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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 05:26:55 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Fleurs du Mal
+
+Author: Charles Baudelaire
+
+Posting Date: September 11, 2012 [EBook #6099]
+Release Date: July, 2004
+First Posted: November 5, 2002
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL ***
+
+
+
+
+Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland,
+Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team.
+
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+
+
+LES FLEURS DU MAL
+
+par
+
+CHARLES BAUDELAIRE
+
+_Préface par Henry FRICHET_
+
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+PRÉFACE
+
+
+Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien élève
+de l'école des Chartes, qui s'était fait éditeur par goût pour les
+raffinements typographiques et pour la littérature qu'il jugeait en
+érudit et en artiste beaucoup plus qu'en commerçant; aussi bien ne fit-
+il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis
+longtemps très recherchés des bibliophiles.
+
+Les poésies de Baudelaire disséminées un peu partout dans les petits
+journaux d'avant-garde comme le _Corsaire_ et jusque dans la grave
+_Revue des Deux-Mondes,_ n'avaient point encore, en 1857, été
+réunies en volume. Poulet-Malassis, que le génie original de Baudelaire
+enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de _Fleurs du
+Mal,_ titre neuf, audacieux, longtemps cherché et trouvé enfin non
+point par Baudelaire ni par l'éditeur, mais par Hippolyte Babou.
+
+Les _Fleurs du Mal_ se présentaient comme un bouquet poétique
+composé de fleurs rares et vénéneuses d'un parfum encore ignoré. Ce fut
+un succès--succès d'ailleurs préparé par la _Revue des Deux-
+Mondes_ qui, en accueillant un an auparavant quelques poésies de
+Baudelaire, avait mis sa responsabilité à couvert par une note
+singulièrement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait
+fort à une réclame déguisée:
+
+« Ce qui nous paraît ici mériter l'intérêt, disait-elle, c'est
+l'expression vive, curieuse, même dans sa violence, de quelques
+défaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni
+les discuter, on doit tenir à connaître comme un des signes de notre
+temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas où la publicité
+n'est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l'influence
+d'un conseil utile et appeler le vrai talent à se dégager, à se
+fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon. »
+
+C'était se méprendre étrangement que de compter sur la publicité pour
+amener Baudelaire à résipiscence; le parquet impérial ne prit pas tant
+de ménagements. Le livre à peine paru, fut déféré aux tribunaux. Tandis
+que Baudelaire se hâtait de recueillir en brochure les articles
+justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau,
+etc..., il sollicitait l'amitié de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout
+récemment poursuivi pour avoir écrit _Madame Bovary_), des moyens
+de défense dont les minutes ont été conservées et dont il transmettait
+la teneur à son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le réquisitoire de M.
+Pinard (alors avocat général et plus tard ministre de l'Intérieur), le
+délit d'offense à la morale religieuse fut écarté, mais en raison de la
+prévention d'outrage à la morale publiques et aux bonnes moeurs, la
+Cour prononça la suppression de six pièces: _Lesbos, Femmes damnées,
+le Lethé, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Métamorphoses du
+Vampire,_ et la condamnation à une amende de l'auteur et de
+l'éditeur (21 août 1857).
+
+Le dommage matériel ne fut pas considérable pour Malassis; l'édition
+était presque épuisée lors de la saisie.
+
+Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouvé dans ses
+papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu'il abandonna lors
+de la réimpression à la fois diminuée et augmentée des _Fleurs du
+Mal_ en 1861. Cette mutilation de sa pensée par autorité de justice
+avait eu pour résultat de rendre les directeurs de journaux et de
+revues très méfiants à son égard, lorsqu'il leur présentait quelques
+pages de prose ou des poésies nouvelles; sa situation pécuniaire s'en
+ressentit. Il travaillait lentement, à ses heures, toujours préoccupé
+d'atteindre l'idéale perfection et ne traitant d'ailleurs que des
+sujets auxquels le grand public était alors (encore plus
+qu'aujourd'hui) complètement étranger.
+
+Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils
+académiques laissés vacants par la mort de Scribe et du Père
+Lacordaire, il était, dans sa pensée, de protester ainsi contre la
+condamnation des _Fleurs du Mal._ L'insuccès de Baudelaire à
+l'Académie n'était pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de
+Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillèrent de se désister, ce qu'il fit
+d'ailleurs en des termes dont on apprécia la modestie et la convenance.
+
+On a beaucoup parlé de la vie douloureuse de Baudelaire: manque
+d'argent, santé précaire, absence de tendresse féminine, car sa
+maîtresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son «
+vase de tristesse », n'était qu'une sotte dont le coeur et la pensée
+étaient loin de lui. Son seul esprit, son méchant esprit était de
+tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle était
+charmante, nous dit Théodore de Banville, « elle portait bien sa brune
+tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crespelée
+et dont la démarche de reine pleine d'une grâce farouche, avait à la
+fois quelque chose de divin et de bestial ». Et Banville ajoute: «
+Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
+fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
+disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est là
+peut-être le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
+détonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
+beauté; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
+s'étonne d'être adorée au même titre qu'une belle chatte. »
+
+Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beauté,
+car depuis longtemps, peut-être depuis toujours, il avait senti qu'il
+était seul auprès d'elle, que les hommes sont irrévocablement seuls.
+Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
+mêmes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
+sa sensibilité était d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
+apparente. Rien ne la révélait. Il avait l'air froid, quelque peu
+distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
+épaisse chevelure sombre, son élégance, son intelligence,
+l'enchantement de sa voix chaude et bien timbrée, plus encore que son
+éloquence naturelle qui lui faisait développer des paradoxes avec une
+magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnétisme personnel
+qui se dégageait de toutes les impressions refoulées au-dedans de lui,
+le rendaient extrêmement séduisant. Hélas! toutes ces belles qualités
+ne le servirent point--du moins financièrement--il ignorait l'art de
+monnayer son génie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
+il se trouva desservi par sa fierté, sa délicatesse, par le meilleur de
+lui-même.
+
+Baudelaire habitait dans l'île Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
+vieil et triste hôtel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
+nostalgiques. Il avait choisi là un appartement composé de plusieurs
+pièces très hautes de plafond et dont les fenêtres s'ouvraient sur le
+fleuve qui roule ses eaux glauques et indifférentes au milieu de la vie
+morbide et fiévreuse. Les pièces étaient tapissées d'un papier aux
+larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
+s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles étaient
+antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
+invitaient à la rêverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
+signés de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
+alors, mais que se disputeraient aujourd'hui à coups de millions les
+princes de la finance américaine.
+
+Au temps de Baudelaire, c'est-à-dire vers le milieu du dix-neuvième
+siècle, l'île Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
+régnait à travers ses rues et ses quais à certaines villes de province
+où l'on va nu-tête chez le voisin, où l'on s'attarde à bavarder au
+seuil des maisons et à y prendre le frais par les beaux soirs d'été à
+l'heure où la nuit tombe. Artistes et écrivains allaient se dire
+bonjour sans quitter leur costume d'intérieur et flânaient en négligé
+sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement déserts que
+c'était une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumière.
+
+Un jour, Baudelaire, coiffé uniquement de sa noire chevelure, prenait
+un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de délicieuses
+pommes de terre frites qu'il prenait une à une dans un cornet de
+papier, lorsque vinrent à passer en calèche découverte de très grandes
+dames amies de sa mère, l'ambassadrice, et qui s'amusèrent beaucoup à
+voir ainsi le poète picorer une nourriture aussi démocratique. L'une
+d'elles, une duchesse, fit arrêter la voiture et appela Baudelaire.
+
+--« C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez là?
+
+--Goûtez, madame, dit le poète en faisant les honneurs de son cornet de
+pommes de terre frites avec une grâce suprême. »
+
+Et il les amusa si bien par ce régal inattendu et par sa conversation
+qu'elles seraient restées là jusqu'à la fin du monde.
+
+Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
+salon d'une vieille parente à elle, lui demanda si elle n'aurait pas
+l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
+
+--« Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont, en effet,
+très bonnes, mais seulement la première fois qu'on en mange. »
+
+Cette petite anecdote racontée par les historiens du poète est devenue
+classique; mais nous n'avons pu résister au plaisir de la répéter ici.
+
+Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissée par son père
+avait été dévorée rapidement, fut toujours plein de délicatesse et doué
+de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
+Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
+état maladif, rendirent lamentables les dernières années du poète.
+Frappé de paralysie générale, ayant perdu la mémoire des mots, après
+une longue agonie, il s'éteignit à quarante-six ans. Sa mère et son ami
+Charles Asselineau étaient à son chevet. Ses oeuvres lui ont survécu,
+mais la place d'honneur qu'il méritait par son génie parmi les
+romantiques ne lui fut vraiment accordée qu'à l'aube de ce siècle. On
+l'avait tenu jusqu'alors pour un très habile ciseleur de phrases, le
+Benvenuto Cellini des vers, mais c'était presque un incompris, un
+névrosé.
+
+Il commença, dit-on, par étonner les sots, mais il devait étonner bien
+davantage les gens d'esprit en laissant à la postérité ce livre
+immortel: _les Fleurs du Mal._
+
+
+Henry FRICHET.
+
+
+
+
+AU LECTEUR
+
+
+ La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
+ Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
+ Et nous alimentons nos aimables remords,
+ Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
+
+ Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches,
+ Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
+ Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,
+ Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
+
+ Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste
+ Qui berce longuement notre esprit enchanté,
+ Et le riche métal de notre volonté
+ Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
+
+ C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
+ Aux objets répugnants nous trouvons des appas;
+ Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
+ Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
+
+ Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange
+ Le sein martyrisé d'une antique catin,
+ Nous volons au passage un plaisir clandestin
+ Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
+
+ Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,
+ Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
+ Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
+ Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
+
+ Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
+ N'ont pas encore brodé de leurs plaisants desseins
+ Le canevas banal de nos piteux destins,
+ C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.
+
+ Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
+ Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
+ Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
+ Dans la ménagerie infâme de nos vices,
+
+ Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!
+ Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
+ Il ferait volontiers de la terre un débris
+ Et dans un bâillement avalerait le monde;
+
+ C'est l'Ennui!--L'oeil chargé d'un pleur involontaire,
+ Il rêve d'échafauds en fumant son houka.
+ Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
+ --Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère!
+
+
+
+
+ SPLEEN ET IDÉAL
+
+ BENEDICTION
+
+
+ Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
+ Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
+ Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
+ Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié:
+
+ « Ah! que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères,
+ Plutôt que de nourrir cette dérision!
+ Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
+ Où mon ventre a conçu mon expiation!
+
+ « Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
+ Pour être le dégoût de mon triste mari,
+ Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
+ Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,
+
+ « Je ferai rejaillir la haine qui m'accable
+ Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,
+ Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
+ Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestés! »
+
+ Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,
+ Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
+ Elle-même prépare au fond de la Géhenne
+ Les bûchers consacrés aux crimes maternels.
+
+ Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
+ L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,
+ Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
+ Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.
+
+ Il joue avec le vent, cause avec le nuage
+ Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;
+ Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage
+ Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
+
+ Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
+ Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,
+ Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
+ Et font sur lui l'essai de leur férocité.
+
+ Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
+ Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats;
+ Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
+ Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.
+
+ Sa femme va criant sur les places publiques:
+ « Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
+ Je ferai le métier des idoles antiques,
+ Et comme elles je veux me faire redorer;
+
+ « Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,
+ De génuflexions, de viandes et de vins,
+ Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
+ Usurper en riant les hommages divins!
+
+ « Et, quand je m'ennuîrai de ces farces impies,
+ Je poserai sur lui ma frêle et forte main;
+ Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
+ Sauront jusqu'à son coeur se frayer un chemin.
+
+ « Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
+ J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,
+ Et, pour rassasier ma bête favorite,
+ Je le lui jetterai par terre avec dédain! »
+
+ Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide,
+ Le Poète serein lève ses bras pieux,
+ Et les vastes éclairs de son esprit lucide
+ Lui dérobent l'aspect des peuples furieux:
+
+ « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
+ Comme un divin remède à nos impuretés,
+ Et comme la meilleure et la plus pure essence
+ Qui prépare les forts aux saintes voluptés!
+
+ « Je sais que vous gardez une place au Poète
+ Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
+ Et que vous l'invitez à l'éternelle fête
+ Des Trônes, des Vertus, des Dominations.
+
+ « Je sais que la douleur est la noblesse unique
+ Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
+ Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
+ Imposer tous les temps et tous les univers.
+
+ « Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
+ Les métaux inconnus, les perles de la mer,
+ Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
+ A ce beau diadème éblouissant et clair;
+
+ « Car il ne sera fait que de pure lumière,
+ Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
+ Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
+ Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! »
+
+
+
+
+ L'ALBATROS
+
+
+ Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
+ Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
+ Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
+ Le navire glissant sur les gouffres amers.
+
+ A peine les ont-ils déposés sur les planches,
+ Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
+ Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
+ Comme des avirons traîner à côté d'eux.
+
+ Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!
+ Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!
+ L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
+ L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!
+
+ Le Poète est semblable au prince des nuées
+ Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
+ Exilé sur le sol au milieu des huées,
+ Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
+
+
+
+
+ ELEVATION
+
+
+ Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
+ Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
+ Par delà le soleil, par delà les éthers,
+ Par delà les confins des sphères étoilées,
+
+ Mon esprit, tu te meus avec agilité,
+ Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
+ Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde
+ Avec une indicible et mâle volupté.
+
+ Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
+ Va te purifier dans l'air supérieur,
+ Et bois, comme une pure et divine liqueur,
+ Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
+
+ Derrière les ennuis et les vastes chagrins
+ Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
+ Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
+ S'élancer vers les champs lumineux et sereins!
+
+ Celui dont les pensers, comme des alouettes,
+ Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
+ --Qui plane sur la vie et comprend sans effort
+ Le langage des fleurs et des choses muettes!
+
+
+
+
+ LES PHARES
+
+
+ Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
+ Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
+ Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
+ Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;
+
+ Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
+ Où des anges charmants, avec un doux souris
+ Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
+ Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
+
+ Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
+ Et d'un grand crucifix décoré seulement,
+ Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
+ Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement;
+
+ Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules
+ Se mêler à des Christ, et se lever tout droits
+ Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules
+ Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts;
+
+ Colères de boxeur, impudences de faune,
+ Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
+ Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,
+ Puget, mélancolique empereur des forçats;
+
+ Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
+ Comme des papillons, errent en flamboyant,
+ Décors frais et légers éclairés par des lustres
+ Qui versent la folie à ce bal tournoyant;
+
+ Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
+ De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
+ De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
+ Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas;
+
+ Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
+ Ombragé par un bois de sapin toujours vert,
+ Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
+ Passent, comme un soupir étouffé de Weber;
+
+ Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
+ Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum,_
+ Sont un écho redit par mille labyrinthes;
+ C'est pour les coeurs mortels un divin opium.
+
+ C'est un cri répété par mille sentinelles,
+ Un ordre renvoyé par mille porte-voix;
+ C'est un phare allumé sur mille citadelles,
+ Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!
+
+ Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
+ Que nous puissions donner de notre dignité
+ Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
+ Et vient mourir au bord de votre éternité!
+
+
+
+
+ LA MUSE VENALE
+
+
+ O Muse de mon coeur, amante des palais,
+ Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,
+ Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,
+ Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?
+
+ Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées
+ Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
+ Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,
+ Récolteras-tu l'or des voûtes azurées?
+
+ Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
+ Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
+ Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guère,
+
+ Ou, saltimbanque à jeun, étaler les appas
+ Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,
+ Pour faire épanouir la rate du vulgaire.
+
+
+
+
+ L'ENNEMI
+
+
+ Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
+ Traversé ça et là par de brillants soleils;
+ Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
+ Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
+
+ Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
+ Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
+ Pour rassembler à neuf les terres inondées,
+ Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
+
+ Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
+ Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
+ Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?
+
+ --O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie,
+ Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
+ Du sang que nous perdons croît et se fortifie!
+
+
+
+
+ LA VIE ANTERIEURE
+
+
+ J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
+ Que les soleils marins teignaient de mille feux,
+ Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
+ Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
+
+ Les houles, en roulant les images des cieux,
+ Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
+ Les tout-puissants accords de leur riche musique
+ Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
+
+ C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
+ Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
+ Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
+
+ Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
+ Et dont l'unique soin était d'approfondir
+ Le secret douloureux qui me faisait languir.
+
+
+
+
+ BOHEMIENS EN VOYAGE
+
+
+ La tribu prophétique aux prunelles ardentes
+ Hier s'est mise en route, emportant ses petits
+ Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
+ Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
+
+ Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
+ Le long des chariots où les leurs sont blottis,
+ Promenant sur le ciel des yeux appesantis
+ Par le morne regret des chimères absentes.
+
+ Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
+ Les regardant passer, redouble sa chanson;
+ Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
+
+ Fait couler le rocher et fleurir le désert
+ Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
+ L'empire familier des ténèbres futures.
+
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+ L'HOMME ET LA MER
+
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+ Homme libre, toujours tu chériras la mer!
+ La mer est ton miroir; tu contemples ton âme
+ Dans le déroulement infini de sa lame,
+ Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
+
+ Tu te plais à plonger au sein de ton image;
+ Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
+ Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
+ Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
+
+ Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets,
+ Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
+ O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
+ Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!
+
+ Et cependant voilà des siècles innombrables
+ Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
+ Tellement vous aimez le carnage et la mort,
+ O lutteurs éternels, ô frères implacables!
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+ DON JUAN AUX ENFERS
+
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+ Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,
+ Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
+ Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,
+ D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
+
+ Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
+ Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
+ Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
+ Derrière lui traînaient un long mugissement.
+
+ Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
+ Tandis que don Luis avec un doigt tremblant
+ Montrait à tous les morts errant sur les rivages
+ Le fils audacieux qui railla son front blanc.
+
+ Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
+ Près de l'époux perfide et qui fui son amant
+ Semblait lui réclamer un suprême sourire
+ Où brillât la douceur de son premier serment.
+
+ Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
+ Se tenait à la barre et coupait le flot noir;
+ Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
+ Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
+
+
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+
+ CHATIMENT DE L'ORGUEIL
+
+
+ En ces temps merveilleux où la Théologie
+ Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,
+ On raconte qu'un jour un docteur des plus grands
+ --Après avoir forcé les coeurs indifférents,
+ Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;
+ Après avoir franchi vers les célestes gloires
+ Des chemins singuliers à lui-même inconnus,
+ Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus,
+ --Comme un homme monté trop haut, pris de panique,
+ S'écria, transporté d'un orgueil satanique:
+ « Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut!
+ Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut
+ De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,
+ Et tu ne serais plus qu'un foetus dérisoire! »
+
+ Immédiatement sa raison s'en alla.
+ L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila;
+ Tout le chaos roula dans cette intelligence,
+ Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.
+ Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
+ Le silence et la nuit s'installèrent en lui,
+ Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
+ Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,
+ Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers
+ Les champs, sans distinguer les étés des hivers,
+ Sale, inutile et laid comme une chose usée,
+ Il faisait des enfants la joie et la risée.
+
+
+
+
+ LA BEAUTE
+
+
+ Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,
+ Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
+ Est fait pour inspirer au poète un amour
+ Eternel et muet ainsi que la matière.
+
+ Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;
+ J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes;
+ Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
+ Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
+
+ Les poètes, devant mes grandes attitudes.
+ Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
+ Consumeront leurs jours en d'austères études;
+
+ Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
+ De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:
+ Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!
+
+
+
+
+ L'IDEAL
+
+
+ Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
+ Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,
+ Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
+ Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.
+
+ Je laisse, à Gavarni, poète des chloroses,
+ Soa troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,
+ Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
+ Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
+
+ Ce qu'il faut à ce coeur profond comme un abîme,
+ C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
+ Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans;
+
+ Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,
+ Qui tors paisiblement dans une pose étrange
+ Tes appas façonnés aux bouches des Titans!
+
+
+
+
+ LE MASQUE
+
+ STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE
+
+ A ERNEST CHRISTOPHE
+ STATUAIRE
+
+
+ Contemplons ce trésor de grâces florentines;
+ Dans l'ondulation de ce corps musculeux
+ L'Elégance et la Force abondent, soeurs divines.
+ Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
+ Divinement robuste, adorablement mince,
+ Est faite pour trôner sur des lits somptueux,
+ Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.
+
+ --Aussi, vois ce souris fin et voluptueux
+ Où la Fatuité promène son extase;
+ Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;
+ Ce visage mignard, tout encadré de gaze,
+ Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:
+ « La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne! »
+ A cet être doué de tant de majesté
+ Vois quel charme excitant la gentillesse donne!
+ Approchons, et tournons autour de sa beauté.
+
+ O blasphème de l'art! ô surprise fatale!
+ La femme au corps divin, promettant le bonheur,
+ Par le haut se termine en monstre bicéphale!
+
+ Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,
+ Ce visage éclairé d'une exquise grimace,
+ Et, regarde, voici, crispée atrocement,
+ La véritable tête, et la sincère face
+ Renversée à l'abri de la face qui ment.
+ --Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve
+ De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux;
+ Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve
+ Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!
+
+ --Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite
+ Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,
+ Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète?
+
+ --Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu!
+ Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore
+ Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux,
+ C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore!
+ Demain, après-demain et toujours!--comme nous!
+
+
+
+
+ HYMNE A LA BEAUTE
+
+
+ Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
+ O Beauté? Ton regard, infernal et divin,
+ Verse confusément le bienfait et le crime,
+ Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
+ Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore;
+
+ Tu répands des parfums comme un soir orageux;
+ Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore
+ Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.
+ Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?
+
+ Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;
+ Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
+ Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
+
+ Tu marches sur des morts. Beauté, dont tu te moques;
+ De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
+ Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
+ Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
+
+ L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
+ Crépite, flambe et dit: Bénissons ce flambeau!
+ L'amoureux pantelant incliné sur sa belle
+ A l'air d'un moribond caressant son tombeau.
+
+ Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
+ O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu!
+ Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
+ D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?
+
+ De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène,
+ Qu'importé, si tu rends,--fée aux yeux de velours,
+ Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!--
+ L'univers moins hideux et les instants moins lourds?
+
+
+
+
+ LA CHEVELURE
+
+
+ O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!
+ O boucles! O parfum chargé de nonchaloir!
+ Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
+ Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
+ Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.
+
+ La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
+ Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
+ Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!
+ Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
+ Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.
+
+ J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,
+ Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;
+ Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!
+ Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
+ De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:
+
+ Un port retentissant où mon âme peut boire
+ A grands flots le parfum, le son et la couleur;
+ Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
+ Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
+ D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.
+
+ Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse
+ Dans ce noir océan où l'autre est enfermé;
+ Et mon esprit subtil que le roulis caresse
+ Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
+ Infinis bercements du loisir embaumé!
+
+ Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
+ Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
+ Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
+ Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
+ De l'huile de coco, du musc et du goudron.
+
+ Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde
+ Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
+ Afin qu'à mon, désir tu ne sois jamais sourde!
+ N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
+ Où je hume à longs traits le vin du souvenir?
+
+ Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,
+ O vase de tristesse, ô grande taciturne,
+ Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,
+ Et que tu me parais, ornement de mes nuits,
+ Plus ironiquement accumuler les lieues
+ Qui séparent mes bras des immensités bleues.
+
+ Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts,
+ Comme après un cadavre un choeur de vermisseaux,
+ Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,
+ Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle!
+
+ Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,
+ Femme impure! L'ennui rend ton âme cruelle.
+ Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,
+ Il te faut chaque jour un coeur au râtelier.
+ Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques
+ Ou des ifs flamboyants dans les fêtes publiques,
+ Usent insolemment d'un pouvoir emprunté,
+ Sans connaître jamais la loi de leur beauté.
+
+ Machine aveugle et sourde en cruauté féconde!
+ Salutaire instrument, buveur du sang du monde,
+ Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas
+ Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas?
+ La grandeur de ce mal où tu te crois savante
+ Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante,
+ Quand la nature, grande en ses desseins cachés,
+ De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,
+ --De toi, vil animal,--pour pétrir un génie?
+
+ O fangeuse grandeur, sublime ignominie!
+
+
+
+
+ SED NON SATIATA
+
+
+ Bizarre déité, brune comme les nuits,
+ Au parfum mélangé de musc et de havane,
+ OEuvre de quelque obi, le Faust de la savane,
+ Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,
+
+ Je préfère au constance, à l'opium, au nuits,
+ L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane;
+ Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
+ Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.
+
+ Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,
+ O démon sans pitié, verse-moi moins de flamme;
+ Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,
+
+ Hélas! et je ne puis, Mégère libertine,
+ Pour briser ton courage et te mettre aux abois,
+ Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine!
+
+ Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
+ Même quand elle marche, on croirait qu'elle danse,
+ Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
+ Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.
+
+ Comme le sable morne et l'azur des déserts,
+ Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,
+ Comme les longs réseaux de la houle des mers,
+ Elle se développe avec indifférence.
+
+ Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
+ Et dans cette nature étrange et symbolique
+ Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,
+
+ Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,
+ Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
+ La froide majesté de la femme stérile.
+
+
+
+
+ LE SERPENT QUI DANSE
+
+
+ Que j'aime voir, chère indolente,
+ De ton corps si beau,
+ Comme une étoile vacillante,
+ Miroiter la peau!
+
+ Sur ta chevelure profonde
+ Aux âcres parfums,
+ Mer odorante et vagabonde
+ Aux flots bleus et bruns.
+
+ Comme un navire qui s'éveille
+ Au vent du matin,
+ Mon âme rêveuse appareille
+ Pour un ciel lointain.
+
+ Tes yeux, où rien ne se révèle
+ De doux ni d'amer,
+ Sont deux bijoux froids où se mêle
+ L'or avec le fer.
+
+ A te voir marcher en cadence,
+ Belle d'abandon,
+ On dirait un serpent qui danse
+ Au bout d'un bâton;
+
+ Sous le fardeau de ta paresse
+ Ta tête d'enfant
+ Se balance avec la mollesse
+ D'un jeune éléphant,
+
+ Et son corps se penche et s'allonge
+ Comme un fin vaisseau
+ Qui roule bord sur bord, et plonge
+ Ses vergues dans l'eau.
+
+ Comme un flot grossi par la fonte
+ Des glaciers grondants,
+ Quand l'eau de ta bouche remonte
+ Au bord de tes dents,
+
+ Je crois boire un vin de Bohême,
+ Amer et vainqueur,
+ Un ciel liquide qui parsème
+ D'étoiles mon coeur!
+
+
+
+
+ UNE CHAROGNE
+
+
+ Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
+ Ce beau matin d'été si doux:
+ Au détour d'un sentier une charogne infâme
+ Sur un lit semé de cailloux,
+
+ Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
+ Brûlante et suant les poisons,
+ Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
+ Son ventre plein d'exhalaisons.
+
+ Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
+ Comme afin de la cuire à point,
+ Et de rendre au centuple à la grande Nature
+ Tout ce qu'ensemble elle avait joint.
+
+ Et le ciel regardait la carcasse superbe
+ Comme une fleur s'épanouir;
+ La puanteur était si forte que sur l'herbe
+ Vous crûtes vous évanouir.
+
+ Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
+ D'où sortaient de noirs bataillons
+ De larves qui coulaient comme un épais liquide
+ Le long de ces vivants haillons.
+
+ Tout cela descendait, montait comme une vague,
+ Où s'élançait en pétillant;
+ On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
+ Vivait en se multipliant.
+
+ Et ce monde rendait une étrange musique
+ Comme l'eau courante et le vent,
+ Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
+ Agite et tourne dans son van.
+
+ Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
+ Une ébauche lente à venir
+ Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
+ Seulement par le souvenir.
+
+ Derrière les rochers une chienne inquiète
+ Nous regardait d'un oeil fâché,
+ Epiant le moment de reprendre au squelette
+ Le morceau qu'elle avait lâché.
+
+ --Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
+ A cette horrible infection,
+ Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
+ Vous, mon ange et ma passion!
+
+ Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
+ Après les derniers sacrements,
+ Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses,
+ Moisir parmi les ossements.
+
+ Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
+ Qui vous mangera de baisers,
+ Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
+ De mes amours décomposés!
+
+
+
+
+ DE PROFUNDIS CLAMAVI
+
+
+ J'implore ta pitié. Toi, l'unique que j'aime,
+ Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé.
+ C'est un univers morne à l'horizon plombé,
+ Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;
+
+ Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
+ Et les six autres mois la nuit couvre la terre;
+ C'est un pays plus nu que la terre polaire;
+ Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!
+
+ Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse
+ La froide cruauté de ce soleil de glace
+ Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;
+
+ Je jalouse le sort des plus vils animaux
+ Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,
+ Tant l'écheveau du temps lentement se dévide!
+
+
+
+
+ LE VAMPIRE
+
+
+ Toi qui, comme un coup de couteau.
+ Dans mon coeur plaintif est entrée;
+ Toi qui, forte comme un troupeau
+ De démons, vins, folle et parée,
+
+ De mon esprit humilié
+ Faire ton lit et ton domaine.
+ --Infâme à qui je suis lié
+ Comme le forçat à la chaîne,
+
+ Comme au jeu le joueur têtu,
+ Comme à la bouteille l'ivrogne,
+ Comme aux vermines la charogne,
+ --Maudite, maudite sois-tu!
+
+ J'ai prié le glaive rapide
+ De conquérir ma liberté,
+ Et j'ai dit au poison perfide
+ De secourir ma lâcheté.
+
+ Hélas! le poison et le glaive
+ M'ont pris en dédain et m'ont dit:
+ « Tu n'es pas digne qu'on t'enlève
+ A ton esclavage maudit,
+
+ Imbécile!--de son empire
+ Si nos efforts te délivraient,
+ Tes baisers ressusciteraient
+ Le cadavre de ton vampire! »
+
+ Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,
+ Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,
+ Je me pris à songer près de ce corps vendu
+ A la triste beauté dont mon désir se prive.
+
+ Je me représentai sa majesté native,
+ Son regard de vigueur et de grâces armé,
+ Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,
+ Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.
+
+ Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,
+ Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses
+ Déroulé le trésor des profondes caresses,
+
+ Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort
+ Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles,
+ Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.
+
+
+
+
+ REMORDS POSTHUME
+
+
+ Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
+ Au fond d'un monument construit en marbre noir,
+ Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir
+ Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;
+
+ Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
+ Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,
+ Empêchera ton coeur de battre et de vouloir,
+ Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
+
+ Le tombeau, confident de mon rêve infini,
+ --Car le tombeau toujours comprendra le poète,--
+ Durant ces longues nuits d'où le somme est banni,
+
+ Te dira: « Que vous sert, courtisane imparfaite,
+ De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? »
+ --Et le ver rongera ta peau comme un remords.
+
+
+
+
+ LE CHAT
+
+
+ Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux:
+ Retiens les griffes de ta patte,
+ Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
+ Mêlés de métal et d'agate.
+
+ Lorsque mes doigts caressent à loisir
+ Ta tête et ton dos élastique,
+ Et que ma main s'enivre du plaisir
+ De palper ton corps électrique,
+
+ Je vois ma femme en esprit; son regard,
+ Comme le tien, aimable bête,
+ Profond et froid, coupe et fend comme un dard.
+
+ Et, des pieds jusques à la tête,
+ Un air subtil, un dangereux parfum
+ Nagent autour de son corps brun.
+
+
+
+
+ LE BALCON
+
+
+ Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
+ O toi, tous mes plaisirs, ô toi, tous mes devoirs!
+ Tu te rappelleras la beauté des caresses,
+ La douceur du foyer et le charme des soirs,
+ Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses!
+
+ Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
+ Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses;
+ Que ton sein m'était doux! que ton coeur m'était bon!
+ Nous avons dit souvent d'impérissables choses
+ Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.
+
+ Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
+ Que l'espace est profond! que le coeur est puissant!
+ En me penchant vers toi, reine des adorées,
+ Je croyais respirer le parfum de ton sang.
+ Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
+
+ La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
+ Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles
+ Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison!
+ Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles,
+ La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.
+
+ Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,
+ Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
+ Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
+ Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux?
+ Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses!
+
+ Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
+ Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
+ Comme montent au ciel les soleils rajeunis
+ Après s'être lacés au fond des mers profondes!
+ --O serments! ô parfums! ô baisers infinis!
+
+
+
+
+ LE POSSEDE
+
+
+ Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui,
+ O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre;
+ Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois sombre,
+ Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui;
+
+ Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,
+ Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,
+ Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,
+ C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui!
+
+ Allume ta prunelle à la flamme des lustres!
+ Allume le désir dans les regards des rustres!
+ Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant;
+
+ Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;
+ Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant
+ Qui ne crie: _O mon cher Belzébuth, je t'adore!_
+
+
+
+
+ UN FANTOME
+
+ I
+
+ LES TÉNÈBRES
+
+
+ Dans les caveaux d'insondable tristesse
+ Où le Destin m'a déjà relégué;
+ Où jamais n'entre un rayon rosé et gai;
+ Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,
+
+ Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur
+ Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres;
+ Où, cuisinier aux appétits funèbres,
+ Je fais bouillir et je mange mon coeur,
+
+ Par instants brille, et s'allonge, et s'étale
+ Un spectre fait de grâce et de splendeur:
+ A sa rêveuse allure orientale,
+
+ Quand il atteint sa totale grandeur,
+ Je reconnais ma belle visiteuse:
+ C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse.
+
+
+ II
+
+ LE PARFUM
+
+
+ Lecteur, as-tu quelquefois respiré
+ Avec ivresse et lente gourmandise
+ Ce grain d'encens qui remplit une église,
+ Ou d'un sachet le musc invétéré?
+
+ Charme profond, magique, dont nous grise
+ Dans le présent le passé restauré!
+ Ainsi l'amant sur un corps adoré
+ Du souvenir cueille la fleur exquise.
+
+ De ses cheveux élastiques et lourds,
+ Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,
+ Une senteur montait, sauvage et fauve,
+
+ Et des habits, mousseline ou velours,
+ Tout imprégnés de sa jeunesse pure,
+ Se dégageait un parfum de fourrure.
+
+
+ III
+
+ LE CADRE
+
+
+ Comme un beau cadre ajoute à la peinture,
+ Bien qu'elle soit d'un pinceau très vanté,
+ Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté
+ En l'isolant de l'immense nature.
+
+ Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,
+ S'adaptaient juste à sa rare beauté;
+ Rien n'offusquait sa parfaite clarté,
+ Et tout semblait lui servir de bordure.
+
+ Même on eût dit parfois qu'elle croyait
+ Que tout voulait l'aimer; elle noyait
+ Dans les baisers du satin et du linge
+
+ Son beau corps nu, plein de frissonnements,
+ Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,
+ Montrait la grâce enfantine du singe.
+
+
+ IV
+
+ LE PORTRAIT
+
+
+ La Maladie et la Mort font des cendres
+ De tout le feu qui pour nous flamboya.
+ De ces grands yeux si fervents et si tendres,
+ De cette bouche où mon coeur se noya,
+
+ De ces baisers puissants comme un dictame,
+ De ces transports plus vifs que des rayons.
+ Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme!
+ Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons,
+
+ Qui, comme moi, meurt dans la solitude,
+ Et que le Temps, injurieux vieillard,
+ Chaque jour frotte avec son aile rude...
+
+ Noir assassin de la Vie et de l'Art,
+ Tu ne tueras jamais dans ma mémoire
+ Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!
+
+ Je te donne ces vers afin que, si mon nom
+ Aborde heureusement aux époques lointaines
+ Et fait rêver un soir les cervelles humaines,
+ Vaisseau favorisé par un grand aquilon,
+
+ Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
+ Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,
+ Et par un fraternel et mystique chaînon
+ Reste comme pendue à mes rimes hautaines;
+
+ Etre maudit à qui de l'abîme profond
+ Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond;
+ --O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,
+
+ Foules d'un pied léger et d'un regard serein
+ Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,
+ Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!
+
+
+
+
+ SEMPER EADEM
+
+
+ « D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
+ Montant comme la mer sur le roc noir et nu? »
+ --Quand notre coeur a fait une fois sa vendange,
+ Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu,
+
+ Une douleur très simple et non mystérieuse,
+ Et, comme votre joie, éclatante pour tous.
+ Cessez donc de chercher, ô belle curieuse!
+ Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!
+
+ Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie!
+ Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie,
+ La Mort nous tient souvent par des liens subtils.
+
+ Laissez, laissez mon coeur s'enivrer d'un _mensonge,_
+ Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
+ Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils!
+
+
+
+
+ TOUT ENTIERE
+
+
+ Le Démon, dans ma chambre haute,
+ Ce matin est venu me voir,
+ Et, tâchant à me prendre en faute,
+ Me dit: « Je voudrais bien savoir,
+
+ Parmi toutes les belles choses
+ Dont est fait son enchantement,
+ Parmi les objets noirs ou roses
+ Qui composent son corps charmant,
+
+ Quel est le plus doux. »--O mon âme!
+ Tu répondis à l'Abhorré:
+ « Puisqu'en elle tout est dictame,
+ Rien ne peut être préféré.
+
+ Lorsque tout me ravit, j'ignore
+ Si quelque chose me séduit.
+ Elle éblouit comme l'Aurore
+ Et console comme la Nuit;
+
+ Et l'harmonie est trop exquise,
+ Qui gouverne tout son beau corps,
+ Pour que l'impuissante analyse
+ En note les nombreux accords.
+
+ O métamorphose mystique
+ De tous mes sens fondus en un!
+ Son haleine fait la musique,
+ Comme sa voix fait le parfum! »
+
+ Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
+ Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois flétri,
+ A la très belle, à la très bonne, à la très chère,
+ Dont le regard divin t'a soudain refleuri?
+
+ --Nous mettrons noire orgueil à chanter ses louanges,
+ Rien ne vaut la douceur de son autorité;
+ Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
+ Et son oeil nous revêt d'un habit de clarté.
+
+ Que ce soit dans la nuit et dans la solitude.
+ Que ce soit dans la rue et dans la multitude;
+ Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.
+
+ Parfois il parle et dit: « Je suis belle, et j'ordonne
+ Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau.
+ Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. »
+
+
+
+
+ CONFESSION
+
+
+ Une fois, une seule, aimable et douce femme,
+ A mon bras votre bras poli
+ S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme
+ Ce souvenir n'est point pâli).
+
+ Il était tard; ainsi qu'une médaille neuve
+ La pleine lune s'étalait,
+ Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,
+ Sur Paris dormant ruisselait.
+
+ Et le long des maisons, sous les portes cochères,
+ Des chats passaient furtivement,
+ L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,
+ Nous accompagnaient lentement.
+
+ Tout à coup, au milieu de l'intimité libre
+ Eclose à la pâle clarté,
+ De vous, riche et sonore instrument où ne vibre
+ Que la radieuse gaîté,
+
+ De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare
+ Dans le matin étincelant,
+ Une note plaintive, une note bizarre
+ S'échappa, tout en chancelant.
+
+ Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde
+ Dont sa famille rougirait,
+ Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,
+ Dans un caveau mise au secret!
+
+ Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde:
+ « Que rien ici-bas n'est certain,
+ Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,
+ Se trahit l'égoïsme humain;
+
+ Que c'est un dur métier que d'être belle femme,
+ Et que c'est le travail banal
+ De la danseuse folle et froide qui se pâme
+ Dans un sourire machinal;
+
+ Que bâtir sur les coeurs est une chose sotte,
+ Que tout craque, amour et beauté,
+ Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte
+ Pour les rendre à l'Eternité! »
+
+ J'ai souvent évoqué cette lune enchantée,
+ Ce silence et cette langueur,
+ Et cette confidence horrible chuchotée
+ Au confessionnal du coeur.
+
+
+
+
+ LE FLACON
+
+
+ Il est de forts parfums pour qui toute matière
+ Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.
+ En ouvrant un coffret venu de l'orient
+ Dont la serrure grince et rechigne en criant,
+
+ Ou dans une maison déserte quelque armoire
+ Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
+ Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
+ D'où jaillit toute vive une âme qui revient.
+
+ Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
+ Frémissant doucement dans tes lourdes ténèbres,
+ Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
+ Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.
+
+ Voilà le souvenir enivrant qui voltige
+ Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige
+ Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains
+ Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;
+
+ Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,
+ Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
+ Se meut dans son réveil le cadavre spectral
+ D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.
+
+ Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
+ Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire;
+ Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,
+ Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,
+
+ Je serai ton cercueil, aimable pestilence!
+ Le témoin de ta force et de ta virulence,
+ Cher poison préparé par les anges! liqueur
+ Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon coeur!
+
+
+
+
+ LE POISON
+
+
+ Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
+ D'un luxe miraculeux,
+ Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
+ Dans l'or de sa vapeur rouge,
+ Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.
+
+ L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
+ Allonge l'illimité,
+ Approfondit le temps, creuse la volupté,
+ Et de plaisirs noirs et mornes
+ Remplit l'âme au delà de sa capacité.
+
+ Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
+ De tes yeux, de tes yeux verts,
+ Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
+ Mes songes viennent en foule
+ Pour se désaltérer à ces gouffres amers.
+
+ Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
+ De ta salive qui mord,
+ Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,
+ Et, charriant le vertige,
+ La roule défaillante aux rives de la mort!
+
+
+
+
+ LE CHAT
+
+ I
+
+
+ Dans ma cervelle se promène
+ Ainsi qu'en son appartement,
+ Un beau chat, fort, doux et charmant,
+ Quand il miaule, on l'entend à peine,
+
+ Tant son timbre est tendre et discret;
+ Mais que sa voix s'apaise ou gronde,
+ Elle est toujours riche et profonde.
+ C'est là son charme et son secret.
+
+ Cette voix, qui perle et qui filtre
+ Dans mon fond le plus ténébreux,
+ Me remplit comme un vers nombreux
+ Et me réjouit comme un philtre.
+
+ Elle endort les plus cruels maux
+ Et contient toutes les extases;
+ Pour dire les plus longues phrases,
+ Elle n'a pas besoin de mots.
+
+ Non, il n'est pas d'archet qui morde
+ Sur mon coeur, parfait instrument,
+ Et fasse plus royalement
+ Chanter sa plus vibrante corde
+
+ Que ta voix, chat mystérieux,
+ Chat séraphique, chat étrange,
+ En qui tout est, comme un ange,
+ Aussi subtil qu'harmonieux.
+
+
+ II
+
+
+ De sa fourrure blonde et brune
+ Sort un parfum si doux, qu'un soir
+ J'en fus embaumé, pour l'avoir
+ Caressée une fois, rien qu'une.
+
+ C'est l'esprit familier du lieu;
+ Il juge, il préside, il inspire
+ Toutes choses dans son empire;
+ Peut-être est-il fée, est-il dieu?
+
+ Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime
+ Tirés comme par un aimant,
+ Se retournent docilement,
+ Et que je regarde en moi-même,
+
+ Je vois avec étonnement
+ Le feu de ses prunelles pâles,
+ Clairs fanaux, vivantes opales,
+ Qui me contemplent fixement.
+
+
+
+
+ LE BEAU NAVIRE
+
+
+ Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,
+ Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;
+ Je veux te peindre ta beauté
+ Où l'enfance s'allie à la maturité.
+
+ Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,
+ Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,
+ Chargé de toile, et va roulant
+ Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.
+
+ Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,
+ Ta tête se pavane avec d'étranges grâces;
+ D'un air placide et triomphant
+ Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.
+
+ Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,
+ Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;
+ Je veux te peindre ta beauté
+ Où l'enfance s'allie à la maturité.
+
+ Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,
+ Ta gorge triomphante est une belle armoire
+ Dont les panneaux bombés et clairs
+ Comme les boucliers accrochent des éclairs;
+
+ Boucliers provoquants, armés de pointes roses!
+ Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,
+ De vins, de parfums, de liqueurs
+ Qui feraient délirer les cerveaux et les coeurs!
+
+ Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,
+ Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,
+ Chargé de toile, et va roulant
+ Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.
+
+ Tes nobles jambes sons les volants qu'elles chassent,
+ Tourmentent les désirs obscurs et les agacent
+ Comme deux sorcières qui font
+ Tourner un philtre noir dans un vase profond.
+
+ Tes bras qui se joueraient des précoces hercules
+ Sont des boas luisants les solides émules,
+ Faits pour serrer obstinément,
+ Comme pour l'imprimer dans ton coeur, ton amant.
+
+ Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,
+ Ta tête se pavane avec d'étranches grâces;
+ D'un air placide et triomphant
+ Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.
+
+
+
+
+ L'IRREPARABLE
+
+ I
+
+
+ Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,
+ Qui vit, s'agite et se tortille,
+ Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
+ Comme du chêne la chenille?
+ Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords?
+
+ Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane
+ Noierons-nous ce vieil ennemi,
+ Destructeur et gourmand comme la courtisane,
+ Patient comme la fourmi?
+ Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane?
+
+ Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,
+ A cet esprit comblé d'angoisse
+ Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,
+ Que le sabot du cheval froisse,
+ Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,
+
+ A cet agonisant que le loup déjà flaire
+ Et que surveille le corbeau,
+ A ce soldat brisé, s'il faut qu'il désespère
+ D'avoir sa croix et son tombeau;
+ Ce pauvre agonisant que le loup déjà flaire!
+
+ Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?
+ Peut-on déchirer des ténèbres
+ Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,
+ Sans astres, sans éclairs funèbres?
+ Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?
+
+ L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge
+ Est souillée, est morte à jamais!
+ Sans lune et sans rayons trouver où l'on héberge
+ Les martyrs d'un chemin mauvais!
+ Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge!
+
+ Adorable sorcière, aimes-tu les damnés!
+ Dis, connais-tu l'irrémissible?
+ Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,
+ A qui notre coeur sert de cible?
+ Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?
+
+ L'irréparable ronge avec sa dent maudite
+ Notre âme, piteux monument,
+ Et souvent il attaque, ainsi que le termite,
+ Par la base le bâtiment.
+ L'irréparable ronge avec sa dent maudite!
+
+
+ II
+
+
+ J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal
+ Qu'enflammait l'orchestre sonore,
+ Une fée allumer dans un ciel infernal
+ Une miraculeuse aurore;
+ J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal
+
+ Un être qui n'était que lumière, or et gaze,
+ Terrasser l'énorme Satan
+ Mais mon coeur, que jamais ne visite l'extase
+ Est un théâtre où l'on attend
+ Toujours, toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze!
+
+
+
+
+ CAUSERIE
+
+
+ Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose!
+ Mais la tristesse en moi monte comme la mer,
+ Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose
+ Le souvenir cuisant de son limon amer.
+
+ --Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme;
+ Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé
+ Par la griffe et la dent féroce de la femme.
+ Ne cherchez plus mon coeur; les bêtes l'ont mangé.
+
+ Mon coeur est un palais flétri par la cohue;
+ On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux.
+ --Un parfum nage autour de votre gorge nue!...
+
+ O Beauté, dur fléau des âmes! tu le veux!
+ Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes!
+ Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes!
+
+
+
+
+ CHANT D'AUTOMNE
+
+ I
+
+
+ Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;
+ Adieu, vive clarté de nos étés trop courts!
+ J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres
+ Le bois retentissant sur le pavé des cours.
+
+ Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère,
+ Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
+ Et, comme le soleil dans son enfer polaire.
+ Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.
+
+ J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe;
+ L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.
+ Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
+ Sous les coups du bélier infatigable et lourd.
+
+ Il me semble, bercé par ce choc monotone,
+ Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part...
+ Pour qui?--C'était hier l'été; voici l'automne!
+ Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.
+
+
+ II
+
+
+ J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
+ Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,
+ Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
+ Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.
+
+ Et pourtant aimez-moi, tendre coeur! soyez mère
+ Même pour un ingrat, même pour un méchant;
+ Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
+ D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.
+
+ Courte tâche! La tombe attend; elle est avide!
+ Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
+ Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,
+ De l'arrière-saison le rayon jaune et doux!
+
+
+
+
+ CHANSON D'APRES-MIDI
+
+
+ Quoique tes sourcils méchants
+ Te donnent un air étrange
+ Qui n'est pas celui d'un ange,
+ Sorcière aux yeux alléchants,
+
+ Je t'adore, ô ma frivole,
+ Ma terrible passion!
+ Avec la dévotion
+ Du prêtre pour son idole.
+
+ Le désert et la forêt
+ Embaument tes tresses rudes,
+ Ta tête a les attitudes
+ De l'énigme et du secret.
+
+ Sur ta chair le parfum rôde
+ Comme autour d'un encensoir;
+ Tu charmes comme le soir,
+ Nymphe ténébreuse et chaude.
+
+ Ah! les philtres les plus forts
+ Ne valent pas ta paresse,
+ Et tu connais la caresse
+ Qui fait revivre les morts!
+
+ Tes hanches sont amoureuses
+ De ton dos et de tes seins,
+ Et tu ravis les coussins
+ Par tes poses langoureuses.
+
+ Quelquefois pour apaiser
+ Ta rage mystérieuse,
+ Tu prodigues, sérieuse,
+ La morsure et le baiser;
+
+ Tu me déchires, ma brune,
+ Avec un rire moqueur,
+ Et puis tu mets sur mon coeur
+ Ton oeil doux comme la lune.
+
+ Sous tes souliers de satin,
+ Sous tes charmants pieds de soie,
+ Moi, je mets ma grande joie,
+ Mon génie et mon destin,
+
+ Mon âme par toi guérie,
+ Par toi, lumière et couleur!
+ Explosion de chaleur
+ Dans ma noire Sibérie!
+
+
+
+
+ SISINA
+
+
+ Imaginez Diane en galant équipage,
+ Parcourant les forêts ou battant les halliers,
+ Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage,
+ Superbe et défiant les meilleurs cavaliers!
+
+ Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage,
+ Excitant à l'assaut un peuple sans souliers,
+ La joue et l'oeil en feu, jouant son personnage,
+ Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?
+
+ Telle la Sisina! Mais la douce guerrière
+ A l'âme charitable autant que meurtrière,
+ Son courage, affolé de poudre et de tambours,
+
+ Devant les suppliants sait mettre bas les armes,
+ Et son coeur, ravagé par la flamme, a toujours,
+ Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes.
+
+
+
+
+ A UNE DAME CREOLE
+
+
+ Au pays parfumé que le soleil caresse,
+ J'ai connu sous un dais d'arbres tout empourprés
+ Et de palmiers, d'où pleut sur les yeux la paresse,
+ Une dame créole aux charmes ignorés.
+
+ Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse
+ A dans le col des airs noblement maniérés;
+ Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,
+ Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.
+
+ Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,
+ Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,
+ Belle digne d'orner les antiques manoirs,
+
+ Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites,
+ Germer mille sonnets dans le coeur des poètes,
+ Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.
+
+
+
+
+ LE REVENANT
+
+
+ Comme les anges à l'oeil fauve,
+ Je reviendrai dans ton alcôve
+ Et vers toi glisserai sans bruit
+ Avec les ombres de la nuit;
+
+ Et je te donnerai, ma brune,
+ Des baisers froids comme la lune
+ Et des caresses de serpent
+ Autour d'une fosse rampant.
+
+ Quand viendra le matin livide,
+ Tu trouveras ma place vide,
+ Où jusqu'au soir il fera froid.
+
+ Comme d'autres par la tendresse,
+ Sur ta vie et sur ta jeunesse,
+ Moi, je veux régner par l'effroi!
+
+
+
+
+ SONNET D'AUTOMNE
+
+
+ Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal:
+ « Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite? »
+ --Sois charmante et tais-toi! Mon coeur, que tout irrite,
+ Excepté la candeur de l'antique animal,
+
+ Ne veut pas te montrer son secret infernal,
+ Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite,
+ Ni sa noire légende avec la flamme écrite.
+ Je hais la passion et l'esprit me fait mal!
+
+ Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite,
+ Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.
+ Je connais les engins de son vieil arsenal:
+
+ Crime, horreur et folie!--O pâle marguerite!
+ Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,
+ O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite?
+
+
+
+
+ TRISTESSE DE LA LUNE
+
+
+ Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse;
+ Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,
+ Qui d'une main distraite et légère caresse,
+ Avant de s'endormir, le contour de ses seins,
+
+ Sur le dos satiné des molles avalanches,
+ Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
+ Et promène ses yeux sur les visions blanches
+ Qui montent dans l'azur comme des floraisons.
+
+ Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
+ Elle laisse filer une larme furtive,
+ Un poète pieux, ennemi du sommeil,
+
+ Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,
+ Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,
+ Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil.
+
+
+
+
+ LES CHATS
+
+
+ Les amoureux fervents et les savants austères
+ Aiment également dans leur mûre saison,
+ Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
+ Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
+
+ Amis de la science et de la volupté,
+ Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres;
+ L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
+ S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
+
+ Ils prennent en songeant les nobles attitudes
+ Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
+ Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin;
+
+ Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
+ Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
+ Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
+
+
+
+
+ LA PIPE
+
+
+ Je suis la pipe d'un auteur;
+ On voit, à contempler ma mine
+ D'Abyssienne ou de Cafrine,
+ Que mon maître est un grand fumeur.
+
+ Quand il est comblé de douleur,
+ Je fume comme la chaumine
+ Où se prépare la cuisine
+ Pour le retour du laboureur.
+
+ J'enlace et je berce son âme
+ Dans le réseau mobile et bleu
+ Qui monte de ma bouche en feu,
+
+ Et je roule un puissant dictame
+ Qui charme son coeur et guérit
+ De ses fatigues son esprit.
+
+
+
+
+ LA MUSIQUE
+
+
+ La musique souvent me prend comme une mer!
+ Vers ma pâle étoile,
+ Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
+ Je mets à la voile;
+
+ La poitrine en avant et les poumons gonflés
+ Comme de la toile,
+ J'escalade le dos des flots amoncelés
+ Que la nuit me voile;
+
+ Je sens vibrer en moi toutes les passions
+ D'un vaisseau qui souffre;
+ Le bon vent, la tempête et ses convulsions
+
+ Sur l'immense gouffre
+ Me bercent.--D'autres fois, calme plat, grand mimoir
+ De mon désespoir!
+
+
+
+
+ SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT
+
+
+ Si par une nuit lourde et sombre
+ Un bon chrétien, par charité,
+ Derrière quelque vieux décombre
+ Enterre votre corps vanté,
+
+ A l'heure où les chastes étoiles
+ Ferment leurs yeux appesantis,
+ L'araignée y fera ses toiles,
+ Et la vipère ses petits;
+
+ Vous entendrez toute l'année
+ Sur votre tête condamnée
+ Les cris lamentables des loups
+
+ Et des sorcières faméliques,
+ Les ébats des vieillards lubriques
+ Et les complots des noirs filous.
+
+
+
+
+ LE MORT JOYEUX
+
+
+ Dans une terre grasse et pleine d'escargots
+ Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
+ Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
+ Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.
+
+ Je hais les testaments et je hais les tombeaux;
+ Plutôt que d'implorer une larme du monde,
+ Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux
+ A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.
+
+ O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
+ Voyez venir à vous un mort libre et joyeux;
+ Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
+
+ A travers ma ruine allez donc sans remords,
+ Et dites-moi s'il est encor quelque torture
+ Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts?
+
+
+
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+ LA CLOCHE FELEE
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+ Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
+ D'écouter près du feu qui palpite et qui fume
+ Les souvenirs lointains lentement s'élever
+ Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
+
+ Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
+ Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
+ Jette fidèlement son cri religieux,
+ Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
+
+ Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
+ Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
+ Il arrive souvent que sa voix affaiblie
+
+ Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
+ Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts,
+ Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
+
+
+
+
+ SPLEEN
+
+
+ Pluviôse, irrité contre la vie entière,
+ De son urne à grands flots vers un froid ténébreux
+ Aux pâles habitants du voisin cimetière
+ Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.
+
+ Mon chat sur le carreau cherchant une litière
+ Agite sans repos son corps maigre et galeux;
+ L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière
+ Avec la triste voix d'un fantôme frileux.
+
+ Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée
+ Accompagne en fausset la pendule enrhumée,
+ Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,
+
+ Héritage fatal d'une vieille hydropique,
+ Le beau valet de coeur et la dame de pique
+ Causent sinistrement de leurs amours défunts.
+ J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
+
+ Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
+ De vers, de billets doux, de procès, de romances,
+ Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
+ Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
+ C'est une pyramide, un immense caveau,
+ Qui contient plus de morts que la fosse commune.
+ --Je suis un cimetière abhorré de la lune,
+ Où comme des remords se traînent de longs vers
+ Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
+ Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
+ Où gît tout un fouillis de modes surannées,
+ Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
+ Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.
+
+ Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
+ Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
+ L'ennui, fruit de la morne incuriosité,
+ Prend les proportions de l'immortalité.
+ --Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!
+ Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
+ Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux!
+ Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
+ Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
+ Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.
+
+ Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,
+ Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,
+ Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,
+ S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.
+ Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,
+ Ni son peuple mourant en face du balcon,
+ Du bouffon favori la grotesque ballade
+ Ne distrait plus le front de ce cruel malade;
+ Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,
+ Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,
+ Ne savent plus trouver d'impudique toilette
+ Pour tirer un souris de ce jeune squelette.
+ Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu
+ De son être extirper l'élément corrompu,
+ Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent
+ Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,
+ Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété
+ Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé.
+
+ Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
+ Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
+ Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
+ Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;
+
+ Quand la terre est changée en un cachot humide,
+ Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
+ S'en va battant les murs de son aile timide
+ Et se cognant la tête à des plafonds pourris;
+
+ Quand la pluie étalant ses immenses traînées
+ D'une vaste prison imite les barreaux,
+ Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
+ Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
+
+ Des cloches tout à coup sautent avec furie
+ Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
+ Ainsi que des esprits errants et sans patrie
+ Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
+
+ --Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
+ Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
+ Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
+ Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
+
+
+
+
+ LE GOUT DU NEANT
+
+
+ Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
+ L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,
+ Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,
+ Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
+
+ Résigne-toi, mon coeur; dors ton sommeil de brute.
+
+ Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,
+ L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute;
+ Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte!
+ Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur!
+
+ Le Printemps adorable a perdu son odeur!
+
+ Et le Temps m'engloutit minute par minute,
+ Comme la neige immense un corps pris de roideur;
+ Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!
+ Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,
+
+ Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?
+
+
+
+
+ ALCHIMIE DE LA DOULEUR
+
+
+ L'un t'éclaire avec son ardeur
+ L'autre en toi met son deuil. Naturel
+ Ce qui dit à l'un: Sépulture!
+ Dit à l'autre: Vie et splendeur!
+
+ Hermès inconnu qui m'assistes
+ Et qui toujours m'intimidas,
+ Tu me rends l'égal de Midas,
+ Le plus triste des alchimistes;
+
+ Par toi je change l'or en fer
+ Et le paradis en enfer;
+ Dans le suaire des nuages
+
+ Je découvre un cadavre cher.
+ Et sur les célestes rivages
+ Je bâtis de grands sarcophages.
+
+
+
+
+ LA PRIERE D'UN PAÏEN
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+
+ Ah! ne ralentis pas tes flammes;
+ Réchauffe mon coeur engourdi,
+ Volupté, torture des âmes!
+ _Diva! supplicem exaudi!_
+
+ Déesse dans l'air répandue,
+ Flamme dans notre souterrain!
+ Exauce une âme morfondue,
+ Qui te consacre un chant d'airain.
+
+ Volupté, sois toujours ma reine!
+ Prends le masque d'une sirène
+ Faîte de chair et de velours.
+
+ Ou verse-moi tes sommeils lourds
+ Dans le vin informe et mystique,
+ Volupté, fantôme élastique!
+
+
+
+
+ LE COUVERCLE
+
+
+ En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre,
+ Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,
+ Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,
+ Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,
+
+ Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,
+ Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,
+ Partout l'homme subit la terreur du mystère,
+ Et ne regarde en haut qu'avec un oeil tremblant.
+
+ En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe,
+ Plafond illuminé pour un opéra bouffe
+ Où chaque histrion foule un sol ensanglanté,
+
+ Terreur du libertin, espoir du fol ermite;
+ Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite
+ Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.
+
+
+
+
+ L'IMPREVU
+
+
+ Harpagon, qui veillait son père agonisant,
+ Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches;
+ « Nous avons au grenier un nombre suffisant,
+ Ce me semble, de vieilles planches? »
+
+ Célimène roucoule et dit: « Mon coeur est bon,
+ Et naturellement, Dieu m'a faite très belle. »
+ --Son coeur! coeur racorni, fumé comme un jambon,
+ Recuit à la flamme éternelle!
+
+ Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,
+ Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres:
+ « Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau,
+ Ce Redresseur que tu célèbres? »
+
+ Mieux que tous, je connais certains voluptueux
+ Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,
+ Répétant, l'impuissant et le fat: « Oui, je veux
+ Etre vertueux, dans une heure! »
+
+ L'horloge, à son tour, dit à voix basse: « Il est mûr,
+ Le damné! J'avertis en vain la chair infecte.
+ L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur
+ Qu'habite et que ronge un insecte! »
+
+ Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié,
+ Et qui leur dit, railleur et fier: « Dans mon ciboire,
+ Vous avez, que je crois, assez communié,
+ A la joyeuse Messe noire?
+
+ Chacun de vous m'a fait un temple dans son coeur;
+ Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde!
+ Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,
+ Enorme et laid comme le monde!
+
+ Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,
+ Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche,
+ Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix.
+ D'aller au Ciel et d'être riche?
+
+ Il faut que le gibier paye le vieux chasseur
+ Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie.
+ Je vais vous emporter à travers l'épaisseur,
+ Compagnons de ma triste joie,
+
+ A travers l'épaisseur de la terre et du roc,
+ A travers les amas confus de votre cendre,
+ Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc,
+ Et qui n'est pas de pierre tendre;
+
+ Car il fait avec l'universel Péché,
+ Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!
+ --Cependant, tout en haut de l'univers juché,
+ Un Ange sonne la victoire
+
+ De ceux dont le coeur dit: « Que béni soit ton fouet,
+ Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie!
+ Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet,
+ Et ta prudence est infinie. »
+
+ Le son de la trompette est si délicieux,
+ Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,
+ Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux
+ Dont elle chante les louanges.
+
+
+
+
+ L'EXAMEN DE MINUIT
+
+
+ La pendule, sonnant minuit,
+ Ironiquement nous engage
+ A nous rappeler quel usage
+ Nous fîmes du jour qui s'enfuit:
+ --Aujourd'hui, date fatidique,
+ Vendredi, treize, nous avons,
+ Malgré tout ce que nous savons,
+ Mené le train d'un hérétique.
+
+ Nous avons blasphémé Jésus,
+ Des Dieux le plus incontestable!
+ Comme un parasite à la table
+ De quelque monstrueux Crésus,
+ Nous avons, pour plaire à la brute,
+ Digne vassale des Démons,
+ Insulté ce que nous aimons
+ Et flatté ce qui nous rebute;
+
+ Contristé, servile bourreau,
+ Le faible qu'à tort on méprise;
+ Salué l'énorme Bêtise,
+ La Bêtise au front de taureau;
+ Baisé la stupide Matière
+ Avec grande dévotion,
+ Et de la putréfaction
+ Béni la blafarde lumière.
+
+ Enfin, nous avons, pour noyer
+ Le vertige dans le délire,
+ Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,
+ Dont la gloire est de déployer
+ L'ivresse des choses funèbres,
+ Bu sans soif et mangé sans faim!...
+ --Vite soufflons la lampe, afin
+ De nous cacher dans les ténèbres!
+
+
+
+
+ MADRIGAL TRISTE
+
+
+ Que m'importe que tu sois sage?
+ Sois belle! et sois triste! Les pleurs
+ Ajoutent un charme au visage,
+ Comme le fleuve au paysage;
+ L'orage rajeunit les fleurs.
+
+ Je t'aime surtout quand la joie
+ S'enfuit de ton front terrassé;
+ Quand ton coeur dans l'horreur se noie;
+ Quand sur ton présent se déploie
+ Le nuage affreux du passé.
+
+ Je t'aime quand ton grand oeil verse
+ Une eau chaude comme le sang;
+ Quand, malgré ma main qui te berce,
+ Ton angoisse, trop lourde, perce
+ Comme un râle d'agonisant.
+ J'aspire, volupté divine!
+
+ Hymne profond, délicieux!
+ Tous les sanglots de ta poitrine,
+ Et crois que ton coeur s'illumine
+ Des perles que versent tes yeux!
+
+ Je sais que ton coeur, qui regorge
+ De vieux amours déracinés,
+ Flamboie encor comme une forge,
+ Et que tu couves sous ta gorge
+ Un peu de l'orgueil des damnés;
+
+ Mais tant, ma chère, que tes rêves
+ N'auront pas reflété l'Enfer,
+ Et qu'en un cauchemar sans trêves,
+ Songeant de poisons et de glaives,
+ Eprise de poudre et de fer,
+
+ N'ouvrant à chacun qu'avec crainte,
+ Déchiffrant le malheur partout,
+ Te convulsant quand l'heure tinte,
+ Tu n'auras pas senti l'étreinte
+ De l'irrésistible Dégoût,
+
+ Tu ne pourras, esclave reine
+ Qui ne m'aimes qu'avec effroi,
+ Dans l'horreur de la nuit malsaine
+ Me dire, l'âme de cris pleine:
+ « Je suis ton égale, ô mon Roi! »
+
+
+
+
+ L'AVERTISSEUR
+
+
+ Tout homme digne de ce nom
+ A dans le coeur un Serpent jaune,
+ Installé comme sur un trône,
+ Qui, s'il dit: « Je veux! » répond: « Non! »
+
+ Plonge tes yeux dans les yeux fixes
+ Des Satyresses ou des Nixes,
+ La Dent dit: « Pense à ton devoir! »
+
+ Fais des enfants, plante des arbres ».
+ Polis des vers, sculpte des marbres,
+ La Dent dit: « Vivras-tu ce soir? »
+
+ Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère,
+ L'homme ne vit pas un moment
+ Sans subir l'avertissement
+ De l'insupportable Vipère.
+
+
+
+
+ A UNE MALABARAISE
+
+
+ Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche
+ Est large à faire envie à la plus belle blanche;
+ A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;
+ Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair
+ Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,
+ Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,
+ De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,
+ De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,
+ Et, dès que le matin fait chanter les platanes,
+ D'acheter au bazar ananas et bananes.
+ Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,
+ Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;
+ Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,
+ Tu poses doucement ton corps sur une natte,
+ Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,
+ Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.
+ Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,
+ Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,
+ Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,
+ Faire de grands adieux à tes chers tamarins?
+ Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,
+ Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,
+ Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,
+ Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,
+ Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges
+ Et vendre le parfum de tes charmes étranges,
+ L'oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,
+ Des cocotiers absents les fantômes épars!
+
+
+
+
+ LA VOIX
+
+
+ Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,
+ Babel sombre, où roman, science, fabliau,
+ Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
+ Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.
+ Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,
+ Disait: « La Terre est un gâteau plein de douceur;
+ Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)
+ Te faire un appétit d'une égale grosseur. »
+ Et l'autre: « Viens, oh! viens voyager dans les rêves
+ Au delà du possible, au delà du connu! »
+ Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
+ Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
+ Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.
+ Je te répondis: « Oui! douce voix! » C'est d'alors
+ Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie
+ Et ma fatalité. Derrière les décors
+ De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,
+ Je vois distinctement des mondes singuliers,
+ Et, de ma clairvoyance extatique victime,
+ Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
+ Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
+ J'aime si tendrement le désert et la mer;
+ Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
+ Et trouve un goût suave au vin le plus amer;
+ Que je prends très souvent les faits pour des mensonges
+ Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
+ Mais la Voix me console et dit: « Garde des songes;
+ Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous! ».
+
+
+
+
+ HYMNE
+
+
+ A la très chère, à la très belle
+ Qui remplit mon coeur de clarté,
+ A l'ange, à l'idole immortelle,
+ Salut en immortalité!
+
+ Elle se répand dans ma vie
+ Comme un air imprégné de sel,
+ Et dans mon âme inassouvie,
+ Verse le goût de l'éternel.
+
+ Sachet toujours frais qui parfume
+ L'atmosphère d'un cher réduit,
+ Encensoir oublié qui fume
+ En secret à travers la nuit,
+
+ Comment, amour incorruptible,
+ T'exprimer avec vérité?
+ Grain de musc qui gis, invisible,
+ Au fond de mon éternité!
+
+ A l'ange, à l'idole immortelle,
+ A la très bonne, à la très belle
+ Qui fait ma joie et ma santé,
+ Salut en immortalité!
+
+
+
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+ LE REBELLE
+
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+ Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,
+ Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,
+ Et dit, le secouant: « Ta connaîtras la règle!
+ (Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!
+
+ Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,
+ Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété,
+ Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe,
+ Un tapis triomphal avec ta charité.
+
+ Tel est l'Amour! Avant que ton coeur ne se blase,
+ A la gloire de Dieu rallume ton extase;
+ C'est la Volupté vraie aux durables appas! »
+
+ Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime,
+ De ses poings de géant torture l'anathème;
+ Mais le damné répond toujours; « Je ne veux pas! »
+
+
+
+
+ LE JET D'EAU
+
+
+ Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!
+ Reste longtemps sans les rouvrir,
+ Dans cette pose nonchalante
+ Où t'a surprise le plaisir.
+ Dans la cour le jet d'eau qui jase
+ Et ne se tait ni nuit ni jour,
+ Entretient doucement l'extase
+ Où ce soir m'a plongé l'amour.
+
+ La gerbe épanouie
+ En mille fleurs,
+ Où Phoebé réjouie
+ Met ses couleurs,
+ Tombe comme une pluie
+ De larges pleurs.
+
+ Ainsi ton âme qu'incendie
+ L'éclair brûlant des voluptés
+ S'élance, rapide et hardie,
+ Vers les vastes cieux enchantés.
+ Puis, elle s'épanche, mourante,
+ En un flot de triste langueur,
+ Qui par une invisible pente
+ Descend jusqu'au fond de mon coeur.
+
+ La gerbe épanouie
+ En mille fleurs,
+ Où Phoebé réjouie
+ Met ses couleurs,
+ Tombe comme une pluie
+ De larges pleurs.
+
+ 0 toi, que la nuit rend si belle,
+ Qu'il m'est doux, penché vers tes seins,
+ D'écouter la plainte éternelle
+ Qui sanglote dans les bassins!
+ Lune, eau sonore, nuit bénie,
+ Arbres qui frissonnez autour,
+ Votre pure mélancolie
+ Est le miroir de mon amour.
+
+ La gerbe épanouie
+ En mille fleurs,
+ Où Phoebé réjouie
+ Met ses couleurs,
+ Tombe comme une pluie
+ De larges pleurs.
+
+
+
+
+ LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE
+
+
+ Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève,
+ Comme une explosion nous lançant son bonjour!
+ --Bienheureux celui-là qui peut avec amour
+ Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve!
+
+ Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon,
+ Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite,..
+ --Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,
+ Pour attraper au moins un oblique rayon!
+
+ Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;
+ L'irrésistible Nuit établit son empire,
+ Noire, humide, funeste et pleine de frissons;
+
+ Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
+ Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
+ Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
+
+
+
+
+ LE GOUFFRE
+
+
+ Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
+ --Hélas! tout est abîme,--action, désir, rêve,
+ Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève
+ Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.
+
+ En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
+ Le silence, l'espace affreux et captivant...
+ Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
+ Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
+
+ J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou,
+ Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où;
+ Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,
+
+ Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
+ Jalouse du néant l'insensibilité.
+ --Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres!
+
+
+
+
+ LES PLAINTES D'UN ICARE
+
+
+ Les amants des prostituées
+ Sont heureux, dispos et repus;
+ Quant à moi, mes bras sont rompus
+ Pour avoir étreint des nuées.
+
+ C'est grâce aux astres non pareils,
+ Qui tout au fond du ciel flamboient,
+ Que mes yeux consumés ne voient
+ Que des souvenirs de soleils.
+
+ En vain j'ai voulu de l'espace,
+ Trouver la fin et le milieu;
+ Sous je ne sais quel oeil de feu
+ Je sens mon aile qui se casse;
+
+ Et brûlé par l'amour du beau,
+ Je n'aurai pas l'honneur sublime
+ De donner mon nom à l'abîme
+ Qui me servira de tombeau.
+
+
+
+
+ RECUEILLEMENT
+
+
+ Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,
+ Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:
+ Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
+ Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
+
+ Pendant que des mortels la multitude vile,
+ Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
+ Va cueillir des remords dans la fête servile,
+ Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,
+
+ Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
+ Sur les balcons du ciel, en robes surannées;
+ Surgir du fond des eaux le Regret souriant;
+
+ Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
+ Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
+ Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
+
+
+
+
+ L'HEAUTONTIMOROUMENOS
+
+ A. J. G. F.
+
+
+ Je te frapperai sans colère
+ Et sans haine,--comme un boucher!
+ Comme Moïse le rocher,
+ --Et je ferai de ta paupière,
+
+ Pour abreuver mon Sahara,
+ Jaillir les eaux de la souffrance,
+ Mon désir gonflé d'espérance
+ Sur tes pleurs salés nagera
+
+ Comme un vaisseau qui prend le large,
+ Et dans mon coeur qu'ils soûleront
+ Tes chers sanglots retentiront
+ Comme un tambour qui bat la charge!
+
+ Ne suis-je pas un faux accord
+ Dans la divine symphonie,
+ Grâce à la vorace Ironie
+ Qui me secoue et qui me mord?
+
+ Elle est dans ma voix, la criarde!
+ C'est tout mon sang, ce poison noir!
+ Je suis le sinistre miroir
+ Où la mégère se regarde.
+
+ Je suis la plaie et le couteau!
+ Je suis le soufflet et la joue!
+ Je suis les membres et la roue,
+ Et la victime et le bourreau!
+
+ Je suis de mon coeur le vampire,
+ --Un de ces grands abandonnés
+ Au rire éternel condamnés,
+ Et qui ne peuvent plus sourire!
+
+
+
+
+ L'IRREMEDIABLE
+
+ I
+
+
+ Une Idée, une Forme, un Etre
+ Parti de l'azur et tombé
+ Dans un Styx bourbeux et plombé
+ Où nul oeil du Ciel ne pénètre;
+
+ Un Ange, imprudent voyageur
+ Qu'a tenté l'amour du difforme,
+ Au fond d'un cauchemar énorme
+ Se débattant comme un nageur,
+
+ Et luttant, angoisses funèbres!
+ Contre un gigantesque remous
+ Qui va chantant comme les fous
+ Et pirouettant dans les ténèbres;
+
+ Un malheureux ensorcelé
+ Dans ses tâtonnements futiles,
+ Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,
+ Cherchant la lumière et la clé;
+
+ Un damné descendant sans lampe,
+ Au bord d'un gouffre dont l'odeur
+ Trahit l'humide profondeur,
+ D'éternels escaliers sans rampe,
+
+ Où veillent des monstres visqueux
+ Dont les larges yeux de phosphore
+ Font une nuit plus noire encore
+ Et ne rendent visibles qu'eux;
+
+ Un navire pris dans le pôle,
+ Comme en un piège de cristal,
+ Cherchant par quel détroit fatal
+ Il est tombé dans cette geôle;
+
+ --Emblèmes nets, tableau parfait
+ D'une fortune irrémédiable,
+ Qui donne à penser que le Diable
+ Fait toujours bien tout ce qu'il fait!
+
+
+ II
+
+
+ Tête-à-tête sombre et limpide
+ Qu'un coeur devenu son miroir
+ Puits de Vérité, clair et noir,
+ Où tremble une étoile livide,
+
+ Un phare ironique, infernal,
+ Flambeau des grâces sataniques,
+ Soulagement et gloire uniques,
+ --La conscience dans le Mal!
+
+
+
+
+ L'HORLOGE
+
+
+ Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible,
+ Dont le doigt nous menace et nous dit: _Souviens-toi!_
+ Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d'effroi
+ Se planteront bientôt comme dans une cible;
+
+ Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
+ Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;
+ Chaque instant te dévore un morceau du délice
+ A chaque homme accordé pour toute sa saison.
+
+ Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
+ Chuchote: _Souviens-toi!_--Rapide, avec sa voix
+ D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois,
+ Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde!
+
+ _Remember! Souviens-toi!_ prodigue! _Esto memor!_
+ (Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
+ Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
+ Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or!
+
+ _Souviens-toi_ que le Temps est un joueur avide
+ Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi.
+ Le jour décroît; la nuit augmente, _souviens-toi!_
+ Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.
+
+ Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
+ Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
+ Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!),
+ Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! il est trop tard! »
+
+
+
+
+ TABLEAUX PARISIENS
+
+ LE SOLEIL
+
+
+ Le long du vieux faubourg, où pendant aux masures
+ Les persiennes, abri des secrètes luxures,
+ Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
+ Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés.
+ Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,
+ Flairant dans tous les coins les hasards de la rime.
+ Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
+ Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
+
+ Ce père nourricier, ennemi des chloroses,
+ Eveille dans les champs les vers comme les roses;
+ Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,
+ Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.
+ C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles
+ Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,
+ Et commande aux moissons de croître et de mûrir
+ Dans le coeur immortel qui toujours veut fleurir!
+ Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,
+ Il ennoblit le sort des choses les plus viles,
+ Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,
+ Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.
+
+
+
+
+ LA LUNE OFFENSEE
+
+
+ O Lune qu'adoraient discrètement nos pères,
+ Du haut des pays bleus où, radieux sérail,
+ Les astres vont te suivre en pimpant attirail,
+ Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,
+
+ Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères,
+ De leur bouche en dormant montrer le frais émail?
+ Le poète buter du front sur son travail?
+ Où sous les gazons secs s'accoupler les vipères?
+
+ Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin,
+ Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin,
+ Baiser d'Endymion les grâces surannées?
+
+ « --Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,
+ Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années,
+ Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri! »
+
+
+
+
+ A UNE MENDIANTE ROUSSE
+
+
+ Blanche fille aux cheveux roux,
+ Dont ta robe par ses trous
+ Laisse voir la pauvreté
+ Et la beauté,
+
+ Pour moi, poète chétif,
+ Ton jeune corps maladif
+ Plein de taches de rousseur
+ A sa douceur.
+
+ Tu portes plus galamment
+ Qu'une reine de roman
+ Ses cothurnes de velours
+ Tes sabots lourds.
+
+ Au lieu d'un haillon trop court,
+ Qu'un superbe habit de cour
+ Traîne à plis bruyants et longs
+ Sur tes talons;
+
+ Et place de bas troués,
+ Que pour les yeux des roués
+ Sur ta jambe un poignard d'or
+ Reluise encor;
+
+ Que des noeuds mal attachés
+ Dévoilent pour nos péchés
+ Tes deux beaux seins, radieux
+ Comme des yeux;
+
+ Que pour te déshabiller
+ Tes bras se fassent prier
+ Et chassent à coups mutins
+ Les doigts lutins;
+
+ --Perles de la plus belle eau,
+ Sonnets de maître Belleau
+ Par tes galants mis aux fers
+ Sans cesse offerts,
+
+ Valetaille de rimeurs
+ Te dédiant leurs primeurs
+ Et contemplant ton soulier
+ Sous l'escalier,
+
+ Maint page épris du hasard,
+ Maint seigneur et maint Ronsard
+ Epieraient pour le déduit
+ Ton frais réduit!
+
+ Tu compterais dans tes lits
+ Plus de baisers que de lys
+ Et rangerais sous tes lois
+ Plus d'un Valois!
+
+ --Cependant tu vas gueusant
+ Quelque vieux débris gisant
+ Au seuil de quelque Véfour
+ De carrefour;
+
+ Tu vas lorgnant en dessous
+ Des bijoux de vingt-neuf sous
+ Dont je ne puis, oh! pardon!
+ Te faire don;
+
+ Va donc, sans autre ornement,
+ Parfum, perles, diamant,
+ Que ta maigre nudité,
+ O ma beauté!
+
+
+
+
+ LE CYGNE
+
+ A VICTOR HUGO
+
+ I
+
+
+ Andromaque, je pense à vous!--Ce petit fleuve,
+ Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
+ L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
+ Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
+
+ A fécondé soudain ma mémoire fertile,
+ Comme je traversais le nouveau Carrousel.
+ --Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
+ Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel);
+
+ Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,
+ Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
+ Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques
+ Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
+
+ Là s'étalait jadis une ménagerie;
+ Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
+ Clairs et froids le Travail s'éveille, où la voirie
+ Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,
+
+ Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
+ Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
+ Sur le sol raboteux traînait son grand plumage.
+ Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec,
+
+ Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
+ Et disait, le coeur plein de son beau lac natal:
+ « Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu,
+ Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, foudre?
+
+ Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
+ Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
+ Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
+ Comme s'il adressait des reproches à Dieu!
+
+
+ II
+
+
+ Paris change, mais rien dans ma mélancolie
+ N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,
+ Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
+ Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
+
+ Aussi devant ce Louvre une image m'opprime:
+ Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
+ Comme les exilés, ridicule et sublime,
+ Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous,
+
+ Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
+ Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
+ Auprès d'un tombeau vide en extase courbée;
+ Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus!
+
+ Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
+ Piétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard,
+ Les cocotiers absents de la superbe Afrique
+ Derrière la muraille immense du brouillard;
+
+ A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
+ Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
+ Et tettent la Douleur comme une bonne louve!
+ Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!
+
+ Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
+ Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!
+ Je pense aux matelots oubliés dans une île,
+ Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor!
+
+
+
+
+ LES SEPT VIEILLARDS
+
+ A VICTOR HUGO
+
+
+ Fourmillante cité, cité pleine de rêves,
+ Où le spectre en plein jour raccroche le passant!
+ Les mystères partout coulent comme des sèves
+ Dans les canaux étroits du colosse puissant.
+
+ Un matin, cependant que dans la triste rue
+ Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,
+ Simulaient les deux quais d'une rivière accrue,
+ Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur,
+
+ Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,
+ Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros
+ Et discutant avec mon âme déjà lasse,
+ Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.
+
+ Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes
+ Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,
+ Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,
+ Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,
+
+ M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée
+ Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas,
+ Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,
+ Se projetait, pareille à celle de Judas.
+
+ Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine
+ Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,
+ Si bien que son bâton, parachevant sa mine,
+ Lui donnait la tournure et le pas maladroit
+
+ D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes.
+ Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant,
+ Comme s'il écrasait des morts sous ses savates,
+ Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent.
+
+ Son pareil le suivait: barbe, oeil, dos, bâton, loques,
+ Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,
+ Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques
+ Marchaient du même pas vers un but inconnu.
+
+ A quel complot infâme étais-je donc en butte,
+ Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait?
+ Car je comptai sept fois, de minute en minute,
+ Ce sinistre vieillard qui se multipliait!
+
+ Que celui-là qui rit de mon inquiétude,
+ Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel
+ Songe bien que malgré tant de décrépitude
+ Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel!
+
+ Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,
+ Sosie inexorable, ironique et fatal,
+ Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même?
+ --Mais je tournai le dos au cortège infernal.
+
+ Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,
+ Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,
+ Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble,
+ Blessé par le mystère et par l'absurdité!
+
+ Vainement ma raison voulait prendre la barre;
+ La tempête en jouant déroutait ses efforts,
+ Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre
+ Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords!
+
+
+
+
+ LES PETITES VIEILLES
+
+ A VICTOR HUGO
+
+ I
+
+
+ Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
+ Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,
+ Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,
+ Des êtres singuliers, décrépits et charmants.
+
+ Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,
+ Eponine ou Laïs!--Monstres brisés, bossus
+ Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes.
+ Sous des jupons troués et sous de froids tissus
+
+ Ils rampent, flagellés par les bises iniques,
+ Frémissant au fracas roulant des omnibus,
+ Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,
+ Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus;
+
+ Ils trottent, tout pareils à des marionnettes;
+ Se traînent, comme font les animaux blessés,
+ Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes
+ Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés
+
+ Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,
+ Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit;
+ Ils ont les yeux divins de la petite fille
+ Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.
+
+ --Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles
+ Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?
+ La Mort savante met dans ces bières pareilles
+ Un symbole d'un goût bizarre et captivant,
+
+ Et lorsque j'entrevois un fantôme débile
+ Traversant de Paris le fourmillant tableau,
+ Il me semble toujours que cet être fragile
+ S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;
+
+ A moins que, méditant sur la géométrie,
+ Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,
+ Combien de fois il faut que l'ouvrier varie
+ La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.
+
+ --Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,
+ Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...
+ Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes
+ Pour celui que l'austère Infortune allaita!
+
+
+ II
+
+
+ De l'ancien Frascati Vestale énamourée;
+ Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur
+ Défunt, seul, sait le nom; célèbre évaporée
+ Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,
+
+ Toutes m'enivrent! mais parmi ces êtres frêles
+ Il en est qui, faisant de la douleur un miel,
+ Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes:
+ « Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel! »
+
+ L'une, par sa patrie au malheur exercée,
+ L'autre, que son époux surchargea de douleurs,
+ L'autre, par son enfant Madone transpercée,
+ Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!
+
+
+ III
+
+
+ Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles!
+ Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant
+ Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,
+ Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc,
+
+ Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,
+ Dont les soldats parfois inondent nos jardins,
+ Et qui, dans ces soirs dor où l'on se sent revivre,
+ Versent quelque héroïsme au coeur des citadins.
+
+ Celle-là droite encor, fière et sentant la règle,
+ Humait avidement ce chant vif et guerrier;
+ Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle;
+ Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!
+
+
+ IV
+
+
+ Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,
+ A travers le chaos des vivantes cités,
+ Mères au coeur saignant, courtisanes ou saintes,
+ Dont autrefois les noms par tous étaient cités.
+
+ Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,
+ Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil
+ Vous insulte en passant d'un amour dérisoire;
+ Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.
+
+ Honteuses d'exister, ombres ratatinées,
+ Peureuses, le dos bas, vous côtoyer les murs,
+ Et nul ne vous salue, étranges destinées!
+ Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!
+
+ Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
+ L'oeil inquiet, fixé sur vos pas incertains,
+ Tout comme si j'étais votre père, ô merveille!
+ Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins:
+
+ Je vois s'épanouir vos passions novices;
+ Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;
+ Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices!
+ Mon âme resplendit de toutes vos vertus!
+
+ Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères!
+ Je vous fais chaque soir un solennel adieu!
+ Où serez-vous demain, Eves octogénaires,
+ Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?
+
+
+
+
+ A UNE PASSANTE
+
+
+ La rue assourdissante autour de moi hurlait.
+ Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
+ Une femme passa, d'une main fastueuse
+ Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;
+
+ Agile et noble, avec sa jambe de statue.
+ Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
+ Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
+ La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
+
+ Un éclair... puis la nuit!--Fugitive beauté
+ Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
+ Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?
+
+ Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! _jamais_ peut-être!
+ Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
+ O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!
+
+
+
+
+ LE CREPUSCULE DU SOIR
+
+
+ Voici le soir charmant, ami du criminel;
+ Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel
+ Se ferme lentement comme une grande alcôve,
+ Et l'homme impatient se change en bête fauve.
+
+ O soir, aimable soir, désiré par celui
+ Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui
+ Nous avons travaillé!--C'est le soir qui soulage
+ Les esprits que dévore une douleur sauvage,
+ Le savant obstiné dont le front s'alourdit,
+ Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit.
+
+ Cependant des démons malsains dans l'atmosphère
+ S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire,
+ Et cognent en volant les volets et l'auvent.
+ A travers les lueurs que tourmente le vent
+ La Prostitution s'allume dans les rues;
+ Comme une fourmilière elle ouvre ses issues;
+
+ Partout elle se fraye un occulte chemin,
+ Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;
+ Elle remue au sein de la cité de fange
+ Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange.
+ On entend ça et là les cuisines siffler,
+ Les théâtres glapir, les orchestres ronfler;
+ Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices,
+ S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,
+ Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci,
+ Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,
+ Et forcer doucement les portes et les caisses
+ Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.
+
+ Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
+ Et ferme ton oreille à ce rugissement.
+ C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent!
+ La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent
+ Leur destinée et vont vers le gouffre commun;
+ L'hôpital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un
+ Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
+ Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.
+
+ Encore la plupart n'ont-ils jamais connu
+ La douceur du foyer et n'ont jamais vécu!
+
+
+
+
+ LE JEU
+
+
+ Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
+ Pâles, le sourcil peint, l'oeil câlin et fatal,
+ Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
+ Tomber un cliquetis de pierre et de métal;
+
+ Autour des verts tapis des visages sans lèvre,
+ Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,
+ Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre,
+ Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;
+
+ Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres
+ Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs
+ Sur des fronts ténébreux de poètes illustres
+ Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs:
+
+ --Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne
+ Je vis se dérouler sous mon oeil clairvoyant,
+ Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne,
+ Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,
+
+ Enviant de ces gens la passion tenace,
+ De ces vieilles putains la funèbre gaîté,
+ Et tous gaillardement trafiquant à ma face,
+ L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté!
+
+ Et mon coeur s'effraya d'envier maint pauvre homme
+ Courant avec ferveur à l'abîme béant,
+ Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme
+ La douleur à la mort et l'enfer au néant!
+
+
+
+
+ DANSE MACABRE
+
+ A ERNEST CHRISTOPHE
+
+
+ Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature,
+ Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,
+ Elle a la nonchalance et la désinvolture
+ D'une coquette maigre aux airs extravagants.
+
+ Vit-on jamais au bal une taille plus mince?
+ Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,
+ S'écroule abondamment sur un pied sec que pince
+ Un soulier pomponné, joli comme une fleur.
+
+ La ruche qui se joue au bord des clavicules,
+ Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,
+ Défend pudiquement des lazzi ridicules
+ Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.
+
+ Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres
+ Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,
+ Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.
+ --O charme d'un néant follement attifé!
+
+ Aucuns t'appelleront une caricature,
+ Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,
+ L'élégance sans nom de l'humaine armature.
+ Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher!
+
+ Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,
+ La fête de la Vie? ou quelque vieux désir,
+ Eperonnant encor ta vivante carcasse,
+ Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?
+
+ Au chant des violons, aux flammes des bougies,
+ Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,
+ Et viens-tu demander au torrent des orgies
+ De refraîchir l'enfer allumé dans ton coeur?
+
+ Inépuisable puits de sottise et de fautes!
+ De l'antique douleur éternel alambic!
+ A travers le treillis recourbé de tes côtes
+ Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.
+
+ Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie
+ Ne trouve pas un prix digne de ses efforts:
+ Qui, de ces coeurs mortels, entend la raillerie?
+ Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts.
+
+ Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,
+ Exalte le vertige, et les danseurs prudents
+ Ne contempleront pas sans d'amères nausées
+ Le sourire éternel de tes trente-deux dents.
+
+ Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,
+ Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?
+ Qu'importé le parfum, l'habit ou la toilette?
+ Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.
+
+ Bayadère sans nez, irrésistible gouge,
+ Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués:
+ « Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,
+ Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués,
+
+ Antinoüs flétris, dandys à face glabre,
+ Cadavres vernissés, lovelaces chenus,
+ Le branle universel de la danse macabre
+ Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus!
+
+ Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,
+ Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
+ Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange
+ Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.
+
+ En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire
+ En tes contorsions, risible Humanité,
+ Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
+ Mêle son ironie à ton insanité! »
+
+
+
+
+ L'AMOUR DU MENSONGE
+
+
+ Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,
+ Au chant des instruments qui se brise au plafond,
+ Suspendant ton allure harmonieuse et lente,
+ Et promenant l'ennui de ton regard profond;
+
+ Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,
+ Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,
+ Où les torches du soir allument une aurore,
+ Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,
+
+ Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fraîche!
+ Le souvenir massif, royale et lourde tour,
+ La couronne, et son coeur, meurtri comme une pêche,
+ Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.
+
+ Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines?
+ Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,
+ Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,
+ Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?
+
+ Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques,
+ Qui ne recèlent point de secrets précieux;
+ Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,
+ Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux!
+
+ Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,
+ Pour réjouir un coeur qui fuit la vérité?
+ Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence?
+ Masque ou décor, salut! J'adore ta beauté.
+
+ Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,
+ Notre blanche maison, petite mais tranquille,
+ Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus
+ Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus;
+ Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
+ Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,
+ Semblait, grand oeil ouvert dans le ciel curieux,
+ Contempler nos dîners longs et silencieux,
+ Répandant largement ses beaux reflets de cierge
+ Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.
+
+ La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse,
+ Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
+ Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
+ Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,
+ Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
+ Son vent mélancolique à, l'entour de leurs marbres,
+ Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
+ De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
+ Tandis que, dévorés de noires songeries,
+ Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
+ Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
+ Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver
+ Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille
+ Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.
+
+ Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
+ Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,
+ Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
+ Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
+ Grave, et venant du fond de son lit éternel
+ Couver l'enfant grandi de son oeil maternel,
+ Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse
+ Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?
+
+
+
+
+ BRUMES ET PLUIES
+
+
+ O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,
+ Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue
+ D'envelopper ainsi mon coeur et mon cerveau
+ D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.
+
+ Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue,
+ Où par les longues nuits la girouette s'enroue,
+ Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau
+ Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
+
+ Rien n'est plus doux au coeur plein de choses funèbres,
+ Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,
+ O blafardes saisons, reines de nos climats!
+
+ Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres,
+ --Si ce n'est par un soir sans lune, deux à deux,
+ D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.
+
+
+
+
+ LE VIN
+
+ L'AME DU VIN
+
+
+ Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles:
+ « Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
+ Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
+ Un chant plein de lumière et de fraternité!
+
+ Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
+ De peine, de sueur et de soleil cuisant
+ Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme;
+ Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
+
+ Car j'éprouve une joie immense quand je tombe
+ Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,
+ Et sa chaude poitrine est une douce tombe
+ Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.
+
+ Entends-tu retentir les refrains des dimanches
+ Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?
+ Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
+ Tu me glorifieras et tu seras content:
+
+ J'allumerai les yeux de ta femme ravie;
+ A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
+ Et serai pour ce frêle athlète de la vie
+ L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.
+
+ En toi je tomberai, végétale ambroisie,
+ Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,
+ Pour que de notre amour naisse la poésie
+ Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! »
+
+
+
+
+ LE VIN DES CHIFFONNIERS
+
+
+ Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère
+ Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre.
+ Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,
+ Où l'humanité grouille en ferments orageux,
+
+ On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
+ Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,
+ Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
+ Epanche tout son coeur en glorieux projets.
+
+ Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
+ Terrasse les méchants, relève les victimes,
+ Et sous le firmament comme un dais suspendu
+ S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.
+
+ Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
+ Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,
+ Ereintés et pliant sous un tas de débris,
+ Vomissement confus de l'énorme Paris,
+
+ Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,
+ Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,
+ Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux!
+ Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux
+
+ Se dressent devant eux, solennelle magie!
+ Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie
+ Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
+ Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!
+
+ C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole
+ Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole;
+ Par le gosier de l'homme il chante ses exploits
+ Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.
+
+ Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence
+ De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
+ Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil;
+ L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil!
+
+
+
+
+ LE VIN DE L'ASSASSIN
+
+
+ Ma femme est morte, je suis libre!
+ Je puis donc boire tout mon soûl.
+ Lorsque je rentrais sans un sou,
+ Ses cris me déchiraient la fibre.
+
+ Autant qu'un roi je suis heureux;
+ L'air est pur, le ciel admirable...
+ --Nous avions un été semblable
+ Lorsque je devins amoureux!
+
+ --L'horrible soif qui me déchire
+ Aurait besoin pour s'assouvir
+ D'autant de vin qu'en peut tenir
+ Son tombeau;--ce n'est pas peu dire
+
+ Je l'ai jetée au fond d'un puits,
+ Et j'ai même poussé sur elle
+ Tous les pavés de la margelle.
+ --Je l'oublierai si je le puis!
+
+ Au nom des serments de tendresse,
+ Dont rien ne peut nous délier,
+ Et pour nous réconcilier
+ Comme au beau temps de notre ivresse,
+
+ J'implorai d'elle un rendez-vous,
+ Le soir, sur une route obscure,
+ Elle y vint! folle créature!
+ --Nous sommes tous plus ou moins fous!
+
+ Elle était encore jolie,
+ Quoique bien fatiguée! et moi,
+ Je l'aimai trop;--voilà pourquoi
+ Je lui dis: sors de cette vie!
+
+ Nul ne peut me comprendre. Un seul
+ Parmi ces ivrognes stupides
+ Songea-t-il dans ses nuits morbides
+ A faire du vin un linceul?
+
+ Cette crapule invulnérable
+ Comme les machines de fer,
+ Jamais, ni l'été ni l'hiver,
+ N'a connu l'amour véritable,
+
+ Avec ses noirs enchantements,
+ Son cortège infernal d'alarmes,
+ Ses fioles de poison, ses larmes,
+ Ses bruits de chaîne et d'ossements!
+
+ --Me voilà libre et solitaire!
+ Je serai ce soir ivre-mort;
+ Alors, sans peur et sans remord,
+ Je me coucherai sur la terre,
+
+ Et je dormirai comme un chien.
+ Le chariot aux lourdes roues
+ Chargé de pierres et de boues,
+ Le wagon enrayé peut bien
+
+ Ecraser ma tête coupable,
+ Ou me couper par le milieu,
+ Je m'en moque comme de Dieu,
+ Du Diable ou de la Sainte Table!
+
+
+
+
+ LE VIN DU SOLITAIRE
+
+
+ Le regard singulier d'une femme galante
+ Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
+ Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
+ Quand elle y veux baigner sa beauté nonchalante,
+
+ Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur,
+ Un baiser libertin de la maigre Adeline,
+ Les sons d'une musique énervante et câline,
+ Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,
+
+ Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
+ Les baumes pénétrants que ta panse féconde
+ Garde au coeur altéré du poète pieux;
+
+ Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,
+ --Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
+ Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.
+
+
+
+
+ LE VIN DES AMANTS
+
+
+ Aujourd'hui l'espace est splendide!
+ Sans mors, sans éperons, sans bride,
+ Partons à cheval sur le vin
+ Pour un ciel féerique et divin!
+
+ Comme deux anges que torture
+ Une implacable calenture,
+ Dans le bleu cristal du matin
+ Suivons le mirage lointain!
+
+ Mollement balancés sur l'aile
+ Du tourbillon intelligent,
+ Dans un délire parallèle,
+
+ Ma soeur, côte à côte nageant,
+ Nous fuirons sans repos ni trêves
+ Vers le paradis de mes rêves!
+
+
+
+
+ UNE MARTYRE
+
+ DESSIN D'UN MAITRE INCONNU
+
+
+ Au milieu des flacons, des étoffes lamées
+ Et des meubles voluptueux,
+ Des marbres, des tableaux, des robes parfumées
+ Qui trament à plis sompteux,
+
+ Dans une chambre tiède où, comme en une serre,
+ L'air est dangereux et fatal,
+ Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre,
+ Exhalent leur soupir final,
+
+ Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
+ Sur l'oreiller désaltéré
+ Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve
+ Avec l'avidité d'un pré.
+
+ Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre
+ Et qui nous enchaînent les yeux,
+ La tête, avec l'amas de sa crinière sombre
+ Et de ses bijoux précieux,
+
+ Sur la table de nuit, comme une renoncule,
+ Repose, et, vide de pensers,
+ Un regard vague et blanc comme le crépuscule
+ S'échappe des yeux révulsés.
+
+ Sur le lit, le tronc nu sans scrupule étale
+ Dans le plus complet abandon
+ La secrète splendeur et la beauté fatale
+ Dont la nature lui fit don;
+
+ Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe
+ Comme un souvenir est resté;
+ La jarretière, ainsi qu'un oeil secret qui flambe,
+ Darde un regard diamanté.
+
+ Le singulier aspect de cette solitude
+ Et d'un grand portrait langoureux,
+ Aux yeux provocateurs comme son attitude,
+ Révèle un amour ténébreux,
+
+ Une coupable joie et des fêtes étranges
+ Pleines de baisers infernaux.
+ Dont se réjouissait l'essaim de mauvais anges
+ Nageant dans les plis des rideaux;
+
+ Et cependant, à voir la maigreur élégante
+ De l'épaule au contour heurté,
+ La hanche un peu pointue et la taille fringante
+ Ainsi qu'an reptile irrité,
+
+ Elle est bien jeune encor!--Son âme exaspérée
+ Et ses sens par l'ennui mordus
+ S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée
+ Des désirs errants et perdus?
+
+ L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,
+ Malgré tant d'amour, assouvir,
+ Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante
+ L'immensité de son désir?
+
+ Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides
+ Te soulevant d'un bras fiévreux,
+ Dis-moi, tête effrayante, as-tu sur tes dents froides,
+ Collé les suprêmes adieux?
+
+ --Loin du monde railleur, loin de la foule impure,
+ Loin des magistrats curieux,
+ Dors en paix, dors en paix, étrange créature,
+ Dans ton tombeau mystérieux;
+
+
+ Ton époux court le monde, et ta forme immortelle
+ Veille près de lui quand il dort;
+ Autant que toi sans doute il te sera fidèle,
+ Et constant jusques à la mort.
+
+
+
+
+ FEMMES DAMNEES
+
+
+ Comme un bétail pensif sur le sable couchées,
+ Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,
+ Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées
+ Ont de douces langueurs et des frissons amers:
+
+ Les unes, coeurs épris des longues confidences,
+ Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,
+ Vont épelant l'amour des craintives enfances
+ Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;
+
+ D'autres, comme des soeurs, marchent lentes et graves
+ A travers les rochers pleins d'apparitions,
+ Où saint Antoine a vu surgir comme des laves
+ Les seins nus et pourprés de ses tentations;
+
+ Il en est, aux lueurs des résines croulantes,
+ Qui dans le creux muet des vieux antres païens
+ T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,
+ O Bacchus, endormeur des remords anciens!
+
+ Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,
+ Qui, recelant un fouet sous leurs longs vêtements,
+ Mêlent dans le bois sombre et les nuits solitaires
+ L'écume du plaisir aux larmes des tourments.
+
+ O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,
+ De la réalité grands esprits contempteurs,
+ Chercheuses d'infini, dévotes et satyres,
+ Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,
+
+ Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,
+ Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains,
+ Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,
+ Et les urnes d'amour dont vos grands coeurs sont pleins!
+
+
+
+
+ LES DEUX BONNES SOEURS
+
+
+ La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,
+ Prodigues de baisers et riches de santé,
+ Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles
+ Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.
+
+ Au poète sinistre, ennemi des familles.
+ Favori de l'enfer, courtisan mal renté,
+ Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles
+ Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.
+
+ Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes
+ Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes soeurs,
+ De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.
+
+ Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes?
+ O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,
+ Sur ses myrtes infects entre tes noirs cyprès?
+
+
+
+
+ ALLEGORIE
+
+
+ C'est une femme belle et de riche encolure,
+ Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.
+ Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,
+ Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.
+ Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,
+ Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,
+ Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté
+ De ce corps ferme et droit la rude majesté.
+ Elle marche en déesse et repose en sultane;
+ Elle a dans le plaisir la foi mahométane,
+ Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,
+ Elle appelle des yeux la race des humains.
+ Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde
+ Et pourtant nécessaire à la marche du monde,
+ Que la beauté du corps est un sublime don
+ Qui de toute infamie arrache le pardon;
+ Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,
+ Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,
+ Elle regardera la face de la Mort,
+ Ainsi qu'un nouveau-né,--sans haine et sans remord.
+
+
+
+
+ UN VOYAGE A CYTHERE
+
+
+ Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
+ Et planait librement à l'entour des cordages;
+ Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
+ Comme un ange enivré du soleil radieux.
+
+ Quelle est cette île triste et noire?--C'est Cythère,
+ Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
+ Eldorado banal de tous les vieux garçons.
+ Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.
+
+ --Il des doux secrets et des fêtes du coeur!
+ De l'antique Vénus le superbe fantôme
+ Au-dessus de tes mers plane comme un arome,
+ Et charge les esprits d'amour et de langueur.
+
+ Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
+ Vénérée à jamais par toute nation,
+ Où les soupirs des coeurs en adoration
+ Roulent comme l'encens sur un jardin de roses
+
+ Ou le roucoulement éternel d'un ramier
+ --Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,
+ Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.
+ J'entrevoyais pourtant un objet singulier;
+
+ Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,
+ Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
+ Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
+ Entre-bâillant sa robe aux brises passagères;
+
+ Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près
+ Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches
+ Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,
+ Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.
+
+ De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
+ Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
+ Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
+ Dans tous les coins saignants de cette pourriture;
+
+ Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
+ Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
+ Et ses bourreaux gorgés de hideuses délices
+ L'avaient à coups de bec absolument châtré.
+
+ Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
+ Le museau relevé, tournoyait et rôdait;
+ Une plus grande bête au milieu s'agitait
+ Comme un exécuteur entouré de ses aides.
+
+ Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,
+ Silencieusement tu souffrais ces insultes
+ En expiation de tes infâmes cultes
+ Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.
+
+ Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!
+ Je sentis à l'aspect de tes membres flottants,
+ Comme un vomissement, remonter vers mes dents
+ Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;
+
+ Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
+ J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
+ Des corbeaux lancinants et des panthères noires
+ Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.
+
+ --Le ciel était charmant, la mer était unie;
+ Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
+ Hélas! et j'avais, comme en un suair épais,
+ Le coeur enseveli dans cette allégorie.
+
+ Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout
+ Qu'un gibet symbolique où pendait mon image.
+ --Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage
+ De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût!
+
+
+
+
+ RÉVOLTE
+
+ ABEL ET CAÏN
+
+ I
+
+
+ Race d'Abel, dors, bois et mange:
+ Dieu le sourit complaisamment,
+
+ Race de Caïn, dans la fange
+ Rampe et meurs misérablement.
+
+ Race d'Abel, ton sacrifice
+ Flatte le nez du Séraphin!
+
+ Race de Caïn, ton supplice
+ Aura-t-il jamais une fin?
+
+ Race d'Abel, vois tes semailles
+ Et ton bétail venir à bien;
+
+ Race de Caïn, tes entrailles
+ Hurlent la faim comme un vieux chien.
+
+ Race d'Abel, chauffe ton ventre
+ A ton foyer patriarcal;
+
+ Race de Caïn, dans ton antre
+ Tremble de froid, pauvre chacal!
+ Race d'Abel, aime et pullule:
+ Ton or fait aussi des petits;
+
+ Race de Caïn, coeur qui brûle,
+ Prends garde à ces grands appétits.
+
+ Race d'Abel, tu croîs et broutes
+ Comme les punaises des bois!
+
+ Race de Caïn, sur les routes
+ Traîne ta famille aux abois.
+
+
+ II
+
+
+ Ah! race d'Abel, ta charogne
+ Engraissera le sol fumant!
+
+ Race de Caïn, ta besogne
+ N'est pas faite suffisamment;
+
+ Race d'Abel, voici ta honte:
+ Le fer est vaincu par l'épieu!
+
+ Race de Caïn, au ciel monte
+ Et sur la terre jette Dieu!
+
+
+
+
+ LES LITANIES DE SATAN
+
+
+ O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
+ Dieu trahi par le sort et privé de louanges,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,
+ Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
+ Guérisseur familier des angoisses humaines,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,
+ Enseignes par l'amour le goût du Paradis,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,
+ Engendras l'Espérance,--une folle charmante!
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
+ Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi qui sais en quel coin des terres envieuses
+ Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi dont l'oeil clair connaît les profonds arsenaux
+ Où dort enseveli le peuple des métaux,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi dont la large main cache les précipices
+ Au somnambule errant au bord des édifices,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
+ De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,
+ Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre.
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,
+ Sur le front du Crésus impitoyable et vil,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles
+ Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Bâton des exilés, lampe des inventeurs,
+ Confesseur des pendus et des conspirateurs,
+
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+ Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère
+ Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père,
+ O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+
+
+
+ PRIÈRE
+
+
+ Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
+ Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
+ De l'Enfer où, vaincu, tu rêves en silence!
+ Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,
+ Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front
+ Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront!
+
+
+
+
+ LA MORT
+
+ LA MORT DES AMANTS
+
+
+ Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
+ Des divans profonds comme des tombeaux,
+ Et d'étranges fleurs sur des étagères,
+ Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.
+
+ Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
+ Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
+ Qui réfléchiront leurs doubles lumières
+ Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
+
+ Un soir fait de rose et de bleu mystique,
+ Nous échangerons un éclair unique,
+ Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;
+
+ Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,
+ Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
+ Les miroirs ternis et les flammes mortes.
+
+
+
+
+ LA MORT DES PAUVRES
+
+
+ C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre;
+ C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
+ Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
+ Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir;
+
+ A travers la tempête, et la neige et le givre,
+ C'est la clarté vibrante à notre horizon noir;
+ C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
+ Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;
+
+ C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
+ Le sommeil et le don des rêves extatiques,
+ Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;
+
+ C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,
+ C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
+ C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!
+
+
+
+
+ LE REVE D'UN CURIEUX
+
+
+ Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,
+ Et de toi fais-tu dire: « Oh! l'homme singulier! »
+ --J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse,
+ Désir mêlé d'horreur, un mal particulier;
+
+ Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.
+ Plus allait se vidant le fatal sablier,
+ Plus ma torture était âpre et délicieuse;
+ Tout mon coeur s'arrachait au monde familier.
+
+ J'étais comme l'enfant avide du spectacle,
+ Haïssant le rideau comme on hait un obstacle...
+ Enfin la vérité froide se révéla:
+
+ J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore
+ M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela?
+ La toile était levée et j'attendais encore.
+
+
+
+
+ LE VOYAGE
+
+ A MAXIME DU CAMP
+
+ I
+
+
+ Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
+ L'univers est égal à son vaste appétit.
+ Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes!
+ Aux yeux du souvenir que le monde est petit!
+
+ Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
+ Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
+ Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
+ Berçant notre infini sur le fini des mers:
+
+ Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme;
+ D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
+ Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,
+ La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
+
+ Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent
+ D'espace et de lumière et de cieux embrasés;
+ La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
+ Effacent lentement la marque des baisers.
+
+ Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
+ Pour partir; coeurs légers, semblables aux ballons,
+ De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
+ Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!
+
+ Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
+ Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,
+ De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
+ Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!
+
+
+ II
+
+
+ Nous imitons, horreur! la toupie et la boule
+ Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils
+ La Curiosité nous tourmente et nous roule,
+ Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
+
+ Singulière fortune où le but se déplace,
+ Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où!
+ Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,
+ Pour trouver le repos court toujours comme un fou!
+
+ Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie;
+ Une voix retentit sur le pont: « Ouvre l'oeil! »
+ Une voix de la hune, ardente et folle, crie:
+ « Amour... gloire... bonheur! » Enfer! c'est un écueil!
+
+ Chaque îlot signalé par l'homme de vigie
+ Est un Eldorado promis par le Destin;
+ L'Imagination qui dresse son orgie
+ Ne trouve qu'un récit aux clartés du matin.
+
+ O le pauvre amoureux des pays chimériques!
+ Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
+ Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques
+ Dont le mirage rend le gouffre plus amer?
+
+ Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
+ Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis;
+ Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
+ Partout où la chandelle illumine un taudis.
+
+
+ III
+
+
+ Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires
+ Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!
+ Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
+ Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.
+
+ Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!
+ Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
+ Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
+ Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.
+
+ Dites, qu'avez-vous vu?
+
+
+ IV
+
+
+ « Nous avons vu des astres
+ Et des flots; nous avons vu des sables aussi;
+ Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
+ Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
+
+ La gloire du soleil sur la mer violette,
+ La gloire des cités dans le soleil couchant,
+ Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
+ De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
+
+ Les plus riches cités, les plus grands paysages,
+ Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
+ De ceux que le hasard fait avec les nuages,
+ Et toujours le désir nous rendait soucieux!
+
+ --La jouissance ajoute au désir de la force.
+ Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,
+ Cependant que grossit et durcit ton écorce,
+ Tes branches veulent voir le soleil de plus près!
+
+ Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
+ Que le cyprès?--Pourtant nous avons, avec soin,
+ Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
+ Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!
+
+ Nous avons salué des idoles à trompe;
+ Des trônes constellés de joyaux lumineux;
+ Des palais ouvragés dont la féerique pompe
+ Serait pour vos banquiers un rêve ruineux;
+
+ Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;
+ Des femmes dont les dents et les ongles sont teints
+ Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »
+
+
+ V
+
+ Et puis, et puis encore?
+
+
+ VI
+
+
+ « O cerveaux enfantins!
+ Pour ne pas oublier la chose capitale,
+ Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,
+ Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
+ Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché:
+
+ La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
+ Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût:
+ L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
+ Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout;
+
+ Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;
+ La fête qu'assaisonne et parfume le sang;
+ Le poison du pouvoir énervant le despote,
+ Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;
+
+ Plusieurs religions semblables à la nôtre,
+ Toutes escaladant le ciel; la Sainteté,
+ Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
+ Dans les clous et le crin cherchant la volupté;
+
+ L'Humanité bavarde, ivre de son génie,
+ Et, folle maintenant comme elle était jadis,
+ Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:
+ « O mon semblable, ô mon maître, je te maudis! »
+
+ Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
+ Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
+ Et se réfugiant dans l'opium immense!
+ --Tel est du globe entier l'éternel bulletin. »
+
+
+ VII
+
+
+ Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!
+ Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
+ Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image;
+ Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui!
+
+ Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;
+ Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
+ Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
+ Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit,
+
+ Comme le Juif errant et comme les apôtres,
+ A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
+ Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres
+ Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
+
+ Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
+ Nous pourrons espérer et crier: En avant!
+ De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,
+ Les yeux fixés an large et les cheveux au vent,
+
+ Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
+ Avec le coeur joyeux d'un jeune passager.
+ Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
+ Qui chantent: « Par ici! vous qui voulez manger
+
+ Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange
+ Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim;
+ Venez vous enivrer de la couleur étrange
+ De cette après-midi qui n'a jamais de fin? »
+
+ A l'accent familier nous devinons le spectre;
+ Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
+ « Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Electre! »
+ Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
+
+
+ VIII
+
+
+ O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!
+ Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!
+ Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
+ Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons!
+
+ Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte!
+ Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
+ Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?
+ Au fond de l'Inconnu pour trouver du _nouveau!_
+
+
+
+
+ PIÈCES CONDAMNÉES
+
+ LES BIJOUX
+
+
+ La très chère était nue, et, connaissant mon coeur,
+ Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
+ Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
+ Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures
+
+ Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
+ Ce monde rayonnant de métal et de pierre
+ Me ravit en extase, et j'aime avec fureur
+ Les choses où le son se mêle à la lumière.
+
+ Elle était donc couchée, et se laissait aimer,
+ Et du haut du divan elle souriait d'aise
+ A mon amour profond et doux comme la mer
+ Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
+
+ Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
+ D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,
+ Et la candeur unie à la lubricité
+ Donnait un charme neuf à ses métamorphoses.
+
+ Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
+ Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
+ Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;
+ Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne
+
+ S'avançaient plus câlins que les anges du mal,
+ Pour troubler le repos où mon âme était mise,
+ Et pour la déranger du rocher de cristal,
+ Où calme et solitaire elle s'était assise.
+
+ Je croyais voir unis par un nouveau dessin
+ Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
+ Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
+ Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe!
+
+ --Et la lampe s'étant résignée à mourir,
+ Comme le foyer seul illuminait la chambre,
+ Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
+ Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!
+
+
+
+
+ LE LETHE
+
+
+ Viens sur mon coeur, âme cruelle et sourde,
+ Tigre adoré, monstre aux airs indolents;
+ Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
+ Dans l'épaisseur de ta crinière lourde;
+
+ Dans tes jupons remplis de ton parfum
+ Ensevelir ma tête endolorie,
+ Et respirer, comme une fleur flétrie,
+ Le doux relent de mon amour défunt.
+
+ Je veux dormir! dormir plutôt que vivre!
+ Dans un sommeil, douteux comme la mort,
+ J'étalerai mes baisers sans remord
+ Sur ton beau corps poli comme le cuivre.
+
+ Pour engloutir mes sanglots apaisés
+ Rien ne me vaut l'abîme de ta couche;
+ L'oubli puissant habite sur ta bouche,
+ Et le Léthé coule dans tes baisers.
+
+ A mon destin, désormais mon délice,
+ J'obéirai comme un prédestiné;
+ Martyr docile, innocent condamné,
+ Dont la ferveur attise le supplice,
+
+ Je sucerai, pour noyer ma rancoeur,
+ Le népenthès et la bonne ciguë
+ Aux bouts charmants de cette gorge aiguë
+ Qui n'a jamais emprisonné de coeur.
+
+
+
+
+ A CELLE QUI EST TROP GAIE
+
+
+ Ta tête, ton geste, ton air
+ Sont beaux comme un beau paysage;
+ Le rire joue en ton visage
+ Comme un vent frais dans un ciel clair.
+
+ Le passant chagrin que tu frôles
+ Est ébloui par la santé
+ Qui jaillit comme une clarté
+ De tes bras et de tes épaules.
+
+ Les retentissantes couleurs
+ Dont tu parsèmes tes toilettes
+ Jettent dans l'esprit des poètes
+ L'image d'un ballet de fleurs.
+
+ Ces robes folles sont l'emblème
+ De ton esprit bariolé;
+ Folle dont je suis affolé,
+ Je te hais autant que je t'aime!
+
+ Quelquefois dans un beau jardin,
+ Où je traînais mon atonie,
+ J'ai senti comme une ironie
+ Le soleil déchirer mon sein;
+
+ Et le printemps et la verdure
+ Ont tant humilié mon coeur
+ Que j'ai puni sur une fleur
+ L'insolence de la nature.
+
+ Ainsi, je voudrais, une nuit,
+ Quand l'heure des voluptés sonne,
+ Vers les trésors de ta personne
+ Comme un lâche ramper sans bruit,
+
+ Pour châtier ta chair joyeuse,
+ Pour meurtrir ton sein pardonné,
+ Et faire à ton flanc étonné
+ Une blessure large et creuse,
+
+ Et, vertigineuse douceur!
+ A travers ces lèvres nouvelles,
+ Plus éclatantes et plus belles,
+ T'infuser mon venin, ma soeur!
+
+
+
+
+ LESBOS
+
+
+ Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
+ Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux,
+ Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
+ Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,
+ --Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
+
+ Lesbos, où les baisers sont comme les cascades
+ Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds
+ Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
+ --Orageux et secrets, fourmillants et profonds;
+ Lesbos, où les baisers sont comme les cascades!
+
+ Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,
+ Où jamais un soupir ne resta sans écho,
+ A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent,
+ Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho!
+ --Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent.
+
+ Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
+ Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté,
+ Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,
+ Caressent les fruits mûrs de leur nubilité,
+ Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
+
+ Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère;
+ Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,
+ Reine du doux empire, aimable et noble terre,
+ Et des raffinements toujours inépuisés.
+ Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère.
+
+ Tu tires ton pardon de l'éternel martyre
+ Infligé sans relâche aux coeurs ambitieux
+ Qu'attiré loin de nous le radieux sourire
+ Entrevue vaguement au bord des autres cieux;
+ Tu tires ton pardon de l'éternel martyre!
+
+ Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge,
+ Et condamner ton front pâli dans les travaux,
+ Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge
+ De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux?
+ Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?
+
+ Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
+ Vierges au coeur sublime, honneur de l'archipel,
+ Votre religion comme une autre est auguste,
+ Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!
+ --Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
+
+ Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre
+ Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,
+ Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère
+ Des rires effrénés mêlés au sombre pleur;,
+ Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,
+
+ Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
+ Comme une sentinelle, à l'oeil perçant et sûr,
+ Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,
+ Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,
+ --Et depuis lors je veille au sommet de Leucate
+
+ Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
+ Et parmi les sanglots dont le roc retentit
+ Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne
+ Le cadavre adoré de Sapho qui partit
+ Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!
+
+ De la mâle Sapho, l'amante et le poète,
+ Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs!
+ --L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachette
+ Le cercle ténébreux tracé par les douleurs
+ De la mâle Sapho, l'amante et le poète!
+
+ --Plus belle que Vénus se dressant sur le monde
+ Et versant les trésors de sa sérénité
+ Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
+ Sur le vieil Océan de sa fille enchanté;
+ Plus belle que Vénus se dressant sur le monde!
+
+ --De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,
+ Quand, insultant le rite et le culte inventé,
+ Elle fit son beau corps la pâture suprême
+ D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété
+ De Sapho qui mourut le jour de son blasphème.
+
+ Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
+ Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers,
+ S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente
+ Que poussent vers les deux ses rivages déserts.
+ Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!
+
+
+
+
+ FEMMES DAMNEES
+
+
+ A la pâle clarté des lampes languissantes,
+ Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur,
+ Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
+ Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
+
+ Elle cherchait d'un oeil troublé par la tempête
+ De sa naïveté le ciel déjà lointain,
+ Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête
+ Vers les horizons bleus dépassés le matin.
+
+ De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
+ L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,
+ Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
+ Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
+
+ Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie,
+ Delphine la couvait avec des yeux ardents,
+ Comme un animal fort qui surveille une proie,
+ Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.
+
+ Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
+ Superbe, elle humait voluptueusement
+ Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle
+ Comme pour recueillir un doux remercîment.
+
+ Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime
+ Le cantique muet que chante le plaisir
+ Et cette gratitude infinie et sublime
+ Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir:
+
+ --« Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses?
+ Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir
+ L'holocauste sacré de tes premières roses
+ Aux souffles violents qui pourraient les flétrir?
+
+ Mes baisers sont légers comme ces éphémères
+ Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
+ Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
+ Comme des chariots ou des socs déchirants;
+
+ Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
+ De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié...
+ Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage,
+ Toi, mon âme et mon coeur, mon tout et ma moitié,
+
+ Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles!
+ Pour un de ces regards charmants, baume divin,
+ Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,
+ Et je t'endormirai dans un rêve sans fin! »
+
+ Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête:
+ --« Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
+ Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,
+ Comme après un nocturne et terrible repas.
+
+ Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes
+ Et de noirs bataillons de fantômes épars,
+ Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
+ Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.
+
+ Avons-nous donc commis une action étrange?
+ Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi:
+ Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange!
+ Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
+
+ Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée,
+ Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection,
+ Quand même tu serais une embûche dressée,
+ Et le commencement de ma perdition! »
+
+ Delphine secouant sa crinière tragique,
+ Et comme trépignant sur le trépied de fer,
+ L'oeil fatal, répondit d'une voix despotique:
+ --« Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?
+
+ Maudit soit à jamais le rêveur inutile,
+ Qui voulut le premier dans sa stupidité,
+ S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,
+ Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté!
+
+ Celui qui veut unir dans un accord mystique
+ L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
+ Ne chauffera jamais son corps paralytique
+ A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour!
+
+ Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide;
+ Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers;
+ Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,
+ Tu me rapporteras tes seins stigmatisés;
+
+ On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître! »
+ Mais l'enfant, épanchant une immense douleur,
+ Cria soudain: « Je sens s'élargir dans mon être
+ Un abîme béant; cet abîme est mon coeur,
+
+ Brûlant comme un volcan, profond comme le vide;
+ Rien ne ressasiera ce monstre gémissant
+ Et ne refraîchira la choif de l'Euménide,
+ Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.
+
+ Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,
+ Et que la lassitude amène le repos!
+ Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,
+ Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux. »
+
+ Descendez, descendez, lamentables victimes,
+ Descendez le chemin de l'enfer éternel;
+ Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes,
+ Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,
+
+ Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage;
+ Ombres folles, courez au but de vos désirs;
+ Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
+ Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.
+
+ Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes;
+ Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
+ Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes
+ Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.
+
+ L'âpre stérilité de votre jouissance
+ Altère votre soif et roidit votre peau,
+ Et le vent furibond de la concupiscence
+ Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.
+
+ Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
+ A travers les déserts courez comme les loups;
+ Faites votre destin, âmes désordonnées,
+ Et fuyez l'infini que vous portez en vous!
+
+
+
+
+ LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE
+
+
+ La femme cependant de sa bouche de fraise,
+ En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,
+ Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
+ Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc:
+ --« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science
+ De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.
+ Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants
+ Et fais rire les vieux du rire des enfants.
+ Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
+ La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!
+ Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
+ Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés,
+ Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,
+ Timide et libertine, et fragile et robuste,
+ Que sur ces matelas qui se pâme d'émoi
+ Les Anges impuissants se damneraient pour moi! »
+
+ Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
+ Et que languissamment je me tournai vers elle
+ Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus
+ Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!
+ Je fermai les deux yeux dans ma froide épouvante,
+ Et, quand je les rouvris à la clarté vivante,
+ A mes côtés, au lieu du mannequin puissant
+ Qui semblait avoir fait provision de sang,
+ Tremblaient confusément des débris de squelette,
+ Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette
+ Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,
+ Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.
+
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+
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+<!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=ISO-8859-1">
+<title>The Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, par Charles Baudelaire</title>
+</head>
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+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Fleurs du Mal
+
+Author: Charles Baudelaire
+
+Posting Date: September 11, 2012 [EBook #6099]
+Release Date: July, 2004
+First Posted: November 5, 2002
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL ***
+
+
+
+
+Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland,
+Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team.
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+
+
+<h1>
+LES FLEURS DU MAL</h1>
+
+<h2>
+par</h2>
+
+<h2>
+CHARLES BAUDELAIRE</h2>
+
+<p>
+<i>Pr&eacute;face par Henry FRICHET</i></p>
+
+
+
+<p>[Illustration]</p>
+
+<h2>
+PR&Eacute;FACE</h2>
+
+
+<p>
+Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien &eacute;l&egrave;ve
+de l'&eacute;cole des Chartes, qui s'&eacute;tait fait &eacute;diteur par go&ucirc;t pour les
+raffinements typographiques et pour la litt&eacute;rature qu'il jugeait en
+&eacute;rudit et en artiste beaucoup plus qu'en commer&ccedil;ant; aussi bien ne fit-
+il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis
+longtemps tr&egrave;s recherch&eacute;s des bibliophiles.</p>
+
+<p>
+Les po&eacute;sies de Baudelaire diss&eacute;min&eacute;es un peu partout dans les petits
+journaux d'avant-garde comme le <i>Corsaire</i> et jusque dans la grave
+<i>Revue des Deux-Mondes,</i> n'avaient point encore, en 1857, &eacute;t&eacute;
+r&eacute;unies en volume. Poulet-Malassis, que le g&eacute;nie original de Baudelaire
+enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de <i>Fleurs du
+Mal,</i> titre neuf, audacieux, longtemps cherch&eacute; et trouv&eacute; enfin non
+point par Baudelaire ni par l'&eacute;diteur, mais par Hippolyte Babou.</p>
+
+<p>
+Les <i>Fleurs du Mal</i> se pr&eacute;sentaient comme un bouquet po&eacute;tique
+compos&eacute; de fleurs rares et v&eacute;n&eacute;neuses d'un parfum encore ignor&eacute;. Ce fut
+un succ&egrave;s--succ&egrave;s d'ailleurs pr&eacute;par&eacute; par la <i>Revue des Deux-
+Mondes</i> qui, en accueillant un an auparavant quelques po&eacute;sies de
+Baudelaire, avait mis sa responsabilit&eacute; &agrave; couvert par une note
+singuli&egrave;rement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait
+fort &agrave; une r&eacute;clame d&eacute;guis&eacute;e:</p>
+
+<p>
+&laquo; Ce qui nous para&icirc;t ici m&eacute;riter l'int&eacute;r&ecirc;t, disait-elle, c'est
+l'expression vive, curieuse, m&ecirc;me dans sa violence, de quelques
+d&eacute;faillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni
+les discuter, on doit tenir &agrave; conna&icirc;tre comme un des signes de notre
+temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas o&ugrave; la publicit&eacute;
+n'est pas seulement un encouragement, o&ugrave; elle peut avoir l'influence
+d'un conseil utile et appeler le vrai talent &agrave; se d&eacute;gager, &agrave; se
+fortifier, en &eacute;largissant ses voies, en &eacute;tendant son horizon. &raquo;</p>
+
+<p>
+C'&eacute;tait se m&eacute;prendre &eacute;trangement que de compter sur la publicit&eacute; pour
+amener Baudelaire &agrave; r&eacute;sipiscence; le parquet imp&eacute;rial ne prit pas tant
+de m&eacute;nagements. Le livre &agrave; peine paru, fut d&eacute;f&eacute;r&eacute; aux tribunaux. Tandis
+que Baudelaire se h&acirc;tait de recueillir en brochure les articles
+justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau,
+etc..., il sollicitait l'amiti&eacute; de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout
+r&eacute;cemment poursuivi pour avoir &eacute;crit <i>Madame Bovary</i>), des moyens
+de d&eacute;fense dont les minutes ont &eacute;t&eacute; conserv&eacute;es et dont il transmettait
+la teneur &agrave; son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le r&eacute;quisitoire de M.
+Pinard (alors avocat g&eacute;n&eacute;ral et plus tard ministre de l'Int&eacute;rieur), le
+d&eacute;lit d'offense &agrave; la morale religieuse fut &eacute;cart&eacute;, mais en raison de la
+pr&eacute;vention d'outrage &agrave; la morale publiques et aux bonnes moeurs, la
+Cour pronon&ccedil;a la suppression de six pi&egrave;ces: <i>Lesbos, Femmes damn&eacute;es,
+le Leth&eacute;, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les M&eacute;tamorphoses du
+Vampire,</i> et la condamnation &agrave; une amende de l'auteur et de
+l'&eacute;diteur (21 ao&ucirc;t 1857).</p>
+
+<p>
+Le dommage mat&eacute;riel ne fut pas consid&eacute;rable pour Malassis; l'&eacute;dition
+&eacute;tait presque &eacute;puis&eacute;e lors de la saisie.</p>
+
+<p>
+Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouv&eacute; dans ses
+papiers le brouillon de divers projets de pr&eacute;faces qu'il abandonna lors
+de la r&eacute;impression &agrave; la fois diminu&eacute;e et augment&eacute;e des <i>Fleurs du
+Mal</i> en 1861. Cette mutilation de sa pens&eacute;e par autorit&eacute; de justice
+avait eu pour r&eacute;sultat de rendre les directeurs de journaux et de
+revues tr&egrave;s m&eacute;fiants &agrave; son &eacute;gard, lorsqu'il leur pr&eacute;sentait quelques
+pages de prose ou des po&eacute;sies nouvelles; sa situation p&eacute;cuniaire s'en
+ressentit. Il travaillait lentement, &agrave; ses heures, toujours pr&eacute;occup&eacute;
+d'atteindre l'id&eacute;ale perfection et ne traitant d'ailleurs que des
+sujets auxquels le grand public &eacute;tait alors (encore plus
+qu'aujourd'hui) compl&egrave;tement &eacute;tranger.</p>
+
+<p>
+Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils
+acad&eacute;miques laiss&eacute;s vacants par la mort de Scribe et du P&egrave;re
+Lacordaire, il &eacute;tait, dans sa pens&eacute;e, de protester ainsi contre la
+condamnation des <i>Fleurs du Mal.</i> L'insucc&egrave;s de Baudelaire &agrave;
+l'Acad&eacute;mie n'&eacute;tait pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de
+Vigny et Sainte-Beuve, lui conseill&egrave;rent de se d&eacute;sister, ce qu'il fit
+d'ailleurs en des termes dont on appr&eacute;cia la modestie et la convenance.</p>
+
+<p>
+On a beaucoup parl&eacute; de la vie douloureuse de Baudelaire: manque
+d'argent, sant&eacute; pr&eacute;caire, absence de tendresse f&eacute;minine, car sa
+ma&icirc;tresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son &laquo;
+vase de tristesse &raquo;, n'&eacute;tait qu'une sotte dont le c&oelig;ur et la pens&eacute;e
+&eacute;taient loin de lui. Son seul esprit, son m&eacute;chant esprit &eacute;tait de
+tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle &eacute;tait
+charmante, nous dit Th&eacute;odore de Banville, &laquo; elle portait bien sa brune
+t&ecirc;te ing&eacute;nue et superbe, couronn&eacute;e d'une chevelure violemment crespel&eacute;e
+et dont la d&eacute;marche de reine pleine d'une gr&acirc;ce farouche, avait &agrave; la
+fois quelque chose de divin et de bestial &raquo;. Et Banville ajoute: &laquo;
+Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
+fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
+disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est l&agrave;
+peut-&ecirc;tre le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
+d&eacute;tonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
+beaut&eacute;; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
+s'&eacute;tonne d'&ecirc;tre ador&eacute;e au m&ecirc;me titre qu'une belle chatte. &raquo;</p>
+
+<p>
+Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beaut&eacute;,
+car depuis longtemps, peut-&ecirc;tre depuis toujours, il avait senti qu'il
+&eacute;tait seul aupr&egrave;s d'elle, que les hommes sont irr&eacute;vocablement seuls.
+Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
+m&ecirc;mes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
+sa sensibilit&eacute; &eacute;tait d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
+apparente. Rien ne la r&eacute;v&eacute;lait. Il avait l'air froid, quelque peu
+distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
+&eacute;paisse chevelure sombre, son &eacute;l&eacute;gance, son intelligence,
+l'enchantement de sa voix chaude et bien timbr&eacute;e, plus encore que son
+&eacute;loquence naturelle qui lui faisait d&eacute;velopper des paradoxes avec une
+magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magn&eacute;tisme personnel
+qui se d&eacute;gageait de toutes les impressions refoul&eacute;es au-dedans de lui,
+le rendaient extr&ecirc;mement s&eacute;duisant. H&eacute;las! toutes ces belles qualit&eacute;s
+ne le servirent point--du moins financi&egrave;rement--il ignorait l'art de
+monnayer son g&eacute;nie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
+il se trouva desservi par sa fiert&eacute;, sa d&eacute;licatesse, par le meilleur de
+lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>
+Baudelaire habitait dans l'&icirc;le Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
+vieil et triste h&ocirc;tel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
+nostalgiques. Il avait choisi l&agrave; un appartement compos&eacute; de plusieurs
+pi&egrave;ces tr&egrave;s hautes de plafond et dont les fen&ecirc;tres s'ouvraient sur le
+fleuve qui roule ses eaux glauques et indiff&eacute;rentes au milieu de la vie
+morbide et fi&eacute;vreuse. Les pi&egrave;ces &eacute;taient tapiss&eacute;es d'un papier aux
+larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
+s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles &eacute;taient
+antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
+invitaient &agrave; la r&ecirc;verie. Aux murs des lithographies et des tableaux
+sign&eacute;s de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
+alors, mais que se disputeraient aujourd'hui &agrave; coups de millions les
+princes de la finance am&eacute;ricaine.</p>
+
+<p>
+Au temps de Baudelaire, c'est-&agrave;-dire vers le milieu du dix-neuvi&egrave;me
+si&egrave;cle, l'&icirc;le Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
+r&eacute;gnait &agrave; travers ses rues et ses quais &agrave; certaines villes de province
+o&ugrave; l'on va nu-t&ecirc;te chez le voisin, o&ugrave; l'on s'attarde &agrave; bavarder au
+seuil des maisons et &agrave; y prendre le frais par les beaux soirs d'&eacute;t&eacute; &agrave;
+l'heure o&ugrave; la nuit tombe. Artistes et &eacute;crivains allaient se dire
+bonjour sans quitter leur costume d'int&eacute;rieur et fl&acirc;naient en n&eacute;glig&eacute;
+sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement d&eacute;serts que
+c'&eacute;tait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Un jour, Baudelaire, coiff&eacute; uniquement de sa noire chevelure, prenait
+un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de d&eacute;licieuses
+pommes de terre frites qu'il prenait une &agrave; une dans un cornet de
+papier, lorsque vinrent &agrave; passer en cal&egrave;che d&eacute;couverte de tr&egrave;s grandes
+dames amies de sa m&egrave;re, l'ambassadrice, et qui s'amus&egrave;rent beaucoup &agrave;
+voir ainsi le po&egrave;te picorer une nourriture aussi d&eacute;mocratique. L'une
+d'elles, une duchesse, fit arr&ecirc;ter la voiture et appela Baudelaire.</p>
+
+<p>
+--&laquo; C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez l&agrave;?</p>
+
+<p>
+--Go&ucirc;tez, madame, dit le po&egrave;te en faisant les honneurs de son cornet de
+pommes de terre frites avec une gr&acirc;ce supr&ecirc;me. &raquo;</p>
+
+<p>
+Et il les amusa si bien par ce r&eacute;gal inattendu et par sa conversation
+qu'elles seraient rest&eacute;es l&agrave; jusqu'&agrave; la fin du monde.</p>
+
+<p>
+Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
+salon d'une vieille parente &agrave; elle, lui demanda si elle n'aurait pas
+l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.</p>
+
+<p>
+--&laquo; Non, madame, r&eacute;pondit finement le po&egrave;te, car elles sont, en effet,
+tr&egrave;s bonnes, mais seulement la premi&egrave;re fois qu'on en mange. &raquo;</p>
+
+<p>
+Cette petite anecdote racont&eacute;e par les historiens du po&egrave;te est devenue
+classique; mais nous n'avons pu r&eacute;sister au plaisir de la r&eacute;p&eacute;ter ici.</p>
+
+<p>
+Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laiss&eacute;e par son p&egrave;re
+avait &eacute;t&eacute; d&eacute;vor&eacute;e rapidement, fut toujours plein de d&eacute;licatesse et dou&eacute;
+de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
+Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
+&eacute;tat maladif, rendirent lamentables les derni&egrave;res ann&eacute;es du po&egrave;te.
+Frapp&eacute; de paralysie g&eacute;n&eacute;rale, ayant perdu la m&eacute;moire des mots, apr&egrave;s
+une longue agonie, il s'&eacute;teignit &agrave; quarante-six ans. Sa m&egrave;re et son ami
+Charles Asselineau &eacute;taient &agrave; son chevet. Ses &oelig;uvres lui ont surv&eacute;cu,
+mais la place d'honneur qu'il m&eacute;ritait par son g&eacute;nie parmi les
+romantiques ne lui fut vraiment accord&eacute;e qu'&agrave; l'aube de ce si&egrave;cle. On
+l'avait tenu jusqu'alors pour un tr&egrave;s habile ciseleur de phrases, le
+Benvenuto Cellini des vers, mais c'&eacute;tait presque un incompris, un
+n&eacute;vros&eacute;.</p>
+
+<p>
+Il commen&ccedil;a, dit-on, par &eacute;tonner les sots, mais il devait &eacute;tonner bien
+davantage les gens d'esprit en laissant &agrave; la post&eacute;rit&eacute; ce livre
+immortel: <i>les Fleurs du Mal.</i></p>
+
+
+<p>
+Henry FRICHET.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+AU LECTEUR</h2>
+
+
+<p>
+La sottise, l'erreur, le p&eacute;ch&eacute;, la l&eacute;sine,<br>
+Occupent nos esprits et travaillent nos corps,<br>
+Et nous alimentons nos aimables remords,<br>
+Comme les mendiants nourrissent leur vermine.</p>
+
+<p>
+Nos p&eacute;ch&eacute;s sont t&ecirc;tus, nos repentirs sont l&acirc;ches,<br>
+Nous nous faisons payer grassement nos aveux,<br>
+Et nous rentrons ga&icirc;ment dans le chemin bourbeux,<br>
+Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.</p>
+
+<p>
+Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trism&eacute;giste<br>
+Qui berce longuement notre esprit enchant&eacute;,<br>
+Et le riche m&eacute;tal de notre volont&eacute;<br>
+Est tout vaporis&eacute; par ce savant chimiste.</p>
+
+<p>
+C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!<br>
+Aux objets r&eacute;pugnants nous trouvons des appas;<br>
+Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,<br>
+Sans horreur, &agrave; travers des t&eacute;n&egrave;bres qui puent.</p>
+
+<p>
+Ainsi qu'un d&eacute;bauch&eacute; pauvre qui baise et mange<br>
+Le sein martyris&eacute; d'une antique catin,<br>
+Nous volons au passage un plaisir clandestin<br>
+Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.</p>
+
+<p>
+Serr&eacute;, fourmillant, comme un million d'helminthes,<br>
+Dans nos cerveaux ribote un peuple de D&eacute;mons,<br>
+Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons<br>
+Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.</p>
+
+<p>
+Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,<br>
+N'ont pas encore brod&eacute; de leurs plaisants desseins<br>
+Le canevas banal de nos piteux destins,<br>
+C'est que notre &acirc;me, h&eacute;las! n'est pas assez hardie.</p>
+
+<p>
+Mais parmi les chacals, les panth&egrave;res, les lices,<br>
+Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,<br>
+Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants<br>
+Dans la m&eacute;nagerie inf&acirc;me de nos vices,</p>
+
+<p>
+Il en est un plus laid, plus m&eacute;chant, plus immonde!<br>
+Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,<br>
+Il ferait volontiers de la terre un d&eacute;bris<br>
+Et dans un b&acirc;illement avalerait le monde;</p>
+
+<p>
+C'est l'Ennui!--L'&oelig;il charg&eacute; d'un pleur involontaire,<br>
+Il r&ecirc;ve d'&eacute;chafauds en fumant son houka.<br>
+Tu le connais, lecteur, ce monstre d&eacute;licat,<br>
+--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon fr&egrave;re!</p>
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SPLEEN ET ID&Eacute;AL</h2>
+<p>
+BENEDICTION</p>
+
+
+<p>
+Lorsque, par un d&eacute;cret des puissances supr&ecirc;mes,<br>
+Le Po&egrave;te appara&icirc;t en ce monde ennuy&eacute;,<br>
+Sa m&egrave;re &eacute;pouvant&eacute;e et pleine de blasph&egrave;mes<br>
+Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en piti&eacute;:</p>
+
+<p>
+&laquo; Ah! que n'ai-je mis bas tout un n&oelig;ud de vip&egrave;res,<br>
+Plut&ocirc;t que de nourrir cette d&eacute;rision!<br>
+Maudite soit la nuit aux plaisirs &eacute;ph&eacute;m&egrave;res<br>
+O&ugrave; mon ventre a con&ccedil;u mon expiation!</p>
+
+<p>
+&laquo; Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes<br>
+Pour &ecirc;tre le d&eacute;go&ucirc;t de mon triste mari,<br>
+Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,<br>
+Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,</p>
+
+<p>
+&laquo; Je ferai rejaillir la haine qui m'accable<br>
+Sur l'instrument maudit de tes m&eacute;chancet&eacute;s,<br>
+Et je tordrai si bien cet arbre mis&eacute;rable,<br>
+Qu'il ne pourra poussa ses boutons empest&eacute;s! &raquo;</p>
+
+<p>
+Elle ravale ainsi l'&eacute;cume de sa haine,<br>
+Et, ne comprenant pas les desseins &eacute;ternels,<br>
+Elle-m&ecirc;me pr&eacute;pare au fond de la G&eacute;henne<br>
+Les b&ucirc;chers consacr&eacute;s aux crimes maternels.</p>
+
+<p>
+Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,<br>
+L'Enfant d&eacute;sh&eacute;rit&eacute; s'enivre de soleil,<br>
+Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange<br>
+Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.</p>
+
+<p>
+Il joue avec le vent, cause avec le nuage<br>
+Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;<br>
+Et l'Esprit qui le suit dans son p&egrave;lerinage<br>
+Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.</p>
+
+<p>
+Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,<br>
+Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillit&eacute;,<br>
+Cherchent &agrave; qui saura lui tirer une plainte,<br>
+Et font sur lui l'essai de leur f&eacute;rocit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Dans le pain et le vin destin&eacute;s &agrave; sa bouche<br>
+Ils m&ecirc;lent de la cendre avec d'impurs crachats;<br>
+Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,<br>
+Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.</p>
+
+<p>
+Sa femme va criant sur les places publiques:<br>
+&laquo; Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,<br>
+Je ferai le m&eacute;tier des idoles antiques,<br>
+Et comme elles je veux me faire redorer;</p>
+
+<p>
+&laquo; Et je me so&ucirc;lerai de nard, d'encens, de myrrhe,<br>
+De g&eacute;nuflexions, de viandes et de vins,<br>
+Pour savoir si je puis dans un c&oelig;ur qui m'admire<br>
+Usurper en riant les hommages divins!</p>
+
+<p>
+&laquo; Et, quand je m'ennu&icirc;rai de ces farces impies,<br>
+Je poserai sur lui ma fr&ecirc;le et forte main;<br>
+Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,<br>
+Sauront jusqu'&agrave; son c&oelig;ur se frayer un chemin.</p>
+
+<p>
+&laquo; Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,<br>
+J'arracherai ce c&oelig;ur tout rouge de son sein,<br>
+Et, pour rassasier ma b&ecirc;te favorite,<br>
+Je le lui jetterai par terre avec d&eacute;dain! &raquo;</p>
+
+<p>
+Vers le Ciel, o&ugrave; son &oelig;il voit un tr&ocirc;ne splendide,<br>
+Le Po&egrave;te serein l&egrave;ve ses bras pieux,<br>
+Et les vastes &eacute;clairs de son esprit lucide<br>
+Lui d&eacute;robent l'aspect des peuples furieux:</p>
+
+<p>
+&laquo; Soyez b&eacute;ni, mon Dieu, qui donnez la souffrance<br>
+Comme un divin rem&egrave;de &agrave; nos impuret&eacute;s,<br>
+Et comme la meilleure et la plus pure essence<br>
+Qui pr&eacute;pare les forts aux saintes volupt&eacute;s!</p>
+
+<p>
+&laquo; Je sais que vous gardez une place au Po&egrave;te<br>
+Dans les rangs bienheureux des saintes L&eacute;gions,<br>
+Et que vous l'invitez &agrave; l'&eacute;ternelle f&ecirc;te<br>
+Des Tr&ocirc;nes, des Vertus, des Dominations.</p>
+
+<p>
+&laquo; Je sais que la douleur est la noblesse unique<br>
+O&ugrave; ne mordront jamais la terre et les enfers,<br>
+Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique<br>
+Imposer tous les temps et tous les univers.</p>
+
+<p>
+&laquo; Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,<br>
+Les m&eacute;taux inconnus, les perles de la mer,<br>
+Par votre main mont&eacute;s, ne pourraient pas suffire<br>
+A ce beau diad&egrave;me &eacute;blouissant et clair;</p>
+
+<p>
+&laquo; Car il ne sera fait que de pure lumi&egrave;re,<br>
+Puis&eacute;e au foyer saint des rayons primitifs,<br>
+Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur enti&egrave;re,<br>
+Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'ALBATROS</h2>
+
+
+<p>
+Souvent, pour s'amuser, les hommes d'&eacute;quipage<br>
+Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,<br>
+Qui suivent, indolents compagnons de voyage,<br>
+Le navire glissant sur les gouffres amers.</p>
+
+<p>
+A peine les ont-ils d&eacute;pos&eacute;s sur les planches,<br>
+Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,<br>
+Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches<br>
+Comme des avirons tra&icirc;ner &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'eux.</p>
+
+<p>
+Ce voyageur ail&eacute;, comme il est gauche et veule!<br>
+Lui, nagu&egrave;re si beau, qu'il est comique et laid!<br>
+L'un agace son bec avec un br&ucirc;le-gueule,<br>
+L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!</p>
+
+<p>
+Le Po&egrave;te est semblable au prince des nu&eacute;es<br>
+Qui hante la temp&ecirc;te et se rit de l'archer;<br>
+Exil&eacute; sur le sol au milieu des hu&eacute;es,<br>
+Ses ailes de g&eacute;ant l'emp&ecirc;chent de marcher.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+ELEVATION</h2>
+
+
+<p>
+Au-dessus des &eacute;tangs, au-dessus des vall&eacute;es,<br>
+Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,<br>
+Par del&agrave; le soleil, par del&agrave; les &eacute;thers,<br>
+Par del&agrave; les confins des sph&egrave;res &eacute;toil&eacute;es,</p>
+
+<p>
+Mon esprit, tu te meus avec agilit&eacute;,<br>
+Et, comme un bon nageur qui se p&acirc;me dans l'onde,<br>
+Tu sillonnes ga&icirc;ment l'immensit&eacute; profonde<br>
+Avec une indicible et m&acirc;le volupt&eacute;.</p>
+
+<p>
+Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,<br>
+Va te purifier dans l'air sup&eacute;rieur,<br>
+Et bois, comme une pure et divine liqueur,<br>
+Le feu clair qui remplit les espaces limpides.</p>
+
+<p>
+Derri&egrave;re les ennuis et les vastes chagrins<br>
+Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,<br>
+Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse<br>
+S'&eacute;lancer vers les champs lumineux et sereins!</p>
+
+<p>
+Celui dont les pensers, comme des alouettes,<br>
+Vers les cieux le matin prennent un libre essor,<br>
+--Qui plane sur la vie et comprend sans effort<br>
+Le langage des fleurs et des choses muettes!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES PHARES</h2>
+
+
+<p>
+Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,<br>
+Oreiller de chair fra&icirc;che o&ugrave; l'on ne peut aimer,<br>
+Mais o&ugrave; la vie afflue et s'agite sans cesse,<br>
+Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;</p>
+
+<p>
+L&eacute;onard de Vinci, miroir profond et sombre,<br>
+O&ugrave; des anges charmants, avec un doux souris<br>
+Tout charg&eacute; de myst&egrave;re, apparaissent &agrave; l'ombre<br>
+Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;</p>
+
+<p>
+Rembrandt, triste h&ocirc;pital tout rempli de murmures,<br>
+Et d'un grand crucifix d&eacute;cor&eacute; seulement,<br>
+O&ugrave; la pri&egrave;re en pleurs s'exhale des ordures,<br>
+Et d'un rayon d'hiver travers&eacute; brusquement;</p>
+
+<p>
+Michel-Ange, lieu vague o&ugrave; l'on voit des Hercules<br>
+Se m&ecirc;ler &agrave; des Christ, et se lever tout droits<br>
+Des fant&ocirc;mes puissants, qui dans les cr&eacute;puscules<br>
+D&eacute;chirent leur suaire en &eacute;tirant leurs doigts;</p>
+
+<p>
+Col&egrave;res de boxeur, impudences de faune,<br>
+Toi qui sus ramasser la beaut&eacute; des goujats,<br>
+Grand c&oelig;ur gonfl&eacute; d'orgueil, homme d&eacute;bile et jaune,<br>
+Puget, m&eacute;lancolique empereur des for&ccedil;ats;</p>
+
+<p>
+Watteau, ce carnaval o&ugrave; bien des c&oelig;urs illustres,<br>
+Comme des papillons, errent en flamboyant,<br>
+D&eacute;cors frais et l&eacute;gers &eacute;clair&eacute;s par des lustres<br>
+Qui versent la folie &agrave; ce bal tournoyant;</p>
+
+<p>
+Goya, cauchemar plein de choses inconnues,<br>
+De f&oelig;tus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,<br>
+De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,<br>
+Pour tenter les D&eacute;mons ajustant bien leurs bas;</p>
+
+<p>
+Delacroix, lac de sang hant&eacute; des mauvais anges,<br>
+Ombrag&eacute; par un bois de sapin toujours vert,<br>
+O&ugrave;, sous un ciel chagrin, des fanfares &eacute;tranges<br>
+Passent, comme un soupir &eacute;touff&eacute; de Weber;</p>
+
+<p>
+Ces mal&eacute;dictions, ces blasph&egrave;mes, ces plaintes,<br>
+Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces <i>Te Deum,</i><br>
+Sont un &eacute;cho redit par mille labyrinthes;<br>
+C'est pour les c&oelig;urs mortels un divin opium.</p>
+
+<p>
+C'est un cri r&eacute;p&eacute;t&eacute; par mille sentinelles,<br>
+Un ordre renvoy&eacute; par mille porte-voix;<br>
+C'est un phare allum&eacute; sur mille citadelles,<br>
+Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!</p>
+
+<p>
+Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur t&eacute;moignage<br>
+Que nous puissions donner de notre dignit&eacute;<br>
+Que cet ardent sanglot qui roule d'&acirc;ge en &acirc;ge<br>
+Et vient mourir au bord de votre &eacute;ternit&eacute;!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MUSE VENALE</h2>
+
+
+<p>
+O Muse de mon c&oelig;ur, amante des palais,<br>
+Auras-tu, quand Janvier l&acirc;chera ses Bor&eacute;es,<br>
+Durant les noirs ennuis des neigeuses soir&eacute;es,<br>
+Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?</p>
+
+<p>
+Ranimeras-tu donc tes &eacute;paules marbr&eacute;es<br>
+Aux nocturnes rayons qui percent les volets?<br>
+Sentant ta bourse &agrave; sec autant que ton palais,<br>
+R&eacute;colteras-tu l'or des vo&ucirc;tes azur&eacute;es?</p>
+
+<p>
+Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,<br>
+Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,<br>
+Chantes des <i>Te Deum</i> auxquels tu ne crois gu&egrave;re,</p>
+
+<p>
+Ou, saltimbanque &agrave; jeun, &eacute;taler les appas<br>
+Et ton rire tremp&eacute; de pleurs qu'on ne voit pas,<br>
+Pour faire &eacute;panouir la rate du vulgaire.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'ENNEMI</h2>
+
+
+<p>
+Ma jeunesse ne fut qu'un t&eacute;n&eacute;breux orage,<br>
+Travers&eacute; &ccedil;a et l&agrave; par de brillants soleils;<br>
+Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage<br>
+Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.</p>
+
+<p>
+Voil&agrave; que j'ai touch&eacute; l'automne des id&eacute;es,<br>
+Et qu'il faut employer la pelle et les r&acirc;teaux<br>
+Pour rassembler &agrave; neuf les terres inond&eacute;es,<br>
+O&ugrave; l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.</p>
+
+<p>
+Et qui sait si les fleurs nouvelles que je r&ecirc;ve<br>
+Trouveront dans ce sol lav&eacute; comme une gr&egrave;ve<br>
+Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?</p>
+
+<p>
+--O douleur! &ocirc; douleur! Le Temps mange la vie,<br>
+Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le c&oelig;ur<br>
+Du sang que nous perdons cro&icirc;t et se fortifie!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA VIE ANTERIEURE</h2>
+
+
+<p>
+J'ai longtemps habit&eacute; sous de vastes portiques<br>
+Que les soleils marins teignaient de mille feux,<br>
+Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,<br>
+Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.</p>
+
+<p>
+Les houles, en roulant les images des cieux,<br>
+M&ecirc;laient d'une fa&ccedil;on solennelle et mystique<br>
+Les tout-puissants accords de leur riche musique<br>
+Aux couleurs du couchant refl&eacute;t&eacute; par mes yeux.</p>
+
+<p>
+C'est l&agrave; que j'ai v&eacute;cu dans les volupt&eacute;s calmes,<br>
+Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs<br>
+Et des esclaves nus, tout impr&eacute;gn&eacute;s d'odeurs,</p>
+
+<p>
+Qui me rafra&icirc;chissaient le front avec des palmes,<br>
+Et dont l'unique soin &eacute;tait d'approfondir<br>
+Le secret douloureux qui me faisait languir.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+BOHEMIENS EN VOYAGE</h2>
+
+
+<p>
+La tribu proph&eacute;tique aux prunelles ardentes<br>
+Hier s'est mise en route, emportant ses petits<br>
+Sur son dos, ou livrant &agrave; leurs fiers app&eacute;tits<br>
+Le tr&eacute;sor toujours pr&ecirc;t des mamelles pendantes.</p>
+
+<p>
+Les hommes vont &agrave; pied sous leurs armes luisantes<br>
+Le long des chariots o&ugrave; les leurs sont blottis,<br>
+Promenant sur le ciel des yeux appesantis<br>
+Par le morne regret des chim&egrave;res absentes.</p>
+
+<p>
+Du fond de son r&eacute;duit sablonneux, le grillon,<br>
+Les regardant passer, redouble sa chanson;<br>
+Cyb&egrave;le, qui les aime, augmente ses verdures,</p>
+
+<p>
+Fait couler le rocher et fleurir le d&eacute;sert<br>
+Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert<br>
+L'empire familier des t&eacute;n&egrave;bres futures.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'HOMME ET LA MER</h2>
+
+
+<p>
+Homme libre, toujours tu ch&eacute;riras la mer!<br>
+La mer est ton miroir; tu contemples ton &acirc;me<br>
+Dans le d&eacute;roulement infini de sa lame,<br>
+Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.</p>
+
+<p>
+Tu te plais &agrave; plonger au sein de ton image;<br>
+Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton c&oelig;ur<br>
+Se distrait quelquefois de sa propre rumeur<br>
+Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.</p>
+
+<p>
+Vous &ecirc;tes tous les deux t&eacute;n&eacute;breux et discrets,<br>
+Homme, nul n'a sond&eacute; le fond de tes ab&icirc;mes;<br>
+O mer, nul ne conna&icirc;t tes richesses intimes,<br>
+Tant vous &ecirc;tes jaloux de garder vos secrets!</p>
+
+<p>
+Et cependant voil&agrave; des si&egrave;cles innombrables<br>
+Que vous vous combattez sans piti&eacute; ni remord,<br>
+Tellement vous aimez le carnage et la mort,<br>
+O lutteurs &eacute;ternels, &ocirc; fr&egrave;res implacables!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+DON JUAN AUX ENFERS</h2>
+
+
+<p>
+Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,<br>
+Et lorsqu'il eut donn&eacute; son obole &agrave; Charon,<br>
+Un sombre mendiant, l'&oelig;il fier comme Antisth&egrave;ne,<br>
+D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.</p>
+
+<p>
+Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,<br>
+Des femmes se tordaient sous le noir firmament,<br>
+Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,<br>
+Derri&egrave;re lui tra&icirc;naient un long mugissement.</p>
+
+<p>
+Sganarelle en riant lui r&eacute;clamait ses gages,<br>
+Tandis que don Luis avec un doigt tremblant<br>
+Montrait &agrave; tous les morts errant sur les rivages<br>
+Le fils audacieux qui railla son front blanc.</p>
+
+<p>
+Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,<br>
+Pr&egrave;s de l'&eacute;poux perfide et qui fui son amant<br>
+Semblait lui r&eacute;clamer un supr&ecirc;me sourire<br>
+O&ugrave; brill&acirc;t la douceur de son premier serment.</p>
+
+<p>
+Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre<br>
+Se tenait &agrave; la barre et coupait le flot noir;<br>
+Mais le calme h&eacute;ros, courb&eacute; sur sa rapi&egrave;re,<br>
+Regardait le sillage et ne daignait rien voir.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CHATIMENT DE L'ORGUEIL</h2>
+
+
+<p>
+En ces temps merveilleux o&ugrave; la Th&eacute;ologie<br>
+Fleurit avec le plus de s&egrave;ve et d'&eacute;nergie,<br>
+On raconte qu'un jour un docteur des plus grands<br>
+--Apr&egrave;s avoir forc&eacute; les c&oelig;urs indiff&eacute;rents,<br>
+Les avoir remu&eacute;s dans leurs profondeurs noires;<br>
+Apr&egrave;s avoir franchi vers les c&eacute;lestes gloires<br>
+Des chemins singuliers &agrave; lui-m&ecirc;me inconnus,<br>
+O&ugrave; les purs Esprits seuls peut-&ecirc;tre &eacute;taient venus,<br>
+--Comme un homme mont&eacute; trop haut, pris de panique,<br>
+S'&eacute;cria, transport&eacute; d'un orgueil satanique:<br>
+&laquo; J&eacute;sus, petit J&eacute;sus! je t'ai pouss&eacute; bien haut!<br>
+Mais, si j'avais voulu t'attaquer au d&eacute;faut<br>
+De l'armure, ta honte &eacute;galerait ta gloire,<br>
+Et tu ne serais plus qu'un f&oelig;tus d&eacute;risoire! &raquo;</p>
+
+<p>
+Imm&eacute;diatement sa raison s'en alla.<br>
+L'&eacute;clat de ce soleil d'un cr&ecirc;pe se voila;<br>
+Tout le chaos roula dans cette intelligence,<br>
+Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.<br>
+Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.<br>
+Le silence et la nuit s'install&egrave;rent en lui,<br>
+Comme dans un caveau dont la clef est perdue.<br>
+D&egrave;s lors il fut semblable aux b&ecirc;tes de la rue,<br>
+Et, quand il s'en allait sans rien voir, &agrave; travers<br>
+Les champs, sans distinguer les &eacute;t&eacute;s des hivers,<br>
+Sale, inutile et laid comme une chose us&eacute;e,<br>
+Il faisait des enfants la joie et la ris&eacute;e.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA BEAUTE</h2>
+
+
+<p>
+Je suis belle, &ocirc; mortels! comme un r&ecirc;ve de pierre,<br>
+Et mon sein, o&ugrave; chacun s'est meurtri tour &agrave; tour,<br>
+Est fait pour inspirer au po&egrave;te un amour<br>
+Eternel et muet ainsi que la mati&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Je tr&ocirc;ne dans l'azur comme un sphinx incompris;<br>
+J'unis un c&oelig;ur de neige &agrave; la blancheur des cygnes;<br>
+Je hais le mouvement qui d&eacute;place les lignes,<br>
+Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.</p>
+
+<p>
+Les po&egrave;tes, devant mes grandes attitudes.<br>
+Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,<br>
+Consumeront leurs jours en d'aust&egrave;res &eacute;tudes;</p>
+
+<p>
+Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,<br>
+De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:<br>
+Mes yeux, mes larges yeux aux clart&eacute;s &eacute;ternelles!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'IDEAL</h2>
+
+
+<p>
+Ce ne seront jamais ces beaut&eacute;s de vignettes,<br>
+Produits avari&eacute;s, n&eacute;s d'un si&egrave;cle vaurien,<br>
+Ces pieds &agrave; brodequins, ces doigts &agrave; castagnettes,<br>
+Qui sauront satisfaire un c&oelig;ur comme le mien.</p>
+
+<p>
+Je laisse, &agrave; Gavarni, po&egrave;te des chloroses,<br>
+Soa troupeau gazouillant de beaut&eacute;s d'h&ocirc;pital,<br>
+Car je ne puis trouver parmi ces p&acirc;les roses<br>
+Une fleur qui ressemble &agrave; mon rouge id&eacute;al.</p>
+
+<p>
+Ce qu'il faut &agrave; ce c&oelig;ur profond comme un ab&icirc;me,<br>
+C'est vous, Lady Macbeth, &acirc;me puissante au crime,<br>
+R&ecirc;ve d'Eschyle &eacute;clos au climat des autans;</p>
+
+<p>
+Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,<br>
+Qui tors paisiblement dans une pose &eacute;trange<br>
+Tes appas fa&ccedil;onn&eacute;s aux bouches des Titans!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE MASQUE</h2>
+
+<p>
+STATUE ALL&Eacute;GORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE</p>
+
+<p>
+A ERNEST CHRISTOPHE<br>
+STATUAIRE</p>
+
+
+<p>
+Contemplons ce tr&eacute;sor de gr&acirc;ces florentines;<br>
+Dans l'ondulation de ce corps musculeux<br>
+L'El&eacute;gance et la Force abondent, s&oelig;urs divines.<br>
+Cette femme, morceau vraiment miraculeux,<br>
+Divinement robuste, adorablement mince,<br>
+Est faite pour tr&ocirc;ner sur des lits somptueux,<br>
+Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.</p>
+
+<p>
+--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux<br>
+O&ugrave; la Fatuit&eacute; prom&egrave;ne son extase;<br>
+Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;<br>
+Ce visage mignard, tout encadr&eacute; de gaze,<br>
+Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:<br>
+&laquo; La Volupt&eacute; m'appelle et l'Amour me couronne! &raquo;<br>
+A cet &ecirc;tre dou&eacute; de tant de majest&eacute;<br>
+Vois quel charme excitant la gentillesse donne!<br>
+Approchons, et tournons autour de sa beaut&eacute;.</p>
+
+<p>
+O blasph&egrave;me de l'art! &ocirc; surprise fatale!<br>
+La femme au corps divin, promettant le bonheur,<br>
+Par le haut se termine en monstre bic&eacute;phale!</p>
+
+<p>
+Mais non! Ce n'est qu'un masque, un d&eacute;cor suborneur,<br>
+Ce visage &eacute;clair&eacute; d'une exquise grimace,<br>
+Et, regarde, voici, crisp&eacute;e atrocement,<br>
+La v&eacute;ritable t&ecirc;te, et la sinc&egrave;re face<br>
+Renvers&eacute;e &agrave; l'abri de la face qui ment.<br>
+--Pauvre grande beaut&eacute;! le magnifique fleuve<br>
+De tes pleurs aboutit dans mon c&oelig;ur soucieux;<br>
+Ton mensonge m'enivre, et mon &acirc;me s'abreuve<br>
+Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!</p>
+
+<p>
+--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beaut&eacute; parfaite<br>
+Qui mettrait &agrave; ses pieds le genre humain vaincu,<br>
+Quel mal myst&eacute;rieux ronge son flanc d'athl&egrave;te?</p>
+
+<p>
+--Elle pleure, insens&eacute;, parce qu'elle a v&eacute;cu!<br>
+Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle d&eacute;plore<br>
+Surtout, ce qui la fait fr&eacute;mir jusqu'aux genoux,<br>
+C'est que demain, h&eacute;las! il faudra vivre encore!<br>
+Demain, apr&egrave;s-demain et toujours!--comme nous!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+HYMNE A LA BEAUTE</h2>
+
+
+<p>
+Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'ab&icirc;me,<br>
+O Beaut&eacute;? Ton regard, infernal et divin,<br>
+Verse confus&eacute;ment le bienfait et le crime,<br>
+Et l'on peut pour cela te comparer au vin.<br>
+Tu contiens dans ton &oelig;il le couchant et l'aurore;</p>
+
+<p>
+Tu r&eacute;pands des parfums comme un soir orageux;<br>
+Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore<br>
+Qui font le h&eacute;ros l&acirc;che et l'enfant courageux.<br>
+Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?</p>
+
+<p>
+Le Destin charm&eacute; suit tes jupons comme un chien;<br>
+Tu s&egrave;mes au hasard la joie et les d&eacute;sastres,<br>
+Et tu gouvernes tout et ne r&eacute;ponds de rien.</p>
+
+<p>
+Tu marches sur des morts. Beaut&eacute;, dont tu te moques;<br>
+De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,<br>
+Et le Meurtre, parmi tes plus ch&egrave;res breloques,<br>
+Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.</p>
+
+<p>
+L'&eacute;ph&eacute;m&egrave;re &eacute;bloui vole vers toi, chandelle,<br>
+Cr&eacute;pite, flambe et dit: B&eacute;nissons ce flambeau!<br>
+L'amoureux pantelant inclin&eacute; sur sa belle<br>
+A l'air d'un moribond caressant son tombeau.</p>
+
+<p>
+Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,<br>
+O Beaut&eacute;! monstre &eacute;norme, effrayant, ing&eacute;nu!<br>
+Si ton &oelig;il, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte<br>
+D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?</p>
+
+<p>
+De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sir&egrave;ne,<br>
+Qu'import&eacute;, si tu rends,--f&eacute;e aux yeux de velours,<br>
+Rythme, parfum, lueur, &ocirc; mon unique reine!--<br>
+L'univers moins hideux et les instants moins lourds?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA CHEVELURE</h2>
+
+
+<p>
+O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!<br>
+O boucles! O parfum charg&eacute; de nonchaloir!<br>
+Extase! Pour peupler ce soir l'alc&ocirc;ve obscure<br>
+Des souvenirs dormant dans cette chevelure,<br>
+Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.</p>
+
+<p>
+La langoureuse Asie et la br&ucirc;lante Afrique,<br>
+Tout un monde lointain, absent, presque d&eacute;funt,<br>
+Vit dans tes profondeurs, for&ecirc;t aromatique!<br>
+Comme d'autres esprits voguent sur la musique,<br>
+Le mien, &ocirc; mon amour! nage sur ton parfum.</p>
+
+<p>
+J'irai l&agrave;-bas o&ugrave; l'arbre et l'homme, pleins de s&egrave;ve,<br>
+Se p&acirc;ment longuement sous l'ardeur des climats;<br>
+Fortes tresses, soyez la houle qui m'enl&egrave;ve!<br>
+Tu contiens, mer d'&eacute;b&egrave;ne, un &eacute;blouissant r&ecirc;ve<br>
+De voiles, de rameurs, de flammes et de m&acirc;ts:</p>
+
+<p>
+Un port retentissant o&ugrave; mon &acirc;me peut boire<br>
+A grands flots le parfum, le son et la couleur;<br>
+O&ugrave; les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,<br>
+Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire<br>
+D'un ciel pur o&ugrave; fr&eacute;mit l'&eacute;ternelle chaleur.</p>
+
+<p>
+Je plongerai ma t&ecirc;te amoureuse d'ivresse<br>
+Dans ce noir oc&eacute;an o&ugrave; l'autre est enferm&eacute;;<br>
+Et mon esprit subtil que le roulis caresse<br>
+Saura vous retrouver, &ocirc; f&eacute;conde paresse,<br>
+Infinis bercements du loisir embaum&eacute;!</p>
+
+<p>
+Cheveux bleus, pavillon de t&eacute;n&egrave;bres tendues,<br>
+Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;<br>
+Sur les bords duvet&eacute;s de vos m&egrave;ches tordues<br>
+Je m'enivre ardemment des senteurs confondues<br>
+De l'huile de coco, du musc et du goudron.</p>
+
+<p>
+Longtemps! toujours! ma main dans ta crini&egrave;re lourde<br>
+S&egrave;mera le rubis, la perle et le saphir,<br>
+Afin qu'&agrave; mon, d&eacute;sir tu ne sois jamais sourde!<br>
+N'es-tu pas l'oasis o&ugrave; je r&ecirc;ve, et la gourde<br>
+O&ugrave; je hume &agrave; longs traits le vin du souvenir?</p>
+
+<p>
+Je t'adore &agrave; l'&eacute;gal de la vo&ucirc;te nocturne,<br>
+O vase de tristesse, &ocirc; grande taciturne,<br>
+Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,<br>
+Et que tu me parais, ornement de mes nuits,<br>
+Plus ironiquement accumuler les lieues<br>
+Qui s&eacute;parent mes bras des immensit&eacute;s bleues.</p>
+
+<p>
+Je m'avance &agrave; l'attaque, et je grimpe aux assauts,<br>
+Comme apr&egrave;s un cadavre un ch&oelig;ur de vermisseaux,<br>
+Et je ch&eacute;ris, &ocirc; b&ecirc;te implacable et cruelle,<br>
+Jusqu'&agrave; cette froideur par o&ugrave; tu m'es plus belle!</p>
+
+<p>
+Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,<br>
+Femme impure! L'ennui rend ton &acirc;me cruelle.<br>
+Pour exercer tes dents &agrave; ce jeu singulier,<br>
+Il te faut chaque jour un c&oelig;ur au r&acirc;telier.<br>
+Tes yeux, illumin&eacute;s ainsi que des boutiques<br>
+Ou des ifs flamboyants dans les f&ecirc;tes publiques,<br>
+Usent insolemment d'un pouvoir emprunt&eacute;,<br>
+Sans conna&icirc;tre jamais la loi de leur beaut&eacute;.</p>
+
+<p>
+Machine aveugle et sourde en cruaut&eacute; f&eacute;conde!<br>
+Salutaire instrument, buveur du sang du monde,<br>
+Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas<br>
+Devant tous les miroirs vu p&acirc;lir tes appas?<br>
+La grandeur de ce mal o&ugrave; tu te crois savante<br>
+Ne t'a donc jamais fait reculer d'&eacute;pouvante,<br>
+Quand la nature, grande en ses desseins cach&eacute;s,<br>
+De toi se sert, &ocirc; femme, &ocirc; reine des p&eacute;ch&eacute;s,<br>
+--De toi, vil animal,--pour p&eacute;trir un g&eacute;nie?</p>
+
+<p>
+O fangeuse grandeur, sublime ignominie!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SED NON SATIATA</h2>
+
+
+<p>
+Bizarre d&eacute;it&eacute;, brune comme les nuits,<br>
+Au parfum m&eacute;lang&eacute; de musc et de havane,<br>
+&OElig;uvre de quelque obi, le Faust de la savane,<br>
+Sorci&egrave;re au flanc d'&eacute;b&egrave;ne, enfant des noirs minuits,</p>
+
+<p>
+Je pr&eacute;f&egrave;re au constance, &agrave; l'opium, au nuits,<br>
+L'&eacute;lixir de ta bouche o&ugrave; l'amour se pavane;<br>
+Quand vers toi mes d&eacute;sirs partent en caravane,<br>
+Tes yeux sont la citerne o&ugrave; boivent mes ennuis.</p>
+
+<p>
+Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton &acirc;me,<br>
+O d&eacute;mon sans piti&eacute;, verse-moi moins de flamme;<br>
+Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,</p>
+
+<p>
+H&eacute;las! et je ne puis, M&eacute;g&egrave;re libertine,<br>
+Pour briser ton courage et te mettre aux abois,<br>
+Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine!</p>
+
+<p>
+Avec ses v&ecirc;tements ondoyants et nacr&eacute;s,<br>
+M&ecirc;me quand elle marche, on croirait qu'elle danse,<br>
+Comme ces longs serpents que les jongleurs sacr&eacute;s<br>
+Au bout de leurs b&acirc;tons agitent en cadence.</p>
+
+<p>
+Comme le sable morne et l'azur des d&eacute;serts,<br>
+Insensibles tous deux &agrave; l'humaine souffrance,<br>
+Comme les longs r&eacute;seaux de la houle des mers,<br>
+Elle se d&eacute;veloppe avec indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p>
+Ses yeux polis sont faits de min&eacute;raux charmants,<br>
+Et dans cette nature &eacute;trange et symbolique<br>
+O&ugrave; l'ange inviol&eacute; se m&ecirc;le au sphinx antique,</p>
+
+<p>
+O&ugrave; tout n'est qu'or, acier, lumi&egrave;re et diamants,<br>
+Resplendit &agrave; jamais, comme un astre inutile,<br>
+La froide majest&eacute; de la femme st&eacute;rile.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE SERPENT QUI DANSE</h2>
+
+
+<p>
+Que j'aime voir, ch&egrave;re indolente,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De ton corps si beau,<br>
+Comme une &eacute;toile vacillante,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Miroiter la peau!</p>
+
+<p>
+Sur ta chevelure profonde<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Aux &acirc;cres parfums,<br>
+Mer odorante et vagabonde<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Aux flots bleus et bruns.</p>
+
+<p>
+Comme un navire qui s'&eacute;veille<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Au vent du matin,<br>
+Mon &acirc;me r&ecirc;veuse appareille<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Pour un ciel lointain.</p>
+
+<p>
+Tes yeux, o&ugrave; rien ne se r&eacute;v&egrave;le<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De doux ni d'amer,<br>
+Sont deux bijoux froids o&ugrave; se m&ecirc;le<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;L'or avec le fer.</p>
+
+<p>
+A te voir marcher en cadence,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Belle d'abandon,<br>
+On dirait un serpent qui danse<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Au bout d'un b&acirc;ton;</p>
+
+<p>
+Sous le fardeau de ta paresse<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ta t&ecirc;te d'enfant<br>
+Se balance avec la mollesse<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un jeune &eacute;l&eacute;phant,</p>
+
+<p>
+Et son corps se penche et s'allonge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme un fin vaisseau<br>
+Qui roule bord sur bord, et plonge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ses vergues dans l'eau.</p>
+
+<p>
+Comme un flot grossi par la fonte<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Des glaciers grondants,<br>
+Quand l'eau de ta bouche remonte<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Au bord de tes dents,</p>
+
+<p>
+Je crois boire un vin de Boh&ecirc;me,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Amer et vainqueur,<br>
+Un ciel liquide qui pars&egrave;me<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'&eacute;toiles mon c&oelig;ur!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+UNE CHAROGNE</h2>
+
+
+<p>
+Rappelez-vous l'objet que nous v&icirc;mes, mon &acirc;me,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce beau matin d'&eacute;t&eacute; si doux:<br>
+Au d&eacute;tour d'un sentier une charogne inf&acirc;me<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur un lit sem&eacute; de cailloux,</p>
+
+<p>
+Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Br&ucirc;lante et suant les poisons,<br>
+Ouvrait d'une fa&ccedil;on nonchalante et cynique<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Son ventre plein d'exhalaisons.</p>
+
+<p>
+Le soleil rayonnait sur cette pourriture,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme afin de la cuire &agrave; point,<br>
+Et de rendre au centuple &agrave; la grande Nature<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tout ce qu'ensemble elle avait joint.</p>
+
+<p>
+Et le ciel regardait la carcasse superbe<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme une fleur s'&eacute;panouir;<br>
+La puanteur &eacute;tait si forte que sur l'herbe<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Vous cr&ucirc;tes vous &eacute;vanouir.</p>
+
+<p>
+Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'o&ugrave; sortaient de noirs bataillons<br>
+De larves qui coulaient comme un &eacute;pais liquide<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Le long de ces vivants haillons.</p>
+
+<p>
+Tout cela descendait, montait comme une vague,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O&ugrave; s'&eacute;lan&ccedil;ait en p&eacute;tillant;<br>
+On e&ucirc;t dit que le corps, enfl&eacute; d'un souffle vague,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Vivait en se multipliant.</p>
+
+<p>
+Et ce monde rendait une &eacute;trange musique<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme l'eau courante et le vent,<br>
+Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Agite et tourne dans son van.</p>
+
+<p>
+Les formes s'effa&ccedil;aient et n'&eacute;taient plus qu'un r&ecirc;ve,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Une &eacute;bauche lente &agrave; venir<br>
+Sur la toile oubli&eacute;e, et que l'artiste ach&egrave;ve<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Seulement par le souvenir.</p>
+
+<p>
+Derri&egrave;re les rochers une chienne inqui&egrave;te<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Nous regardait d'un &oelig;il f&acirc;ch&eacute;,<br>
+Epiant le moment de reprendre au squelette<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Le morceau qu'elle avait l&acirc;ch&eacute;.</p>
+
+<p>
+--Et pourtant vous serez semblable &agrave; cette ordure,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A cette horrible infection,<br>
+Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Vous, mon ange et ma passion!</p>
+
+<p>
+Oui! telle vous serez, &ocirc; la reine des gr&acirc;ces,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Apr&egrave;s les derniers sacrements,<br>
+Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Moisir parmi les ossements.</p>
+
+<p>
+Alors, &ocirc; ma beaut&eacute;, dites &agrave; la vermine<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qui vous mangera de baisers,<br>
+Que j'ai gard&eacute; la forme et l'essence divine<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De mes amours d&eacute;compos&eacute;s!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+DE PROFUNDIS CLAMAVI</h2>
+
+
+<p>
+J'implore ta piti&eacute;. Toi, l'unique que j'aime,<br>
+Du fond du gouffre obscur o&ugrave; mon c&oelig;ur est tomb&eacute;.<br>
+C'est un univers morne &agrave; l'horizon plomb&eacute;,<br>
+O&ugrave; nagent dans la nuit l'horreur et le blasph&egrave;me;</p>
+
+<p>
+Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,<br>
+Et les six autres mois la nuit couvre la terre;<br>
+C'est un pays plus nu que la terre polaire;<br>
+Ni b&ecirc;tes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!</p>
+
+<p>
+Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse<br>
+La froide cruaut&eacute; de ce soleil de glace<br>
+Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;</p>
+
+<p>
+Je jalouse le sort des plus vils animaux<br>
+Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,<br>
+Tant l'&eacute;cheveau du temps lentement se d&eacute;vide!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VAMPIRE</h2>
+
+
+<p>
+Toi qui, comme un coup de couteau.<br>
+Dans mon c&oelig;ur plaintif est entr&eacute;e;<br>
+Toi qui, forte comme un troupeau<br>
+De d&eacute;mons, vins, folle et par&eacute;e,</p>
+
+<p>
+De mon esprit humili&eacute;<br>
+Faire ton lit et ton domaine.<br>
+--Inf&acirc;me &agrave; qui je suis li&eacute;<br>
+Comme le for&ccedil;at &agrave; la cha&icirc;ne,</p>
+
+<p>
+Comme au jeu le joueur t&ecirc;tu,<br>
+Comme &agrave; la bouteille l'ivrogne,<br>
+Comme aux vermines la charogne,<br>
+--Maudite, maudite sois-tu!</p>
+
+<p>
+J'ai pri&eacute; le glaive rapide<br>
+De conqu&eacute;rir ma libert&eacute;,<br>
+Et j'ai dit au poison perfide<br>
+De secourir ma l&acirc;chet&eacute;.</p>
+
+<p>
+H&eacute;las! le poison et le glaive<br>
+M'ont pris en d&eacute;dain et m'ont dit:<br>
+&laquo; Tu n'es pas digne qu'on t'enl&egrave;ve<br>
+A ton esclavage maudit,</p>
+
+<p>
+Imb&eacute;cile!--de son empire<br>
+Si nos efforts te d&eacute;livraient,<br>
+Tes baisers ressusciteraient<br>
+Le cadavre de ton vampire! &raquo;</p>
+
+<p>
+Une nuit que j'&eacute;tais pr&egrave;s d'une affreuse Juive,<br>
+Comme au long d'un cadavre un cadavre &eacute;tendu,<br>
+Je me pris &agrave; songer pr&egrave;s de ce corps vendu<br>
+A la triste beaut&eacute; dont mon d&eacute;sir se prive.</p>
+
+<p>
+Je me repr&eacute;sentai sa majest&eacute; native,<br>
+Son regard de vigueur et de gr&acirc;ces arm&eacute;,<br>
+Ses cheveux qui lui font un casque parfum&eacute;,<br>
+Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.</p>
+
+<p>
+Car j'eusse avec ferveur bais&eacute; ton noble corps,<br>
+Et depuis tes pieds frais jusqu'&agrave; tes noires tresses<br>
+D&eacute;roul&eacute; le tr&eacute;sor des profondes caresses,</p>
+
+<p>
+Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort<br>
+Tu pouvais seulement, &ocirc; reine des cruelles,<br>
+Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+REMORDS POSTHUME</h2>
+
+
+<p>
+Lorsque tu dormiras, ma belle t&eacute;n&eacute;breuse,<br>
+Au fond d'un monument construit en marbre noir,<br>
+Et lorsque tu n'auras pour alc&ocirc;ve et manoir<br>
+Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;</p>
+
+<p>
+Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse<br>
+Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,<br>
+Emp&ecirc;chera ton c&oelig;ur de battre et de vouloir,<br>
+Et tes pieds de courir leur course aventureuse,</p>
+
+<p>
+Le tombeau, confident de mon r&ecirc;ve infini,<br>
+--Car le tombeau toujours comprendra le po&egrave;te,--<br>
+Durant ces longues nuits d'o&ugrave; le somme est banni,</p>
+
+<p>
+Te dira: &laquo; Que vous sert, courtisane imparfaite,<br>
+De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? &raquo;<br>
+--Et le ver rongera ta peau comme un remords.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CHAT</h2>
+
+
+<p>
+Viens, mon beau chat, sur mon c&oelig;ur amoureux:<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Retiens les griffes de ta patte,<br>
+Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;M&ecirc;l&eacute;s de m&eacute;tal et d'agate.</p>
+
+<p>
+Lorsque mes doigts caressent &agrave; loisir<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ta t&ecirc;te et ton dos &eacute;lastique,<br>
+Et que ma main s'enivre du plaisir<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De palper ton corps &eacute;lectrique,</p>
+
+<p>
+Je vois ma femme en esprit; son regard,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme le tien, aimable b&ecirc;te,<br>
+Profond et froid, coupe et fend comme un dard.</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et, des pieds jusques &agrave; la t&ecirc;te,<br>
+Un air subtil, un dangereux parfum<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Nagent autour de son corps brun.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE BALCON</h2>
+
+
+<p>
+M&egrave;re des souvenirs, ma&icirc;tresse des ma&icirc;tresses,<br>
+O toi, tous mes plaisirs, &ocirc; toi, tous mes devoirs!<br>
+Tu te rappelleras la beaut&eacute; des caresses,<br>
+La douceur du foyer et le charme des soirs,<br>
+M&egrave;re des souvenirs, ma&icirc;tresse des ma&icirc;tresses!</p>
+
+<p>
+Les soirs illumin&eacute;s par l'ardeur du charbon,<br>
+Et les soirs au balcon, voil&eacute;s de vapeurs roses;<br>
+Que ton sein m'&eacute;tait doux! que ton c&oelig;ur m'&eacute;tait bon!<br>
+Nous avons dit souvent d'imp&eacute;rissables choses<br>
+Les soirs illumin&eacute;s par l'ardeur du charbon.</p>
+
+<p>
+Que les soleils sont beaux dans les chaudes soir&eacute;es!<br>
+Que l'espace est profond! que le c&oelig;ur est puissant!<br>
+En me penchant vers toi, reine des ador&eacute;es,<br>
+Je croyais respirer le parfum de ton sang.<br>
+Que les soleils sont beaux dans les chaudes soir&eacute;es!</p>
+
+<p>
+La nuit s'&eacute;paississait ainsi qu'une cloison,<br>
+Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles<br>
+Et je buvais ton souffle, &ocirc; douceur, &ocirc; poison!<br>
+Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles,<br>
+La nuit s'&eacute;paississait ainsi qu'une cloison.</p>
+
+<p>
+Je sais l'art d'&eacute;voquer les minutes heureuses,<br>
+Et revis mon pass&eacute; blotti dans tes genoux.<br>
+Car &agrave; quoi bon chercher tes beaut&eacute;s langoureuses<br>
+Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton c&oelig;ur si doux?<br>
+Je sais l'art d'&eacute;voquer les minutes heureuses!</p>
+
+<p>
+Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,<br>
+Rena&icirc;tront-ils d'un gouffre interdit &agrave; nos sondes,<br>
+Comme montent au ciel les soleils rajeunis<br>
+Apr&egrave;s s'&ecirc;tre lac&eacute;s au fond des mers profondes!<br>
+--O serments! &ocirc; parfums! &ocirc; baisers infinis!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE POSSEDE</h2>
+
+
+<p>
+Le soleil s'est couvert d'un cr&ecirc;pe. Comme lui,<br>
+O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre;<br>
+Dors ou fume &agrave; ton gr&eacute;; sois muette, sois sombre,<br>
+Et plonge tout enti&egrave;re au gouffre de l'Ennui;</p>
+
+<p>
+Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,<br>
+Comme un astre &eacute;clips&eacute; qui sort de la p&eacute;nombre,<br>
+Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,<br>
+C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton &eacute;tui!</p>
+
+<p>
+Allume ta prunelle &agrave; la flamme des lustres!<br>
+Allume le d&eacute;sir dans les regards des rustres!<br>
+Tout de toi m'est plaisir, morbide ou p&eacute;tulant;</p>
+
+<p>
+Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;<br>
+Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant<br>
+Qui ne crie: <i>O mon cher Belz&eacute;buth, je t'adore!</i></p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+UN FANTOME</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+<p>
+LES T&Eacute;N&Eacute;BRES</p>
+
+
+<p>
+Dans les caveaux d'insondable tristesse<br>
+O&ugrave; le Destin m'a d&eacute;j&agrave; rel&eacute;gu&eacute;;<br>
+O&ugrave; jamais n'entre un rayon ros&eacute; et gai;<br>
+O&ugrave;, seul avec la Nuit, maussade h&ocirc;tesse,</p>
+
+<p>
+Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur<br>
+Condamne &agrave; peindre, h&eacute;las! sur les t&eacute;n&egrave;bres;<br>
+O&ugrave;, cuisinier aux app&eacute;tits fun&egrave;bres,<br>
+Je fais bouillir et je mange mon c&oelig;ur,</p>
+
+<p>
+Par instants brille, et s'allonge, et s'&eacute;tale<br>
+Un spectre fait de gr&acirc;ce et de splendeur:<br>
+A sa r&ecirc;veuse allure orientale,</p>
+
+<p>
+Quand il atteint sa totale grandeur,<br>
+Je reconnais ma belle visiteuse:<br>
+C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE PARFUM</h2>
+
+
+<p>
+Lecteur, as-tu quelquefois respir&eacute;<br>
+Avec ivresse et lente gourmandise<br>
+Ce grain d'encens qui remplit une &eacute;glise,<br>
+Ou d'un sachet le musc inv&eacute;t&eacute;r&eacute;?</p>
+
+<p>
+Charme profond, magique, dont nous grise<br>
+Dans le pr&eacute;sent le pass&eacute; restaur&eacute;!<br>
+Ainsi l'amant sur un corps ador&eacute;<br>
+Du souvenir cueille la fleur exquise.</p>
+
+<p>
+De ses cheveux &eacute;lastiques et lourds,<br>
+Vivant sachet, encensoir de l'alc&ocirc;ve,<br>
+Une senteur montait, sauvage et fauve,</p>
+
+<p>
+Et des habits, mousseline ou velours,<br>
+Tout impr&eacute;gn&eacute;s de sa jeunesse pure,<br>
+Se d&eacute;gageait un parfum de fourrure.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+III</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CADRE</h2>
+
+
+<p>
+Comme un beau cadre ajoute &agrave; la peinture,<br>
+Bien qu'elle soit d'un pinceau tr&egrave;s vant&eacute;,<br>
+Je ne sais quoi d'&eacute;trange et d'enchant&eacute;<br>
+En l'isolant de l'immense nature.</p>
+
+<p>
+Ainsi bijoux, meubles, m&eacute;taux, dorure,<br>
+S'adaptaient juste &agrave; sa rare beaut&eacute;;<br>
+Rien n'offusquait sa parfaite clart&eacute;,<br>
+Et tout semblait lui servir de bordure.</p>
+
+<p>
+M&ecirc;me on e&ucirc;t dit parfois qu'elle croyait<br>
+Que tout voulait l'aimer; elle noyait<br>
+Dans les baisers du satin et du linge</p>
+
+<p>
+Son beau corps nu, plein de frissonnements,<br>
+Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,<br>
+Montrait la gr&acirc;ce enfantine du singe.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+IV</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE PORTRAIT</h2>
+
+
+<p>
+La Maladie et la Mort font des cendres<br>
+De tout le feu qui pour nous flamboya.<br>
+De ces grands yeux si fervents et si tendres,<br>
+De cette bouche o&ugrave; mon c&oelig;ur se noya,</p>
+
+<p>
+De ces baisers puissants comme un dictame,<br>
+De ces transports plus vifs que des rayons.<br>
+Que reste-t-il? C'est affreux, &ocirc; mon &acirc;me!<br>
+Rien qu'un dessin fort p&acirc;le, aux trois crayons,</p>
+
+<p>
+Qui, comme moi, meurt dans la solitude,<br>
+Et que le Temps, injurieux vieillard,<br>
+Chaque jour frotte avec son aile rude...</p>
+
+<p>
+Noir assassin de la Vie et de l'Art,<br>
+Tu ne tueras jamais dans ma m&eacute;moire<br>
+Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!</p>
+
+<p>
+Je te donne ces vers afin que, si mon nom<br>
+Aborde heureusement aux &eacute;poques lointaines<br>
+Et fait r&ecirc;ver un soir les cervelles humaines,<br>
+Vaisseau favoris&eacute; par un grand aquilon,</p>
+
+<p>
+Ta m&eacute;moire, pareille aux fables incertaines,<br>
+Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,<br>
+Et par un fraternel et mystique cha&icirc;non<br>
+Reste comme pendue &agrave; mes rimes hautaines;</p>
+
+<p>
+Etre maudit &agrave; qui de l'ab&icirc;me profond<br>
+Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne r&eacute;pond;<br>
+--O toi qui, comme une ombre &agrave; la trace &eacute;ph&eacute;m&egrave;re,</p>
+
+<p>
+Foules d'un pied l&eacute;ger et d'un regard serein<br>
+Les stupides mortels qui t'ont jug&eacute;e am&egrave;re,<br>
+Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SEMPER EADEM</h2>
+
+
+<p>
+&laquo; D'o&ugrave; vous vient, disiez-vous, cette tristesse &eacute;trange,<br>
+Montant comme la mer sur le roc noir et nu? &raquo;<br>
+--Quand notre c&oelig;ur a fait une fois sa vendange,<br>
+Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu,</p>
+
+<p>
+Une douleur tr&egrave;s simple et non myst&eacute;rieuse,<br>
+Et, comme votre joie, &eacute;clatante pour tous.<br>
+Cessez donc de chercher, &ocirc; belle curieuse!<br>
+Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!</p>
+
+<p>
+Taisez-vous, ignorante! &acirc;me toujours ravie!<br>
+Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie,<br>
+La Mort nous tient souvent par des liens subtils.</p>
+
+<p>
+Laissez, laissez mon c&oelig;ur s'enivrer d'un <i>mensonge,</i><br>
+Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,<br>
+Et sommeiller longtemps &agrave; l'ombre de vos cils!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+TOUT ENTIERE</h2>
+
+
+<p>
+Le D&eacute;mon, dans ma chambre haute,<br>
+Ce matin est venu me voir,<br>
+Et, t&acirc;chant &agrave; me prendre en faute,<br>
+Me dit: &laquo; Je voudrais bien savoir,</p>
+
+<p>
+Parmi toutes les belles choses<br>
+Dont est fait son enchantement,<br>
+Parmi les objets noirs ou roses<br>
+Qui composent son corps charmant,</p>
+
+<p>
+Quel est le plus doux. &raquo;--O mon &acirc;me!<br>
+Tu r&eacute;pondis &agrave; l'Abhorr&eacute;:<br>
+&laquo; Puisqu'en elle tout est dictame,<br>
+Rien ne peut &ecirc;tre pr&eacute;f&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>
+Lorsque tout me ravit, j'ignore<br>
+Si quelque chose me s&eacute;duit.<br>
+Elle &eacute;blouit comme l'Aurore<br>
+Et console comme la Nuit;</p>
+
+<p>
+Et l'harmonie est trop exquise,<br>
+Qui gouverne tout son beau corps,<br>
+Pour que l'impuissante analyse<br>
+En note les nombreux accords.</p>
+
+<p>
+O m&eacute;tamorphose mystique<br>
+De tous mes sens fondus en un!<br>
+Son haleine fait la musique,<br>
+Comme sa voix fait le parfum! &raquo;</p>
+
+<p>
+Que diras-tu ce soir, pauvre &acirc;me solitaire,<br>
+Que diras-tu, mon c&oelig;ur, c&oelig;ur autrefois fl&eacute;tri,<br>
+A la tr&egrave;s belle, &agrave; la tr&egrave;s bonne, &agrave; la tr&egrave;s ch&egrave;re,<br>
+Dont le regard divin t'a soudain refleuri?</p>
+
+<p>
+--Nous mettrons noire orgueil &agrave; chanter ses louanges,<br>
+Rien ne vaut la douceur de son autorit&eacute;;<br>
+Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,<br>
+Et son &oelig;il nous rev&ecirc;t d'un habit de clart&eacute;.</p>
+
+<p>
+Que ce soit dans la nuit et dans la solitude.<br>
+Que ce soit dans la rue et dans la multitude;<br>
+Son fant&ocirc;me dans l'air danse comme un flambeau.</p>
+
+<p>
+Parfois il parle et dit: &laquo; Je suis belle, et j'ordonne<br>
+Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau.<br>
+Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CONFESSION</h2>
+
+
+<p>
+Une fois, une seule, aimable et douce femme,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A mon bras votre bras poli<br>
+S'appuya (sur le fond t&eacute;n&eacute;breux de mon &acirc;me<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce souvenir n'est point p&acirc;li).</p>
+
+<p>
+Il &eacute;tait tard; ainsi qu'une m&eacute;daille neuve<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;La pleine lune s'&eacute;talait,<br>
+Et la solennit&eacute; de la nuit, comme un fleuve,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur Paris dormant ruisselait.</p>
+
+<p>
+Et le long des maisons, sous les portes coch&egrave;res,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Des chats passaient furtivement,<br>
+L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres ch&egrave;res,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Nous accompagnaient lentement.</p>
+
+<p>
+Tout &agrave; coup, au milieu de l'intimit&eacute; libre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Eclose &agrave; la p&acirc;le clart&eacute;,<br>
+De vous, riche et sonore instrument o&ugrave; ne vibre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Que la radieuse ga&icirc;t&eacute;,</p>
+
+<p>
+De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans le matin &eacute;tincelant,<br>
+Une note plaintive, une note bizarre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;S'&eacute;chappa, tout en chancelant.</p>
+
+<p>
+Comme une enfant ch&eacute;tive, horrible, sombre, immonde<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dont sa famille rougirait,<br>
+Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans un caveau mise au secret!</p>
+
+<p>
+Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde:<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&laquo; Que rien ici-bas n'est certain,<br>
+Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Se trahit l'&eacute;go&iuml;sme humain;</p>
+
+<p>
+Que c'est un dur m&eacute;tier que d'&ecirc;tre belle femme,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et que c'est le travail banal<br>
+De la danseuse folle et froide qui se p&acirc;me<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans un sourire machinal;</p>
+
+<p>
+Que b&acirc;tir sur les c&oelig;urs est une chose sotte,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Que tout craque, amour et beaut&eacute;,<br>
+Jusqu'&agrave; ce que l'Oubli les jette dans sa hotte<br>
+Pour les rendre &agrave; l'Eternit&eacute;! &raquo;</p>
+
+<p>
+J'ai souvent &eacute;voqu&eacute; cette lune enchant&eacute;e,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce silence et cette langueur,<br>
+Et cette confidence horrible chuchot&eacute;e<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Au confessionnal du c&oelig;ur.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE FLACON</h2>
+
+
+<p>
+Il est de forts parfums pour qui toute mati&egrave;re<br>
+Est poreuse. On dirait qu'ils p&eacute;n&egrave;trent le verre.<br>
+En ouvrant un coffret venu de l'orient<br>
+Dont la serrure grince et rechigne en criant,</p>
+
+<p>
+Ou dans une maison d&eacute;serte quelque armoire<br>
+Pleine de l'&acirc;cre odeur des temps, poudreuse et noire,<br>
+Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,<br>
+D'o&ugrave; jaillit toute vive une &acirc;me qui revient.</p>
+
+<p>
+Mille pensers dormaient, chrysalides fun&egrave;bres,<br>
+Fr&eacute;missant doucement dans tes lourdes t&eacute;n&egrave;bres,<br>
+Qui d&eacute;gagent leur aile et prennent leur essor,<br>
+Teint&eacute;s d'azur, glac&eacute;s de rose, lam&eacute;s d'or.</p>
+
+<p>
+Voil&agrave; le souvenir enivrant qui voltige<br>
+Dans l'air troubl&eacute;; les yeux se ferment; le Vertige<br>
+Saisit l'&acirc;me vaincue et la pousse &agrave; deux mains<br>
+Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;</p>
+
+<p>
+Il la terrasse au bord d'un gouffre s&eacute;culaire,<br>
+O&ugrave;, Lazare odorant d&eacute;chirant son suaire,<br>
+Se meut dans son r&eacute;veil le cadavre spectral<br>
+D'un vieil amour ranci, charmant et s&eacute;pulcral.</p>
+
+<p>
+Ainsi, quand je serai perdu dans la m&eacute;moire<br>
+Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire;<br>
+Quand on m'aura jet&eacute;, vieux flacon d&eacute;sol&eacute;,<br>
+D&eacute;cr&eacute;pit, poudreux, sale, abject, visqueux, f&ecirc;l&eacute;,</p>
+
+<p>
+Je serai ton cercueil, aimable pestilence!<br>
+Le t&eacute;moin de ta force et de ta virulence,<br>
+Cher poison pr&eacute;par&eacute; par les anges! liqueur<br>
+Qui me ronge, &ocirc; la vie et la mort de mon c&oelig;ur!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE POISON</h2>
+
+
+<p>
+Le vin sait rev&ecirc;tir le plus sordide bouge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un luxe miraculeux,<br>
+Et fait surgir plus d'un portique fabuleux<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans l'or de sa vapeur rouge,<br>
+Comme un soleil couchant dans un ciel n&eacute;buleux.</p>
+
+<p>
+L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Allonge l'illimit&eacute;,<br>
+Approfondit le temps, creuse la volupt&eacute;,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et de plaisirs noirs et mornes<br>
+Remplit l'&acirc;me au del&agrave; de sa capacit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Tout cela ne vaut pas le poison qui d&eacute;coule<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De tes yeux, de tes yeux verts,<br>
+Lacs o&ugrave; mon &acirc;me tremble et se voit &agrave; l'envers...<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Mes songes viennent en foule<br>
+Pour se d&eacute;salt&eacute;rer &agrave; ces gouffres amers.</p>
+
+<p>
+Tout cela ne vaut pas le terrible prodige<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De ta salive qui mord,<br>
+Qui plonge dans l'oubli mon &acirc;me sans remord,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et, charriant le vertige,<br>
+La roule d&eacute;faillante aux rives de la mort!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CHAT</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Dans ma cervelle se prom&egrave;ne<br>
+Ainsi qu'en son appartement,<br>
+Un beau chat, fort, doux et charmant,<br>
+Quand il miaule, on l'entend &agrave; peine,</p>
+
+<p>
+Tant son timbre est tendre et discret;<br>
+Mais que sa voix s'apaise ou gronde,<br>
+Elle est toujours riche et profonde.<br>
+C'est l&agrave; son charme et son secret.</p>
+
+<p>
+Cette voix, qui perle et qui filtre<br>
+Dans mon fond le plus t&eacute;n&eacute;breux,<br>
+Me remplit comme un vers nombreux<br>
+Et me r&eacute;jouit comme un philtre.</p>
+
+<p>
+Elle endort les plus cruels maux<br>
+Et contient toutes les extases;<br>
+Pour dire les plus longues phrases,<br>
+Elle n'a pas besoin de mots.</p>
+
+<p>
+Non, il n'est pas d'archet qui morde<br>
+Sur mon c&oelig;ur, parfait instrument,<br>
+Et fasse plus royalement<br>
+Chanter sa plus vibrante corde</p>
+
+<p>
+Que ta voix, chat myst&eacute;rieux,<br>
+Chat s&eacute;raphique, chat &eacute;trange,<br>
+En qui tout est, comme un ange,<br>
+Aussi subtil qu'harmonieux.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+De sa fourrure blonde et brune<br>
+Sort un parfum si doux, qu'un soir<br>
+J'en fus embaum&eacute;, pour l'avoir<br>
+Caress&eacute;e une fois, rien qu'une.</p>
+
+<p>
+C'est l'esprit familier du lieu;<br>
+Il juge, il pr&eacute;side, il inspire<br>
+Toutes choses dans son empire;<br>
+Peut-&ecirc;tre est-il f&eacute;e, est-il dieu?</p>
+
+<p>
+Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime<br>
+Tir&eacute;s comme par un aimant,<br>
+Se retournent docilement,<br>
+Et que je regarde en moi-m&ecirc;me,</p>
+
+<p>
+Je vois avec &eacute;tonnement<br>
+Le feu de ses prunelles p&acirc;les,<br>
+Clairs fanaux, vivantes opales,<br>
+Qui me contemplent fixement.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE BEAU NAVIRE</h2>
+
+
+<p>
+Je veux te raconter, &ocirc; molle enchanteresse,<br>
+Les diverses beaut&eacute;s qui parent ta jeunesse;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Je veux te peindre ta beaut&eacute;<br>
+O&ugrave; l'enfance s'allie &agrave; la maturit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br>
+Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Charg&eacute; de toile, et va roulant<br>
+Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p>
+
+<p>
+Sur ton cou large et rond, sur tes &eacute;paules grasses,<br>
+Ta t&ecirc;te se pavane avec d'&eacute;tranges gr&acirc;ces;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un air placide et triomphant<br>
+Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p>
+
+<p>
+Je veux te raconter, &ocirc; molle enchanteresse,<br>
+Les diverses beaut&eacute;s qui parent ta jeunesse;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Je veux te peindre ta beaut&eacute;<br>
+O&ugrave; l'enfance s'allie &agrave; la maturit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,<br>
+Ta gorge triomphante est une belle armoire<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dont les panneaux bomb&eacute;s et clairs<br>
+Comme les boucliers accrochent des &eacute;clairs;</p>
+
+<p>
+Boucliers provoquants, arm&eacute;s de pointes roses!<br>
+Armoire &agrave; doux secrets, pleine de bonnes choses,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De vins, de parfums, de liqueurs<br>
+Qui feraient d&eacute;lirer les cerveaux et les c&oelig;urs!</p>
+
+<p>
+Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br>
+Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Charg&eacute; de toile, et va roulant<br>
+Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p>
+
+<p>
+Tes nobles jambes sons les volants qu'elles chassent,<br>
+Tourmentent les d&eacute;sirs obscurs et les agacent<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme deux sorci&egrave;res qui font<br>
+Tourner un philtre noir dans un vase profond.</p>
+
+<p>
+Tes bras qui se joueraient des pr&eacute;coces hercules<br>
+Sont des boas luisants les solides &eacute;mules,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Faits pour serrer obstin&eacute;ment,<br>
+Comme pour l'imprimer dans ton c&oelig;ur, ton amant.</p>
+
+<p>
+Sur ton cou large et rond, sur tes &eacute;paules grasses,<br>
+Ta t&ecirc;te se pavane avec d'&eacute;tranches gr&acirc;ces;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un air placide et triomphant<br>
+Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'IRREPARABLE</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Pouvons-nous &eacute;touffer le vieux, le long Remords,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qui vit, s'agite et se tortille,<br>
+Et se nourrit de nous comme le ver des morts,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme du ch&ecirc;ne la chenille?<br>
+Pouvons-nous &eacute;touffer l'implacable Remords?</p>
+
+<p>
+Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Noierons-nous ce vieil ennemi,<br>
+Destructeur et gourmand comme la courtisane,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Patient comme la fourmi?<br>
+Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane?</p>
+
+<p>
+Dis-le, belle sorci&egrave;re, oh! dis, si tu le sais,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A cet esprit combl&eacute; d'angoisse<br>
+Et pareil au mourant qu'&eacute;crasent les bless&eacute;s,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Que le sabot du cheval froisse,<br>
+Dis-le, belle sorci&egrave;re, oh! dis, si tu le sais,</p>
+
+<p>
+A cet agonisant que le loup d&eacute;j&agrave; flaire<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et que surveille le corbeau,<br>
+A ce soldat bris&eacute;, s'il faut qu'il d&eacute;sesp&egrave;re<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'avoir sa croix et son tombeau;<br>
+Ce pauvre agonisant que le loup d&eacute;j&agrave; flaire!</p>
+
+<p>
+Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Peut-on d&eacute;chirer des t&eacute;n&egrave;bres<br>
+Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sans astres, sans &eacute;clairs fun&egrave;bres?<br>
+Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?</p>
+
+<p>
+L'Esp&eacute;rance qui brille aux carreaux de l'Auberge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Est souill&eacute;e, est morte &agrave; jamais!<br>
+Sans lune et sans rayons trouver o&ugrave; l'on h&eacute;berge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Les martyrs d'un chemin mauvais!<br>
+Le Diable a tout &eacute;teint aux carreaux de l'Auberge!</p>
+
+<p>
+Adorable sorci&egrave;re, aimes-tu les damn&eacute;s!<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dis, connais-tu l'irr&eacute;missible?<br>
+Connais-tu le Remords, aux traits empoisonn&eacute;s,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A qui notre c&oelig;ur sert de cible?<br>
+Adorable sorci&egrave;re, aimes-tu les damn&eacute;s?</p>
+
+<p>
+L'irr&eacute;parable ronge avec sa dent maudite<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Notre &acirc;me, piteux monument,<br>
+Et souvent il attaque, ainsi que le termite,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Par la base le b&acirc;timent.<br>
+L'irr&eacute;parable ronge avec sa dent maudite!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+J'ai vu parfois, au fond d'un th&eacute;&acirc;tre banal<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qu'enflammait l'orchestre sonore,<br>
+Une f&eacute;e allumer dans un ciel infernal<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Une miraculeuse aurore;<br>
+J'ai vu parfois au fond d'un th&eacute;&acirc;tre banal</p>
+
+<p>
+Un &ecirc;tre qui n'&eacute;tait que lumi&egrave;re, or et gaze,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Terrasser l'&eacute;norme Satan<br>
+Mais mon c&oelig;ur, que jamais ne visite l'extase<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Est un th&eacute;&acirc;tre o&ugrave; l'on attend<br>
+Toujours, toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CAUSERIE</h2>
+
+
+<p>
+Vous &ecirc;tes un beau ciel d'automne, clair et rose!<br>
+Mais la tristesse en moi monte comme la mer,<br>
+Et laisse, en refluant, sur ma l&egrave;vre morose<br>
+Le souvenir cuisant de son limon amer.</p>
+
+<p>
+--Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se p&acirc;me;<br>
+Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccag&eacute;<br>
+Par la griffe et la dent f&eacute;roce de la femme.<br>
+Ne cherchez plus mon c&oelig;ur; les b&ecirc;tes l'ont mang&eacute;.</p>
+
+<p>
+Mon c&oelig;ur est un palais fl&eacute;tri par la cohue;<br>
+On s'y so&ucirc;le, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux.<br>
+--Un parfum nage autour de votre gorge nue!...</p>
+
+<p>
+O Beaut&eacute;, dur fl&eacute;au des &acirc;mes! tu le veux!<br>
+Avec tes yeux de feu, brillants comme des f&ecirc;tes!<br>
+Calcine ces lambeaux qu'ont &eacute;pargn&eacute;s les b&ecirc;tes!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CHANT D'AUTOMNE</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Bient&ocirc;t nous plongerons dans les froides t&eacute;n&egrave;bres;<br>
+Adieu, vive clart&eacute; de nos &eacute;t&eacute;s trop courts!<br>
+J'entends d&eacute;j&agrave; tomber avec des chocs fun&egrave;bres<br>
+Le bois retentissant sur le pav&eacute; des cours.</p>
+
+<p>
+Tout l'hiver va rentrer dans mon &ecirc;tre: col&egrave;re,<br>
+Haine, frissons, horreur, labeur dur et forc&eacute;,<br>
+Et, comme le soleil dans son enfer polaire.<br>
+Mon c&oelig;ur ne sera plus qu'un bloc rouge et glac&eacute;.</p>
+
+<p>
+J'&eacute;coute en fr&eacute;missant chaque b&ucirc;che qui tombe;<br>
+L'&eacute;chafaud qu'on b&acirc;tit n'a pas d'&eacute;cho plus sourd.<br>
+Mon esprit est pareil &agrave; la tour qui succombe<br>
+Sous les coups du b&eacute;lier infatigable et lourd.</p>
+
+<p>
+Il me semble, berc&eacute; par ce choc monotone,<br>
+Qu'on cloue en grande h&acirc;te un cercueil quelque part...<br>
+Pour qui?--C'&eacute;tait hier l'&eacute;t&eacute;; voici l'automne!<br>
+Ce bruit myst&eacute;rieux sonne comme un d&eacute;part.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+J'aime de vos longs yeux la lumi&egrave;re verd&acirc;tre,<br>
+Douce beaut&eacute;, mais tout aujourd'hui m'est amer,<br>
+Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'&acirc;tre,<br>
+Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.</p>
+
+<p>
+Et pourtant aimez-moi, tendre c&oelig;ur! soyez m&egrave;re<br>
+M&ecirc;me pour un ingrat, m&ecirc;me pour un m&eacute;chant;<br>
+Amante ou s&oelig;ur, soyez la douceur &eacute;ph&eacute;m&egrave;re<br>
+D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.</p>
+
+<p>
+Courte t&acirc;che! La tombe attend; elle est avide!<br>
+Ah! laissez-moi, mon front pos&eacute; sur vos genoux,<br>
+Go&ucirc;ter, en regrettant l'&eacute;t&eacute; blanc et torride,<br>
+De l'arri&egrave;re-saison le rayon jaune et doux!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CHANSON D'APRES-MIDI</h2>
+
+
+<p>
+Quoique tes sourcils m&eacute;chants<br>
+Te donnent un air &eacute;trange<br>
+Qui n'est pas celui d'un ange,<br>
+Sorci&egrave;re aux yeux all&eacute;chants,</p>
+
+<p>
+Je t'adore, &ocirc; ma frivole,<br>
+Ma terrible passion!<br>
+Avec la d&eacute;votion<br>
+Du pr&ecirc;tre pour son idole.</p>
+
+<p>
+Le d&eacute;sert et la for&ecirc;t<br>
+Embaument tes tresses rudes,<br>
+Ta t&ecirc;te a les attitudes<br>
+De l'&eacute;nigme et du secret.</p>
+
+<p>
+Sur ta chair le parfum r&ocirc;de<br>
+Comme autour d'un encensoir;<br>
+Tu charmes comme le soir,<br>
+Nymphe t&eacute;n&eacute;breuse et chaude.</p>
+
+<p>
+Ah! les philtres les plus forts<br>
+Ne valent pas ta paresse,<br>
+Et tu connais la caresse<br>
+Qui fait revivre les morts!</p>
+
+<p>
+Tes hanches sont amoureuses<br>
+De ton dos et de tes seins,<br>
+Et tu ravis les coussins<br>
+Par tes poses langoureuses.</p>
+
+<p>
+Quelquefois pour apaiser<br>
+Ta rage myst&eacute;rieuse,<br>
+Tu prodigues, s&eacute;rieuse,<br>
+La morsure et le baiser;</p>
+
+<p>
+Tu me d&eacute;chires, ma brune,<br>
+Avec un rire moqueur,<br>
+Et puis tu mets sur mon c&oelig;ur<br>
+Ton &oelig;il doux comme la lune.</p>
+
+<p>
+Sous tes souliers de satin,<br>
+Sous tes charmants pieds de soie,<br>
+Moi, je mets ma grande joie,<br>
+Mon g&eacute;nie et mon destin,</p>
+
+<p>
+Mon &acirc;me par toi gu&eacute;rie,<br>
+Par toi, lumi&egrave;re et couleur!<br>
+Explosion de chaleur<br>
+Dans ma noire Sib&eacute;rie!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SISINA</h2>
+
+
+<p>
+Imaginez Diane en galant &eacute;quipage,<br>
+Parcourant les for&ecirc;ts ou battant les halliers,<br>
+Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage,<br>
+Superbe et d&eacute;fiant les meilleurs cavaliers!</p>
+
+<p>
+Avez-vous vu Th&eacute;roigne, amante du carnage,<br>
+Excitant &agrave; l'assaut un peuple sans souliers,<br>
+La joue et l'&oelig;il en feu, jouant son personnage,<br>
+Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?</p>
+
+<p>
+Telle la Sisina! Mais la douce guerri&egrave;re<br>
+A l'&acirc;me charitable autant que meurtri&egrave;re,<br>
+Son courage, affol&eacute; de poudre et de tambours,</p>
+
+<p>
+Devant les suppliants sait mettre bas les armes,<br>
+Et son c&oelig;ur, ravag&eacute; par la flamme, a toujours,<br>
+Pour qui s'en montre digne, un r&eacute;servoir de larmes.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A UNE DAME CREOLE</h2>
+
+
+<p>
+Au pays parfum&eacute; que le soleil caresse,<br>
+J'ai connu sous un dais d'arbres tout empourpr&eacute;s<br>
+Et de palmiers, d'o&ugrave; pleut sur les yeux la paresse,<br>
+Une dame cr&eacute;ole aux charmes ignor&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Son teint est p&acirc;le et chaud; la brune enchanteresse<br>
+A dans le col des airs noblement mani&eacute;r&eacute;s;<br>
+Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,<br>
+Son sourire est tranquille et ses yeux assur&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,<br>
+Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,<br>
+Belle digne d'orner les antiques manoirs,</p>
+
+<p>
+Vous feriez, &agrave; l'abri des ombreuses retraites,<br>
+Germer mille sonnets dans le c&oelig;ur des po&egrave;tes,<br>
+Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE REVENANT</h2>
+
+
+<p>
+Comme les anges &agrave; l'&oelig;il fauve,<br>
+Je reviendrai dans ton alc&ocirc;ve<br>
+Et vers toi glisserai sans bruit<br>
+Avec les ombres de la nuit;</p>
+
+<p>
+Et je te donnerai, ma brune,<br>
+Des baisers froids comme la lune<br>
+Et des caresses de serpent<br>
+Autour d'une fosse rampant.</p>
+
+<p>
+Quand viendra le matin livide,<br>
+Tu trouveras ma place vide,<br>
+O&ugrave; jusqu'au soir il fera froid.</p>
+
+<p>
+Comme d'autres par la tendresse,<br>
+Sur ta vie et sur ta jeunesse,<br>
+Moi, je veux r&eacute;gner par l'effroi!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SONNET D'AUTOMNE</h2>
+
+
+<p>
+Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal:<br>
+&laquo; Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon m&eacute;rite? &raquo;<br>
+--Sois charmante et tais-toi! Mon c&oelig;ur, que tout irrite,<br>
+Except&eacute; la candeur de l'antique animal,</p>
+
+<p>
+Ne veut pas te montrer son secret infernal,<br>
+Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite,<br>
+Ni sa noire l&eacute;gende avec la flamme &eacute;crite.<br>
+Je hais la passion et l'esprit me fait mal!</p>
+
+<p>
+Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa gu&eacute;rite,<br>
+T&eacute;n&eacute;breux, embusqu&eacute;, bande son arc fatal.<br>
+Je connais les engins de son vieil arsenal:</p>
+
+<p>
+Crime, horreur et folie!--O p&acirc;le marguerite!<br>
+Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,<br>
+O ma si blanche, &ocirc; ma si froide Marguerite?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+TRISTESSE DE LA LUNE</h2>
+
+
+<p>
+Ce soir, la lune r&ecirc;ve avec plus de paresse;<br>
+Ainsi qu'une beaut&eacute;, sur de nombreux coussins,<br>
+Qui d'une main distraite et l&eacute;g&egrave;re caresse,<br>
+Avant de s'endormir, le contour de ses seins,</p>
+
+<p>
+Sur le dos satin&eacute; des molles avalanches,<br>
+Mourante, elle se livre aux longues p&acirc;moisons,<br>
+Et prom&egrave;ne ses yeux sur les visions blanches<br>
+Qui montent dans l'azur comme des floraisons.</p>
+
+<p>
+Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,<br>
+Elle laisse filer une larme furtive,<br>
+Un po&egrave;te pieux, ennemi du sommeil,</p>
+
+<p>
+Dans le creux de sa main prend cette larme p&acirc;le,<br>
+Aux reflets iris&eacute;s comme un fragment d'opale,<br>
+Et la met dans son c&oelig;ur loin des yeux du soleil.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES CHATS</h2>
+
+
+<p>
+Les amoureux fervents et les savants aust&egrave;res<br>
+Aiment &eacute;galement dans leur m&ucirc;re saison,<br>
+Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,<br>
+Qui comme eux sont frileux et comme eux s&eacute;dentaires.</p>
+
+<p>
+Amis de la science et de la volupt&eacute;,<br>
+Ils cherchent le silence et l'horreur des t&eacute;n&egrave;bres;<br>
+L'Er&egrave;be les e&ucirc;t pris pour ses coursiers fun&egrave;bres,<br>
+S'ils pouvaient au servage incliner leur fiert&eacute;.</p>
+
+<p>
+Ils prennent en songeant les nobles attitudes<br>
+Des grands sphinx allong&eacute;s au fond des solitudes,<br>
+Qui semblent s'endormir dans un r&ecirc;ve sans fin;</p>
+
+<p>
+Leurs reins f&eacute;conds sont pleins d'&eacute;tincelles magiques,<br>
+Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,<br>
+Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA PIPE</h2>
+
+
+<p>
+Je suis la pipe d'un auteur;<br>
+On voit, &agrave; contempler ma mine<br>
+D'Abyssienne ou de Cafrine,<br>
+Que mon ma&icirc;tre est un grand fumeur.</p>
+
+<p>
+Quand il est combl&eacute; de douleur,<br>
+Je fume comme la chaumine<br>
+O&ugrave; se pr&eacute;pare la cuisine<br>
+Pour le retour du laboureur.</p>
+
+<p>
+J'enlace et je berce son &acirc;me<br>
+Dans le r&eacute;seau mobile et bleu<br>
+Qui monte de ma bouche en feu,</p>
+
+<p>
+Et je roule un puissant dictame<br>
+Qui charme son c&oelig;ur et gu&eacute;rit<br>
+De ses fatigues son esprit.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MUSIQUE</h2>
+
+
+<p>
+La musique souvent me prend comme une mer!<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Vers ma p&acirc;le &eacute;toile,<br>
+Sous un plafond de brume ou dans un vaste &eacute;ther,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Je mets &agrave; la voile;</p>
+
+<p>
+La poitrine en avant et les poumons gonfl&eacute;s<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme de la toile,<br>
+J'escalade le dos des flots amoncel&eacute;s<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Que la nuit me voile;</p>
+
+<p>
+Je sens vibrer en moi toutes les passions<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un vaisseau qui souffre;<br>
+Le bon vent, la temp&ecirc;te et ses convulsions</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur l'immense gouffre<br>
+Me bercent.--D'autres fois, calme plat, grand mimoir<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De mon d&eacute;sespoir!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT</h2>
+
+
+<p>
+Si par une nuit lourde et sombre<br>
+Un bon chr&eacute;tien, par charit&eacute;,<br>
+Derri&egrave;re quelque vieux d&eacute;combre<br>
+Enterre votre corps vant&eacute;,</p>
+
+<p>
+A l'heure o&ugrave; les chastes &eacute;toiles<br>
+Ferment leurs yeux appesantis,<br>
+L'araign&eacute;e y fera ses toiles,<br>
+Et la vip&egrave;re ses petits;</p>
+
+<p>
+Vous entendrez toute l'ann&eacute;e<br>
+Sur votre t&ecirc;te condamn&eacute;e<br>
+Les cris lamentables des loups</p>
+
+<p>
+Et des sorci&egrave;res fam&eacute;liques,<br>
+Les &eacute;bats des vieillards lubriques<br>
+Et les complots des noirs filous.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE MORT JOYEUX</h2>
+
+
+<p>
+Dans une terre grasse et pleine d'escargots<br>
+Je veux creuser moi-m&ecirc;me une fosse profonde,<br>
+O&ugrave; je puisse &agrave; loisir &eacute;taler mes vieux os<br>
+Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.</p>
+
+<p>
+Je hais les testaments et je hais les tombeaux;<br>
+Plut&ocirc;t que d'implorer une larme du monde,<br>
+Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux<br>
+A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.</p>
+
+<p>
+O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,<br>
+Voyez venir &agrave; vous un mort libre et joyeux;<br>
+Philosophes viveurs, fils de la pourriture,</p>
+
+<p>
+A travers ma ruine allez donc sans remords,<br>
+Et dites-moi s'il est encor quelque torture<br>
+Pour ce vieux corps sans &acirc;me et mort parmi les morts?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA CLOCHE FELEE</h2>
+
+
+<p>
+Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,<br>
+D'&eacute;couter pr&egrave;s du feu qui palpite et qui fume<br>
+Les souvenirs lointains lentement s'&eacute;lever<br>
+Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.</p>
+
+<p>
+Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux<br>
+Qui, malgr&eacute; sa vieillesse, alerte et bien portante,<br>
+Jette fid&egrave;lement son cri religieux,<br>
+Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!</p>
+
+<p>
+Moi, mon &acirc;me est f&ecirc;l&eacute;e, et lorsqu'en ses ennuis<br>
+Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,<br>
+Il arrive souvent que sa voix affaiblie</p>
+
+<p>
+Semble le r&acirc;le &eacute;pais d'un bless&eacute; qu'on oublie<br>
+Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts,<br>
+Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SPLEEN</h2>
+
+
+<p>
+Pluvi&ocirc;se, irrit&eacute; contre la vie enti&egrave;re,<br>
+De son urne &agrave; grands flots vers un froid t&eacute;n&eacute;breux<br>
+Aux p&acirc;les habitants du voisin cimeti&egrave;re<br>
+Et la mortalit&eacute; sur les faubourgs brumeux.</p>
+
+<p>
+Mon chat sur le carreau cherchant une liti&egrave;re<br>
+Agite sans repos son corps maigre et galeux;<br>
+L'&acirc;me d'un vieux po&egrave;te erre dans la goutti&egrave;re<br>
+Avec la triste voix d'un fant&ocirc;me frileux.</p>
+
+<p>
+Le bourdon se lamente, et la b&ucirc;che enfum&eacute;e<br>
+Accompagne en fausset la pendule enrhum&eacute;e,<br>
+Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,</p>
+
+<p>
+H&eacute;ritage fatal d'une vieille hydropique,<br>
+Le beau valet de c&oelig;ur et la dame de pique<br>
+Causent sinistrement de leurs amours d&eacute;funts.<br>
+J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.</p>
+
+<p>
+Un gros meuble &agrave; tiroirs encombr&eacute; de bilans,<br>
+De vers, de billets doux, de proc&egrave;s, de romances,<br>
+Avec de lourds cheveux roul&eacute;s dans des quittances,<br>
+Cache moins de secrets que mon triste cerveau.<br>
+C'est une pyramide, un immense caveau,<br>
+Qui contient plus de morts que la fosse commune.<br>
+--Je suis un cimeti&egrave;re abhorr&eacute; de la lune,<br>
+O&ugrave; comme des remords se tra&icirc;nent de longs vers<br>
+Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.<br>
+Je suis un vieux boudoir plein de roses fan&eacute;es,<br>
+O&ugrave; g&icirc;t tout un fouillis de modes surann&eacute;es,<br>
+O&ugrave; les pastels plaintifs et les p&acirc;les Boucher,<br>
+Seuls, respirent l'odeur d'un flacon d&eacute;bouch&eacute;.</p>
+
+<p>
+Rien n'&eacute;gale en longueur les boiteuses journ&eacute;es,<br>
+Quand sous les lourds flocons des neigeuses ann&eacute;es<br>
+L'ennui, fruit de la morne incuriosit&eacute;,<br>
+Prend les proportions de l'immortalit&eacute;.<br>
+--D&eacute;sormais tu n'es plus, &ocirc; mati&egrave;re vivante!<br>
+Qu'un granit entour&eacute; d'une vague &eacute;pouvante,<br>
+Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux!<br>
+Un vieux sphinx ignor&eacute; du monde insoucieux,<br>
+Oubli&eacute; sur la carte, et dont l'humeur farouche<br>
+Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.</p>
+
+<p>
+Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,<br>
+Riche, mais impuissant, jeune et pourtant tr&egrave;s vieux,<br>
+Qui, de ses pr&eacute;cepteurs m&eacute;prisant les courbettes,<br>
+S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres b&ecirc;tes.<br>
+Rien ne peut l'&eacute;gayer, ni gibier, ni faucon,<br>
+Ni son peuple mourant en face du balcon,<br>
+Du bouffon favori la grotesque ballade<br>
+Ne distrait plus le front de ce cruel malade;<br>
+Son lit fleurdelis&eacute; se transforme en tombeau,<br>
+Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,<br>
+Ne savent plus trouver d'impudique toilette<br>
+Pour tirer un souris de ce jeune squelette.<br>
+Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu<br>
+De son &ecirc;tre extirper l'&eacute;l&eacute;ment corrompu,<br>
+Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent<br>
+Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,<br>
+Il n'a su r&eacute;chauffer ce cadavre h&eacute;b&eacute;t&eacute;<br>
+O&ugrave; coule au lieu de sang l'eau verte du L&eacute;th&eacute;.</p>
+
+<p>
+Quand le ciel bas et lourd p&egrave;se comme un couvercle<br>
+Sur l'esprit g&eacute;missant en proie aux longs ennuis,<br>
+Et que de l'horizon embrassant tout le cercle<br>
+Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;</p>
+
+<p>
+Quand la terre est chang&eacute;e en un cachot humide,<br>
+O&ugrave; l'Esp&eacute;rance, comme une chauve-souris,<br>
+S'en va battant les murs de son aile timide<br>
+Et se cognant la t&ecirc;te &agrave; des plafonds pourris;</p>
+
+<p>
+Quand la pluie &eacute;talant ses immenses tra&icirc;n&eacute;es<br>
+D'une vaste prison imite les barreaux,<br>
+Et qu'un peuple muet d'inf&acirc;mes araign&eacute;es<br>
+Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,</p>
+
+<p>
+Des cloches tout &agrave; coup sautent avec furie<br>
+Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,<br>
+Ainsi que des esprits errants et sans patrie<br>
+Qui se mettent &agrave; geindre opini&acirc;trement.</p>
+
+<p>
+--Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,<br>
+D&eacute;filent lentement dans mon &acirc;me; l'Espoir,<br>
+Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,<br>
+Sur mon cr&acirc;ne inclin&eacute; plante son drapeau noir.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE GOUT DU NEANT</h2>
+
+
+<p>
+Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,<br>
+L'Espoir, dont l'&eacute;peron attisait ton ardeur,<br>
+Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,<br>
+Vieux cheval dont le pied &agrave; chaque obstacle butte.</p>
+
+<p>
+R&eacute;signe-toi, mon c&oelig;ur; dors ton sommeil de brute.</p>
+
+<p>
+Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,<br>
+L'amour n'a plus de go&ucirc;t, non plus que la dispute;<br>
+Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la fl&ucirc;te!<br>
+Plaisirs, ne tentez plus un c&oelig;ur sombre et boudeur!</p>
+
+<p>
+Le Printemps adorable a perdu son odeur!</p>
+
+<p>
+Et le Temps m'engloutit minute par minute,<br>
+Comme la neige immense un corps pris de roideur;<br>
+Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!<br>
+Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,</p>
+
+<p>
+Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+ALCHIMIE DE LA DOULEUR</h2>
+
+
+<p>
+L'un t'&eacute;claire avec son ardeur<br>
+L'autre en toi met son deuil. Naturel<br>
+Ce qui dit &agrave; l'un: S&eacute;pulture!<br>
+Dit &agrave; l'autre: Vie et splendeur!</p>
+
+<p>
+Herm&egrave;s inconnu qui m'assistes<br>
+Et qui toujours m'intimidas,<br>
+Tu me rends l'&eacute;gal de Midas,<br>
+Le plus triste des alchimistes;</p>
+
+<p>
+Par toi je change l'or en fer<br>
+Et le paradis en enfer;<br>
+Dans le suaire des nuages</p>
+
+<p>
+Je d&eacute;couvre un cadavre cher.<br>
+Et sur les c&eacute;lestes rivages<br>
+Je b&acirc;tis de grands sarcophages.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA PRIERE D'UN PA&Iuml;EN</h2>
+
+
+<p>
+Ah! ne ralentis pas tes flammes;<br>
+R&eacute;chauffe mon c&oelig;ur engourdi,<br>
+Volupt&eacute;, torture des &acirc;mes!<br>
+<i>Diva! supplicem exaudi!</i></p>
+
+<p>
+D&eacute;esse dans l'air r&eacute;pandue,<br>
+Flamme dans notre souterrain!<br>
+Exauce une &acirc;me morfondue,<br>
+Qui te consacre un chant d'airain.</p>
+
+<p>
+Volupt&eacute;, sois toujours ma reine!<br>
+Prends le masque d'une sir&egrave;ne<br>
+Fa&icirc;te de chair et de velours.</p>
+
+<p>
+Ou verse-moi tes sommeils lourds<br>
+Dans le vin informe et mystique,<br>
+Volupt&eacute;, fant&ocirc;me &eacute;lastique!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE COUVERCLE</h2>
+
+
+<p>
+En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre,<br>
+Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,<br>
+Serviteur de J&eacute;sus, courtisan de Cyth&egrave;re,<br>
+Mendiant t&eacute;n&eacute;breux ou Cr&eacute;sus rutilant,</p>
+
+<p>
+Citadin, campagnard, vagabond, s&eacute;dentaire,<br>
+Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,<br>
+Partout l'homme subit la terreur du myst&egrave;re,<br>
+Et ne regarde en haut qu'avec un &oelig;il tremblant.</p>
+
+<p>
+En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'&eacute;touffe,<br>
+Plafond illumin&eacute; pour un op&eacute;ra bouffe<br>
+O&ugrave; chaque histrion foule un sol ensanglant&eacute;,</p>
+
+<p>
+Terreur du libertin, espoir du fol ermite;<br>
+Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite<br>
+O&ugrave; bout l'imperceptible et vaste Humanit&eacute;.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'IMPREVU</h2>
+
+
+<p>
+Harpagon, qui veillait son p&egrave;re agonisant,<br>
+Se dit, r&ecirc;veur, devant ces l&egrave;vres d&eacute;j&agrave; blanches;<br>
+&laquo; Nous avons au grenier un nombre suffisant,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce me semble, de vieilles planches? &raquo;</p>
+
+<p>
+C&eacute;lim&egrave;ne roucoule et dit: &laquo; Mon c&oelig;ur est bon,<br>
+Et naturellement, Dieu m'a faite tr&egrave;s belle. &raquo;<br>
+--Son c&oelig;ur! c&oelig;ur racorni, fum&eacute; comme un jambon,<br>
+Recuit &agrave; la flamme &eacute;ternelle!</p>
+
+<p>
+Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,<br>
+Dit au pauvre, qu'il a noy&eacute; dans les t&eacute;n&egrave;bres:<br>
+&laquo; O&ugrave; donc l'aper&ccedil;ois-tu, ce cr&eacute;ateur du Beau,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce Redresseur que tu c&eacute;l&egrave;bres? &raquo;</p>
+
+<p>
+Mieux que tous, je connais certains voluptueux<br>
+Qui b&acirc;ille nuit et jour, et se lamente et pleure,<br>
+R&eacute;p&eacute;tant, l'impuissant et le fat: &laquo; Oui, je veux<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Etre vertueux, dans une heure! &raquo;</p>
+
+<p>
+L'horloge, &agrave; son tour, dit &agrave; voix basse: &laquo; Il est m&ucirc;r,<br>
+Le damn&eacute;! J'avertis en vain la chair infecte.<br>
+L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qu'habite et que ronge un insecte! &raquo;</p>
+
+<p>
+Et puis, Quelqu'un para&icirc;t, que tous avaient ni&eacute;,<br>
+Et qui leur dit, railleur et fier: &laquo; Dans mon ciboire,<br>
+Vous avez, que je crois, assez communi&eacute;,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A la joyeuse Messe noire?</p>
+
+<p>
+Chacun de vous m'a fait un temple dans son c&oelig;ur;<br>
+Vous avez, en secret, bais&eacute; ma fesse immonde!<br>
+Reconnaissez Satan &agrave; son rire vainqueur,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Enorme et laid comme le monde!</p>
+
+<p>
+Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,<br>
+Qu'on se moque du ma&icirc;tre, et qu'avec lui l'on triche,<br>
+Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix.<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'aller au Ciel et d'&ecirc;tre riche?</p>
+
+<p>
+Il faut que le gibier paye le vieux chasseur<br>
+Qui se morfond longtemps &agrave; l'aff&ucirc;t de la proie.<br>
+Je vais vous emporter &agrave; travers l'&eacute;paisseur,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Compagnons de ma triste joie,</p>
+
+<p>
+A travers l'&eacute;paisseur de la terre et du roc,<br>
+A travers les amas confus de votre cendre,<br>
+Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et qui n'est pas de pierre tendre;</p>
+
+<p>
+Car il fait avec l'universel P&eacute;ch&eacute;,<br>
+Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!<br>
+--Cependant, tout en haut de l'univers juch&eacute;,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Un Ange sonne la victoire</p>
+
+<p>
+De ceux dont le c&oelig;ur dit: &laquo; Que b&eacute;ni soit ton fouet,<br>
+Seigneur! que la douleur, &ocirc; P&egrave;re, soit b&eacute;nie!<br>
+Mon &acirc;me dans tes mains n'est pas un vain jouet,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et ta prudence est infinie. &raquo;</p>
+
+<p>
+Le son de la trompette est si d&eacute;licieux,<br>
+Dans ces soirs solennels de c&eacute;lestes vendanges,<br>
+Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dont elle chante les louanges.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'EXAMEN DE MINUIT</h2>
+
+
+<p>
+La pendule, sonnant minuit,<br>
+Ironiquement nous engage<br>
+A nous rappeler quel usage<br>
+Nous f&icirc;mes du jour qui s'enfuit:<br>
+--Aujourd'hui, date fatidique,<br>
+Vendredi, treize, nous avons,<br>
+Malgr&eacute; tout ce que nous savons,<br>
+Men&eacute; le train d'un h&eacute;r&eacute;tique.</p>
+
+<p>
+Nous avons blasph&eacute;m&eacute; J&eacute;sus,<br>
+Des Dieux le plus incontestable!<br>
+Comme un parasite &agrave; la table<br>
+De quelque monstrueux Cr&eacute;sus,<br>
+Nous avons, pour plaire &agrave; la brute,<br>
+Digne vassale des D&eacute;mons,<br>
+Insult&eacute; ce que nous aimons<br>
+Et flatt&eacute; ce qui nous rebute;</p>
+
+<p>
+Contrist&eacute;, servile bourreau,<br>
+Le faible qu'&agrave; tort on m&eacute;prise;<br>
+Salu&eacute; l'&eacute;norme B&ecirc;tise,<br>
+La B&ecirc;tise au front de taureau;<br>
+Bais&eacute; la stupide Mati&egrave;re<br>
+Avec grande d&eacute;votion,<br>
+Et de la putr&eacute;faction<br>
+B&eacute;ni la blafarde lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Enfin, nous avons, pour noyer<br>
+Le vertige dans le d&eacute;lire,<br>
+Nous, pr&ecirc;tre orgueilleux de la Lyre,<br>
+Dont la gloire est de d&eacute;ployer<br>
+L'ivresse des choses fun&egrave;bres,<br>
+Bu sans soif et mang&eacute; sans faim!...<br>
+--Vite soufflons la lampe, afin<br>
+De nous cacher dans les t&eacute;n&egrave;bres!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+MADRIGAL TRISTE</h2>
+
+
+<p>
+Que m'importe que tu sois sage?<br>
+Sois belle! et sois triste! Les pleurs<br>
+Ajoutent un charme au visage,<br>
+Comme le fleuve au paysage;<br>
+L'orage rajeunit les fleurs.</p>
+
+<p>
+Je t'aime surtout quand la joie<br>
+S'enfuit de ton front terrass&eacute;;<br>
+Quand ton c&oelig;ur dans l'horreur se noie;<br>
+Quand sur ton pr&eacute;sent se d&eacute;ploie<br>
+Le nuage affreux du pass&eacute;.</p>
+
+<p>
+Je t'aime quand ton grand &oelig;il verse<br>
+Une eau chaude comme le sang;<br>
+Quand, malgr&eacute; ma main qui te berce,<br>
+Ton angoisse, trop lourde, perce<br>
+Comme un r&acirc;le d'agonisant.<br>
+J'aspire, volupt&eacute; divine!</p>
+
+<p>
+Hymne profond, d&eacute;licieux!<br>
+Tous les sanglots de ta poitrine,<br>
+Et crois que ton c&oelig;ur s'illumine<br>
+Des perles que versent tes yeux!</p>
+
+<p>
+Je sais que ton c&oelig;ur, qui regorge<br>
+De vieux amours d&eacute;racin&eacute;s,<br>
+Flamboie encor comme une forge,<br>
+Et que tu couves sous ta gorge<br>
+Un peu de l'orgueil des damn&eacute;s;</p>
+
+<p>
+Mais tant, ma ch&egrave;re, que tes r&ecirc;ves<br>
+N'auront pas refl&eacute;t&eacute; l'Enfer,<br>
+Et qu'en un cauchemar sans tr&ecirc;ves,<br>
+Songeant de poisons et de glaives,<br>
+Eprise de poudre et de fer,</p>
+
+<p>
+N'ouvrant &agrave; chacun qu'avec crainte,<br>
+D&eacute;chiffrant le malheur partout,<br>
+Te convulsant quand l'heure tinte,<br>
+Tu n'auras pas senti l'&eacute;treinte<br>
+De l'irr&eacute;sistible D&eacute;go&ucirc;t,</p>
+
+<p>
+Tu ne pourras, esclave reine<br>
+Qui ne m'aimes qu'avec effroi,<br>
+Dans l'horreur de la nuit malsaine<br>
+Me dire, l'&acirc;me de cris pleine:<br>
+&laquo; Je suis ton &eacute;gale, &ocirc; mon Roi! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'AVERTISSEUR</h2>
+
+
+<p>
+Tout homme digne de ce nom<br>
+A dans le c&oelig;ur un Serpent jaune,<br>
+Install&eacute; comme sur un tr&ocirc;ne,<br>
+Qui, s'il dit: &laquo; Je veux! &raquo; r&eacute;pond: &laquo; Non! &raquo;</p>
+
+<p>
+Plonge tes yeux dans les yeux fixes<br>
+Des Satyresses ou des Nixes,<br>
+La Dent dit: &laquo; Pense &agrave; ton devoir! &raquo;</p>
+
+<p>
+Fais des enfants, plante des arbres &raquo;.<br>
+Polis des vers, sculpte des marbres,<br>
+La Dent dit: &laquo; Vivras-tu ce soir? &raquo;</p>
+
+<p>
+Quoi qu'il &eacute;bauche ou qu'il esp&egrave;re,<br>
+L'homme ne vit pas un moment<br>
+Sans subir l'avertissement<br>
+De l'insupportable Vip&egrave;re.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A UNE MALABARAISE</h2>
+
+
+<p>
+Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche<br>
+Est large &agrave; faire envie &agrave; la plus belle blanche;<br>
+A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;<br>
+Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair<br>
+Aux pays chauds et bleus o&ugrave; ton Dieu t'a fait na&icirc;tre,<br>
+Ta t&acirc;che est d'allumer la pipe de ton ma&icirc;tre,<br>
+De pourvoir les flacons d'eaux fra&icirc;ches et d'odeurs,<br>
+De chasser loin du lit les moustiques r&ocirc;deurs,<br>
+Et, d&egrave;s que le matin fait chanter les platanes,<br>
+D'acheter au bazar ananas et bananes.<br>
+Tout le jour, o&ugrave; tu veux, tu m&egrave;nes tes pieds nus,<br>
+Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;<br>
+Et quand descend le soir au manteau d'&eacute;carlate,<br>
+Tu poses doucement ton corps sur une natte,<br>
+O&ugrave; tes r&ecirc;ves flottants sont pleins de colibris,<br>
+Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.<br>
+Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,<br>
+Ce pays trop peupl&eacute; que fauche la souffrance,<br>
+Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,<br>
+Faire de grands adieux &agrave; tes chers tamarins?<br>
+Toi, v&ecirc;tue &agrave; moiti&eacute; de mousselines fr&ecirc;les,<br>
+Frissonnante l&agrave;-bas sous la neige et les gr&ecirc;les,<br>
+Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,<br>
+Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,<br>
+Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges<br>
+Et vendre le parfum de tes charmes &eacute;tranges,<br>
+L'&oelig;il pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,<br>
+Des cocotiers absents les fant&ocirc;mes &eacute;pars!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA VOIX</h2>
+
+
+<p>
+Mon berceau s'adossait &agrave; la biblioth&egrave;que,<br>
+Babel sombre, o&ugrave; roman, science, fabliau,<br>
+Tout, la cendre latine et la poussi&egrave;re grecque,<br>
+Se m&ecirc;laient. J'&eacute;tais haut comme un in-folio.<br>
+Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,<br>
+Disait: &laquo; La Terre est un g&acirc;teau plein de douceur;<br>
+Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)<br>
+Te faire un app&eacute;tit d'une &eacute;gale grosseur. &raquo;<br>
+Et l'autre: &laquo; Viens, oh! viens voyager dans les r&ecirc;ves<br>
+Au del&agrave; du possible, au del&agrave; du connu! &raquo;<br>
+Et celle-l&agrave; chantait comme le vent des gr&egrave;ves,<br>
+Fant&ocirc;me vagissant, on ne sait d'o&ugrave; venu,<br>
+Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.<br>
+Je te r&eacute;pondis: &laquo; Oui! douce voix! &raquo; C'est d'alors<br>
+Que date ce qu'on peut, h&eacute;las! nommer ma plaie<br>
+Et ma fatalit&eacute;. Derri&egrave;re les d&eacute;cors<br>
+De l'existence immense, au plus noir de l'ab&icirc;me,<br>
+Je vois distinctement des mondes singuliers,<br>
+Et, de ma clairvoyance extatique victime,<br>
+Je tra&icirc;ne des serpents qui mordent mes souliers.<br>
+Et c'est depuis ce temps que, pareil aux proph&egrave;tes,<br>
+J'aime si tendrement le d&eacute;sert et la mer;<br>
+Que je ris dans les deuils et pleure dans les f&ecirc;tes,<br>
+Et trouve un go&ucirc;t suave au vin le plus amer;<br>
+Que je prends tr&egrave;s souvent les faits pour des mensonges<br>
+Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.<br>
+Mais la Voix me console et dit: &laquo; Garde des songes;<br>
+Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous! &raquo;.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+HYMNE</h2>
+
+
+<p>
+A la tr&egrave;s ch&egrave;re, &agrave; la tr&egrave;s belle<br>
+Qui remplit mon c&oelig;ur de clart&eacute;,<br>
+A l'ange, &agrave; l'idole immortelle,<br>
+Salut en immortalit&eacute;!</p>
+
+<p>
+Elle se r&eacute;pand dans ma vie<br>
+Comme un air impr&eacute;gn&eacute; de sel,<br>
+Et dans mon &acirc;me inassouvie,<br>
+Verse le go&ucirc;t de l'&eacute;ternel.</p>
+
+<p>
+Sachet toujours frais qui parfume<br>
+L'atmosph&egrave;re d'un cher r&eacute;duit,<br>
+Encensoir oubli&eacute; qui fume<br>
+En secret &agrave; travers la nuit,</p>
+
+<p>
+Comment, amour incorruptible,<br>
+T'exprimer avec v&eacute;rit&eacute;?<br>
+Grain de musc qui gis, invisible,<br>
+Au fond de mon &eacute;ternit&eacute;!</p>
+
+<p>
+A l'ange, &agrave; l'idole immortelle,<br>
+A la tr&egrave;s bonne, &agrave; la tr&egrave;s belle<br>
+Qui fait ma joie et ma sant&eacute;,<br>
+Salut en immortalit&eacute;!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE REBELLE</h2>
+
+
+<p>
+Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,<br>
+Du m&eacute;cr&eacute;ant saisit &agrave; plein poing les cheveux,<br>
+Et dit, le secouant: &laquo; Ta conna&icirc;tras la r&egrave;gle!<br>
+(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!</p>
+
+<p>
+Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,<br>
+Le pauvre, le m&eacute;chant, le tortu, l'h&eacute;b&eacute;t&eacute;,<br>
+Pour que tu puisses faire &agrave; J&eacute;sus, quand il passe,<br>
+Un tapis triomphal avec ta charit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Tel est l'Amour! Avant que ton c&oelig;ur ne se blase,<br>
+A la gloire de Dieu rallume ton extase;<br>
+C'est la Volupt&eacute; vraie aux durables appas! &raquo;</p>
+
+<p>
+Et l'Ange, ch&acirc;tiant autant, ma foi! qu'il aime,<br>
+De ses poings de g&eacute;ant torture l'anath&egrave;me;<br>
+Mais le damn&eacute; r&eacute;pond toujours; &laquo; Je ne veux pas! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE JET D'EAU</h2>
+
+
+<p>
+Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!<br>
+Reste longtemps sans les rouvrir,<br>
+Dans cette pose nonchalante<br>
+O&ugrave; t'a surprise le plaisir.<br>
+Dans la cour le jet d'eau qui jase<br>
+Et ne se tait ni nuit ni jour,<br>
+Entretient doucement l'extase<br>
+O&ugrave; ce soir m'a plong&eacute; l'amour.</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;La gerbe &eacute;panouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;En mille fleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O&ugrave; Ph&oelig;b&eacute; r&eacute;jouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Met ses couleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tombe comme une pluie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De larges pleurs.</p>
+
+<p>
+Ainsi ton &acirc;me qu'incendie<br>
+L'&eacute;clair br&ucirc;lant des volupt&eacute;s<br>
+S'&eacute;lance, rapide et hardie,<br>
+Vers les vastes cieux enchant&eacute;s.<br>
+Puis, elle s'&eacute;panche, mourante,<br>
+En un flot de triste langueur,<br>
+Qui par une invisible pente<br>
+Descend jusqu'au fond de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;La gerbe &eacute;panouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;En mille fleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O&ugrave; Ph&oelig;b&eacute; r&eacute;jouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Met ses couleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tombe comme une pluie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De larges pleurs.</p>
+
+<p>
+0 toi, que la nuit rend si belle,<br>
+Qu'il m'est doux, pench&eacute; vers tes seins,<br>
+D'&eacute;couter la plainte &eacute;ternelle<br>
+Qui sanglote dans les bassins!<br>
+Lune, eau sonore, nuit b&eacute;nie,<br>
+Arbres qui frissonnez autour,<br>
+Votre pure m&eacute;lancolie<br>
+Est le miroir de mon amour.</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;La gerbe &eacute;panouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;En mille fleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O&ugrave; Ph&oelig;b&eacute; r&eacute;jouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Met ses couleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tombe comme une pluie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De larges pleurs.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE</h2>
+
+
+<p>
+Que le Soleil est beau quand tout frais il se l&egrave;ve,<br>
+Comme une explosion nous lan&ccedil;ant son bonjour!<br>
+--Bienheureux celui-l&agrave; qui peut avec amour<br>
+Saluer son coucher plus glorieux qu'un r&ecirc;ve!</p>
+
+<p>
+Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon,<br>
+Se p&acirc;mer sous son &oelig;il comme un c&oelig;ur qui palpite,..<br>
+--Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,<br>
+Pour attraper au moins un oblique rayon!</p>
+
+<p>
+Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;<br>
+L'irr&eacute;sistible Nuit &eacute;tablit son empire,<br>
+Noire, humide, funeste et pleine de frissons;</p>
+
+<p>
+Une odeur de tombeau dans les t&eacute;n&egrave;bres nage,<br>
+Et mon pied peureux froisse, au bord du mar&eacute;cage,<br>
+Des crapauds impr&eacute;vus et de froids lima&ccedil;ons.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE GOUFFRE</h2>
+
+
+<p>
+Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.<br>
+--H&eacute;las! tout est ab&icirc;me,--action, d&eacute;sir, r&ecirc;ve,<br>
+Parole! et sur mon poil qui tout droit se rel&egrave;ve<br>
+Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.</p>
+
+<p>
+En haut, en bas, partout, la profondeur, la gr&egrave;ve,<br>
+Le silence, l'espace affreux et captivant...<br>
+Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant<br>
+Dessine un cauchemar multiforme et sans tr&ecirc;ve.</p>
+
+<p>
+J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou,<br>
+Tout plein de vague horreur, menant on ne sait o&ugrave;;<br>
+Je ne vois qu'infini par toutes les fen&ecirc;tres,</p>
+
+<p>
+Et mon esprit, toujours du vertige hant&eacute;,<br>
+Jalouse du n&eacute;ant l'insensibilit&eacute;.<br>
+--Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES PLAINTES D'UN ICARE</h2>
+
+
+<p>
+Les amants des prostitu&eacute;es<br>
+Sont heureux, dispos et repus;<br>
+Quant &agrave; moi, mes bras sont rompus<br>
+Pour avoir &eacute;treint des nu&eacute;es.</p>
+
+<p>
+C'est gr&acirc;ce aux astres non pareils,<br>
+Qui tout au fond du ciel flamboient,<br>
+Que mes yeux consum&eacute;s ne voient<br>
+Que des souvenirs de soleils.</p>
+
+<p>
+En vain j'ai voulu de l'espace,<br>
+Trouver la fin et le milieu;<br>
+Sous je ne sais quel &oelig;il de feu<br>
+Je sens mon aile qui se casse;</p>
+
+<p>
+Et br&ucirc;l&eacute; par l'amour du beau,<br>
+Je n'aurai pas l'honneur sublime<br>
+De donner mon nom &agrave; l'ab&icirc;me<br>
+Qui me servira de tombeau.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+RECUEILLEMENT</h2>
+
+
+<p>
+Sois sage, &ocirc; ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,<br>
+Tu r&eacute;clamais le Soir; il descend; le voici:<br>
+Une atmosph&egrave;re obscure enveloppe la ville,<br>
+Aux uns portant la paix, aux autres le souci.</p>
+
+<p>
+Pendant que des mortels la multitude vile,<br>
+Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,<br>
+Va cueillir des remords dans la f&ecirc;te servile,<br>
+Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,</p>
+
+<p>
+Loin d'eux. Vois se pencher les d&eacute;funtes Ann&eacute;es,<br>
+Sur les balcons du ciel, en robes surann&eacute;es;<br>
+Surgir du fond des eaux le Regret souriant;</p>
+
+<p>
+Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,<br>
+Et, comme un long linceul tra&icirc;nant &agrave; l'Orient,<br>
+Entends, ma ch&egrave;re, entends la douce Nuit qui marche.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'HEAUTONTIMOROUMENOS</h2>
+
+<p>
+A. J. G. F.</p>
+
+
+<p>
+Je te frapperai sans col&egrave;re<br>
+Et sans haine,--comme un boucher!<br>
+Comme Mo&iuml;se le rocher,<br>
+--Et je ferai de ta paupi&egrave;re,</p>
+
+<p>
+Pour abreuver mon Sahara,<br>
+Jaillir les eaux de la souffrance,<br>
+Mon d&eacute;sir gonfl&eacute; d'esp&eacute;rance<br>
+Sur tes pleurs sal&eacute;s nagera</p>
+
+<p>
+Comme un vaisseau qui prend le large,<br>
+Et dans mon c&oelig;ur qu'ils so&ucirc;leront<br>
+Tes chers sanglots retentiront<br>
+Comme un tambour qui bat la charge!</p>
+
+<p>
+Ne suis-je pas un faux accord<br>
+Dans la divine symphonie,<br>
+Gr&acirc;ce &agrave; la vorace Ironie<br>
+Qui me secoue et qui me mord?</p>
+
+<p>
+Elle est dans ma voix, la criarde!<br>
+C'est tout mon sang, ce poison noir!<br>
+Je suis le sinistre miroir<br>
+O&ugrave; la m&eacute;g&egrave;re se regarde.</p>
+
+<p>
+Je suis la plaie et le couteau!<br>
+Je suis le soufflet et la joue!<br>
+Je suis les membres et la roue,<br>
+Et la victime et le bourreau!</p>
+
+<p>
+Je suis de mon c&oelig;ur le vampire,<br>
+--Un de ces grands abandonn&eacute;s<br>
+Au rire &eacute;ternel condamn&eacute;s,<br>
+Et qui ne peuvent plus sourire!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'IRREMEDIABLE</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Une Id&eacute;e, une Forme, un Etre<br>
+Parti de l'azur et tomb&eacute;<br>
+Dans un Styx bourbeux et plomb&eacute;<br>
+O&ugrave; nul &oelig;il du Ciel ne p&eacute;n&egrave;tre;</p>
+
+<p>
+Un Ange, imprudent voyageur<br>
+Qu'a tent&eacute; l'amour du difforme,<br>
+Au fond d'un cauchemar &eacute;norme<br>
+Se d&eacute;battant comme un nageur,</p>
+
+<p>
+Et luttant, angoisses fun&egrave;bres!<br>
+Contre un gigantesque remous<br>
+Qui va chantant comme les fous<br>
+Et pirouettant dans les t&eacute;n&egrave;bres;</p>
+
+<p>
+Un malheureux ensorcel&eacute;<br>
+Dans ses t&acirc;tonnements futiles,<br>
+Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,<br>
+Cherchant la lumi&egrave;re et la cl&eacute;;</p>
+
+<p>
+Un damn&eacute; descendant sans lampe,<br>
+Au bord d'un gouffre dont l'odeur<br>
+Trahit l'humide profondeur,<br>
+D'&eacute;ternels escaliers sans rampe,</p>
+
+<p>
+O&ugrave; veillent des monstres visqueux<br>
+Dont les larges yeux de phosphore<br>
+Font une nuit plus noire encore<br>
+Et ne rendent visibles qu'eux;</p>
+
+<p>
+Un navire pris dans le p&ocirc;le,<br>
+Comme en un pi&egrave;ge de cristal,<br>
+Cherchant par quel d&eacute;troit fatal<br>
+Il est tomb&eacute; dans cette ge&ocirc;le;</p>
+
+<p>
+--Embl&egrave;mes nets, tableau parfait<br>
+D'une fortune irr&eacute;m&eacute;diable,<br>
+Qui donne &agrave; penser que le Diable<br>
+Fait toujours bien tout ce qu'il fait!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+T&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te sombre et limpide<br>
+Qu'un c&oelig;ur devenu son miroir<br>
+Puits de V&eacute;rit&eacute;, clair et noir,<br>
+O&ugrave; tremble une &eacute;toile livide,</p>
+
+<p>
+Un phare ironique, infernal,<br>
+Flambeau des gr&acirc;ces sataniques,<br>
+Soulagement et gloire uniques,<br>
+--La conscience dans le Mal!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'HORLOGE</h2>
+
+
+<p>
+Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible,<br>
+Dont le doigt nous menace et nous dit: <i>Souviens-toi!</i><br>
+Les vibrantes Douleurs dans ton c&oelig;ur plein d'effroi<br>
+Se planteront bient&ocirc;t comme dans une cible;</p>
+
+<p>
+Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon<br>
+Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;<br>
+Chaque instant te d&eacute;vore un morceau du d&eacute;lice<br>
+A chaque homme accord&eacute; pour toute sa saison.</p>
+
+<p>
+Trois mille six cents fois par heure, la Seconde<br>
+Chuchote: <i>Souviens-toi!</i>--Rapide, avec sa voix<br>
+D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois,<br>
+Et j'ai pomp&eacute; ta vie avec ma trompe immonde!</p>
+
+<p>
+<i>Remember! Souviens-toi!</i> prodigue! <i>Esto memor!</i>
+(Mon gosier de m&eacute;tal parle toutes les langues.)<br>
+Les minutes, mortel fol&acirc;tre, sont des gangues<br>
+Qu'il ne faut pas l&acirc;cher sans en extraire l'or!</p>
+
+<p>
+<i>Souviens-toi</i> que le Temps est un joueur avide
+Qui gagne sans tricher, &agrave; tout coup! c'est la loi.<br>
+Le jour d&eacute;cro&icirc;t; la nuit augmente, <i>souviens-toi!</i><br>
+Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.</p>
+
+<p>
+Tant&ocirc;t sonnera l'heure o&ugrave; le divin Hasard,<br>
+O&ugrave; l'auguste Vertu, ton &eacute;pouse encor vierge,<br>
+O&ugrave; le Repentir m&ecirc;me (oh! la derni&egrave;re auberge!),<br>
+O&ugrave; tout te dira: Meurs, vieux l&acirc;che! il est trop tard! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+TABLEAUX PARISIENS</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE SOLEIL</h2>
+
+
+<p>
+Le long du vieux faubourg, o&ugrave; pendant aux masures<br>
+Les persiennes, abri des secr&egrave;tes luxures,<br>
+Quand le soleil cruel frappe &agrave; traits redoubl&eacute;s<br>
+Sur la ville et les champs, sur les toits et les bl&eacute;s.<br>
+Je vais m'exercer seul &agrave; ma fantasque escrime,<br>
+Flairant dans tous les coins les hasards de la rime.<br>
+Tr&eacute;buchant sur les mots comme sur les pav&eacute;s,<br>
+Heurtant parfois des vers depuis longtemps r&ecirc;v&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Ce p&egrave;re nourricier, ennemi des chloroses,<br>
+Eveille dans les champs les vers comme les roses;<br>
+Il fait s'&eacute;vaporer les soucis vers le ciel,<br>
+Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.<br>
+C'est lui qui rajeunit les porteurs de b&eacute;quilles<br>
+Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,<br>
+Et commande aux moissons de cro&icirc;tre et de m&ucirc;rir<br>
+Dans le c&oelig;ur immortel qui toujours veut fleurir!<br>
+Quand, ainsi qu'un po&egrave;te, il descend dans les villes,<br>
+Il ennoblit le sort des choses les plus viles,<br>
+Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,<br>
+Dans tous les h&ocirc;pitaux et dans tous les palais.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA LUNE OFFENSEE</h2>
+
+
+<p>
+O Lune qu'adoraient discr&egrave;tement nos p&egrave;res,<br>
+Du haut des pays bleus o&ugrave;, radieux s&eacute;rail,<br>
+Les astres vont te suivre en pimpant attirail,<br>
+Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,</p>
+
+<p>
+Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prosp&egrave;res,<br>
+De leur bouche en dormant montrer le frais &eacute;mail?<br>
+Le po&egrave;te buter du front sur son travail?<br>
+O&ugrave; sous les gazons secs s'accoupler les vip&egrave;res?</p>
+
+<p>
+Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin,<br>
+Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin,<br>
+Baiser d'Endymion les gr&acirc;ces surann&eacute;es?</p>
+
+<p>
+&laquo; --Je vois ta m&egrave;re, enfant de ce si&egrave;cle appauvri,<br>
+Qui vers son miroir penche un lourd amas d'ann&eacute;es,<br>
+Et pl&acirc;tre artistement le sein qui t'a nourri! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A UNE MENDIANTE ROUSSE</h2>
+
+
+<p>
+Blanche fille aux cheveux roux,<br>
+Dont ta robe par ses trous<br>
+Laisse voir la pauvret&eacute;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et la beaut&eacute;,</p>
+
+<p>
+Pour moi, po&egrave;te ch&eacute;tif,<br>
+Ton jeune corps maladif<br>
+Plein de taches de rousseur<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A sa douceur.</p>
+
+<p>
+Tu portes plus galamment<br>
+Qu'une reine de roman<br>
+Ses cothurnes de velours<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tes sabots lourds.</p>
+
+<p>
+Au lieu d'un haillon trop court,<br>
+Qu'un superbe habit de cour<br>
+Tra&icirc;ne &agrave; plis bruyants et longs<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur tes talons;</p>
+
+<p>
+Et place de bas trou&eacute;s,<br>
+Que pour les yeux des rou&eacute;s<br>
+Sur ta jambe un poignard d'or<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Reluise encor;</p>
+
+<p>
+Que des n&oelig;uds mal attach&eacute;s<br>
+D&eacute;voilent pour nos p&eacute;ch&eacute;s<br>
+Tes deux beaux seins, radieux<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme des yeux;</p>
+
+<p>
+Que pour te d&eacute;shabiller<br>
+Tes bras se fassent prier<br>
+Et chassent &agrave; coups mutins<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Les doigts lutins;</p>
+
+<p>
+--Perles de la plus belle eau,<br>
+Sonnets de ma&icirc;tre Belleau<br>
+Par tes galants mis aux fers<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sans cesse offerts,</p>
+
+<p>
+Valetaille de rimeurs<br>
+Te d&eacute;diant leurs primeurs<br>
+Et contemplant ton soulier<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sous l'escalier,</p>
+
+<p>
+Maint page &eacute;pris du hasard,<br>
+Maint seigneur et maint Ronsard<br>
+Epieraient pour le d&eacute;duit<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ton frais r&eacute;duit!</p>
+
+<p>
+Tu compterais dans tes lits<br>
+Plus de baisers que de lys<br>
+Et rangerais sous tes lois<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Plus d'un Valois!</p>
+
+<p>
+--Cependant tu vas gueusant<br>
+Quelque vieux d&eacute;bris gisant<br>
+Au seuil de quelque V&eacute;four<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De carrefour;</p>
+
+<p>
+Tu vas lorgnant en dessous<br>
+Des bijoux de vingt-neuf sous<br>
+Dont je ne puis, oh! pardon!<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Te faire don;</p>
+
+<p>
+Va donc, sans autre ornement,<br>
+Parfum, perles, diamant,<br>
+Que ta maigre nudit&eacute;,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O ma beaut&eacute;!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CYGNE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A VICTOR HUGO</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Andromaque, je pense &agrave; vous!--Ce petit fleuve,<br>
+Pauvre et triste miroir o&ugrave; jadis resplendit<br>
+L'immense majest&eacute; de vos douleurs de veuve,<br>
+Ce Simo&iuml;s menteur qui par vos pleurs grandit,</p>
+
+<p>
+A f&eacute;cond&eacute; soudain ma m&eacute;moire fertile,<br>
+Comme je traversais le nouveau Carrousel.<br>
+--Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville<br>
+Change plus vite, h&eacute;las! que le c&oelig;ur d'un mortel);</p>
+
+<p>
+Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,<br>
+Ces tas de chapiteaux &eacute;bauch&eacute;s et de f&ucirc;ts,<br>
+Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques<br>
+Et, brillant aux carreaux, le bric-&agrave;-brac confus.</p>
+
+<p>
+L&agrave; s'&eacute;talait jadis une m&eacute;nagerie;<br>
+L&agrave; je vis, un matin, &agrave; l'heure o&ugrave; sous les cieux<br>
+Clairs et froids le Travail s'&eacute;veille, o&ugrave; la voirie<br>
+Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,</p>
+
+<p>
+Un cygne qui s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute; de sa cage,<br>
+Et, de ses pieds palm&eacute;s frottant le pav&eacute; sec,<br>
+Sur le sol raboteux tra&icirc;nait son grand plumage.<br>
+Pr&egrave;s d'un ruisseau sans eau la b&ecirc;te ouvrant le bec,</p>
+
+<p>
+Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,<br>
+Et disait, le c&oelig;ur plein de son beau lac natal:<br>
+&laquo; Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu,<br>
+Je vois ce malheureux, mythe &eacute;trange et fatal, foudre?</p>
+
+<p>
+Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,<br>
+Vers le ciel ironique et cruellement bleu,<br>
+Sur son cou convulsif tendant sa t&ecirc;te avide,<br>
+Comme s'il adressait des reproches &agrave; Dieu!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+Paris change, mais rien dans ma m&eacute;lancolie<br>
+N'a boug&eacute;! palais neufs, &eacute;chafaudages, blocs,<br>
+Vieux faubourgs, tout pour moi devient all&eacute;gorie,<br>
+Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.</p>
+
+<p>
+Aussi devant ce Louvre une image m'opprime:<br>
+Je pense &agrave; mon grand cygne, avec ses gestes fous,<br>
+Comme les exil&eacute;s, ridicule et sublime,<br>
+Et rong&eacute; d'un d&eacute;sir sans tr&ecirc;ve! et puis &agrave; vous,</p>
+
+<p>
+Andromaque, des bras d'un grand &eacute;poux tomb&eacute;e,<br>
+Vil b&eacute;tail, sous la main du superbe Pyrrhus,<br>
+Aupr&egrave;s d'un tombeau vide en extase courb&eacute;e;<br>
+Veuve d'Hector, h&eacute;las! et femme d'H&eacute;l&eacute;nus!</p>
+
+<p>
+Je pense &agrave; la n&eacute;gresse, amaigrie et phtisique,<br>
+Pi&eacute;tinant dans la boue, et cherchant, l'&oelig;il hagard,<br>
+Les cocotiers absents de la superbe Afrique<br>
+Derri&egrave;re la muraille immense du brouillard;</p>
+
+<p>
+A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve<br>
+Jamais! jamais! &agrave; ceux qui s'abreuvent de pleurs<br>
+Et tettent la Douleur comme une bonne louve!<br>
+Aux maigres orphelins s&eacute;chant comme des fleurs!</p>
+
+<p>
+Ainsi dans la for&ecirc;t o&ugrave; mon esprit s'exile<br>
+Un vieux Souvenir sonne &agrave; plein souffle du cor!<br>
+Je pense aux matelots oubli&eacute;s dans une &icirc;le,<br>
+Aux captifs, aux vaincus!... &agrave; bien d'autres encor!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES SEPT VIEILLARDS</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A VICTOR HUGO</h2>
+
+
+<p>
+Fourmillante cit&eacute;, cit&eacute; pleine de r&ecirc;ves,<br>
+O&ugrave; le spectre en plein jour raccroche le passant!<br>
+Les myst&egrave;res partout coulent comme des s&egrave;ves<br>
+Dans les canaux &eacute;troits du colosse puissant.</p>
+
+<p>
+Un matin, cependant que dans la triste rue<br>
+Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,<br>
+Simulaient les deux quais d'une rivi&egrave;re accrue,<br>
+Et que, d&eacute;cor semblable &agrave; l'&acirc;me de l'acteur,</p>
+
+<p>
+Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,<br>
+Je suivais, roidissant mes nerfs comme un h&eacute;ros<br>
+Et discutant avec mon &acirc;me d&eacute;j&agrave; lasse,<br>
+Le faubourg secou&eacute; par les lourds tombereaux.</p>
+
+<p>
+Tout &agrave; coup, un vieillard dont les guenilles jaunes<br>
+Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,<br>
+Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aum&ocirc;nes,<br>
+Sans la m&eacute;chancet&eacute; qui luisait dans ses yeux,</p>
+
+<p>
+M'apparut. On e&ucirc;t dit sa prunelle tremp&eacute;e<br>
+Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas,<br>
+Et sa barbe &agrave; longs poils, roide comme une &eacute;p&eacute;e,<br>
+Se projetait, pareille &agrave; celle de Judas.</p>
+
+<p>
+Il n'&eacute;tait pas vo&ucirc;t&eacute;, mais cass&eacute;, son &eacute;chine<br>
+Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,<br>
+Si bien que son b&acirc;ton, parachevant sa mine,<br>
+Lui donnait la tournure et le pas maladroit</p>
+
+<p>
+D'un quadrup&egrave;de infirme ou d'un juif &agrave; trois pattes.<br>
+Dans la neige et la boue il allait s'emp&ecirc;trant,<br>
+Comme s'il &eacute;crasait des morts sous ses savates,<br>
+Hostile &agrave; l'univers plut&ocirc;t qu'indiff&eacute;rent.</p>
+
+<p>
+Son pareil le suivait: barbe, &oelig;il, dos, b&acirc;ton, loques,<br>
+Nul trait ne distinguait, du m&ecirc;me enfer venu,<br>
+Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques<br>
+Marchaient du m&ecirc;me pas vers un but inconnu.</p>
+
+<p>
+A quel complot inf&acirc;me &eacute;tais-je donc en butte,<br>
+Ou quel m&eacute;chant hasard ainsi m'humiliait?<br>
+Car je comptai sept fois, de minute en minute,<br>
+Ce sinistre vieillard qui se multipliait!</p>
+
+<p>
+Que celui-l&agrave; qui rit de mon inqui&eacute;tude,<br>
+Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel<br>
+Songe bien que malgr&eacute; tant de d&eacute;cr&eacute;pitude<br>
+Ces sept monstres hideux avaient l'air &eacute;ternel!</p>
+
+<p>
+Aurais-je, sans mourir, contempl&eacute; le huiti&egrave;me,<br>
+Sosie inexorable, ironique et fatal,<br>
+D&eacute;go&ucirc;tant Ph&eacute;nix, fils et p&egrave;re de lui-m&ecirc;me?<br>
+--Mais je tournai le dos au cort&egrave;ge infernal.</p>
+
+<p>
+Exasp&eacute;r&eacute; comme un ivrogne qui voit double,<br>
+Je rentrai, je fermai ma porte, &eacute;pouvant&eacute;,<br>
+Malade et morfondu, l'esprit fi&eacute;vreux et trouble,<br>
+Bless&eacute; par le myst&egrave;re et par l'absurdit&eacute;!</p>
+
+<p>
+Vainement ma raison voulait prendre la barre;<br>
+La temp&ecirc;te en jouant d&eacute;routait ses efforts,<br>
+Et mon &acirc;me dansait, dansait, vieille gabarre<br>
+Sans m&acirc;ts, sur une mer monstrueuse et sans bords!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES PETITES VIEILLES</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A VICTOR HUGO</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Dans les plis sinueux des vieilles capitales,<br>
+O&ugrave; tout, m&ecirc;me l'horreur, tourne aux enchantements,<br>
+Je guette, ob&eacute;issant &agrave; mes humeurs fatales,<br>
+Des &ecirc;tres singuliers, d&eacute;cr&eacute;pits et charmants.</p>
+
+<p>
+Ces monstres disloqu&eacute;s furent jadis des femmes,<br>
+Eponine ou La&iuml;s!--Monstres bris&eacute;s, bossus<br>
+Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des &acirc;mes.<br>
+Sous des jupons trou&eacute;s et sous de froids tissus</p>
+
+<p>
+Ils rampent, flagell&eacute;s par les bises iniques,<br>
+Fr&eacute;missant au fracas roulant des omnibus,<br>
+Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,<br>
+Un petit sac brod&eacute; de fleurs ou de r&eacute;bus;</p>
+
+<p>
+Ils trottent, tout pareils &agrave; des marionnettes;<br>
+Se tra&icirc;nent, comme font les animaux bless&eacute;s,<br>
+Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes<br>
+O&ugrave; se pend un D&eacute;mon sans piti&eacute;! Tout cass&eacute;s</p>
+
+<p>
+Qu'ils sont, ils ont des yeux per&ccedil;ants comme une vrille,<br>
+Luisants comme ces trous o&ugrave; l'eau dort dans la nuit;<br>
+Ils ont les yeux divins de la petite fille<br>
+Qui s'&eacute;tonne et qui rit &agrave; tout ce qui reluit.</p>
+
+<p>
+--Avez-vous observ&eacute; que maints cercueils de vieilles<br>
+Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?<br>
+La Mort savante met dans ces bi&egrave;res pareilles<br>
+Un symbole d'un go&ucirc;t bizarre et captivant,</p>
+
+<p>
+Et lorsque j'entrevois un fant&ocirc;me d&eacute;bile<br>
+Traversant de Paris le fourmillant tableau,<br>
+Il me semble toujours que cet &ecirc;tre fragile<br>
+S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;</p>
+
+<p>
+A moins que, m&eacute;ditant sur la g&eacute;om&eacute;trie,<br>
+Je ne cherche, &agrave; l'aspect de ces membres discords,<br>
+Combien de fois il faut que l'ouvrier varie<br>
+La forme de la bo&icirc;te o&ugrave; l'on met tous ces corps.</p>
+
+<p>
+--Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,<br>
+Des creusets qu'un m&eacute;tal refroidi pailleta...<br>
+Ces yeux myst&eacute;rieux ont d'invincibles charmes<br>
+Pour celui que l'aust&egrave;re Infortune allaita!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+De l'ancien Frascati Vestale &eacute;namour&eacute;e;<br>
+Pr&ecirc;tresse de Thalie, h&eacute;las! dont le souffleur<br>
+D&eacute;funt, seul, sait le nom; c&eacute;l&egrave;bre &eacute;vapor&eacute;e<br>
+Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,</p>
+
+<p>
+Toutes m'enivrent! mais parmi ces &ecirc;tres fr&ecirc;les<br>
+Il en est qui, faisant de la douleur un miel,<br>
+Ont dit au D&eacute;vouement qui leur pr&ecirc;tait ses ailes:<br>
+&laquo; Hippogriffe puissant, m&egrave;ne-moi jusqu'au ciel! &raquo;</p>
+
+<p>
+L'une, par sa patrie au malheur exerc&eacute;e,<br>
+L'autre, que son &eacute;poux surchargea de douleurs,<br>
+L'autre, par son enfant Madone transperc&eacute;e,<br>
+Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+III</h2>
+
+
+<p>
+Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles!<br>
+Une, entre autres, &agrave; l'heure o&ugrave; le soleil tombant<br>
+Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,<br>
+Pensive, s'asseyait &agrave; l'&eacute;cart sur un banc,</p>
+
+<p>
+Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,<br>
+Dont les soldats parfois inondent nos jardins,<br>
+Et qui, dans ces soirs dor o&ugrave; l'on se sent revivre,<br>
+Versent quelque h&eacute;ro&iuml;sme au c&oelig;ur des citadins.</p>
+
+<p>
+Celle-l&agrave; droite encor, fi&egrave;re et sentant la r&egrave;gle,<br>
+Humait avidement ce chant vif et guerrier;<br>
+Son &oelig;il parfois s'ouvrait comme l'&oelig;il d'un vieil aigle;<br>
+Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+IV</h2>
+
+
+<p>
+Telles vous cheminez, sto&iuml;ques et sans plaintes,<br>
+A travers le chaos des vivantes cit&eacute;s,<br>
+M&egrave;res au c&oelig;ur saignant, courtisanes ou saintes,<br>
+Dont autrefois les noms par tous &eacute;taient cit&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Vous qui f&ucirc;tes la gr&acirc;ce ou qui f&ucirc;tes la gloire,<br>
+Nul ne vous reconna&icirc;t! un ivrogne incivil<br>
+Vous insulte en passant d'un amour d&eacute;risoire;<br>
+Sur vos talons gambade un enfant l&acirc;che et vil.</p>
+
+<p>
+Honteuses d'exister, ombres ratatin&eacute;es,<br>
+Peureuses, le dos bas, vous c&ocirc;toyer les murs,<br>
+Et nul ne vous salue, &eacute;tranges destin&eacute;es!<br>
+D&eacute;bris d'humanit&eacute; pour l'&eacute;ternit&eacute; m&ucirc;rs!</p>
+
+<p>
+Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,<br>
+L'&oelig;il inquiet, fix&eacute; sur vos pas incertains,<br>
+Tout comme si j'&eacute;tais votre p&egrave;re, &ocirc; merveille!<br>
+Je go&ucirc;te &agrave; votre insu des plaisirs clandestins:</p>
+
+<p>
+Je vois s'&eacute;panouir vos passions novices;<br>
+Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;<br>
+Mon c&oelig;ur multipli&eacute; jouit de tous vos vices!<br>
+Mon &acirc;me resplendit de toutes vos vertus!</p>
+
+<p>
+Ruines! ma famille! &ocirc; cerveaux cong&eacute;n&egrave;res!<br>
+Je vous fais chaque soir un solennel adieu!<br>
+O&ugrave; serez-vous demain, Eves octog&eacute;naires,<br>
+Sur qui p&egrave;se la griffe effroyable de Dieu?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A UNE PASSANTE</h2>
+
+
+<p>
+La rue assourdissante autour de moi hurlait.<br>
+Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,<br>
+Une femme passa, d'une main fastueuse<br>
+Soulevant, balan&ccedil;ant le feston et l'ourlet;</p>
+
+<p>
+Agile et noble, avec sa jambe de statue.<br>
+Moi, je buvais, crisp&eacute; comme un extravagant,<br>
+Dans son &oelig;il, ciel livide o&ugrave; germe l'ouragan,<br>
+La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.</p>
+
+<p>
+Un &eacute;clair... puis la nuit!--Fugitive beaut&eacute;<br>
+Dont le regard m'a fait soudainement rena&icirc;tre,<br>
+Ne te verrai-je plus que dans l'&eacute;ternit&eacute;?</p>
+
+<p>
+Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! <i>jamais</i> peut-&ecirc;tre!<br>
+Car j'ignore o&ugrave; tu fuis, tu ne sais o&ugrave; je vais,<br>
+O toi que j'eusse aim&eacute;e, &ocirc; toi qui le savais!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CREPUSCULE DU SOIR</h2>
+
+
+<p>
+Voici le soir charmant, ami du criminel;<br>
+Il vient comme un complice, &agrave; pas de loup; le ciel<br>
+Se ferme lentement comme une grande alc&ocirc;ve,<br>
+Et l'homme impatient se change en b&ecirc;te fauve.</p>
+
+<p>
+O soir, aimable soir, d&eacute;sir&eacute; par celui<br>
+Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui<br>
+Nous avons travaill&eacute;!--C'est le soir qui soulage<br>
+Les esprits que d&eacute;vore une douleur sauvage,<br>
+Le savant obstin&eacute; dont le front s'alourdit,<br>
+Et l'ouvrier courb&eacute; qui regagne son lit.</p>
+
+<p>
+Cependant des d&eacute;mons malsains dans l'atmosph&egrave;re<br>
+S'&eacute;veillent lourdement, comme des gens d'affaire,<br>
+Et cognent en volant les volets et l'auvent.<br>
+A travers les lueurs que tourmente le vent<br>
+La Prostitution s'allume dans les rues;<br>
+Comme une fourmili&egrave;re elle ouvre ses issues;</p>
+
+<p>
+Partout elle se fraye un occulte chemin,<br>
+Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;<br>
+Elle remue au sein de la cit&eacute; de fange<br>
+Comme un ver qui d&eacute;robe &agrave; l'Homme ce qu'il mange.<br>
+On entend &ccedil;a et l&agrave; les cuisines siffler,<br>
+Les th&eacute;&acirc;tres glapir, les orchestres ronfler;<br>
+Les tables d'h&ocirc;te, dont le jeu fait les d&eacute;lices,<br>
+S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,<br>
+Et les voleurs, qui n'ont ni tr&ecirc;ve ni merci,<br>
+Vont bient&ocirc;t commencer leur travail, eux aussi,<br>
+Et forcer doucement les portes et les caisses<br>
+Pour vivre quelques jours et v&ecirc;tir leurs ma&icirc;tresses.</p>
+
+<p>
+Recueille-toi, mon &acirc;me, en ce grave moment,<br>
+Et ferme ton oreille &agrave; ce rugissement.<br>
+C'est l'heure o&ugrave; les douleurs des malades s'aigrissent!<br>
+La sombre Nuit les prend &agrave; la gorge; ils finissent<br>
+Leur destin&eacute;e et vont vers le gouffre commun;<br>
+L'h&ocirc;pital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un<br>
+Ne viendra plus chercher la soupe parfum&eacute;e,<br>
+Au coin du feu, le soir, aupr&egrave;s d'une &acirc;me aim&eacute;e.</p>
+
+<p>
+Encore la plupart n'ont-ils jamais connu<br>
+La douceur du foyer et n'ont jamais v&eacute;cu!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE JEU</h2>
+
+
+<p>
+Dans des fauteuils fan&eacute;s des courtisanes vieilles,<br>
+P&acirc;les, le sourcil peint, l'&oelig;il c&acirc;lin et fatal,<br>
+Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles<br>
+Tomber un cliquetis de pierre et de m&eacute;tal;</p>
+
+<p>
+Autour des verts tapis des visages sans l&egrave;vre,<br>
+Des l&egrave;vres sans couleur, des m&acirc;choires sans dent,<br>
+Et des doigts convuls&eacute;s d'une infernale fi&egrave;vre,<br>
+Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;</p>
+
+<p>
+Sous de sales plafonds un rang de p&acirc;les lustres<br>
+Et d'&eacute;normes quinquets projetant leurs lueurs<br>
+Sur des fronts t&eacute;n&eacute;breux de po&egrave;tes illustres<br>
+Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs:</p>
+
+<p>
+--Voil&agrave; le noir tableau qu'en un r&ecirc;ve nocturne<br>
+Je vis se d&eacute;rouler sous mon &oelig;il clairvoyant,<br>
+Moi-m&ecirc;me, dans un coin de l'antre taciturne,<br>
+Je me vis accoud&eacute;, froid, muet, enviant,</p>
+
+<p>
+Enviant de ces gens la passion tenace,<br>
+De ces vieilles putains la fun&egrave;bre ga&icirc;t&eacute;,<br>
+Et tous gaillardement trafiquant &agrave; ma face,<br>
+L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beaut&eacute;!</p>
+
+<p>
+Et mon c&oelig;ur s'effraya d'envier maint pauvre homme<br>
+Courant avec ferveur &agrave; l'ab&icirc;me b&eacute;ant,<br>
+Et qui, so&ucirc;l de son sang, pr&eacute;f&eacute;rerait en somme<br>
+La douleur &agrave; la mort et l'enfer au n&eacute;ant!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+DANSE MACABRE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A ERNEST CHRISTOPHE</h2>
+
+
+<p>
+Fi&egrave;re, autant qu'un vivant, de sa noble stature,<br>
+Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,<br>
+Elle a la nonchalance et la d&eacute;sinvolture<br>
+D'une coquette maigre aux airs extravagants.</p>
+
+<p>
+Vit-on jamais au bal une taille plus mince?<br>
+Sa robe exag&eacute;r&eacute;e, en sa royale ampleur,<br>
+S'&eacute;croule abondamment sur un pied sec que pince<br>
+Un soulier pomponn&eacute;, joli comme une fleur.</p>
+
+<p>
+La ruche qui se joue au bord des clavicules,<br>
+Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,<br>
+D&eacute;fend pudiquement des lazzi ridicules<br>
+Les fun&egrave;bres appas qu'elle tient &agrave; cacher.</p>
+
+<p>
+Ses yeux profonds sont faits de vide et de t&eacute;n&egrave;bres<br>
+Et son cr&acirc;ne, de fleurs artistement coiff&eacute;,<br>
+Oscille mollement sur ses fr&ecirc;les vert&egrave;bres.<br>
+--O charme d'un n&eacute;ant follement attif&eacute;!</p>
+
+<p>
+Aucuns t'appelleront une caricature,<br>
+Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,<br>
+L'&eacute;l&eacute;gance sans nom de l'humaine armature.<br>
+Tu r&eacute;ponds, grand squelette, &agrave; mon go&ucirc;t le plus cher!</p>
+
+<p>
+Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,<br>
+La f&ecirc;te de la Vie? ou quelque vieux d&eacute;sir,<br>
+Eperonnant encor ta vivante carcasse,<br>
+Te pousse-t-il, cr&eacute;dule, au sabbat du Plaisir?</p>
+
+<p>
+Au chant des violons, aux flammes des bougies,<br>
+Esp&egrave;res-tu chasser ton cauchemar moqueur,<br>
+Et viens-tu demander au torrent des orgies<br>
+De refra&icirc;chir l'enfer allum&eacute; dans ton c&oelig;ur?</p>
+
+<p>
+In&eacute;puisable puits de sottise et de fautes!<br>
+De l'antique douleur &eacute;ternel alambic!<br>
+A travers le treillis recourb&eacute; de tes c&ocirc;tes<br>
+Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.</p>
+
+<p>
+Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie<br>
+Ne trouve pas un prix digne de ses efforts:<br>
+Qui, de ces c&oelig;urs mortels, entend la raillerie?<br>
+Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts.</p>
+
+<p>
+Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pens&eacute;es,<br>
+Exalte le vertige, et les danseurs prudents<br>
+Ne contempleront pas sans d'am&egrave;res naus&eacute;es<br>
+Le sourire &eacute;ternel de tes trente-deux dents.</p>
+
+<p>
+Pourtant, qui n'a serr&eacute; dans ses bras un squelette,<br>
+Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?<br>
+Qu'import&eacute; le parfum, l'habit ou la toilette?<br>
+Qui fait le d&eacute;go&ucirc;t&eacute; montre qu'il se croit beau.</p>
+
+<p>
+Bayad&egrave;re sans nez, irr&eacute;sistible gouge,<br>
+Dis donc &agrave; ces danseurs qui font les offusqu&eacute;s:<br>
+&laquo; Fiers mignons, malgr&eacute; l'art des poudres et du rouge,<br>
+Vous sentez tous la mort! O squelettes musqu&eacute;s,</p>
+
+<p>
+Antino&uuml;s fl&eacute;tris, dandys &agrave; face glabre,<br>
+Cadavres verniss&eacute;s, lovelaces chenus,<br>
+Le branle universel de la danse macabre<br>
+Vous entra&icirc;ne en des lieux qui ne sont pas connus!</p>
+
+<p>
+Des quais froids de la Seine aux bords br&ucirc;lants du Gange,<br>
+Le troupeau mortel saute et se p&acirc;me, sans voir<br>
+Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange<br>
+Sinistrement b&eacute;ante ainsi qu'un tromblon noir.</p>
+
+<p>
+En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire<br>
+En tes contorsions, risible Humanit&eacute;,<br>
+Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,<br>
+M&ecirc;le son ironie &agrave; ton insanit&eacute;! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'AMOUR DU MENSONGE</h2>
+
+
+<p>
+Quand je te vois passer, &ocirc; ma ch&egrave;re indolente,<br>
+Au chant des instruments qui se brise au plafond,<br>
+Suspendant ton allure harmonieuse et lente,<br>
+Et promenant l'ennui de ton regard profond;</p>
+
+<p>
+Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,<br>
+Ton front p&acirc;le, embelli par un morbide attrait,<br>
+O&ugrave; les torches du soir allument une aurore,<br>
+Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,</p>
+
+<p>
+Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fra&icirc;che!<br>
+Le souvenir massif, royale et lourde tour,<br>
+La couronne, et son c&oelig;ur, meurtri comme une p&ecirc;che,<br>
+Est m&ucirc;r, comme son corps, pour le savant amour.</p>
+
+<p>
+Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines?<br>
+Es-tu vase fun&egrave;bre attendant quelques pleurs,<br>
+Parfum qui fait r&ecirc;ver aux oasis lointaines,<br>
+Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?</p>
+
+<p>
+Je sais qu'il est des yeux, des plus m&eacute;lancoliques,<br>
+Qui ne rec&egrave;lent point de secrets pr&eacute;cieux;<br>
+Beaux &eacute;crins sans joyaux, m&eacute;daillons sans reliques,<br>
+Plus vides, plus profonds que vous-m&ecirc;mes, &ocirc; Cieux!</p>
+
+<p>
+Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,<br>
+Pour r&eacute;jouir un c&oelig;ur qui fuit la v&eacute;rit&eacute;?<br>
+Qu'importe ta b&ecirc;tise ou ton indiff&eacute;rence?<br>
+Masque ou d&eacute;cor, salut! J'adore ta beaut&eacute;.</p>
+
+<p>
+Je n'ai pas oubli&eacute;, voisine de la ville,<br>
+Notre blanche maison, petite mais tranquille,<br>
+Sa Pomone de pl&acirc;tre et sa vieille V&eacute;nus<br>
+Dans un bosquet ch&eacute;tif cachant leurs membres nus;<br>
+Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,<br>
+Qui, derri&egrave;re la vitre o&ugrave; se brisait sa gerbe,<br>
+Semblait, grand &oelig;il ouvert dans le ciel curieux,<br>
+Contempler nos d&icirc;ners longs et silencieux,<br>
+R&eacute;pandant largement ses beaux reflets de cierge<br>
+Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.</p>
+
+<p>
+La servante au grand c&oelig;ur dont vous &eacute;tiez jalouse,<br>
+Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,<br>
+Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.<br>
+Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,<br>
+Et quand Octobre souffle, &eacute;mondeur des vieux arbres,<br>
+Son vent m&eacute;lancolique &agrave;, l'entour de leurs marbres,<br>
+Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,<br>
+De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,<br>
+Tandis que, d&eacute;vor&eacute;s de noires songeries,<br>
+Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,<br>
+Vieux squelettes gel&eacute;s travaill&eacute;s par le ver,<br>
+Ils sentent s'&eacute;goutter les neiges de l'hiver<br>
+Et le si&egrave;cle couler, sans qu'amis ni famille<br>
+Remplacent les lambeaux qui pendent &agrave; leur grille.</p>
+
+<p>
+Lorsque la b&ucirc;che siffle et chante, si le soir,<br>
+Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,<br>
+Si, par une nuit bleue et froide de d&eacute;cembre,<br>
+Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,<br>
+Grave, et venant du fond de son lit &eacute;ternel<br>
+Couver l'enfant grandi de son &oelig;il maternel,<br>
+Que pourrais-je r&eacute;pondre &agrave; cette &acirc;me pieuse<br>
+Voyant tomber des pleurs de sa paupi&egrave;re creuse?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+BRUMES ET PLUIES</h2>
+
+
+<p>
+O fins d'automne, hivers, printemps tremp&eacute;s de boue,<br>
+Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue<br>
+D'envelopper ainsi mon c&oelig;ur et mon cerveau<br>
+D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.</p>
+
+<p>
+Dans cette grande plaine o&ugrave; l'autan froid se joue,<br>
+O&ugrave; par les longues nuits la girouette s'enroue,<br>
+Mon &acirc;me mieux qu'au temps du ti&egrave;de renouveau<br>
+Ouvrira largement ses ailes de corbeau.</p>
+
+<p>
+Rien n'est plus doux au c&oelig;ur plein de choses fun&egrave;bres,<br>
+Et sur qui d&egrave;s longtemps descendent les frimas,<br>
+O blafardes saisons, reines de nos climats!</p>
+
+<p>
+Que l'aspect permanent de vos p&acirc;les t&eacute;n&egrave;bres,<br>
+--Si ce n'est par un soir sans lune, deux &agrave; deux,<br>
+D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'AME DU VIN</h2>
+
+
+<p>
+Un soir, l'&acirc;me du vin chantait dans les bouteilles:<br>
+&laquo; Homme, vers toi je pousse, &ocirc; cher d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;,<br>
+Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,<br>
+Un chant plein de lumi&egrave;re et de fraternit&eacute;!</p>
+
+<p>
+Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,<br>
+De peine, de sueur et de soleil cuisant<br>
+Pour engendrer ma vie et pour me donner l'&acirc;me;<br>
+Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,</p>
+
+<p>
+Car j'&eacute;prouve une joie immense quand je tombe<br>
+Dans le gosier d'un homme us&eacute; par ses travaux,<br>
+Et sa chaude poitrine est une douce tombe<br>
+O&ugrave; je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.</p>
+
+<p>
+Entends-tu retentir les refrains des dimanches<br>
+Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?<br>
+Les coudes sur la table et retroussant tes manches,<br>
+Tu me glorifieras et tu seras content:</p>
+
+<p>
+J'allumerai les yeux de ta femme ravie;<br>
+A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs<br>
+Et serai pour ce fr&ecirc;le athl&egrave;te de la vie<br>
+L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.</p>
+
+<p>
+En toi je tomberai, v&eacute;g&eacute;tale ambroisie,<br>
+Grain pr&eacute;cieux jet&eacute; par l'&eacute;ternel Semeur,<br>
+Pour que de notre amour naisse la po&eacute;sie<br>
+Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN DES CHIFFONNIERS</h2>
+
+
+<p>
+Souvent, &agrave; la clart&eacute; rouge d'un r&eacute;verb&egrave;re<br>
+Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre.<br>
+Au c&oelig;ur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,<br>
+O&ugrave; l'humanit&eacute; grouille en ferments orageux,</p>
+
+<p>
+On voit un chiffonnier qui vient, hochant la t&ecirc;te,<br>
+Buttant, et se cognant aux murs comme un po&egrave;te,<br>
+Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,<br>
+Epanche tout son c&oelig;ur en glorieux projets.</p>
+
+<p>
+Il pr&ecirc;te des serments, dicte des lois sublimes,<br>
+Terrasse les m&eacute;chants, rel&egrave;ve les victimes,<br>
+Et sous le firmament comme un dais suspendu<br>
+S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.</p>
+
+<p>
+Oui, ces gens harcel&eacute;s de chagrins de m&eacute;nage,<br>
+Moulus par le travail et tourment&eacute;s par l'&acirc;ge,<br>
+Ereint&eacute;s et pliant sous un tas de d&eacute;bris,<br>
+Vomissement confus de l'&eacute;norme Paris,</p>
+
+<p>
+Reviennent, parfum&eacute;s d'une odeur de futailles,<br>
+Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,<br>
+Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux!<br>
+Les banni&egrave;res, les fleurs et les arcs triomphaux</p>
+
+<p>
+Se dressent devant eux, solennelle magie!<br>
+Et dans l'&eacute;tourdissante et lumineuse orgie<br>
+Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,<br>
+Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!</p>
+
+<p>
+C'est ainsi qu'&agrave; travers l'Humanit&eacute; frivole<br>
+Le vin roule de l'or, &eacute;blouissant Pactole;<br>
+Par le gosier de l'homme il chante ses exploits<br>
+Et r&egrave;gne par ses dons ainsi que les vrais rois.</p>
+
+<p>
+Pour noyer la ranc&oelig;ur et bercer l'indolence<br>
+De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,<br>
+Dieu, touch&eacute; de remords, avait fait le sommeil;<br>
+L'Homme ajouta le Vin, fils sacr&eacute; du Soleil!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN DE L'ASSASSIN</h2>
+
+
+<p>
+Ma femme est morte, je suis libre!<br>
+Je puis donc boire tout mon so&ucirc;l.<br>
+Lorsque je rentrais sans un sou,<br>
+Ses cris me d&eacute;chiraient la fibre.</p>
+
+<p>
+Autant qu'un roi je suis heureux;<br>
+L'air est pur, le ciel admirable...<br>
+--Nous avions un &eacute;t&eacute; semblable<br>
+Lorsque je devins amoureux!</p>
+
+<p>
+--L'horrible soif qui me d&eacute;chire<br>
+Aurait besoin pour s'assouvir<br>
+D'autant de vin qu'en peut tenir<br>
+Son tombeau;--ce n'est pas peu dire</p>
+
+<p>
+Je l'ai jet&eacute;e au fond d'un puits,<br>
+Et j'ai m&ecirc;me pouss&eacute; sur elle<br>
+Tous les pav&eacute;s de la margelle.<br>
+--Je l'oublierai si je le puis!</p>
+
+<p>
+Au nom des serments de tendresse,<br>
+Dont rien ne peut nous d&eacute;lier,<br>
+Et pour nous r&eacute;concilier<br>
+Comme au beau temps de notre ivresse,</p>
+
+<p>
+J'implorai d'elle un rendez-vous,<br>
+Le soir, sur une route obscure,<br>
+Elle y vint! folle cr&eacute;ature!<br>
+--Nous sommes tous plus ou moins fous!</p>
+
+<p>
+Elle &eacute;tait encore jolie,<br>
+Quoique bien fatigu&eacute;e! et moi,<br>
+Je l'aimai trop;--voil&agrave; pourquoi<br>
+Je lui dis: sors de cette vie!</p>
+
+<p>
+Nul ne peut me comprendre. Un seul<br>
+Parmi ces ivrognes stupides<br>
+Songea-t-il dans ses nuits morbides<br>
+A faire du vin un linceul?</p>
+
+<p>
+Cette crapule invuln&eacute;rable<br>
+Comme les machines de fer,<br>
+Jamais, ni l'&eacute;t&eacute; ni l'hiver,<br>
+N'a connu l'amour v&eacute;ritable,</p>
+
+<p>
+Avec ses noirs enchantements,<br>
+Son cort&egrave;ge infernal d'alarmes,<br>
+Ses fioles de poison, ses larmes,<br>
+Ses bruits de cha&icirc;ne et d'ossements!</p>
+
+<p>
+--Me voil&agrave; libre et solitaire!<br>
+Je serai ce soir ivre-mort;<br>
+Alors, sans peur et sans remord,<br>
+Je me coucherai sur la terre,</p>
+
+<p>
+Et je dormirai comme un chien.<br>
+Le chariot aux lourdes roues<br>
+Charg&eacute; de pierres et de boues,<br>
+Le wagon enray&eacute; peut bien</p>
+
+<p>
+Ecraser ma t&ecirc;te coupable,<br>
+Ou me couper par le milieu,<br>
+Je m'en moque comme de Dieu,<br>
+Du Diable ou de la Sainte Table!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN DU SOLITAIRE</h2>
+
+
+<p>
+Le regard singulier d'une femme galante<br>
+Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc<br>
+Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,<br>
+Quand elle y veux baigner sa beaut&eacute; nonchalante,</p>
+
+<p>
+Le dernier sac d'&eacute;cus dans les doigts d'un joueur,<br>
+Un baiser libertin de la maigre Adeline,<br>
+Les sons d'une musique &eacute;nervante et c&acirc;line,<br>
+Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,</p>
+
+<p>
+Tout cela ne vaut pas, &ocirc; bouteille profonde,<br>
+Les baumes p&eacute;n&eacute;trants que ta panse f&eacute;conde<br>
+Garde au c&oelig;ur alt&eacute;r&eacute; du po&egrave;te pieux;</p>
+
+<p>
+Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,<br>
+--Et l'orgueil, ce tr&eacute;sor de toute gueuserie,<br>
+Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN DES AMANTS</h2>
+
+
+<p>
+Aujourd'hui l'espace est splendide!<br>
+Sans mors, sans &eacute;perons, sans bride,<br>
+Partons &agrave; cheval sur le vin<br>
+Pour un ciel f&eacute;erique et divin!</p>
+
+<p>
+Comme deux anges que torture<br>
+Une implacable calenture,<br>
+Dans le bleu cristal du matin<br>
+Suivons le mirage lointain!</p>
+
+<p>
+Mollement balanc&eacute;s sur l'aile<br>
+Du tourbillon intelligent,<br>
+Dans un d&eacute;lire parall&egrave;le,</p>
+
+<p>
+Ma soeur, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te nageant,<br>
+Nous fuirons sans repos ni tr&ecirc;ves<br>
+Vers le paradis de mes r&ecirc;ves!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+UNE MARTYRE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+DESSIN D'UN MAITRE INCONNU</h2>
+
+
+<p>
+Au milieu des flacons, des &eacute;toffes lam&eacute;es<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et des meubles voluptueux,<br>
+Des marbres, des tableaux, des robes parfum&eacute;es<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qui trament &agrave; plis sompteux,</p>
+
+<p>
+Dans une chambre ti&egrave;de o&ugrave;, comme en une serre,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;L'air est dangereux et fatal,<br>
+O&ugrave; des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Exhalent leur soupir final,</p>
+
+<p>
+Un cadavre sans t&ecirc;te &eacute;panche, comme un fleuve,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur l'oreiller d&eacute;salt&eacute;r&eacute;<br>
+Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Avec l'avidit&eacute; d'un pr&eacute;.</p>
+
+<p>
+Semblable aux visions p&acirc;les qu'enfante l'ombre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et qui nous encha&icirc;nent les yeux,<br>
+La t&ecirc;te, avec l'amas de sa crini&egrave;re sombre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et de ses bijoux pr&eacute;cieux,</p>
+
+<p>
+Sur la table de nuit, comme une renoncule,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Repose, et, vide de pensers,<br>
+Un regard vague et blanc comme le cr&eacute;puscule<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;S'&eacute;chappe des yeux r&eacute;vuls&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Sur le lit, le tronc nu sans scrupule &eacute;tale<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans le plus complet abandon<br>
+La secr&egrave;te splendeur et la beaut&eacute; fatale<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dont la nature lui fit don;</p>
+
+<p>
+Un bas ros&acirc;tre, orn&eacute; de coins d'or, &agrave; la jambe<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme un souvenir est rest&eacute;;<br>
+La jarreti&egrave;re, ainsi qu'un &oelig;il secret qui flambe,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Darde un regard diamant&eacute;.</p>
+
+<p>
+Le singulier aspect de cette solitude<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et d'un grand portrait langoureux,<br>
+Aux yeux provocateurs comme son attitude,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;R&eacute;v&egrave;le un amour t&eacute;n&eacute;breux,</p>
+
+<p>
+Une coupable joie et des f&ecirc;tes &eacute;tranges<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Pleines de baisers infernaux.<br>
+Dont se r&eacute;jouissait l'essaim de mauvais anges<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Nageant dans les plis des rideaux;</p>
+
+<p>
+Et cependant, &agrave; voir la maigreur &eacute;l&eacute;gante<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De l'&eacute;paule au contour heurt&eacute;,<br>
+La hanche un peu pointue et la taille fringante<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ainsi qu'an reptile irrit&eacute;,</p>
+
+<p>
+Elle est bien jeune encor!--Son &acirc;me exasp&eacute;r&eacute;e<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et ses sens par l'ennui mordus<br>
+S'&eacute;taient-ils entr'ouverts &agrave; la meute alt&eacute;r&eacute;e<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Des d&eacute;sirs errants et perdus?</p>
+
+<p>
+L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Malgr&eacute; tant d'amour, assouvir,<br>
+Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;L'immensit&eacute; de son d&eacute;sir?</p>
+
+<p>
+R&eacute;ponds, cadavre impur! et par tes tresses roides<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Te soulevant d'un bras fi&eacute;vreux,<br>
+Dis-moi, t&ecirc;te effrayante, as-tu sur tes dents froides,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Coll&eacute; les supr&ecirc;mes adieux?</p>
+
+<p>
+--Loin du monde railleur, loin de la foule impure,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Loin des magistrats curieux,<br>
+Dors en paix, dors en paix, &eacute;trange cr&eacute;ature,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans ton tombeau myst&eacute;rieux;</p>
+
+
+<p>
+Ton &eacute;poux court le monde, et ta forme immortelle<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Veille pr&egrave;s de lui quand il dort;<br>
+Autant que toi sans doute il te sera fid&egrave;le,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et constant jusques &agrave; la mort.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+FEMMES DAMNEES</h2>
+
+
+<p>
+Comme un b&eacute;tail pensif sur le sable couch&eacute;es,<br>
+Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,<br>
+Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapproch&eacute;es<br>
+Ont de douces langueurs et des frissons amers:</p>
+
+<p>
+Les unes, c&oelig;urs &eacute;pris des longues confidences,<br>
+Dans le fond des bosquets o&ugrave; jasent les ruisseaux,<br>
+Vont &eacute;pelant l'amour des craintives enfances<br>
+Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;</p>
+
+<p>
+D'autres, comme des s&oelig;urs, marchent lentes et graves<br>
+A travers les rochers pleins d'apparitions,<br>
+O&ugrave; saint Antoine a vu surgir comme des laves<br>
+Les seins nus et pourpr&eacute;s de ses tentations;</p>
+
+<p>
+Il en est, aux lueurs des r&eacute;sines croulantes,<br>
+Qui dans le creux muet des vieux antres pa&iuml;ens<br>
+T'appellent au secours de leurs fi&egrave;vres hurlantes,<br>
+O Bacchus, endormeur des remords anciens!</p>
+
+<p>
+Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,<br>
+Qui, recelant un fouet sous leurs longs v&ecirc;tements,<br>
+M&ecirc;lent dans le bois sombre et les nuits solitaires<br>
+L'&eacute;cume du plaisir aux larmes des tourments.</p>
+
+<p>
+O vierges, &ocirc; d&eacute;mons, &ocirc; monstres, &ocirc; martyres,<br>
+De la r&eacute;alit&eacute; grands esprits contempteurs,<br>
+Chercheuses d'infini, d&eacute;votes et satyres,<br>
+Tant&ocirc;t pleines de cris, tant&ocirc;t pleines de pleurs,</p>
+
+<p>
+Vous que dans votre enfer mon &acirc;me a poursuivies,<br>
+Pauvres s&oelig;urs, je vous aime autant que je vous plains,<br>
+Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,<br>
+Et les urnes d'amour dont vos grands c&oelig;urs sont pleins!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES DEUX BONNES S&OElig;URS</h2>
+
+
+<p>
+La D&eacute;bauche et la Mort sont deux aimables filles,<br>
+Prodigues de baisers et riches de sant&eacute;,<br>
+Dont le flanc toujours vierge et drap&eacute; de guenilles<br>
+Sous l'&eacute;ternel labeur n'a jamais enfant&eacute;.</p>
+
+<p>
+Au po&egrave;te sinistre, ennemi des familles.<br>
+Favori de l'enfer, courtisan mal rent&eacute;,<br>
+Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles<br>
+Un lit que le remords n'a jamais fr&eacute;quent&eacute;.</p>
+
+<p>
+Et la bi&egrave;re et l'alc&ocirc;ve en blasph&egrave;mes f&eacute;condes<br>
+Nous offrent tour &agrave; tour, comme deux bonnes s&oelig;urs,<br>
+De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.</p>
+
+<p>
+Quand veux-tu m'enterrer, D&eacute;bauche aux bras immondes?<br>
+O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,<br>
+Sur ses myrtes infects entre tes noirs cypr&egrave;s?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+ALLEGORIE</h2>
+
+
+<p>
+C'est une femme belle et de riche encolure,<br>
+Qui laisse dans son vin tra&icirc;ner sa chevelure.<br>
+Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,<br>
+Tout glisse et tout s'&eacute;mousse au granit de sa peau.<br>
+Elle rit &agrave; la Mort et nargue la D&eacute;bauche,<br>
+Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,<br>
+Dans ses jeux destructeurs a pourtant respect&eacute;<br>
+De ce corps ferme et droit la rude majest&eacute;.<br>
+Elle marche en d&eacute;esse et repose en sultane;<br>
+Elle a dans le plaisir la foi mahom&eacute;tane,<br>
+Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,<br>
+Elle appelle des yeux la race des humains.<br>
+Elle croit, elle sait, cette vierge inf&eacute;conde<br>
+Et pourtant n&eacute;cessaire &agrave; la marche du monde,<br>
+Que la beaut&eacute; du corps est un sublime don<br>
+Qui de toute infamie arrache le pardon;<br>
+Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,<br>
+Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,<br>
+Elle regardera la face de la Mort,<br>
+Ainsi qu'un nouveau-n&eacute;,--sans haine et sans remord.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+UN VOYAGE A CYTHERE</h2>
+
+
+<p>
+Mon c&oelig;ur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux<br>
+Et planait librement &agrave; l'entour des cordages;<br>
+Le navire roulait sous un ciel sans nuages,<br>
+Comme un ange enivr&eacute; du soleil radieux.</p>
+
+<p>
+Quelle est cette &icirc;le triste et noire?--C'est Cyth&egrave;re,<br>
+Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,<br>
+Eldorado banal de tous les vieux gar&ccedil;ons.<br>
+Regardez, apr&egrave;s tout, c'est une pauvre terre.</p>
+
+<p>
+--Il des doux secrets et des f&ecirc;tes du c&oelig;ur!<br>
+De l'antique V&eacute;nus le superbe fant&ocirc;me<br>
+Au-dessus de tes mers plane comme un arome,<br>
+Et charge les esprits d'amour et de langueur.</p>
+
+<p>
+Belle &icirc;le aux myrtes verts, pleine de fleurs &eacute;closes,<br>
+V&eacute;n&eacute;r&eacute;e &agrave; jamais par toute nation,<br>
+O&ugrave; les soupirs des c&oelig;urs en adoration<br>
+Roulent comme l'encens sur un jardin de roses</p>
+
+<p>
+Ou le roucoulement &eacute;ternel d'un ramier<br>
+--Cyth&egrave;re n'&eacute;tait plus qu'un terrain des plus maigres,<br>
+Un d&eacute;sert rocailleux troubl&eacute; par des cris aigres.<br>
+J'entrevoyais pourtant un objet singulier;</p>
+
+<p>
+Ce n'&eacute;tait pas un temple aux ombres bocag&egrave;res,<br>
+O&ugrave; la jeune pr&ecirc;tresse, amoureuse des fleurs,<br>
+Allait, le corps br&ucirc;l&eacute; de secr&egrave;tes chaleurs,<br>
+Entre-b&acirc;illant sa robe aux brises passag&egrave;res;</p>
+
+<p>
+Mais voil&agrave; qu'en rasant la c&ocirc;te d'assez pr&egrave;s<br>
+Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches<br>
+Nous v&icirc;mes que c'&eacute;tait un gibet &agrave; trois branches,<br>
+Du ciel se d&eacute;tachant en noir, comme un cypr&egrave;s.</p>
+
+<p>
+De f&eacute;roces oiseaux perch&eacute;s sur leur p&acirc;ture<br>
+D&eacute;truisaient avec rage un pendu d&eacute;j&agrave; m&ucirc;r,<br>
+Chacun plantant, comme un outil, son bec impur<br>
+Dans tous les coins saignants de cette pourriture;</p>
+
+<p>
+Les yeux &eacute;taient deux trous, et du ventre effondr&eacute;<br>
+Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,<br>
+Et ses bourreaux gorg&eacute;s de hideuses d&eacute;lices<br>
+L'avaient &agrave; coups de bec absolument ch&acirc;tr&eacute;.</p>
+
+<p>
+Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrup&egrave;des,<br>
+Le museau relev&eacute;, tournoyait et r&ocirc;dait;<br>
+Une plus grande b&ecirc;te au milieu s'agitait<br>
+Comme un ex&eacute;cuteur entour&eacute; de ses aides.</p>
+
+<p>
+Habitant de Cyth&egrave;re, enfant d'un ciel si beau,<br>
+Silencieusement tu souffrais ces insultes<br>
+En expiation de tes inf&acirc;mes cultes<br>
+Et des p&eacute;ch&eacute;s qui t'ont interdit le tombeau.</p>
+
+<p>
+Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!<br>
+Je sentis &agrave; l'aspect de tes membres flottants,<br>
+Comme un vomissement, remonter vers mes dents<br>
+Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;</p>
+
+<p>
+Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,<br>
+J'ai senti tous les becs et toutes les m&acirc;choires<br>
+Des corbeaux lancinants et des panth&egrave;res noires<br>
+Qui jadis aimaient tant &agrave; triturer ma chair.</p>
+
+<p>
+--Le ciel &eacute;tait charmant, la mer &eacute;tait unie;<br>
+Pour moi tout &eacute;tait noir et sanglant d&eacute;sormais,<br>
+H&eacute;las! et j'avais, comme en un suair &eacute;pais,<br>
+Le c&oelig;ur enseveli dans cette all&eacute;gorie.</p>
+
+<p>
+Dans ton &icirc;le, &ocirc; V&eacute;nus! je n'ai trouv&eacute; debout<br>
+Qu'un gibet symbolique o&ugrave; pendait mon image.<br>
+--Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage<br>
+De contempler mon c&oelig;ur et mon corps sans d&eacute;go&ucirc;t!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+R&Eacute;VOLTE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+ABEL ET CA&Iuml;N</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Race d'Abel, dors, bois et mange:<br>
+Dieu le sourit complaisamment,</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, dans la fange<br>
+Rampe et meurs mis&eacute;rablement.</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, ton sacrifice<br>
+Flatte le nez du S&eacute;raphin!</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, ton supplice<br>
+Aura-t-il jamais une fin?</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, vois tes semailles<br>
+Et ton b&eacute;tail venir &agrave; bien;</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, tes entrailles<br>
+Hurlent la faim comme un vieux chien.</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, chauffe ton ventre<br>
+A ton foyer patriarcal;</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, dans ton antre<br>
+Tremble de froid, pauvre chacal!<br>
+Race d'Abel, aime et pullule:<br>
+Ton or fait aussi des petits;</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, c&oelig;ur qui br&ucirc;le,<br>
+Prends garde &agrave; ces grands app&eacute;tits.</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, tu cro&icirc;s et broutes<br>
+Comme les punaises des bois!</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, sur les routes<br>
+Tra&icirc;ne ta famille aux abois.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+Ah! race d'Abel, ta charogne<br>
+Engraissera le sol fumant!</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, ta besogne<br>
+N'est pas faite suffisamment;</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, voici ta honte:<br>
+Le fer est vaincu par l'&eacute;pieu!</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, au ciel monte<br>
+Et sur la terre jette Dieu!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES LITANIES DE SATAN</h2>
+
+
+<p>
+O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,<br>
+Dieu trahi par le sort et priv&eacute; de louanges,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+O Prince de l'exil, &agrave; qui l'on a fait tort,<br>
+Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,<br>
+Gu&eacute;risseur familier des angoisses humaines,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui, m&ecirc;me aux l&eacute;preux, aux parias maudits,<br>
+Enseignes par l'amour le go&ucirc;t du Paradis,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,<br>
+Engendras l'Esp&eacute;rance,--une folle charmante!</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut<br>
+Qui damne tout un peuple autour d'un &eacute;chafaud,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui sais en quel coin des terres envieuses<br>
+Le Dieu jaloux cacha les pierres pr&eacute;cieuses,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi dont l'&oelig;il clair conna&icirc;t les profonds arsenaux<br>
+O&ugrave; dort enseveli le peuple des m&eacute;taux,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi dont la large main cache les pr&eacute;cipices<br>
+Au somnambule errant au bord des &eacute;difices,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os<br>
+De l'ivrogne attard&eacute; foul&eacute; par les chevaux,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui, pour consoler l'homme fr&ecirc;le qui souffre,<br>
+Nous appris &agrave; m&ecirc;ler le salp&ecirc;tre et le soufre.</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui poses ta marque, &ocirc; complice subtil,<br>
+Sur le front du Cr&eacute;sus impitoyable et vil,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui mets dans les yeux et dans le c&oelig;ur des filles<br>
+Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+B&acirc;ton des exil&eacute;s, lampe des inventeurs,<br>
+Confesseur des pendus et des conspirateurs,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+P&egrave;re adoptif de ceux qu'en sa noire col&egrave;re<br>
+Du Paradis terrestre a chass&eacute;s Dieu le P&egrave;re,<br>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+PRI&Eacute;RE</h2>
+
+
+<p>
+Gloire et louange &agrave; toi, Satan, dans les hauteurs<br>
+Du Ciel, o&ugrave; tu r&eacute;gnas, et dans les profondeurs<br>
+De l'Enfer o&ugrave;, vaincu, tu r&ecirc;ves en silence!<br>
+Fais que mon &acirc;me un jour, sous l'Arbre de Science,<br>
+Pr&egrave;s de toi se repose, &agrave; l'heure o&ugrave; sur ton front<br>
+Comme un Temple nouveau ses rameaux s'&eacute;pandront!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MORT</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MORT DES AMANTS</h2>
+
+
+<p>
+Nous aurons des lits pleins d'odeurs l&eacute;g&egrave;res,<br>
+Des divans profonds comme des tombeaux,<br>
+Et d'&eacute;tranges fleurs sur des &eacute;tag&egrave;res,<br>
+Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.</p>
+
+<p>
+Usant &agrave; l'envi leurs chaleurs derni&egrave;res,<br>
+Nos deux c&oelig;urs seront deux vastes flambeaux,<br>
+Qui r&eacute;fl&eacute;chiront leurs doubles lumi&egrave;res<br>
+Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.</p>
+
+<p>
+Un soir fait de rose et de bleu mystique,<br>
+Nous &eacute;changerons un &eacute;clair unique,<br>
+Comme un long sanglot, tout charg&eacute; d'adieux;</p>
+
+<p>
+Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,<br>
+Viendra ranimer, fid&egrave;le et joyeux,<br>
+Les miroirs ternis et les flammes mortes.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MORT DES PAUVRES</h2>
+
+
+<p>
+C'est la Mort qui console, h&eacute;las! et qui fait vivre;<br>
+C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir<br>
+Qui, comme un &eacute;lixir, nous monte et nous enivre,<br>
+Et nous donne le c&oelig;ur de marcher jusqu'au soir;</p>
+
+<p>
+A travers la temp&ecirc;te, et la neige et le givre,<br>
+C'est la clart&eacute; vibrante &agrave; notre horizon noir;<br>
+C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,<br>
+O&ugrave; l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;</p>
+
+<p>
+C'est un Ange qui tient dans ses doigts magn&eacute;tiques<br>
+Le sommeil et le don des r&ecirc;ves extatiques,<br>
+Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;</p>
+
+<p>
+C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,<br>
+C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,<br>
+C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE REVE D'UN CURIEUX</h2>
+
+
+<p>
+Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,<br>
+Et de toi fais-tu dire: &laquo; Oh! l'homme singulier! &raquo;<br>
+--J'allais mourir. C'&eacute;tait dans mon &acirc;me amoureuse,<br>
+D&eacute;sir m&ecirc;l&eacute; d'horreur, un mal particulier;</p>
+
+<p>
+Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.<br>
+Plus allait se vidant le fatal sablier,<br>
+Plus ma torture &eacute;tait &acirc;pre et d&eacute;licieuse;<br>
+Tout mon c&oelig;ur s'arrachait au monde familier.</p>
+
+<p>
+J'&eacute;tais comme l'enfant avide du spectacle,<br>
+Ha&iuml;ssant le rideau comme on hait un obstacle...<br>
+Enfin la v&eacute;rit&eacute; froide se r&eacute;v&eacute;la:</p>
+
+<p>
+J'&eacute;tais mort sans surprise, et la terrible aurore<br>
+M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela?<br>
+La toile &eacute;tait lev&eacute;e et j'attendais encore.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VOYAGE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A MAXIME DU CAMP</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,<br>
+L'univers est &eacute;gal &agrave; son vaste app&eacute;tit.<br>
+Ah! que le monde est grand &agrave; la clart&eacute; des lampes!<br>
+Aux yeux du souvenir que le monde est petit!</p>
+
+<p>
+Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,<br>
+Le c&oelig;ur gros de rancune et de d&eacute;sirs amers,<br>
+Et nous allons, suivant le rythme de la lame,<br>
+Ber&ccedil;ant notre infini sur le fini des mers:</p>
+
+<p>
+Les uns, joyeux de fuir une patrie inf&acirc;me;<br>
+D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,<br>
+Astrologues noy&eacute;s dans les yeux d'une femme,<br>
+La Circ&eacute; tyrannique aux dangereux parfums.</p>
+
+<p>
+Pour n'&ecirc;tre pas chang&eacute;s en b&ecirc;tes, ils s'enivrent<br>
+D'espace et de lumi&egrave;re et de cieux embras&eacute;s;<br>
+La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,<br>
+Effacent lentement la marque des baisers.</p>
+
+<p>
+Mais les vrais voyageurs sont ceux-l&agrave; seuls qui partent<br>
+Pour partir; c&oelig;urs l&eacute;gers, semblables aux ballons,<br>
+De leur fatalit&eacute; jamais ils ne s'&eacute;cartent,<br>
+Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!</p>
+
+<p>
+Ceux-l&agrave; dont les d&eacute;sirs ont la forme des nues,<br>
+Et qui r&ecirc;vent, ainsi qu'un conscrit le canon,<br>
+De vastes volupt&eacute;s, changeantes, inconnues,<br>
+Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+Nous imitons, horreur! la toupie et la boule<br>
+Dans leur valse et leurs bonds; m&ecirc;me dans nos sommeils<br>
+La Curiosit&eacute; nous tourmente et nous roule,<br>
+Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.</p>
+
+<p>
+Singuli&egrave;re fortune o&ugrave; le but se d&eacute;place,<br>
+Et, n'&eacute;tant nulle part, peut &ecirc;tre n'importe o&ugrave;!<br>
+O&ugrave; l'Homme, dont jamais l'esp&eacute;rance n'est lasse,<br>
+Pour trouver le repos court toujours comme un fou!</p>
+
+<p>
+Notre &acirc;me est un trois-m&acirc;ts cherchant son Icarie;<br>
+Une voix retentit sur le pont: &laquo; Ouvre l'&oelig;il! &raquo;<br>
+Une voix de la hune, ardente et folle, crie:<br>
+&laquo; Amour... gloire... bonheur! &raquo; Enfer! c'est un &eacute;cueil!</p>
+
+<p>
+Chaque &icirc;lot signal&eacute; par l'homme de vigie<br>
+Est un Eldorado promis par le Destin;<br>
+L'Imagination qui dresse son orgie<br>
+Ne trouve qu'un r&eacute;cit aux clart&eacute;s du matin.</p>
+
+<p>
+O le pauvre amoureux des pays chim&eacute;riques!<br>
+Faut-il le mettre aux fers, le jeter &agrave; la mer,<br>
+Ce matelot ivrogne, inventeur d'Am&eacute;riques<br>
+Dont le mirage rend le gouffre plus amer?</p>
+
+<p>
+Tel le vieux vagabond, pi&eacute;tinant dans la boue,<br>
+R&ecirc;ve, le nez en l'air, de brillants paradis;<br>
+Son &oelig;il ensorcel&eacute; d&eacute;couvre une Capoue<br>
+Partout o&ugrave; la chandelle illumine un taudis.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+III</h2>
+
+
+<p>
+Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires<br>
+Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!<br>
+Montrez-nous les &eacute;crins de vos riches m&eacute;moires,<br>
+Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'&eacute;thers.</p>
+
+<p>
+Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!<br>
+Faites, pour &eacute;gayer l'ennui de nos prisons,<br>
+Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,<br>
+Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.</p>
+
+<p>
+Dites, qu'avez-vous vu?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+IV</h2>
+
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&laquo; Nous avons vu des astres<br>
+Et des flots; nous avons vu des sables aussi;<br>
+Et, malgr&eacute; bien des chocs et d'impr&eacute;vus d&eacute;sastres,<br>
+Nous nous sommes souvent ennuy&eacute;s, comme ici.</p>
+
+<p>
+La gloire du soleil sur la mer violette,<br>
+La gloire des cit&eacute;s dans le soleil couchant,<br>
+Allumaient dans nos c&oelig;urs une ardeur inqui&egrave;te<br>
+De plonger dans un ciel au reflet all&eacute;chant.</p>
+
+<p>
+Les plus riches cit&eacute;s, les plus grands paysages,<br>
+Jamais ne contenaient l'attrait myst&eacute;rieux<br>
+De ceux que le hasard fait avec les nuages,<br>
+Et toujours le d&eacute;sir nous rendait soucieux!</p>
+
+<p>
+--La jouissance ajoute au d&eacute;sir de la force.<br>
+D&eacute;sir, vieil arbre &agrave; qui le plaisir sert d'engrais,<br>
+Cependant que grossit et durcit ton &eacute;corce,<br>
+Tes branches veulent voir le soleil de plus pr&egrave;s!</p>
+
+<p>
+Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace<br>
+Que le cypr&egrave;s?--Pourtant nous avons, avec soin,<br>
+Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,<br>
+Fr&egrave;res qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!</p>
+
+<p>
+Nous avons salu&eacute; des idoles &agrave; trompe;<br>
+Des tr&ocirc;nes constell&eacute;s de joyaux lumineux;<br>
+Des palais ouvrag&eacute;s dont la f&eacute;erique pompe<br>
+Serait pour vos banquiers un r&ecirc;ve ruineux;</p>
+
+<p>
+Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;<br>
+Des femmes dont les dents et les ongles sont teints<br>
+Et des jongleurs savants que le serpent caresse. &raquo;</p>
+
+
+<p>
+V</p>
+
+<p>
+Et puis, et puis encore?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+VI</h2>
+
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&laquo; O cerveaux enfantins!<br>
+Pour ne pas oublier la chose capitale,<br>
+Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherch&eacute;,<br>
+Du haut jusques en bas de l'&eacute;chelle fatale,<br>
+Le spectacle ennuyeux de l'immortel p&eacute;ch&eacute;:</p>
+
+<p>
+La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,<br>
+Sans rire s'adorant et s'aimant sans d&eacute;go&ucirc;t:<br>
+L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,<br>
+Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'&eacute;gout;</p>
+
+<p>
+Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;<br>
+La f&ecirc;te qu'assaisonne et parfume le sang;<br>
+Le poison du pouvoir &eacute;nervant le despote,<br>
+Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;</p>
+
+<p>
+Plusieurs religions semblables &agrave; la n&ocirc;tre,<br>
+Toutes escaladant le ciel; la Saintet&eacute;,<br>
+Comme en un lit de plume un d&eacute;licat se vautre,<br>
+Dans les clous et le crin cherchant la volupt&eacute;;</p>
+
+<p>
+L'Humanit&eacute; bavarde, ivre de son g&eacute;nie,<br>
+Et, folle maintenant comme elle &eacute;tait jadis,<br>
+Criant &agrave; Dieu, dans sa furibonde agonie:<br>
+&laquo; O mon semblable, &ocirc; mon ma&icirc;tre, je te maudis! &raquo;</p>
+
+<p>
+Et les moins sots, hardis amants de la D&eacute;mence,<br>
+Fuyant le grand troupeau parqu&eacute; par le Destin,<br>
+Et se r&eacute;fugiant dans l'opium immense!<br>
+--Tel est du globe entier l'&eacute;ternel bulletin. &raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+VII</h2>
+
+
+<p>
+Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!<br>
+Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,<br>
+Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image;<br>
+Une oasis d'horreur dans un d&eacute;sert d'ennui!</p>
+
+<p>
+Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;<br>
+Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit<br>
+Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,<br>
+Le Temps! Il est, h&eacute;las! des coureurs sans r&eacute;pit,</p>
+
+<p>
+Comme le Juif errant et comme les ap&ocirc;tres,<br>
+A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,<br>
+Pour fuir ce r&eacute;tiaire inf&acirc;me; il en est d'autres<br>
+Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.</p>
+
+<p>
+Lorsque enfin il mettra le pied sur notre &eacute;chine,<br>
+Nous pourrons esp&eacute;rer et crier: En avant!<br>
+De m&ecirc;me qu'autrefois nous partions pour la Chine,<br>
+Les yeux fix&eacute;s an large et les cheveux au vent,</p>
+
+<p>
+Nous nous embarquerons sur la mer des T&eacute;n&egrave;bres<br>
+Avec le c&oelig;ur joyeux d'un jeune passager.<br>
+Entendez-vous ces voix, charmantes et fun&egrave;bres,<br>
+Qui chantent: &laquo; Par ici! vous qui voulez manger</p>
+
+<p>
+Le Lotus parfum&eacute;! c'est ici qu'on vendange<br>
+Les fruits miraculeux dont votre c&oelig;ur a faim;<br>
+Venez vous enivrer de la couleur &eacute;trange<br>
+De cette apr&egrave;s-midi qui n'a jamais de fin? &raquo;</p>
+
+<p>
+A l'accent familier nous devinons le spectre;<br>
+Nos Pylades l&agrave;-bas tendent leurs bras vers nous.<br>
+&laquo; Pour rafra&icirc;chir ton c&oelig;ur nage vers ton Electre! &raquo;<br>
+Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+VIII</h2>
+
+
+<p>
+O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!<br>
+Ce pays nous ennuie, &ocirc; Mort! Appareillons!<br>
+Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,<br>
+Nos c&oelig;urs que tu connais sont remplis de rayons!</p>
+
+<p>
+Verse-nous ton poison pour qu'il nous r&eacute;conforte!<br>
+Nous voulons, tant ce feu nous br&ucirc;le le cerveau,<br>
+Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?<br>
+Au fond de l'Inconnu pour trouver du <i>nouveau!</i></p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+PI&Eacute;CES CONDAMN&Eacute;ES</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES BIJOUX</h2>
+
+
+<p>
+La tr&egrave;s ch&egrave;re &eacute;tait nue, et, connaissant mon c&oelig;ur,<br>
+Elle n'avait gard&eacute; que ses bijoux sonores,<br>
+Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur<br>
+Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures</p>
+
+<p>
+Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,<br>
+Ce monde rayonnant de m&eacute;tal et de pierre<br>
+Me ravit en extase, et j'aime avec fureur<br>
+Les choses o&ugrave; le son se m&ecirc;le &agrave; la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Elle &eacute;tait donc couch&eacute;e, et se laissait aimer,<br>
+Et du haut du divan elle souriait d'aise<br>
+A mon amour profond et doux comme la mer<br>
+Qui vers elle montait comme vers sa falaise.</p>
+
+<p>
+Les yeux fix&eacute;s sur moi, comme un tigre dompt&eacute;,<br>
+D'un air vague et r&ecirc;veur elle essayait des poses,<br>
+Et la candeur unie &agrave; la lubricit&eacute;<br>
+Donnait un charme neuf &agrave; ses m&eacute;tamorphoses.</p>
+
+<p>
+Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,<br>
+Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,<br>
+Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;<br>
+Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne</p>
+
+<p>
+S'avan&ccedil;aient plus c&acirc;lins que les anges du mal,<br>
+Pour troubler le repos o&ugrave; mon &acirc;me &eacute;tait mise,<br>
+Et pour la d&eacute;ranger du rocher de cristal,<br>
+O&ugrave; calme et solitaire elle s'&eacute;tait assise.</p>
+
+<p>
+Je croyais voir unis par un nouveau dessin<br>
+Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,<br>
+Tant sa taille faisait ressortir son bassin.<br>
+Sur ce teint fauve et brun le fard &eacute;tait superbe!</p>
+
+<p>
+--Et la lampe s'&eacute;tant r&eacute;sign&eacute;e &agrave; mourir,<br>
+Comme le foyer seul illuminait la chambre,<br>
+Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,<br>
+Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE LETHE</h2>
+
+
+<p>
+Viens sur mon c&oelig;ur, &acirc;me cruelle et sourde,<br>
+Tigre ador&eacute;, monstre aux airs indolents;<br>
+Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants<br>
+Dans l'&eacute;paisseur de ta crini&egrave;re lourde;</p>
+
+<p>
+Dans tes jupons remplis de ton parfum<br>
+Ensevelir ma t&ecirc;te endolorie,<br>
+Et respirer, comme une fleur fl&eacute;trie,<br>
+Le doux relent de mon amour d&eacute;funt.</p>
+
+<p>
+Je veux dormir! dormir plut&ocirc;t que vivre!<br>
+Dans un sommeil, douteux comme la mort,<br>
+J'&eacute;talerai mes baisers sans remord<br>
+Sur ton beau corps poli comme le cuivre.</p>
+
+<p>
+Pour engloutir mes sanglots apais&eacute;s<br>
+Rien ne me vaut l'ab&icirc;me de ta couche;<br>
+L'oubli puissant habite sur ta bouche,<br>
+Et le L&eacute;th&eacute; coule dans tes baisers.</p>
+
+<p>
+A mon destin, d&eacute;sormais mon d&eacute;lice,<br>
+J'ob&eacute;irai comme un pr&eacute;destin&eacute;;<br>
+Martyr docile, innocent condamn&eacute;,<br>
+Dont la ferveur attise le supplice,</p>
+
+<p>
+Je sucerai, pour noyer ma ranc&oelig;ur,<br>
+Le n&eacute;penth&egrave;s et la bonne cigu&euml;<br>
+Aux bouts charmants de cette gorge aigu&euml;<br>
+Qui n'a jamais emprisonn&eacute; de c&oelig;ur.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A CELLE QUI EST TROP GAIE</h2>
+
+
+<p>
+Ta t&ecirc;te, ton geste, ton air<br>
+Sont beaux comme un beau paysage;<br>
+Le rire joue en ton visage<br>
+Comme un vent frais dans un ciel clair.</p>
+
+<p>
+Le passant chagrin que tu fr&ocirc;les<br>
+Est &eacute;bloui par la sant&eacute;<br>
+Qui jaillit comme une clart&eacute;<br>
+De tes bras et de tes &eacute;paules.</p>
+
+<p>
+Les retentissantes couleurs<br>
+Dont tu pars&egrave;mes tes toilettes<br>
+Jettent dans l'esprit des po&egrave;tes<br>
+L'image d'un ballet de fleurs.</p>
+
+<p>
+Ces robes folles sont l'embl&egrave;me<br>
+De ton esprit bariol&eacute;;<br>
+Folle dont je suis affol&eacute;,<br>
+Je te hais autant que je t'aime!</p>
+
+<p>
+Quelquefois dans un beau jardin,<br>
+O&ugrave; je tra&icirc;nais mon atonie,<br>
+J'ai senti comme une ironie<br>
+Le soleil d&eacute;chirer mon sein;</p>
+
+<p>
+Et le printemps et la verdure<br>
+Ont tant humili&eacute; mon c&oelig;ur<br>
+Que j'ai puni sur une fleur<br>
+L'insolence de la nature.</p>
+
+<p>
+Ainsi, je voudrais, une nuit,<br>
+Quand l'heure des volupt&eacute;s sonne,<br>
+Vers les tr&eacute;sors de ta personne<br>
+Comme un l&acirc;che ramper sans bruit,</p>
+
+<p>
+Pour ch&acirc;tier ta chair joyeuse,<br>
+Pour meurtrir ton sein pardonn&eacute;,<br>
+Et faire &agrave; ton flanc &eacute;tonn&eacute;<br>
+Une blessure large et creuse,</p>
+
+<p>
+Et, vertigineuse douceur!<br>
+A travers ces l&egrave;vres nouvelles,<br>
+Plus &eacute;clatantes et plus belles,<br>
+T'infuser mon venin, ma soeur!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LESBOS</h2>
+
+
+<p>
+M&egrave;re des jeux latins et des volupt&eacute;s grecques,<br>
+Lesbos, o&ugrave; les baisers languissants ou joyeux,<br>
+Chauds comme les soleils, frais comme les past&egrave;ques,<br>
+Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,<br>
+--M&egrave;re des jeux latins et des volupt&eacute;s grecques,</p>
+
+<p>
+Lesbos, o&ugrave; les baisers sont comme les cascades<br>
+Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds<br>
+Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,<br>
+--Orageux et secrets, fourmillants et profonds;<br>
+Lesbos, o&ugrave; les baisers sont comme les cascades!</p>
+
+<p>
+Lesbos o&ugrave; les Phryn&eacute;s l'une l'autre s'attirent,<br>
+O&ugrave; jamais un soupir ne resta sans &eacute;cho,<br>
+A l'&eacute;gal de Paphos les &eacute;toiles t'admirent,<br>
+Et V&eacute;nus &agrave; bon droit peut jalouser Sapho!<br>
+--Lesbos o&ugrave; les Phryn&eacute;s l'une l'autre s'attirent.</p>
+
+<p>
+Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,<br>
+Qui font qu'&agrave; leurs miroirs, st&eacute;rile volupt&eacute;,<br>
+Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,<br>
+Caressent les fruits m&ucirc;rs de leur nubilit&eacute;,<br>
+Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,</p>
+
+<p>
+Laisse du vieux Platon se froncer l'&oelig;il aust&egrave;re;<br>
+Tu tires ton pardon de l'exc&egrave;s des baisers,<br>
+Reine du doux empire, aimable et noble terre,<br>
+Et des raffinements toujours in&eacute;puis&eacute;s.<br>
+Laisse du vieux Platon se froncer l'&oelig;il aust&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Tu tires ton pardon de l'&eacute;ternel martyre<br>
+Inflig&eacute; sans rel&acirc;che aux c&oelig;urs ambitieux<br>
+Qu'attir&eacute; loin de nous le radieux sourire<br>
+Entrevue vaguement au bord des autres cieux;<br>
+Tu tires ton pardon de l'&eacute;ternel martyre!</p>
+
+<p>
+Qui des Dieux osera, Lesbos, &ecirc;tre ton juge,<br>
+Et condamner ton front p&acirc;li dans les travaux,<br>
+Si ses balances d'or n'ont pes&eacute; le d&eacute;luge<br>
+De larmes qu'&agrave; la mer ont vers&eacute; tes ruisseaux?<br>
+Qui des Dieux osera, Lesbos, &ecirc;tre ton juge?</p>
+
+<p>
+Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?<br>
+Vierges au c&oelig;ur sublime, honneur de l'archipel,<br>
+Votre religion comme une autre est auguste,<br>
+Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!<br>
+--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?</p>
+
+<p>
+Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre<br>
+Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,<br>
+Et je fus d&egrave;s l'enfance admis au noir myst&egrave;re<br>
+Des rires effr&eacute;n&eacute;s m&ecirc;l&eacute;s au sombre pleur;,<br>
+Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,</p>
+
+<p>
+Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,<br>
+Comme une sentinelle, &agrave; l'&oelig;il per&ccedil;ant et s&ucirc;r,<br>
+Qui guette nuit et jour brick, tartane ou fr&eacute;gate,<br>
+Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,<br>
+--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate</p>
+
+<p>
+Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,<br>
+Et parmi les sanglots dont le roc retentit<br>
+Un soir ram&egrave;nera vers Lesbos qui pardonne<br>
+Le cadavre ador&eacute; de Sapho qui partit<br>
+Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!</p>
+
+<p>
+De la m&acirc;le Sapho, l'amante et le po&egrave;te,<br>
+Plus belle que V&eacute;nus par ses mornes p&acirc;leurs!<br>
+--L'&oelig;il d'azur est vaincu par l'&oelig;il noir que tachette<br>
+Le cercle t&eacute;n&eacute;breux trac&eacute; par les douleurs<br>
+De la m&acirc;le Sapho, l'amante et le po&egrave;te!</p>
+
+<p>
+--Plus belle que V&eacute;nus se dressant sur le monde<br>
+Et versant les tr&eacute;sors de sa s&eacute;r&eacute;nit&eacute;<br>
+Et le rayonnement de sa jeunesse blonde<br>
+Sur le vieil Oc&eacute;an de sa fille enchant&eacute;;<br>
+Plus belle que V&eacute;nus se dressant sur le monde!</p>
+
+<p>
+--De Sapho qui mourut le jour de son blasph&egrave;me,<br>
+Quand, insultant le rite et le culte invent&eacute;,<br>
+Elle fit son beau corps la p&acirc;ture supr&ecirc;me<br>
+D'un brutal dont l'orgueil punit l'impi&eacute;t&eacute;<br>
+De Sapho qui mourut le jour de son blasph&egrave;me.</p>
+
+<p>
+Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,<br>
+Et, malgr&eacute; les honneurs que lui rend l'univers,<br>
+S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente<br>
+Que poussent vers les deux ses rivages d&eacute;serts.<br>
+Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+FEMMES DAMNEES</h2>
+
+
+<p>
+A la p&acirc;le clart&eacute; des lampes languissantes,<br>
+Sur de profonds coussins tout impr&eacute;gn&eacute;s d'odeur,<br>
+Hippolyte r&ecirc;vait aux caresses puissantes<br>
+Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.</p>
+
+<p>
+Elle cherchait d'un &oelig;il troubl&eacute; par la temp&ecirc;te<br>
+De sa na&iuml;vet&eacute; le ciel d&eacute;j&agrave; lointain,<br>
+Ainsi qu'un voyageur qui retourne la t&ecirc;te<br>
+Vers les horizons bleus d&eacute;pass&eacute;s le matin.</p>
+
+<p>
+De ses yeux amortis les paresseuses larmes,<br>
+L'air bris&eacute;, la stupeur, la morne volupt&eacute;,<br>
+Ses bras vaincus, jet&eacute;s comme de vaines armes,<br>
+Tout servait, tout parait sa fragile beaut&eacute;.</p>
+
+<p>
+Etendue &agrave; ses pieds, calme et pleine de joie,<br>
+Delphine la couvait avec des yeux ardents,<br>
+Comme un animal fort qui surveille une proie,<br>
+Apr&egrave;s l'avoir d'abord marqu&eacute;e avec les dents.</p>
+
+<p>
+Beaut&eacute; forte &agrave; genoux devant la beaut&eacute; fr&ecirc;le,<br>
+Superbe, elle humait voluptueusement<br>
+Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle<br>
+Comme pour recueillir un doux remerc&icirc;ment.</p>
+
+<p>
+Elle cherchait dans l'&oelig;il de sa p&acirc;le victime<br>
+Le cantique muet que chante le plaisir<br>
+Et cette gratitude infinie et sublime<br>
+Qui sort de la paupi&egrave;re ainsi qu'un long soupir:</p>
+
+<p>
+--&laquo; Hippolyte, cher c&oelig;ur, que dis-tu de ces choses?<br>
+Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir<br>
+L'holocauste sacr&eacute; de tes premi&egrave;res roses<br>
+Aux souffles violents qui pourraient les fl&eacute;trir?</p>
+
+<p>
+Mes baisers sont l&eacute;gers comme ces &eacute;ph&eacute;m&egrave;res<br>
+Qui caressent le soir les grands lacs transparents,<br>
+Et ceux de ton amant creuseront leurs orni&egrave;res<br>
+Comme des chariots ou des socs d&eacute;chirants;</p>
+
+<p>
+Ils passeront sur toi comme un lourd attelage<br>
+De chevaux et de boeufs aux sabots sans piti&eacute;...<br>
+Hippolyte, &ocirc; ma soeur! tourne donc ton visage,<br>
+Toi, mon &acirc;me et mon c&oelig;ur, mon tout et ma moiti&eacute;,</p>
+
+<p>
+Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'&eacute;toiles!<br>
+Pour un de ces regards charmants, baume divin,<br>
+Des plaisirs plus obscurs je l&egrave;verai les voiles,<br>
+Et je t'endormirai dans un r&ecirc;ve sans fin! &raquo;</p>
+
+<p>
+Mais Hippolyte alors, levant sa jeune t&ecirc;te:<br>
+--&laquo; Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,<br>
+Ma Delphine, je souffre et je suis inqui&egrave;te,<br>
+Comme apr&egrave;s un nocturne et terrible repas.</p>
+
+<p>
+Je sens fondre sur moi de lourdes &eacute;pouvantes<br>
+Et de noirs bataillons de fant&ocirc;mes &eacute;pars,<br>
+Qui veulent me conduire en des routes mouvantes<br>
+Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.</p>
+
+<p>
+Avons-nous donc commis une action &eacute;trange?<br>
+Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi:<br>
+Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange!<br>
+Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.</p>
+
+<p>
+Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pens&eacute;e,<br>
+Toi que j'aime &agrave; jamais, ma soeur d'&eacute;lection,<br>
+Quand m&ecirc;me tu serais une emb&ucirc;che dress&eacute;e,<br>
+Et le commencement de ma perdition! &raquo;</p>
+
+<p>
+Delphine secouant sa crini&egrave;re tragique,<br>
+Et comme tr&eacute;pignant sur le tr&eacute;pied de fer,<br>
+L'&oelig;il fatal, r&eacute;pondit d'une voix despotique:<br>
+--&laquo; Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?</p>
+
+<p>
+Maudit soit &agrave; jamais le r&ecirc;veur inutile,<br>
+Qui voulut le premier dans sa stupidit&eacute;,<br>
+S'&eacute;prenant d'un probl&egrave;me insoluble et st&eacute;rile,<br>
+Aux choses de l'amour m&ecirc;ler l'honn&ecirc;tet&eacute;!</p>
+
+<p>
+Celui qui veut unir dans un accord mystique<br>
+L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,<br>
+Ne chauffera jamais son corps paralytique<br>
+A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour!</p>
+
+<p>
+Va, si tu veux, chercher un fianc&eacute; stupide;<br>
+Cours offrir un c&oelig;ur vierge &agrave; ses cruels baisers;<br>
+Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,<br>
+Tu me rapporteras tes seins stigmatis&eacute;s;</p>
+
+<p>
+On ne peut ici-bas contenter qu'un seul ma&icirc;tre! &raquo;<br>
+Mais l'enfant, &eacute;panchant une immense douleur,<br>
+Cria soudain: &laquo; Je sens s'&eacute;largir dans mon &ecirc;tre<br>
+Un ab&icirc;me b&eacute;ant; cet ab&icirc;me est mon c&oelig;ur,</p>
+
+<p>
+Br&ucirc;lant comme un volcan, profond comme le vide;<br>
+Rien ne ressasiera ce monstre g&eacute;missant<br>
+Et ne refra&icirc;chira la choif de l'Eum&eacute;nide,<br>
+Qui, la torche &agrave; la main, le br&ucirc;le jusqu'au sang.</p>
+
+<p>
+Que nos rideaux ferm&eacute;s nous s&eacute;parent du monde,<br>
+Et que la lassitude am&egrave;ne le repos!<br>
+Je veux m'an&eacute;antir dans ta gorge profonde,<br>
+Et trouver sur ton sein la fra&icirc;cheur des tombeaux. &raquo;</p>
+
+<p>
+Descendez, descendez, lamentables victimes,<br>
+Descendez le chemin de l'enfer &eacute;ternel;<br>
+Plongez au plus profond du gouffre o&ugrave; tous les crimes,<br>
+Flagell&eacute;s par un vent qui ne vient pas du ciel,</p>
+
+<p>
+Bouillonnent p&ecirc;le-m&ecirc;le avec un bruit d'orage;<br>
+Ombres folles, courez au but de vos d&eacute;sirs;<br>
+Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,<br>
+Et votre ch&acirc;timent na&icirc;tra de vos plaisirs.</p>
+
+<p>
+Jamais un rayon frais n'&eacute;claira vos cavernes;<br>
+Par les fentes des murs des miasmes fi&eacute;vreux<br>
+Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes<br>
+Et p&eacute;n&egrave;trent vos corps de leurs parfums affreux.</p>
+
+<p>
+L'&acirc;pre st&eacute;rilit&eacute; de votre jouissance<br>
+Alt&egrave;re votre soif et roidit votre peau,<br>
+Et le vent furibond de la concupiscence<br>
+Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.</p>
+
+<p>
+Loin des peuples vivants, errantes, condamn&eacute;es,<br>
+A travers les d&eacute;serts courez comme les loups;<br>
+Faites votre destin, &acirc;mes d&eacute;sordonn&eacute;es,<br>
+Et fuyez l'infini que vous portez en vous!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE</h2>
+
+
+<p>
+La femme cependant de sa bouche de fraise,<br>
+En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,<br>
+Et p&eacute;trissant ses seins sur le fer de son busc,<br>
+Laissait couler ces mots tout impr&eacute;gn&eacute;s de musc:<br>
+--&laquo; Moi, j'ai la l&egrave;vre humide, et je sais la science<br>
+De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.<br>
+Je s&egrave;che tous les pleurs sur mes seins triomphants<br>
+Et fais rire les vieux du rire des enfants.<br>
+Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,<br>
+La lune, le soleil, le ciel et les &eacute;toiles!<br>
+Je suis, mon cher savant, si docte aux volupt&eacute;s,<br>
+Lorsque j'&eacute;touffe un homme en mes bras velout&eacute;s,<br>
+Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,<br>
+Timide et libertine, et fragile et robuste,<br>
+Que sur ces matelas qui se p&acirc;me d'&eacute;moi<br>
+Les Anges impuissants se damneraient pour moi! &raquo;</p>
+
+<p>
+Quand elle eut de mes os suc&eacute; toute la moelle,<br>
+Et que languissamment je me tournai vers elle<br>
+Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus<br>
+Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!<br>
+Je fermai les deux yeux dans ma froide &eacute;pouvante,<br>
+Et, quand je les rouvris &agrave; la clart&eacute; vivante,<br>
+A mes c&ocirc;t&eacute;s, au lieu du mannequin puissant<br>
+Qui semblait avoir fait provision de sang,<br>
+Tremblaient confus&eacute;ment des d&eacute;bris de squelette,<br>
+Qui d'eux-m&ecirc;mes rendaient le cri d'une girouette<br>
+Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,<br>
+Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.</p>
+<br>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL ***
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+The Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire
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+
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+Title: Les Fleurs du Mal
+
+Author: Charles Baudelaire
+
+Release Date: July, 2004 [EBook #6099]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on November 5, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL ***
+
+
+
+
+Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland,
+Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team.
+
+
+
+
+
+
+LES FLEURS DU MAL
+
+par
+
+CHARLES BAUDELAIRE
+
+_Préface par Henry FRICHET_
+
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+PRÉFACE
+
+
+Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien élève
+de l'école des Chartes, qui s'était fait éditeur par goût pour les
+raffinements typographiques et pour la littérature qu'il jugeait en
+érudit et en artiste beaucoup plus qu'en commerçant; aussi bien ne fit-
+il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis
+longtemps très recherchés des bibliophiles.
+
+Les poésies de Baudelaire disséminées un peu partout dans les petits
+journaux d'avant-garde comme le _Corsaire_ et jusque dans la grave
+_Revue des Deux-Mondes,_ n'avaient point encore, en 1857, été
+réunies en volume. Poulet-Malassis, que le génie original de Baudelaire
+enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de _Fleurs du
+Mal,_ titre neuf, audacieux, longtemps cherché et trouvé enfin non
+point par Baudelaire ni par l'éditeur, mais par Hippolyte Babou.
+
+Les _Fleurs du Mal_ se présentaient comme un bouquet poétique
+composé de fleurs rares et vénéneuses d'un parfum encore ignoré. Ce fut
+un succès--succès d'ailleurs préparé par la _Revue des Deux-
+Mondes_ qui, en accueillant un an auparavant quelques poésies de
+Baudelaire, avait mis sa responsabilité à couvert par une note
+singulièrement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait
+fort à une réclame déguisée:
+
+« Ce qui nous paraît ici mériter l'intérêt, disait-elle, c'est
+l'expression vive, curieuse, même dans sa violence, de quelques
+défaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni
+les discuter, on doit tenir à connaître comme un des signes de notre
+temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas où la publicité
+n'est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l'influence
+d'un conseil utile et appeler le vrai talent à se dégager, à se
+fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon. »
+
+C'était se méprendre étrangement que de compter sur la publicité pour
+amener Baudelaire à résipiscence; le parquet impérial ne prit pas tant
+de ménagements. Le livre à peine paru, fut déféré aux tribunaux. Tandis
+que Baudelaire se hâtait de recueillir en brochure les articles
+justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau,
+etc..., il sollicitait l'amitié de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout
+récemment poursuivi pour avoir écrit _Madame Bovary_), des moyens
+de défense dont les minutes ont été conservées et dont il transmettait
+la teneur à son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le réquisitoire de M.
+Pinard (alors avocat général et plus tard ministre de l'Intérieur), le
+délit d'offense à la morale religieuse fut écarté, mais en raison de la
+prévention d'outrage à la morale publiques et aux bonnes moeurs, la
+Cour prononça la suppression de six pièces: _Lesbos, Femmes damnées,
+le Lethé, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Métamorphoses du
+Vampire,_ et la condamnation à une amende de l'auteur et de
+l'éditeur (21 août 1857).
+
+Le dommage matériel ne fut pas considérable pour Malassis; l'édition
+était presque épuisée lors de la saisie.
+
+Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouvé dans ses
+papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu'il abandonna lors
+de la réimpression à la fois diminuée et augmentée des _Fleurs du
+Mal_ en 1861. Cette mutilation de sa pensée par autorité de justice
+avait eu pour résultat de rendre les directeurs de journaux et de
+revues très méfiants à son égard, lorsqu'il leur présentait quelques
+pages de prose ou des poésies nouvelles; sa situation pécuniaire s'en
+ressentit. Il travaillait lentement, à ses heures, toujours préoccupé
+d'atteindre l'idéale perfection et ne traitant d'ailleurs que des
+sujets auxquels le grand public était alors (encore plus
+qu'aujourd'hui) complètement étranger.
+
+Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils
+académiques laissés vacants par la mort de Scribe et du Père
+Lacordaire, il était, dans sa pensée, de protester ainsi contre la
+condamnation des _Fleurs du Mal._ L'insuccès de Baudelaire à
+l'Académie n'était pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de
+Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillèrent de se désister, ce qu'il fit
+d'ailleurs en des termes dont on apprécia la modestie et la convenance.
+
+On a beaucoup parlé de la vie douloureuse de Baudelaire: manque
+d'argent, santé précaire, absence de tendresse féminine, car sa
+maîtresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son «
+vase de tristesse », n'était qu'une sotte dont le coeur et la pensée
+étaient loin de lui. Son seul esprit, son méchant esprit était de
+tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle était
+charmante, nous dit Théodore de Banville, « elle portait bien sa brune
+tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crespelée
+et dont la démarche de reine pleine d'une grâce farouche, avait à la
+fois quelque chose de divin et de bestial ». Et Banville ajoute: «
+Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
+fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
+disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est là
+peut-être le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
+détonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
+beauté; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
+s'étonne d'être adorée au même titre qu'une belle chatte. »
+
+Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beauté,
+car depuis longtemps, peut-être depuis toujours, il avait senti qu'il
+était seul auprès d'elle, que les hommes sont irrévocablement seuls.
+Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
+mêmes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
+sa sensibilité était d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
+apparente. Rien ne la révélait. Il avait l'air froid, quelque peu
+distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
+épaisse chevelure sombre, son élégance, son intelligence,
+l'enchantement de sa voix chaude et bien timbrée, plus encore que son
+éloquence naturelle qui lui faisait développer des paradoxes avec une
+magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnétisme personnel
+qui se dégageait de toutes les impressions refoulées au-dedans de lui,
+le rendaient extrêmement séduisant. Hélas! toutes ces belles qualités
+ne le servirent point--du moins financièrement--il ignorait l'art de
+monnayer son génie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
+il se trouva desservi par sa fierté, sa délicatesse, par le meilleur de
+lui-même.
+
+Baudelaire habitait dans l'île Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
+vieil et triste hôtel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
+nostalgiques. Il avait choisi là un appartement composé de plusieurs
+pièces très hautes de plafond et dont les fenêtres s'ouvraient sur le
+fleuve qui roule ses eaux glauques et indifférentes au milieu de la vie
+morbide et fiévreuse. Les pièces étaient tapissées d'un papier aux
+larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
+s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles étaient
+antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
+invitaient à la rêverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
+signés de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
+alors, mais que se disputeraient aujourd'hui à coups de millions les
+princes de la finance américaine.
+
+Au temps de Baudelaire, c'est-à-dire vers le milieu du dix-neuvième
+siècle, l'île Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
+régnait à travers ses rues et ses quais à certaines villes de province
+où l'on va nu-tête chez le voisin, où l'on s'attarde à bavarder au
+seuil des maisons et à y prendre le frais par les beaux soirs d'été à
+l'heure où la nuit tombe. Artistes et écrivains allaient se dire
+bonjour sans quitter leur costume d'intérieur et flânaient en négligé
+sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement déserts que
+c'était une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumière.
+
+Un jour, Baudelaire, coiffé uniquement de sa noire chevelure, prenait
+un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de délicieuses
+pommes de terre frites qu'il prenait une à une dans un cornet de
+papier, lorsque vinrent à passer en calèche découverte de très grandes
+dames amies de sa mère, l'ambassadrice, et qui s'amusèrent beaucoup à
+voir ainsi le poète picorer une nourriture aussi démocratique. L'une
+d'elles, une duchesse, fit arrêter la voiture et appela Baudelaire.
+
+--« C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez là?
+
+--Goûtez, madame, dit le poète en faisant les honneurs de son cornet de
+pommes de terre frites avec une grâce suprême. »
+
+Et il les amusa si bien par ce régal inattendu et par sa conversation
+qu'elles seraient restées là jusqu'à la fin du monde.
+
+Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
+salon d'une vieille parente à elle, lui demanda si elle n'aurait pas
+l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
+
+--« Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont, en effet,
+très bonnes, mais seulement la première fois qu'on en mange. »
+
+Cette petite anecdote racontée par les historiens du poète est devenue
+classique; mais nous n'avons pu résister au plaisir de la répéter ici.
+
+Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissée par son père
+avait été dévorée rapidement, fut toujours plein de délicatesse et doué
+de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
+Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
+état maladif, rendirent lamentables les dernières années du poète.
+Frappé de paralysie générale, ayant perdu la mémoire des mots, après
+une longue agonie, il s'éteignit à quarante-six ans. Sa mère et son ami
+Charles Asselineau étaient à son chevet. Ses oeuvres lui ont survécu,
+mais la place d'honneur qu'il méritait par son génie parmi les
+romantiques ne lui fut vraiment accordée qu'à l'aube de ce siècle. On
+l'avait tenu jusqu'alors pour un très habile ciseleur de phrases, le
+Benvenuto Cellini des vers, mais c'était presque un incompris, un
+névrosé.
+
+Il commença, dit-on, par étonner les sots, mais il devait étonner bien
+davantage les gens d'esprit en laissant à la postérité ce livre
+immortel: _les Fleurs du Mal._
+
+
+Henry FRICHET.
+
+
+
+
+AU LECTEUR
+
+
+La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
+Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
+Et nous alimentons nos aimables remords,
+Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
+
+Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches,
+Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
+Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,
+Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
+
+Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste
+Qui berce longuement notre esprit enchanté,
+Et le riche métal de notre volonté
+Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
+
+C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
+Aux objets répugnants nous trouvons des appas;
+Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
+Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
+
+Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange
+Le sein martyrisé d'une antique catin,
+Nous volons au passage un plaisir clandestin
+Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
+
+Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,
+Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
+Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
+Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
+
+Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
+N'ont pas encore brodé de leurs plaisants desseins
+Le canevas banal de nos piteux destins,
+C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.
+
+Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
+Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
+Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
+Dans la ménagerie infâme de nos vices,
+
+Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!
+Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
+Il ferait volontiers de la terre un débris
+Et dans un bâillement avalerait le monde;
+
+C'est l'Ennui!--L'oeil chargé d'un pleur involontaire,
+Il rêve d'échafauds en fumant son houka.
+Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
+--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère!
+
+
+
+
+SPLEEN ET IDÉAL
+
+BENEDICTION
+
+
+Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
+Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
+Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
+Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié:
+
+« Ah! que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères,
+Plutôt que de nourrir cette dérision!
+Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
+Où mon ventre a conçu mon expiation!
+
+« Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
+Pour être le dégoût de mon triste mari,
+Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
+Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,
+
+« Je ferai rejaillir la haine qui m'accable
+Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,
+Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
+Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestés! »
+
+Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,
+Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
+Elle-même prépare au fond de la Géhenne
+Les bûchers consacrés aux crimes maternels.
+
+Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
+L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,
+Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
+Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.
+
+Il joue avec le vent, cause avec le nuage
+Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;
+Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage
+Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
+
+Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
+Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,
+Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
+Et font sur lui l'essai de leur férocité.
+
+Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
+Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats;
+Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
+Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.
+
+Sa femme va criant sur les places publiques:
+« Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
+Je ferai le métier des idoles antiques,
+Et comme elles je veux me faire redorer;
+
+« Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,
+De génuflexions, de viandes et de vins,
+Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
+Usurper en riant les hommages divins!
+
+« Et, quand je m'ennuîrai de ces farces impies,
+Je poserai sur lui ma frêle et forte main;
+Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
+Sauront jusqu'à son coeur se frayer un chemin.
+
+« Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
+J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,
+Et, pour rassasier ma bête favorite,
+Je le lui jetterai par terre avec dédain! »
+
+Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide,
+Le Poète serein lève ses bras pieux,
+Et les vastes éclairs de son esprit lucide
+Lui dérobent l'aspect des peuples furieux:
+
+« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
+Comme un divin remède à nos impuretés,
+Et comme la meilleure et la plus pure essence
+Qui prépare les forts aux saintes voluptés!
+
+« Je sais que vous gardez une place au Poète
+Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
+Et que vous l'invitez à l'éternelle fête
+Des Trônes, des Vertus, des Dominations.
+
+« Je sais que la douleur est la noblesse unique
+Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
+Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
+Imposer tous les temps et tous les univers.
+
+« Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
+Les métaux inconnus, les perles de la mer,
+Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
+A ce beau diadème éblouissant et clair;
+
+« Car il ne sera fait que de pure lumière,
+Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
+Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
+Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! »
+
+
+
+
+L'ALBATROS
+
+
+Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
+Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
+Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
+Le navire glissant sur les gouffres amers.
+
+A peine les ont-ils déposés sur les planches,
+Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
+Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
+Comme des avirons traîner à côté d'eux.
+
+Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!
+Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!
+L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
+L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!
+
+Le Poète est semblable au prince des nuées
+Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
+Exilé sur le sol au milieu des huées,
+Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
+
+
+
+
+ELEVATION
+
+
+Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
+Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
+Par delà le soleil, par delà les éthers,
+Par delà les confins des sphères étoilées,
+
+Mon esprit, tu te meus avec agilité,
+Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
+Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde
+Avec une indicible et mâle volupté.
+
+Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
+Va te purifier dans l'air supérieur,
+Et bois, comme une pure et divine liqueur,
+Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
+
+Derrière les ennuis et les vastes chagrins
+Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
+Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
+S'élancer vers les champs lumineux et sereins!
+
+Celui dont les pensers, comme des alouettes,
+Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
+--Qui plane sur la vie et comprend sans effort
+Le langage des fleurs et des choses muettes!
+
+
+
+
+LES PHARES
+
+
+Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
+Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
+Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
+Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;
+
+Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
+Où des anges charmants, avec un doux souris
+Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
+Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
+
+Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
+Et d'un grand crucifix décoré seulement,
+Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
+Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement;
+
+Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules
+Se mêler à des Christ, et se lever tout droits
+Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules
+Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts;
+
+Colères de boxeur, impudences de faune,
+Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
+Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,
+Puget, mélancolique empereur des forçats;
+
+Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
+Comme des papillons, errent en flamboyant,
+Décors frais et légers éclairés par des lustres
+Qui versent la folie à ce bal tournoyant;
+
+Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
+De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
+De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
+Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas;
+
+Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
+Ombragé par un bois de sapin toujours vert,
+Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
+Passent, comme un soupir étouffé de Weber;
+
+Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
+Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum,_
+Sont un écho redit par mille labyrinthes;
+C'est pour les coeurs mortels un divin opium.
+
+C'est un cri répété par mille sentinelles,
+Un ordre renvoyé par mille porte-voix;
+C'est un phare allumé sur mille citadelles,
+Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!
+
+Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
+Que nous puissions donner de notre dignité
+Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
+Et vient mourir au bord de votre éternité!
+
+
+
+
+LA MUSE VENALE
+
+
+O Muse de mon coeur, amante des palais,
+Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,
+Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,
+Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?
+
+Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées
+Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
+Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,
+Récolteras-tu l'or des voûtes azurées?
+
+Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
+Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
+Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guère,
+
+Ou, saltimbanque à jeun, étaler les appas
+Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,
+Pour faire épanouir la rate du vulgaire.
+
+
+
+
+L'ENNEMI
+
+
+Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
+Traversé ça et là par de brillants soleils;
+Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
+Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
+
+Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
+Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
+Pour rassembler à neuf les terres inondées,
+Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
+
+Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve
+Trouveront dans ce sol lavé comme une grève
+Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?
+
+--O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie,
+Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
+Du sang que nous perdons croît et se fortifie!
+
+
+
+
+LA VIE ANTERIEURE
+
+
+J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
+Que les soleils marins teignaient de mille feux,
+Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
+Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
+
+Les houles, en roulant les images des cieux,
+Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
+Les tout-puissants accords de leur riche musique
+Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
+
+C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
+Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
+Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
+
+Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
+Et dont l'unique soin était d'approfondir
+Le secret douloureux qui me faisait languir.
+
+
+
+
+BOHEMIENS EN VOYAGE
+
+
+La tribu prophétique aux prunelles ardentes
+Hier s'est mise en route, emportant ses petits
+Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
+Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
+
+Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes
+Le long des chariots où les leurs sont blottis,
+Promenant sur le ciel des yeux appesantis
+Par le morne regret des chimères absentes.
+
+Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,
+Les regardant passer, redouble sa chanson;
+Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
+
+Fait couler le rocher et fleurir le désert
+Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
+L'empire familier des ténèbres futures.
+
+
+
+
+L'HOMME ET LA MER
+
+
+Homme libre, toujours tu chériras la mer!
+La mer est ton miroir; tu contemples ton âme
+Dans le déroulement infini de sa lame,
+Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
+
+Tu te plais à plonger au sein de ton image;
+Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
+Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
+Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
+
+Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets,
+Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;
+O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
+Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!
+
+Et cependant voilà des siècles innombrables
+Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
+Tellement vous aimez le carnage et la mort,
+O lutteurs éternels, ô frères implacables!
+
+
+
+
+DON JUAN AUX ENFERS
+
+
+Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,
+Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,
+Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,
+D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
+
+Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
+Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
+Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
+Derrière lui traînaient un long mugissement.
+
+Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,
+Tandis que don Luis avec un doigt tremblant
+Montrait à tous les morts errant sur les rivages
+Le fils audacieux qui railla son front blanc.
+
+Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
+Près de l'époux perfide et qui fui son amant
+Semblait lui réclamer un suprême sourire
+Où brillât la douceur de son premier serment.
+
+Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
+Se tenait à la barre et coupait le flot noir;
+Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,
+Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
+
+
+
+
+CHATIMENT DE L'ORGUEIL
+
+
+En ces temps merveilleux où la Théologie
+Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,
+On raconte qu'un jour un docteur des plus grands
+--Après avoir forcé les coeurs indifférents,
+Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;
+Après avoir franchi vers les célestes gloires
+Des chemins singuliers à lui-même inconnus,
+Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus,
+--Comme un homme monté trop haut, pris de panique,
+S'écria, transporté d'un orgueil satanique:
+« Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut!
+Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut
+De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,
+Et tu ne serais plus qu'un foetus dérisoire! »
+
+Immédiatement sa raison s'en alla.
+L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila;
+Tout le chaos roula dans cette intelligence,
+Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.
+Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
+Le silence et la nuit s'installèrent en lui,
+Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
+Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,
+Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers
+Les champs, sans distinguer les étés des hivers,
+Sale, inutile et laid comme une chose usée,
+Il faisait des enfants la joie et la risée.
+
+
+
+
+LA BEAUTE
+
+
+Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,
+Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,
+Est fait pour inspirer au poète un amour
+Eternel et muet ainsi que la matière.
+
+Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;
+J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes;
+Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
+Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
+
+Les poètes, devant mes grandes attitudes.
+Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
+Consumeront leurs jours en d'austères études;
+
+Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
+De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:
+Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!
+
+
+
+
+L'IDEAL
+
+
+Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,
+Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,
+Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,
+Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.
+
+Je laisse, à Gavarni, poète des chloroses,
+Soa troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,
+Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses
+Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
+
+Ce qu'il faut à ce coeur profond comme un abîme,
+C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,
+Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans;
+
+Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,
+Qui tors paisiblement dans une pose étrange
+Tes appas façonnés aux bouches des Titans!
+
+
+
+
+LE MASQUE
+
+STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE
+
+A ERNEST CHRISTOPHE
+STATUAIRE
+
+
+Contemplons ce trésor de grâces florentines;
+Dans l'ondulation de ce corps musculeux
+L'Elégance et la Force abondent, soeurs divines.
+Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
+Divinement robuste, adorablement mince,
+Est faite pour trôner sur des lits somptueux,
+Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.
+
+--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux
+Où la Fatuité promène son extase;
+Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;
+Ce visage mignard, tout encadré de gaze,
+Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:
+« La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne! »
+A cet être doué de tant de majesté
+Vois quel charme excitant la gentillesse donne!
+Approchons, et tournons autour de sa beauté.
+
+O blasphème de l'art! ô surprise fatale!
+La femme au corps divin, promettant le bonheur,
+Par le haut se termine en monstre bicéphale!
+
+Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,
+Ce visage éclairé d'une exquise grimace,
+Et, regarde, voici, crispée atrocement,
+La véritable tête, et la sincère face
+Renversée à l'abri de la face qui ment.
+--Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve
+De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux;
+Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve
+Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!
+
+--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite
+Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,
+Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète?
+
+--Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu!
+Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore
+Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux,
+C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore!
+Demain, après-demain et toujours!--comme nous!
+
+
+
+
+HYMNE A LA BEAUTE
+
+
+Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,
+O Beauté? Ton regard, infernal et divin,
+Verse confusément le bienfait et le crime,
+Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
+Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore;
+
+Tu répands des parfums comme un soir orageux;
+Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore
+Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.
+Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?
+
+Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;
+Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
+Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
+
+Tu marches sur des morts. Beauté, dont tu te moques;
+De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
+Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,
+Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
+
+L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
+Crépite, flambe et dit: Bénissons ce flambeau!
+L'amoureux pantelant incliné sur sa belle
+A l'air d'un moribond caressant son tombeau.
+
+Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
+O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu!
+Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
+D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?
+
+De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène,
+Qu'importé, si tu rends,--fée aux yeux de velours,
+Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!--
+L'univers moins hideux et les instants moins lourds?
+
+
+
+
+LA CHEVELURE
+
+
+O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!
+O boucles! O parfum chargé de nonchaloir!
+Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
+Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
+Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.
+
+La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
+Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
+Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!
+Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
+Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.
+
+J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,
+Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;
+Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!
+Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve
+De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:
+
+Un port retentissant où mon âme peut boire
+A grands flots le parfum, le son et la couleur;
+Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
+Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
+D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.
+
+Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse
+Dans ce noir océan où l'autre est enfermé;
+Et mon esprit subtil que le roulis caresse
+Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
+Infinis bercements du loisir embaumé!
+
+Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
+Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
+Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
+Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
+De l'huile de coco, du musc et du goudron.
+
+Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde
+Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
+Afin qu'à mon, désir tu ne sois jamais sourde!
+N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde
+Où je hume à longs traits le vin du souvenir?
+
+Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,
+O vase de tristesse, ô grande taciturne,
+Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,
+Et que tu me parais, ornement de mes nuits,
+Plus ironiquement accumuler les lieues
+Qui séparent mes bras des immensités bleues.
+
+Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts,
+Comme après un cadavre un choeur de vermisseaux,
+Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,
+Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle!
+
+Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,
+Femme impure! L'ennui rend ton âme cruelle.
+Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,
+Il te faut chaque jour un coeur au râtelier.
+Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques
+Ou des ifs flamboyants dans les fêtes publiques,
+Usent insolemment d'un pouvoir emprunté,
+Sans connaître jamais la loi de leur beauté.
+
+Machine aveugle et sourde en cruauté féconde!
+Salutaire instrument, buveur du sang du monde,
+Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas
+Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas?
+La grandeur de ce mal où tu te crois savante
+Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante,
+Quand la nature, grande en ses desseins cachés,
+De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,
+--De toi, vil animal,--pour pétrir un génie?
+
+O fangeuse grandeur, sublime ignominie!
+
+
+
+
+SED NON SATIATA
+
+
+Bizarre déité, brune comme les nuits,
+Au parfum mélangé de musc et de havane,
+OEuvre de quelque obi, le Faust de la savane,
+Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,
+
+Je préfère au constance, à l'opium, au nuits,
+L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane;
+Quand vers toi mes désirs partent en caravane,
+Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.
+
+Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,
+O démon sans pitié, verse-moi moins de flamme;
+Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,
+
+Hélas! et je ne puis, Mégère libertine,
+Pour briser ton courage et te mettre aux abois,
+Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine!
+
+Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,
+Même quand elle marche, on croirait qu'elle danse,
+Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés
+Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.
+
+Comme le sable morne et l'azur des déserts,
+Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,
+Comme les longs réseaux de la houle des mers,
+Elle se développe avec indifférence.
+
+Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,
+Et dans cette nature étrange et symbolique
+Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,
+
+Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,
+Resplendit à jamais, comme un astre inutile,
+La froide majesté de la femme stérile.
+
+
+
+
+LE SERPENT QUI DANSE
+
+
+Que j'aime voir, chère indolente,
+ De ton corps si beau,
+Comme une étoile vacillante,
+ Miroiter la peau!
+
+Sur ta chevelure profonde
+ Aux âcres parfums,
+Mer odorante et vagabonde
+ Aux flots bleus et bruns.
+
+Comme un navire qui s'éveille
+ Au vent du matin,
+Mon âme rêveuse appareille
+ Pour un ciel lointain.
+
+Tes yeux, où rien ne se révèle
+ De doux ni d'amer,
+Sont deux bijoux froids où se mêle
+ L'or avec le fer.
+
+A te voir marcher en cadence,
+ Belle d'abandon,
+On dirait un serpent qui danse
+ Au bout d'un bâton;
+
+Sous le fardeau de ta paresse
+ Ta tête d'enfant
+Se balance avec la mollesse
+ D'un jeune éléphant,
+
+Et son corps se penche et s'allonge
+ Comme un fin vaisseau
+Qui roule bord sur bord, et plonge
+ Ses vergues dans l'eau.
+
+Comme un flot grossi par la fonte
+ Des glaciers grondants,
+Quand l'eau de ta bouche remonte
+ Au bord de tes dents,
+
+Je crois boire un vin de Bohême,
+ Amer et vainqueur,
+Un ciel liquide qui parsème
+ D'étoiles mon coeur!
+
+
+
+
+UNE CHAROGNE
+
+
+Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
+ Ce beau matin d'été si doux:
+Au détour d'un sentier une charogne infâme
+ Sur un lit semé de cailloux,
+
+Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
+ Brûlante et suant les poisons,
+Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
+ Son ventre plein d'exhalaisons.
+
+Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
+ Comme afin de la cuire à point,
+Et de rendre au centuple à la grande Nature
+ Tout ce qu'ensemble elle avait joint.
+
+Et le ciel regardait la carcasse superbe
+ Comme une fleur s'épanouir;
+La puanteur était si forte que sur l'herbe
+ Vous crûtes vous évanouir.
+
+Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
+ D'où sortaient de noirs bataillons
+De larves qui coulaient comme un épais liquide
+ Le long de ces vivants haillons.
+
+Tout cela descendait, montait comme une vague,
+ Où s'élançait en pétillant;
+On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
+ Vivait en se multipliant.
+
+Et ce monde rendait une étrange musique
+ Comme l'eau courante et le vent,
+Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
+ Agite et tourne dans son van.
+
+Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
+ Une ébauche lente à venir
+Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
+ Seulement par le souvenir.
+
+Derrière les rochers une chienne inquiète
+ Nous regardait d'un oeil fâché,
+Epiant le moment de reprendre au squelette
+ Le morceau qu'elle avait lâché.
+
+--Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
+ A cette horrible infection,
+Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
+ Vous, mon ange et ma passion!
+
+Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
+ Après les derniers sacrements,
+Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses,
+ Moisir parmi les ossements.
+
+Alors, ô ma beauté, dites à la vermine
+ Qui vous mangera de baisers,
+Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
+ De mes amours décomposés!
+
+
+
+
+DE PROFUNDIS CLAMAVI
+
+
+J'implore ta pitié. Toi, l'unique que j'aime,
+Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé.
+C'est un univers morne à l'horizon plombé,
+Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;
+
+Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
+Et les six autres mois la nuit couvre la terre;
+C'est un pays plus nu que la terre polaire;
+Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!
+
+Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse
+La froide cruauté de ce soleil de glace
+Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;
+
+Je jalouse le sort des plus vils animaux
+Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,
+Tant l'écheveau du temps lentement se dévide!
+
+
+
+
+LE VAMPIRE
+
+
+Toi qui, comme un coup de couteau.
+Dans mon coeur plaintif est entrée;
+Toi qui, forte comme un troupeau
+De démons, vins, folle et parée,
+
+De mon esprit humilié
+Faire ton lit et ton domaine.
+--Infâme à qui je suis lié
+Comme le forçat à la chaîne,
+
+Comme au jeu le joueur têtu,
+Comme à la bouteille l'ivrogne,
+Comme aux vermines la charogne,
+--Maudite, maudite sois-tu!
+
+J'ai prié le glaive rapide
+De conquérir ma liberté,
+Et j'ai dit au poison perfide
+De secourir ma lâcheté.
+
+Hélas! le poison et le glaive
+M'ont pris en dédain et m'ont dit:
+« Tu n'es pas digne qu'on t'enlève
+A ton esclavage maudit,
+
+Imbécile!--de son empire
+Si nos efforts te délivraient,
+Tes baisers ressusciteraient
+Le cadavre de ton vampire! »
+
+Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,
+Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,
+Je me pris à songer près de ce corps vendu
+A la triste beauté dont mon désir se prive.
+
+Je me représentai sa majesté native,
+Son regard de vigueur et de grâces armé,
+Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,
+Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.
+
+Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,
+Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses
+Déroulé le trésor des profondes caresses,
+
+Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort
+Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles,
+Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.
+
+
+
+
+REMORDS POSTHUME
+
+
+Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
+Au fond d'un monument construit en marbre noir,
+Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir
+Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;
+
+Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
+Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,
+Empêchera ton coeur de battre et de vouloir,
+Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
+
+Le tombeau, confident de mon rêve infini,
+--Car le tombeau toujours comprendra le poète,--
+Durant ces longues nuits d'où le somme est banni,
+
+Te dira: « Que vous sert, courtisane imparfaite,
+De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? »
+--Et le ver rongera ta peau comme un remords.
+
+
+
+
+LE CHAT
+
+
+Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux:
+ Retiens les griffes de ta patte,
+Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
+ Mêlés de métal et d'agate.
+
+Lorsque mes doigts caressent à loisir
+ Ta tête et ton dos élastique,
+Et que ma main s'enivre du plaisir
+ De palper ton corps électrique,
+
+Je vois ma femme en esprit; son regard,
+ Comme le tien, aimable bête,
+Profond et froid, coupe et fend comme un dard.
+
+ Et, des pieds jusques à la tête,
+Un air subtil, un dangereux parfum
+ Nagent autour de son corps brun.
+
+
+
+
+LE BALCON
+
+
+Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
+O toi, tous mes plaisirs, ô toi, tous mes devoirs!
+Tu te rappelleras la beauté des caresses,
+La douceur du foyer et le charme des soirs,
+Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses!
+
+Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
+Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses;
+Que ton sein m'était doux! que ton coeur m'était bon!
+Nous avons dit souvent d'impérissables choses
+Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.
+
+Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
+Que l'espace est profond! que le coeur est puissant!
+En me penchant vers toi, reine des adorées,
+Je croyais respirer le parfum de ton sang.
+Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!
+
+La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
+Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles
+Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison!
+Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles,
+La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.
+
+Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,
+Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
+Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
+Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux?
+Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses!
+
+Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
+Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
+Comme montent au ciel les soleils rajeunis
+Après s'être lacés au fond des mers profondes!
+--O serments! ô parfums! ô baisers infinis!
+
+
+
+
+LE POSSEDE
+
+
+Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui,
+O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre;
+Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois sombre,
+Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui;
+
+Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,
+Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,
+Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,
+C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui!
+
+Allume ta prunelle à la flamme des lustres!
+Allume le désir dans les regards des rustres!
+Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant;
+
+Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;
+Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant
+Qui ne crie: _O mon cher Belzébuth, je t'adore!_
+
+
+
+
+UN FANTOME
+
+I
+
+LES TÉNÈBRES
+
+
+Dans les caveaux d'insondable tristesse
+Où le Destin m'a déjà relégué;
+Où jamais n'entre un rayon rosé et gai;
+Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,
+
+Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur
+Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres;
+Où, cuisinier aux appétits funèbres,
+Je fais bouillir et je mange mon coeur,
+
+Par instants brille, et s'allonge, et s'étale
+Un spectre fait de grâce et de splendeur:
+A sa rêveuse allure orientale,
+
+Quand il atteint sa totale grandeur,
+Je reconnais ma belle visiteuse:
+C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse.
+
+
+II
+
+LE PARFUM
+
+
+Lecteur, as-tu quelquefois respiré
+Avec ivresse et lente gourmandise
+Ce grain d'encens qui remplit une église,
+Ou d'un sachet le musc invétéré?
+
+Charme profond, magique, dont nous grise
+Dans le présent le passé restauré!
+Ainsi l'amant sur un corps adoré
+Du souvenir cueille la fleur exquise.
+
+De ses cheveux élastiques et lourds,
+Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,
+Une senteur montait, sauvage et fauve,
+
+Et des habits, mousseline ou velours,
+Tout imprégnés de sa jeunesse pure,
+Se dégageait un parfum de fourrure.
+
+
+III
+
+LE CADRE
+
+
+Comme un beau cadre ajoute à la peinture,
+Bien qu'elle soit d'un pinceau très vanté,
+Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté
+En l'isolant de l'immense nature.
+
+Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,
+S'adaptaient juste à sa rare beauté;
+Rien n'offusquait sa parfaite clarté,
+Et tout semblait lui servir de bordure.
+
+Même on eût dit parfois qu'elle croyait
+Que tout voulait l'aimer; elle noyait
+Dans les baisers du satin et du linge
+
+Son beau corps nu, plein de frissonnements,
+Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,
+Montrait la grâce enfantine du singe.
+
+
+IV
+
+LE PORTRAIT
+
+
+La Maladie et la Mort font des cendres
+De tout le feu qui pour nous flamboya.
+De ces grands yeux si fervents et si tendres,
+De cette bouche où mon coeur se noya,
+
+De ces baisers puissants comme un dictame,
+De ces transports plus vifs que des rayons.
+Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme!
+Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons,
+
+Qui, comme moi, meurt dans la solitude,
+Et que le Temps, injurieux vieillard,
+Chaque jour frotte avec son aile rude...
+
+Noir assassin de la Vie et de l'Art,
+Tu ne tueras jamais dans ma mémoire
+Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!
+
+Je te donne ces vers afin que, si mon nom
+Aborde heureusement aux époques lointaines
+Et fait rêver un soir les cervelles humaines,
+Vaisseau favorisé par un grand aquilon,
+
+Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
+Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,
+Et par un fraternel et mystique chaînon
+Reste comme pendue à mes rimes hautaines;
+
+Etre maudit à qui de l'abîme profond
+Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond;
+--O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,
+
+Foules d'un pied léger et d'un regard serein
+Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,
+Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!
+
+
+
+
+SEMPER EADEM
+
+
+« D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
+Montant comme la mer sur le roc noir et nu? »
+--Quand notre coeur a fait une fois sa vendange,
+Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu,
+
+Une douleur très simple et non mystérieuse,
+Et, comme votre joie, éclatante pour tous.
+Cessez donc de chercher, ô belle curieuse!
+Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!
+
+Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie!
+Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie,
+La Mort nous tient souvent par des liens subtils.
+
+Laissez, laissez mon coeur s'enivrer d'un _mensonge,_
+Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,
+Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils!
+
+
+
+
+TOUT ENTIERE
+
+
+Le Démon, dans ma chambre haute,
+Ce matin est venu me voir,
+Et, tâchant à me prendre en faute,
+Me dit: « Je voudrais bien savoir,
+
+Parmi toutes les belles choses
+Dont est fait son enchantement,
+Parmi les objets noirs ou roses
+Qui composent son corps charmant,
+
+Quel est le plus doux. »--O mon âme!
+Tu répondis à l'Abhorré:
+« Puisqu'en elle tout est dictame,
+Rien ne peut être préféré.
+
+Lorsque tout me ravit, j'ignore
+Si quelque chose me séduit.
+Elle éblouit comme l'Aurore
+Et console comme la Nuit;
+
+Et l'harmonie est trop exquise,
+Qui gouverne tout son beau corps,
+Pour que l'impuissante analyse
+En note les nombreux accords.
+
+O métamorphose mystique
+De tous mes sens fondus en un!
+Son haleine fait la musique,
+Comme sa voix fait le parfum! »
+
+Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
+Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois flétri,
+A la très belle, à la très bonne, à la très chère,
+Dont le regard divin t'a soudain refleuri?
+
+--Nous mettrons noire orgueil à chanter ses louanges,
+Rien ne vaut la douceur de son autorité;
+Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,
+Et son oeil nous revêt d'un habit de clarté.
+
+Que ce soit dans la nuit et dans la solitude.
+Que ce soit dans la rue et dans la multitude;
+Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.
+
+Parfois il parle et dit: « Je suis belle, et j'ordonne
+Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau.
+Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. »
+
+
+
+
+CONFESSION
+
+
+Une fois, une seule, aimable et douce femme,
+ A mon bras votre bras poli
+S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme
+ Ce souvenir n'est point pâli).
+
+Il était tard; ainsi qu'une médaille neuve
+ La pleine lune s'étalait,
+Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,
+ Sur Paris dormant ruisselait.
+
+Et le long des maisons, sous les portes cochères,
+ Des chats passaient furtivement,
+L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,
+ Nous accompagnaient lentement.
+
+Tout à coup, au milieu de l'intimité libre
+ Eclose à la pâle clarté,
+De vous, riche et sonore instrument où ne vibre
+ Que la radieuse gaîté,
+
+De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare
+ Dans le matin étincelant,
+Une note plaintive, une note bizarre
+ S'échappa, tout en chancelant.
+
+Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde
+ Dont sa famille rougirait,
+Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,
+ Dans un caveau mise au secret!
+
+Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde:
+ « Que rien ici-bas n'est certain,
+Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,
+ Se trahit l'égoïsme humain;
+
+Que c'est un dur métier que d'être belle femme,
+ Et que c'est le travail banal
+De la danseuse folle et froide qui se pâme
+ Dans un sourire machinal;
+
+Que bâtir sur les coeurs est une chose sotte,
+ Que tout craque, amour et beauté,
+Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte
+Pour les rendre à l'Eternité! »
+
+J'ai souvent évoqué cette lune enchantée,
+ Ce silence et cette langueur,
+Et cette confidence horrible chuchotée
+ Au confessionnal du coeur.
+
+
+
+
+LE FLACON
+
+
+Il est de forts parfums pour qui toute matière
+Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.
+En ouvrant un coffret venu de l'orient
+Dont la serrure grince et rechigne en criant,
+
+Ou dans une maison déserte quelque armoire
+Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
+Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
+D'où jaillit toute vive une âme qui revient.
+
+Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
+Frémissant doucement dans tes lourdes ténèbres,
+Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
+Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.
+
+Voilà le souvenir enivrant qui voltige
+Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige
+Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains
+Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;
+
+Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,
+Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
+Se meut dans son réveil le cadavre spectral
+D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.
+
+Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
+Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire;
+Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,
+Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,
+
+Je serai ton cercueil, aimable pestilence!
+Le témoin de ta force et de ta virulence,
+Cher poison préparé par les anges! liqueur
+Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon coeur!
+
+
+
+
+LE POISON
+
+
+Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
+ D'un luxe miraculeux,
+Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
+ Dans l'or de sa vapeur rouge,
+Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.
+
+L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
+ Allonge l'illimité,
+Approfondit le temps, creuse la volupté,
+ Et de plaisirs noirs et mornes
+Remplit l'âme au delà de sa capacité.
+
+Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
+ De tes yeux, de tes yeux verts,
+Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
+ Mes songes viennent en foule
+Pour se désaltérer à ces gouffres amers.
+
+Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
+ De ta salive qui mord,
+Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,
+ Et, charriant le vertige,
+La roule défaillante aux rives de la mort!
+
+
+
+
+LE CHAT
+
+I
+
+
+Dans ma cervelle se promène
+Ainsi qu'en son appartement,
+Un beau chat, fort, doux et charmant,
+Quand il miaule, on l'entend à peine,
+
+Tant son timbre est tendre et discret;
+Mais que sa voix s'apaise ou gronde,
+Elle est toujours riche et profonde.
+C'est là son charme et son secret.
+
+Cette voix, qui perle et qui filtre
+Dans mon fond le plus ténébreux,
+Me remplit comme un vers nombreux
+Et me réjouit comme un philtre.
+
+Elle endort les plus cruels maux
+Et contient toutes les extases;
+Pour dire les plus longues phrases,
+Elle n'a pas besoin de mots.
+
+Non, il n'est pas d'archet qui morde
+Sur mon coeur, parfait instrument,
+Et fasse plus royalement
+Chanter sa plus vibrante corde
+
+Que ta voix, chat mystérieux,
+Chat séraphique, chat étrange,
+En qui tout est, comme un ange,
+Aussi subtil qu'harmonieux.
+
+
+II
+
+
+De sa fourrure blonde et brune
+Sort un parfum si doux, qu'un soir
+J'en fus embaumé, pour l'avoir
+Caressée une fois, rien qu'une.
+
+C'est l'esprit familier du lieu;
+Il juge, il préside, il inspire
+Toutes choses dans son empire;
+Peut-être est-il fée, est-il dieu?
+
+Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime
+Tirés comme par un aimant,
+Se retournent docilement,
+Et que je regarde en moi-même,
+
+Je vois avec étonnement
+Le feu de ses prunelles pâles,
+Clairs fanaux, vivantes opales,
+Qui me contemplent fixement.
+
+
+
+
+LE BEAU NAVIRE
+
+
+Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,
+Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;
+ Je veux te peindre ta beauté
+Où l'enfance s'allie à la maturité.
+
+Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,
+Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,
+ Chargé de toile, et va roulant
+Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.
+
+Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,
+Ta tête se pavane avec d'étranges grâces;
+ D'un air placide et triomphant
+Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.
+
+Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,
+Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;
+ Je veux te peindre ta beauté
+Où l'enfance s'allie à la maturité.
+
+Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,
+Ta gorge triomphante est une belle armoire
+ Dont les panneaux bombés et clairs
+Comme les boucliers accrochent des éclairs;
+
+Boucliers provoquants, armés de pointes roses!
+Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,
+ De vins, de parfums, de liqueurs
+Qui feraient délirer les cerveaux et les coeurs!
+
+Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,
+Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,
+ Chargé de toile, et va roulant
+Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.
+
+Tes nobles jambes sons les volants qu'elles chassent,
+Tourmentent les désirs obscurs et les agacent
+ Comme deux sorcières qui font
+Tourner un philtre noir dans un vase profond.
+
+Tes bras qui se joueraient des précoces hercules
+Sont des boas luisants les solides émules,
+ Faits pour serrer obstinément,
+Comme pour l'imprimer dans ton coeur, ton amant.
+
+Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,
+Ta tête se pavane avec d'étranches grâces;
+ D'un air placide et triomphant
+Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.
+
+
+
+
+L'IRREPARABLE
+
+I
+
+
+Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,
+ Qui vit, s'agite et se tortille,
+Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
+ Comme du chêne la chenille?
+Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords?
+
+Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane
+ Noierons-nous ce vieil ennemi,
+Destructeur et gourmand comme la courtisane,
+ Patient comme la fourmi?
+Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane?
+
+Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,
+ A cet esprit comblé d'angoisse
+Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,
+ Que le sabot du cheval froisse,
+Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,
+
+A cet agonisant que le loup déjà flaire
+ Et que surveille le corbeau,
+A ce soldat brisé, s'il faut qu'il désespère
+ D'avoir sa croix et son tombeau;
+Ce pauvre agonisant que le loup déjà flaire!
+
+Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?
+ Peut-on déchirer des ténèbres
+Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,
+ Sans astres, sans éclairs funèbres?
+Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?
+
+L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge
+ Est souillée, est morte à jamais!
+Sans lune et sans rayons trouver où l'on héberge
+ Les martyrs d'un chemin mauvais!
+Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge!
+
+Adorable sorcière, aimes-tu les damnés!
+ Dis, connais-tu l'irrémissible?
+Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,
+ A qui notre coeur sert de cible?
+Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?
+
+L'irréparable ronge avec sa dent maudite
+ Notre âme, piteux monument,
+Et souvent il attaque, ainsi que le termite,
+ Par la base le bâtiment.
+L'irréparable ronge avec sa dent maudite!
+
+
+II
+
+
+J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal
+ Qu'enflammait l'orchestre sonore,
+Une fée allumer dans un ciel infernal
+ Une miraculeuse aurore;
+J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal
+
+Un être qui n'était que lumière, or et gaze,
+ Terrasser l'énorme Satan
+Mais mon coeur, que jamais ne visite l'extase
+ Est un théâtre où l'on attend
+Toujours, toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze!
+
+
+
+
+CAUSERIE
+
+
+Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose!
+Mais la tristesse en moi monte comme la mer,
+Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose
+Le souvenir cuisant de son limon amer.
+
+--Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme;
+Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé
+Par la griffe et la dent féroce de la femme.
+Ne cherchez plus mon coeur; les bêtes l'ont mangé.
+
+Mon coeur est un palais flétri par la cohue;
+On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux.
+--Un parfum nage autour de votre gorge nue!...
+
+O Beauté, dur fléau des âmes! tu le veux!
+Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes!
+Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes!
+
+
+
+
+CHANT D'AUTOMNE
+
+I
+
+
+Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;
+Adieu, vive clarté de nos étés trop courts!
+J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres
+Le bois retentissant sur le pavé des cours.
+
+Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère,
+Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
+Et, comme le soleil dans son enfer polaire.
+Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.
+
+J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe;
+L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.
+Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
+Sous les coups du bélier infatigable et lourd.
+
+Il me semble, bercé par ce choc monotone,
+Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part...
+Pour qui?--C'était hier l'été; voici l'automne!
+Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.
+
+
+II
+
+
+J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
+Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,
+Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,
+Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.
+
+Et pourtant aimez-moi, tendre coeur! soyez mère
+Même pour un ingrat, même pour un méchant;
+Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
+D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.
+
+Courte tâche! La tombe attend; elle est avide!
+Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
+Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,
+De l'arrière-saison le rayon jaune et doux!
+
+
+
+
+CHANSON D'APRES-MIDI
+
+
+Quoique tes sourcils méchants
+Te donnent un air étrange
+Qui n'est pas celui d'un ange,
+Sorcière aux yeux alléchants,
+
+Je t'adore, ô ma frivole,
+Ma terrible passion!
+Avec la dévotion
+Du prêtre pour son idole.
+
+Le désert et la forêt
+Embaument tes tresses rudes,
+Ta tête a les attitudes
+De l'énigme et du secret.
+
+Sur ta chair le parfum rôde
+Comme autour d'un encensoir;
+Tu charmes comme le soir,
+Nymphe ténébreuse et chaude.
+
+Ah! les philtres les plus forts
+Ne valent pas ta paresse,
+Et tu connais la caresse
+Qui fait revivre les morts!
+
+Tes hanches sont amoureuses
+De ton dos et de tes seins,
+Et tu ravis les coussins
+Par tes poses langoureuses.
+
+Quelquefois pour apaiser
+Ta rage mystérieuse,
+Tu prodigues, sérieuse,
+La morsure et le baiser;
+
+Tu me déchires, ma brune,
+Avec un rire moqueur,
+Et puis tu mets sur mon coeur
+Ton oeil doux comme la lune.
+
+Sous tes souliers de satin,
+Sous tes charmants pieds de soie,
+Moi, je mets ma grande joie,
+Mon génie et mon destin,
+
+Mon âme par toi guérie,
+Par toi, lumière et couleur!
+Explosion de chaleur
+Dans ma noire Sibérie!
+
+
+
+
+SISINA
+
+
+Imaginez Diane en galant équipage,
+Parcourant les forêts ou battant les halliers,
+Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage,
+Superbe et défiant les meilleurs cavaliers!
+
+Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage,
+Excitant à l'assaut un peuple sans souliers,
+La joue et l'oeil en feu, jouant son personnage,
+Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?
+
+Telle la Sisina! Mais la douce guerrière
+A l'âme charitable autant que meurtrière,
+Son courage, affolé de poudre et de tambours,
+
+Devant les suppliants sait mettre bas les armes,
+Et son coeur, ravagé par la flamme, a toujours,
+Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes.
+
+
+
+
+A UNE DAME CREOLE
+
+
+Au pays parfumé que le soleil caresse,
+J'ai connu sous un dais d'arbres tout empourprés
+Et de palmiers, d'où pleut sur les yeux la paresse,
+Une dame créole aux charmes ignorés.
+
+Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse
+A dans le col des airs noblement maniérés;
+Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,
+Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.
+
+Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,
+Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,
+Belle digne d'orner les antiques manoirs,
+
+Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites,
+Germer mille sonnets dans le coeur des poètes,
+Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.
+
+
+
+
+LE REVENANT
+
+
+Comme les anges à l'oeil fauve,
+Je reviendrai dans ton alcôve
+Et vers toi glisserai sans bruit
+Avec les ombres de la nuit;
+
+Et je te donnerai, ma brune,
+Des baisers froids comme la lune
+Et des caresses de serpent
+Autour d'une fosse rampant.
+
+Quand viendra le matin livide,
+Tu trouveras ma place vide,
+Où jusqu'au soir il fera froid.
+
+Comme d'autres par la tendresse,
+Sur ta vie et sur ta jeunesse,
+Moi, je veux régner par l'effroi!
+
+
+
+
+SONNET D'AUTOMNE
+
+
+Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal:
+« Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite? »
+--Sois charmante et tais-toi! Mon coeur, que tout irrite,
+Excepté la candeur de l'antique animal,
+
+Ne veut pas te montrer son secret infernal,
+Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite,
+Ni sa noire légende avec la flamme écrite.
+Je hais la passion et l'esprit me fait mal!
+
+Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite,
+Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.
+Je connais les engins de son vieil arsenal:
+
+Crime, horreur et folie!--O pâle marguerite!
+Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,
+O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite?
+
+
+
+
+TRISTESSE DE LA LUNE
+
+
+Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse;
+Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,
+Qui d'une main distraite et légère caresse,
+Avant de s'endormir, le contour de ses seins,
+
+Sur le dos satiné des molles avalanches,
+Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
+Et promène ses yeux sur les visions blanches
+Qui montent dans l'azur comme des floraisons.
+
+Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
+Elle laisse filer une larme furtive,
+Un poète pieux, ennemi du sommeil,
+
+Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,
+Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,
+Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil.
+
+
+
+
+LES CHATS
+
+
+Les amoureux fervents et les savants austères
+Aiment également dans leur mûre saison,
+Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
+Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.
+
+Amis de la science et de la volupté,
+Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres;
+L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
+S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.
+
+Ils prennent en songeant les nobles attitudes
+Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
+Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin;
+
+Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,
+Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
+Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
+
+
+
+
+LA PIPE
+
+
+Je suis la pipe d'un auteur;
+On voit, à contempler ma mine
+D'Abyssienne ou de Cafrine,
+Que mon maître est un grand fumeur.
+
+Quand il est comblé de douleur,
+Je fume comme la chaumine
+Où se prépare la cuisine
+Pour le retour du laboureur.
+
+J'enlace et je berce son âme
+Dans le réseau mobile et bleu
+Qui monte de ma bouche en feu,
+
+Et je roule un puissant dictame
+Qui charme son coeur et guérit
+De ses fatigues son esprit.
+
+
+
+
+LA MUSIQUE
+
+
+La musique souvent me prend comme une mer!
+ Vers ma pâle étoile,
+Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
+ Je mets à la voile;
+
+La poitrine en avant et les poumons gonflés
+ Comme de la toile,
+J'escalade le dos des flots amoncelés
+ Que la nuit me voile;
+
+Je sens vibrer en moi toutes les passions
+ D'un vaisseau qui souffre;
+Le bon vent, la tempête et ses convulsions
+
+ Sur l'immense gouffre
+Me bercent.--D'autres fois, calme plat, grand mimoir
+ De mon désespoir!
+
+
+
+
+SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT
+
+
+Si par une nuit lourde et sombre
+Un bon chrétien, par charité,
+Derrière quelque vieux décombre
+Enterre votre corps vanté,
+
+A l'heure où les chastes étoiles
+Ferment leurs yeux appesantis,
+L'araignée y fera ses toiles,
+Et la vipère ses petits;
+
+Vous entendrez toute l'année
+Sur votre tête condamnée
+Les cris lamentables des loups
+
+Et des sorcières faméliques,
+Les ébats des vieillards lubriques
+Et les complots des noirs filous.
+
+
+
+
+LE MORT JOYEUX
+
+
+Dans une terre grasse et pleine d'escargots
+Je veux creuser moi-même une fosse profonde,
+Où je puisse à loisir étaler mes vieux os
+Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.
+
+Je hais les testaments et je hais les tombeaux;
+Plutôt que d'implorer une larme du monde,
+Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux
+A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.
+
+O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,
+Voyez venir à vous un mort libre et joyeux;
+Philosophes viveurs, fils de la pourriture,
+
+A travers ma ruine allez donc sans remords,
+Et dites-moi s'il est encor quelque torture
+Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts?
+
+
+
+
+LA CLOCHE FELEE
+
+
+Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
+D'écouter près du feu qui palpite et qui fume
+Les souvenirs lointains lentement s'élever
+Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
+
+Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
+Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
+Jette fidèlement son cri religieux,
+Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!
+
+Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
+Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
+Il arrive souvent que sa voix affaiblie
+
+Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
+Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts,
+Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
+
+
+
+
+SPLEEN
+
+
+Pluviôse, irrité contre la vie entière,
+De son urne à grands flots vers un froid ténébreux
+Aux pâles habitants du voisin cimetière
+Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.
+
+Mon chat sur le carreau cherchant une litière
+Agite sans repos son corps maigre et galeux;
+L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière
+Avec la triste voix d'un fantôme frileux.
+
+Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée
+Accompagne en fausset la pendule enrhumée,
+Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,
+
+Héritage fatal d'une vieille hydropique,
+Le beau valet de coeur et la dame de pique
+Causent sinistrement de leurs amours défunts.
+J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
+
+Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
+De vers, de billets doux, de procès, de romances,
+Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
+Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
+C'est une pyramide, un immense caveau,
+Qui contient plus de morts que la fosse commune.
+--Je suis un cimetière abhorré de la lune,
+Où comme des remords se traînent de longs vers
+Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
+Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
+Où gît tout un fouillis de modes surannées,
+Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
+Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.
+
+Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
+Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
+L'ennui, fruit de la morne incuriosité,
+Prend les proportions de l'immortalité.
+--Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!
+Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
+Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux!
+Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
+Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
+Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.
+
+Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,
+Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,
+Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,
+S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.
+Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,
+Ni son peuple mourant en face du balcon,
+Du bouffon favori la grotesque ballade
+Ne distrait plus le front de ce cruel malade;
+Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,
+Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,
+Ne savent plus trouver d'impudique toilette
+Pour tirer un souris de ce jeune squelette.
+Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu
+De son être extirper l'élément corrompu,
+Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent
+Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,
+Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété
+Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé.
+
+Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
+Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
+Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
+Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;
+
+Quand la terre est changée en un cachot humide,
+Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
+S'en va battant les murs de son aile timide
+Et se cognant la tête à des plafonds pourris;
+
+Quand la pluie étalant ses immenses traînées
+D'une vaste prison imite les barreaux,
+Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
+Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
+
+Des cloches tout à coup sautent avec furie
+Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
+Ainsi que des esprits errants et sans patrie
+Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
+
+--Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
+Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,
+Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
+Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
+
+
+
+
+LE GOUT DU NEANT
+
+
+Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,
+L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,
+Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,
+Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.
+
+Résigne-toi, mon coeur; dors ton sommeil de brute.
+
+Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,
+L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute;
+Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte!
+Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur!
+
+Le Printemps adorable a perdu son odeur!
+
+Et le Temps m'engloutit minute par minute,
+Comme la neige immense un corps pris de roideur;
+Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!
+Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,
+
+Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?
+
+
+
+
+ALCHIMIE DE LA DOULEUR
+
+
+L'un t'éclaire avec son ardeur
+L'autre en toi met son deuil. Naturel
+Ce qui dit à l'un: Sépulture!
+Dit à l'autre: Vie et splendeur!
+
+Hermès inconnu qui m'assistes
+Et qui toujours m'intimidas,
+Tu me rends l'égal de Midas,
+Le plus triste des alchimistes;
+
+Par toi je change l'or en fer
+Et le paradis en enfer;
+Dans le suaire des nuages
+
+Je découvre un cadavre cher.
+Et sur les célestes rivages
+Je bâtis de grands sarcophages.
+
+
+
+
+LA PRIERE D'UN PAÏEN
+
+
+Ah! ne ralentis pas tes flammes;
+Réchauffe mon coeur engourdi,
+Volupté, torture des âmes!
+_Diva! supplicem exaudi!_
+
+Déesse dans l'air répandue,
+Flamme dans notre souterrain!
+Exauce une âme morfondue,
+Qui te consacre un chant d'airain.
+
+Volupté, sois toujours ma reine!
+Prends le masque d'une sirène
+Faîte de chair et de velours.
+
+Ou verse-moi tes sommeils lourds
+Dans le vin informe et mystique,
+Volupté, fantôme élastique!
+
+
+
+
+LE COUVERCLE
+
+
+En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre,
+Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,
+Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,
+Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,
+
+Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,
+Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,
+Partout l'homme subit la terreur du mystère,
+Et ne regarde en haut qu'avec un oeil tremblant.
+
+En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe,
+Plafond illuminé pour un opéra bouffe
+Où chaque histrion foule un sol ensanglanté,
+
+Terreur du libertin, espoir du fol ermite;
+Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite
+Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.
+
+
+
+
+L'IMPREVU
+
+
+Harpagon, qui veillait son père agonisant,
+Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches;
+« Nous avons au grenier un nombre suffisant,
+ Ce me semble, de vieilles planches? »
+
+Célimène roucoule et dit: « Mon coeur est bon,
+Et naturellement, Dieu m'a faite très belle. »
+--Son coeur! coeur racorni, fumé comme un jambon,
+Recuit à la flamme éternelle!
+
+Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,
+Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres:
+« Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau,
+ Ce Redresseur que tu célèbres? »
+
+Mieux que tous, je connais certains voluptueux
+Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,
+Répétant, l'impuissant et le fat: « Oui, je veux
+ Etre vertueux, dans une heure! »
+
+L'horloge, à son tour, dit à voix basse: « Il est mûr,
+Le damné! J'avertis en vain la chair infecte.
+L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur
+ Qu'habite et que ronge un insecte! »
+
+Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié,
+Et qui leur dit, railleur et fier: « Dans mon ciboire,
+Vous avez, que je crois, assez communié,
+ A la joyeuse Messe noire?
+
+Chacun de vous m'a fait un temple dans son coeur;
+Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde!
+Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,
+ Enorme et laid comme le monde!
+
+Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,
+Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche,
+Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix.
+ D'aller au Ciel et d'être riche?
+
+Il faut que le gibier paye le vieux chasseur
+Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie.
+Je vais vous emporter à travers l'épaisseur,
+ Compagnons de ma triste joie,
+
+A travers l'épaisseur de la terre et du roc,
+A travers les amas confus de votre cendre,
+Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc,
+ Et qui n'est pas de pierre tendre;
+
+Car il fait avec l'universel Péché,
+Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!
+--Cependant, tout en haut de l'univers juché,
+ Un Ange sonne la victoire
+
+De ceux dont le coeur dit: « Que béni soit ton fouet,
+Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie!
+Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet,
+ Et ta prudence est infinie. »
+
+Le son de la trompette est si délicieux,
+Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,
+Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux
+ Dont elle chante les louanges.
+
+
+
+
+L'EXAMEN DE MINUIT
+
+
+La pendule, sonnant minuit,
+Ironiquement nous engage
+A nous rappeler quel usage
+Nous fîmes du jour qui s'enfuit:
+--Aujourd'hui, date fatidique,
+Vendredi, treize, nous avons,
+Malgré tout ce que nous savons,
+Mené le train d'un hérétique.
+
+Nous avons blasphémé Jésus,
+Des Dieux le plus incontestable!
+Comme un parasite à la table
+De quelque monstrueux Crésus,
+Nous avons, pour plaire à la brute,
+Digne vassale des Démons,
+Insulté ce que nous aimons
+Et flatté ce qui nous rebute;
+
+Contristé, servile bourreau,
+Le faible qu'à tort on méprise;
+Salué l'énorme Bêtise,
+La Bêtise au front de taureau;
+Baisé la stupide Matière
+Avec grande dévotion,
+Et de la putréfaction
+Béni la blafarde lumière.
+
+Enfin, nous avons, pour noyer
+Le vertige dans le délire,
+Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,
+Dont la gloire est de déployer
+L'ivresse des choses funèbres,
+Bu sans soif et mangé sans faim!...
+--Vite soufflons la lampe, afin
+De nous cacher dans les ténèbres!
+
+
+
+
+MADRIGAL TRISTE
+
+
+Que m'importe que tu sois sage?
+Sois belle! et sois triste! Les pleurs
+Ajoutent un charme au visage,
+Comme le fleuve au paysage;
+L'orage rajeunit les fleurs.
+
+Je t'aime surtout quand la joie
+S'enfuit de ton front terrassé;
+Quand ton coeur dans l'horreur se noie;
+Quand sur ton présent se déploie
+Le nuage affreux du passé.
+
+Je t'aime quand ton grand oeil verse
+Une eau chaude comme le sang;
+Quand, malgré ma main qui te berce,
+Ton angoisse, trop lourde, perce
+Comme un râle d'agonisant.
+J'aspire, volupté divine!
+
+Hymne profond, délicieux!
+Tous les sanglots de ta poitrine,
+Et crois que ton coeur s'illumine
+Des perles que versent tes yeux!
+
+Je sais que ton coeur, qui regorge
+De vieux amours déracinés,
+Flamboie encor comme une forge,
+Et que tu couves sous ta gorge
+Un peu de l'orgueil des damnés;
+
+Mais tant, ma chère, que tes rêves
+N'auront pas reflété l'Enfer,
+Et qu'en un cauchemar sans trêves,
+Songeant de poisons et de glaives,
+Eprise de poudre et de fer,
+
+N'ouvrant à chacun qu'avec crainte,
+Déchiffrant le malheur partout,
+Te convulsant quand l'heure tinte,
+Tu n'auras pas senti l'étreinte
+De l'irrésistible Dégoût,
+
+Tu ne pourras, esclave reine
+Qui ne m'aimes qu'avec effroi,
+Dans l'horreur de la nuit malsaine
+Me dire, l'âme de cris pleine:
+« Je suis ton égale, ô mon Roi! »
+
+
+
+
+L'AVERTISSEUR
+
+
+Tout homme digne de ce nom
+A dans le coeur un Serpent jaune,
+Installé comme sur un trône,
+Qui, s'il dit: « Je veux! » répond: « Non! »
+
+Plonge tes yeux dans les yeux fixes
+Des Satyresses ou des Nixes,
+La Dent dit: « Pense à ton devoir! »
+
+Fais des enfants, plante des arbres ».
+Polis des vers, sculpte des marbres,
+La Dent dit: « Vivras-tu ce soir? »
+
+Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère,
+L'homme ne vit pas un moment
+Sans subir l'avertissement
+De l'insupportable Vipère.
+
+
+
+
+A UNE MALABARAISE
+
+
+Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche
+Est large à faire envie à la plus belle blanche;
+A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;
+Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair
+Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,
+Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,
+De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,
+De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,
+Et, dès que le matin fait chanter les platanes,
+D'acheter au bazar ananas et bananes.
+Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,
+Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;
+Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,
+Tu poses doucement ton corps sur une natte,
+Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,
+Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.
+Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,
+Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,
+Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,
+Faire de grands adieux à tes chers tamarins?
+Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,
+Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,
+Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,
+Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,
+Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges
+Et vendre le parfum de tes charmes étranges,
+L'oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,
+Des cocotiers absents les fantômes épars!
+
+
+
+
+LA VOIX
+
+
+Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,
+Babel sombre, où roman, science, fabliau,
+Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
+Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.
+Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,
+Disait: « La Terre est un gâteau plein de douceur;
+Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)
+Te faire un appétit d'une égale grosseur. »
+Et l'autre: « Viens, oh! viens voyager dans les rêves
+Au delà du possible, au delà du connu! »
+Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
+Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
+Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.
+Je te répondis: « Oui! douce voix! » C'est d'alors
+Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie
+Et ma fatalité. Derrière les décors
+De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,
+Je vois distinctement des mondes singuliers,
+Et, de ma clairvoyance extatique victime,
+Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
+Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
+J'aime si tendrement le désert et la mer;
+Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
+Et trouve un goût suave au vin le plus amer;
+Que je prends très souvent les faits pour des mensonges
+Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
+Mais la Voix me console et dit: « Garde des songes;
+Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous! ».
+
+
+
+
+HYMNE
+
+
+A la très chère, à la très belle
+Qui remplit mon coeur de clarté,
+A l'ange, à l'idole immortelle,
+Salut en immortalité!
+
+Elle se répand dans ma vie
+Comme un air imprégné de sel,
+Et dans mon âme inassouvie,
+Verse le goût de l'éternel.
+
+Sachet toujours frais qui parfume
+L'atmosphère d'un cher réduit,
+Encensoir oublié qui fume
+En secret à travers la nuit,
+
+Comment, amour incorruptible,
+T'exprimer avec vérité?
+Grain de musc qui gis, invisible,
+Au fond de mon éternité!
+
+A l'ange, à l'idole immortelle,
+A la très bonne, à la très belle
+Qui fait ma joie et ma santé,
+Salut en immortalité!
+
+
+
+
+LE REBELLE
+
+
+Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,
+Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,
+Et dit, le secouant: « Ta connaîtras la règle!
+(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!
+
+Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,
+Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété,
+Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe,
+Un tapis triomphal avec ta charité.
+
+Tel est l'Amour! Avant que ton coeur ne se blase,
+A la gloire de Dieu rallume ton extase;
+C'est la Volupté vraie aux durables appas! »
+
+Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime,
+De ses poings de géant torture l'anathème;
+Mais le damné répond toujours; « Je ne veux pas! »
+
+
+
+
+LE JET D'EAU
+
+
+Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!
+Reste longtemps sans les rouvrir,
+Dans cette pose nonchalante
+Où t'a surprise le plaisir.
+Dans la cour le jet d'eau qui jase
+Et ne se tait ni nuit ni jour,
+Entretient doucement l'extase
+Où ce soir m'a plongé l'amour.
+
+ La gerbe épanouie
+ En mille fleurs,
+ Où Phoebé réjouie
+ Met ses couleurs,
+ Tombe comme une pluie
+ De larges pleurs.
+
+Ainsi ton âme qu'incendie
+L'éclair brûlant des voluptés
+S'élance, rapide et hardie,
+Vers les vastes cieux enchantés.
+Puis, elle s'épanche, mourante,
+En un flot de triste langueur,
+Qui par une invisible pente
+Descend jusqu'au fond de mon coeur.
+
+ La gerbe épanouie
+ En mille fleurs,
+ Où Phoebé réjouie
+ Met ses couleurs,
+ Tombe comme une pluie
+ De larges pleurs.
+
+0 toi, que la nuit rend si belle,
+Qu'il m'est doux, penché vers tes seins,
+D'écouter la plainte éternelle
+Qui sanglote dans les bassins!
+Lune, eau sonore, nuit bénie,
+Arbres qui frissonnez autour,
+Votre pure mélancolie
+Est le miroir de mon amour.
+
+ La gerbe épanouie
+ En mille fleurs,
+ Où Phoebé réjouie
+ Met ses couleurs,
+ Tombe comme une pluie
+ De larges pleurs.
+
+
+
+
+LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE
+
+
+Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève,
+Comme une explosion nous lançant son bonjour!
+--Bienheureux celui-là qui peut avec amour
+Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve!
+
+Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon,
+Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite,..
+--Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,
+Pour attraper au moins un oblique rayon!
+
+Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;
+L'irrésistible Nuit établit son empire,
+Noire, humide, funeste et pleine de frissons;
+
+Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
+Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
+Des crapauds imprévus et de froids limaçons.
+
+
+
+
+LE GOUFFRE
+
+
+Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.
+--Hélas! tout est abîme,--action, désir, rêve,
+Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève
+Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.
+
+En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
+Le silence, l'espace affreux et captivant...
+Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant
+Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
+
+J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou,
+Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où;
+Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,
+
+Et mon esprit, toujours du vertige hanté,
+Jalouse du néant l'insensibilité.
+--Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres!
+
+
+
+
+LES PLAINTES D'UN ICARE
+
+
+Les amants des prostituées
+Sont heureux, dispos et repus;
+Quant à moi, mes bras sont rompus
+Pour avoir étreint des nuées.
+
+C'est grâce aux astres non pareils,
+Qui tout au fond du ciel flamboient,
+Que mes yeux consumés ne voient
+Que des souvenirs de soleils.
+
+En vain j'ai voulu de l'espace,
+Trouver la fin et le milieu;
+Sous je ne sais quel oeil de feu
+Je sens mon aile qui se casse;
+
+Et brûlé par l'amour du beau,
+Je n'aurai pas l'honneur sublime
+De donner mon nom à l'abîme
+Qui me servira de tombeau.
+
+
+
+
+RECUEILLEMENT
+
+
+Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,
+Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:
+Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
+Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
+
+Pendant que des mortels la multitude vile,
+Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
+Va cueillir des remords dans la fête servile,
+Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,
+
+Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
+Sur les balcons du ciel, en robes surannées;
+Surgir du fond des eaux le Regret souriant;
+
+Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
+Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
+Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
+
+
+
+
+L'HEAUTONTIMOROUMENOS
+
+A. J. G. F.
+
+
+Je te frapperai sans colère
+Et sans haine,--comme un boucher!
+Comme Moïse le rocher,
+--Et je ferai de ta paupière,
+
+Pour abreuver mon Sahara,
+Jaillir les eaux de la souffrance,
+Mon désir gonflé d'espérance
+Sur tes pleurs salés nagera
+
+Comme un vaisseau qui prend le large,
+Et dans mon coeur qu'ils soûleront
+Tes chers sanglots retentiront
+Comme un tambour qui bat la charge!
+
+Ne suis-je pas un faux accord
+Dans la divine symphonie,
+Grâce à la vorace Ironie
+Qui me secoue et qui me mord?
+
+Elle est dans ma voix, la criarde!
+C'est tout mon sang, ce poison noir!
+Je suis le sinistre miroir
+Où la mégère se regarde.
+
+Je suis la plaie et le couteau!
+Je suis le soufflet et la joue!
+Je suis les membres et la roue,
+Et la victime et le bourreau!
+
+Je suis de mon coeur le vampire,
+--Un de ces grands abandonnés
+Au rire éternel condamnés,
+Et qui ne peuvent plus sourire!
+
+
+
+
+L'IRREMEDIABLE
+
+I
+
+
+Une Idée, une Forme, un Etre
+Parti de l'azur et tombé
+Dans un Styx bourbeux et plombé
+Où nul oeil du Ciel ne pénètre;
+
+Un Ange, imprudent voyageur
+Qu'a tenté l'amour du difforme,
+Au fond d'un cauchemar énorme
+Se débattant comme un nageur,
+
+Et luttant, angoisses funèbres!
+Contre un gigantesque remous
+Qui va chantant comme les fous
+Et pirouettant dans les ténèbres;
+
+Un malheureux ensorcelé
+Dans ses tâtonnements futiles,
+Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,
+Cherchant la lumière et la clé;
+
+Un damné descendant sans lampe,
+Au bord d'un gouffre dont l'odeur
+Trahit l'humide profondeur,
+D'éternels escaliers sans rampe,
+
+Où veillent des monstres visqueux
+Dont les larges yeux de phosphore
+Font une nuit plus noire encore
+Et ne rendent visibles qu'eux;
+
+Un navire pris dans le pôle,
+Comme en un piège de cristal,
+Cherchant par quel détroit fatal
+Il est tombé dans cette geôle;
+
+--Emblèmes nets, tableau parfait
+D'une fortune irrémédiable,
+Qui donne à penser que le Diable
+Fait toujours bien tout ce qu'il fait!
+
+
+II
+
+
+Tête-à-tête sombre et limpide
+Qu'un coeur devenu son miroir
+Puits de Vérité, clair et noir,
+Où tremble une étoile livide,
+
+Un phare ironique, infernal,
+Flambeau des grâces sataniques,
+Soulagement et gloire uniques,
+--La conscience dans le Mal!
+
+
+
+
+L'HORLOGE
+
+
+Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible,
+Dont le doigt nous menace et nous dit: _Souviens-toi!_
+Les bivrantes Douleurs dans ton coeur plein d'effroi
+Se planteront bientôt comme dans une cible;
+
+Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
+Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;
+Chaque instant te dévore un morceau du délice
+A chaque homme accordé pour toute sa saison.
+
+Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
+Chuchote: _Souviens-toi!_--Rapide, avec sa voix
+D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois,
+Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde!
+
+_Remember! Souviens-toi!_ prodigue! _Esto memor!_
+(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
+Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
+Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or!
+
+_Souviens-toi_ que le Temps est un joueur avide
+Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi.
+Le jour décroît; la nuit augmente, _souviens-toi!_
+Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.
+
+Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
+Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
+Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!),
+Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! il est trop tard! »
+
+
+
+
+TABLEAUX PARISIENS
+
+LE SOLEIL
+
+
+Le long du vieux faubourg, où pendant aux masures
+Les persiennes, abri des secrètes luxures,
+Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
+Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés.
+Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,
+Flairant dans tous les coins les hasards de la rime.
+Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
+Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
+
+Ce père nourricier, ennemi des chloroses,
+Eveille dans les champs les vers comme les roses;
+Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,
+Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.
+C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles
+Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,
+Et commande aux moissons de croître et de mûrir
+Dans le coeur immortel qui toujours veut fleurir!
+Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,
+Il ennoblit le sort des choses les plus viles,
+Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,
+Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.
+
+
+
+
+LA LUNE OFFENSEE
+
+
+O Lune qu'adoraient discrètement nos pères,
+Du haut des pays bleus où, radieux sérail,
+Les astres vont te suivre en pimpant attirail,
+Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,
+
+Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères,
+De leur bouche en dormant montrer le frais émail?
+Le poète buter du front sur son travail?
+Où sous les gazons secs s'accoupler les vipères?
+
+Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin,
+Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin,
+Baiser d'Endymion les grâces surannées?
+
+« --Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,
+Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années,
+Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri! »
+
+
+
+
+A UNE MENDIANTE ROUSSE
+
+
+Blanche fille aux cheveux roux,
+Dont ta robe par ses trous
+Laisse voir la pauvreté
+ Et la beauté,
+
+Pour moi, poète chétif,
+Ton jeune corps maladif
+Plein de taches de rousseur
+ A sa douceur.
+
+Tu portes plus galamment
+Qu'une reine de roman
+Ses cothurnes de velours
+ Tes sabots lourds.
+
+Au lieu d'un haillon trop court,
+Qu'un superbe habit de cour
+Traîne à plis bruyants et longs
+ Sur tes talons;
+
+Et place de bas troués,
+Que pour les yeux des roués
+Sur ta jambe un poignard d'or
+ Reluise encor;
+
+Que des noeuds mal attachés
+Dévoilent pour nos péchés
+Tes deux beaux seins, radieux
+ Comme des yeux;
+
+Que pour te déshabiller
+Tes bras se fassent prier
+Et chassent à coups mutins
+ Les doigts lutins;
+
+--Perles de la plus belle eau,
+Sonnets de maître Belleau
+Par tes galants mis aux fers
+ Sans cesse offerts,
+
+Valetaille de rimeurs
+Te dédiant leurs primeurs
+Et contemplant ton soulier
+ Sous l'escalier,
+
+Maint page épris du hasard,
+Maint seigneur et maint Ronsard
+Epieraient pour le déduit
+ Ton frais réduit!
+
+Tu compterais dans tes lits
+Plus de baisers que de lys
+Et rangerais sous tes lois
+ Plus d'un Valois!
+
+--Cependant tu vas gueusant
+Quelque vieux débris gisant
+Au seuil de quelque Véfour
+ De carrefour;
+
+Tu vas lorgnant en dessous
+Des bijoux de vingt-neuf sous
+Dont je ne puis, oh! pardon!
+ Te faire don;
+
+Va donc, sans autre ornement,
+Parfum, perles, diamant,
+Que ta maigre nudité,
+ O ma beauté!
+
+
+
+
+LE CYGNE
+
+A VICTOR HUGO
+
+I
+
+
+Andromaque, je pense à vous!--Ce petit fleuve,
+Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
+L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
+Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
+
+A fécondé soudain ma mémoire fertile,
+Comme je traversais le nouveau Carrousel.
+--Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
+Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel);
+
+Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,
+Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
+Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques
+Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
+
+Là s'étalait jadis une ménagerie;
+Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
+Clairs et froids le Travail s'éveille, où la voirie
+Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,
+
+Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
+Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
+Sur le sol raboteux traînait son grand plumage.
+Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec,
+
+Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
+Et disait, le coeur plein de son beau lac natal:
+« Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu,
+Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, foudre?
+
+Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
+Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
+Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
+Comme s'il adressait des reproches à Dieu!
+
+
+II
+
+
+Paris change, mais rien dans ma mélancolie
+N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,
+Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
+Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
+
+Aussi devant ce Louvre une image m'opprime:
+Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
+Comme les exilés, ridicule et sublime,
+Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous,
+
+Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
+Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
+Auprès d'un tombeau vide en extase courbée;
+Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus!
+
+Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
+Piétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard,
+Les cocotiers absents de la superbe Afrique
+Derrière la muraille immense du brouillard;
+
+A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
+Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
+Et tettent la Douleur comme une bonne louve!
+Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!
+
+Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
+Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!
+Je pense aux matelots oubliés dans une île,
+Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor!
+
+
+
+
+LES SEPT VIEILLARDS
+
+A VICTOR HUGO
+
+
+Fourmillante cité, cité pleine de rêves,
+Où le spectre en plein jour raccroche le passant!
+Les mystères partout coulent comme des sèves
+Dans les canaux étroits du colosse puissant.
+
+Un matin, cependant que dans la triste rue
+Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,
+Simulaient les deux quais d'une rivière accrue,
+Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur,
+
+Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,
+Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros
+Et discutant avec mon âme déjà lasse,
+Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.
+
+Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes
+Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,
+Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,
+Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,
+
+M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée
+Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas,
+Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,
+Se projetait, pareille à celle de Judas.
+
+Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine
+Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,
+Si bien que son bâton, parachevant sa mine,
+Lui donnait la tournure et le pas maladroit
+
+D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes.
+Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant,
+Comme s'il écrasait des morts sous ses savates,
+Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent.
+
+Son pareil le suivait: barbe, oeil, dos, bâton, loques,
+Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,
+Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques
+Marchaient du même pas vers un but inconnu.
+
+A quel complot infâme étais-je donc en butte,
+Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait?
+Car je comptai sept fois, de minute en minute,
+Ce sinistre vieillard qui se multipliait!
+
+Que celui-là qui rit de mon inquiétude,
+Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel
+Songe bien que malgré tant de décrépitude
+Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel!
+
+Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,
+Sosie inexorable, ironique et fatal,
+Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même?
+--Mais je tournai le dos au cortège infernal.
+
+Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,
+Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,
+Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble,
+Blessé par le mystère et par l'absurdité!
+
+Vainement ma raison voulait prendre la barre;
+La tempête en jouant déroutait ses efforts,
+Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre
+Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords!
+
+
+
+
+LES PETITES VIEILLES
+
+A VICTOR HUGO
+
+I
+
+
+Dans les plis sinueux des vieilles capitales,
+Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,
+Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,
+Des êtres singuliers, décrépits et charmants.
+
+Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,
+Eponine ou Laïs!--Monstres brisés, bossus
+Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes.
+Sous des jupons troués et sous de froids tissus
+
+Ils rampent, flagellés par les bises iniques,
+Frémissant au fracas roulant des omnibus,
+Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,
+Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus;
+
+Ils trottent, tout pareils à des marionnettes;
+Se traînent, comme font les animaux blessés,
+Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes
+Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés
+
+Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,
+Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit;
+Ils ont les yeux divins de la petite fille
+Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.
+
+--Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles
+Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?
+La Mort savante met dans ces bières pareilles
+Un symbole d'un goût bizarre et captivant,
+
+Et lorsque j'entrevois un fantôme débile
+Traversant de Paris le fourmillant tableau,
+Il me semble toujours que cet être fragile
+S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;
+
+A moins que, méditant sur la géométrie,
+Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,
+Combien de fois il faut que l'ouvrier varie
+La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.
+
+--Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,
+Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...
+Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes
+Pour celui que l'austère Infortune allaita!
+
+
+II
+
+
+De l'ancien Frascati Vestale énamourée;
+Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur
+Défunt, seul, sait le nom; célèbre évaporée
+Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,
+
+Toutes m'enivrent! mais parmi ces êtres frêles
+Il en est qui, faisant de la douleur un miel,
+Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes:
+« Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel! »
+
+L'une, par sa patrie au malheur exercée,
+L'autre, que son époux surchargea de douleurs,
+L'autre, par son enfant Madone transpercée,
+Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!
+
+
+III
+
+
+Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles!
+Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant
+Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,
+Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc,
+
+Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,
+Dont les soldats parfois inondent nos jardins,
+Et qui, dans ces soirs dor où l'on se sent revivre,
+Versent quelque héroïsme au coeur des citadins.
+
+Celle-là droite encor, fière et sentant la règle,
+Humait avidement ce chant vif et guerrier;
+Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle;
+Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!
+
+
+IV
+
+
+Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,
+A travers le chaos des vivantes cités,
+Mères au coeur saignant, courtisanes ou saintes,
+Dont autrefois les noms par tous étaient cités.
+
+Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,
+Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil
+Vous insulte en passant d'un amour dérisoire;
+Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.
+
+Honteuses d'exister, ombres ratatinées,
+Peureuses, le dos bas, vous côtoyer les murs,
+Et nul ne vous salue, étranges destinées!
+Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!
+
+Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,
+L'oeil inquiet, fixé sur vos pas incertains,
+Tout comme si j'étais votre père, ô merveille!
+Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins:
+
+Je vois s'épanouir vos passions novices;
+Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;
+Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices!
+Mon âme resplendit de toutes vos vertus!
+
+Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères!
+Je vous fais chaque soir un solennel adieu!
+Où serez-vous demain, Eves octogénaires,
+Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?
+
+
+
+
+A UNE PASSANTE
+
+
+La rue assourdissante autour de moi hurlait.
+Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
+Une femme passa, d'une main fastueuse
+Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;
+
+Agile et noble, avec sa jambe de statue.
+Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
+Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
+La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
+
+Un éclair... puis la nuit!--Fugitive beauté
+Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
+Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?
+
+Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! _jamais_ peut-être!
+Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
+O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!
+
+
+
+
+LE CREPUSCULE DU SOIR
+
+
+Voici le soir charmant, ami du criminel;
+Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel
+Se ferme lentement comme une grande alcôve,
+Et l'homme impatient se change en bête fauve.
+
+O soir, aimable soir, désiré par celui
+Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui
+Nous avons travaillé!--C'est le soir qui soulage
+Les esprits que dévore une douleur sauvage,
+Le savant obstiné dont le front s'alourdit,
+Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit.
+
+Cependant des démons malsains dans l'atmosphère
+S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire,
+Et cognent en volant les volets et l'auvent.
+A travers les lueurs que tourmente le vent
+La Prostitution s'allume dans les rues;
+Comme une fourmilière elle ouvre ses issues;
+
+Partout elle se fraye un occulte chemin,
+Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;
+Elle remue au sein de la cité de fange
+Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange.
+On entend ça et là les cuisines siffler,
+Les théâtres glapir, les orchestres ronfler;
+Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices,
+S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,
+Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci,
+Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,
+Et forcer doucement les portes et les caisses
+Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.
+
+Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,
+Et ferme ton oreille à ce rugissement.
+C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent!
+La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent
+Leur destinée et vont vers le gouffre commun;
+L'hôpital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un
+Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,
+Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.
+
+Encore la plupart n'ont-ils jamais connu
+La douceur du foyer et n'ont jamais vécu!
+
+
+
+
+LE JEU
+
+
+Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
+Pâles, le sourcil peint, l'oeil câlin et fatal,
+Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
+Tomber un cliquetis de pierre et de métal;
+
+Autour des verts tapis des visages sans lèvre,
+Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,
+Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre,
+Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;
+
+Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres
+Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs
+Sur des fronts ténébreux de poètes illustres
+Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs:
+
+--Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne
+Je vis se dérouler sous mon oeil clairvoyant,
+Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne,
+Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,
+
+Enviant de ces gens la passion tenace,
+De ces vieilles putains la funèbre gaîté,
+Et tous gaillardement trafiquant à ma face,
+L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté!
+
+Et mon coeur s'effraya d'envier maint pauvre homme
+Courant avec ferveur à l'abîme béant,
+Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme
+La douleur à la mort et l'enfer au néant!
+
+
+
+
+DANSE MACABRE
+
+A ERNEST CHRISTOPHE
+
+
+Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature,
+Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,
+Elle a la nonchalance et la désinvolture
+D'une coquette maigre aux airs extravagants.
+
+Vit-on jamais au bal une taille plus mince?
+Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,
+S'écroule abondamment sur un pied sec que pince
+Un soulier pomponné, joli comme une fleur.
+
+La ruche qui se joue au bord des clavicules,
+Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,
+Défend pudiquement des lazzi ridicules
+Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.
+
+Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres
+Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,
+Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.
+--O charme d'un néant follement attifé!
+
+Aucuns t'appelleront une caricature,
+Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,
+L'élégance sans nom de l'humaine armature.
+Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher!
+
+Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,
+La fête de la Vie? ou quelque vieux désir,
+Eperonnant encor ta vivante carcasse,
+Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?
+
+Au chant des violons, aux flammes des bougies,
+Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,
+Et viens-tu demander au torrent des orgies
+De refraîchir l'enfer allumé dans ton coeur?
+
+Inépuisable puits de sottise et de fautes!
+De l'antique douleur éternel alambic!
+A travers le treillis recourbé de tes côtes
+Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.
+
+Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie
+Ne trouve pas un prix digne de ses efforts:
+Qui, de ces coeurs mortels, entend la raillerie?
+Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts.
+
+Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,
+Exalte le vertige, et les danseurs prudents
+Ne contempleront pas sans d'amères nausées
+Le sourire éternel de tes trente-deux dents.
+
+Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,
+Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?
+Qu'importé le parfum, l'habit ou la toilette?
+Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.
+
+Bayadère sans nez, irrésistible gouge,
+Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués:
+« Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,
+Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués,
+
+Antinoüs flétris, dandys à face glabre,
+Cadavres vernissés, lovelaces chenus,
+Le branle universel de la danse macabre
+Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus!
+
+Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,
+Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
+Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange
+Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.
+
+En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire
+En tes contorsions, risible Humanité,
+Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
+Mêle son ironie à ton insanité! »
+
+
+
+
+L'AMOUR DU MENSONGE
+
+
+Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,
+Au chant des instruments qui se brise au plafond,
+Suspendant ton allure harmonieuse et lente,
+Et promenant l'ennui de ton regard profond;
+
+Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,
+Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,
+Où les torches du soir allument une aurore,
+Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,
+
+Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fraîche!
+Le souvenir massif, royale et lourde tour,
+La couronne, et son coeur, meurtri comme une pêche,
+Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.
+
+Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines?
+Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,
+Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,
+Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?
+
+Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques,
+Qui ne recèlent point de secrets précieux;
+Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,
+Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux!
+
+Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,
+Pour réjouir un coeur qui fuit la vérité?
+Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence?
+Masque ou décor, salut! J'adore ta beauté.
+
+Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,
+Notre blanche maison, petite mais tranquille,
+Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus
+Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus;
+Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,
+Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,
+Semblait, grand oeil ouvert dans le ciel curieux,
+Contempler nos dîners longs et silencieux,
+Répandant largement ses beaux reflets de cierge
+Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.
+
+La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse,
+Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
+Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.
+Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,
+Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,
+Son vent mélancolique à, l'entour de leurs marbres,
+Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,
+De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,
+Tandis que, dévorés de noires songeries,
+Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,
+Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,
+Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver
+Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille
+Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.
+
+Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,
+Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,
+Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
+Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,
+Grave, et venant du fond de son lit éternel
+Couver l'enfant grandi de son oeil maternel,
+Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse
+Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?
+
+
+
+
+BRUMES ET PLUIES
+
+
+O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,
+Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue
+D'envelopper ainsi mon coeur et mon cerveau
+D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.
+
+Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue,
+Où par les longues nuits la girouette s'enroue,
+Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau
+Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
+
+Rien n'est plus doux au coeur plein de choses funèbres,
+Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,
+O blafardes saisons, reines de nos climats!
+
+Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres,
+--Si ce n'est par un soir sans lune, deux à deux,
+D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.
+
+
+
+
+LE VIN
+
+L'AME DU VIN
+
+
+Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles:
+« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
+Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
+Un chant plein de lumière et de fraternité!
+
+Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
+De peine, de sueur et de soleil cuisant
+Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme;
+Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,
+
+Car j'éprouve une joie immense quand je tombe
+Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,
+Et sa chaude poitrine est une douce tombe
+Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.
+
+Entends-tu retentir les refrains des dimanches
+Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?
+Les coudes sur la table et retroussant tes manches,
+Tu me glorifieras et tu seras content:
+
+J'allumerai les yeux de ta femme ravie;
+A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
+Et serai pour ce frêle athlète de la vie
+L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.
+
+En toi je tomberai, végétale ambroisie,
+Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,
+Pour que de notre amour naisse la poésie
+Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! »
+
+
+
+
+LE VIN DES CHIFFONNIERS
+
+
+Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère
+Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre.
+Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,
+Où l'humanité grouille en ferments orageux,
+
+On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,
+Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,
+Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
+Epanche tout son coeur en glorieux projets.
+
+Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
+Terrasse les méchants, relève les victimes,
+Et sous le firmament comme un dais suspendu
+S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.
+
+Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
+Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,
+Ereintés et pliant sous un tas de débris,
+Vomissement confus de l'énorme Paris,
+
+Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,
+Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,
+Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux!
+Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux
+
+Se dressent devant eux, solennelle magie!
+Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie
+Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
+Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!
+
+C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole
+Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole;
+Par le gosier de l'homme il chante ses exploits
+Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.
+
+Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence
+De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
+Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil;
+L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil!
+
+
+
+
+LE VIN DE L'ASSASSIN
+
+
+Ma femme est morte, je suis libre!
+Je puis donc boire tout mon soûl.
+Lorsque je rentrais sans un sou,
+Ses cris me déchiraient la fibre.
+
+Autant qu'un roi je suis heureux;
+L'air est pur, le ciel admirable...
+--Nous avions un été semblable
+Lorsque je devins amoureux!
+
+--L'horrible soif qui me déchire
+Aurait besoin pour s'assouvir
+D'autant de vin qu'en peut tenir
+Son tombeau;--ce n'est pas peu dire
+
+Je l'ai jetée au fond d'un puits,
+Et j'ai même poussé sur elle
+Tous les pavés de la margelle.
+--Je l'oublierai si je le puis!
+
+Au nom des serments de tendresse,
+Dont rien ne peut nous délier,
+Et pour nous réconcilier
+Comme au beau temps de notre ivresse,
+
+J'implorai d'elle un rendez-vous,
+Le soir, sur une route obscure,
+Elle y vint! folle créature!
+--Nous sommes tous plus ou moins fous!
+
+Elle était encore jolie,
+Quoique bien fatiguée! et moi,
+Je l'aimai trop;--voilà pourquoi
+Je lui dis: sors de cette vie!
+
+Nul ne peut me comprendre. Un seul
+Parmi ces ivrognes stupides
+Songea-t-il dans ses nuits morbides
+A faire du vin un linceul?
+
+Cette crapule invulnérable
+Comme les machines de fer,
+Jamais, ni l'été ni l'hiver,
+N'a connu l'amour véritable,
+
+Avec ses noirs enchantements,
+Son cortège infernal d'alarmes,
+Ses fioles de poison, ses larmes,
+Ses bruits de chaîne et d'ossements!
+
+--Me voilà libre et solitaire!
+Je serai ce soir ivre-mort;
+Alors, sans peur et sans remord,
+Je me coucherai sur la terre,
+
+Et je dormirai comme un chien.
+Le chariot aux lourdes roues
+Chargé de pierres et de boues,
+Le wagon enrayé peut bien
+
+Ecraser ma tête coupable,
+Ou me couper par le milieu,
+Je m'en moque comme de Dieu,
+Du Diable ou de la Sainte Table!
+
+
+
+
+LE VIN DU SOLITAIRE
+
+
+Le regard singulier d'une femme galante
+Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc
+Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,
+Quand elle y veux baigner sa beauté nonchalante,
+
+Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur,
+Un baiser libertin de la maigre Adeline,
+Les sons d'une musique énervante et câline,
+Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,
+
+Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,
+Les baumes pénétrants que ta panse féconde
+Garde au coeur altéré du poète pieux;
+
+Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,
+--Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,
+Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.
+
+
+
+
+LE VIN DES AMANTS
+
+
+Aujourd'hui l'espace est splendide!
+Sans mors, sans éperons, sans bride,
+Partons à cheval sur le vin
+Pour un ciel féerique et divin!
+
+Comme deux anges que torture
+Une implacable calenture,
+Dans le bleu cristal du matin
+Suivons le mirage lointain!
+
+Mollement balancés sur l'aile
+Du tourbillon intelligent,
+Dans un délire parallèle,
+
+Ma soeur, côte à côte nageant,
+Nous fuirons sans repos ni trêves
+Vers le paradis de mes rêves!
+
+
+
+
+UNE MARTYRE
+
+DESSIN D'UN MAITRE INCONNU
+
+
+Au milieu des flacons, des étoffes lamées
+ Et des meubles voluptueux,
+Des marbres, des tableaux, des robes parfumées
+ Qui trament à plis sompteux,
+
+Dans une chambre tiède où, comme en une serre,
+ L'air est dangereux et fatal,
+Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre,
+ Exhalent leur soupir final,
+
+Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,
+ Sur l'oreiller désaltéré
+Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve
+ Avec l'avidité d'un pré.
+
+Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre
+ Et qui nous enchaînent les yeux,
+La tête, avec l'amas de sa crinière sombre
+ Et de ses bijoux précieux,
+
+Sur la table de nuit, comme une renoncule,
+ Repose, et, vide de pensers,
+Un regard vague et blanc comme le crépuscule
+ S'échappe des yeux révulsés.
+
+Sur le lit, le tronc nu sans scrupule étale
+ Dans le plus complet abandon
+La secrète splendeur et la beauté fatale
+ Dont la nature lui fit don;
+
+Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe
+ Comme un souvenir est resté;
+La jarretière, ainsi qu'un oeil secret qui flambe,
+ Darde un regard diamanté.
+
+Le singulier aspect de cette solitude
+ Et d'un grand portrait langoureux,
+Aux yeux provocateurs comme son attitude,
+ Révèle un amour ténébreux,
+
+Une coupable joie et des fêtes étranges
+ Pleines de baisers infernaux.
+Dont se réjouissait l'essaim de mauvais anges
+ Nageant dans les plis des rideaux;
+
+Et cependant, à voir la maigreur élégante
+ De l'épaule au contour heurté,
+La hanche un peu pointue et la taille fringante
+ Ainsi qu'an reptile irrité,
+
+Elle est bien jeune encor!--Son âme exaspérée
+ Et ses sens par l'ennui mordus
+S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée
+ Des désirs errants et perdus?
+
+L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,
+ Malgré tant d'amour, assouvir,
+Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante
+ L'immensité de son désir?
+
+Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides
+ Te soulevant d'un bras fiévreux,
+Dis-moi, tête effrayante, as-tu sur tes dents froides,
+ Collé les suprêmes adieux?
+
+--Loin du monde railleur, loin de la foule impure,
+ Loin des magistrats curieux,
+Dors en paix, dors en paix, étrange créature,
+ Dans ton tombeau mystérieux;
+
+
+Ton époux court le monde, et ta forme immortelle
+ Veille près de lui quand il dort;
+Autant que toi sans doute il te sera fidèle,
+ Et constant jusques à la mort.
+
+
+
+
+FEMMES DAMNEES
+
+
+Comme un bétail pensif sur le sable couchées,
+Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,
+Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées
+Ont de douces langueurs et des frissons amers:
+
+Les unes, coeurs épris des longues confidences,
+Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,
+Vont épelant l'amour des craintives enfances
+Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;
+
+D'autres, comme des soeurs, marchent lentes et graves
+A travers les rochers pleins d'apparitions,
+Où saint Antoine a vu surgir comme des laves
+Les seins nus et pourprés de ses tentations;
+
+Il en est, aux lueurs des résines croulantes,
+Qui dans le creux muet des vieux antres païens
+T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,
+O Bacchus, endormeur des remords anciens!
+
+Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,
+Qui, recelant un fouet sous leurs longs vêtements,
+Mêlent dans le bois sombre et les nuits solitaires
+L'écume du plaisir aux larmes des tourments.
+
+O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,
+De la réalité grands esprits contempteurs,
+Chercheuses d'infini, dévotes et satyres,
+Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,
+
+Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,
+Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains,
+Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,
+Et les urnes d'amour dont vos grands coeurs sont pleins!
+
+
+
+
+LES DEUX BONNES SOEURS
+
+
+La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,
+Prodigues de baisers et riches de santé,
+Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles
+Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.
+
+Au poète sinistre, ennemi des familles.
+Favori de l'enfer, courtisan mal renté,
+Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles
+Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.
+
+Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes
+Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes soeurs,
+De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.
+
+Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes?
+O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,
+Sur ses myrtes infects entre tes noirs cyprès?
+
+
+
+
+ALLEGORIE
+
+
+C'est une femme belle et de riche encolure,
+Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.
+Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,
+Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.
+Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,
+Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,
+Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté
+De ce corps ferme et droit la rude majesté.
+Elle marche en déesse et repose en sultane;
+Elle a dans le plaisir la foi mahométane,
+Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,
+Elle appelle des yeux la race des humains.
+Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde
+Et pourtant nécessaire à la marche du monde,
+Que la beauté du corps est un sublime don
+Qui de toute infamie arrache le pardon;
+Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,
+Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,
+Elle regardera la face de la Mort,
+Ainsi qu'un nouveau-né,--sans haine et sans remord.
+
+
+
+
+UN VOYAGE A CYTHERE
+
+
+Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux
+Et planait librement à l'entour des cordages;
+Le navire roulait sous un ciel sans nuages,
+Comme un ange enivré du soleil radieux.
+
+Quelle est cette île triste et noire?--C'est Cythère,
+Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,
+Eldorado banal de tous les vieux garçons.
+Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.
+
+--Il des doux secrets et des fêtes du coeur!
+De l'antique Vénus le superbe fantôme
+Au-dessus de tes mers plane comme un arome,
+Et charge les esprits d'amour et de langueur.
+
+Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,
+Vénérée à jamais par toute nation,
+Où les soupirs des coeurs en adoration
+Roulent comme l'encens sur un jardin de roses
+
+Ou le roucoulement éternel d'un ramier
+--Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,
+Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.
+J'entrevoyais pourtant un objet singulier;
+
+Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,
+Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,
+Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,
+Entre-bâillant sa robe aux brises passagères;
+
+Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près
+Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches
+Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,
+Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.
+
+De féroces oiseaux perchés sur leur pâture
+Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,
+Chacun plantant, comme un outil, son bec impur
+Dans tous les coins saignants de cette pourriture;
+
+Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré
+Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,
+Et ses bourreaux gorgés de hideuses délices
+L'avaient à coups de bec absolument châtré.
+
+Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,
+Le museau relevé, tournoyait et rôdait;
+Une plus grande bête au milieu s'agitait
+Comme un exécuteur entouré de ses aides.
+
+Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,
+Silencieusement tu souffrais ces insultes
+En expiation de tes infâmes cultes
+Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.
+
+Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!
+Je sentis à l'aspect de tes membres flottants,
+Comme un vomissement, remonter vers mes dents
+Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;
+
+Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,
+J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires
+Des corbeaux lancinants et des panthères noires
+Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.
+
+--Le ciel était charmant, la mer était unie;
+Pour moi tout était noir et sanglant désormais,
+Hélas! et j'avais, comme en un suair épais,
+Le coeur enseveli dans cette allégorie.
+
+Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout
+Qu'un gibet symbolique où pendait mon image.
+--Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage
+De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût!
+
+
+
+
+RÉVOLTE
+
+ABEL ET CAÏN
+
+I
+
+
+Race d'Abel, dors, bois et mange:
+Dieu le sourit complaisamment,
+
+Race de Caïn, dans la fange
+Rampe et meurs misérablement.
+
+Race d'Abel, ton sacrifice
+Flatte le nez du Séraphin!
+
+Race de Caïn, ton supplice
+Aura-t-il jamais une fin?
+
+Race d'Abel, vois tes semailles
+Et ton bétail venir à bien;
+
+Race de Caïn, tes entrailles
+Hurlent la faim comme un vieux chien.
+
+Race d'Abel, chauffe ton ventre
+A ton foyer patriarcal;
+
+Race de Caïn, dans ton antre
+Tremble de froid, pauvre chacal!
+Race d'Abel, aime et pullule:
+Ton or fait aussi des petits;
+
+Race de Caïn, coeur qui brûle,
+Prends garde à ces grands appétits.
+
+Race d'Abel, tu croîs et broutes
+Comme les punaises des bois!
+
+Race de Caïn, sur les routes
+Traîne ta famille aux abois.
+
+
+II
+
+
+Ah! race d'Abel, ta charogne
+Engraissera le sol fumant!
+
+Race de Caïn, ta besogne
+N'est pas faite suffisamment;
+
+Race d'Abel, voici ta honte:
+Le fer est vaincu par l'épieu!
+
+Race de Caïn, au ciel monte
+Et sur la terre jette Dieu!
+
+
+
+
+LES LITANIES DE SATAN
+
+
+O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,
+Dieu trahi par le sort et privé de louanges,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,
+Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,
+Guérisseur familier des angoisses humaines,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,
+Enseignes par l'amour le goût du Paradis,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,
+Engendras l'Espérance,--une folle charmante!
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut
+Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi qui sais en quel coin des terres envieuses
+Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi dont l'oeil clair connaît les profonds arsenaux
+Où dort enseveli le peuple des métaux,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi dont la large main cache les précipices
+Au somnambule errant au bord des édifices,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os
+De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,
+Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre.
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,
+Sur le front du Crésus impitoyable et vil,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles
+Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Bâton des exilés, lampe des inventeurs,
+Confesseur des pendus et des conspirateurs,
+
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère
+Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père,
+O Satan, prends pitié de ma longue misère!
+
+
+
+
+PRIÈRE
+
+
+Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
+Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
+De l'Enfer où, vaincu, tu rêves en silence!
+Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,
+Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front
+Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront!
+
+
+
+
+LA MORT
+
+LA MORT DES AMANTS
+
+
+Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
+Des divans profonds comme des tombeaux,
+Et d'étranges fleurs sur des étagères,
+Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.
+
+Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
+Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux,
+Qui réfléchiront leurs doubles lumières
+Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
+
+Un soir fait de rose et de bleu mystique,
+Nous échangerons un éclair unique,
+Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;
+
+Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,
+Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
+Les miroirs ternis et les flammes mortes.
+
+
+
+
+LA MORT DES PAUVRES
+
+
+C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre;
+C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
+Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
+Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir;
+
+A travers la tempête, et la neige et le givre,
+C'est la clarté vibrante à notre horizon noir;
+C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
+Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;
+
+C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
+Le sommeil et le don des rêves extatiques,
+Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;
+
+C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,
+C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
+C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!
+
+
+
+
+LE REVE D'UN CURIEUX
+
+
+Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,
+Et de toi fais-tu dire: « Oh! l'homme singulier! »
+--J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse,
+Désir mêlé d'horreur, un mal particulier;
+
+Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.
+Plus allait se vidant le fatal sablier,
+Plus ma torture était âpre et délicieuse;
+Tout mon coeur s'arrachait au monde familier.
+
+J'étais comme l'enfant avide du spectacle,
+Haïssant le rideau comme on hait un obstacle...
+Enfin la vérité froide se révéla:
+
+J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore
+M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela?
+La toile était levée et j'attendais encore.
+
+
+
+
+LE VOYAGE
+
+A MAXIME DU CAMP
+
+I
+
+
+Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,
+L'univers est égal à son vaste appétit.
+Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes!
+Aux yeux du souvenir que le monde est petit!
+
+Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
+Le coeur gros de rancune et de désirs amers,
+Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
+Berçant notre infini sur le fini des mers:
+
+Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme;
+D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
+Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,
+La Circé tyrannique aux dangereux parfums.
+
+Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent
+D'espace et de lumière et de cieux embrasés;
+La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
+Effacent lentement la marque des baisers.
+
+Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
+Pour partir; coeurs légers, semblables aux ballons,
+De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,
+Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!
+
+Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,
+Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,
+De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
+Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!
+
+
+II
+
+
+Nous imitons, horreur! la toupie et la boule
+Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils
+La Curiosité nous tourmente et nous roule,
+Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.
+
+Singulière fortune où le but se déplace,
+Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où!
+Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,
+Pour trouver le repos court toujours comme un fou!
+
+Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie;
+Une voix retentit sur le pont: « Ouvre l'oeil! »
+Une voix de la hune, ardente et folle, crie:
+« Amour... gloire... bonheur! » Enfer! c'est un écueil!
+
+Chaque îlot signalé par l'homme de vigie
+Est un Eldorado promis par le Destin;
+L'Imagination qui dresse son orgie
+Ne trouve qu'un récit aux clartés du matin.
+
+O le pauvre amoureux des pays chimériques!
+Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
+Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques
+Dont le mirage rend le gouffre plus amer?
+
+Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
+Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis;
+Son oeil ensorcelé découvre une Capoue
+Partout où la chandelle illumine un taudis.
+
+
+III
+
+
+Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires
+Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!
+Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
+Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.
+
+Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!
+Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
+Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
+Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.
+
+Dites, qu'avez-vous vu?
+
+
+IV
+
+
+ « Nous avons vu des astres
+Et des flots; nous avons vu des sables aussi;
+Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,
+Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.
+
+La gloire du soleil sur la mer violette,
+La gloire des cités dans le soleil couchant,
+Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète
+De plonger dans un ciel au reflet alléchant.
+
+Les plus riches cités, les plus grands paysages,
+Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux
+De ceux que le hasard fait avec les nuages,
+Et toujours le désir nous rendait soucieux!
+
+--La jouissance ajoute au désir de la force.
+Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,
+Cependant que grossit et durcit ton écorce,
+Tes branches veulent voir le soleil de plus près!
+
+Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
+Que le cyprès?--Pourtant nous avons, avec soin,
+Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
+Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!
+
+Nous avons salué des idoles à trompe;
+Des trônes constellés de joyaux lumineux;
+Des palais ouvragés dont la féerique pompe
+Serait pour vos banquiers un rêve ruineux;
+
+Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;
+Des femmes dont les dents et les ongles sont teints
+Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »
+
+
+V
+
+Et puis, et puis encore?
+
+
+VI
+
+
+ « O cerveaux enfantins!
+Pour ne pas oublier la chose capitale,
+Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,
+Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
+Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché:
+
+La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
+Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût:
+L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
+Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout;
+
+Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;
+La fête qu'assaisonne et parfume le sang;
+Le poison du pouvoir énervant le despote,
+Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;
+
+Plusieurs religions semblables à la nôtre,
+Toutes escaladant le ciel; la Sainteté,
+Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
+Dans les clous et le crin cherchant la volupté;
+
+L'Humanité bavarde, ivre de son génie,
+Et, folle maintenant comme elle était jadis,
+Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:
+« O mon semblable, ô mon maître, je te maudis! »
+
+Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
+Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
+Et se réfugiant dans l'opium immense!
+--Tel est du globe entier l'éternel bulletin. »
+
+
+VII
+
+
+Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!
+Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
+Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image;
+Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui!
+
+Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;
+Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit
+Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,
+Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit,
+
+Comme le Juif errant et comme les apôtres,
+A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
+Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres
+Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
+
+Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
+Nous pourrons espérer et crier: En avant!
+De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,
+Les yeux fixés an large et les cheveux au vent,
+
+Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
+Avec le coeur joyeux d'un jeune passager.
+Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
+Qui chantent: « Par ici! vous qui voulez manger
+
+Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange
+Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim;
+Venez vous enivrer de la couleur étrange
+De cette après-midi qui n'a jamais de fin? »
+
+A l'accent familier nous devinons le spectre;
+Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
+« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Electre! »
+Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.
+
+
+VIII
+
+
+O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!
+Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!
+Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
+Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons!
+
+Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte!
+Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
+Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?
+Au fond de l'Inconnu pour trouver du _nouveau!_
+
+
+
+
+PIÈCES CONDAMNÉES
+
+LES BIJOUX
+
+
+La très chère était nue, et, connaissant mon coeur,
+Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,
+Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur
+Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures
+
+Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,
+Ce monde rayonnant de métal et de pierre
+Me ravit en extase, et j'aime avec fureur
+Les choses où le son se mêle à la lumière.
+
+Elle était donc couchée, et se laissait aimer,
+Et du haut du divan elle souriait d'aise
+A mon amour profond et doux comme la mer
+Qui vers elle montait comme vers sa falaise.
+
+Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,
+D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,
+Et la candeur unie à la lubricité
+Donnait un charme neuf à ses métamorphoses.
+
+Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,
+Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,
+Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;
+Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne
+
+S'avançaient plus câlins que les anges du mal,
+Pour troubler le repos où mon âme était mise,
+Et pour la déranger du rocher de cristal,
+Où calme et solitaire elle s'était assise.
+
+Je croyais voir unis par un nouveau dessin
+Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,
+Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
+Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe!
+
+--Et la lampe s'étant résignée à mourir,
+Comme le foyer seul illuminait la chambre,
+Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,
+Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!
+
+
+
+
+LE LETHE
+
+
+Viens sur mon coeur, âme cruelle et sourde,
+Tigre adoré, monstre aux airs indolents;
+Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
+Dans l'épaisseur de ta crinière lourde;
+
+Dans tes jupons remplis de ton parfum
+Ensevelir ma tête endolorie,
+Et respirer, comme une fleur flétrie,
+Le doux relent de mon amour défunt.
+
+Je veux dormir! dormir plutôt que vivre!
+Dans un sommeil, douteux comme la mort,
+J'étalerai mes baisers sans remord
+Sur ton beau corps poli comme le cuivre.
+
+Pour engloutir mes sanglots apaisés
+Rien ne me vaut l'abîme de ta couche;
+L'oubli puissant habite sur ta bouche,
+Et le Léthé coule dans tes baisers.
+
+A mon destin, désormais mon délice,
+J'obéirai comme un prédestiné;
+Martyr docile, innocent condamné,
+Dont la ferveur attise le supplice,
+
+Je sucerai, pour noyer ma rancoeur,
+Le népenthès et la bonne ciguë
+Aux bouts charmants de cette gorge aiguë
+Qui n'a jamais emprisonné de coeur.
+
+
+
+
+A CELLE QUI EST TROP GAIE
+
+
+Ta tête, ton geste, ton air
+Sont beaux comme un beau paysage;
+Le rire joue en ton visage
+Comme un vent frais dans un ciel clair.
+
+Le passant chagrin que tu frôles
+Est ébloui par la santé
+Qui jaillit comme une clarté
+De tes bras et de tes épaules.
+
+Les retentissantes couleurs
+Dont tu parsèmes tes toilettes
+Jettent dans l'esprit des poètes
+L'image d'un ballet de fleurs.
+
+Ces robes folles sont l'emblème
+De ton esprit bariolé;
+Folle dont je suis affolé,
+Je te hais autant que je t'aime!
+
+Quelquefois dans un beau jardin,
+Où je traînais mon atonie,
+J'ai senti comme une ironie
+Le soleil déchirer mon sein;
+
+Et le printemps et la verdure
+Ont tant humilié mon coeur
+Que j'ai puni sur une fleur
+L'insolence de la nature.
+
+Ainsi, je voudrais, une nuit,
+Quand l'heure des voluptés sonne,
+Vers les trésors de ta personne
+Comme un lâche ramper sans bruit,
+
+Pour châtier ta chair joyeuse,
+Pour meurtrir ton sein pardonné,
+Et faire à ton flanc étonné
+Une blessure large et creuse,
+
+Et, vertigineuse douceur!
+A travers ces lèvres nouvelles,
+Plus éclatantes et plus belles,
+T'infuser mon venin, ma soeur!
+
+
+
+
+LESBOS
+
+
+Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
+Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux,
+Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,
+Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,
+--Mère des jeux latins et des voluptés grecques,
+
+Lesbos, où les baisers sont comme les cascades
+Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds
+Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,
+--Orageux et secrets, fourmillants et profonds;
+Lesbos, où les baisers sont comme les cascades!
+
+Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,
+Où jamais un soupir ne resta sans écho,
+A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent,
+Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho!
+--Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent.
+
+Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
+Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté,
+Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,
+Caressent les fruits mûrs de leur nubilité,
+Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,
+
+Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère;
+Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,
+Reine du doux empire, aimable et noble terre,
+Et des raffinements toujours inépuisés.
+Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère.
+
+Tu tires ton pardon de l'éternel martyre
+Infligé sans relâche aux coeurs ambitieux
+Qu'attiré loin de nous le radieux sourire
+Entrevue vaguement au bord des autres cieux;
+Tu tires ton pardon de l'éternel martyre!
+
+Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge,
+Et condamner ton front pâli dans les travaux,
+Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge
+De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux?
+Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?
+
+Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
+Vierges au coeur sublime, honneur de l'archipel,
+Votre religion comme une autre est auguste,
+Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!
+--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?
+
+Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre
+Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,
+Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère
+Des rires effrénés mêlés au sombre pleur;,
+Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,
+
+Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,
+Comme une sentinelle, à l'oeil perçant et sûr,
+Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,
+Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,
+--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate
+
+Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,
+Et parmi les sanglots dont le roc retentit
+Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne
+Le cadavre adoré de Sapho qui partit
+Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!
+
+De la mâle Sapho, l'amante et le poète,
+Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs!
+--L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachette
+Le cercle ténébreux tracé par les douleurs
+De la mâle Sapho, l'amante et le poète!
+
+--Plus belle que Vénus se dressant sur le monde
+Et versant les trésors de sa sérénité
+Et le rayonnement de sa jeunesse blonde
+Sur le vieil Océan de sa fille enchanté;
+Plus belle que Vénus se dressant sur le monde!
+
+--De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,
+Quand, insultant le rite et le culte inventé,
+Elle fit son beau corps la pâture suprême
+D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété
+De Sapho qui mourut le jour de son blasphème.
+
+Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,
+Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers,
+S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente
+Que poussent vers les deux ses rivages déserts.
+Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!
+
+
+
+
+FEMMES DAMNEES
+
+
+A la pâle clarté des lampes languissantes,
+Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur,
+Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
+Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.
+
+Elle cherchait d'un oeil troublé par la tempête
+De sa naïveté le ciel déjà lointain,
+Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête
+Vers les horizons bleus dépassés le matin.
+
+De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
+L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,
+Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
+Tout servait, tout parait sa fragile beauté.
+
+Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie,
+Delphine la couvait avec des yeux ardents,
+Comme un animal fort qui surveille une proie,
+Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.
+
+Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,
+Superbe, elle humait voluptueusement
+Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle
+Comme pour recueillir un doux remercîment.
+
+Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime
+Le cantique muet que chante le plaisir
+Et cette gratitude infinie et sublime
+Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir:
+
+--« Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses?
+Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir
+L'holocauste sacré de tes premières roses
+Aux souffles violents qui pourraient les flétrir?
+
+Mes baisers sont légers comme ces éphémères
+Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
+Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
+Comme des chariots ou des socs déchirants;
+
+Ils passeront sur toi comme un lourd attelage
+De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié...
+Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage,
+Toi, mon âme et mon coeur, mon tout et ma moitié,
+
+Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles!
+Pour un de ces regards charmants, baume divin,
+Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,
+Et je t'endormirai dans un rêve sans fin! »
+
+Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête:
+--« Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,
+Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,
+Comme après un nocturne et terrible repas.
+
+Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes
+Et de noirs bataillons de fantômes épars,
+Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
+Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.
+
+Avons-nous donc commis une action étrange?
+Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi:
+Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange!
+Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.
+
+Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée,
+Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection,
+Quand même tu serais une embûche dressée,
+Et le commencement de ma perdition! »
+
+Delphine secouant sa crinière tragique,
+Et comme trépignant sur le trépied de fer,
+L'oeil fatal, répondit d'une voix despotique:
+--« Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?
+
+Maudit soit à jamais le rêveur inutile,
+Qui voulut le premier dans sa stupidité,
+S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,
+Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté!
+
+Celui qui veut unir dans un accord mystique
+L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
+Ne chauffera jamais son corps paralytique
+A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour!
+
+Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide;
+Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers;
+Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,
+Tu me rapporteras tes seins stigmatisés;
+
+On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître! »
+Mais l'enfant, épanchant une immense douleur,
+Cria soudain: « Je sens s'élargir dans mon être
+Un abîme béant; cet abîme est mon coeur,
+
+Brûlant comme un volcan, profond comme le vide;
+Rien ne ressasiera ce monstre gémissant
+Et ne refraîchira la choif de l'Euménide,
+Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.
+
+Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,
+Et que la lassitude amène le repos!
+Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,
+Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux. »
+
+Descendez, descendez, lamentables victimes,
+Descendez le chemin de l'enfer éternel;
+Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes,
+Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,
+
+Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage;
+Ombres folles, courez au but de vos désirs;
+Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
+Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.
+
+Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes;
+Par les fentes des murs des miasmes fiévreux
+Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes
+Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.
+
+L'âpre stérilité de votre jouissance
+Altère votre soif et roidit votre peau,
+Et le vent furibond de la concupiscence
+Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.
+
+Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
+A travers les déserts courez comme les loups;
+Faites votre destin, âmes désordonnées,
+Et fuyez l'infini que vous portez en vous!
+
+
+
+
+LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE
+
+
+La femme cependant de sa bouche de fraise,
+En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,
+Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
+Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc:
+--« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science
+De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.
+Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants
+Et fais rire les vieux du rire des enfants.
+Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
+La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!
+Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
+Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés,
+Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,
+Timide et libertine, et fragile et robuste,
+Que sur ces matelas qui se pâme d'émoi
+Les Anges impuissants se damneraient pour moi! »
+
+Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
+Et que languissamment je me tournai vers elle
+Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus
+Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!
+Je fermai les deux yeux dans ma froide épouvante,
+Et, quand je les rouvris à la clarté vivante,
+A mes côtés, au lieu du mannequin puissant
+Qui semblait avoir fait provision de sang,
+Tremblaient confusément des débris de squelette,
+Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette
+Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,
+Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.
+
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+
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+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire
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+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL ***
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+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
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+announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter.
+
+http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or
+ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03
+
+Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90
+
+Just search by the first five letters of the filename you want,
+as it appears in our Newsletters.
+
+
+Information about Project Gutenberg (one page)
+
+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
+
+We need your donations more than ever!
+
+As of February, 2002, contributions are being solicited from people
+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
+
+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
+
+As the requirements for other states are met, additions to this list
+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
+
+In answer to various questions we have received on this:
+
+We are constantly working on finishing the paperwork to legally
+request donations in all 50 states. If your state is not listed and
+you would like to know if we have added it since the list you have,
+just ask.
+
+While we cannot solicit donations from people in states where we are
+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
+donations from donors in these states who approach us with an offer to
+donate.
+
+International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
+how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
+deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
+ways.
+
+Donations by check or money order may be sent to:
+
+Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+PMB 113
+1739 University Ave.
+Oxford, MS 38655-4109
+
+Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
+method other than by check or money order.
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
+the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
+[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are
+tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
+requirements for other states are met, additions to this list will be
+made and fund-raising will begin in the additional states.
+
+We need your donations more than ever!
+
+You can get up to date donation information online at:
+
+http://www.gutenberg.net/donation.html
+
+
+***
+
+If you can't reach Project Gutenberg,
+you can always email directly to:
+
+Michael S. Hart <hart@pobox.com>
+
+Prof. Hart will answer or forward your message.
+
+We would prefer to send you information by email.
+
+
+**The Legal Small Print**
+
+
+(Three Pages)
+
+***START**THE SMALL PRINT!**FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS**START***
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+hart@pobox.com
+
+[Portions of this eBook's header and trailer may be reprinted only
+when distributed free of all fees. Copyright (C) 2001, 2002 by
+Michael S. Hart. Project Gutenberg is a TradeMark and may not be
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+they hardware or software or any other related product without
+express permission.]
+
+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
+
diff --git a/old/8flrm10.zip b/old/8flrm10.zip
new file mode 100644
index 0000000..c7dee8e
--- /dev/null
+++ b/old/8flrm10.zip
Binary files differ
diff --git a/old/8flrm10h.htm b/old/8flrm10h.htm
new file mode 100644
index 0000000..cc9c5d1
--- /dev/null
+++ b/old/8flrm10h.htm
@@ -0,0 +1,6299 @@
+<!DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=ISO-8859-1">
+<title>The Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, par Charles Baudelaire</title>
+</head>
+<body>
+<pre>
+The Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
+
+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Les Fleurs du Mal
+
+Author: Charles Baudelaire
+
+Release Date: July, 2004 [EBook #6099]
+[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
+[This file was first posted on November 5, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL ***
+
+
+
+
+Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland,
+Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team.
+
+
+
+
+
+</pre>
+<h1>
+LES FLEURS DU MAL</h1>
+
+<h2>
+par</h2>
+
+<h2>
+CHARLES BAUDELAIRE</h2>
+
+<p>
+<i>Pr&eacute;face par Henry FRICHET</i></p>
+
+
+
+<p>[Illustration]</p>
+
+<h2>
+PR&Eacute;FACE</h2>
+
+
+<p>
+Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien &eacute;l&egrave;ve
+de l'&eacute;cole des Chartes, qui s'&eacute;tait fait &eacute;diteur par go&ucirc;t pour les
+raffinements typographiques et pour la litt&eacute;rature qu'il jugeait en
+&eacute;rudit et en artiste beaucoup plus qu'en commer&ccedil;ant; aussi bien ne fit-
+il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis
+longtemps tr&egrave;s recherch&eacute;s des bibliophiles.</p>
+
+<p>
+Les po&eacute;sies de Baudelaire diss&eacute;min&eacute;es un peu partout dans les petits
+journaux d'avant-garde comme le <i>Corsaire</i> et jusque dans la grave
+<i>Revue des Deux-Mondes,</i> n'avaient point encore, en 1857, &eacute;t&eacute;
+r&eacute;unies en volume. Poulet-Malassis, que le g&eacute;nie original de Baudelaire
+enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de <i>Fleurs du
+Mal,</i> titre neuf, audacieux, longtemps cherch&eacute; et trouv&eacute; enfin non
+point par Baudelaire ni par l'&eacute;diteur, mais par Hippolyte Babou.</p>
+
+<p>
+Les <i>Fleurs du Mal</i> se pr&eacute;sentaient comme un bouquet po&eacute;tique
+compos&eacute; de fleurs rares et v&eacute;n&eacute;neuses d'un parfum encore ignor&eacute;. Ce fut
+un succ&egrave;s--succ&egrave;s d'ailleurs pr&eacute;par&eacute; par la <i>Revue des Deux-
+Mondes</i> qui, en accueillant un an auparavant quelques po&eacute;sies de
+Baudelaire, avait mis sa responsabilit&eacute; &agrave; couvert par une note
+singuli&egrave;rement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait
+fort &agrave; une r&eacute;clame d&eacute;guis&eacute;e:</p>
+
+<p>
+&laquo; Ce qui nous para&icirc;t ici m&eacute;riter l'int&eacute;r&ecirc;t, disait-elle, c'est
+l'expression vive, curieuse, m&ecirc;me dans sa violence, de quelques
+d&eacute;faillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni
+les discuter, on doit tenir &agrave; conna&icirc;tre comme un des signes de notre
+temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas o&ugrave; la publicit&eacute;
+n'est pas seulement un encouragement, o&ugrave; elle peut avoir l'influence
+d'un conseil utile et appeler le vrai talent &agrave; se d&eacute;gager, &agrave; se
+fortifier, en &eacute;largissant ses voies, en &eacute;tendant son horizon. &raquo;</p>
+
+<p>
+C'&eacute;tait se m&eacute;prendre &eacute;trangement que de compter sur la publicit&eacute; pour
+amener Baudelaire &agrave; r&eacute;sipiscence; le parquet imp&eacute;rial ne prit pas tant
+de m&eacute;nagements. Le livre &agrave; peine paru, fut d&eacute;f&eacute;r&eacute; aux tribunaux. Tandis
+que Baudelaire se h&acirc;tait de recueillir en brochure les articles
+justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau,
+etc..., il sollicitait l'amiti&eacute; de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout
+r&eacute;cemment poursuivi pour avoir &eacute;crit <i>Madame Bovary</i>), des moyens
+de d&eacute;fense dont les minutes ont &eacute;t&eacute; conserv&eacute;es et dont il transmettait
+la teneur &agrave; son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le r&eacute;quisitoire de M.
+Pinard (alors avocat g&eacute;n&eacute;ral et plus tard ministre de l'Int&eacute;rieur), le
+d&eacute;lit d'offense &agrave; la morale religieuse fut &eacute;cart&eacute;, mais en raison de la
+pr&eacute;vention d'outrage &agrave; la morale publiques et aux bonnes moeurs, la
+Cour pronon&ccedil;a la suppression de six pi&egrave;ces: <i>Lesbos, Femmes damn&eacute;es,
+le Leth&eacute;, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les M&eacute;tamorphoses du
+Vampire,</i> et la condamnation &agrave; une amende de l'auteur et de
+l'&eacute;diteur (21 ao&ucirc;t 1857).</p>
+
+<p>
+Le dommage mat&eacute;riel ne fut pas consid&eacute;rable pour Malassis; l'&eacute;dition
+&eacute;tait presque &eacute;puis&eacute;e lors de la saisie.</p>
+
+<p>
+Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouv&eacute; dans ses
+papiers le brouillon de divers projets de pr&eacute;faces qu'il abandonna lors
+de la r&eacute;impression &agrave; la fois diminu&eacute;e et augment&eacute;e des <i>Fleurs du
+Mal</i> en 1861. Cette mutilation de sa pens&eacute;e par autorit&eacute; de justice
+avait eu pour r&eacute;sultat de rendre les directeurs de journaux et de
+revues tr&egrave;s m&eacute;fiants &agrave; son &eacute;gard, lorsqu'il leur pr&eacute;sentait quelques
+pages de prose ou des po&eacute;sies nouvelles; sa situation p&eacute;cuniaire s'en
+ressentit. Il travaillait lentement, &agrave; ses heures, toujours pr&eacute;occup&eacute;
+d'atteindre l'id&eacute;ale perfection et ne traitant d'ailleurs que des
+sujets auxquels le grand public &eacute;tait alors (encore plus
+qu'aujourd'hui) compl&egrave;tement &eacute;tranger.</p>
+
+<p>
+Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils
+acad&eacute;miques laiss&eacute;s vacants par la mort de Scribe et du P&egrave;re
+Lacordaire, il &eacute;tait, dans sa pens&eacute;e, de protester ainsi contre la
+condamnation des <i>Fleurs du Mal.</i> L'insucc&egrave;s de Baudelaire &agrave;
+l'Acad&eacute;mie n'&eacute;tait pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de
+Vigny et Sainte-Beuve, lui conseill&egrave;rent de se d&eacute;sister, ce qu'il fit
+d'ailleurs en des termes dont on appr&eacute;cia la modestie et la convenance.</p>
+
+<p>
+On a beaucoup parl&eacute; de la vie douloureuse de Baudelaire: manque
+d'argent, sant&eacute; pr&eacute;caire, absence de tendresse f&eacute;minine, car sa
+ma&icirc;tresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son &laquo;
+vase de tristesse &raquo;, n'&eacute;tait qu'une sotte dont le c&oelig;ur et la pens&eacute;e
+&eacute;taient loin de lui. Son seul esprit, son m&eacute;chant esprit &eacute;tait de
+tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle &eacute;tait
+charmante, nous dit Th&eacute;odore de Banville, &laquo; elle portait bien sa brune
+t&ecirc;te ing&eacute;nue et superbe, couronn&eacute;e d'une chevelure violemment crespel&eacute;e
+et dont la d&eacute;marche de reine pleine d'une gr&acirc;ce farouche, avait &agrave; la
+fois quelque chose de divin et de bestial &raquo;. Et Banville ajoute: &laquo;
+Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
+fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
+disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est l&agrave;
+peut-&ecirc;tre le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
+d&eacute;tonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
+beaut&eacute;; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
+s'&eacute;tonne d'&ecirc;tre ador&eacute;e au m&ecirc;me titre qu'une belle chatte. &raquo;</p>
+
+<p>
+Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beaut&eacute;,
+car depuis longtemps, peut-&ecirc;tre depuis toujours, il avait senti qu'il
+&eacute;tait seul aupr&egrave;s d'elle, que les hommes sont irr&eacute;vocablement seuls.
+Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
+m&ecirc;mes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
+sa sensibilit&eacute; &eacute;tait d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
+apparente. Rien ne la r&eacute;v&eacute;lait. Il avait l'air froid, quelque peu
+distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
+&eacute;paisse chevelure sombre, son &eacute;l&eacute;gance, son intelligence,
+l'enchantement de sa voix chaude et bien timbr&eacute;e, plus encore que son
+&eacute;loquence naturelle qui lui faisait d&eacute;velopper des paradoxes avec une
+magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magn&eacute;tisme personnel
+qui se d&eacute;gageait de toutes les impressions refoul&eacute;es au-dedans de lui,
+le rendaient extr&ecirc;mement s&eacute;duisant. H&eacute;las! toutes ces belles qualit&eacute;s
+ne le servirent point--du moins financi&egrave;rement--il ignorait l'art de
+monnayer son g&eacute;nie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
+il se trouva desservi par sa fiert&eacute;, sa d&eacute;licatesse, par le meilleur de
+lui-m&ecirc;me.</p>
+
+<p>
+Baudelaire habitait dans l'&icirc;le Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
+vieil et triste h&ocirc;tel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
+nostalgiques. Il avait choisi l&agrave; un appartement compos&eacute; de plusieurs
+pi&egrave;ces tr&egrave;s hautes de plafond et dont les fen&ecirc;tres s'ouvraient sur le
+fleuve qui roule ses eaux glauques et indiff&eacute;rentes au milieu de la vie
+morbide et fi&eacute;vreuse. Les pi&egrave;ces &eacute;taient tapiss&eacute;es d'un papier aux
+larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
+s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles &eacute;taient
+antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
+invitaient &agrave; la r&ecirc;verie. Aux murs des lithographies et des tableaux
+sign&eacute;s de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
+alors, mais que se disputeraient aujourd'hui &agrave; coups de millions les
+princes de la finance am&eacute;ricaine.</p>
+
+<p>
+Au temps de Baudelaire, c'est-&agrave;-dire vers le milieu du dix-neuvi&egrave;me
+si&egrave;cle, l'&icirc;le Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
+r&eacute;gnait &agrave; travers ses rues et ses quais &agrave; certaines villes de province
+o&ugrave; l'on va nu-t&ecirc;te chez le voisin, o&ugrave; l'on s'attarde &agrave; bavarder au
+seuil des maisons et &agrave; y prendre le frais par les beaux soirs d'&eacute;t&eacute; &agrave;
+l'heure o&ugrave; la nuit tombe. Artistes et &eacute;crivains allaient se dire
+bonjour sans quitter leur costume d'int&eacute;rieur et fl&acirc;naient en n&eacute;glig&eacute;
+sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement d&eacute;serts que
+c'&eacute;tait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Un jour, Baudelaire, coiff&eacute; uniquement de sa noire chevelure, prenait
+un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de d&eacute;licieuses
+pommes de terre frites qu'il prenait une &agrave; une dans un cornet de
+papier, lorsque vinrent &agrave; passer en cal&egrave;che d&eacute;couverte de tr&egrave;s grandes
+dames amies de sa m&egrave;re, l'ambassadrice, et qui s'amus&egrave;rent beaucoup &agrave;
+voir ainsi le po&egrave;te picorer une nourriture aussi d&eacute;mocratique. L'une
+d'elles, une duchesse, fit arr&ecirc;ter la voiture et appela Baudelaire.</p>
+
+<p>
+--&laquo; C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez l&agrave;?</p>
+
+<p>
+--Go&ucirc;tez, madame, dit le po&egrave;te en faisant les honneurs de son cornet de
+pommes de terre frites avec une gr&acirc;ce supr&ecirc;me. &raquo;</p>
+
+<p>
+Et il les amusa si bien par ce r&eacute;gal inattendu et par sa conversation
+qu'elles seraient rest&eacute;es l&agrave; jusqu'&agrave; la fin du monde.</p>
+
+<p>
+Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
+salon d'une vieille parente &agrave; elle, lui demanda si elle n'aurait pas
+l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.</p>
+
+<p>
+--&laquo; Non, madame, r&eacute;pondit finement le po&egrave;te, car elles sont, en effet,
+tr&egrave;s bonnes, mais seulement la premi&egrave;re fois qu'on en mange. &raquo;</p>
+
+<p>
+Cette petite anecdote racont&eacute;e par les historiens du po&egrave;te est devenue
+classique; mais nous n'avons pu r&eacute;sister au plaisir de la r&eacute;p&eacute;ter ici.</p>
+
+<p>
+Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laiss&eacute;e par son p&egrave;re
+avait &eacute;t&eacute; d&eacute;vor&eacute;e rapidement, fut toujours plein de d&eacute;licatesse et dou&eacute;
+de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
+Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
+&eacute;tat maladif, rendirent lamentables les derni&egrave;res ann&eacute;es du po&egrave;te.
+Frapp&eacute; de paralysie g&eacute;n&eacute;rale, ayant perdu la m&eacute;moire des mots, apr&egrave;s
+une longue agonie, il s'&eacute;teignit &agrave; quarante-six ans. Sa m&egrave;re et son ami
+Charles Asselineau &eacute;taient &agrave; son chevet. Ses &oelig;uvres lui ont surv&eacute;cu,
+mais la place d'honneur qu'il m&eacute;ritait par son g&eacute;nie parmi les
+romantiques ne lui fut vraiment accord&eacute;e qu'&agrave; l'aube de ce si&egrave;cle. On
+l'avait tenu jusqu'alors pour un tr&egrave;s habile ciseleur de phrases, le
+Benvenuto Cellini des vers, mais c'&eacute;tait presque un incompris, un
+n&eacute;vros&eacute;.</p>
+
+<p>
+Il commen&ccedil;a, dit-on, par &eacute;tonner les sots, mais il devait &eacute;tonner bien
+davantage les gens d'esprit en laissant &agrave; la post&eacute;rit&eacute; ce livre
+immortel: <i>les Fleurs du Mal.</i></p>
+
+
+<p>
+Henry FRICHET.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+AU LECTEUR</h2>
+
+
+<p>
+La sottise, l'erreur, le p&eacute;ch&eacute;, la l&eacute;sine,<br>
+Occupent nos esprits et travaillent nos corps,<br>
+Et nous alimentons nos aimables remords,<br>
+Comme les mendiants nourrissent leur vermine.</p>
+
+<p>
+Nos p&eacute;ch&eacute;s sont t&ecirc;tus, nos repentirs sont l&acirc;ches,<br>
+Nous nous faisons payer grassement nos aveux,<br>
+Et nous rentrons ga&icirc;ment dans le chemin bourbeux,<br>
+Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.</p>
+
+<p>
+Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trism&eacute;giste<br>
+Qui berce longuement notre esprit enchant&eacute;,<br>
+Et le riche m&eacute;tal de notre volont&eacute;<br>
+Est tout vaporis&eacute; par ce savant chimiste.</p>
+
+<p>
+C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!<br>
+Aux objets r&eacute;pugnants nous trouvons des appas;<br>
+Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,<br>
+Sans horreur, &agrave; travers des t&eacute;n&egrave;bres qui puent.</p>
+
+<p>
+Ainsi qu'un d&eacute;bauch&eacute; pauvre qui baise et mange<br>
+Le sein martyris&eacute; d'une antique catin,<br>
+Nous volons au passage un plaisir clandestin<br>
+Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.</p>
+
+<p>
+Serr&eacute;, fourmillant, comme un million d'helminthes,<br>
+Dans nos cerveaux ribote un peuple de D&eacute;mons,<br>
+Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons<br>
+Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.</p>
+
+<p>
+Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,<br>
+N'ont pas encore brod&eacute; de leurs plaisants desseins<br>
+Le canevas banal de nos piteux destins,<br>
+C'est que notre &acirc;me, h&eacute;las! n'est pas assez hardie.</p>
+
+<p>
+Mais parmi les chacals, les panth&egrave;res, les lices,<br>
+Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,<br>
+Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants<br>
+Dans la m&eacute;nagerie inf&acirc;me de nos vices,</p>
+
+<p>
+Il en est un plus laid, plus m&eacute;chant, plus immonde!<br>
+Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,<br>
+Il ferait volontiers de la terre un d&eacute;bris<br>
+Et dans un b&acirc;illement avalerait le monde;</p>
+
+<p>
+C'est l'Ennui!--L'&oelig;il charg&eacute; d'un pleur involontaire,<br>
+Il r&ecirc;ve d'&eacute;chafauds en fumant son houka.<br>
+Tu le connais, lecteur, ce monstre d&eacute;licat,<br>
+--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon fr&egrave;re!</p>
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SPLEEN ET ID&Eacute;AL</h2>
+<p>
+BENEDICTION</p>
+
+
+<p>
+Lorsque, par un d&eacute;cret des puissances supr&ecirc;mes,<br>
+Le Po&egrave;te appara&icirc;t en ce monde ennuy&eacute;,<br>
+Sa m&egrave;re &eacute;pouvant&eacute;e et pleine de blasph&egrave;mes<br>
+Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en piti&eacute;:</p>
+
+<p>
+&laquo; Ah! que n'ai-je mis bas tout un n&oelig;ud de vip&egrave;res,<br>
+Plut&ocirc;t que de nourrir cette d&eacute;rision!<br>
+Maudite soit la nuit aux plaisirs &eacute;ph&eacute;m&egrave;res<br>
+O&ugrave; mon ventre a con&ccedil;u mon expiation!</p>
+
+<p>
+&laquo; Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes<br>
+Pour &ecirc;tre le d&eacute;go&ucirc;t de mon triste mari,<br>
+Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,<br>
+Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,</p>
+
+<p>
+&laquo; Je ferai rejaillir la haine qui m'accable<br>
+Sur l'instrument maudit de tes m&eacute;chancet&eacute;s,<br>
+Et je tordrai si bien cet arbre mis&eacute;rable,<br>
+Qu'il ne pourra poussa ses boutons empest&eacute;s! &raquo;</p>
+
+<p>
+Elle ravale ainsi l'&eacute;cume de sa haine,<br>
+Et, ne comprenant pas les desseins &eacute;ternels,<br>
+Elle-m&ecirc;me pr&eacute;pare au fond de la G&eacute;henne<br>
+Les b&ucirc;chers consacr&eacute;s aux crimes maternels.</p>
+
+<p>
+Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,<br>
+L'Enfant d&eacute;sh&eacute;rit&eacute; s'enivre de soleil,<br>
+Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange<br>
+Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.</p>
+
+<p>
+Il joue avec le vent, cause avec le nuage<br>
+Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;<br>
+Et l'Esprit qui le suit dans son p&egrave;lerinage<br>
+Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.</p>
+
+<p>
+Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,<br>
+Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillit&eacute;,<br>
+Cherchent &agrave; qui saura lui tirer une plainte,<br>
+Et font sur lui l'essai de leur f&eacute;rocit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Dans le pain et le vin destin&eacute;s &agrave; sa bouche<br>
+Ils m&ecirc;lent de la cendre avec d'impurs crachats;<br>
+Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,<br>
+Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.</p>
+
+<p>
+Sa femme va criant sur les places publiques:<br>
+&laquo; Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,<br>
+Je ferai le m&eacute;tier des idoles antiques,<br>
+Et comme elles je veux me faire redorer;</p>
+
+<p>
+&laquo; Et je me so&ucirc;lerai de nard, d'encens, de myrrhe,<br>
+De g&eacute;nuflexions, de viandes et de vins,<br>
+Pour savoir si je puis dans un c&oelig;ur qui m'admire<br>
+Usurper en riant les hommages divins!</p>
+
+<p>
+&laquo; Et, quand je m'ennu&icirc;rai de ces farces impies,<br>
+Je poserai sur lui ma fr&ecirc;le et forte main;<br>
+Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,<br>
+Sauront jusqu'&agrave; son c&oelig;ur se frayer un chemin.</p>
+
+<p>
+&laquo; Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,<br>
+J'arracherai ce c&oelig;ur tout rouge de son sein,<br>
+Et, pour rassasier ma b&ecirc;te favorite,<br>
+Je le lui jetterai par terre avec d&eacute;dain! &raquo;</p>
+
+<p>
+Vers le Ciel, o&ugrave; son &oelig;il voit un tr&ocirc;ne splendide,<br>
+Le Po&egrave;te serein l&egrave;ve ses bras pieux,<br>
+Et les vastes &eacute;clairs de son esprit lucide<br>
+Lui d&eacute;robent l'aspect des peuples furieux:</p>
+
+<p>
+&laquo; Soyez b&eacute;ni, mon Dieu, qui donnez la souffrance<br>
+Comme un divin rem&egrave;de &agrave; nos impuret&eacute;s,<br>
+Et comme la meilleure et la plus pure essence<br>
+Qui pr&eacute;pare les forts aux saintes volupt&eacute;s!</p>
+
+<p>
+&laquo; Je sais que vous gardez une place au Po&egrave;te<br>
+Dans les rangs bienheureux des saintes L&eacute;gions,<br>
+Et que vous l'invitez &agrave; l'&eacute;ternelle f&ecirc;te<br>
+Des Tr&ocirc;nes, des Vertus, des Dominations.</p>
+
+<p>
+&laquo; Je sais que la douleur est la noblesse unique<br>
+O&ugrave; ne mordront jamais la terre et les enfers,<br>
+Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique<br>
+Imposer tous les temps et tous les univers.</p>
+
+<p>
+&laquo; Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,<br>
+Les m&eacute;taux inconnus, les perles de la mer,<br>
+Par votre main mont&eacute;s, ne pourraient pas suffire<br>
+A ce beau diad&egrave;me &eacute;blouissant et clair;</p>
+
+<p>
+&laquo; Car il ne sera fait que de pure lumi&egrave;re,<br>
+Puis&eacute;e au foyer saint des rayons primitifs,<br>
+Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur enti&egrave;re,<br>
+Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'ALBATROS</h2>
+
+
+<p>
+Souvent, pour s'amuser, les hommes d'&eacute;quipage<br>
+Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,<br>
+Qui suivent, indolents compagnons de voyage,<br>
+Le navire glissant sur les gouffres amers.</p>
+
+<p>
+A peine les ont-ils d&eacute;pos&eacute;s sur les planches,<br>
+Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,<br>
+Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches<br>
+Comme des avirons tra&icirc;ner &agrave; c&ocirc;t&eacute; d'eux.</p>
+
+<p>
+Ce voyageur ail&eacute;, comme il est gauche et veule!<br>
+Lui, nagu&egrave;re si beau, qu'il est comique et laid!<br>
+L'un agace son bec avec un br&ucirc;le-gueule,<br>
+L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!</p>
+
+<p>
+Le Po&egrave;te est semblable au prince des nu&eacute;es<br>
+Qui hante la temp&ecirc;te et se rit de l'archer;<br>
+Exil&eacute; sur le sol au milieu des hu&eacute;es,<br>
+Ses ailes de g&eacute;ant l'emp&ecirc;chent de marcher.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+ELEVATION</h2>
+
+
+<p>
+Au-dessus des &eacute;tangs, au-dessus des vall&eacute;es,<br>
+Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,<br>
+Par del&agrave; le soleil, par del&agrave; les &eacute;thers,<br>
+Par del&agrave; les confins des sph&egrave;res &eacute;toil&eacute;es,</p>
+
+<p>
+Mon esprit, tu te meus avec agilit&eacute;,<br>
+Et, comme un bon nageur qui se p&acirc;me dans l'onde,<br>
+Tu sillonnes ga&icirc;ment l'immensit&eacute; profonde<br>
+Avec une indicible et m&acirc;le volupt&eacute;.</p>
+
+<p>
+Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,<br>
+Va te purifier dans l'air sup&eacute;rieur,<br>
+Et bois, comme une pure et divine liqueur,<br>
+Le feu clair qui remplit les espaces limpides.</p>
+
+<p>
+Derri&egrave;re les ennuis et les vastes chagrins<br>
+Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,<br>
+Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse<br>
+S'&eacute;lancer vers les champs lumineux et sereins!</p>
+
+<p>
+Celui dont les pensers, comme des alouettes,<br>
+Vers les cieux le matin prennent un libre essor,<br>
+--Qui plane sur la vie et comprend sans effort<br>
+Le langage des fleurs et des choses muettes!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES PHARES</h2>
+
+
+<p>
+Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,<br>
+Oreiller de chair fra&icirc;che o&ugrave; l'on ne peut aimer,<br>
+Mais o&ugrave; la vie afflue et s'agite sans cesse,<br>
+Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;</p>
+
+<p>
+L&eacute;onard de Vinci, miroir profond et sombre,<br>
+O&ugrave; des anges charmants, avec un doux souris<br>
+Tout charg&eacute; de myst&egrave;re, apparaissent &agrave; l'ombre<br>
+Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;</p>
+
+<p>
+Rembrandt, triste h&ocirc;pital tout rempli de murmures,<br>
+Et d'un grand crucifix d&eacute;cor&eacute; seulement,<br>
+O&ugrave; la pri&egrave;re en pleurs s'exhale des ordures,<br>
+Et d'un rayon d'hiver travers&eacute; brusquement;</p>
+
+<p>
+Michel-Ange, lieu vague o&ugrave; l'on voit des Hercules<br>
+Se m&ecirc;ler &agrave; des Christ, et se lever tout droits<br>
+Des fant&ocirc;mes puissants, qui dans les cr&eacute;puscules<br>
+D&eacute;chirent leur suaire en &eacute;tirant leurs doigts;</p>
+
+<p>
+Col&egrave;res de boxeur, impudences de faune,<br>
+Toi qui sus ramasser la beaut&eacute; des goujats,<br>
+Grand c&oelig;ur gonfl&eacute; d'orgueil, homme d&eacute;bile et jaune,<br>
+Puget, m&eacute;lancolique empereur des for&ccedil;ats;</p>
+
+<p>
+Watteau, ce carnaval o&ugrave; bien des c&oelig;urs illustres,<br>
+Comme des papillons, errent en flamboyant,<br>
+D&eacute;cors frais et l&eacute;gers &eacute;clair&eacute;s par des lustres<br>
+Qui versent la folie &agrave; ce bal tournoyant;</p>
+
+<p>
+Goya, cauchemar plein de choses inconnues,<br>
+De f&oelig;tus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,<br>
+De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,<br>
+Pour tenter les D&eacute;mons ajustant bien leurs bas;</p>
+
+<p>
+Delacroix, lac de sang hant&eacute; des mauvais anges,<br>
+Ombrag&eacute; par un bois de sapin toujours vert,<br>
+O&ugrave;, sous un ciel chagrin, des fanfares &eacute;tranges<br>
+Passent, comme un soupir &eacute;touff&eacute; de Weber;</p>
+
+<p>
+Ces mal&eacute;dictions, ces blasph&egrave;mes, ces plaintes,<br>
+Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces <i>Te Deum,</i><br>
+Sont un &eacute;cho redit par mille labyrinthes;<br>
+C'est pour les c&oelig;urs mortels un divin opium.</p>
+
+<p>
+C'est un cri r&eacute;p&eacute;t&eacute; par mille sentinelles,<br>
+Un ordre renvoy&eacute; par mille porte-voix;<br>
+C'est un phare allum&eacute; sur mille citadelles,<br>
+Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!</p>
+
+<p>
+Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur t&eacute;moignage<br>
+Que nous puissions donner de notre dignit&eacute;<br>
+Que cet ardent sanglot qui roule d'&acirc;ge en &acirc;ge<br>
+Et vient mourir au bord de votre &eacute;ternit&eacute;!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MUSE VENALE</h2>
+
+
+<p>
+O Muse de mon c&oelig;ur, amante des palais,<br>
+Auras-tu, quand Janvier l&acirc;chera ses Bor&eacute;es,<br>
+Durant les noirs ennuis des neigeuses soir&eacute;es,<br>
+Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?</p>
+
+<p>
+Ranimeras-tu donc tes &eacute;paules marbr&eacute;es<br>
+Aux nocturnes rayons qui percent les volets?<br>
+Sentant ta bourse &agrave; sec autant que ton palais,<br>
+R&eacute;colteras-tu l'or des vo&ucirc;tes azur&eacute;es?</p>
+
+<p>
+Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,<br>
+Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,<br>
+Chantes des <i>Te Deum</i> auxquels tu ne crois gu&egrave;re,</p>
+
+<p>
+Ou, saltimbanque &agrave; jeun, &eacute;taler les appas<br>
+Et ton rire tremp&eacute; de pleurs qu'on ne voit pas,<br>
+Pour faire &eacute;panouir la rate du vulgaire.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'ENNEMI</h2>
+
+
+<p>
+Ma jeunesse ne fut qu'un t&eacute;n&eacute;breux orage,<br>
+Travers&eacute; &ccedil;a et l&agrave; par de brillants soleils;<br>
+Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage<br>
+Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.</p>
+
+<p>
+Voil&agrave; que j'ai touch&eacute; l'automne des id&eacute;es,<br>
+Et qu'il faut employer la pelle et les r&acirc;teaux<br>
+Pour rassembler &agrave; neuf les terres inond&eacute;es,<br>
+O&ugrave; l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.</p>
+
+<p>
+Et qui sait si les fleurs nouvelles que je r&ecirc;ve<br>
+Trouveront dans ce sol lav&eacute; comme une gr&egrave;ve<br>
+Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?</p>
+
+<p>
+--O douleur! &ocirc; douleur! Le Temps mange la vie,<br>
+Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le c&oelig;ur<br>
+Du sang que nous perdons cro&icirc;t et se fortifie!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA VIE ANTERIEURE</h2>
+
+
+<p>
+J'ai longtemps habit&eacute; sous de vastes portiques<br>
+Que les soleils marins teignaient de mille feux,<br>
+Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,<br>
+Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.</p>
+
+<p>
+Les houles, en roulant les images des cieux,<br>
+M&ecirc;laient d'une fa&ccedil;on solennelle et mystique<br>
+Les tout-puissants accords de leur riche musique<br>
+Aux couleurs du couchant refl&eacute;t&eacute; par mes yeux.</p>
+
+<p>
+C'est l&agrave; que j'ai v&eacute;cu dans les volupt&eacute;s calmes,<br>
+Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs<br>
+Et des esclaves nus, tout impr&eacute;gn&eacute;s d'odeurs,</p>
+
+<p>
+Qui me rafra&icirc;chissaient le front avec des palmes,<br>
+Et dont l'unique soin &eacute;tait d'approfondir<br>
+Le secret douloureux qui me faisait languir.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+BOHEMIENS EN VOYAGE</h2>
+
+
+<p>
+La tribu proph&eacute;tique aux prunelles ardentes<br>
+Hier s'est mise en route, emportant ses petits<br>
+Sur son dos, ou livrant &agrave; leurs fiers app&eacute;tits<br>
+Le tr&eacute;sor toujours pr&ecirc;t des mamelles pendantes.</p>
+
+<p>
+Les hommes vont &agrave; pied sous leurs armes luisantes<br>
+Le long des chariots o&ugrave; les leurs sont blottis,<br>
+Promenant sur le ciel des yeux appesantis<br>
+Par le morne regret des chim&egrave;res absentes.</p>
+
+<p>
+Du fond de son r&eacute;duit sablonneux, le grillon,<br>
+Les regardant passer, redouble sa chanson;<br>
+Cyb&egrave;le, qui les aime, augmente ses verdures,</p>
+
+<p>
+Fait couler le rocher et fleurir le d&eacute;sert<br>
+Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert<br>
+L'empire familier des t&eacute;n&egrave;bres futures.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'HOMME ET LA MER</h2>
+
+
+<p>
+Homme libre, toujours tu ch&eacute;riras la mer!<br>
+La mer est ton miroir; tu contemples ton &acirc;me<br>
+Dans le d&eacute;roulement infini de sa lame,<br>
+Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.</p>
+
+<p>
+Tu te plais &agrave; plonger au sein de ton image;<br>
+Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton c&oelig;ur<br>
+Se distrait quelquefois de sa propre rumeur<br>
+Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.</p>
+
+<p>
+Vous &ecirc;tes tous les deux t&eacute;n&eacute;breux et discrets,<br>
+Homme, nul n'a sond&eacute; le fond de tes ab&icirc;mes;<br>
+O mer, nul ne conna&icirc;t tes richesses intimes,<br>
+Tant vous &ecirc;tes jaloux de garder vos secrets!</p>
+
+<p>
+Et cependant voil&agrave; des si&egrave;cles innombrables<br>
+Que vous vous combattez sans piti&eacute; ni remord,<br>
+Tellement vous aimez le carnage et la mort,<br>
+O lutteurs &eacute;ternels, &ocirc; fr&egrave;res implacables!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+DON JUAN AUX ENFERS</h2>
+
+
+<p>
+Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,<br>
+Et lorsqu'il eut donn&eacute; son obole &agrave; Charon,<br>
+Un sombre mendiant, l'&oelig;il fier comme Antisth&egrave;ne,<br>
+D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.</p>
+
+<p>
+Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,<br>
+Des femmes se tordaient sous le noir firmament,<br>
+Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,<br>
+Derri&egrave;re lui tra&icirc;naient un long mugissement.</p>
+
+<p>
+Sganarelle en riant lui r&eacute;clamait ses gages,<br>
+Tandis que don Luis avec un doigt tremblant<br>
+Montrait &agrave; tous les morts errant sur les rivages<br>
+Le fils audacieux qui railla son front blanc.</p>
+
+<p>
+Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,<br>
+Pr&egrave;s de l'&eacute;poux perfide et qui fui son amant<br>
+Semblait lui r&eacute;clamer un supr&ecirc;me sourire<br>
+O&ugrave; brill&acirc;t la douceur de son premier serment.</p>
+
+<p>
+Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre<br>
+Se tenait &agrave; la barre et coupait le flot noir;<br>
+Mais le calme h&eacute;ros, courb&eacute; sur sa rapi&egrave;re,<br>
+Regardait le sillage et ne daignait rien voir.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CHATIMENT DE L'ORGUEIL</h2>
+
+
+<p>
+En ces temps merveilleux o&ugrave; la Th&eacute;ologie<br>
+Fleurit avec le plus de s&egrave;ve et d'&eacute;nergie,<br>
+On raconte qu'un jour un docteur des plus grands<br>
+--Apr&egrave;s avoir forc&eacute; les c&oelig;urs indiff&eacute;rents,<br>
+Les avoir remu&eacute;s dans leurs profondeurs noires;<br>
+Apr&egrave;s avoir franchi vers les c&eacute;lestes gloires<br>
+Des chemins singuliers &agrave; lui-m&ecirc;me inconnus,<br>
+O&ugrave; les purs Esprits seuls peut-&ecirc;tre &eacute;taient venus,<br>
+--Comme un homme mont&eacute; trop haut, pris de panique,<br>
+S'&eacute;cria, transport&eacute; d'un orgueil satanique:<br>
+&laquo; J&eacute;sus, petit J&eacute;sus! je t'ai pouss&eacute; bien haut!<br>
+Mais, si j'avais voulu t'attaquer au d&eacute;faut<br>
+De l'armure, ta honte &eacute;galerait ta gloire,<br>
+Et tu ne serais plus qu'un f&oelig;tus d&eacute;risoire! &raquo;</p>
+
+<p>
+Imm&eacute;diatement sa raison s'en alla.<br>
+L'&eacute;clat de ce soleil d'un cr&ecirc;pe se voila;<br>
+Tout le chaos roula dans cette intelligence,<br>
+Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.<br>
+Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.<br>
+Le silence et la nuit s'install&egrave;rent en lui,<br>
+Comme dans un caveau dont la clef est perdue.<br>
+D&egrave;s lors il fut semblable aux b&ecirc;tes de la rue,<br>
+Et, quand il s'en allait sans rien voir, &agrave; travers<br>
+Les champs, sans distinguer les &eacute;t&eacute;s des hivers,<br>
+Sale, inutile et laid comme une chose us&eacute;e,<br>
+Il faisait des enfants la joie et la ris&eacute;e.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA BEAUTE</h2>
+
+
+<p>
+Je suis belle, &ocirc; mortels! comme un r&ecirc;ve de pierre,<br>
+Et mon sein, o&ugrave; chacun s'est meurtri tour &agrave; tour,<br>
+Est fait pour inspirer au po&egrave;te un amour<br>
+Eternel et muet ainsi que la mati&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Je tr&ocirc;ne dans l'azur comme un sphinx incompris;<br>
+J'unis un c&oelig;ur de neige &agrave; la blancheur des cygnes;<br>
+Je hais le mouvement qui d&eacute;place les lignes,<br>
+Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.</p>
+
+<p>
+Les po&egrave;tes, devant mes grandes attitudes.<br>
+Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,<br>
+Consumeront leurs jours en d'aust&egrave;res &eacute;tudes;</p>
+
+<p>
+Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,<br>
+De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:<br>
+Mes yeux, mes larges yeux aux clart&eacute;s &eacute;ternelles!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'IDEAL</h2>
+
+
+<p>
+Ce ne seront jamais ces beaut&eacute;s de vignettes,<br>
+Produits avari&eacute;s, n&eacute;s d'un si&egrave;cle vaurien,<br>
+Ces pieds &agrave; brodequins, ces doigts &agrave; castagnettes,<br>
+Qui sauront satisfaire un c&oelig;ur comme le mien.</p>
+
+<p>
+Je laisse, &agrave; Gavarni, po&egrave;te des chloroses,<br>
+Soa troupeau gazouillant de beaut&eacute;s d'h&ocirc;pital,<br>
+Car je ne puis trouver parmi ces p&acirc;les roses<br>
+Une fleur qui ressemble &agrave; mon rouge id&eacute;al.</p>
+
+<p>
+Ce qu'il faut &agrave; ce c&oelig;ur profond comme un ab&icirc;me,<br>
+C'est vous, Lady Macbeth, &acirc;me puissante au crime,<br>
+R&ecirc;ve d'Eschyle &eacute;clos au climat des autans;</p>
+
+<p>
+Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,<br>
+Qui tors paisiblement dans une pose &eacute;trange<br>
+Tes appas fa&ccedil;onn&eacute;s aux bouches des Titans!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE MASQUE</h2>
+
+<p>
+STATUE ALL&Eacute;GORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE</p>
+
+<p>
+A ERNEST CHRISTOPHE<br>
+STATUAIRE</p>
+
+
+<p>
+Contemplons ce tr&eacute;sor de gr&acirc;ces florentines;<br>
+Dans l'ondulation de ce corps musculeux<br>
+L'El&eacute;gance et la Force abondent, s&oelig;urs divines.<br>
+Cette femme, morceau vraiment miraculeux,<br>
+Divinement robuste, adorablement mince,<br>
+Est faite pour tr&ocirc;ner sur des lits somptueux,<br>
+Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.</p>
+
+<p>
+--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux<br>
+O&ugrave; la Fatuit&eacute; prom&egrave;ne son extase;<br>
+Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;<br>
+Ce visage mignard, tout encadr&eacute; de gaze,<br>
+Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:<br>
+&laquo; La Volupt&eacute; m'appelle et l'Amour me couronne! &raquo;<br>
+A cet &ecirc;tre dou&eacute; de tant de majest&eacute;<br>
+Vois quel charme excitant la gentillesse donne!<br>
+Approchons, et tournons autour de sa beaut&eacute;.</p>
+
+<p>
+O blasph&egrave;me de l'art! &ocirc; surprise fatale!<br>
+La femme au corps divin, promettant le bonheur,<br>
+Par le haut se termine en monstre bic&eacute;phale!</p>
+
+<p>
+Mais non! Ce n'est qu'un masque, un d&eacute;cor suborneur,<br>
+Ce visage &eacute;clair&eacute; d'une exquise grimace,<br>
+Et, regarde, voici, crisp&eacute;e atrocement,<br>
+La v&eacute;ritable t&ecirc;te, et la sinc&egrave;re face<br>
+Renvers&eacute;e &agrave; l'abri de la face qui ment.<br>
+--Pauvre grande beaut&eacute;! le magnifique fleuve<br>
+De tes pleurs aboutit dans mon c&oelig;ur soucieux;<br>
+Ton mensonge m'enivre, et mon &acirc;me s'abreuve<br>
+Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!</p>
+
+<p>
+--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beaut&eacute; parfaite<br>
+Qui mettrait &agrave; ses pieds le genre humain vaincu,<br>
+Quel mal myst&eacute;rieux ronge son flanc d'athl&egrave;te?</p>
+
+<p>
+--Elle pleure, insens&eacute;, parce qu'elle a v&eacute;cu!<br>
+Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle d&eacute;plore<br>
+Surtout, ce qui la fait fr&eacute;mir jusqu'aux genoux,<br>
+C'est que demain, h&eacute;las! il faudra vivre encore!<br>
+Demain, apr&egrave;s-demain et toujours!--comme nous!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+HYMNE A LA BEAUTE</h2>
+
+
+<p>
+Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'ab&icirc;me,<br>
+O Beaut&eacute;? Ton regard, infernal et divin,<br>
+Verse confus&eacute;ment le bienfait et le crime,<br>
+Et l'on peut pour cela te comparer au vin.<br>
+Tu contiens dans ton &oelig;il le couchant et l'aurore;</p>
+
+<p>
+Tu r&eacute;pands des parfums comme un soir orageux;<br>
+Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore<br>
+Qui font le h&eacute;ros l&acirc;che et l'enfant courageux.<br>
+Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?</p>
+
+<p>
+Le Destin charm&eacute; suit tes jupons comme un chien;<br>
+Tu s&egrave;mes au hasard la joie et les d&eacute;sastres,<br>
+Et tu gouvernes tout et ne r&eacute;ponds de rien.</p>
+
+<p>
+Tu marches sur des morts. Beaut&eacute;, dont tu te moques;<br>
+De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,<br>
+Et le Meurtre, parmi tes plus ch&egrave;res breloques,<br>
+Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.</p>
+
+<p>
+L'&eacute;ph&eacute;m&egrave;re &eacute;bloui vole vers toi, chandelle,<br>
+Cr&eacute;pite, flambe et dit: B&eacute;nissons ce flambeau!<br>
+L'amoureux pantelant inclin&eacute; sur sa belle<br>
+A l'air d'un moribond caressant son tombeau.</p>
+
+<p>
+Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,<br>
+O Beaut&eacute;! monstre &eacute;norme, effrayant, ing&eacute;nu!<br>
+Si ton &oelig;il, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte<br>
+D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?</p>
+
+<p>
+De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sir&egrave;ne,<br>
+Qu'import&eacute;, si tu rends,--f&eacute;e aux yeux de velours,<br>
+Rythme, parfum, lueur, &ocirc; mon unique reine!--<br>
+L'univers moins hideux et les instants moins lourds?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA CHEVELURE</h2>
+
+
+<p>
+O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!<br>
+O boucles! O parfum charg&eacute; de nonchaloir!<br>
+Extase! Pour peupler ce soir l'alc&ocirc;ve obscure<br>
+Des souvenirs dormant dans cette chevelure,<br>
+Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.</p>
+
+<p>
+La langoureuse Asie et la br&ucirc;lante Afrique,<br>
+Tout un monde lointain, absent, presque d&eacute;funt,<br>
+Vit dans tes profondeurs, for&ecirc;t aromatique!<br>
+Comme d'autres esprits voguent sur la musique,<br>
+Le mien, &ocirc; mon amour! nage sur ton parfum.</p>
+
+<p>
+J'irai l&agrave;-bas o&ugrave; l'arbre et l'homme, pleins de s&egrave;ve,<br>
+Se p&acirc;ment longuement sous l'ardeur des climats;<br>
+Fortes tresses, soyez la houle qui m'enl&egrave;ve!<br>
+Tu contiens, mer d'&eacute;b&egrave;ne, un &eacute;blouissant r&ecirc;ve<br>
+De voiles, de rameurs, de flammes et de m&acirc;ts:</p>
+
+<p>
+Un port retentissant o&ugrave; mon &acirc;me peut boire<br>
+A grands flots le parfum, le son et la couleur;<br>
+O&ugrave; les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,<br>
+Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire<br>
+D'un ciel pur o&ugrave; fr&eacute;mit l'&eacute;ternelle chaleur.</p>
+
+<p>
+Je plongerai ma t&ecirc;te amoureuse d'ivresse<br>
+Dans ce noir oc&eacute;an o&ugrave; l'autre est enferm&eacute;;<br>
+Et mon esprit subtil que le roulis caresse<br>
+Saura vous retrouver, &ocirc; f&eacute;conde paresse,<br>
+Infinis bercements du loisir embaum&eacute;!</p>
+
+<p>
+Cheveux bleus, pavillon de t&eacute;n&egrave;bres tendues,<br>
+Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;<br>
+Sur les bords duvet&eacute;s de vos m&egrave;ches tordues<br>
+Je m'enivre ardemment des senteurs confondues<br>
+De l'huile de coco, du musc et du goudron.</p>
+
+<p>
+Longtemps! toujours! ma main dans ta crini&egrave;re lourde<br>
+S&egrave;mera le rubis, la perle et le saphir,<br>
+Afin qu'&agrave; mon, d&eacute;sir tu ne sois jamais sourde!<br>
+N'es-tu pas l'oasis o&ugrave; je r&ecirc;ve, et la gourde<br>
+O&ugrave; je hume &agrave; longs traits le vin du souvenir?</p>
+
+<p>
+Je t'adore &agrave; l'&eacute;gal de la vo&ucirc;te nocturne,<br>
+O vase de tristesse, &ocirc; grande taciturne,<br>
+Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,<br>
+Et que tu me parais, ornement de mes nuits,<br>
+Plus ironiquement accumuler les lieues<br>
+Qui s&eacute;parent mes bras des immensit&eacute;s bleues.</p>
+
+<p>
+Je m'avance &agrave; l'attaque, et je grimpe aux assauts,<br>
+Comme apr&egrave;s un cadavre un ch&oelig;ur de vermisseaux,<br>
+Et je ch&eacute;ris, &ocirc; b&ecirc;te implacable et cruelle,<br>
+Jusqu'&agrave; cette froideur par o&ugrave; tu m'es plus belle!</p>
+
+<p>
+Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,<br>
+Femme impure! L'ennui rend ton &acirc;me cruelle.<br>
+Pour exercer tes dents &agrave; ce jeu singulier,<br>
+Il te faut chaque jour un c&oelig;ur au r&acirc;telier.<br>
+Tes yeux, illumin&eacute;s ainsi que des boutiques<br>
+Ou des ifs flamboyants dans les f&ecirc;tes publiques,<br>
+Usent insolemment d'un pouvoir emprunt&eacute;,<br>
+Sans conna&icirc;tre jamais la loi de leur beaut&eacute;.</p>
+
+<p>
+Machine aveugle et sourde en cruaut&eacute; f&eacute;conde!<br>
+Salutaire instrument, buveur du sang du monde,<br>
+Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas<br>
+Devant tous les miroirs vu p&acirc;lir tes appas?<br>
+La grandeur de ce mal o&ugrave; tu te crois savante<br>
+Ne t'a donc jamais fait reculer d'&eacute;pouvante,<br>
+Quand la nature, grande en ses desseins cach&eacute;s,<br>
+De toi se sert, &ocirc; femme, &ocirc; reine des p&eacute;ch&eacute;s,<br>
+--De toi, vil animal,--pour p&eacute;trir un g&eacute;nie?</p>
+
+<p>
+O fangeuse grandeur, sublime ignominie!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SED NON SATIATA</h2>
+
+
+<p>
+Bizarre d&eacute;it&eacute;, brune comme les nuits,<br>
+Au parfum m&eacute;lang&eacute; de musc et de havane,<br>
+&OElig;uvre de quelque obi, le Faust de la savane,<br>
+Sorci&egrave;re au flanc d'&eacute;b&egrave;ne, enfant des noirs minuits,</p>
+
+<p>
+Je pr&eacute;f&egrave;re au constance, &agrave; l'opium, au nuits,<br>
+L'&eacute;lixir de ta bouche o&ugrave; l'amour se pavane;<br>
+Quand vers toi mes d&eacute;sirs partent en caravane,<br>
+Tes yeux sont la citerne o&ugrave; boivent mes ennuis.</p>
+
+<p>
+Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton &acirc;me,<br>
+O d&eacute;mon sans piti&eacute;, verse-moi moins de flamme;<br>
+Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,</p>
+
+<p>
+H&eacute;las! et je ne puis, M&eacute;g&egrave;re libertine,<br>
+Pour briser ton courage et te mettre aux abois,<br>
+Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine!</p>
+
+<p>
+Avec ses v&ecirc;tements ondoyants et nacr&eacute;s,<br>
+M&ecirc;me quand elle marche, on croirait qu'elle danse,<br>
+Comme ces longs serpents que les jongleurs sacr&eacute;s<br>
+Au bout de leurs b&acirc;tons agitent en cadence.</p>
+
+<p>
+Comme le sable morne et l'azur des d&eacute;serts,<br>
+Insensibles tous deux &agrave; l'humaine souffrance,<br>
+Comme les longs r&eacute;seaux de la houle des mers,<br>
+Elle se d&eacute;veloppe avec indiff&eacute;rence.</p>
+
+<p>
+Ses yeux polis sont faits de min&eacute;raux charmants,<br>
+Et dans cette nature &eacute;trange et symbolique<br>
+O&ugrave; l'ange inviol&eacute; se m&ecirc;le au sphinx antique,</p>
+
+<p>
+O&ugrave; tout n'est qu'or, acier, lumi&egrave;re et diamants,<br>
+Resplendit &agrave; jamais, comme un astre inutile,<br>
+La froide majest&eacute; de la femme st&eacute;rile.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE SERPENT QUI DANSE</h2>
+
+
+<p>
+Que j'aime voir, ch&egrave;re indolente,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De ton corps si beau,<br>
+Comme une &eacute;toile vacillante,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Miroiter la peau!</p>
+
+<p>
+Sur ta chevelure profonde<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Aux &acirc;cres parfums,<br>
+Mer odorante et vagabonde<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Aux flots bleus et bruns.</p>
+
+<p>
+Comme un navire qui s'&eacute;veille<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Au vent du matin,<br>
+Mon &acirc;me r&ecirc;veuse appareille<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Pour un ciel lointain.</p>
+
+<p>
+Tes yeux, o&ugrave; rien ne se r&eacute;v&egrave;le<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De doux ni d'amer,<br>
+Sont deux bijoux froids o&ugrave; se m&ecirc;le<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;L'or avec le fer.</p>
+
+<p>
+A te voir marcher en cadence,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Belle d'abandon,<br>
+On dirait un serpent qui danse<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Au bout d'un b&acirc;ton;</p>
+
+<p>
+Sous le fardeau de ta paresse<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ta t&ecirc;te d'enfant<br>
+Se balance avec la mollesse<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un jeune &eacute;l&eacute;phant,</p>
+
+<p>
+Et son corps se penche et s'allonge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme un fin vaisseau<br>
+Qui roule bord sur bord, et plonge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ses vergues dans l'eau.</p>
+
+<p>
+Comme un flot grossi par la fonte<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Des glaciers grondants,<br>
+Quand l'eau de ta bouche remonte<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Au bord de tes dents,</p>
+
+<p>
+Je crois boire un vin de Boh&ecirc;me,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Amer et vainqueur,<br>
+Un ciel liquide qui pars&egrave;me<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'&eacute;toiles mon c&oelig;ur!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+UNE CHAROGNE</h2>
+
+
+<p>
+Rappelez-vous l'objet que nous v&icirc;mes, mon &acirc;me,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce beau matin d'&eacute;t&eacute; si doux:<br>
+Au d&eacute;tour d'un sentier une charogne inf&acirc;me<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur un lit sem&eacute; de cailloux,</p>
+
+<p>
+Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Br&ucirc;lante et suant les poisons,<br>
+Ouvrait d'une fa&ccedil;on nonchalante et cynique<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Son ventre plein d'exhalaisons.</p>
+
+<p>
+Le soleil rayonnait sur cette pourriture,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme afin de la cuire &agrave; point,<br>
+Et de rendre au centuple &agrave; la grande Nature<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tout ce qu'ensemble elle avait joint.</p>
+
+<p>
+Et le ciel regardait la carcasse superbe<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme une fleur s'&eacute;panouir;<br>
+La puanteur &eacute;tait si forte que sur l'herbe<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Vous cr&ucirc;tes vous &eacute;vanouir.</p>
+
+<p>
+Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'o&ugrave; sortaient de noirs bataillons<br>
+De larves qui coulaient comme un &eacute;pais liquide<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Le long de ces vivants haillons.</p>
+
+<p>
+Tout cela descendait, montait comme une vague,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O&ugrave; s'&eacute;lan&ccedil;ait en p&eacute;tillant;<br>
+On e&ucirc;t dit que le corps, enfl&eacute; d'un souffle vague,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Vivait en se multipliant.</p>
+
+<p>
+Et ce monde rendait une &eacute;trange musique<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme l'eau courante et le vent,<br>
+Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Agite et tourne dans son van.</p>
+
+<p>
+Les formes s'effa&ccedil;aient et n'&eacute;taient plus qu'un r&ecirc;ve,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Une &eacute;bauche lente &agrave; venir<br>
+Sur la toile oubli&eacute;e, et que l'artiste ach&egrave;ve<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Seulement par le souvenir.</p>
+
+<p>
+Derri&egrave;re les rochers une chienne inqui&egrave;te<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Nous regardait d'un &oelig;il f&acirc;ch&eacute;,<br>
+Epiant le moment de reprendre au squelette<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Le morceau qu'elle avait l&acirc;ch&eacute;.</p>
+
+<p>
+--Et pourtant vous serez semblable &agrave; cette ordure,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A cette horrible infection,<br>
+Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Vous, mon ange et ma passion!</p>
+
+<p>
+Oui! telle vous serez, &ocirc; la reine des gr&acirc;ces,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Apr&egrave;s les derniers sacrements,<br>
+Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Moisir parmi les ossements.</p>
+
+<p>
+Alors, &ocirc; ma beaut&eacute;, dites &agrave; la vermine<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qui vous mangera de baisers,<br>
+Que j'ai gard&eacute; la forme et l'essence divine<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De mes amours d&eacute;compos&eacute;s!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+DE PROFUNDIS CLAMAVI</h2>
+
+
+<p>
+J'implore ta piti&eacute;. Toi, l'unique que j'aime,<br>
+Du fond du gouffre obscur o&ugrave; mon c&oelig;ur est tomb&eacute;.<br>
+C'est un univers morne &agrave; l'horizon plomb&eacute;,<br>
+O&ugrave; nagent dans la nuit l'horreur et le blasph&egrave;me;</p>
+
+<p>
+Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,<br>
+Et les six autres mois la nuit couvre la terre;<br>
+C'est un pays plus nu que la terre polaire;<br>
+Ni b&ecirc;tes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!</p>
+
+<p>
+Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse<br>
+La froide cruaut&eacute; de ce soleil de glace<br>
+Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;</p>
+
+<p>
+Je jalouse le sort des plus vils animaux<br>
+Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,<br>
+Tant l'&eacute;cheveau du temps lentement se d&eacute;vide!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VAMPIRE</h2>
+
+
+<p>
+Toi qui, comme un coup de couteau.<br>
+Dans mon c&oelig;ur plaintif est entr&eacute;e;<br>
+Toi qui, forte comme un troupeau<br>
+De d&eacute;mons, vins, folle et par&eacute;e,</p>
+
+<p>
+De mon esprit humili&eacute;<br>
+Faire ton lit et ton domaine.<br>
+--Inf&acirc;me &agrave; qui je suis li&eacute;<br>
+Comme le for&ccedil;at &agrave; la cha&icirc;ne,</p>
+
+<p>
+Comme au jeu le joueur t&ecirc;tu,<br>
+Comme &agrave; la bouteille l'ivrogne,<br>
+Comme aux vermines la charogne,<br>
+--Maudite, maudite sois-tu!</p>
+
+<p>
+J'ai pri&eacute; le glaive rapide<br>
+De conqu&eacute;rir ma libert&eacute;,<br>
+Et j'ai dit au poison perfide<br>
+De secourir ma l&acirc;chet&eacute;.</p>
+
+<p>
+H&eacute;las! le poison et le glaive<br>
+M'ont pris en d&eacute;dain et m'ont dit:<br>
+&laquo; Tu n'es pas digne qu'on t'enl&egrave;ve<br>
+A ton esclavage maudit,</p>
+
+<p>
+Imb&eacute;cile!--de son empire<br>
+Si nos efforts te d&eacute;livraient,<br>
+Tes baisers ressusciteraient<br>
+Le cadavre de ton vampire! &raquo;</p>
+
+<p>
+Une nuit que j'&eacute;tais pr&egrave;s d'une affreuse Juive,<br>
+Comme au long d'un cadavre un cadavre &eacute;tendu,<br>
+Je me pris &agrave; songer pr&egrave;s de ce corps vendu<br>
+A la triste beaut&eacute; dont mon d&eacute;sir se prive.</p>
+
+<p>
+Je me repr&eacute;sentai sa majest&eacute; native,<br>
+Son regard de vigueur et de gr&acirc;ces arm&eacute;,<br>
+Ses cheveux qui lui font un casque parfum&eacute;,<br>
+Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.</p>
+
+<p>
+Car j'eusse avec ferveur bais&eacute; ton noble corps,<br>
+Et depuis tes pieds frais jusqu'&agrave; tes noires tresses<br>
+D&eacute;roul&eacute; le tr&eacute;sor des profondes caresses,</p>
+
+<p>
+Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort<br>
+Tu pouvais seulement, &ocirc; reine des cruelles,<br>
+Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+REMORDS POSTHUME</h2>
+
+
+<p>
+Lorsque tu dormiras, ma belle t&eacute;n&eacute;breuse,<br>
+Au fond d'un monument construit en marbre noir,<br>
+Et lorsque tu n'auras pour alc&ocirc;ve et manoir<br>
+Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;</p>
+
+<p>
+Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse<br>
+Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,<br>
+Emp&ecirc;chera ton c&oelig;ur de battre et de vouloir,<br>
+Et tes pieds de courir leur course aventureuse,</p>
+
+<p>
+Le tombeau, confident de mon r&ecirc;ve infini,<br>
+--Car le tombeau toujours comprendra le po&egrave;te,--<br>
+Durant ces longues nuits d'o&ugrave; le somme est banni,</p>
+
+<p>
+Te dira: &laquo; Que vous sert, courtisane imparfaite,<br>
+De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? &raquo;<br>
+--Et le ver rongera ta peau comme un remords.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CHAT</h2>
+
+
+<p>
+Viens, mon beau chat, sur mon c&oelig;ur amoureux:<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Retiens les griffes de ta patte,<br>
+Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;M&ecirc;l&eacute;s de m&eacute;tal et d'agate.</p>
+
+<p>
+Lorsque mes doigts caressent &agrave; loisir<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ta t&ecirc;te et ton dos &eacute;lastique,<br>
+Et que ma main s'enivre du plaisir<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De palper ton corps &eacute;lectrique,</p>
+
+<p>
+Je vois ma femme en esprit; son regard,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme le tien, aimable b&ecirc;te,<br>
+Profond et froid, coupe et fend comme un dard.</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et, des pieds jusques &agrave; la t&ecirc;te,<br>
+Un air subtil, un dangereux parfum<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Nagent autour de son corps brun.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE BALCON</h2>
+
+
+<p>
+M&egrave;re des souvenirs, ma&icirc;tresse des ma&icirc;tresses,<br>
+O toi, tous mes plaisirs, &ocirc; toi, tous mes devoirs!<br>
+Tu te rappelleras la beaut&eacute; des caresses,<br>
+La douceur du foyer et le charme des soirs,<br>
+M&egrave;re des souvenirs, ma&icirc;tresse des ma&icirc;tresses!</p>
+
+<p>
+Les soirs illumin&eacute;s par l'ardeur du charbon,<br>
+Et les soirs au balcon, voil&eacute;s de vapeurs roses;<br>
+Que ton sein m'&eacute;tait doux! que ton c&oelig;ur m'&eacute;tait bon!<br>
+Nous avons dit souvent d'imp&eacute;rissables choses<br>
+Les soirs illumin&eacute;s par l'ardeur du charbon.</p>
+
+<p>
+Que les soleils sont beaux dans les chaudes soir&eacute;es!<br>
+Que l'espace est profond! que le c&oelig;ur est puissant!<br>
+En me penchant vers toi, reine des ador&eacute;es,<br>
+Je croyais respirer le parfum de ton sang.<br>
+Que les soleils sont beaux dans les chaudes soir&eacute;es!</p>
+
+<p>
+La nuit s'&eacute;paississait ainsi qu'une cloison,<br>
+Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles<br>
+Et je buvais ton souffle, &ocirc; douceur, &ocirc; poison!<br>
+Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles,<br>
+La nuit s'&eacute;paississait ainsi qu'une cloison.</p>
+
+<p>
+Je sais l'art d'&eacute;voquer les minutes heureuses,<br>
+Et revis mon pass&eacute; blotti dans tes genoux.<br>
+Car &agrave; quoi bon chercher tes beaut&eacute;s langoureuses<br>
+Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton c&oelig;ur si doux?<br>
+Je sais l'art d'&eacute;voquer les minutes heureuses!</p>
+
+<p>
+Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,<br>
+Rena&icirc;tront-ils d'un gouffre interdit &agrave; nos sondes,<br>
+Comme montent au ciel les soleils rajeunis<br>
+Apr&egrave;s s'&ecirc;tre lac&eacute;s au fond des mers profondes!<br>
+--O serments! &ocirc; parfums! &ocirc; baisers infinis!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE POSSEDE</h2>
+
+
+<p>
+Le soleil s'est couvert d'un cr&ecirc;pe. Comme lui,<br>
+O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre;<br>
+Dors ou fume &agrave; ton gr&eacute;; sois muette, sois sombre,<br>
+Et plonge tout enti&egrave;re au gouffre de l'Ennui;</p>
+
+<p>
+Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,<br>
+Comme un astre &eacute;clips&eacute; qui sort de la p&eacute;nombre,<br>
+Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,<br>
+C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton &eacute;tui!</p>
+
+<p>
+Allume ta prunelle &agrave; la flamme des lustres!<br>
+Allume le d&eacute;sir dans les regards des rustres!<br>
+Tout de toi m'est plaisir, morbide ou p&eacute;tulant;</p>
+
+<p>
+Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;<br>
+Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant<br>
+Qui ne crie: <i>O mon cher Belz&eacute;buth, je t'adore!</i></p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+UN FANTOME</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+<p>
+LES T&Eacute;N&Eacute;BRES</p>
+
+
+<p>
+Dans les caveaux d'insondable tristesse<br>
+O&ugrave; le Destin m'a d&eacute;j&agrave; rel&eacute;gu&eacute;;<br>
+O&ugrave; jamais n'entre un rayon ros&eacute; et gai;<br>
+O&ugrave;, seul avec la Nuit, maussade h&ocirc;tesse,</p>
+
+<p>
+Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur<br>
+Condamne &agrave; peindre, h&eacute;las! sur les t&eacute;n&egrave;bres;<br>
+O&ugrave;, cuisinier aux app&eacute;tits fun&egrave;bres,<br>
+Je fais bouillir et je mange mon c&oelig;ur,</p>
+
+<p>
+Par instants brille, et s'allonge, et s'&eacute;tale<br>
+Un spectre fait de gr&acirc;ce et de splendeur:<br>
+A sa r&ecirc;veuse allure orientale,</p>
+
+<p>
+Quand il atteint sa totale grandeur,<br>
+Je reconnais ma belle visiteuse:<br>
+C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE PARFUM</h2>
+
+
+<p>
+Lecteur, as-tu quelquefois respir&eacute;<br>
+Avec ivresse et lente gourmandise<br>
+Ce grain d'encens qui remplit une &eacute;glise,<br>
+Ou d'un sachet le musc inv&eacute;t&eacute;r&eacute;?</p>
+
+<p>
+Charme profond, magique, dont nous grise<br>
+Dans le pr&eacute;sent le pass&eacute; restaur&eacute;!<br>
+Ainsi l'amant sur un corps ador&eacute;<br>
+Du souvenir cueille la fleur exquise.</p>
+
+<p>
+De ses cheveux &eacute;lastiques et lourds,<br>
+Vivant sachet, encensoir de l'alc&ocirc;ve,<br>
+Une senteur montait, sauvage et fauve,</p>
+
+<p>
+Et des habits, mousseline ou velours,<br>
+Tout impr&eacute;gn&eacute;s de sa jeunesse pure,<br>
+Se d&eacute;gageait un parfum de fourrure.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+III</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CADRE</h2>
+
+
+<p>
+Comme un beau cadre ajoute &agrave; la peinture,<br>
+Bien qu'elle soit d'un pinceau tr&egrave;s vant&eacute;,<br>
+Je ne sais quoi d'&eacute;trange et d'enchant&eacute;<br>
+En l'isolant de l'immense nature.</p>
+
+<p>
+Ainsi bijoux, meubles, m&eacute;taux, dorure,<br>
+S'adaptaient juste &agrave; sa rare beaut&eacute;;<br>
+Rien n'offusquait sa parfaite clart&eacute;,<br>
+Et tout semblait lui servir de bordure.</p>
+
+<p>
+M&ecirc;me on e&ucirc;t dit parfois qu'elle croyait<br>
+Que tout voulait l'aimer; elle noyait<br>
+Dans les baisers du satin et du linge</p>
+
+<p>
+Son beau corps nu, plein de frissonnements,<br>
+Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,<br>
+Montrait la gr&acirc;ce enfantine du singe.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+IV</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE PORTRAIT</h2>
+
+
+<p>
+La Maladie et la Mort font des cendres<br>
+De tout le feu qui pour nous flamboya.<br>
+De ces grands yeux si fervents et si tendres,<br>
+De cette bouche o&ugrave; mon c&oelig;ur se noya,</p>
+
+<p>
+De ces baisers puissants comme un dictame,<br>
+De ces transports plus vifs que des rayons.<br>
+Que reste-t-il? C'est affreux, &ocirc; mon &acirc;me!<br>
+Rien qu'un dessin fort p&acirc;le, aux trois crayons,</p>
+
+<p>
+Qui, comme moi, meurt dans la solitude,<br>
+Et que le Temps, injurieux vieillard,<br>
+Chaque jour frotte avec son aile rude...</p>
+
+<p>
+Noir assassin de la Vie et de l'Art,<br>
+Tu ne tueras jamais dans ma m&eacute;moire<br>
+Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!</p>
+
+<p>
+Je te donne ces vers afin que, si mon nom<br>
+Aborde heureusement aux &eacute;poques lointaines<br>
+Et fait r&ecirc;ver un soir les cervelles humaines,<br>
+Vaisseau favoris&eacute; par un grand aquilon,</p>
+
+<p>
+Ta m&eacute;moire, pareille aux fables incertaines,<br>
+Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,<br>
+Et par un fraternel et mystique cha&icirc;non<br>
+Reste comme pendue &agrave; mes rimes hautaines;</p>
+
+<p>
+Etre maudit &agrave; qui de l'ab&icirc;me profond<br>
+Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne r&eacute;pond;<br>
+--O toi qui, comme une ombre &agrave; la trace &eacute;ph&eacute;m&egrave;re,</p>
+
+<p>
+Foules d'un pied l&eacute;ger et d'un regard serein<br>
+Les stupides mortels qui t'ont jug&eacute;e am&egrave;re,<br>
+Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SEMPER EADEM</h2>
+
+
+<p>
+&laquo; D'o&ugrave; vous vient, disiez-vous, cette tristesse &eacute;trange,<br>
+Montant comme la mer sur le roc noir et nu? &raquo;<br>
+--Quand notre c&oelig;ur a fait une fois sa vendange,<br>
+Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu,</p>
+
+<p>
+Une douleur tr&egrave;s simple et non myst&eacute;rieuse,<br>
+Et, comme votre joie, &eacute;clatante pour tous.<br>
+Cessez donc de chercher, &ocirc; belle curieuse!<br>
+Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!</p>
+
+<p>
+Taisez-vous, ignorante! &acirc;me toujours ravie!<br>
+Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie,<br>
+La Mort nous tient souvent par des liens subtils.</p>
+
+<p>
+Laissez, laissez mon c&oelig;ur s'enivrer d'un <i>mensonge,</i><br>
+Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,<br>
+Et sommeiller longtemps &agrave; l'ombre de vos cils!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+TOUT ENTIERE</h2>
+
+
+<p>
+Le D&eacute;mon, dans ma chambre haute,<br>
+Ce matin est venu me voir,<br>
+Et, t&acirc;chant &agrave; me prendre en faute,<br>
+Me dit: &laquo; Je voudrais bien savoir,</p>
+
+<p>
+Parmi toutes les belles choses<br>
+Dont est fait son enchantement,<br>
+Parmi les objets noirs ou roses<br>
+Qui composent son corps charmant,</p>
+
+<p>
+Quel est le plus doux. &raquo;--O mon &acirc;me!<br>
+Tu r&eacute;pondis &agrave; l'Abhorr&eacute;:<br>
+&laquo; Puisqu'en elle tout est dictame,<br>
+Rien ne peut &ecirc;tre pr&eacute;f&eacute;r&eacute;.</p>
+
+<p>
+Lorsque tout me ravit, j'ignore<br>
+Si quelque chose me s&eacute;duit.<br>
+Elle &eacute;blouit comme l'Aurore<br>
+Et console comme la Nuit;</p>
+
+<p>
+Et l'harmonie est trop exquise,<br>
+Qui gouverne tout son beau corps,<br>
+Pour que l'impuissante analyse<br>
+En note les nombreux accords.</p>
+
+<p>
+O m&eacute;tamorphose mystique<br>
+De tous mes sens fondus en un!<br>
+Son haleine fait la musique,<br>
+Comme sa voix fait le parfum! &raquo;</p>
+
+<p>
+Que diras-tu ce soir, pauvre &acirc;me solitaire,<br>
+Que diras-tu, mon c&oelig;ur, c&oelig;ur autrefois fl&eacute;tri,<br>
+A la tr&egrave;s belle, &agrave; la tr&egrave;s bonne, &agrave; la tr&egrave;s ch&egrave;re,<br>
+Dont le regard divin t'a soudain refleuri?</p>
+
+<p>
+--Nous mettrons noire orgueil &agrave; chanter ses louanges,<br>
+Rien ne vaut la douceur de son autorit&eacute;;<br>
+Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,<br>
+Et son &oelig;il nous rev&ecirc;t d'un habit de clart&eacute;.</p>
+
+<p>
+Que ce soit dans la nuit et dans la solitude.<br>
+Que ce soit dans la rue et dans la multitude;<br>
+Son fant&ocirc;me dans l'air danse comme un flambeau.</p>
+
+<p>
+Parfois il parle et dit: &laquo; Je suis belle, et j'ordonne<br>
+Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau.<br>
+Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CONFESSION</h2>
+
+
+<p>
+Une fois, une seule, aimable et douce femme,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A mon bras votre bras poli<br>
+S'appuya (sur le fond t&eacute;n&eacute;breux de mon &acirc;me<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce souvenir n'est point p&acirc;li).</p>
+
+<p>
+Il &eacute;tait tard; ainsi qu'une m&eacute;daille neuve<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;La pleine lune s'&eacute;talait,<br>
+Et la solennit&eacute; de la nuit, comme un fleuve,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur Paris dormant ruisselait.</p>
+
+<p>
+Et le long des maisons, sous les portes coch&egrave;res,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Des chats passaient furtivement,<br>
+L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres ch&egrave;res,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Nous accompagnaient lentement.</p>
+
+<p>
+Tout &agrave; coup, au milieu de l'intimit&eacute; libre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Eclose &agrave; la p&acirc;le clart&eacute;,<br>
+De vous, riche et sonore instrument o&ugrave; ne vibre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Que la radieuse ga&icirc;t&eacute;,</p>
+
+<p>
+De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans le matin &eacute;tincelant,<br>
+Une note plaintive, une note bizarre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;S'&eacute;chappa, tout en chancelant.</p>
+
+<p>
+Comme une enfant ch&eacute;tive, horrible, sombre, immonde<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dont sa famille rougirait,<br>
+Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans un caveau mise au secret!</p>
+
+<p>
+Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde:<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&laquo; Que rien ici-bas n'est certain,<br>
+Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Se trahit l'&eacute;go&iuml;sme humain;</p>
+
+<p>
+Que c'est un dur m&eacute;tier que d'&ecirc;tre belle femme,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et que c'est le travail banal<br>
+De la danseuse folle et froide qui se p&acirc;me<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans un sourire machinal;</p>
+
+<p>
+Que b&acirc;tir sur les c&oelig;urs est une chose sotte,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Que tout craque, amour et beaut&eacute;,<br>
+Jusqu'&agrave; ce que l'Oubli les jette dans sa hotte<br>
+Pour les rendre &agrave; l'Eternit&eacute;! &raquo;</p>
+
+<p>
+J'ai souvent &eacute;voqu&eacute; cette lune enchant&eacute;e,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce silence et cette langueur,<br>
+Et cette confidence horrible chuchot&eacute;e<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Au confessionnal du c&oelig;ur.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE FLACON</h2>
+
+
+<p>
+Il est de forts parfums pour qui toute mati&egrave;re<br>
+Est poreuse. On dirait qu'ils p&eacute;n&egrave;trent le verre.<br>
+En ouvrant un coffret venu de l'orient<br>
+Dont la serrure grince et rechigne en criant,</p>
+
+<p>
+Ou dans une maison d&eacute;serte quelque armoire<br>
+Pleine de l'&acirc;cre odeur des temps, poudreuse et noire,<br>
+Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,<br>
+D'o&ugrave; jaillit toute vive une &acirc;me qui revient.</p>
+
+<p>
+Mille pensers dormaient, chrysalides fun&egrave;bres,<br>
+Fr&eacute;missant doucement dans tes lourdes t&eacute;n&egrave;bres,<br>
+Qui d&eacute;gagent leur aile et prennent leur essor,<br>
+Teint&eacute;s d'azur, glac&eacute;s de rose, lam&eacute;s d'or.</p>
+
+<p>
+Voil&agrave; le souvenir enivrant qui voltige<br>
+Dans l'air troubl&eacute;; les yeux se ferment; le Vertige<br>
+Saisit l'&acirc;me vaincue et la pousse &agrave; deux mains<br>
+Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;</p>
+
+<p>
+Il la terrasse au bord d'un gouffre s&eacute;culaire,<br>
+O&ugrave;, Lazare odorant d&eacute;chirant son suaire,<br>
+Se meut dans son r&eacute;veil le cadavre spectral<br>
+D'un vieil amour ranci, charmant et s&eacute;pulcral.</p>
+
+<p>
+Ainsi, quand je serai perdu dans la m&eacute;moire<br>
+Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire;<br>
+Quand on m'aura jet&eacute;, vieux flacon d&eacute;sol&eacute;,<br>
+D&eacute;cr&eacute;pit, poudreux, sale, abject, visqueux, f&ecirc;l&eacute;,</p>
+
+<p>
+Je serai ton cercueil, aimable pestilence!<br>
+Le t&eacute;moin de ta force et de ta virulence,<br>
+Cher poison pr&eacute;par&eacute; par les anges! liqueur<br>
+Qui me ronge, &ocirc; la vie et la mort de mon c&oelig;ur!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE POISON</h2>
+
+
+<p>
+Le vin sait rev&ecirc;tir le plus sordide bouge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un luxe miraculeux,<br>
+Et fait surgir plus d'un portique fabuleux<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans l'or de sa vapeur rouge,<br>
+Comme un soleil couchant dans un ciel n&eacute;buleux.</p>
+
+<p>
+L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Allonge l'illimit&eacute;,<br>
+Approfondit le temps, creuse la volupt&eacute;,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et de plaisirs noirs et mornes<br>
+Remplit l'&acirc;me au del&agrave; de sa capacit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Tout cela ne vaut pas le poison qui d&eacute;coule<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De tes yeux, de tes yeux verts,<br>
+Lacs o&ugrave; mon &acirc;me tremble et se voit &agrave; l'envers...<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Mes songes viennent en foule<br>
+Pour se d&eacute;salt&eacute;rer &agrave; ces gouffres amers.</p>
+
+<p>
+Tout cela ne vaut pas le terrible prodige<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De ta salive qui mord,<br>
+Qui plonge dans l'oubli mon &acirc;me sans remord,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et, charriant le vertige,<br>
+La roule d&eacute;faillante aux rives de la mort!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CHAT</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Dans ma cervelle se prom&egrave;ne<br>
+Ainsi qu'en son appartement,<br>
+Un beau chat, fort, doux et charmant,<br>
+Quand il miaule, on l'entend &agrave; peine,</p>
+
+<p>
+Tant son timbre est tendre et discret;<br>
+Mais que sa voix s'apaise ou gronde,<br>
+Elle est toujours riche et profonde.<br>
+C'est l&agrave; son charme et son secret.</p>
+
+<p>
+Cette voix, qui perle et qui filtre<br>
+Dans mon fond le plus t&eacute;n&eacute;breux,<br>
+Me remplit comme un vers nombreux<br>
+Et me r&eacute;jouit comme un philtre.</p>
+
+<p>
+Elle endort les plus cruels maux<br>
+Et contient toutes les extases;<br>
+Pour dire les plus longues phrases,<br>
+Elle n'a pas besoin de mots.</p>
+
+<p>
+Non, il n'est pas d'archet qui morde<br>
+Sur mon c&oelig;ur, parfait instrument,<br>
+Et fasse plus royalement<br>
+Chanter sa plus vibrante corde</p>
+
+<p>
+Que ta voix, chat myst&eacute;rieux,<br>
+Chat s&eacute;raphique, chat &eacute;trange,<br>
+En qui tout est, comme un ange,<br>
+Aussi subtil qu'harmonieux.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+De sa fourrure blonde et brune<br>
+Sort un parfum si doux, qu'un soir<br>
+J'en fus embaum&eacute;, pour l'avoir<br>
+Caress&eacute;e une fois, rien qu'une.</p>
+
+<p>
+C'est l'esprit familier du lieu;<br>
+Il juge, il pr&eacute;side, il inspire<br>
+Toutes choses dans son empire;<br>
+Peut-&ecirc;tre est-il f&eacute;e, est-il dieu?</p>
+
+<p>
+Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime<br>
+Tir&eacute;s comme par un aimant,<br>
+Se retournent docilement,<br>
+Et que je regarde en moi-m&ecirc;me,</p>
+
+<p>
+Je vois avec &eacute;tonnement<br>
+Le feu de ses prunelles p&acirc;les,<br>
+Clairs fanaux, vivantes opales,<br>
+Qui me contemplent fixement.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE BEAU NAVIRE</h2>
+
+
+<p>
+Je veux te raconter, &ocirc; molle enchanteresse,<br>
+Les diverses beaut&eacute;s qui parent ta jeunesse;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Je veux te peindre ta beaut&eacute;<br>
+O&ugrave; l'enfance s'allie &agrave; la maturit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br>
+Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Charg&eacute; de toile, et va roulant<br>
+Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p>
+
+<p>
+Sur ton cou large et rond, sur tes &eacute;paules grasses,<br>
+Ta t&ecirc;te se pavane avec d'&eacute;tranges gr&acirc;ces;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un air placide et triomphant<br>
+Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p>
+
+<p>
+Je veux te raconter, &ocirc; molle enchanteresse,<br>
+Les diverses beaut&eacute;s qui parent ta jeunesse;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Je veux te peindre ta beaut&eacute;<br>
+O&ugrave; l'enfance s'allie &agrave; la maturit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,<br>
+Ta gorge triomphante est une belle armoire<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dont les panneaux bomb&eacute;s et clairs<br>
+Comme les boucliers accrochent des &eacute;clairs;</p>
+
+<p>
+Boucliers provoquants, arm&eacute;s de pointes roses!<br>
+Armoire &agrave; doux secrets, pleine de bonnes choses,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De vins, de parfums, de liqueurs<br>
+Qui feraient d&eacute;lirer les cerveaux et les c&oelig;urs!</p>
+
+<p>
+Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br>
+Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Charg&eacute; de toile, et va roulant<br>
+Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p>
+
+<p>
+Tes nobles jambes sons les volants qu'elles chassent,<br>
+Tourmentent les d&eacute;sirs obscurs et les agacent<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme deux sorci&egrave;res qui font<br>
+Tourner un philtre noir dans un vase profond.</p>
+
+<p>
+Tes bras qui se joueraient des pr&eacute;coces hercules<br>
+Sont des boas luisants les solides &eacute;mules,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Faits pour serrer obstin&eacute;ment,<br>
+Comme pour l'imprimer dans ton c&oelig;ur, ton amant.</p>
+
+<p>
+Sur ton cou large et rond, sur tes &eacute;paules grasses,<br>
+Ta t&ecirc;te se pavane avec d'&eacute;tranches gr&acirc;ces;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un air placide et triomphant<br>
+Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'IRREPARABLE</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Pouvons-nous &eacute;touffer le vieux, le long Remords,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qui vit, s'agite et se tortille,<br>
+Et se nourrit de nous comme le ver des morts,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme du ch&ecirc;ne la chenille?<br>
+Pouvons-nous &eacute;touffer l'implacable Remords?</p>
+
+<p>
+Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Noierons-nous ce vieil ennemi,<br>
+Destructeur et gourmand comme la courtisane,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Patient comme la fourmi?<br>
+Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane?</p>
+
+<p>
+Dis-le, belle sorci&egrave;re, oh! dis, si tu le sais,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A cet esprit combl&eacute; d'angoisse<br>
+Et pareil au mourant qu'&eacute;crasent les bless&eacute;s,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Que le sabot du cheval froisse,<br>
+Dis-le, belle sorci&egrave;re, oh! dis, si tu le sais,</p>
+
+<p>
+A cet agonisant que le loup d&eacute;j&agrave; flaire<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et que surveille le corbeau,<br>
+A ce soldat bris&eacute;, s'il faut qu'il d&eacute;sesp&egrave;re<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'avoir sa croix et son tombeau;<br>
+Ce pauvre agonisant que le loup d&eacute;j&agrave; flaire!</p>
+
+<p>
+Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Peut-on d&eacute;chirer des t&eacute;n&egrave;bres<br>
+Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sans astres, sans &eacute;clairs fun&egrave;bres?<br>
+Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?</p>
+
+<p>
+L'Esp&eacute;rance qui brille aux carreaux de l'Auberge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Est souill&eacute;e, est morte &agrave; jamais!<br>
+Sans lune et sans rayons trouver o&ugrave; l'on h&eacute;berge<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Les martyrs d'un chemin mauvais!<br>
+Le Diable a tout &eacute;teint aux carreaux de l'Auberge!</p>
+
+<p>
+Adorable sorci&egrave;re, aimes-tu les damn&eacute;s!<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dis, connais-tu l'irr&eacute;missible?<br>
+Connais-tu le Remords, aux traits empoisonn&eacute;s,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A qui notre c&oelig;ur sert de cible?<br>
+Adorable sorci&egrave;re, aimes-tu les damn&eacute;s?</p>
+
+<p>
+L'irr&eacute;parable ronge avec sa dent maudite<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Notre &acirc;me, piteux monument,<br>
+Et souvent il attaque, ainsi que le termite,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Par la base le b&acirc;timent.<br>
+L'irr&eacute;parable ronge avec sa dent maudite!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+J'ai vu parfois, au fond d'un th&eacute;&acirc;tre banal<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qu'enflammait l'orchestre sonore,<br>
+Une f&eacute;e allumer dans un ciel infernal<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Une miraculeuse aurore;<br>
+J'ai vu parfois au fond d'un th&eacute;&acirc;tre banal</p>
+
+<p>
+Un &ecirc;tre qui n'&eacute;tait que lumi&egrave;re, or et gaze,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Terrasser l'&eacute;norme Satan<br>
+Mais mon c&oelig;ur, que jamais ne visite l'extase<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Est un th&eacute;&acirc;tre o&ugrave; l'on attend<br>
+Toujours, toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CAUSERIE</h2>
+
+
+<p>
+Vous &ecirc;tes un beau ciel d'automne, clair et rose!<br>
+Mais la tristesse en moi monte comme la mer,<br>
+Et laisse, en refluant, sur ma l&egrave;vre morose<br>
+Le souvenir cuisant de son limon amer.</p>
+
+<p>
+--Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se p&acirc;me;<br>
+Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccag&eacute;<br>
+Par la griffe et la dent f&eacute;roce de la femme.<br>
+Ne cherchez plus mon c&oelig;ur; les b&ecirc;tes l'ont mang&eacute;.</p>
+
+<p>
+Mon c&oelig;ur est un palais fl&eacute;tri par la cohue;<br>
+On s'y so&ucirc;le, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux.<br>
+--Un parfum nage autour de votre gorge nue!...</p>
+
+<p>
+O Beaut&eacute;, dur fl&eacute;au des &acirc;mes! tu le veux!<br>
+Avec tes yeux de feu, brillants comme des f&ecirc;tes!<br>
+Calcine ces lambeaux qu'ont &eacute;pargn&eacute;s les b&ecirc;tes!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CHANT D'AUTOMNE</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Bient&ocirc;t nous plongerons dans les froides t&eacute;n&egrave;bres;<br>
+Adieu, vive clart&eacute; de nos &eacute;t&eacute;s trop courts!<br>
+J'entends d&eacute;j&agrave; tomber avec des chocs fun&egrave;bres<br>
+Le bois retentissant sur le pav&eacute; des cours.</p>
+
+<p>
+Tout l'hiver va rentrer dans mon &ecirc;tre: col&egrave;re,<br>
+Haine, frissons, horreur, labeur dur et forc&eacute;,<br>
+Et, comme le soleil dans son enfer polaire.<br>
+Mon c&oelig;ur ne sera plus qu'un bloc rouge et glac&eacute;.</p>
+
+<p>
+J'&eacute;coute en fr&eacute;missant chaque b&ucirc;che qui tombe;<br>
+L'&eacute;chafaud qu'on b&acirc;tit n'a pas d'&eacute;cho plus sourd.<br>
+Mon esprit est pareil &agrave; la tour qui succombe<br>
+Sous les coups du b&eacute;lier infatigable et lourd.</p>
+
+<p>
+Il me semble, berc&eacute; par ce choc monotone,<br>
+Qu'on cloue en grande h&acirc;te un cercueil quelque part...<br>
+Pour qui?--C'&eacute;tait hier l'&eacute;t&eacute;; voici l'automne!<br>
+Ce bruit myst&eacute;rieux sonne comme un d&eacute;part.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+J'aime de vos longs yeux la lumi&egrave;re verd&acirc;tre,<br>
+Douce beaut&eacute;, mais tout aujourd'hui m'est amer,<br>
+Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'&acirc;tre,<br>
+Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.</p>
+
+<p>
+Et pourtant aimez-moi, tendre c&oelig;ur! soyez m&egrave;re<br>
+M&ecirc;me pour un ingrat, m&ecirc;me pour un m&eacute;chant;<br>
+Amante ou s&oelig;ur, soyez la douceur &eacute;ph&eacute;m&egrave;re<br>
+D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.</p>
+
+<p>
+Courte t&acirc;che! La tombe attend; elle est avide!<br>
+Ah! laissez-moi, mon front pos&eacute; sur vos genoux,<br>
+Go&ucirc;ter, en regrettant l'&eacute;t&eacute; blanc et torride,<br>
+De l'arri&egrave;re-saison le rayon jaune et doux!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+CHANSON D'APRES-MIDI</h2>
+
+
+<p>
+Quoique tes sourcils m&eacute;chants<br>
+Te donnent un air &eacute;trange<br>
+Qui n'est pas celui d'un ange,<br>
+Sorci&egrave;re aux yeux all&eacute;chants,</p>
+
+<p>
+Je t'adore, &ocirc; ma frivole,<br>
+Ma terrible passion!<br>
+Avec la d&eacute;votion<br>
+Du pr&ecirc;tre pour son idole.</p>
+
+<p>
+Le d&eacute;sert et la for&ecirc;t<br>
+Embaument tes tresses rudes,<br>
+Ta t&ecirc;te a les attitudes<br>
+De l'&eacute;nigme et du secret.</p>
+
+<p>
+Sur ta chair le parfum r&ocirc;de<br>
+Comme autour d'un encensoir;<br>
+Tu charmes comme le soir,<br>
+Nymphe t&eacute;n&eacute;breuse et chaude.</p>
+
+<p>
+Ah! les philtres les plus forts<br>
+Ne valent pas ta paresse,<br>
+Et tu connais la caresse<br>
+Qui fait revivre les morts!</p>
+
+<p>
+Tes hanches sont amoureuses<br>
+De ton dos et de tes seins,<br>
+Et tu ravis les coussins<br>
+Par tes poses langoureuses.</p>
+
+<p>
+Quelquefois pour apaiser<br>
+Ta rage myst&eacute;rieuse,<br>
+Tu prodigues, s&eacute;rieuse,<br>
+La morsure et le baiser;</p>
+
+<p>
+Tu me d&eacute;chires, ma brune,<br>
+Avec un rire moqueur,<br>
+Et puis tu mets sur mon c&oelig;ur<br>
+Ton &oelig;il doux comme la lune.</p>
+
+<p>
+Sous tes souliers de satin,<br>
+Sous tes charmants pieds de soie,<br>
+Moi, je mets ma grande joie,<br>
+Mon g&eacute;nie et mon destin,</p>
+
+<p>
+Mon &acirc;me par toi gu&eacute;rie,<br>
+Par toi, lumi&egrave;re et couleur!<br>
+Explosion de chaleur<br>
+Dans ma noire Sib&eacute;rie!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SISINA</h2>
+
+
+<p>
+Imaginez Diane en galant &eacute;quipage,<br>
+Parcourant les for&ecirc;ts ou battant les halliers,<br>
+Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage,<br>
+Superbe et d&eacute;fiant les meilleurs cavaliers!</p>
+
+<p>
+Avez-vous vu Th&eacute;roigne, amante du carnage,<br>
+Excitant &agrave; l'assaut un peuple sans souliers,<br>
+La joue et l'&oelig;il en feu, jouant son personnage,<br>
+Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?</p>
+
+<p>
+Telle la Sisina! Mais la douce guerri&egrave;re<br>
+A l'&acirc;me charitable autant que meurtri&egrave;re,<br>
+Son courage, affol&eacute; de poudre et de tambours,</p>
+
+<p>
+Devant les suppliants sait mettre bas les armes,<br>
+Et son c&oelig;ur, ravag&eacute; par la flamme, a toujours,<br>
+Pour qui s'en montre digne, un r&eacute;servoir de larmes.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A UNE DAME CREOLE</h2>
+
+
+<p>
+Au pays parfum&eacute; que le soleil caresse,<br>
+J'ai connu sous un dais d'arbres tout empourpr&eacute;s<br>
+Et de palmiers, d'o&ugrave; pleut sur les yeux la paresse,<br>
+Une dame cr&eacute;ole aux charmes ignor&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Son teint est p&acirc;le et chaud; la brune enchanteresse<br>
+A dans le col des airs noblement mani&eacute;r&eacute;s;<br>
+Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,<br>
+Son sourire est tranquille et ses yeux assur&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,<br>
+Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,<br>
+Belle digne d'orner les antiques manoirs,</p>
+
+<p>
+Vous feriez, &agrave; l'abri des ombreuses retraites,<br>
+Germer mille sonnets dans le c&oelig;ur des po&egrave;tes,<br>
+Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE REVENANT</h2>
+
+
+<p>
+Comme les anges &agrave; l'&oelig;il fauve,<br>
+Je reviendrai dans ton alc&ocirc;ve<br>
+Et vers toi glisserai sans bruit<br>
+Avec les ombres de la nuit;</p>
+
+<p>
+Et je te donnerai, ma brune,<br>
+Des baisers froids comme la lune<br>
+Et des caresses de serpent<br>
+Autour d'une fosse rampant.</p>
+
+<p>
+Quand viendra le matin livide,<br>
+Tu trouveras ma place vide,<br>
+O&ugrave; jusqu'au soir il fera froid.</p>
+
+<p>
+Comme d'autres par la tendresse,<br>
+Sur ta vie et sur ta jeunesse,<br>
+Moi, je veux r&eacute;gner par l'effroi!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SONNET D'AUTOMNE</h2>
+
+
+<p>
+Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal:<br>
+&laquo; Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon m&eacute;rite? &raquo;<br>
+--Sois charmante et tais-toi! Mon c&oelig;ur, que tout irrite,<br>
+Except&eacute; la candeur de l'antique animal,</p>
+
+<p>
+Ne veut pas te montrer son secret infernal,<br>
+Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite,<br>
+Ni sa noire l&eacute;gende avec la flamme &eacute;crite.<br>
+Je hais la passion et l'esprit me fait mal!</p>
+
+<p>
+Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa gu&eacute;rite,<br>
+T&eacute;n&eacute;breux, embusqu&eacute;, bande son arc fatal.<br>
+Je connais les engins de son vieil arsenal:</p>
+
+<p>
+Crime, horreur et folie!--O p&acirc;le marguerite!<br>
+Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,<br>
+O ma si blanche, &ocirc; ma si froide Marguerite?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+TRISTESSE DE LA LUNE</h2>
+
+
+<p>
+Ce soir, la lune r&ecirc;ve avec plus de paresse;<br>
+Ainsi qu'une beaut&eacute;, sur de nombreux coussins,<br>
+Qui d'une main distraite et l&eacute;g&egrave;re caresse,<br>
+Avant de s'endormir, le contour de ses seins,</p>
+
+<p>
+Sur le dos satin&eacute; des molles avalanches,<br>
+Mourante, elle se livre aux longues p&acirc;moisons,<br>
+Et prom&egrave;ne ses yeux sur les visions blanches<br>
+Qui montent dans l'azur comme des floraisons.</p>
+
+<p>
+Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,<br>
+Elle laisse filer une larme furtive,<br>
+Un po&egrave;te pieux, ennemi du sommeil,</p>
+
+<p>
+Dans le creux de sa main prend cette larme p&acirc;le,<br>
+Aux reflets iris&eacute;s comme un fragment d'opale,<br>
+Et la met dans son c&oelig;ur loin des yeux du soleil.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES CHATS</h2>
+
+
+<p>
+Les amoureux fervents et les savants aust&egrave;res<br>
+Aiment &eacute;galement dans leur m&ucirc;re saison,<br>
+Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,<br>
+Qui comme eux sont frileux et comme eux s&eacute;dentaires.</p>
+
+<p>
+Amis de la science et de la volupt&eacute;,<br>
+Ils cherchent le silence et l'horreur des t&eacute;n&egrave;bres;<br>
+L'Er&egrave;be les e&ucirc;t pris pour ses coursiers fun&egrave;bres,<br>
+S'ils pouvaient au servage incliner leur fiert&eacute;.</p>
+
+<p>
+Ils prennent en songeant les nobles attitudes<br>
+Des grands sphinx allong&eacute;s au fond des solitudes,<br>
+Qui semblent s'endormir dans un r&ecirc;ve sans fin;</p>
+
+<p>
+Leurs reins f&eacute;conds sont pleins d'&eacute;tincelles magiques,<br>
+Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,<br>
+Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA PIPE</h2>
+
+
+<p>
+Je suis la pipe d'un auteur;<br>
+On voit, &agrave; contempler ma mine<br>
+D'Abyssienne ou de Cafrine,<br>
+Que mon ma&icirc;tre est un grand fumeur.</p>
+
+<p>
+Quand il est combl&eacute; de douleur,<br>
+Je fume comme la chaumine<br>
+O&ugrave; se pr&eacute;pare la cuisine<br>
+Pour le retour du laboureur.</p>
+
+<p>
+J'enlace et je berce son &acirc;me<br>
+Dans le r&eacute;seau mobile et bleu<br>
+Qui monte de ma bouche en feu,</p>
+
+<p>
+Et je roule un puissant dictame<br>
+Qui charme son c&oelig;ur et gu&eacute;rit<br>
+De ses fatigues son esprit.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MUSIQUE</h2>
+
+
+<p>
+La musique souvent me prend comme une mer!<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Vers ma p&acirc;le &eacute;toile,<br>
+Sous un plafond de brume ou dans un vaste &eacute;ther,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Je mets &agrave; la voile;</p>
+
+<p>
+La poitrine en avant et les poumons gonfl&eacute;s<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme de la toile,<br>
+J'escalade le dos des flots amoncel&eacute;s<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Que la nuit me voile;</p>
+
+<p>
+Je sens vibrer en moi toutes les passions<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'un vaisseau qui souffre;<br>
+Le bon vent, la temp&ecirc;te et ses convulsions</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur l'immense gouffre<br>
+Me bercent.--D'autres fois, calme plat, grand mimoir<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De mon d&eacute;sespoir!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT</h2>
+
+
+<p>
+Si par une nuit lourde et sombre<br>
+Un bon chr&eacute;tien, par charit&eacute;,<br>
+Derri&egrave;re quelque vieux d&eacute;combre<br>
+Enterre votre corps vant&eacute;,</p>
+
+<p>
+A l'heure o&ugrave; les chastes &eacute;toiles<br>
+Ferment leurs yeux appesantis,<br>
+L'araign&eacute;e y fera ses toiles,<br>
+Et la vip&egrave;re ses petits;</p>
+
+<p>
+Vous entendrez toute l'ann&eacute;e<br>
+Sur votre t&ecirc;te condamn&eacute;e<br>
+Les cris lamentables des loups</p>
+
+<p>
+Et des sorci&egrave;res fam&eacute;liques,<br>
+Les &eacute;bats des vieillards lubriques<br>
+Et les complots des noirs filous.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE MORT JOYEUX</h2>
+
+
+<p>
+Dans une terre grasse et pleine d'escargots<br>
+Je veux creuser moi-m&ecirc;me une fosse profonde,<br>
+O&ugrave; je puisse &agrave; loisir &eacute;taler mes vieux os<br>
+Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.</p>
+
+<p>
+Je hais les testaments et je hais les tombeaux;<br>
+Plut&ocirc;t que d'implorer une larme du monde,<br>
+Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux<br>
+A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.</p>
+
+<p>
+O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,<br>
+Voyez venir &agrave; vous un mort libre et joyeux;<br>
+Philosophes viveurs, fils de la pourriture,</p>
+
+<p>
+A travers ma ruine allez donc sans remords,<br>
+Et dites-moi s'il est encor quelque torture<br>
+Pour ce vieux corps sans &acirc;me et mort parmi les morts?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA CLOCHE FELEE</h2>
+
+
+<p>
+Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,<br>
+D'&eacute;couter pr&egrave;s du feu qui palpite et qui fume<br>
+Les souvenirs lointains lentement s'&eacute;lever<br>
+Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.</p>
+
+<p>
+Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux<br>
+Qui, malgr&eacute; sa vieillesse, alerte et bien portante,<br>
+Jette fid&egrave;lement son cri religieux,<br>
+Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!</p>
+
+<p>
+Moi, mon &acirc;me est f&ecirc;l&eacute;e, et lorsqu'en ses ennuis<br>
+Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,<br>
+Il arrive souvent que sa voix affaiblie</p>
+
+<p>
+Semble le r&acirc;le &eacute;pais d'un bless&eacute; qu'on oublie<br>
+Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts,<br>
+Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+SPLEEN</h2>
+
+
+<p>
+Pluvi&ocirc;se, irrit&eacute; contre la vie enti&egrave;re,<br>
+De son urne &agrave; grands flots vers un froid t&eacute;n&eacute;breux<br>
+Aux p&acirc;les habitants du voisin cimeti&egrave;re<br>
+Et la mortalit&eacute; sur les faubourgs brumeux.</p>
+
+<p>
+Mon chat sur le carreau cherchant une liti&egrave;re<br>
+Agite sans repos son corps maigre et galeux;<br>
+L'&acirc;me d'un vieux po&egrave;te erre dans la goutti&egrave;re<br>
+Avec la triste voix d'un fant&ocirc;me frileux.</p>
+
+<p>
+Le bourdon se lamente, et la b&ucirc;che enfum&eacute;e<br>
+Accompagne en fausset la pendule enrhum&eacute;e,<br>
+Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,</p>
+
+<p>
+H&eacute;ritage fatal d'une vieille hydropique,<br>
+Le beau valet de c&oelig;ur et la dame de pique<br>
+Causent sinistrement de leurs amours d&eacute;funts.<br>
+J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.</p>
+
+<p>
+Un gros meuble &agrave; tiroirs encombr&eacute; de bilans,<br>
+De vers, de billets doux, de proc&egrave;s, de romances,<br>
+Avec de lourds cheveux roul&eacute;s dans des quittances,<br>
+Cache moins de secrets que mon triste cerveau.<br>
+C'est une pyramide, un immense caveau,<br>
+Qui contient plus de morts que la fosse commune.<br>
+--Je suis un cimeti&egrave;re abhorr&eacute; de la lune,<br>
+O&ugrave; comme des remords se tra&icirc;nent de longs vers<br>
+Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.<br>
+Je suis un vieux boudoir plein de roses fan&eacute;es,<br>
+O&ugrave; g&icirc;t tout un fouillis de modes surann&eacute;es,<br>
+O&ugrave; les pastels plaintifs et les p&acirc;les Boucher,<br>
+Seuls, respirent l'odeur d'un flacon d&eacute;bouch&eacute;.</p>
+
+<p>
+Rien n'&eacute;gale en longueur les boiteuses journ&eacute;es,<br>
+Quand sous les lourds flocons des neigeuses ann&eacute;es<br>
+L'ennui, fruit de la morne incuriosit&eacute;,<br>
+Prend les proportions de l'immortalit&eacute;.<br>
+--D&eacute;sormais tu n'es plus, &ocirc; mati&egrave;re vivante!<br>
+Qu'un granit entour&eacute; d'une vague &eacute;pouvante,<br>
+Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux!<br>
+Un vieux sphinx ignor&eacute; du monde insoucieux,<br>
+Oubli&eacute; sur la carte, et dont l'humeur farouche<br>
+Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.</p>
+
+<p>
+Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,<br>
+Riche, mais impuissant, jeune et pourtant tr&egrave;s vieux,<br>
+Qui, de ses pr&eacute;cepteurs m&eacute;prisant les courbettes,<br>
+S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres b&ecirc;tes.<br>
+Rien ne peut l'&eacute;gayer, ni gibier, ni faucon,<br>
+Ni son peuple mourant en face du balcon,<br>
+Du bouffon favori la grotesque ballade<br>
+Ne distrait plus le front de ce cruel malade;<br>
+Son lit fleurdelis&eacute; se transforme en tombeau,<br>
+Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,<br>
+Ne savent plus trouver d'impudique toilette<br>
+Pour tirer un souris de ce jeune squelette.<br>
+Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu<br>
+De son &ecirc;tre extirper l'&eacute;l&eacute;ment corrompu,<br>
+Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent<br>
+Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,<br>
+Il n'a su r&eacute;chauffer ce cadavre h&eacute;b&eacute;t&eacute;<br>
+O&ugrave; coule au lieu de sang l'eau verte du L&eacute;th&eacute;.</p>
+
+<p>
+Quand le ciel bas et lourd p&egrave;se comme un couvercle<br>
+Sur l'esprit g&eacute;missant en proie aux longs ennuis,<br>
+Et que de l'horizon embrassant tout le cercle<br>
+Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;</p>
+
+<p>
+Quand la terre est chang&eacute;e en un cachot humide,<br>
+O&ugrave; l'Esp&eacute;rance, comme une chauve-souris,<br>
+S'en va battant les murs de son aile timide<br>
+Et se cognant la t&ecirc;te &agrave; des plafonds pourris;</p>
+
+<p>
+Quand la pluie &eacute;talant ses immenses tra&icirc;n&eacute;es<br>
+D'une vaste prison imite les barreaux,<br>
+Et qu'un peuple muet d'inf&acirc;mes araign&eacute;es<br>
+Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,</p>
+
+<p>
+Des cloches tout &agrave; coup sautent avec furie<br>
+Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,<br>
+Ainsi que des esprits errants et sans patrie<br>
+Qui se mettent &agrave; geindre opini&acirc;trement.</p>
+
+<p>
+--Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,<br>
+D&eacute;filent lentement dans mon &acirc;me; l'Espoir,<br>
+Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,<br>
+Sur mon cr&acirc;ne inclin&eacute; plante son drapeau noir.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE GOUT DU NEANT</h2>
+
+
+<p>
+Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,<br>
+L'Espoir, dont l'&eacute;peron attisait ton ardeur,<br>
+Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,<br>
+Vieux cheval dont le pied &agrave; chaque obstacle butte.</p>
+
+<p>
+R&eacute;signe-toi, mon c&oelig;ur; dors ton sommeil de brute.</p>
+
+<p>
+Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,<br>
+L'amour n'a plus de go&ucirc;t, non plus que la dispute;<br>
+Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la fl&ucirc;te!<br>
+Plaisirs, ne tentez plus un c&oelig;ur sombre et boudeur!</p>
+
+<p>
+Le Printemps adorable a perdu son odeur!</p>
+
+<p>
+Et le Temps m'engloutit minute par minute,<br>
+Comme la neige immense un corps pris de roideur;<br>
+Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!<br>
+Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,</p>
+
+<p>
+Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+ALCHIMIE DE LA DOULEUR</h2>
+
+
+<p>
+L'un t'&eacute;claire avec son ardeur<br>
+L'autre en toi met son deuil. Naturel<br>
+Ce qui dit &agrave; l'un: S&eacute;pulture!<br>
+Dit &agrave; l'autre: Vie et splendeur!</p>
+
+<p>
+Herm&egrave;s inconnu qui m'assistes<br>
+Et qui toujours m'intimidas,<br>
+Tu me rends l'&eacute;gal de Midas,<br>
+Le plus triste des alchimistes;</p>
+
+<p>
+Par toi je change l'or en fer<br>
+Et le paradis en enfer;<br>
+Dans le suaire des nuages</p>
+
+<p>
+Je d&eacute;couvre un cadavre cher.<br>
+Et sur les c&eacute;lestes rivages<br>
+Je b&acirc;tis de grands sarcophages.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA PRIERE D'UN PA&Iuml;EN</h2>
+
+
+<p>
+Ah! ne ralentis pas tes flammes;<br>
+R&eacute;chauffe mon c&oelig;ur engourdi,<br>
+Volupt&eacute;, torture des &acirc;mes!<br>
+<i>Diva! supplicem exaudi!</i></p>
+
+<p>
+D&eacute;esse dans l'air r&eacute;pandue,<br>
+Flamme dans notre souterrain!<br>
+Exauce une &acirc;me morfondue,<br>
+Qui te consacre un chant d'airain.</p>
+
+<p>
+Volupt&eacute;, sois toujours ma reine!<br>
+Prends le masque d'une sir&egrave;ne<br>
+Fa&icirc;te de chair et de velours.</p>
+
+<p>
+Ou verse-moi tes sommeils lourds<br>
+Dans le vin informe et mystique,<br>
+Volupt&eacute;, fant&ocirc;me &eacute;lastique!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE COUVERCLE</h2>
+
+
+<p>
+En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre,<br>
+Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,<br>
+Serviteur de J&eacute;sus, courtisan de Cyth&egrave;re,<br>
+Mendiant t&eacute;n&eacute;breux ou Cr&eacute;sus rutilant,</p>
+
+<p>
+Citadin, campagnard, vagabond, s&eacute;dentaire,<br>
+Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,<br>
+Partout l'homme subit la terreur du myst&egrave;re,<br>
+Et ne regarde en haut qu'avec un &oelig;il tremblant.</p>
+
+<p>
+En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'&eacute;touffe,<br>
+Plafond illumin&eacute; pour un op&eacute;ra bouffe<br>
+O&ugrave; chaque histrion foule un sol ensanglant&eacute;,</p>
+
+<p>
+Terreur du libertin, espoir du fol ermite;<br>
+Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite<br>
+O&ugrave; bout l'imperceptible et vaste Humanit&eacute;.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'IMPREVU</h2>
+
+
+<p>
+Harpagon, qui veillait son p&egrave;re agonisant,<br>
+Se dit, r&ecirc;veur, devant ces l&egrave;vres d&eacute;j&agrave; blanches;<br>
+&laquo; Nous avons au grenier un nombre suffisant,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce me semble, de vieilles planches? &raquo;</p>
+
+<p>
+C&eacute;lim&egrave;ne roucoule et dit: &laquo; Mon c&oelig;ur est bon,<br>
+Et naturellement, Dieu m'a faite tr&egrave;s belle. &raquo;<br>
+--Son c&oelig;ur! c&oelig;ur racorni, fum&eacute; comme un jambon,<br>
+Recuit &agrave; la flamme &eacute;ternelle!</p>
+
+<p>
+Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,<br>
+Dit au pauvre, qu'il a noy&eacute; dans les t&eacute;n&egrave;bres:<br>
+&laquo; O&ugrave; donc l'aper&ccedil;ois-tu, ce cr&eacute;ateur du Beau,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ce Redresseur que tu c&eacute;l&egrave;bres? &raquo;</p>
+
+<p>
+Mieux que tous, je connais certains voluptueux<br>
+Qui b&acirc;ille nuit et jour, et se lamente et pleure,<br>
+R&eacute;p&eacute;tant, l'impuissant et le fat: &laquo; Oui, je veux<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Etre vertueux, dans une heure! &raquo;</p>
+
+<p>
+L'horloge, &agrave; son tour, dit &agrave; voix basse: &laquo; Il est m&ucirc;r,<br>
+Le damn&eacute;! J'avertis en vain la chair infecte.<br>
+L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qu'habite et que ronge un insecte! &raquo;</p>
+
+<p>
+Et puis, Quelqu'un para&icirc;t, que tous avaient ni&eacute;,<br>
+Et qui leur dit, railleur et fier: &laquo; Dans mon ciboire,<br>
+Vous avez, que je crois, assez communi&eacute;,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A la joyeuse Messe noire?</p>
+
+<p>
+Chacun de vous m'a fait un temple dans son c&oelig;ur;<br>
+Vous avez, en secret, bais&eacute; ma fesse immonde!<br>
+Reconnaissez Satan &agrave; son rire vainqueur,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Enorme et laid comme le monde!</p>
+
+<p>
+Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,<br>
+Qu'on se moque du ma&icirc;tre, et qu'avec lui l'on triche,<br>
+Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix.<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;D'aller au Ciel et d'&ecirc;tre riche?</p>
+
+<p>
+Il faut que le gibier paye le vieux chasseur<br>
+Qui se morfond longtemps &agrave; l'aff&ucirc;t de la proie.<br>
+Je vais vous emporter &agrave; travers l'&eacute;paisseur,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Compagnons de ma triste joie,</p>
+
+<p>
+A travers l'&eacute;paisseur de la terre et du roc,<br>
+A travers les amas confus de votre cendre,<br>
+Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et qui n'est pas de pierre tendre;</p>
+
+<p>
+Car il fait avec l'universel P&eacute;ch&eacute;,<br>
+Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!<br>
+--Cependant, tout en haut de l'univers juch&eacute;,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Un Ange sonne la victoire</p>
+
+<p>
+De ceux dont le c&oelig;ur dit: &laquo; Que b&eacute;ni soit ton fouet,<br>
+Seigneur! que la douleur, &ocirc; P&egrave;re, soit b&eacute;nie!<br>
+Mon &acirc;me dans tes mains n'est pas un vain jouet,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et ta prudence est infinie. &raquo;</p>
+
+<p>
+Le son de la trompette est si d&eacute;licieux,<br>
+Dans ces soirs solennels de c&eacute;lestes vendanges,<br>
+Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dont elle chante les louanges.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'EXAMEN DE MINUIT</h2>
+
+
+<p>
+La pendule, sonnant minuit,<br>
+Ironiquement nous engage<br>
+A nous rappeler quel usage<br>
+Nous f&icirc;mes du jour qui s'enfuit:<br>
+--Aujourd'hui, date fatidique,<br>
+Vendredi, treize, nous avons,<br>
+Malgr&eacute; tout ce que nous savons,<br>
+Men&eacute; le train d'un h&eacute;r&eacute;tique.</p>
+
+<p>
+Nous avons blasph&eacute;m&eacute; J&eacute;sus,<br>
+Des Dieux le plus incontestable!<br>
+Comme un parasite &agrave; la table<br>
+De quelque monstrueux Cr&eacute;sus,<br>
+Nous avons, pour plaire &agrave; la brute,<br>
+Digne vassale des D&eacute;mons,<br>
+Insult&eacute; ce que nous aimons<br>
+Et flatt&eacute; ce qui nous rebute;</p>
+
+<p>
+Contrist&eacute;, servile bourreau,<br>
+Le faible qu'&agrave; tort on m&eacute;prise;<br>
+Salu&eacute; l'&eacute;norme B&ecirc;tise,<br>
+La B&ecirc;tise au front de taureau;<br>
+Bais&eacute; la stupide Mati&egrave;re<br>
+Avec grande d&eacute;votion,<br>
+Et de la putr&eacute;faction<br>
+B&eacute;ni la blafarde lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Enfin, nous avons, pour noyer<br>
+Le vertige dans le d&eacute;lire,<br>
+Nous, pr&ecirc;tre orgueilleux de la Lyre,<br>
+Dont la gloire est de d&eacute;ployer<br>
+L'ivresse des choses fun&egrave;bres,<br>
+Bu sans soif et mang&eacute; sans faim!...<br>
+--Vite soufflons la lampe, afin<br>
+De nous cacher dans les t&eacute;n&egrave;bres!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+MADRIGAL TRISTE</h2>
+
+
+<p>
+Que m'importe que tu sois sage?<br>
+Sois belle! et sois triste! Les pleurs<br>
+Ajoutent un charme au visage,<br>
+Comme le fleuve au paysage;<br>
+L'orage rajeunit les fleurs.</p>
+
+<p>
+Je t'aime surtout quand la joie<br>
+S'enfuit de ton front terrass&eacute;;<br>
+Quand ton c&oelig;ur dans l'horreur se noie;<br>
+Quand sur ton pr&eacute;sent se d&eacute;ploie<br>
+Le nuage affreux du pass&eacute;.</p>
+
+<p>
+Je t'aime quand ton grand &oelig;il verse<br>
+Une eau chaude comme le sang;<br>
+Quand, malgr&eacute; ma main qui te berce,<br>
+Ton angoisse, trop lourde, perce<br>
+Comme un r&acirc;le d'agonisant.<br>
+J'aspire, volupt&eacute; divine!</p>
+
+<p>
+Hymne profond, d&eacute;licieux!<br>
+Tous les sanglots de ta poitrine,<br>
+Et crois que ton c&oelig;ur s'illumine<br>
+Des perles que versent tes yeux!</p>
+
+<p>
+Je sais que ton c&oelig;ur, qui regorge<br>
+De vieux amours d&eacute;racin&eacute;s,<br>
+Flamboie encor comme une forge,<br>
+Et que tu couves sous ta gorge<br>
+Un peu de l'orgueil des damn&eacute;s;</p>
+
+<p>
+Mais tant, ma ch&egrave;re, que tes r&ecirc;ves<br>
+N'auront pas refl&eacute;t&eacute; l'Enfer,<br>
+Et qu'en un cauchemar sans tr&ecirc;ves,<br>
+Songeant de poisons et de glaives,<br>
+Eprise de poudre et de fer,</p>
+
+<p>
+N'ouvrant &agrave; chacun qu'avec crainte,<br>
+D&eacute;chiffrant le malheur partout,<br>
+Te convulsant quand l'heure tinte,<br>
+Tu n'auras pas senti l'&eacute;treinte<br>
+De l'irr&eacute;sistible D&eacute;go&ucirc;t,</p>
+
+<p>
+Tu ne pourras, esclave reine<br>
+Qui ne m'aimes qu'avec effroi,<br>
+Dans l'horreur de la nuit malsaine<br>
+Me dire, l'&acirc;me de cris pleine:<br>
+&laquo; Je suis ton &eacute;gale, &ocirc; mon Roi! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'AVERTISSEUR</h2>
+
+
+<p>
+Tout homme digne de ce nom<br>
+A dans le c&oelig;ur un Serpent jaune,<br>
+Install&eacute; comme sur un tr&ocirc;ne,<br>
+Qui, s'il dit: &laquo; Je veux! &raquo; r&eacute;pond: &laquo; Non! &raquo;</p>
+
+<p>
+Plonge tes yeux dans les yeux fixes<br>
+Des Satyresses ou des Nixes,<br>
+La Dent dit: &laquo; Pense &agrave; ton devoir! &raquo;</p>
+
+<p>
+Fais des enfants, plante des arbres &raquo;.<br>
+Polis des vers, sculpte des marbres,<br>
+La Dent dit: &laquo; Vivras-tu ce soir? &raquo;</p>
+
+<p>
+Quoi qu'il &eacute;bauche ou qu'il esp&egrave;re,<br>
+L'homme ne vit pas un moment<br>
+Sans subir l'avertissement<br>
+De l'insupportable Vip&egrave;re.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A UNE MALABARAISE</h2>
+
+
+<p>
+Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche<br>
+Est large &agrave; faire envie &agrave; la plus belle blanche;<br>
+A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;<br>
+Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair<br>
+Aux pays chauds et bleus o&ugrave; ton Dieu t'a fait na&icirc;tre,<br>
+Ta t&acirc;che est d'allumer la pipe de ton ma&icirc;tre,<br>
+De pourvoir les flacons d'eaux fra&icirc;ches et d'odeurs,<br>
+De chasser loin du lit les moustiques r&ocirc;deurs,<br>
+Et, d&egrave;s que le matin fait chanter les platanes,<br>
+D'acheter au bazar ananas et bananes.<br>
+Tout le jour, o&ugrave; tu veux, tu m&egrave;nes tes pieds nus,<br>
+Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;<br>
+Et quand descend le soir au manteau d'&eacute;carlate,<br>
+Tu poses doucement ton corps sur une natte,<br>
+O&ugrave; tes r&ecirc;ves flottants sont pleins de colibris,<br>
+Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.<br>
+Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,<br>
+Ce pays trop peupl&eacute; que fauche la souffrance,<br>
+Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,<br>
+Faire de grands adieux &agrave; tes chers tamarins?<br>
+Toi, v&ecirc;tue &agrave; moiti&eacute; de mousselines fr&ecirc;les,<br>
+Frissonnante l&agrave;-bas sous la neige et les gr&ecirc;les,<br>
+Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,<br>
+Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,<br>
+Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges<br>
+Et vendre le parfum de tes charmes &eacute;tranges,<br>
+L'&oelig;il pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,<br>
+Des cocotiers absents les fant&ocirc;mes &eacute;pars!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA VOIX</h2>
+
+
+<p>
+Mon berceau s'adossait &agrave; la biblioth&egrave;que,<br>
+Babel sombre, o&ugrave; roman, science, fabliau,<br>
+Tout, la cendre latine et la poussi&egrave;re grecque,<br>
+Se m&ecirc;laient. J'&eacute;tais haut comme un in-folio.<br>
+Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,<br>
+Disait: &laquo; La Terre est un g&acirc;teau plein de douceur;<br>
+Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)<br>
+Te faire un app&eacute;tit d'une &eacute;gale grosseur. &raquo;<br>
+Et l'autre: &laquo; Viens, oh! viens voyager dans les r&ecirc;ves<br>
+Au del&agrave; du possible, au del&agrave; du connu! &raquo;<br>
+Et celle-l&agrave; chantait comme le vent des gr&egrave;ves,<br>
+Fant&ocirc;me vagissant, on ne sait d'o&ugrave; venu,<br>
+Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.<br>
+Je te r&eacute;pondis: &laquo; Oui! douce voix! &raquo; C'est d'alors<br>
+Que date ce qu'on peut, h&eacute;las! nommer ma plaie<br>
+Et ma fatalit&eacute;. Derri&egrave;re les d&eacute;cors<br>
+De l'existence immense, au plus noir de l'ab&icirc;me,<br>
+Je vois distinctement des mondes singuliers,<br>
+Et, de ma clairvoyance extatique victime,<br>
+Je tra&icirc;ne des serpents qui mordent mes souliers.<br>
+Et c'est depuis ce temps que, pareil aux proph&egrave;tes,<br>
+J'aime si tendrement le d&eacute;sert et la mer;<br>
+Que je ris dans les deuils et pleure dans les f&ecirc;tes,<br>
+Et trouve un go&ucirc;t suave au vin le plus amer;<br>
+Que je prends tr&egrave;s souvent les faits pour des mensonges<br>
+Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.<br>
+Mais la Voix me console et dit: &laquo; Garde des songes;<br>
+Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous! &raquo;.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+HYMNE</h2>
+
+
+<p>
+A la tr&egrave;s ch&egrave;re, &agrave; la tr&egrave;s belle<br>
+Qui remplit mon c&oelig;ur de clart&eacute;,<br>
+A l'ange, &agrave; l'idole immortelle,<br>
+Salut en immortalit&eacute;!</p>
+
+<p>
+Elle se r&eacute;pand dans ma vie<br>
+Comme un air impr&eacute;gn&eacute; de sel,<br>
+Et dans mon &acirc;me inassouvie,<br>
+Verse le go&ucirc;t de l'&eacute;ternel.</p>
+
+<p>
+Sachet toujours frais qui parfume<br>
+L'atmosph&egrave;re d'un cher r&eacute;duit,<br>
+Encensoir oubli&eacute; qui fume<br>
+En secret &agrave; travers la nuit,</p>
+
+<p>
+Comment, amour incorruptible,<br>
+T'exprimer avec v&eacute;rit&eacute;?<br>
+Grain de musc qui gis, invisible,<br>
+Au fond de mon &eacute;ternit&eacute;!</p>
+
+<p>
+A l'ange, &agrave; l'idole immortelle,<br>
+A la tr&egrave;s bonne, &agrave; la tr&egrave;s belle<br>
+Qui fait ma joie et ma sant&eacute;,<br>
+Salut en immortalit&eacute;!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE REBELLE</h2>
+
+
+<p>
+Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,<br>
+Du m&eacute;cr&eacute;ant saisit &agrave; plein poing les cheveux,<br>
+Et dit, le secouant: &laquo; Ta conna&icirc;tras la r&egrave;gle!<br>
+(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!</p>
+
+<p>
+Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,<br>
+Le pauvre, le m&eacute;chant, le tortu, l'h&eacute;b&eacute;t&eacute;,<br>
+Pour que tu puisses faire &agrave; J&eacute;sus, quand il passe,<br>
+Un tapis triomphal avec ta charit&eacute;.</p>
+
+<p>
+Tel est l'Amour! Avant que ton c&oelig;ur ne se blase,<br>
+A la gloire de Dieu rallume ton extase;<br>
+C'est la Volupt&eacute; vraie aux durables appas! &raquo;</p>
+
+<p>
+Et l'Ange, ch&acirc;tiant autant, ma foi! qu'il aime,<br>
+De ses poings de g&eacute;ant torture l'anath&egrave;me;<br>
+Mais le damn&eacute; r&eacute;pond toujours; &laquo; Je ne veux pas! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE JET D'EAU</h2>
+
+
+<p>
+Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!<br>
+Reste longtemps sans les rouvrir,<br>
+Dans cette pose nonchalante<br>
+O&ugrave; t'a surprise le plaisir.<br>
+Dans la cour le jet d'eau qui jase<br>
+Et ne se tait ni nuit ni jour,<br>
+Entretient doucement l'extase<br>
+O&ugrave; ce soir m'a plong&eacute; l'amour.</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;La gerbe &eacute;panouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;En mille fleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O&ugrave; Ph&oelig;b&eacute; r&eacute;jouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Met ses couleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tombe comme une pluie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De larges pleurs.</p>
+
+<p>
+Ainsi ton &acirc;me qu'incendie<br>
+L'&eacute;clair br&ucirc;lant des volupt&eacute;s<br>
+S'&eacute;lance, rapide et hardie,<br>
+Vers les vastes cieux enchant&eacute;s.<br>
+Puis, elle s'&eacute;panche, mourante,<br>
+En un flot de triste langueur,<br>
+Qui par une invisible pente<br>
+Descend jusqu'au fond de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;La gerbe &eacute;panouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;En mille fleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O&ugrave; Ph&oelig;b&eacute; r&eacute;jouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Met ses couleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tombe comme une pluie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De larges pleurs.</p>
+
+<p>
+0 toi, que la nuit rend si belle,<br>
+Qu'il m'est doux, pench&eacute; vers tes seins,<br>
+D'&eacute;couter la plainte &eacute;ternelle<br>
+Qui sanglote dans les bassins!<br>
+Lune, eau sonore, nuit b&eacute;nie,<br>
+Arbres qui frissonnez autour,<br>
+Votre pure m&eacute;lancolie<br>
+Est le miroir de mon amour.</p>
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;La gerbe &eacute;panouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;En mille fleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O&ugrave; Ph&oelig;b&eacute; r&eacute;jouie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Met ses couleurs,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tombe comme une pluie<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De larges pleurs.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE</h2>
+
+
+<p>
+Que le Soleil est beau quand tout frais il se l&egrave;ve,<br>
+Comme une explosion nous lan&ccedil;ant son bonjour!<br>
+--Bienheureux celui-l&agrave; qui peut avec amour<br>
+Saluer son coucher plus glorieux qu'un r&ecirc;ve!</p>
+
+<p>
+Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon,<br>
+Se p&acirc;mer sous son &oelig;il comme un c&oelig;ur qui palpite,..<br>
+--Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,<br>
+Pour attraper au moins un oblique rayon!</p>
+
+<p>
+Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;<br>
+L'irr&eacute;sistible Nuit &eacute;tablit son empire,<br>
+Noire, humide, funeste et pleine de frissons;</p>
+
+<p>
+Une odeur de tombeau dans les t&eacute;n&egrave;bres nage,<br>
+Et mon pied peureux froisse, au bord du mar&eacute;cage,<br>
+Des crapauds impr&eacute;vus et de froids lima&ccedil;ons.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE GOUFFRE</h2>
+
+
+<p>
+Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.<br>
+--H&eacute;las! tout est ab&icirc;me,--action, d&eacute;sir, r&ecirc;ve,<br>
+Parole! et sur mon poil qui tout droit se rel&egrave;ve<br>
+Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.</p>
+
+<p>
+En haut, en bas, partout, la profondeur, la gr&egrave;ve,<br>
+Le silence, l'espace affreux et captivant...<br>
+Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant<br>
+Dessine un cauchemar multiforme et sans tr&ecirc;ve.</p>
+
+<p>
+J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou,<br>
+Tout plein de vague horreur, menant on ne sait o&ugrave;;<br>
+Je ne vois qu'infini par toutes les fen&ecirc;tres,</p>
+
+<p>
+Et mon esprit, toujours du vertige hant&eacute;,<br>
+Jalouse du n&eacute;ant l'insensibilit&eacute;.<br>
+--Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES PLAINTES D'UN ICARE</h2>
+
+
+<p>
+Les amants des prostitu&eacute;es<br>
+Sont heureux, dispos et repus;<br>
+Quant &agrave; moi, mes bras sont rompus<br>
+Pour avoir &eacute;treint des nu&eacute;es.</p>
+
+<p>
+C'est gr&acirc;ce aux astres non pareils,<br>
+Qui tout au fond du ciel flamboient,<br>
+Que mes yeux consum&eacute;s ne voient<br>
+Que des souvenirs de soleils.</p>
+
+<p>
+En vain j'ai voulu de l'espace,<br>
+Trouver la fin et le milieu;<br>
+Sous je ne sais quel &oelig;il de feu<br>
+Je sens mon aile qui se casse;</p>
+
+<p>
+Et br&ucirc;l&eacute; par l'amour du beau,<br>
+Je n'aurai pas l'honneur sublime<br>
+De donner mon nom &agrave; l'ab&icirc;me<br>
+Qui me servira de tombeau.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+RECUEILLEMENT</h2>
+
+
+<p>
+Sois sage, &ocirc; ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,<br>
+Tu r&eacute;clamais le Soir; il descend; le voici:<br>
+Une atmosph&egrave;re obscure enveloppe la ville,<br>
+Aux uns portant la paix, aux autres le souci.</p>
+
+<p>
+Pendant que des mortels la multitude vile,<br>
+Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,<br>
+Va cueillir des remords dans la f&ecirc;te servile,<br>
+Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,</p>
+
+<p>
+Loin d'eux. Vois se pencher les d&eacute;funtes Ann&eacute;es,<br>
+Sur les balcons du ciel, en robes surann&eacute;es;<br>
+Surgir du fond des eaux le Regret souriant;</p>
+
+<p>
+Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,<br>
+Et, comme un long linceul tra&icirc;nant &agrave; l'Orient,<br>
+Entends, ma ch&egrave;re, entends la douce Nuit qui marche.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'HEAUTONTIMOROUMENOS</h2>
+
+<p>
+A. J. G. F.</p>
+
+
+<p>
+Je te frapperai sans col&egrave;re<br>
+Et sans haine,--comme un boucher!<br>
+Comme Mo&iuml;se le rocher,<br>
+--Et je ferai de ta paupi&egrave;re,</p>
+
+<p>
+Pour abreuver mon Sahara,<br>
+Jaillir les eaux de la souffrance,<br>
+Mon d&eacute;sir gonfl&eacute; d'esp&eacute;rance<br>
+Sur tes pleurs sal&eacute;s nagera</p>
+
+<p>
+Comme un vaisseau qui prend le large,<br>
+Et dans mon c&oelig;ur qu'ils so&ucirc;leront<br>
+Tes chers sanglots retentiront<br>
+Comme un tambour qui bat la charge!</p>
+
+<p>
+Ne suis-je pas un faux accord<br>
+Dans la divine symphonie,<br>
+Gr&acirc;ce &agrave; la vorace Ironie<br>
+Qui me secoue et qui me mord?</p>
+
+<p>
+Elle est dans ma voix, la criarde!<br>
+C'est tout mon sang, ce poison noir!<br>
+Je suis le sinistre miroir<br>
+O&ugrave; la m&eacute;g&egrave;re se regarde.</p>
+
+<p>
+Je suis la plaie et le couteau!<br>
+Je suis le soufflet et la joue!<br>
+Je suis les membres et la roue,<br>
+Et la victime et le bourreau!</p>
+
+<p>
+Je suis de mon c&oelig;ur le vampire,<br>
+--Un de ces grands abandonn&eacute;s<br>
+Au rire &eacute;ternel condamn&eacute;s,<br>
+Et qui ne peuvent plus sourire!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'IRREMEDIABLE</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Une Id&eacute;e, une Forme, un Etre<br>
+Parti de l'azur et tomb&eacute;<br>
+Dans un Styx bourbeux et plomb&eacute;<br>
+O&ugrave; nul &oelig;il du Ciel ne p&eacute;n&egrave;tre;</p>
+
+<p>
+Un Ange, imprudent voyageur<br>
+Qu'a tent&eacute; l'amour du difforme,<br>
+Au fond d'un cauchemar &eacute;norme<br>
+Se d&eacute;battant comme un nageur,</p>
+
+<p>
+Et luttant, angoisses fun&egrave;bres!<br>
+Contre un gigantesque remous<br>
+Qui va chantant comme les fous<br>
+Et pirouettant dans les t&eacute;n&egrave;bres;</p>
+
+<p>
+Un malheureux ensorcel&eacute;<br>
+Dans ses t&acirc;tonnements futiles,<br>
+Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,<br>
+Cherchant la lumi&egrave;re et la cl&eacute;;</p>
+
+<p>
+Un damn&eacute; descendant sans lampe,<br>
+Au bord d'un gouffre dont l'odeur<br>
+Trahit l'humide profondeur,<br>
+D'&eacute;ternels escaliers sans rampe,</p>
+
+<p>
+O&ugrave; veillent des monstres visqueux<br>
+Dont les larges yeux de phosphore<br>
+Font une nuit plus noire encore<br>
+Et ne rendent visibles qu'eux;</p>
+
+<p>
+Un navire pris dans le p&ocirc;le,<br>
+Comme en un pi&egrave;ge de cristal,<br>
+Cherchant par quel d&eacute;troit fatal<br>
+Il est tomb&eacute; dans cette ge&ocirc;le;</p>
+
+<p>
+--Embl&egrave;mes nets, tableau parfait<br>
+D'une fortune irr&eacute;m&eacute;diable,<br>
+Qui donne &agrave; penser que le Diable<br>
+Fait toujours bien tout ce qu'il fait!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+T&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te sombre et limpide<br>
+Qu'un c&oelig;ur devenu son miroir<br>
+Puits de V&eacute;rit&eacute;, clair et noir,<br>
+O&ugrave; tremble une &eacute;toile livide,</p>
+
+<p>
+Un phare ironique, infernal,<br>
+Flambeau des gr&acirc;ces sataniques,<br>
+Soulagement et gloire uniques,<br>
+--La conscience dans le Mal!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'HORLOGE</h2>
+
+
+<p>
+Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible,<br>
+Dont le doigt nous menace et nous dit: <i>Souviens-toi!</i><br>
+Les bivrantes Douleurs dans ton c&oelig;ur plein d'effroi<br>
+Se planteront bient&ocirc;t comme dans une cible;</p>
+
+<p>
+Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon<br>
+Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;<br>
+Chaque instant te d&eacute;vore un morceau du d&eacute;lice<br>
+A chaque homme accord&eacute; pour toute sa saison.</p>
+
+<p>
+Trois mille six cents fois par heure, la Seconde<br>
+Chuchote: <i>Souviens-toi!</i>--Rapide, avec sa voix<br>
+D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois,<br>
+Et j'ai pomp&eacute; ta vie avec ma trompe immonde!</p>
+
+<p>
+<i>Remember! Souviens-toi!</i> prodigue! <i>Esto memor!</i>
+(Mon gosier de m&eacute;tal parle toutes les langues.)<br>
+Les minutes, mortel fol&acirc;tre, sont des gangues<br>
+Qu'il ne faut pas l&acirc;cher sans en extraire l'or!</p>
+
+<p>
+<i>Souviens-toi</i> que le Temps est un joueur avide
+Qui gagne sans tricher, &agrave; tout coup! c'est la loi.<br>
+Le jour d&eacute;cro&icirc;t; la nuit augmente, <i>souviens-toi!</i><br>
+Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.</p>
+
+<p>
+Tant&ocirc;t sonnera l'heure o&ugrave; le divin Hasard,<br>
+O&ugrave; l'auguste Vertu, ton &eacute;pouse encor vierge,<br>
+O&ugrave; le Repentir m&ecirc;me (oh! la derni&egrave;re auberge!),<br>
+O&ugrave; tout te dira: Meurs, vieux l&acirc;che! il est trop tard! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+TABLEAUX PARISIENS</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE SOLEIL</h2>
+
+
+<p>
+Le long du vieux faubourg, o&ugrave; pendant aux masures<br>
+Les persiennes, abri des secr&egrave;tes luxures,<br>
+Quand le soleil cruel frappe &agrave; traits redoubl&eacute;s<br>
+Sur la ville et les champs, sur les toits et les bl&eacute;s.<br>
+Je vais m'exercer seul &agrave; ma fantasque escrime,<br>
+Flairant dans tous les coins les hasards de la rime.<br>
+Tr&eacute;buchant sur les mots comme sur les pav&eacute;s,<br>
+Heurtant parfois des vers depuis longtemps r&ecirc;v&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Ce p&egrave;re nourricier, ennemi des chloroses,<br>
+Eveille dans les champs les vers comme les roses;<br>
+Il fait s'&eacute;vaporer les soucis vers le ciel,<br>
+Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.<br>
+C'est lui qui rajeunit les porteurs de b&eacute;quilles<br>
+Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,<br>
+Et commande aux moissons de cro&icirc;tre et de m&ucirc;rir<br>
+Dans le c&oelig;ur immortel qui toujours veut fleurir!<br>
+Quand, ainsi qu'un po&egrave;te, il descend dans les villes,<br>
+Il ennoblit le sort des choses les plus viles,<br>
+Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,<br>
+Dans tous les h&ocirc;pitaux et dans tous les palais.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA LUNE OFFENSEE</h2>
+
+
+<p>
+O Lune qu'adoraient discr&egrave;tement nos p&egrave;res,<br>
+Du haut des pays bleus o&ugrave;, radieux s&eacute;rail,<br>
+Les astres vont te suivre en pimpant attirail,<br>
+Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,</p>
+
+<p>
+Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prosp&egrave;res,<br>
+De leur bouche en dormant montrer le frais &eacute;mail?<br>
+Le po&egrave;te buter du front sur son travail?<br>
+O&ugrave; sous les gazons secs s'accoupler les vip&egrave;res?</p>
+
+<p>
+Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin,<br>
+Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin,<br>
+Baiser d'Endymion les gr&acirc;ces surann&eacute;es?</p>
+
+<p>
+&laquo; --Je vois ta m&egrave;re, enfant de ce si&egrave;cle appauvri,<br>
+Qui vers son miroir penche un lourd amas d'ann&eacute;es,<br>
+Et pl&acirc;tre artistement le sein qui t'a nourri! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A UNE MENDIANTE ROUSSE</h2>
+
+
+<p>
+Blanche fille aux cheveux roux,<br>
+Dont ta robe par ses trous<br>
+Laisse voir la pauvret&eacute;<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et la beaut&eacute;,</p>
+
+<p>
+Pour moi, po&egrave;te ch&eacute;tif,<br>
+Ton jeune corps maladif<br>
+Plein de taches de rousseur<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;A sa douceur.</p>
+
+<p>
+Tu portes plus galamment<br>
+Qu'une reine de roman<br>
+Ses cothurnes de velours<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Tes sabots lourds.</p>
+
+<p>
+Au lieu d'un haillon trop court,<br>
+Qu'un superbe habit de cour<br>
+Tra&icirc;ne &agrave; plis bruyants et longs<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur tes talons;</p>
+
+<p>
+Et place de bas trou&eacute;s,<br>
+Que pour les yeux des rou&eacute;s<br>
+Sur ta jambe un poignard d'or<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Reluise encor;</p>
+
+<p>
+Que des n&oelig;uds mal attach&eacute;s<br>
+D&eacute;voilent pour nos p&eacute;ch&eacute;s<br>
+Tes deux beaux seins, radieux<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme des yeux;</p>
+
+<p>
+Que pour te d&eacute;shabiller<br>
+Tes bras se fassent prier<br>
+Et chassent &agrave; coups mutins<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Les doigts lutins;</p>
+
+<p>
+--Perles de la plus belle eau,<br>
+Sonnets de ma&icirc;tre Belleau<br>
+Par tes galants mis aux fers<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sans cesse offerts,</p>
+
+<p>
+Valetaille de rimeurs<br>
+Te d&eacute;diant leurs primeurs<br>
+Et contemplant ton soulier<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sous l'escalier,</p>
+
+<p>
+Maint page &eacute;pris du hasard,<br>
+Maint seigneur et maint Ronsard<br>
+Epieraient pour le d&eacute;duit<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ton frais r&eacute;duit!</p>
+
+<p>
+Tu compterais dans tes lits<br>
+Plus de baisers que de lys<br>
+Et rangerais sous tes lois<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Plus d'un Valois!</p>
+
+<p>
+--Cependant tu vas gueusant<br>
+Quelque vieux d&eacute;bris gisant<br>
+Au seuil de quelque V&eacute;four<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De carrefour;</p>
+
+<p>
+Tu vas lorgnant en dessous<br>
+Des bijoux de vingt-neuf sous<br>
+Dont je ne puis, oh! pardon!<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Te faire don;</p>
+
+<p>
+Va donc, sans autre ornement,<br>
+Parfum, perles, diamant,<br>
+Que ta maigre nudit&eacute;,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;O ma beaut&eacute;!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CYGNE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A VICTOR HUGO</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Andromaque, je pense &agrave; vous!--Ce petit fleuve,<br>
+Pauvre et triste miroir o&ugrave; jadis resplendit<br>
+L'immense majest&eacute; de vos douleurs de veuve,<br>
+Ce Simo&iuml;s menteur qui par vos pleurs grandit,</p>
+
+<p>
+A f&eacute;cond&eacute; soudain ma m&eacute;moire fertile,<br>
+Comme je traversais le nouveau Carrousel.<br>
+--Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville<br>
+Change plus vite, h&eacute;las! que le c&oelig;ur d'un mortel);</p>
+
+<p>
+Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,<br>
+Ces tas de chapiteaux &eacute;bauch&eacute;s et de f&ucirc;ts,<br>
+Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques<br>
+Et, brillant aux carreaux, le bric-&agrave;-brac confus.</p>
+
+<p>
+L&agrave; s'&eacute;talait jadis une m&eacute;nagerie;<br>
+L&agrave; je vis, un matin, &agrave; l'heure o&ugrave; sous les cieux<br>
+Clairs et froids le Travail s'&eacute;veille, o&ugrave; la voirie<br>
+Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,</p>
+
+<p>
+Un cygne qui s'&eacute;tait &eacute;vad&eacute; de sa cage,<br>
+Et, de ses pieds palm&eacute;s frottant le pav&eacute; sec,<br>
+Sur le sol raboteux tra&icirc;nait son grand plumage.<br>
+Pr&egrave;s d'un ruisseau sans eau la b&ecirc;te ouvrant le bec,</p>
+
+<p>
+Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,<br>
+Et disait, le c&oelig;ur plein de son beau lac natal:<br>
+&laquo; Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu,<br>
+Je vois ce malheureux, mythe &eacute;trange et fatal, foudre?</p>
+
+<p>
+Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,<br>
+Vers le ciel ironique et cruellement bleu,<br>
+Sur son cou convulsif tendant sa t&ecirc;te avide,<br>
+Comme s'il adressait des reproches &agrave; Dieu!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+Paris change, mais rien dans ma m&eacute;lancolie<br>
+N'a boug&eacute;! palais neufs, &eacute;chafaudages, blocs,<br>
+Vieux faubourgs, tout pour moi devient all&eacute;gorie,<br>
+Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.</p>
+
+<p>
+Aussi devant ce Louvre une image m'opprime:<br>
+Je pense &agrave; mon grand cygne, avec ses gestes fous,<br>
+Comme les exil&eacute;s, ridicule et sublime,<br>
+Et rong&eacute; d'un d&eacute;sir sans tr&ecirc;ve! et puis &agrave; vous,</p>
+
+<p>
+Andromaque, des bras d'un grand &eacute;poux tomb&eacute;e,<br>
+Vil b&eacute;tail, sous la main du superbe Pyrrhus,<br>
+Aupr&egrave;s d'un tombeau vide en extase courb&eacute;e;<br>
+Veuve d'Hector, h&eacute;las! et femme d'H&eacute;l&eacute;nus!</p>
+
+<p>
+Je pense &agrave; la n&eacute;gresse, amaigrie et phtisique,<br>
+Pi&eacute;tinant dans la boue, et cherchant, l'&oelig;il hagard,<br>
+Les cocotiers absents de la superbe Afrique<br>
+Derri&egrave;re la muraille immense du brouillard;</p>
+
+<p>
+A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve<br>
+Jamais! jamais! &agrave; ceux qui s'abreuvent de pleurs<br>
+Et tettent la Douleur comme une bonne louve!<br>
+Aux maigres orphelins s&eacute;chant comme des fleurs!</p>
+
+<p>
+Ainsi dans la for&ecirc;t o&ugrave; mon esprit s'exile<br>
+Un vieux Souvenir sonne &agrave; plein souffle du cor!<br>
+Je pense aux matelots oubli&eacute;s dans une &icirc;le,<br>
+Aux captifs, aux vaincus!... &agrave; bien d'autres encor!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES SEPT VIEILLARDS</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A VICTOR HUGO</h2>
+
+
+<p>
+Fourmillante cit&eacute;, cit&eacute; pleine de r&ecirc;ves,<br>
+O&ugrave; le spectre en plein jour raccroche le passant!<br>
+Les myst&egrave;res partout coulent comme des s&egrave;ves<br>
+Dans les canaux &eacute;troits du colosse puissant.</p>
+
+<p>
+Un matin, cependant que dans la triste rue<br>
+Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,<br>
+Simulaient les deux quais d'une rivi&egrave;re accrue,<br>
+Et que, d&eacute;cor semblable &agrave; l'&acirc;me de l'acteur,</p>
+
+<p>
+Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,<br>
+Je suivais, roidissant mes nerfs comme un h&eacute;ros<br>
+Et discutant avec mon &acirc;me d&eacute;j&agrave; lasse,<br>
+Le faubourg secou&eacute; par les lourds tombereaux.</p>
+
+<p>
+Tout &agrave; coup, un vieillard dont les guenilles jaunes<br>
+Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,<br>
+Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aum&ocirc;nes,<br>
+Sans la m&eacute;chancet&eacute; qui luisait dans ses yeux,</p>
+
+<p>
+M'apparut. On e&ucirc;t dit sa prunelle tremp&eacute;e<br>
+Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas,<br>
+Et sa barbe &agrave; longs poils, roide comme une &eacute;p&eacute;e,<br>
+Se projetait, pareille &agrave; celle de Judas.</p>
+
+<p>
+Il n'&eacute;tait pas vo&ucirc;t&eacute;, mais cass&eacute;, son &eacute;chine<br>
+Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,<br>
+Si bien que son b&acirc;ton, parachevant sa mine,<br>
+Lui donnait la tournure et le pas maladroit</p>
+
+<p>
+D'un quadrup&egrave;de infirme ou d'un juif &agrave; trois pattes.<br>
+Dans la neige et la boue il allait s'emp&ecirc;trant,<br>
+Comme s'il &eacute;crasait des morts sous ses savates,<br>
+Hostile &agrave; l'univers plut&ocirc;t qu'indiff&eacute;rent.</p>
+
+<p>
+Son pareil le suivait: barbe, &oelig;il, dos, b&acirc;ton, loques,<br>
+Nul trait ne distinguait, du m&ecirc;me enfer venu,<br>
+Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques<br>
+Marchaient du m&ecirc;me pas vers un but inconnu.</p>
+
+<p>
+A quel complot inf&acirc;me &eacute;tais-je donc en butte,<br>
+Ou quel m&eacute;chant hasard ainsi m'humiliait?<br>
+Car je comptai sept fois, de minute en minute,<br>
+Ce sinistre vieillard qui se multipliait!</p>
+
+<p>
+Que celui-l&agrave; qui rit de mon inqui&eacute;tude,<br>
+Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel<br>
+Songe bien que malgr&eacute; tant de d&eacute;cr&eacute;pitude<br>
+Ces sept monstres hideux avaient l'air &eacute;ternel!</p>
+
+<p>
+Aurais-je, sans mourir, contempl&eacute; le huiti&egrave;me,<br>
+Sosie inexorable, ironique et fatal,<br>
+D&eacute;go&ucirc;tant Ph&eacute;nix, fils et p&egrave;re de lui-m&ecirc;me?<br>
+--Mais je tournai le dos au cort&egrave;ge infernal.</p>
+
+<p>
+Exasp&eacute;r&eacute; comme un ivrogne qui voit double,<br>
+Je rentrai, je fermai ma porte, &eacute;pouvant&eacute;,<br>
+Malade et morfondu, l'esprit fi&eacute;vreux et trouble,<br>
+Bless&eacute; par le myst&egrave;re et par l'absurdit&eacute;!</p>
+
+<p>
+Vainement ma raison voulait prendre la barre;<br>
+La temp&ecirc;te en jouant d&eacute;routait ses efforts,<br>
+Et mon &acirc;me dansait, dansait, vieille gabarre<br>
+Sans m&acirc;ts, sur une mer monstrueuse et sans bords!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES PETITES VIEILLES</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A VICTOR HUGO</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Dans les plis sinueux des vieilles capitales,<br>
+O&ugrave; tout, m&ecirc;me l'horreur, tourne aux enchantements,<br>
+Je guette, ob&eacute;issant &agrave; mes humeurs fatales,<br>
+Des &ecirc;tres singuliers, d&eacute;cr&eacute;pits et charmants.</p>
+
+<p>
+Ces monstres disloqu&eacute;s furent jadis des femmes,<br>
+Eponine ou La&iuml;s!--Monstres bris&eacute;s, bossus<br>
+Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des &acirc;mes.<br>
+Sous des jupons trou&eacute;s et sous de froids tissus</p>
+
+<p>
+Ils rampent, flagell&eacute;s par les bises iniques,<br>
+Fr&eacute;missant au fracas roulant des omnibus,<br>
+Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,<br>
+Un petit sac brod&eacute; de fleurs ou de r&eacute;bus;</p>
+
+<p>
+Ils trottent, tout pareils &agrave; des marionnettes;<br>
+Se tra&icirc;nent, comme font les animaux bless&eacute;s,<br>
+Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes<br>
+O&ugrave; se pend un D&eacute;mon sans piti&eacute;! Tout cass&eacute;s</p>
+
+<p>
+Qu'ils sont, ils ont des yeux per&ccedil;ants comme une vrille,<br>
+Luisants comme ces trous o&ugrave; l'eau dort dans la nuit;<br>
+Ils ont les yeux divins de la petite fille<br>
+Qui s'&eacute;tonne et qui rit &agrave; tout ce qui reluit.</p>
+
+<p>
+--Avez-vous observ&eacute; que maints cercueils de vieilles<br>
+Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?<br>
+La Mort savante met dans ces bi&egrave;res pareilles<br>
+Un symbole d'un go&ucirc;t bizarre et captivant,</p>
+
+<p>
+Et lorsque j'entrevois un fant&ocirc;me d&eacute;bile<br>
+Traversant de Paris le fourmillant tableau,<br>
+Il me semble toujours que cet &ecirc;tre fragile<br>
+S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;</p>
+
+<p>
+A moins que, m&eacute;ditant sur la g&eacute;om&eacute;trie,<br>
+Je ne cherche, &agrave; l'aspect de ces membres discords,<br>
+Combien de fois il faut que l'ouvrier varie<br>
+La forme de la bo&icirc;te o&ugrave; l'on met tous ces corps.</p>
+
+<p>
+--Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,<br>
+Des creusets qu'un m&eacute;tal refroidi pailleta...<br>
+Ces yeux myst&eacute;rieux ont d'invincibles charmes<br>
+Pour celui que l'aust&egrave;re Infortune allaita!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+De l'ancien Frascati Vestale &eacute;namour&eacute;e;<br>
+Pr&ecirc;tresse de Thalie, h&eacute;las! dont le souffleur<br>
+D&eacute;funt, seul, sait le nom; c&eacute;l&egrave;bre &eacute;vapor&eacute;e<br>
+Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,</p>
+
+<p>
+Toutes m'enivrent! mais parmi ces &ecirc;tres fr&ecirc;les<br>
+Il en est qui, faisant de la douleur un miel,<br>
+Ont dit au D&eacute;vouement qui leur pr&ecirc;tait ses ailes:<br>
+&laquo; Hippogriffe puissant, m&egrave;ne-moi jusqu'au ciel! &raquo;</p>
+
+<p>
+L'une, par sa patrie au malheur exerc&eacute;e,<br>
+L'autre, que son &eacute;poux surchargea de douleurs,<br>
+L'autre, par son enfant Madone transperc&eacute;e,<br>
+Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+III</h2>
+
+
+<p>
+Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles!<br>
+Une, entre autres, &agrave; l'heure o&ugrave; le soleil tombant<br>
+Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,<br>
+Pensive, s'asseyait &agrave; l'&eacute;cart sur un banc,</p>
+
+<p>
+Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,<br>
+Dont les soldats parfois inondent nos jardins,<br>
+Et qui, dans ces soirs dor o&ugrave; l'on se sent revivre,<br>
+Versent quelque h&eacute;ro&iuml;sme au c&oelig;ur des citadins.</p>
+
+<p>
+Celle-l&agrave; droite encor, fi&egrave;re et sentant la r&egrave;gle,<br>
+Humait avidement ce chant vif et guerrier;<br>
+Son &oelig;il parfois s'ouvrait comme l'&oelig;il d'un vieil aigle;<br>
+Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+IV</h2>
+
+
+<p>
+Telles vous cheminez, sto&iuml;ques et sans plaintes,<br>
+A travers le chaos des vivantes cit&eacute;s,<br>
+M&egrave;res au c&oelig;ur saignant, courtisanes ou saintes,<br>
+Dont autrefois les noms par tous &eacute;taient cit&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Vous qui f&ucirc;tes la gr&acirc;ce ou qui f&ucirc;tes la gloire,<br>
+Nul ne vous reconna&icirc;t! un ivrogne incivil<br>
+Vous insulte en passant d'un amour d&eacute;risoire;<br>
+Sur vos talons gambade un enfant l&acirc;che et vil.</p>
+
+<p>
+Honteuses d'exister, ombres ratatin&eacute;es,<br>
+Peureuses, le dos bas, vous c&ocirc;toyer les murs,<br>
+Et nul ne vous salue, &eacute;tranges destin&eacute;es!<br>
+D&eacute;bris d'humanit&eacute; pour l'&eacute;ternit&eacute; m&ucirc;rs!</p>
+
+<p>
+Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,<br>
+L'&oelig;il inquiet, fix&eacute; sur vos pas incertains,<br>
+Tout comme si j'&eacute;tais votre p&egrave;re, &ocirc; merveille!<br>
+Je go&ucirc;te &agrave; votre insu des plaisirs clandestins:</p>
+
+<p>
+Je vois s'&eacute;panouir vos passions novices;<br>
+Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;<br>
+Mon c&oelig;ur multipli&eacute; jouit de tous vos vices!<br>
+Mon &acirc;me resplendit de toutes vos vertus!</p>
+
+<p>
+Ruines! ma famille! &ocirc; cerveaux cong&eacute;n&egrave;res!<br>
+Je vous fais chaque soir un solennel adieu!<br>
+O&ugrave; serez-vous demain, Eves octog&eacute;naires,<br>
+Sur qui p&egrave;se la griffe effroyable de Dieu?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A UNE PASSANTE</h2>
+
+
+<p>
+La rue assourdissante autour de moi hurlait.<br>
+Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,<br>
+Une femme passa, d'une main fastueuse<br>
+Soulevant, balan&ccedil;ant le feston et l'ourlet;</p>
+
+<p>
+Agile et noble, avec sa jambe de statue.<br>
+Moi, je buvais, crisp&eacute; comme un extravagant,<br>
+Dans son &oelig;il, ciel livide o&ugrave; germe l'ouragan,<br>
+La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.</p>
+
+<p>
+Un &eacute;clair... puis la nuit!--Fugitive beaut&eacute;<br>
+Dont le regard m'a fait soudainement rena&icirc;tre,<br>
+Ne te verrai-je plus que dans l'&eacute;ternit&eacute;?</p>
+
+<p>
+Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! <i>jamais</i> peut-&ecirc;tre!<br>
+Car j'ignore o&ugrave; tu fuis, tu ne sais o&ugrave; je vais,<br>
+O toi que j'eusse aim&eacute;e, &ocirc; toi qui le savais!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE CREPUSCULE DU SOIR</h2>
+
+
+<p>
+Voici le soir charmant, ami du criminel;<br>
+Il vient comme un complice, &agrave; pas de loup; le ciel<br>
+Se ferme lentement comme une grande alc&ocirc;ve,<br>
+Et l'homme impatient se change en b&ecirc;te fauve.</p>
+
+<p>
+O soir, aimable soir, d&eacute;sir&eacute; par celui<br>
+Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui<br>
+Nous avons travaill&eacute;!--C'est le soir qui soulage<br>
+Les esprits que d&eacute;vore une douleur sauvage,<br>
+Le savant obstin&eacute; dont le front s'alourdit,<br>
+Et l'ouvrier courb&eacute; qui regagne son lit.</p>
+
+<p>
+Cependant des d&eacute;mons malsains dans l'atmosph&egrave;re<br>
+S'&eacute;veillent lourdement, comme des gens d'affaire,<br>
+Et cognent en volant les volets et l'auvent.<br>
+A travers les lueurs que tourmente le vent<br>
+La Prostitution s'allume dans les rues;<br>
+Comme une fourmili&egrave;re elle ouvre ses issues;</p>
+
+<p>
+Partout elle se fraye un occulte chemin,<br>
+Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;<br>
+Elle remue au sein de la cit&eacute; de fange<br>
+Comme un ver qui d&eacute;robe &agrave; l'Homme ce qu'il mange.<br>
+On entend &ccedil;a et l&agrave; les cuisines siffler,<br>
+Les th&eacute;&acirc;tres glapir, les orchestres ronfler;<br>
+Les tables d'h&ocirc;te, dont le jeu fait les d&eacute;lices,<br>
+S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,<br>
+Et les voleurs, qui n'ont ni tr&ecirc;ve ni merci,<br>
+Vont bient&ocirc;t commencer leur travail, eux aussi,<br>
+Et forcer doucement les portes et les caisses<br>
+Pour vivre quelques jours et v&ecirc;tir leurs ma&icirc;tresses.</p>
+
+<p>
+Recueille-toi, mon &acirc;me, en ce grave moment,<br>
+Et ferme ton oreille &agrave; ce rugissement.<br>
+C'est l'heure o&ugrave; les douleurs des malades s'aigrissent!<br>
+La sombre Nuit les prend &agrave; la gorge; ils finissent<br>
+Leur destin&eacute;e et vont vers le gouffre commun;<br>
+L'h&ocirc;pital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un<br>
+Ne viendra plus chercher la soupe parfum&eacute;e,<br>
+Au coin du feu, le soir, aupr&egrave;s d'une &acirc;me aim&eacute;e.</p>
+
+<p>
+Encore la plupart n'ont-ils jamais connu<br>
+La douceur du foyer et n'ont jamais v&eacute;cu!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE JEU</h2>
+
+
+<p>
+Dans des fauteuils fan&eacute;s des courtisanes vieilles,<br>
+P&acirc;les, le sourcil peint, l'&oelig;il c&acirc;lin et fatal,<br>
+Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles<br>
+Tomber un cliquetis de pierre et de m&eacute;tal;</p>
+
+<p>
+Autour des verts tapis des visages sans l&egrave;vre,<br>
+Des l&egrave;vres sans couleur, des m&acirc;choires sans dent,<br>
+Et des doigts convuls&eacute;s d'une infernale fi&egrave;vre,<br>
+Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;</p>
+
+<p>
+Sous de sales plafonds un rang de p&acirc;les lustres<br>
+Et d'&eacute;normes quinquets projetant leurs lueurs<br>
+Sur des fronts t&eacute;n&eacute;breux de po&egrave;tes illustres<br>
+Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs:</p>
+
+<p>
+--Voil&agrave; le noir tableau qu'en un r&ecirc;ve nocturne<br>
+Je vis se d&eacute;rouler sous mon &oelig;il clairvoyant,<br>
+Moi-m&ecirc;me, dans un coin de l'antre taciturne,<br>
+Je me vis accoud&eacute;, froid, muet, enviant,</p>
+
+<p>
+Enviant de ces gens la passion tenace,<br>
+De ces vieilles putains la fun&egrave;bre ga&icirc;t&eacute;,<br>
+Et tous gaillardement trafiquant &agrave; ma face,<br>
+L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beaut&eacute;!</p>
+
+<p>
+Et mon c&oelig;ur s'effraya d'envier maint pauvre homme<br>
+Courant avec ferveur &agrave; l'ab&icirc;me b&eacute;ant,<br>
+Et qui, so&ucirc;l de son sang, pr&eacute;f&eacute;rerait en somme<br>
+La douleur &agrave; la mort et l'enfer au n&eacute;ant!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+DANSE MACABRE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A ERNEST CHRISTOPHE</h2>
+
+
+<p>
+Fi&egrave;re, autant qu'un vivant, de sa noble stature,<br>
+Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,<br>
+Elle a la nonchalance et la d&eacute;sinvolture<br>
+D'une coquette maigre aux airs extravagants.</p>
+
+<p>
+Vit-on jamais au bal une taille plus mince?<br>
+Sa robe exag&eacute;r&eacute;e, en sa royale ampleur,<br>
+S'&eacute;croule abondamment sur un pied sec que pince<br>
+Un soulier pomponn&eacute;, joli comme une fleur.</p>
+
+<p>
+La ruche qui se joue au bord des clavicules,<br>
+Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,<br>
+D&eacute;fend pudiquement des lazzi ridicules<br>
+Les fun&egrave;bres appas qu'elle tient &agrave; cacher.</p>
+
+<p>
+Ses yeux profonds sont faits de vide et de t&eacute;n&egrave;bres<br>
+Et son cr&acirc;ne, de fleurs artistement coiff&eacute;,<br>
+Oscille mollement sur ses fr&ecirc;les vert&egrave;bres.<br>
+--O charme d'un n&eacute;ant follement attif&eacute;!</p>
+
+<p>
+Aucuns t'appelleront une caricature,<br>
+Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,<br>
+L'&eacute;l&eacute;gance sans nom de l'humaine armature.<br>
+Tu r&eacute;ponds, grand squelette, &agrave; mon go&ucirc;t le plus cher!</p>
+
+<p>
+Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,<br>
+La f&ecirc;te de la Vie? ou quelque vieux d&eacute;sir,<br>
+Eperonnant encor ta vivante carcasse,<br>
+Te pousse-t-il, cr&eacute;dule, au sabbat du Plaisir?</p>
+
+<p>
+Au chant des violons, aux flammes des bougies,<br>
+Esp&egrave;res-tu chasser ton cauchemar moqueur,<br>
+Et viens-tu demander au torrent des orgies<br>
+De refra&icirc;chir l'enfer allum&eacute; dans ton c&oelig;ur?</p>
+
+<p>
+In&eacute;puisable puits de sottise et de fautes!<br>
+De l'antique douleur &eacute;ternel alambic!<br>
+A travers le treillis recourb&eacute; de tes c&ocirc;tes<br>
+Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.</p>
+
+<p>
+Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie<br>
+Ne trouve pas un prix digne de ses efforts:<br>
+Qui, de ces c&oelig;urs mortels, entend la raillerie?<br>
+Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts.</p>
+
+<p>
+Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pens&eacute;es,<br>
+Exalte le vertige, et les danseurs prudents<br>
+Ne contempleront pas sans d'am&egrave;res naus&eacute;es<br>
+Le sourire &eacute;ternel de tes trente-deux dents.</p>
+
+<p>
+Pourtant, qui n'a serr&eacute; dans ses bras un squelette,<br>
+Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?<br>
+Qu'import&eacute; le parfum, l'habit ou la toilette?<br>
+Qui fait le d&eacute;go&ucirc;t&eacute; montre qu'il se croit beau.</p>
+
+<p>
+Bayad&egrave;re sans nez, irr&eacute;sistible gouge,<br>
+Dis donc &agrave; ces danseurs qui font les offusqu&eacute;s:<br>
+&laquo; Fiers mignons, malgr&eacute; l'art des poudres et du rouge,<br>
+Vous sentez tous la mort! O squelettes musqu&eacute;s,</p>
+
+<p>
+Antino&uuml;s fl&eacute;tris, dandys &agrave; face glabre,<br>
+Cadavres verniss&eacute;s, lovelaces chenus,<br>
+Le branle universel de la danse macabre<br>
+Vous entra&icirc;ne en des lieux qui ne sont pas connus!</p>
+
+<p>
+Des quais froids de la Seine aux bords br&ucirc;lants du Gange,<br>
+Le troupeau mortel saute et se p&acirc;me, sans voir<br>
+Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange<br>
+Sinistrement b&eacute;ante ainsi qu'un tromblon noir.</p>
+
+<p>
+En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire<br>
+En tes contorsions, risible Humanit&eacute;,<br>
+Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,<br>
+M&ecirc;le son ironie &agrave; ton insanit&eacute;! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'AMOUR DU MENSONGE</h2>
+
+
+<p>
+Quand je te vois passer, &ocirc; ma ch&egrave;re indolente,<br>
+Au chant des instruments qui se brise au plafond,<br>
+Suspendant ton allure harmonieuse et lente,<br>
+Et promenant l'ennui de ton regard profond;</p>
+
+<p>
+Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,<br>
+Ton front p&acirc;le, embelli par un morbide attrait,<br>
+O&ugrave; les torches du soir allument une aurore,<br>
+Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,</p>
+
+<p>
+Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fra&icirc;che!<br>
+Le souvenir massif, royale et lourde tour,<br>
+La couronne, et son c&oelig;ur, meurtri comme une p&ecirc;che,<br>
+Est m&ucirc;r, comme son corps, pour le savant amour.</p>
+
+<p>
+Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines?<br>
+Es-tu vase fun&egrave;bre attendant quelques pleurs,<br>
+Parfum qui fait r&ecirc;ver aux oasis lointaines,<br>
+Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?</p>
+
+<p>
+Je sais qu'il est des yeux, des plus m&eacute;lancoliques,<br>
+Qui ne rec&egrave;lent point de secrets pr&eacute;cieux;<br>
+Beaux &eacute;crins sans joyaux, m&eacute;daillons sans reliques,<br>
+Plus vides, plus profonds que vous-m&ecirc;mes, &ocirc; Cieux!</p>
+
+<p>
+Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,<br>
+Pour r&eacute;jouir un c&oelig;ur qui fuit la v&eacute;rit&eacute;?<br>
+Qu'importe ta b&ecirc;tise ou ton indiff&eacute;rence?<br>
+Masque ou d&eacute;cor, salut! J'adore ta beaut&eacute;.</p>
+
+<p>
+Je n'ai pas oubli&eacute;, voisine de la ville,<br>
+Notre blanche maison, petite mais tranquille,<br>
+Sa Pomone de pl&acirc;tre et sa vieille V&eacute;nus<br>
+Dans un bosquet ch&eacute;tif cachant leurs membres nus;<br>
+Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,<br>
+Qui, derri&egrave;re la vitre o&ugrave; se brisait sa gerbe,<br>
+Semblait, grand &oelig;il ouvert dans le ciel curieux,<br>
+Contempler nos d&icirc;ners longs et silencieux,<br>
+R&eacute;pandant largement ses beaux reflets de cierge<br>
+Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.</p>
+
+<p>
+La servante au grand c&oelig;ur dont vous &eacute;tiez jalouse,<br>
+Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,<br>
+Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.<br>
+Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,<br>
+Et quand Octobre souffle, &eacute;mondeur des vieux arbres,<br>
+Son vent m&eacute;lancolique &agrave;, l'entour de leurs marbres,<br>
+Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,<br>
+De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,<br>
+Tandis que, d&eacute;vor&eacute;s de noires songeries,<br>
+Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,<br>
+Vieux squelettes gel&eacute;s travaill&eacute;s par le ver,<br>
+Ils sentent s'&eacute;goutter les neiges de l'hiver<br>
+Et le si&egrave;cle couler, sans qu'amis ni famille<br>
+Remplacent les lambeaux qui pendent &agrave; leur grille.</p>
+
+<p>
+Lorsque la b&ucirc;che siffle et chante, si le soir,<br>
+Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,<br>
+Si, par une nuit bleue et froide de d&eacute;cembre,<br>
+Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,<br>
+Grave, et venant du fond de son lit &eacute;ternel<br>
+Couver l'enfant grandi de son &oelig;il maternel,<br>
+Que pourrais-je r&eacute;pondre &agrave; cette &acirc;me pieuse<br>
+Voyant tomber des pleurs de sa paupi&egrave;re creuse?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+BRUMES ET PLUIES</h2>
+
+
+<p>
+O fins d'automne, hivers, printemps tremp&eacute;s de boue,<br>
+Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue<br>
+D'envelopper ainsi mon c&oelig;ur et mon cerveau<br>
+D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.</p>
+
+<p>
+Dans cette grande plaine o&ugrave; l'autan froid se joue,<br>
+O&ugrave; par les longues nuits la girouette s'enroue,<br>
+Mon &acirc;me mieux qu'au temps du ti&egrave;de renouveau<br>
+Ouvrira largement ses ailes de corbeau.</p>
+
+<p>
+Rien n'est plus doux au c&oelig;ur plein de choses fun&egrave;bres,<br>
+Et sur qui d&egrave;s longtemps descendent les frimas,<br>
+O blafardes saisons, reines de nos climats!</p>
+
+<p>
+Que l'aspect permanent de vos p&acirc;les t&eacute;n&egrave;bres,<br>
+--Si ce n'est par un soir sans lune, deux &agrave; deux,<br>
+D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+L'AME DU VIN</h2>
+
+
+<p>
+Un soir, l'&acirc;me du vin chantait dans les bouteilles:<br>
+&laquo; Homme, vers toi je pousse, &ocirc; cher d&eacute;sh&eacute;rit&eacute;,<br>
+Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,<br>
+Un chant plein de lumi&egrave;re et de fraternit&eacute;!</p>
+
+<p>
+Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,<br>
+De peine, de sueur et de soleil cuisant<br>
+Pour engendrer ma vie et pour me donner l'&acirc;me;<br>
+Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,</p>
+
+<p>
+Car j'&eacute;prouve une joie immense quand je tombe<br>
+Dans le gosier d'un homme us&eacute; par ses travaux,<br>
+Et sa chaude poitrine est une douce tombe<br>
+O&ugrave; je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.</p>
+
+<p>
+Entends-tu retentir les refrains des dimanches<br>
+Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?<br>
+Les coudes sur la table et retroussant tes manches,<br>
+Tu me glorifieras et tu seras content:</p>
+
+<p>
+J'allumerai les yeux de ta femme ravie;<br>
+A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs<br>
+Et serai pour ce fr&ecirc;le athl&egrave;te de la vie<br>
+L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.</p>
+
+<p>
+En toi je tomberai, v&eacute;g&eacute;tale ambroisie,<br>
+Grain pr&eacute;cieux jet&eacute; par l'&eacute;ternel Semeur,<br>
+Pour que de notre amour naisse la po&eacute;sie<br>
+Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! &raquo;</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN DES CHIFFONNIERS</h2>
+
+
+<p>
+Souvent, &agrave; la clart&eacute; rouge d'un r&eacute;verb&egrave;re<br>
+Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre.<br>
+Au c&oelig;ur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,<br>
+O&ugrave; l'humanit&eacute; grouille en ferments orageux,</p>
+
+<p>
+On voit un chiffonnier qui vient, hochant la t&ecirc;te,<br>
+Buttant, et se cognant aux murs comme un po&egrave;te,<br>
+Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,<br>
+Epanche tout son c&oelig;ur en glorieux projets.</p>
+
+<p>
+Il pr&ecirc;te des serments, dicte des lois sublimes,<br>
+Terrasse les m&eacute;chants, rel&egrave;ve les victimes,<br>
+Et sous le firmament comme un dais suspendu<br>
+S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.</p>
+
+<p>
+Oui, ces gens harcel&eacute;s de chagrins de m&eacute;nage,<br>
+Moulus par le travail et tourment&eacute;s par l'&acirc;ge,<br>
+Ereint&eacute;s et pliant sous un tas de d&eacute;bris,<br>
+Vomissement confus de l'&eacute;norme Paris,</p>
+
+<p>
+Reviennent, parfum&eacute;s d'une odeur de futailles,<br>
+Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,<br>
+Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux!<br>
+Les banni&egrave;res, les fleurs et les arcs triomphaux</p>
+
+<p>
+Se dressent devant eux, solennelle magie!<br>
+Et dans l'&eacute;tourdissante et lumineuse orgie<br>
+Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,<br>
+Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!</p>
+
+<p>
+C'est ainsi qu'&agrave; travers l'Humanit&eacute; frivole<br>
+Le vin roule de l'or, &eacute;blouissant Pactole;<br>
+Par le gosier de l'homme il chante ses exploits<br>
+Et r&egrave;gne par ses dons ainsi que les vrais rois.</p>
+
+<p>
+Pour noyer la ranc&oelig;ur et bercer l'indolence<br>
+De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,<br>
+Dieu, touch&eacute; de remords, avait fait le sommeil;<br>
+L'Homme ajouta le Vin, fils sacr&eacute; du Soleil!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN DE L'ASSASSIN</h2>
+
+
+<p>
+Ma femme est morte, je suis libre!<br>
+Je puis donc boire tout mon so&ucirc;l.<br>
+Lorsque je rentrais sans un sou,<br>
+Ses cris me d&eacute;chiraient la fibre.</p>
+
+<p>
+Autant qu'un roi je suis heureux;<br>
+L'air est pur, le ciel admirable...<br>
+--Nous avions un &eacute;t&eacute; semblable<br>
+Lorsque je devins amoureux!</p>
+
+<p>
+--L'horrible soif qui me d&eacute;chire<br>
+Aurait besoin pour s'assouvir<br>
+D'autant de vin qu'en peut tenir<br>
+Son tombeau;--ce n'est pas peu dire</p>
+
+<p>
+Je l'ai jet&eacute;e au fond d'un puits,<br>
+Et j'ai m&ecirc;me pouss&eacute; sur elle<br>
+Tous les pav&eacute;s de la margelle.<br>
+--Je l'oublierai si je le puis!</p>
+
+<p>
+Au nom des serments de tendresse,<br>
+Dont rien ne peut nous d&eacute;lier,<br>
+Et pour nous r&eacute;concilier<br>
+Comme au beau temps de notre ivresse,</p>
+
+<p>
+J'implorai d'elle un rendez-vous,<br>
+Le soir, sur une route obscure,<br>
+Elle y vint! folle cr&eacute;ature!<br>
+--Nous sommes tous plus ou moins fous!</p>
+
+<p>
+Elle &eacute;tait encore jolie,<br>
+Quoique bien fatigu&eacute;e! et moi,<br>
+Je l'aimai trop;--voil&agrave; pourquoi<br>
+Je lui dis: sors de cette vie!</p>
+
+<p>
+Nul ne peut me comprendre. Un seul<br>
+Parmi ces ivrognes stupides<br>
+Songea-t-il dans ses nuits morbides<br>
+A faire du vin un linceul?</p>
+
+<p>
+Cette crapule invuln&eacute;rable<br>
+Comme les machines de fer,<br>
+Jamais, ni l'&eacute;t&eacute; ni l'hiver,<br>
+N'a connu l'amour v&eacute;ritable,</p>
+
+<p>
+Avec ses noirs enchantements,<br>
+Son cort&egrave;ge infernal d'alarmes,<br>
+Ses fioles de poison, ses larmes,<br>
+Ses bruits de cha&icirc;ne et d'ossements!</p>
+
+<p>
+--Me voil&agrave; libre et solitaire!<br>
+Je serai ce soir ivre-mort;<br>
+Alors, sans peur et sans remord,<br>
+Je me coucherai sur la terre,</p>
+
+<p>
+Et je dormirai comme un chien.<br>
+Le chariot aux lourdes roues<br>
+Charg&eacute; de pierres et de boues,<br>
+Le wagon enray&eacute; peut bien</p>
+
+<p>
+Ecraser ma t&ecirc;te coupable,<br>
+Ou me couper par le milieu,<br>
+Je m'en moque comme de Dieu,<br>
+Du Diable ou de la Sainte Table!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN DU SOLITAIRE</h2>
+
+
+<p>
+Le regard singulier d'une femme galante<br>
+Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc<br>
+Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,<br>
+Quand elle y veux baigner sa beaut&eacute; nonchalante,</p>
+
+<p>
+Le dernier sac d'&eacute;cus dans les doigts d'un joueur,<br>
+Un baiser libertin de la maigre Adeline,<br>
+Les sons d'une musique &eacute;nervante et c&acirc;line,<br>
+Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,</p>
+
+<p>
+Tout cela ne vaut pas, &ocirc; bouteille profonde,<br>
+Les baumes p&eacute;n&eacute;trants que ta panse f&eacute;conde<br>
+Garde au c&oelig;ur alt&eacute;r&eacute; du po&egrave;te pieux;</p>
+
+<p>
+Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,<br>
+--Et l'orgueil, ce tr&eacute;sor de toute gueuserie,<br>
+Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VIN DES AMANTS</h2>
+
+
+<p>
+Aujourd'hui l'espace est splendide!<br>
+Sans mors, sans &eacute;perons, sans bride,<br>
+Partons &agrave; cheval sur le vin<br>
+Pour un ciel f&eacute;erique et divin!</p>
+
+<p>
+Comme deux anges que torture<br>
+Une implacable calenture,<br>
+Dans le bleu cristal du matin<br>
+Suivons le mirage lointain!</p>
+
+<p>
+Mollement balanc&eacute;s sur l'aile<br>
+Du tourbillon intelligent,<br>
+Dans un d&eacute;lire parall&egrave;le,</p>
+
+<p>
+Ma soeur, c&ocirc;te &agrave; c&ocirc;te nageant,<br>
+Nous fuirons sans repos ni tr&ecirc;ves<br>
+Vers le paradis de mes r&ecirc;ves!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+UNE MARTYRE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+DESSIN D'UN MAITRE INCONNU</h2>
+
+
+<p>
+Au milieu des flacons, des &eacute;toffes lam&eacute;es<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et des meubles voluptueux,<br>
+Des marbres, des tableaux, des robes parfum&eacute;es<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Qui trament &agrave; plis sompteux,</p>
+
+<p>
+Dans une chambre ti&egrave;de o&ugrave;, comme en une serre,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;L'air est dangereux et fatal,<br>
+O&ugrave; des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Exhalent leur soupir final,</p>
+
+<p>
+Un cadavre sans t&ecirc;te &eacute;panche, comme un fleuve,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Sur l'oreiller d&eacute;salt&eacute;r&eacute;<br>
+Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Avec l'avidit&eacute; d'un pr&eacute;.</p>
+
+<p>
+Semblable aux visions p&acirc;les qu'enfante l'ombre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et qui nous encha&icirc;nent les yeux,<br>
+La t&ecirc;te, avec l'amas de sa crini&egrave;re sombre<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et de ses bijoux pr&eacute;cieux,</p>
+
+<p>
+Sur la table de nuit, comme une renoncule,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Repose, et, vide de pensers,<br>
+Un regard vague et blanc comme le cr&eacute;puscule<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;S'&eacute;chappe des yeux r&eacute;vuls&eacute;s.</p>
+
+<p>
+Sur le lit, le tronc nu sans scrupule &eacute;tale<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans le plus complet abandon<br>
+La secr&egrave;te splendeur et la beaut&eacute; fatale<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dont la nature lui fit don;</p>
+
+<p>
+Un bas ros&acirc;tre, orn&eacute; de coins d'or, &agrave; la jambe<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Comme un souvenir est rest&eacute;;<br>
+La jarreti&egrave;re, ainsi qu'un &oelig;il secret qui flambe,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Darde un regard diamant&eacute;.</p>
+
+<p>
+Le singulier aspect de cette solitude<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et d'un grand portrait langoureux,<br>
+Aux yeux provocateurs comme son attitude,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;R&eacute;v&egrave;le un amour t&eacute;n&eacute;breux,</p>
+
+<p>
+Une coupable joie et des f&ecirc;tes &eacute;tranges<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Pleines de baisers infernaux.<br>
+Dont se r&eacute;jouissait l'essaim de mauvais anges<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Nageant dans les plis des rideaux;</p>
+
+<p>
+Et cependant, &agrave; voir la maigreur &eacute;l&eacute;gante<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;De l'&eacute;paule au contour heurt&eacute;,<br>
+La hanche un peu pointue et la taille fringante<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Ainsi qu'an reptile irrit&eacute;,</p>
+
+<p>
+Elle est bien jeune encor!--Son &acirc;me exasp&eacute;r&eacute;e<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et ses sens par l'ennui mordus<br>
+S'&eacute;taient-ils entr'ouverts &agrave; la meute alt&eacute;r&eacute;e<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Des d&eacute;sirs errants et perdus?</p>
+
+<p>
+L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Malgr&eacute; tant d'amour, assouvir,<br>
+Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;L'immensit&eacute; de son d&eacute;sir?</p>
+
+<p>
+R&eacute;ponds, cadavre impur! et par tes tresses roides<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Te soulevant d'un bras fi&eacute;vreux,<br>
+Dis-moi, t&ecirc;te effrayante, as-tu sur tes dents froides,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Coll&eacute; les supr&ecirc;mes adieux?</p>
+
+<p>
+--Loin du monde railleur, loin de la foule impure,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Loin des magistrats curieux,<br>
+Dors en paix, dors en paix, &eacute;trange cr&eacute;ature,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Dans ton tombeau myst&eacute;rieux;</p>
+
+
+<p>
+Ton &eacute;poux court le monde, et ta forme immortelle<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Veille pr&egrave;s de lui quand il dort;<br>
+Autant que toi sans doute il te sera fid&egrave;le,<br>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;Et constant jusques &agrave; la mort.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+FEMMES DAMNEES</h2>
+
+
+<p>
+Comme un b&eacute;tail pensif sur le sable couch&eacute;es,<br>
+Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,<br>
+Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapproch&eacute;es<br>
+Ont de douces langueurs et des frissons amers:</p>
+
+<p>
+Les unes, c&oelig;urs &eacute;pris des longues confidences,<br>
+Dans le fond des bosquets o&ugrave; jasent les ruisseaux,<br>
+Vont &eacute;pelant l'amour des craintives enfances<br>
+Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;</p>
+
+<p>
+D'autres, comme des s&oelig;urs, marchent lentes et graves<br>
+A travers les rochers pleins d'apparitions,<br>
+O&ugrave; saint Antoine a vu surgir comme des laves<br>
+Les seins nus et pourpr&eacute;s de ses tentations;</p>
+
+<p>
+Il en est, aux lueurs des r&eacute;sines croulantes,<br>
+Qui dans le creux muet des vieux antres pa&iuml;ens<br>
+T'appellent au secours de leurs fi&egrave;vres hurlantes,<br>
+O Bacchus, endormeur des remords anciens!</p>
+
+<p>
+Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,<br>
+Qui, recelant un fouet sous leurs longs v&ecirc;tements,<br>
+M&ecirc;lent dans le bois sombre et les nuits solitaires<br>
+L'&eacute;cume du plaisir aux larmes des tourments.</p>
+
+<p>
+O vierges, &ocirc; d&eacute;mons, &ocirc; monstres, &ocirc; martyres,<br>
+De la r&eacute;alit&eacute; grands esprits contempteurs,<br>
+Chercheuses d'infini, d&eacute;votes et satyres,<br>
+Tant&ocirc;t pleines de cris, tant&ocirc;t pleines de pleurs,</p>
+
+<p>
+Vous que dans votre enfer mon &acirc;me a poursuivies,<br>
+Pauvres s&oelig;urs, je vous aime autant que je vous plains,<br>
+Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,<br>
+Et les urnes d'amour dont vos grands c&oelig;urs sont pleins!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES DEUX BONNES S&OElig;URS</h2>
+
+
+<p>
+La D&eacute;bauche et la Mort sont deux aimables filles,<br>
+Prodigues de baisers et riches de sant&eacute;,<br>
+Dont le flanc toujours vierge et drap&eacute; de guenilles<br>
+Sous l'&eacute;ternel labeur n'a jamais enfant&eacute;.</p>
+
+<p>
+Au po&egrave;te sinistre, ennemi des familles.<br>
+Favori de l'enfer, courtisan mal rent&eacute;,<br>
+Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles<br>
+Un lit que le remords n'a jamais fr&eacute;quent&eacute;.</p>
+
+<p>
+Et la bi&egrave;re et l'alc&ocirc;ve en blasph&egrave;mes f&eacute;condes<br>
+Nous offrent tour &agrave; tour, comme deux bonnes s&oelig;urs,<br>
+De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.</p>
+
+<p>
+Quand veux-tu m'enterrer, D&eacute;bauche aux bras immondes?<br>
+O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,<br>
+Sur ses myrtes infects entre tes noirs cypr&egrave;s?</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+ALLEGORIE</h2>
+
+
+<p>
+C'est une femme belle et de riche encolure,<br>
+Qui laisse dans son vin tra&icirc;ner sa chevelure.<br>
+Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,<br>
+Tout glisse et tout s'&eacute;mousse au granit de sa peau.<br>
+Elle rit &agrave; la Mort et nargue la D&eacute;bauche,<br>
+Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,<br>
+Dans ses jeux destructeurs a pourtant respect&eacute;<br>
+De ce corps ferme et droit la rude majest&eacute;.<br>
+Elle marche en d&eacute;esse et repose en sultane;<br>
+Elle a dans le plaisir la foi mahom&eacute;tane,<br>
+Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,<br>
+Elle appelle des yeux la race des humains.<br>
+Elle croit, elle sait, cette vierge inf&eacute;conde<br>
+Et pourtant n&eacute;cessaire &agrave; la marche du monde,<br>
+Que la beaut&eacute; du corps est un sublime don<br>
+Qui de toute infamie arrache le pardon;<br>
+Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,<br>
+Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,<br>
+Elle regardera la face de la Mort,<br>
+Ainsi qu'un nouveau-n&eacute;,--sans haine et sans remord.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+UN VOYAGE A CYTHERE</h2>
+
+
+<p>
+Mon c&oelig;ur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux<br>
+Et planait librement &agrave; l'entour des cordages;<br>
+Le navire roulait sous un ciel sans nuages,<br>
+Comme un ange enivr&eacute; du soleil radieux.</p>
+
+<p>
+Quelle est cette &icirc;le triste et noire?--C'est Cyth&egrave;re,<br>
+Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,<br>
+Eldorado banal de tous les vieux gar&ccedil;ons.<br>
+Regardez, apr&egrave;s tout, c'est une pauvre terre.</p>
+
+<p>
+--Il des doux secrets et des f&ecirc;tes du c&oelig;ur!<br>
+De l'antique V&eacute;nus le superbe fant&ocirc;me<br>
+Au-dessus de tes mers plane comme un arome,<br>
+Et charge les esprits d'amour et de langueur.</p>
+
+<p>
+Belle &icirc;le aux myrtes verts, pleine de fleurs &eacute;closes,<br>
+V&eacute;n&eacute;r&eacute;e &agrave; jamais par toute nation,<br>
+O&ugrave; les soupirs des c&oelig;urs en adoration<br>
+Roulent comme l'encens sur un jardin de roses</p>
+
+<p>
+Ou le roucoulement &eacute;ternel d'un ramier<br>
+--Cyth&egrave;re n'&eacute;tait plus qu'un terrain des plus maigres,<br>
+Un d&eacute;sert rocailleux troubl&eacute; par des cris aigres.<br>
+J'entrevoyais pourtant un objet singulier;</p>
+
+<p>
+Ce n'&eacute;tait pas un temple aux ombres bocag&egrave;res,<br>
+O&ugrave; la jeune pr&ecirc;tresse, amoureuse des fleurs,<br>
+Allait, le corps br&ucirc;l&eacute; de secr&egrave;tes chaleurs,<br>
+Entre-b&acirc;illant sa robe aux brises passag&egrave;res;</p>
+
+<p>
+Mais voil&agrave; qu'en rasant la c&ocirc;te d'assez pr&egrave;s<br>
+Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches<br>
+Nous v&icirc;mes que c'&eacute;tait un gibet &agrave; trois branches,<br>
+Du ciel se d&eacute;tachant en noir, comme un cypr&egrave;s.</p>
+
+<p>
+De f&eacute;roces oiseaux perch&eacute;s sur leur p&acirc;ture<br>
+D&eacute;truisaient avec rage un pendu d&eacute;j&agrave; m&ucirc;r,<br>
+Chacun plantant, comme un outil, son bec impur<br>
+Dans tous les coins saignants de cette pourriture;</p>
+
+<p>
+Les yeux &eacute;taient deux trous, et du ventre effondr&eacute;<br>
+Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,<br>
+Et ses bourreaux gorg&eacute;s de hideuses d&eacute;lices<br>
+L'avaient &agrave; coups de bec absolument ch&acirc;tr&eacute;.</p>
+
+<p>
+Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrup&egrave;des,<br>
+Le museau relev&eacute;, tournoyait et r&ocirc;dait;<br>
+Une plus grande b&ecirc;te au milieu s'agitait<br>
+Comme un ex&eacute;cuteur entour&eacute; de ses aides.</p>
+
+<p>
+Habitant de Cyth&egrave;re, enfant d'un ciel si beau,<br>
+Silencieusement tu souffrais ces insultes<br>
+En expiation de tes inf&acirc;mes cultes<br>
+Et des p&eacute;ch&eacute;s qui t'ont interdit le tombeau.</p>
+
+<p>
+Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!<br>
+Je sentis &agrave; l'aspect de tes membres flottants,<br>
+Comme un vomissement, remonter vers mes dents<br>
+Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;</p>
+
+<p>
+Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,<br>
+J'ai senti tous les becs et toutes les m&acirc;choires<br>
+Des corbeaux lancinants et des panth&egrave;res noires<br>
+Qui jadis aimaient tant &agrave; triturer ma chair.</p>
+
+<p>
+--Le ciel &eacute;tait charmant, la mer &eacute;tait unie;<br>
+Pour moi tout &eacute;tait noir et sanglant d&eacute;sormais,<br>
+H&eacute;las! et j'avais, comme en un suair &eacute;pais,<br>
+Le c&oelig;ur enseveli dans cette all&eacute;gorie.</p>
+
+<p>
+Dans ton &icirc;le, &ocirc; V&eacute;nus! je n'ai trouv&eacute; debout<br>
+Qu'un gibet symbolique o&ugrave; pendait mon image.<br>
+--Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage<br>
+De contempler mon c&oelig;ur et mon corps sans d&eacute;go&ucirc;t!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+R&Eacute;VOLTE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+ABEL ET CA&Iuml;N</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Race d'Abel, dors, bois et mange:<br>
+Dieu le sourit complaisamment,</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, dans la fange<br>
+Rampe et meurs mis&eacute;rablement.</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, ton sacrifice<br>
+Flatte le nez du S&eacute;raphin!</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, ton supplice<br>
+Aura-t-il jamais une fin?</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, vois tes semailles<br>
+Et ton b&eacute;tail venir &agrave; bien;</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, tes entrailles<br>
+Hurlent la faim comme un vieux chien.</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, chauffe ton ventre<br>
+A ton foyer patriarcal;</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, dans ton antre<br>
+Tremble de froid, pauvre chacal!<br>
+Race d'Abel, aime et pullule:<br>
+Ton or fait aussi des petits;</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, c&oelig;ur qui br&ucirc;le,<br>
+Prends garde &agrave; ces grands app&eacute;tits.</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, tu cro&icirc;s et broutes<br>
+Comme les punaises des bois!</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, sur les routes<br>
+Tra&icirc;ne ta famille aux abois.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+Ah! race d'Abel, ta charogne<br>
+Engraissera le sol fumant!</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, ta besogne<br>
+N'est pas faite suffisamment;</p>
+
+<p>
+Race d'Abel, voici ta honte:<br>
+Le fer est vaincu par l'&eacute;pieu!</p>
+
+<p>
+Race de Ca&iuml;n, au ciel monte<br>
+Et sur la terre jette Dieu!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES LITANIES DE SATAN</h2>
+
+
+<p>
+O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,<br>
+Dieu trahi par le sort et priv&eacute; de louanges,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+O Prince de l'exil, &agrave; qui l'on a fait tort,<br>
+Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,<br>
+Gu&eacute;risseur familier des angoisses humaines,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui, m&ecirc;me aux l&eacute;preux, aux parias maudits,<br>
+Enseignes par l'amour le go&ucirc;t du Paradis,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,<br>
+Engendras l'Esp&eacute;rance,--une folle charmante!</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut<br>
+Qui damne tout un peuple autour d'un &eacute;chafaud,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui sais en quel coin des terres envieuses<br>
+Le Dieu jaloux cacha les pierres pr&eacute;cieuses,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi dont l'&oelig;il clair conna&icirc;t les profonds arsenaux<br>
+O&ugrave; dort enseveli le peuple des m&eacute;taux,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi dont la large main cache les pr&eacute;cipices<br>
+Au somnambule errant au bord des &eacute;difices,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os<br>
+De l'ivrogne attard&eacute; foul&eacute; par les chevaux,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui, pour consoler l'homme fr&ecirc;le qui souffre,<br>
+Nous appris &agrave; m&ecirc;ler le salp&ecirc;tre et le soufre.</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui poses ta marque, &ocirc; complice subtil,<br>
+Sur le front du Cr&eacute;sus impitoyable et vil,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+Toi qui mets dans les yeux et dans le c&oelig;ur des filles<br>
+Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+B&acirc;ton des exil&eacute;s, lampe des inventeurs,<br>
+Confesseur des pendus et des conspirateurs,</p>
+
+<p>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+<p>
+P&egrave;re adoptif de ceux qu'en sa noire col&egrave;re<br>
+Du Paradis terrestre a chass&eacute;s Dieu le P&egrave;re,<br>
+O Satan, prends piti&eacute; de ma longue mis&egrave;re!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+PRI&Eacute;RE</h2>
+
+
+<p>
+Gloire et louange &agrave; toi, Satan, dans les hauteurs<br>
+Du Ciel, o&ugrave; tu r&eacute;gnas, et dans les profondeurs<br>
+De l'Enfer o&ugrave;, vaincu, tu r&ecirc;ves en silence!<br>
+Fais que mon &acirc;me un jour, sous l'Arbre de Science,<br>
+Pr&egrave;s de toi se repose, &agrave; l'heure o&ugrave; sur ton front<br>
+Comme un Temple nouveau ses rameaux s'&eacute;pandront!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MORT</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MORT DES AMANTS</h2>
+
+
+<p>
+Nous aurons des lits pleins d'odeurs l&eacute;g&egrave;res,<br>
+Des divans profonds comme des tombeaux,<br>
+Et d'&eacute;tranges fleurs sur des &eacute;tag&egrave;res,<br>
+Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.</p>
+
+<p>
+Usant &agrave; l'envi leurs chaleurs derni&egrave;res,<br>
+Nos deux c&oelig;urs seront deux vastes flambeaux,<br>
+Qui r&eacute;fl&eacute;chiront leurs doubles lumi&egrave;res<br>
+Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.</p>
+
+<p>
+Un soir fait de rose et de bleu mystique,<br>
+Nous &eacute;changerons un &eacute;clair unique,<br>
+Comme un long sanglot, tout charg&eacute; d'adieux;</p>
+
+<p>
+Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,<br>
+Viendra ranimer, fid&egrave;le et joyeux,<br>
+Les miroirs ternis et les flammes mortes.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LA MORT DES PAUVRES</h2>
+
+
+<p>
+C'est la Mort qui console, h&eacute;las! et qui fait vivre;<br>
+C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir<br>
+Qui, comme un &eacute;lixir, nous monte et nous enivre,<br>
+Et nous donne le c&oelig;ur de marcher jusqu'au soir;</p>
+
+<p>
+A travers la temp&ecirc;te, et la neige et le givre,<br>
+C'est la clart&eacute; vibrante &agrave; notre horizon noir;<br>
+C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,<br>
+O&ugrave; l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;</p>
+
+<p>
+C'est un Ange qui tient dans ses doigts magn&eacute;tiques<br>
+Le sommeil et le don des r&ecirc;ves extatiques,<br>
+Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;</p>
+
+<p>
+C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,<br>
+C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,<br>
+C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE REVE D'UN CURIEUX</h2>
+
+
+<p>
+Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,<br>
+Et de toi fais-tu dire: &laquo; Oh! l'homme singulier! &raquo;<br>
+--J'allais mourir. C'&eacute;tait dans mon &acirc;me amoureuse,<br>
+D&eacute;sir m&ecirc;l&eacute; d'horreur, un mal particulier;</p>
+
+<p>
+Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.<br>
+Plus allait se vidant le fatal sablier,<br>
+Plus ma torture &eacute;tait &acirc;pre et d&eacute;licieuse;<br>
+Tout mon c&oelig;ur s'arrachait au monde familier.</p>
+
+<p>
+J'&eacute;tais comme l'enfant avide du spectacle,<br>
+Ha&iuml;ssant le rideau comme on hait un obstacle...<br>
+Enfin la v&eacute;rit&eacute; froide se r&eacute;v&eacute;la:</p>
+
+<p>
+J'&eacute;tais mort sans surprise, et la terrible aurore<br>
+M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela?<br>
+La toile &eacute;tait lev&eacute;e et j'attendais encore.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE VOYAGE</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A MAXIME DU CAMP</h2>
+
+<h2>
+I</h2>
+
+
+<p>
+Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,<br>
+L'univers est &eacute;gal &agrave; son vaste app&eacute;tit.<br>
+Ah! que le monde est grand &agrave; la clart&eacute; des lampes!<br>
+Aux yeux du souvenir que le monde est petit!</p>
+
+<p>
+Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,<br>
+Le c&oelig;ur gros de rancune et de d&eacute;sirs amers,<br>
+Et nous allons, suivant le rythme de la lame,<br>
+Ber&ccedil;ant notre infini sur le fini des mers:</p>
+
+<p>
+Les uns, joyeux de fuir une patrie inf&acirc;me;<br>
+D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,<br>
+Astrologues noy&eacute;s dans les yeux d'une femme,<br>
+La Circ&eacute; tyrannique aux dangereux parfums.</p>
+
+<p>
+Pour n'&ecirc;tre pas chang&eacute;s en b&ecirc;tes, ils s'enivrent<br>
+D'espace et de lumi&egrave;re et de cieux embras&eacute;s;<br>
+La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,<br>
+Effacent lentement la marque des baisers.</p>
+
+<p>
+Mais les vrais voyageurs sont ceux-l&agrave; seuls qui partent<br>
+Pour partir; c&oelig;urs l&eacute;gers, semblables aux ballons,<br>
+De leur fatalit&eacute; jamais ils ne s'&eacute;cartent,<br>
+Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!</p>
+
+<p>
+Ceux-l&agrave; dont les d&eacute;sirs ont la forme des nues,<br>
+Et qui r&ecirc;vent, ainsi qu'un conscrit le canon,<br>
+De vastes volupt&eacute;s, changeantes, inconnues,<br>
+Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+II</h2>
+
+
+<p>
+Nous imitons, horreur! la toupie et la boule<br>
+Dans leur valse et leurs bonds; m&ecirc;me dans nos sommeils<br>
+La Curiosit&eacute; nous tourmente et nous roule,<br>
+Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.</p>
+
+<p>
+Singuli&egrave;re fortune o&ugrave; le but se d&eacute;place,<br>
+Et, n'&eacute;tant nulle part, peut &ecirc;tre n'importe o&ugrave;!<br>
+O&ugrave; l'Homme, dont jamais l'esp&eacute;rance n'est lasse,<br>
+Pour trouver le repos court toujours comme un fou!</p>
+
+<p>
+Notre &acirc;me est un trois-m&acirc;ts cherchant son Icarie;<br>
+Une voix retentit sur le pont: &laquo; Ouvre l'&oelig;il! &raquo;<br>
+Une voix de la hune, ardente et folle, crie:<br>
+&laquo; Amour... gloire... bonheur! &raquo; Enfer! c'est un &eacute;cueil!</p>
+
+<p>
+Chaque &icirc;lot signal&eacute; par l'homme de vigie<br>
+Est un Eldorado promis par le Destin;<br>
+L'Imagination qui dresse son orgie<br>
+Ne trouve qu'un r&eacute;cit aux clart&eacute;s du matin.</p>
+
+<p>
+O le pauvre amoureux des pays chim&eacute;riques!<br>
+Faut-il le mettre aux fers, le jeter &agrave; la mer,<br>
+Ce matelot ivrogne, inventeur d'Am&eacute;riques<br>
+Dont le mirage rend le gouffre plus amer?</p>
+
+<p>
+Tel le vieux vagabond, pi&eacute;tinant dans la boue,<br>
+R&ecirc;ve, le nez en l'air, de brillants paradis;<br>
+Son &oelig;il ensorcel&eacute; d&eacute;couvre une Capoue<br>
+Partout o&ugrave; la chandelle illumine un taudis.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+III</h2>
+
+
+<p>
+Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires<br>
+Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!<br>
+Montrez-nous les &eacute;crins de vos riches m&eacute;moires,<br>
+Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'&eacute;thers.</p>
+
+<p>
+Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!<br>
+Faites, pour &eacute;gayer l'ennui de nos prisons,<br>
+Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,<br>
+Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.</p>
+
+<p>
+Dites, qu'avez-vous vu?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+IV</h2>
+
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&laquo; Nous avons vu des astres<br>
+Et des flots; nous avons vu des sables aussi;<br>
+Et, malgr&eacute; bien des chocs et d'impr&eacute;vus d&eacute;sastres,<br>
+Nous nous sommes souvent ennuy&eacute;s, comme ici.</p>
+
+<p>
+La gloire du soleil sur la mer violette,<br>
+La gloire des cit&eacute;s dans le soleil couchant,<br>
+Allumaient dans nos c&oelig;urs une ardeur inqui&egrave;te<br>
+De plonger dans un ciel au reflet all&eacute;chant.</p>
+
+<p>
+Les plus riches cit&eacute;s, les plus grands paysages,<br>
+Jamais ne contenaient l'attrait myst&eacute;rieux<br>
+De ceux que le hasard fait avec les nuages,<br>
+Et toujours le d&eacute;sir nous rendait soucieux!</p>
+
+<p>
+--La jouissance ajoute au d&eacute;sir de la force.<br>
+D&eacute;sir, vieil arbre &agrave; qui le plaisir sert d'engrais,<br>
+Cependant que grossit et durcit ton &eacute;corce,<br>
+Tes branches veulent voir le soleil de plus pr&egrave;s!</p>
+
+<p>
+Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace<br>
+Que le cypr&egrave;s?--Pourtant nous avons, avec soin,<br>
+Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,<br>
+Fr&egrave;res qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!</p>
+
+<p>
+Nous avons salu&eacute; des idoles &agrave; trompe;<br>
+Des tr&ocirc;nes constell&eacute;s de joyaux lumineux;<br>
+Des palais ouvrag&eacute;s dont la f&eacute;erique pompe<br>
+Serait pour vos banquiers un r&ecirc;ve ruineux;</p>
+
+<p>
+Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;<br>
+Des femmes dont les dents et les ongles sont teints<br>
+Et des jongleurs savants que le serpent caresse. &raquo;</p>
+
+
+<p>
+V</p>
+
+<p>
+Et puis, et puis encore?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+VI</h2>
+
+
+<p>
+&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&nbsp;&laquo; O cerveaux enfantins!<br>
+Pour ne pas oublier la chose capitale,<br>
+Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherch&eacute;,<br>
+Du haut jusques en bas de l'&eacute;chelle fatale,<br>
+Le spectacle ennuyeux de l'immortel p&eacute;ch&eacute;:</p>
+
+<p>
+La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,<br>
+Sans rire s'adorant et s'aimant sans d&eacute;go&ucirc;t:<br>
+L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,<br>
+Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'&eacute;gout;</p>
+
+<p>
+Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;<br>
+La f&ecirc;te qu'assaisonne et parfume le sang;<br>
+Le poison du pouvoir &eacute;nervant le despote,<br>
+Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;</p>
+
+<p>
+Plusieurs religions semblables &agrave; la n&ocirc;tre,<br>
+Toutes escaladant le ciel; la Saintet&eacute;,<br>
+Comme en un lit de plume un d&eacute;licat se vautre,<br>
+Dans les clous et le crin cherchant la volupt&eacute;;</p>
+
+<p>
+L'Humanit&eacute; bavarde, ivre de son g&eacute;nie,<br>
+Et, folle maintenant comme elle &eacute;tait jadis,<br>
+Criant &agrave; Dieu, dans sa furibonde agonie:<br>
+&laquo; O mon semblable, &ocirc; mon ma&icirc;tre, je te maudis! &raquo;</p>
+
+<p>
+Et les moins sots, hardis amants de la D&eacute;mence,<br>
+Fuyant le grand troupeau parqu&eacute; par le Destin,<br>
+Et se r&eacute;fugiant dans l'opium immense!<br>
+--Tel est du globe entier l'&eacute;ternel bulletin. &raquo;</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+VII</h2>
+
+
+<p>
+Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!<br>
+Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,<br>
+Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image;<br>
+Une oasis d'horreur dans un d&eacute;sert d'ennui!</p>
+
+<p>
+Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;<br>
+Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit<br>
+Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,<br>
+Le Temps! Il est, h&eacute;las! des coureurs sans r&eacute;pit,</p>
+
+<p>
+Comme le Juif errant et comme les ap&ocirc;tres,<br>
+A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,<br>
+Pour fuir ce r&eacute;tiaire inf&acirc;me; il en est d'autres<br>
+Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.</p>
+
+<p>
+Lorsque enfin il mettra le pied sur notre &eacute;chine,<br>
+Nous pourrons esp&eacute;rer et crier: En avant!<br>
+De m&ecirc;me qu'autrefois nous partions pour la Chine,<br>
+Les yeux fix&eacute;s an large et les cheveux au vent,</p>
+
+<p>
+Nous nous embarquerons sur la mer des T&eacute;n&egrave;bres<br>
+Avec le c&oelig;ur joyeux d'un jeune passager.<br>
+Entendez-vous ces voix, charmantes et fun&egrave;bres,<br>
+Qui chantent: &laquo; Par ici! vous qui voulez manger</p>
+
+<p>
+Le Lotus parfum&eacute;! c'est ici qu'on vendange<br>
+Les fruits miraculeux dont votre c&oelig;ur a faim;<br>
+Venez vous enivrer de la couleur &eacute;trange<br>
+De cette apr&egrave;s-midi qui n'a jamais de fin? &raquo;</p>
+
+<p>
+A l'accent familier nous devinons le spectre;<br>
+Nos Pylades l&agrave;-bas tendent leurs bras vers nous.<br>
+&laquo; Pour rafra&icirc;chir ton c&oelig;ur nage vers ton Electre! &raquo;<br>
+Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+VIII</h2>
+
+
+<p>
+O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!<br>
+Ce pays nous ennuie, &ocirc; Mort! Appareillons!<br>
+Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,<br>
+Nos c&oelig;urs que tu connais sont remplis de rayons!</p>
+
+<p>
+Verse-nous ton poison pour qu'il nous r&eacute;conforte!<br>
+Nous voulons, tant ce feu nous br&ucirc;le le cerveau,<br>
+Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?<br>
+Au fond de l'Inconnu pour trouver du <i>nouveau!</i></p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+PI&Eacute;CES CONDAMN&Eacute;ES</h2>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES BIJOUX</h2>
+
+
+<p>
+La tr&egrave;s ch&egrave;re &eacute;tait nue, et, connaissant mon c&oelig;ur,<br>
+Elle n'avait gard&eacute; que ses bijoux sonores,<br>
+Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur<br>
+Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures</p>
+
+<p>
+Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,<br>
+Ce monde rayonnant de m&eacute;tal et de pierre<br>
+Me ravit en extase, et j'aime avec fureur<br>
+Les choses o&ugrave; le son se m&ecirc;le &agrave; la lumi&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Elle &eacute;tait donc couch&eacute;e, et se laissait aimer,<br>
+Et du haut du divan elle souriait d'aise<br>
+A mon amour profond et doux comme la mer<br>
+Qui vers elle montait comme vers sa falaise.</p>
+
+<p>
+Les yeux fix&eacute;s sur moi, comme un tigre dompt&eacute;,<br>
+D'un air vague et r&ecirc;veur elle essayait des poses,<br>
+Et la candeur unie &agrave; la lubricit&eacute;<br>
+Donnait un charme neuf &agrave; ses m&eacute;tamorphoses.</p>
+
+<p>
+Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,<br>
+Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,<br>
+Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;<br>
+Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne</p>
+
+<p>
+S'avan&ccedil;aient plus c&acirc;lins que les anges du mal,<br>
+Pour troubler le repos o&ugrave; mon &acirc;me &eacute;tait mise,<br>
+Et pour la d&eacute;ranger du rocher de cristal,<br>
+O&ugrave; calme et solitaire elle s'&eacute;tait assise.</p>
+
+<p>
+Je croyais voir unis par un nouveau dessin<br>
+Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,<br>
+Tant sa taille faisait ressortir son bassin.<br>
+Sur ce teint fauve et brun le fard &eacute;tait superbe!</p>
+
+<p>
+--Et la lampe s'&eacute;tant r&eacute;sign&eacute;e &agrave; mourir,<br>
+Comme le foyer seul illuminait la chambre,<br>
+Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,<br>
+Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LE LETHE</h2>
+
+
+<p>
+Viens sur mon c&oelig;ur, &acirc;me cruelle et sourde,<br>
+Tigre ador&eacute;, monstre aux airs indolents;<br>
+Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants<br>
+Dans l'&eacute;paisseur de ta crini&egrave;re lourde;</p>
+
+<p>
+Dans tes jupons remplis de ton parfum<br>
+Ensevelir ma t&ecirc;te endolorie,<br>
+Et respirer, comme une fleur fl&eacute;trie,<br>
+Le doux relent de mon amour d&eacute;funt.</p>
+
+<p>
+Je veux dormir! dormir plut&ocirc;t que vivre!<br>
+Dans un sommeil, douteux comme la mort,<br>
+J'&eacute;talerai mes baisers sans remord<br>
+Sur ton beau corps poli comme le cuivre.</p>
+
+<p>
+Pour engloutir mes sanglots apais&eacute;s<br>
+Rien ne me vaut l'ab&icirc;me de ta couche;<br>
+L'oubli puissant habite sur ta bouche,<br>
+Et le L&eacute;th&eacute; coule dans tes baisers.</p>
+
+<p>
+A mon destin, d&eacute;sormais mon d&eacute;lice,<br>
+J'ob&eacute;irai comme un pr&eacute;destin&eacute;;<br>
+Martyr docile, innocent condamn&eacute;,<br>
+Dont la ferveur attise le supplice,</p>
+
+<p>
+Je sucerai, pour noyer ma ranc&oelig;ur,<br>
+Le n&eacute;penth&egrave;s et la bonne cigu&euml;<br>
+Aux bouts charmants de cette gorge aigu&euml;<br>
+Qui n'a jamais emprisonn&eacute; de c&oelig;ur.</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+A CELLE QUI EST TROP GAIE</h2>
+
+
+<p>
+Ta t&ecirc;te, ton geste, ton air<br>
+Sont beaux comme un beau paysage;<br>
+Le rire joue en ton visage<br>
+Comme un vent frais dans un ciel clair.</p>
+
+<p>
+Le passant chagrin que tu fr&ocirc;les<br>
+Est &eacute;bloui par la sant&eacute;<br>
+Qui jaillit comme une clart&eacute;<br>
+De tes bras et de tes &eacute;paules.</p>
+
+<p>
+Les retentissantes couleurs<br>
+Dont tu pars&egrave;mes tes toilettes<br>
+Jettent dans l'esprit des po&egrave;tes<br>
+L'image d'un ballet de fleurs.</p>
+
+<p>
+Ces robes folles sont l'embl&egrave;me<br>
+De ton esprit bariol&eacute;;<br>
+Folle dont je suis affol&eacute;,<br>
+Je te hais autant que je t'aime!</p>
+
+<p>
+Quelquefois dans un beau jardin,<br>
+O&ugrave; je tra&icirc;nais mon atonie,<br>
+J'ai senti comme une ironie<br>
+Le soleil d&eacute;chirer mon sein;</p>
+
+<p>
+Et le printemps et la verdure<br>
+Ont tant humili&eacute; mon c&oelig;ur<br>
+Que j'ai puni sur une fleur<br>
+L'insolence de la nature.</p>
+
+<p>
+Ainsi, je voudrais, une nuit,<br>
+Quand l'heure des volupt&eacute;s sonne,<br>
+Vers les tr&eacute;sors de ta personne<br>
+Comme un l&acirc;che ramper sans bruit,</p>
+
+<p>
+Pour ch&acirc;tier ta chair joyeuse,<br>
+Pour meurtrir ton sein pardonn&eacute;,<br>
+Et faire &agrave; ton flanc &eacute;tonn&eacute;<br>
+Une blessure large et creuse,</p>
+
+<p>
+Et, vertigineuse douceur!<br>
+A travers ces l&egrave;vres nouvelles,<br>
+Plus &eacute;clatantes et plus belles,<br>
+T'infuser mon venin, ma soeur!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LESBOS</h2>
+
+
+<p>
+M&egrave;re des jeux latins et des volupt&eacute;s grecques,<br>
+Lesbos, o&ugrave; les baisers languissants ou joyeux,<br>
+Chauds comme les soleils, frais comme les past&egrave;ques,<br>
+Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,<br>
+--M&egrave;re des jeux latins et des volupt&eacute;s grecques,</p>
+
+<p>
+Lesbos, o&ugrave; les baisers sont comme les cascades<br>
+Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds<br>
+Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,<br>
+--Orageux et secrets, fourmillants et profonds;<br>
+Lesbos, o&ugrave; les baisers sont comme les cascades!</p>
+
+<p>
+Lesbos o&ugrave; les Phryn&eacute;s l'une l'autre s'attirent,<br>
+O&ugrave; jamais un soupir ne resta sans &eacute;cho,<br>
+A l'&eacute;gal de Paphos les &eacute;toiles t'admirent,<br>
+Et V&eacute;nus &agrave; bon droit peut jalouser Sapho!<br>
+--Lesbos o&ugrave; les Phryn&eacute;s l'une l'autre s'attirent.</p>
+
+<p>
+Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,<br>
+Qui font qu'&agrave; leurs miroirs, st&eacute;rile volupt&eacute;,<br>
+Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,<br>
+Caressent les fruits m&ucirc;rs de leur nubilit&eacute;,<br>
+Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,</p>
+
+<p>
+Laisse du vieux Platon se froncer l'&oelig;il aust&egrave;re;<br>
+Tu tires ton pardon de l'exc&egrave;s des baisers,<br>
+Reine du doux empire, aimable et noble terre,<br>
+Et des raffinements toujours in&eacute;puis&eacute;s.<br>
+Laisse du vieux Platon se froncer l'&oelig;il aust&egrave;re.</p>
+
+<p>
+Tu tires ton pardon de l'&eacute;ternel martyre<br>
+Inflig&eacute; sans rel&acirc;che aux c&oelig;urs ambitieux<br>
+Qu'attir&eacute; loin de nous le radieux sourire<br>
+Entrevue vaguement au bord des autres cieux;<br>
+Tu tires ton pardon de l'&eacute;ternel martyre!</p>
+
+<p>
+Qui des Dieux osera, Lesbos, &ecirc;tre ton juge,<br>
+Et condamner ton front p&acirc;li dans les travaux,<br>
+Si ses balances d'or n'ont pes&eacute; le d&eacute;luge<br>
+De larmes qu'&agrave; la mer ont vers&eacute; tes ruisseaux?<br>
+Qui des Dieux osera, Lesbos, &ecirc;tre ton juge?</p>
+
+<p>
+Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?<br>
+Vierges au c&oelig;ur sublime, honneur de l'archipel,<br>
+Votre religion comme une autre est auguste,<br>
+Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!<br>
+--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?</p>
+
+<p>
+Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre<br>
+Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,<br>
+Et je fus d&egrave;s l'enfance admis au noir myst&egrave;re<br>
+Des rires effr&eacute;n&eacute;s m&ecirc;l&eacute;s au sombre pleur;,<br>
+Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,</p>
+
+<p>
+Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,<br>
+Comme une sentinelle, &agrave; l'&oelig;il per&ccedil;ant et s&ucirc;r,<br>
+Qui guette nuit et jour brick, tartane ou fr&eacute;gate,<br>
+Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,<br>
+--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate</p>
+
+<p>
+Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,<br>
+Et parmi les sanglots dont le roc retentit<br>
+Un soir ram&egrave;nera vers Lesbos qui pardonne<br>
+Le cadavre ador&eacute; de Sapho qui partit<br>
+Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!</p>
+
+<p>
+De la m&acirc;le Sapho, l'amante et le po&egrave;te,<br>
+Plus belle que V&eacute;nus par ses mornes p&acirc;leurs!<br>
+--L'&oelig;il d'azur est vaincu par l'&oelig;il noir que tachette<br>
+Le cercle t&eacute;n&eacute;breux trac&eacute; par les douleurs<br>
+De la m&acirc;le Sapho, l'amante et le po&egrave;te!</p>
+
+<p>
+--Plus belle que V&eacute;nus se dressant sur le monde<br>
+Et versant les tr&eacute;sors de sa s&eacute;r&eacute;nit&eacute;<br>
+Et le rayonnement de sa jeunesse blonde<br>
+Sur le vieil Oc&eacute;an de sa fille enchant&eacute;;<br>
+Plus belle que V&eacute;nus se dressant sur le monde!</p>
+
+<p>
+--De Sapho qui mourut le jour de son blasph&egrave;me,<br>
+Quand, insultant le rite et le culte invent&eacute;,<br>
+Elle fit son beau corps la p&acirc;ture supr&ecirc;me<br>
+D'un brutal dont l'orgueil punit l'impi&eacute;t&eacute;<br>
+De Sapho qui mourut le jour de son blasph&egrave;me.</p>
+
+<p>
+Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,<br>
+Et, malgr&eacute; les honneurs que lui rend l'univers,<br>
+S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente<br>
+Que poussent vers les deux ses rivages d&eacute;serts.<br>
+Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+FEMMES DAMNEES</h2>
+
+
+<p>
+A la p&acirc;le clart&eacute; des lampes languissantes,<br>
+Sur de profonds coussins tout impr&eacute;gn&eacute;s d'odeur,<br>
+Hippolyte r&ecirc;vait aux caresses puissantes<br>
+Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.</p>
+
+<p>
+Elle cherchait d'un &oelig;il troubl&eacute; par la temp&ecirc;te<br>
+De sa na&iuml;vet&eacute; le ciel d&eacute;j&agrave; lointain,<br>
+Ainsi qu'un voyageur qui retourne la t&ecirc;te<br>
+Vers les horizons bleus d&eacute;pass&eacute;s le matin.</p>
+
+<p>
+De ses yeux amortis les paresseuses larmes,<br>
+L'air bris&eacute;, la stupeur, la morne volupt&eacute;,<br>
+Ses bras vaincus, jet&eacute;s comme de vaines armes,<br>
+Tout servait, tout parait sa fragile beaut&eacute;.</p>
+
+<p>
+Etendue &agrave; ses pieds, calme et pleine de joie,<br>
+Delphine la couvait avec des yeux ardents,<br>
+Comme un animal fort qui surveille une proie,<br>
+Apr&egrave;s l'avoir d'abord marqu&eacute;e avec les dents.</p>
+
+<p>
+Beaut&eacute; forte &agrave; genoux devant la beaut&eacute; fr&ecirc;le,<br>
+Superbe, elle humait voluptueusement<br>
+Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle<br>
+Comme pour recueillir un doux remerc&icirc;ment.</p>
+
+<p>
+Elle cherchait dans l'&oelig;il de sa p&acirc;le victime<br>
+Le cantique muet que chante le plaisir<br>
+Et cette gratitude infinie et sublime<br>
+Qui sort de la paupi&egrave;re ainsi qu'un long soupir:</p>
+
+<p>
+--&laquo; Hippolyte, cher c&oelig;ur, que dis-tu de ces choses?<br>
+Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir<br>
+L'holocauste sacr&eacute; de tes premi&egrave;res roses<br>
+Aux souffles violents qui pourraient les fl&eacute;trir?</p>
+
+<p>
+Mes baisers sont l&eacute;gers comme ces &eacute;ph&eacute;m&egrave;res<br>
+Qui caressent le soir les grands lacs transparents,<br>
+Et ceux de ton amant creuseront leurs orni&egrave;res<br>
+Comme des chariots ou des socs d&eacute;chirants;</p>
+
+<p>
+Ils passeront sur toi comme un lourd attelage<br>
+De chevaux et de boeufs aux sabots sans piti&eacute;...<br>
+Hippolyte, &ocirc; ma soeur! tourne donc ton visage,<br>
+Toi, mon &acirc;me et mon c&oelig;ur, mon tout et ma moiti&eacute;,</p>
+
+<p>
+Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'&eacute;toiles!<br>
+Pour un de ces regards charmants, baume divin,<br>
+Des plaisirs plus obscurs je l&egrave;verai les voiles,<br>
+Et je t'endormirai dans un r&ecirc;ve sans fin! &raquo;</p>
+
+<p>
+Mais Hippolyte alors, levant sa jeune t&ecirc;te:<br>
+--&laquo; Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,<br>
+Ma Delphine, je souffre et je suis inqui&egrave;te,<br>
+Comme apr&egrave;s un nocturne et terrible repas.</p>
+
+<p>
+Je sens fondre sur moi de lourdes &eacute;pouvantes<br>
+Et de noirs bataillons de fant&ocirc;mes &eacute;pars,<br>
+Qui veulent me conduire en des routes mouvantes<br>
+Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.</p>
+
+<p>
+Avons-nous donc commis une action &eacute;trange?<br>
+Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi:<br>
+Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange!<br>
+Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.</p>
+
+<p>
+Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pens&eacute;e,<br>
+Toi que j'aime &agrave; jamais, ma soeur d'&eacute;lection,<br>
+Quand m&ecirc;me tu serais une emb&ucirc;che dress&eacute;e,<br>
+Et le commencement de ma perdition! &raquo;</p>
+
+<p>
+Delphine secouant sa crini&egrave;re tragique,<br>
+Et comme tr&eacute;pignant sur le tr&eacute;pied de fer,<br>
+L'&oelig;il fatal, r&eacute;pondit d'une voix despotique:<br>
+--&laquo; Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?</p>
+
+<p>
+Maudit soit &agrave; jamais le r&ecirc;veur inutile,<br>
+Qui voulut le premier dans sa stupidit&eacute;,<br>
+S'&eacute;prenant d'un probl&egrave;me insoluble et st&eacute;rile,<br>
+Aux choses de l'amour m&ecirc;ler l'honn&ecirc;tet&eacute;!</p>
+
+<p>
+Celui qui veut unir dans un accord mystique<br>
+L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,<br>
+Ne chauffera jamais son corps paralytique<br>
+A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour!</p>
+
+<p>
+Va, si tu veux, chercher un fianc&eacute; stupide;<br>
+Cours offrir un c&oelig;ur vierge &agrave; ses cruels baisers;<br>
+Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,<br>
+Tu me rapporteras tes seins stigmatis&eacute;s;</p>
+
+<p>
+On ne peut ici-bas contenter qu'un seul ma&icirc;tre! &raquo;<br>
+Mais l'enfant, &eacute;panchant une immense douleur,<br>
+Cria soudain: &laquo; Je sens s'&eacute;largir dans mon &ecirc;tre<br>
+Un ab&icirc;me b&eacute;ant; cet ab&icirc;me est mon c&oelig;ur,</p>
+
+<p>
+Br&ucirc;lant comme un volcan, profond comme le vide;<br>
+Rien ne ressasiera ce monstre g&eacute;missant<br>
+Et ne refra&icirc;chira la choif de l'Eum&eacute;nide,<br>
+Qui, la torche &agrave; la main, le br&ucirc;le jusqu'au sang.</p>
+
+<p>
+Que nos rideaux ferm&eacute;s nous s&eacute;parent du monde,<br>
+Et que la lassitude am&egrave;ne le repos!<br>
+Je veux m'an&eacute;antir dans ta gorge profonde,<br>
+Et trouver sur ton sein la fra&icirc;cheur des tombeaux. &raquo;</p>
+
+<p>
+Descendez, descendez, lamentables victimes,<br>
+Descendez le chemin de l'enfer &eacute;ternel;<br>
+Plongez au plus profond du gouffre o&ugrave; tous les crimes,<br>
+Flagell&eacute;s par un vent qui ne vient pas du ciel,</p>
+
+<p>
+Bouillonnent p&ecirc;le-m&ecirc;le avec un bruit d'orage;<br>
+Ombres folles, courez au but de vos d&eacute;sirs;<br>
+Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,<br>
+Et votre ch&acirc;timent na&icirc;tra de vos plaisirs.</p>
+
+<p>
+Jamais un rayon frais n'&eacute;claira vos cavernes;<br>
+Par les fentes des murs des miasmes fi&eacute;vreux<br>
+Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes<br>
+Et p&eacute;n&egrave;trent vos corps de leurs parfums affreux.</p>
+
+<p>
+L'&acirc;pre st&eacute;rilit&eacute; de votre jouissance<br>
+Alt&egrave;re votre soif et roidit votre peau,<br>
+Et le vent furibond de la concupiscence<br>
+Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.</p>
+
+<p>
+Loin des peuples vivants, errantes, condamn&eacute;es,<br>
+A travers les d&eacute;serts courez comme les loups;<br>
+Faites votre destin, &acirc;mes d&eacute;sordonn&eacute;es,<br>
+Et fuyez l'infini que vous portez en vous!</p>
+
+
+
+<p>&nbsp;</p>
+<h2>
+LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE</h2>
+
+
+<p>
+La femme cependant de sa bouche de fraise,<br>
+En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,<br>
+Et p&eacute;trissant ses seins sur le fer de son busc,<br>
+Laissait couler ces mots tout impr&eacute;gn&eacute;s de musc:<br>
+--&laquo; Moi, j'ai la l&egrave;vre humide, et je sais la science<br>
+De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.<br>
+Je s&egrave;che tous les pleurs sur mes seins triomphants<br>
+Et fais rire les vieux du rire des enfants.<br>
+Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,<br>
+La lune, le soleil, le ciel et les &eacute;toiles!<br>
+Je suis, mon cher savant, si docte aux volupt&eacute;s,<br>
+Lorsque j'&eacute;touffe un homme en mes bras velout&eacute;s,<br>
+Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,<br>
+Timide et libertine, et fragile et robuste,<br>
+Que sur ces matelas qui se p&acirc;me d'&eacute;moi<br>
+Les Anges impuissants se damneraient pour moi! &raquo;</p>
+
+<p>
+Quand elle eut de mes os suc&eacute; toute la moelle,<br>
+Et que languissamment je me tournai vers elle<br>
+Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus<br>
+Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!<br>
+Je fermai les deux yeux dans ma froide &eacute;pouvante,<br>
+Et, quand je les rouvris &agrave; la clart&eacute; vivante,<br>
+A mes c&ocirc;t&eacute;s, au lieu du mannequin puissant<br>
+Qui semblait avoir fait provision de sang,<br>
+Tremblaient confus&eacute;ment des d&eacute;bris de squelette,<br>
+Qui d'eux-m&ecirc;mes rendaient le cri d'une girouette<br>
+Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,<br>
+Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.</p>
+<br>
+
+<p>&nbsp;</p>
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire
+
+<pre>
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL ***
+
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+Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland,
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+Project Gutenberg eBooks are often created from several printed
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+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
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+of the official release dates, leaving time for better editing.
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+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
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diff --git a/old/8flrm10h.zip b/old/8flrm10h.zip
new file mode 100644
index 0000000..bbbb9ab
--- /dev/null
+++ b/old/8flrm10h.zip
Binary files differ