, satisfaits
+et mangent avec entrain des mets très ordinaires.</p>
+
+<p>Tout ce Paris populeux, Mme Seyntis le distingue
+à peine et n’en a cure ; elle est toute à l’idée que
+M. Rochet va lui rendre l’espérance ou justifier sa
+crainte. Et elle escalade rapidement les cinq étages
+du professeur, bien que cette montée hâtive la rende
+haletante. Elle s’en aperçoit seulement, tandis qu’elle
+attend devant la porte close, après un coup de sonnette
+bien nerveux.</p>
+
+<p>— M. Rochet est chez lui ?</p>
+
+<p>— Oui, Monsieur et Madame sont à table.</p>
+
+<p>Mme Seyntis est si absorbée par sa préoccupation
+qu’elle répond machinalement.</p>
+
+<p>— Cela ne fait rien ! Je puis très bien lui parler
+tandis qu’il dîne.</p>
+
+<p>Et derrière la jeune bonne qui n’ose l’arrêter, elle
+entre dans la salle à manger où le jeune ménage
+Rochet prend le repas du soir. La lumière, sous le
+voile de porcelaine de la suspension, flambe gaiement
+sur les cristaux et l’argent des couverts, sur les
+bois clairs de la pièce <i lang="en" xml:lang="en">modern style</i>. Madame est en
+robe de maison de batiste rosée ; près d’elle, est son
+poupon, très affairé à recueillir des miettes de pain
+sur la nappe. M. Rochet tient en main le couteau à
+l’aide duquel il allait trancher dans le rosbif qui
+saigne devant lui. Au spectacle de cette scène familiale,
+Mme Seyntis s’arrête, saisie, ses instincts de
+femme du monde réveillés ; et elle se sent accablée
+de l’incorrection de sa conduite.</p>
+
+<p>— Monsieur Rochet, je vous fais toutes mes excuses
+d’avoir ainsi envahi votre salle à manger ! Je n’ai
+vraiment plus la tête à moi, après toute cette journée
+d’émotion.</p>
+
+<p>— Je comprends, madame… Mais si vous voulez
+passer dans le salon, nous causerons mieux de ce qui
+vous amène.</p>
+
+<p>Mme Seyntis voit le rosbif qui attend et, confuse
+derechef, elle dit hâtivement :</p>
+
+<p>— Non, monsieur, je vous en prie, continuez votre
+dîner. Je voulais seulement vous demander votre
+avis sur la version et le devoir français d’André dont
+il n’est pas content.</p>
+
+<p>L’évocation de ce fâcheux événement ranime tout
+l’émoi de Mme Seyntis, qui se désintéresse complètement
+du rosbif, de la petite Mme Rochet, laquelle en
+son for intérieur maudit cette visite impromptue, du
+bébé qui prend une mine très fâchée parce que sa
+mère l’empêche de culbuter un verre. M. Rochet,
+lui-même, soupire d’être poursuivi par les examens
+jusqu’en son <i lang="en" xml:lang="en">home</i>. Mais le moyen de ne pas accueillir
+bien la mère d’un élève aussi fructueux qu’André
+Seyntis ! Aussi il s’exécute bravement, abandonne
+couteau et rosbif, prend le brouillon de la version et
+commence à lire.</p>
+
+<p>Anxieuse, Mme Seyntis le regarde. Il n’a pas l’air
+enthousiasmé, loin de là ! Le cœur battant, elle
+écoute les commentaires, plutôt décourageants, dont
+il ponctue les phrases. M. Rochet est un homme
+consciencieux. Ce qu’il juge mauvais, il le dit d’un
+ton doux et aimable, mais très net. Trompé par le
+calme apparent de sa visiteuse, il lui dévoile tous les
+méfaits littéraires commis par André, sans soupçonner
+que le cœur de la pauvre mère se gonfle de chagrin,
+quoiqu’elle fasse bonne contenance, disciplinée par
+l’éducation mondaine.</p>
+
+<p>— Alors, monsieur Rochet, vous pensez qu’André
+ne sera pas reçu ?</p>
+
+<p>— Madame, je le crains fort.</p>
+
+<p>Il y a une seconde de silence ; Mme Seyntis lutte
+contre son émotion, contemplant, sans le voir, le
+rosbif de plus en plus froid. La jeune Mme Rochet
+devine son chagrin et la plaint ; mais, puisque le mal
+est fait, souhaite qu’elle s’en aille pour que le dîner
+s’achève… M. Rochet, lui, repris par l’engrenage,
+réfléchit aux sottises écrites par son élève. Quant au
+bébé, il lance triomphalement sa cuiller dans l’assiette
+de sa mère. Tous tressautent, et Mme Seyntis,
+rappelée à elle-même, se lève aussitôt, avec des mots
+d’excuses, dont sa pensée est absente.</p>
+
+<p>Maintenant, elle a hâte d’être seule, tant elle sent
+ses paupières chargées de larmes qu’elle craint de ne
+pouvoir longtemps retenir. Et sa dignité lui interdit
+de se trahir. Elle remercie M. Rochet de sa consultation,
+serre machinalement la main de la jeune femme,
+caresse d’un geste distrait la tête ronde du bébé…
+Puis la porte retombée derrière elle, enfin ! elle se
+trouve seule dans l’escalier où luit la flamme crue
+d’un bec Auer. Par la fenêtre entr’ouverte sur la
+nuit, on entend des rires qui viennent de la cour et le
+heurt des assiettes que range une ménagère invisible.</p>
+
+<p>Cette fois, les larmes jaillissent des yeux de
+Mme Seyntis et elle, — le <i>decorum</i> fait femme ! — elle
+s’assoit, au hasard, sur une marche et pleure,
+pleure, pleure… autant que si une irréparable catastrophe
+s’était abattue sur elle.</p>
+
+<p>Pour la rappeler à elle-même, il faut, en bas, dans
+le vestibule, le bruit de la porte d’entrée qui se ferme.
+Quelqu’un monte.</p>
+
+<p>Vite, elle se dresse, tamponne son mouchoir sur
+ses yeux, et se met en devoir de descendre. Un monsieur
+la croise, et, sous la lumière, voit la trace des
+larmes sur le visage altéré. Il salue avec respect, se
+disant que cette dame si affligée vient, sans doute,
+d’apprendre quelque douloureuse nouvelle, et il lui
+offre l’hommage de sa compassion silencieuse.</p>
+
+<p>Elle ne le soupçonne guère et remonte en voiture,
+accablée par toutes les conséquences de cet examen
+manqué… Irritation de son mari qui fut jadis un
+brillant élève, ignorant des échecs… Mauvaise
+humeur d’André, contraint de travailler pendant les
+vacances. D’où, tiraillements, scènes, séjour d’Houlgate
+troublé, alors qu’elle souhaitait tant jouir du
+retour de son frère !… Ah ! qu’a-t-elle fait pour mériter
+une telle épreuve ?</p>
+
+<p>Et son regard interroge le ciel sombre, toujours
+strié de lointains éclairs. Mais une averse a mis un
+peu de fraîcheur dans l’air. Un souffle tiède erre sur
+les feuilles. La nuit devient charmeuse. Des couples
+flânent paresseusement ; et, dans l’ombre, les mains
+se cherchent, les lèvres se rapprochent…</p>
+
+<p>Sur le balcon, dressé haut vers le plein ciel, le
+jeune ménage Rochet veut jouir de la douceur du
+soir. Mais Monsieur reste assombri des fâcheuses
+révélations apportées par Mme Seyntis ; et sa petite
+femme est dépitée devoir que, par sa seule présence,
+elle ne le distrait pas de ses réflexions. Pour le
+ramener à de meilleurs sentiments, elle appuie la tête
+contre son épaule.</p>
+
+<p>— Ah ! Paul, je t’en prie, ne t’inquiète plus de ce
+garçon et occupe-toi de moi qui ne t’ai pas vu de la
+journée !</p>
+
+<p>Monsieur sourit et se penche très volontiers sur le
+visage levé vers le sien… Alors, bien vite, et sans
+peine, il oublie André, ses contre-sens, son piteux
+devoir français, et trouve exquis de murmurer de
+tendres et douces folies à la charmante jeune dame
+que la loi et l’Église lui ont donnée pour compagne.</p>
+
+<p>Au bout d’un instant, certaine de sa victoire, c’est
+elle qui reprend d’un ton de confidence :</p>
+
+<p>— Il est plutôt stupide, ton André, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Mais non ! mais non ! fait-il, paternel. C’est un
+gentil petit cancre. C’est rare même qu’il me fasse un
+devoir aussi idiot que celui-ci ! Aussi, c’est… embêtant
+tout de même qu’il rate cet examen !</p>
+
+<p>Gamine, elle répète drôlement :</p>
+
+<p>— Embêtant pour lui ?</p>
+
+<p>— Et pour moi !… Les parents sont des êtres bâtis
+de telle sorte qu’ils nous rendent invariablement responsables
+des insuccès de leur progéniture.</p>
+
+<p>Madame mordille sa lèvre, et, d’un ton raisonnable,
+approuve :</p>
+
+<p>— Ça, c’est vrai !… Enfin, tant pis, puisque nous
+n’y pouvons rien… Et penser que notre Jacques
+nous donnera peut-être, un jour, des émotions comme
+celles de la pauvre Mme Seyntis ! Il est vrai que,
+sûrement, ce sera un bûcheur comme son papa !</p>
+
+<p>Et elle a un regard caressant vers son seigneur et
+maître. Ce regard glisse ensuite vers la chambre,
+riante en ses tentures de voiles de Gênes, où le
+poupon sommeille sous le tulle de ses rideaux, près
+du grand lit conjugal, préparé pour la nuit.</p>
+
+<p>M. et Mme Rochet, rapprochés sur leur balcon,
+oublient, cette fois, tout à fait André et son
+bachot.</p>
+
+<p>Cependant, Mme Seyntis, lamentable, roule vers sa
+somptueuse demeure… La voiture s’arrête. La mort
+dans l’âme, elle rentre dans le petit salon où Guillemette
+fait vaguement du filet, — c’est la mode, — gagnée
+par l’agitation d’André qui se meut, tel un
+écureuil dans une cage, l’air si bourru, que Mad
+n’ose plus lui faire part de sa tendre sympathie.</p>
+
+<p>Tous trois ont la même interrogation :</p>
+
+<p>— Eh bien ? mère.</p>
+
+<p>— Ah ! mon pauvre enfant, tu avais raison : ta
+version est pleine de contre-sens, et ton devoir français
+est un des plus mauvais que tu aies faits !</p>
+
+<p>Tableau ! André est furieux contre les examens,
+les professeurs, les travaux supplémentaires qu’il
+entrevoit… — pas contre lui-même. Mme Seyntis est
+très émue. Mad repleure. Guillemette pense que
+les garçons semblent avoir été créés pour jeter la
+perturbation dans les familles.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Ils sont pénibles, les jours qui suivent, en attendant
+que le jury ait définitivement décidé du sort
+d’André. M. Seyntis, retour d’Angleterre, a fulminé
+contre son héritier, justement responsable de la
+catastrophe. Sans grand espoir d’un miracle,
+Mme Seyntis a pieusement redoublé ses invocations
+aux saints, protecteurs des examens. André est allé
+déjeuner avec les vicaires de sa paroisse ; et il a été
+gratifié de si paternels encouragements qu’il est tout
+prêt à croire que, par pure malice, M. Rochet lui a
+découvert des contre-sens. M. le curé lui-même, — à
+qui depuis sa tendre enfance sa mère l’envoie déverser
+les secrets de sa jeune conscience, — n’a pas semblé,
+du tout, considérer la partie comme perdue.</p>
+
+<p>Tout de même, il voudrait bien avoir la certitude
+que la bonne chance l’a favorisé, si peu qu’il l’ait
+aidée. Or, cette douce espérance, un entretien avec
+M. Rochet la lui enlève et son dernier mot, alors qu’il
+part chercher son arrêt, est celui-ci :</p>
+
+<p>— Vous savez, maman, ne vous attendez à rien
+de bon ! Je suis fichu !</p>
+
+<p>Mme Seyntis en a terriblement peur. Aussi, c’est
+avec une vraie fièvre que, ce matin-là, elle donne ses
+ordres et remplit, avec son habituelle conscience,
+ses devoirs quotidiens de maîtresse de maison. A
+toute minute, ses yeux vont à la pendule… André
+arrive… Il va savoir… Et elle aussi saura… Maintenant,
+il est inutile d’invoquer les puissances célestes !</p>
+
+<p>Une sonnerie au téléphone. Sûrement, c’est la nouvelle !
+Elle est toute blanche et sent, en tout son être,
+que les examens sont un supplice pour les mères.
+Elle se répète, dans une crainte nerveuse de la déception :</p>
+
+<p>— Il est refusé ! Certainement, il est refusé !</p>
+
+<p>Et elle reste immobile devant son téléphone, ayant
+une peur lâche, aussi bien d’entendre que d’interroger…</p>
+
+<p>Pourtant, à quoi bon hésiter davantage ? Il faut
+bien accepter les épreuves, les supporter…</p>
+
+<p>— Allo !… Allo !…</p>
+
+<p>Quelqu’un parle dans le téléphone. Instinctivement,
+elle écoute. Mais elle est si troublée que les
+mots lui arrivent vides de sens, en un bruit confus.
+Elle demande :</p>
+
+<p>— Parlez plus nettement ! Je ne comprends pas !</p>
+
+<p>— Reçu ! Il est reçu ! articule la voix de M. Seyntis.</p>
+
+<p>Une bouffée de joie monte, étourdissante, au cerveau
+de Mme Seyntis.</p>
+
+<p>Elle répète, n’osant croire qu’elle ne se trompe
+pas :</p>
+
+<p>— Il est reçu ?… Vous dites qu’il est reçu ?</p>
+
+<p>— Oui, reçu ! fait encore la voix lointaine de
+M. Seyntis. Je ne sais par quel miracle. Mais l’évidence
+est là !… Notre gamin passe en ce moment
+l’oral. Je retourne l’entendre. J’espère que la chance
+sera pour lui jusqu’au bout !</p>
+
+<p>Mme Seyntis ne demande pas autre chose. Ah !
+oui, André reçu avec les devoirs dont il est coupable,
+c’est un miracle ! Elle en est si convaincue qu’elle n’a
+plus une seconde d’inquiétude sur le résultat définitif.
+Ses ferventes prières ont été exaucées ; et comme
+le lui avait prédit Guillemette, il lui a porté bonheur
+d’avoir rendu service à Mademoiselle.</p>
+
+<p>Ah ! la joyeuse matinée, après ces trois jours d’angoisse.
+Mme Seyntis se sent la légèreté d’un papillon ;
+et son âme pieuse se répand en actions de grâces.
+Vite, elle fait prévenir M. le curé.</p>
+
+<p>A midi, André arrive en coup de vent :</p>
+
+<p>— Je suis reçu ! reçu !… J’ai dit des inepties en
+allemand et dans le cours du Rhône !… Mais ça n’a
+rien fait !</p>
+
+<p>Il exulte et, dans la sincérité de son âme, trouve sa
+réussite toute naturelle. Comme lui pense Mad qui
+témoigne son allégresse par une danse de sauvage.</p>
+
+<p>— Mère, je suis un peu en retard. J’ai voulu annoncer
+à M. le curé le bon résultat qu’il m’avait prédit.</p>
+
+<p>— Tu as bien fait… Je lui avais déjà envoyé un
+mot…</p>
+
+<p>Nouveau coup de timbre. C’est M. Seyntis. Lui
+aussi est satisfait, quoique fort surpris de cette conclusion
+inespérée ; et, tout en posant sur la table
+son chapeau et ses journaux, il explique gaiement à
+sa femme :</p>
+
+<p>— Quelle diable d’idée avait eue Rochet de nous
+tourmenter ainsi ? M. le curé avait été un plus
+aimable prophète, j’ai passé chez lui pour le lui faire
+savoir…</p>
+
+<p>Décidément, M. le curé n’ignorera pas qu’André
+Seyntis a été reçu à son bachot par un heureux
+coup du sort dont le pourquoi demeurera un mystère.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">IV</h2>
+
+
+<p>Sous la nacre du ciel, les vagues poudrées de lumière
+ont des courbes molles d’où jaillissent des
+aigrettes d’argent. Une senteur de mer et de fleur
+monte des eaux qui ondulent sur le sable, de la floraison
+des massifs, épandus sur les terrasses, dans
+les jardins brûlants, ivres encore du soleil d’août qui
+s’abaisse lentement vers l’horizon clair. Devant les
+fenêtres de sa sœur, André clame :</p>
+
+<p>— Guillemette, es-tu prête ? Maman dit qu’il va
+être l’heure de partir pour la gare, si nous ne voulons
+pas manquer l’oncle.</p>
+
+<p>— Je viens, je viens ! annonce Guillemette qui,
+sans nulle hâte, achève de se mettre en tenue de
+sortie.</p>
+
+<p>Par amour de l’art, — est-ce pour cela vraiment ? — elle
+a fait de son mieux à cette fin d’offrir à son
+oncle, dès l’arrivée, un agréable spécimen de jeune
+Parisienne. A-t-elle réussi ? Pour s’en assurer, malgré
+les appels sonores d’André, elle demeure encore
+une seconde, debout devant la psyché qui occupe un
+des angles de la chambre, sous la pleine clarté tombant
+de la fenêtre. Elle tire, puis relève quelques
+petites mèches folles de cheveux, sous sa grande
+capeline de paille, arrange dans sa ceinture, où
+se fanent des roses, les plis de la blouse de mousseline,
+inspecte la peau immaculée de ses souliers de
+daim blanc… Tout cela n’est pas mal, pas mal du
+tout !…</p>
+
+<p>Encore un appel. Cette fois, c’est Mme Seyntis
+qui, à son tour, jette un « Guillemette ! » presque
+impatient.</p>
+
+<p>— Me voici, maman. J’accours !</p>
+
+<p>Guillemette saisit au vol ses gants, son ombrelle,
+et comme un tourbillon blanc, apparaît sur le
+perron, histoire de ne pas faire attendre sa mère, en
+fillette bien élevée, car elle sait que l’heure du train
+n’est pas encore toute proche.</p>
+
+<p>En effet, comme d’ordinaire, Mme Seyntis, aiguillonnée
+par la crainte d’être en retard, est de beaucoup
+en avance. La gare est encore à peu près sevrée
+de voyageurs. André en profite pour observer, à son
+aise, les manœuvres des employés et se campe mal
+à propos sur leur chemin, quand ils évoluent avec
+des marchandises à charger. Mad le suit comme toujours.
+Guillemette, frottant l’asphalte du bout de son
+ombrelle, se demande, curieuse, si elle va retrouver
+le sérieux oncle René d’autrefois… Et Mme Seyntis
+songe à s’asseoir, car son émotion lui donne une
+soudaine lassitude.</p>
+
+<p>Un voyageur a encombré le banc de ses paquets
+et a l’air très mécontent que Mme Seyntis manifeste
+l’intention d’y prendre place. Elle, d’ordinaire,
+est la mansuétude même ; mais l’arrivée de son
+frère lui donne des nerfs très vibrants. Comme ce
+voyageur n’a pas l’air de se douter qu’il devrait
+écarter son chargement, elle repousse les paquets
+sans plus de cérémonie.</p>
+
+<p>L’homme tressaute.</p>
+
+<p>— Mais, madame, prenez garde ! Ce sont des marchandises
+qui payent…</p>
+
+<p>Mme Seyntis regarde de haut en bas cet inconnu
+qui se permet de lui parler ; et elle réplique vertement, — le
+sans-gêne lui est odieux :</p>
+
+<p>— Les bancs sont pour les voyageurs, non pour
+les marchandises !</p>
+
+<p>Et elle s’assied à la place qu’elle s’est faite. Elle est
+un peu rouge, parce qu’elle déteste se voir en évidence
+et vient de remarquer que des voyageurs ont
+entendu le colloque et sourient. D’elle ? de ce malotru ?
+Pendant une seconde, Mme Seyntis est si contrariée
+de l’incident qu’elle en oublie son cher voyageur.</p>
+
+<p>Mais André revient affairé.</p>
+
+<p>— Le train est signalé. Vous entendez ? maman.</p>
+
+<p>Mme Seyntis n’entend rien du tout. Mais cependant
+elle se lève comme si la locomotive entrait en
+gare. Guillemette vient près d’elle. D’un geste machinal,
+elle relève de petits cheveux sur sa nuque.</p>
+
+<p>Un sifflement aigu, un panache de fumée, un bruit
+sourd qui grandit et le train arrive en grondant. Des
+portières s’ouvrent ; Mme Seyntis est toute pâle et
+mordille sa lèvre qui tremble.</p>
+
+<p>— René ! Ah ! voici René !</p>
+
+<p>Et oublieuse de sa réserve coutumière, elle court
+vers le voyageur qui saute de wagon, et l’embrasse
+avec effusion, sans souci des regards.</p>
+
+<p>Discrètement, Guillemette, Mad, André sont restés
+un peu en arrière ; mais tous trois contemplent leur
+oncle avec un juvénile intérêt.</p>
+
+<p>II est grand, brun, a des yeux très noirs, un teint
+brûlé qu’accentue l’éclair d’ivoire de très belles dents
+et la blancheur immaculée du col qui enserre le cou ;
+une tenue de <span lang="en" xml:lang="en">clubman</span> élégant et correct, — aucune
+recherche de chic, — avec ce quelque chose qui trahit
+l’officier en civil.</p>
+
+<p>C’est à peu près ainsi que Guillemette se le rappelait.
+Pourtant, elle ne le voyait pas si bronzé et elle
+lui croyait l’air plus froid, plus sévère. Il est vrai
+qu’en ce moment, il sourit en tenant les deux mains
+de Mme Seyntis, dont les joues, maintenant empourprées,
+sont humides.</p>
+
+<p>Elle est tellement toute à la joie de ce retour,
+qu’elle en accepte sans contrariété l’annonce que son
+mari, retenu pour affaires, ne pourra arriver que le
+lendemain. Elle répète, comme le cri même de son
+cœur :</p>
+
+<p>— René ! mon René !… Quel bonheur de te retrouver !…
+Mais j’oublie de te présenter tes neveu et
+nièces !… pense-t-elle soudain.</p>
+
+<p>— Laisse-moi les reconnaître ! Marie… Ce grand
+garçon, c’est André… Et celle-ci, ce doit être la
+jeune Mad… Et… est-ce que vraiment cette belle
+demoiselle est ma nièce Guillemette ?… Ah ! le
+temps !… le temps !… Il y a décidément bien des
+années que je suis parti… Je peux embrasser ?
+Marie.</p>
+
+<p>— Mais bien entendu ! Quelle question !</p>
+
+<p>— Vous permettez aussi ? Guillemette. En l’honneur
+de mon arrivée.</p>
+
+<p>Elle lui tend ses joues fleurant l’œillet et la jeunesse ;
+et elle éprouve une bizarre impression de surprise,
+à sentir sur son visage l’attouchement de ces
+lèvres masculines, le frôlement de la moustache qui
+garde un parfum vague de bon cigare.</p>
+
+<p>C’est qu’aussi l’oncle René ne la tutoyant plus, la
+traitant en grande personne, lui paraît un étranger,
+un oncle tout neuf dont elle ne sait rien, si ce n’est
+qu’il a l’air de la trouver gentille à voir. Cela ne lui
+est pas désagréable du tout ; et avec une bonne grâce
+parfaite, elle accepte le regard attentif, étonné, pénétrant
+des yeux noirs, qui semble vouloir aller jusqu’au
+fond de l’âme.</p>
+
+<p>— Laissez-moi vous contempler un peu, Guillemette.
+Je ne sais pourquoi, je n’avais pas pensé que
+je vous retrouverais une jeune fille. Quel âge avez-vous
+donc ?</p>
+
+<p>Elle a un rire léger, amusée de la question qui lui
+rappelle le temps où elle était une petite fille très
+indisciplinée, souvent morigénée par l’oncle si sage.</p>
+
+<p>— J’ai pris des années, mon oncle. J’ai passé les
+âges qui s’avouent en dehors de la famille. Mes dix-huit
+ans sont venus en janvier dernier.</p>
+
+<p>— Mes compliments, ma nièce. Vous êtes décidément
+entrée dans le clan des personnes sérieuses.</p>
+
+<p>— Hum ! hum ! fait, avec un peu de malice,
+Mme Seyntis chez qui l’arrivée de son frère semble
+ranimer la gaîté de sa jeunesse.</p>
+
+<p>— Maman, maman, ne soyez pas taquine et reconnaissez
+que vous pourriez avoir une fille beaucoup
+plus détestable ! Je m’applique à être si gentille !</p>
+
+<p>— Ah ! tant mieux, ma nièce, car j’espère que
+votre gentillesse voudra bien se faire sentir jusqu’à
+moi !</p>
+
+<p>— Bien sûr, si vous le méritez, oncle René. Ma
+bonté s’étend à toute la nature, comme on dit en
+poésie.</p>
+
+<p>Elle lui glisse cela, d’un accent qui est un délicieux
+amalgame de coquetterie et de candeur. De nouveau,
+les yeux noirs arrêtent un regard de curiosité sur
+elle qui ressemble si peu à la jeune fille que fut sa
+mère autrefois. Quel monde, à lui inconnu, semble
+enfermer cette jolie forme souple !</p>
+
+<p>Le train s’ébranle de nouveau vers Cabourg. Et
+Mme Seyntis, alors arrachée à sa joie, s’avise qu’il
+serait préférable de regagner les <i>Passiflores</i>. C’est,
+aussitôt, le prosaïque souci des bagages à reconnaître.
+Les porteurs se précipitent ; le chef de gare lui-même
+s’empresse, Mme Seyntis étant un personnage à
+Houlgate ; et l’oncle René donne ses ordres avec le
+parler net et bref des hommes habitués au commandement.</p>
+
+<p>— Mon oncle, vous revenez en voiture, n’est-ce
+pas ? insinue Mad, qui trouve son oncle très bien et a
+envie de lui dire quelque chose d’aimable pour qu’il
+s’occupe d’elle.</p>
+
+<p>— Ma nièce, je crois que j’aurai la force de marcher !</p>
+
+<p>— Ah ! marmotte la petite, désappointée. Mais c’est
+que maman, elle, déteste la marche.</p>
+
+<p>— Eh bien, nous monterons tous en voiture avec
+« maman ». Marie, je suis à toi, j’en ai fini avec les
+bagages.</p>
+
+<p>Devant la gare, stationne la Victoria dont les chevaux
+battent la poussière.</p>
+
+<p>— Guillemette, mets-toi près de moi, dit Mme Seyntis ;
+Mad se glissera entre nous, et nous laisserons le
+siège de devant pour nos deux garçons.</p>
+
+<p>Le second garçon, c’est l’oncle René. Cela amuse
+Guillemette d’entendre Mme Seyntis traiter avec tant
+de désinvolture ce frère qui la dépasse de toute la
+tête et dont le visage, quand il ne sourit pas, est plutôt
+sévère. Ah ! l’oncle René n’a pas l’air d’un jeune
+homme flirt ; rien d’un frivole danseur de cotillon !</p>
+
+<p>Guillemette le considère assis devant elle tandis
+qu’il cause gaiement avec sa mère. Est-ce lui qui a
+rajeuni ou elle qui a vieilli ? mais bien moins qu’autrefois,
+il lui paraît un monsieur d’âge, quelque
+chose comme un jeune père…</p>
+
+<p>Et sa pensée audacieuse de petite Ève se demande
+ce qu’il y a derrière ce masque sérieux, calme, mais
+un brin austère… Un masque énergique, aux lignes
+très nettes, coupé par la barre des sourcils, droits
+comme doit l’être la volonté du capitaine Carrère.
+Mais les yeux qui regardent sous ces sourcils impérieux
+ont quelque chose de très bon… Et comme la
+voix brève a parfois des inflexions tendres pour
+s’adresser à Mme Seyntis !…</p>
+
+<p>Peut-être il parlait ainsi à Nicole. Pourtant, il n’a
+pu la charmer, faire qu’elle ne redoutât pas ce qu’elle
+appelait, plutôt moqueuse, la « sagesse » de René
+Carrère… Dans le souvenir de Guillemette, jaillit la
+vision de la jeune femme, en ce jour d’été où, devant
+les étoffes soyeuses, quelques mots, dits par hasard,
+ont, tout à coup, évoqué un passé enseveli comme
+le sont les morts. Sous sa capeline enguirlandée de
+roses, Nicole avait des yeux songeurs, tristes même,
+tandis qu’elle parlait en souriant, avec des lèvres
+qui semblaient frémissantes, de ces choses finies.
+Bien finies ?… Dans quelques semaines, à Houlgate,
+lui et elle vont se revoir, vivre l’un près de l’autre.</p>
+
+<p>Guillemette est si intéressée par ce problème sentimental,
+qu’elle est saisie de s’entendre tout à coup
+interpellée :</p>
+
+<p>— Guillemette, ma nièce, est-ce que vous êtes toujours
+silencieuse ainsi ?</p>
+
+<p>Avec malice, elle jette, l’air sage :</p>
+
+<p>— Comme toutes les personnes raisonnables, mon
+oncle, j’ai mes heures de méditation.</p>
+
+<p>— Ah ! très bien !… très bien !… Marie, tu avais
+honteusement calomnié cette jeune fille en la traitant
+de gamine ! Et peut-on vous demander l’objet de
+votre méditation, ma chère nièce ?</p>
+
+<p>Elle devint toute rouge comme si les yeux de l’oncle
+René allaient lire en elle, et le sourire où il y a de
+l’enfant et de la femme retrousse ses lèvres :</p>
+
+<p>— Je compare l’oncle René d’autrefois avec celui
+d’aujourd’hui !</p>
+
+<p>— Il y a changement sensible ?… Vous me trouvez
+bien vieux, avouez, Guillemette. Je vous fais, plus
+que jamais, l’effet d’un oncle ?</p>
+
+<p>Elle secoue la tête.</p>
+
+<p>— Non, au contraire… J’avais gardé le souvenir
+d’un oncle René très grave, un peu… croquemitaine…
+Mais vous avez l’air beaucoup plus… plus à ma portée…</p>
+
+<p>— Ah ! tant mieux ! Car j’ai grande envie que vous
+me trouviez un oncle charmant, déclara-t-il joyeusement,
+tandis que Mme Seyntis s’exclame :</p>
+
+<p>— Voyons, Guillemette, ne commence pas à dire
+des sottises !</p>
+
+<p>Elle est un peu déroutée par la transformation que
+le temps semble avoir opérée dans les rapports de
+son frère et de Guillemette. Elle, aussi, au premier
+moment, a été surprise qu’il ne la tutoyât plus. Pourtant,
+elle ne lui a pas rappelé ses habitudes d’antan.
+Les années qui viennent de s’écouler ont creusé un
+invisible sillon et tracé des distances.</p>
+
+<p>— Et vous ne me gronderez plus, mon oncle ?</p>
+
+<p>— Oh ! je ne me le permettrais pas…</p>
+
+<p>— Hum, hum ! Vous êtes très sage et moi, je ne le
+suis guère !</p>
+
+<p>— Guillemette, soyez bonne, ne vous moquez pas
+de moi !… et donnez-moi seulement la permission de
+vous gâter !</p>
+
+<p>— Oh ! je ne demande pas mieux ! J’adore qu’on
+me gâte !</p>
+
+<p>Elle a parlé avec tant de conviction que tous se
+mettent à rire. Mad pense qu’elle aussi aime à être
+gâtée. Mais elle n’ose pas le dire !</p>
+
+<p>La voiture roule dans les avenues claires que bordent
+des villas aux terrasses fleuries de géraniums
+roses. Des femmes, en robe blanche, passent sous le
+dôme feuillu des arbres. Des attelages filent, d’une
+impeccable élégance. Un honnête tramway, antique
+et modeste, corne éperdument pour annoncer qu’il
+va s’ébranler vers Cabourg. Les nourrices font jouer
+les tout petits sur la place ombreuse d’où partent les
+avenues plantées de vieux arbres et le large chemin
+qui descend vers la plage.</p>
+
+<p>— Ah ! mon petit Houlgate n’a pas changé depuis
+quatre ans ! Comme je le retrouve pareil à lui-même !…
+fait l’oncle René de cet accent qui assouplit étrangement
+sa voix… Si pareil que, n’étaient ces jeunes visages,
+je pourrais croire que j’ai rêvé mon séjour en
+Afrique. Ah ! la mer, la mer française !</p>
+
+<p>L’oncle René regarde avec une sorte d’avidité les
+eaux qui miroitent somptueusement, telle une immense
+nappe étincelante, hérissée, près du rivage,
+par les sombres silhouettes de roches basses, noires
+de varechs.</p>
+
+<p>Mais la voiture tourne brusquement et s’engage
+sous la haute porte couronnée de clématites, derrière
+laquelle s’allonge le parc, avec la perspective charmante
+des massifs en fleurs, des allées poudrées de
+sable sous la dentelle des branches.</p>
+
+<p>Derrière les fenêtres ouvertes, les rideaux se soulèvent,
+à la brise du crépuscule. Au pied du perron,
+sous les arbres, les sièges groupés ont un air d’intimité.</p>
+
+<p>— René, te voilà chez toi ! dit affectueusement
+Mme Seyntis. Les <i>Passiflores</i> te souhaitent la bienvenue !</p>
+
+<p>Il lui sourit ; et il y a une sorte de ferveur joyeuse
+dans son accent quand il répond :</p>
+
+<p>— Que c’est bon, le <i lang="en" xml:lang="en">home</i>, comme disent nos voisins…
+Surtout après un exil de plus de quatre
+années !</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Guillemette serait peut-être un peu embarrassée
+d’expliquer par quelle suite de sentiments complexes,
+pendant le dîner qui est d’une animation inaccoutumée,
+elle trouve agaçant de voir l’oncle René répondre
+généreusement aux questions d’André sur Madagascar ;
+questions qui en amènent d’autres de
+Mme Seyntis, de sorte que l’oncle René semble transformé
+en conférencier. Quand il cause ainsi, elle le
+retrouve tel qu’autrefois, alors qu’il ne parlait jamais
+que de choses sérieuses, au temps où il a effrayé Nicole
+de sa haute raison. Mademoiselle aussi se mêle
+discrètement à la conversation parce qu’il y est question
+de géographie.</p>
+
+<p>Dieu ! qu’ils disent donc tous des paroles instructives !
+Guillemette se croit revenue au temps où elle
+subissait de doctes cours.</p>
+
+<p>Mais si elle est peu charmée de trouver son
+oncle à ce point prolixe de renseignements sur Madagascar,
+elle ne peut s’empêcher de s’intéresser à
+certains détails pittoresques qui colorent ses explications,
+au sentiment profond qu’elle devine en lui
+pour les choses de sa carrière. Ah ! il est un soldat
+convaincu !</p>
+
+<p>Cependant, si occupé soit-il par l’obligation de
+répondre aux questions qui pleuvent dru sur lui, il
+s’aperçoit assez vite que Guillemette écoute silencieuse,
+ouvrant de larges prunelles où se jouent les
+reflets de sa pensée.</p>
+
+<p>Et il demande :</p>
+
+<p>— Ce sont mes sempiternels récits qui vous rendent
+muette ainsi ? Guillemette.</p>
+
+<p>— Mon oncle, je m’instruis…</p>
+
+<p>— Que vous êtes donc sage ! ma nièce.</p>
+
+<p>— Suffisamment à votre gré ? oncle René. Car
+j’imagine que vous ne devez apprécier que les jeunes
+personnes dont les qualités sérieuses sont à toute
+épreuve… Ah ! quelle tante parfaite vous me donnerez
+sûrement !</p>
+
+<p>— Une tante ? répète-t-il, saisi. Puis il se met à
+rire :</p>
+
+<p>— Ah ! vous ne perdez pas de temps, petite Guillemette.
+A peine suis-je débarqué que vous me mettez
+en ménage…</p>
+
+<p>— C’est pour votre bonheur, mon oncle.</p>
+
+<p>— Espérons-le, ma nièce.</p>
+
+<p>Il dit cela si gaiement que Guillemette est tout à coup
+pénétrée de la certitude qu’il est consolé d’avoir perdu
+Nicole. Et, en fin de compte, sans savoir pourquoi, elle
+préfère qu’il en soit ainsi. Elle s’amuse de le voir assez
+effrayé par la promesse de Mme Seyntis de faire prochainement
+défiler devant lui les plus charmantes
+filles qu’elle ait pu trouver, en ses relations, capables
+de lui apporter le bonheur conjugal.</p>
+
+<p>Aussi, en se levant de table, entend-il sa jeune
+nièce lui glisser d’un ton encourageant :</p>
+
+<p>— Soyez tranquille, oncle René, le premier flot
+des invités n’arrive que la semaine prochaine. Vous
+avez encore huit grands jours de pleine liberté !</p>
+
+<p>Le dîner est fini. Les portes-fenêtres du salon sont
+large ouvertes sur la terrasse, blanche de clair de
+lune, où les arbres détachent des ombres mouvantes.
+Un souffle tiède fait, par instants, trembler la flamme
+des lampes et apporte du jardin un arome de fleurs…</p>
+
+<p>Guillemette s’approche de la fenêtre, laissant Mademoiselle
+s’installer paisiblement avec son ouvrage.
+Mme Seyntis est appelée au dehors par un ordre
+à donner.</p>
+
+<p>— Guillemette, vous n’avez pas froid ?… Vous avez
+un corsage si léger !</p>
+
+<p>C’est l’oncle René qui l’a suivie. Elle tourne la tête
+vers lui, dont la haute taille se découpe sur la
+lumière de la lampe. La tenue du soir lui va bien…</p>
+
+<p>— Il ne fait pas froid, mon oncle. C’est exquis,
+une soirée comme celle-ci !</p>
+
+<p>— Oh ! oui exquis ! répète-t-il avec cette sorte
+d’allégresse contenue qu’elle a déjà surprise dans son
+accent. Je ne soupçonnais pas à quel point il me
+semblerait bon de retrouver ma maison familiale et
+ceux qu’elle abrite !</p>
+
+<p>Il la regarde avec un plaisir si évident, que le
+démon de la coquetterie frétille incontinent en sa
+jeune cervelle, y allumant un naïf désir de conquête, — revanche
+des admonestations de l’oncle, jadis.</p>
+
+<p>Elle est perchée sur le bras d’un divan ; la pointe
+effilée de son soulier bat le tapis, et sa main tourmente
+un coussin. La clarté des lampes caresse le
+visage spirituellement mobile, l’ardente étoile des
+yeux, les lèvres qui ont une délicieuse expression de
+gaminerie câline pour interroger :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas seulement maman, dites, oncle
+René, que vous êtes content de revoir !… C’est un
+peu nous aussi, les enfants.</p>
+
+<p>— Vous en doutez ? Guillemette.</p>
+
+<p>— Je me souviens, mon oncle, qu’autrefois, vous
+me trouviez une créature insupportable !</p>
+
+<p>Il a un geste de protestation.</p>
+
+<p>— Oh ! mais si, mon oncle… Certainement je me
+suis assagie ; mais il est positif que je vous agacerai
+encore plus d’une fois, que vous aurez la forte tentation
+de me gronder… Après tout, tant pis ! Nous en
+serons quittes pour nous réconcilier ; ne pensez-vous
+pas ?</p>
+
+<p>— Je le pense ! Mais j’espère bien, quoi que vous
+en disiez, que nous n’aurons pas à nous réconcilier !…
+C’est étonnant, toutefois, comme vous ressemblez peu
+à votre mère !</p>
+
+<p>— Sûrement, à mon âge, maman valait mieux que
+moi, reconnaît Guillemette avec conviction. Je voudrais
+être à sa hauteur, mais c’est impossible ! Les
+éléments font défaut. Maman est comme vous, mon
+oncle, taillée dans de l’étoffe de sagesse !</p>
+
+<p>René rit gaiement :</p>
+
+<p>— Guillemette, je crains que vous ne vous illusionniez,
+quant à la valeur de mon étoffe qui doit être
+bien tramée, comme on dit, je crois.</p>
+
+<p>— Parfaitement, mon oncle. Tant mieux si vous
+n’êtes pas si sage que je le craignais. Une chose certaine,
+c’est que vous ne me faites plus, autant qu’il y
+a quatre ans, l’effet d’un monsieur respectable !</p>
+
+<p>— Ah ! tant mieux ! s’écrie René un peu réconforté,
+car il éprouvait un vague agacement à se voir juché
+sur un piédestal de vertu et d’austérité par cette malicieuse
+fillette.</p>
+
+<p>— Guillemette, à mon tour, je vous adresse une
+demande. Ne me traitez pas en vieux monsieur, mais
+en camarade !</p>
+
+<p>— Oh ! pour cela, mon oncle, ce serait trop irrévérencieux.
+Mettons, si vous voulez, en ami !</p>
+
+<p>— C’est cela, nous serons amis… Mais des amis
+doivent bien se connaître et, pour moi, qui viens
+de si loin, vous êtes le mystère. Ne prenez pas mes
+paroles pour un mauvais compliment, mais pour un
+simple désir de me renseigner… Guillemette, je
+m’imagine que vous êtes terriblement coquette !</p>
+
+<p>Elle rit et son jeune visage a une indéfinissable
+expression :</p>
+
+<p>— Mon oncle, on fait ce qu’on peut !</p>
+
+<p>Il se demande ce qu’elle veut dire et en éprouve
+de nouveau une secrète impatience. Se moque-t-elle
+de lui ? Il répète :</p>
+
+<p>— On fait ce qu’on peut pour ?…</p>
+
+<p>— Pour… pour être en gré, auprès de tout le
+monde… Voilà !</p>
+
+<p>Il va la questionner encore avec une sourde irritation
+de ne savoir pas mieux débrouiller la pensée
+intime de cette petite fille. Mais Mme Seyntis qui
+rentre dans le salon l’appelle.</p>
+
+<p>— René, viens-tu un peu sur la terrasse ? Il fait
+très doux ce soir…</p>
+
+<p>Et il obéit, trouvant tout de suite un singulier bien-être
+à la pensée qu’avec sa sœur, il va être en parfaite
+communauté d’esprit. Elle a une âme limpide dans
+laquelle il est aisé de lire…</p>
+
+<p>Sous la lampe, Mademoiselle continue à faire mouvoir
+les aiguilles de son tricot, d’un doigt machinal,
+car sa pensée est à Paris, enfuie vers le modeste logis,
+d’où l’impitoyable raison a seule pu l’isoler. Dans
+cette famille étrangère, elle se sent isolée, si bienveillant
+soit-on pour elle, et, le soir surtout, la nostalgie
+de son <i lang="en" xml:lang="en">home</i> s’abat sur elle, très douloureuse.</p>
+
+<p>Sur la terrasse, André et Mad se font part de leurs
+impressions au sujet de l’oncle, qu’André déclare un
+« chic type », noir comme une bouteille d’encre !
+ajoute-t-il sans respect ; ce qui éveille les protestations
+indignées de Mad.</p>
+
+<p>Guillemette laisse de côté les uns et les autres et va
+s’asseoir à l’écart dans un vaste <i>rocking-chair</i> où sa
+svelte personne semble disparaître toute, et, contemplant
+dans le velours sombre du ciel l’éclair
+des étoiles filantes, elle songe vaguement à toute
+sorte de choses imprécises qui lui font l’âme
+joyeuse.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">V</h2>
+
+
+<p>Dans la déchirure des nuages lourds de pluie, vient
+de jaillir un frêle rayon de soleil. Guillemette pense
+que le jardin doit sentir bon la verdure mouillée et
+elle insinue, d’une voix engageante :</p>
+
+<p>— Voici qu’il fait beau. Nous pourrions peut-être
+nous aventurer dehors…</p>
+
+<p>Un orage a éclaté dans la nuit et le jour dominical
+est lamentable, troublé par des averses rageuses et
+des bourrasques qui soulèvent la mer en grosses
+vagues dont l’écume est poudrée de sable.</p>
+
+<p>Guillemette serait seule au logis qu’elle ne reculerait
+ni devant les averses ni les bourrasques pour
+s’en aller trotter dehors. Mais juste, ce dimanche,
+Mme Seyntis a invité à venir déjeuner aux <i>Passiflores</i>
+des châtelains du voisinage avec qui elle entretient
+des relations de politesse. Ils sont considérablement
+riches, honnêtement provinciaux, ne quittent leurs
+vastes domaines que pour trois mois de séjour à
+Caen, dans un vieil hôtel dont les antiquaires du cru
+célèbrent les trésors. Tout récemment, M. le curé
+d’Houlgate a fait un tel éloge de l’aînée des jeunes
+filles que, songeant à son frère, Mme Seyntis a réfléchi
+qu’il était peut-être sage de lui faire rencontrer
+Louise de Mussy ; et cela, avant que le brouhaha des
+réceptions estivales ait commencé aux <i>Passiflores</i>. Car
+ce paraît être une jeune fille qui ferait pour lui une
+femme parfaite : « Vingt-deux ans, d’une instruction
+« considérable », a dit M. le curé, pieuse, bonne
+ménagère, de physique agréable… »</p>
+
+<p>Mais comme Mme Seyntis a constaté que René envisage
+sans enthousiasme la question mariage, elle
+s’est bien gardée de lui faire part de ses rêves matrimoniaux
+au sujet de Louise de Mussy et s’est bornée
+à souhaiter qu’un beau temps permette les promenades
+dans le parc, favorables aux conversations.</p>
+
+<p>Hélas ! la nature est demeurée sourde aux désirs de
+Mme Seyntis ; et celle-ci est d’autant plus navrée
+des cataractes versées par le ciel, qu’elle sait son mari
+agacé de devoir subir une invasion sans agrément
+pour lui et Guillemette sourdement de méchante
+humeur, devant la nécessité de se répandre en amabilités
+pour des indifférents dont elle ne sait pas
+apprécier les mérites.</p>
+
+<p>C’est sous une pluie diluvienne que l’équipage des
+de Mussy a fait son apparition ; et Mme Seyntis, si
+hospitalière fût-elle, n’a pu s’aventurer pour les
+accueillir, sur le perron ruisselant. Aussi s’est-elle
+répandue en exclamations désolées, l’air aussi contrite
+que si elle était responsable de l’état du ciel, et Mme de
+Mussy s’est empressée de lui répondre par des protestations
+de plaisir. C’est une forte personne, très
+bonne, toujours souriante et affairée, d’une loquacité
+monotone, intarissable, richement alimentée par tous
+les riens qui occupent sa cervelle.</p>
+
+<p>Son mari est un type parfait de gentilhomme campagnard,
+robuste, d’une belle allure à la François I<sup>er</sup>,
+haut en couleur, que son seul aspect révèle bon mangeur,
+solide buveur et joyeux compagnon de chasse.</p>
+
+<p>Les deux jeunes filles sont la correction personnifiée,
+quant à la tenue et à la toilette, — habillées
+en Parisiennes sans chic. L’aînée est jolie, avec des
+traits froidement réguliers, un regard très intelligent
+de créature qui sait bien ce qu’elle veut et arrive toujours
+à le faire. Sa sœur est timide et quelconque. Elle
+lève des yeux de brebis effarouchée sur M. Seyntis,
+en réponse à ses paroles courtoises de bienvenue, et
+ensuite sur René Carrère qui lui a été présenté comme
+à sa sœur.</p>
+
+<p>Celle-ci a beaucoup plus d’assurance ; et à peine
+assise à table auprès de René, — par les soins
+diplomatiques de Mme Seyntis, — elle s’est prêtée
+avec une évidente bonne grâce à la conversation qu’il a
+entamée avec elle… Par politesse, a décrété, en son
+for intérieur, Guillemette qui, placée à l’autre extrémité
+de la table, ne peut entendre leurs paroles.</p>
+
+<p>Est-ce seulement par politesse qu’il poursuit une
+conversation qu’elle ne laisse pas tomber ? Ses yeux
+ont une expression attentive et un peu étonnée ;
+comme s’il ne s’attendait pas aux paroles qu’elle lui
+dit. Que peut-elle bien lui raconter ? Elle parle, très
+sobre de gestes. Quand elle sourit, la régularité de
+ses traits s’éclaire agréablement et Guillemette, qui
+l’observe, songe que si elle était mieux coiffée,
+l’ombre des cheveux adoucissant le large dessin
+du front, s’il y avait un peu plus de grâce capricieuse
+dans sa toilette, moins de raideur dans la
+taille, Louise de Mussy ferait, en somme, une jolie
+femme.</p>
+
+<p>Est-ce que l’oncle René devinerait cela, malgré
+l’austérité de ses goûts ?</p>
+
+<p>Guillemette est agacée d’être étrangère à leur conversation.
+Tout à coup, son oreille arrête au passage
+les mots « patronage… moralisation du peuple,
+écoles ménagères… »</p>
+
+<p>Ah ! les voilà bien, les vrais sujets qui peuvent
+captiver l’oncle René !… Lui qui aime les jeunes
+filles sérieuses et a en abomination les poupées de
+salon, comme il dit ; les créatures futiles vivant avec
+le misérable désir d’être heureuses ; sans but idéal
+dans toutes leurs actions, qui se passionnent pour
+les êtres et les choses, sont tristes ou gaies sans que
+les gens pondérés puissent s’expliquer pourquoi…</p>
+
+<p>Depuis huit jours, Guillemette a entendu causer
+sa mère et son oncle ! Elle est édifiée sur les idées
+de René quant aux mérites qu’il souhaite trouver
+dans sa future épouse. Sûrement, celle-ci devra être
+de ces femmes admirables qui veillent sur les
+comptes de la cuisinière et le linge du blanchisseur,
+font des confitures, savent raccommoder les bas,
+conduisent leurs enfants au cours, après les avoir fait
+travailler, etc., etc…</p>
+
+<p>Tous ces mérites, pourtant ! Nicole ne les possédait
+guère ; et cela n’a pas empêché qu’il ne fût follement
+amoureux d’elle !… Il est vrai que l’expérience
+a pu l’éclairer.</p>
+
+<p>Une soudaine mélancolie s’abat sur Guillemette
+qui se sent une créature très inférieure et s’abîme
+sous le poids de son humilité. De nouveau, elle considère
+la pluie qui cingle les vitres et écoute, la
+pensée vague, les propos qui s’échangent autour
+d’elle. M. de Mussy parle propriétés, chasses, élevage,
+avec son père résigné ; sa mère, dont les yeux
+glissent assez souvent vers René et Louise de Mussy,
+entretient Mme de Mussy de la désolante crise religieuse
+où la France se trouve jetée, et toutes deux
+gémissent que le pays va à sa perte, le clergé à la
+misère, les fidèles à l’échafaud, car un nouveau 93 est
+fatal.</p>
+
+<p>Guillemette s’ennuie horriblement ! Tant de fois
+déjà, elle a entendu à la table de sa mère les mêmes
+lamentations !… Elle voudrait que le déjeuner fût
+fini, que tous les de Mussy fussent « remballés »
+vers leur château et qu’elle-même ait recouvré sa
+précieuse liberté. Elle est fâchée après l’oncle René — son
+ami ! — qui ne lui envoie pas le moindre
+coup d’œil de compassion. Elle envie Mad et André
+qui jabotent à voix basse et Mademoiselle, qui a le
+droit de rester silencieuse, alors qu’elle-même doit se
+débattre avec le mutisme effaré de Clotilde de Mussy.</p>
+
+<p>Ah ! enfin, le déjeuner est achevé… Et la pluie ne
+tombe plus…</p>
+
+<p>C’est alors qu’elle hasarde, en un cri du cœur,
+après qu’elle a fini d’offrir le café :</p>
+
+<p>— Si nous allions un peu dans le jardin ?</p>
+
+<p>Mais Louise de Mussy accueille plus que froidement
+la proposition.</p>
+
+<p>— Oh ! il fera bien humide, après une si longue
+averse !</p>
+
+<p>C’est, en effet, probable ! Guillemette n’ose protester
+et coule un regard désolé vers la pendule. Il
+n’est encore que deux heures. Ah ! elle a le temps de
+causer avec les jeunes de Mussy !… A l’autre bout
+du salon, elle aperçoit l’oncle René qui a surpris son
+mouvement et la considère avec un peu de malice.
+Volontiers, elle le battrait de se moquer de sa détresse !</p>
+
+<p>Mais il ne paraît pas soupçonner son courroux et
+passe dans le billard avec son beau-frère et M. de
+Mussy. On entend le heurt des billes. A travers la
+glace sans tain, on voit évoluer les trois hommes
+dans la fumée de leurs cigares.</p>
+
+<p>Eux ne s’ennuient pas et Guillemette les envie
+à leur tour. Que va-t-elle faire pour distraire les jeunes
+filles, n’ayant pas la ressource d’un tennis ou d’un croquet
+et les éléments d’une conversation intéressante
+ne se présentant pas… Car Louise de Mussy ne la
+juge pas à sa hauteur, elle, pauvre créature qui ne
+donne son temps ni aux écoles ménagères, ni aux
+patronages, sociétés de secours aux blessés, etc…</p>
+
+<p>Comme elle surprend un regard de Louise de
+Mussy vers le billard, elle demande avec une imperceptible
+raillerie :</p>
+
+<p>— Voulez-vous aller retrouver ces messieurs ?</p>
+
+<p>Louise de Mussy ne se laisse jamais troubler :</p>
+
+<p>— Nous les dérangerions sans doute. Mais, de
+notre côté, nous pourrions peut-être jouer à quelque
+chose ; aux dominos, par exemple.</p>
+
+<p>Guillemette la contemple avec stupeur.</p>
+
+<p>— Aux dominos ?… Vous jouez aux dominos ?</p>
+
+<p>— Mais oui, très souvent… presque tous les
+soirs !</p>
+
+<p>— Pour… pour amuser votre famille ?</p>
+
+<p>— Et nous amuser nous-mêmes !… Cela a l’air de
+vous surprendre ?</p>
+
+<p>— Oui ; je n’avais jamais pensé que des personnes
+de votre âge usaient des dominos… Je croyais que
+c’était pour les petits enfants, les vieilles personnes
+et…</p>
+
+<p>Elle s’arrête court ; elle allait dire étourdiment :
+« Et les concierges ! » Elle achève, polie :</p>
+
+<p>— Mais nous pouvons faire une partie en attendant
+que le jardin soit plus sec !</p>
+
+<p>Complaisamment, Mademoiselle s’est mise à la
+recherche d’un jeu ; puis elle est réquisitionnée ainsi
+que Mad et André. Elle a certaines lueurs sur la
+façon de bien jouer et ébauche quelques modestes
+combinaisons. André a des prétentions à un jeu
+savant. Mais Guillemette et Mad placent au petit
+bonheur leurs dominos et excitent ainsi la réprobation
+de Louise de Mussy et même de sa timide sœur.
+Toutes deux ont des airs convaincus, réfléchissent,
+calculent… Guillemette, qui n’est pas patiente et a les
+chiffres en abomination, trépigne sur place et
+regarde, comme la terre promise, le jardin où, cette
+fois, le soleil resplendit sur les feuilles luisantes
+d’eau…</p>
+
+<p>Derrière elle, une voix s’élève :</p>
+
+<p>— Il me semble qu’il fait beau maintenant ! Nous
+pourrions peut-être faire une petite promenade ?</p>
+
+<p>C’est l’oncle René. Il a fini de jouer au billard et a
+pris en pitié Guillemette dont il a vu la mine, alors
+qu’elle poussait, au hasard, les dominos. Elle lui
+répond par un regard reconnaissant :</p>
+
+<p>— C’est vrai, le temps est remis ! Mère, ne pourrions-nous
+aller goûter à l’hôtellerie de Guillaume le
+Conquérant ? Permettez qu’on attelle le break ?…</p>
+
+<p>Mme Seyntis écoute sans enthousiasme ; il est
+contraire à ses principes de donner, le dimanche, un
+travail inutile à ses gens. Mais elle voit les yeux suppliants
+de Guillemette et croit, sur l’assurance de sa
+fille, que les jeunes de Mussy sont désireuses de cette
+excursion par un temps gros de menaces. Alors, elle
+cède.</p>
+
+<p>Jusqu’au moment où le break stationne devant
+le perron, Guillemette surveille avec anxiété les
+nuages. Ils ne se rapprochent pas trop vite, heureusement !</p>
+
+<p>Mme de Mussy, ayant décliné l’offre de la promenade,
+reste à entretenir Mme Seyntis des innombrables
+bonnes œuvres qu’elle honore de sa protection ;
+et c’est Mademoiselle qui doit chaperonner la
+jeunesse sous la protection de l’oncle René. La certitude
+de sa présence paraît avoir réconcilié Louise de
+Mussy avec cette promenade, sous un ciel inquiétant.</p>
+
+<p>Enfin la voiture roule sur la route que balaye un
+vent chaud et humide. La mer est basse ; large ruban
+d’opale, moiré de vert sombre, qui cerne les sables,
+au loin. Louise de Mussy met la conversation sur
+Madagascar et questionne René qui se prête courtoisement
+à un docte interrogatoire. Elle fait ainsi
+montre d’une telle érudition qu’André ébloui s’écrie,
+avec une candeur déplorable :</p>
+
+<p>— Oh ! Mademoiselle, pour sûr, devant voir l’oncle
+René, vous avez pioché Madagascar pour être à sa
+hauteur !</p>
+
+<p>Il y a un léger froid. Louise lance un regard foudroyant
+vers André à qui Mademoiselle murmure
+un : « Oh ! André ! » plein de reproches.</p>
+
+<p>— Vous me supposez donc bien ignorante ? monsieur
+André.</p>
+
+<p>A l’accent de la voix, André prend conscience qu’il
+a dit une sottise, devient très rouge et patauge :</p>
+
+<p>— Oh ! non ! mademoiselle… Je pensais seulement
+que vous étiez comme Guillemette qui ne sait rien !</p>
+
+<p>— André ! fait encore Mademoiselle, toute confuse.</p>
+
+<p>Sa protestation est perdue pour tous, car de
+larges gouttes viennent s’écraser sur les parapluies,
+ouverts en hâte.</p>
+
+<p>Une nouvelle averse éclate, drue, jetant le désarroi
+dans le break où les promeneurs s’efforcent de s’envelopper
+dans les manteaux prudemment emportés.
+Mais le vent est violent, les parapluies se heurtent et
+les mouvements sont difficiles.</p>
+
+<p>Louise de Mussy, qui ne pense plus à Madagascar,
+s’exclame, entre les dents :</p>
+
+<p>— Quel temps ! Quel temps ! Aussi c’était insensé
+de se mettre en route ! Je ne peux pas tenir mon
+parapluie !</p>
+
+<p>— Voulez-vous, mademoiselle, me permettre de
+vous abriter ? demande René, peu flatté de voir
+traiter d’« insensée » une promenade dont il a eu
+l’idée.</p>
+
+<p>— Ce serait, en effet, plus commode. Clotilde,
+recule-toi, que M. Carrère se mette près de moi ! Tu
+me fais goutter dans le cou l’eau de ton parapluie !</p>
+
+<p>Il n’y a plus trace de sourire sur son visage que le
+mécontentement durcit ; et Guillemette le constate
+sans pitié, malgré un faible remords d’être cause de
+l’aventure.</p>
+
+<p>— Ramenez-nous vite aux <i>Passiflores</i> ! commande
+René au cocher. Le temps se reprend, nous ne gagnerions
+rien à attendre dans un abri quelconque.</p>
+
+<p>Les chevaux sont vigoureusement lancés sur la
+route que cingle l’averse. Les parapluies sont ballottés
+par le vent. La mer et le ciel se confondent en
+un lointain gris sombre ; la plage est déserte.</p>
+
+<p>Dans le break, Mad et André s’amusent du ruissellement
+d’eau qui s’abat sur eux ; Guillemette est
+agacée du silence expressif de Louise de Mussy que
+la protection de l’oncle René n’a pu rasséréner. Son
+« Enfin, nous voici à l’abri ! » est significatif quand la
+voiture s’arrête au bas du perron, luisant comme un
+lac. La glace du vestibule, pour comble de malheur,
+lui permet de se voir ébouriffée par le vent, son chapeau
+penché vers la gauche… D’un geste irrité, elle
+le remet droit et regarde vers ses compagnons d’infortune.
+Sa sœur éveille la pensée d’une naïade.
+Mademoiselle a une épaule trempée, ayant reçu sans
+mot dire toute l’eau du parapluie de Clotilde de
+Mussy ; mais elle a gardé son air souriant et soigné.
+Mad contemple, ravie, sa lourde natte trempée. Guillemette,
+sous son canotier de paille, est toute rose et
+ses cheveux soulevés par les rafales ressemblent,
+autour du front, sur la nuque, à une mousse poudrée
+d’or roux. Volontiers, Louise de Mussy la pilerait.
+Elle demande, d’un accent où frémit son dépit :</p>
+
+<p>— Est-ce que dans votre cabinet de toilette je
+pourrais un peu me recoiffer ?</p>
+
+<p>— Mais oui, certes ! Voulez-vous l’aide de la femme
+de chambre ?</p>
+
+<p>— Si possible, oui.</p>
+
+<p>Enchantée de fuir son courroux, Guillemette lui
+livre sa camériste qui arrange, sèche, relisse… Bref,
+le thé servi, une Louise de Mussy souriante, ne sentant
+plus le chien mouillé, fait sa réapparition dans
+le salon où tous sont réunis. Guillemette offre les
+tasses, avec Mademoiselle. Clotilde répond avec timidité
+aux efforts de René pour entretenir une conversation
+avec elle. Mme Seyntis a l’air un peu fatiguée ;
+mais Mme de Mussy cause toujours sans ombre de
+lassitude. L’averse est encore une fois passée ; et
+M. de Mussy clame d’une voix sonore :</p>
+
+<p>— Je crois que nous ferons bien de profiter de
+cette accalmie pour regagner notre gîte !</p>
+
+<p>Mme Seyntis, esclave de la politesse, croit devoir
+protester :</p>
+
+<p>— Comme vous êtes pressés ! Il n’est que cinq
+heures !</p>
+
+<p>— Chère madame, nous ne sommes pas chez nous.
+Pensez que nous avons encore plus d’une heure de
+voiture à faire !</p>
+
+<p>Mme Seyntis le pense très volontiers, et n’insiste
+pas pour retenir davantage ses hôtes. En vérité,
+malgré sa vaillance, elle commence à être accablée
+sous le poids des histoires que Mme de Mussy lui a
+versées sans relâche.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Une demi-heure plus tard.</p>
+
+<p>— Ouf ! Ouf ! Les voilà partis ! fait Guillemette
+sautant comme un bébé au milieu du salon. Je me
+sens enragée ! Mon oncle, vous n’êtes pas enragé ?</p>
+
+<p>René qui rentre, après les derniers saluts aux de
+Mussy, la regarde, un peu ahuri.</p>
+
+<p>— Pourquoi, Guillemette, pourrais-je me trouver
+en pareil état ?</p>
+
+<p>— Pourquoi ?… Mais parce que c’est épouvantable
+de recevoir des indifférents pendant des heures, un
+dimanche, quand il pleut !… Oh ! que j’ai besoin de
+faire des folies ou de remuer !… Oncle, soyez délicieux
+pour que je vous pardonne de vous être moqué
+de moi, condamnée à jouer aux dominos ! Venez faire
+un tour sur la plage, n’importe où vous voudrez, à
+Beuzeval !… Grimpons sur la falaise ! Mais pour
+l’amour du ciel, bougeons, bougeons !…</p>
+
+<p>— Guillemette !… vous êtes pareille au salpêtre,
+quand vous vous y mettez !… Il ne vous suffit pas
+d’avoir été trempée tantôt et d’avoir fait tremper
+Mlles de Mussy ?</p>
+
+<p>Un sourire malicieux retrousse les lèvres de Guillemette.</p>
+
+<p>— Pauvre savante Louise ! Elle n’aime pas l’eau…
+Ni son humeur ni ses cheveux ne s’en accommodent !…
+Mais ça, c’est une réflexion inutile et stupide ! Mon
+oncle, venez sur la plage… Vous voulez bien, dites ?</p>
+
+<p>Elle demande cela avec cette grâce jeune et câline
+qui lui donne tant de séduction. Et René, faisant
+comme les autres, ne lui résiste pas, tout en se
+demandant s’il est bien correct qu’il sorte ainsi, seul,
+avec sa jeune nièce…</p>
+
+<p>Elle n’a pas soupçon d’un pareil scrupule et grimpe
+joyeusement vers les hauteurs de la falaise, par la
+belle route en corniche qui monte au bois de sapins
+couronnant Houlgate. Une saute du vent a balayé les
+nuées maussades et l’horizon flamboie, splendide, au
+couchant qui éveille des visions d’un royaume du
+feu. Sur le sable, des nappes d’eau semblent des
+petits lacs d’or étincelant. La mer monte, striée, à
+l’infini, de coulées lumineuses… Au large, les barques
+découpent, sur le ciel de flamme, des formes aiguës
+et noires.</p>
+
+<p>Guillemette s’est arrêtée et regarde. Avec une sorte
+de ferveur, elle dit, un peu bas :</p>
+
+<p>— C’est beau !… Comme c’est beau ! n’est-ce pas ?
+mon oncle.</p>
+
+<p>Elle ne tourne pas la tête vers lui. Il voit seulement
+le profil expressif, où les cils tracent une ligne
+sombre sur les joues, si fraîches sous la brise qui
+enroule étroitement la robe autour du corps svelte.
+Et, brusquement, il se souvient — comme il s’est
+souvenu souvent depuis une semaine…</p>
+
+<p>Combien de fois, durant l’été inoubliable, il a ainsi
+contemplé le coucher du soleil, auprès de Nicole !…
+L’écho des souvenirs morts tressaille en lui. Sans en
+avoir conscience, il écoute leur murmure confus.</p>
+
+<p>Des minutes et des minutes passent.</p>
+
+<p>Guillemette regarde toujours l’horizon dont l’embrasement
+pâlit, atteint par la cendre du crépuscule ;
+et, volontiers, elle aurait le geste instinctif d’un
+enfant pour retarder la fin d’un spectacle qui l’enchante.</p>
+
+<p>Mais la féerie est achevée. Une brume violette se
+déploie grandissante, pareille à un voile infini, sous
+lequel meurent, peu à peu, contours, formes, lumières,
+engloutis par l’ombre victorieuse. Les dernières nuées
+s’éteignent. Le ciel apparaît terne, d’un bleu obscur,
+où tremble, solitaire, le feu d’une étoile.</p>
+
+<p>Alors, rejetée hors du rêve, Guillemette reprend
+conscience de la présence de René. Comme il a l’air
+grave !… A quoi peut-il bien songer pour que ses
+traits prennent cette régularité sévère de médaille, — qui
+lui va très bien d’ailleurs… Et spontanée elle
+s’écrie :</p>
+
+<p>— Oncle, vous avez l’air « tout chose » !… Vous ne
+pensez pas à me donner Louise de Mussy pour
+tante ?</p>
+
+<p>Il a un imperceptible sursaut de créature réveillée
+et, comme elle se remet à marcher, il la suit, interrogeant,
+la pensée encore distraite :</p>
+
+<p>— Elle ne vous plairait pas ?</p>
+
+<p>— Oh ! pas du tout !</p>
+
+<p>L’aveu se fait avec un accent dont la conviction
+est expressive.</p>
+
+<p>— … Elle est bien trop pontifiante, d’une science
+trop écrasante et trop… en dehors… Et puis, elle
+reçoit si mal les averses !… C’est que, dans la vie,
+il faut en recevoir souvent. Et de toute sorte !</p>
+
+<p>— Guillemette, vous parlez comme l’Expérience
+elle-même ! Mais si Mlle de Mussy que je trouve, moi,
+remplie de mérite, vous paraît à ce point déplaisante,
+pourquoi voulez-vous qu’elle m’ait induit en la tentation
+d’en faire un jour ma femme ?…</p>
+
+<p>— Oh ! mon oncle, parce que vous aimez les jeunes
+filles savantes, correctes, religieuses, utiles à leurs
+semblables, etc., etc. !… Des jeunes filles de tout
+repos, enfin !</p>
+
+<p>Sans savoir pourquoi, René a envie de regimber
+devant ce jugement.</p>
+
+<p>— Mais où prenez-vous tout ce que vous racontez
+ici ? jeune fille.</p>
+
+<p>— Mais dans vos conversations avec maman !…
+Aussi, l’autre soir, quand vous énumériez…, — comme
+la Raison elle-même ! — les qualités qui vous
+paraissent nécessaires à une femme, je pensais que
+j’aurais vraiment, sans chercher loin, à vous offrir la
+fiancée de vos goûts !</p>
+
+<p>— Ah ! vraiment ? fait René interrogateur. Depuis
+une semaine qu’il vit près de sa nièce, il a pu constater
+qu’elle avait une pensée fourmillante d’imprévus
+et qu’il pouvait s’attendre, de sa part, aux confidences
+les plus diverses ; car elle a des lubies de gamine et
+des réflexions de femme de cœur, amalgamées à des
+audaces d’opinion, de pensée, de goûts, qui le désorientent,
+le choquent, l’irritent même, mais l’intéressent
+et l’amusent. Ah ! ce n’est pas, il doit le reconnaître,
+une personne banale que sa jeune nièce !</p>
+
+<p>— Donc, vous avez une fiancée à me présenter ?</p>
+
+<p>— Oui !… Puisque vous êtes un monsieur très
+sérieux, puisque vous vous mariez sans emballement,
+pour avoir une compagne agréable, bonne maîtresse
+de maison, instruite, vertueuse, vous devriez épouser
+<i>M’selle</i> !</p>
+
+<p>René est si surpris qu’il s’arrête court, un peu
+choqué.</p>
+
+<p>— Guillemette, vous poussez vraiment trop loin la
+plaisanterie !</p>
+
+<p>— Mais, mon oncle, je ne plaisante pas du tout !</p>
+
+<p>— Ah !… Et d’où vous est venue cette lumineuse
+idée ?</p>
+
+<p>— De la conviction que vous feriez ainsi, pour
+votre bonheur, une œuvre méritoire ! Mademoiselle
+n’est pas riche. Elle se tourmente beaucoup parce
+qu’elle a sa mère à soutenir et elle se fatigue tant !
+Alors, mon oncle, comme vous êtes bon, que vous
+n’avez pas l’air de tenir à l’argent, que vous aimez
+les femmes sérieuses, je trouve qu’elle pourrait
+bien réaliser votre idéal…</p>
+
+<p>— Je ne le crois pas, Guillemette, dit René si posément
+que Guillemette est un peu saisie.</p>
+
+<p>Tout en trottant, car l’heure du dîner les presse maintenant,
+elle lève vers lui sa jolie tête et le regarde,
+envahie par une vague inquiétude. Est-il fâché ?…</p>
+
+<p>— Mon oncle, vous trouvez, dites, que je me mêle
+de ce qui ne me regarde pas ? C’est que je plains tellement
+la pauvre <i>M’selle</i> depuis que j’ai entrevu ce
+qu’est la vie pour elle… Chaque fois que j’y pense,
+j’ai honte de moi !</p>
+
+<p>René ne comprend pas bien :</p>
+
+<p>— Puis-je, sans indiscrétion, Guillemette, vous
+demander pourquoi vous êtes si sévère à votre
+égard ?</p>
+
+<p>— Oh ! vous le pouvez, il n’y a pas de mystère !…
+C’est parce que je constate alors à quel point je suis
+toujours occupée de vivre le plus agréablement possible,
+quand il y a tant de femmes, même de jeunes
+filles ! qui peinent — non par goût, certes !… Oh !
+mon oncle, vous ne trouvez pas qu’il y a des moments
+où cela devient une vraie souffrance, quand
+on jouit de tout, de penser à toutes les misères auxquelles
+on ne peut rien ?…</p>
+
+<p>Ici, l’oncle René pardonne à Guillemette son idée
+saugrenue, de lui offrir Mademoiselle comme fiancée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">VI</h2>
+
+
+<p>Il est arrivé aux <i>Passiflores</i> une première série d’invités,
+conviés par la politesse, la sympathie, par le
+sentiment familial et autres motifs variés.</p>
+
+<p>Et d’abord, une respectable cousine de Mme Seyntis,
+la chanoinesse de Thorigny-Bergues, laide, spirituelle,
+masculine d’allures et d’idées, la parole mordante.
+Puis un jeune ménage, très chic et très amoureux,
+les de Coriolis. Monsieur est un camarade
+de René Carrère, fraîchement marié ; et quoique
+Mme Seyntis juge que le voisinage des jeunes époux
+n’a rien de bon pour une fille de l’âge de Guillemette,
+elle a cependant invité les de Coriolis par sollicitude
+fraternelle, dans l’espoir que le spectacle de leur félicité
+conjugale mettrait René en goût.</p>
+
+<p>Du côté masculin, deux célibataires, hôtes particuliers
+de Raymond Seyntis : un peintre américain,
+Hawford, dont l’exposition a été, à Paris, le succès
+artistique du printemps ; et un séduisant vieux
+garçon, très admirateur des femmes dont il se fait
+volontiers le directeur laïque ; ce qui lui fournit de
+précieux documents pour les Revues qu’il donne
+dans les Cercles. Enfin Nicole de Miolan est arrivée
+sous l’égide de ses père et mère.</p>
+
+<p>Et tous ces hôtes, installés en des chambres confortables
+et souriantes, ouvertes sur l’horizon de la mer,
+les odorants parterres du jardin, ou les lointains
+verdoyants des coteaux, tous, en leurs domiciles nouveaux,
+se préparent pour le dîner dont le premier
+coup ne tardera pas à sonner.</p>
+
+<p>Le seul habitant peut-être des <i>Passiflores</i> qui soit
+indifférent à cette perspective, c’est M. Seyntis, qui,
+dans son cabinet, achève de rédiger des ordres, des
+réponses aux lettres, billets, télégrammes, accumulés
+comme chaque jour, — même à Houlgate, — sur son
+bureau. Un pli barre son front. Il a cette physionomie
+absorbée et lasse des hommes brûlés par le souci
+fiévreux d’affaires lourdes de responsabilités ; car des
+fortunes sont engagées dans les parties.</p>
+
+<p>Il ne ressemble guère, en ce moment, au brillant
+Raymond Seyntis que connaît le monde.</p>
+
+<p>Cependant sa femme, sereine dans un luxe qu’il
+lui paraît aussi naturel de posséder que l’air pour
+respirer, donne, attentive maîtresse de maison,
+ses derniers ordres au maître d’hôtel, pour la rédaction
+des menus et le placement des invités selon une
+impeccable hiérarchie.</p>
+
+<p>Guillemette, pour sa part, s’applique de son mieux
+à sa toilette du soir. Pas un atome de poudre
+sur son visage, c’est sa coquetterie ; les cheveux
+relevés avec de jolies ondulations molles, dues à la
+seule nature, et tordus en un nœud capricieux,
+qui dégage bien la nuque ; sous l’étoffe légère du
+corsage, la taille libre, dressée comme le jet souple
+d’une jeune plante.</p>
+
+<p>Certes, ce n’est pas tous les jours que Guillemette
+s’habille avec un entier détachement de l’effet à produire.
+Mais ce soir, en particulier, elle est stimulée
+par le désir très vif, peu noble, elle ne se le dissimule
+pas, de n’être pas éclipsée ; ni par la jeune
+baronne de Coriolis, ni surtout par Nicole, la savoureuse
+Nicole, comme l’appelle son père. Chose bizarre,
+c’est, avant tout, aux yeux de l’oncle René qu’elle
+souhaite pouvoir soutenir la comparaison.</p>
+
+<p>Il a beau n’être, pour elle, qu’un homme très
+sérieux qu’elle considère un peu comme un dieu protecteur,
+perché sur un piédestal fait de sagesse et de
+raison… Tout de même, elle tient, en sa petite vanité
+féminine, à ce que, près de Nicole, il ne la juge pas
+dépourvue quant aux avantages périssables…</p>
+
+<p>Sa pensée est fourmillante de points d’interrogation
+à son égard et à celui de la jeune femme ;
+car le roman de jadis intéresse prodigieusement
+sa jeune cervelle qui ignore, pressent, réfléchit…</p>
+
+<p>— Peut-être, songe-t-elle, sceptique autant qu’un
+vieux moraliste, sa passion pour elle a été une
+simple crise !… Tous les hommes jeunes doivent
+passer par là, comme les petits enfants ont la rougeole !
+Il a l’air tellement guéri ! Et il est si peu romanesque !…
+C’est triste qu’on puisse ainsi aimer et
+oublier…</p>
+
+<p>C’est tout en inspectant l’ondulation de ses cheveux
+que Guillemette agite ce problème sentimental.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>René Carrère est-il vraiment guéri comme le croit
+Guillemette, comme il le croit lui-même ?</p>
+
+<p>Ayant déjà revêtu sa tenue du soir, il est debout
+devant la porte-fenêtre de son balcon ; et, avec des
+yeux qui ne voient rien des choses extérieures, il
+contemple obstinément un bouquet d’arbres dressé
+derrière la pelouse.</p>
+
+<p>Il pense que, dans quelques instants, il va se retrouver
+devant la femme qui a été la folie de sa
+jeunesse et il éprouve une sorte d’orgueilleuse
+satisfaction parce qu’il lui semble être sincèrement
+calme. Le temps a fait son œuvre. Où est la vague
+de passion qui, jadis, l’a soulevé au-dessus de
+lui-même ?… Tout au plus, il peut noter en lui une
+naturelle curiosité de savoir ce qu’elle est devenue.</p>
+
+<p>Il ne l’a pas encore revue puisqu’il n’était pas à la
+gare pour son arrivée. Une petite lâcheté, cela, dont
+il s’irrite maintenant. Pourquoi avoir retardé une
+rencontre qui lui est pénible, parce que, fatalement,
+elle fera tressaillir le fantôme du passé ?</p>
+
+<p>— Eh bien, soit. C’est un moment difficile à accepter :
+voilà tout !… J’en ai vu bien d’autres ! murmure-t-il
+avec un haussement d’épaules.</p>
+
+<p>Oui, il en a connu d’autres qui demeurent son
+secret… D’abord, dans ces mêmes <i>Passiflores</i>, des
+heures folles de passion, de révolte, de désespoir, — dont
+il a eu honte plus tard, — quand, après l’avoir
+enivré et torturé de sa beauté qui culbutait en lui
+toute sagesse, elle a répondu, à son aveu, suppliant
+comme une prière, qu’elle en aimait un autre.</p>
+
+<p>Ah ! qu’il l’a revue longtemps, telle qu’elle était en
+cette minute, un soir, sur la terrasse des <i>Passiflores</i> !…
+De ses doigts nus, elle déchiquetait une rose,
+tout en parlant. Dans la pénombre, il distinguait son
+regard velouté qui ne voyait que l’absent, la fleur
+vivante de sa bouche dont il appelait le baiser.</p>
+
+<p>Oui, il a fallu des mois et encore des mois pour
+que la vision s’effaçât comme l’exigeait sa volonté,
+impérieuse d’autant plus que Nicole devenait la
+femme de l’autre…</p>
+
+<p>Mais de ce jour, vraiment, elle a été une morte
+pour lui. Ainsi le commandait sa conscience, rigoureusement
+scrupuleuse, quant au respect du bien
+d’autrui.</p>
+
+<p>Alors pourquoi redoute-t-il de la voir ?</p>
+
+<p>C’est une inconnue que cette Nicole échappée, frémissante,
+au lien conjugal, passionnément voulu,
+et qu’elle prétend achever de rompre par le divorce…
+Résolution qui froisse en lui ses vieux instincts héréditaires
+de catholique convaincu, fidèle au respect du
+serment reçu par le prêtre.</p>
+
+<p>Oh ! non, Nicole de Miolan n’a plus rien de commun
+avec la jeune fille qu’il a adorée, à laquelle il
+songe dans le beau crépuscule d’août, ainsi que l’on
+songe aux morts infiniment chers…</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>A travers la cloison, sonne un éclat de rire, jailli de
+la grande chambre aux tentures pékinées où vient
+d’être installé le jeune ménage de Coriolis. Si les
+yeux de René Carrère pouvaient percer la muraille, ils
+verraient son ami nonchalamment allongé dans un
+confortable fauteuil, la cigarette aux lèvres, suivant
+d’un œil amoureux tous les mouvements de sa
+blonde petite femme qui trottine du cabinet de toilette
+à la chambre, peu enveloppée par son peignoir
+de linon, ouvragé de dentelle.</p>
+
+<p>Au passage, il saisit la main qui fait un choix dans
+le coffret à bijoux et attire vers lui la jeune femme.
+Elle proteste, — sans conviction, d’ailleurs.</p>
+
+<p>— Oh ! Georges, voyons, sois sérieux !… Laisse-moi
+m’habiller… Je serai en retard et ce sera une
+catastrophe !… Que dira Mme Seyntis ?… Pour la
+première fois que je suis reçue chez elle !… Tu n’as
+vraiment pas l’air de te douter que nous sommes
+dans une maison convenable !</p>
+
+<p>— Hum, en ce qui concerne Raymond Seyntis…</p>
+
+<p>Et il soulève les dentelles de la manche large. Sa
+bouche erre, gourmande, sur la peau qui embaume
+l’iris.</p>
+
+<p>Elle ne se défend pas du tout et s’écrie seulement,
+avec une drôle de petite moue :</p>
+
+<p>— Georges, tu es un monstre de volupté !</p>
+
+<p>— Oh ! oh ! madame, quel grand mot !… Ce me
+semble qu’il y a des heures où vous ne vous plaignez
+pas de cette qualité de votre mari.</p>
+
+<p>Elle se met à rire et riposte :</p>
+
+<p>— Mon Dieu, mon amour, que tu fais donc des
+réflexions absurdes !</p>
+
+<p>— Madame, le ciel en soit témoin ! vous manquez
+de respect à votre époux… Venez implorer votre
+pardon.</p>
+
+<p>Il la met sur ses genoux. Elle proteste encore,
+mais très mal :</p>
+
+<p>— Georges ! Georges ! tu vas me décoiffer !… Et
+mes cheveux étaient si bien arrangés.</p>
+
+<p>— Je vous recoifferai, ma petite femme.</p>
+
+<p>Et il glisse ses doigts dans la soie blonde des cheveux
+qui semblent faits de lumière.</p>
+
+<p>Elle bondit à terre, la mine fâchée — et tendre :</p>
+
+<p>— Georges, tu es insupportable ! Je serai ce soir
+comme un chien fou… Ce sera de ta faute… Et tout
+le monde se demandera comment tu as pu épouser
+une si laide femme…</p>
+
+<p>— Un monstre de volupté, peut-être, glisse-t-il
+malicieusement.</p>
+
+<p>— Bon, bon, monsieur… On se souviendra comme
+vous jugez votre femme ! Maintenant, laisse-moi
+m’habiller, mon chéri. Tu es horripilant, mais je
+t’adore !</p>
+
+<p>Il n’est pas sûr qu’il lui rendrait sa liberté si un
+choc discret ne heurtait la porte. C’est la camériste
+de Madame qui revient pour l’habiller.</p>
+
+<p>Madame, aussitôt, est à l’autre bout de la chambre — dans
+la partie solitaire ! — et, d’un ton détaché,
+crie :</p>
+
+<p>— Entrez.</p>
+
+<p>Elle est plus que rose. Toutefois la camériste est
+trop occupée du vaporeux nuage qu’elle apporte
+avec soin, pour se permettre aucune réflexion intempestive :</p>
+
+<p>— Madame veut-elle que je la chausse d’abord ?</p>
+
+<p>— Oui, je préfère.</p>
+
+<p>Quelques minutes plus tard. Madame, en petits
+souliers, est debout devant sa glace, les épaules
+nues sous le ruban de la chemise, mince dans le
+soyeux jupon ; et elle est tout absorbée par le souci
+de faire disparaître sur sa nuque la trace des doigts
+trop caressants de Monsieur ; lequel, sans enthousiasme,
+a quitté son excellent fauteuil et sa cigarette
+pour endosser enfin l’habit de rigueur.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Pendant que se déroulent ces menus épisodes,
+dans la petite chambre qui est son <i lang="en" xml:lang="en">home</i>, Mademoiselle,
+attendant le deuxième coup de cloche, relit
+encore une fois les lignes, reçues le matin, qui lui
+apportent le parfum de la « maison ».</p>
+
+<p>« … Oui, ma chère petite fille, comme toi, nous
+aspirons, ta sœur et moi, à la fin de notre séparation
+et nous voudrions bien que ce fût fini de t’aimer de
+loin…</p>
+
+<p>« Oui, je comprends qu’il te soit triste de vivre
+parmi des étrangers, même très aimables pour toi…
+Et pourtant, mon enfant chérie, pourtant, je ne puis
+regretter que tu aies eu le courage de partir, de nous
+laisser !… D’abord, parce que je pense que ce séjour
+au bord de la mer sera fortifiant pour toi, après ta
+dure année de travail ; bien meilleur que les mois de
+vacances dans la petite fournaise qui nous sert de
+gîte, où la température se fait vite étouffante malgré
+nos persiennes closes dès que le soleil vient nous
+brûler…</p>
+
+<p>« Et puis, ma Jeanne, il était raisonnable, sage,
+de ne pas négliger cette occasion de te faire connaître
+dans un milieu fortuné où tu peux trouver des
+leçons, peut-être, dans l’avenir.</p>
+
+<p>« Car, en effet, plus que jamais, ma bien-aimée, il
+nous faut penser à l’exiguité de notre budget et ne
+négliger aucune chance de l’assurer un peu. J’aime
+mieux te l’avouer, pour que l’idée d’être le soutien
+de ta pauvre vieille maman te rende vaillante, les
+démarches de ta sœur pour arriver au poste d’inspectrice
+que tu sais ont définitivement échoué. Les
+candidates sont légion, toutes pourvues de titres
+sérieux, bien autrement recommandées que ta
+sœur !… et les places vacantes se présentent comme
+des exceptions…</p>
+
+<p>« Ta sœur a été très aimablement reçue par le
+secrétaire général qui a cru préférable de lui ôter
+tout espoir, avec preuves à l’appui, afin qu’elle ne se
+leurre pas inutilement. Antoinette est donc revenue
+très découragée de cette visite, chaque jour lui montrant
+davantage, hélas ! combien il est difficile à
+une femme de gagner sa vie. Mais tu connais son
+énergie. Déjà, elle cherche une autre voie.</p>
+
+<p>« Ah ! ma petite fille, confions-nous à Dieu qui,
+bien mieux que nous, sait ce qui nous convient.
+Acceptons bravement ce qu’il veut pour nous, et
+notre épreuve nous semblera bien moins lourde… Je
+te le dis, chérie, comme je l’ai senti bien des fois ; et
+c’est mon cœur même de maman qui te le murmure
+avec toute sa tendresse pour que tu espères malgré
+tout… ainsi que je le fais… Soyons courageuses,
+heureuses de vivre les unes pour les autres, toutes
+trois… »</p>
+
+<p>Mademoiselle devine plus qu’elle ne lit les dernières
+lignes parce que le jour se meurt, surtout
+parce que de grosses larmes brouillent son regard…
+Alors, elle se penche sur la chère écriture et y dépose
+un baiser fervent.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Deux portes plus loin, chez les parents de Nicole,
+l’humeur n’est pas très souriante du côté de Monsieur,
+qui est un homme d’habitudes, vite nerveux,
+pour peu qu’il ne trouve pas ses affaires disposées
+dans leur ordre coutumier. Or, étant aux <i>Passiflores</i>
+depuis deux heures à peine, il traverse la période
+d’installation, ce qui influe fâcheusement sur son
+humeur et le fait saupoudrer de conseils, questions,
+voire même reproches, non seulement la femme de
+chambre, mais encore sa dévouée épouse. Il est, en
+effet, de ces hommes excellents — et terribles ! — qui
+ne peuvent se tenir de donner leur avis sur toute
+chose, petite ou grande, et s’étonnent ensuite avec
+simplicité de voir les gens continuer à agir suivant
+leur propre guise.</p>
+
+<p>Tout en parcourant un journal, il monologue sur
+les sujets les plus étrangers à la politique.</p>
+
+<p>— Je trouve l’air fatigué et soucieux à Seyntis.
+C’est un joueur un peu trop audacieux, je le crains.
+Je le lui ai dit… Mais c’est un garçon qui n’a confiance
+qu’en lui-même ! Ta cousine, elle, est toujours
+fraîche et sereine, et Guillemette a encore embelli !</p>
+
+<p>Il est interrompu dans ses réflexions par le bruit
+d’un carton que Mme d’Harbourg a laissé tomber ;
+malgré sa corpulence elle est très active et aime à
+ranger par elle-même.</p>
+
+<p>— Mon Dieu, Pauline, comme tu t’agites ! Laisse
+donc faire la femme de chambre… Sais-tu où elle a
+mis mes cravates ?… Je ne les retrouvais pas tout à
+l’heure.</p>
+
+<p>M. d’Harbourg est plutôt coquet. Il a été très joli
+homme et il est encore un beau gentilhomme frais et
+rose sous ses cheveux blancs, coupés en brosse.</p>
+
+<p>— Mon ami, elles sont dans le tiroir de la commode.</p>
+
+<p>— Elles auraient été beaucoup mieux dans l’armoire
+à glace. Je les aurais choisies bien plus facilement.</p>
+
+<p>— Si tu le désires, mon ami, je dirai à Céline de
+les y remettre demain.</p>
+
+<p>— Oh ! puisque la maladresse est commise, ne
+changeons rien. Tu mets cette robe-là, ce soir ?…
+Une robe noire !… C’est bien foncé. Tu sais pourtant
+que je préfère les robes de couleur !</p>
+
+<p>— Mais, Charles, ma robe est toute perlée de jais…
+Elle n’est pas sombre !</p>
+
+<p>— Bien… bien, ma bonne amie. Habille-toi comme
+tu l’entends. Je n’y connais rien. C’est convenu !</p>
+
+<p>Un silence. Mme d’Harbourg sort quelques bibelots
+de son sac. La pendule sonne la demie de six heures.
+M. d’Harbourg rejette son journal.</p>
+
+<p>— Eh ! Eh ! si tard déjà ? Il faut que je m’habille.
+Pauline, ma chère amie, veux-tu bien sonner Alfred
+pour qu’il m’apporte mes souliers vernis.</p>
+
+<p>— Charles, ils sont là, près de toi.</p>
+
+<p>— S’ils y étaient, je ne les demanderais pas. Je ne
+suis pas un idiot !</p>
+
+<p>Sans relever cette imprudente déclaration,
+Mme d’Harbourg se penche et prend les escarpins à
+côté du fauteuil de Monsieur, qui ne dit mot, ne
+pouvant ni ne voulant se tenir pour « un idiot ».</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Nicole de Miolan, elle, n’est occupée ni de rangements,
+ni de toilette. Les coudes sur l’appui de la
+fenêtre, le visage sur ses mains jointes, elle songe,
+insouciante des minutes qui fuient…</p>
+
+<p>Elle aussi pense à la rencontre qu’elle va faire ; et
+une curiosité un peu perverse la distrait d’elle-même,
+du souvenir de son passé d’épouse qui la hante,
+l’enveloppant comme un douloureux cilice.</p>
+
+<p>Elle n’a jamais eu pour son cousin René Carrère
+plus qu’une sincère amitié et beaucoup d’estime. Tel
+qu’elle le connaît, — s’il n’a pas changé… — il est
+revenu de son exil volontaire parce qu’il jugeait
+pouvoir la retrouver, sans craindre de faiblir devant
+le devoir strict qui est son maître, — aujourd’hui,
+sans doute, comme autrefois. Pour elle, il est à peine
+plus qu’un indifférent. Pourtant, dans son âme désemparée,
+il y aura, elle le sait, un bizarre regret,
+s’il est vraiment guéri tout à fait, et une tentation
+mauvaise de raviver la flamme éteinte, — par vanité
+féminine, par besoin instinctif d’être aimée. Elle
+est de celles qui ne peuvent vivre sans les caresses
+d’un cœur où elles sont souveraines… Puis, en elle,
+il y a si vive une soif d’oubli et aussi de vengeance
+pour celui qui l’avait prise toute : corps, âme,
+pensée…</p>
+
+<p>Il était, comme elle, ardent, passionné, volontaire
+et jaloux… Combien ils se sont adorés, puis heurtés, — heurtés
+à se briser le cœur !… Quelles scènes
+affreuses, elle a dans le souvenir…</p>
+
+<p>Ah ! heureusement, tout cela, c’est le passé, maintenant !
+En février dernier, la rupture a été consommée
+entre eux et elle est partie pour Paris,
+résolue au divorce. S’il a souhaité une réconciliation,
+elle a refusé de le savoir, n’ouvrant pas les quelques
+lettres qui, après un silence de plusieurs mois, lui
+sont arrivées de Constantinople ! Il l’a trahie. Il l’a
+faussement soupçonnée. L’un comme l’autre, ils se
+sont torturés. C’est fini entre eux, fini, fini ! Que
+chacun donc recommence sa vie comme il l’entendra,
+s’il le peut…</p>
+
+<p>Pourquoi donc y a-t-il encore des minutes où il se
+dresse en son souvenir, pareil à un fantôme qui veut
+la reprendre.</p>
+
+<p>— Ah ! je vous hais, autant que je vous ai adoré,
+murmure-t-elle, les dents serrées, le regard perdu
+vers la mer, frémissante comme son pauvre être…
+Je vous ai tout donné de moi, et vous m’avez enlevé
+le bonheur, l’espoir, le respect de moi-même… Vous
+avez fait de moi une épave qui va… je ne sais où…
+Oh ! oui, je vous hais ! Je ferai tout, vous entendez,
+<i>tout !</i> pour avoir l’oubli et la belle vie d’amour que je
+veux, à n’importe quel prix !…</p>
+
+<p>Vraiment, elle lui parle, comme s’il pouvait encore
+l’entendre, les yeux sans larmes, les mains serrées
+par l’angoisse qui la meurtrit. Ses joues sont brûlantes,
+et elle se penche instinctivement sur le rebord
+de la fenêtre pour sentir la fraîcheur du vent qui
+fouette l’écume des vagues.</p>
+
+<p>Pourquoi donc, ce soir, pense-t-elle ainsi à toutes
+ces choses qui lui font tant de mal ? Est-ce la rencontre
+de René qui réveille le passé ? Ah ! certes,
+près de lui, la vie n’eût pas été d’abord un tourbillon
+d’ivresse, de bonheur, intense à certaines heures
+jusqu’à en devenir une souffrance, puis une tempête
+où les nuées sombres, parfois, laissaient encore
+jaillir un éblouissant rayon.</p>
+
+<p>Lui, René, l’aurait aimée d’un amour grave et paisible,
+tel lui-même.</p>
+
+<p>— Ce n’est pas ainsi que je voulais l’être, murmure-t-elle
+encore, sans remuer à peine les lèvres.
+N’a-t-elle pas toujours souhaité se perdre dans l’amour
+comme dans un océan, pour s’y abîmer divinement
+et follement !</p>
+
+<p>Une cloche tinte.</p>
+
+<p>— Madame entend-elle ? C’est le premier coup.
+Madame ne va pas être habillée. Quelle robe madame
+a-t-elle décidé de mettre ?</p>
+
+<p>Elle a un tressaillement. A peine, elle a entendu
+le son de la voix. Mais, cessant de regarder la
+mer, elle aperçoit, devant elle, sa femme de chambre
+qui l’attend, anxieuse par amour-propre professionnel.</p>
+
+<p>Elle répète machinalement :</p>
+
+<p>— Quelle robe ?… La rose. Aline, je suis à vous.</p>
+
+<p>Aline est adroite et vive. Quand éclate la sonnerie
+du deuxième coup, Nicole est toute prête, merveilleusement
+habillée par le souple crêpe de Chine qui
+s’enroule à sa forme parfaite.</p>
+
+<p>Son âme et sa pensée sont redevenues closes pour
+tous. De l’émotion qui l’a bouleversée un moment
+plus tôt, il ne reste d’autre trace que l’éclat plus vif
+des joues et une lueur brûlante dans ses beaux yeux
+passionnés. Elle glisse quelques fleurs dans la dentelle
+de son corsage, décolleté sur la nuque et l’attache
+des épaules, prend ses gants et descend.</p>
+
+<p>Dans le salon, où errent capricieusement les dernières
+lueurs du couchant, presque tous les hôtes des
+<i>Passiflores</i> se trouvent déjà réunis. Auprès du fauteuil
+de Mme Seyntis, sont Mme d’Harbourg et la
+chanoinesse. Celle-ci, laide, la lèvre duvetée, la voix
+haute, éveille une surprise un peu effarée chez Mademoiselle
+qui, trompée par son titre, s’attendait à
+voir en elle une sorte de nonne, pieusement austère.
+Du coin du salon, où elle est assise à l’écart, Mademoiselle
+en revient toujours à l’observer, quand elle
+ne croit pas devoir surveiller Mad qui tourbillonne
+de la terrasse au salon, le nez au vent, les yeux fureteurs
+sous la toison dorée de ses cheveux.</p>
+
+<p>Et aussi, Mademoiselle est distraite du spectacle
+de la chanoinesse, par l’entrée, dans le salon, de
+Guillemette qui a l’air d’une aurore, pense-t-elle poétiquement.
+Puis, c’est l’apparition de la jeune baronne
+de Coriolis ressemblant, elle, à un Watteau. Et une
+fois de plus, Mademoiselle se sent très loin de ces
+élégantes personnes dont les robes fragiles coûtent,
+pour le moins, ce qu’elle gagne en un mois de labeur.
+Mais dans son âme, il n’y a pas un atome
+d’envie ; seulement beaucoup d’humilité et une naïve
+admiration pour ces créatures de luxe.</p>
+
+<p>Et voici qu’à son tour, Nicole fait son entrée,
+longue, fine, onduleuse dans la gaine de sa robe,
+les prunelles veloutées et sombres sous les cheveux
+clairs qui ont l’éclat des feuilles brûlées par l’automne.
+Ainsi, elle éveille la vision de quelque belle nymphe
+d’un dieu d’amour.</p>
+
+<p>Francis Hawford, le peintre, dresse la tête à son
+entrée et murmure, l’enveloppant d’un regard d’artiste
+et d’homme :</p>
+
+<p>— Diable ! la splendide créature !</p>
+
+<p>Et ce doit être aussi l’opinion de Raymond Seyntis,
+car il a un singulier accent pour lui dire, après avoir
+baisé sa main dégantée :</p>
+
+<p>— Vous êtes toujours terriblement séduisante, ma
+nièce.</p>
+
+<p>— Heureusement pour moi, mon oncle.</p>
+
+<p>— Et pour nous !</p>
+
+<p>L’un comme l’autre, ils savent très bien les pensées
+qui flottent en leurs deux cerveaux. Pour un homme,
+sensible comme lui à la beauté, elle a une saveur
+irritante : et si elle était une étrangère, il succomberait
+à la tentation de goûter cette saveur. Mais la
+pensée qu’il l’appelle « ma nièce » l’arrête dans les
+limites d’une galanterie discrète, — imperceptiblement
+équivoque.</p>
+
+<p>Elle fait encore quelques pas dans le salon. Puis
+elle s’arrête de nouveau. Cette fois, c’est René Carrère
+qui la salue.</p>
+
+<p>— Ah ! bonjour, René ! dit-elle de sa voix chaude,
+un peu assourdie.</p>
+
+<p>Ils sont face à face et se regardent. Au fond de
+leurs âmes, frémit l’ombre du passé. Mais eux seuls
+le savent, — et Guillemette dont les larges prunelles
+s’attachent à eux avec une expression profonde et
+attentive.</p>
+
+<p>Nicole pense qu’il a peu changé ; ses traits nettement
+découpés ont toujours la même expression de
+volonté mâle et sereine. Ses yeux ont gardé leur
+regard clair qui jamais n’a dû connaître le mensonge, — et
+en ce moment, est presque dur.</p>
+
+<p>Mais pour lui, elle est une autre femme, — tout à
+fait différente de la jeune fille de jadis. Elle a le
+même délicieux visage où semble palpiter le reflet de
+quelque mystérieuse flamme, la même bouche affolante
+par sa fraîcheur, la grâce indéfinissable, ironique
+et caressante du sourire… Pourtant cette
+Nicole-là n’est pas celle qu’il a quittée, il y a quatre
+ans. Il s’est fait en elle une sorte d’épanouissement
+superbe qui doit griser les hommes et effaroucher les
+très honnêtes et très candides femmes comme
+Mme Seyntis. Elle fait songer à quelque fleur magnifique
+dont le parfum serait dangereusement capiteux.</p>
+
+<p>Entre eux, il y a un silence de quelques secondes.
+Puis, correctement, il articule, s’inclinant sur la main
+nue qu’elle lui a donnée :</p>
+
+<p>— Madame, je vous présente mes hommages.</p>
+
+<p>— Pourquoi ? « madame… » Nous sommes toujours
+cousins, que je sache !</p>
+
+<p>— C’est vrai… Vous avez raison… Bonjour,
+Nicole.</p>
+
+<p>— A la bonne heure, ainsi.</p>
+
+<p>Mais toute conversation est interrompue car le
+maître d’hôtel annonce que le dîner est servi.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">VII</h2>
+
+
+<p>Le repas les a séparés. Ils ont rempli, envers leurs
+voisins respectifs, les menus devoirs imposés par la
+politesse. Mais ils se sont observés avec une attention
+aiguë et discrète.</p>
+
+<p>Lui, a été très courtois pour la chanoinesse qui
+l’accaparait sans merci. Elle, Nicole, a causé tout le
+temps du repas avec Francis Hawford dont le masque
+violent avait une expression d’admiration avide quand
+il arrêtait sur elle des yeux de conquérant.</p>
+
+<p>René n’a pu entendre que des bribes de leur conversation ;
+mais il a vu que Nicole était amusée, intéressée
+par l’exotisme des idées de Hawford ; que le
+peintre se laissait envoûter par la grâce française.</p>
+
+<p>Et — complexité de l’âme ! — cette constatation
+lui a été plutôt désagréable, si détaché qu’il fût — ou
+crût être — de Mme de Miolan. Alors, résolu à
+oublier sa présence, il s’est pris à regarder autour de
+lui. Il a trouvé apaisante la vue de Mademoiselle,
+avec son air d’humble vierge. Il a aperçu Guillemette,
+déjà tentatrice, les lèvres savoureuses, ses
+yeux de sombres violettes où la jeunesse rit, étincelant
+d’inconscientes promesses.</p>
+
+<p>En elle, y aurait-il une future Nicole ?</p>
+
+<p>Cette pensée effleure l’esprit de René et le révolte
+aussitôt comme une sorte de profanation. Pourquoi
+douter de cette enfant parce qu’elle a reçu, elle aussi,
+le don redoutable de la séduction ?</p>
+
+<p>Évidemment, les femmes telles que la chanoinesse
+ne connaissent ni ne suscitent pareils dangers. Et,
+sagement, pour rétablir l’équilibre serein de sa pensée,
+René se remet à causer avec elle qui, d’ailleurs,
+a l’esprit fertile en boutades originales.</p>
+
+<p>M. d’Harbourg lui donne la réplique avec une
+courtoisie cérémonieuse. Sa femme est prodigue
+d’aimables sourires et de silences. La petite de Coriolis
+soupire, en son for intérieur, de n’être pas placée
+auprès de son époux et trouve sans attrait les madrigaux
+longs et surannés de M. de Harbourg, charmé
+par sa jolie tête de pastel blond.</p>
+
+<p>Et Mme Seyntis est la parfaite maîtresse de maison
+qui s’efface devant ses hôtes et trouve toujours le
+mot à dire pour garder à la conversation l’allure très
+correcte qu’elle juge indispensable.</p>
+
+<p>Le dîner fini, c’est l’exode vers la terrasse et même
+le jardin où la nuit est tiède. Dans les allées que le
+clair de lune sable d’argent, les hommes fument ; et
+la petite flamme des cigares pique l’obscurité de
+courtes lueurs.</p>
+
+<p>Les personnes d’âge se sont groupées sur la terrasse
+et devisent paisiblement. La petite de Coriolis a disparu,
+glissée au bras de son mari, dans une allée
+bien sombre. Et Guillemette retenue par la chanoinesse
+piétinerait volontiers d’impatience.</p>
+
+<p>Nicole, elle, après avoir un instant causé avec sa
+mère et Mme Seyntis, a descendu les marches de la
+terrasse. Elle s’assied dans l’ombre et demeure immobile.
+Les paupières à demi closes, les mains abandonnées
+sur ses genoux, elle songe. Que cherchent
+donc dans la nuit ses yeux qui rêvent ?</p>
+
+<p>Un promeneur solitaire passe devant elle sans
+l’apercevoir. Son pas est lent et distrait. Lui aussi
+songe. Elle l’a entendu. Son beau visage prend une
+bizarre expression et elle appelle :</p>
+
+<p>— René ?… C’est vous, n’est-ce pas ?… Venez
+donc un peu… Il fait bon ici…</p>
+
+<p>Malgré la nuit, elle a vu qu’il tressaillait.</p>
+
+<p>Peut-être, simplement, elle l’a senti… Elle devine
+chez lui une hésitation. Pourtant il s’arrête et s’approche.
+Mais il reste silencieux, attendant… Du
+large, monte sourdement la voix de la mer. Un souffle
+frais passe dans les branches.</p>
+
+<p>— Vous ne vous asseyez pas une seconde ? René.</p>
+
+<p>— Non, merci.</p>
+
+<p>Il reste debout devant elle dont la forme blanche se
+profile sur le vert obscur du massif. Il ne peut voir
+son visage, mais il devine le regard, — le regard
+inoubliable.</p>
+
+<p>Comme si elle n’avait pas entendu son refus, elle
+continue :</p>
+
+<p>— Puisque nous sommes destinés à renouer connaissance,
+ne vaut-il pas mieux que ce soit à l’abri
+de tout regard curieux ?… Ce calme est apaisant ;
+mais aussi, il est évocateur de fantômes !… Peut-être,
+après tout, est-ce cette fantaisie du hasard nous
+réunissant ici qui les appelle…</p>
+
+<p>— Il faut les renvoyer dormir là où ils dormaient,
+Nicole. Ce qui est passé est passé.</p>
+
+<p>Son accent est ferme, presque dur, comme l’était
+son visage quand il l’a revue dans le salon.</p>
+
+<p>Elle répète après lui, et un léger frémissement
+tremble dans sa voix, calme pourtant :</p>
+
+<p>— Oui, vous avez raison… Ce qui est passé est
+passé… Ce qui est fini est fini !… Mais quelquefois,
+c’est atrocement douloureux…</p>
+
+<p>Il a l’intuition qu’elle songe, non à l’amour qu’il
+eut pour elle, un incident oublié, cela ; — mais à la
+douloureuse aventure de son mariage… Et quoi
+qu’elle ait fait sa destinée, quoiqu’elle l’ait repoussé,
+lui, il a soudain pitié d’elle. Les jours ont coulé de
+puis ceux où il a tant souffert par elle.</p>
+
+<p>— Si vous avez éprouvé le sentiment auquel vous
+faites allusion, Nicole, je vous plains infiniment.</p>
+
+<p>— Merci, c’est généreux à vous ; car il serait très
+naturel que vous goûtiez maintenant le plaisir de la
+vengeance !</p>
+
+<p>— Pourquoi ?… Je vous assure, qu’il y a longtemps,
+très longtemps déjà, que je désire seulement
+votre bonheur… Et je vous jure que s’il était en mon
+pouvoir de vous le rendre, je le ferais avec une vraie
+joie !…</p>
+
+<p>Il parle très simplement et son seul accent révélerait
+sa sincérité absolue. Depuis des années, d’ailleurs,
+elle sait qu’il est de ces hommes dont les
+paroles sont vraies, toujours. Mais comme il est
+détaché d’elle, maintenant !…</p>
+
+<p>Et dans l’obscurité de son cœur, des sentiments
+confus tressaillent…</p>
+
+<p>Elle reprend :</p>
+
+<p>— Je vous remercie de votre… charité… Mais vous
+ne pouvez rien… Ni vous ni personne au monde…
+Du moins, à l’heure présente !… Aussi pour que je
+puisse la supporter, il faut me réfugier dans la
+pensée que je suis très jeune encore, que je puis
+recommencer ma vie, que j’ai l’avenir !</p>
+
+<p>Il y a dans sa voix des inflexions de révolte passionnée.</p>
+
+<p>— Recommencer votre vie ? répète-t-il, attentif.
+Que veut-elle dire ?</p>
+
+<p>— Oui, quand je serai libre… légalement !</p>
+
+<p>— Par le divorce, pensez-vous ?… Le divorce qui,
+en somme, vous fera si peu libre, que vous ne pourrez
+jamais solliciter une nouvelle sanction religieuse.</p>
+
+<p>Sa tête se dresse orgueilleusement.</p>
+
+<p>— Je m’en passerai !… Mes croyances religieuses
+étaient fragiles ; elles sont tombées comme des feuilles
+mortes, et je m’avoue incapable de sacrifier toutes
+les années de ma jeunesse, peut-être toutes celles que
+j’ai à vivre, à une loi édictée au nom d’un Dieu problématique !…
+Je veux avoir ma part de bonheur !…
+Et surtout je veux oublier !</p>
+
+<p>Une sorte de résolution désespérée gronde dans
+son accent. De nouveau, elle éveille en lui une compassion
+si profonde qu’il ne relève pas ses paroles
+impies, quoiqu’elles aient atteint en lui des convictions
+souveraines.</p>
+
+<p>Très doucement, il interroge :</p>
+
+<p>— Nicole, pour votre bonheur, ne vaudrait-il pas
+mieux… pardonner ?</p>
+
+<p>— Oh ! cela, jamais !… Vous l’avez dit tout à
+l’heure… Ce qui est fini est fini et ne ressuscite pas…
+Quand bien même le regret du passé déchirerait le
+cœur, finit-elle si bas qu’il l’entend à peine.</p>
+
+<p>Ses mains, dont les bagues scintillent, sont un peu
+crispées sur ses genoux, d’un geste d’angoisse qui
+lui est devenu familier.</p>
+
+<p>Sous le reflet de lune, il distingue mieux l’expression
+tragique de son beau visage. Est-ce donc la
+même femme qui causait, si libre d’esprit, semblait-il,
+avec Hawford ?</p>
+
+<p>Quelle tempête gronde en son cœur et pourquoi la
+lui laisse-t-elle voir, dès les premières heures de leur
+réunion, avec cette indifférence hautaine de ce qu’il
+en pensera ?</p>
+
+<p>Ah ! pas mieux qu’autrefois, il n’arrive à la comprendre…
+Comme elles lui sont inconnues, ces âmes
+de femme, troublées, compliquées, rebelles aux
+vieilles lois que, tout jeune, sa mère, sa sœur, lui
+ont appris à respecter ?…</p>
+
+<p>Pour Nicole, il éprouve à cette heure le sentiment
+que lui donnerait le péril d’une créature jadis précieuse
+infiniment ; et il murmure :</p>
+
+<p>— Pauvre ! pauvre Nicole !</p>
+
+<p>Elle lève la tête vers lui. Il rencontre un regard
+dont l’expression est indéfinissable ; et, la voix
+chaude, jette avec une sorte d’ironie :</p>
+
+<p>— Je vous fais l’effet d’un monstre, avouez ; car
+vous êtes demeuré le sage dont j’ai eu peur autrefois.
+Eh bien, non, je ne suis pas un monstre, seulement
+une femme, une malheureuse que la vie a déçue, qui
+veut sa revanche… et qui l’aura !… J’attends seulement
+mon heure ; voilà tout !</p>
+
+<p>Presque rudement, il articule :</p>
+
+<p>— Nicole, ne dites pas de folies !</p>
+
+<p>— Des folies ? Quelles folies ?… Je vous confie en
+toute simplicité ce que je pense, ce que je crois, ce
+que j’espère, ce que je <i>veux</i> trouver, l’oubli d’abord…
+et puis le bonheur… le bonheur tel qu’il me le faut…
+J’ai tellement soif d’être heureuse encore !</p>
+
+<p>Elle s’arrête brusquement et serre ses lèvres
+comme pour les empêcher de prononcer davantage
+d’inutiles paroles. Lui, la regarde, secoué de l’instinctif
+désir de la dompter comme une enfant rebelle
+et insensée.</p>
+
+<p>Un silence, encore une fois, tombe entre eux dont
+les âmes sont frémissantes.</p>
+
+<p>Sur leurs têtes pourtant, le grand ciel infini s’étend
+si paisible… Le murmure de la mer est berceur. A
+peine, la découpure des branches ondule sur le sable,
+vêtu de lumière par le large croissant qui luit derrière
+les arbres.</p>
+
+<p>Il reprend, et son accent a, dans la nuit, une sorte
+d’autorité grave :</p>
+
+<p>— Je crois, Nicole, que vous voulez chercher le
+bonheur où vous ne le trouverez certainement pas…
+Mais il est évident que je n’ai pas qualité pour
+essayer de vous arrêter dans la voie… lamentable où
+vous prétendez vous engager… Seulement, je veux
+vous dire ceci : à quelque jour que ce soit, si vous
+avez besoin d’un ami, soyez bien certaine que vous
+pouvez recourir à moi, en toute circonstance.</p>
+
+<p>Elle a soudain les yeux pleins de larmes. Il les voit
+trembler entre les cils.</p>
+
+<p>— Merci… Mais souhaitons que jamais je n’aie
+recours à vous, car il faudrait que l’existence m’ait
+enfin brisée !… Et puis, maintenant, rentrons… Quel
+absurde élan j’ai eu de vouloir toucher au passé avec
+vous !… Nous n’y reviendrons plus, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Il s’incline avec un mouvement de tête. Elle a une
+imperceptible hésitation, puis, lui tend la main. Des
+lèvres, il effleure la peau tiède ; et, sans un mot,
+s’enfonce dans l’ombre d’une allée, tandis que d’un
+pas lent, elle revient vers la terrasse où sont ouvertes
+les portes-fenêtres du salon très éclairé.</p>
+
+<p>Quand, un peu après, René rentre à son tour,
+ayant, au hasard, arpenté le jardin, il l’aperçoit qui
+cause avec une insouciance rieuse, du fond de la
+bergère où elle est nonchalamment appuyée. Hawford
+est près d’elle.</p>
+
+<p>Alors, il détourne la tête et cherche des yeux Guillemette.
+Ah ! que c’est bon qu’elle soit encore une
+petite fille, innocente, gamine, ignorant la passion !…
+Sans doute, parce qu’elle a senti son regard, elle lui
+envoie un sourire et se reprend à bavarder avec la
+jeune baronne de Coriolis.</p>
+
+<p>Sous la lumière de la lampe-phare, Mme Seyntis,
+assise devant son métier, brode des fleurs incomparables.
+Près d’elle, Mme d’Harbourg somnole vaguement
+sur son tricot de charité, tout en écoutant, avec
+une aimable distraction, la chanoinesse qui devise à
+propos d’un roman nouveau, dont la couverte jaune
+vif flamboie sur le tapis.</p>
+
+<p>Elle est partie en guerre contre l’amour et s’exclame
+avec le plus parfait mépris :</p>
+
+<p>— L’amour ! Ah ! oui, parlons-en ! A en croire les
+romanciers, il serait le pivot même de l’existence…
+Quel mensonge et quelle stupidité !… C’est, tout au
+plus, un épisode !</p>
+
+<p>— Mais il y a des épisodes qui, à eux seuls, valent
+l’ouvrage entier ! riposte Raymond Seyntis, qui aime
+à provoquer la chanoinesse.</p>
+
+<p>Vertement, elle réplique :</p>
+
+<p>— Raymond, ne dites donc pas de sottises pour
+fausser le jugement de cette petite !</p>
+
+<p>Et elle indique Guillemette qui écoute, les prunelles
+attentives. Ce pourquoi, Mme Seyntis est sur
+des épines. Mais comment arrêter la chanoinesse,
+laquelle poursuit avec dédain :</p>
+
+<p>— Quand on a l’âge de cette fillette, on peut
+croire à toutes ces fariboles des cœurs qui se cherchent,
+se confondent, sont indispensables l’un à
+l’autre, etc. Mais quand on arrive comme moi au
+chiffre canonique et vu bien des hommes, on est tout
+à fait convaincue qu’il n’y en a pas un qui vaille la
+peine qu’une femme lui sacrifie toute sa vie !</p>
+
+<p>Le clan masculin proteste :</p>
+
+<p>— Vous êtes dure, madame.</p>
+
+<p>Le jeune ménage de Coriolis paraît convaincu que
+la chanoinesse parle de l’amour comme un aveugle
+des couleurs.</p>
+
+<p>La voix de Nicole domine les exclamations — sa
+belle voix de contralto, un peu railleuse en ce
+moment :</p>
+
+<p>— Alors, madame, vous ne croyez pas qu’on puisse
+vivre et, parfois même, mourir de l’amour ?</p>
+
+<p>La chanoinesse haussa les épaules :</p>
+
+<p>— Petite, petite, vous êtes jeune encore ! L’amour,
+vous avez raison, on en peut vivre — et mourir
+aussi ! Pour peu que l’individu amoureux ait une
+très mauvaise santé…</p>
+
+<p>De nouveau, les protestations jaillissent. En sa pensée,
+Mademoiselle est choquée autant que Mme Seyntis.
+Elle aimerait mieux être hors du salon et avoir
+entraîné Guillemette qui ne perd pas une parole.</p>
+
+<p>La chanoinesse ne baisse pas un brin pavillon et
+son accent est d’un suprême dédain :</p>
+
+<p>— L’amour !… Vous savez bien ce que Chamfort
+en a dit… Je ne veux pas répéter puisqu’il y a ici d’innocentes
+oreilles. Croyez-m’en, ma mie, ceux qui lui
+abandonnent leur vie étaient incapables de rien faire
+de mieux. Ils n’avaient pas leur pain à gagner… Ils
+n’avaient goûté ni à l’ambition, ni à l’art qui sont de
+bien autres aliments pour l’être humain !</p>
+
+<p>Raymond Seyntis, dont le front s’est éclairé, lance
+avec un peu de malice :</p>
+
+<p>— Ma chère cousine, l’être, certes, est fait d’une
+âme et d’un esprit, mais d’un corps aussi !</p>
+
+<p>— Peuh !… peuh !… je le sais bien. Et vous n’avez
+pas lieu de vous en glorifier, fait la chanoinesse qui
+tricote rageusement.</p>
+
+<p>La discussion devient générale. Mais René ne s’y
+mêle pas, car il est jaloux de l’intimité de son jardin
+secret. L’amour !… Ah ! quel épisode il a été, quatre
+ans plus tôt, dans sa vie. Et il sait maintenant que le
+temps guérit, que la tempête merveilleuse et terrible
+passée, l’homme peut se reprendre à vivre, à attendre
+encore, même à espérer le mal divin… Ce que
+fait Nicole, elle aussi. De quel droit, tout à l’heure,
+la condamnait-il à un avenir muré par le passé ?</p>
+
+<p>Instinctivement, il regarde vers elle. Ses prunelles
+brûlantes sont levées vers Hawford qui déclare avec
+une force tranquille :</p>
+
+<p>— Il n’y a rien de comparable à la passion pour ce
+qu’elle renferme de joies et de souffrances sans
+mesure !</p>
+
+<p>Et dans les yeux qu’il arrête sur elle, il y a le
+cri du désir que sa beauté a jeté en lui. Sûrement,
+ce désir, elle est trop femme pour ne pas le sentir.
+Mais elle y semble indifférente. Elle cause, comme
+tous autour d’elle, tourmentant son éventail d’un
+geste distrait…</p>
+
+<p>René prend soudain conscience de l’espèce de
+curiosité qui le pousse à, sans cesse, observer Nicole.
+Alors, irrité contre lui-même, il se rapproche de
+Guillemette. A demi-voix, elle lui lance avec une vivacité
+un peu moqueuse :</p>
+
+<p>— M’est avis, mon oncle, que vous n’avez guère
+donné votre avis dans la discussion soulevée par
+madame la chanoinesse.</p>
+
+<p>— Je déteste ces sujets ! fait-il brusquement.</p>
+
+<p>Il est vraiment, ce soir-là, d’une nervosité inaccoutumée.</p>
+
+<p>— Oh ! oui, je comprends… Vous trouvez que ce
+sont des sujets pas convenables.</p>
+
+<p>— Guillemette, je vous serais reconnaissant de ne
+pas vous moquer de moi…</p>
+
+<p>— C’est vrai, je vous dois le respect, mon oncle.
+Recevez toutes mes excuses…</p>
+
+<p>Entre les cils, ses yeux rient malicieux, si la
+bouche est contrite.</p>
+
+<p>René est exaspéré, et il va peut-être le laisser voir
+quand la voix jeune s’élève, caressante :</p>
+
+<p>— Oncle, soyez gentil et pardonnez-moi de taquiner,
+un tantinet, votre sagesse !… Je ne peux pas
+partager vos idées austères sur le sujet de conversation
+de ma cousine la chanoinesse que je trouve
+très instructive !</p>
+
+<p>Avant qu’il ait pu lui répondre, elle s’est levée,
+appelée par un signe de sa mère, car les domestiques
+apportent le thé et elle doit le servir avec Mademoiselle.</p>
+
+<p>Alors, René agacé va s’asseoir auprès de la bonne
+Mme d’Harbourg, mécontent de lui-même et des
+autres ; de la chanoinesse qui a des conversations
+insensées pour une femme de son âge et de son état ;
+de sa sœur qui les tolère ; de Nicole qui en sourit ; de
+Guillemette qui s’y intéresse déplorablement.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">VIII</h2>
+
+
+<p>Dimanche, <i>messe des baigneurs</i>, à neuf heures ; ce
+qui semble un peu matinal à beaucoup. N’importe ;
+comme c’est la messe <i>chic</i>, dussent-ils y arriver pour
+le dernier évangile, tous les fidèles qui se respectent
+considèrent, comme un des articles du code
+mondain, le devoir d’y paraître. Mme Seyntis, elle,
+n’est jamais en retard. Elle est même de ces redoutables
+personnes qui font consister l’exactitude à être
+toujours, pour le moins, un quart d’heure en avance.
+Aussi quand elle apparaît dans le vestibule, son livre
+en main, ses gants mis, son voile baissé, elle a toujours
+l’occasion d’appeler :</p>
+
+<p>— Guillemette !… Tu es prête ?… Le premier coup
+va sonner.</p>
+
+<p>Et Guillemette ne manque pas de répondre :</p>
+
+<p>— Mère, je vous suis… Allez en avant, je vous
+rejoins dans une minute !</p>
+
+<p>Guillemette est dormeuse comme un bébé ; de plus,
+elle déteste se lever de bonne heure, peut-être parce
+qu’elle y est obligée depuis sa tendre enfance. Plus
+d’une fois, il lui arrive d’ailleurs de se rendormir
+après que la femme de chambre est venue frapper à
+sa porte. A moins que, bien éveillée, elle n’oublie
+l’heure, parce que sa vagabonde pensée erre en toute
+sorte de mondes. Et il faut un rappel de Mademoiselle
+qui connaît la jeune personne, pour qu’elle
+bondisse soudain hors du lit.</p>
+
+<p>Ce dimanche-là, si elle est en retard, c’est que, la
+tête abandonnée sur l’oreiller, les mains jointes sous
+la nuque, toute rose du sommeil, elle a oublié les
+minutes, en réfléchissant à la double attitude de
+Nicole et de l’oncle René, la veille au soir. Que peuvent-ils
+bien penser l’un de l’autre ? Comme ils sont
+restés longtemps dans le jardin !… C’était exaspérant !</p>
+
+<p>Ses lèvres articulent les mots avec une telle conviction
+qu’elle en demeure saisie. Exaspérant !…
+Pourquoi ?… En quoi cela peut-il l’agiter, ce qui se
+passe entre son vertueux oncle et Nicole, l’adorable
+Nicole… Ah ! quel attrait elle exerce sur les hommes !…
+Tous, dans le salon, s’étaient groupés autour
+d’elle et n’en bougeaient pas… Comment son mari
+peut-il accepter de la perdre ?</p>
+
+<p>— Moi, à sa place, j’aurais fait même des turpitudes
+pour la garder ! prononce Guillemette avec
+conviction. Ah ! que je voudrais être troublante
+comme elle !</p>
+
+<p>— Guillemette, je ne vous entends pas remuer.
+Vous vous habillez, n’est-ce pas ? demande la voix
+douce de Mademoiselle.</p>
+
+<p>— Oui… oui ! dit Guillemette qui regarde sa montre
+avec terreur. Et elle a raison !</p>
+
+<p>Heureusement, elle est d’une prodigieuse vivacité
+dès qu’il le faut. Mais tout de même, quand se met à
+sonner ce terrible premier coup de la messe, elle est
+encore en jupon, les épaules nues, piquant, d’un
+doigt preste, les dernières épingles dans ses cheveux.</p>
+
+<p>A son tour, Mademoiselle répète :</p>
+
+<p>— Guillemette, vous venez ?… Le premier coup
+finit de tinter.</p>
+
+<p>— Ah ! Dieu ! je le sais ! s’exclame Guillemette qui,
+impatientée, voudrait anéantir ces malencontreuses
+cloches. <i>M’selle</i>, je vous en prie, allez en avant avec
+maman et Mad. Je marche plus vite et je vous rattraperai.
+Qu’André m’attende !</p>
+
+<p>Mais André est déjà parti pour un petit tour matinal,
+avant la messe, quand Guillemette apparaît,
+cinq minutes plus tard, dépitée contre elle-même
+d’avoir dû, par sa faute, s’habiller en coup de vent
+et accepter, sans aucune recherche coquette, les ceinture,
+cravate, chapeau, que lui présentait, en hâte, la
+femme de chambre. Elle se sent d’une humeur de
+porc-épic et envie de toute son âme Nicole dont les
+fenêtres sont encore voilées de leurs rideaux et qui,
+sûrement, va s’habiller en paix, et être jolie…
+jolie !…</p>
+
+<p>— Moi aussi, j’aurais pu être jolie ! marmotte-t-elle.
+Et par ma faute… Enfin tant pis !</p>
+
+<p>Elle traverse, en courant, le vestibule. Les cloches
+ont fait silence. C’est le deuxième coup qui se prépare.</p>
+
+<p>Devant le perron, elle aperçoit une silhouette
+d’homme.</p>
+
+<p>— Oh ! mon oncle ! c’est vous ?</p>
+
+<p>— Oui, petite fille, je vous attendais pour vous
+escorter, Mademoiselle m’ayant averti que vous la
+suiviez à quelque distance.</p>
+
+<p>Elle a un rire gai, soudain sa méchante humeur
+s’est évanouie ; et elle éprouve une jouissance enfantine
+de la limpidité du ciel d’août, bleu comme la
+mer qui ondule avec des moires soyeuses.</p>
+
+<p>Vite, elle marche aux côtés de René, à travers le
+jardin ruisselant de soleil, puis sur la route dévalant
+vers l’église, sous le dôme des branches.</p>
+
+<p>— C’est gentil cela, mon oncle, de m’avoir attendue !…
+Je n’aurais jamais pensé avoir votre escorte !…
+Je ne croyais pas que vous partiez maintenant à
+l’église.</p>
+
+<p>— Mais, Guillemette, est-ce que la messe n’est pas
+à neuf heures ?</p>
+
+<p>— Oui… oui… seulement, d’ordinaire, les messieurs
+n’arrivent guère que pour la sortie…</p>
+
+<p>— Ah ! très bien !… Mais probablement parce que
+je reviens d’Afrique, j’ai de très mauvaises habitudes ;
+et comme dans ma première jeunesse, je me crois
+obligé d’arriver pour le commencement.</p>
+
+<p>Elle lui jette un regard où il y a tout ensemble de
+l’estime et de l’amitié.</p>
+
+<p>Elle aime les gens qui ont le courage de leurs convictions, — fussent-elles
+même détestables… Mais ici
+ce n’est pas le cas… Et son sentiment se trahit tout
+de suite :</p>
+
+<p>— Mon oncle, vous avez joliment raison d’agir
+comme vous pensez !… Seulement, c’est tant pis pour
+votre avenir militaire !</p>
+
+<p>René a un coup d’œil surpris vers cette petite fille
+qui connaît si bien les vilains dessous de la politique.</p>
+
+<p>— Alors, vous croyez, docte Guillemette, qu’il
+m’en cuira d’avoir écouté tout au long la messe des
+baigneurs à Houlgate ?</p>
+
+<p>— Celle-là et d’autres, n’est-ce pas ? oncle. A
+Madagascar, cela ne tirait peut-être pas à conséquence,
+mais en France, il paraît que c’est une autre
+affaire… Tout de même, je suis très contente que
+vous soyez brave sur ce chapitre-là aussi !</p>
+
+<p>— Merci, petite Guillemette, dit-il, touché de cette
+approbation juvénile.</p>
+
+<p>Tous deux font quelques pas en silence, distraits
+par leurs propres réflexions. C’est elle qui reprend,
+frôlant de son ombrelle les petites herbes de la route :</p>
+
+<p>— Oh ! oui, certes, bien plus qu’autrefois, oncle
+René, j’ai pour vous, — par moments, pas toujours, — de
+la vénération !</p>
+
+<p>Il ne paraît pas flatté du tout.</p>
+
+<p>— Guillemette, voilà encore que vous vous moquez
+de moi !</p>
+
+<p>— Oh ! non, mon oncle, je ne me le permettrais
+pas… Je vous dis tout bonnement ce que je pense
+parce que vous m’inspirez très grande confiance… Je
+ne serais pas étonnée que j’en arrive à vous prendre
+pour confesseur laïque… J’irais à vous quand j’aurais
+besoin d’un confident de choix !</p>
+
+<p>— Guillemette, je suis très touché, très honoré…
+Mais ce serait intimidant pour moi, un rôle pareil !</p>
+
+<p>— Pourquoi donc ?</p>
+
+<p>Elle lève vers lui de larges prunelles que l’auréole
+du chapeau ombre délicatement. Ses joues ressemblent
+aux pétales d’une rose de France.</p>
+
+<p>— Pourquoi ? Mais parce que je craindrais à très
+juste titre de n’être pas à la hauteur. Et puis, vraiment,
+je ne me sens pas encore l’âge de l’emploi !</p>
+
+<p>Sans réfléchir, elle riposte :</p>
+
+<p>— Oh ! pour moi, vous n’êtes pas un jeune
+homme !</p>
+
+<p>Tout de suite, elle se reprend :</p>
+
+<p>— Vous êtes mon oncle, un oncle étonnamment
+sage… Oh ! certes, vous avez l’air plus sage que
+papa… Je suis certaine que vous seriez incapable de
+faire quelque bonne grosse sottise !</p>
+
+<p>Elle lance cet aveu si drôlement que René se met à
+rire, encore qu’il soit peu charmé de l’opinion édifiante
+que Guillemette a de lui.</p>
+
+<p>— Ma nièce, vous paraissez regretter que je n’aie
+pas le goût — et c’est exact ! — de me mettre d’affreux
+méfaits sur la conscience…</p>
+
+<p>La bouche de Guillemette a une expression de
+malice et de contrition qui est délicieuse :</p>
+
+<p>— Mon oncle, c’est vrai, j’ai un faible pour les
+hommes mauvais sujets… Au moins, je ne me sens
+pas humiliée en leur voisinage !… Je serais plutôt
+prête à me glorifier…</p>
+
+<p>Ici, les cloches recommencent à sonner. Guillemette
+tressaute.</p>
+
+<p>— Vite, mon oncle, le second coup ! Maman doit
+frémir de ne pas me voir…</p>
+
+<p>La blanche petite église est tout près, par bonheur.
+Pour l’instant, elle est le centre vers lequel
+filent les équipages et déambulent pédestrement, par
+les jolis chemins ensoleillés, chrétiens et chrétiennes,
+tous en toilette dominicale.</p>
+
+<p>Aussi, une brillante assemblée emplit-elle l’église
+qui est comble. Une chaise est un objet précieux que
+les retardataires cherchent d’un œil d’envie. Le suisse
+est ahuri et solennel. La chaisière, les joues en feu,
+s’affaire, pour essayer de caser tant de chrétiens,
+désireux d’un siège. Le curé lui-même, en surplis
+immaculé, circule à travers le flot grandissant de ses
+ouailles ; tel un général qui veille à la bonne installation
+de ses troupes. Son regard, satisfait sous les
+sourcils blancs en broussaille, erre sur ces nombreux
+fidèles, chics infiniment, parmi lesquels foisonnent
+les jolies femmes sous la paille des chapeaux fleuris,
+le tissu léger des robes d’été qui caressent les dalles
+luisantes.</p>
+
+<p>Cette messe n’est pas celle des humbles et des
+petites gens…</p>
+
+<p>Comme de juste, dans cette foule, discrètement
+bourdonnante, mondaine, parfumée, il se trouve de
+sincères croyants et croyantes qui pensent pieusement
+à leur Créateur. Mais il y aussi de fringants
+<i lang="en" xml:lang="en">clubmen</i>, — jeunes ou mûrs — qui sont là pour la
+femme dont, à la sortie, ils vont correctement serrer
+la main, avec un secret frisson de tout l’être !… Il y
+a des hommes rongés par la fièvre ou le souci de la
+vie qui, dans cette église, ont apporté des corps sans
+âme, une pensée fermée aux choses divines, et s’absorbent
+dans leurs préoccupations quotidiennes,
+alors que leurs yeux sont arrêtés, indifférents, sur un
+tabernacle dont le mystère leur est étranger…</p>
+
+<p>Il y a des jeunes que la vie enchante, qui tressaillent
+d’allégresse, d’envie, de désir, à ses espoirs. Il y
+a, sous le masque donné par l’éducation à tous ces
+êtres, des âmes douloureuses, des âmes troublées,
+des âmes sceptiques, des âmes pécheresses qui adorent
+leur péché ou le subissent avec passion, honte,
+colère, remords…</p>
+
+<p>Il y a des heureux — quelques heureux ! — qui
+crient leur bonheur vers l’Invisible ou en sont enivrés…
+Il y a des épouses déçues, meurtries ; des
+mères qui sont des bénies ou des crucifiées…</p>
+
+<p>Mais tous gardent leur secret. Le soleil flamboie
+dans les vitraux et par la porte, restée ouverte,
+resplendit la fête de l’été. La clochette tinte pour
+annoncer le commencement de la messe.</p>
+
+<p>Juste à ce moment, Guillemette fait son entrée ; ce
+qui calme, à son sujet, les inquiétudes de sa mère,
+laquelle, avant de s’absorber dans ses prières, lui
+murmure :</p>
+
+<p>— Tu ne pourras donc jamais être à l’heure ! ma
+pauvre enfant.</p>
+
+<p>La coupable a l’air d’innocence d’un nouveau-né
+et marmotte tout bas :</p>
+
+<p>— Mais, maman, la messe commence… Je ne suis
+pas en retard.</p>
+
+<p>Elle ouvre sagement son livre et se met en devoir
+de suivre les prières liturgiques.</p>
+
+<p>La pensée de Guillemette est absolument croyante,
+en dépit des quelques points d’interrogation jetés
+en son cerveau par les circonstances ou ses seules
+réflexions, au grand scandale de sa mère à qui, inutilement
+d’ailleurs, elle a demandé des solutions. Ce
+que voyant, elle n’a pas insisté, attendant en son intimité,
+le jour où la grâce du ciel dissiperait les
+ombres qui l’ont désorientée et dont elle rend responsable
+son ignorance de la théologie.</p>
+
+<p>Mais tout de même, Mme Seyntis serait saisie
+d’épouvante, si elle pouvait mesurer combien, très
+innocemment, dans le secret de son âme, cette petite
+fille s’est déjà fait une religion à elle…</p>
+
+<p>Des hauteurs de l’orgue, une voix de femme
+s’élève sonore, trop claire, qui fait lever les têtes vers
+la tribune où la chanteuse — une jolie femme rondelette,
+qui a un nom au théâtre — articule mal de
+pieuses paroles, sur un air d’opéra.</p>
+
+<p>Guillemette a tressailli, distraite par cet intermède
+musical, qui lui rend impossible tout recueillement
+et elle envie sa mère et Mademoiselle, abîmées dans
+la lecture de leur messe. Sans doute, le sérieux oncle
+René est comme elle. Guillemette regarde instinctivement,
+vers lui, devant elle. Il ne se contente pas de
+demeurer bien droit, les bras croisés, ou les mains
+sur la pomme de sa canne… Non, il a un petit livre,
+il lit l’office de la messe, très attentif et il n’a pas du
+tout, pourtant, l’air d’un sacristain ! Son visage brun
+ainsi au repos a, au contraire, quelque chose d’énergique,
+de fier, de grave, qui lui donne beaucoup
+d’allure… C’est très crâne à lui de montrer si franchement
+ses convictions ; et, contente, elle se prend à
+murmurer :</p>
+
+<p>— Mon oncle, vous êtes un homme chic !</p>
+
+<p>Cependant l’Évangile vient d’être dit ; alors dans la
+chaire, apparaît un vicaire juvénile et timide qui
+semble torturé par l’obligation de parler devant cette
+foule, la devinant, à l’avance, réfractaire à son
+éloquence ! Lui, comme ses auditeurs, — hormis
+quelques âmes pieuses, — se demande pourquoi cette
+homélie que tous redoutent.</p>
+
+<p>Mais le choix n’étant pas donné, il part résolument
+en guerre contre les désordres du siècle. D’une voix
+monotone et éclatante, il déverse le flot de sa rhétorique
+que Mme Seyntis écoute d’un air de componction,
+comme si elle avait toute la responsabilité des
+péchés d’Israël. Mad s’ennuie et Guillemette a pitié
+du petit vicaire qui, les yeux clos, les mains crispées
+sur la chaire, fond sur l’ennemi, le pécheur, tonnant :
+Pénitence ! Pénitence !</p>
+
+<p>C’est par cette véhémente adjuration qu’est
+accueillie Nicole, trop bien élevée pour désobliger
+Mme Seyntis en ne paraissant pas à la messe. Debout
+dans l’allée, sans regarder personne, elle attend que
+l’orateur ait fini de fulminer, et par son élégance, sa
+beauté capiteuse, donne des distractions à ceux qui
+l’entourent. Elle est tout près de René. Il peut respirer
+son parfum. Il a, sous les yeux, l’ondulation de
+ses beaux cheveux d’or fauve, l’harmonie de la
+forme ennuagée de blanc…</p>
+
+<p>Que pense-t-il ?… Une seconde Guillemette se le
+demande avec irrévérence. Mais ses traits ont une
+expression si sérieuse, qu’elle est saisie de honte
+pour sa propre frivolité et reprenant ses prières, elle
+est exemplaire jusqu’à la fin de la messe, qui s’achève
+sur une marche triomphante.</p>
+
+<p>Devant l’église, dans le jardin ensoleillé, bourdonnent
+les propos, les rires, les réflexions sur le petit
+vicaire, sur la chanteuse, sur le prochain, alertement
+examiné, jugé, exécuté… La phalange masculine se
+livre à la contemplation, et Nicole produit une vive
+impression quand elle apparaît insolemment fraîche,
+souriante, répondant aux saluts, serrant les mains
+amies ou indifférentes.</p>
+
+<p>Elle s’arrête auprès de sa mère et de Mme Seyntis
+qui, elle, ne vient certes pas de mettre sur sa conscience
+ni médisance ni distraction, et demande à son
+frère :</p>
+
+<p>— René, rentres-tu avec moi ou descends-tu sur la
+plage ?</p>
+
+<p>— Je vais sur la plage.</p>
+
+<p>— Alors, tu emmènes Mademoiselle et les enfants.</p>
+
+<p>Parmi les enfants, Mme Seyntis compte Guillemette
+qui n’en a cure ; car au milieu du brouhaha
+des conversations, elle a entendu l’oncle René dire à
+Nicole ces mots qui l’ont étonnée :</p>
+
+<p>— Je ne m’attendais guère à vous voir ici ce
+matin !</p>
+
+<p>De sa voix musicale, la jeune femme a riposté
+ironiquement :</p>
+
+<p>— Mon cher ami, je me souviens des enseignements
+reçus dans ma prime jeunesse : « Malheur
+à celui par qui vient le scandale. »</p>
+
+<p>Il n’a pas répondu. Peut-être, y avait-il au fond de
+ses yeux noirs quelque chose qu’elle ne voulait pas y
+lire… Brusquement, elle s’est détournée et s’est prise
+à causer avec la jeune baronne de Coriolis qui, entre
+les cils, considère tendrement son mari.</p>
+
+<p>Guillemette, elle, laissant Mademoiselle et Mad cheminer
+l’une près de l’autre, se met à marcher auprès
+de l’oncle René que, sans trop savoir pourquoi, elle
+n’est pas fâchée de retenir loin de Nicole.</p>
+
+<p>Mme de Miolan avance devant eux, descendant
+aussi vers la plage. Elle va d’une allure très lente.
+Hawford l’accompagne. Près d’eux, est également
+Raymond Seyntis.</p>
+
+<p>Hawford cause, et elle écoute, la tête un peu
+penchée. Le soleil met des lueurs d’or dans le nœud
+lourd de ses cheveux. Et spontanément, Guillemette
+s’exclame :</p>
+
+<p>— Comme Nicole est belle ! N’est-ce pas ? mon
+oncle. Quand je la regarde, je me demande toujours
+comment son mari peut se passer d’elle !…
+Vous, pas ? »</p>
+
+<p>Une sorte de soif l’envahit de savoir ce qu’il pense.
+Ainsi Ève fut attirée par le fruit défendu.</p>
+
+<p>Elle a levé les yeux vers lui. Il a un visage fermé,
+presque sévère et dit :</p>
+
+<p>— Je ne me suis jamais adressé pareille question,
+Guillemette.</p>
+
+<p>— Et vous trouvez, mon oncle, que je dois vous
+imiter ? glisse-t-elle, rieuse. C’est que vous n’êtes pas
+curieux. Et moi, je le suis horriblement, quand les
+gens m’intéressent.</p>
+
+<p>— Et Mme de Miolan vous intéresse ?</p>
+
+<p>— Oh oui ! autant que vous pouvez l’imaginer !</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Parce qu’elle est vraie, très bonne, triste, plutôt
+coquette, et pas du tout parfaite !</p>
+
+<p>— Oh ! oh ! ma nièce…</p>
+
+<p>— Quoi ? oncle René… Cela vous scandalise que
+j’aime mieux Nicole n’étant pas un modèle ?</p>
+
+<p>— Je pense, Guillemette, que ce n’est pas votre
+mère, sûrement, qui vous a mis de pareilles opinions
+fausses dans la cervelle.</p>
+
+<p>— Et vous avez bien raison de le penser, oncle.
+Je vous offre tout bonnement le fruit de ma petite
+expérience… Je commence à être assez vieille pour
+pouvoir posséder des opinions personnelles.</p>
+
+<p>Et après une seconde de méditation, elle achève :</p>
+
+<p>— Et penser que Nicole a des parents tellement à
+l’antique ! Est-ce qu’ils ne vous font pas un peu l’effet
+de paisibles canards qui auraient couvé un oiseau
+de paradis ?</p>
+
+<p>Cette fois, René est tout à fait choqué.</p>
+
+<p>— Guillemette, que d’irrévérence !</p>
+
+<p>— Mon oncle, ne vous agitez pas, ce sont des
+canards que je respecte comme je dois le faire !</p>
+
+<p>Il ne répond pas, mécontent, mais résolu à ne pas
+jouer auprès de cette petite un rôle ridicule de pédagogue…
+Il tressaille désagréablement de l’entendre
+s’exclamer en manière de conclusion :</p>
+
+<p>— Oh ! oncle, comme je voudrais ressembler à
+Nicole !</p>
+
+<p>— Ne dites pas cela ! Guillemette, fait-il presque
+impérieusement.</p>
+
+<p>Quelle singulière réponse ! Une impatience secoue
+Guillemette qui jette, un peu agressive :</p>
+
+<p>— Vous trouvez mieux qu’elle soit unique en
+notre famille ?</p>
+
+<p>René la regarde, surpris, et de sa manière sérieuse
+explique :</p>
+
+<p>— Je crains qu’elle ne se rende très malheureuse !
+Et c’est pourquoi, ma chère petite fille, je serais
+désolé de vous voir lui ressembler… Voilà tout !</p>
+
+<p>Guillemette est apaisée. Même, elle éprouve une
+sorte de sécurité joyeuse dans le sentiment que
+l’oncle René est soucieux de son bonheur. Quand
+Nicole sera partie pour Dinard, elle l’aura de nouveau
+à elle toute seule, comme avant l’arrivée des invités.</p>
+
+<p>C’était bien plus agréable !</p>
+
+<p>Elle est interrompue dans ses réflexions parce qu’ils
+atteignent la plage où, autour de Nicole et de Mme de
+Coriolis, s’élaborent des projets de promenade pour
+l’après-midi.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">IX</h2>
+
+
+<p>Cinq jours plus tard.</p>
+
+<p>Il fait chaud, très chaud. Le soleil brûle la poussière…
+Et cependant toute la jeunesse des <i>Passiflores</i>
+est partie en promenade pédestre, sous le regard mécontent
+de M. d’Harbourg qui s’est évertué à proclamer
+« absurde » une excursion par cette température
+sénégalienne.</p>
+
+<p>Ses conseils ayant eu le sort de la prédication de
+Jean au désert, il s’est dignement retiré dans le fumoir
+solitaire, — Raymond Seyntis est à Paris — et
+y somnole sur les journaux, maugréant contre les
+mouches qui s’agitent autour de lui, et même évoluent
+sans façon sur son avenante personne.</p>
+
+<p>Cependant, installée avec son ouvrage dans le <i lang="en" xml:lang="en">bow-window</i>
+du petit salon, Mme Seyntis jouit du calme
+des <i>Passiflores</i>. Oh ! quel délice serait un été dans la
+solitude avec ses enfants, son mari devenu ignorant
+du chemin de Paris… Des après-midi passés, une
+broderie en main, sous les arbres du jardin ou l’abri
+de la grande ombrelle de coutil dressée sur la
+plage…</p>
+
+<p>C’est chez elle un désir instinctif si vif que, souvent,
+elle lève la tête pour regarder les groupes rassemblés
+près de la mer.</p>
+
+<p>Les promeneurs élégants viendront plus tard, dans
+la tiédeur du crépuscule. A cette heure, sur l’or pâle
+du sable se dressent seules des silhouettes d’enfants ;
+tout petits qui trottinent chancelants, garçonnets
+et fillettes affairés par leurs jeux, insensibles à
+la morsure du soleil qui flamboie sur l’étendue sans
+ombre.</p>
+
+<p>— Vraiment, j’ai bien peur que nos promeneurs
+n’aient très chaud ! remarque Mme d’Harbourg qui
+fait évoluer les aiguilles de son tricot avec une monotone
+régularité, s’interrompant toutefois pour
+s’éventer, car l’air semble embrasé.</p>
+
+<p>Ce n’est pourtant pas ce souci, tout physique, qui
+altère son aimable visage, assombri par quelque pensée
+pénible, et lui fait répondre avec distraction aux
+quiètes paroles de Mme Seyntis.</p>
+
+<p>Celle-ci finit par s’en apercevoir et interroge :</p>
+
+<p>— Pauline, es-tu souffrante ?</p>
+
+<p>— Non… Oh ! non !</p>
+
+<p>Encore un silence. Mme Seyntis se demande si elle
+peut poursuivre sans indiscrétion ; et elle reprend,
+hésitante :</p>
+
+<p>— Est-ce que tu as quelque ennui ? Tu parais préoccupée ?</p>
+
+<p>Mme d’Harbourg ne répond pas… Puis, tout à
+coup, comme si un invisible sceau se brisait sur
+ses lèvres, elle articule d’une voix qui tremble :</p>
+
+<p>— Marie, je suis horriblement tourmentée de Nicole !</p>
+
+<p>Mme Seyntis a un tressaillement ; les paroles de
+Mme d’Harbourg réveillent en son souvenir, une
+réflexion de son mari, l’avant-veille, sur l’admiration
+très vive de Hawford pour la jeune femme
+dont il a, dès le premier jour, demandé la permission
+de faire un croquis… Réflexion qui lui a été fort désagréable ;
+elle n’admet pas que, sous son toit, une
+femme puisse se prêter à une cour aussi visible que
+favorisent les séances de pose. Et penser que cette
+femme est de sa famille !… Ah ! oui, elle est inquiétante,
+Nicole !</p>
+
+<p>Avec autant de précaution que si elle avançait sur
+des œufs, Mme Seyntis demande :</p>
+
+<p>— A quel propos ? Pauline, es-tu tourmentée de ta
+fille ?… Est-ce que son mari…</p>
+
+<p>— Non… Non, il ne s’agit pas de son mari, cette
+fois. De lui, nous n’entendons plus parler que par les
+hommes d’affaires… Non, c’est elle qui m’inquiète !…
+Je la sens si révoltée contre sa situation que j’en
+arrive à craindre tout de sa part…</p>
+
+<p>— Tout ! répète Mme Seyntis, saisie.</p>
+
+<p>Mais sa cousine ne l’entend pas, absorbée par sa
+pensée, et poursuit son monologue :</p>
+
+<p>— Mon Dieu, je sais bien que cette situation est
+délicate, pénible, douloureuse… Mais son père et
+moi, nous faisons tellement ce que nous pouvons pour
+la lui rendre supportable,… pour ne jamais lui rappeler
+que c’est elle qui a voulu épouser Guy de
+Miolan, quoi que nous lui disions… que c’est elle qui
+l’a quitté, là-bas, à Constantinople, après leurs
+scènes… lamentables ! Elle n’a jamais voulu se prêter
+à une réconciliation… Comme nous l’y engageons…
+puisque, hélas ! maintenant, rien ne peut
+empêcher qu’elle ne soit sa femme… Elle s’obstine à
+exiger un divorce qui nous navre… A quoi bon ?…
+Elle n’en sera pas plus libre puisque l’Église ne connaît
+pas le divorce et elle brise tout son avenir de
+femme !… Pourquoi, grand Dieu ! faut-il qu’elle ne se
+résigne pas… Nous l’aimons, nous la gâtons tant,
+qu’elle ne peut être tout à fait malheureuse, pourtant !</p>
+
+<p>Mme d’Harbourg en est absolument persuadée.
+Sa cousine, pas du tout, et malgré elle, il lui
+échappe :</p>
+
+<p>— Ma pauvre Pauline, à des jeunes femmes comme
+Nicole, je crains bien que nos tendresses de parents
+ne suffisent pas…</p>
+
+<p>Mme d’Harbourg a l’air navrée. Son tricot est
+tombé sur ses genoux et les mailles glissent de l’aiguille
+sans qu’elle y prenne garde.</p>
+
+<p>— Oui… oui… Ce que tu dis là, Marie, je l’ai déjà
+pensé plus d’une fois… Et c’est ce qui me fait peur !
+Moi, je sais bien qu’à sa place, jugeant impossible
+de vivre avec mon mari, j’aurais essayé de
+combler le vide de mon existence par de bonnes
+œuvres, par le travail… J’aurais beaucoup prié pour
+être soutenue… Mais je crains que Nicole ne prie plus
+guère !…</p>
+
+<p>Mme Seyntis a le même sentiment. Toutefois, elle
+est trop charitable pour ajouter au chagrin de sa
+cousine et elle murmure, encourageante :</p>
+
+<p>— Ah ! que sait-on ?…</p>
+
+<p>— C’est vrai, je ne sais pas ! avoue Mme d’Harbourg,
+pitoyable. Jamais Nicole ne parle de ce qu’elle
+pense… Du moins, à moi… Et pas davantage à son
+père, d’ailleurs… Ah ! ma pauvre amie, que nos enfants
+nous sont fermés et que nos filles sont différentes
+de nous !</p>
+
+<p>N’était la crainte de peiner plus fort sa triste cousine,
+Mme Seyntis protesterait vivement. En toute
+sincérité, elle est persuadée connaître, comme la
+sienne propre, l’âme blanche de Guillemette…</p>
+
+<p>Et Mme d’Harbourg, devinant une oreille compatissante,
+reprend de plus belle :</p>
+
+<p>— Certes, je ne peux reprocher à Nicole une tenue
+blâmable… Elle n’est pas femme à autoriser des…
+familiarités qui la feraient prendre… pour ce qu’elle
+n’est pas… Mais en sa position d’épouse séparée,
+elle devrait tellement exagérer la prudence, rester
+dans l’ombre, peu recevoir, ne pas aller dans le
+monde… Et justement, elle fait à peu près tout le
+contraire !… Elle ne m’écoute pas quand je le lui dis…
+Elle me regarde comme si je lui parlais turc… Ah !
+Marie, je commence à croire que je l’ai trop gâtée !…
+Elle était mon unique enfant et j’avais si fort le désir
+de son bonheur ! C’est bien pour cela que j’ai eu la
+faiblesse, — et son père aussi ! — de consentir à ce
+qu’elle épouse ce Miolan qui l’emmenait loin de
+nous… Mais elle voulait… et nous avons cédé !</p>
+
+<p>Jamais aussi franchement, Mme d’Harbourg n’a
+avoué sa faiblesse. Mme Seyntis, touchée de cette
+humilité et de cette confiance, cherche à la réconforter :</p>
+
+<p>— Ma pauvre Pauline, tu as cru faire pour le
+mieux… Pourquoi te torturer par des reproches ?…
+Aujourd’hui, ton rôle me paraît être de veiller sur
+Nicole… Elle est si jeune… c’est-à-dire un peu imprudente,
+un peu coquette… peut-être, corrige vite
+Mme Seyntis qui craint de blesser sa cousine. Les
+jolies femmes seules sont tellement courtisées !</p>
+
+<p>— Ah ! oui, bien trop ! soupire Mme d’Harbourg.
+De bonnes amies sont venues m’avertir qu’un certain
+baron de Gerles était violemment épris d’elle… Je
+sais qu’il est en ce moment à Dinard… Et justement,
+la voilà ce matin qui m’annonce qu’elle pensait partir
+jeudi chez ses amis de Bierne qui ont leur villa à
+Dinard. Bien entendu, son père et moi, nous ne pouvons
+l’y suivre… Alors… alors, je suis bien tourmentée !</p>
+
+<p>— Oui, je conçois, fait Mme Seyntis, qui ne conçoit
+que trop bien. Elle aussi a entendu beaucoup
+parler de la cour que Philippe de Gerles fait à la
+jeune femme… Lui, absent, Hawford le remplace…
+Demain, ce sera un autre… Ah ! oui, la mère de Nicole
+de Miolan peut être inquiète !</p>
+
+<p>Pour le moment, elle paraît moins abattue parce
+qu’elle a confié sa détresse, et elle reprend :</p>
+
+<p>— Je te fais mes excuses, Marie, de t’accabler ainsi
+de mes doléances. Mais il n’y a personne en dehors
+de l’abbé Vincenette à qui je puisse les confier… Mon
+mari a été si affecté de tous ces événements que je
+m’applique maintenant à lui faire croire que tout va
+pour le mieux… Que Nicole s’arrange bien de sa
+nouvelle vie parce que son expérience du mariage
+lui en a ôté le goût…</p>
+
+<p>— Oui, ce devrait être !… soupire Mme Seyntis,
+seulement, elle n’a que vingt-six ans !…</p>
+
+<p>— C’est cela, en effet, qui est terrible ! Vois-tu,
+Marie, quelquefois, il me prend la terreur qu’un de
+ces hommes qui l’admirent dans le monde et rôdent
+autour d’elle, avec de vilaines pensées, que l’un
+d’eux ne finisse par lui plaire particulièrement… Oh !
+ce serait épouvantable ! Je ne craindrais certes pas
+que Nicole commette une faute grave ; nos filles,
+heureusement, ne peuvent être que d’honnêtes
+femmes !… Mais ne connaîtrait-elle que la tentation,
+ce serait déjà trop !… Ces mauvais romans qu’elles
+lisent leur montent l’imagination, leur font rêver
+d’un bonheur impossible…</p>
+
+<p>— Oui… c’est vrai, approuve Mme Seyntis. Et ce
+bonheur, elles s’imaginent le rencontrer dans la passion…
+Pauvres petites !… Le bonheur, mais elles le
+trouveraient à faire simplement leur devoir. Seulement,
+cette vérité, elles ne la croient pas !</p>
+
+<p>Mme Seyntis est tout à fait convaincue de ce qu’elle
+dit. Pour elle et pour sa cousine, un cœur comme
+celui de Nicole est un monde dont l’une et l’autre
+ignorent tout, et qui les épouvanterait si elles y
+pénétraient…</p>
+
+<p>Mme d’Harbourg tamponne de nouveau ses yeux
+ternis par une buée humide et s’évente machinalement
+parce que l’émotion a augmenté la chaleur,
+pour elle.</p>
+
+<p>— Ah ! ma bonne Pauline, je te plains bien ! dit
+affectueusement Mme Seyntis.</p>
+
+<p>— Tu le peux, Marie… C’est dur de vivre !</p>
+
+<p>Mme Seyntis est trop consciencieuse pour ne pas
+remarquer :</p>
+
+<p>— Il y en a encore de bien plus malheureuses que
+nous, Pauline.</p>
+
+<p>Mais Mme d’Harbourg regimbe devant cette déclaration :</p>
+
+<p>— Tu peux dire cela, Marie, parce que tu n’as pas
+connu l’épreuve d’être atteinte dans le bonheur de
+ton enfant.</p>
+
+<p>— C’est vrai… Mais je t’assure que tous nous
+avons nos soucis.</p>
+
+<p>— Oh ! est-ce que Guillemette ?…</p>
+
+<p>— Non, non, Guillemette n’est pas en jeu. Grâce
+au ciel, elle est encore une petite fille qui ne me
+donne pas de tracas… Non, je suis ennuyée de Raymond.
+Il est nerveux, il a l’air préoccupé ; et il ne
+veut prendre aucunes vacances sous prétexte qu’il a
+des affaires très importantes. Si encore il se reposait
+tout à fait pendant les jours qu’il passe ici ! Mais
+tout le temps, on lui télégraphie, on lui téléphone.
+Je ne m’étonne pas que sa pauvre tête, bourrée de
+chiffres, lui soit douloureuse cet été !</p>
+
+<p>— Oui, c’est ennuyeux ! dit Mme d’Harbourg.</p>
+
+<p>Elle a écouté les réflexions de sa cousine, mais les
+paroles sont arrivées jusqu’à elle comme des mots
+indifférents qui ne sauraient la distraire de son propre
+souci.</p>
+
+<p>Les deux femmes, alors, absorbées par leur intime
+pensée, continuent à travailler en silence. Dans le
+billard, on entend marcher M. d’Harbourg, qui se livre
+aux carambolages pour distraire sa solitude et la
+fâcheuse humeur que lui donne la température.</p>
+
+<p>La mer est bleue comme un lac italien. Des nappes
+de lumière s’épandent sur le jardin où les fleurs
+semblent autant de cassolettes qui distillent leur
+parfum dans l’air brûlant. Devant la villa, un groupe
+de modestes touristes est arrêté et s’exclame sur le
+décor somptueusement fleuri qui l’enserre… Une
+voix de femme articule avec conviction :</p>
+
+<p>— Comme on doit être heureux dans une si jolie
+maison !… Ah ! les riches ont de la chance !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">X</h2>
+
+
+<p>Cependant les promeneurs se sont arrêtés, pour
+goûter, dans une ferme à mi-chemin entre Houlgate
+et Villers… Une ferme dressée sur la falaise,
+devant le pittoresque chaos des roches qui dévalent
+vers le sable parmi la floraison rose des bruyères et
+des œillets sauvages ; sous la dentelle fine des herbes,
+jaillies entre les pierres, et les branches tordues des
+arbrisseaux, agrippés aux tumultueux éboulis des
+roches.</p>
+
+<p>Dans la prairie herbeuse qui s’allonge sur la
+falaise, la fermière, accoutumée aux visites quotidiennes
+des touristes, prépare la table pour le thé,
+avec une connaissance parfaite de leurs goûts et des
+avantages qu’elle en tirera. D’ailleurs, Mademoiselle,
+investie au départ des pleins pouvoirs de Mme Seyntis,
+veille à ce que rien ne manque, soigneuse toujours
+du bien-être des autres qui tous la laissent faire
+très volontiers.</p>
+
+<p>La petite de Coriolis s’est jetée dans l’herbe comme
+une enfant fatiguée ; et, sans façon, ayant pris sa glace
+de poche, elle rafraîchit d’une caresse de poudre ses
+joues brûlantes. Mad, assise à la turque devant elle,
+la contemple avec intérêt, et dans un élan juvénile,
+lui déclare qu’elle la trouve bien jolie. André, étendu,
+les coudes au sol, le menton dans les mains, observe
+les barques dont les voiles sont immobiles sur la
+grande mer paisible. Guillemette, elle, reste debout.
+Jamais, semble-t-il, elle n’est fatiguée. Dans son
+jeune corps, circule une telle sève ! A pleines lèvres,
+elle aspire la bonne senteur saline qui monte du
+large. Mais ses yeux ne regardent point le lointain,
+sablé d’une brume d’or, vers le couchant. Sous la
+dentelle du grand chapeau de broderie, ils sont
+fixés avec une étrange expression sur le groupe
+que forment, un peu en avant, Nicole, Hawford,
+et le capitaine de Coriolis, celui-ci la lorgnette en
+main, étudiant la côte.</p>
+
+<p>Nicole est arrêtée à l’extrême bord de la falaise
+et les plis de sa robe de linon ruissellent autour
+d’elle. Comme obstinément, elle regarde, à ses pieds,
+le vide, miroitant de vagues nonchalantes, d’un bleu
+vert d’opale !… Hawford lui parle. L’entend-elle,
+même ?… Elle ne bouge ni ne répond. A quoi peut-elle
+songer avec ce visage grave, cet air d’être
+absente, seule avec elle-même, regardant vers quelque
+chose d’invisible ?… Pourtant, elle était très gaie pendant
+la promenade. Elle taquinait André et un peu
+aussi le capitaine de Coriolis qui flânait de préférence
+auprès de sa jeune femme. Elle causait avec Hawford.
+Mais peu, très peu, avec l’oncle René. Et
+Guillemette ne s’en est pas plainte. Sans se l’être
+avoué, elle estime que l’oncle René lui appartient en
+propre. Est-ce qu’à son arrivée, ils n’ont pas fait un
+pacte d’amitié ?… Jusqu’au jour où il se mariera, elle
+tient bizarrement à occuper l’une des premières
+places dans ses affections. A aucun prix, elle ne voudrait
+que Nicole le reprît comme autrefois…</p>
+
+<p>Par bonheur, il ne la recherche pas… Mais, tout
+de même, comme il l’observe ! Par moments, quand
+elle est très entourée — par une vraie cour masculine, — il
+a une façon de mordre sa lèvre sous sa
+moustache, le front barré d’un pli… Quand Guillemette
+lui voit ce visage, elle est tout ensemble exaspérée
+et passionnément intéressée…</p>
+
+<p>En ce moment, elle se sent satisfaite parce qu’il est
+loin de la jeune femme, et à quelques pas d’elle-même.
+Mais levant la tête vers lui, elle a un tressaillement
+d’impatience, car elle constate que, comme
+elle, il remarque le groupe de Nicole et d’Hawford.</p>
+
+<p>Mme de Miolan est sortie de sa songerie. Elle vient
+de répondre au peintre avec un petit rire qui a tinté
+dans l’air chaud ; et ni l’un ni l’autre ne paraissent
+disposés à se rapprocher de leurs compagnons de
+promenade.</p>
+
+<p>— A quoi pensez-vous avec cette mine attentive ?
+Guillemette.</p>
+
+<p>C’est René qui l’interroge brusquement :</p>
+
+<p>— Je m’instruis, mon oncle.</p>
+
+<p>— Sur…?</p>
+
+<p>— Sur la facilité avec laquelle les hommes peuvent
+être séduits… Il y a cinq jours que Francis Hawford
+est à Houlgate.</p>
+
+<p>René commence à être trop habitué aux désinvoltes
+aperçus de sa nièce pour s’effaroucher, comme
+aux premiers jours. Mais avec le souci d’écarter les
+pensées malsaines du jeune esprit de Guillemette, il
+dit tranquillement, les sourcils rapprochés, cependant :</p>
+
+<p>— Hawford est un artiste, c’est pourquoi il a été
+si aisément subjugué par la beauté de Nicole…</p>
+
+<p>— Oh ! mon oncle, pour cela, il suffit d’être un
+homme !</p>
+
+<p>— C’est vrai… Les hommes sont bien faibles…</p>
+
+<p>— Pas tous, il me semble… Je ne peux pas croire
+que vous, mon oncle, vous le seriez ; vous êtes en
+possession d’une volonté qui ne badine pas, quand
+elle a dit : « Halte-là !… » A la place d’Hawford,
+vous ne vous seriez pas laissé attraper ainsi…</p>
+
+<p>Cette petite fille ne sait ce qu’elle dit… Autrefois,
+il a été faible, si faible… Et à l’heure actuelle, si
+Nicole voulait, qui sait si l’étincelle ne pourrait jaillir
+encore des cendres mortes ?… Il vient de vivre plusieurs
+jours près d’elle et il sait maintenant qu’elle
+est la séduction même, qu’elle enivre, autant par son
+âme d’orage, que par sa forme parfaite… Et Guillemette
+le juge impassible !…</p>
+
+<p>Il réplique avec une sorte d’ironie :</p>
+
+<p>— Je ne suis pas un artiste, moi !</p>
+
+<p>— Pourtant, vous aussi, vous la trouvez très
+belle ?…</p>
+
+<p>— Oui, elle l’est… dangereusement ! dit-il d’une
+voix un peu lente.</p>
+
+<p>Les mots ont dû lui échapper car, aussitôt, d’un
+geste sec, il coupe avec sa canne la tête fine d’un
+arbrisseau.</p>
+
+<p>Elle, les yeux sur l’herbe veloutée, répète :</p>
+
+<p>— Dangereuse… Pourquoi ?… Pour elle ? Pour
+ceux qui la voient ?…</p>
+
+<p>— Pour les uns et les autres ! prononce-t-il presque
+âprement. Petite fille, petite fille, dans quel monde
+prétendez-vous entrer qui n’est pas fait pour vous ?</p>
+
+<p>Les yeux violets de Guillemette deviennent presque
+noirs.</p>
+
+<p>— Oncle, excusez-moi, je croyais que, vu notre
+traité d’amitié, je pouvais vous dire, en toute franchise,
+ce que j’avais dans la cervelle… J’oublie toujours
+comme vous êtes vite scandalisé !</p>
+
+<p>Et, très digne, sachant bien que René regrette sa
+réflexion et souhaiterait la lui faire oublier, elle s’en
+va vers la table à thé, sans le moindre regard vers lui.</p>
+
+<p>Nicole revient. La ligne de son corps svelte et
+souple ondule sur l’infini lumineux d’un ciel d’or
+roux. Elle marche si près du bord de la falaise que,
+d’instinct, René lui crie, la voyant venir ainsi :</p>
+
+<p>— Nicole, que vous êtes imprudente ! Prenez donc
+le sentier…</p>
+
+<p>Elle a un geste léger des épaules, un sourire, et continue
+d’avancer. Le capitaine de Coriolis a rejoint
+Hawford et le retient pour lui montrer une découpure
+de la côte. Nicole est près de René. Il l’a attendue
+dans un inconscient besoin de protection. Elle le
+devine :</p>
+
+<p>— Vous craignez que je ne sois victime de mon
+imprudence, comme vous dites ? Si j’étais sage et
+courageuse, savez-vous ce que je ferais ? J’avancerais
+encore de quelques pas, jusqu’au point où finit
+la falaise… Et pour moi aussi, ce serait la fin !… Plus
+de souvenirs ! Plus de luttes ! plus de rêves inutiles !…
+Quel repos ! Seulement je ne suis pas courageuse…
+et j’ai encore un tel désir de vivre !</p>
+
+<p>Les mêmes mots viennent, à René, qu’il lui a dits
+le premier soir :</p>
+
+<p>— Pauvre, pauvre Nicole ! Je voudrais tant faire
+quelque chose pour vous !</p>
+
+<p>Elle secoue un peu la tête.</p>
+
+<p>— Vous ne pouvez rien… Ni personne.</p>
+
+<p>Personne ?… Si, celui-là seul qu’elle veut rejeter de
+sa vie, qui, jadis, lui a pris son cœur de jeune fille…
+Mais jamais elle n’avouerait ni ne s’avouerait cela !</p>
+
+<p>Le matin même, le courrier lui a apporté, de Constantinople,
+une de ces lettres qu’elle ne veut pas
+ouvrir. Pourtant, pas plus que les précédentes, elle
+ne l’a brûlée. D’un geste résolu de ses doigts qui
+tremblaient, elle l’a enfermée, — comme on enferme
+les morts dans une tombe.</p>
+
+<p>Mais elle n’a pu, de même, clore sa pensée, ni
+étouffer la plainte désespérée de son cœur qui se
+souvient, qui voudrait savoir et ne peut se consoler !</p>
+
+<p>Dieu, qu’elle se sent effroyablement perdue dans le
+monde !… et seule !… Depuis le matin, l’affolante
+tempête gronde en elle qui est sans soutien pour la
+supporter… Comment peut-il y avoir des résignés
+qui acceptent leur destinée, si dure soit-elle !</p>
+
+<p>La douce Mademoiselle serait pénétrée de confusion
+si elle savait avec quel intérêt, où il entre une sorte
+de respect, Nicole l’observe pendant leurs quelques
+jours de vie commune. Cette pure et humble créature
+éveille en elle une fugitive sensation d’apaisement.
+Un matin, de sa fenêtre, elle l’a vue qui revenait,
+sans doute, de quelque messe matinale, un
+livre de prières en main ; et de toute son âme, elle a
+envié la sérénité de ce visage que nulle pensée mauvaise
+n’a jamais dû voiler. La veille, de nouveau,
+comme elle rentrait avant le dîner d’une promenade
+solitaire, elle a encore aperçu Mademoiselle qui pénétrait
+dans l’église. Elle l’a suivie, avec la même soif un
+peu maladive de se reposer dans l’effleurement de
+cette vie limpide. Elle aurait voulu croire, prier
+comme Mademoiselle, elle qui ne croit ni ne prie plus.
+Elle voudrait la supplier de lui donner quelque chose
+de sa paix, de lui apprendre comment on peut
+oublier, pardonner, accepter l’épreuve sans révolte,
+renoncer au bonheur qui ne s’achète que par l’irrémédiable
+déchéance…</p>
+
+<p>Pauvre Mademoiselle, elle n’aurait rien compris
+aux révoltes qui bouleversent l’âme de Nicole de
+Miolan… Elle lui a souri quand elle l’a trouvée
+devant l’église et s’est préparée à passer discrètement,
+ne soupçonnant guère que les beaux yeux de
+Nicole avaient suivi sa prière…</p>
+
+<p>La jeune femme l’a arrêtée :</p>
+
+<p>— Vous rentrez ? mademoiselle.</p>
+
+<p>— Oh ! oui, bien vite, madame. Il est tard.</p>
+
+<p>— Alors, remontons ensemble aux <i>Passiflores</i>.
+Voulez-vous ?</p>
+
+<p>— Bien volontiers, madame, a accepté Mademoiselle
+un peu intimidée.</p>
+
+<p>Elles ont marché un instant l’une près de l’autre en
+silence. Puis, Nicole a interrogé :</p>
+
+<p>— Vous allez ainsi tous les soirs à l’église ?</p>
+
+<p>— Quand je le puis, madame. J’aime bien finir ma
+journée par cette petite visite.</p>
+
+<p>— Comme vous iriez voir un ami, n’est-ce pas ?
+mademoiselle.</p>
+
+<p>Très simplement Mademoiselle a dit :</p>
+
+<p>— Oui, un ami, un Père qui soutient, qui console
+l’enfant…</p>
+
+<p>Nicole s’est sentie moralement si loin de Mademoiselle
+qu’elle a presque souri — avec quelle ironie
+triste ! — de sa tentation de lui crier sa détresse.</p>
+
+<p>Elles ont continué leur route en silence. Seulement,
+comme Mademoiselle s’effaçait pour laisser entrer la
+jeune femme, Nicole, s’arrêtant, a posé sa main sur
+l’épaule de la jeune institutrice et, un peu bas, lui a dit :</p>
+
+<p>— Quand vous irez voir votre Ami, le soir, demandez-lui
+d’avoir un peu de pitié pour moi…</p>
+
+<p>Et elle est partie…</p>
+
+<p>A cette petite scène, elle repense tout à coup, cheminant,
+tête baissée, sur la falaise, le pas distrait…
+La voix de Hawford la fait brusquement tressaillir.
+De loin, lui aussi, la supplie de fuir le bord de la
+falaise qui s’effrite… Il a peur pour elle. Comme en
+quelques jours, elle a souverainement conquis cet
+homme et comme il a, violent, le désir d’elle…</p>
+
+<p>Est-ce vers lui que sa destinée la pousse ? Ou vers
+cet autre qui l’attend à Dinard et dont l’amour engourdit
+son souvenir quand elle en respire le violent
+parfum… Ah ! elle n’en sait rien, et dans son âme
+désemparée, elle se demande, avec une espèce de
+curiosité tragique, ce qu’il en adviendra d’elle qui
+qui veut à tout prix le bonheur… La fougue qu’elle
+devine dans Hawford lui donne le vertige…</p>
+
+<p>Quel monde entre lui et René, froidement
+maître de lui-même, enserré dans ces liens de la
+conscience, du devoir, des lois religieuses qu’elle-même
+a brisés dans sa révolte… René, qu’elle estime
+et qu’elle a, par instants, la tentation misérable de
+ramener à elle…, seulement pour que lui, si ferme
+semble-t-il dans son orgueilleuse vertu, se reconnaisse
+vaincu et n’ait le droit ni de la juger, ni de la
+condamner, quoi qu’elle fasse.</p>
+
+<p>Il marche près d’elle, pensif. Sûrement, pas plus
+qu’elle-même, il ne voit la houle nonchalante des
+eaux bleues, ivres de lumière, il n’entend les rires
+des jeunes qui les attendent autour de la table à thé,
+un peu plus haut sur la falaise.</p>
+
+<p>Il interroge tout à coup :</p>
+
+<p>— Est-il vrai, Nicole, que vous partiez dans quelques
+jours pour Dinard ?</p>
+
+<p>— Oui, à la fin de la semaine.</p>
+
+<p>— Déjà… Vous ne voulez plus nous rester ?</p>
+
+<p>Son accent a cette douceur un peu grave qui lui
+donne un charme imprévu.</p>
+
+<p>— Je suis attendue, dit-elle, la voix brève.</p>
+
+<p>— Et vous ne pourriez vous faire attendre ?</p>
+
+<p>Elle est surprise. Son regard cherche celui de
+René, et elle interroge :</p>
+
+<p>— Vous avez une raison, René, pour vouloir me
+retenir aux <i>Passiflores</i> ?</p>
+
+<p>Il incline la tête.</p>
+
+<p>— Et cette raison ?</p>
+
+<p>Un demi-sourire éclaire le visage sérieux.</p>
+
+<p>— Je me demande si je puis vous la dire sans vous
+paraître très indiscret…</p>
+
+<p>— Je sais que vous n’êtes pas indiscret.</p>
+
+<p>— Merci, Nicole… Eh bien, vous m’avez fait l’honneur
+d’être si franche avec moi, que je vais vous
+rendre confiance pour confiance… Je souhaiterais
+vous retenir au milieu de nous parce que, dans l’état
+d’esprit où vous êtes, je regrette de vous voir partir
+seule, parmi des étrangers…</p>
+
+<p>Un éclair jaillit dans les prunelles de Nicole. Saurait-il
+qui l’attend là-bas ? Que lui importe ?… Et, railleuse,
+elle riposte :</p>
+
+<p>— Vous avez peur que le petit chaperon rouge ne
+soit croqué par le loup ?… Soyez sans inquiétude. Il
+ne sera croqué que s’il y consent… Et alors, qui cela
+regarde-t-il, sinon lui ?</p>
+
+<p>— Et ceux qui l’aiment et le voudraient vivant et
+heureux !</p>
+
+<p>Sur la bouche de Nicole, passe le sourire poignant
+qu’il y a déjà surpris :</p>
+
+<p>— Mon pauvre René, je commence à croire que ces
+deux qualificatifs ne peuvent aller ensemble… A quoi
+bon demeurer ici quelques jours de plus ?… Dans
+une semaine, dans plusieurs même, rien n’aura
+changé en moi, ni pour moi… Il n’y a rien à faire,
+René, que de m’abandonner à l’inconnu de ma destinée
+qui sera peut-être tout autre que nous l’imaginons.
+Encore une fois, pour notre tranquillité à tous
+deux, ne vous inquiétez pas de moi, car, c’est vrai,
+je ne sais où je vais !…</p>
+
+<p>— Nicole, Nicole, ne vous calomniez pas !</p>
+
+<p>— Je ne me calomnie pas… Je ne suis pas une
+résignée… Je ne peux pas l’être… C’est au-dessus de
+mon courage !</p>
+
+<p>Sa voix se brise soudain, comme si un muet sanglot
+avait contracté sa gorge. Et alors, en lui monte
+l’obscur désir de lui dire des mots de tendresse
+qui la consolent, de prendre, entre les siennes, la
+main dégantée qui froisse les plis de la robe, la
+main frémissante dont la vie jeune appelle les
+lèvres…</p>
+
+<p>Mais elle s’est tout de suite ressaisie ; la flamme
+s’est éteinte sous les cils abaissés, et elle a repris son
+visage impénétrable de sphinx. Comme un voile, elle
+ouvre son ombrelle, et la soie rose la baigne d’un
+reflet d’aurore. Il avance, silencieux, à côté d’elle.
+Quelques instants encore, et ils vont être près des
+autres, près de Guillemette qui les regarde approcher…</p>
+
+<p>Elle s’arrête, imperceptiblement. Les yeux sur ceux
+de René, elle demande :</p>
+
+<p>— Savez-vous, René, que je n’ai pas encore compris,
+d’où vient que vous prenez un souci, qui paraît
+bien sincère, de mon avenir ?</p>
+
+<p>— Il est très sincère, en effet, Nicole… C’est que je
+me souviens de… de ce que vous avez été pour moi,
+jadis…</p>
+
+<p>— Ce que j’ai été… oui… Ce que je ne suis plus,
+par conséquent.</p>
+
+<p>Elle parle sans coquetterie, ainsi qu’elle constaterait
+un fait. Mais les yeux levés vers lui sont beaux à
+affoler un sage, dans leur expression ardente et profonde.</p>
+
+<p>En l’âme de René, quelque chose a tressailli. Pourtant,
+il répond avec une sorte de gravité fière :</p>
+
+<p>— Oui, Nicole, j’ai fini de vous aimer comme autrefois,
+grâce à Dieu !</p>
+
+<p>— Et comme vous en êtes satisfait !</p>
+
+<p>Ses yeux veloutés ont une indéfinissable expression.
+Il la regarde :</p>
+
+<p>— Je me mépriserais à tel point s’il en était autrement…</p>
+
+<p>Elle se remet à marcher et dit lentement :</p>
+
+<p>— C’est vrai, ce serait une vilaine action. Nous
+ne devons plus être que des étrangers l’un pour
+l’autre…</p>
+
+<p>— Des étrangers ?… Non, des amis…</p>
+
+<p>— Vous croyez possible l’amitié entre un homme
+et une femme jeunes ?… Moi, pas !</p>
+
+<p>Il ne lui répond pas. Est-ce parce que Hawford les
+rejoint ?… parce qu’André dévale vers eux pour les
+sommer de venir goûter ?… parce qu’à la vue de
+Guillemette dont les prunelles ne lui sourient pas, il
+s’est ironiquement rappelé ses paroles : « Vous, mon
+oncle, vous êtes en possession d’une volonté qui ne
+badine pas ! »</p>
+
+<p>Ah ! sa volonté, elle est aussi fragile que celle de
+tous les autres… Nicole a raison. Mieux vaut qu’elle
+parte.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XI</h2>
+
+
+<p>Et le jour où elle l’avait décidé, Nicole de Miolan
+est partie pour Dinard, laissant à Houlgate ses fidèles
+gardes du corps — et parents — qui, navrés de ne
+pouvoir la retenir, l’ont vue monter en wagon avec
+autant de détresse que si elle s’en allait à la mort.</p>
+
+<p>En revanche, Guillemette a très bien pris ce départ,
+malgré son enthousiaste et chaude sympathie pour
+sa belle cousine. Quant à René, il en éprouve un véritable
+allègement. Certes, il sait maintenant que,
+même l’imprévu la fît-il libre, il ne souhaiterait plus,
+comme jadis, qu’elle devînt sa femme ; car il est
+sûr que, l’un par l’autre, ils seraient malheureux…
+Telle qu’elle est, elle blesse, et ses convictions religieuses,
+et la conception qu’il a de la femme… Mais…
+si fortes que soient sa notion du devoir et sa hautaine
+résolution d’y être fidèle, il n’en est pas moins
+un homme ; et les obscurs bas-fonds de son être tressaillaient
+quand la vie quotidienne lui apportait le
+frôlement de cette créature de passion et de révolte
+qui appartient à un autre. Aussi trouve-t-il une sorte
+de délivrance à ne plus voir le visage charmant dont
+les yeux — si tristes parfois — éveillaient en lui l’instinctif
+désir d’aller à elle pour la bercer, avec les
+mots, les tendresses qui consolent…</p>
+
+<p>Elle est partie. Dans le salon où tous étaient réunis
+et causaient, ils ont échangé un rapide adieu. Elle lui
+a tendu la main, à l’anglaise :</p>
+
+<p>— Adieu, René.</p>
+
+<p>Il s’est incliné sur les doigts gantés, et ses lèvres
+les ont effleurés. Comme il relevait la tête, il a rencontré
+le regard de Nicole où il y avait une sorte de
+prière ; et, très bas, elle a murmuré :</p>
+
+<p>— Quoi qu’il arrive, pensez toujours à moi, avec
+votre indulgence d’autrefois…</p>
+
+<p>Pourquoi lui a-t-elle dit cela ? Que prévoyait-elle
+donc ? Maintenant elle est allée vers sa destinée. Il ne
+peut rien pour elle.</p>
+
+<p>Autour de la table du lunch, devant la terrasse,
+sous l’ombre des tilleuls, les hôtes actuels des <i>Passiflores</i>
+parlent d’elle. Ils sont, pour quelques jours, en
+petit nombre. Les de Coriolis, Hawford, la chanoinesse
+sont partis. Seuls, sont restés M. et Mme d’Harbourg,
+tout désemparés de n’avoir plus Nicole.</p>
+
+<p>Mais des visiteurs aussi sont là ; car le « jour » de
+Mme Seyntis est très couru ; et, dans leur nombre, se
+trouvent Mme de Mussy, toujours bavarde, et sa fille
+Louise qui, de sa manière précise, à la façon d’un
+théorème, s’intéresse à l’organisation de la fête de
+charité qu’a demandée M. le curé d’Houlgate. La
+solennité promet d’être d’autant plus brillante que,
+pour cette époque, est annoncée la présence, à Houlgate,
+du vieux roi de Susiane, avec son petit-fils.
+Or, le souverain est toujours en quête de distractions,
+et il profite de toutes celles qui lui sont offertes
+pendant ses visites en France.</p>
+
+<p>Sûrement, il viendra à la Kermesse, ouverte dans
+la villa de la princesse de Bihague ; ce qui constituera
+une attraction de plus et rehaussera le caractère
+très aristocratique de la fête. Par exemple, il y a
+divergence d’idées entre les dames patronnesses
+quant à la nature des distractions devant être données
+aux visiteurs. Les artistes du Casino ont offert
+leur concours. Mais l’acceptera-t-on pour une fête
+dont M. le curé est président ?</p>
+
+<p>Le digne pasteur — comme dit Raymond Seyntis — est
+justement en visite aux <i>Passiflores</i> et le cas
+lui est soumis. Ce qui paraît le rendre très perplexe,
+d’autant que les belles dames qui l’entourent échangent
+à ce sujet des opinions contradictoires. Or, il
+ne voudrait contrarier aucune de ses riches et bienfaisantes
+paroissiennes. Aussi se confond-il en
+phrases aimables qui ne décident rien et plaisent à
+tous les amours-propres.</p>
+
+<p>La jeunesse joue au tennis ; et, une fois de plus,
+René Carrère a toute facilité pour observer plusieurs
+échantillons des jeunes personnes à marier, parmi
+lesquelles sa sœur souhaiterait lui voir faire un
+choix. Il vient de rentrer, pour le lunch, comme elle
+l’en avait prié ; mais, assis un peu en dehors du
+cercle réuni autour d’elle, se mêlant à la conversation
+juste autant que la politesse l’exige, il regarde vers
+l’espace sablé du tennis où évoluent les jolies ou
+agréables héritières auxquelles il peut aspirer.</p>
+
+<p>Toutes sont, naturellement, des jeunes filles très
+bien élevées, selon la formule. René les a vues — et
+d’autres encore — bien des fois depuis son arrivée à
+Houlgate. Mais, est-ce sa vie au loin qui lui a enlevé
+le goût et la compréhension de ces jeunes Parisiennes
+du vingtième siècle ? Elles lui semblent des
+gamines et pourtant il a l’intuition qu’elles en savent
+déjà très long sur la vie. Il devine la tranquille hardiesse
+de leurs pensées, de leurs conversations, de
+leurs lectures. Ces petites vierges connaissent, sans
+y avoir goûté, l’arbre de la science. Il les sent des
+êtres compliqués qui l’effraient ; ayant à vingt ans
+des coquetteries et des clairvoyances de femme ; point
+perverses mais curieuses de tout apprendre, insouciantes
+de l’antique conseil : « Qui aime le danger y
+périra. »</p>
+
+<p>Pour les bien guider dans la route à deux, il faudrait
+être un maître psychologue… Et lui est tout
+juste un apprenti qui, d’esprit intransigeant, fidèle à
+un idéal absolu, a toujours entrevu la compagne de
+sa vie à l’image de sa sœur, sérieuse et tendre, d’âme
+limpide, obéissante, religieuse.</p>
+
+<p>Est-ce un rêve impossible qu’il faisait là, depuis
+qu’il est délivré de la folie d’aimer Nicole ? Au loin, il
+le croyait si aisément réalisable… Et voici qu’il
+commence à en douter.</p>
+
+<p>Pourtant il éprouve, singulièrement vif, le besoin
+de fixer enfin sa vie, d’avoir son foyer, de connaître
+la douceur d’exister deux en une seule âme… Peut-être
+parce que son isolement de près de cinq années
+lui en a donné le nostalgique désir… Peut-être aussi
+parce qu’il est de ceux qui ne savent se mouvoir
+librement que dans le plein jour des vies régulières.</p>
+
+<p>Alors pourquoi se montrer si difficile ? La question
+lui jaillit dans la pensée, tandis qu’il écoute Louise
+de Mussy dont le remarquable esprit d’organisation
+vient discrètement en aide à l’incertitude de M. le
+curé.</p>
+
+<p>— Je suis idiot ! pense-t-il avec impatience. Je
+n’aime pas les jeunes filles déjà femmes et les autres
+me paraissent des pouponnes insignifiantes !…</p>
+
+<p>Oui, toutes, sauf une, Guillemette. Mais elle ne
+compte pas. C’est sa nièce, un peu son enfant… Il la
+cherche des yeux, pour se reposer du profil régulier
+de Louise de Mussy. En ce moment, elle ne joue
+plus, assise sur le bras d’un fauteuil, dans cette attitude,
+qui lui est si familière, d’oiseau prêt à prendre
+son vol. Ses mains tourmentent une branche de jasmin
+tandis qu’elle bavarde, en souriant, avec son
+<i lang="en" xml:lang="en">partner</i> de la précédente partie, un grand garçon élégant
+en sa tenue de joueur. C’est le fils d’intimes
+amis des Seyntis. Il est, lui aussi, généreusement
+pourvu par la fortune et exerce, pour la forme, une
+vague profession d’avocat.</p>
+
+<p>Est-ce donc parce que Mme Seyntis sait tout cela
+qu’elle laisse ainsi ce beau garçon rôder autour de sa
+fille, sous couleur de parties de tennis, lui parler les
+yeux dans les yeux, se griser de sa jeunesse comme
+on s’enivre d’un parfum de fleur ?</p>
+
+<p>Avec une attention devenue aiguë, René observe
+le groupe qui l’intéresse. Comme ils sont jeunes tous
+deux ! et qu’il est naturel que leur causerie ait cette
+vivacité joyeuse… Que <i>lui</i> paraisse oublier toutes les
+autres pour <i>elle</i>… Que Guillemette lui montre cette
+coquetterie, peut-être inconsciente, dont la grâce est
+incomparable.</p>
+
+<p>Quelque chose dans son attitude fait soudain jaillir
+dans la pensée de René une vision du passé, de la
+Nicole d’autrefois. De traits, elles ne se ressemblent
+pourtant pas. Mais, dans leur être de femme, il y a
+la même souplesse nerveuse et caressante des lignes,
+le même charme dans le sourire, dans l’expression
+changeante du regard, la même grâce de geste…
+Seulement, par bonheur, Guillemette est une Nicole
+moralement toute fraîche, qui s’ignore, dont la vie
+est blanche…</p>
+
+<p>Une voix rieuse s’élève près de lui, un peu
+assombri :</p>
+
+<p>— Oncle René, est-ce que vous n’en avez pas
+assez d’être avec les grandes personnes ? Venez donc
+avec nous faire une partie de tennis !</p>
+
+<p>Une bizarre impression de plaisir traverse, pareille
+à une bouffée printanière, la songerie, plutôt morose,
+de René. Guillemette est là, près de lui, les
+joues carminées par le jeu. Ses yeux ont un regard
+d’affection câline. Il éprouve tant de gratitude qu’elle
+ait pensé à lui dans son plaisir que, sans réfléchir,
+il prend la petite main toute chaude qui effleure son
+épaule et la porte à ses lèvres. Quand il en sent
+le doux contact, il a conscience de son acte et la
+laisse aussitôt retomber :</p>
+
+<p>— Chérie, vous êtes une charmante petite nièce ;
+mais je suis bien trop vieux pour jouer avec vous et
+vos amies…</p>
+
+<p>Sans façon, elle éclate de rire. Sa pensée est
+en fête. Le mouvement spontané de René l’a
+charmée.</p>
+
+<p>— Oncle, ne dites pas d’absurdités ! Et bien que
+vous vous considériez comme Mathusalem, — c’est
+bien Mathusalem, n’est-ce pas, le doyen des vieillards ? — venez
+m’aider à battre Guy d’Andrades qui
+est passé à l’ennemi. Je sais que vous êtes une forte
+raquette.</p>
+
+<p>Guy d’Andrades, c’est le beau garçon avec qui elle
+flirtait il y a un instant.</p>
+
+<p>René n’hésite plus. Du reste, il hésitait pour la
+forme.</p>
+
+<p>— Je suis à vos ordres, petite fille.</p>
+
+<p>Et il la suit, insouciant du regard désapprobateur
+de Louise de Mussy qui s’étonne de le voir quitter le
+cercle des personnes sérieuses.</p>
+
+<p>— Oncle, n’oubliez pas que nous devons nous couvrir
+de gloire !</p>
+
+<p>La partie s’engage, distraitement considérée par
+les parents qui potinent. Seul, M. d’Harbourg est
+venu en observer de près les péripéties et accable
+les joueurs de conseils dont ils n’ont souci,
+tout en les écoutant, au vol, avec une déférence
+polie.</p>
+
+<p>— Guillemette, ma petite fille, tu as trop chaud,
+tu devrais t’arrêter !</p>
+
+<p>— Ce n’est pas le moment, mon oncle, lance-t-elle,
+tout en rattrapant sa balle d’un geste sûr.</p>
+
+<p>Et, selon les hasards du jeu, elle se jette en avant
+ou recule d’un bond, vive, adroite, soutenue par
+René qui est dominé par le frivole désir de battre
+Guy d’Andrades.</p>
+
+<p>La lutte est chaude. Mais la chance est pour lui.
+Une dernière balle rase le filet… Et Guillemette jette
+un cri de joie :</p>
+
+<p>— Nous avons gagné !… Oncle René, je vous
+adore !… Quelle belle partie !</p>
+
+<p>Comme le ferait une gamine, elle saute de joie,
+tenant sa raquette à pleines mains. Ses pieds, chaussés
+de blanc, bondissent sur le sable, sous sa jupe
+un peu courte. Mais elle n’a pas le loisir de savourer
+davantage sa victoire, car Mme Seyntis appelle :</p>
+
+<p>— Guillemette, ces dames réclament tes amies…</p>
+
+<p>Seulement, quand toutes et tous sont partis, elle
+revient, après avoir escorté jusqu’à la grille la dernière
+visiteuse, vers la terrasse où René ouvre
+les journaux du soir. C’est l’heure exquise du
+ciel rose ; l’air est tiède dans le jardin paisible
+dont les lointains se voilent à travers les branches.</p>
+
+<p>Elle s’exclame joyeusement :</p>
+
+<p>— Comme nous avons bien vaincu Guy d’Andrades !
+J’espère qu’il est humilié jusque dans les
+moelles !</p>
+
+<p>Il sourit, amusé. La jeunesse de cette petite fille
+l’éclaire ainsi qu’une flamme joyeuse.</p>
+
+<p>— Guillemette, vous n’avez pas le triomphe modeste !
+Vous êtes sans pitié pour vos amis abattus !</p>
+
+<p>— Guy d’Andrades n’est pas mon ami.</p>
+
+<p>— Ah !</p>
+
+<p>— Non, c’est pour moi un très gentil camarade ! Il
+y a tant d’années que nous nous connaissons et nous
+nous sommes tant disputés quand nous jouions ensemble
+sur la plage ! C’est sans doute pour cela qu’il
+me fait encore l’effet d’un petit garçon. Il n’a que
+vingt-trois ans, d’ailleurs…</p>
+
+<p>— Vraiment ?… Et à quel âge commence-t-on à
+compter pour vous ?</p>
+
+<p>— Ça dépend… quand on m’inspire confiance.</p>
+
+<p>Dit-elle cela pour lui ? Mais, déjà, elle continue, les
+prunelles malicieuses :</p>
+
+<p>— Avouez, mon oncle, que vous vous êtes bien
+plus amusé quand vous avez joué avec nous, au lieu
+de rester dans votre solitude, à nous observer de
+loin, comme un vieux philosophe, mes amies et
+moi… Mes amies surtout… Moi, vous avez, ici, toute
+facilité pour me disséquer !</p>
+
+<p>— Qui vous fait imaginer, petite fille, que je m’abîmais
+en réflexions psychologiques ?</p>
+
+<p>— C’est que, moi aussi, mon oncle, je commence
+à vous connaître !… Aussi voulez-vous ma modeste
+petite idée, pour votre gouverne ?… C’est que si vous
+continuez à être si difficile, vous ne me trouverez
+jamais la tante parfaite que vous souhaitez me
+donner…</p>
+
+<p>— Quelle perspicacité ! Guillemette. C’est vrai, je
+me demande avec un peu d’inquiétude, si j’arriverai
+un jour à rencontrer la femme que je rêve.</p>
+
+<p>— Ce sera celle-là ou une autre ! décide-t-elle philosophiquement…
+Si j’écoutais mon égoïsme, je
+ferais des vœux pour que vous ne trouviez pas tout
+de suite votre idéal !</p>
+
+<p>— Parce que ?</p>
+
+<p>— Parce que, quand vous l’aurez enfin rencontrée,
+vous ne penserez plus qu’à elle et vous vous soucierez
+de moi comme d’un brin de paille !… Or, je tiens
+à mes amis, à mes vrais !</p>
+
+<p>Il la regarde, touché de l’aveu.</p>
+
+<p>— Je ne crois pas possible que la tante idéale
+puisse jamais me détacher de vous, petite Guillemette.</p>
+
+<p>— Bien sûr ? oncle.</p>
+
+<p>— Bien sûr.</p>
+
+<p>— Alors, je suis tranquille… Vous êtes des gens
+qui n’oublient pas leurs promesses… Au revoir,
+oncle, à tout à l’heure. Je me sauve m’habiller pour
+le dîner… Votre servante !</p>
+
+<p>Elle s’incline en une majestueuse révérence, puis
+se redresse d’une pirouette gamine et saute sur le
+perron.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XII</h2>
+
+
+<p>Mme Seyntis est vraiment tout à fait satisfaite
+d’avoir, pour chaperonner Guillemette, Mademoiselle,
+si sérieuse, animée de sentiments si religieux ! Avec
+elle, au moins, elle n’a pas à craindre les bavardages
+au clair de lune, les confidences oiseuses amenées
+par la vie en commun ; rien, en un mot, de ce qu’elle
+juge absolument contraire à la santé morale des
+jeunes personnes.</p>
+
+<p>Aussi, ce jour-là, n’a-t-elle élevé aucune objection
+contre une promenade de toutes deux dans le « tonneau »
+que Guillemette conduit elle-même.</p>
+
+<p>Ah ! le délicieux temps qu’il fait ! Après une journée
+de bourrasques, le soleil luit de nouveau dans le ciel
+délicatement bleu. Selon la fantaisie de Guillemette,
+le poney, d’une allure fringante, a trotté, grimpé,
+descendu les chemins clairs où s’épandent la senteur
+saline et le chaud parfum de la terre et des
+plantes.</p>
+
+<p>Tandis que sa main dirige fermement le cheval, sa
+pensée vagabonde en des sentiers divers… Un instant,
+elle se souvient d’une promenade faite sur cette
+même route, l’été précédent, avec son père. Alors,
+pendant les mois de vacances, il ne quittait guère les
+<i>Passiflores</i>. Comme il y est peu resté, cette année…
+Et quand il y demeure un moment, il ne paraît guère
+jouir de son repos.</p>
+
+<p>Guillemette, sans le savoir, est une sagace observatrice ;
+et peut-être aussi, elle est guidée par les
+affinités qu’il y a entre la nature de son père et la
+sienne. Ce que ne remarque pas la sérénité confiante
+de Mme Seyntis, elle, l’enfant, en a eu vite l’intuition.
+Quelque grave préoccupation — d’affaires, sans
+doute — doit agiter son père pour qu’il ait, dès
+qu’il ne cause plus, ce pli soucieux entre les sourcils,
+cette expression absorbée qui, aux yeux aimants
+de Guillemette, le révèle étranger à ceux qui l’entourent…</p>
+
+<p>Brusquement, elle est distraite de sa rêverie par
+une timide question de Mademoiselle :</p>
+
+<p>— Guillemette, ne trouvez-vous pas le poney bien
+agité, aujourd’hui ?</p>
+
+<p>Mademoiselle est craintive en voiture ; elle a une
+frayeur extrême des autos et croit aisément sa dernière
+heure arrivée quand un de ces monstres
+bruyants apparaît, fondant vers elle. Or, presque
+sans relâche, il en surgit sur la route qui font dresser
+la tête du poney, lequel alors prend des allures de
+coursier impétueux.</p>
+
+<p>Mais Guillemette a ri de l’exclamation effrayée de
+Mademoiselle et riposté gaiement :</p>
+
+<p>— <i>M’selle</i>, n’ayez crainte, comme disent les bonnes
+gens. Vous savez que je suis un cocher de confiance.
+Ce n’est pas la première fois que je vous promène.</p>
+
+<p>— Oui ; mais Serpolet était tellement plus calme…</p>
+
+<p>— C’est qu’il n’est pas sorti hier à cause de la
+tempête.</p>
+
+<p>Mademoiselle incline la tête ; et pour se distraire
+de son instinctif émoi, elle essaie, comme le lui conseille
+Guillemette, de contempler le paysage vert qui
+s’élargit dans la vallée, baigné de soleil, coupé de
+belles ombres transparentes.</p>
+
+<p>— Nous arrivons à la jolie descente de Danestal.
+Regardez de tous vos yeux, <i>M’selle</i>, s’écrie Guillemette,
+qui, elle-même, se grise d’air frais et des
+lumières harmonieuses, le regard charmé par la douceur
+des lointains, estompés sous une fine cendre
+bleue.</p>
+
+<p>Mais, soudain, une nouvelle auto débouche d’une
+route transversale, formidable comme une trombe,
+lancée d’une allure folle, et tourne court, frôlant de
+si près la petite voiture que le cheval, effrayé, a un
+brusque écart. Puis, telle une flèche, il part, jeté
+d’un furieux élan dans la descente de la route.</p>
+
+<p>Une pensée jaillit dans le cerveau de Guillemette.</p>
+
+<p>— Mon Dieu, le voilà emballé ! Quel ennui !</p>
+
+<p>Elle n’a pas peur du tout. N’était la présence de
+Mademoiselle qui ne dit pas un mot, mais est toute
+pâle, elle ne se plaindrait pas autrement de cette
+course imprévue qui ressemble à un vol.</p>
+
+<p>Mademoiselle articule, les dents serrées :</p>
+
+<p>— Oh ! Guillemette, tenez-le bien !</p>
+
+<p>Ah ! oui, Guillemette le tient ferme. Mais le poney
+semble affolé par sa propre rapidité. Il va… Il va,
+dévorant la route, avec une telle fougue que, sans
+illusion, elle se sent à la merci de son cheval. Elle
+ne bronche ni ne s’épouvante. Les lèvres contractées
+un peu, elle serre les rênes si fort qu’une douleur
+crispe ses doigts et elle pense, saisie d’une sorte de
+colère froide :</p>
+
+<p>— Il est plus fort que moi ! Pourvu que nous ne
+rencontrions pas un obstacle quelconque…</p>
+
+<p>Et justement, comme une ironique réponse, elle
+entend le cri d’effroi que laisse échapper Mademoiselle :</p>
+
+<p>— Oh ! regardez, Guillemette, il y a une auto en
+panne sur la route, au bas de la côte, au milieu !</p>
+
+<p>— Oui, je vois… Ne criez pas… Ne bougez pas !</p>
+
+<p>Mais Mademoiselle ne paraît pas l’entendre, et
+clame de toutes ses forces :</p>
+
+<p>— Arrêtez-nous ! Arrêtez-nous !</p>
+
+<p>— Je vous en supplie, taisez-vous ! commande
+Guillemette qui sent sa force s’épuiser, tandis que,
+d’un suprême effort, elle essaie de diriger le poney
+qui fuit éperdument.</p>
+
+<p>Mais du groupe arrêté autour de l’auto un homme
+se détache et se lance à la tête du cheval qui l’entraîne
+un instant encore… Puis, dompté par la main
+solide, il s’arrête frémissant.</p>
+
+<p>Et Guillemette, alors, inconsciemment, lâche les
+rênes que ses doigts lassés ne peuvent plus retenir.
+Sentant que l’homme qui tient son cheval — le chauffeur
+de l’auto, semble-t-il — en est le maître, volontiers,
+elle s’abandonnerait, brisée d’avoir ainsi lutté,
+et elle éclaterait en sanglots comme un bébé… Ce
+serait si bon, si reposant !…</p>
+
+<p>Mais elle n’est pas femme à se donner en spectacle ;
+et surtout, elle voit Mademoiselle blanche comme
+une vierge de cire, les yeux clos.</p>
+
+<p>— Ah ! elle va se trouver mal !… Vite de l’eau !</p>
+
+<p>Elle essaie de sauter de la voiture. Mais la secousse
+éprouvée a été si forte qu’elle chancelle un peu. Ses
+pieds lui paraissent devenus lourds, au point qu’elle
+est incapable de les soulever pour avancer sur la
+route.</p>
+
+<p>Heureusement, de l’auto on vient à son aide ; et
+tout le premier, un grand et mince garçon d’une
+vingtaine d’années, brun, les paupières bistrées sur
+de longs yeux noirs qui vont à Guillemette avec une
+expression charmée.</p>
+
+<p>— Vous n’êtes pas blessée ? madame, demande-t-il.</p>
+
+<p>L’accent est étranger. Guillemette en est frappée
+malgré son émoi. Hâtivement, elle dit :</p>
+
+<p>— Non, nous ne sommes pas blessées ; mais mon
+amie est très émotionnée. Est-ce que vous auriez
+l’obligeance de demander pour elle un peu d’eau
+dans une de ces maisons ? Je n’ose la quitter.</p>
+
+<p>Et elle désigne les petites demeures qui bordent la
+route et constituent à peu près le village de Danestal.</p>
+
+<p>Les traits du jeune homme ont pris une indéfinissable
+expression de surprise et d’amusement dont
+Guillemette s’étonne. Mais, docilement, il s’en va
+frapper à l’une des portes et s’engouffre vers une
+cour jonchée de fumier où picorent des poules.
+Quelques minutes s’écoulent, et Guillemette frémit
+d’impatience, car Mademoiselle est à peu près évanouie.</p>
+
+<p>Enfin le jeune homme reparaît accompagné d’une
+femme qui tient verre et carafe.</p>
+
+<p>— Ah ! quelle lenteur ! murmure Guillemette.</p>
+
+<p>En hâte, elle asperge généreusement le visage
+décoloré de Mademoiselle, laquelle sursaute sous
+cette inondation, ouvre de grands yeux un peu
+effarés et contemple, saisie, Guillemette, les inconnus
+immobilisés près d’elle, puis les lointains où poudroie
+la lumière.</p>
+
+<p>— Vous allez mieux, n’est-ce pas ? interroge Guillemette
+dans un ardent désir d’être tranquillisée.</p>
+
+<p>— Oh ! oui, très bien ! répète Mademoiselle cherchant
+à comprendre ce qui se passe, pourquoi ces
+messieurs sont là autour d’elle.</p>
+
+<p>Le jeune homme, auquel son compagnon, plus
+âgé pourtant, montre une singulière déférence,
+regarde Guillemette avec une sorte d’enthousiasme,
+et, de sa voix chantante, s’exclame :</p>
+
+<p>— Vous êtes brave, madame. Si vous n’êtes pas
+blessées toutes les deux, c’est parce que vous avez
+gardé votre sang-froid. Je vous ai admirée beaucoup !</p>
+
+<p>C’est là un aveu qui, pour être dépourvu d’artifice,
+n’a rien de désobligeant… Et Guillemette est plutôt
+flattée de ressembler à une héroïne. Mais comme elle
+est, avant tout, très femme, elle craint subitement
+d’être une héroïne décoiffée, — après une pareille
+course ! Et d’instinct, aussitôt, elle glisse ses doigts
+sur sa nuque, pour lisser l’ondulation des cheveux ;
+cependant qu’elle répond :</p>
+
+<p>— J’ai l’habitude de conduire. Mais jamais encore
+je ne m’étais trouvée aux prises avec un cheval
+emporté… C’est plus dur à maintenir que je ne le
+supposais… Enfin, grâce à votre chauffeur, monsieur,
+nous en sommes quittes pour quelques minutes
+d’inquiétude…</p>
+
+<p>Mademoiselle est remise, pénétrée de confusion de
+s’être montrée si pusillanime, surtout d’avoir ainsi
+laissé Guillemette, — elle, le chaperon ! — se débrouiller
+avec des inconnus sur une grande route,
+pendant qu’elle se pâmait.</p>
+
+<p>— Mademoiselle, nous pouvons nous remettre en
+route ? Votre malaise est passé ?</p>
+
+<p>— Oh oui ! Guillemette.</p>
+
+<p>Mais sans en avoir conscience, elle jette un regard
+méfiant sur le poney, pourtant bien calmé.</p>
+
+<p>L’étranger, qui est resté près de la voiture, s’en
+aperçoit et propose avec empressement :</p>
+
+<p>— Si madame a peur, je puis lui offrir de la ramener,
+ainsi que vous, madame, dans l’auto.</p>
+
+<p>Mademoiselle retrouve toutes ses couleurs devant
+une telle proposition que Guillemette décline avec
+une souriante dignité de jeune matrone. Un remerciement
+et un joli signe de tête, très correct, et elle
+monte en voiture.</p>
+
+<p>Le jeune homme a un salut profond, car Guillemette
+saisit les rênes.</p>
+
+<p>— J’ai été heureux, bien heureux, madame, de
+pouvoir vous être utile et je voudrais que l’occasion
+s’en représentât…</p>
+
+<p>— En d’autres circonstances, tout au moins, alors !…
+Merci encore, monsieur.</p>
+
+<p>Et le poney assagi file allègrement sur la route…</p>
+
+<p>Jamais peut-être encore Guillemette n’a mieux
+goûté la saveur de la vie. Avec un joyeux sourire,
+elle s’écrie :</p>
+
+<p>— Ah ! pauvre <i>M’selle</i>, quelle promenade je vous
+ai fait faire ! Vous avez cru votre dernière heure
+arrivée, avouez…</p>
+
+<p>— Oui, c’est vrai !… Aussi jamais je n’ai fait un
+meilleur acte de contrition. Vous ? pas, Guillemette.</p>
+
+<p>Elle rit :</p>
+
+<p>— Ma petite <i>M’selle</i>, ne soyez pas scandalisée ;
+mais j’avais bien assez à faire de tenir Serpolet.
+D’ailleurs, je ne me sentais pas une âme bien noire !</p>
+
+<p>— Et puis, que va dire Mme Seyntis que nous
+ayons ainsi parlé avec des inconnus !</p>
+
+<p>Guillemette a un geste d’insouciance.</p>
+
+<p>— Elle pensera que ces inconnus — qui étaient des
+gens du monde — ont bien fait de nous venir en
+aide après avoir contribué à notre détresse, en
+encombrant notre chemin. Ah ! que c’est délicieux
+de revenir avec tous ses membres, quand on s’est
+vue, un moment, exposée à les casser !</p>
+
+<p>Au fond du cœur, son aventure l’amuse beaucoup.
+Que va en dire l’oncle René ? Elle voudrait être déjà
+arrivée pour lui servir son récit. Mais ce ne sera plus
+long ; Serpolet trotte d’une allure triomphante et
+rapide vers Houlgate… Par bonheur ! car l’heure
+avance. Le ciel se nacre d’or et de pourpre, au couchant,
+sur les bois dont la sombre masse s’embrume.
+Les champs, désertés, sont paisibles infiniment ; de
+rares travailleurs y apparaissent encore dans le crépuscule
+bleu où passent les oiseaux qui volent vers
+leur nid.</p>
+
+<p>Enfin, voici Houlgate ! Puis l’allée ombreuse qui
+mène aux <i>Passiflores</i>. Un promeneur y marche d’un
+pas rythmé. Il tourne la tête au trot du cheval et
+s’exclame :</p>
+
+<p>— Comment, Guillemette, vous rentrez seulement ?
+Si tard ?</p>
+
+<p>— Oncle René, ne me grondez pas ; vous en auriez
+ensuite des remords, car vous avez failli ne pas me
+revoir !</p>
+
+<p>Inquiet, il lève la tête vers elle, si fraîche, qu’il ne
+peut la supposer blessée. Seulement, c’est vrai, ses
+yeux ont un cerne qui les fait ressembler — oh !
+tellement ! — aux yeux de Nicole.</p>
+
+<p>— Que vous est-il donc survenu ? petite fille.</p>
+
+<p>Elle a mis Serpolet au pas ; et lui, il marche près
+de la voiture. Elle explique :</p>
+
+<p>— Serpolet a eu peur d’une auto et s’est emballé à
+la descente de Danestal ; et il nous aurait jetées dans
+une autre auto, en panne sur la route, si le
+ciel n’avait lancé un chauffeur à la tête de Serpolet.
+Voilà !</p>
+
+<p>— Guillemette, vous exagérez beaucoup, avouez-le !</p>
+
+<p>— Pas un brin, mon oncle. Demandez à <i>M’selle</i> qui
+s’est presque trouvée mal d’émotion et a été ranimée
+seulement par l’eau qu’est allé lui chercher le jeune
+homme de l’auto. Un garçon très chic, mon oncle,
+étranger !…</p>
+
+<p>— Mais, Guillemette, qu’est-ce que vous me contez-là !
+Est-ce que, vous aussi, vous avez eu besoin d’être
+aspergée par le jeune homme très chic, étranger ?</p>
+
+<p>— Non… Non, je n’étais pas pâmée, moi ! explique
+Guillemette, qui est enchantée de la mine de René.
+Voyez-vous, oncle, j’ai l’idée que mon jeune inconnu
+devait être un personnage. Son compagnon le traitait
+d’une manière cérémonieuse et avait l’air tout agité
+qu’il soit allé chercher de l’eau dans une cour pleine
+de fumier !</p>
+
+<p>— Pourquoi, petite fille, n’imaginez-vous pas tout
+de suite que c’est le prince de Susiane en personne ?
+jette René avec un peu d’impatience. Il est agacé,
+sans comprendre pourquoi, de voir Guillemette ainsi
+intéressée par cet inconnu.</p>
+
+<p>Mais il n’a pas le temps de discuter davantage la
+question, les voici au gîte tous les trois ; et sous
+l’arcade de la grille enguirlandée de clématites, la
+voiture entre dans l’allée qui mène au perron.</p>
+
+<p>Mademoiselle saute à terre avec empressement et
+se hâte vers sa chambre, tourmentée d’avoir abandonné
+Mad si longtemps. Guillemette, elle, s’arrête
+sur la terrasse et regarde d’un œil presque caressant
+le jardin harmonieusement fleuri et, par delà, l’infini
+de la mer, sur laquelle descend le beau soir, tranquille
+et embaumé.</p>
+
+<p>Elle se tourne à demi vers René, resté près d’elle.</p>
+
+<p>— Ah ! oncle, quand je pense tout de même que
+j’aurais pu ne pas revoir tout cela !… Dites-moi que
+vous auriez eu de la peine si Serpolet m’avait tuée ou
+même simplement blessée…</p>
+
+<p>— Ne savez-vous pas encore, Guillemette, que vous
+êtes ma précieuse petite nièce ?</p>
+
+<p>Du sombre iris des yeux, jaillit un regard de chaude
+affection.</p>
+
+<p>— Eh bien, oncle, puisque vous tenez un peu à
+moi, — quoique je sois une personne à l’inverse de
+vos goûts ! — je vais vous faire une confidence. Au
+moment où j’ai aperçu cette malencontreuse auto sur
+notre chemin, alors que nous allions d’un train fou,
+j’ai pensé : « Ah ! si mon oncle était là, je suis bien
+sûre qu’il trouverait moyen de me sauver. » Et en
+mon cœur, follement, je vous ai appelé à mon
+secours. C’est étonnant, quelle confiance j’ai en
+vous !…</p>
+
+<p>D’un geste irréfléchi, il prend la petite main qui
+tombe, comme lassée, entre les plis de la robe. Mais
+cette fois, ses lèvres ne l’effleurent pas.</p>
+
+<p>— Merci, chérie, dit-il doucement. S’il écoutait
+son affection, il attirerait cette petite fille sur sa poitrine
+comme une enfant très chère et baiserait son
+visage qui fleure la jeunesse, ses tièdes paupières,
+son front, près des cheveux légers autant qu’un duvet
+d’oiseau.</p>
+
+<p>Mais il n’est pas homme à s’abandonner à un élan
+aussi inconsidéré ; et irrité d’en avoir eu la pensée,
+il la laisse s’échapper vers la maison de son pas bondissant.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XIII</h2>
+
+
+<p>La fameuse fête de charité étant sous le patronage
+de la princesse de Bihague qui a prêté, à cet effet, les
+salons et jardins de sa villa, le tout Houlgate et environs
+s’est, pour les motifs les plus variés, répandu
+dans le parc où sont établies les boutiques, où un
+élément choisi de la troupe du Casino chante et joue,
+pour le bien des pauvres, toute sorte d’œuvres profanes,
+judicieusement édulcorées.</p>
+
+<p>Dans le hall du rez-de-chaussée, des groupes bostonnent,
+lunchent, flirtent, — sur un mode discret, — au
+rythme de l’orchestre tsigane. Les dames patronnesses,
+affairées et souriantes, en raison directe
+de leur caractère, surveillent, à tous points de vue,
+l’escadron volant des jeunes vendeuses qui déversent
+de leur mieux, entre les mains d’acheteurs bénévoles,
+polis, voire même galants, fleurs, bonbons, inutilités
+de toute sorte.</p>
+
+<p>Mme Seyntis, résignée, accomplit sa tâche avec sa
+conscience ordinaire. Mais en son âme, elle gémit
+de devoir pratiquer la charité sous cette forme
+brillante et mondaine ; et surtout, elle est très contrariée
+de ne pouvoir garder près d’elle Guillemette
+qui, par une vraie fatalité, pense-t-elle, austère ainsi
+que la reine Blanche, est jolie, cet après-midi-là, encore
+plus que coutume.</p>
+
+<p>En sa simplicité, Mme Seyntis ne voit là qu’un
+hasard. Mais Guillemette, elle, pourrait dire comment,
+de son mieux, elle a contribué à ce hasard, choisi sa
+robe la plus seyante, — un nuage de blanche mousseline
+de l’Inde, — artistement posé, sur l’onde
+soyeuse de ses cheveux, la grande capeline de tulle
+qui ombre la double violette des yeux… Tout cela…
+pourquoi ?… O vanité des vanités !… tout cela pour
+le cas où l’inconnu de Danestal serait vraiment le
+jeune prince de Susiane qui, accompagnant le roi
+son grand-père, doit honorer la fête de sa présence.</p>
+
+<p>Elle s’est trop bien aperçue de la flatteuse impression
+qu’elle a produite, pour n’être pas tentée de
+l’entretenir si une nouvelle rencontre se produit.</p>
+
+<p>Car Guillemette, hélas ! est dans un jour de frivolité :
+un de ces jours où elle trouve un royal plaisir à
+être entourée, fêtée, flatteusement regardée, à sentir
+autour d’elle la flambée des admirations masculines
+et s’amuse, sans en avoir l’air, à l’activer de son
+mieux… Un vent de folie souffle dans sa cervelle
+et lui fait soudain considérer l’oncle René comme
+un monsieur mûr, si raisonnable que lui et elle ne
+peuvent que demeurer chacun en son domaine, faute
+de s’entendre. Il le sent très bien et ne s’approche
+pas du groupe où elle semble une jeune souveraine
+qui distribue ses faveurs sous forme de tours de
+boston. Cela lui est absurdement pénible de se voir
+ainsi relégué du cercle où elle se meut, lui révélant
+une Guillemette qu’il n’avait encore qu’entrevue,
+mondaine, coquette, pour laquelle il ne compte
+guère.</p>
+
+<p>N’était que sa sœur a fait de lui un des commissaires
+de la fête et qu’il est, comme elle, scrupuleux
+à remplir toute mission, il s’enfuirait vite de cette
+odieuse cohue.</p>
+
+<p>Un remous tout à coup dans la foule… C’est le roi
+de Susiane qui arrive accompagné de son petit-fils et
+de quelques messieurs olivâtres et chamarrés qui
+composent sa suite.</p>
+
+<p>Le souverain est, lui aussi, très brun, avec une
+barbe drue et blanche, des yeux un peu saillants
+derrière des lunettes d’or.</p>
+
+<p>Près de lui, est son petit-fils, le prince héritier,
+dont le regard, caressant et velouté, filtre sous de
+longues paupières ; ses dents de jeune fauve luisent
+entre les lèvres rouge sombre, voilées d’une moustache
+courte.</p>
+
+<p>Les yeux le suivent, tandis qu’il traverse la brillante
+réunion des hôtes de la princesse de Bihague et
+accompagne le roi, attiré dans le hall par le son de
+l’orchestre.</p>
+
+<p>La princesse, la phalange des dames patronnesses,
+M. le curé lui-même lui font respectueusement cortège.
+Épanoui, le vieux souverain considère les couples
+qui tournoient ; et dans l’œil de son petit-fils, luit
+tout à coup un éclair de plaisir… Devant lui, vient de
+passer Guillemette, qui bostonne onduleusement.
+Comme il contemplerait le fruit défendu, il regarde
+le corps svelte, la nuque dorée, les lèvres entr’ouvertes…</p>
+
+<p>Mais l’orchestre se taisant, Guillemette s’arrête
+toute rose et elle rencontre les yeux noirs braqués
+sur elle avec une expression qui en dit long à sa
+misérable petite vanité de femme… Elle avait deviné
+juste ; c’est bien le prince de Susiane qui l’a obligée
+avec tant d’empressement sur la route de Danestal !</p>
+
+<p>D’un air détaché, elle détourne la tête, et les doigts
+posés sur le bras de son cavalier, elle se laisse conduire
+vers le buffet afin d’y grignoter une glace.
+Mais elle entend sa mère qui l’appelle :</p>
+
+<p>— Guillemette !</p>
+
+<p>Mme Seyntis est un peu rouge, — elle le devient
+facilement — souriante auprès du vieux roi de
+Susiane qui s’assied en dandinant la tête d’un air de
+satisfaction.</p>
+
+<p>Comme Guillemette obéissante approche, elle lui
+murmure, avec une mine bizarre, paraissant à la fois
+mécontente et flattée :</p>
+
+<p>— Le roi t’a remarquée et désire que tu lui sois
+présentée.</p>
+
+<p>— Le roi ! répète Guillemette effarée. Si encore
+c’était le prince héritier, elle comprendrait ; mais ce
+vieux souverain qui la regarde avec de gros yeux
+bienveillants derrière ses lunettes d’or !…</p>
+
+<p>— Sire, ma fille, que Votre Majesté a souhaité connaître !
+dit Mme Seyntis qui paraît très au fait du
+langage des cours.</p>
+
+<p>— Ah ! votre fille !… C’est une jolie, très jolie créature,
+madame… Je vous fais mes compliments !</p>
+
+<p>Et les gros yeux du roi rient derrière ses lunettes,
+cependant que Guillemette croit devoir s’abîmer en
+une révérence profonde, fort gracieuse. Elle sent
+aussi sur elle, avec l’attention de tous les assistants
+qui observent la scène, animés de sentiments variés,
+les yeux de diamant noir du jeune prince, lequel, se
+penchant vers son grand-père, lui murmure quelques
+mots en langue étrangère.</p>
+
+<p>Le roi hoche un peu la tête ; puis, à Guillemette,
+restée debout devant lui, attendant la fin de l’audience,
+il dit avec un fort accent exotique :</p>
+
+<p>— Le prince aimerait danser avec vous… N’est-ce
+pas, vous consentez ?</p>
+
+<p>— Oh oui… je veux bien… Je consens… Sire, bredouille
+Guillemette saisie, son amour-propre caressé
+par la mine radieuse du prince qui, s’inclinant devant
+elle, lui offre le bras et l’emmène, un peu comme une
+proie convoitée, à travers la haie des curieux respectueusement
+inclinés sur leur passage. Elle a l’impression
+drôle de se mouvoir comme une comédienne
+de féerie ; et une folle envie de rire erre sur ses
+lèvres. Mais elle est trop bien élevée pour en rien
+trahir et se montre tout à fait à la hauteur des circonstances.
+Toutefois le prince ne lui disant rien et se
+contentant de la dévorer des yeux, elle commence à
+se demander si l’étiquette l’autorise, ou non, à entamer
+la conversation. Toujours spontanée, elle se
+décide et se lance :</p>
+
+<p>— Je suis confuse, Monseigneur, d’avoir usé de
+votre bonne grâce avec si peu de cérémonie à Danestal…
+Mais je ne pouvais deviner, n’est-il pas vrai,
+à qui je m’adressais, j’avais l’honneur de m’adresser
+corrige-t-elle, pensant qu’il faut des phrases en guirlande
+pour les grands de la terre.</p>
+
+<p>Le prince a un sourire content qui découvre ses
+dents luisantes.</p>
+
+<p>— C’est justement parce que vous me parliez
+comme à n’importe quel homme au monde, que c’était
+si joli et réjouissant… Mais vous êtes partie tellement
+vite !</p>
+
+<p>— Je vous remercie, Monseigneur, d’avoir trouvé
+que je partais vite…</p>
+
+<p>Le prince ne comprend pas trop de quoi elle le
+remercie. Mais il est par-dessus tout sensible à la
+grâce du visage expressif, du petit nez impertinent,
+des lèvres insolemment fraîches. Et il s’exclame :</p>
+
+<p>— J’espérais bien vous retrouver ici, à cette fête !
+car je n’ai jamais rencontré une Française qui me
+paraisse plus charmante que vous !</p>
+
+<p>Guillemette pense que les compliments du prince
+royal de Susiane ressemblent à des pavés.</p>
+
+<p>Mais enfin, c’est un étranger. Il a des excuses si ses
+madrigaux sont dépourvus de voiles.</p>
+
+<p>Il continue :</p>
+
+<p>— Quel dommage que vous n’habitiez pas la Susiane !…
+Est-ce que vous n’y viendrez pas en
+voyage ?</p>
+
+<p>— Oh ! Monseigneur, tout arrive !… Mais ce n’est
+pas probable…</p>
+
+<p>— Vraiment !… c’est bien ennuyeux !… Voulez-vous
+que nous valsions ?</p>
+
+<p>— Je suis à vos ordres, Monseigneur.</p>
+
+<p>L’orchestre n’a pas joué trois mesures que Guillemette
+est renseignée. Le prince de Susiane bostonne
+en sauvage. Mais il est plein d’ardeur et entraîne
+allègrement Guillemette qui cherche un moyen poli
+de l’arrêter, car elle trouve odieux de tournoyer
+ainsi à la dérive, sous les regards de tout Houlgate
+qui considère leur couple et doit nécessairement se
+moquer de leurs évolutions pitoyables.</p>
+
+<p>Le vieux roi, lui aussi, les contemple d’un œil complaisant,
+pensant que la jeunesse est un charmant
+spectacle. Il est lourdement assis près de la princesse
+de Bihague et a fait placer aussi à son côté Mme Seyntis
+qui, en sa sagesse, n’apprécie pas du tout l’honneur
+fait à Guillemette ; ayant les principes les plus
+arrêtés sur la réserve dont une fille bien élevée ne
+doit jamais sortir.</p>
+
+<p>Non moins mécontent, est René qui regarde rageusement
+le couple formé par Guillemette et son royal
+danseur. S’il écoutait son impulsion, il enverrait tout
+bonnement, par la fenêtre, le prince qui a l’audace
+de laisser voir à ce point combien Guillemette est à
+son gré.</p>
+
+<p>Où sont-ils donc maintenant ? De l’embrasure où il
+s’est réfugié, René inspecte le flot des danseurs. Ni le
+prince ni Guillemette n’y passent plus.</p>
+
+<p>C’est qu’elle, lasse de valser à contre-temps, a glissé
+à son danseur, sur le ton le plus aimable :</p>
+
+<p>— Ne trouvez-vous pas, Monseigneur, qu’il fait
+bien chaud ? Si nous nous reposions un peu ?…</p>
+
+<p>— Puisque vous le désirez, oui, mademoiselle. Ah !
+comme vous dansez bien !… Je pense que les fées
+dont parlent vos contes et les nôtres devaient danser
+ainsi… Où donc pourrai-je encore valser avec
+vous !…</p>
+
+<p>La crise de coquetterie de Guillemette s’accentue
+au parfum de l’encens que lui offre généreusement
+le prince héritier. Elle sait à merveille que c’est un
+jeu bien vain de s’appliquer à griser cette altesse du
+charme de sa jeunesse. Mais parce qu’elle est femme
+dans toutes les fibres de son être, elle s’y emploie de
+son mieux, candidement, avec un entrain qui saisirait
+sa mère d’indignation et d’horreur…</p>
+
+<p>Ils sont entrés dans le petit salon réservé au roi et
+à son petit-fils. Ils s’y trouvent seuls.</p>
+
+<p>Elle joue avec une rose détachée de son corsage et
+en tourmente les pétales :</p>
+
+<p>— Monseigneur, en Susiane, vous trouverez aisément
+des danseuses qui vous empêcheront vite de
+vous souvenir de moi…</p>
+
+<p>— Non ! fait-il un peu impérieusement. Voulez-vous
+me donner votre rose pour me rappeler cette
+fête et notre danse ?</p>
+
+<p>Elle secoue la tête négativement.</p>
+
+<p>— Non, Monseigneur.</p>
+
+<p>— Pourquoi ? jette-t-il, prêt à se cabrer.</p>
+
+<p>— Elle embarrasserait trop vite Votre Altesse.</p>
+
+<p>Encore une fois, il ne la comprend pas ; et il se
+penche vers elle, pour lire la pensée des prunelles
+qui ressemblent à une eau profonde. Elle est très
+rose sous le tulle blanc de son chapeau ; et le parfum
+des fleurs qui se fanent à son corsage l’enveloppe
+comme la senteur même de sa jeunesse ; une senteur
+qui affole ce garçon de vingt ans. D’un élan brusque,
+il s’incline plus encore, sa main enlace la taille menue
+et sa bouche cherche follement les lèvres qui sourient,
+un peu entr’ouvertes…</p>
+
+<p>Mais il frôle seulement la joue. Guillemette s’est
+rejetée en arrière et le bout de ses doigts fouette le
+visage du prince, tandis que, d’une voix basse et cinglante
+qui n’est plus la sienne, elle jette, révoltée :</p>
+
+<p>— Monseigneur, vous vous comportez comme un
+drôle !</p>
+
+<p>Tout cela s’est passé en quelques secondes et ils se
+considèrent, effarés l’un et l’autre de ce qu’ils ont
+osé, comme deux enfants qui viennent, ensemble, de
+faire une sottise. Guillemette est courroucée ; le prince
+confus.</p>
+
+<p>Il murmure :</p>
+
+<p>— Pardon… Pardon… J’ai perdu la tête. Vous
+êtes tellement… tellement captivante !</p>
+
+<p>Guillemette ne sent point faiblir sa colère, quoi
+qu’elle sache très bien n’être pas innocente de ce
+qui vient de se passer. Très digne, la bouche sévère,
+elle demande :</p>
+
+<p>— Monseigneur, voulez-vous me donner le bras
+pour me ramener dans la salle de danse ?</p>
+
+<p>— Oui… oui… Mais avant dites-moi que vous me
+pardonnez. — Je veux… Je vous en supplie. Soyez
+bonne puisque vous m’avez puni… car c’est la première
+fois que le prince de Susiane reçoit un soufflet !</p>
+
+<p>C’est vrai pourtant qu’elle l’a traité comme le premier
+venu. Le côté comique de la scène se dessine en
+sa mobile pensée et l’ombre d’un sourire court sur
+ses lèvres :</p>
+
+<p>— Oh ! Monseigneur, c’était un si petit soufflet !
+D’ailleurs, c’est vrai, je l’ai donné… Nous sommes
+quittes !…</p>
+
+<p>— Eh bien, alors, faisons la paix, mademoiselle.
+Tendez-moi votre main…</p>
+
+<p>Elle ne bouge pas. Quelque chose en elle se révolte
+à l’idée d’avoir été traitée si audacieusement pour la
+première fois de sa vie. Mais c’est beaucoup par sa
+faute, par sa très grande faute !</p>
+
+<p>— Je n’aurais jamais imaginé qu’il ferait cela !
+songe-t-elle, se rebiffant contre l’impitoyable jugement
+de sa conscience… Je voulais seulement qu’il
+me trouve gentille…</p>
+
+<p>Le prince ne devine pas ce qu’elle pense. Mais il
+voit sa mine de divinité offensée et il est contrit jusque
+dans les moelles, tout prêt à se considérer comme le
+dernier des hommes.</p>
+
+<p>Il reprend, d’un accent de prière.</p>
+
+<p>— Je n’ai pas du tout réfléchi… Je vous le demande,
+pardonnez-moi…</p>
+
+<p>Il a l’air si malheureux et repentant, lui, le prince
+royal de Susiane, que la blessure d’orgueil s’adoucit
+chez Guillemette et une légère mansuétude entre
+dans son cœur.</p>
+
+<p>— Soit, Monseigneur, je veux bien croire que vous
+n’aviez pas l’intention de m’offenser… Mais c’est très
+mal ce que vous avez fait… Je serais une danseuse
+de l’Opéra ou une écuyère de cirque, que vous n’auriez
+pas agi autrement !</p>
+
+<p>Le prince est consterné et craint de voir se ranimer
+l’indignation de Guillemette. Mais elle ne peut
+plus oublier qu’elle aussi est coupable ; en manière
+d’expiation, elle se résigne à lui tendre le bout de
+ses doigts. Il les baise avec ferveur et elle-même
+soulevant la portière du petit salon, ils reparaissent
+dans le hall où l’orchestre commence une nouvelle
+valse. Le prince lui parle… Elle comprend très bien
+qu’il voudrait la retenir encore ; mais elle est hantée
+par la crainte enfantine que, les voyant ensemble,
+tous devinent ce qui s’est passé entre eux et elle
+l’entraîne vers sa mère qui a l’air très contrariée — de
+sa disparition, sans doute. Ah ! si elle savait, si
+elle savait !</p>
+
+<p>Et l’oncle René, de quels yeux sévères, il la foudroierait
+de son mépris ! Et ce serait juste !… Guillemette
+se sent glisser dans un abîme de honte et de
+remords ; ce qui ne lui enlève rien de sa grâce, de son
+aisance pour prendre congé du prince avec une révérence
+parfaite. Mais elle ne respire à l’aise qu’au moment
+où, afin de suivre son aïeul, il s’engage, conduit
+par la princesse de Bihague, à travers les allées
+du parc, dans la « foire aux vanités », pour le plus
+grand avantage des pauvres !</p>
+
+<p>— Guillemette, tu vas me faire le plaisir de rester
+près de moi, lui dit sa mère d’une voix où gronde
+l’orage. Que signifie cette manière de t’en aller seule
+dans le petit salon avec le prince ?</p>
+
+<p>Guillemette ne bronche pas.</p>
+
+<p>— Mais, maman c’est lui qui m’a emmenée. Je
+croyais qu’il fallait, par politesse, obéir toujours aux
+rois ?</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que vous avez fait dans ce petit salon ?</p>
+
+<p>Guillemette a un frémissement :</p>
+
+<p>— Nous… nous avons un peu causé… Et puis
+nous sommes revenus…</p>
+
+<p>Heureusement, Mme Seyntis est incapable de soupçonner
+la vérité et elle se borne à se faire suivre de
+sa fille au comptoir des fleurs dont elle a la surveillance.</p>
+
+<p>Dans l’âme de Guillemette, c’est un chaos de sentiments
+qui se heurtent, l’énervent et lui donnent un
+éclat merveilleux. Elle reste très humiliée de la
+liberté prise par le prince et, aussi, de la certitude d’y
+avoir une forte responsabilité. En même temps, dans
+les vilains bas-fonds de son faible cœur de femme,
+elle n’est plus si fâchée de l’avoir affolé, d’autant
+qu’elle l’a puni !</p>
+
+<p>Ainsi qu’une enfant sage, elle demeure maintenant
+sous l’aile de sa mère. Mais qu’elle cause, qu’elle rie,
+qu’elle danse, qu’elle vende des fleurs, son esprit
+demeure hanté par la scène du petit salon…</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que vous avez donc ? Guillemette.</p>
+
+<p>C’est l’oncle René qui l’interroge… Oh ! s’il allait
+deviner ! En cette minute, sa vanité n’est plus flattée
+du tout ! Elle arrive pourtant à répondre d’un ton
+dégagé :</p>
+
+<p>— Moi, j’ai quelque chose ?</p>
+
+<p>— Oui, vous n’êtes pas la Guillemette d’ordinaire.</p>
+
+<p>Il arrête profondément sur elle ses yeux noirs
+comme ceux du prince. Dieu ! est-ce qu’il va lire dans
+son âme ?… Ce serait intolérable !</p>
+
+<p>Il continue, et sa voix est mordante :</p>
+
+<p>— Est-ce donc l’honneur d’avoir été particulièrement
+distinguée par un prince royal qui vous a mis
+la cervelle en ébullition ?</p>
+
+<p>Une flamme court dans les yeux de Guillemette
+dont les joues s’empourprent :</p>
+
+<p>— Rassurez-vous, mon oncle, je ne suis pas un
+joujou pour prince !</p>
+
+<p>Elle se détourne, car sa mère l’appelle de nouveau.</p>
+
+<p>— Guillemette, le roi de Susiane se retire et te fait
+demander.</p>
+
+<p>Le roi maintenant !… Que lui veut-il ?… Il est sur
+le perron, son petit-fils à ses côtés, prenant congé de
+la princesse de Bihague. Celle-ci aperçoit Guillemette
+et lui fait signe d’approcher.</p>
+
+<p>— Sire, Mlle Seyntis.</p>
+
+<p>— Ah ! bien… bien…</p>
+
+<p>Il regarde Guillemette, un peu inquiète, désabusée
+des honneurs terrestres et redoutant que le roi ne
+lui reproche le soufflet donné.</p>
+
+<p>Mais il lui sourit, l’air tout à fait paternel.</p>
+
+<p>— Mon enfant, j’ai eu beaucoup de plaisir à vous
+voir danser avec mon petit-fils. Je vous désire du
+bonheur…</p>
+
+<p>— Et moi de même ! fait spontanément Guillemette.
+Mais aussitôt, elle pense que le protocole eût exigé
+plus de cérémonie. Le roi n’a pas l’air fâché du tout.</p>
+
+<p>— Merci, mon enfant.</p>
+
+<p>Et, d’un geste courtois, il prend la main de Guillemette
+et la porte à ses lèvres. Il ne se doute guère
+qu’une heure plus tôt, son petit-fils a eu le même
+mouvement…</p>
+
+<p>Le jeune prince a repris son attitude de souverain
+et salue gravement, sans un mot, Guillemette qui
+s’incline. Leurs yeux se rencontrent et disent des
+choses que leurs bouches ne prononceraient pas…
+Puis le prince suit son grand-père.</p>
+
+<p>— Ouf ! marmotte Guillemette. J’espère bien que
+jamais plus je ne reverrai ce garçon !</p>
+
+<p>II a disparu. Près d’elle, il y a maintenant M. le
+curé, tout épanoui du succès de la fête et s’exclamant :</p>
+
+<p>— Eh bien ! eh bien ! mademoiselle, il me semble
+que les rois ont été très aimables pour vous…</p>
+
+<p>— Oh ! vous savez, monsieur le curé, par ce temps
+de république, on ne fait plus grand cas de la faveur
+des rois !…</p>
+
+<p>Puis, changeant de ton, elle achève soudain :</p>
+
+<p>— Je crois que j’aurais besoin d’aller vous confier
+en particulier ce que j’en pense…</p>
+
+<p>— Quand vous voudrez, mon enfant, approuve-t-il
+avec un large sourire.</p>
+
+<p>Pourtant, il est dépourvu d’enthousiasme pour
+accueillir ces intimes confidences ; car cette âme de
+petite Parisienne du vingtième siècle lui apparaît
+ainsi qu’une terre inconnue dont les surprises le
+déroutent.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XIV</h2>
+
+
+<p>Fragment de lettre de Mad à une de ses amies :</p>
+
+<p>« … Imagine-toi, ma chère Bernadette, que nous
+avons ici, à Houlgate, un roi, un vrai roi ! Il est
+plutôt laid… mais il a un très gentil petit-fils… Tu
+devrais venir le voir. On dit qu’il veut se marier.
+Toutes ces demoiselles frétillent, comme si les rois
+qui ont un royaume se mariaient avec de simples
+mortelles !…</p>
+
+<p>« D’ailleurs, je crois bien qu’alors il choisirait
+Guillemette qui a l’air de lui avoir tout à fait tapé
+dans l’œil ; l’autre jour, à la fête de bienfaisance, il
+l’a invitée à faire un tour de boston. Il dansait très
+mal. Mais Guillemette ne le savait pas quand elle l’a
+accepté… Et puis, je crois vraiment qu’elle n’aurait
+pas pu lui dire « non… » Il faut faire tant de salamalecs
+avec les princes !</p>
+
+<p>« Toutes les amies de Guillemette ont l’air de plaisanter
+sur l’admiration du prince pour elle… Mais,
+au fond, certaines surtout enragent de n’être pas à sa
+place !</p>
+
+<p>« Ne me demande pas ce que ma chère sœur pense
+de son succès. Elle n’en a rien dit. Quand on lui
+parle du prince, elle devient comme un hérisson !
+Maman était très fâchée parce qu’il avait emmené
+Guillemette dans un coin, à part ; et, même les
+princes, paraît-il, n’ont pas le droit de faire ça. Moi,
+je pense que comme il la trouvait très jolie, il avait
+envie de la regarder plus à son aise, sans que tous
+les gens qui encombraient les salons soient là, à les
+examiner tous les deux.</p>
+
+<p>« J’ai entendu maman qui faisait à M. le curé des
+phrases sur l’ennui que sa fille ait été ainsi remarquée
+par le prince. Et M. le curé a dit quelque chose
+comme :</p>
+
+<p>— Madame, ne vous agacez pas de la sorte ! Vous
+avez prêté la jolie figure de votre fille aux pauvres.
+C’est une charité que vous leur avez faite ! Ça vous
+comptera en paradis…</p>
+
+<p>« Je te dis à peu près. Une chose certaine, c’est
+que maman a eu l’air moins agitée après ce speech
+de M. le curé.</p>
+
+<p>« Quant à l’oncle René, il était encore plus furieux
+que maman ; et le soir, après le dîner, il a traité le
+prince de « galopin mal élevé… » Je voudrais bien
+savoir ce qu’aurait dit Guillemette si elle l’avait entendu.
+Mais elle était montée dans sa chambre, prétendant
+qu’elle avait mal à la tête.</p>
+
+<p>« Moi, je ne sais si le prince est un galopin, mais
+je le trouve très joli. Il a des yeux de gazelle, il sent
+le papier d’Arménie et à mon comptoir, il m’a acheté
+cinq tartes aux cerises qu’il a croquées tout de suite
+avec de blanches petites dents pointues…</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XV</h2>
+
+
+<p>Le roi de Susiane, son héritier et sa suite continuent
+maintenant leurs excursions sur les côtes
+de la Manche ; et Guillemette trouve un véritable
+bien-être dans la certitude de ne plus rencontrer
+son trop expressif admirateur qu’elle a évité par des
+prodiges d’adresse tout le temps qu’il est encore
+resté à Houlgate.</p>
+
+<p>Son départ a causé la même satisfaction à René
+qui n’a pas pardonné, à cette Altesse exotique, son
+enthousiasme pour la jeune fille, pas plus qu’à celle-ci
+l’aisance avec laquelle elle en recevait l’expression…
+Il ne peut oublier le visage étrange, — pour
+qui la connaît bien, — qu’elle avait quand elle est
+sortie du petit salon. Que lui avait-il dit pour avoir
+changé ainsi son regard de fillette rieuse ?</p>
+
+<p>Cette énigme demeure dans la pensée de René
+comme une irritante petite blessure que Guillemette
+ne semble pas soupçonner ; du moins qu’elle n’essaie
+pas de calmer par un de ces élans de franchise dont
+elle est coutumière. Au contraire, elle donne à son
+oncle l’impression de vouloir se dérober à toute causerie
+intime. Elle ne bavarde plus avec lui ; tout
+juste, elle n’oublie pas sa présence… Qu’y a-t-il donc
+derrière ce front, dans ce regard sincère et pourtant
+indéchiffrable ?</p>
+
+<p>Son attitude imprévue est si pénible à René qu’il
+s’en étonne. Que peuvent bien lui faire les sautes
+d’humeur d’une gamine ?… Pour s’en distraire, il
+abandonne résolument l’existence de reposante flânerie
+qu’il s’accordait depuis son arrivée aux <i>Passiflores</i>
+et reprend une vie très active. Il se remet à
+travailler à l’aide des notes rapportées d’Orient ; il
+dévore force revues, scientifiques et littéraires. Seul
+ou avec des camarades il fait de longues chevauchées
+hors d’Houlgate, passe des heures en mer.
+Même il élabore un projet de voyage vers Biarritz et
+les Pyrénées.</p>
+
+<p>On dirait que le charme qui le retenait aux <i>Passiflores</i>
+s’est tout à coup rompu ; et il se demande maintenant
+ce qu’il y fait ; pourquoi il y dépense son
+congé à mener une existence d’honnête et casanier
+père de famille, quand il pourrait si bien user autrement
+de ses quelques mois de liberté.</p>
+
+<p>Il est vrai qu’en guise de réponse à une semblable
+tentation, il a un haussement d’épaules irrité et se
+traite, avec conviction, de « stupide animal ».</p>
+
+<p>Guillemette ne paraît pas se douter de ces perturbations
+dans l’humeur, d’ordinaire si égale, de son
+oncle. Elle est tout à la présence de son père, revenu
+pour quelques jours à Houlgate, et que, d’instinct,
+elle cherche à distraire.</p>
+
+<p>Ce jour-là, elle est allée avec lui à Trouville où
+s’achève la <i>grande semaine</i>, ce qui a pour effet de
+rendre Houlgate à peu près désert.</p>
+
+<p>Sur la plage, il n’y a guère que le monde des très
+jeunes qui s’agite sous le regard des gouvernantes.</p>
+
+<p>Mademoiselle, à l’ombre du grand parasol de
+coutil, confectionne une brassière pour les pauvres
+de Mme Seyntis. Un peu plus loin, devant elle, Mad
+joue au croquet avec des amies ; et toutes se disputent
+à cœur joie dès qu’un coup douteux leur en
+offre l’occasion. Mais elles s’amusent beaucoup et
+sont toutes rouges d’animation, les yeux brillants,
+leurs pieds nus trépignant sur le sable.</p>
+
+<p>Le bruissement soyeux d’une robe fait relever la
+tête de Mademoiselle dont le visage s’éclaire :</p>
+
+<p>— Comment ! c’est vous ? Guillemette. Déjà de
+retour… Vous êtes-vous amusée à Trouville ?</p>
+
+<p>— Pas du tout… Et j’ai bien regretté de n’être pas
+restée avec vous tranquillement sur la plage !</p>
+
+<p>Sans souci de sa toilette de courses, elle s’assoit
+sur le sable à côté de Mademoiselle. Sa physionomie
+est celle des jours orageux. Silencieuse, les mains
+jointes sur ses genoux, elle regarde — sans rien voir — vers
+le couchant lumineux.</p>
+
+<p>Mademoiselle l’observe avec une surprise un peu
+anxieuse ; timide, elle n’ose l’interroger… Puis, tout
+à coup, une question lui échappe :</p>
+
+<p>— Guillemette, est-ce que vous n’êtes pas contente
+de votre après-midi ?</p>
+
+<p>— Il a été ce qu’il pouvait être ! fait Guillemette
+d’un ton singulier. Avec père, j’ai assisté aux
+courses ; puis nous sommes allés au lunch de Mme de
+Vausennes. Sa maison est très hospitalière. Aussi il y
+avait nombreuse assistance. On y dansait… flirtait…</p>
+
+<p>— Oh ! Guillemette, vous n’avez pas flirté !…</p>
+
+<p>— Mais si ! <i>M’selle</i>, répète Guillemette du même
+accent bizarre. Pourquoi non ?… Quand bien même
+cela ne m’aurait pas amusée, j’aurais été ridicule de
+ne pas faire comme tout le monde… Je crois que le
+champagne de Mme de Vausennes avait un peu
+excité quelques-uns de ces messieurs… Le petit de
+Broyes et Maurice Vernaud ont tellement supplié Régine
+de leur montrer sa chambre qu’elle a fini par y
+consentir.</p>
+
+<p>— Guillemette, ce n’est pas possible ! s’exclame
+Mademoiselle très choquée.</p>
+
+<p>— Attendez la suite, M’selle… Pour la correction,
+Régine m’a emmenée… Ces messieurs ont jugé bon
+de fourrager jusque dans les armoires et ils ont tenu
+à emporter, l’un une chemise, l’autre un cache-corset
+de Régine…</p>
+
+<p>— Guillemette, je ne peux pas vous croire…
+Avouez que vous vous moquez de moi…</p>
+
+<p>— Je vous dis la très exacte vérité ! jette Guillemette
+du même accent nerveux et méprisant.</p>
+
+<p>— Et Régine a consenti à… à ce que voulaient
+ces messieurs ?</p>
+
+<p>— Mais… pourquoi non ? C’était encombrant mais
+innocent d’emporter de pareils souvenirs…</p>
+
+<p>Mademoiselle est ahurie. Il lui reste toujours l’idée
+que Guillemette raille ; et pourtant, elle n’en a pas la
+mine.</p>
+
+<p>— Mon Dieu, Guillemette, que dirait Mme de Vausennes
+si elle savait cette vilaine histoire !…</p>
+
+<p>— Soyez sûre qu’elle la trouverait très plaisante !
+D’ailleurs, je crois que Régine l’a servie toute
+chaude dans le cercle que tenait sa mère… Mais
+comme j’avais vu, cela m’a suffi, et je n’ai pas
+écouté…</p>
+
+<p>Silence. Mademoiselle est abasourdie. Guillemette
+laboure nerveusement le sable avec la pointe de son
+ombrelle, les yeux tournés vers la mer basse qui miroite
+au large.</p>
+
+<p>— Guillemette, comment n’avez-vous pas empêché
+votre amie de faire et de laisser faire ces choses
+inconvenantes ?…</p>
+
+<p>— De quel droit ? ma pauvre <i>M’selle</i>. Maurice
+Vernaud est un intime dans la maison. Mme de
+Vausennes le considère, j’imagine, un peu comme
+son fils aîné. Un jour de cet hiver, elle nous a emmenées
+chez lui, Régine et moi, parce qu’elle avait
+arraché le volant de son jupon dans le voisinage du
+rez-de-chaussée où il gîte. Elle voulait des épingles
+pour le rattacher. Alors toutes deux, nous sommes
+restées dans le fumoir pendant que Maurice Vernaud
+emmenait Mme de Vausennes dans le cabinet de toilette
+pour qu’elle arrange son volant.</p>
+
+<p>La correcte Mademoiselle est écrasée sous de pareilles
+révélations, au point de ne pas entendre les
+appels éplorés de Mad qui la supplie de venir rétablir
+le calme dans le camp des joueuses. En effet, les
+adversaires y ressemblent à des perruches furieuses,
+échangent avec ardeur des propos désagréables et
+s’expriment mutuellement un sévère dédain, devant
+une bande pétrifiée de « petits », attirés par leur bruit.</p>
+
+<p>— Oh ! Guillemette, comme votre mère serait indignée
+si elle connaissait cette histoire !</p>
+
+<p>— Sûrement, elle serait suffoquée autant que vous,
+pauvre <i>M’selle</i>… Elle est si bien persuadée que toutes
+les femmes sont aussi sages qu’elle-même ! Ah ! elle
+serait édifiée en voyant les gens que Mme de Vausennes
+affectionne comme société…</p>
+
+<p>— Mais… mais votre mère, pourtant, va chez
+Mme de Vausennes !</p>
+
+<p>— Oui, en visite… ou bien pour les dîners de
+gala, dans lesquels se trouvent seuls les invités de
+cérémonie, ceux que la politesse inflige. Moi qui suis
+reçue en intime, — il y a si longtemps que Régine
+et moi suivons les mêmes cours, les mêmes catéchismes ! — je
+vois les autres, les amusants !… Ah !
+ils sont d’un genre très différent…</p>
+
+<p>— En quoi ? risque timidement Mademoiselle.</p>
+
+<p>— En tout !… ah ! en tout, <i>M’selle</i>. Ce sont des
+gens que ni vous ni moi ne verrons jamais chez
+maman !</p>
+
+<p>Guillemette se tait, les yeux songeurs. Sa main dégantée
+égrène d’un geste machinal le sable dont elle
+la remplit. Et Mademoiselle, malgré sa discrétion, se
+demande comment une mère prudente, telle que
+Mme Seyntis, peut ainsi livrer sa fille à une société
+que Mademoiselle juge un abîme de perversité.</p>
+
+<p>— Guillemette, vous devriez avertir votre mère
+de… ce qu’il en est…</p>
+
+<p>— C’est impossible, mademoiselle. Je ne peux pas
+aller raconter ce que je vois dans les maisons où je
+suis bien accueillie. Ce ne serait vraiment pas chic !
+J’ai déjà eu tort de vous en dire quelque chose… Ça
+m’a échappé ! Et je le regrette très fort !</p>
+
+<p>— Mais moi, je pourrais bien avertir madame
+votre mère…</p>
+
+<p>Guillemette dresse la tête. Ses yeux violets paraissent
+noirs soudain :</p>
+
+<p>— Vous ne devez pas… J’ai eu confiance en vous…
+Et ce serait mal de votre part de répéter ce qui est
+une confidence… A quoi bon, d’ailleurs… Pour agiter
+maman ?… Papa serait furieux et fulminerait. Il y
+aurait des scènes désagréables,… très inutilement !…
+Je suis d’âge à m’instruire.</p>
+
+<p>— Guillemette, ne dites pas des… des stupidités !
+jette Mademoiselle désolée. A quoi bon apprendre de
+vilaines choses et voir de vilaines gens !</p>
+
+<p>— Mais, sage <i>M’selle</i>, ne vous effarez pas ainsi ! Il
+y a toutes sortes de chances pour que Maurice Vernaud
+épouse Régine qui en est emballée. Ainsi, il lui
+remettra dans sa corbeille le petit souvenir enlevé
+aujourd’hui et tout sera dit !…</p>
+
+<p>— Oui… oui… Mais en attendant, vous ne devriez
+plus voir Régine… Ce n’est pas une amie pour vous…
+Elle est si mal élevée !</p>
+
+<p>Guillemette a un rire bref :</p>
+
+<p>— Mais, moi aussi, je suis de l’espèce des filles
+mal élevées. Vous savez bien que mon oncle est très
+souvent scandalisé à mon endroit !</p>
+
+<p>— Oh ! Guillemette, vous ne permettriez sûrement
+pas ce que Régine a… accepté tantôt !</p>
+
+<p>Un pli de dédain crispe, une seconde, la bouche de
+Guillemette :</p>
+
+<p>— Ah ! Dieu, non, je me mépriserais trop ensuite…
+Mais, après tout, si j’avais une mère comme
+Mme de Vausennes, est-ce que je sais ce que je
+ferais, puisque je vaux si peu malgré tous les soins
+de maman ?… Tout de même, vous ne pouvez vous
+imaginer, <i>M’selle</i>, à quel point c’est moralisant de
+voir une scène inconvenante !</p>
+
+<p>— Je ne comprends pas ! avoue Mademoiselle interloquée.</p>
+
+<p>— C’est que je m’explique mal… Rappelez-vous
+les ilotes de Sparte grisés pour l’édification des
+petits Spartiates… Et puis, maintenant, je vous
+laisse à vos réflexions… Il faut que j’aille m’habiller
+pour le dîner… Oh ! <i>M’selle</i>, vous me faites l’effet
+d’un ange. Et il y a des moments où c’est particulièrement
+délicieux de voir un ange… Ça purifie !</p>
+
+<p>D’un élan, elle est debout, effleure d’un baiser le
+visage de Mademoiselle ; et, sans se retourner,
+remonte sur le sable, la tête un peu inclinée. Jamais
+le souvenir de l’audace du prince ne lui a été plus
+pénible… Elle voudrait tant, tant ! que <i>cela</i> n’eût
+pas été. Et surtout par sa faute !…</p>
+
+<p>Mademoiselle, restée seule sous la tente, est très
+perplexe et très malheureuse. Sa délicate conscience
+lui commanderait d’ouvrir les yeux trop confiants de
+Mme Seyntis. Et, d’autre part, elle ne peut trahir
+Guillemette… Pourtant si, par malheur, la contagion
+du mauvais exemple allait l’atteindre !… Quelle
+responsabilité !… La scrupuleuse Mademoiselle ne
+sait que décider ; et elle est tellement absorbée dans
+ses réflexions qu’elle ne voit pas approcher René
+Carrère qui revient de promenade. Elle sursaute de
+l’entendre dire :</p>
+
+<p>— Vous êtes seule ? mademoiselle. De quel air
+grave vous travaillez !</p>
+
+<p>Positivement, l’oncle René apparaît soudain à
+Mademoiselle comme un ange sauveur, un ange qui
+serait en tenue de cheval et un peu poudreux…
+Cependant elle hésite encore à l’initier à ses inquiétudes ;
+il l’intimide beaucoup… Puis, soudain, sans
+qu’elle sache comment la chose s’est faite, l’aveu de
+sa crainte lui jaillit des lèvres :</p>
+
+<p>— Monsieur, voudriez-vous me permettre de vous
+demander un conseil ?</p>
+
+<p>Il la contemple, très surpris.</p>
+
+<p>— Mademoiselle, je suis à vos ordres… Mais… je
+n’ai guère qualité pour être consulté…</p>
+
+<p>— C’est que… je suis si embarrassée… Il s’agit de
+Guillemette.</p>
+
+<p>— Ah !</p>
+
+<p>René entre incontinent sous le parasol.</p>
+
+<p>Il saisit au passage un pliant et s’assoit.</p>
+
+<p>— Vous dites qu’il s’agit de Guillemette ?</p>
+
+<p>— Oui…</p>
+
+<p>Mademoiselle est reprise de ses perplexités. A-t-elle
+le droit de parler ? Mais levant la tête vers
+René, elle est frappée de son expression de volonté
+et comprend très bien que, maintenant, il ne lui permettrait
+plus de se dérober.</p>
+
+<p>— Eh bien ? mademoiselle.</p>
+
+<p>Elle lance sa confidence comme on se jette à l’eau :</p>
+
+<p>— Eh bien, monsieur, à certaines réflexions qu’a
+faites Guillemette, il m’a semblé… je crois qu’il vaudrait
+mieux pour elle… aller très peu chez Mme de
+Vausennes… Je n’ose pas avertir Mme Seyntis pour
+ne pas avoir l’air de me mêler de ce qui ne me
+regarde pas…</p>
+
+<p>— Mais, mademoiselle, ce qui touche Guillemette
+vous regarde…</p>
+
+<p>Le ton de l’oncle René est presque sévère ; et elle
+se demande une seconde, si elle n’est pas très coupable
+sans savoir de quoi…</p>
+
+<p>— Oui, mais je ne peux pas avoir l’air de blâmer
+une société que Mme Seyntis autorise, murmure-t-elle,
+en détresse.</p>
+
+<p>— Oui, c’est vrai, vous avez raison. Alors quoi ?
+qu’y a-t-il ?</p>
+
+<p>— Je ne peux rien répéter de ce que Guillemette
+a dit devant moi du monde qu’elle voit chez
+Mme de Vausennes… Mais renseignez-vous et si mon
+impression ne m’a pas trompée, il vous sera facile
+d’avertir madame votre sœur, sans me mêler à votre
+conversation… Cela me ferait tant de peine que Guillemette
+risque de devenir autre qu’elle n’est !</p>
+
+<p>René regarde Mademoiselle avec de la sympathie,
+de l’estime, quelque chose de chaud que ses yeux ne
+possèdent pas d’ordinaire quand ils s’arrêtent sur
+Mademoiselle à laquelle il témoigne une politesse
+courtoise et quelconque.</p>
+
+<p>— Votre idée est excellente, mademoiselle. Aussi
+vais-je m’appliquer à la mettre en pratique et sans
+retard !… Mais, dites-moi, vous aimez bien ma nièce ?</p>
+
+<p>— Oh ! oui, elle est si bonne pour moi !</p>
+
+<p>René pense que cette petite institutrice a vraiment
+une de ces âmes adorables et touchantes qui vivent
+heureuses des miettes d’affection qu’elles recueillent.
+Un moment il oublie la préoccupation qu’elle vient
+de lui jeter dans l’esprit.</p>
+
+<p>— Est-ce que je serais indiscret de vous demander
+comment Guillemette est bonne pour vous ? interroge-t-il
+amicalement.</p>
+
+<p>— Elle veut bien causer avec moi de mon <i lang="en" xml:lang="en">home</i>
+parce qu’elle sait que cela me console un peu d’en
+être loin… Elle s’intéresse à ma mère, à ma sœur… Et
+puis, c’est elle, j’en suis sûre, quoiqu’elle n’en ait jamais
+parlé, qui m’a valu d’être aux <i>Passiflores</i> pendant les
+vacances… Et c’était une si bonne chose pour moi !…</p>
+
+<p>Mademoiselle, toute rose d’animation, devient
+presque jolie. Elle ne s’en doute guère et René ne
+s’en aperçoit pas. Il songe à la Guillemette inconnue
+dont il vient d’avoir la révélation, et il ressent un
+plaisir profond qu’elle soit ainsi… Il va, de nouveau,
+interroger, désireux de pénétrer mieux la valeur des
+craintes de Mademoiselle. Il en est empêché par l’apparition
+de Mad, les joues brûlantes sous sa toison
+d’or ébouriffée, mais triomphante, la partie gagnée.</p>
+
+<p>— Bonjour ! oncle René… Ah ! nous nous sommes
+rudement amusées ! <i>M’selle</i>, vous savez que le premier
+coup est sonné pour le dîner !</p>
+
+<p>René et Mademoiselle se dressent, aiguillonnés par
+l’inquiétude d’être en retard, tous deux infiniment
+soucieux de l’exactitude.</p>
+
+<p>— Diable ! diable ! mais alors nous n’avons que le
+temps de nous mettre en tenue. Quelle nouvelle,
+nous apportes-tu là ? Mad. Vous venez ? mademoiselle.</p>
+
+<p>— Oui, je range le parasol et je vous suis…, fait
+Mademoiselle toujours consciencieuse. Son âme est
+légère autant qu’une aile de papillon depuis qu’elle
+s’est confiée à René Carrère.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XVI</h2>
+
+
+<p>Celui-ci, en revanche, reste un peu soucieux de
+l’avertissement qu’il vient de recevoir. Quelle importance
+faut-il attacher à cette demi-confidence ?…
+Peut-être aucune ! En son inexpérience. Mademoiselle
+a dû exagérer ; car il est inadmissible que sa
+sœur, son beau-frère entretiennent des relations qui
+pourraient être fâcheuses pour leur fille. Lui, personnellement,
+ne connaît pas du tout Mme de Vausennes
+qu’il a vue en visite cinq ou six fois et dont il
+n’a pas goûté les allures exubérantes, la voix aiguë,
+le rire trop fréquent et trop haut. Mais ces défauts-là
+ne pourraient l’empêcher d’être une estimable personne.</p>
+
+<p>Qu’a donc voulu dire Mademoiselle qui ne faisait,
+semble-t-il, que trahir l’impression de Guillemette ?…
+Et cette petite fille a des clairvoyances de femme.
+Plus d’une fois, déjà, il est demeuré stupéfait de la
+sagacité qu’elle apporte à juger gens et choses. Ah !
+bien autrement que lui, elle pénètre et connaît les
+dessous de la vie mondaine ! Quelle singulière créature
+elle est, pétrie d’imprévu, très droite, guidée par
+une soif impérieuse de propreté morale, et si insouciante
+des antiques lois que jadis respectaient toutes
+les femmes et qu’elle considère à peu près comme de
+vieilles lunes… Avec une telle âme, quel sera son
+rôle ? son œuvre ?… Ah ! René ne s’applaudit pas
+comme le fait Raymond Seyntis, en l’intimité de
+son cœur, qu’elle ait reçu en don tout ce qu’il faut
+pour ensorceler les hommes et les troubler délicieusement…
+Et pourtant, si puritain qu’il soit, il n’oserait,
+pour être sincère, affirmer qu’il la souhaiterait
+doctement intelligente, sage, religieuse, comme cette
+Louise de Mussy, encore placée près de lui, à table,
+par les soins persévérants de sa sœur. Mais telle
+qu’elle est, elle lui demeure un continuel sujet d’étonnements,
+tant il découvre de faces diverses à sa
+jeune personnalité.</p>
+
+<p>Durant tout le dîner, il a très bien vu qu’elle était
+nerveuse, bien qu’elle gardât l’impeccable correction
+de tenue à laquelle sa mère l’a habituée. Qu’a-t-elle ?
+Quoiqu’elle cause avec ses voisins autant que
+la politesse l’exige, ses yeux la révèlent à René qui
+l’observe, désintéressée de ce qui se dit autour de
+cette table brillamment entourée. Elle a l’air de
+regarder au dedans d’elle-même. Pourquoi ?…</p>
+
+<p>Et une tentation gronde en lui de l’interroger.</p>
+
+<p>Le maître d’hôtel apporte le café. Les personnes
+mûres de l’assistance échangent, en sucrant leurs
+tasses, des propos somnolents, dus à l’excellence du
+repas et à la chaleur extrême d’une soirée lourde
+d’orage. La pensée un peu distraite, Mme d’Harbourg
+demande à M. le curé qui, près d’elle, agite sa petite
+cuiller dans son café :</p>
+
+<p>— Et vous, monsieur le curé, par cette odieuse
+température, avez-vous des nuits convenables ?</p>
+
+<p>Le digne pasteur la regarde effaré, tandis qu’à
+cette question inattendue, des rires jaillissent :</p>
+
+<p>— Moi ? madame… Mais je dors bien… très bien…</p>
+
+<p>— Pauline, ma chère amie, s’écrie M. Seyntis
+narquois, permettez-moi de vous dire que vous
+adressez à M. le curé des questions bien indiscrètes !</p>
+
+<p>Il proteste aussitôt :</p>
+
+<p>— Madame, je vous en prie, n’en croyez rien…
+Car…</p>
+
+<p>René n’en entend pas davantage. Sur la terrasse
+où il fume, apparaît la robe blanche de Guillemette
+qui a fini d’offrir les liqueurs. Il jette son cigare et
+lui avance un fauteuil. Mais elle n’approche pas :</p>
+
+<p>— Ne vous dérangez pas pour moi, mon oncle.
+J’ai là un pliant…</p>
+
+<p>Elle s’assied un peu à l’écart et demeure immobile,
+le regard perdu, dans l’ombre, vers le ciel sans étoiles
+où courent des éclairs… Tout à coup, elle a un tressaillement,
+comme rappelée de très loin, parce que, à
+ses côtés, monte la voix de René :</p>
+
+<p>— Guillemette, est-ce que nous sommes brouillés ?
+Si cela est, dites-moi pourquoi… afin que la
+réconciliation soit possible…</p>
+
+<p>Il ne saurait dire quelle brusque impulsion l’a
+amené vers elle et lui a mis aux lèvres cette question.</p>
+
+<p>— Mais non, oncle, nous ne sommes pas brouillés
+que je sache ! A quel propos, le serions-nous ? mon
+Dieu…</p>
+
+<p>— Alors, Guillemette, pourquoi n’êtes-vous plus
+ma confiante petite amie ?… Pourquoi me fuyez-vous
+et me tenez-vous votre pensée close ? J’avais pris la
+douce habitude d’être traité par vous en confident
+très attentif, très dévoué, à qui vous êtes très chère…
+Et il me semble dur que vous ayez changé sans que
+j’aie démérité…</p>
+
+<p>— Vous n’avez pas démérité, oncle, mais je n’ai
+rien à vous confier… pour le moment…</p>
+
+<p>Elle a eu un imperceptible frisson comme s’il pouvait
+lire en elle, bien que la nuit l’enveloppe ; et ses
+lèvres se contractent un peu, pour mieux retenir
+toute parole imprudente…</p>
+
+<p>Il reprend :</p>
+
+<p>— Et cependant ce soir, vous êtes préoccupée…
+Quelqu’un ou quelque chose vous a contrariée profondément…
+Ne dites pas non !… Je commence, moi
+aussi, à vous connaître bien…</p>
+
+<p>Dans l’ombre, il sent sur lui la douceur des yeux
+qui pensent. Il ne peut savoir quel apaisement elle
+trouve dans la certitude d’être en absolue sécurité
+près de lui qui, jamais, ne se comporterait comme le
+prince ou comme Maurice Vernaud avec Régine…
+Car elle n’a pas tout dit à Mademoiselle ; pas un mot
+de la scène qu’une glace lui a révélée dans la chambre
+de son amie, des baisers dévorant un visage qui
+ne se refusait pas…</p>
+
+<p>Et dédaigneuse de se dérober davantage, elle
+avoue, avec une franchise fière :</p>
+
+<p>— C’est vrai, oncle, j’ai éprouvé tantôt une impression
+très… désagréable qui ne s’est pas encore effacée ;
+mais je dois la garder pour moi. Voilà tout… Ne
+vous inquiétez pas à mon sujet… Je crois…</p>
+
+<p>Elle s’arrête ; sa voix est devenue presque grave.</p>
+
+<p>— Vous croyez ?…</p>
+
+<p>— Je crois que c’est pour mon très grand bien que
+je l’ai éprouvée… Tout de même, je vous assure,
+oncle René, je vaux un peu plus que je n’en ai l’air…
+Je vois très bien ce qui m’est bon ou mauvais… Et
+si je n’ai pas toujours la sagesse de faire le choix
+qu’il faut, — c’est trop difficile pour moi cela ! — du
+moins, je déteste ce qui est mal,… vilainement mal…
+Ne me jugez pas avec plus de sévérité que je ne le
+mérite…</p>
+
+<p>— Je vous juge très droite et très loyale, Guillemette,
+fait-il d’un ton où elle devine combien est
+sincère l’hommage qu’il lui offre ainsi.</p>
+
+<p>— Ah ! tant mieux, mon oncle… Et ne doutez plus
+de votre amie, même quand elle est bouche close
+avec vous… Dites-vous simplement qu’elle a quelque
+raison de se taire !… Et ayez foi en elle…</p>
+
+<p>— Oui, Guillemette, j’aurai foi…</p>
+
+<p>C’est elle qui lui tend la main… Il la garde dans
+les siennes, une ? plusieurs ? secondes, il n’en a pas
+conscience… Tous deux, ils songent…</p>
+
+<p>Mais au seuil du salon, Mme Seyntis appelle, le ton
+un peu mécontent :</p>
+
+<p>— Guillemette, tu es là ? Que fais-tu donc à bavarder
+sur la terrasse avec ton oncle ? J’imagine que tu
+peux rester dans le salon comme tout le monde !</p>
+
+<p>Dans le cadre lumineux de la porte-fenêtre, apparaît,
+près de Mme Seyntis, la silhouette de Louise
+de Mussy.</p>
+
+<p>— Oh ! madame, ne faites pas rentrer Guillemette.
+Ce serait si charmant d’aller la retrouver !</p>
+
+<p>Et, gracieuse, elle se rapproche des deux jeunes
+gens…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XVII</h2>
+
+
+<p>René a, en conscience, rempli la mission dont
+Mademoiselle l’avait chargé. Il a questionné, adroit
+et discret, autant qu’un vieux policier ; et il connaît
+maintenant tous les potins — vrais ou faux — qui
+circulent sur le ménage de Vausennes. Il n’ignore
+plus que madame est l’épouse très coquette, réputée
+pour de légères aventures, — assez voilées en effet
+pour ne lui avoir pas enlevé sa qualité de femme du
+monde ; — l’épouse d’un mari qui aime vraiment
+trop, pour la sécurité de son foyer, les voyages d’exploration.
+Tout adonné à ses curiosités géographiques,
+il paraît désintéressé absolument des curiosités
+sentimentales et autres de sa femme qui tient une
+place fort menue en son existence de travailleur.</p>
+
+<p>Leur fille Régine a toutes les chances pour être,
+dans l’avenir, une seconde édition de la mère. Les
+garçons poussent au petit bonheur dans un foyer où
+chacun pratique, avant tout, la loi du bon plaisir.</p>
+
+<p>Ces divers renseignements, donnés avec détails,
+ont rempli René d’une vertueuse indignation contre
+sa sœur qui accepte des relations avec une femme
+tarée et laisse Guillemette fréquenter un pareil
+milieu.</p>
+
+<p>Il a préféré ne point manifester son sentiment à
+son beau-frère, parce qu’entre hommes, les propos
+peuvent aisément prendre une gravité fâcheuse en
+la circonstance. Mais rentré de Trouville à l’heure du
+chien et loup et trouvant, par extraordinaire, sa
+sœur seule à travailler devant son métier — une
+série d’invités vient de disparaître ; Guillemette est en
+auto avec son père… — il part résolument en guerre
+car il estime que c’est son devoir… Peut-être sa sœur
+ignore-t-elle, en somme, ce qui se dit de Mme de Vausennes…
+Alors, elle doit être avertie.</p>
+
+<p>Et il interroge :</p>
+
+<p>— Marie, est-ce que tu connais beaucoup les de
+Vausennes ?</p>
+
+<p>Étonnée de la question, elle s’arrête de broder :</p>
+
+<p>— Qu’appelles-tu « beaucoup » ?… Il y a plusieurs
+années que nous les voyons… nos filles avaient été
+au cours et au catéchisme ensemble ; et ils sont nos
+voisins de campagne. Pourquoi me demandes-tu
+cela ?</p>
+
+<p>Il a une hésitation… Le rôle d’accusateur lui est
+odieux… Et Mme Seyntis a l’air si loin de se douter
+où il veut en venir ! Elle répète, piquant avec soin
+son aiguille :</p>
+
+<p>— Pourquoi ? René.</p>
+
+<p>La pensée qu’il s’agit du bien de Guillemette balaie
+son hésitation. Et son accent a une fermeté presque
+dure quand il répond :</p>
+
+<p>— Parce que j’ai entendu tenir sur le compte de
+Mme de Vausennes certains propos qui m’ont fait
+trouver très surprenant que tu la voies.</p>
+
+<p>Mme Seyntis conserve toute sa sérénité :</p>
+
+<p>— Mon pauvre ami, on raconte tant de choses !
+C’est parce que tu arrives d’Afrique que tu prends
+garde à ces potinages ! Moi, il y a bien longtemps
+que j’ai renoncé à le faire…</p>
+
+<p>René sent que la bonté naturelle et la charité
+évangélique de Mme Seyntis lui mettent sur les yeux
+un bandeau singulièrement opaque.</p>
+
+<p>— Alors, tu ne crois pas, Marie, qu’il puisse y
+avoir jamais quelque chose de vrai dans ces potinages,
+comme tu dis ?</p>
+
+<p>— En ce qui concerne Mme de Vausennes, non
+vraiment, je ne le crois pas… Je t’accorde qu’elle est,
+pour mon goût, trop mondaine ; que peut-être, il
+n’y a pas, dans sa tenue, la réserve qui fait qu’une
+femme ne peut jamais être mal jugée ; mais de même
+que mon mari, je la tiens surtout pour une aimable
+personne avec qui les relations sont agréables.</p>
+
+<p>Ici, un silence. Dans la pièce voisine, en entend
+les gammes rageuses de Mad et la voix assourdie de
+Mademoiselle qui proteste contre les notes fausses.</p>
+
+<p>— Soit, Marie, l’opinion que Mme de Vausennes
+donne d’elle-même est fausse… Après tout, je ne
+demande pas mieux que de l’admettre !… Et je reconnais
+que toi-même, tu es assez impeccable…</p>
+
+<p>Mme Seyntis a un geste instinctif de protestation
+modeste.</p>
+
+<p>— Assez impeccable pour ne pas avoir à redouter
+certaines relations. Mais tout le monde n’a pas ton
+indulgence pour juger… cette dame et son milieu.
+C’est pourquoi je regrette très fort que Guillemette
+puisse y être rencontrée. Va chez elle si cela te
+convient, mais, crois-moi, n’y envoie pas ta fille !</p>
+
+<p>Cette fois Mme Seyntis ne songe plus à bien ombrer
+ses fleurs, et reste, au contraire, l’aiguille
+en l’air. Elle est troublée, envahie secrètement par
+la crainte de s’être mise en faute… Ce qui lui est très
+désagréable.</p>
+
+<p>— Mais que veux-tu dire ? René ; que t’a-t-on
+raconté ?</p>
+
+<p>— Certaines… anecdotes qui m’ont prouvé que la
+maison de Mme de Vausennes n’est pas de celles où
+puisse être vue une fille bien élevée comme la tienne ;
+car les habitudes, les conversations, les hôtes doivent
+lui en demeurer totalement étrangers.</p>
+
+<p>— Comment le sais-tu ? A peine, tu es allé deux ou
+trois fois chez elle.</p>
+
+<p>Brièvement, il dit :</p>
+
+<p>— Une personne qui porte un sincère intérêt à
+Guillemette m’a parlé à ce sujet et m’a prié de t’avertir
+de ce que tu ignorais sans doute.</p>
+
+<p>Mme Seyntis a joint les mains sur le rebord de son
+métier et regarde, perplexe et désolée, les lointains
+de la mer qui se voilent sous le crépuscule de septembre.
+Dépitée, elle s’écrie dans son désarroi :</p>
+
+<p>— Mais enfin, Mme de Vausennes n’a pas plus
+mauvais genre, à sa façon, que Nicole, par exemple…
+Nicole, que tu considères comme une femme du
+monde… que je reçois… Après tout, ta rigidité
+trouve peut-être que j’ai tort de le faire !</p>
+
+<p>René a un involontaire geste d’irritation.</p>
+
+<p>Il lui demeure insupportable d’entendre blâmer
+Nicole. De son amour autrefois, il lui reste au cœur
+une pitié tendre pour elle, un désir de la protéger
+contre elle-même et les autres… Et à l’attaque de sa
+sœur, il répond :</p>
+
+<p>— Pourquoi la repousserais-tu ? la pauvre Nicole.
+Elle est tant à plaindre… si jeune et si seule…</p>
+
+<p>Quelque chose dans l’accent de son frère éveille
+chez la douce Mme Seyntis des instincts combattifs :</p>
+
+<p>— Seule ? Elle a des parents excellents, dévoués, qui
+ne demandent qu’à être toujours auprès d’elle !…</p>
+
+<p>— Oui… mais ce ne sont pas ses parents qui
+devraient se trouver près d’elle…</p>
+
+<p>— Son mari, veux-tu dire ? Pour ce qu’elle tient à
+lui ! Elle se laisse consoler, en tous cas, de leur
+rupture !… Mais ce n’est pas de Nicole qu’il s’agit !</p>
+
+<p>— Non, c’est de Guillemette.</p>
+
+<p>— Oui, de Guillemette que tu crois devoir honorer
+de ta protection puisque, à ton gré, son père et moi
+ne suffisons pas à cette tâche.</p>
+
+<p>Il lui jette un coup d’œil stupéfait. Sa sœur presque
+agressive, c’est pour lui une inconnue. Il a l’intuition
+que, dans son amour-propre maternel, elle est
+froissée, inconsciemment jalouse… De quoi ? de la
+preuve de sollicitude qu’il vient de donner à Guillemette ?</p>
+
+<p>— Marie, il est impossible que, sérieusement, tu
+me saches mauvais gré de prendre intérêt à ta fille ?</p>
+
+<p>— Je trouve seulement que tu es peut-être encore
+un peu jeune pour jouer auprès d’elle ce rôle superflu
+de tuteur… Voilà tout…</p>
+
+<p>II éprouve la bizarre impression d’un choc violent
+qui le blesse. Repoussant son fauteuil, il se lève :</p>
+
+<p>— Si tu penses cela, Marie, il ne me reste plus
+qu’à te prier de recevoir mes excuses pour m’être
+mêlé de ce qui ne me regardait pas, en effet… Je
+croyais que mon affection pour tes enfants, pour ta
+fille, m’autorisait à être à leur égard une espèce de
+frère aîné. Je me suis trompé. N’en parlons plus !</p>
+
+<p>L’accent de René calme soudain l’irritation de
+Mme Seyntis ; la confusion l’envahit pour les paroles
+qu’un obscur élan a fait jaillir de sa pensée.</p>
+
+<p>Elle tend la main vers son frère.</p>
+
+<p>— René, ne sois pas susceptible… J’ai été trop vive,
+mais, tu comprends, j’étais si bouleversée de ce que
+tu m’apprenais… et dont je ferai mon profit !</p>
+
+<p>Il sent la sincérité de ce regret et ne repousse pas
+la main conciliante qui vient à lui. Toutefois la
+secrète blessure que lui ont faite les paroles de sa
+sœur garde son acuité. La voix brève, parce qu’il fait
+effort sur lui-même, il répond :</p>
+
+<p>— Tu agiras, Marie, comme tu le jugeras bon. Le
+rôle malencontreux que j’ai dû remplir est achevé…
+Tu es avertie de ce que tu ignorais…</p>
+
+<p>— Oh ! oui, de ce que j’ignorais ! avoue-t-elle, remplie
+de componction… Moi qui veille si soigneusement
+sur ma Guillemette ! Ah ! grâce à Dieu ! elle
+n’est encore qu’une petite fille et il me reste quelques
+bonnes années pour la conserver près de
+moi… Oh ! non, nous ne voulons pas la marier de
+bonne heure !… Et heureusement, elle ne le souhaite
+pas du tout…</p>
+
+<p>René ne répond rien. Son visage a des lignes d’une
+fermeté presque dure, dans l’ombre qui s’empare
+insensiblement du salon. C’est vrai, Guillemette ne
+paraît nullement désireuse de donner son âme. Elle
+a encore le rire insouciant des petites filles. Mais combien
+de mois, de jours, demeurera-t-elle ainsi ?</p>
+
+<p>Quoi qu’en dise sa mère, elle est à l’âge où il suffit
+du hasard d’une rencontre pour que l’étincelle jaillisse…
+Et soudain, dans son cerveau, s’anime la
+vision d’une Guillemette devenue femme, ayant aux
+lèvres, dans les yeux, le je ne sais quoi d’incomparable
+que l’amour y fait luire.</p>
+
+<p>Et cette Guillemette-là possède le charme troublant
+de Nicole…</p>
+
+<p>René a un léger sursaut, en entendant sa sœur
+dire, la voix amicale, avec un désir évident d’effacer
+sa fâcheuse sortie :</p>
+
+<p>— Bien avant d’aller au mariage de Guillemette,
+nous irons au tien, mon cher grand… Et je voudrais
+de tout cœur que ce fût bientôt…</p>
+
+<p>Un geste d’impatience échappe à René et il se met
+à arpenter la pièce que le crépuscule ombre d’une
+cendre grise.</p>
+
+<p>— Oh ! Marie, Marie, je t’en supplie, ne me persécute
+pas ainsi…</p>
+
+<p>— Mais, mon ami, je ne veux que ton bonheur, tu
+le sais bien ! Quand tu es arrivé en France, tu paraissais
+tellement désireux de te créer bien vite un
+foyer !</p>
+
+<p>Il s’adosse à la cheminée, les bras croisés :</p>
+
+<p>— Quand je suis arrivé en France, j’étais devenu
+quelque peu un sauvage, j’imagine ; par suite, un être
+très primitif et j’étais naïvement persuadé que rien
+ne me serait plus facile que de rencontrer la jeune
+fille pourvue de qualités de tout repos qui répondrait
+à mon idéal de l’épouse…</p>
+
+<p>— Eh bien ?</p>
+
+<p>— Eh bien, en m’abandonnant à cette illusion,
+j’étais parfaitement aveugle et j’en suis aujourd’hui
+bien convaincu !</p>
+
+<p>Elle arrête sur lui des yeux saisis et, dans l’ombre
+grandissante, cherche à deviner sa pensée sur son
+visage.</p>
+
+<p>— René, tu plaisantes ? n’est-ce pas…</p>
+
+<p>— Ah ! nullement, et je t’assure que je n’en ai
+guère l’envie… Depuis six semaines, tu fais défiler
+devant moi un certain nombre de jeunes personnes
+parmi lesquelles, évidemment, j’avais toute
+sorte de chances pour découvrir l’élue ; eh bien, à
+cette épreuve, tout mon enthousiasme, mon ardeur,
+ma confiance sont tombés… Et je n’ai que le désir de
+demeurer dans ma solitude… du moins, quelque
+temps encore !</p>
+
+<p>— Oh ! René, tu me désorientes tout à fait… Car
+enfin Louise de Mussy, Suzanne Danville sont parfaites
+et tu n’aurais qu’un mot à dire…</p>
+
+<p>— Ah ! leur perfection ne m’en donne guère envie…
+Elles me produisent l’effet de modèles de vertu…
+non de femmes…</p>
+
+<p>— René !… Mais René !!! je ne te reconnais plus !</p>
+
+<p>— Moi non plus, je ne me reconnais plus ! La vie
+de France est en train de me compliquer de façon
+déplorable !</p>
+
+<p>Mme Seyntis ne relève pas ces incompréhensibles
+paroles, car un coup discret est frappé à la porte et
+le maître d’hôtel, apparaissant, demande :</p>
+
+<p>— Madame veut-elle que la cloche du dîner soit
+sonnée bien que Monsieur et Mademoiselle ne soient
+pas encore rentrés ?</p>
+
+<p>— Sonner la cloche ?… Est-il donc l’heure déjà ?</p>
+
+<p>— Oh ! oui, madame, l’heure passée…</p>
+
+<p>Toute à sa conversation avec René, en effet,
+Mme Seyntis n’a pas pris garde que le temps fuyait.
+Une sourde anxiété l’étreint :</p>
+
+<p>— Comment, Raymond et Guillemette ne sont pas
+ici, à plus de sept heures ? Et pourtant Raymond
+n’aime pas à rentrer à la nuit en cette saison ! Mon
+Dieu, pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé ! Oh ! ces
+autos !…</p>
+
+<p>La même inquiétude a traversé l’esprit de René.
+Que sait-on ? Aussi bien, il peut s’agir d’un simple
+retard amené par quelque cause banale, comme de
+l’un de ces accidents qui sont des catastrophes…
+Brutalement, une seconde, il voit Guillemette inerte,
+blessée, plus peut-être. Ah ! tout plutôt que cela !</p>
+
+<p>Mais il se raidit aussitôt, surpris et impatient de
+ce brusque désarroi de ses nerfs. Où donc est le
+sang-froid qu’aucun danger n’a jamais pu altérer en
+lui ?… Pourquoi tout de suite imaginer un malheur ?…
+C’est absurde !</p>
+
+<p>Absurde, soit. Mais le calme ne revient pas en sa
+pensée quoiqu’il n’en trahisse rien, pour ne pas
+ajouter à l’émoi de Mme Seyntis qu’il voit grandir…
+Et chez lui aussi, l’inquiétude monte silencieusement
+avec les minutes qui s’enfuient et emportent la sécurité
+où sa volonté prétendait le maintenir ; — alors
+qu’il a perdu cette sécurité au moment même où il
+apprenait le retard inexpliqué…</p>
+
+<p>— Oh ! René, ne trouves-tu pas bien… singulier
+qu’ils ne soient pas encore de retour ?… Pourquoi ?
+Qu’a-t-il pu arriver ?</p>
+
+<p>Il essaie de la rassurer, — avec la conscience que
+les paroles sont tellement vaines ! Ses yeux ne quittent
+plus les aiguilles de la pendule qui marquent
+huit heures un quart.</p>
+
+<p>André, Mad et Mademoiselle sont entrés dans le
+salon, comme chaque soir, pour attendre le dîner.
+Mademoiselle est remplie de compassion pour
+Mme Seyntis et lui adresse de pieuses paroles réconfortantes.
+Mad est prête à pleurer, et André impatiente
+sa mère avec ses assurances juvéniles que,
+bien sûr, rien du tout n’est à craindre, qu’il est tout
+à fait inutile de se tourmenter, etc.</p>
+
+<p>Et les minutes fuient toujours.</p>
+
+<p>René, ayant pitié de sa sœur, la laisse aller sur la
+terrasse inspecter la route ; lui-même sort, dévoré
+d’un besoin instinctif d’activité, d’une soif de faire
+quelque chose… Quoi ? Où aller les chercher ? Comment
+savoir ?…</p>
+
+<p>La nuit est absolue, une de ces nuits de septembre
+épaisses de brumes. Avidement, il sonde les lointains
+obscurs pour y trouver le feu de la voiture… Une
+fois, deux fois, il a un tressaillement d’espoir, en
+tendant le grondement d’une auto. Mais la voiture
+ne s’arrête pas et passe en tourbillon devant la villa.
+Une autre s’enfonce dans une propriété voisine…</p>
+
+<p>Oh ! qu’elle lui est devenue chère, Guillemette.
+Aurait-il jamais cru, deux mois plus tôt, qu’il pût
+éprouver un pareil supplice parce qu’il la craint en
+danger ?… Même pour sa sœur, il ne pourrait être
+plus profondément bouleversé ; il n’aurait, plus violente,
+cette terreur d’une catastrophe qui domine
+chez lui tout raisonnement.</p>
+
+<p>A son tour, Mme Seyntis est venue devant la
+grille… La pensée enfiévrée, une incessante prière
+aux lèvres, elle regarde dans la nuit avec des yeux
+que troublent les larmes… Mais la route est toujours
+déserte. Le vent fait bruire les feuilles. La voix de la
+mer invisible paraît formidable dans ce grand
+silence.</p>
+
+<p>— Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi est-ce qu’ils
+ne reviennent pas ! murmure-t-elle, ainsi qu’une
+plainte.</p>
+
+<p>— Marie, il faut rentrer. Tu es glacée… Et cela ne
+sert à rien de demeurer ici !</p>
+
+<p>Elle se laisse ramener, habituée à l’obéissance conjugale.
+Dans la salle à manger, sur son ordre, le
+dîner a été servi pour Mademoiselle et les enfants.
+André, seul, dévore à son ordinaire, fort de sa conviction
+qu’il s’agit d’une simple panne. La grande
+pièce, généreusement éclairée, a sa physionomie
+coutumière. Le domestique, impassible, fait le service.
+Comme les choses, il conserve sa physionomie
+de chaque jour.</p>
+
+<p>Ah ! pourquoi ne pouvoir se réfugier dans la bienheureuse
+confiance qu’il s’agit d’un simple retard !…</p>
+
+<p>Pour obéir à son frère, Mme Seyntis essaie d’avaler
+un peu de potage ; mais elle a la gorge trop serrée.
+Ses yeux sont à tout instant sur le grand cartel
+dont les aiguilles avancent, avancent… Elles ont
+passé la demie de neuf heures et approchent de dix
+heures.</p>
+
+<p>René, lui, est ressorti, ne pouvant supporter le
+décor paisible et familier du <i lang="en" xml:lang="en">home</i>. Une fièvre brûle
+ses nerfs, lui enlève toute maîtrise sur sa pensée.
+II ne doute plus d’un accident. Quelle en est la gravité ?…</p>
+
+<p>Voici maintenant que la brume se change en
+pluie sans qu’il en ait conscience. Il écoute… Il lui
+semble entendre le grondement lointain d’une auto…
+Dans la nuit, encore une fois, un feu grandit…
+Est-ce enfin la voiture que tout son être attend ?…
+Tant d’autres passent sur ces routes…</p>
+
+<p>Machinalement, il se lance en avant et crie, sans
+réfléchir :</p>
+
+<p>— Raymond, est-ce vous ?</p>
+
+<p>Pas de réponse. De sa voix forte de commandement,
+il répète son cri. Maintenant la voiture est près,
+tout près… Il croit la reconnaître… Mais pourquoi
+ce silence ? Et il jette un nom :</p>
+
+<p>— Guillemette ! répondez… Est-ce vous ?</p>
+
+<p>— Oui… oui ! oncle. Nous voilà !</p>
+
+<p>René Carrère peut vivre très vieux… Jamais il n’oubliera
+la sensation d’allégresse éperdue qui, soudain,
+lui fait bondir le cœur. C’est donc vrai que l’horrible
+cauchemar est fini ?… La voiture s’arrête devant lui.</p>
+
+<p>— Oncle, c’est bien vous, n’est-ce pas ?… Ramenez-moi
+à pied, voulez-vous ? Je suis glacée !</p>
+
+<p>Hâtivement, il demande :</p>
+
+<p>— Vous n’êtes blessés, ni l’un ni l’autre ?</p>
+
+<p>La voix de M. Seyntis explique dans l’obscurité :</p>
+
+<p>— Mais non… Seulement une terrible panne qui
+nous a retenus très longtemps. Nous vous raconterons
+cela ! Mais fais courir Guillemette jusqu’à la
+maison, je te prie… Elle est transie.</p>
+
+<p>— Oncle, je crois bien que l’humidité m’a ankylosée…
+Je ne peux plus me remuer… S’il vous plaît,
+recevez-moi dans vos bras !</p>
+
+<p>Oh ! cette voix gaie !… Que René trouve bon de
+l’entendre !…</p>
+
+<p>Guillemette s’est dressée dans la voiture, enveloppée
+du lourd manteau qui transforme sa silhouette.
+Elle lui tend ses deux mains et saute en chancelant.
+Il la reçoit contre sa poitrine, ainsi qu’une enfant
+très précieuse et murmure, sans réfléchir à ses
+paroles :</p>
+
+<p>— Ah ! chérie, petite chérie, petite aimée… Quelle
+peur vous m’avez faite !</p>
+
+<p>Une seconde, ni lui ni elle ne bougent dans la douceur,
+elle, de se sentir très chère, lui, de l’avoir
+vivante entre ses bras, après l’horrible crainte.</p>
+
+<p>La tête appuyée sur l’épaule de René qui l’enveloppe
+étroitement, elle répond, la voix assourdie :</p>
+
+<p>— Merci, oncle, d’avoir eu peur pour moi !… Je
+regrette de vous avoir tourmenté…</p>
+
+<p>Près d’eux, l’auto s’ébranle bruyamment et fuit.
+Ils sont seuls dans la nuit, sous le large ciel noir.
+René en prend soudain conscience. Il desserre aussi
+tôt son étreinte.</p>
+
+<p>— Vite, Guillemette, pour vous réchauffer… Marchons !</p>
+
+<p>— Me réchauffer ! j’en ai besoin !… Courons plutôt,
+mon oncle, si possible !</p>
+
+<p>— Alors, chérie, donnez-moi le bras, la nuit est
+tellement noire que vous pourriez buter !</p>
+
+<p>Elle obéit ; et ils vont, à travers l’obscurité, sous
+la pluie qui reprend, échangeant de brèves paroles ;
+et leur course est si rapide que, en quelques minutes,
+ils atteignent les <i>Passiflores</i>. Guillemette, ranimée,
+s’élance dans le vestibule où tous sont encore réunis
+autour de M. Seyntis qui enlève sa pelisse ruisselante.
+Elle, sous son capuchon, est toute fraîche, les yeux
+brillants, de petits cheveux fous ébouriffés autour des
+tempes. Elle court à sa mère qui, délivrée de son angoisse,
+pleure à gros sanglots, assise sur une banquette,
+sans souci du décorum, malgré les baisers de Mad,
+les encouragements de son mari et les exclamations
+d’André dont les pronostics se sont trouvés vrais.</p>
+
+<p>— Maman, ma pauvre maman, que je suis fâchée
+que vous ayez eu cette inquiétude, mais puisque rien
+de tragique n’est arrivé, soyons gais !… Et puis,
+maman, si vous saviez comme j’ai faim !…</p>
+
+<p>La courte soirée est, en effet, joyeuse autant que
+l’a souhaité Guillemette. Mais René est gai, seulement
+en apparence, d’abord, parce qu’une brève réflexion
+de son beau-frère l’a impressionné désagréablement.
+Comme il lui disait quelle crainte ils avaient
+eue d’un accident grave, Raymond Seyntis a répondu,
+d’un étrange accent :</p>
+
+<p>— Un bon accident qui, en une seconde, m’eût délivré
+de la vie ?… Mon cher ami, si je n’avais pas été
+avec Guillemette, vous n’auriez rien pu me souhaiter
+de meilleur !</p>
+
+<p>Est-ce une boutade ?… Le cri involontaire d’un
+tourment qui se cache ?… Raymond Seyntis possède
+pourtant tout ce qui fait qu’un homme aime la vie…
+Alors ?…</p>
+
+<p>Mais ce soir-là, René est incapable de s’appesantir
+sur cette question qui demeure, pour lui, secondaire.
+Obstinément, dans sa pensée calmée, un travail s’accomplit
+dont il a peur de voir la fin… Tant qu’il est
+au milieu de tous, l’impression est confuse. Mais
+quand il a regagné sa chambre, que le silence s’est
+fait dans la villa sans qu’il ait bougé du fauteuil où il
+s’est jeté pour réfléchir, le mystérieux travail d’analyse
+reprend en lui qui n’a jamais voulu se dissimuler
+la vérité. Pourquoi donc a-t-il eu cette terreur
+qu’un accident eût soudain enlevé Guillemette ?…
+Pourquoi a-t-il conscience que, durant les heures où
+il l’attendait, impuissant à la préserver, il eût sacrifié
+toutes les autres créatures pour que tout mal fût
+éloigné d’elle ?… Serait-ce donc qu’elle est devenue
+pour lui plus qu’une enfant, une jeune sœur très
+aimée ?</p>
+
+<p>— Mais ce serait insensé !… Insensé ! répète-t-il,
+se dressant hors de son fauteuil et se prenant à
+arpenter la pièce comme il fait quand une préoccupation
+grave bouleverse sa maîtrise de lui-même.
+Pour cette petite, je suis seulement un oncle, rien
+qu’un oncle, un vieil oncle ! Elle rirait et se moquerait
+gentiment de moi, si je m’imaginais de prétendre
+à quelque chose de plus !… Et Marie !…
+comme elle dirait que j’ai abusé de sa confiance et
+me trouverait ridicule de m’être laissé griser, comme
+un gamin de vingt ans, par le charme d’une fillette !…</p>
+
+<p>René éprouva la sensation de stupeur d’un être
+qui, soudain, voit devant lui un abîme insoupçonné.
+Parce que, toujours, il a été, avant tout, un homme
+d’action, de travail, scrupuleusement fidèle aux principes
+que sa conscience reconnaissait, dont la pensée
+était ferme et droite, l’âme étrangère aux complications
+sentimentales ; parce qu’il n’a jamais songé
+à s’observer vivre, il n’a pas vu vers quelle tentation
+il allait, pour s’y heurter fatalement.</p>
+
+<p>Et maintenant que faire ?…</p>
+
+<p>Que faire ? Mais la seule chose raisonnable, celle
+qui s’impose, sans discussion possible. Partir, s’en
+aller, oublier une petite fille qui ne songe guère à
+lui, qui ne possède ni ses goûts, ni ses idées, surtout
+qui est trop jeune, oh ! bien trop jeune pour lui…;
+coûte que coûte, guérir de cette folie !… — car il n’est
+pas d’autre nom pour le sentiment qui l’a envahi
+sans qu’il en ait conscience… Loin d’elle, distrait
+d’elle, revenu à sa vie d’antan, il retrouvera nécessairement
+la pleine possession de lui-même et l’incompréhensible
+ivresse se dissipera ; d’autant plus
+vite, qu’il y emploiera sa forte volonté.</p>
+
+<p>Forte ?… Il se la figurait ainsi…, comme il se
+croyait sûr de son cœur. Il s’en allait dans la vie,
+orgueilleusement confiant en la réalisation de sa destinée
+qu’il prétendait faire selon les idées qui ont
+toujours gouverné sa vie. Et parce qu’une enfant
+s’est trouvée sur son chemin, tous ses desseins se
+sont écroulés, pareils à des collines de sable qu’un
+souffle bouleverse.</p>
+
+<p>Plus René réfléchit, et plus il est dominé par une
+humilité et un découragement qu’il n’a jamais encore
+connus. A quoi donc lui a servi de s’être fait,
+depuis des années et des années, une loi inflexible
+d’accomplir toujours strictement les plus petits
+comme les plus grands devoirs ? Qu’y a-t-il gagné,
+sinon de devenir trop absolu dans ses jugements ;
+d’avoir, comme dit Guillemette, la sagesse intransigeante ;
+de s’être accoutumé à embarrasser sa vie
+de scrupules plus ou moins inutiles… Et aujourd’hui
+encore de jouer peut-être son bonheur par une conception
+trop étroite de ce qu’il doit faire…</p>
+
+<p>Des heures et des heures, René songe ainsi, désemparé,
+scrutant son passé, puis l’avenir auquel il rêve,
+hanté par le souvenir de la minute où Guillemette
+était sur sa poitrine, confiante et tendre comme une
+enfant qui se sent infiniment aimée…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XVIII</h2>
+
+
+<p>— Enfin vous voilà ! oncle. Ce n’est pas bien de
+m’abandonner ainsi pour votre dernier jour à Houlgate !…
+Si vous voulez que je vous pardonne, venez
+encore une fois faire un peu de <i>footing</i> avec moi ?…</p>
+
+<p>Et Guillemette regarde René Carrère avec l’expression
+câline et confiante qui l’attire invinciblement
+vers elle. Sous couleur de renseignements à préciser,
+il a, en effet, passé une partie de l’après-midi à Trouville,
+et, le soir même, il quitte les <i>Passiflores</i> pour
+aller faire, avec un camarade, l’excursion projetée
+dans le Midi, à Biarritz. Il n’hésite jamais à
+accomplir une résolution prise, même au prix d’un
+effort pénible. Quand il a fait part de ce dessein à sa
+sœur, elle a vivement protesté, redoutant que ce
+départ inattendu n’ait été motivé par sa regrettable
+sortie lors de leur conversation sur les de Vausennes.
+Il l’a facilement tranquillisée. Comme elle n’use pas
+de prétextes, même en sa vie mondaine, elle croit toujours
+à la sincérité des assurances qu’elle reçoit. A
+son beau-frère, il n’a eu aucune explication à donner,
+car dès le lendemain de l’inoubliable promenade en
+auto, Raymond Seyntis est reparti à l’aube pour Paris.</p>
+
+<p>Quant à Guillemette, elle a écouté, sans dire un mot,
+les détails qu’il a donnés à table sur son projet, de
+cet accent un peu bref qui trahit une résolution bien
+arrêtée. Ensuite, elle n’a fait aucune allusion même
+à ce départ, qu’elle a paru accepter comme tout naturel,
+la laissant indifférente. Et ce silence a été singulièrement
+dur à René. Sa conviction s’en est
+affermie, qu’il agissait pour le mieux en voulant la
+guérison. Sous des prétextes divers, il a fui Guillemette
+pendant les quelques jours où il lui fallait
+encore séjourner aux <i>Passiflores</i> ; il a cherché la
+solitude des sentiers que les pluies de septembre
+font déserts ; et il y a marché, droit devant lui, au
+hasard des chemins, exaspéré contre lui-même, maudissant
+son congé qui lui a donné le loisir de devenir
+ainsi ridiculement sentimental, et son dédain de se
+distraire comme les autres jeunes hommes, par les
+plaisirs qui leur permettent d’attendre le mariage.
+Il a pensé à demander d’être immédiatement remis
+en activité, avant même la fin de son congé, à solliciter
+une garnison lointaine, au lieu du poste qui
+l’attend à l’état-major de Paris et le rapprochera forcément
+d’<i>elle</i>…</p>
+
+<p>Et puis, le jour du départ arrivé, après de sombres
+heures à Trouville, morose et odieux dans le désarroi
+de la saison finissante, il a repris le train pour Houlgate
+qu’il doit quitter dans la soirée ; et il s’en est
+allé vers la plage, parce que le soleil couchant est très
+beau, parce qu’il sait — oh ! faiblesse ! — que Guillemette
+aime à venir le voir descendre dans la mer. Il
+s’est dirigé vers la tente où Mademoiselle travaille,
+surveillant Mad. Et <i>elle</i> aussi est là, debout, regardant
+le flot qui monte sur le sable, cambrée dans sa vareuse
+de laine rouge, les plis de sa jupe soulevés un peu
+par la brise sur les pieds fins, fermement posés. Des
+cheveux volètent autour de ses tempes, sous son
+feutre gris pâle, où palpitent de longues ailes.</p>
+
+<p>Une exclamation de Mad lui fait tourner la tête.
+Elle l’aperçoit. Aussitôt dans l’iris violet, luit ce
+regard qui l’attire invinciblement vers elle.</p>
+
+<p>— Oncle, nous marchons, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Ce n’est peut-être guère sage de s’accorder ainsi la
+douceur d’une solitaire causerie avec elle, à cette
+heure du crépuscule qui fait les âmes plus proches…
+Pourtant, sans hésiter, il répond, usant d’un ton
+paternel :</p>
+
+<p>— Je suis à vos ordres, petite fille.</p>
+
+<p>— Alors, filons, mon oncle.</p>
+
+<p>Et ils partent d’une vive allure, comme elle l’a
+souhaité. Ils ont le même pas rythmé d’êtres souples
+et jeunes, en qui palpite, ardent, le flot de la vie.
+Cette course rapide, ensemble, réveille en leur pensée
+le souvenir du soir où ils ont ainsi marché, l’un près
+de l’autre, après qu’un instant, il l’a tenue blottie
+contre lui, comme un trésor perdu et retrouvé… Et
+René se rappelle quelle allégresse éperdue chantait
+alors en lui ! Il a été un peu fou, ce soir-là !</p>
+
+<p>Près de lui, s’élève la voix fraîche, avec l’accent
+même qu’il a tant souhaité lui entendre :</p>
+
+<p>— Oncle, c’est triste que vous partiez ! Nous allions
+être si bien entre nous, maintenant que les invités
+de maman se font rares !… Si vous restiez encore
+un peu… Dites ?</p>
+
+<p>— Ce n’est pas possible, Guillemette, il faut que je
+je parte !</p>
+
+<p>Sans en avoir conscience, il a appuyé sur ces
+mots : « il faut ». Il s’en aperçoit à la surprise qui
+passe dans les yeux qu’elle lève vers lui, une seconde.
+Elle a eu cette même expression, interrogative
+presque gravement, lorsque, pendant le déjeuner,
+elle a appris son départ.</p>
+
+<p>— Ah ! il faut ?… C’est vrai, vous êtes attendu,
+avez-vous dit ?</p>
+
+<p>— Et la saison qui avance me presse.</p>
+
+<p>D’un ton un peu étrange, elle reprend :</p>
+
+<p>— Il fait encore très beau dans le Midi. Ma tante
+d’Harbourg, qui est à Luchon avec Nicole, l’a écrit
+ce matin à maman.</p>
+
+<p>Un choc ébranle René ; et, brusquement, il interroge :</p>
+
+<p>— Comment, Nicole est dans le Midi ?</p>
+
+<p>— Oui… Vous ne le saviez pas ?</p>
+
+<p>— Mais non !… Comment l’aurais-je su ? Je ne suis
+pas au courant des pérégrinations de Mme de Miolan.</p>
+
+<p>— C’est vrai, fait-elle, posément, sans rien trahir,
+de la sensation de délivrance qu’elle éprouve parce
+qu’elle est certaine qu’il ne va pas rejoindre Nicole…
+C’eût été indigne de lui !</p>
+
+<p>Ils font quelques pas en silence. Devant eux, à
+l’horizon, le soleil s’abaisse vers la mer. Une brise
+fraîche trace des moires sur le sable où les roches,
+luisantes de varechs, découpent des silhouettes noires.
+La plage est presque déserte.</p>
+
+<p>— Vous serez absent combien de temps ? mon
+oncle.</p>
+
+<p>— Je ne sais… Je dois aller chasser en différents
+endroits pour terminer mon congé. Peut-être ne nous
+retrouverons-nous qu’à Paris.</p>
+
+<p>— Oui, si vous ne désirez pas qu’il en soit autrement,
+c’est vrai !</p>
+
+<p>— Guillemette, ne soyez pas injuste !</p>
+
+<p>— Mon oncle, je ne le suis pas… Après tout, c’est
+tellement naturel que vous ayez envie de votre
+liberté, après être resté prisonnier de la famille pendant
+deux grands mois…</p>
+
+<p>— C’était une prison qui m’était très chère.</p>
+
+<p>Elle comprend, à son accent, combien il est sincère,
+et elle incline un peu la tête.</p>
+
+<p>— Oui, vous n’aviez pas l’air de souhaiter partir,
+jusqu’au moment où, tout à coup, cette idée s’est
+emparée de vous !</p>
+
+<p>— Non, pas tout à coup ! protesta-t-il, saisi de la
+crainte irraisonnée qu’elle ne devine la vérité ! Vous
+savez bien que j’ai toujours parlé de ce voyage d’automne…</p>
+
+<p>— Je sais… oh ! je sais… Mais je m’imaginais,
+naïvement, que c’était un propos en l’air… Que notre
+été s’achèverait comme il a commencé… vous,
+auprès de nous !… Et je ne pensais guère que ce
+serait vous qui le termineriez…</p>
+
+<p>— Parce que je ne puis faire autrement, Guillemette.</p>
+
+<p>— Si vous en êtes sûr, soit. Je crois bien que vous
+allez me manquer très fort ! oncle.</p>
+
+<p>Il tressaille. Comme elle dit cela simplement !…
+Parce qu’elle s’adresse à un oncle. Autrement, elle
+n’aurait pas cet abandon ! C’est doux et triste de
+l’entendre parler ainsi…</p>
+
+<p>— Je vous remercie, Guillemette, de me regretter
+un peu… Alors, dites-moi, vous ne me trouvez plus
+aussi ennuyeux qu’à mon arrivée ?</p>
+
+<p>Son rire sonne dans la mélancolie du crépuscule.</p>
+
+<p>— Je ne vous ai jamais trouvé ennuyeux, mon
+oncle, mais trop sage pour moi ! Je me sentais
+écrasée par votre supériorité. Maintenant, je ne sais
+comment la transformation s’est accomplie, vous
+êtes bien plus à ma portée… Vous ne me faites plus
+l’effet d’appartenir à la sérieuse phalange des parents…</p>
+
+<p>— Pauvres parents ! Comme vous les considérez !</p>
+
+<p>Elle a, pour l’arrêter, un geste presque suppliant :</p>
+
+<p>— Oncle, je vous en prie, comprenez-moi… J’adore
+maman… Et pourtant… pourtant, comme nous vivons
+moralement loin l’une de l’autre !… Jamais je ne
+m’aventurerais à lui confier les papillons fous qui
+tourbillonnent à travers ma cervelle. Sa sagesse
+aurait si vite fait de les balayer ou de les écraser !…
+Voyez-vous, mon oncle, quand j’entends des mères
+se plaindre que leurs filles ne soient pas confiantes
+avec elles, j’ai toujours envie de leur murmurer que
+ce n’est pas, très souvent, la faute des filles !</p>
+
+<p>— C’est possible, fait-il, pensif, étonné que sa jeunesse
+ait tant de clairvoyance et de réflexion.</p>
+
+<p>— Plus tard, si j’ai des filles, je m’appliquerai à
+devenir leur meilleure amie… celle à qui l’on dit
+tout, parce qu’on est sûre que, même les enfantillages,
+même les sottises, grosses et menues, seront
+écoutées avec indulgence… Non pas sévèrement
+condamnées et exécutées !… Mais je ne sais vraiment
+pas pourquoi je vous raconte tout cela… Sans doute,
+parce que j’avais pris, peu à peu, l’habitude de bavarder
+avec vous sans crainte de me voir rabrouée
+par la vertu sévère des Carrère… O mon oncle, comme
+c’est triste ce qui finit…</p>
+
+<p>— En ce moment, qu’est-ce donc qui finit ? Guillemette,
+interroge-t-il machinalement, étreint par la
+tentation douloureuse de l’attirer dans ses bras comme
+une enfant adorée, qu’il emporterait jalousement
+pour en faire son bonheur…</p>
+
+<p>— Ce qui finit maintenant ?… Notre vie telle qu’elle
+a été depuis deux mois…</p>
+
+<p>— A Paris, Guillemette, vous serez encore ma bien
+chère petite amie… comme ici…</p>
+
+<p>— A Paris, mon oncle, vous serez pris par votre
+service, par le monde, et, un jour ou l’autre, par la
+tante parfaite que vous m’aurez enfin découverte !…</p>
+
+<p>— Comme vous, bientôt, par le neveu parfait que
+vous me réservez…</p>
+
+<p>Les mots lui sont échappés parce qu’il lui semble
+impossible de partir sans avoir entrevu un peu ce
+qu’elle pense… Que va-t-elle répondre ?</p>
+
+<p>Maintenant, ils reviennent vers Houlgate, estompé
+dans un brouillard gris, comme la mer, comme le
+ciel qui s’embrume. L’apothéose, au couchant, s’est
+éteinte dans les eaux.</p>
+
+<p>Guillemette marche le front penché.</p>
+
+<p>— Vous avez raison, mon oncle, nous allons tous
+les deux vers un tournant de notre vie… Mais ce
+neveu parfait qui sera mon mari, je sais que j’aurai
+une peine infinie à le rencontrer… Encore plus,
+maintenant que je vous connais !</p>
+
+<p>— Pourquoi ? Guillemette…</p>
+
+<p>— Pourquoi ?… Parce que vous m’avez appris… — oh !
+sans le vouloir !… — ce que c’est de se
+reposer absolument sur un autre être… Il faudra
+donc que l’homme qui deviendra <i>tout</i> pour moi soit
+sérieux autant que vous pour m’inspirer le sentiment
+délicieux d’une foi sans limites… Et, en même temps,
+il faudra qu’il m’aime… très follement… — ne soyez
+pas scandalisé ! mon oncle, — qu’il m’aime… comme
+les hommes aiment les femmes qui ne sont pas leur
+bien… Aussi, je me doute que je cherche un bonheur
+très difficile à rencontrer !</p>
+
+<p>Il l’écoute sans l’interrompre d’un mot, recueillant
+l’intime révélation de cette âme qui s’ouvre à lui et
+l’attire à lui donner le vertige… Combien, tout ensemble,
+elle lui apparaît proche et lointaine !… Ah !
+où est la sagesse ?… la fuir ou tenter de la rendre
+sienne ?…</p>
+
+<p>Sans soupçon du rêve qu’elle éveille, elle continue,
+attentive à sa seule pensée :</p>
+
+<p>— Et puis, j’ai vu, par l’exemple de Nicole, — et
+d’autres encore ! — combien peu cela sert, pour être
+heureuse, de se marier par amour seul, en donnant
+tout son cœur, sans souci des objections, des obstacles,
+des reproches, parce qu’on croit recevoir ce
+qu’on donne soi-même… On peut être si durement
+trompée !… C’est un peu effrayant… surtout pour
+moi qui comprends trop bien que je serai, dans
+l’avenir, ce que me feront mon mari et mon mariage,…
+comme Nicole !…</p>
+
+<p>Il a l’intuition qu’elle voit ainsi la vérité. Et il l’enveloppe
+d’un coup d’œil presque effrayé, parce
+qu’elle a déjà réfléchi à toutes ces choses dont elle
+parle avec un sérieux de femme… Oh ! non, elle
+n’est plus une petite fille !…</p>
+
+<p>Pourtant, ainsi qu’il gronderait une enfant déraisonnable,
+il reprend, et la lutte intime qui se livre en
+lui donne à son accent une sorte d’âpreté :</p>
+
+<p>— Vous avez été élevée de telle sorte, Guillemette,
+que vous devez être incapable de faire ce qui serait
+indigne de vous…</p>
+
+<p>— Oh ! mon oncle, ne croyez-vous pas qu’il se
+trouve des moments où tous les bons principes reçus
+n’ont pas plus de force que des fétus de paille ?</p>
+
+<p>— Guillemette, petite fille, vous parlez de ce que
+vous ne pouvez savoir…</p>
+
+<p>— De ce que je ne peux savoir par moi-même,
+oui, mon oncle… Mais je vais dans le monde… et je
+vois… j’entends des choses qui me font réfléchir…
+L’exemple de Nicole m’a beaucoup instruite.</p>
+
+<p>Il a un tressaillement d’impatience. Quel abîme il
+voudrait creuser entre elle et Nicole de Miolan !</p>
+
+<p>— Nicole supporte le malheur d’avoir été déplorablement
+gâtée. Ce sera toujours son excuse, quoi
+qu’elle fasse. Cette excuse vous ne l’auriez pas, vous,
+enfant.</p>
+
+<p>— Qu’importent les excuses ! mon oncle. Il n’y a
+que les faits qui comptent vraiment. Ça ne change
+rien à ce qui est, les raisons pour lesquelles on a été
+amené à agir de telle ou telle manière.</p>
+
+<p>Jamais encore, il ne l’avait entendue parler ainsi…
+Quelle expérience, il y a déjà dans cette jeune tête !…
+Et cette fois, il ne cherche plus à lui répondre comme
+à une enfant :</p>
+
+<p>— Vous avez raison, Guillemette ; mais les influences
+qui se sont exercées, font qu’on peut, ou non,
+pardonner à ceux qui s’égarent, qui se trompent…</p>
+
+<p>Dans la solitude de la plage assombrie, la voix
+fraîche s’élève avec cet accent pensif qui étonne dans
+sa bouche juvénile :</p>
+
+<p>— Oncle, ne croyez-vous pas qu’il faut toujours
+pardonner ?… Et ce n’est pas approuver !… Mais qui
+n’a pas besoin de pardon ? Voyez, maman est très
+indulgente ; et c’est une des qualités que je voudrais
+le plus posséder comme elle… Vous, oncle René…
+Elle se mit à rire, un peu malicieuse :</p>
+
+<p>— … Vous avez la sagesse un brin rigoureuse !</p>
+
+<p>— Et j’ai bien tort, Guillemette ; car je n’ai, pas
+plus que mes semblables, le droit de condamner…</p>
+
+<p>Il y a de l’amertume dans sa voix. Elle le sent, et
+tourne aussitôt la tête vers lui avec une crainte de
+l’avoir froissé. D’un geste instinctif, elle pose la main
+sur son bras :</p>
+
+<p>— Oncle, vous n’êtes pas fâché, dites, que je vous
+ai parlé si franchement ?… J’en aurais tant de regrets !…
+Car je vous aime très fort… sans en avoir
+l’air !… Et avec le meilleur de moi-même…</p>
+
+<p>Ah ! si elle l’aimait, comme, silencieusement, il se
+prend à le désirer de toute son âme, elle ne lui
+dirait pas cela… Mais quelle douceur caressante a
+son accent, alors qu’elle continue :</p>
+
+<p>— Je voudrais tant que, de cette dernière causerie — où
+j’ai été si franche avec vous, avouez !… — vous
+n’emportiez qu’un bon souvenir !… Ainsi, après
+votre départ, quand nous penserons l’un à l’autre,
+nous serons certains qu’il n’y a pas d’ombre entre
+nous…</p>
+
+<p>— Petite Guillemette, quelle ombre pourrait-il y
+avoir ?… Comment serais-je fâché parce que je vous
+entends parler comme une femme qui réfléchit ?…
+Moi aussi, j’ai une prière à vous adresser. Quand je
+vais être loin, ne voyez plus en moi l’oncle sévère et
+maussade que vous redoutiez, mais un ami à qui vous
+êtes chère infiniment ; et, souhaitez-moi, puisque
+vous vous intéressez à mon bonheur, de savoir…
+enfin !… où je puis le chercher…</p>
+
+<p>Que veut-il dire ?… Elle le regarde avec des prunelles
+attentives — et curieuses, — où il lit clairement
+qu’elle ne devine rien des mots qui lui montent
+aux lèvres… Et vers eux, accourt Mad qui leur
+crie :</p>
+
+<p>— Mais vous ne revenez donc pas ?… Il est très
+tard !… On ne voit presque plus clair… <i>M’selle</i> dit
+qu’il faut rentrer très vite… Le dîner est plus tôt à
+cause de votre départ, mon oncle.</p>
+
+<p>Elle a raison, cette petite. Il est bien tard. Le jour
+se meurt tout gris sur la mer dont les vagues sont
+lourdes, obscures, jetées vers le rivage par un souffle
+froid d’automne.</p>
+
+<p>Et Guillemette, détournée de lui, aide déjà Mademoiselle
+à rassembler les pliants. Il entend son joli
+rire ; le timbre de sa voix a une sonorité si joyeusement
+claire que la certitude brutale s’abat sur lui
+qu’il a mieux fait de se taire…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XIX</h2>
+
+
+<p>Des jours et encore des jours ont coulé. Avec un
+camarade, puis seul, René a été de station en station
+dans les Pyrénées, obstiné à tenter toutes les ascensions
+encore possibles en cette fin de saison, afin de
+dompter, par la fatigue, sa pensée qui se souvient,
+regrette, discute le renoncement que la plus élémentaire
+raison lui impose.</p>
+
+<p>Car maintenant qu’il est loin, il juge plus froidement
+et ne peut s’illusionner sur l’accueil que, non
+seulement Guillemette, mais sa sœur, mais Raymond
+Seyntis lui-même feraient au sentiment qui est né
+obscurément en lui. Il ne lui reste donc, comme il l’a
+compris dès la première heure, qu’à se détacher d’un
+rêve fugitif, charmant et absurde dont il demeure
+stupéfait.</p>
+
+<p>Il a beaucoup regardé en lui-même depuis qu’il a
+quitté les <i>Passiflores</i> et vécu seul. Et cette méditation
+lui a révélé un fait qu’il lui faut bien admettre :
+c’est qu’une insensible transformation s’est opérée
+en lui. Il n’est plus l’homme qui, quelques mois plus
+tôt, arrivait en France, sûr de l’orientation de son
+avenir ; avant tout, passionné pour les choses de sa
+carrière, prompt à discerner la résolution à prendre
+et certain de rencontrer, à l’heure souhaitée, la femme
+qui réaliserait pour lui la compagne d’élection.</p>
+
+<p>L’expérience est venue culbuter sa conception trop
+simple de la vie, sa foi orgueilleuse en la puissance
+de son vouloir et la rectitude de son jugement, la
+raide austérité de ses principes. Sous des influences
+neuves et subtiles, son horizon s’est élargi. Il est
+moins sévère aux autres. Mais lui-même s’est compliqué.
+Sa pensée plus souple aperçoit des nuances,
+des lumières, des ombres aussi qu’il ne concevait même
+pas ; et, par instants, il éprouve l’impression qu’un
+souffle chaud a passé sur son âme, y faisant fondre
+les glaces qui emprisonnaient son être moral, pour y
+éveiller la soif du printemps. Ni le travail, ni l’action,
+ni la claire ordonnance de sa vie ne lui suffisent
+plus. La solitude lui pèse. Il lui faut cette existence
+à deux que possèdent aujourd’hui presque tous ses
+camarades, qui en rend plusieurs éperdument heureux.
+Alors, seulement, cessera pour lui l’impression
+d’isolement, même parmi les siens, qui lui devient
+lourde à porter ; qu’il n’éprouvait pas, aiguë ainsi,
+quand il était loin de France, qui s’est abattue sur
+lui, quand il a compris combien Guillemette lui est
+devenue chère.</p>
+
+<p>Et lui, si calme jadis, s’irrite maintenant de constater
+combien il lui est difficile de retrouver le serein
+équilibre de sa pensée, — parce qu’une lutte sourde,
+qu’il ne veut pas entendre, se poursuit en lui, entre
+la raison qui exige l’oubli et le cœur, rebelle devant
+un tel arrêt… Lutte qui devient peu à peu si pénible
+qu’il en arrive à souhaiter n’importe quelle diversion
+l’arrachant à lui-même.</p>
+
+<p>Il a fui Luchon où est Nicole qu’il ne veut pas voir
+et Biarritz dont la brillante cohue exaspérait le sentiment
+de sa solitude ; et il est venu se réfugier dans
+la paix de Saint-Jean-de-Luz.</p>
+
+<p>La jolie petite ville est toute souriante sous les
+frondaisons jaunissantes de ses arbres. La vigne
+vierge rougit les façades et ses branches s’enchevêtrent
+en berceau sous le bleu violent du ciel…</p>
+
+<p>Mais René, tout à coup, cesse de voir l’horizon
+charmant et s’arrête court dans sa flânerie, à travers
+les rues vibrantes de soleil… Car devant lui, sous la
+flamme de son ombrelle de soie rouge, s’avance Nicole
+de Miolan, d’un pas nonchalant de promeneuse.
+Dans un panier passé au bras, elle porte une grosse
+gerbe de glaïeuls. Sa robe de toile blé semble la
+nimber de lumière. Sûrement, elle n’est pas une
+passante à Saint-Jean-de-Luz. Elle n’en a pas
+l’allure.</p>
+
+<p>Les prunelles ardentes s’arrêtent soudain sur
+René et une surprise y jaillit… Tous deux, ils ont
+la même exclamation :</p>
+
+<p>— Comment, vous êtes ici ?</p>
+
+<p>Il ajoute :</p>
+
+<p>— Je vous croyais à Luchon ?</p>
+
+<p>— La saison est finie. Nous sommes partis pour
+Biarritz ; puis, sur mon désir, nous sommes venus
+ici où mes parents ont loué une villa afin de pouvoir
+y vivre solitairement. J’exècre les hôtels où toutes
+les rencontres deviennent possibles…</p>
+
+<p>Une vibration passionnée a passé dans sa voix et
+ses yeux ont eu un éclair d’orage aussi vite disparu
+qu’il s’est allumé… Reprenant tout de suite son seul
+personnage de femme du monde, elle interroge,
+insoucieuse des passants qui regardent leur groupe,
+parce que nulle part, Nicole de Miolan ne demeurerait
+inaperçue :</p>
+
+<p>— Et vous, René, comment êtes-vous ici ?</p>
+
+<p>— J’y suis en voyageur… j’ai voulu revoir le
+Midi.</p>
+
+<p>— Et vous n’êtes pas un voyageur trop pressé,
+n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Non… Je suis seul…, libre de mon temps…</p>
+
+<p>— Alors, accompagnez-moi un peu, que nous causions…
+Voulez-vous ?… Cela me fait beaucoup de
+plaisir de vous rencontrer !</p>
+
+<p>Il la sent tout à fait sincère et il en éprouve une
+bizarre impression de bien-être moral. Près d’elle,
+va-t-il enfin être distrait des souvenirs qu’il ne parvient
+pas à fuir ?</p>
+
+<p>Quel don de beauté, elle a reçu ! il la regarde émerveillé
+de son éclat. La peau veloutée fait songer à un
+fruit splendide caressé par l’or du soleil. Elle marche
+près de lui, le visage pensif, sous sa capeline de
+paille blonde. Les paupières voilent le regard.</p>
+
+<p>Elle demande :</p>
+
+<p>— Parlez-moi d’Houlgate, de la chère petite Guillemette…</p>
+
+<p>L’obscur tourment frémit en lui… Et il répond par
+des mots brefs ; puis, en hâte, pour se fuir, il interroge
+à son tour :</p>
+
+<p>— Nicole, qu’êtes-vous devenue depuis que nous
+nous sommes dit adieu aux <i>Passiflores</i> ? L’été vous
+a-t-il été bon… comme je le souhaitais tant pour
+vous ?</p>
+
+<p>La bouche expressive se contracte une seconde ; et
+railleuse, Nicole jette :</p>
+
+<p>— Bon ?… mon pauvre ami, que voulez-vous qu’il
+m’arrive de bon ?… Je dois m’estimer satisfaite qu’il
+ne se soit produit, à mon endroit, aucune catastrophe
+irréparable… Voilà tout !… Ce que j’ai fait cet été,
+après avoir quitté Houlgate ?… Rien d’intéressant,
+pour moi ni pour les autres ! De mon mieux, par
+tous les moyens qui me semblaient favorables à ce
+résultat, j’ai essayé de tuer le temps… C’est tellement
+long à remplir une journée quand on vit sans
+but !</p>
+
+<p>Ces mots sonnent étrangement dans la petite rue
+paisible, striée d’ombres bleues et d’éclatants rais de
+soleil ; où les promeneurs circulent d’un pas flâneur ;
+où les gens du pays échangent, avec exubérance, des
+propos très simples. Nicole a parlé d’un accent de
+badinage ironique ; mais, dans sa voix, frémit cette
+amertume que René y a surprise bien des fois à Houlgate.
+Il a l’intuition qu’une désespérance absolue
+l’étreint affreusement et qu’il ne peut rien pour la
+sauver d’elle-même. Pourtant, il essaie, avec une
+sorte d’autorité affectueuse :</p>
+
+<p>— Nicole, ce but que vous n’avez pas, donnez-le-vous !</p>
+
+<p>— Et lequel voulez-vous que je me donne qui en
+vaille la peine ?… Tout ce que je puis faire est si
+inutile !… Ah ! oui, je sais… Il y a des gens très
+sages, très pondérés, à qui il suffit, pour être contents
+d’eux-mêmes et de l’existence, d’accomplir leur
+tâche quotidienne, si insignifiante soit-elle ! Il y a
+des femmes qui se consolent de ce qui leur manque
+en s’absorbant dans les œuvres pies… C’est qu’elles
+n’ont pas la misérable et égoïste soif de bonheur
+dont je ne suis pas encore parvenue à me désaltérer,
+quoique j’essaie <i>tout !</i> pour y réussir…</p>
+
+<p>— Peut-être parce que vous ne cherchez pas où il
+faut, fait-il machinalement, tandis que sa pensée
+s’attache aux dernières paroles de la jeune femme.
+Quel en est le sens ?… Serait-ce qu’elle a enfin réalisé
+son audacieuse résolution de recommencer sa vie, au
+seul gré de son désir ? Mais quoiqu’elle lui ouvre un
+peu de sa pensée, avec une hautaine indifférence de
+ce qu’il conclura, elle garde bien à elle le secret des
+jours qui viennent de passer pour elle… S’ils ont été
+doux à sa beauté, ce n’est pas l’apaisement qu’ils
+semblent avoir apporté à sa pauvre âme tourmentée…</p>
+
+<p>Elle n’a pas relevé sa réflexion, si elle l’a entendue.
+Silencieuse, elle avance près de lui, ses fleurs dans
+les bras. Ils sont maintenant sous le couvert des
+arbres, devant la vieille maison de l’<i>Infante</i>, et vont
+distraits des choses extérieures. Au souffle de la
+mer, encore invisible, des feuilles cuivrées et pourpres
+volent autour d’eux comme de larges papillons
+superbes qui viennent s’écraser sur le sol.</p>
+
+<p>Brusquement, Nicole reprend :</p>
+
+<p>— Ah ! René, que vous êtes heureux d’être un
+croyant… Ce doit être une si grande force et une si
+grande consolation !</p>
+
+<p>Très simple, il dit :</p>
+
+<p>— Oui, vous avez raison… Je l’ai senti aux heures
+les plus douloureuses de ma vie… Et je ne puis l’oublier.</p>
+
+<p>Elle a la pensée que les heures dont il parle sont
+peut-être celles qu’il a connues par elle… Mais ce
+passé-là aussi est bien mort… Il faut le laisser dormir
+en paix.</p>
+
+<p>Elle songe tout haut, avec une espèce de gravité
+désespérée :</p>
+
+<p>— Je crois… j’en suis arrivée à croire que certains
+esprits ont été créés de telle sorte qu’ils ne peuvent
+perdre leur foi ; que d’autres, au contraire, n’auront
+jamais une foi semblable, quoi qu’ils rêvent, quoi
+qu’ils fassent !</p>
+
+<p>— Nicole, à mon très humble avis, c’est qu’ils
+veulent discuter, essayer de comprendre ce qui est
+l’Incompréhensible pour nous autres humains…</p>
+
+<p>Elle murmure :</p>
+
+<p>— Oh ! oui, l’Incompréhensible… l’Inconnu… Et
+des gens l’adorent, le servent, se donnent à lui, en
+font leur bonheur !… Les bienheureux !… Moi, j’ai
+une âme païenne… Mon dieu, c’est l’Amour !… C’est
+lui qui, pour moi, dispense le bien et le mal !…</p>
+
+<p>Il sent tellement combien elle dit vrai qu’il ne
+songe même pas à relever ses paroles. A quoi
+bon ?… Il peut la plaindre, non la transformer.</p>
+
+<p>Ils sont arrivés devant la mer qui miroite splendidement.
+Son souffle les frappe au visage et emporte
+quelques pétales des fleurs de Nicole. Lui, n’en
+voit rien. La houle, la senteur des vagues ont aussitôt
+ressuscité en lui la vision d’une autre plage,
+voilée par le crépuscule, d’une forme svelte sous une
+veste rouge, de deux prunelles profondes qui songeaient,
+presque graves, alors pourtant que la
+bouche souriait…</p>
+
+<p>Nicole a l’intuition qu’il est loin d’elle et demande :</p>
+
+<p>— René, est-ce que ce sont mes propos de mécréante
+qui mettent ainsi en fuite votre pensée
+orthodoxe ?… Je vous ai avoué déjà qu’il fallait avoir
+pitié de moi…</p>
+
+<p>— Je me souviens… et cette pitié, je vous assure,
+Nicole, que je vous l’offre, respectueusement, bien
+sincère…</p>
+
+<p>— Oui, je sais, je sais… Pour moi, vous êtes vraiment
+un ami, j’en suis sûre… Et c’est pourquoi il
+vaut mieux que je vous dise quelle raison m’a conduite
+ici, à Saint-Jean-de-Luz. J’ai fui Biarritz parce
+que j’y ai fait une rencontre.</p>
+
+<p>— Une rencontre ?… répète-t-il, surpris de son
+accent.</p>
+
+<p>— Oui, j’ai rencontré… mon mari qui m’a eu tout
+l’air d’être venu à Biarritz en mon honneur… Avait-il
+à me parler ?… Je n’en sais rien… Je n’ai pas
+ouvert la lettre qu’il m’a envoyée alors… pas plus que
+je n’avais ouvert les autres… Mon Dieu ! comment
+n’a-t-il pas encore compris qu’entre lui et moi, tout
+est fini !… Pour tâcher de l’en convaincre mieux, j’ai
+quitté aussitôt Biarritz… Mais je vis hantée par la
+crainte de le voir apparaître ici…</p>
+
+<p>Il comprend pourquoi elle a les nerfs frémissants,
+pourquoi une fièvre brûle son être passionné.</p>
+
+<p>La voix assourdie, elle poursuit, isolée dans son
+souvenir :</p>
+
+<p>— Cela faisait sept mois que je ne l’avais vu.
+Il a changé… Mais pourtant, c’est toujours lui…</p>
+
+<p>Lui, qu’elle a adorée… Lui, qui l’a fait souffrir…
+Lui, qu’elle n’oublie pas !… Une espèce de révolte
+gronde dans les bas-fonds du cœur de René… Pourtant,
+il n’attend ni ne veut rien de cette femme.</p>
+
+<p>De nouveau, ils avancent silencieusement. Elle
+songe… à quoi ?… Et que pourrait-il lui dire ?</p>
+
+<p>Mais elle a tout à coup ce mouvement d’épaules
+qu’il connaît bien, dont elle semble rejeter son fardeau
+en arrière et elle arrête vers lui ses yeux brûlants ;
+son accent devient railleur :</p>
+
+<p>— Mon pauvre René, quelle fâcheuse compagne
+de promenade je vous offre !… Vous me trouvez
+plutôt ridicule, n’est-ce pas, avec ma manière de
+vous accabler de mes doléances, dès que je vous
+retrouve… Mais je me sens si effroyablement seule
+dans… dans la tourmente où je me débats !… Il y a
+des minutes où le besoin de parler de ma misère me
+ferait crier d’angoisse… Seulement, j’ai appris à me
+dominer… et je me tais…</p>
+
+<p>Elle ne trahit, en effet, sa détresse, ni par un
+geste, ni par un éclat de voix ; elle garde son attitude
+de femme du monde qui tient des propos de
+salon. Et cependant, comme elle est poignante, cette
+plainte désespérée jetée ainsi dans le joli matin clair
+qui semble chanter la douceur de vivre…</p>
+
+<p>René cherche à écarter d’elle, un peu, la sensation
+d’isolement :</p>
+
+<p>— Nicole, vous avez vos parents…</p>
+
+<p>— Mes parents ?… Ils sont excellents… Mais nous
+sommes aujourd’hui des êtres tellement différents
+que nous ne nous comprenons guère et n’arrivons
+qu’à nous faire souffrir mutuellement… J’en ai achevé
+l’épreuve… Et je me tais avec eux… Comme avec
+tous… Vous excepté, René.</p>
+
+<p>— Avec moi qui, hélas ! ne peux rien pour vous…</p>
+
+<p>— Si !… Vous pouvez quelque chose en ce moment…
+Restez quelques jours à Saint-Jean-de-Luz,
+voulez-vous ?… Nous ferons de longues promenades.
+Nous causerons beaucoup… Et cela m’empêchera
+de penser. C’est promis, n’est-ce pas ?… Pensez que
+vous accomplirez une œuvre de charité en m’abandonnant
+un peu de votre temps…</p>
+
+<p>Ainsi, elle veut oublier, comme lui… Et l’oubli,
+c’est la paix, le repos sans prix…</p>
+
+<p>— Je resterai autant que vous le souhaitez,
+Nicole.</p>
+
+<p>Il ne cherche pas une seconde à se dérober au
+charme dangereux que pourtant il n’ignore pas et
+dont la puissance, à cette heure, lui est un bien, puis
+qu’elle l’arrache à son rêve inutile.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XX</h2>
+
+
+<p>La semaine va finir et René est encore à Saint-Jean-de-Luz.
+Ce sont des jours singuliers qui se
+sont égrenés pour lui, tels qu’il n’en avait peut-être
+jamais vécu.</p>
+
+<p>Sur l’insistance très vive de M. et de Mme d’Harbourg,
+candidement désireux de distraire leur fille,
+il a été l’hôte quotidien de la villa ; et passif, pour
+fuir sa pensée, il s’est laissé envelopper par la troublante
+atmosphère que Nicole distille autour d’elle.</p>
+
+<p>Pour la première fois depuis… — il ne saurait
+dire quand !… — il a vécu au gré de ses impressions
+sans souci de les juger ou de les dominer, éprouvant
+une sorte de jouissance aiguë, — non plus une terreur ! — à
+sentir la vie de Nicole se mêler à la
+sienne, l’absorber peu à peu jusqu’à écarter de son
+cerveau toute pensée où elle est étrangère.</p>
+
+<p>Mais aussi était-ce un jeu, un caprice, une gageure
+de l’affoler comme les autres ? Elle a été avec lui telle
+qu’il ne l’avait jamais vue, la séduction même ; durant
+leurs causeries où, cependant, elle n’a rien
+livré du mystère de son âme ; durant leurs flâneries
+sur la plage et dans les petites rues luisantes de clarté ;
+pendant les soirées passées à faire de la musique ;
+les excursions sous la correcte égide de M. d’Harbourg
+qui, d’ailleurs, aussitôt à destination, les
+laissait errer seuls, estimant la marche mauvaise
+pour ses vieux ans et René un protecteur de tout
+repos.</p>
+
+<p>Elle, Nicole, que pense-t-elle ?… Quel drame se
+joue en son esprit insaisissable. Est-ce l’apparition
+possible de son mari qui lui donne ce cœur frémissant
+dont René sent la fièvre dans ses silences comme
+dans ses moindres paroles, dans la caresse, l’éclair
+ou la rêverie de son regard ?… Jamais plus, elle n’a
+parlé de lui, après le brusque abandon du premier
+jour. Mais plus d’une fois, devant la soudaine apparition
+d’une silhouette d’homme, il a deviné en elle un
+tressaillement de tout l’être qui lui jette au visage
+une ondée de sang. Ses lèvres, aussitôt, ont eu cette
+contraction que René connaît bien maintenant et
+qu’il redoute ; car ensuite, elle devient silencieuse,
+repliée sur elle-même et elle demeure lointaine, tant
+qu’une circonstance extérieure ne la rejette pas hors
+de sa songerie, ramenant sur ses lèvres le sourire
+qui grise ainsi qu’un parfum trop pénétrant. Et si
+René est près d’elle, un peu bas, elle lui dit, d’un
+ton d’excuse :</p>
+
+<p>— Ne m’en veuillez pas… Maintenant, je suis toute
+à vous…</p>
+
+<p>Toute à vous ! Quelle ironie de lui entendre ces
+mots qui éveillent brutalement en lui le mauvais
+désir qu’il prétend ignorer. Il conserve l’altière confiance
+de pouvoir en demeurer maître, mais il ne peut
+empêcher sa pensée, surtout aux heures de la nuit
+où elle lui échappe, d’être hantée par les multiples
+visions de Nicole que ces quelques jours passés près
+d’elle semblent avoir imprimées en son être.</p>
+
+<p>Il en a conscience et s’est surpris à répéter tout à
+coup les paroles de la sagesse : « Celui qui cherche
+le danger y périra… » Certes, ce n’était pas le danger
+qu’il cherchait, seulement l’apaisement, l’oubli… Et
+ne semble-t-il pas avoir réussi, puisqu’il ne
+voit plus le fantôme charmant et redouté qu’il a cru
+devoir impitoyablement écarter de sa vie ?… Alors,
+pourquoi s’attarder auprès de cette dangereuse Nicole
+qui est troublante comme un appel d’amour ?… Entre
+lui et elle, qui fut jadis la fiancée d’élection, il ne doit
+rien y avoir qui les abaisse l’un et l’autre.</p>
+
+<p>Et voici que, tout à coup, René ne se sent plus
+assez protégé par sa seule volonté. Il entrevoit des
+abîmes dont il n’est plus aussi sûr de se garder…
+Car sa sévère conscience ne lui permet pas de s’illusionner
+sur la force et la nature de l’attrait qui l’emporte
+vers Nicole, — Nicole, dont il ne souhaiterait
+plus faire sa femme ! — S’il veut sincèrement se
+refuser à toute défaillance, il ne doit plus demeurer
+près d’elle !</p>
+
+<p>Mais la soif qu’elle lui a donnée de sa beauté est si
+violente qu’à la seule idée de ne l’assouvir jamais,
+une misérable révolte crie en lui… Ah ! c’était insensé
+de s’exposer à pareille tentation… Quel monde entre
+ce qu’il éprouve pour Nicole et le sentiment que
+Guillemette éveillait en lui !</p>
+
+<p>L’esprit tourmenté d’impressions complexes, il
+arpente la plage et tressaille de s’entendre tout à
+coup interpeller par M. d’Harbourg qui, suivi de
+sa dévouée épouse, accomplit sa promenade quotidienne,
+avant l’heure du déjeuner.</p>
+
+<p>— Carrère, mon ami, allez-vous du côté de la
+villa ?… Oui ?… Eh bien, vous m’obligeriez beaucoup
+en disant à Nicole qu’elle me fasse envoyer tout de
+suite, chez le libraire, les livres que je veux changer
+ce matin, au cabinet de lecture. Ma femme a oublié
+de les prendre.</p>
+
+<p>L’excellente Mme d’Harbourg n’a pas même l’idée
+de lui faire remarquer que lui, tout d’abord, eût pu
+songer à ses propres affaires. Elle est, au contraire,
+toute prête à s’excuser ; et docile, suit son compagnon
+qui, après quelques mots à René, reprend ses
+évolutions hygiéniques.</p>
+
+<p>René s’en veut de la jouissance qui lui a fouetté le
+sang quand il a entendu M. d’Harbourg lui demander
+d’aller trouver Nicole… Et cependant, jusqu’à la
+minute où le domestique répond à sa question :
+« Oui, madame est chez elle », il est harcelé par la
+crainte qu’elle ne soit partie pour une de ces promenades
+solitaires où elle passe des heures.</p>
+
+<p>Elle est là. Quand il est introduit dans le petit
+salon qu’elle a fait sien, il l’aperçoit assise devant sa
+table à écrire, la tête appuyée sur ses mains jointes.
+Elle porte une longue robe de maison d’un mauve
+rosé. Seule, la guipure du corsage voile le cou et les
+épaules. Devant elle, une lettre fermée. Au bruit de
+la porte, elle a un peu soulevé la tête et regarde qui
+entre ainsi chez elle, avec cette expression venue de
+très loin que René lui a vue bien souvent.</p>
+
+<p>— Comment vous ? René.</p>
+
+<p>Elle passe les doigts sur son front d’un geste inconscient
+et lui tend la main. Jusqu’au coude, les bras sont
+nus sous les dentelles qui ourlent la manche. René
+sent sous sa bouche la peau tiède, odorante comme la
+chair d’une fleur. Il se redresse un peu vite.</p>
+
+<p>— Nicole, je vous demande pardon de venir ainsi
+vous déranger. Mais votre père m’envoie, désirant…</p>
+
+<p>Et il fait la commission.</p>
+
+<p>— Bien.</p>
+
+<p>Elle a sonné, donné des ordres. Lui, a attendu pour
+prendre congé ; mais ses yeux l’ont suivie dans tous
+ses mouvements qui ont une souplesse caressante.</p>
+
+<p>— René, pourquoi restez-vous debout ? Êtes-vous
+si pressé, ce matin ?</p>
+
+<p>Elle s’est rassise à sa place coutumière, dans une
+bergère, voisine du bureau d’où elle peut apercevoir,
+jusqu’à l’horizon, la course capricieuse des vagues.
+Une lumière dorée flotte dans la pièce à travers la
+toile rousse des stores abaissés. Elle demande,
+tandis que sa main tourmente, sur la table, la lettre
+fermée :</p>
+
+<p>— Nous n’avons pas décidé quelle promenade nous
+ferions tantôt ?</p>
+
+<p>Un imperceptible silence. Puis René articule, soudain
+dompté par un mystérieux commandement :</p>
+
+<p>— Choisissez-la, Nicole. Et choisissez-la belle,…
+car ce sera la dernière…</p>
+
+<p>— La dernière ?… Pourquoi ? Nous ne partons ni
+les uns ni les autres.</p>
+
+<p>— Si, Nicole… Moi, je pars.</p>
+
+<p>— Oh ! non !!</p>
+
+<p>Elle a jeté les mots comme un cri d’angoisse, qui
+le fait tressaillir. Il sent sur son bras le frôlement
+des doigts légers.</p>
+
+<p>— Non, ne m’abandonnez pas, puisque vous dites
+que je vous suis encore chère un peu… chère comme
+une amie dont on a compassion, parce qu’elle est
+malheureuse… Ah ! si malheureuse !</p>
+
+<p>Les traits de René prennent cette rigidité dure
+que leur donne une émotion qu’il maîtrise. Très
+doucement, il détache la main qui tremble sur son
+bras.</p>
+
+<p>— Nicole, écoutez-moi… Parce que je vous ai vue
+souffrir, j’ai pu oublier… tout le passé… Mais pour…
+pour notre bien à tous deux, je ne veux pas m’exposer
+à ce que ce passé ressuscite !</p>
+
+<p>Au fond des yeux qu’elle attache sur lui, il voit
+passer une étrange expression, attirante à la façon
+des abîmes dont la contemplation affole. Puis elle a
+un léger haussement d’épaules ; et il comprend combien
+peu comptent, pour elle, les lois qui courbent
+d’autres âmes.</p>
+
+<p>— Et quand cela serait, René, vous êtes libre !…
+Moi aussi… Ce que nous voulons, nous pouvons le
+faire. Personne n’a le droit de nous demander compte
+de nos actes… Ne pensez pas à l’avenir… Vivez
+comme moi dans la minute présente !… René, René,
+ne me laissez pas seule en ce moment… Ne partez
+pas encore !… J’ai tant besoin de me sentir gardée,
+protégée…</p>
+
+<p>Elle a l’accent de supplication d’une créature en
+péril qui implore le secours désespérément. Dans ses
+yeux, se mêlent de la détresse, de la confiance, un
+mystérieux appel… Quoi encore… qu’il n’ose lire ?…
+Ah ! il ne sait pas !… Il ne cherche plus à comprendre
+pourquoi elle veut le retenir… Pourquoi tout à
+coup, elle est sortie de la farouche réserve où elle
+enveloppait son âme, pourquoi elle s’attache à lui,
+dans un élan qui jette le vertige en tout son être. La
+voix altérée, il prononce :</p>
+
+<p>— Nicole, si je puis vraiment quelque chose pour
+vous, dites-le-moi… Mais ne me faites pas perdre
+toute sagesse… Souvenez-vous que je suis un homme
+qui vous a adorée autrefois… Et il ne faut plus qu’il
+en soit ainsi… Il ne le faut plus !</p>
+
+<p>De nouveau, dans les yeux de la jeune femme, luit
+ce regard qui bouleverse René d’un désir aveugle de
+l’envelopper enfin de son étreinte, de connaître la
+saveur de ses lèvres, d’oublier, par elle, tout ce qui
+n’est pas elle…</p>
+
+<p>— René, je suis terriblement égoïste… Mais je
+trouverais bon que vous m’adoriez, ainsi qu’autrefois…
+Vous savez bien que j’ai, pour mon malheur,
+un cœur insatiable… Seulement, rien de semblable
+n’arrivera !… Ne craignez pas pour votre sagesse…
+Vous en êtes toujours le maître… Pensez seulement
+que vous m’avez promis d’être un ami très dévoué…
+Et donnez-m’en la preuve en restant… Votre présence
+exorcise les mauvais fantômes !</p>
+
+<p>Elle parle d’un ton bizarre, un peu sourd, où semblent
+frémir des sanglots. Les doigts ont repris la
+lettre jetée sur la table et la froissent nerveusement.</p>
+
+<p>Une intuition éclaire la pensée de René. Cette
+lettre doit être encore de son mari. Ah ! toujours cet
+homme !… Un vent de folie s’élève en lui ; rafale où
+sombre toute volonté, toute conscience, tout souvenir…
+Sans un mot, il se penche, attire, d’un geste
+impérieux, le beau visage ardent et sa bouche écrase
+les lèvres entrouvertes…</p>
+
+<p>Une seconde, leurs regards se mêlent, éperdus.
+Au fond de ses prunelles, il y a la flamme de l’homme
+qui veut… Dans celles de Nicole, une sorte de désespoir
+sombre, d’hésitation, de lassitude, tandis qu’elle
+demeure immobile sous les baisers qui brûlent son
+visage…</p>
+
+<p>Mais presque aussitôt, elle se redresse violemment,
+se rejette en arrière… Et, très bas, avec des lèvres
+qui tremblent, elle dit :</p>
+
+<p>— Eh bien… non !… Pas cela !!… Il ne faut pas
+que cela soit… Vous le savez bien !</p>
+
+<p>— Pourquoi ?…</p>
+
+<p>— Parce que vous ne m’aimez pas…</p>
+
+<p>Il murmure, ivre du baiser dont le goût est encore
+sur sa bouche :</p>
+
+<p>— Nicole, j’ai soif de vous… Et depuis tant d’années…</p>
+
+<p>Mais elle ne semble pas l’entendre et achève, de la
+même voix basse :</p>
+
+<p>— Et moi… moi non plus, je n’ai pas d’amour
+pour vous… Seulement une grande affection…</p>
+
+<p>Il recule, atteint comme si elle l’avait frappé.
+Pourtant ce qu’elle dit là, depuis longtemps, il en
+est certain. Il laisse rudement retomber les deux
+mains de la jeune femme, serrées dans les siennes.</p>
+
+<p>— Vous n’avez pas d’amour ?… Rien d’étonnant à
+cela… Mais alors quelle comédie me jouez-vous
+depuis huit jours ? Pourquoi avez-vous été pour moi…
+ce que vous vous êtes montrée cette semaine ?…
+C’était un jeu ?</p>
+
+<p>Elle secoue la tête. Dans son visage sans couleur,
+les lèvres se contractent.</p>
+
+<p>— Non… ce n’était pas un jeu… Mais une vilaine
+action que je me suis mise sur la conscience.</p>
+
+<p>Une fugitive ondée de sang colore une seconde
+sa pâleur. Il interroge :</p>
+
+<p>— Nicole… Nicole, je ne vous comprends pas…</p>
+
+<p>— Pour me comprendre… et me pardonner… il
+faut vous souvenir, qu’en ce moment, je ne suis dans
+la vie qu’une pauvre épave désemparée !…</p>
+
+<p>Elle s’arrête. Lui, a toujours, rivés sur elle, ses
+yeux qui demandent impérieusement la vérité…
+Alors, avec une sorte d’altière franchise, elle
+répond : — mais, elle ne le regarde pas ; vaguement,
+elle contemple le store qui bat au souffle de la
+mer :</p>
+
+<p>— C’est vrai, autant qu’il dépendait de moi, j’ai
+cherché à être aimée de vous, follement… ainsi
+qu’autrefois… Vous étiez si sûr de vous-même, cet
+été, à Houlgate, et ici encore quand je vous ai rencontré,
+que la misérable tentation m’est venue de briser
+votre calme, de vous obliger à vous reconnaître vaincu
+par moi… tel que je vous ai connu, il y a des années.
+Vous voyez, c’est une vraie confession que je vous
+fais là !… Mais peut-être, après tout, est-ce surtout
+que je voulais échapper, coûte que coûte, aux souvenirs
+qui… qui me dévorent et qu’une rencontre a
+ravivés si vivants qu’ils m’écrasent… Je ne peux plus
+les supporter… Je ne puis plus vivre ainsi !…</p>
+
+<p>Elle s’arrête encore. Ses mains ont une crispation
+d’angoisse. Mais c’est le seul geste, avec le regard
+tragique de ses yeux sans larmes, qui trahisse la tempête
+où sombre son orgueil…</p>
+
+<p>Lui, l’écoute sans un mot. Comment pourrait-il la
+condamner, se révolter contre elle, quand il a été si
+faible, plus faible qu’elle dont il n’a pas les excuses !
+Ah ! quelle humilité et quelle indulgence le souvenir
+de cette heure lui laissera dans l’âme !…</p>
+
+<p>De nouveau, dans le silence de la pièce, s’élève la
+voix émouvante :</p>
+
+<p>— Ne me méprisez pas trop, René, si j’ai, encore
+une fois, essayé de mettre l’irréparable dans ma vie ;
+c’était pour être sûre que je ne retournerais pas en
+arrière… Mais quand vos lèvres ont pris les miennes,
+j’ai senti que je ne pouvais être à personne… Du
+moins, en ce moment…</p>
+
+<p>— Et demain… plus tard, vous ne pourriez pas
+davantage, Nicole,… parce que…</p>
+
+<p>Il hésite une seconde. Les mots lui paraissent si
+difficiles à prononcer !</p>
+
+<p>— … Parce que vous aimez toujours votre mari…</p>
+
+<p>— René !!… Oh ! taisez-vous !… taisez-vous…</p>
+
+<p>Mais quelle créature serais-je donc, si je l’aimais
+encore après tout… tout ce qui s’est passé entre
+nous !</p>
+
+<p>— Si vous ne l’aimiez plus, puisque vous vous
+considérez comme libre de disposer de vous-même,
+vous n’auriez pas cette horreur d’appartenir à un
+autre…</p>
+
+<p>L’orage s’apaise en lui, y laissant la honte de ce
+qu’il a souhaité avec le besoin intolérable de se relever
+dans sa propre estime.</p>
+
+<p>Et il poursuit avec une grave sincérité d’accent
+qui la domine, où vibre l’écho de son émotion :</p>
+
+<p>— Nicole, je ne suis guère qualifié pour vous
+donner un conseil… Mais je vous le dis, comme je le
+crois… Nicole, il faut vous réconcilier avec votre
+mari…</p>
+
+<p>— C’est-à-dire, reprendre le joug, les scènes, les
+défiances, les jalousies… Je ne veux pas… Oh ! non,
+je ne veux pas !!… Quand j’aurai, enfin ! le divorce,
+je recommencerai ma vie…</p>
+
+<p>— Il <i>faut</i>, dès maintenant, la recommencer, la
+recommencer avec lui… Croyez-moi…</p>
+
+<p>Elle a un rire sec où sanglote sa désespérance :</p>
+
+<p>— C’est <i>vous</i> qui me conseillez cela ?… <i>Vous</i> qui, il
+y a un instant…</p>
+
+<p>Le visage de René s’altère encore plus.</p>
+
+<p>— Nicole, j’étais fou et je ne suis pas seul responsable…
+Vous le savez bien !… Vous m’aviez fait
+perdre la raison… Car je vous jure que, de toute ma
+volonté, du jour où je vous ai retrouvée, j’ai uniquement
+souhaité voir en vous la femme qui aurait pu
+être ma fiancée… Mais vous m’avez tenté… et je ne
+suis pas plus fort que les autres !</p>
+
+<p>Elle murmure amèrement :</p>
+
+<p>— Qui donc est fort, grand Dieu !… quand la passion
+souffle !… Nous sommes alors de pauvres
+choses emportées par un torrent… Nous ne sommes
+plus qu’une souffrance ou une joie, dans laquelle
+notre être s’absorbe !</p>
+
+<p>Il sent qu’elle parle avec le souvenir de cet homme
+qu’elle a essayé, en vain, de rejeter de sa vie où il demeure
+le maître de son cœur, de sa pensée, de sa
+chair, si profondément qu’elle n’a pu, même le voulant,
+faire le don d’elle-même à un autre… Et il se
+domine, avec une âpre joie d’en souffrir :</p>
+
+<p>— Nicole, pour être certaine de n’avoir rien à
+regretter par votre faute, si votre mari vient à vous,
+ne le repoussez pas sans l’entendre… S’il vous écrit
+de nouveau…</p>
+
+<p>Et son regard se pose sur l’enveloppe fermée.</p>
+
+<p>— … lisez sa lettre… Ne la brûlez pas comme les
+autres…</p>
+
+<p>Elle a caché son visage dans ses mains. Entre les
+doigts, il voit filtrer des larmes. Si bas, qu’à peine il
+l’entend, elle dit :</p>
+
+<p>— Je ne les ai pas brûlées… Elles sont demeurées
+telles qu’elles sont arrivées, closes…</p>
+
+<p>— Eh bien… il faut les ouvrir… et les lire. Alors
+vous jugerez et, je l’espère pour votre bonheur,
+vous pardonnerez… Tous, plus ou moins, nous
+avons tellement besoin de pardon et d’indulgence…
+C’est insensé, ce rêve de trouver la perfection dans
+les êtres que nous aimons par-dessus tous les
+autres… Nous non plus, nous ne leur apportons pas
+la perfection…</p>
+
+<p>Tandis qu’il parle, se jugeant sans merci, il revoit
+soudain la plage d’Houlgate, déserte dans le jour
+mourant ; il entend Guillemette dire, comme lui
+aujourd’hui, qu’il faut savoir pardonner.</p>
+
+<p>Ah ! maintenant, comme il l’a cherché, il est bien
+loin d’elle… Que dirait-elle, si elle savait ?… Elle ne
+pourrait plus lui reprocher d’être « trop sage »…</p>
+
+<p>Mais ici, près de Nicole, il n’a pas le droit de penser
+à elle. Il se lève et se rapproche de la jeune femme
+qui est immobile, ses deux mains voilant toujours
+son visage.</p>
+
+<p>— Nicole, à moi aussi, il faut pardonner. Et puis,
+je vous en supplie, et c’est mon adieu, pensez à ce
+que j’ai cru devoir vous conseiller… parce que, de
+toute mon âme, je désire vous voir heureuse.</p>
+
+<p>Elle a un frisson ; puis elle relève la tête et interroge :</p>
+
+<p>— Vraiment vous pensez que je dois l’écouter, <i>lui</i> ?</p>
+
+<p>II incline la tête, un sceau sur les lèvres.</p>
+
+<p>— Alors… alors soyez très généreux… Attendez
+une seconde pour me quitter… Cette lettre-là est de
+lui… Et si je ne l’ouvre pas devant vous qui venez de
+plaider sa cause, le méchant esprit sera le plus fort…
+et elle restera sans réponse comme les autres…</p>
+
+<p>— Faites comme vous souhaitez, Nicole.</p>
+
+<p>Quel supplice d’accepter ce qu’elle demande là…
+Tant mieux, c’est un peu l’expiation purifiante. Il se
+détourne, va près de la fenêtre, et regarde vers les
+flots caressants qui ne souffrent, ni ne pensent, ni ne
+connaissent le mal, le devoir, la défaillance. Son
+oreille perçoit le bruit sec du papier déchiré… L’enveloppe
+est ouverte.</p>
+
+<p>Que lit-elle ?</p>
+
+<p>Ceci, qui pénètre au plus profond de son cœur :</p>
+
+<p>« Chère, plus que chère, où êtes-vous ? Où
+m’avez-vous encore fui ?… Pourtant il faut que je
+vous trouve… Il faut que vous sachiez… que vous
+m’entendiez enfin… Mon trésor perdu, j’ai péché
+contre vous quand je vous ai permis de douter de
+moi… quand je ne vous ai pas murmuré, en vous
+adorant, que vous étiez plus que ma vie même, ma
+seule raison d’être !… Par un misérable orgueil, je
+n’ai pas voulu l’avouer… Et j’ai, follement, usé
+mes forces à emprisonner mon amour qui criait
+vers vous comme un damné, auquel le paradis
+est fermé ! Nicole, j’étais fou, quand je vous ai
+laissée partir alors que tout ce qui vit en moi vous
+suppliait de rester ; quand j’ai accepté votre décision
+de nous séparer ; quand j’ai laissé passer les
+mois, subissant le supplice de vous perdre par ma
+faute… Et maintenant, mon orgueil est vaincu.
+Nicole, je t’aime trop… Il faut que tu me laisses te
+reprendre, ô mon amour… Écoute… »</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Derrière René qui attend impassible, s’élève la voix
+grave, dont le timbre a une douceur ardente.</p>
+
+<p>— René, vous pouvez me laisser… Je lirai les
+autres lettres aussi…</p>
+
+<p>Il la regarde. Elle a dans les yeux une lumière,
+que jamais encore il n’y a vue. Et une fibre douloureuse
+tressaille en lui. L’accent presque dur, il dit :</p>
+
+<p>— C’est bien ainsi… Au revoir, Nicole.</p>
+
+<p>Elle est assise à la même place où elle était, quand
+il est entré, et lui tend ses deux mains :</p>
+
+<p>— Au revoir, mon ami… Merci… Et je vous en
+supplie, s’il vous arrive encore de penser à moi, que
+ce soit avec toute votre charité, sans colère ni… ni
+trop de mépris…</p>
+
+<p>Il se courbe très bas, sur les doigts tremblants ;
+mais ses lèvres ne les touchent pas. Sans une parole,
+il sort.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXI</h2>
+
+
+<p>Prétextant un brusque rappel pour son service, il a
+quitté Saint-Jean-de-Luz sans revoir, non seulement
+Nicole, mais encore M. et Mme d’Harbourg, cause
+innocente d’une scène qui comptera parmi les souvenirs
+les plus pénibles de son existence. Il se meut
+avec les impressions d’un homme arraché brutalement
+au rêve par une chute dont il demeure tout
+meurtri. Ah ! qu’elle est bien abattue, sa hautaine
+assurance de sa force morale !… Si Nicole avait
+consenti, c’est lui qui mettait l’Irréparable entre
+eux…</p>
+
+<p>A Bayonne, il trouve des lettres qui l’attendent
+depuis plusieurs jours. L’une d’elles, timbrée d’Houlgate,
+vient de sa sœur. Sûrement il y est parlé de
+Guillemette…</p>
+
+<p>Il l’écarte. Guillemette, c’est pour lui l’Éden volontairement
+perdu, l’Éden auquel désormais, il s’interdit
+même de songer… Ainsi se ferme l’entrée
+d’un sanctuaire à celui qui n’en est plus digne. Tel
+qu’il est, discipliné de vieille date à la pratique
+du devoir strict, il ne se pardonne pas ce qu’il a
+désiré, voulu, cherché… Le souvenir lui en est intolérable
+comme le serait celui d’une déchéance…</p>
+
+<p>Il regarde distraitement les autres lettres. En gros
+caractères, soulignés d’un trait dur, il en est une qui
+porte le mot « pressée ». L’attention de René s’éveille.
+L’écriture n’est-elle pas celle de son beau-frère ?…
+Pourquoi cette lettre ?… Entre eux, la correspondance
+est nulle d’ordinaire. Et une inquiétude monte en lui,
+si violente qu’au seuil même du bureau de poste, il
+déchire le cachet et lit.</p>
+
+<p>« Mon cher René, je sais que je peux tout demander
+à ta fidèle affection ; que ton dévouement absolu est
+acquis à ta sœur, à ses enfants… Et c’est pourquoi,
+en hâte, je viens te dire ceci, laissant de côté les
+phrases inutiles : par les journaux, tu as sans doute
+appris le formidable krach des mines de platine,
+amené par des spéculations secrètes, et plus qu’audacieuses !
+du directeur général. Il est probable
+qu’ayant des capitaux considérables engagés dans
+l’affaire, je suis plus que tout autre atteint par la
+catastrophe, sous laquelle, selon mes prévisions, je
+vais me trouver écrasé… Quoi qu’il en soit, ce
+serait pour moi une sécurité, de te savoir, ces
+jours-ci, près de ta sœur pour lui adoucir le choc
+que je crains d’avoir à lui porter d’un instant à
+l’autre… Lui revenir vaincu pour la première fois de
+ma vie… Lui annoncer une ruine, dont je ne puis
+mesurer encore l’étendue après avoir désespérément
+lutté pour l’éviter… La voir privée de son luxe…
+Guillemette sans dot. Notre nom livré aux commentaires,
+et quels commentaires !… Toutes ces pensées
+me tenaillent le cerveau à me rendre fou !…</p>
+
+<p>« Mon ami, depuis des semaines où je redoute ce
+qui arrive et fais… l’impossible pour l’éviter, je vis
+dans une telle tension cérébrale, qu’il faut m’absoudre
+d’être lâche devant le désastre, que rien de mes
+efforts n’a pu conjurer. René, je te confie ta sœur,
+les enfants. Va auprès d’eux bien vite. De cœur,
+merci… et pardonne-moi, quoi que tu puisses avoir
+à me reprocher…</p>
+
+<p>« Ton vieux frère.</p>
+
+<p class="sign">« R. S. »</p>
+
+<p>Machinalement, tout en lisant, René a marché. Il
+est sur le pont de l’Adour. Devant lui, le fleuve roule
+doucement, vers la mer, des eaux laiteuses sous le
+ciel d’automne. Des voitures se croisent ; les passants
+circulent et le coudoient. Près de lui, sonne le rire
+d’une gamine qui grignote un fruit. Il tressaille et se
+reprend à lire cette lettre qui jette en lui une sensation
+de cauchemar. Est-ce vraiment son beau-frère,
+l’impassible joueur, qui a écrit les lignes qu’il vient
+de lire ?</p>
+
+<p>Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que ce krach ?… René
+n’a pas ouvert un journal depuis dix jours, tandis
+qu’en insensé, il s’enivrait de Nicole.</p>
+
+<p>Évidemment, il faut une situation très grave pour
+que Raymond Seyntis s’abandonne ainsi dans une
+lettre qui dissimule… quoi ? Elle ressemble à un
+adieu. Une crainte s’incise dans l’esprit de René ;
+et soudain, le choc violent qu’il subit refait de lui
+l’homme résolu, d’énergie froide, qui agit sans
+inutile retour sur lui-même. En quelques minutes,
+il est à la gare, s’informant de l’heure du train
+le plus proche ; il télégraphie à son beau-frère pour
+annoncer son retour, et en attendant la minute où il
+va pouvoir partir, interroge anxieux les derniers
+journaux parus.</p>
+
+<p>Là, il trouve les détails qu’il ignorait sur le krach
+Mariel qui se chiffre par des millions et entraîne la
+débâcle de plusieurs grandes banques dont les noms
+ne sont pas encore ouvertement prononcés. Aux dernières
+nouvelles, une dépêche de Londres annonce le
+suicide de Mariel.</p>
+
+<p>De Mariel seul… Une détente irraisonnée se fait un
+moment dans l’inquiétude qui demeure abattue sur
+René depuis qu’il a lu la lettre de son beau-frère.</p>
+
+<p>Détente fugitive. La crainte qu’il se refuse à préciser
+tenaille de nouveau sa pensée pendant les
+heures interminables qui s’écoulent jusqu’au moment
+où le train l’amène enfin à Paris dans la brume froide
+d’une matinée d’octobre, où la voiture le dépose
+devant l’hôtel de la rue Murillo.</p>
+
+<p>Toutes les persiennes ferment les fenêtres. Le
+somptueux logis a cet aspect morne des demeures
+dont les hôtes sont absents. Les fleurs des massifs
+s’écrasent sur la terre humide. Nonchalant, le concierge
+noie la cour d’honneur sous le jet impétueux
+de la pompe qu’il dirige sur les pavés.</p>
+
+<p>La sonnerie du timbre l’arrête et lui met au visage
+cette expression mécontente des gens dérangés par
+un intrus. Mais l’expression disparaît vite sous un
+air empressé, quand il reconnaît René qui demande,
+instinctivement rassuré par le spectacle de cette scène
+familière :</p>
+
+<p>— Puis-je voir Monsieur ?</p>
+
+<p>— Mais Monsieur est parti hier soir pour Houlgate.</p>
+
+<p>— Et il revient ?…</p>
+
+<p>— Monsieur n’a rien dit. A la Banque, sans doute,
+ces messieurs savent.</p>
+
+<p>Que savent-ils ?… René y passe pour être certain
+que son beau-frère est absent, pour apprendre peut-être
+la confirmation ou l’inanité de ses craintes. Là
+aussi, il lui est répondu que M. Seyntis est à Houlgate
+sans avoir fixé le jour précis de son retour, d’ailleurs
+imminent.</p>
+
+<p>Toujours le même renseignement qui doit être un
+mot d’ordre ; car, à la Banque, René sent tout de
+suite une atmosphère de fièvre, de préoccupations
+capitales. Les visages sont altérés, anxieux, troublés…</p>
+
+<p>Par discrétion, il se refuse à questionner. Donc
+aux <i>Passiflores</i> seulement, il saura. Et incapable de
+supporter davantage une attente qui lui devient un
+supplice, il prend le premier express vers Houlgate.</p>
+
+<p>Le train est presque désert, non plus bondé comme
+en ce lumineux jour d’été où il arrivait à Houlgate
+avec une âme si différente de celle que lui ont
+donnée les deux derniers mois qu’il vient de traverser.</p>
+
+<p>Et aussi, c’est l’automne, les arbres roussis qui se
+dénudent ; le crépuscule brumeux sur le réseau noir
+des branches sans feuilles, la mélancolie de ce qui
+finit.</p>
+
+<p>Ce qui finit… Est-ce le bonheur d’êtres qui lui
+sont chers ?… dont il ignore tout, en ce moment,
+par sa faute…</p>
+
+<p>Enfin, dans un instant, il va savoir ! Houlgate est
+bien près. Les petites stations fuient solitaires. Par
+delà les prairies, entre les arbres, s’ouvre l’infini de la
+mer, couleur d’ardoise… Et puis, une fois encore,
+le train s’arrête.</p>
+
+<p>Violemment, se dresse, dans la pensée de René, la
+vision de sa joyeuse arrivée, en juillet, sa sœur souriante
+sur le quai ; et, près d’elle, restée très sage
+en arrière avec les enfants, la jeune créature qui
+allait souverainement lui prendre le cœur. Ah !
+comme en cette minute où il va la revoir — parce que
+la vie est plus forte que toutes ses résolutions ! — il
+a conscience d’avoir, en vain, tenté l’impossible pour
+se détacher d’elle ! La seule pensée que dans quelques
+instants il sera près d’elle, emporte même l’anxiété
+qui l’enserre dans un étau depuis tant d’heures. Il
+oublie tout — sauf ce qu’il a jeté entre elle et lui…
+Et une colère gronde en lui contre sa faiblesse.</p>
+
+<p>Il écarte la portière, saute sur le quai… et s’arrête
+court.</p>
+
+<p>Guillemette est là, seule, toute fine dans cette
+vareuse de laine rouge qu’elle portait ce dernier
+jour où ils étaient ensemble sur la plage, dans un pareil
+crépuscule de brume… Guillemette avec son
+éclat de fleur, un sourire de bienvenue dans l’ombre
+violette de ses yeux, alors qu’elle vient vers lui, en
+qui tressaille une allégresse éperdue. Ah ! malgré
+tout ce qui les sépare, que c’est doux de la retrouver !…</p>
+
+<p>Mais il ne se trahit pas et dit seulement :</p>
+
+<p>— Je ne rêve pas ?… Guillemette, c’est vous, bien
+vous ?… Comment êtes-vous ici ?</p>
+
+<p>La bouche a cette expression qu’il a revue tant de
+fois depuis son départ :</p>
+
+<p>— Je suis venue ici pour vous attendre, oncle
+René… Vous allez me dire que c’est très incorrect…
+Je m’en aperçois maintenant, mais tant pis !… Je
+suis bien sûre que vous ne me gronderez pas quand
+je vous dirai tout à l’heure ce qui m’a amenée…</p>
+
+<p>Son inquiétude se ravive, comme une blessure
+sensible au moindre attouchement.</p>
+
+<p>— Vous saviez que j’arrivais ?</p>
+
+<p>— Je l’espérais, d’après ce que père avait dit…</p>
+
+<p>— Il est aux <i>Passiflores</i> ?</p>
+
+<p>— Non ; il y était hier soir ; il y a passé la nuit, la
+matinée… Et puis, il est reparti par l’express d’une
+heure, après m’avoir répété que vous veniez… Alors
+en rentrant de faire un tour sur la plage, — maintenant
+qu’Houlgate est désert, maman me laisse circuler
+seule ! — je me suis aventurée jusqu’à la gare,
+parce que…</p>
+
+<p>— Parce que ? répète-t-il, s’appliquant à parler
+d’un accent très calme.</p>
+
+<p>— Parce que j’avais besoin de causer avec vous
+tout de suite… pour que vous me tranquillisiez…</p>
+
+<p>— Vous êtes inquiète de quoi ?… de qui ?… De
+votre père ?</p>
+
+<p>Le mot lui est échappé. Elle tressaille :</p>
+
+<p>— Pourquoi pensez-vous à lui tout d’abord ? Il
+allait bien… Mais il était tellement autre que je le
+vois d’ordinaire…</p>
+
+<p>— Plus fatigué peut-être ?</p>
+
+<p>— Non… Non… Seulement nerveux, absorbé… Et
+ses yeux étaient si tristes, si tendres…</p>
+
+<p>Elle s’arrête encore… Puis, avec un imperceptible
+tremblement dans la voix, elle achève :</p>
+
+<p>— Il avait l’air de regretter si fort de partir que,
+ridiculement, je me suis mise à le supplier de rester,
+en me blottissant dans ses bras comme un bébé. Il
+m’a gardée une seconde ; puis, presque violemment,
+il m’a écartée de lui, disant que je lui laisse faire ce
+qu’il devait… Et il est retourné dans son cabinet d’où
+il n’est sorti que juste au moment de prendre le
+train… Oncle René, je ne sais pourquoi, je suis horriblement
+tourmentée de lui !…</p>
+
+<p>D’un geste instinctif, elle se rapproche de René,
+dont elle appelle le secours… Nicole a eu le même
+mouvement, là-bas… Il n’y songe pas… L’enfant qui
+marche à son côté, dans l’ombre, est l’unique pensée
+de tout son être. Nicole n’a été qu’une dangereuse passante
+en sa vie où elle ne pouvait demeurer… Il dit
+très doucement :</p>
+
+<p>— Ma chérie, ne vous affolez pas ainsi sans avoir
+de raison. Est-ce que votre mère est inquiète aussi ?</p>
+
+<p>— Oh ! je ne crois pas… Du moins, elle a tout à
+fait son air de chaque jour… Cet après-midi même,
+elle était très gaie avec Mad et Mademoiselle. Aussi
+je n’ai pas voulu l’agiter en lui parlant de mon impression
+et je vous ai attendu… comme on attend le
+plus sûr des amis ! pour que vous vous informiez,
+que vous jugiez ce qu’il faut faire… Je ne <i>peux</i> pas
+rester dans cette incertitude !… C’est pour vous le…
+crier tout de suite, que je suis venue à la gare parce
+que, aux <i>Passiflores</i>, je n’aurais pas été bien libre de
+vous en parler… Ah ! mon oncle, maintenant que
+vous êtes là, j’ai moins peur… Vous n’allez pas
+repartir tout de suite, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Ah ! René sait bien maintenant que, s’il dépendait
+de lui, jamais plus il ne s’éloignerait d’elle… Mais
+que vont faire les événements de ce rêve merveilleux ?…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXII</h2>
+
+
+<p>Guillemette avait raison. Mme Seyntis n’est en
+rien préoccupée de son mari qu’elle est, au contraire,
+heureuse d’avoir trouvé rempli de tendresse pour
+elle, pendant les quelques heures qu’il vient de passer
+aux <i>Passiflores</i>. Elle aspire simplement à le
+rejoindre, à peine étonnée qu’il l’ait si vivement invitée
+à profiter des derniers beaux jours à Houlgate ;
+sans doute, parce qu’il sait à quel point elle jouit
+d’une paisible vie de campagne, malgré son regret
+d’avoir André pensionnaire à Paris, victime de la
+reprise des études.</p>
+
+<p>Elle est trop habituée à lui obéir pour discuter le
+désir qu’il lui a exprimé à ce sujet ; et ne lisant que
+peu ou point de journaux, ne voyant personne à
+Houlgate désert, elle ignore le désastre financier qui
+menace de l’atteindre et dont il ne lui a rien laissé
+soupçonner.</p>
+
+<p>René, hanté par les craintes qu’il lui faut cacher,
+passe ainsi une étrange soirée, entre la quiétude
+souriante de sa sœur, joyeuse de le revoir, insatiable
+de détails sur son voyage, et l’instinctive anxiété
+qu’il devine toujours latente chez Guillemette, malgré
+le réconfort qu’il sent lui apporter par sa présence.</p>
+
+<p>Ah ! jamais, elle ne lui avait ainsi montré ce qu’il
+est devenu pour elle, l’ami par excellence, celui qui
+inspire la sécurité, la foi tendre, forte, apaisante. Et,
+silencieusement, il en éprouve un bonheur intense, — douloureux
+aussi, parce qu’il sait avec quel
+regard, quel recul de tout l’être, elle s’éloignerait de
+lui, si elle apprenait… Elle ne comprendrait guère
+que s’il s’est livré à Nicole, c’est parce qu’il l’aimait
+absurdement, pour mieux la fuir… Et elle aurait
+raison de le juger… comme il se juge.</p>
+
+<p>Mais à cette heure du moins, elle ignore ; et elle
+ne lui refuse point la caresse de sa voix, de sa grâce,
+de sa jeunesse qui resplendit dans la capricieuse mobilité
+du visage.</p>
+
+<p>Est-il possible que tout souvenir, toute inquiétude
+puissent ainsi s’engourdir en lui, jusqu’à l’oubli,
+parce qu’elle est assise à quelques pas de lui, sous la
+clarté de la lampe qui dore sa peau, les moires des
+cheveux et rend plus profonde l’eau sombre des yeux
+où la pensée se reflète en ombres et en lumières…</p>
+
+<p>Peu à peu, à mesure que les minutes coulent, si
+calmes, une sorte d’apaisement se fait dans son esprit
+surmené par la crainte, par l’acuité de sa vie intérieure
+depuis plusieurs semaines, par la dernière
+crise qu’il vient de traverser. Il y a des instants où il
+en arrive à croire que la lettre de son beau-frère
+n’était que l’œuvre de la fatigue et de l’énervement.
+Le cauchemar s’éloigne, pareil à une trompeuse menace
+de tempête… Et de même, le rêve troublant de
+ses quelques jours près de Nicole, où il lui semble
+bizarre qu’il ait pu vraiment jouer un rôle.</p>
+
+<p>L’atmosphère paisible de ce salon clair, à foison
+fleuri de chrysanthèmes, agit sur lui à la manière
+d’un baume. Les lampes, sous l’abat-jour d’or pâle,
+épandent doucement leur clarté. Une belle flambée
+luit dans la cheminée. Parfois, l’aile du vent frôle
+les vitres, seul bruit venu de la nuit sans lune, car
+les fenêtres closes ne laissent plus entendre la plainte
+berceuse de la mer.</p>
+
+<p>Sa sœur est assise à la place même où, chaque
+soir, il l’a vue durant l’été, penchée sur son métier
+où elle achève l’écran, minutieusement brodé, qu’elle
+commençait quand il est arrivé, aux beaux jours de
+juillet.</p>
+
+<p>Mademoiselle a toujours son air de vierge sage ;
+et Mad étant couchée, elle s’applique, selon sa coutume,
+à confectionner force vêtements pour les
+pauvres de Mme Seyntis…</p>
+
+<p>Mais sa sœur, mais Mademoiselle lui sont des figures
+lointaines, jouant un peu le rôle des figurantes…
+La seule créature proche de sa vie qui
+tressaille au frôlement de la présence chère, c’est
+elle, Guillemette…</p>
+
+<p>Cependant, il lui parle à peine, dans la crainte
+instinctive de se trahir. Avec Mademoiselle, avec sa
+sœur, il cause, stupéfait de pouvoir montrer une
+telle liberté d’esprit, répondant aux questions sur
+la reprise prochaine de son service, puisque son
+congé finit… Et par un dédoublement de sa pensée
+dont, jadis, il se fût cru — et justement ! — incapable,
+il ne cesse pourtant d’observer Guillemette
+comme s’il découvrait en elle un Inconnu…</p>
+
+<p>Est-ce l’obscur souci qui voile d’une sorte de
+gravité la ligne souple des traits ?… Elle ne lui
+semble plus avoir sa figure d’enfant… Elle est vraiment
+la jeune fille en qui la femme déjà se révèle,
+mûre pour se dévouer, pour souffrir, pour se donner
+toute dans l’amour…</p>
+
+<p>Jamais encore, elle ne lui était apparue ainsi… La
+connaissait-il mal ?… Ou ne savait-il pas la regarder,
+déchiffrer sur ce visage, dont tous les traits lui
+étaient familiers, le mystérieux travail de l’être qui
+se développe, se cisèle en profondeurs et en reliefs,
+entr’ouvre peu à peu sa fleur pour s’épanouir au
+large souffle de la vie, ardemment respiré ?</p>
+
+<p>Ou bien a-t-elle changé pendant les semaines qu’ils
+ont été séparés ? Il a l’intuition que, délivrée des
+obligations mondaines, dans la solitude d’Houlgate,
+elle a joui, jusqu’à l’ivresse, de la mélancolique et
+fuyante splendeur de l’automne ; que, passionnément,
+elle a vécu en elle-même, puisque, près d’elle, personne
+n’attirait le don confiant de sa pensée.</p>
+
+<p>Et parce qu’il la voit ainsi, tout à coup, comme en
+une révélation éblouissante, il se trouve insensé
+d’avoir — et avec quelle sincérité ! — imaginé qu’elle
+n’était encore qu’une rieuse petite fille dont il devait
+s’écarter, conscient du déclin de sa propre jeunesse.</p>
+
+<p>Maintenant, — trop tard, peut-être… — il comprend
+quels trésors elle lui eût donnés, dans sa richesse
+de créature neuve qui fût venue à lui en sa
+fraîcheur, sans prix, de corps, de pensée, d’âme…</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Au réveil, René ne retrouve plus rien de la fragile
+sécurité, recouvrée un instant ; et avec une sorte de
+fièvre qui s’exaspère à mesure que l’heure approche,
+il attend l’arrivée du courrier ; car l’incertitude est
+un supplice pour un esprit absolu comme le sien…</p>
+
+<p>Et cependant, au moment où un coup de cloche
+annonce enfin le facteur, il songe brusquement que
+cette incertitude même était encore un peu de bonheur
+puisqu’elle permettait l’espoir.</p>
+
+<p>Mais c’est en vain qu’il a attendu. Il n’y a aucune
+lettre de Raymond Seyntis, ni pour lui, ni pour sa
+sœur… Que signifie un tel silence, alors que son beau-frère
+pressent sûrement combien il est avide de nouvelles,
+après l’inquiétante lettre envoyée à Rayonne.</p>
+
+<p>Peut-être les journaux qui viennent de lui être
+remis lui apprendraient la vérité…</p>
+
+<p>Mais il n’ose les ouvrir parce que Guillemette est
+là, près de lui, appelée aussi par la venue du facteur,
+et murmure d’un accent de déception anxieuse :</p>
+
+<p>— Comment, père n’a pas écrit ?… Je le lui avais
+tant demandé !</p>
+
+<p>— Et il vous l’avait promis ?</p>
+
+<p>— Il m’avait dit qu’il ferait son possible pour
+cela…</p>
+
+<p>Elle mord un peu sa lèvre, pour dompter une
+émotion qui ne veut pas s’avouer. Et à ce léger
+signe, il devine à quel point, elle demeure obscurément
+troublée de l’attitude de son père. Puisque lui-même
+ne sait rien, que peut-être il redoute à tort
+un malheur, pourquoi ne pas lui laisser encore la foi
+bienfaisante qu’elle s’alarme en vain ?… Et après
+elle, il répète :</p>
+
+<p>— Votre père vous avait dit qu’il ferait son possible…
+Eh bien, il n’aura pu, voilà tout !… Il est
+arrivé tard, hier, à Paris… Guillemette, quelle enfant
+impressionnable vous êtes devenue depuis que nous
+sommes séparés !…</p>
+
+<p>Elle sourit un peu, inconsciemment apaisée par
+l’accent de badinage qu’il a pu employer ; et, sur sa
+bouche, reparaît l’expression malicieuse et caressante :</p>
+
+<p>— Peut-être parce que je ne subissais plus l’influence
+de votre sérénité, mon oncle… Mais maintenant
+que vous êtes de retour, je vais redevenir très
+sage… Surtout si je retrouve bien en vous mon ami…
+mon ami fidèle, que la séparation n’a pas rendu
+oublieux…</p>
+
+<p>Pourquoi parle-t-elle ainsi ? Il l’enveloppe d’un
+regard rapide.</p>
+
+<p>Ils ont descendu les degrés du perron et marchent
+autour la pelouse où l’herbe est rousse, sous
+les arbres revêtus de leur feuillage de légende.
+Une senteur de terre mouillée, de chrysanthèmes,
+de mousse humide, erre dans la brise froide qui
+souffle de la mer, emportant à travers le ciel d’automne,
+sous le soleil, le vol lourd des nuées et les
+flocons duvetés des fils de la Vierge, arrachés aux
+branches.</p>
+
+<p>Guillemette serre autour d’elle l’écharpe, d’un rose
+de corail, jetée sur ses épaules, et qu’elle a relevée à
+demi sur ses cheveux pour les protéger contre le
+vent… Mais une boucle vagabonde mousse obstinément
+sur le front.</p>
+
+<p>Elle avance, contemplant, au loin, la course haletante
+des vagues ; et, sous les plis de son voile rose,
+une indéfinissable expression lui donne un visage de
+jeune sphinx. Que pense-t-elle ?… Quelque obscure
+prescience l’aurait-elle avertie qu’il a voulu l’arracher
+de son souvenir ?… Et que cette trahison s’est
+accomplie vraiment quelques jours, de par son
+libre consentement et la toute-puissance de Nicole.</p>
+
+<p>Oublieux ?… oui, il l’a été… Et forcé de le taire, ne
+pouvant avouer, afin qu’elle pardonne, il éprouve
+l’impression intolérable pour une âme scrupuleuse
+et droite comme la sienne, de lui mentir, de voler
+son estime et sa foi d’enfant…</p>
+
+<p>Alors, la seule parole absolument sincère qu’il
+puisse lui répondre, il la lui dit :</p>
+
+<p>— Guillemette, votre ami vous revient, surtout,
+instruit par l’absence, de toute la place que vous
+avez prise dans sa vie.</p>
+
+<p>Une imperceptible flambée avive, une seconde,
+l’éclat du jeune visage ; et les larges prunelles s’arrêtent
+sur lui, avec un regard qui semble échappé de
+l’âme même.</p>
+
+<p>— Et cette découverte, vous avez pu la faire, mon
+oncle, malgré la présence de Nicole ?</p>
+
+<p>Il y a de l’incrédulité dans son accent.</p>
+
+<p>— … J’en suis très fière, savez-vous… J’aurais
+jugé, au contraire, que, près d’elle, vous ne pensiez
+certes pas à une insignifiante petite fille de mon
+espèce… C’est ce que je me suis piteusement dit tout
+de suite, quand j’ai appris que vous l’aviez rencontrée…</p>
+
+<p>— Oui… par hasard, alors que je la croyais à
+Luchon…</p>
+
+<p>L’onde émouvante du souvenir frémit en lui.</p>
+
+<p>— Je sais… Une lettre de ma tante d’Harbourg à
+maman a raconté la chose… Nicole est toujours aussi
+belle ?</p>
+
+<p>— Très belle.</p>
+
+<p>— Comme elle était ici ?…</p>
+
+<p>— Oui…</p>
+
+<p>Ah ! que la vision est encore vivante en lui du
+visage qu’il a tenu, pâli, entre ses mains ; des yeux
+voilés par les paupières qui, sous les cils, laissaient
+filtrer les larmes ; des lèvres qu’il a follement baisées…
+Et quelle reconnaissance il garde à Nicole,
+parce qu’elle n’a pas permis que l’Ineffaçable s’accomplît
+entre eux !…</p>
+
+<p>La voix de Guillemette s’élève, avec l’accent de la
+réflexion bien plus que de l’interrogation :</p>
+
+<p>— Alors, puisqu’elle est toujours la même, vous
+avez dû trouver délicieux le séjour près d’elle… Vous
+êtes-vous promenés beaucoup ensemble ?</p>
+
+<p>— Nous avons fait plusieurs excursions. M. et
+Mme d’Harbourg désiraient la distraire…</p>
+
+<p>— La distraire ?… De quoi ?…</p>
+
+<p>— Du chagrin de sa vie gâchée…</p>
+
+<p>— C’est vrai… Elle est malheureuse…</p>
+
+<p>Elle s’interrompt une seconde ; puis reprend d’un
+ton singulier où il y a une sorte d’ironie, et ses pieds
+écrasent rudement les feuilles que le vent abat dans
+l’allée, sous le frôlement de sa robe :</p>
+
+<p>— Ce devait être là une bonne œuvre facile à
+accomplir ! Nicole est une charmante compagne de
+promenade, sachant se taire et parler à propos ;
+jamais lasse, et puis si jolie, que les passants envient
+l’heureux mortel qui l’accompagne…</p>
+
+<p>— Guillemette, pourquoi me dites-vous cela comme
+un reproche ?…</p>
+
+<p>Elle secoue la tête.</p>
+
+<p>— Un reproche ?… Oh ! certes non !… Je n’aurais,
+d’ailleurs, aucun droit pour vous en faire !… Seulement…
+c’est vrai… parce que je suis très égoïste, il
+me semble triste que vous m’ayez oubliée près
+d’elle… Car il est impossible qu’il en ait été autrement !…</p>
+
+<p>— Impossible ?… Pourquoi ? fait-il, attentif à lire
+en elle, et incapable de se permettre une dénégation
+menteuse.</p>
+
+<p>— Parce que, elle présente, tous les hommes ne
+voient plus qu’elle seule… Je l’ai tant de fois constaté…
+Mais… mais je n’aurais pas voulu que vous fussiez
+comme les autres, parce que, alors, vous ne me
+semblez plus vous… Et puis… je vous l’ai déjà confessé,
+je crois… oncle René, je suis une misérable
+petite créature, très jalouse de mes amis, de ceux
+auxquels je tiens fort… Je ne les prête pas… Et s’ils
+m’abandonnent, eh bien… ils ne comptent plus pour
+moi… Même quand je devrais en souffrir !</p>
+
+<p>— C’est pour moi, Guillemette, que vous dites ces
+choses ?</p>
+
+<p>Elle a un indéfinissable sourire :</p>
+
+<p>— Non, si vous ne méritez pas de les entendre !…
+Répondez-moi que je suis injuste à votre égard et je
+vous croirai… oh ! sans hésiter une seconde !</p>
+
+<p>Il lit une question, passionnément jetée, dans les
+yeux qui se posent sur les siens. Que se passe-t-il
+donc dans l’intimité de ce cœur si clairvoyant, parce
+que c’est un vrai cœur de femme… Elle vient, avec
+une enfantine franchise, qui semble écarter toute
+équivoque, de lui avouer que, jalousement, elle
+garde ses amis… C’est pour cela, alors, qu’elle
+s’émeut ainsi de sa rencontre avec Nicole dont elle
+connaît trop bien le pouvoir ?…</p>
+
+<p>Mais la réponse qu’elle lui demande, il ne pourrait
+la lui faire sans la tromper… Et son intransigeante
+loyauté lui interdit de prononcer les mots qu’elle
+attend… Alors, malgré la conscience qu’il l’éloigne
+par le doute laissé en son esprit, il dit, sans pitié
+pour lui-même qui doit porter la peine de sa faiblesse :</p>
+
+<p>— Guillemette, ce qu’il vous faut croire, c’est que
+vous êtes pour moi ce que n’est aucune autre créature
+au monde…</p>
+
+<p>— Plus que n’est Nicole ?</p>
+
+<p>Les mots ont certainement jailli de sa bouche,
+avant que sa volonté ait pu les taire, car elle a, aussitôt,
+un geste instinctif, comme pour les arrêter
+dans leur vol ; et ses dents mordent sa lèvre si fort
+qu’une goutte de sang apparaît.</p>
+
+<p>Avec une sincérité grave, lui livrant son regard,
+il dit après elle :</p>
+
+<p>— Plus que n’est Nicole… Le souvenir que je lui
+garde, parce qu’elle a été le rêve de ma toute jeunesse… — j’ai
+compris que vous le saviez… — ce
+souvenir n’a rien de commun… oh ! non, rien !…
+avec le sentiment que je vous offre, Guillemette.</p>
+
+<p>Comme le soir de son départ, cinq semaines plus
+tôt, il s’arrête, n’osant plus poursuivre… Il entend
+les mots qui montent, palpitants, de son cœur
+même… Le désir frémit en lui de l’attirer doucement
+sur sa poitrine, ainsi qu’une enfant précieuse, fragile
+et adorée, — désir si loin, oh ! si loin, — de l’emportement
+qui, là-bas, un jour, l’a jeté vers Nicole…</p>
+
+<p>Pourtant, il reste immobile… Dans la solitude de
+ce jardin où le seul bruissement de la brise à travers
+les sapins vibre dans le silence, il la sent trop bien
+confiée au respect qu’il a de sa jeunesse, à la tendresse
+fervente, forte, infinie, qu’elle a éveillée au
+plus profond de son âme et dont, maintenant, il ne
+peut plus renoncer à chercher l’écho…</p>
+
+<p>Mais elle lui est encore si mystérieuse !… voilée
+par le secret de son cœur qu’il ignore et que gardent
+bien les prunelles lumineuses qui ont une beauté
+d’aurore, tandis qu’elle murmure, serrant autour
+d’elle, étroitement, les plis roses de l’écharpe :</p>
+
+<p>— Tout est bien ainsi… Je vous remercie de ce
+que vous me donnez…</p>
+
+<p>Leurs âmes sont très proches, en cette minute dont
+la douceur est si puissante qu’elle les isole dans un
+monde où tout ce qui n’est pas eux leur devient
+étranger…</p>
+
+<p>Et ils ont le même sursaut d’êtres réveillés soudain,
+en entendant tinter bruyamment la cloche de la
+grille.</p>
+
+<p>René se retourne.</p>
+
+<p>Par-dessus les massifs que sa haute taille domine,
+il aperçoit un uniforme de la poste.</p>
+
+<p>Une dépêche que l’on apporte.</p>
+
+<p>Il en arrive, certes, souvent aux <i>Passiflores</i>. Et
+cependant, pas une seconde, René ne doute que
+celle-là ne renferme la nouvelle qu’il attend, qu’il
+redoute depuis la lettre lue à Bayonne.</p>
+
+<p>Un domestique apparaît dans l’allée.</p>
+
+<p>Instinctivement, René fait quelques pas en avant
+pour distancer Guillemette… qu’il puisse apprendre
+avant elle !…</p>
+
+<p>— Une dépêche pour Monsieur.</p>
+
+<p>— Merci, donnez.</p>
+
+<p>Il la prend, déchire le cachet, si rudement que le
+papier lui-même en est arraché, et il lit :</p>
+
+<p>« Accident arrivé à M. Seyntis. Prière de prévenir
+madame et venir tout de suite. »</p>
+
+<p>La signature est celle du valet de chambre de Raymond
+Seyntis.</p>
+
+<p>René a une respiration profonde d’homme auquel
+l’air a manqué tout à coup. Mais en même temps, il
+redevient froidement calme, ainsi qu’il l’est toujours
+aux heures de lutte ou de danger, tant est puissante
+alors la tension de son énergie.</p>
+
+<p>— Mon oncle, qu’y a-t-il ?… Cette dépêche, c’est à
+propos de père… n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Guillemette l’a suivi. Elle est devant lui, l’interrogeant
+aussi de ses yeux devenus immenses.</p>
+
+<p>Il la contemple avec tout ce qu’il a pour elle
+d’amour et d’impuissante pitié, — car elle vient peut-être
+de vivre ses dernières minutes d’insouciance
+heureuse… L’épreuve s’abat sur elle… A quoi bon la
+tromper, retarder le moment où elle saura, puisqu’il
+<i>faut</i> qu’elle sache… qu’il ne peut rien pour écarter
+d’elle la douleur ?…</p>
+
+<p>Elle a senti son hésitation devant les mots qu’il
+doit dire ; elle a vu l’altération du visage et répète
+avec une anxiété impérieuse :</p>
+
+<p>— Mon oncle, qu’y a-t-il ?… Répondez-moi…</p>
+
+<p>— Votre père s’est trouvé souffrant… La fatigue,
+sans doute… Il vaudrait mieux que votre mère soit
+auprès de lui. Je vais l’avertir afin qu’elle puisse
+partir par le prochain train.</p>
+
+<p>Elle n’a pas une larme, pas une exclamation.
+Mais son visage paraît soudain modelé dans la cire
+pâle ; et ses lèvres, contractées, murmurent seulement :</p>
+
+<p>— Mon Dieu !… mon Dieu !…</p>
+
+<p>Puis, ses yeux plongent désespérément dans ceux
+de René :</p>
+
+<p>— C’est bien la vérité que vous me dites là ? mon
+oncle… Il n’y a rien de plus dans cette dépêche ?…
+Il est seulement… malade… Est-ce grave ?</p>
+
+<p>— Je vous jure, mon enfant chérie, que la dépêche
+n’en dit rien. Elle est envoyée par Victor qui réclame
+la présence de votre mère…</p>
+
+<p>— Oh ! annoncer cela à maman !… Comment
+allez-vous faire ? mon oncle.</p>
+
+<p>D’instinct, tous deux lèvent la tête vers le balcon
+sur lequel s’ouvre la chambre de Mme Seyntis. Et un
+choc les fait tressaillir… Elle y est arrêtée, les observant
+avec une expression singulière… Pourtant, elle
+n’a rien entendu de leurs paroles ; ses traits ont leur
+calme sérénité coutumière.</p>
+
+<p>Le teint reposé, dans l’élégance discrète de sa robe
+de maison, une dentelle nimbant ses cheveux, elle
+incarne une vision de femme à qui la vie est généreusement
+douce…</p>
+
+<p>— Quel conciliabule ! René et Guillemette… Je
+vous ai appelés et vous ne m’avez même pas entendue !…
+Vous avez des mines graves ! Puis-je savoir
+ce qui vous agite ainsi ?</p>
+
+<p>Il n’y a pas un atome d’inquiétude en son accent.
+Tout au plus, un soupçon de contrariété. Auprès de
+son frère, maintenant, Guillemette ne lui paraît plus
+une gamine, ne pouvant voir en lui qu’un oncle.</p>
+
+<p>Les yeux de René et de Guillemette se rencontrent
+et la même angoisse y palpite, l’angoisse de ce qu’il
+faut apprendre à cette créature qui n’a jamais connu
+que le bonheur… Encore quelques minutes, et ce
+bonheur sera devenu le passé…</p>
+
+<p>Puis René répond, d’une voix qu’il s’applique à
+faire très calme :</p>
+
+<p>— Marie, pourrais-je te parler tout de suite ?…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXIII</h2>
+
+
+<p>Quelques jours plus tard.</p>
+
+<p>C’est le soir ; René est seul avec son beau-frère.
+Mme Seyntis, vaincue par les émotions, les fatigues
+des journées qui viennent de passer, a enfin consenti
+à aller reposer quelques heures.</p>
+
+<p>Invincible en sa foi dans toute assurance donnée
+par son mari, elle n’a pas douté qu’il n’ait été victime
+d’un accident en maniant son pistolet qu’il
+croyait déchargé. Absorbée par les soins à lui donner,
+elle n’a reçu personne, ne s’est encore avisée d’aucun
+rapprochement, n’a entendu aucune dangereuse
+rumeur sur une situation que tout Paris connaît
+maintenant. Et son âme de chrétienne fervente
+exhale un perpétuel cri de reconnaissance au Dieu
+qui l’a préservée d’un effroyable malheur.</p>
+
+<p>Dès qu’elle a quitté la chambre, la garde aussi
+s’éloigne, sur la demande du blessé, désireux de
+l’unique présence de son beau-frère. Il est d’ailleurs
+beaucoup plus calme depuis l’entretien qu’il
+a voulu avoir avec le sous-directeur de la Banque,
+dans l’après-midi même, et demeure immobile, selon
+l’ordonnance. Lourdement, la tête qui a tant travaillé
+creuse l’oreiller ; et les yeux, large ouverts
+dans le visage décoloré, songent, arrêtant un regard
+inconscient sur le reflet clair que la lampe allume,
+dans la pénombre de la pièce, aux barreaux de
+cuivre du lit.</p>
+
+<p>Il a entendu, cependant, la porte se refermer derrière
+la garde. Alors, il tourne à demi la tête vers son
+beau-frère, qui a pris place près de lui.</p>
+
+<p>— René, nous sommes bien seuls ?</p>
+
+<p>— Oui, tu veux me dire quelque chose ?</p>
+
+<p>— Te demander quelque chose… Mais d’abord…
+est-ce que Marie ne sait rien encore de… de… la
+situation ?</p>
+
+<p>Les mots semblent lui être affreusement difficiles à
+articuler…</p>
+
+<p>— Non… je ne crois pas… Elle n’a pensé qu’à toi,
+à toi seul, depuis la nouvelle, arrivée à Houlgate…</p>
+
+<p>— Il faut pourtant qu’elle apprenne…</p>
+
+<p>Et une souffrance crispe ses traits.</p>
+
+<p>— … Je ne me sens pas assez fort pour lui révéler…
+la vérité… Une pareille explication risquerait
+de retarder le moment où je vais pouvoir revenir à
+mon poste… Quand on se donne, en mon cas, le
+ridicule de se manquer, il ne reste plus qu’à guérir
+très vite !… René, viens-moi en aide… Veux-tu me
+rendre l’immense service de parler à Marie ?… Mais
+s’il est possible, — et c’est possible, je crois, elle est
+si confiante ! — ne lui laisse pas soupçonner que
+mon accident n’en est pas un… tout à fait…</p>
+
+<p>René incline la tête ; et dans sa réponse, il y a
+surtout la volonté d’apaiser une angoisse dans laquelle il devine
+la violence.</p>
+
+<p>— Sois sans inquiétude… Je lui cacherai ce qu’il
+vaut mieux, en effet, qu’elle ignore…</p>
+
+<p>— Mon pauvre René, quelle mission je te donne
+là !… Mais tu es le seul à pouvoir la remplir… Je te
+l’avais confiée déjà il y a quelques jours dans une
+lettre que je te prie de prendre… là… dans le tiroir
+fermé de mon bureau… puisque je suis encore du
+nombre des vivants… Lis-la, si tu le préfères… Et
+puis, brûle-la, afin qu’elle ne tombe dans aucune
+main indiscrète, car elle détruirait la légende de mon
+« accident »… Je te disais pourquoi il était inévitable…
+J’espère que tu l’aurais compris et m’aurais
+pardonné de ne pouvoir supporter une ruine dont je
+n’étais pas responsable… et surtout ses conséquences
+que je craignais déshonorantes…</p>
+
+<p>— Et que Marie et tes enfants auraient été seuls à
+supporter !… O Raymond, comme dit ton médecin,
+c’est une grâce miraculeuse que tu n’aies pas réussi…
+ce que tu as tenté…</p>
+
+<p>Les mots lui sont venus trop vite. Et il se les
+reproche aussitôt, car le visage du blessé s’altère
+encore.</p>
+
+<p>— Tu as raison, c’était lâche !… Mon excuse, c’est
+que j’étais à bout de forces… Dans cette lutte écrasante,
+j’avais épuisé toute ma somme d’énergie…
+Et je te jure qu’elle était considérable, pourtant…
+Le désastre accompli, mes nerfs se sont brisés ; et je
+n’ai plus eu qu’un besoin aveugle… animal… de ne
+plus lutter, de ne plus penser, de ne plus souffrir, de
+disparaître comme faisaient autrefois les vaincus…
+comme ils font encore aujourd’hui !… Mariel ne s’est
+pas manqué, lui…</p>
+
+<p>— Pauvre, pauvre malheureux !… Ah ! Raymond,
+ne l’envie pas… Plains-le plutôt…</p>
+
+<p>A voix basse, Raymond Seyntis répète :</p>
+
+<p>— Oui, pauvre malheureux !… Sais-tu ce qui
+m’empêche, maintenant, de maudire cet homme qui,
+en me trompant, m’a fait tant de mal, eh bien ! c’est
+la conscience des derniers moments qu’il a vécu jusqu’à
+la minute où il a fait jouer son pistolet et s’est
+enfoncé… je ne sais où… peut-être, après tout, dans
+le repos !… Mon ami, je viens de passer par là… Et
+je te jure qu’il n’y a pas d’expiation plus rude…
+Ah ! si le Dieu auquel vous croyez, ta sœur et toi,
+existe vraiment, il doit tenir compte de leur agonie
+volontaire, aux pauvres diables jetés dans la vie pour
+y connaître des tourments tels, que la mort leur
+apparaît la délivrance !</p>
+
+<p>Combien ces paroles sont étranges sur les lèvres
+sceptiques de Raymond Seyntis, pour qui ne semblaient
+guère exister les problèmes de l’au-delà…
+Mais il vient d’en frôler le mystère, de si près que son
+âme a pu connaître le frisson du vertige devant le
+suprême Inconnu, — ce frisson qui ne s’oublie
+pas…</p>
+
+<p>La pensée croyante de René Carrère ne s’étonne
+pas d’un tel drame… Et parce qu’il en sait les affres,
+il voit l’absolue nécessité d’en distraire l’esprit du
+blessé, auquel tant de calme est commandé. Avec une
+autorité affectueuse, enveloppant de sa ferme étreinte
+la main allongée sur le drap, il répond :</p>
+
+<p>— Raymond, ce n’est pas l’instant de remuer ces
+graves questions… Nous le ferons plus tard… quand
+tu le voudras… Ne parle pas ainsi, la fièvre reviendrait.
+Et tu l’as dit toi-même, tu dois guérir vite…</p>
+
+<p>Mais le malade esquisse un geste de dénégation.</p>
+
+<p>— Je risque moins le retour de la fièvre à penser
+tout haut devant toi qui peux me comprendre, qu’à
+ressasser mes réflexions. C’est écrasant,… surtout à
+certaines heures !… d’être ainsi seul avec soi-même…
+Tant que j’aurai la force de me souvenir, je me rappellerai
+les moments que j’ai passés, devant ce
+bureau, avant la minute que j’avais fixée pour disparaître…
+Ah ! il est facile de trouver que c’est une
+lâcheté d’abandonner la lutte ! mais j’ai constaté,
+moi, qu’il fallait un rude courage pour accomplir
+cette prétendue lâcheté !… La vie nous tient si fortement !
+Et qu’il faut déchirer de liens !</p>
+
+<p>Il s’arrête un peu… René n’essaie plus de lui
+imposer le silence ; il voit que pour lui, si fermé
+aux confidences, c’est un apaisement, dans sa faiblesse
+inaccoutumée, de se confier à une sympathie
+dont la sûreté lui est un viatique. Et il écoute, le
+cœur battant à larges coups, l’évocation de la nuit
+tragique.</p>
+
+<p>Le blessé reprend de la même voix lente et basse,
+coupée d’arrêts, comme il parlerait en rêve, ou observant
+un spectacle lointain.</p>
+
+<p>— Il pleuvait bien fort, ce soir-là… J’entendais
+l’averse battre mes vitres… de même que je l’ai
+entendue, cet été, aux <i>Passiflores</i>, pendant mes nuits
+blanches… Ainsi, le silence était moins lourd… ce
+silence de la maison déserte qui me semblait déjà
+celui d’une tombe. J’en étais à trouver bon le roulement,
+bien rare ! des voitures, car c’était de la vie
+autour de moi… Heureusement, j’avais tant à écrire,
+tant de dispositions définitives à prendre, que je
+n’avais guère le loisir de réfléchir… bien en vain !…
+ni de m’attarder à considérer, sur mon bureau,
+l’image de mes « petits », le portrait de Marie… celui
+où elle est en robe de bal, avec un air de sérénité
+heureuse qui me semblait, alors, atroce à contempler…
+Mais, j’étais surtout hanté par une autre vision
+d’elle, toute jeune, aux premiers temps de… de
+notre bonheur… A quoi n’ai-je pas songé pendant
+cette dernière heure !…</p>
+
+<p>Il se tait. Son visage, spirituellement ironique, a
+une sorte de majesté grave, car l’écho frémit encore
+en lui des souvenirs dont le torrent a jailli, alors que
+la volonté, enfin, ne leur imposait plus silence…
+Souvenirs de l’enfance joyeuse, de l’ardente jeunesse,
+et de la vie d’homme avec ses efforts, ses folies, ses
+ivresses, ses défaillances, ses troubles, ses luttes…
+Souvenirs lointains ou proches, ressuscitant une
+image pâlie, la caresse d’une voix, d’un parfum…
+Souvenirs imprimés dans son cerveau, dans son
+âme, dans sa chair, devenus le tissu même de son
+être…</p>
+
+<p>L’étreinte de René se fait plus étroite encore, pour
+que cet homme sente qu’il n’est plus seul à porter le
+poids de son épreuve.</p>
+
+<p>Dans sa vie de soldat, René, lui aussi, a vu la mort
+de tout près… Mais c’était dans la fièvre, la fougue
+de l’action, la griserie du danger audacieusement
+bravé, non pas l’horreur calme et glacée de la solitude ;
+et il pense que, jamais plus, il ne pourra juger
+faible, celui qui disparaît ainsi…</p>
+
+<p>Le blessé continue à se rappeler, de sa voix de
+rêve, tout bas, isolé en lui-même :</p>
+
+<p>— J’avais mis ma montre devant moi, près de
+l’arme… Et je m’étais dit que je la prendrais quand
+il serait cinq heures… Que les minutes sont brèves
+en de pareilles nuits !… Quand j’ai eu fini… tout ce
+que je devais faire, j’ai vu que le moment était à
+peu près venu… J’ai été un instant à la fenêtre… Il
+pleuvait toujours, mais le ciel devenait pâle… Ma tête
+me faisait atrocement mal… Je lui avais imposé de tels
+efforts !… La pendule a sonné… C’était l’heure…
+Alors, sans me permettre de réfléchir, j’ai pris le
+pistolet.</p>
+
+<p>Il s’arrête… Nulle pensée ne saura jamais en quel
+abîme d’angoisse, il sombrait en cette seconde où
+pourtant sa résolution n’a pas chancelé… Ni le cri de
+désespoir fou jeté par son cœur au souvenir des
+bonheurs finis… Ni la révolte éperdue de l’être devant
+la destruction proche… Ni l’indicible épouvante de
+l’âme, nettement consciente qu’elle s’en allait vers
+un Inconnu où elle ne pouvait être <i>sûre</i> de trouver le
+néant…</p>
+
+<p>Tout cela, c’est l’inoubliable secret que ses lèvres
+ne diront jamais…</p>
+
+<p>Et un silence pèse sur les deux hommes qui
+voient, en cet instant, la même sombre image… Mais
+René reprend vite la notion de la réalité ; et comprenant
+la dangereuse influence que toute émotion de
+cette sorte peut avoir sur l’état du blessé, il intervient
+doucement, avec son accent de décision virile :</p>
+
+<p>— Maintenant, Raymond, il ne faut plus penser à
+ce cauchemar fini… grâce à Dieu ! et regarder seulement
+en avant, car tu as charge d’âmes…</p>
+
+<p>Péniblement, Raymond Seyntis articule, faisant
+effort pour échapper à la hantise des lugubres visions :</p>
+
+<p>— Oh ! sois tranquille, je ne l’oublierai plus…
+D’ailleurs, quand on revient… d’où je reviens, c’est
+avec l’amour de la vie, si dure qu’elle soit… Dès que
+je vais en être capable, je recommencerai à monter
+la côte…</p>
+
+<p>— Raymond, mon cher grand frère, ai-je besoin
+de te le dire, — car tu le sais, n’est-ce pas ?… — que
+tout ce que j’ai est à toi, si la fortune dont tu
+n’as jamais voulu le dépôt peut t’aider en quelque
+chose.</p>
+
+<p>— Oui, je sais tout ce que je pourrais te demander…</p>
+
+<p>Et il y a la même simplicité dans la réponse que
+dans l’offre. Ces deux hommes, si différents soient-ils,
+sont certains de pouvoir compter l’un sur
+l’autre.</p>
+
+<p>— Je sais… Et je te remercie… avec toute
+mon affection… Mais ce serait un inutile sacrifice,
+de l’argent perdu encore dans le gouffre,
+sans profit réel pour personne… Je suis ruiné…
+Heureusement, depuis tantôt, j’espère que l’honneur
+sera sauf !</p>
+
+<p>Et il respire profondément, comme si un fardeau
+avait été soulevé de sa poitrine.</p>
+
+<p>— Je crois que la crainte d’être forcé de me
+montrer mauvais joueur avait achevé la déroute de
+mes nerfs… Le plus cruel, maintenant, c’est de voir
+Marie privée de luxe, Guillemette sans dot… Les
+petits, André et Mad, sont jeunes… J’ai le temps de
+refaire leur avenir… Mais pour elle, il est trop
+tard !… Pour elle, ma précieuse petite fille, à qui je
+dois peut-être de me trouver encore parmi les vivants…</p>
+
+<p>— Pourquoi ?…</p>
+
+<p>Une étrange clarté passe dans les yeux de Raymond
+Seyntis.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?… Parce qu’au moment où j’approchais
+l’arme, j’ai eu le ressouvenir de l’instant, à
+Houlgate, où elle me suppliait de rester… comme si
+elle soupçonnait la vérité, ma petite bien-aimée… où
+elle se blottissait contre moi, ses chers yeux si pleins
+de tendresse… Ma main a dû trembler… et la balle a
+dévié. Quand, l’autre soir, elle est entrée dans ma
+chambre, avec ce même regard, je me suis rappelé
+cela… Et aussitôt, hélas ! il m’a fallu penser que
+cette enfant m’avait fait vivre pour je connaisse
+l’épreuve de voir son avenir de femme perdu par ma
+faute…</p>
+
+<p>— Perdu ?… En quoi serait-il perdu ?…</p>
+
+<p>— René, tu le sais aussi bien que moi, qui, dans
+notre monde… dans celui, du moins, qui était le
+nôtre, hier… voudrait jamais épouser une fille dont
+le père est ruiné ?…</p>
+
+<p>Le sceau qui fermait les lèvres de René se brise
+sous un impérieux élan qui emporte tous les scrupules
+de sa rigoureuse délicatesse…</p>
+
+<p>— Raymond, si elle y consent, donne-la-moi.</p>
+
+<p>Raymond Seyntis contemple son beau-frère avec
+une sorte de stupeur et répète, redressant un peu sa
+tête fatiguée :</p>
+
+<p>— Que je te donne Guillemette ?… Tu voudrais
+épouser Guillemette, toi ?… Mon pauvre cher ami, la
+générosité a des bornes !…</p>
+
+<p>René l’arrête d’un geste :</p>
+
+<p>— Ah ! je te jure bien qu’il n’y a pas de générosité
+dans ma demande… mais seulement l’égoïste désir
+d’obtenir ma part de bonheur !… Depuis bien des
+jours déjà, je rêve de te l’avouer… Ce qui m’arrêtait,
+c’est la conviction qu’elle ne voyait en moi qu’un
+« oncle »… Et j’attendais mon heure, craignant de
+la perdre si je parlais trop tôt… Permets-moi d’essayer
+de la conquérir… Mais ne lui en dis rien…
+Pour que nous puissions être heureux, il faut qu’elle
+vienne à moi librement, avec le même cœur que je
+lui offre… Si elle désire pour sa jeunesse un autre
+amour… ah ! je ne m’en étonnerai pas !… Alors, je
+m’effacerai, car son bonheur m’est cher… par-dessus
+tout…</p>
+
+<p>— Oui… Tu l’aimes, ma Guillemette, comme il est
+bon d’aimer !… murmure Seyntis, dût-on même en
+souffrir…</p>
+
+<p>— Raymond, laisse-moi espérer que je n’en souffrirai
+pas par elle… Au contraire, qu’un jour viendra
+où elle m’apportera cette joie, que je n’ose encore
+croire possible, de devenir ma femme… Jusque-là,
+ne dis rien… Pas même encore à Marie. Garde mon
+secret comme je garderai le tien… C’est promis ?…</p>
+
+<p>Une expression d’apaisement, de repos, détend les
+traits contractés du blessé.</p>
+
+<p>— C’est promis !… Ah ! mon bien cher ami, s’il
+dépend de moi, avec quelle reconnaissance je te confierai
+mon trésor !</p>
+
+<p>Et sa main cherche celle de René.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">XXIV</h2>
+
+
+<p>Le ciel est ouaté d’une brume rousse à travers
+laquelle transparaît à peine le disque pâle du soleil
+d’hiver.</p>
+
+<p>Une bise glacée soulève la poussière et précipite la
+marche des passants qui circulent, pressés, dans la
+fièvre du 31 décembre.</p>
+
+<p>René vient de descendre de cheval, au retour d’une
+longue course matinale ; et tandis que l’ordonnance
+s’éloigne, emmenant l’animal, il regarde sa montre.
+Elle marque onze heures moins le quart. Et il
+pense :</p>
+
+<p>— A condition de rester en tenue, j’ai le temps
+d’aller embrasser Marie avant le déjeuner. Son installation
+rue Chateaubriand doit être assez avancée
+maintenant pour qu’il me soit permis d’entrer…</p>
+
+<p>C’est Guillemette qui lui a demandé de ne pas
+venir dans leur nouveau logis, au milieu du désordre
+des premiers jours.</p>
+
+<p>— Vous auriez une mauvaise impression sur notre
+gîte… Et j’ai l’ambition que vous l’aimiez… si humble
+qu’il soit !…</p>
+
+<p>Elle parlait d’un ton de badinage ; mais il y avait
+dans ses yeux tant de tristesse vaillante qu’il a aussitôt
+promis ce qu’elle souhaitait.</p>
+
+<p>D’ailleurs, que pourrait-il lui refuser ?</p>
+
+<p>Depuis une semaine, les Seyntis ont quitté
+l’hôtel somptueux qui, tant d’années, a été pour eux
+la demeure familiale. Oui, l’honneur est sauf, ainsi
+que l’avait espéré Raymond Seyntis ; mais à quel
+prix !…</p>
+
+<p>Ce qui serait, certes, pour beaucoup, encore une
+agréable médiocrité, c’est presque la pauvreté pour
+des êtres habitués à un luxe discret, mais magnifique.
+Les merveilleuses collections, les tapisseries célèbres,
+les meubles, les bibelots précieux ont été vendus ou
+vont l’être, comme l’hôtel de la rue Murillo, les <i>Passiflores</i>
+que René essaie de racheter. Ainsi déjà il a
+fait, autant qu’il lui a été possible, pour certains
+objets auxquels tenaient particulièrement sa sœur,
+son beau-frère.</p>
+
+<p>Mais combien cela est peu, et qu’il lui est dur d’assister,
+passif, à un tel effondrement ; de se heurter
+aux refus absolus de son beau-frère quand il le supplie
+d’accepter, pour éviter un pareil dépouillement,
+tout au moins, le prêt de capitaux pris dans sa
+propre fortune. Ce qu’il peut seulement, c’est apporter
+l’aide de son énergie, de sa mâle et dévouée
+affection, de sa forte conception du devoir à exécuter
+toujours, si rude soit-il.</p>
+
+<p>Le <i>Tout-Paris</i> a déclaré les Seyntis « très chics »
+dans leur façon de porter un désastre immérité ; et,
+favorablement impressionné, pour être à la hauteur,
+ne s’est point empressé de faire le vide autour d’eux.</p>
+
+<p>Certains financiers, — très habiles, — et d’autres
+encore que le krach n’atteignait point, ont jugé bien
+excessive, et un peu naïve chez un homme d’affaires,
+la hautaine loyauté de Raymond Seyntis, se
+dépouillant, pour remplir, dans la mesure du possible,
+de formidables engagements dont il n’avait pas
+l’indéniable responsabilité.</p>
+
+<p>Mais la foule du public a, vertueusement, admiré
+et honoré, d’une égale estime, et Raymond Seyntis et
+sa femme, si vaillante à supporter cette catastrophe
+imprévue. Seuls, les humbles, les fervents chrétiens
+qui fréquentent les messes matinales, pourraient dire
+que de larmes Mme Seyntis a versées en silence
+dans l’asile des chapelles ; quels efforts de son âme
+très pieuse il lui faut, pour accepter l’épreuve qui
+brise l’avenir de ses enfants, bouleverse à jamais sa
+propre vie ; et surtout, par-dessus tout, pour se résigner
+aux sacrifices quotidiens qui s’imposent à elle
+et la meurtrissent plus encore peut-être que ne l’a
+fait la première révélation de la ruine.</p>
+
+<p>Parce que René comprend trop bien ce qu’a dû
+être pour elle son entrée dans une demeure étrangère,
+en ces derniers jours d’une année si tragiquement
+terminée, il a hâte de la retrouver, de lui apporter
+le réconfort de son affection.</p>
+
+<p>Obscure aussi, une joie palpite en lui, à la
+pensée que Guillemette, sans doute, sera là… Ah ! le
+temps est bien fini, où il eût nié, avec quelque dédain,
+la possibilité d’éprouver cette exquise et douloureuse
+fièvre de l’attente qui brûle le cœur, — pareille
+à une soif, — quand chaque minute écoulée
+rapproche de l’être cher par excellence…</p>
+
+<p>Son pas vif a bientôt franchi le court chemin qui
+l’amène chez sa sœur. Elle a voulu garder son même
+quartier. Mais au lieu de l’horizon vert du parc,
+c’est la perspective monotone des maisons qui s’allongent
+dans la rue calme, autant qu’une rue de province.</p>
+
+<p>— Madame est-elle chez elle ? demande-t-il à la
+femme de chambre qui a répondu à son coup de
+sonnette.</p>
+
+<p>— Non, Madame est sortie avec Monsieur. Mais
+Mademoiselle est ici.</p>
+
+<p>— Voulez-vous lui demander si elle peut me recevoir ?</p>
+
+<p>— Je vais m’informer. Si Monsieur veut entrer.</p>
+
+<p>La femme de chambre entr’ouvre, devant lui,
+la porte du salon. Mais il s’arrête aussitôt sur le
+seuil. Guillemette elle-même est là, debout devant la
+cheminée, arrangeant des fleurs ; si absorbée, qu’à
+peine elle tourne un peu la tête, au bruit de la
+porte.</p>
+
+<p>A la vue de René, une lumière éclaire tout son
+visage.</p>
+
+<p>— Oh ! mon oncle !</p>
+
+<p>Et elle avance vers lui, les mains tendues :</p>
+
+<p>— … Quelle bonne idée d’être venu ce matin !…
+Et vous êtes en tenue ?… C’est complet… J’aime
+beaucoup, savez-vous, à vous voir en soldat !</p>
+
+<p>— Je ne vous connaissais pas si ardente patriote,
+Guillemette, fait-il, baisant les mains fines, d’un geste
+qui pourrait sembler de pure courtoisie.</p>
+
+<p>Elle a un léger rire et riposte, avec un éclair de sa
+drôlerie d’antan :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas par patriotisme… C’est parce que
+je trouve que ça vous va bien !</p>
+
+<p>Et elle a raison. L’uniforme est seyant à la tête
+énergique, à la haute et ferme silhouette dont il
+accuse l’allure fière…</p>
+
+<p>— Guillemette, vous me comblez ! réplique René,
+heureux de la voir presque gaie. Si rudement qu’elle
+ait été touchée, ses dix-huit ans n’ont pu cesser de
+fleurir en elle…</p>
+
+<p>— Je ne vous comblerai jamais assez pour tout ce
+que vous méritez, mon oncle, dit-elle, d’un indéfinissable
+ton où il y a un badinage voulu avec une
+étrange profondeur d’accent. Mais… j’y pense… Vous
+ne venez pas dire, n’est-ce pas, que vous ne dînerez
+pas avec nous, ce soir, et nous laisserez terminer
+seuls ce lugubre 31 décembre !</p>
+
+<p>— Non, certes, non, je ne viens rien vous dire de
+semblable… Je serais bien trop privé de ne pas finir
+l’année avec vous !</p>
+
+<p>— Privé !… C’est si triste, ici, que nous sommes
+bien égoïstes de vous y retenir autant ! Enfin,
+vous pouvez vous dire que ce soir, en étant
+des nôtres, vous accomplirez une bonne action…
+Cela fera du bien à maman de vous avoir, à père
+aussi…</p>
+
+<p>— Et pour vous, Guillemette, je ne puis rien ?</p>
+
+<p>— A moi, vous avez donné la dangereuse habitude
+de trouver toujours qu’il manque quelqu’un où vous
+n’êtes pas…</p>
+
+<p>Un frémissement a passé dans sa voix. Mais elle
+ne lui permet pas d’y prendre garde et change aussitôt
+de ton.</p>
+
+<p>Depuis que l’épreuve l’a frappée, elle demeure
+repliée sur elle-même, sans plus rien trahir de ce
+qui l’émeut, même avec lui, auquel, cependant, elle
+n’a jamais laissé voir plus d’affection.</p>
+
+<p>Mais il est bien rare maintenant qu’elle se montre
+auprès de lui l’enfant, spontanée dans ses confidences,
+qu’il a connue tout l’été. Il semble que le choc brutal
+qui l’a atteinte l’ait soudain mûrie, ait développé en
+elle une mystérieuse force de résistance, une énergie
+généreuse pour pratiquer l’oubli de sa propre détresse ;
+et il y a une sorte de dignité fière, singulièrement
+émouvante dans le silence qu’elle garde sur
+tout ce dont elle doit souffrir, de façon inévitable.</p>
+
+<p>Ainsi, elle est un vivant exemple pour Mad et
+André, assez mal résignés, et stupéfaits de la simplicité
+et du calme qu’elle apporte à se prêter aux
+renoncements nécessaires…</p>
+
+<p>Avec une grâce caressante, elle a poursuivi :</p>
+
+<p>— Mon oncle, vous devez me trouver une bien
+malhonnête personne !… Je ne vous remercie pas des
+admirables fleurs dont vous nous avez comblées,
+maman et moi… Vous voyez, quand vous êtes arrivé,
+j’étais en train de parfumer, grâce à vous, notre
+nouveau petit <i lang="en" xml:lang="en">home</i>, pour que maman te trouve plus
+accueillant quand elle va rentrer… Car je m’aperçois
+qu’elle a, plus encore que moi, l’impression que nous
+sommes enfermés dans une boîte minuscule, où il
+nous faut naturellement quelques jours pour nous
+acclimater.</p>
+
+<p>C’est vrai que cette pièce, de dimensions moyennes,
+paraît bien exiguë, comparée aux vastes salons, aux
+galeries de l’hôtel Seyntis… Pourtant, revêtue de
+peintures pâles, ouvrant sur un balcon, elle a un
+aspect de souriante élégance, grâce au goût qui a disposé
+les tentures, groupé les meubles — ceux du
+petit salon favori de Mme Seyntis, — dispersé les
+rares bibelots distraits du naufrage, parmi de menues
+plantes vertes fragilement découpées, sous la radieuse
+floraison des œillets, des roses pourpres et nacrées,
+des blancs lilas, des mimosas dont les petites têtes,
+odorantes et duvetées, jettent, dans la lumière, un
+éclair d’or.</p>
+
+<p>Et très sincère, René peut répondre :</p>
+
+<p>— Chérie, ne calomniez pas votre salon… Il est
+charmant et a déjà un air d’intimité qui paraît
+presque invraisemblable, étant donné que vous êtes
+à peine arrivés…</p>
+
+<p>Le jeune visage prend une expression d’intense
+plaisir qui ressuscite la Guillemette de jadis.</p>
+
+<p>— Vraiment, vous ne dites pas cela… par générosité ?…
+Non ?… Eh bien, alors, je suis ravie ! Car cet
+arrangement est mon œuvre… Ne me trouvez pas
+trop orgueilleuse de vous l’avouer, après avoir reçu
+vos compliments !… Cette pauvre maman avait l’air
+si écrasée de tout ce qu’elle avait à organiser que je
+l’ai suppliée de me laisser le soin du salon… Je crois
+qu’elle avait une médiocre confiance dans mes talents…
+Aussi je me suis appliquée… ferme… Car jamais je
+ne m’étais vue à la tête d’une pareille responsabilité !…</p>
+
+<p>Elle parle gaiement. Mais René la connaît trop
+bien maintenant pour ne pas discerner ce qu’il y a
+de courage dans cette animation souriante ; et jamais
+plus, peut-être, il n’a éprouvé pour elle de tendresse,
+d’estime, de respect… Comme si elle en
+avait la confuse intuition, une lueur rose avive tout
+à coup sa fraîcheur ; et, une seconde, une impression
+douce infiniment allège son fardeau.</p>
+
+<p>Avec son sourire des meilleurs jours, elle continue :</p>
+
+<p>— Oncle, vous n’êtes pas trop pressé ?… Vous
+pouvez attendre maman qui est à un rendez-vous
+chez le notaire, avec père ?… Eh bien, puisque mon
+salon vous plaît, faites-moi une petite visite, à moi…
+Et causons !… Là, devant le feu, nous serons très
+bien !…</p>
+
+<p>Elle s’assoit sur une chaise basse. Mais lui, reste
+debout devant elle, adossé à la cheminée.</p>
+
+<p>Elle a dit : « Causons ! » Et pourtant, ni lui ni elle
+ne parlent… Ils pensent à tant de choses !… Le regard
+distrait, elle contemple la chair odorante des œillets
+dressés dans une aiguière de cristal. Mais lui ne voit
+que la tête charmante, les yeux qui songent et qu’il
+voudrait clore sous ses lèvres, la forme svelte qu’il
+rêve de blottir sur sa poitrine dans un geste enveloppant
+d’amour et de protection.</p>
+
+<p>Et, doucement, après elle, il répète :</p>
+
+<p>— Nous sommes bien ici, vous avez raison… Et
+grâce à vous, chérie… Vous êtes une brave petite
+femme ! Guillemette.</p>
+
+<p>Elle tressaille et secoue la tête :</p>
+
+<p>— Tant mieux si j’en ai l’air… Mais vous me
+croyez meilleure que je ne suis, mon oncle… Je
+devrais penser que père nous ayant été laissé, tout le
+reste n’est rien…</p>
+
+<p>Elle s’arrête un peu ; et, à l’expression du visage,
+René comprend qu’elle a deviné la vérité…</p>
+
+<p>— Et cependant, quand je regarde tout au fond de
+mon cœur, je m’aperçois qu’à la surface seulement
+je suis courageuse.</p>
+
+<p>— C’est déjà beaucoup !… Guillemette, vous êtes
+trop exigeante pour vous-même.</p>
+
+<p>— Croyez-vous ?… Moi, pas… Je suis honteuse
+d’arriver — si mal ! — à m’estimer satisfaite, parce
+que je ne me vois pas, comme Mademoiselle, contrainte
+d’aller surveiller des petites filles aux Champs-Élysées,
+ou remplir quelque besogne aussi séduisante,
+sous peine de mourir de faim… Car j’ai cru, à
+la première heure, que c’était là le sort qui m’attendait…
+Mon oncle, ne vous moquez pas de moi !… On
+m’a dit que j’étais devenue pauvre… Et je ne savais
+pas, au juste, ce que c’était d’être pauvre… Maintenant,
+je sais et…</p>
+
+<p>— Et ?… insiste-t-il.</p>
+
+<p>Elle regarde droit devant elle, dans les flammes qui
+jaillissent d’une bûche écroulée.</p>
+
+<p>— Et… je trouve cela très désagréable !… Non, je
+ne suis pas courageuse… Il me paraît dur de ne plus
+pouvoir acheter tout ce qui me plaît… de n’avoir plus
+ni chevaux ni voitures… moi, qui pourtant aimais
+par-dessus tout aller à pied !… Je ne me connaissais
+pas à ce point capricieuse !… Cela m’a déchiré le cœur
+de quitter l’hôtel, mes chers arbres du parc Monceau…
+de voir disparaître les tapisseries, les tableaux que
+j’avais tant regardés depuis ma plus petite enfance,
+qu’ils me semblaient avoir pris quelque chose de
+moi-même !… être devenus des amis qui m’entouraient,
+m’isolaient des indifférents, me faisaient une
+façon de petit univers où il devait être impossible au
+malheur d’entrer !… Et voici que l’hôtel va être
+vendu… Et puis, ce sera le tour des <i>Passiflores</i>…
+C’est horrible de voir tout cela tomber dans le passé…
+Il y a des moments où j’ai l’impression de posséder
+maintenant une très vieille âme… A ce point, que je
+suis tentée de courir me regarder dans la glace pour
+m’assurer que mes cheveux ne sont pas devenus
+blancs !…</p>
+
+<p>Elle semble encore plaisanter. Mais aux battements
+des cils, René devine les paupières lourdes des
+larmes qu’elle ne veut pas laisser couler. Il attire la
+main qui tourmente l’étoffe de la robe d’un geste
+inconscient et l’enserre dans les siennes.</p>
+
+<p>Elle n’a aucun mouvement pour se dérober et lève
+vers lui des prunelles larges d’angoisse :</p>
+
+<p>— Oh ! mon oncle, est-ce que je pourrai jamais
+oublier comme le malheur vient vite !… J’ai peur de
+la vie, maintenant…</p>
+
+<p>— Il ne faut pas… parce que le bonheur aussi
+vient vite et les mauvais jours passent, vous le savez
+bien… Pour vous aider à les traverser, vous devez
+me permettre, Guillemette, de vous gâter beaucoup…</p>
+
+<p>Un faible sourire effleure les lèvres, tout plein
+d’une douceur tendre :</p>
+
+<p>— Me gâter !… Je me demande comment vous
+pourriez le faire plus que vous ne le faites !… Quel
+ami vous avez été depuis… depuis l’affreux matin
+où nous avons appris, là-bas, dans le jardin des
+<i>Passiflores</i>… Je ne vous en ai jamais remercié,
+parce que, pour conserver mon apparente bravoure,
+il me fallait fuir tout ce qui pouvait m’attendrir…
+Aujourd’hui, je suis moins nerveuse… et je ne veux
+pas que vous me supposiez ingrate ou insouciante,
+aveugle à votre bonté…</p>
+
+<p>Il se penche un peu vers elle :</p>
+
+<p>— Alors vous croyez que c’est ma « bonté », pour
+parler votre langage, qui me fait considérer comme
+mienne l’épreuve dont vous souffrez et me donne
+soif de tenter l’impossible pour vous l’alléger…, qui
+me rendrait capable, pour cela, de sacrifier n’importe
+quoi… n’importe qui !…</p>
+
+<p>— C’est aussi parce que vous avez une grande
+affection pour moi !…, fait-elle, la voix assourdie
+tout à coup, et dégageant sa main qu’il avait gardée.</p>
+
+<p>— C’est parce que vous êtes la créature qui m’est
+le plus chère au monde… Guillemette, mais vous ne
+devinez donc pas que je vous adore ?…</p>
+
+<p>Elle a un frémissement de tout l’être et il lui revoit
+cette même expression de sphinx qu’elle avait aux
+<i>Passiflores</i>, le matin après son retour, quand elle lui
+parlait de Nicole ; les mêmes yeux interrogateurs,
+profonds, lumineux où la pensée jaillit de l’âme,
+tandis qu’elle murmure passionnément :</p>
+
+<p>— Ah ! mon oncle… mon oncle, pourquoi dites-vous
+cela !!!</p>
+
+<p>— Pourquoi ?… Parce que je voudrais enfin…,
+enfin ! avoir le droit de vous aimer, de vous garder
+comme mon enfant, comme mon amie… comme mon
+trésor… comme…</p>
+
+<p>Il s’arrête un peu ; et plus bas, d’un accent où supplie
+le cri de son amour, il finit :</p>
+
+<p>— De vous aimer comme ma femme… Guillemette,
+est-ce que je souhaite l’impossible ?</p>
+
+<p>— Mais… mais, mon oncle, ce qui est impossible,
+c’est que vous pensiez ainsi à moi !… Je suis si peu
+la femme que vous désirez rencontrer !… Vous êtes
+tellement plus sage, tellement meilleur que moi !…</p>
+
+<p>II se souvient trop d’une heure, proche encore,
+pour supporter de l’entendre parler de la sorte.</p>
+
+<p>— Guillemette, je vous en conjure, ne dites pas de
+pareilles folies !… De nous deux, c’est moi… ah ! je
+le crains bien !… qui suis le moins sage, celui qui
+mérite le moins son bonheur… Mais…</p>
+
+<p>Et il a ce sourire qui donne tant de charme à son
+visage énergique :</p>
+
+<p>— Mais… vous ne pouvez trop me reprocher d’être
+sans le moindre piédestal, puisque vous préférez les
+hommes très loin de la perfection… Vous m’en avez
+fait l’aveu, cet été.</p>
+
+<p>Elle a un léger frisson :</p>
+
+<p>— Il ne faut plus parler de l’été, de mon bel été
+lumineux… le dernier où j’ai ignoré le chagrin…
+Cela me fait trop mal… En ce moment, je ne peux
+pas regarder en arrière… Parlez-moi seulement de
+l’avenir où vous voulez m’emporter, de vous… Dites-moi
+encore que…</p>
+
+<p>— Que votre grâce m’a transformé, mon enfant
+chérie. Vous avez chassé le vieil homme dont la froideur,
+les idées étroites, les raides principes vous
+faisaient peur, vous révoltaient… Il y a quelques
+mois, aux <i>Passiflores</i>, vous m’avez dit… vous en
+souvenez-vous ?… que vous voudriez être aimée
+follement de celui à qui vous vous confieriez… Et
+quand je regarde en moi, je vois que c’est ainsi que je
+vous aime… Et encore, avec tout mon respect, toute
+ma foi, toute mon adoration… Dans mon cœur, je ne
+vois plus que vous, vous seule, ma Guillemette…</p>
+
+<p>— Plus que moi ?… Mais… mais Nicole ?…</p>
+
+<p>— Nicole ?… Ah ! Nicole !… Elle est réconciliée avec
+son mari et ne songe plus guère à nous… à moi…</p>
+
+<p>Aux autres, c’est possible… A lui, certainement
+elle songe parfois ; car elle le lui a écrit, c’est à lui
+qu’elle doit d’avoir sacrifié son orgueil et recommencé
+la vie où était son bonheur…</p>
+
+<p>— … Soit, elle ne songe pas à vous… Mais peut-être
+vous, encore, vous pensez à elle… Êtes-vous donc sûr
+de l’avoir oubliée ?… Êtes-vous sûr de ne pas la
+regretter près de moi, si vous la retrouvez belle
+comme vous l’avez vue à Saint-Jean-de-Luz… où
+vous avez passé des jours et des jours ensemble…</p>
+
+<p>Il voit le doute trembler encore dans l’eau sombre
+des yeux. Et lui, si dédaigneux de tout danger, est
+bouleversé tout à coup d’une terreur affolée de la
+perdre s’il ne parvient à écarter l’ombre qu’elle devine
+entre eux, dans sa prescience de femme… C’est
+à lui qu’il appartient de conquérir son bonheur, celui
+qu’il veut donner à cette créature chérie, devenue
+pour lui l’Unique… Alors, avec une autorité tendre,
+il reprend les deux mains qu’il sent palpiter dans les
+siennes ; fort de son amour dont la flamme a brûlé
+les souvenirs mauvais, il répond, et son accent a une
+sincérité grave :</p>
+
+<p>— Écoutez-moi, Guillemette, vous qui êtes pour moi
+ce que nulle femme n’a jamais été, vous à qui j’offre
+tout ce que mon cœur, mon esprit possèdent de meilleur…
+Et comprenez-moi, pour que, jamais plus,
+vous ne soyez effleurée d’une inquiétude au souvenir
+des quelques jours où j’ai vécu près de Nicole… Ma
+petite aimée, quand je suis arrivé à Saint-Jean-de-Luz,
+je vous fuyais…</p>
+
+<p>— Vous me fuyiez ?… moi ?… Oh ! pourquoi me
+fuyiez-vous ?…</p>
+
+<p>— Je venais de m’apercevoir tout à coup que je
+vous aimais… Ah ! bien autrement que je ne le
+croyais !… Comme je m’imaginais n’en avoir pas le
+droit… puisque vous ne partagiez pas cet amour…</p>
+
+<p>Si bas, qu’à peine il l’entend, ses lèvres articulent
+lentement :</p>
+
+<p>— Que pouviez-vous savoir ?… Alors que moi-même
+je ne savais… rien… Et puis… dites… après ?</p>
+
+<p>— Et puis, par hasard, j’ai retrouvé Mme de
+Miolan… alors…</p>
+
+<p>Il s’arrête une seconde… De toute son âme, elle
+écoute… Et incapable de lui dire un mot qui ne soit
+pas la vérité, il reprend :</p>
+
+<p>— Alors, comme toute ma volonté avait été impuissante
+à me détacher de vous, ainsi que je m’en figurais
+avoir — absurdement ! — le devoir… alors, Guillemette,
+je suis resté près d’elle, espérant que sa présence
+m’aiderait à échapper au rêve qui me hantait…</p>
+
+<p>— Oh ! vous avez pu faire cela ! vous !!!</p>
+
+<p>Il sent que les deux mains ont un élan pour lui
+échapper. Mais il les enlace plus étroitement. Même
+un instant, il ne veut plus qu’elle s’éloigne de lui…
+D’un geste dominateur, il les attire sur sa poitrine
+dans laquelle bat le cœur où elle est entrée souverainement,
+et d’une voix que l’émotion brise, il répète :</p>
+
+<p>— Oui, j’ai fait cette tentative insensée… Et j’y ai
+compris que je ne voulais plus qu’une chose, vous
+obtenir, vous, mon amour, mon unique amour. Aujourd’hui,
+je vous jure que j’ai le droit de vous
+demander de vous confier à moi, pour les bons et
+les mauvais jours… Me croyez-vous ?… Guillemette.</p>
+
+<p>Les lèvres closes, elle laisse son regard lire dans
+cet autre regard qui, elle en a la foi divine, ne lui
+mentirait pas… Alors, sûre de lui comme d’elle-même,
+elle tressaille, dans l’ivresse merveilleuse de celles
+qui se donnent ; et avec un mouvement délicieux
+d’enfant, cherchant l’asile des bras qui l’enveloppent
+soudain, elle murmure passionnément, sous les
+lèvres qui osent enfin toucher son visage :</p>
+
+<p>— Oui, je vous crois, René… et je vous aime…
+Ah ! que je vous aime, moi aussi !</p>
+
+
+<p class="c gap small">FIN</p>
+
+<div class="chapter"></div>
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+<p class="c top4em"><span class="large">PARIS</span><br>
+TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT <span class="xsmall">ET</span> C<sup>ie</sup><br>
+8, <span class="xsmall">RUE GARANCIÈRE</span></p>
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+<div class="break"></div>
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+<p class="c top2em"><span class="large">BIBLIOTHÈQUE DE ROMANS</span><br>
+de la Librairie PLON</p>
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+<p class="c i">DERNIÈRES PUBLICATIONS</p>
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+<ul>
+<li>BOULOC (Énée). — Les « Pagès ».</li>
+<li>WHARTON (Édith). — Chez les heureux du monde.</li>
+<li>GAUTHEY (Lucie). — L’Inutile Volonté.</li>
+<li>PRAVIEUX (Jules). — Mon Mari.</li>
+<li>VERNIÈRES (André). — Camille Frison.</li>
+<li>LESUEUR (Daniel). — Nietzschéenne.</li>
+<li>DAUDET (Ernest). — Au galop de la vie.</li>
+<li>DAVERNE (André). — * Le Prix du sang.</li>
+<li>BLAISE (Jean). — Rêve de lumière.</li>
+<li>DELMAS (Armand). — L’Armoire au linge blanc.</li>
+<li>MARESCHAL DE BIÈVRE (Georges). — * Le Cœur s’éveille.</li>
+<li>MARGUERITTE (Paul). — Les Jours s’allongent.</li>
+<li>HUYSMANS (J.-K.). — Trois églises et trois primitifs.</li>
+<li>EDGY. — La Couronne de roses.</li>
+<li>BARAUDON (Alfred). — Enracinés.</li>
+<li>KILIEN D’ÉPINOY. — * Amour et dot.</li>
+<li>FAUER (Renée). — Armelle et son mari.</li>
+<li>PONTEVÈS-SABRAN (M<sup>ise</sup> de). — Le Curé de Sainte-Agnès.</li>
+<li>BORDEAUX (Henry). — Les Yeux qui s’ouvrent.</li>
+<li>SAINT-CÉNERY. — Au service de la France.</li>
+<li>CAPDEVIELLE (P.-H.). — Fils de la terre.</li>
+<li>MOSELLY (Émile). — Le Rouet d’ivoire.</li>
+<li>  —  Jean des Brebis ou le Livre de la misère.</li>
+<li>BOURGET (Paul). — Recommencements.</li>
+<li>FORESTIER (G.). — <i>Dans l’Ouest-Canadien.</i> — La Pointe-aux-Rats.</li>
+<li>ALANIC (Mathilde). — * La Gloire de Fonteclaire.</li>
+</ul>
+<p>Prix de chaque volume <span class="fl"><b>3</b> fr. <b>50</b></span></p>
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+<p>Les volumes dont le titre est précédé d’un * peuvent être
+mis entre toutes les mains.</p>
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+<p class="c gap xsmall">PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C<sup>ie</sup>, 8, RUE GARANCIÈRE. — 11536.</p>
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+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'éTé DE GUILLEMETTE ***</div>
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