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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:26:55 -0700 |
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You can also find out about how to make a +donation to Project Gutenberg, and how to get involved. + + +**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** + +**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** + +*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** + + +Title: Les Fleurs du Mal + +Author: Charles Baudelaire + +Release Date: July, 2004 [EBook #6099] +[Yes, we are more than one year ahead of schedule] +[This file was first posted on November 5, 2002] + +Edition: 10 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL *** + + + + +Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland, +Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. + + + + + +</pre> +<h1> +LES FLEURS DU MAL</h1> + +<h2> +par</h2> + +<h2> +CHARLES BAUDELAIRE</h2> + +<p> +<i>Préface par Henry FRICHET</i></p> + + + +<p>[Illustration]</p> + +<h2> +PRÉFACE</h2> + + +<p> +Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien élève +de l'école des Chartes, qui s'était fait éditeur par goût pour les +raffinements typographiques et pour la littérature qu'il jugeait en +érudit et en artiste beaucoup plus qu'en commerçant; aussi bien ne fit- +il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis +longtemps très recherchés des bibliophiles.</p> + +<p> +Les poésies de Baudelaire disséminées un peu partout dans les petits +journaux d'avant-garde comme le <i>Corsaire</i> et jusque dans la grave +<i>Revue des Deux-Mondes,</i> n'avaient point encore, en 1857, été +réunies en volume. Poulet-Malassis, que le génie original de Baudelaire +enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de <i>Fleurs du +Mal,</i> titre neuf, audacieux, longtemps cherché et trouvé enfin non +point par Baudelaire ni par l'éditeur, mais par Hippolyte Babou.</p> + +<p> +Les <i>Fleurs du Mal</i> se présentaient comme un bouquet poétique +composé de fleurs rares et vénéneuses d'un parfum encore ignoré. Ce fut +un succès--succès d'ailleurs préparé par la <i>Revue des Deux- +Mondes</i> qui, en accueillant un an auparavant quelques poésies de +Baudelaire, avait mis sa responsabilité à couvert par une note +singulièrement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait +fort à une réclame déguisée:</p> + +<p> +« Ce qui nous paraît ici mériter l'intérêt, disait-elle, c'est +l'expression vive, curieuse, même dans sa violence, de quelques +défaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni +les discuter, on doit tenir à connaître comme un des signes de notre +temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas où la publicité +n'est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l'influence +d'un conseil utile et appeler le vrai talent à se dégager, à se +fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon. »</p> + +<p> +C'était se méprendre étrangement que de compter sur la publicité pour +amener Baudelaire à résipiscence; le parquet impérial ne prit pas tant +de ménagements. Le livre à peine paru, fut déféré aux tribunaux. Tandis +que Baudelaire se hâtait de recueillir en brochure les articles +justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau, +etc..., il sollicitait l'amitié de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout +récemment poursuivi pour avoir écrit <i>Madame Bovary</i>), des moyens +de défense dont les minutes ont été conservées et dont il transmettait +la teneur à son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le réquisitoire de M. +Pinard (alors avocat général et plus tard ministre de l'Intérieur), le +délit d'offense à la morale religieuse fut écarté, mais en raison de la +prévention d'outrage à la morale publiques et aux bonnes moeurs, la +Cour prononça la suppression de six pièces: <i>Lesbos, Femmes damnées, +le Lethé, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Métamorphoses du +Vampire,</i> et la condamnation à une amende de l'auteur et de +l'éditeur (21 août 1857).</p> + +<p> +Le dommage matériel ne fut pas considérable pour Malassis; l'édition +était presque épuisée lors de la saisie.</p> + +<p> +Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouvé dans ses +papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu'il abandonna lors +de la réimpression à la fois diminuée et augmentée des <i>Fleurs du +Mal</i> en 1861. Cette mutilation de sa pensée par autorité de justice +avait eu pour résultat de rendre les directeurs de journaux et de +revues très méfiants à son égard, lorsqu'il leur présentait quelques +pages de prose ou des poésies nouvelles; sa situation pécuniaire s'en +ressentit. Il travaillait lentement, à ses heures, toujours préoccupé +d'atteindre l'idéale perfection et ne traitant d'ailleurs que des +sujets auxquels le grand public était alors (encore plus +qu'aujourd'hui) complètement étranger.</p> + +<p> +Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils +académiques laissés vacants par la mort de Scribe et du Père +Lacordaire, il était, dans sa pensée, de protester ainsi contre la +condamnation des <i>Fleurs du Mal.</i> L'insuccès de Baudelaire à +l'Académie n'était pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de +Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillèrent de se désister, ce qu'il fit +d'ailleurs en des termes dont on apprécia la modestie et la convenance.</p> + +<p> +On a beaucoup parlé de la vie douloureuse de Baudelaire: manque +d'argent, santé précaire, absence de tendresse féminine, car sa +maîtresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son « +vase de tristesse », n'était qu'une sotte dont le cœur et la pensée +étaient loin de lui. Son seul esprit, son méchant esprit était de +tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle était +charmante, nous dit Théodore de Banville, « elle portait bien sa brune +tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crespelée +et dont la démarche de reine pleine d'une grâce farouche, avait à la +fois quelque chose de divin et de bestial ». Et Banville ajoute: « +Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand +fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui +disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est là +peut-être le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles +détonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa +beauté; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et +s'étonne d'être adorée au même titre qu'une belle chatte. »</p> + +<p> +Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beauté, +car depuis longtemps, peut-être depuis toujours, il avait senti qu'il +était seul auprès d'elle, que les hommes sont irrévocablement seuls. +Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous- +mêmes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois +sa sensibilité était d'autant plus profonde qu'elle semblait moins +apparente. Rien ne la révélait. Il avait l'air froid, quelque peu +distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son +épaisse chevelure sombre, son élégance, son intelligence, +l'enchantement de sa voix chaude et bien timbrée, plus encore que son +éloquence naturelle qui lui faisait développer des paradoxes avec une +magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnétisme personnel +qui se dégageait de toutes les impressions refoulées au-dedans de lui, +le rendaient extrêmement séduisant. Hélas! toutes ces belles qualités +ne le servirent point--du moins financièrement--il ignorait l'art de +monnayer son génie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres, +il se trouva desservi par sa fierté, sa délicatesse, par le meilleur de +lui-même.</p> + +<p> +Baudelaire habitait dans l'île Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce +vieil et triste hôtel Pimodan plein de souvenirs somptueux et +nostalgiques. Il avait choisi là un appartement composé de plusieurs +pièces très hautes de plafond et dont les fenêtres s'ouvraient sur le +fleuve qui roule ses eaux glauques et indifférentes au milieu de la vie +morbide et fiévreuse. Les pièces étaient tapissées d'un papier aux +larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui +s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles étaient +antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans +invitaient à la rêverie. Aux murs des lithographies et des tableaux +signés de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance +alors, mais que se disputeraient aujourd'hui à coups de millions les +princes de la finance américaine.</p> + +<p> +Au temps de Baudelaire, c'est-à-dire vers le milieu du dix-neuvième +siècle, l'île Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui +régnait à travers ses rues et ses quais à certaines villes de province +où l'on va nu-tête chez le voisin, où l'on s'attarde à bavarder au +seuil des maisons et à y prendre le frais par les beaux soirs d'été à +l'heure où la nuit tombe. Artistes et écrivains allaient se dire +bonjour sans quitter leur costume d'intérieur et flânaient en négligé +sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement déserts que +c'était une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumière.</p> + +<p> +Un jour, Baudelaire, coiffé uniquement de sa noire chevelure, prenait +un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de délicieuses +pommes de terre frites qu'il prenait une à une dans un cornet de +papier, lorsque vinrent à passer en calèche découverte de très grandes +dames amies de sa mère, l'ambassadrice, et qui s'amusèrent beaucoup à +voir ainsi le poète picorer une nourriture aussi démocratique. L'une +d'elles, une duchesse, fit arrêter la voiture et appela Baudelaire.</p> + +<p> +--« C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez là?</p> + +<p> +--Goûtez, madame, dit le poète en faisant les honneurs de son cornet de +pommes de terre frites avec une grâce suprême. »</p> + +<p> +Et il les amusa si bien par ce régal inattendu et par sa conversation +qu'elles seraient restées là jusqu'à la fin du monde.</p> + +<p> +Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le +salon d'une vieille parente à elle, lui demanda si elle n'aurait pas +l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.</p> + +<p> +--« Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont, en effet, +très bonnes, mais seulement la première fois qu'on en mange. »</p> + +<p> +Cette petite anecdote racontée par les historiens du poète est devenue +classique; mais nous n'avons pu résister au plaisir de la répéter ici.</p> + +<p> +Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissée par son père +avait été dévorée rapidement, fut toujours plein de délicatesse et doué +de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante. +Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son +état maladif, rendirent lamentables les dernières années du poète. +Frappé de paralysie générale, ayant perdu la mémoire des mots, après +une longue agonie, il s'éteignit à quarante-six ans. Sa mère et son ami +Charles Asselineau étaient à son chevet. Ses œuvres lui ont survécu, +mais la place d'honneur qu'il méritait par son génie parmi les +romantiques ne lui fut vraiment accordée qu'à l'aube de ce siècle. On +l'avait tenu jusqu'alors pour un très habile ciseleur de phrases, le +Benvenuto Cellini des vers, mais c'était presque un incompris, un +névrosé.</p> + +<p> +Il commença, dit-on, par étonner les sots, mais il devait étonner bien +davantage les gens d'esprit en laissant à la postérité ce livre +immortel: <i>les Fleurs du Mal.</i></p> + + +<p> +Henry FRICHET.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +AU LECTEUR</h2> + + +<p> +La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,<br> +Occupent nos esprits et travaillent nos corps,<br> +Et nous alimentons nos aimables remords,<br> +Comme les mendiants nourrissent leur vermine.</p> + +<p> +Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches,<br> +Nous nous faisons payer grassement nos aveux,<br> +Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,<br> +Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.</p> + +<p> +Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste<br> +Qui berce longuement notre esprit enchanté,<br> +Et le riche métal de notre volonté<br> +Est tout vaporisé par ce savant chimiste.</p> + +<p> +C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!<br> +Aux objets répugnants nous trouvons des appas;<br> +Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,<br> +Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.</p> + +<p> +Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange<br> +Le sein martyrisé d'une antique catin,<br> +Nous volons au passage un plaisir clandestin<br> +Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.</p> + +<p> +Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,<br> +Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,<br> +Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons<br> +Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.</p> + +<p> +Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,<br> +N'ont pas encore brodé de leurs plaisants desseins<br> +Le canevas banal de nos piteux destins,<br> +C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.</p> + +<p> +Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,<br> +Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,<br> +Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants<br> +Dans la ménagerie infâme de nos vices,</p> + +<p> +Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!<br> +Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,<br> +Il ferait volontiers de la terre un débris<br> +Et dans un bâillement avalerait le monde;</p> + +<p> +C'est l'Ennui!--L'œil chargé d'un pleur involontaire,<br> +Il rêve d'échafauds en fumant son houka.<br> +Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,<br> +--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère!</p> + + +<p> </p> +<h2> +SPLEEN ET IDÉAL</h2> +<p> +BENEDICTION</p> + + +<p> +Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,<br> +Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,<br> +Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes<br> +Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié:</p> + +<p> +« Ah! que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères,<br> +Plutôt que de nourrir cette dérision!<br> +Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères<br> +Où mon ventre a conçu mon expiation!</p> + +<p> +« Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes<br> +Pour être le dégoût de mon triste mari,<br> +Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,<br> +Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,</p> + +<p> +« Je ferai rejaillir la haine qui m'accable<br> +Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,<br> +Et je tordrai si bien cet arbre misérable,<br> +Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestés! »</p> + +<p> +Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,<br> +Et, ne comprenant pas les desseins éternels,<br> +Elle-même prépare au fond de la Géhenne<br> +Les bûchers consacrés aux crimes maternels.</p> + +<p> +Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,<br> +L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,<br> +Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange<br> +Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.</p> + +<p> +Il joue avec le vent, cause avec le nuage<br> +Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;<br> +Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage<br> +Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.</p> + +<p> +Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,<br> +Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,<br> +Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,<br> +Et font sur lui l'essai de leur férocité.</p> + +<p> +Dans le pain et le vin destinés à sa bouche<br> +Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats;<br> +Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,<br> +Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.</p> + +<p> +Sa femme va criant sur les places publiques:<br> +« Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,<br> +Je ferai le métier des idoles antiques,<br> +Et comme elles je veux me faire redorer;</p> + +<p> +« Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,<br> +De génuflexions, de viandes et de vins,<br> +Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire<br> +Usurper en riant les hommages divins!</p> + +<p> +« Et, quand je m'ennuîrai de ces farces impies,<br> +Je poserai sur lui ma frêle et forte main;<br> +Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,<br> +Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin.</p> + +<p> +« Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,<br> +J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein,<br> +Et, pour rassasier ma bête favorite,<br> +Je le lui jetterai par terre avec dédain! »</p> + +<p> +Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,<br> +Le Poète serein lève ses bras pieux,<br> +Et les vastes éclairs de son esprit lucide<br> +Lui dérobent l'aspect des peuples furieux:</p> + +<p> +« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance<br> +Comme un divin remède à nos impuretés,<br> +Et comme la meilleure et la plus pure essence<br> +Qui prépare les forts aux saintes voluptés!</p> + +<p> +« Je sais que vous gardez une place au Poète<br> +Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,<br> +Et que vous l'invitez à l'éternelle fête<br> +Des Trônes, des Vertus, des Dominations.</p> + +<p> +« Je sais que la douleur est la noblesse unique<br> +Où ne mordront jamais la terre et les enfers,<br> +Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique<br> +Imposer tous les temps et tous les univers.</p> + +<p> +« Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,<br> +Les métaux inconnus, les perles de la mer,<br> +Par votre main montés, ne pourraient pas suffire<br> +A ce beau diadème éblouissant et clair;</p> + +<p> +« Car il ne sera fait que de pure lumière,<br> +Puisée au foyer saint des rayons primitifs,<br> +Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,<br> +Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'ALBATROS</h2> + + +<p> +Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage<br> +Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,<br> +Qui suivent, indolents compagnons de voyage,<br> +Le navire glissant sur les gouffres amers.</p> + +<p> +A peine les ont-ils déposés sur les planches,<br> +Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,<br> +Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches<br> +Comme des avirons traîner à côté d'eux.</p> + +<p> +Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!<br> +Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!<br> +L'un agace son bec avec un brûle-gueule,<br> +L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!</p> + +<p> +Le Poète est semblable au prince des nuées<br> +Qui hante la tempête et se rit de l'archer;<br> +Exilé sur le sol au milieu des huées,<br> +Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +ELEVATION</h2> + + +<p> +Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,<br> +Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,<br> +Par delà le soleil, par delà les éthers,<br> +Par delà les confins des sphères étoilées,</p> + +<p> +Mon esprit, tu te meus avec agilité,<br> +Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,<br> +Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde<br> +Avec une indicible et mâle volupté.</p> + +<p> +Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,<br> +Va te purifier dans l'air supérieur,<br> +Et bois, comme une pure et divine liqueur,<br> +Le feu clair qui remplit les espaces limpides.</p> + +<p> +Derrière les ennuis et les vastes chagrins<br> +Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,<br> +Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse<br> +S'élancer vers les champs lumineux et sereins!</p> + +<p> +Celui dont les pensers, comme des alouettes,<br> +Vers les cieux le matin prennent un libre essor,<br> +--Qui plane sur la vie et comprend sans effort<br> +Le langage des fleurs et des choses muettes!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES PHARES</h2> + + +<p> +Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,<br> +Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,<br> +Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,<br> +Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;</p> + +<p> +Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,<br> +Où des anges charmants, avec un doux souris<br> +Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre<br> +Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;</p> + +<p> +Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,<br> +Et d'un grand crucifix décoré seulement,<br> +Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,<br> +Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement;</p> + +<p> +Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules<br> +Se mêler à des Christ, et se lever tout droits<br> +Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules<br> +Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts;</p> + +<p> +Colères de boxeur, impudences de faune,<br> +Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,<br> +Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,<br> +Puget, mélancolique empereur des forçats;</p> + +<p> +Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,<br> +Comme des papillons, errent en flamboyant,<br> +Décors frais et légers éclairés par des lustres<br> +Qui versent la folie à ce bal tournoyant;</p> + +<p> +Goya, cauchemar plein de choses inconnues,<br> +De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,<br> +De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,<br> +Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas;</p> + +<p> +Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,<br> +Ombragé par un bois de sapin toujours vert,<br> +Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges<br> +Passent, comme un soupir étouffé de Weber;</p> + +<p> +Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,<br> +Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces <i>Te Deum,</i><br> +Sont un écho redit par mille labyrinthes;<br> +C'est pour les cœurs mortels un divin opium.</p> + +<p> +C'est un cri répété par mille sentinelles,<br> +Un ordre renvoyé par mille porte-voix;<br> +C'est un phare allumé sur mille citadelles,<br> +Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!</p> + +<p> +Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage<br> +Que nous puissions donner de notre dignité<br> +Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge<br> +Et vient mourir au bord de votre éternité!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MUSE VENALE</h2> + + +<p> +O Muse de mon cœur, amante des palais,<br> +Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,<br> +Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,<br> +Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?</p> + +<p> +Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées<br> +Aux nocturnes rayons qui percent les volets?<br> +Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,<br> +Récolteras-tu l'or des voûtes azurées?</p> + +<p> +Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,<br> +Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,<br> +Chantes des <i>Te Deum</i> auxquels tu ne crois guère,</p> + +<p> +Ou, saltimbanque à jeun, étaler les appas<br> +Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,<br> +Pour faire épanouir la rate du vulgaire.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'ENNEMI</h2> + + +<p> +Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,<br> +Traversé ça et là par de brillants soleils;<br> +Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage<br> +Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.</p> + +<p> +Voilà que j'ai touché l'automne des idées,<br> +Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux<br> +Pour rassembler à neuf les terres inondées,<br> +Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.</p> + +<p> +Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve<br> +Trouveront dans ce sol lavé comme une grève<br> +Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?</p> + +<p> +--O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie,<br> +Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur<br> +Du sang que nous perdons croît et se fortifie!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA VIE ANTERIEURE</h2> + + +<p> +J'ai longtemps habité sous de vastes portiques<br> +Que les soleils marins teignaient de mille feux,<br> +Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,<br> +Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.</p> + +<p> +Les houles, en roulant les images des cieux,<br> +Mêlaient d'une façon solennelle et mystique<br> +Les tout-puissants accords de leur riche musique<br> +Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.</p> + +<p> +C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,<br> +Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs<br> +Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,</p> + +<p> +Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,<br> +Et dont l'unique soin était d'approfondir<br> +Le secret douloureux qui me faisait languir.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +BOHEMIENS EN VOYAGE</h2> + + +<p> +La tribu prophétique aux prunelles ardentes<br> +Hier s'est mise en route, emportant ses petits<br> +Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits<br> +Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.</p> + +<p> +Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes<br> +Le long des chariots où les leurs sont blottis,<br> +Promenant sur le ciel des yeux appesantis<br> +Par le morne regret des chimères absentes.</p> + +<p> +Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,<br> +Les regardant passer, redouble sa chanson;<br> +Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,</p> + +<p> +Fait couler le rocher et fleurir le désert<br> +Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert<br> +L'empire familier des ténèbres futures.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'HOMME ET LA MER</h2> + + +<p> +Homme libre, toujours tu chériras la mer!<br> +La mer est ton miroir; tu contemples ton âme<br> +Dans le déroulement infini de sa lame,<br> +Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.</p> + +<p> +Tu te plais à plonger au sein de ton image;<br> +Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur<br> +Se distrait quelquefois de sa propre rumeur<br> +Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.</p> + +<p> +Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets,<br> +Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;<br> +O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,<br> +Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!</p> + +<p> +Et cependant voilà des siècles innombrables<br> +Que vous vous combattez sans pitié ni remord,<br> +Tellement vous aimez le carnage et la mort,<br> +O lutteurs éternels, ô frères implacables!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +DON JUAN AUX ENFERS</h2> + + +<p> +Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,<br> +Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,<br> +Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène,<br> +D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.</p> + +<p> +Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,<br> +Des femmes se tordaient sous le noir firmament,<br> +Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,<br> +Derrière lui traînaient un long mugissement.</p> + +<p> +Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,<br> +Tandis que don Luis avec un doigt tremblant<br> +Montrait à tous les morts errant sur les rivages<br> +Le fils audacieux qui railla son front blanc.</p> + +<p> +Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,<br> +Près de l'époux perfide et qui fui son amant<br> +Semblait lui réclamer un suprême sourire<br> +Où brillât la douceur de son premier serment.</p> + +<p> +Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre<br> +Se tenait à la barre et coupait le flot noir;<br> +Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,<br> +Regardait le sillage et ne daignait rien voir.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CHATIMENT DE L'ORGUEIL</h2> + + +<p> +En ces temps merveilleux où la Théologie<br> +Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,<br> +On raconte qu'un jour un docteur des plus grands<br> +--Après avoir forcé les cœurs indifférents,<br> +Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;<br> +Après avoir franchi vers les célestes gloires<br> +Des chemins singuliers à lui-même inconnus,<br> +Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus,<br> +--Comme un homme monté trop haut, pris de panique,<br> +S'écria, transporté d'un orgueil satanique:<br> +« Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut!<br> +Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut<br> +De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,<br> +Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire! »</p> + +<p> +Immédiatement sa raison s'en alla.<br> +L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila;<br> +Tout le chaos roula dans cette intelligence,<br> +Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.<br> +Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.<br> +Le silence et la nuit s'installèrent en lui,<br> +Comme dans un caveau dont la clef est perdue.<br> +Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,<br> +Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers<br> +Les champs, sans distinguer les étés des hivers,<br> +Sale, inutile et laid comme une chose usée,<br> +Il faisait des enfants la joie et la risée.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA BEAUTE</h2> + + +<p> +Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,<br> +Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,<br> +Est fait pour inspirer au poète un amour<br> +Eternel et muet ainsi que la matière.</p> + +<p> +Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;<br> +J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes;<br> +Je hais le mouvement qui déplace les lignes,<br> +Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.</p> + +<p> +Les poètes, devant mes grandes attitudes.<br> +Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,<br> +Consumeront leurs jours en d'austères études;</p> + +<p> +Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,<br> +De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:<br> +Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IDEAL</h2> + + +<p> +Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,<br> +Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,<br> +Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,<br> +Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.</p> + +<p> +Je laisse, à Gavarni, poète des chloroses,<br> +Soa troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,<br> +Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses<br> +Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.</p> + +<p> +Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme,<br> +C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,<br> +Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans;</p> + +<p> +Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,<br> +Qui tors paisiblement dans une pose étrange<br> +Tes appas façonnés aux bouches des Titans!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE MASQUE</h2> + +<p> +STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE</p> + +<p> +A ERNEST CHRISTOPHE<br> +STATUAIRE</p> + + +<p> +Contemplons ce trésor de grâces florentines;<br> +Dans l'ondulation de ce corps musculeux<br> +L'Elégance et la Force abondent, sœurs divines.<br> +Cette femme, morceau vraiment miraculeux,<br> +Divinement robuste, adorablement mince,<br> +Est faite pour trôner sur des lits somptueux,<br> +Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.</p> + +<p> +--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux<br> +Où la Fatuité promène son extase;<br> +Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;<br> +Ce visage mignard, tout encadré de gaze,<br> +Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:<br> +« La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne! »<br> +A cet être doué de tant de majesté<br> +Vois quel charme excitant la gentillesse donne!<br> +Approchons, et tournons autour de sa beauté.</p> + +<p> +O blasphème de l'art! ô surprise fatale!<br> +La femme au corps divin, promettant le bonheur,<br> +Par le haut se termine en monstre bicéphale!</p> + +<p> +Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,<br> +Ce visage éclairé d'une exquise grimace,<br> +Et, regarde, voici, crispée atrocement,<br> +La véritable tête, et la sincère face<br> +Renversée à l'abri de la face qui ment.<br> +--Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve<br> +De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux;<br> +Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve<br> +Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!</p> + +<p> +--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite<br> +Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,<br> +Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète?</p> + +<p> +--Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu!<br> +Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore<br> +Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux,<br> +C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore!<br> +Demain, après-demain et toujours!--comme nous!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +HYMNE A LA BEAUTE</h2> + + +<p> +Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,<br> +O Beauté? Ton regard, infernal et divin,<br> +Verse confusément le bienfait et le crime,<br> +Et l'on peut pour cela te comparer au vin.<br> +Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore;</p> + +<p> +Tu répands des parfums comme un soir orageux;<br> +Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore<br> +Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.<br> +Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?</p> + +<p> +Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;<br> +Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,<br> +Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.</p> + +<p> +Tu marches sur des morts. Beauté, dont tu te moques;<br> +De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,<br> +Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,<br> +Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.</p> + +<p> +L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,<br> +Crépite, flambe et dit: Bénissons ce flambeau!<br> +L'amoureux pantelant incliné sur sa belle<br> +A l'air d'un moribond caressant son tombeau.</p> + +<p> +Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,<br> +O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu!<br> +Si ton œil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte<br> +D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?</p> + +<p> +De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène,<br> +Qu'importé, si tu rends,--fée aux yeux de velours,<br> +Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!--<br> +L'univers moins hideux et les instants moins lourds?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA CHEVELURE</h2> + + +<p> +O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!<br> +O boucles! O parfum chargé de nonchaloir!<br> +Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure<br> +Des souvenirs dormant dans cette chevelure,<br> +Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.</p> + +<p> +La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,<br> +Tout un monde lointain, absent, presque défunt,<br> +Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!<br> +Comme d'autres esprits voguent sur la musique,<br> +Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.</p> + +<p> +J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,<br> +Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;<br> +Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!<br> +Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve<br> +De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:</p> + +<p> +Un port retentissant où mon âme peut boire<br> +A grands flots le parfum, le son et la couleur;<br> +Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,<br> +Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire<br> +D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.</p> + +<p> +Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse<br> +Dans ce noir océan où l'autre est enfermé;<br> +Et mon esprit subtil que le roulis caresse<br> +Saura vous retrouver, ô féconde paresse,<br> +Infinis bercements du loisir embaumé!</p> + +<p> +Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,<br> +Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;<br> +Sur les bords duvetés de vos mèches tordues<br> +Je m'enivre ardemment des senteurs confondues<br> +De l'huile de coco, du musc et du goudron.</p> + +<p> +Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde<br> +Sèmera le rubis, la perle et le saphir,<br> +Afin qu'à mon, désir tu ne sois jamais sourde!<br> +N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde<br> +Où je hume à longs traits le vin du souvenir?</p> + +<p> +Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,<br> +O vase de tristesse, ô grande taciturne,<br> +Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,<br> +Et que tu me parais, ornement de mes nuits,<br> +Plus ironiquement accumuler les lieues<br> +Qui séparent mes bras des immensités bleues.</p> + +<p> +Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts,<br> +Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux,<br> +Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,<br> +Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle!</p> + +<p> +Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,<br> +Femme impure! L'ennui rend ton âme cruelle.<br> +Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,<br> +Il te faut chaque jour un cœur au râtelier.<br> +Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques<br> +Ou des ifs flamboyants dans les fêtes publiques,<br> +Usent insolemment d'un pouvoir emprunté,<br> +Sans connaître jamais la loi de leur beauté.</p> + +<p> +Machine aveugle et sourde en cruauté féconde!<br> +Salutaire instrument, buveur du sang du monde,<br> +Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas<br> +Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas?<br> +La grandeur de ce mal où tu te crois savante<br> +Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante,<br> +Quand la nature, grande en ses desseins cachés,<br> +De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,<br> +--De toi, vil animal,--pour pétrir un génie?</p> + +<p> +O fangeuse grandeur, sublime ignominie!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SED NON SATIATA</h2> + + +<p> +Bizarre déité, brune comme les nuits,<br> +Au parfum mélangé de musc et de havane,<br> +Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane,<br> +Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,</p> + +<p> +Je préfère au constance, à l'opium, au nuits,<br> +L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane;<br> +Quand vers toi mes désirs partent en caravane,<br> +Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.</p> + +<p> +Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,<br> +O démon sans pitié, verse-moi moins de flamme;<br> +Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,</p> + +<p> +Hélas! et je ne puis, Mégère libertine,<br> +Pour briser ton courage et te mettre aux abois,<br> +Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine!</p> + +<p> +Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,<br> +Même quand elle marche, on croirait qu'elle danse,<br> +Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés<br> +Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.</p> + +<p> +Comme le sable morne et l'azur des déserts,<br> +Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,<br> +Comme les longs réseaux de la houle des mers,<br> +Elle se développe avec indifférence.</p> + +<p> +Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,<br> +Et dans cette nature étrange et symbolique<br> +Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,</p> + +<p> +Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,<br> +Resplendit à jamais, comme un astre inutile,<br> +La froide majesté de la femme stérile.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE SERPENT QUI DANSE</h2> + + +<p> +Que j'aime voir, chère indolente,<br> + De ton corps si beau,<br> +Comme une étoile vacillante,<br> + Miroiter la peau!</p> + +<p> +Sur ta chevelure profonde<br> + Aux âcres parfums,<br> +Mer odorante et vagabonde<br> + Aux flots bleus et bruns.</p> + +<p> +Comme un navire qui s'éveille<br> + Au vent du matin,<br> +Mon âme rêveuse appareille<br> + Pour un ciel lointain.</p> + +<p> +Tes yeux, où rien ne se révèle<br> + De doux ni d'amer,<br> +Sont deux bijoux froids où se mêle<br> + L'or avec le fer.</p> + +<p> +A te voir marcher en cadence,<br> + Belle d'abandon,<br> +On dirait un serpent qui danse<br> + Au bout d'un bâton;</p> + +<p> +Sous le fardeau de ta paresse<br> + Ta tête d'enfant<br> +Se balance avec la mollesse<br> + D'un jeune éléphant,</p> + +<p> +Et son corps se penche et s'allonge<br> + Comme un fin vaisseau<br> +Qui roule bord sur bord, et plonge<br> + Ses vergues dans l'eau.</p> + +<p> +Comme un flot grossi par la fonte<br> + Des glaciers grondants,<br> +Quand l'eau de ta bouche remonte<br> + Au bord de tes dents,</p> + +<p> +Je crois boire un vin de Bohême,<br> + Amer et vainqueur,<br> +Un ciel liquide qui parsème<br> + D'étoiles mon cœur!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +UNE CHAROGNE</h2> + + +<p> +Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,<br> + Ce beau matin d'été si doux:<br> +Au détour d'un sentier une charogne infâme<br> + Sur un lit semé de cailloux,</p> + +<p> +Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,<br> + Brûlante et suant les poisons,<br> +Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique<br> + Son ventre plein d'exhalaisons.</p> + +<p> +Le soleil rayonnait sur cette pourriture,<br> + Comme afin de la cuire à point,<br> +Et de rendre au centuple à la grande Nature<br> + Tout ce qu'ensemble elle avait joint.</p> + +<p> +Et le ciel regardait la carcasse superbe<br> + Comme une fleur s'épanouir;<br> +La puanteur était si forte que sur l'herbe<br> + Vous crûtes vous évanouir.</p> + +<p> +Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,<br> + D'où sortaient de noirs bataillons<br> +De larves qui coulaient comme un épais liquide<br> + Le long de ces vivants haillons.</p> + +<p> +Tout cela descendait, montait comme une vague,<br> + Où s'élançait en pétillant;<br> +On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,<br> + Vivait en se multipliant.</p> + +<p> +Et ce monde rendait une étrange musique<br> + Comme l'eau courante et le vent,<br> +Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique<br> + Agite et tourne dans son van.</p> + +<p> +Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,<br> + Une ébauche lente à venir<br> +Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève<br> + Seulement par le souvenir.</p> + +<p> +Derrière les rochers une chienne inquiète<br> + Nous regardait d'un œil fâché,<br> +Epiant le moment de reprendre au squelette<br> + Le morceau qu'elle avait lâché.</p> + +<p> +--Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,<br> + A cette horrible infection,<br> +Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,<br> + Vous, mon ange et ma passion!</p> + +<p> +Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,<br> + Après les derniers sacrements,<br> +Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses,<br> + Moisir parmi les ossements.</p> + +<p> +Alors, ô ma beauté, dites à la vermine<br> + Qui vous mangera de baisers,<br> +Que j'ai gardé la forme et l'essence divine<br> + De mes amours décomposés!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +DE PROFUNDIS CLAMAVI</h2> + + +<p> +J'implore ta pitié. Toi, l'unique que j'aime,<br> +Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.<br> +C'est un univers morne à l'horizon plombé,<br> +Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;</p> + +<p> +Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,<br> +Et les six autres mois la nuit couvre la terre;<br> +C'est un pays plus nu que la terre polaire;<br> +Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!</p> + +<p> +Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse<br> +La froide cruauté de ce soleil de glace<br> +Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;</p> + +<p> +Je jalouse le sort des plus vils animaux<br> +Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,<br> +Tant l'écheveau du temps lentement se dévide!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VAMPIRE</h2> + + +<p> +Toi qui, comme un coup de couteau.<br> +Dans mon cœur plaintif est entrée;<br> +Toi qui, forte comme un troupeau<br> +De démons, vins, folle et parée,</p> + +<p> +De mon esprit humilié<br> +Faire ton lit et ton domaine.<br> +--Infâme à qui je suis lié<br> +Comme le forçat à la chaîne,</p> + +<p> +Comme au jeu le joueur têtu,<br> +Comme à la bouteille l'ivrogne,<br> +Comme aux vermines la charogne,<br> +--Maudite, maudite sois-tu!</p> + +<p> +J'ai prié le glaive rapide<br> +De conquérir ma liberté,<br> +Et j'ai dit au poison perfide<br> +De secourir ma lâcheté.</p> + +<p> +Hélas! le poison et le glaive<br> +M'ont pris en dédain et m'ont dit:<br> +« Tu n'es pas digne qu'on t'enlève<br> +A ton esclavage maudit,</p> + +<p> +Imbécile!--de son empire<br> +Si nos efforts te délivraient,<br> +Tes baisers ressusciteraient<br> +Le cadavre de ton vampire! »</p> + +<p> +Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,<br> +Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,<br> +Je me pris à songer près de ce corps vendu<br> +A la triste beauté dont mon désir se prive.</p> + +<p> +Je me représentai sa majesté native,<br> +Son regard de vigueur et de grâces armé,<br> +Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,<br> +Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.</p> + +<p> +Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,<br> +Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses<br> +Déroulé le trésor des profondes caresses,</p> + +<p> +Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort<br> +Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles,<br> +Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +REMORDS POSTHUME</h2> + + +<p> +Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,<br> +Au fond d'un monument construit en marbre noir,<br> +Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir<br> +Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;</p> + +<p> +Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse<br> +Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,<br> +Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,<br> +Et tes pieds de courir leur course aventureuse,</p> + +<p> +Le tombeau, confident de mon rêve infini,<br> +--Car le tombeau toujours comprendra le poète,--<br> +Durant ces longues nuits d'où le somme est banni,</p> + +<p> +Te dira: « Que vous sert, courtisane imparfaite,<br> +De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? »<br> +--Et le ver rongera ta peau comme un remords.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CHAT</h2> + + +<p> +Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux:<br> + Retiens les griffes de ta patte,<br> +Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,<br> + Mêlés de métal et d'agate.</p> + +<p> +Lorsque mes doigts caressent à loisir<br> + Ta tête et ton dos élastique,<br> +Et que ma main s'enivre du plaisir<br> + De palper ton corps électrique,</p> + +<p> +Je vois ma femme en esprit; son regard,<br> + Comme le tien, aimable bête,<br> +Profond et froid, coupe et fend comme un dard.</p> + +<p> + Et, des pieds jusques à la tête,<br> +Un air subtil, un dangereux parfum<br> + Nagent autour de son corps brun.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE BALCON</h2> + + +<p> +Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,<br> +O toi, tous mes plaisirs, ô toi, tous mes devoirs!<br> +Tu te rappelleras la beauté des caresses,<br> +La douceur du foyer et le charme des soirs,<br> +Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses!</p> + +<p> +Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,<br> +Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses;<br> +Que ton sein m'était doux! que ton cœur m'était bon!<br> +Nous avons dit souvent d'impérissables choses<br> +Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.</p> + +<p> +Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!<br> +Que l'espace est profond! que le cœur est puissant!<br> +En me penchant vers toi, reine des adorées,<br> +Je croyais respirer le parfum de ton sang.<br> +Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!</p> + +<p> +La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,<br> +Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles<br> +Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison!<br> +Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles,<br> +La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.</p> + +<p> +Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,<br> +Et revis mon passé blotti dans tes genoux.<br> +Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses<br> +Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux?<br> +Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses!</p> + +<p> +Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,<br> +Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,<br> +Comme montent au ciel les soleils rajeunis<br> +Après s'être lacés au fond des mers profondes!<br> +--O serments! ô parfums! ô baisers infinis!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE POSSEDE</h2> + + +<p> +Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui,<br> +O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre;<br> +Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois sombre,<br> +Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui;</p> + +<p> +Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,<br> +Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,<br> +Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,<br> +C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui!</p> + +<p> +Allume ta prunelle à la flamme des lustres!<br> +Allume le désir dans les regards des rustres!<br> +Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant;</p> + +<p> +Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;<br> +Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant<br> +Qui ne crie: <i>O mon cher Belzébuth, je t'adore!</i></p> + + + +<p> </p> +<h2> +UN FANTOME</h2> + +<h2> +I</h2> + +<p> +LES TÉNÉBRES</p> + + +<p> +Dans les caveaux d'insondable tristesse<br> +Où le Destin m'a déjà relégué;<br> +Où jamais n'entre un rayon rosé et gai;<br> +Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,</p> + +<p> +Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur<br> +Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres;<br> +Où, cuisinier aux appétits funèbres,<br> +Je fais bouillir et je mange mon cœur,</p> + +<p> +Par instants brille, et s'allonge, et s'étale<br> +Un spectre fait de grâce et de splendeur:<br> +A sa rêveuse allure orientale,</p> + +<p> +Quand il atteint sa totale grandeur,<br> +Je reconnais ma belle visiteuse:<br> +C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> +<p> </p> +<h2> +LE PARFUM</h2> + + +<p> +Lecteur, as-tu quelquefois respiré<br> +Avec ivresse et lente gourmandise<br> +Ce grain d'encens qui remplit une église,<br> +Ou d'un sachet le musc invétéré?</p> + +<p> +Charme profond, magique, dont nous grise<br> +Dans le présent le passé restauré!<br> +Ainsi l'amant sur un corps adoré<br> +Du souvenir cueille la fleur exquise.</p> + +<p> +De ses cheveux élastiques et lourds,<br> +Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,<br> +Une senteur montait, sauvage et fauve,</p> + +<p> +Et des habits, mousseline ou velours,<br> +Tout imprégnés de sa jeunesse pure,<br> +Se dégageait un parfum de fourrure.</p> + +<p> </p> +<h2> +III</h2> +<p> </p> +<h2> +LE CADRE</h2> + + +<p> +Comme un beau cadre ajoute à la peinture,<br> +Bien qu'elle soit d'un pinceau très vanté,<br> +Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté<br> +En l'isolant de l'immense nature.</p> + +<p> +Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,<br> +S'adaptaient juste à sa rare beauté;<br> +Rien n'offusquait sa parfaite clarté,<br> +Et tout semblait lui servir de bordure.</p> + +<p> +Même on eût dit parfois qu'elle croyait<br> +Que tout voulait l'aimer; elle noyait<br> +Dans les baisers du satin et du linge</p> + +<p> +Son beau corps nu, plein de frissonnements,<br> +Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,<br> +Montrait la grâce enfantine du singe.</p> + +<p> </p> +<h2> +IV</h2> +<p> </p> +<h2> +LE PORTRAIT</h2> + + +<p> +La Maladie et la Mort font des cendres<br> +De tout le feu qui pour nous flamboya.<br> +De ces grands yeux si fervents et si tendres,<br> +De cette bouche où mon cœur se noya,</p> + +<p> +De ces baisers puissants comme un dictame,<br> +De ces transports plus vifs que des rayons.<br> +Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme!<br> +Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons,</p> + +<p> +Qui, comme moi, meurt dans la solitude,<br> +Et que le Temps, injurieux vieillard,<br> +Chaque jour frotte avec son aile rude...</p> + +<p> +Noir assassin de la Vie et de l'Art,<br> +Tu ne tueras jamais dans ma mémoire<br> +Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!</p> + +<p> +Je te donne ces vers afin que, si mon nom<br> +Aborde heureusement aux époques lointaines<br> +Et fait rêver un soir les cervelles humaines,<br> +Vaisseau favorisé par un grand aquilon,</p> + +<p> +Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,<br> +Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,<br> +Et par un fraternel et mystique chaînon<br> +Reste comme pendue à mes rimes hautaines;</p> + +<p> +Etre maudit à qui de l'abîme profond<br> +Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond;<br> +--O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,</p> + +<p> +Foules d'un pied léger et d'un regard serein<br> +Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,<br> +Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SEMPER EADEM</h2> + + +<p> +« D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,<br> +Montant comme la mer sur le roc noir et nu? »<br> +--Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,<br> +Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu,</p> + +<p> +Une douleur très simple et non mystérieuse,<br> +Et, comme votre joie, éclatante pour tous.<br> +Cessez donc de chercher, ô belle curieuse!<br> +Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!</p> + +<p> +Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie!<br> +Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie,<br> +La Mort nous tient souvent par des liens subtils.</p> + +<p> +Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un <i>mensonge,</i><br> +Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,<br> +Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +TOUT ENTIERE</h2> + + +<p> +Le Démon, dans ma chambre haute,<br> +Ce matin est venu me voir,<br> +Et, tâchant à me prendre en faute,<br> +Me dit: « Je voudrais bien savoir,</p> + +<p> +Parmi toutes les belles choses<br> +Dont est fait son enchantement,<br> +Parmi les objets noirs ou roses<br> +Qui composent son corps charmant,</p> + +<p> +Quel est le plus doux. »--O mon âme!<br> +Tu répondis à l'Abhorré:<br> +« Puisqu'en elle tout est dictame,<br> +Rien ne peut être préféré.</p> + +<p> +Lorsque tout me ravit, j'ignore<br> +Si quelque chose me séduit.<br> +Elle éblouit comme l'Aurore<br> +Et console comme la Nuit;</p> + +<p> +Et l'harmonie est trop exquise,<br> +Qui gouverne tout son beau corps,<br> +Pour que l'impuissante analyse<br> +En note les nombreux accords.</p> + +<p> +O métamorphose mystique<br> +De tous mes sens fondus en un!<br> +Son haleine fait la musique,<br> +Comme sa voix fait le parfum! »</p> + +<p> +Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,<br> +Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,<br> +A la très belle, à la très bonne, à la très chère,<br> +Dont le regard divin t'a soudain refleuri?</p> + +<p> +--Nous mettrons noire orgueil à chanter ses louanges,<br> +Rien ne vaut la douceur de son autorité;<br> +Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,<br> +Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.</p> + +<p> +Que ce soit dans la nuit et dans la solitude.<br> +Que ce soit dans la rue et dans la multitude;<br> +Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.</p> + +<p> +Parfois il parle et dit: « Je suis belle, et j'ordonne<br> +Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau.<br> +Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CONFESSION</h2> + + +<p> +Une fois, une seule, aimable et douce femme,<br> + A mon bras votre bras poli<br> +S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme<br> + Ce souvenir n'est point pâli).</p> + +<p> +Il était tard; ainsi qu'une médaille neuve<br> + La pleine lune s'étalait,<br> +Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,<br> + Sur Paris dormant ruisselait.</p> + +<p> +Et le long des maisons, sous les portes cochères,<br> + Des chats passaient furtivement,<br> +L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,<br> + Nous accompagnaient lentement.</p> + +<p> +Tout à coup, au milieu de l'intimité libre<br> + Eclose à la pâle clarté,<br> +De vous, riche et sonore instrument où ne vibre<br> + Que la radieuse gaîté,</p> + +<p> +De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare<br> + Dans le matin étincelant,<br> +Une note plaintive, une note bizarre<br> + S'échappa, tout en chancelant.</p> + +<p> +Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde<br> + Dont sa famille rougirait,<br> +Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,<br> + Dans un caveau mise au secret!</p> + +<p> +Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde:<br> + « Que rien ici-bas n'est certain,<br> +Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,<br> + Se trahit l'égoïsme humain;</p> + +<p> +Que c'est un dur métier que d'être belle femme,<br> + Et que c'est le travail banal<br> +De la danseuse folle et froide qui se pâme<br> + Dans un sourire machinal;</p> + +<p> +Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte,<br> + Que tout craque, amour et beauté,<br> +Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte<br> +Pour les rendre à l'Eternité! »</p> + +<p> +J'ai souvent évoqué cette lune enchantée,<br> + Ce silence et cette langueur,<br> +Et cette confidence horrible chuchotée<br> + Au confessionnal du cœur.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE FLACON</h2> + + +<p> +Il est de forts parfums pour qui toute matière<br> +Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.<br> +En ouvrant un coffret venu de l'orient<br> +Dont la serrure grince et rechigne en criant,</p> + +<p> +Ou dans une maison déserte quelque armoire<br> +Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,<br> +Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,<br> +D'où jaillit toute vive une âme qui revient.</p> + +<p> +Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,<br> +Frémissant doucement dans tes lourdes ténèbres,<br> +Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,<br> +Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.</p> + +<p> +Voilà le souvenir enivrant qui voltige<br> +Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige<br> +Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains<br> +Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;</p> + +<p> +Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,<br> +Où, Lazare odorant déchirant son suaire,<br> +Se meut dans son réveil le cadavre spectral<br> +D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.</p> + +<p> +Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire<br> +Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire;<br> +Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,<br> +Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,</p> + +<p> +Je serai ton cercueil, aimable pestilence!<br> +Le témoin de ta force et de ta virulence,<br> +Cher poison préparé par les anges! liqueur<br> +Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE POISON</h2> + + +<p> +Le vin sait revêtir le plus sordide bouge<br> + D'un luxe miraculeux,<br> +Et fait surgir plus d'un portique fabuleux<br> + Dans l'or de sa vapeur rouge,<br> +Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.</p> + +<p> +L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,<br> + Allonge l'illimité,<br> +Approfondit le temps, creuse la volupté,<br> + Et de plaisirs noirs et mornes<br> +Remplit l'âme au delà de sa capacité.</p> + +<p> +Tout cela ne vaut pas le poison qui découle<br> + De tes yeux, de tes yeux verts,<br> +Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...<br> + Mes songes viennent en foule<br> +Pour se désaltérer à ces gouffres amers.</p> + +<p> +Tout cela ne vaut pas le terrible prodige<br> + De ta salive qui mord,<br> +Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,<br> + Et, charriant le vertige,<br> +La roule défaillante aux rives de la mort!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CHAT</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Dans ma cervelle se promène<br> +Ainsi qu'en son appartement,<br> +Un beau chat, fort, doux et charmant,<br> +Quand il miaule, on l'entend à peine,</p> + +<p> +Tant son timbre est tendre et discret;<br> +Mais que sa voix s'apaise ou gronde,<br> +Elle est toujours riche et profonde.<br> +C'est là son charme et son secret.</p> + +<p> +Cette voix, qui perle et qui filtre<br> +Dans mon fond le plus ténébreux,<br> +Me remplit comme un vers nombreux<br> +Et me réjouit comme un philtre.</p> + +<p> +Elle endort les plus cruels maux<br> +Et contient toutes les extases;<br> +Pour dire les plus longues phrases,<br> +Elle n'a pas besoin de mots.</p> + +<p> +Non, il n'est pas d'archet qui morde<br> +Sur mon cœur, parfait instrument,<br> +Et fasse plus royalement<br> +Chanter sa plus vibrante corde</p> + +<p> +Que ta voix, chat mystérieux,<br> +Chat séraphique, chat étrange,<br> +En qui tout est, comme un ange,<br> +Aussi subtil qu'harmonieux.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +De sa fourrure blonde et brune<br> +Sort un parfum si doux, qu'un soir<br> +J'en fus embaumé, pour l'avoir<br> +Caressée une fois, rien qu'une.</p> + +<p> +C'est l'esprit familier du lieu;<br> +Il juge, il préside, il inspire<br> +Toutes choses dans son empire;<br> +Peut-être est-il fée, est-il dieu?</p> + +<p> +Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime<br> +Tirés comme par un aimant,<br> +Se retournent docilement,<br> +Et que je regarde en moi-même,</p> + +<p> +Je vois avec étonnement<br> +Le feu de ses prunelles pâles,<br> +Clairs fanaux, vivantes opales,<br> +Qui me contemplent fixement.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE BEAU NAVIRE</h2> + + +<p> +Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,<br> +Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;<br> + Je veux te peindre ta beauté<br> +Où l'enfance s'allie à la maturité.</p> + +<p> +Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br> +Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br> + Chargé de toile, et va roulant<br> +Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p> + +<p> +Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,<br> +Ta tête se pavane avec d'étranges grâces;<br> + D'un air placide et triomphant<br> +Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p> + +<p> +Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,<br> +Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;<br> + Je veux te peindre ta beauté<br> +Où l'enfance s'allie à la maturité.</p> + +<p> +Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,<br> +Ta gorge triomphante est une belle armoire<br> + Dont les panneaux bombés et clairs<br> +Comme les boucliers accrochent des éclairs;</p> + +<p> +Boucliers provoquants, armés de pointes roses!<br> +Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,<br> + De vins, de parfums, de liqueurs<br> +Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs!</p> + +<p> +Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br> +Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br> + Chargé de toile, et va roulant<br> +Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p> + +<p> +Tes nobles jambes sons les volants qu'elles chassent,<br> +Tourmentent les désirs obscurs et les agacent<br> + Comme deux sorcières qui font<br> +Tourner un philtre noir dans un vase profond.</p> + +<p> +Tes bras qui se joueraient des précoces hercules<br> +Sont des boas luisants les solides émules,<br> + Faits pour serrer obstinément,<br> +Comme pour l'imprimer dans ton cœur, ton amant.</p> + +<p> +Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,<br> +Ta tête se pavane avec d'étranches grâces;<br> + D'un air placide et triomphant<br> +Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IRREPARABLE</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,<br> + Qui vit, s'agite et se tortille,<br> +Et se nourrit de nous comme le ver des morts,<br> + Comme du chêne la chenille?<br> +Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords?</p> + +<p> +Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane<br> + Noierons-nous ce vieil ennemi,<br> +Destructeur et gourmand comme la courtisane,<br> + Patient comme la fourmi?<br> +Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane?</p> + +<p> +Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,<br> + A cet esprit comblé d'angoisse<br> +Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,<br> + Que le sabot du cheval froisse,<br> +Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,</p> + +<p> +A cet agonisant que le loup déjà flaire<br> + Et que surveille le corbeau,<br> +A ce soldat brisé, s'il faut qu'il désespère<br> + D'avoir sa croix et son tombeau;<br> +Ce pauvre agonisant que le loup déjà flaire!</p> + +<p> +Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?<br> + Peut-on déchirer des ténèbres<br> +Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,<br> + Sans astres, sans éclairs funèbres?<br> +Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?</p> + +<p> +L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge<br> + Est souillée, est morte à jamais!<br> +Sans lune et sans rayons trouver où l'on héberge<br> + Les martyrs d'un chemin mauvais!<br> +Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge!</p> + +<p> +Adorable sorcière, aimes-tu les damnés!<br> + Dis, connais-tu l'irrémissible?<br> +Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,<br> + A qui notre cœur sert de cible?<br> +Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?</p> + +<p> +L'irréparable ronge avec sa dent maudite<br> + Notre âme, piteux monument,<br> +Et souvent il attaque, ainsi que le termite,<br> + Par la base le bâtiment.<br> +L'irréparable ronge avec sa dent maudite!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal<br> + Qu'enflammait l'orchestre sonore,<br> +Une fée allumer dans un ciel infernal<br> + Une miraculeuse aurore;<br> +J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal</p> + +<p> +Un être qui n'était que lumière, or et gaze,<br> + Terrasser l'énorme Satan<br> +Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase<br> + Est un théâtre où l'on attend<br> +Toujours, toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CAUSERIE</h2> + + +<p> +Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose!<br> +Mais la tristesse en moi monte comme la mer,<br> +Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose<br> +Le souvenir cuisant de son limon amer.</p> + +<p> +--Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme;<br> +Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé<br> +Par la griffe et la dent féroce de la femme.<br> +Ne cherchez plus mon cœur; les bêtes l'ont mangé.</p> + +<p> +Mon cœur est un palais flétri par la cohue;<br> +On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux.<br> +--Un parfum nage autour de votre gorge nue!...</p> + +<p> +O Beauté, dur fléau des âmes! tu le veux!<br> +Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes!<br> +Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CHANT D'AUTOMNE</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;<br> +Adieu, vive clarté de nos étés trop courts!<br> +J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres<br> +Le bois retentissant sur le pavé des cours.</p> + +<p> +Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère,<br> +Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,<br> +Et, comme le soleil dans son enfer polaire.<br> +Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.</p> + +<p> +J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe;<br> +L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.<br> +Mon esprit est pareil à la tour qui succombe<br> +Sous les coups du bélier infatigable et lourd.</p> + +<p> +Il me semble, bercé par ce choc monotone,<br> +Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part...<br> +Pour qui?--C'était hier l'été; voici l'automne!<br> +Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,<br> +Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,<br> +Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,<br> +Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.</p> + +<p> +Et pourtant aimez-moi, tendre cœur! soyez mère<br> +Même pour un ingrat, même pour un méchant;<br> +Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère<br> +D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.</p> + +<p> +Courte tâche! La tombe attend; elle est avide!<br> +Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,<br> +Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,<br> +De l'arrière-saison le rayon jaune et doux!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CHANSON D'APRES-MIDI</h2> + + +<p> +Quoique tes sourcils méchants<br> +Te donnent un air étrange<br> +Qui n'est pas celui d'un ange,<br> +Sorcière aux yeux alléchants,</p> + +<p> +Je t'adore, ô ma frivole,<br> +Ma terrible passion!<br> +Avec la dévotion<br> +Du prêtre pour son idole.</p> + +<p> +Le désert et la forêt<br> +Embaument tes tresses rudes,<br> +Ta tête a les attitudes<br> +De l'énigme et du secret.</p> + +<p> +Sur ta chair le parfum rôde<br> +Comme autour d'un encensoir;<br> +Tu charmes comme le soir,<br> +Nymphe ténébreuse et chaude.</p> + +<p> +Ah! les philtres les plus forts<br> +Ne valent pas ta paresse,<br> +Et tu connais la caresse<br> +Qui fait revivre les morts!</p> + +<p> +Tes hanches sont amoureuses<br> +De ton dos et de tes seins,<br> +Et tu ravis les coussins<br> +Par tes poses langoureuses.</p> + +<p> +Quelquefois pour apaiser<br> +Ta rage mystérieuse,<br> +Tu prodigues, sérieuse,<br> +La morsure et le baiser;</p> + +<p> +Tu me déchires, ma brune,<br> +Avec un rire moqueur,<br> +Et puis tu mets sur mon cœur<br> +Ton œil doux comme la lune.</p> + +<p> +Sous tes souliers de satin,<br> +Sous tes charmants pieds de soie,<br> +Moi, je mets ma grande joie,<br> +Mon génie et mon destin,</p> + +<p> +Mon âme par toi guérie,<br> +Par toi, lumière et couleur!<br> +Explosion de chaleur<br> +Dans ma noire Sibérie!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SISINA</h2> + + +<p> +Imaginez Diane en galant équipage,<br> +Parcourant les forêts ou battant les halliers,<br> +Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage,<br> +Superbe et défiant les meilleurs cavaliers!</p> + +<p> +Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage,<br> +Excitant à l'assaut un peuple sans souliers,<br> +La joue et l'œil en feu, jouant son personnage,<br> +Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?</p> + +<p> +Telle la Sisina! Mais la douce guerrière<br> +A l'âme charitable autant que meurtrière,<br> +Son courage, affolé de poudre et de tambours,</p> + +<p> +Devant les suppliants sait mettre bas les armes,<br> +Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours,<br> +Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE DAME CREOLE</h2> + + +<p> +Au pays parfumé que le soleil caresse,<br> +J'ai connu sous un dais d'arbres tout empourprés<br> +Et de palmiers, d'où pleut sur les yeux la paresse,<br> +Une dame créole aux charmes ignorés.</p> + +<p> +Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse<br> +A dans le col des airs noblement maniérés;<br> +Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,<br> +Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.</p> + +<p> +Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,<br> +Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,<br> +Belle digne d'orner les antiques manoirs,</p> + +<p> +Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites,<br> +Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,<br> +Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE REVENANT</h2> + + +<p> +Comme les anges à l'œil fauve,<br> +Je reviendrai dans ton alcôve<br> +Et vers toi glisserai sans bruit<br> +Avec les ombres de la nuit;</p> + +<p> +Et je te donnerai, ma brune,<br> +Des baisers froids comme la lune<br> +Et des caresses de serpent<br> +Autour d'une fosse rampant.</p> + +<p> +Quand viendra le matin livide,<br> +Tu trouveras ma place vide,<br> +Où jusqu'au soir il fera froid.</p> + +<p> +Comme d'autres par la tendresse,<br> +Sur ta vie et sur ta jeunesse,<br> +Moi, je veux régner par l'effroi!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SONNET D'AUTOMNE</h2> + + +<p> +Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal:<br> +« Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite? »<br> +--Sois charmante et tais-toi! Mon cœur, que tout irrite,<br> +Excepté la candeur de l'antique animal,</p> + +<p> +Ne veut pas te montrer son secret infernal,<br> +Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite,<br> +Ni sa noire légende avec la flamme écrite.<br> +Je hais la passion et l'esprit me fait mal!</p> + +<p> +Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite,<br> +Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.<br> +Je connais les engins de son vieil arsenal:</p> + +<p> +Crime, horreur et folie!--O pâle marguerite!<br> +Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,<br> +O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +TRISTESSE DE LA LUNE</h2> + + +<p> +Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse;<br> +Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,<br> +Qui d'une main distraite et légère caresse,<br> +Avant de s'endormir, le contour de ses seins,</p> + +<p> +Sur le dos satiné des molles avalanches,<br> +Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,<br> +Et promène ses yeux sur les visions blanches<br> +Qui montent dans l'azur comme des floraisons.</p> + +<p> +Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,<br> +Elle laisse filer une larme furtive,<br> +Un poète pieux, ennemi du sommeil,</p> + +<p> +Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,<br> +Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,<br> +Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES CHATS</h2> + + +<p> +Les amoureux fervents et les savants austères<br> +Aiment également dans leur mûre saison,<br> +Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,<br> +Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.</p> + +<p> +Amis de la science et de la volupté,<br> +Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres;<br> +L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,<br> +S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.</p> + +<p> +Ils prennent en songeant les nobles attitudes<br> +Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,<br> +Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin;</p> + +<p> +Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,<br> +Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,<br> +Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA PIPE</h2> + + +<p> +Je suis la pipe d'un auteur;<br> +On voit, à contempler ma mine<br> +D'Abyssienne ou de Cafrine,<br> +Que mon maître est un grand fumeur.</p> + +<p> +Quand il est comblé de douleur,<br> +Je fume comme la chaumine<br> +Où se prépare la cuisine<br> +Pour le retour du laboureur.</p> + +<p> +J'enlace et je berce son âme<br> +Dans le réseau mobile et bleu<br> +Qui monte de ma bouche en feu,</p> + +<p> +Et je roule un puissant dictame<br> +Qui charme son cœur et guérit<br> +De ses fatigues son esprit.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MUSIQUE</h2> + + +<p> +La musique souvent me prend comme une mer!<br> + Vers ma pâle étoile,<br> +Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,<br> + Je mets à la voile;</p> + +<p> +La poitrine en avant et les poumons gonflés<br> + Comme de la toile,<br> +J'escalade le dos des flots amoncelés<br> + Que la nuit me voile;</p> + +<p> +Je sens vibrer en moi toutes les passions<br> + D'un vaisseau qui souffre;<br> +Le bon vent, la tempête et ses convulsions</p> + +<p> + Sur l'immense gouffre<br> +Me bercent.--D'autres fois, calme plat, grand mimoir<br> + De mon désespoir!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT</h2> + + +<p> +Si par une nuit lourde et sombre<br> +Un bon chrétien, par charité,<br> +Derrière quelque vieux décombre<br> +Enterre votre corps vanté,</p> + +<p> +A l'heure où les chastes étoiles<br> +Ferment leurs yeux appesantis,<br> +L'araignée y fera ses toiles,<br> +Et la vipère ses petits;</p> + +<p> +Vous entendrez toute l'année<br> +Sur votre tête condamnée<br> +Les cris lamentables des loups</p> + +<p> +Et des sorcières faméliques,<br> +Les ébats des vieillards lubriques<br> +Et les complots des noirs filous.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE MORT JOYEUX</h2> + + +<p> +Dans une terre grasse et pleine d'escargots<br> +Je veux creuser moi-même une fosse profonde,<br> +Où je puisse à loisir étaler mes vieux os<br> +Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.</p> + +<p> +Je hais les testaments et je hais les tombeaux;<br> +Plutôt que d'implorer une larme du monde,<br> +Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux<br> +A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.</p> + +<p> +O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,<br> +Voyez venir à vous un mort libre et joyeux;<br> +Philosophes viveurs, fils de la pourriture,</p> + +<p> +A travers ma ruine allez donc sans remords,<br> +Et dites-moi s'il est encor quelque torture<br> +Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA CLOCHE FELEE</h2> + + +<p> +Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,<br> +D'écouter près du feu qui palpite et qui fume<br> +Les souvenirs lointains lentement s'élever<br> +Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.</p> + +<p> +Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux<br> +Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,<br> +Jette fidèlement son cri religieux,<br> +Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!</p> + +<p> +Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis<br> +Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,<br> +Il arrive souvent que sa voix affaiblie</p> + +<p> +Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie<br> +Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts,<br> +Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SPLEEN</h2> + + +<p> +Pluviôse, irrité contre la vie entière,<br> +De son urne à grands flots vers un froid ténébreux<br> +Aux pâles habitants du voisin cimetière<br> +Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.</p> + +<p> +Mon chat sur le carreau cherchant une litière<br> +Agite sans repos son corps maigre et galeux;<br> +L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière<br> +Avec la triste voix d'un fantôme frileux.</p> + +<p> +Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée<br> +Accompagne en fausset la pendule enrhumée,<br> +Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,</p> + +<p> +Héritage fatal d'une vieille hydropique,<br> +Le beau valet de cœur et la dame de pique<br> +Causent sinistrement de leurs amours défunts.<br> +J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.</p> + +<p> +Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,<br> +De vers, de billets doux, de procès, de romances,<br> +Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,<br> +Cache moins de secrets que mon triste cerveau.<br> +C'est une pyramide, un immense caveau,<br> +Qui contient plus de morts que la fosse commune.<br> +--Je suis un cimetière abhorré de la lune,<br> +Où comme des remords se traînent de longs vers<br> +Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.<br> +Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,<br> +Où gît tout un fouillis de modes surannées,<br> +Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,<br> +Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.</p> + +<p> +Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,<br> +Quand sous les lourds flocons des neigeuses années<br> +L'ennui, fruit de la morne incuriosité,<br> +Prend les proportions de l'immortalité.<br> +--Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!<br> +Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,<br> +Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux!<br> +Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,<br> +Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche<br> +Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.</p> + +<p> +Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,<br> +Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,<br> +Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,<br> +S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.<br> +Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,<br> +Ni son peuple mourant en face du balcon,<br> +Du bouffon favori la grotesque ballade<br> +Ne distrait plus le front de ce cruel malade;<br> +Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,<br> +Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,<br> +Ne savent plus trouver d'impudique toilette<br> +Pour tirer un souris de ce jeune squelette.<br> +Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu<br> +De son être extirper l'élément corrompu,<br> +Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent<br> +Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,<br> +Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété<br> +Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé.</p> + +<p> +Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle<br> +Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,<br> +Et que de l'horizon embrassant tout le cercle<br> +Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;</p> + +<p> +Quand la terre est changée en un cachot humide,<br> +Où l'Espérance, comme une chauve-souris,<br> +S'en va battant les murs de son aile timide<br> +Et se cognant la tête à des plafonds pourris;</p> + +<p> +Quand la pluie étalant ses immenses traînées<br> +D'une vaste prison imite les barreaux,<br> +Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées<br> +Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,</p> + +<p> +Des cloches tout à coup sautent avec furie<br> +Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,<br> +Ainsi que des esprits errants et sans patrie<br> +Qui se mettent à geindre opiniâtrement.</p> + +<p> +--Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,<br> +Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,<br> +Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,<br> +Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE GOUT DU NEANT</h2> + + +<p> +Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,<br> +L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,<br> +Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,<br> +Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.</p> + +<p> +Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.</p> + +<p> +Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,<br> +L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute;<br> +Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte!<br> +Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur!</p> + +<p> +Le Printemps adorable a perdu son odeur!</p> + +<p> +Et le Temps m'engloutit minute par minute,<br> +Comme la neige immense un corps pris de roideur;<br> +Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!<br> +Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,</p> + +<p> +Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +ALCHIMIE DE LA DOULEUR</h2> + + +<p> +L'un t'éclaire avec son ardeur<br> +L'autre en toi met son deuil. Naturel<br> +Ce qui dit à l'un: Sépulture!<br> +Dit à l'autre: Vie et splendeur!</p> + +<p> +Hermès inconnu qui m'assistes<br> +Et qui toujours m'intimidas,<br> +Tu me rends l'égal de Midas,<br> +Le plus triste des alchimistes;</p> + +<p> +Par toi je change l'or en fer<br> +Et le paradis en enfer;<br> +Dans le suaire des nuages</p> + +<p> +Je découvre un cadavre cher.<br> +Et sur les célestes rivages<br> +Je bâtis de grands sarcophages.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA PRIERE D'UN PAÏEN</h2> + + +<p> +Ah! ne ralentis pas tes flammes;<br> +Réchauffe mon cœur engourdi,<br> +Volupté, torture des âmes!<br> +<i>Diva! supplicem exaudi!</i></p> + +<p> +Déesse dans l'air répandue,<br> +Flamme dans notre souterrain!<br> +Exauce une âme morfondue,<br> +Qui te consacre un chant d'airain.</p> + +<p> +Volupté, sois toujours ma reine!<br> +Prends le masque d'une sirène<br> +Faîte de chair et de velours.</p> + +<p> +Ou verse-moi tes sommeils lourds<br> +Dans le vin informe et mystique,<br> +Volupté, fantôme élastique!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE COUVERCLE</h2> + + +<p> +En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre,<br> +Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,<br> +Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,<br> +Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,</p> + +<p> +Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,<br> +Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,<br> +Partout l'homme subit la terreur du mystère,<br> +Et ne regarde en haut qu'avec un œil tremblant.</p> + +<p> +En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe,<br> +Plafond illuminé pour un opéra bouffe<br> +Où chaque histrion foule un sol ensanglanté,</p> + +<p> +Terreur du libertin, espoir du fol ermite;<br> +Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite<br> +Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IMPREVU</h2> + + +<p> +Harpagon, qui veillait son père agonisant,<br> +Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches;<br> +« Nous avons au grenier un nombre suffisant,<br> + Ce me semble, de vieilles planches? »</p> + +<p> +Célimène roucoule et dit: « Mon cœur est bon,<br> +Et naturellement, Dieu m'a faite très belle. »<br> +--Son cœur! cœur racorni, fumé comme un jambon,<br> +Recuit à la flamme éternelle!</p> + +<p> +Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,<br> +Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres:<br> +« Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau,<br> + Ce Redresseur que tu célèbres? »</p> + +<p> +Mieux que tous, je connais certains voluptueux<br> +Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,<br> +Répétant, l'impuissant et le fat: « Oui, je veux<br> + Etre vertueux, dans une heure! »</p> + +<p> +L'horloge, à son tour, dit à voix basse: « Il est mûr,<br> +Le damné! J'avertis en vain la chair infecte.<br> +L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur<br> + Qu'habite et que ronge un insecte! »</p> + +<p> +Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié,<br> +Et qui leur dit, railleur et fier: « Dans mon ciboire,<br> +Vous avez, que je crois, assez communié,<br> + A la joyeuse Messe noire?</p> + +<p> +Chacun de vous m'a fait un temple dans son cœur;<br> +Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde!<br> +Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,<br> + Enorme et laid comme le monde!</p> + +<p> +Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,<br> +Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche,<br> +Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix.<br> + D'aller au Ciel et d'être riche?</p> + +<p> +Il faut que le gibier paye le vieux chasseur<br> +Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie.<br> +Je vais vous emporter à travers l'épaisseur,<br> + Compagnons de ma triste joie,</p> + +<p> +A travers l'épaisseur de la terre et du roc,<br> +A travers les amas confus de votre cendre,<br> +Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc,<br> + Et qui n'est pas de pierre tendre;</p> + +<p> +Car il fait avec l'universel Péché,<br> +Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!<br> +--Cependant, tout en haut de l'univers juché,<br> + Un Ange sonne la victoire</p> + +<p> +De ceux dont le cœur dit: « Que béni soit ton fouet,<br> +Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie!<br> +Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet,<br> + Et ta prudence est infinie. »</p> + +<p> +Le son de la trompette est si délicieux,<br> +Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,<br> +Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux<br> + Dont elle chante les louanges.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'EXAMEN DE MINUIT</h2> + + +<p> +La pendule, sonnant minuit,<br> +Ironiquement nous engage<br> +A nous rappeler quel usage<br> +Nous fîmes du jour qui s'enfuit:<br> +--Aujourd'hui, date fatidique,<br> +Vendredi, treize, nous avons,<br> +Malgré tout ce que nous savons,<br> +Mené le train d'un hérétique.</p> + +<p> +Nous avons blasphémé Jésus,<br> +Des Dieux le plus incontestable!<br> +Comme un parasite à la table<br> +De quelque monstrueux Crésus,<br> +Nous avons, pour plaire à la brute,<br> +Digne vassale des Démons,<br> +Insulté ce que nous aimons<br> +Et flatté ce qui nous rebute;</p> + +<p> +Contristé, servile bourreau,<br> +Le faible qu'à tort on méprise;<br> +Salué l'énorme Bêtise,<br> +La Bêtise au front de taureau;<br> +Baisé la stupide Matière<br> +Avec grande dévotion,<br> +Et de la putréfaction<br> +Béni la blafarde lumière.</p> + +<p> +Enfin, nous avons, pour noyer<br> +Le vertige dans le délire,<br> +Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,<br> +Dont la gloire est de déployer<br> +L'ivresse des choses funèbres,<br> +Bu sans soif et mangé sans faim!...<br> +--Vite soufflons la lampe, afin<br> +De nous cacher dans les ténèbres!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +MADRIGAL TRISTE</h2> + + +<p> +Que m'importe que tu sois sage?<br> +Sois belle! et sois triste! Les pleurs<br> +Ajoutent un charme au visage,<br> +Comme le fleuve au paysage;<br> +L'orage rajeunit les fleurs.</p> + +<p> +Je t'aime surtout quand la joie<br> +S'enfuit de ton front terrassé;<br> +Quand ton cœur dans l'horreur se noie;<br> +Quand sur ton présent se déploie<br> +Le nuage affreux du passé.</p> + +<p> +Je t'aime quand ton grand œil verse<br> +Une eau chaude comme le sang;<br> +Quand, malgré ma main qui te berce,<br> +Ton angoisse, trop lourde, perce<br> +Comme un râle d'agonisant.<br> +J'aspire, volupté divine!</p> + +<p> +Hymne profond, délicieux!<br> +Tous les sanglots de ta poitrine,<br> +Et crois que ton cœur s'illumine<br> +Des perles que versent tes yeux!</p> + +<p> +Je sais que ton cœur, qui regorge<br> +De vieux amours déracinés,<br> +Flamboie encor comme une forge,<br> +Et que tu couves sous ta gorge<br> +Un peu de l'orgueil des damnés;</p> + +<p> +Mais tant, ma chère, que tes rêves<br> +N'auront pas reflété l'Enfer,<br> +Et qu'en un cauchemar sans trêves,<br> +Songeant de poisons et de glaives,<br> +Eprise de poudre et de fer,</p> + +<p> +N'ouvrant à chacun qu'avec crainte,<br> +Déchiffrant le malheur partout,<br> +Te convulsant quand l'heure tinte,<br> +Tu n'auras pas senti l'étreinte<br> +De l'irrésistible Dégoût,</p> + +<p> +Tu ne pourras, esclave reine<br> +Qui ne m'aimes qu'avec effroi,<br> +Dans l'horreur de la nuit malsaine<br> +Me dire, l'âme de cris pleine:<br> +« Je suis ton égale, ô mon Roi! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'AVERTISSEUR</h2> + + +<p> +Tout homme digne de ce nom<br> +A dans le cœur un Serpent jaune,<br> +Installé comme sur un trône,<br> +Qui, s'il dit: « Je veux! » répond: « Non! »</p> + +<p> +Plonge tes yeux dans les yeux fixes<br> +Des Satyresses ou des Nixes,<br> +La Dent dit: « Pense à ton devoir! »</p> + +<p> +Fais des enfants, plante des arbres ».<br> +Polis des vers, sculpte des marbres,<br> +La Dent dit: « Vivras-tu ce soir? »</p> + +<p> +Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère,<br> +L'homme ne vit pas un moment<br> +Sans subir l'avertissement<br> +De l'insupportable Vipère.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE MALABARAISE</h2> + + +<p> +Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche<br> +Est large à faire envie à la plus belle blanche;<br> +A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;<br> +Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair<br> +Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,<br> +Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,<br> +De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,<br> +De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,<br> +Et, dès que le matin fait chanter les platanes,<br> +D'acheter au bazar ananas et bananes.<br> +Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,<br> +Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;<br> +Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,<br> +Tu poses doucement ton corps sur une natte,<br> +Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,<br> +Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.<br> +Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,<br> +Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,<br> +Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,<br> +Faire de grands adieux à tes chers tamarins?<br> +Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,<br> +Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,<br> +Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,<br> +Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,<br> +Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges<br> +Et vendre le parfum de tes charmes étranges,<br> +L'œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,<br> +Des cocotiers absents les fantômes épars!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA VOIX</h2> + + +<p> +Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,<br> +Babel sombre, où roman, science, fabliau,<br> +Tout, la cendre latine et la poussière grecque,<br> +Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.<br> +Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,<br> +Disait: « La Terre est un gâteau plein de douceur;<br> +Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)<br> +Te faire un appétit d'une égale grosseur. »<br> +Et l'autre: « Viens, oh! viens voyager dans les rêves<br> +Au delà du possible, au delà du connu! »<br> +Et celle-là chantait comme le vent des grèves,<br> +Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,<br> +Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.<br> +Je te répondis: « Oui! douce voix! » C'est d'alors<br> +Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie<br> +Et ma fatalité. Derrière les décors<br> +De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,<br> +Je vois distinctement des mondes singuliers,<br> +Et, de ma clairvoyance extatique victime,<br> +Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.<br> +Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,<br> +J'aime si tendrement le désert et la mer;<br> +Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,<br> +Et trouve un goût suave au vin le plus amer;<br> +Que je prends très souvent les faits pour des mensonges<br> +Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.<br> +Mais la Voix me console et dit: « Garde des songes;<br> +Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous! ».</p> + + + +<p> </p> +<h2> +HYMNE</h2> + + +<p> +A la très chère, à la très belle<br> +Qui remplit mon cœur de clarté,<br> +A l'ange, à l'idole immortelle,<br> +Salut en immortalité!</p> + +<p> +Elle se répand dans ma vie<br> +Comme un air imprégné de sel,<br> +Et dans mon âme inassouvie,<br> +Verse le goût de l'éternel.</p> + +<p> +Sachet toujours frais qui parfume<br> +L'atmosphère d'un cher réduit,<br> +Encensoir oublié qui fume<br> +En secret à travers la nuit,</p> + +<p> +Comment, amour incorruptible,<br> +T'exprimer avec vérité?<br> +Grain de musc qui gis, invisible,<br> +Au fond de mon éternité!</p> + +<p> +A l'ange, à l'idole immortelle,<br> +A la très bonne, à la très belle<br> +Qui fait ma joie et ma santé,<br> +Salut en immortalité!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE REBELLE</h2> + + +<p> +Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,<br> +Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,<br> +Et dit, le secouant: « Ta connaîtras la règle!<br> +(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!</p> + +<p> +Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,<br> +Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété,<br> +Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe,<br> +Un tapis triomphal avec ta charité.</p> + +<p> +Tel est l'Amour! Avant que ton cœur ne se blase,<br> +A la gloire de Dieu rallume ton extase;<br> +C'est la Volupté vraie aux durables appas! »</p> + +<p> +Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime,<br> +De ses poings de géant torture l'anathème;<br> +Mais le damné répond toujours; « Je ne veux pas! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE JET D'EAU</h2> + + +<p> +Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!<br> +Reste longtemps sans les rouvrir,<br> +Dans cette pose nonchalante<br> +Où t'a surprise le plaisir.<br> +Dans la cour le jet d'eau qui jase<br> +Et ne se tait ni nuit ni jour,<br> +Entretient doucement l'extase<br> +Où ce soir m'a plongé l'amour.</p> + +<p> + La gerbe épanouie<br> + En mille fleurs,<br> + Où Phœbé réjouie<br> + Met ses couleurs,<br> + Tombe comme une pluie<br> + De larges pleurs.</p> + +<p> +Ainsi ton âme qu'incendie<br> +L'éclair brûlant des voluptés<br> +S'élance, rapide et hardie,<br> +Vers les vastes cieux enchantés.<br> +Puis, elle s'épanche, mourante,<br> +En un flot de triste langueur,<br> +Qui par une invisible pente<br> +Descend jusqu'au fond de mon cœur.</p> + +<p> + La gerbe épanouie<br> + En mille fleurs,<br> + Où Phœbé réjouie<br> + Met ses couleurs,<br> + Tombe comme une pluie<br> + De larges pleurs.</p> + +<p> +0 toi, que la nuit rend si belle,<br> +Qu'il m'est doux, penché vers tes seins,<br> +D'écouter la plainte éternelle<br> +Qui sanglote dans les bassins!<br> +Lune, eau sonore, nuit bénie,<br> +Arbres qui frissonnez autour,<br> +Votre pure mélancolie<br> +Est le miroir de mon amour.</p> + +<p> + La gerbe épanouie<br> + En mille fleurs,<br> + Où Phœbé réjouie<br> + Met ses couleurs,<br> + Tombe comme une pluie<br> + De larges pleurs.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE</h2> + + +<p> +Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève,<br> +Comme une explosion nous lançant son bonjour!<br> +--Bienheureux celui-là qui peut avec amour<br> +Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve!</p> + +<p> +Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon,<br> +Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite,..<br> +--Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,<br> +Pour attraper au moins un oblique rayon!</p> + +<p> +Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;<br> +L'irrésistible Nuit établit son empire,<br> +Noire, humide, funeste et pleine de frissons;</p> + +<p> +Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,<br> +Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,<br> +Des crapauds imprévus et de froids limaçons.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE GOUFFRE</h2> + + +<p> +Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.<br> +--Hélas! tout est abîme,--action, désir, rêve,<br> +Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève<br> +Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.</p> + +<p> +En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,<br> +Le silence, l'espace affreux et captivant...<br> +Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant<br> +Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.</p> + +<p> +J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou,<br> +Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où;<br> +Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,</p> + +<p> +Et mon esprit, toujours du vertige hanté,<br> +Jalouse du néant l'insensibilité.<br> +--Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES PLAINTES D'UN ICARE</h2> + + +<p> +Les amants des prostituées<br> +Sont heureux, dispos et repus;<br> +Quant à moi, mes bras sont rompus<br> +Pour avoir étreint des nuées.</p> + +<p> +C'est grâce aux astres non pareils,<br> +Qui tout au fond du ciel flamboient,<br> +Que mes yeux consumés ne voient<br> +Que des souvenirs de soleils.</p> + +<p> +En vain j'ai voulu de l'espace,<br> +Trouver la fin et le milieu;<br> +Sous je ne sais quel œil de feu<br> +Je sens mon aile qui se casse;</p> + +<p> +Et brûlé par l'amour du beau,<br> +Je n'aurai pas l'honneur sublime<br> +De donner mon nom à l'abîme<br> +Qui me servira de tombeau.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +RECUEILLEMENT</h2> + + +<p> +Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,<br> +Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:<br> +Une atmosphère obscure enveloppe la ville,<br> +Aux uns portant la paix, aux autres le souci.</p> + +<p> +Pendant que des mortels la multitude vile,<br> +Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,<br> +Va cueillir des remords dans la fête servile,<br> +Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,</p> + +<p> +Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,<br> +Sur les balcons du ciel, en robes surannées;<br> +Surgir du fond des eaux le Regret souriant;</p> + +<p> +Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,<br> +Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,<br> +Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'HEAUTONTIMOROUMENOS</h2> + +<p> +A. J. G. F.</p> + + +<p> +Je te frapperai sans colère<br> +Et sans haine,--comme un boucher!<br> +Comme Moïse le rocher,<br> +--Et je ferai de ta paupière,</p> + +<p> +Pour abreuver mon Sahara,<br> +Jaillir les eaux de la souffrance,<br> +Mon désir gonflé d'espérance<br> +Sur tes pleurs salés nagera</p> + +<p> +Comme un vaisseau qui prend le large,<br> +Et dans mon cœur qu'ils soûleront<br> +Tes chers sanglots retentiront<br> +Comme un tambour qui bat la charge!</p> + +<p> +Ne suis-je pas un faux accord<br> +Dans la divine symphonie,<br> +Grâce à la vorace Ironie<br> +Qui me secoue et qui me mord?</p> + +<p> +Elle est dans ma voix, la criarde!<br> +C'est tout mon sang, ce poison noir!<br> +Je suis le sinistre miroir<br> +Où la mégère se regarde.</p> + +<p> +Je suis la plaie et le couteau!<br> +Je suis le soufflet et la joue!<br> +Je suis les membres et la roue,<br> +Et la victime et le bourreau!</p> + +<p> +Je suis de mon cœur le vampire,<br> +--Un de ces grands abandonnés<br> +Au rire éternel condamnés,<br> +Et qui ne peuvent plus sourire!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IRREMEDIABLE</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Une Idée, une Forme, un Etre<br> +Parti de l'azur et tombé<br> +Dans un Styx bourbeux et plombé<br> +Où nul œil du Ciel ne pénètre;</p> + +<p> +Un Ange, imprudent voyageur<br> +Qu'a tenté l'amour du difforme,<br> +Au fond d'un cauchemar énorme<br> +Se débattant comme un nageur,</p> + +<p> +Et luttant, angoisses funèbres!<br> +Contre un gigantesque remous<br> +Qui va chantant comme les fous<br> +Et pirouettant dans les ténèbres;</p> + +<p> +Un malheureux ensorcelé<br> +Dans ses tâtonnements futiles,<br> +Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,<br> +Cherchant la lumière et la clé;</p> + +<p> +Un damné descendant sans lampe,<br> +Au bord d'un gouffre dont l'odeur<br> +Trahit l'humide profondeur,<br> +D'éternels escaliers sans rampe,</p> + +<p> +Où veillent des monstres visqueux<br> +Dont les larges yeux de phosphore<br> +Font une nuit plus noire encore<br> +Et ne rendent visibles qu'eux;</p> + +<p> +Un navire pris dans le pôle,<br> +Comme en un piège de cristal,<br> +Cherchant par quel détroit fatal<br> +Il est tombé dans cette geôle;</p> + +<p> +--Emblèmes nets, tableau parfait<br> +D'une fortune irrémédiable,<br> +Qui donne à penser que le Diable<br> +Fait toujours bien tout ce qu'il fait!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Tête-à-tête sombre et limpide<br> +Qu'un cœur devenu son miroir<br> +Puits de Vérité, clair et noir,<br> +Où tremble une étoile livide,</p> + +<p> +Un phare ironique, infernal,<br> +Flambeau des grâces sataniques,<br> +Soulagement et gloire uniques,<br> +--La conscience dans le Mal!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'HORLOGE</h2> + + +<p> +Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible,<br> +Dont le doigt nous menace et nous dit: <i>Souviens-toi!</i><br> +Les bivrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi<br> +Se planteront bientôt comme dans une cible;</p> + +<p> +Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon<br> +Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;<br> +Chaque instant te dévore un morceau du délice<br> +A chaque homme accordé pour toute sa saison.</p> + +<p> +Trois mille six cents fois par heure, la Seconde<br> +Chuchote: <i>Souviens-toi!</i>--Rapide, avec sa voix<br> +D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois,<br> +Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde!</p> + +<p> +<i>Remember! Souviens-toi!</i> prodigue! <i>Esto memor!</i> +(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)<br> +Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues<br> +Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or!</p> + +<p> +<i>Souviens-toi</i> que le Temps est un joueur avide +Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi.<br> +Le jour décroît; la nuit augmente, <i>souviens-toi!</i><br> +Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.</p> + +<p> +Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,<br> +Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,<br> +Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!),<br> +Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! il est trop tard! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +TABLEAUX PARISIENS</h2> +<p> </p> +<h2> +LE SOLEIL</h2> + + +<p> +Le long du vieux faubourg, où pendant aux masures<br> +Les persiennes, abri des secrètes luxures,<br> +Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés<br> +Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés.<br> +Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,<br> +Flairant dans tous les coins les hasards de la rime.<br> +Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,<br> +Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.</p> + +<p> +Ce père nourricier, ennemi des chloroses,<br> +Eveille dans les champs les vers comme les roses;<br> +Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,<br> +Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.<br> +C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles<br> +Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,<br> +Et commande aux moissons de croître et de mûrir<br> +Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir!<br> +Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,<br> +Il ennoblit le sort des choses les plus viles,<br> +Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,<br> +Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA LUNE OFFENSEE</h2> + + +<p> +O Lune qu'adoraient discrètement nos pères,<br> +Du haut des pays bleus où, radieux sérail,<br> +Les astres vont te suivre en pimpant attirail,<br> +Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,</p> + +<p> +Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères,<br> +De leur bouche en dormant montrer le frais émail?<br> +Le poète buter du front sur son travail?<br> +Où sous les gazons secs s'accoupler les vipères?</p> + +<p> +Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin,<br> +Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin,<br> +Baiser d'Endymion les grâces surannées?</p> + +<p> +« --Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,<br> +Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années,<br> +Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE MENDIANTE ROUSSE</h2> + + +<p> +Blanche fille aux cheveux roux,<br> +Dont ta robe par ses trous<br> +Laisse voir la pauvreté<br> + Et la beauté,</p> + +<p> +Pour moi, poète chétif,<br> +Ton jeune corps maladif<br> +Plein de taches de rousseur<br> + A sa douceur.</p> + +<p> +Tu portes plus galamment<br> +Qu'une reine de roman<br> +Ses cothurnes de velours<br> + Tes sabots lourds.</p> + +<p> +Au lieu d'un haillon trop court,<br> +Qu'un superbe habit de cour<br> +Traîne à plis bruyants et longs<br> + Sur tes talons;</p> + +<p> +Et place de bas troués,<br> +Que pour les yeux des roués<br> +Sur ta jambe un poignard d'or<br> + Reluise encor;</p> + +<p> +Que des nœuds mal attachés<br> +Dévoilent pour nos péchés<br> +Tes deux beaux seins, radieux<br> + Comme des yeux;</p> + +<p> +Que pour te déshabiller<br> +Tes bras se fassent prier<br> +Et chassent à coups mutins<br> + Les doigts lutins;</p> + +<p> +--Perles de la plus belle eau,<br> +Sonnets de maître Belleau<br> +Par tes galants mis aux fers<br> + Sans cesse offerts,</p> + +<p> +Valetaille de rimeurs<br> +Te dédiant leurs primeurs<br> +Et contemplant ton soulier<br> + Sous l'escalier,</p> + +<p> +Maint page épris du hasard,<br> +Maint seigneur et maint Ronsard<br> +Epieraient pour le déduit<br> + Ton frais réduit!</p> + +<p> +Tu compterais dans tes lits<br> +Plus de baisers que de lys<br> +Et rangerais sous tes lois<br> + Plus d'un Valois!</p> + +<p> +--Cependant tu vas gueusant<br> +Quelque vieux débris gisant<br> +Au seuil de quelque Véfour<br> + De carrefour;</p> + +<p> +Tu vas lorgnant en dessous<br> +Des bijoux de vingt-neuf sous<br> +Dont je ne puis, oh! pardon!<br> + Te faire don;</p> + +<p> +Va donc, sans autre ornement,<br> +Parfum, perles, diamant,<br> +Que ta maigre nudité,<br> + O ma beauté!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CYGNE</h2> +<p> </p> +<h2> +A VICTOR HUGO</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Andromaque, je pense à vous!--Ce petit fleuve,<br> +Pauvre et triste miroir où jadis resplendit<br> +L'immense majesté de vos douleurs de veuve,<br> +Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,</p> + +<p> +A fécondé soudain ma mémoire fertile,<br> +Comme je traversais le nouveau Carrousel.<br> +--Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville<br> +Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel);</p> + +<p> +Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,<br> +Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,<br> +Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques<br> +Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.</p> + +<p> +Là s'étalait jadis une ménagerie;<br> +Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux<br> +Clairs et froids le Travail s'éveille, où la voirie<br> +Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,</p> + +<p> +Un cygne qui s'était évadé de sa cage,<br> +Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,<br> +Sur le sol raboteux traînait son grand plumage.<br> +Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec,</p> + +<p> +Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,<br> +Et disait, le cœur plein de son beau lac natal:<br> +« Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu,<br> +Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, foudre?</p> + +<p> +Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,<br> +Vers le ciel ironique et cruellement bleu,<br> +Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,<br> +Comme s'il adressait des reproches à Dieu!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Paris change, mais rien dans ma mélancolie<br> +N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,<br> +Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,<br> +Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.</p> + +<p> +Aussi devant ce Louvre une image m'opprime:<br> +Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,<br> +Comme les exilés, ridicule et sublime,<br> +Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous,</p> + +<p> +Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,<br> +Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,<br> +Auprès d'un tombeau vide en extase courbée;<br> +Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus!</p> + +<p> +Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,<br> +Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,<br> +Les cocotiers absents de la superbe Afrique<br> +Derrière la muraille immense du brouillard;</p> + +<p> +A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve<br> +Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs<br> +Et tettent la Douleur comme une bonne louve!<br> +Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!</p> + +<p> +Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile<br> +Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!<br> +Je pense aux matelots oubliés dans une île,<br> +Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES SEPT VIEILLARDS</h2> +<p> </p> +<h2> +A VICTOR HUGO</h2> + + +<p> +Fourmillante cité, cité pleine de rêves,<br> +Où le spectre en plein jour raccroche le passant!<br> +Les mystères partout coulent comme des sèves<br> +Dans les canaux étroits du colosse puissant.</p> + +<p> +Un matin, cependant que dans la triste rue<br> +Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,<br> +Simulaient les deux quais d'une rivière accrue,<br> +Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur,</p> + +<p> +Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,<br> +Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros<br> +Et discutant avec mon âme déjà lasse,<br> +Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.</p> + +<p> +Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes<br> +Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,<br> +Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,<br> +Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,</p> + +<p> +M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée<br> +Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas,<br> +Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,<br> +Se projetait, pareille à celle de Judas.</p> + +<p> +Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine<br> +Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,<br> +Si bien que son bâton, parachevant sa mine,<br> +Lui donnait la tournure et le pas maladroit</p> + +<p> +D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes.<br> +Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant,<br> +Comme s'il écrasait des morts sous ses savates,<br> +Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent.</p> + +<p> +Son pareil le suivait: barbe, œil, dos, bâton, loques,<br> +Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,<br> +Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques<br> +Marchaient du même pas vers un but inconnu.</p> + +<p> +A quel complot infâme étais-je donc en butte,<br> +Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait?<br> +Car je comptai sept fois, de minute en minute,<br> +Ce sinistre vieillard qui se multipliait!</p> + +<p> +Que celui-là qui rit de mon inquiétude,<br> +Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel<br> +Songe bien que malgré tant de décrépitude<br> +Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel!</p> + +<p> +Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,<br> +Sosie inexorable, ironique et fatal,<br> +Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même?<br> +--Mais je tournai le dos au cortège infernal.</p> + +<p> +Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,<br> +Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,<br> +Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble,<br> +Blessé par le mystère et par l'absurdité!</p> + +<p> +Vainement ma raison voulait prendre la barre;<br> +La tempête en jouant déroutait ses efforts,<br> +Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre<br> +Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES PETITES VIEILLES</h2> +<p> </p> +<h2> +A VICTOR HUGO</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Dans les plis sinueux des vieilles capitales,<br> +Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,<br> +Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,<br> +Des êtres singuliers, décrépits et charmants.</p> + +<p> +Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,<br> +Eponine ou Laïs!--Monstres brisés, bossus<br> +Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes.<br> +Sous des jupons troués et sous de froids tissus</p> + +<p> +Ils rampent, flagellés par les bises iniques,<br> +Frémissant au fracas roulant des omnibus,<br> +Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,<br> +Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus;</p> + +<p> +Ils trottent, tout pareils à des marionnettes;<br> +Se traînent, comme font les animaux blessés,<br> +Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes<br> +Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés</p> + +<p> +Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,<br> +Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit;<br> +Ils ont les yeux divins de la petite fille<br> +Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.</p> + +<p> +--Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles<br> +Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?<br> +La Mort savante met dans ces bières pareilles<br> +Un symbole d'un goût bizarre et captivant,</p> + +<p> +Et lorsque j'entrevois un fantôme débile<br> +Traversant de Paris le fourmillant tableau,<br> +Il me semble toujours que cet être fragile<br> +S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;</p> + +<p> +A moins que, méditant sur la géométrie,<br> +Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,<br> +Combien de fois il faut que l'ouvrier varie<br> +La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.</p> + +<p> +--Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,<br> +Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...<br> +Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes<br> +Pour celui que l'austère Infortune allaita!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +De l'ancien Frascati Vestale énamourée;<br> +Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur<br> +Défunt, seul, sait le nom; célèbre évaporée<br> +Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,</p> + +<p> +Toutes m'enivrent! mais parmi ces êtres frêles<br> +Il en est qui, faisant de la douleur un miel,<br> +Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes:<br> +« Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel! »</p> + +<p> +L'une, par sa patrie au malheur exercée,<br> +L'autre, que son époux surchargea de douleurs,<br> +L'autre, par son enfant Madone transpercée,<br> +Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!</p> + +<p> </p> +<h2> +III</h2> + + +<p> +Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles!<br> +Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant<br> +Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,<br> +Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc,</p> + +<p> +Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,<br> +Dont les soldats parfois inondent nos jardins,<br> +Et qui, dans ces soirs dor où l'on se sent revivre,<br> +Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.</p> + +<p> +Celle-là droite encor, fière et sentant la règle,<br> +Humait avidement ce chant vif et guerrier;<br> +Son œil parfois s'ouvrait comme l'œil d'un vieil aigle;<br> +Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!</p> + +<p> </p> +<h2> +IV</h2> + + +<p> +Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,<br> +A travers le chaos des vivantes cités,<br> +Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,<br> +Dont autrefois les noms par tous étaient cités.</p> + +<p> +Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,<br> +Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil<br> +Vous insulte en passant d'un amour dérisoire;<br> +Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.</p> + +<p> +Honteuses d'exister, ombres ratatinées,<br> +Peureuses, le dos bas, vous côtoyer les murs,<br> +Et nul ne vous salue, étranges destinées!<br> +Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!</p> + +<p> +Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,<br> +L'œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,<br> +Tout comme si j'étais votre père, ô merveille!<br> +Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins:</p> + +<p> +Je vois s'épanouir vos passions novices;<br> +Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;<br> +Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices!<br> +Mon âme resplendit de toutes vos vertus!</p> + +<p> +Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères!<br> +Je vous fais chaque soir un solennel adieu!<br> +Où serez-vous demain, Eves octogénaires,<br> +Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE PASSANTE</h2> + + +<p> +La rue assourdissante autour de moi hurlait.<br> +Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,<br> +Une femme passa, d'une main fastueuse<br> +Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;</p> + +<p> +Agile et noble, avec sa jambe de statue.<br> +Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,<br> +Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,<br> +La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.</p> + +<p> +Un éclair... puis la nuit!--Fugitive beauté<br> +Dont le regard m'a fait soudainement renaître,<br> +Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?</p> + +<p> +Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! <i>jamais</i> peut-être!<br> +Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,<br> +O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CREPUSCULE DU SOIR</h2> + + +<p> +Voici le soir charmant, ami du criminel;<br> +Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel<br> +Se ferme lentement comme une grande alcôve,<br> +Et l'homme impatient se change en bête fauve.</p> + +<p> +O soir, aimable soir, désiré par celui<br> +Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui<br> +Nous avons travaillé!--C'est le soir qui soulage<br> +Les esprits que dévore une douleur sauvage,<br> +Le savant obstiné dont le front s'alourdit,<br> +Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit.</p> + +<p> +Cependant des démons malsains dans l'atmosphère<br> +S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire,<br> +Et cognent en volant les volets et l'auvent.<br> +A travers les lueurs que tourmente le vent<br> +La Prostitution s'allume dans les rues;<br> +Comme une fourmilière elle ouvre ses issues;</p> + +<p> +Partout elle se fraye un occulte chemin,<br> +Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;<br> +Elle remue au sein de la cité de fange<br> +Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange.<br> +On entend ça et là les cuisines siffler,<br> +Les théâtres glapir, les orchestres ronfler;<br> +Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices,<br> +S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,<br> +Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci,<br> +Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,<br> +Et forcer doucement les portes et les caisses<br> +Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.</p> + +<p> +Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,<br> +Et ferme ton oreille à ce rugissement.<br> +C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent!<br> +La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent<br> +Leur destinée et vont vers le gouffre commun;<br> +L'hôpital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un<br> +Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,<br> +Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.</p> + +<p> +Encore la plupart n'ont-ils jamais connu<br> +La douceur du foyer et n'ont jamais vécu!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE JEU</h2> + + +<p> +Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,<br> +Pâles, le sourcil peint, l'œil câlin et fatal,<br> +Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles<br> +Tomber un cliquetis de pierre et de métal;</p> + +<p> +Autour des verts tapis des visages sans lèvre,<br> +Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,<br> +Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre,<br> +Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;</p> + +<p> +Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres<br> +Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs<br> +Sur des fronts ténébreux de poètes illustres<br> +Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs:</p> + +<p> +--Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne<br> +Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant,<br> +Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne,<br> +Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,</p> + +<p> +Enviant de ces gens la passion tenace,<br> +De ces vieilles putains la funèbre gaîté,<br> +Et tous gaillardement trafiquant à ma face,<br> +L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté!</p> + +<p> +Et mon cœur s'effraya d'envier maint pauvre homme<br> +Courant avec ferveur à l'abîme béant,<br> +Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme<br> +La douleur à la mort et l'enfer au néant!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +DANSE MACABRE</h2> +<p> </p> +<h2> +A ERNEST CHRISTOPHE</h2> + + +<p> +Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature,<br> +Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,<br> +Elle a la nonchalance et la désinvolture<br> +D'une coquette maigre aux airs extravagants.</p> + +<p> +Vit-on jamais au bal une taille plus mince?<br> +Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,<br> +S'écroule abondamment sur un pied sec que pince<br> +Un soulier pomponné, joli comme une fleur.</p> + +<p> +La ruche qui se joue au bord des clavicules,<br> +Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,<br> +Défend pudiquement des lazzi ridicules<br> +Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.</p> + +<p> +Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres<br> +Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,<br> +Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.<br> +--O charme d'un néant follement attifé!</p> + +<p> +Aucuns t'appelleront une caricature,<br> +Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,<br> +L'élégance sans nom de l'humaine armature.<br> +Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher!</p> + +<p> +Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,<br> +La fête de la Vie? ou quelque vieux désir,<br> +Eperonnant encor ta vivante carcasse,<br> +Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?</p> + +<p> +Au chant des violons, aux flammes des bougies,<br> +Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,<br> +Et viens-tu demander au torrent des orgies<br> +De refraîchir l'enfer allumé dans ton cœur?</p> + +<p> +Inépuisable puits de sottise et de fautes!<br> +De l'antique douleur éternel alambic!<br> +A travers le treillis recourbé de tes côtes<br> +Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.</p> + +<p> +Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie<br> +Ne trouve pas un prix digne de ses efforts:<br> +Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie?<br> +Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts.</p> + +<p> +Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,<br> +Exalte le vertige, et les danseurs prudents<br> +Ne contempleront pas sans d'amères nausées<br> +Le sourire éternel de tes trente-deux dents.</p> + +<p> +Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,<br> +Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?<br> +Qu'importé le parfum, l'habit ou la toilette?<br> +Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.</p> + +<p> +Bayadère sans nez, irrésistible gouge,<br> +Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués:<br> +« Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,<br> +Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués,</p> + +<p> +Antinoüs flétris, dandys à face glabre,<br> +Cadavres vernissés, lovelaces chenus,<br> +Le branle universel de la danse macabre<br> +Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus!</p> + +<p> +Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,<br> +Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir<br> +Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange<br> +Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.</p> + +<p> +En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire<br> +En tes contorsions, risible Humanité,<br> +Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,<br> +Mêle son ironie à ton insanité! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'AMOUR DU MENSONGE</h2> + + +<p> +Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,<br> +Au chant des instruments qui se brise au plafond,<br> +Suspendant ton allure harmonieuse et lente,<br> +Et promenant l'ennui de ton regard profond;</p> + +<p> +Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,<br> +Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,<br> +Où les torches du soir allument une aurore,<br> +Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,</p> + +<p> +Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fraîche!<br> +Le souvenir massif, royale et lourde tour,<br> +La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,<br> +Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.</p> + +<p> +Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines?<br> +Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,<br> +Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,<br> +Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?</p> + +<p> +Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques,<br> +Qui ne recèlent point de secrets précieux;<br> +Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,<br> +Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux!</p> + +<p> +Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,<br> +Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité?<br> +Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence?<br> +Masque ou décor, salut! J'adore ta beauté.</p> + +<p> +Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,<br> +Notre blanche maison, petite mais tranquille,<br> +Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus<br> +Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus;<br> +Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,<br> +Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,<br> +Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,<br> +Contempler nos dîners longs et silencieux,<br> +Répandant largement ses beaux reflets de cierge<br> +Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.</p> + +<p> +La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,<br> +Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,<br> +Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.<br> +Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,<br> +Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,<br> +Son vent mélancolique à, l'entour de leurs marbres,<br> +Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,<br> +De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,<br> +Tandis que, dévorés de noires songeries,<br> +Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,<br> +Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,<br> +Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver<br> +Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille<br> +Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.</p> + +<p> +Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,<br> +Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,<br> +Si, par une nuit bleue et froide de décembre,<br> +Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,<br> +Grave, et venant du fond de son lit éternel<br> +Couver l'enfant grandi de son œil maternel,<br> +Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse<br> +Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +BRUMES ET PLUIES</h2> + + +<p> +O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,<br> +Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue<br> +D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau<br> +D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.</p> + +<p> +Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue,<br> +Où par les longues nuits la girouette s'enroue,<br> +Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau<br> +Ouvrira largement ses ailes de corbeau.</p> + +<p> +Rien n'est plus doux au cœur plein de choses funèbres,<br> +Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,<br> +O blafardes saisons, reines de nos climats!</p> + +<p> +Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres,<br> +--Si ce n'est par un soir sans lune, deux à deux,<br> +D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN</h2> +<p> </p> +<h2> +L'AME DU VIN</h2> + + +<p> +Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles:<br> +« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,<br> +Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,<br> +Un chant plein de lumière et de fraternité!</p> + +<p> +Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,<br> +De peine, de sueur et de soleil cuisant<br> +Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme;<br> +Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,</p> + +<p> +Car j'éprouve une joie immense quand je tombe<br> +Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,<br> +Et sa chaude poitrine est une douce tombe<br> +Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.</p> + +<p> +Entends-tu retentir les refrains des dimanches<br> +Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?<br> +Les coudes sur la table et retroussant tes manches,<br> +Tu me glorifieras et tu seras content:</p> + +<p> +J'allumerai les yeux de ta femme ravie;<br> +A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs<br> +Et serai pour ce frêle athlète de la vie<br> +L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.</p> + +<p> +En toi je tomberai, végétale ambroisie,<br> +Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,<br> +Pour que de notre amour naisse la poésie<br> +Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DES CHIFFONNIERS</h2> + + +<p> +Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère<br> +Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre.<br> +Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,<br> +Où l'humanité grouille en ferments orageux,</p> + +<p> +On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,<br> +Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,<br> +Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,<br> +Epanche tout son cœur en glorieux projets.</p> + +<p> +Il prête des serments, dicte des lois sublimes,<br> +Terrasse les méchants, relève les victimes,<br> +Et sous le firmament comme un dais suspendu<br> +S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.</p> + +<p> +Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,<br> +Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,<br> +Ereintés et pliant sous un tas de débris,<br> +Vomissement confus de l'énorme Paris,</p> + +<p> +Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,<br> +Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,<br> +Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux!<br> +Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux</p> + +<p> +Se dressent devant eux, solennelle magie!<br> +Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie<br> +Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,<br> +Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!</p> + +<p> +C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole<br> +Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole;<br> +Par le gosier de l'homme il chante ses exploits<br> +Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.</p> + +<p> +Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence<br> +De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,<br> +Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil;<br> +L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DE L'ASSASSIN</h2> + + +<p> +Ma femme est morte, je suis libre!<br> +Je puis donc boire tout mon soûl.<br> +Lorsque je rentrais sans un sou,<br> +Ses cris me déchiraient la fibre.</p> + +<p> +Autant qu'un roi je suis heureux;<br> +L'air est pur, le ciel admirable...<br> +--Nous avions un été semblable<br> +Lorsque je devins amoureux!</p> + +<p> +--L'horrible soif qui me déchire<br> +Aurait besoin pour s'assouvir<br> +D'autant de vin qu'en peut tenir<br> +Son tombeau;--ce n'est pas peu dire</p> + +<p> +Je l'ai jetée au fond d'un puits,<br> +Et j'ai même poussé sur elle<br> +Tous les pavés de la margelle.<br> +--Je l'oublierai si je le puis!</p> + +<p> +Au nom des serments de tendresse,<br> +Dont rien ne peut nous délier,<br> +Et pour nous réconcilier<br> +Comme au beau temps de notre ivresse,</p> + +<p> +J'implorai d'elle un rendez-vous,<br> +Le soir, sur une route obscure,<br> +Elle y vint! folle créature!<br> +--Nous sommes tous plus ou moins fous!</p> + +<p> +Elle était encore jolie,<br> +Quoique bien fatiguée! et moi,<br> +Je l'aimai trop;--voilà pourquoi<br> +Je lui dis: sors de cette vie!</p> + +<p> +Nul ne peut me comprendre. Un seul<br> +Parmi ces ivrognes stupides<br> +Songea-t-il dans ses nuits morbides<br> +A faire du vin un linceul?</p> + +<p> +Cette crapule invulnérable<br> +Comme les machines de fer,<br> +Jamais, ni l'été ni l'hiver,<br> +N'a connu l'amour véritable,</p> + +<p> +Avec ses noirs enchantements,<br> +Son cortège infernal d'alarmes,<br> +Ses fioles de poison, ses larmes,<br> +Ses bruits de chaîne et d'ossements!</p> + +<p> +--Me voilà libre et solitaire!<br> +Je serai ce soir ivre-mort;<br> +Alors, sans peur et sans remord,<br> +Je me coucherai sur la terre,</p> + +<p> +Et je dormirai comme un chien.<br> +Le chariot aux lourdes roues<br> +Chargé de pierres et de boues,<br> +Le wagon enrayé peut bien</p> + +<p> +Ecraser ma tête coupable,<br> +Ou me couper par le milieu,<br> +Je m'en moque comme de Dieu,<br> +Du Diable ou de la Sainte Table!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DU SOLITAIRE</h2> + + +<p> +Le regard singulier d'une femme galante<br> +Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc<br> +Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,<br> +Quand elle y veux baigner sa beauté nonchalante,</p> + +<p> +Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur,<br> +Un baiser libertin de la maigre Adeline,<br> +Les sons d'une musique énervante et câline,<br> +Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,</p> + +<p> +Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,<br> +Les baumes pénétrants que ta panse féconde<br> +Garde au cœur altéré du poète pieux;</p> + +<p> +Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,<br> +--Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,<br> +Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DES AMANTS</h2> + + +<p> +Aujourd'hui l'espace est splendide!<br> +Sans mors, sans éperons, sans bride,<br> +Partons à cheval sur le vin<br> +Pour un ciel féerique et divin!</p> + +<p> +Comme deux anges que torture<br> +Une implacable calenture,<br> +Dans le bleu cristal du matin<br> +Suivons le mirage lointain!</p> + +<p> +Mollement balancés sur l'aile<br> +Du tourbillon intelligent,<br> +Dans un délire parallèle,</p> + +<p> +Ma soeur, côte à côte nageant,<br> +Nous fuirons sans repos ni trêves<br> +Vers le paradis de mes rêves!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +UNE MARTYRE</h2> +<p> </p> +<h2> +DESSIN D'UN MAITRE INCONNU</h2> + + +<p> +Au milieu des flacons, des étoffes lamées<br> + Et des meubles voluptueux,<br> +Des marbres, des tableaux, des robes parfumées<br> + Qui trament à plis sompteux,</p> + +<p> +Dans une chambre tiède où, comme en une serre,<br> + L'air est dangereux et fatal,<br> +Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre,<br> + Exhalent leur soupir final,</p> + +<p> +Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,<br> + Sur l'oreiller désaltéré<br> +Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve<br> + Avec l'avidité d'un pré.</p> + +<p> +Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre<br> + Et qui nous enchaînent les yeux,<br> +La tête, avec l'amas de sa crinière sombre<br> + Et de ses bijoux précieux,</p> + +<p> +Sur la table de nuit, comme une renoncule,<br> + Repose, et, vide de pensers,<br> +Un regard vague et blanc comme le crépuscule<br> + S'échappe des yeux révulsés.</p> + +<p> +Sur le lit, le tronc nu sans scrupule étale<br> + Dans le plus complet abandon<br> +La secrète splendeur et la beauté fatale<br> + Dont la nature lui fit don;</p> + +<p> +Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe<br> + Comme un souvenir est resté;<br> +La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe,<br> + Darde un regard diamanté.</p> + +<p> +Le singulier aspect de cette solitude<br> + Et d'un grand portrait langoureux,<br> +Aux yeux provocateurs comme son attitude,<br> + Révèle un amour ténébreux,</p> + +<p> +Une coupable joie et des fêtes étranges<br> + Pleines de baisers infernaux.<br> +Dont se réjouissait l'essaim de mauvais anges<br> + Nageant dans les plis des rideaux;</p> + +<p> +Et cependant, à voir la maigreur élégante<br> + De l'épaule au contour heurté,<br> +La hanche un peu pointue et la taille fringante<br> + Ainsi qu'an reptile irrité,</p> + +<p> +Elle est bien jeune encor!--Son âme exaspérée<br> + Et ses sens par l'ennui mordus<br> +S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée<br> + Des désirs errants et perdus?</p> + +<p> +L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,<br> + Malgré tant d'amour, assouvir,<br> +Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante<br> + L'immensité de son désir?</p> + +<p> +Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides<br> + Te soulevant d'un bras fiévreux,<br> +Dis-moi, tête effrayante, as-tu sur tes dents froides,<br> + Collé les suprêmes adieux?</p> + +<p> +--Loin du monde railleur, loin de la foule impure,<br> + Loin des magistrats curieux,<br> +Dors en paix, dors en paix, étrange créature,<br> + Dans ton tombeau mystérieux;</p> + + +<p> +Ton époux court le monde, et ta forme immortelle<br> + Veille près de lui quand il dort;<br> +Autant que toi sans doute il te sera fidèle,<br> + Et constant jusques à la mort.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +FEMMES DAMNEES</h2> + + +<p> +Comme un bétail pensif sur le sable couchées,<br> +Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,<br> +Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées<br> +Ont de douces langueurs et des frissons amers:</p> + +<p> +Les unes, cœurs épris des longues confidences,<br> +Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,<br> +Vont épelant l'amour des craintives enfances<br> +Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;</p> + +<p> +D'autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves<br> +A travers les rochers pleins d'apparitions,<br> +Où saint Antoine a vu surgir comme des laves<br> +Les seins nus et pourprés de ses tentations;</p> + +<p> +Il en est, aux lueurs des résines croulantes,<br> +Qui dans le creux muet des vieux antres païens<br> +T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,<br> +O Bacchus, endormeur des remords anciens!</p> + +<p> +Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,<br> +Qui, recelant un fouet sous leurs longs vêtements,<br> +Mêlent dans le bois sombre et les nuits solitaires<br> +L'écume du plaisir aux larmes des tourments.</p> + +<p> +O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,<br> +De la réalité grands esprits contempteurs,<br> +Chercheuses d'infini, dévotes et satyres,<br> +Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,</p> + +<p> +Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,<br> +Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,<br> +Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,<br> +Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES DEUX BONNES SŒURS</h2> + + +<p> +La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,<br> +Prodigues de baisers et riches de santé,<br> +Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles<br> +Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.</p> + +<p> +Au poète sinistre, ennemi des familles.<br> +Favori de l'enfer, courtisan mal renté,<br> +Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles<br> +Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.</p> + +<p> +Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes<br> +Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs,<br> +De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.</p> + +<p> +Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes?<br> +O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,<br> +Sur ses myrtes infects entre tes noirs cyprès?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +ALLEGORIE</h2> + + +<p> +C'est une femme belle et de riche encolure,<br> +Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.<br> +Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,<br> +Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.<br> +Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,<br> +Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,<br> +Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté<br> +De ce corps ferme et droit la rude majesté.<br> +Elle marche en déesse et repose en sultane;<br> +Elle a dans le plaisir la foi mahométane,<br> +Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,<br> +Elle appelle des yeux la race des humains.<br> +Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde<br> +Et pourtant nécessaire à la marche du monde,<br> +Que la beauté du corps est un sublime don<br> +Qui de toute infamie arrache le pardon;<br> +Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,<br> +Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,<br> +Elle regardera la face de la Mort,<br> +Ainsi qu'un nouveau-né,--sans haine et sans remord.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +UN VOYAGE A CYTHERE</h2> + + +<p> +Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux<br> +Et planait librement à l'entour des cordages;<br> +Le navire roulait sous un ciel sans nuages,<br> +Comme un ange enivré du soleil radieux.</p> + +<p> +Quelle est cette île triste et noire?--C'est Cythère,<br> +Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,<br> +Eldorado banal de tous les vieux garçons.<br> +Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.</p> + +<p> +--Il des doux secrets et des fêtes du cœur!<br> +De l'antique Vénus le superbe fantôme<br> +Au-dessus de tes mers plane comme un arome,<br> +Et charge les esprits d'amour et de langueur.</p> + +<p> +Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,<br> +Vénérée à jamais par toute nation,<br> +Où les soupirs des cœurs en adoration<br> +Roulent comme l'encens sur un jardin de roses</p> + +<p> +Ou le roucoulement éternel d'un ramier<br> +--Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,<br> +Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.<br> +J'entrevoyais pourtant un objet singulier;</p> + +<p> +Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,<br> +Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,<br> +Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,<br> +Entre-bâillant sa robe aux brises passagères;</p> + +<p> +Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près<br> +Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches<br> +Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,<br> +Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.</p> + +<p> +De féroces oiseaux perchés sur leur pâture<br> +Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,<br> +Chacun plantant, comme un outil, son bec impur<br> +Dans tous les coins saignants de cette pourriture;</p> + +<p> +Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré<br> +Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,<br> +Et ses bourreaux gorgés de hideuses délices<br> +L'avaient à coups de bec absolument châtré.</p> + +<p> +Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,<br> +Le museau relevé, tournoyait et rôdait;<br> +Une plus grande bête au milieu s'agitait<br> +Comme un exécuteur entouré de ses aides.</p> + +<p> +Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,<br> +Silencieusement tu souffrais ces insultes<br> +En expiation de tes infâmes cultes<br> +Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.</p> + +<p> +Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!<br> +Je sentis à l'aspect de tes membres flottants,<br> +Comme un vomissement, remonter vers mes dents<br> +Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;</p> + +<p> +Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,<br> +J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires<br> +Des corbeaux lancinants et des panthères noires<br> +Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.</p> + +<p> +--Le ciel était charmant, la mer était unie;<br> +Pour moi tout était noir et sanglant désormais,<br> +Hélas! et j'avais, comme en un suair épais,<br> +Le cœur enseveli dans cette allégorie.</p> + +<p> +Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout<br> +Qu'un gibet symbolique où pendait mon image.<br> +--Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage<br> +De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +RÉVOLTE</h2> +<p> </p> +<h2> +ABEL ET CAÏN</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Race d'Abel, dors, bois et mange:<br> +Dieu le sourit complaisamment,</p> + +<p> +Race de Caïn, dans la fange<br> +Rampe et meurs misérablement.</p> + +<p> +Race d'Abel, ton sacrifice<br> +Flatte le nez du Séraphin!</p> + +<p> +Race de Caïn, ton supplice<br> +Aura-t-il jamais une fin?</p> + +<p> +Race d'Abel, vois tes semailles<br> +Et ton bétail venir à bien;</p> + +<p> +Race de Caïn, tes entrailles<br> +Hurlent la faim comme un vieux chien.</p> + +<p> +Race d'Abel, chauffe ton ventre<br> +A ton foyer patriarcal;</p> + +<p> +Race de Caïn, dans ton antre<br> +Tremble de froid, pauvre chacal!<br> +Race d'Abel, aime et pullule:<br> +Ton or fait aussi des petits;</p> + +<p> +Race de Caïn, cœur qui brûle,<br> +Prends garde à ces grands appétits.</p> + +<p> +Race d'Abel, tu croîs et broutes<br> +Comme les punaises des bois!</p> + +<p> +Race de Caïn, sur les routes<br> +Traîne ta famille aux abois.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Ah! race d'Abel, ta charogne<br> +Engraissera le sol fumant!</p> + +<p> +Race de Caïn, ta besogne<br> +N'est pas faite suffisamment;</p> + +<p> +Race d'Abel, voici ta honte:<br> +Le fer est vaincu par l'épieu!</p> + +<p> +Race de Caïn, au ciel monte<br> +Et sur la terre jette Dieu!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES LITANIES DE SATAN</h2> + + +<p> +O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,<br> +Dieu trahi par le sort et privé de louanges,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,<br> +Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,<br> +Guérisseur familier des angoisses humaines,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,<br> +Enseignes par l'amour le goût du Paradis,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,<br> +Engendras l'Espérance,--une folle charmante!</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut<br> +Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui sais en quel coin des terres envieuses<br> +Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi dont l'œil clair connaît les profonds arsenaux<br> +Où dort enseveli le peuple des métaux,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi dont la large main cache les précipices<br> +Au somnambule errant au bord des édifices,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os<br> +De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,<br> +Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre.</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,<br> +Sur le front du Crésus impitoyable et vil,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles<br> +Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Bâton des exilés, lampe des inventeurs,<br> +Confesseur des pendus et des conspirateurs,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère<br> +Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père,<br> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +PRIÉRE</h2> + + +<p> +Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs<br> +Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs<br> +De l'Enfer où, vaincu, tu rêves en silence!<br> +Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,<br> +Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front<br> +Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MORT</h2> +<p> </p> +<h2> +LA MORT DES AMANTS</h2> + + +<p> +Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,<br> +Des divans profonds comme des tombeaux,<br> +Et d'étranges fleurs sur des étagères,<br> +Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.</p> + +<p> +Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,<br> +Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,<br> +Qui réfléchiront leurs doubles lumières<br> +Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.</p> + +<p> +Un soir fait de rose et de bleu mystique,<br> +Nous échangerons un éclair unique,<br> +Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;</p> + +<p> +Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,<br> +Viendra ranimer, fidèle et joyeux,<br> +Les miroirs ternis et les flammes mortes.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MORT DES PAUVRES</h2> + + +<p> +C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre;<br> +C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir<br> +Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,<br> +Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir;</p> + +<p> +A travers la tempête, et la neige et le givre,<br> +C'est la clarté vibrante à notre horizon noir;<br> +C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,<br> +Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;</p> + +<p> +C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques<br> +Le sommeil et le don des rêves extatiques,<br> +Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;</p> + +<p> +C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,<br> +C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,<br> +C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE REVE D'UN CURIEUX</h2> + + +<p> +Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,<br> +Et de toi fais-tu dire: « Oh! l'homme singulier! »<br> +--J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse,<br> +Désir mêlé d'horreur, un mal particulier;</p> + +<p> +Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.<br> +Plus allait se vidant le fatal sablier,<br> +Plus ma torture était âpre et délicieuse;<br> +Tout mon cœur s'arrachait au monde familier.</p> + +<p> +J'étais comme l'enfant avide du spectacle,<br> +Haïssant le rideau comme on hait un obstacle...<br> +Enfin la vérité froide se révéla:</p> + +<p> +J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore<br> +M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela?<br> +La toile était levée et j'attendais encore.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VOYAGE</h2> +<p> </p> +<h2> +A MAXIME DU CAMP</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,<br> +L'univers est égal à son vaste appétit.<br> +Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes!<br> +Aux yeux du souvenir que le monde est petit!</p> + +<p> +Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,<br> +Le cœur gros de rancune et de désirs amers,<br> +Et nous allons, suivant le rythme de la lame,<br> +Berçant notre infini sur le fini des mers:</p> + +<p> +Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme;<br> +D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,<br> +Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,<br> +La Circé tyrannique aux dangereux parfums.</p> + +<p> +Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent<br> +D'espace et de lumière et de cieux embrasés;<br> +La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,<br> +Effacent lentement la marque des baisers.</p> + +<p> +Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent<br> +Pour partir; cœurs légers, semblables aux ballons,<br> +De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,<br> +Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!</p> + +<p> +Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,<br> +Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,<br> +De vastes voluptés, changeantes, inconnues,<br> +Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Nous imitons, horreur! la toupie et la boule<br> +Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils<br> +La Curiosité nous tourmente et nous roule,<br> +Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.</p> + +<p> +Singulière fortune où le but se déplace,<br> +Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où!<br> +Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,<br> +Pour trouver le repos court toujours comme un fou!</p> + +<p> +Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie;<br> +Une voix retentit sur le pont: « Ouvre l'œil! »<br> +Une voix de la hune, ardente et folle, crie:<br> +« Amour... gloire... bonheur! » Enfer! c'est un écueil!</p> + +<p> +Chaque îlot signalé par l'homme de vigie<br> +Est un Eldorado promis par le Destin;<br> +L'Imagination qui dresse son orgie<br> +Ne trouve qu'un récit aux clartés du matin.</p> + +<p> +O le pauvre amoureux des pays chimériques!<br> +Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,<br> +Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques<br> +Dont le mirage rend le gouffre plus amer?</p> + +<p> +Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,<br> +Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis;<br> +Son œil ensorcelé découvre une Capoue<br> +Partout où la chandelle illumine un taudis.</p> + +<p> </p> +<h2> +III</h2> + + +<p> +Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires<br> +Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!<br> +Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,<br> +Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.</p> + +<p> +Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!<br> +Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,<br> +Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,<br> +Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.</p> + +<p> +Dites, qu'avez-vous vu?</p> + +<p> </p> +<h2> +IV</h2> + + +<p> + « Nous avons vu des astres<br> +Et des flots; nous avons vu des sables aussi;<br> +Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,<br> +Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.</p> + +<p> +La gloire du soleil sur la mer violette,<br> +La gloire des cités dans le soleil couchant,<br> +Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète<br> +De plonger dans un ciel au reflet alléchant.</p> + +<p> +Les plus riches cités, les plus grands paysages,<br> +Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux<br> +De ceux que le hasard fait avec les nuages,<br> +Et toujours le désir nous rendait soucieux!</p> + +<p> +--La jouissance ajoute au désir de la force.<br> +Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,<br> +Cependant que grossit et durcit ton écorce,<br> +Tes branches veulent voir le soleil de plus près!</p> + +<p> +Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace<br> +Que le cyprès?--Pourtant nous avons, avec soin,<br> +Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,<br> +Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!</p> + +<p> +Nous avons salué des idoles à trompe;<br> +Des trônes constellés de joyaux lumineux;<br> +Des palais ouvragés dont la féerique pompe<br> +Serait pour vos banquiers un rêve ruineux;</p> + +<p> +Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;<br> +Des femmes dont les dents et les ongles sont teints<br> +Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »</p> + + +<p> +V</p> + +<p> +Et puis, et puis encore?</p> + +<p> </p> +<h2> +VI</h2> + + +<p> + « O cerveaux enfantins!<br> +Pour ne pas oublier la chose capitale,<br> +Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,<br> +Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,<br> +Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché:</p> + +<p> +La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,<br> +Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût:<br> +L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,<br> +Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout;</p> + +<p> +Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;<br> +La fête qu'assaisonne et parfume le sang;<br> +Le poison du pouvoir énervant le despote,<br> +Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;</p> + +<p> +Plusieurs religions semblables à la nôtre,<br> +Toutes escaladant le ciel; la Sainteté,<br> +Comme en un lit de plume un délicat se vautre,<br> +Dans les clous et le crin cherchant la volupté;</p> + +<p> +L'Humanité bavarde, ivre de son génie,<br> +Et, folle maintenant comme elle était jadis,<br> +Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:<br> +« O mon semblable, ô mon maître, je te maudis! »</p> + +<p> +Et les moins sots, hardis amants de la Démence,<br> +Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,<br> +Et se réfugiant dans l'opium immense!<br> +--Tel est du globe entier l'éternel bulletin. »</p> + +<p> </p> +<h2> +VII</h2> + + +<p> +Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!<br> +Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,<br> +Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image;<br> +Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui!</p> + +<p> +Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;<br> +Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit<br> +Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,<br> +Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit,</p> + +<p> +Comme le Juif errant et comme les apôtres,<br> +A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,<br> +Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres<br> +Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.</p> + +<p> +Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,<br> +Nous pourrons espérer et crier: En avant!<br> +De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,<br> +Les yeux fixés an large et les cheveux au vent,</p> + +<p> +Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres<br> +Avec le cœur joyeux d'un jeune passager.<br> +Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,<br> +Qui chantent: « Par ici! vous qui voulez manger</p> + +<p> +Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange<br> +Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim;<br> +Venez vous enivrer de la couleur étrange<br> +De cette après-midi qui n'a jamais de fin? »</p> + +<p> +A l'accent familier nous devinons le spectre;<br> +Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.<br> +« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Electre! »<br> +Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.</p> + +<p> </p> +<h2> +VIII</h2> + + +<p> +O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!<br> +Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!<br> +Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,<br> +Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons!</p> + +<p> +Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte!<br> +Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,<br> +Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?<br> +Au fond de l'Inconnu pour trouver du <i>nouveau!</i></p> + + + +<p> </p> +<h2> +PIÉCES CONDAMNÉES</h2> +<p> </p> +<h2> +LES BIJOUX</h2> + + +<p> +La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,<br> +Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,<br> +Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur<br> +Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures</p> + +<p> +Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,<br> +Ce monde rayonnant de métal et de pierre<br> +Me ravit en extase, et j'aime avec fureur<br> +Les choses où le son se mêle à la lumière.</p> + +<p> +Elle était donc couchée, et se laissait aimer,<br> +Et du haut du divan elle souriait d'aise<br> +A mon amour profond et doux comme la mer<br> +Qui vers elle montait comme vers sa falaise.</p> + +<p> +Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,<br> +D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,<br> +Et la candeur unie à la lubricité<br> +Donnait un charme neuf à ses métamorphoses.</p> + +<p> +Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,<br> +Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,<br> +Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;<br> +Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne</p> + +<p> +S'avançaient plus câlins que les anges du mal,<br> +Pour troubler le repos où mon âme était mise,<br> +Et pour la déranger du rocher de cristal,<br> +Où calme et solitaire elle s'était assise.</p> + +<p> +Je croyais voir unis par un nouveau dessin<br> +Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,<br> +Tant sa taille faisait ressortir son bassin.<br> +Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe!</p> + +<p> +--Et la lampe s'étant résignée à mourir,<br> +Comme le foyer seul illuminait la chambre,<br> +Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,<br> +Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE LETHE</h2> + + +<p> +Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,<br> +Tigre adoré, monstre aux airs indolents;<br> +Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants<br> +Dans l'épaisseur de ta crinière lourde;</p> + +<p> +Dans tes jupons remplis de ton parfum<br> +Ensevelir ma tête endolorie,<br> +Et respirer, comme une fleur flétrie,<br> +Le doux relent de mon amour défunt.</p> + +<p> +Je veux dormir! dormir plutôt que vivre!<br> +Dans un sommeil, douteux comme la mort,<br> +J'étalerai mes baisers sans remord<br> +Sur ton beau corps poli comme le cuivre.</p> + +<p> +Pour engloutir mes sanglots apaisés<br> +Rien ne me vaut l'abîme de ta couche;<br> +L'oubli puissant habite sur ta bouche,<br> +Et le Léthé coule dans tes baisers.</p> + +<p> +A mon destin, désormais mon délice,<br> +J'obéirai comme un prédestiné;<br> +Martyr docile, innocent condamné,<br> +Dont la ferveur attise le supplice,</p> + +<p> +Je sucerai, pour noyer ma rancœur,<br> +Le népenthès et la bonne ciguë<br> +Aux bouts charmants de cette gorge aiguë<br> +Qui n'a jamais emprisonné de cœur.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A CELLE QUI EST TROP GAIE</h2> + + +<p> +Ta tête, ton geste, ton air<br> +Sont beaux comme un beau paysage;<br> +Le rire joue en ton visage<br> +Comme un vent frais dans un ciel clair.</p> + +<p> +Le passant chagrin que tu frôles<br> +Est ébloui par la santé<br> +Qui jaillit comme une clarté<br> +De tes bras et de tes épaules.</p> + +<p> +Les retentissantes couleurs<br> +Dont tu parsèmes tes toilettes<br> +Jettent dans l'esprit des poètes<br> +L'image d'un ballet de fleurs.</p> + +<p> +Ces robes folles sont l'emblème<br> +De ton esprit bariolé;<br> +Folle dont je suis affolé,<br> +Je te hais autant que je t'aime!</p> + +<p> +Quelquefois dans un beau jardin,<br> +Où je traînais mon atonie,<br> +J'ai senti comme une ironie<br> +Le soleil déchirer mon sein;</p> + +<p> +Et le printemps et la verdure<br> +Ont tant humilié mon cœur<br> +Que j'ai puni sur une fleur<br> +L'insolence de la nature.</p> + +<p> +Ainsi, je voudrais, une nuit,<br> +Quand l'heure des voluptés sonne,<br> +Vers les trésors de ta personne<br> +Comme un lâche ramper sans bruit,</p> + +<p> +Pour châtier ta chair joyeuse,<br> +Pour meurtrir ton sein pardonné,<br> +Et faire à ton flanc étonné<br> +Une blessure large et creuse,</p> + +<p> +Et, vertigineuse douceur!<br> +A travers ces lèvres nouvelles,<br> +Plus éclatantes et plus belles,<br> +T'infuser mon venin, ma soeur!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LESBOS</h2> + + +<p> +Mère des jeux latins et des voluptés grecques,<br> +Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux,<br> +Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,<br> +Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,<br> +--Mère des jeux latins et des voluptés grecques,</p> + +<p> +Lesbos, où les baisers sont comme les cascades<br> +Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds<br> +Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,<br> +--Orageux et secrets, fourmillants et profonds;<br> +Lesbos, où les baisers sont comme les cascades!</p> + +<p> +Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,<br> +Où jamais un soupir ne resta sans écho,<br> +A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent,<br> +Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho!<br> +--Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent.</p> + +<p> +Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,<br> +Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté,<br> +Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,<br> +Caressent les fruits mûrs de leur nubilité,<br> +Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,</p> + +<p> +Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère;<br> +Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,<br> +Reine du doux empire, aimable et noble terre,<br> +Et des raffinements toujours inépuisés.<br> +Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère.</p> + +<p> +Tu tires ton pardon de l'éternel martyre<br> +Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux<br> +Qu'attiré loin de nous le radieux sourire<br> +Entrevue vaguement au bord des autres cieux;<br> +Tu tires ton pardon de l'éternel martyre!</p> + +<p> +Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge,<br> +Et condamner ton front pâli dans les travaux,<br> +Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge<br> +De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux?<br> +Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?</p> + +<p> +Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?<br> +Vierges au cœur sublime, honneur de l'archipel,<br> +Votre religion comme une autre est auguste,<br> +Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!<br> +--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?</p> + +<p> +Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre<br> +Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,<br> +Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère<br> +Des rires effrénés mêlés au sombre pleur;,<br> +Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,</p> + +<p> +Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,<br> +Comme une sentinelle, à l'œil perçant et sûr,<br> +Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,<br> +Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,<br> +--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate</p> + +<p> +Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,<br> +Et parmi les sanglots dont le roc retentit<br> +Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne<br> +Le cadavre adoré de Sapho qui partit<br> +Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!</p> + +<p> +De la mâle Sapho, l'amante et le poète,<br> +Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs!<br> +--L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tachette<br> +Le cercle ténébreux tracé par les douleurs<br> +De la mâle Sapho, l'amante et le poète!</p> + +<p> +--Plus belle que Vénus se dressant sur le monde<br> +Et versant les trésors de sa sérénité<br> +Et le rayonnement de sa jeunesse blonde<br> +Sur le vieil Océan de sa fille enchanté;<br> +Plus belle que Vénus se dressant sur le monde!</p> + +<p> +--De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,<br> +Quand, insultant le rite et le culte inventé,<br> +Elle fit son beau corps la pâture suprême<br> +D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété<br> +De Sapho qui mourut le jour de son blasphème.</p> + +<p> +Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,<br> +Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers,<br> +S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente<br> +Que poussent vers les deux ses rivages déserts.<br> +Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +FEMMES DAMNEES</h2> + + +<p> +A la pâle clarté des lampes languissantes,<br> +Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur,<br> +Hippolyte rêvait aux caresses puissantes<br> +Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.</p> + +<p> +Elle cherchait d'un œil troublé par la tempête<br> +De sa naïveté le ciel déjà lointain,<br> +Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête<br> +Vers les horizons bleus dépassés le matin.</p> + +<p> +De ses yeux amortis les paresseuses larmes,<br> +L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,<br> +Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,<br> +Tout servait, tout parait sa fragile beauté.</p> + +<p> +Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie,<br> +Delphine la couvait avec des yeux ardents,<br> +Comme un animal fort qui surveille une proie,<br> +Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.</p> + +<p> +Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,<br> +Superbe, elle humait voluptueusement<br> +Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle<br> +Comme pour recueillir un doux remercîment.</p> + +<p> +Elle cherchait dans l'œil de sa pâle victime<br> +Le cantique muet que chante le plaisir<br> +Et cette gratitude infinie et sublime<br> +Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir:</p> + +<p> +--« Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses?<br> +Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir<br> +L'holocauste sacré de tes premières roses<br> +Aux souffles violents qui pourraient les flétrir?</p> + +<p> +Mes baisers sont légers comme ces éphémères<br> +Qui caressent le soir les grands lacs transparents,<br> +Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières<br> +Comme des chariots ou des socs déchirants;</p> + +<p> +Ils passeront sur toi comme un lourd attelage<br> +De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié...<br> +Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage,<br> +Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié,</p> + +<p> +Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles!<br> +Pour un de ces regards charmants, baume divin,<br> +Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,<br> +Et je t'endormirai dans un rêve sans fin! »</p> + +<p> +Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête:<br> +--« Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,<br> +Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,<br> +Comme après un nocturne et terrible repas.</p> + +<p> +Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes<br> +Et de noirs bataillons de fantômes épars,<br> +Qui veulent me conduire en des routes mouvantes<br> +Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.</p> + +<p> +Avons-nous donc commis une action étrange?<br> +Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi:<br> +Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange!<br> +Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.</p> + +<p> +Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée,<br> +Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection,<br> +Quand même tu serais une embûche dressée,<br> +Et le commencement de ma perdition! »</p> + +<p> +Delphine secouant sa crinière tragique,<br> +Et comme trépignant sur le trépied de fer,<br> +L'œil fatal, répondit d'une voix despotique:<br> +--« Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?</p> + +<p> +Maudit soit à jamais le rêveur inutile,<br> +Qui voulut le premier dans sa stupidité,<br> +S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,<br> +Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté!</p> + +<p> +Celui qui veut unir dans un accord mystique<br> +L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,<br> +Ne chauffera jamais son corps paralytique<br> +A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour!</p> + +<p> +Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide;<br> +Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers;<br> +Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,<br> +Tu me rapporteras tes seins stigmatisés;</p> + +<p> +On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître! »<br> +Mais l'enfant, épanchant une immense douleur,<br> +Cria soudain: « Je sens s'élargir dans mon être<br> +Un abîme béant; cet abîme est mon cœur,</p> + +<p> +Brûlant comme un volcan, profond comme le vide;<br> +Rien ne ressasiera ce monstre gémissant<br> +Et ne refraîchira la choif de l'Euménide,<br> +Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.</p> + +<p> +Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,<br> +Et que la lassitude amène le repos!<br> +Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,<br> +Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux. »</p> + +<p> +Descendez, descendez, lamentables victimes,<br> +Descendez le chemin de l'enfer éternel;<br> +Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes,<br> +Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,</p> + +<p> +Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage;<br> +Ombres folles, courez au but de vos désirs;<br> +Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,<br> +Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.</p> + +<p> +Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes;<br> +Par les fentes des murs des miasmes fiévreux<br> +Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes<br> +Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.</p> + +<p> +L'âpre stérilité de votre jouissance<br> +Altère votre soif et roidit votre peau,<br> +Et le vent furibond de la concupiscence<br> +Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.</p> + +<p> +Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,<br> +A travers les déserts courez comme les loups;<br> +Faites votre destin, âmes désordonnées,<br> +Et fuyez l'infini que vous portez en vous!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE</h2> + + +<p> +La femme cependant de sa bouche de fraise,<br> +En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,<br> +Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,<br> +Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc:<br> +--« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science<br> +De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.<br> +Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants<br> +Et fais rire les vieux du rire des enfants.<br> +Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,<br> +La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!<br> +Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,<br> +Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés,<br> +Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,<br> +Timide et libertine, et fragile et robuste,<br> +Que sur ces matelas qui se pâme d'émoi<br> +Les Anges impuissants se damneraient pour moi! »</p> + +<p> +Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,<br> +Et que languissamment je me tournai vers elle<br> +Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus<br> +Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!<br> +Je fermai les deux yeux dans ma froide épouvante,<br> +Et, quand je les rouvris à la clarté vivante,<br> +A mes côtés, au lieu du mannequin puissant<br> +Qui semblait avoir fait provision de sang,<br> +Tremblaient confusément des débris de squelette,<br> +Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette<br> +Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,<br> +Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.</p> +<br> + +<p> </p> +End of the Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire + +<pre> + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL *** + +This file should be named 8flrm10h.htm or 8flrm10h.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8flrm11h.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8flrm10ah.txt + +Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland, +Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 + +Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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