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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:26:55 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Fleurs du Mal + +Author: Charles Baudelaire + +Posting Date: September 11, 2012 [EBook #6099] +Release Date: July, 2004 +First Posted: November 5, 2002 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL *** + + + + +Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland, +Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. + + + + + + + + + + + + +LES FLEURS DU MAL + +par + +CHARLES BAUDELAIRE + +_Préface par Henry FRICHET_ + + + + + +[Illustration] + +PRÉFACE + + +Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien élève +de l'école des Chartes, qui s'était fait éditeur par goût pour les +raffinements typographiques et pour la littérature qu'il jugeait en +érudit et en artiste beaucoup plus qu'en commerçant; aussi bien ne fit- +il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis +longtemps très recherchés des bibliophiles. + +Les poésies de Baudelaire disséminées un peu partout dans les petits +journaux d'avant-garde comme le _Corsaire_ et jusque dans la grave +_Revue des Deux-Mondes,_ n'avaient point encore, en 1857, été +réunies en volume. Poulet-Malassis, que le génie original de Baudelaire +enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de _Fleurs du +Mal,_ titre neuf, audacieux, longtemps cherché et trouvé enfin non +point par Baudelaire ni par l'éditeur, mais par Hippolyte Babou. + +Les _Fleurs du Mal_ se présentaient comme un bouquet poétique +composé de fleurs rares et vénéneuses d'un parfum encore ignoré. Ce fut +un succès--succès d'ailleurs préparé par la _Revue des Deux- +Mondes_ qui, en accueillant un an auparavant quelques poésies de +Baudelaire, avait mis sa responsabilité à couvert par une note +singulièrement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait +fort à une réclame déguisée: + +« Ce qui nous paraît ici mériter l'intérêt, disait-elle, c'est +l'expression vive, curieuse, même dans sa violence, de quelques +défaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni +les discuter, on doit tenir à connaître comme un des signes de notre +temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas où la publicité +n'est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l'influence +d'un conseil utile et appeler le vrai talent à se dégager, à se +fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon. » + +C'était se méprendre étrangement que de compter sur la publicité pour +amener Baudelaire à résipiscence; le parquet impérial ne prit pas tant +de ménagements. Le livre à peine paru, fut déféré aux tribunaux. Tandis +que Baudelaire se hâtait de recueillir en brochure les articles +justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau, +etc..., il sollicitait l'amitié de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout +récemment poursuivi pour avoir écrit _Madame Bovary_), des moyens +de défense dont les minutes ont été conservées et dont il transmettait +la teneur à son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le réquisitoire de M. +Pinard (alors avocat général et plus tard ministre de l'Intérieur), le +délit d'offense à la morale religieuse fut écarté, mais en raison de la +prévention d'outrage à la morale publiques et aux bonnes moeurs, la +Cour prononça la suppression de six pièces: _Lesbos, Femmes damnées, +le Lethé, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Métamorphoses du +Vampire,_ et la condamnation à une amende de l'auteur et de +l'éditeur (21 août 1857). + +Le dommage matériel ne fut pas considérable pour Malassis; l'édition +était presque épuisée lors de la saisie. + +Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouvé dans ses +papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu'il abandonna lors +de la réimpression à la fois diminuée et augmentée des _Fleurs du +Mal_ en 1861. Cette mutilation de sa pensée par autorité de justice +avait eu pour résultat de rendre les directeurs de journaux et de +revues très méfiants à son égard, lorsqu'il leur présentait quelques +pages de prose ou des poésies nouvelles; sa situation pécuniaire s'en +ressentit. Il travaillait lentement, à ses heures, toujours préoccupé +d'atteindre l'idéale perfection et ne traitant d'ailleurs que des +sujets auxquels le grand public était alors (encore plus +qu'aujourd'hui) complètement étranger. + +Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils +académiques laissés vacants par la mort de Scribe et du Père +Lacordaire, il était, dans sa pensée, de protester ainsi contre la +condamnation des _Fleurs du Mal._ L'insuccès de Baudelaire à +l'Académie n'était pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de +Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillèrent de se désister, ce qu'il fit +d'ailleurs en des termes dont on apprécia la modestie et la convenance. + +On a beaucoup parlé de la vie douloureuse de Baudelaire: manque +d'argent, santé précaire, absence de tendresse féminine, car sa +maîtresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son « +vase de tristesse », n'était qu'une sotte dont le coeur et la pensée +étaient loin de lui. Son seul esprit, son méchant esprit était de +tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle était +charmante, nous dit Théodore de Banville, « elle portait bien sa brune +tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crespelée +et dont la démarche de reine pleine d'une grâce farouche, avait à la +fois quelque chose de divin et de bestial ». Et Banville ajoute: « +Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand +fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui +disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est là +peut-être le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles +détonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa +beauté; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et +s'étonne d'être adorée au même titre qu'une belle chatte. » + +Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beauté, +car depuis longtemps, peut-être depuis toujours, il avait senti qu'il +était seul auprès d'elle, que les hommes sont irrévocablement seuls. +Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous- +mêmes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois +sa sensibilité était d'autant plus profonde qu'elle semblait moins +apparente. Rien ne la révélait. Il avait l'air froid, quelque peu +distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son +épaisse chevelure sombre, son élégance, son intelligence, +l'enchantement de sa voix chaude et bien timbrée, plus encore que son +éloquence naturelle qui lui faisait développer des paradoxes avec une +magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnétisme personnel +qui se dégageait de toutes les impressions refoulées au-dedans de lui, +le rendaient extrêmement séduisant. Hélas! toutes ces belles qualités +ne le servirent point--du moins financièrement--il ignorait l'art de +monnayer son génie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres, +il se trouva desservi par sa fierté, sa délicatesse, par le meilleur de +lui-même. + +Baudelaire habitait dans l'île Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce +vieil et triste hôtel Pimodan plein de souvenirs somptueux et +nostalgiques. Il avait choisi là un appartement composé de plusieurs +pièces très hautes de plafond et dont les fenêtres s'ouvraient sur le +fleuve qui roule ses eaux glauques et indifférentes au milieu de la vie +morbide et fiévreuse. Les pièces étaient tapissées d'un papier aux +larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui +s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles étaient +antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans +invitaient à la rêverie. Aux murs des lithographies et des tableaux +signés de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance +alors, mais que se disputeraient aujourd'hui à coups de millions les +princes de la finance américaine. + +Au temps de Baudelaire, c'est-à-dire vers le milieu du dix-neuvième +siècle, l'île Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui +régnait à travers ses rues et ses quais à certaines villes de province +où l'on va nu-tête chez le voisin, où l'on s'attarde à bavarder au +seuil des maisons et à y prendre le frais par les beaux soirs d'été à +l'heure où la nuit tombe. Artistes et écrivains allaient se dire +bonjour sans quitter leur costume d'intérieur et flânaient en négligé +sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement déserts que +c'était une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumière. + +Un jour, Baudelaire, coiffé uniquement de sa noire chevelure, prenait +un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de délicieuses +pommes de terre frites qu'il prenait une à une dans un cornet de +papier, lorsque vinrent à passer en calèche découverte de très grandes +dames amies de sa mère, l'ambassadrice, et qui s'amusèrent beaucoup à +voir ainsi le poète picorer une nourriture aussi démocratique. L'une +d'elles, une duchesse, fit arrêter la voiture et appela Baudelaire. + +--« C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez là? + +--Goûtez, madame, dit le poète en faisant les honneurs de son cornet de +pommes de terre frites avec une grâce suprême. » + +Et il les amusa si bien par ce régal inattendu et par sa conversation +qu'elles seraient restées là jusqu'à la fin du monde. + +Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le +salon d'une vieille parente à elle, lui demanda si elle n'aurait pas +l'occasion de manger encore des pommes de terre frites. + +--« Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont, en effet, +très bonnes, mais seulement la première fois qu'on en mange. » + +Cette petite anecdote racontée par les historiens du poète est devenue +classique; mais nous n'avons pu résister au plaisir de la répéter ici. + +Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissée par son père +avait été dévorée rapidement, fut toujours plein de délicatesse et doué +de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante. +Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son +état maladif, rendirent lamentables les dernières années du poète. +Frappé de paralysie générale, ayant perdu la mémoire des mots, après +une longue agonie, il s'éteignit à quarante-six ans. Sa mère et son ami +Charles Asselineau étaient à son chevet. Ses oeuvres lui ont survécu, +mais la place d'honneur qu'il méritait par son génie parmi les +romantiques ne lui fut vraiment accordée qu'à l'aube de ce siècle. On +l'avait tenu jusqu'alors pour un très habile ciseleur de phrases, le +Benvenuto Cellini des vers, mais c'était presque un incompris, un +névrosé. + +Il commença, dit-on, par étonner les sots, mais il devait étonner bien +davantage les gens d'esprit en laissant à la postérité ce livre +immortel: _les Fleurs du Mal._ + + +Henry FRICHET. + + + + +AU LECTEUR + + + La sottise, l'erreur, le péché, la lésine, + Occupent nos esprits et travaillent nos corps, + Et nous alimentons nos aimables remords, + Comme les mendiants nourrissent leur vermine. + + Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches, + Nous nous faisons payer grassement nos aveux, + Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux, + Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. + + Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste + Qui berce longuement notre esprit enchanté, + Et le riche métal de notre volonté + Est tout vaporisé par ce savant chimiste. + + C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent! + Aux objets répugnants nous trouvons des appas; + Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas, + Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. + + Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange + Le sein martyrisé d'une antique catin, + Nous volons au passage un plaisir clandestin + Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. + + Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes, + Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, + Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons + Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes. + + Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie, + N'ont pas encore brodé de leurs plaisants desseins + Le canevas banal de nos piteux destins, + C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie. + + Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, + Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, + Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants + Dans la ménagerie infâme de nos vices, + + Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde! + Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, + Il ferait volontiers de la terre un débris + Et dans un bâillement avalerait le monde; + + C'est l'Ennui!--L'oeil chargé d'un pleur involontaire, + Il rêve d'échafauds en fumant son houka. + Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, + --Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère! + + + + + SPLEEN ET IDÉAL + + BENEDICTION + + + Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, + Le Poète apparaît en ce monde ennuyé, + Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes + Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié: + + « Ah! que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères, + Plutôt que de nourrir cette dérision! + Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères + Où mon ventre a conçu mon expiation! + + « Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes + Pour être le dégoût de mon triste mari, + Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes, + Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri, + + « Je ferai rejaillir la haine qui m'accable + Sur l'instrument maudit de tes méchancetés, + Et je tordrai si bien cet arbre misérable, + Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestés! » + + Elle ravale ainsi l'écume de sa haine, + Et, ne comprenant pas les desseins éternels, + Elle-même prépare au fond de la Géhenne + Les bûchers consacrés aux crimes maternels. + + Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange, + L'Enfant déshérité s'enivre de soleil, + Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange + Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil. + + Il joue avec le vent, cause avec le nuage + Et s'enivre en chantant du chemin de la croix; + Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage + Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. + + Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte, + Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité, + Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, + Et font sur lui l'essai de leur férocité. + + Dans le pain et le vin destinés à sa bouche + Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats; + Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche, + Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas. + + Sa femme va criant sur les places publiques: + « Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer, + Je ferai le métier des idoles antiques, + Et comme elles je veux me faire redorer; + + « Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe, + De génuflexions, de viandes et de vins, + Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire + Usurper en riant les hommages divins! + + « Et, quand je m'ennuîrai de ces farces impies, + Je poserai sur lui ma frêle et forte main; + Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies, + Sauront jusqu'à son coeur se frayer un chemin. + + « Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, + J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein, + Et, pour rassasier ma bête favorite, + Je le lui jetterai par terre avec dédain! » + + Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide, + Le Poète serein lève ses bras pieux, + Et les vastes éclairs de son esprit lucide + Lui dérobent l'aspect des peuples furieux: + + « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance + Comme un divin remède à nos impuretés, + Et comme la meilleure et la plus pure essence + Qui prépare les forts aux saintes voluptés! + + « Je sais que vous gardez une place au Poète + Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, + Et que vous l'invitez à l'éternelle fête + Des Trônes, des Vertus, des Dominations. + + « Je sais que la douleur est la noblesse unique + Où ne mordront jamais la terre et les enfers, + Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique + Imposer tous les temps et tous les univers. + + « Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre, + Les métaux inconnus, les perles de la mer, + Par votre main montés, ne pourraient pas suffire + A ce beau diadème éblouissant et clair; + + « Car il ne sera fait que de pure lumière, + Puisée au foyer saint des rayons primitifs, + Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, + Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! » + + + + + L'ALBATROS + + + Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage + Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, + Qui suivent, indolents compagnons de voyage, + Le navire glissant sur les gouffres amers. + + A peine les ont-ils déposés sur les planches, + Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, + Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches + Comme des avirons traîner à côté d'eux. + + Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! + Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid! + L'un agace son bec avec un brûle-gueule, + L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait! + + Le Poète est semblable au prince des nuées + Qui hante la tempête et se rit de l'archer; + Exilé sur le sol au milieu des huées, + Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. + + + + + ELEVATION + + + Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, + Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, + Par delà le soleil, par delà les éthers, + Par delà les confins des sphères étoilées, + + Mon esprit, tu te meus avec agilité, + Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde, + Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde + Avec une indicible et mâle volupté. + + Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides, + Va te purifier dans l'air supérieur, + Et bois, comme une pure et divine liqueur, + Le feu clair qui remplit les espaces limpides. + + Derrière les ennuis et les vastes chagrins + Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse, + Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse + S'élancer vers les champs lumineux et sereins! + + Celui dont les pensers, comme des alouettes, + Vers les cieux le matin prennent un libre essor, + --Qui plane sur la vie et comprend sans effort + Le langage des fleurs et des choses muettes! + + + + + LES PHARES + + + Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, + Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, + Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, + Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer; + + Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, + Où des anges charmants, avec un doux souris + Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre + Des glaciers et des pins qui ferment leur pays; + + Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, + Et d'un grand crucifix décoré seulement, + Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, + Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement; + + Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules + Se mêler à des Christ, et se lever tout droits + Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules + Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts; + + Colères de boxeur, impudences de faune, + Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, + Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, + Puget, mélancolique empereur des forçats; + + Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres, + Comme des papillons, errent en flamboyant, + Décors frais et légers éclairés par des lustres + Qui versent la folie à ce bal tournoyant; + + Goya, cauchemar plein de choses inconnues, + De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, + De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, + Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas; + + Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, + Ombragé par un bois de sapin toujours vert, + Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges + Passent, comme un soupir étouffé de Weber; + + Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, + Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum,_ + Sont un écho redit par mille labyrinthes; + C'est pour les coeurs mortels un divin opium. + + C'est un cri répété par mille sentinelles, + Un ordre renvoyé par mille porte-voix; + C'est un phare allumé sur mille citadelles, + Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois! + + Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage + Que nous puissions donner de notre dignité + Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge + Et vient mourir au bord de votre éternité! + + + + + LA MUSE VENALE + + + O Muse de mon coeur, amante des palais, + Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées, + Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées, + Un tison pour chauffer tes deux pieds violets? + + Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées + Aux nocturnes rayons qui percent les volets? + Sentant ta bourse à sec autant que ton palais, + Récolteras-tu l'or des voûtes azurées? + + Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir, + Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir, + Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guère, + + Ou, saltimbanque à jeun, étaler les appas + Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas, + Pour faire épanouir la rate du vulgaire. + + + + + L'ENNEMI + + + Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, + Traversé ça et là par de brillants soleils; + Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage + Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. + + Voilà que j'ai touché l'automne des idées, + Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux + Pour rassembler à neuf les terres inondées, + Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux. + + Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve + Trouveront dans ce sol lavé comme une grève + Le mystique aliment qui ferait leur vigueur? + + --O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie, + Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur + Du sang que nous perdons croît et se fortifie! + + + + + LA VIE ANTERIEURE + + + J'ai longtemps habité sous de vastes portiques + Que les soleils marins teignaient de mille feux, + Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, + Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques. + + Les houles, en roulant les images des cieux, + Mêlaient d'une façon solennelle et mystique + Les tout-puissants accords de leur riche musique + Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. + + C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, + Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs + Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs, + + Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, + Et dont l'unique soin était d'approfondir + Le secret douloureux qui me faisait languir. + + + + + BOHEMIENS EN VOYAGE + + + La tribu prophétique aux prunelles ardentes + Hier s'est mise en route, emportant ses petits + Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits + Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. + + Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes + Le long des chariots où les leurs sont blottis, + Promenant sur le ciel des yeux appesantis + Par le morne regret des chimères absentes. + + Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, + Les regardant passer, redouble sa chanson; + Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures, + + Fait couler le rocher et fleurir le désert + Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert + L'empire familier des ténèbres futures. + + + + + L'HOMME ET LA MER + + + Homme libre, toujours tu chériras la mer! + La mer est ton miroir; tu contemples ton âme + Dans le déroulement infini de sa lame, + Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. + + Tu te plais à plonger au sein de ton image; + Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur + Se distrait quelquefois de sa propre rumeur + Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. + + Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets, + Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes; + O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, + Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets! + + Et cependant voilà des siècles innombrables + Que vous vous combattez sans pitié ni remord, + Tellement vous aimez le carnage et la mort, + O lutteurs éternels, ô frères implacables! + + + + + DON JUAN AUX ENFERS + + + Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine, + Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon, + Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène, + D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. + + Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, + Des femmes se tordaient sous le noir firmament, + Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, + Derrière lui traînaient un long mugissement. + + Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, + Tandis que don Luis avec un doigt tremblant + Montrait à tous les morts errant sur les rivages + Le fils audacieux qui railla son front blanc. + + Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, + Près de l'époux perfide et qui fui son amant + Semblait lui réclamer un suprême sourire + Où brillât la douceur de son premier serment. + + Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre + Se tenait à la barre et coupait le flot noir; + Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, + Regardait le sillage et ne daignait rien voir. + + + + + CHATIMENT DE L'ORGUEIL + + + En ces temps merveilleux où la Théologie + Fleurit avec le plus de sève et d'énergie, + On raconte qu'un jour un docteur des plus grands + --Après avoir forcé les coeurs indifférents, + Les avoir remués dans leurs profondeurs noires; + Après avoir franchi vers les célestes gloires + Des chemins singuliers à lui-même inconnus, + Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, + --Comme un homme monté trop haut, pris de panique, + S'écria, transporté d'un orgueil satanique: + « Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut! + Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut + De l'armure, ta honte égalerait ta gloire, + Et tu ne serais plus qu'un foetus dérisoire! » + + Immédiatement sa raison s'en alla. + L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila; + Tout le chaos roula dans cette intelligence, + Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence. + Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. + Le silence et la nuit s'installèrent en lui, + Comme dans un caveau dont la clef est perdue. + Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue, + Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers + Les champs, sans distinguer les étés des hivers, + Sale, inutile et laid comme une chose usée, + Il faisait des enfants la joie et la risée. + + + + + LA BEAUTE + + + Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre, + Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour, + Est fait pour inspirer au poète un amour + Eternel et muet ainsi que la matière. + + Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; + J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes; + Je hais le mouvement qui déplace les lignes, + Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. + + Les poètes, devant mes grandes attitudes. + Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments, + Consumeront leurs jours en d'austères études; + + Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants, + De purs miroirs qui font toutes choses plus belles: + Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles! + + + + + L'IDEAL + + + Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, + Produits avariés, nés d'un siècle vaurien, + Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes, + Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien. + + Je laisse, à Gavarni, poète des chloroses, + Soa troupeau gazouillant de beautés d'hôpital, + Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses + Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal. + + Ce qu'il faut à ce coeur profond comme un abîme, + C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, + Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans; + + Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange, + Qui tors paisiblement dans une pose étrange + Tes appas façonnés aux bouches des Titans! + + + + + LE MASQUE + + STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE + + A ERNEST CHRISTOPHE + STATUAIRE + + + Contemplons ce trésor de grâces florentines; + Dans l'ondulation de ce corps musculeux + L'Elégance et la Force abondent, soeurs divines. + Cette femme, morceau vraiment miraculeux, + Divinement robuste, adorablement mince, + Est faite pour trôner sur des lits somptueux, + Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince. + + --Aussi, vois ce souris fin et voluptueux + Où la Fatuité promène son extase; + Ce long regard sournois, langoureux et moqueur; + Ce visage mignard, tout encadré de gaze, + Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur: + « La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne! » + A cet être doué de tant de majesté + Vois quel charme excitant la gentillesse donne! + Approchons, et tournons autour de sa beauté. + + O blasphème de l'art! ô surprise fatale! + La femme au corps divin, promettant le bonheur, + Par le haut se termine en monstre bicéphale! + + Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur, + Ce visage éclairé d'une exquise grimace, + Et, regarde, voici, crispée atrocement, + La véritable tête, et la sincère face + Renversée à l'abri de la face qui ment. + --Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve + De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux; + Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve + Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux! + + --Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite + Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, + Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète? + + --Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu! + Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore + Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux, + C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore! + Demain, après-demain et toujours!--comme nous! + + + + + HYMNE A LA BEAUTE + + + Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme, + O Beauté? Ton regard, infernal et divin, + Verse confusément le bienfait et le crime, + Et l'on peut pour cela te comparer au vin. + Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore; + + Tu répands des parfums comme un soir orageux; + Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore + Qui font le héros lâche et l'enfant courageux. + Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres? + + Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien; + Tu sèmes au hasard la joie et les désastres, + Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien. + + Tu marches sur des morts. Beauté, dont tu te moques; + De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant, + Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques, + Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement. + + L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle, + Crépite, flambe et dit: Bénissons ce flambeau! + L'amoureux pantelant incliné sur sa belle + A l'air d'un moribond caressant son tombeau. + + Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe, + O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu! + Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte + D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu? + + De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène, + Qu'importé, si tu rends,--fée aux yeux de velours, + Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!-- + L'univers moins hideux et les instants moins lourds? + + + + + LA CHEVELURE + + + O toison, moutonnant jusque sur l'encolure! + O boucles! O parfum chargé de nonchaloir! + Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure + Des souvenirs dormant dans cette chevelure, + Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir. + + La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, + Tout un monde lointain, absent, presque défunt, + Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique! + Comme d'autres esprits voguent sur la musique, + Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum. + + J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève, + Se pâment longuement sous l'ardeur des climats; + Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève! + Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve + De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts: + + Un port retentissant où mon âme peut boire + A grands flots le parfum, le son et la couleur; + Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire, + Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire + D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. + + Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse + Dans ce noir océan où l'autre est enfermé; + Et mon esprit subtil que le roulis caresse + Saura vous retrouver, ô féconde paresse, + Infinis bercements du loisir embaumé! + + Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, + Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond; + Sur les bords duvetés de vos mèches tordues + Je m'enivre ardemment des senteurs confondues + De l'huile de coco, du musc et du goudron. + + Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde + Sèmera le rubis, la perle et le saphir, + Afin qu'à mon, désir tu ne sois jamais sourde! + N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde + Où je hume à longs traits le vin du souvenir? + + Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne, + O vase de tristesse, ô grande taciturne, + Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis, + Et que tu me parais, ornement de mes nuits, + Plus ironiquement accumuler les lieues + Qui séparent mes bras des immensités bleues. + + Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts, + Comme après un cadavre un choeur de vermisseaux, + Et je chéris, ô bête implacable et cruelle, + Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle! + + Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle, + Femme impure! L'ennui rend ton âme cruelle. + Pour exercer tes dents à ce jeu singulier, + Il te faut chaque jour un coeur au râtelier. + Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques + Ou des ifs flamboyants dans les fêtes publiques, + Usent insolemment d'un pouvoir emprunté, + Sans connaître jamais la loi de leur beauté. + + Machine aveugle et sourde en cruauté féconde! + Salutaire instrument, buveur du sang du monde, + Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas + Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas? + La grandeur de ce mal où tu te crois savante + Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante, + Quand la nature, grande en ses desseins cachés, + De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés, + --De toi, vil animal,--pour pétrir un génie? + + O fangeuse grandeur, sublime ignominie! + + + + + SED NON SATIATA + + + Bizarre déité, brune comme les nuits, + Au parfum mélangé de musc et de havane, + OEuvre de quelque obi, le Faust de la savane, + Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits, + + Je préfère au constance, à l'opium, au nuits, + L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane; + Quand vers toi mes désirs partent en caravane, + Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis. + + Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme, + O démon sans pitié, verse-moi moins de flamme; + Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois, + + Hélas! et je ne puis, Mégère libertine, + Pour briser ton courage et te mettre aux abois, + Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine! + + Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, + Même quand elle marche, on croirait qu'elle danse, + Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés + Au bout de leurs bâtons agitent en cadence. + + Comme le sable morne et l'azur des déserts, + Insensibles tous deux à l'humaine souffrance, + Comme les longs réseaux de la houle des mers, + Elle se développe avec indifférence. + + Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants, + Et dans cette nature étrange et symbolique + Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique, + + Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants, + Resplendit à jamais, comme un astre inutile, + La froide majesté de la femme stérile. + + + + + LE SERPENT QUI DANSE + + + Que j'aime voir, chère indolente, + De ton corps si beau, + Comme une étoile vacillante, + Miroiter la peau! + + Sur ta chevelure profonde + Aux âcres parfums, + Mer odorante et vagabonde + Aux flots bleus et bruns. + + Comme un navire qui s'éveille + Au vent du matin, + Mon âme rêveuse appareille + Pour un ciel lointain. + + Tes yeux, où rien ne se révèle + De doux ni d'amer, + Sont deux bijoux froids où se mêle + L'or avec le fer. + + A te voir marcher en cadence, + Belle d'abandon, + On dirait un serpent qui danse + Au bout d'un bâton; + + Sous le fardeau de ta paresse + Ta tête d'enfant + Se balance avec la mollesse + D'un jeune éléphant, + + Et son corps se penche et s'allonge + Comme un fin vaisseau + Qui roule bord sur bord, et plonge + Ses vergues dans l'eau. + + Comme un flot grossi par la fonte + Des glaciers grondants, + Quand l'eau de ta bouche remonte + Au bord de tes dents, + + Je crois boire un vin de Bohême, + Amer et vainqueur, + Un ciel liquide qui parsème + D'étoiles mon coeur! + + + + + UNE CHAROGNE + + + Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, + Ce beau matin d'été si doux: + Au détour d'un sentier une charogne infâme + Sur un lit semé de cailloux, + + Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, + Brûlante et suant les poisons, + Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique + Son ventre plein d'exhalaisons. + + Le soleil rayonnait sur cette pourriture, + Comme afin de la cuire à point, + Et de rendre au centuple à la grande Nature + Tout ce qu'ensemble elle avait joint. + + Et le ciel regardait la carcasse superbe + Comme une fleur s'épanouir; + La puanteur était si forte que sur l'herbe + Vous crûtes vous évanouir. + + Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, + D'où sortaient de noirs bataillons + De larves qui coulaient comme un épais liquide + Le long de ces vivants haillons. + + Tout cela descendait, montait comme une vague, + Où s'élançait en pétillant; + On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, + Vivait en se multipliant. + + Et ce monde rendait une étrange musique + Comme l'eau courante et le vent, + Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique + Agite et tourne dans son van. + + Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, + Une ébauche lente à venir + Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève + Seulement par le souvenir. + + Derrière les rochers une chienne inquiète + Nous regardait d'un oeil fâché, + Epiant le moment de reprendre au squelette + Le morceau qu'elle avait lâché. + + --Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, + A cette horrible infection, + Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, + Vous, mon ange et ma passion! + + Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces, + Après les derniers sacrements, + Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses, + Moisir parmi les ossements. + + Alors, ô ma beauté, dites à la vermine + Qui vous mangera de baisers, + Que j'ai gardé la forme et l'essence divine + De mes amours décomposés! + + + + + DE PROFUNDIS CLAMAVI + + + J'implore ta pitié. Toi, l'unique que j'aime, + Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé. + C'est un univers morne à l'horizon plombé, + Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème; + + Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, + Et les six autres mois la nuit couvre la terre; + C'est un pays plus nu que la terre polaire; + Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois! + + Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse + La froide cruauté de ce soleil de glace + Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos; + + Je jalouse le sort des plus vils animaux + Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide, + Tant l'écheveau du temps lentement se dévide! + + + + + LE VAMPIRE + + + Toi qui, comme un coup de couteau. + Dans mon coeur plaintif est entrée; + Toi qui, forte comme un troupeau + De démons, vins, folle et parée, + + De mon esprit humilié + Faire ton lit et ton domaine. + --Infâme à qui je suis lié + Comme le forçat à la chaîne, + + Comme au jeu le joueur têtu, + Comme à la bouteille l'ivrogne, + Comme aux vermines la charogne, + --Maudite, maudite sois-tu! + + J'ai prié le glaive rapide + De conquérir ma liberté, + Et j'ai dit au poison perfide + De secourir ma lâcheté. + + Hélas! le poison et le glaive + M'ont pris en dédain et m'ont dit: + « Tu n'es pas digne qu'on t'enlève + A ton esclavage maudit, + + Imbécile!--de son empire + Si nos efforts te délivraient, + Tes baisers ressusciteraient + Le cadavre de ton vampire! » + + Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive, + Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu, + Je me pris à songer près de ce corps vendu + A la triste beauté dont mon désir se prive. + + Je me représentai sa majesté native, + Son regard de vigueur et de grâces armé, + Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, + Et dont le souvenir pour l'amour me ravive. + + Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps, + Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses + Déroulé le trésor des profondes caresses, + + Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort + Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles, + Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles. + + + + + REMORDS POSTHUME + + + Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse, + Au fond d'un monument construit en marbre noir, + Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir + Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse; + + Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse + Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir, + Empêchera ton coeur de battre et de vouloir, + Et tes pieds de courir leur course aventureuse, + + Le tombeau, confident de mon rêve infini, + --Car le tombeau toujours comprendra le poète,-- + Durant ces longues nuits d'où le somme est banni, + + Te dira: « Que vous sert, courtisane imparfaite, + De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? » + --Et le ver rongera ta peau comme un remords. + + + + + LE CHAT + + + Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux: + Retiens les griffes de ta patte, + Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux, + Mêlés de métal et d'agate. + + Lorsque mes doigts caressent à loisir + Ta tête et ton dos élastique, + Et que ma main s'enivre du plaisir + De palper ton corps électrique, + + Je vois ma femme en esprit; son regard, + Comme le tien, aimable bête, + Profond et froid, coupe et fend comme un dard. + + Et, des pieds jusques à la tête, + Un air subtil, un dangereux parfum + Nagent autour de son corps brun. + + + + + LE BALCON + + + Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, + O toi, tous mes plaisirs, ô toi, tous mes devoirs! + Tu te rappelleras la beauté des caresses, + La douceur du foyer et le charme des soirs, + Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses! + + Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon, + Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses; + Que ton sein m'était doux! que ton coeur m'était bon! + Nous avons dit souvent d'impérissables choses + Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon. + + Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! + Que l'espace est profond! que le coeur est puissant! + En me penchant vers toi, reine des adorées, + Je croyais respirer le parfum de ton sang. + Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! + + La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison, + Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles + Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison! + Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles, + La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison. + + Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses, + Et revis mon passé blotti dans tes genoux. + Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses + Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux? + Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses! + + Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, + Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes, + Comme montent au ciel les soleils rajeunis + Après s'être lacés au fond des mers profondes! + --O serments! ô parfums! ô baisers infinis! + + + + + LE POSSEDE + + + Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui, + O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre; + Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois sombre, + Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui; + + Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui, + Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre, + Te pavaner aux lieux que la Folie encombre, + C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui! + + Allume ta prunelle à la flamme des lustres! + Allume le désir dans les regards des rustres! + Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant; + + Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore; + Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant + Qui ne crie: _O mon cher Belzébuth, je t'adore!_ + + + + + UN FANTOME + + I + + LES TÉNÈBRES + + + Dans les caveaux d'insondable tristesse + Où le Destin m'a déjà relégué; + Où jamais n'entre un rayon rosé et gai; + Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse, + + Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur + Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres; + Où, cuisinier aux appétits funèbres, + Je fais bouillir et je mange mon coeur, + + Par instants brille, et s'allonge, et s'étale + Un spectre fait de grâce et de splendeur: + A sa rêveuse allure orientale, + + Quand il atteint sa totale grandeur, + Je reconnais ma belle visiteuse: + C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse. + + + II + + LE PARFUM + + + Lecteur, as-tu quelquefois respiré + Avec ivresse et lente gourmandise + Ce grain d'encens qui remplit une église, + Ou d'un sachet le musc invétéré? + + Charme profond, magique, dont nous grise + Dans le présent le passé restauré! + Ainsi l'amant sur un corps adoré + Du souvenir cueille la fleur exquise. + + De ses cheveux élastiques et lourds, + Vivant sachet, encensoir de l'alcôve, + Une senteur montait, sauvage et fauve, + + Et des habits, mousseline ou velours, + Tout imprégnés de sa jeunesse pure, + Se dégageait un parfum de fourrure. + + + III + + LE CADRE + + + Comme un beau cadre ajoute à la peinture, + Bien qu'elle soit d'un pinceau très vanté, + Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté + En l'isolant de l'immense nature. + + Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure, + S'adaptaient juste à sa rare beauté; + Rien n'offusquait sa parfaite clarté, + Et tout semblait lui servir de bordure. + + Même on eût dit parfois qu'elle croyait + Que tout voulait l'aimer; elle noyait + Dans les baisers du satin et du linge + + Son beau corps nu, plein de frissonnements, + Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements, + Montrait la grâce enfantine du singe. + + + IV + + LE PORTRAIT + + + La Maladie et la Mort font des cendres + De tout le feu qui pour nous flamboya. + De ces grands yeux si fervents et si tendres, + De cette bouche où mon coeur se noya, + + De ces baisers puissants comme un dictame, + De ces transports plus vifs que des rayons. + Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme! + Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons, + + Qui, comme moi, meurt dans la solitude, + Et que le Temps, injurieux vieillard, + Chaque jour frotte avec son aile rude... + + Noir assassin de la Vie et de l'Art, + Tu ne tueras jamais dans ma mémoire + Celle qui fut mon plaisir et ma gloire! + + Je te donne ces vers afin que, si mon nom + Aborde heureusement aux époques lointaines + Et fait rêver un soir les cervelles humaines, + Vaisseau favorisé par un grand aquilon, + + Ta mémoire, pareille aux fables incertaines, + Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon, + Et par un fraternel et mystique chaînon + Reste comme pendue à mes rimes hautaines; + + Etre maudit à qui de l'abîme profond + Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond; + --O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère, + + Foules d'un pied léger et d'un regard serein + Les stupides mortels qui t'ont jugée amère, + Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain! + + + + + SEMPER EADEM + + + « D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange, + Montant comme la mer sur le roc noir et nu? » + --Quand notre coeur a fait une fois sa vendange, + Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu, + + Une douleur très simple et non mystérieuse, + Et, comme votre joie, éclatante pour tous. + Cessez donc de chercher, ô belle curieuse! + Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous! + + Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie! + Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie, + La Mort nous tient souvent par des liens subtils. + + Laissez, laissez mon coeur s'enivrer d'un _mensonge,_ + Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe, + Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils! + + + + + TOUT ENTIERE + + + Le Démon, dans ma chambre haute, + Ce matin est venu me voir, + Et, tâchant à me prendre en faute, + Me dit: « Je voudrais bien savoir, + + Parmi toutes les belles choses + Dont est fait son enchantement, + Parmi les objets noirs ou roses + Qui composent son corps charmant, + + Quel est le plus doux. »--O mon âme! + Tu répondis à l'Abhorré: + « Puisqu'en elle tout est dictame, + Rien ne peut être préféré. + + Lorsque tout me ravit, j'ignore + Si quelque chose me séduit. + Elle éblouit comme l'Aurore + Et console comme la Nuit; + + Et l'harmonie est trop exquise, + Qui gouverne tout son beau corps, + Pour que l'impuissante analyse + En note les nombreux accords. + + O métamorphose mystique + De tous mes sens fondus en un! + Son haleine fait la musique, + Comme sa voix fait le parfum! » + + Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire, + Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois flétri, + A la très belle, à la très bonne, à la très chère, + Dont le regard divin t'a soudain refleuri? + + --Nous mettrons noire orgueil à chanter ses louanges, + Rien ne vaut la douceur de son autorité; + Sa chair spirituelle a le parfum des Anges, + Et son oeil nous revêt d'un habit de clarté. + + Que ce soit dans la nuit et dans la solitude. + Que ce soit dans la rue et dans la multitude; + Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau. + + Parfois il parle et dit: « Je suis belle, et j'ordonne + Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau. + Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. » + + + + + CONFESSION + + + Une fois, une seule, aimable et douce femme, + A mon bras votre bras poli + S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme + Ce souvenir n'est point pâli). + + Il était tard; ainsi qu'une médaille neuve + La pleine lune s'étalait, + Et la solennité de la nuit, comme un fleuve, + Sur Paris dormant ruisselait. + + Et le long des maisons, sous les portes cochères, + Des chats passaient furtivement, + L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères, + Nous accompagnaient lentement. + + Tout à coup, au milieu de l'intimité libre + Eclose à la pâle clarté, + De vous, riche et sonore instrument où ne vibre + Que la radieuse gaîté, + + De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare + Dans le matin étincelant, + Une note plaintive, une note bizarre + S'échappa, tout en chancelant. + + Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde + Dont sa famille rougirait, + Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde, + Dans un caveau mise au secret! + + Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde: + « Que rien ici-bas n'est certain, + Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde, + Se trahit l'égoïsme humain; + + Que c'est un dur métier que d'être belle femme, + Et que c'est le travail banal + De la danseuse folle et froide qui se pâme + Dans un sourire machinal; + + Que bâtir sur les coeurs est une chose sotte, + Que tout craque, amour et beauté, + Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte + Pour les rendre à l'Eternité! » + + J'ai souvent évoqué cette lune enchantée, + Ce silence et cette langueur, + Et cette confidence horrible chuchotée + Au confessionnal du coeur. + + + + + LE FLACON + + + Il est de forts parfums pour qui toute matière + Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre. + En ouvrant un coffret venu de l'orient + Dont la serrure grince et rechigne en criant, + + Ou dans une maison déserte quelque armoire + Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire, + Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, + D'où jaillit toute vive une âme qui revient. + + Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, + Frémissant doucement dans tes lourdes ténèbres, + Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, + Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or. + + Voilà le souvenir enivrant qui voltige + Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige + Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains + Vers un gouffre obscurci de miasmes humains; + + Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire, + Où, Lazare odorant déchirant son suaire, + Se meut dans son réveil le cadavre spectral + D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral. + + Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire + Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire; + Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé, + Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé, + + Je serai ton cercueil, aimable pestilence! + Le témoin de ta force et de ta virulence, + Cher poison préparé par les anges! liqueur + Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon coeur! + + + + + LE POISON + + + Le vin sait revêtir le plus sordide bouge + D'un luxe miraculeux, + Et fait surgir plus d'un portique fabuleux + Dans l'or de sa vapeur rouge, + Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. + + L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, + Allonge l'illimité, + Approfondit le temps, creuse la volupté, + Et de plaisirs noirs et mornes + Remplit l'âme au delà de sa capacité. + + Tout cela ne vaut pas le poison qui découle + De tes yeux, de tes yeux verts, + Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers... + Mes songes viennent en foule + Pour se désaltérer à ces gouffres amers. + + Tout cela ne vaut pas le terrible prodige + De ta salive qui mord, + Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord, + Et, charriant le vertige, + La roule défaillante aux rives de la mort! + + + + + LE CHAT + + I + + + Dans ma cervelle se promène + Ainsi qu'en son appartement, + Un beau chat, fort, doux et charmant, + Quand il miaule, on l'entend à peine, + + Tant son timbre est tendre et discret; + Mais que sa voix s'apaise ou gronde, + Elle est toujours riche et profonde. + C'est là son charme et son secret. + + Cette voix, qui perle et qui filtre + Dans mon fond le plus ténébreux, + Me remplit comme un vers nombreux + Et me réjouit comme un philtre. + + Elle endort les plus cruels maux + Et contient toutes les extases; + Pour dire les plus longues phrases, + Elle n'a pas besoin de mots. + + Non, il n'est pas d'archet qui morde + Sur mon coeur, parfait instrument, + Et fasse plus royalement + Chanter sa plus vibrante corde + + Que ta voix, chat mystérieux, + Chat séraphique, chat étrange, + En qui tout est, comme un ange, + Aussi subtil qu'harmonieux. + + + II + + + De sa fourrure blonde et brune + Sort un parfum si doux, qu'un soir + J'en fus embaumé, pour l'avoir + Caressée une fois, rien qu'une. + + C'est l'esprit familier du lieu; + Il juge, il préside, il inspire + Toutes choses dans son empire; + Peut-être est-il fée, est-il dieu? + + Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime + Tirés comme par un aimant, + Se retournent docilement, + Et que je regarde en moi-même, + + Je vois avec étonnement + Le feu de ses prunelles pâles, + Clairs fanaux, vivantes opales, + Qui me contemplent fixement. + + + + + LE BEAU NAVIRE + + + Je veux te raconter, ô molle enchanteresse, + Les diverses beautés qui parent ta jeunesse; + Je veux te peindre ta beauté + Où l'enfance s'allie à la maturité. + + Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, + Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, + Chargé de toile, et va roulant + Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. + + Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, + Ta tête se pavane avec d'étranges grâces; + D'un air placide et triomphant + Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. + + Je veux te raconter, ô molle enchanteresse, + Les diverses beautés qui parent ta jeunesse; + Je veux te peindre ta beauté + Où l'enfance s'allie à la maturité. + + Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire, + Ta gorge triomphante est une belle armoire + Dont les panneaux bombés et clairs + Comme les boucliers accrochent des éclairs; + + Boucliers provoquants, armés de pointes roses! + Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses, + De vins, de parfums, de liqueurs + Qui feraient délirer les cerveaux et les coeurs! + + Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, + Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, + Chargé de toile, et va roulant + Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. + + Tes nobles jambes sons les volants qu'elles chassent, + Tourmentent les désirs obscurs et les agacent + Comme deux sorcières qui font + Tourner un philtre noir dans un vase profond. + + Tes bras qui se joueraient des précoces hercules + Sont des boas luisants les solides émules, + Faits pour serrer obstinément, + Comme pour l'imprimer dans ton coeur, ton amant. + + Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, + Ta tête se pavane avec d'étranches grâces; + D'un air placide et triomphant + Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. + + + + + L'IRREPARABLE + + I + + + Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords, + Qui vit, s'agite et se tortille, + Et se nourrit de nous comme le ver des morts, + Comme du chêne la chenille? + Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords? + + Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane + Noierons-nous ce vieil ennemi, + Destructeur et gourmand comme la courtisane, + Patient comme la fourmi? + Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane? + + Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais, + A cet esprit comblé d'angoisse + Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés, + Que le sabot du cheval froisse, + Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais, + + A cet agonisant que le loup déjà flaire + Et que surveille le corbeau, + A ce soldat brisé, s'il faut qu'il désespère + D'avoir sa croix et son tombeau; + Ce pauvre agonisant que le loup déjà flaire! + + Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir? + Peut-on déchirer des ténèbres + Plus denses que la poix, sans matin et sans soir, + Sans astres, sans éclairs funèbres? + Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir? + + L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge + Est souillée, est morte à jamais! + Sans lune et sans rayons trouver où l'on héberge + Les martyrs d'un chemin mauvais! + Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge! + + Adorable sorcière, aimes-tu les damnés! + Dis, connais-tu l'irrémissible? + Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés, + A qui notre coeur sert de cible? + Adorable sorcière, aimes-tu les damnés? + + L'irréparable ronge avec sa dent maudite + Notre âme, piteux monument, + Et souvent il attaque, ainsi que le termite, + Par la base le bâtiment. + L'irréparable ronge avec sa dent maudite! + + + II + + + J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal + Qu'enflammait l'orchestre sonore, + Une fée allumer dans un ciel infernal + Une miraculeuse aurore; + J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal + + Un être qui n'était que lumière, or et gaze, + Terrasser l'énorme Satan + Mais mon coeur, que jamais ne visite l'extase + Est un théâtre où l'on attend + Toujours, toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze! + + + + + CAUSERIE + + + Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose! + Mais la tristesse en moi monte comme la mer, + Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose + Le souvenir cuisant de son limon amer. + + --Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme; + Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé + Par la griffe et la dent féroce de la femme. + Ne cherchez plus mon coeur; les bêtes l'ont mangé. + + Mon coeur est un palais flétri par la cohue; + On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux. + --Un parfum nage autour de votre gorge nue!... + + O Beauté, dur fléau des âmes! tu le veux! + Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes! + Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes! + + + + + CHANT D'AUTOMNE + + I + + + Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres; + Adieu, vive clarté de nos étés trop courts! + J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres + Le bois retentissant sur le pavé des cours. + + Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère, + Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé, + Et, comme le soleil dans son enfer polaire. + Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé. + + J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe; + L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd. + Mon esprit est pareil à la tour qui succombe + Sous les coups du bélier infatigable et lourd. + + Il me semble, bercé par ce choc monotone, + Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part... + Pour qui?--C'était hier l'été; voici l'automne! + Ce bruit mystérieux sonne comme un départ. + + + II + + + J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre, + Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer, + Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre, + Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. + + Et pourtant aimez-moi, tendre coeur! soyez mère + Même pour un ingrat, même pour un méchant; + Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère + D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant. + + Courte tâche! La tombe attend; elle est avide! + Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux, + Goûter, en regrettant l'été blanc et torride, + De l'arrière-saison le rayon jaune et doux! + + + + + CHANSON D'APRES-MIDI + + + Quoique tes sourcils méchants + Te donnent un air étrange + Qui n'est pas celui d'un ange, + Sorcière aux yeux alléchants, + + Je t'adore, ô ma frivole, + Ma terrible passion! + Avec la dévotion + Du prêtre pour son idole. + + Le désert et la forêt + Embaument tes tresses rudes, + Ta tête a les attitudes + De l'énigme et du secret. + + Sur ta chair le parfum rôde + Comme autour d'un encensoir; + Tu charmes comme le soir, + Nymphe ténébreuse et chaude. + + Ah! les philtres les plus forts + Ne valent pas ta paresse, + Et tu connais la caresse + Qui fait revivre les morts! + + Tes hanches sont amoureuses + De ton dos et de tes seins, + Et tu ravis les coussins + Par tes poses langoureuses. + + Quelquefois pour apaiser + Ta rage mystérieuse, + Tu prodigues, sérieuse, + La morsure et le baiser; + + Tu me déchires, ma brune, + Avec un rire moqueur, + Et puis tu mets sur mon coeur + Ton oeil doux comme la lune. + + Sous tes souliers de satin, + Sous tes charmants pieds de soie, + Moi, je mets ma grande joie, + Mon génie et mon destin, + + Mon âme par toi guérie, + Par toi, lumière et couleur! + Explosion de chaleur + Dans ma noire Sibérie! + + + + + SISINA + + + Imaginez Diane en galant équipage, + Parcourant les forêts ou battant les halliers, + Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage, + Superbe et défiant les meilleurs cavaliers! + + Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage, + Excitant à l'assaut un peuple sans souliers, + La joue et l'oeil en feu, jouant son personnage, + Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers? + + Telle la Sisina! Mais la douce guerrière + A l'âme charitable autant que meurtrière, + Son courage, affolé de poudre et de tambours, + + Devant les suppliants sait mettre bas les armes, + Et son coeur, ravagé par la flamme, a toujours, + Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes. + + + + + A UNE DAME CREOLE + + + Au pays parfumé que le soleil caresse, + J'ai connu sous un dais d'arbres tout empourprés + Et de palmiers, d'où pleut sur les yeux la paresse, + Une dame créole aux charmes ignorés. + + Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse + A dans le col des airs noblement maniérés; + Grande et svelte en marchant comme une chasseresse, + Son sourire est tranquille et ses yeux assurés. + + Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire, + Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire, + Belle digne d'orner les antiques manoirs, + + Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites, + Germer mille sonnets dans le coeur des poètes, + Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs. + + + + + LE REVENANT + + + Comme les anges à l'oeil fauve, + Je reviendrai dans ton alcôve + Et vers toi glisserai sans bruit + Avec les ombres de la nuit; + + Et je te donnerai, ma brune, + Des baisers froids comme la lune + Et des caresses de serpent + Autour d'une fosse rampant. + + Quand viendra le matin livide, + Tu trouveras ma place vide, + Où jusqu'au soir il fera froid. + + Comme d'autres par la tendresse, + Sur ta vie et sur ta jeunesse, + Moi, je veux régner par l'effroi! + + + + + SONNET D'AUTOMNE + + + Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal: + « Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite? » + --Sois charmante et tais-toi! Mon coeur, que tout irrite, + Excepté la candeur de l'antique animal, + + Ne veut pas te montrer son secret infernal, + Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite, + Ni sa noire légende avec la flamme écrite. + Je hais la passion et l'esprit me fait mal! + + Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite, + Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal. + Je connais les engins de son vieil arsenal: + + Crime, horreur et folie!--O pâle marguerite! + Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal, + O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite? + + + + + TRISTESSE DE LA LUNE + + + Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse; + Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins, + Qui d'une main distraite et légère caresse, + Avant de s'endormir, le contour de ses seins, + + Sur le dos satiné des molles avalanches, + Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons, + Et promène ses yeux sur les visions blanches + Qui montent dans l'azur comme des floraisons. + + Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, + Elle laisse filer une larme furtive, + Un poète pieux, ennemi du sommeil, + + Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, + Aux reflets irisés comme un fragment d'opale, + Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil. + + + + + LES CHATS + + + Les amoureux fervents et les savants austères + Aiment également dans leur mûre saison, + Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, + Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires. + + Amis de la science et de la volupté, + Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres; + L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, + S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté. + + Ils prennent en songeant les nobles attitudes + Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, + Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin; + + Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques, + Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, + Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques. + + + + + LA PIPE + + + Je suis la pipe d'un auteur; + On voit, à contempler ma mine + D'Abyssienne ou de Cafrine, + Que mon maître est un grand fumeur. + + Quand il est comblé de douleur, + Je fume comme la chaumine + Où se prépare la cuisine + Pour le retour du laboureur. + + J'enlace et je berce son âme + Dans le réseau mobile et bleu + Qui monte de ma bouche en feu, + + Et je roule un puissant dictame + Qui charme son coeur et guérit + De ses fatigues son esprit. + + + + + LA MUSIQUE + + + La musique souvent me prend comme une mer! + Vers ma pâle étoile, + Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, + Je mets à la voile; + + La poitrine en avant et les poumons gonflés + Comme de la toile, + J'escalade le dos des flots amoncelés + Que la nuit me voile; + + Je sens vibrer en moi toutes les passions + D'un vaisseau qui souffre; + Le bon vent, la tempête et ses convulsions + + Sur l'immense gouffre + Me bercent.--D'autres fois, calme plat, grand mimoir + De mon désespoir! + + + + + SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT + + + Si par une nuit lourde et sombre + Un bon chrétien, par charité, + Derrière quelque vieux décombre + Enterre votre corps vanté, + + A l'heure où les chastes étoiles + Ferment leurs yeux appesantis, + L'araignée y fera ses toiles, + Et la vipère ses petits; + + Vous entendrez toute l'année + Sur votre tête condamnée + Les cris lamentables des loups + + Et des sorcières faméliques, + Les ébats des vieillards lubriques + Et les complots des noirs filous. + + + + + LE MORT JOYEUX + + + Dans une terre grasse et pleine d'escargots + Je veux creuser moi-même une fosse profonde, + Où je puisse à loisir étaler mes vieux os + Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde. + + Je hais les testaments et je hais les tombeaux; + Plutôt que d'implorer une larme du monde, + Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux + A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. + + O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux, + Voyez venir à vous un mort libre et joyeux; + Philosophes viveurs, fils de la pourriture, + + A travers ma ruine allez donc sans remords, + Et dites-moi s'il est encor quelque torture + Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts? + + + + + LA CLOCHE FELEE + + + Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver, + D'écouter près du feu qui palpite et qui fume + Les souvenirs lointains lentement s'élever + Au bruit des carillons qui chantent dans la brume. + + Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux + Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante, + Jette fidèlement son cri religieux, + Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente! + + Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis + Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, + Il arrive souvent que sa voix affaiblie + + Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie + Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts, + Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts. + + + + + SPLEEN + + + Pluviôse, irrité contre la vie entière, + De son urne à grands flots vers un froid ténébreux + Aux pâles habitants du voisin cimetière + Et la mortalité sur les faubourgs brumeux. + + Mon chat sur le carreau cherchant une litière + Agite sans repos son corps maigre et galeux; + L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière + Avec la triste voix d'un fantôme frileux. + + Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée + Accompagne en fausset la pendule enrhumée, + Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums, + + Héritage fatal d'une vieille hydropique, + Le beau valet de coeur et la dame de pique + Causent sinistrement de leurs amours défunts. + J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. + + Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, + De vers, de billets doux, de procès, de romances, + Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, + Cache moins de secrets que mon triste cerveau. + C'est une pyramide, un immense caveau, + Qui contient plus de morts que la fosse commune. + --Je suis un cimetière abhorré de la lune, + Où comme des remords se traînent de longs vers + Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. + Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, + Où gît tout un fouillis de modes surannées, + Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, + Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché. + + Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, + Quand sous les lourds flocons des neigeuses années + L'ennui, fruit de la morne incuriosité, + Prend les proportions de l'immortalité. + --Désormais tu n'es plus, ô matière vivante! + Qu'un granit entouré d'une vague épouvante, + Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux! + Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, + Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche + Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche. + + Je suis comme le roi d'un pays pluvieux, + Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux, + Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes, + S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes. + Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon, + Ni son peuple mourant en face du balcon, + Du bouffon favori la grotesque ballade + Ne distrait plus le front de ce cruel malade; + Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau, + Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau, + Ne savent plus trouver d'impudique toilette + Pour tirer un souris de ce jeune squelette. + Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu + De son être extirper l'élément corrompu, + Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent + Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent, + Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété + Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé. + + Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle + Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, + Et que de l'horizon embrassant tout le cercle + Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits; + + Quand la terre est changée en un cachot humide, + Où l'Espérance, comme une chauve-souris, + S'en va battant les murs de son aile timide + Et se cognant la tête à des plafonds pourris; + + Quand la pluie étalant ses immenses traînées + D'une vaste prison imite les barreaux, + Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées + Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, + + Des cloches tout à coup sautent avec furie + Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, + Ainsi que des esprits errants et sans patrie + Qui se mettent à geindre opiniâtrement. + + --Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, + Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir, + Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique, + Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. + + + + + LE GOUT DU NEANT + + + Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte, + L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur, + Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur, + Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte. + + Résigne-toi, mon coeur; dors ton sommeil de brute. + + Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur, + L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute; + Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte! + Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur! + + Le Printemps adorable a perdu son odeur! + + Et le Temps m'engloutit minute par minute, + Comme la neige immense un corps pris de roideur; + Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute! + Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur, + + Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute? + + + + + ALCHIMIE DE LA DOULEUR + + + L'un t'éclaire avec son ardeur + L'autre en toi met son deuil. Naturel + Ce qui dit à l'un: Sépulture! + Dit à l'autre: Vie et splendeur! + + Hermès inconnu qui m'assistes + Et qui toujours m'intimidas, + Tu me rends l'égal de Midas, + Le plus triste des alchimistes; + + Par toi je change l'or en fer + Et le paradis en enfer; + Dans le suaire des nuages + + Je découvre un cadavre cher. + Et sur les célestes rivages + Je bâtis de grands sarcophages. + + + + + LA PRIERE D'UN PAÏEN + + + Ah! ne ralentis pas tes flammes; + Réchauffe mon coeur engourdi, + Volupté, torture des âmes! + _Diva! supplicem exaudi!_ + + Déesse dans l'air répandue, + Flamme dans notre souterrain! + Exauce une âme morfondue, + Qui te consacre un chant d'airain. + + Volupté, sois toujours ma reine! + Prends le masque d'une sirène + Faîte de chair et de velours. + + Ou verse-moi tes sommeils lourds + Dans le vin informe et mystique, + Volupté, fantôme élastique! + + + + + LE COUVERCLE + + + En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre, + Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc, + Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère, + Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant, + + Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire, + Que son petit cerveau soit actif ou soit lent, + Partout l'homme subit la terreur du mystère, + Et ne regarde en haut qu'avec un oeil tremblant. + + En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe, + Plafond illuminé pour un opéra bouffe + Où chaque histrion foule un sol ensanglanté, + + Terreur du libertin, espoir du fol ermite; + Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite + Où bout l'imperceptible et vaste Humanité. + + + + + L'IMPREVU + + + Harpagon, qui veillait son père agonisant, + Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches; + « Nous avons au grenier un nombre suffisant, + Ce me semble, de vieilles planches? » + + Célimène roucoule et dit: « Mon coeur est bon, + Et naturellement, Dieu m'a faite très belle. » + --Son coeur! coeur racorni, fumé comme un jambon, + Recuit à la flamme éternelle! + + Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau, + Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres: + « Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau, + Ce Redresseur que tu célèbres? » + + Mieux que tous, je connais certains voluptueux + Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure, + Répétant, l'impuissant et le fat: « Oui, je veux + Etre vertueux, dans une heure! » + + L'horloge, à son tour, dit à voix basse: « Il est mûr, + Le damné! J'avertis en vain la chair infecte. + L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur + Qu'habite et que ronge un insecte! » + + Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié, + Et qui leur dit, railleur et fier: « Dans mon ciboire, + Vous avez, que je crois, assez communié, + A la joyeuse Messe noire? + + Chacun de vous m'a fait un temple dans son coeur; + Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde! + Reconnaissez Satan à son rire vainqueur, + Enorme et laid comme le monde! + + Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris, + Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche, + Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix. + D'aller au Ciel et d'être riche? + + Il faut que le gibier paye le vieux chasseur + Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie. + Je vais vous emporter à travers l'épaisseur, + Compagnons de ma triste joie, + + A travers l'épaisseur de la terre et du roc, + A travers les amas confus de votre cendre, + Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc, + Et qui n'est pas de pierre tendre; + + Car il fait avec l'universel Péché, + Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire! + --Cependant, tout en haut de l'univers juché, + Un Ange sonne la victoire + + De ceux dont le coeur dit: « Que béni soit ton fouet, + Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie! + Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet, + Et ta prudence est infinie. » + + Le son de la trompette est si délicieux, + Dans ces soirs solennels de célestes vendanges, + Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux + Dont elle chante les louanges. + + + + + L'EXAMEN DE MINUIT + + + La pendule, sonnant minuit, + Ironiquement nous engage + A nous rappeler quel usage + Nous fîmes du jour qui s'enfuit: + --Aujourd'hui, date fatidique, + Vendredi, treize, nous avons, + Malgré tout ce que nous savons, + Mené le train d'un hérétique. + + Nous avons blasphémé Jésus, + Des Dieux le plus incontestable! + Comme un parasite à la table + De quelque monstrueux Crésus, + Nous avons, pour plaire à la brute, + Digne vassale des Démons, + Insulté ce que nous aimons + Et flatté ce qui nous rebute; + + Contristé, servile bourreau, + Le faible qu'à tort on méprise; + Salué l'énorme Bêtise, + La Bêtise au front de taureau; + Baisé la stupide Matière + Avec grande dévotion, + Et de la putréfaction + Béni la blafarde lumière. + + Enfin, nous avons, pour noyer + Le vertige dans le délire, + Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre, + Dont la gloire est de déployer + L'ivresse des choses funèbres, + Bu sans soif et mangé sans faim!... + --Vite soufflons la lampe, afin + De nous cacher dans les ténèbres! + + + + + MADRIGAL TRISTE + + + Que m'importe que tu sois sage? + Sois belle! et sois triste! Les pleurs + Ajoutent un charme au visage, + Comme le fleuve au paysage; + L'orage rajeunit les fleurs. + + Je t'aime surtout quand la joie + S'enfuit de ton front terrassé; + Quand ton coeur dans l'horreur se noie; + Quand sur ton présent se déploie + Le nuage affreux du passé. + + Je t'aime quand ton grand oeil verse + Une eau chaude comme le sang; + Quand, malgré ma main qui te berce, + Ton angoisse, trop lourde, perce + Comme un râle d'agonisant. + J'aspire, volupté divine! + + Hymne profond, délicieux! + Tous les sanglots de ta poitrine, + Et crois que ton coeur s'illumine + Des perles que versent tes yeux! + + Je sais que ton coeur, qui regorge + De vieux amours déracinés, + Flamboie encor comme une forge, + Et que tu couves sous ta gorge + Un peu de l'orgueil des damnés; + + Mais tant, ma chère, que tes rêves + N'auront pas reflété l'Enfer, + Et qu'en un cauchemar sans trêves, + Songeant de poisons et de glaives, + Eprise de poudre et de fer, + + N'ouvrant à chacun qu'avec crainte, + Déchiffrant le malheur partout, + Te convulsant quand l'heure tinte, + Tu n'auras pas senti l'étreinte + De l'irrésistible Dégoût, + + Tu ne pourras, esclave reine + Qui ne m'aimes qu'avec effroi, + Dans l'horreur de la nuit malsaine + Me dire, l'âme de cris pleine: + « Je suis ton égale, ô mon Roi! » + + + + + L'AVERTISSEUR + + + Tout homme digne de ce nom + A dans le coeur un Serpent jaune, + Installé comme sur un trône, + Qui, s'il dit: « Je veux! » répond: « Non! » + + Plonge tes yeux dans les yeux fixes + Des Satyresses ou des Nixes, + La Dent dit: « Pense à ton devoir! » + + Fais des enfants, plante des arbres ». + Polis des vers, sculpte des marbres, + La Dent dit: « Vivras-tu ce soir? » + + Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère, + L'homme ne vit pas un moment + Sans subir l'avertissement + De l'insupportable Vipère. + + + + + A UNE MALABARAISE + + + Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche + Est large à faire envie à la plus belle blanche; + A l'artiste pensif ton corps est doux et cher; + Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair + Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître, + Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître, + De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs, + De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs, + Et, dès que le matin fait chanter les platanes, + D'acheter au bazar ananas et bananes. + Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus, + Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus; + Et quand descend le soir au manteau d'écarlate, + Tu poses doucement ton corps sur une natte, + Où tes rêves flottants sont pleins de colibris, + Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris. + Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France, + Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance, + Et, confiant ta vie aux bras forts des marins, + Faire de grands adieux à tes chers tamarins? + Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles, + Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles, + Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs, + Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs, + Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges + Et vendre le parfum de tes charmes étranges, + L'oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards, + Des cocotiers absents les fantômes épars! + + + + + LA VOIX + + + Mon berceau s'adossait à la bibliothèque, + Babel sombre, où roman, science, fabliau, + Tout, la cendre latine et la poussière grecque, + Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio. + Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme, + Disait: « La Terre est un gâteau plein de douceur; + Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!) + Te faire un appétit d'une égale grosseur. » + Et l'autre: « Viens, oh! viens voyager dans les rêves + Au delà du possible, au delà du connu! » + Et celle-là chantait comme le vent des grèves, + Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu, + Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie. + Je te répondis: « Oui! douce voix! » C'est d'alors + Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie + Et ma fatalité. Derrière les décors + De l'existence immense, au plus noir de l'abîme, + Je vois distinctement des mondes singuliers, + Et, de ma clairvoyance extatique victime, + Je traîne des serpents qui mordent mes souliers. + Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes, + J'aime si tendrement le désert et la mer; + Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, + Et trouve un goût suave au vin le plus amer; + Que je prends très souvent les faits pour des mensonges + Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous. + Mais la Voix me console et dit: « Garde des songes; + Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous! ». + + + + + HYMNE + + + A la très chère, à la très belle + Qui remplit mon coeur de clarté, + A l'ange, à l'idole immortelle, + Salut en immortalité! + + Elle se répand dans ma vie + Comme un air imprégné de sel, + Et dans mon âme inassouvie, + Verse le goût de l'éternel. + + Sachet toujours frais qui parfume + L'atmosphère d'un cher réduit, + Encensoir oublié qui fume + En secret à travers la nuit, + + Comment, amour incorruptible, + T'exprimer avec vérité? + Grain de musc qui gis, invisible, + Au fond de mon éternité! + + A l'ange, à l'idole immortelle, + A la très bonne, à la très belle + Qui fait ma joie et ma santé, + Salut en immortalité! + + + + + LE REBELLE + + + Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle, + Du mécréant saisit à plein poing les cheveux, + Et dit, le secouant: « Ta connaîtras la règle! + (Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux! + + Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace, + Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété, + Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe, + Un tapis triomphal avec ta charité. + + Tel est l'Amour! Avant que ton coeur ne se blase, + A la gloire de Dieu rallume ton extase; + C'est la Volupté vraie aux durables appas! » + + Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime, + De ses poings de géant torture l'anathème; + Mais le damné répond toujours; « Je ne veux pas! » + + + + + LE JET D'EAU + + + Tes beaux yeux sont las, pauvre amante! + Reste longtemps sans les rouvrir, + Dans cette pose nonchalante + Où t'a surprise le plaisir. + Dans la cour le jet d'eau qui jase + Et ne se tait ni nuit ni jour, + Entretient doucement l'extase + Où ce soir m'a plongé l'amour. + + La gerbe épanouie + En mille fleurs, + Où Phoebé réjouie + Met ses couleurs, + Tombe comme une pluie + De larges pleurs. + + Ainsi ton âme qu'incendie + L'éclair brûlant des voluptés + S'élance, rapide et hardie, + Vers les vastes cieux enchantés. + Puis, elle s'épanche, mourante, + En un flot de triste langueur, + Qui par une invisible pente + Descend jusqu'au fond de mon coeur. + + La gerbe épanouie + En mille fleurs, + Où Phoebé réjouie + Met ses couleurs, + Tombe comme une pluie + De larges pleurs. + + 0 toi, que la nuit rend si belle, + Qu'il m'est doux, penché vers tes seins, + D'écouter la plainte éternelle + Qui sanglote dans les bassins! + Lune, eau sonore, nuit bénie, + Arbres qui frissonnez autour, + Votre pure mélancolie + Est le miroir de mon amour. + + La gerbe épanouie + En mille fleurs, + Où Phoebé réjouie + Met ses couleurs, + Tombe comme une pluie + De larges pleurs. + + + + + LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE + + + Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève, + Comme une explosion nous lançant son bonjour! + --Bienheureux celui-là qui peut avec amour + Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve! + + Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon, + Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite,.. + --Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite, + Pour attraper au moins un oblique rayon! + + Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire; + L'irrésistible Nuit établit son empire, + Noire, humide, funeste et pleine de frissons; + + Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage, + Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage, + Des crapauds imprévus et de froids limaçons. + + + + + LE GOUFFRE + + + Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. + --Hélas! tout est abîme,--action, désir, rêve, + Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève + Mainte fois de la Peur je sens passer le vent. + + En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, + Le silence, l'espace affreux et captivant... + Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant + Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve. + + J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou, + Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où; + Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres, + + Et mon esprit, toujours du vertige hanté, + Jalouse du néant l'insensibilité. + --Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres! + + + + + LES PLAINTES D'UN ICARE + + + Les amants des prostituées + Sont heureux, dispos et repus; + Quant à moi, mes bras sont rompus + Pour avoir étreint des nuées. + + C'est grâce aux astres non pareils, + Qui tout au fond du ciel flamboient, + Que mes yeux consumés ne voient + Que des souvenirs de soleils. + + En vain j'ai voulu de l'espace, + Trouver la fin et le milieu; + Sous je ne sais quel oeil de feu + Je sens mon aile qui se casse; + + Et brûlé par l'amour du beau, + Je n'aurai pas l'honneur sublime + De donner mon nom à l'abîme + Qui me servira de tombeau. + + + + + RECUEILLEMENT + + + Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille, + Tu réclamais le Soir; il descend; le voici: + Une atmosphère obscure enveloppe la ville, + Aux uns portant la paix, aux autres le souci. + + Pendant que des mortels la multitude vile, + Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, + Va cueillir des remords dans la fête servile, + Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici, + + Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, + Sur les balcons du ciel, en robes surannées; + Surgir du fond des eaux le Regret souriant; + + Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, + Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, + Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche. + + + + + L'HEAUTONTIMOROUMENOS + + A. J. G. F. + + + Je te frapperai sans colère + Et sans haine,--comme un boucher! + Comme Moïse le rocher, + --Et je ferai de ta paupière, + + Pour abreuver mon Sahara, + Jaillir les eaux de la souffrance, + Mon désir gonflé d'espérance + Sur tes pleurs salés nagera + + Comme un vaisseau qui prend le large, + Et dans mon coeur qu'ils soûleront + Tes chers sanglots retentiront + Comme un tambour qui bat la charge! + + Ne suis-je pas un faux accord + Dans la divine symphonie, + Grâce à la vorace Ironie + Qui me secoue et qui me mord? + + Elle est dans ma voix, la criarde! + C'est tout mon sang, ce poison noir! + Je suis le sinistre miroir + Où la mégère se regarde. + + Je suis la plaie et le couteau! + Je suis le soufflet et la joue! + Je suis les membres et la roue, + Et la victime et le bourreau! + + Je suis de mon coeur le vampire, + --Un de ces grands abandonnés + Au rire éternel condamnés, + Et qui ne peuvent plus sourire! + + + + + L'IRREMEDIABLE + + I + + + Une Idée, une Forme, un Etre + Parti de l'azur et tombé + Dans un Styx bourbeux et plombé + Où nul oeil du Ciel ne pénètre; + + Un Ange, imprudent voyageur + Qu'a tenté l'amour du difforme, + Au fond d'un cauchemar énorme + Se débattant comme un nageur, + + Et luttant, angoisses funèbres! + Contre un gigantesque remous + Qui va chantant comme les fous + Et pirouettant dans les ténèbres; + + Un malheureux ensorcelé + Dans ses tâtonnements futiles, + Pour fuir d'un lieu plein de reptiles, + Cherchant la lumière et la clé; + + Un damné descendant sans lampe, + Au bord d'un gouffre dont l'odeur + Trahit l'humide profondeur, + D'éternels escaliers sans rampe, + + Où veillent des monstres visqueux + Dont les larges yeux de phosphore + Font une nuit plus noire encore + Et ne rendent visibles qu'eux; + + Un navire pris dans le pôle, + Comme en un piège de cristal, + Cherchant par quel détroit fatal + Il est tombé dans cette geôle; + + --Emblèmes nets, tableau parfait + D'une fortune irrémédiable, + Qui donne à penser que le Diable + Fait toujours bien tout ce qu'il fait! + + + II + + + Tête-à-tête sombre et limpide + Qu'un coeur devenu son miroir + Puits de Vérité, clair et noir, + Où tremble une étoile livide, + + Un phare ironique, infernal, + Flambeau des grâces sataniques, + Soulagement et gloire uniques, + --La conscience dans le Mal! + + + + + L'HORLOGE + + + Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible, + Dont le doigt nous menace et nous dit: _Souviens-toi!_ + Les vibrantes Douleurs dans ton coeur plein d'effroi + Se planteront bientôt comme dans une cible; + + Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon + Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse; + Chaque instant te dévore un morceau du délice + A chaque homme accordé pour toute sa saison. + + Trois mille six cents fois par heure, la Seconde + Chuchote: _Souviens-toi!_--Rapide, avec sa voix + D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois, + Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde! + + _Remember! Souviens-toi!_ prodigue! _Esto memor!_ + (Mon gosier de métal parle toutes les langues.) + Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues + Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or! + + _Souviens-toi_ que le Temps est un joueur avide + Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi. + Le jour décroît; la nuit augmente, _souviens-toi!_ + Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide. + + Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard, + Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge, + Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!), + Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! il est trop tard! » + + + + + TABLEAUX PARISIENS + + LE SOLEIL + + + Le long du vieux faubourg, où pendant aux masures + Les persiennes, abri des secrètes luxures, + Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés + Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés. + Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime, + Flairant dans tous les coins les hasards de la rime. + Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, + Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés. + + Ce père nourricier, ennemi des chloroses, + Eveille dans les champs les vers comme les roses; + Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel, + Et remplit les cerveaux et les ruches de miel. + C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles + Et les rend gais et doux comme des jeunes filles, + Et commande aux moissons de croître et de mûrir + Dans le coeur immortel qui toujours veut fleurir! + Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes, + Il ennoblit le sort des choses les plus viles, + Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets, + Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais. + + + + + LA LUNE OFFENSEE + + + O Lune qu'adoraient discrètement nos pères, + Du haut des pays bleus où, radieux sérail, + Les astres vont te suivre en pimpant attirail, + Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires, + + Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères, + De leur bouche en dormant montrer le frais émail? + Le poète buter du front sur son travail? + Où sous les gazons secs s'accoupler les vipères? + + Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin, + Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin, + Baiser d'Endymion les grâces surannées? + + « --Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri, + Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années, + Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri! » + + + + + A UNE MENDIANTE ROUSSE + + + Blanche fille aux cheveux roux, + Dont ta robe par ses trous + Laisse voir la pauvreté + Et la beauté, + + Pour moi, poète chétif, + Ton jeune corps maladif + Plein de taches de rousseur + A sa douceur. + + Tu portes plus galamment + Qu'une reine de roman + Ses cothurnes de velours + Tes sabots lourds. + + Au lieu d'un haillon trop court, + Qu'un superbe habit de cour + Traîne à plis bruyants et longs + Sur tes talons; + + Et place de bas troués, + Que pour les yeux des roués + Sur ta jambe un poignard d'or + Reluise encor; + + Que des noeuds mal attachés + Dévoilent pour nos péchés + Tes deux beaux seins, radieux + Comme des yeux; + + Que pour te déshabiller + Tes bras se fassent prier + Et chassent à coups mutins + Les doigts lutins; + + --Perles de la plus belle eau, + Sonnets de maître Belleau + Par tes galants mis aux fers + Sans cesse offerts, + + Valetaille de rimeurs + Te dédiant leurs primeurs + Et contemplant ton soulier + Sous l'escalier, + + Maint page épris du hasard, + Maint seigneur et maint Ronsard + Epieraient pour le déduit + Ton frais réduit! + + Tu compterais dans tes lits + Plus de baisers que de lys + Et rangerais sous tes lois + Plus d'un Valois! + + --Cependant tu vas gueusant + Quelque vieux débris gisant + Au seuil de quelque Véfour + De carrefour; + + Tu vas lorgnant en dessous + Des bijoux de vingt-neuf sous + Dont je ne puis, oh! pardon! + Te faire don; + + Va donc, sans autre ornement, + Parfum, perles, diamant, + Que ta maigre nudité, + O ma beauté! + + + + + LE CYGNE + + A VICTOR HUGO + + I + + + Andromaque, je pense à vous!--Ce petit fleuve, + Pauvre et triste miroir où jadis resplendit + L'immense majesté de vos douleurs de veuve, + Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit, + + A fécondé soudain ma mémoire fertile, + Comme je traversais le nouveau Carrousel. + --Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville + Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel); + + Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques, + Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, + Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques + Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus. + + Là s'étalait jadis une ménagerie; + Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux + Clairs et froids le Travail s'éveille, où la voirie + Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux, + + Un cygne qui s'était évadé de sa cage, + Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, + Sur le sol raboteux traînait son grand plumage. + Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec, + + Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, + Et disait, le coeur plein de son beau lac natal: + « Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, + Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, foudre? + + Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide, + Vers le ciel ironique et cruellement bleu, + Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, + Comme s'il adressait des reproches à Dieu! + + + II + + + Paris change, mais rien dans ma mélancolie + N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs, + Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, + Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. + + Aussi devant ce Louvre une image m'opprime: + Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, + Comme les exilés, ridicule et sublime, + Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous, + + Andromaque, des bras d'un grand époux tombée, + Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, + Auprès d'un tombeau vide en extase courbée; + Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus! + + Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, + Piétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard, + Les cocotiers absents de la superbe Afrique + Derrière la muraille immense du brouillard; + + A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve + Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs + Et tettent la Douleur comme une bonne louve! + Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs! + + Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile + Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor! + Je pense aux matelots oubliés dans une île, + Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor! + + + + + LES SEPT VIEILLARDS + + A VICTOR HUGO + + + Fourmillante cité, cité pleine de rêves, + Où le spectre en plein jour raccroche le passant! + Les mystères partout coulent comme des sèves + Dans les canaux étroits du colosse puissant. + + Un matin, cependant que dans la triste rue + Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur, + Simulaient les deux quais d'une rivière accrue, + Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur, + + Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace, + Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros + Et discutant avec mon âme déjà lasse, + Le faubourg secoué par les lourds tombereaux. + + Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes + Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux, + Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes, + Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux, + + M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée + Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas, + Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée, + Se projetait, pareille à celle de Judas. + + Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine + Faisant avec sa jambe un parfait angle droit, + Si bien que son bâton, parachevant sa mine, + Lui donnait la tournure et le pas maladroit + + D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes. + Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant, + Comme s'il écrasait des morts sous ses savates, + Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent. + + Son pareil le suivait: barbe, oeil, dos, bâton, loques, + Nul trait ne distinguait, du même enfer venu, + Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques + Marchaient du même pas vers un but inconnu. + + A quel complot infâme étais-je donc en butte, + Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait? + Car je comptai sept fois, de minute en minute, + Ce sinistre vieillard qui se multipliait! + + Que celui-là qui rit de mon inquiétude, + Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel + Songe bien que malgré tant de décrépitude + Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel! + + Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième, + Sosie inexorable, ironique et fatal, + Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même? + --Mais je tournai le dos au cortège infernal. + + Exaspéré comme un ivrogne qui voit double, + Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté, + Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble, + Blessé par le mystère et par l'absurdité! + + Vainement ma raison voulait prendre la barre; + La tempête en jouant déroutait ses efforts, + Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre + Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords! + + + + + LES PETITES VIEILLES + + A VICTOR HUGO + + I + + + Dans les plis sinueux des vieilles capitales, + Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, + Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, + Des êtres singuliers, décrépits et charmants. + + Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, + Eponine ou Laïs!--Monstres brisés, bossus + Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes. + Sous des jupons troués et sous de froids tissus + + Ils rampent, flagellés par les bises iniques, + Frémissant au fracas roulant des omnibus, + Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, + Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus; + + Ils trottent, tout pareils à des marionnettes; + Se traînent, comme font les animaux blessés, + Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes + Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés + + Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, + Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit; + Ils ont les yeux divins de la petite fille + Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit. + + --Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles + Sont presque aussi petits que celui d'un enfant? + La Mort savante met dans ces bières pareilles + Un symbole d'un goût bizarre et captivant, + + Et lorsque j'entrevois un fantôme débile + Traversant de Paris le fourmillant tableau, + Il me semble toujours que cet être fragile + S'en va tout doucement vers un nouveau berceau; + + A moins que, méditant sur la géométrie, + Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords, + Combien de fois il faut que l'ouvrier varie + La forme de la boîte où l'on met tous ces corps. + + --Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes, + Des creusets qu'un métal refroidi pailleta... + Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes + Pour celui que l'austère Infortune allaita! + + + II + + + De l'ancien Frascati Vestale énamourée; + Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur + Défunt, seul, sait le nom; célèbre évaporée + Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, + + Toutes m'enivrent! mais parmi ces êtres frêles + Il en est qui, faisant de la douleur un miel, + Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes: + « Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel! » + + L'une, par sa patrie au malheur exercée, + L'autre, que son époux surchargea de douleurs, + L'autre, par son enfant Madone transpercée, + Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs! + + + III + + + Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles! + Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant + Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, + Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc, + + Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, + Dont les soldats parfois inondent nos jardins, + Et qui, dans ces soirs dor où l'on se sent revivre, + Versent quelque héroïsme au coeur des citadins. + + Celle-là droite encor, fière et sentant la règle, + Humait avidement ce chant vif et guerrier; + Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle; + Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier! + + + IV + + + Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, + A travers le chaos des vivantes cités, + Mères au coeur saignant, courtisanes ou saintes, + Dont autrefois les noms par tous étaient cités. + + Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, + Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil + Vous insulte en passant d'un amour dérisoire; + Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil. + + Honteuses d'exister, ombres ratatinées, + Peureuses, le dos bas, vous côtoyer les murs, + Et nul ne vous salue, étranges destinées! + Débris d'humanité pour l'éternité mûrs! + + Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, + L'oeil inquiet, fixé sur vos pas incertains, + Tout comme si j'étais votre père, ô merveille! + Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins: + + Je vois s'épanouir vos passions novices; + Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus; + Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices! + Mon âme resplendit de toutes vos vertus! + + Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères! + Je vous fais chaque soir un solennel adieu! + Où serez-vous demain, Eves octogénaires, + Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu? + + + + + A UNE PASSANTE + + + La rue assourdissante autour de moi hurlait. + Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, + Une femme passa, d'une main fastueuse + Soulevant, balançant le feston et l'ourlet; + + Agile et noble, avec sa jambe de statue. + Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, + Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan, + La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. + + Un éclair... puis la nuit!--Fugitive beauté + Dont le regard m'a fait soudainement renaître, + Ne te verrai-je plus que dans l'éternité? + + Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! _jamais_ peut-être! + Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, + O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais! + + + + + LE CREPUSCULE DU SOIR + + + Voici le soir charmant, ami du criminel; + Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel + Se ferme lentement comme une grande alcôve, + Et l'homme impatient se change en bête fauve. + + O soir, aimable soir, désiré par celui + Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui + Nous avons travaillé!--C'est le soir qui soulage + Les esprits que dévore une douleur sauvage, + Le savant obstiné dont le front s'alourdit, + Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit. + + Cependant des démons malsains dans l'atmosphère + S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire, + Et cognent en volant les volets et l'auvent. + A travers les lueurs que tourmente le vent + La Prostitution s'allume dans les rues; + Comme une fourmilière elle ouvre ses issues; + + Partout elle se fraye un occulte chemin, + Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main; + Elle remue au sein de la cité de fange + Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange. + On entend ça et là les cuisines siffler, + Les théâtres glapir, les orchestres ronfler; + Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices, + S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices, + Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci, + Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi, + Et forcer doucement les portes et les caisses + Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses. + + Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment, + Et ferme ton oreille à ce rugissement. + C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent! + La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent + Leur destinée et vont vers le gouffre commun; + L'hôpital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un + Ne viendra plus chercher la soupe parfumée, + Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée. + + Encore la plupart n'ont-ils jamais connu + La douceur du foyer et n'ont jamais vécu! + + + + + LE JEU + + + Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles, + Pâles, le sourcil peint, l'oeil câlin et fatal, + Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles + Tomber un cliquetis de pierre et de métal; + + Autour des verts tapis des visages sans lèvre, + Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent, + Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre, + Fouillant la poche vide ou le sein palpitant; + + Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres + Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs + Sur des fronts ténébreux de poètes illustres + Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs: + + --Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne + Je vis se dérouler sous mon oeil clairvoyant, + Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne, + Je me vis accoudé, froid, muet, enviant, + + Enviant de ces gens la passion tenace, + De ces vieilles putains la funèbre gaîté, + Et tous gaillardement trafiquant à ma face, + L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté! + + Et mon coeur s'effraya d'envier maint pauvre homme + Courant avec ferveur à l'abîme béant, + Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme + La douleur à la mort et l'enfer au néant! + + + + + DANSE MACABRE + + A ERNEST CHRISTOPHE + + + Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature, + Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants, + Elle a la nonchalance et la désinvolture + D'une coquette maigre aux airs extravagants. + + Vit-on jamais au bal une taille plus mince? + Sa robe exagérée, en sa royale ampleur, + S'écroule abondamment sur un pied sec que pince + Un soulier pomponné, joli comme une fleur. + + La ruche qui se joue au bord des clavicules, + Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher, + Défend pudiquement des lazzi ridicules + Les funèbres appas qu'elle tient à cacher. + + Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres + Et son crâne, de fleurs artistement coiffé, + Oscille mollement sur ses frêles vertèbres. + --O charme d'un néant follement attifé! + + Aucuns t'appelleront une caricature, + Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair, + L'élégance sans nom de l'humaine armature. + Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher! + + Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace, + La fête de la Vie? ou quelque vieux désir, + Eperonnant encor ta vivante carcasse, + Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir? + + Au chant des violons, aux flammes des bougies, + Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur, + Et viens-tu demander au torrent des orgies + De refraîchir l'enfer allumé dans ton coeur? + + Inépuisable puits de sottise et de fautes! + De l'antique douleur éternel alambic! + A travers le treillis recourbé de tes côtes + Je vois, errant encor, l'insatiable aspic. + + Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie + Ne trouve pas un prix digne de ses efforts: + Qui, de ces coeurs mortels, entend la raillerie? + Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts. + + Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées, + Exalte le vertige, et les danseurs prudents + Ne contempleront pas sans d'amères nausées + Le sourire éternel de tes trente-deux dents. + + Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette, + Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau? + Qu'importé le parfum, l'habit ou la toilette? + Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau. + + Bayadère sans nez, irrésistible gouge, + Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués: + « Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge, + Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués, + + Antinoüs flétris, dandys à face glabre, + Cadavres vernissés, lovelaces chenus, + Le branle universel de la danse macabre + Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus! + + Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange, + Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir + Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange + Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir. + + En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire + En tes contorsions, risible Humanité, + Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe, + Mêle son ironie à ton insanité! » + + + + + L'AMOUR DU MENSONGE + + + Quand je te vois passer, ô ma chère indolente, + Au chant des instruments qui se brise au plafond, + Suspendant ton allure harmonieuse et lente, + Et promenant l'ennui de ton regard profond; + + Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore, + Ton front pâle, embelli par un morbide attrait, + Où les torches du soir allument une aurore, + Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait, + + Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fraîche! + Le souvenir massif, royale et lourde tour, + La couronne, et son coeur, meurtri comme une pêche, + Est mûr, comme son corps, pour le savant amour. + + Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines? + Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs, + Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines, + Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs? + + Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques, + Qui ne recèlent point de secrets précieux; + Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques, + Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux! + + Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence, + Pour réjouir un coeur qui fuit la vérité? + Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence? + Masque ou décor, salut! J'adore ta beauté. + + Je n'ai pas oublié, voisine de la ville, + Notre blanche maison, petite mais tranquille, + Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus + Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus; + Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe, + Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe, + Semblait, grand oeil ouvert dans le ciel curieux, + Contempler nos dîners longs et silencieux, + Répandant largement ses beaux reflets de cierge + Sur la nappe frugale et les rideaux de serge. + + La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse, + Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse, + Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. + Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs, + Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres, + Son vent mélancolique à, l'entour de leurs marbres, + Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats, + De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps, + Tandis que, dévorés de noires songeries, + Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries, + Vieux squelettes gelés travaillés par le ver, + Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver + Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille + Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille. + + Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir, + Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir, + Si, par une nuit bleue et froide de décembre, + Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre, + Grave, et venant du fond de son lit éternel + Couver l'enfant grandi de son oeil maternel, + Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse + Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse? + + + + + BRUMES ET PLUIES + + + O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue, + Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue + D'envelopper ainsi mon coeur et mon cerveau + D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau. + + Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue, + Où par les longues nuits la girouette s'enroue, + Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau + Ouvrira largement ses ailes de corbeau. + + Rien n'est plus doux au coeur plein de choses funèbres, + Et sur qui dès longtemps descendent les frimas, + O blafardes saisons, reines de nos climats! + + Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres, + --Si ce n'est par un soir sans lune, deux à deux, + D'endormir la douleur sur un lit hasardeux. + + + + + LE VIN + + L'AME DU VIN + + + Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles: + « Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité, + Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles, + Un chant plein de lumière et de fraternité! + + Je sais combien il faut, sur la colline en flamme, + De peine, de sueur et de soleil cuisant + Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme; + Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant, + + Car j'éprouve une joie immense quand je tombe + Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux, + Et sa chaude poitrine est une douce tombe + Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux. + + Entends-tu retentir les refrains des dimanches + Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant? + Les coudes sur la table et retroussant tes manches, + Tu me glorifieras et tu seras content: + + J'allumerai les yeux de ta femme ravie; + A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs + Et serai pour ce frêle athlète de la vie + L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs. + + En toi je tomberai, végétale ambroisie, + Grain précieux jeté par l'éternel Semeur, + Pour que de notre amour naisse la poésie + Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! » + + + + + LE VIN DES CHIFFONNIERS + + + Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère + Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre. + Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux, + Où l'humanité grouille en ferments orageux, + + On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête, + Buttant, et se cognant aux murs comme un poète, + Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets, + Epanche tout son coeur en glorieux projets. + + Il prête des serments, dicte des lois sublimes, + Terrasse les méchants, relève les victimes, + Et sous le firmament comme un dais suspendu + S'enivre des splendeurs de sa propre vertu. + + Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage, + Moulus par le travail et tourmentés par l'âge, + Ereintés et pliant sous un tas de débris, + Vomissement confus de l'énorme Paris, + + Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles, + Suivis de compagnons blanchis dans les batailles, + Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux! + Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux + + Se dressent devant eux, solennelle magie! + Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie + Des clairons, du soleil, des cris et du tambour, + Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour! + + C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole + Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole; + Par le gosier de l'homme il chante ses exploits + Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois. + + Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence + De tous ces vieux maudits qui meurent en silence, + Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil; + L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil! + + + + + LE VIN DE L'ASSASSIN + + + Ma femme est morte, je suis libre! + Je puis donc boire tout mon soûl. + Lorsque je rentrais sans un sou, + Ses cris me déchiraient la fibre. + + Autant qu'un roi je suis heureux; + L'air est pur, le ciel admirable... + --Nous avions un été semblable + Lorsque je devins amoureux! + + --L'horrible soif qui me déchire + Aurait besoin pour s'assouvir + D'autant de vin qu'en peut tenir + Son tombeau;--ce n'est pas peu dire + + Je l'ai jetée au fond d'un puits, + Et j'ai même poussé sur elle + Tous les pavés de la margelle. + --Je l'oublierai si je le puis! + + Au nom des serments de tendresse, + Dont rien ne peut nous délier, + Et pour nous réconcilier + Comme au beau temps de notre ivresse, + + J'implorai d'elle un rendez-vous, + Le soir, sur une route obscure, + Elle y vint! folle créature! + --Nous sommes tous plus ou moins fous! + + Elle était encore jolie, + Quoique bien fatiguée! et moi, + Je l'aimai trop;--voilà pourquoi + Je lui dis: sors de cette vie! + + Nul ne peut me comprendre. Un seul + Parmi ces ivrognes stupides + Songea-t-il dans ses nuits morbides + A faire du vin un linceul? + + Cette crapule invulnérable + Comme les machines de fer, + Jamais, ni l'été ni l'hiver, + N'a connu l'amour véritable, + + Avec ses noirs enchantements, + Son cortège infernal d'alarmes, + Ses fioles de poison, ses larmes, + Ses bruits de chaîne et d'ossements! + + --Me voilà libre et solitaire! + Je serai ce soir ivre-mort; + Alors, sans peur et sans remord, + Je me coucherai sur la terre, + + Et je dormirai comme un chien. + Le chariot aux lourdes roues + Chargé de pierres et de boues, + Le wagon enrayé peut bien + + Ecraser ma tête coupable, + Ou me couper par le milieu, + Je m'en moque comme de Dieu, + Du Diable ou de la Sainte Table! + + + + + LE VIN DU SOLITAIRE + + + Le regard singulier d'une femme galante + Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc + Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant, + Quand elle y veux baigner sa beauté nonchalante, + + Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur, + Un baiser libertin de la maigre Adeline, + Les sons d'une musique énervante et câline, + Semblable au cri lointain de l'humaine douleur, + + Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde, + Les baumes pénétrants que ta panse féconde + Garde au coeur altéré du poète pieux; + + Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie, + --Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie, + Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux. + + + + + LE VIN DES AMANTS + + + Aujourd'hui l'espace est splendide! + Sans mors, sans éperons, sans bride, + Partons à cheval sur le vin + Pour un ciel féerique et divin! + + Comme deux anges que torture + Une implacable calenture, + Dans le bleu cristal du matin + Suivons le mirage lointain! + + Mollement balancés sur l'aile + Du tourbillon intelligent, + Dans un délire parallèle, + + Ma soeur, côte à côte nageant, + Nous fuirons sans repos ni trêves + Vers le paradis de mes rêves! + + + + + UNE MARTYRE + + DESSIN D'UN MAITRE INCONNU + + + Au milieu des flacons, des étoffes lamées + Et des meubles voluptueux, + Des marbres, des tableaux, des robes parfumées + Qui trament à plis sompteux, + + Dans une chambre tiède où, comme en une serre, + L'air est dangereux et fatal, + Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre, + Exhalent leur soupir final, + + Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, + Sur l'oreiller désaltéré + Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve + Avec l'avidité d'un pré. + + Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre + Et qui nous enchaînent les yeux, + La tête, avec l'amas de sa crinière sombre + Et de ses bijoux précieux, + + Sur la table de nuit, comme une renoncule, + Repose, et, vide de pensers, + Un regard vague et blanc comme le crépuscule + S'échappe des yeux révulsés. + + Sur le lit, le tronc nu sans scrupule étale + Dans le plus complet abandon + La secrète splendeur et la beauté fatale + Dont la nature lui fit don; + + Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe + Comme un souvenir est resté; + La jarretière, ainsi qu'un oeil secret qui flambe, + Darde un regard diamanté. + + Le singulier aspect de cette solitude + Et d'un grand portrait langoureux, + Aux yeux provocateurs comme son attitude, + Révèle un amour ténébreux, + + Une coupable joie et des fêtes étranges + Pleines de baisers infernaux. + Dont se réjouissait l'essaim de mauvais anges + Nageant dans les plis des rideaux; + + Et cependant, à voir la maigreur élégante + De l'épaule au contour heurté, + La hanche un peu pointue et la taille fringante + Ainsi qu'an reptile irrité, + + Elle est bien jeune encor!--Son âme exaspérée + Et ses sens par l'ennui mordus + S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée + Des désirs errants et perdus? + + L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante, + Malgré tant d'amour, assouvir, + Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante + L'immensité de son désir? + + Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides + Te soulevant d'un bras fiévreux, + Dis-moi, tête effrayante, as-tu sur tes dents froides, + Collé les suprêmes adieux? + + --Loin du monde railleur, loin de la foule impure, + Loin des magistrats curieux, + Dors en paix, dors en paix, étrange créature, + Dans ton tombeau mystérieux; + + + Ton époux court le monde, et ta forme immortelle + Veille près de lui quand il dort; + Autant que toi sans doute il te sera fidèle, + Et constant jusques à la mort. + + + + + FEMMES DAMNEES + + + Comme un bétail pensif sur le sable couchées, + Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers, + Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées + Ont de douces langueurs et des frissons amers: + + Les unes, coeurs épris des longues confidences, + Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux, + Vont épelant l'amour des craintives enfances + Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux; + + D'autres, comme des soeurs, marchent lentes et graves + A travers les rochers pleins d'apparitions, + Où saint Antoine a vu surgir comme des laves + Les seins nus et pourprés de ses tentations; + + Il en est, aux lueurs des résines croulantes, + Qui dans le creux muet des vieux antres païens + T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes, + O Bacchus, endormeur des remords anciens! + + Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires, + Qui, recelant un fouet sous leurs longs vêtements, + Mêlent dans le bois sombre et les nuits solitaires + L'écume du plaisir aux larmes des tourments. + + O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres, + De la réalité grands esprits contempteurs, + Chercheuses d'infini, dévotes et satyres, + Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs, + + Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies, + Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains, + Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies, + Et les urnes d'amour dont vos grands coeurs sont pleins! + + + + + LES DEUX BONNES SOEURS + + + La Débauche et la Mort sont deux aimables filles, + Prodigues de baisers et riches de santé, + Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles + Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté. + + Au poète sinistre, ennemi des familles. + Favori de l'enfer, courtisan mal renté, + Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles + Un lit que le remords n'a jamais fréquenté. + + Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes + Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes soeurs, + De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs. + + Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes? + O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits, + Sur ses myrtes infects entre tes noirs cyprès? + + + + + ALLEGORIE + + + C'est une femme belle et de riche encolure, + Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure. + Les griffes de l'amour, les poisons du tripot, + Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau. + Elle rit à la Mort et nargue la Débauche, + Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche, + Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté + De ce corps ferme et droit la rude majesté. + Elle marche en déesse et repose en sultane; + Elle a dans le plaisir la foi mahométane, + Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins, + Elle appelle des yeux la race des humains. + Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde + Et pourtant nécessaire à la marche du monde, + Que la beauté du corps est un sublime don + Qui de toute infamie arrache le pardon; + Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire, + Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire, + Elle regardera la face de la Mort, + Ainsi qu'un nouveau-né,--sans haine et sans remord. + + + + + UN VOYAGE A CYTHERE + + + Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux + Et planait librement à l'entour des cordages; + Le navire roulait sous un ciel sans nuages, + Comme un ange enivré du soleil radieux. + + Quelle est cette île triste et noire?--C'est Cythère, + Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons, + Eldorado banal de tous les vieux garçons. + Regardez, après tout, c'est une pauvre terre. + + --Il des doux secrets et des fêtes du coeur! + De l'antique Vénus le superbe fantôme + Au-dessus de tes mers plane comme un arome, + Et charge les esprits d'amour et de langueur. + + Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses, + Vénérée à jamais par toute nation, + Où les soupirs des coeurs en adoration + Roulent comme l'encens sur un jardin de roses + + Ou le roucoulement éternel d'un ramier + --Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres, + Un désert rocailleux troublé par des cris aigres. + J'entrevoyais pourtant un objet singulier; + + Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères, + Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs, + Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs, + Entre-bâillant sa robe aux brises passagères; + + Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près + Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches + Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches, + Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. + + De féroces oiseaux perchés sur leur pâture + Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr, + Chacun plantant, comme un outil, son bec impur + Dans tous les coins saignants de cette pourriture; + + Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré + Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses, + Et ses bourreaux gorgés de hideuses délices + L'avaient à coups de bec absolument châtré. + + Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes, + Le museau relevé, tournoyait et rôdait; + Une plus grande bête au milieu s'agitait + Comme un exécuteur entouré de ses aides. + + Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau, + Silencieusement tu souffrais ces insultes + En expiation de tes infâmes cultes + Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau. + + Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes! + Je sentis à l'aspect de tes membres flottants, + Comme un vomissement, remonter vers mes dents + Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes; + + Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher, + J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires + Des corbeaux lancinants et des panthères noires + Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair. + + --Le ciel était charmant, la mer était unie; + Pour moi tout était noir et sanglant désormais, + Hélas! et j'avais, comme en un suair épais, + Le coeur enseveli dans cette allégorie. + + Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout + Qu'un gibet symbolique où pendait mon image. + --Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage + De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût! + + + + + RÉVOLTE + + ABEL ET CAÏN + + I + + + Race d'Abel, dors, bois et mange: + Dieu le sourit complaisamment, + + Race de Caïn, dans la fange + Rampe et meurs misérablement. + + Race d'Abel, ton sacrifice + Flatte le nez du Séraphin! + + Race de Caïn, ton supplice + Aura-t-il jamais une fin? + + Race d'Abel, vois tes semailles + Et ton bétail venir à bien; + + Race de Caïn, tes entrailles + Hurlent la faim comme un vieux chien. + + Race d'Abel, chauffe ton ventre + A ton foyer patriarcal; + + Race de Caïn, dans ton antre + Tremble de froid, pauvre chacal! + Race d'Abel, aime et pullule: + Ton or fait aussi des petits; + + Race de Caïn, coeur qui brûle, + Prends garde à ces grands appétits. + + Race d'Abel, tu croîs et broutes + Comme les punaises des bois! + + Race de Caïn, sur les routes + Traîne ta famille aux abois. + + + II + + + Ah! race d'Abel, ta charogne + Engraissera le sol fumant! + + Race de Caïn, ta besogne + N'est pas faite suffisamment; + + Race d'Abel, voici ta honte: + Le fer est vaincu par l'épieu! + + Race de Caïn, au ciel monte + Et sur la terre jette Dieu! + + + + + LES LITANIES DE SATAN + + + O toi, le plus savant et le plus beau des Anges, + Dieu trahi par le sort et privé de louanges, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort, + Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, + Guérisseur familier des angoisses humaines, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits, + Enseignes par l'amour le goût du Paradis, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante, + Engendras l'Espérance,--une folle charmante! + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut + Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi qui sais en quel coin des terres envieuses + Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi dont l'oeil clair connaît les profonds arsenaux + Où dort enseveli le peuple des métaux, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi dont la large main cache les précipices + Au somnambule errant au bord des édifices, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os + De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre, + Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre. + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi qui poses ta marque, ô complice subtil, + Sur le front du Crésus impitoyable et vil, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles + Le culte de la plaie et l'amour des guenilles, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Bâton des exilés, lampe des inventeurs, + Confesseur des pendus et des conspirateurs, + + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère + Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père, + O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + + + + PRIÈRE + + + Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs + Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs + De l'Enfer où, vaincu, tu rêves en silence! + Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science, + Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front + Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront! + + + + + LA MORT + + LA MORT DES AMANTS + + + Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, + Des divans profonds comme des tombeaux, + Et d'étranges fleurs sur des étagères, + Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux. + + Usant à l'envi leurs chaleurs dernières, + Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux, + Qui réfléchiront leurs doubles lumières + Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. + + Un soir fait de rose et de bleu mystique, + Nous échangerons un éclair unique, + Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux; + + Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes, + Viendra ranimer, fidèle et joyeux, + Les miroirs ternis et les flammes mortes. + + + + + LA MORT DES PAUVRES + + + C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre; + C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir + Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre, + Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir; + + A travers la tempête, et la neige et le givre, + C'est la clarté vibrante à notre horizon noir; + C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre, + Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir; + + C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques + Le sommeil et le don des rêves extatiques, + Et qui refait le lit des gens pauvres et nus; + + C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique, + C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique, + C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus! + + + + + LE REVE D'UN CURIEUX + + + Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse, + Et de toi fais-tu dire: « Oh! l'homme singulier! » + --J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse, + Désir mêlé d'horreur, un mal particulier; + + Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. + Plus allait se vidant le fatal sablier, + Plus ma torture était âpre et délicieuse; + Tout mon coeur s'arrachait au monde familier. + + J'étais comme l'enfant avide du spectacle, + Haïssant le rideau comme on hait un obstacle... + Enfin la vérité froide se révéla: + + J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore + M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela? + La toile était levée et j'attendais encore. + + + + + LE VOYAGE + + A MAXIME DU CAMP + + I + + + Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, + L'univers est égal à son vaste appétit. + Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes! + Aux yeux du souvenir que le monde est petit! + + Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, + Le coeur gros de rancune et de désirs amers, + Et nous allons, suivant le rythme de la lame, + Berçant notre infini sur le fini des mers: + + Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme; + D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns, + Astrologues noyés dans les yeux d'une femme, + La Circé tyrannique aux dangereux parfums. + + Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent + D'espace et de lumière et de cieux embrasés; + La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent, + Effacent lentement la marque des baisers. + + Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent + Pour partir; coeurs légers, semblables aux ballons, + De leur fatalité jamais ils ne s'écartent, + Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons! + + Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues, + Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon, + De vastes voluptés, changeantes, inconnues, + Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom! + + + II + + + Nous imitons, horreur! la toupie et la boule + Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils + La Curiosité nous tourmente et nous roule, + Comme un Ange cruel qui fouette des soleils. + + Singulière fortune où le but se déplace, + Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où! + Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse, + Pour trouver le repos court toujours comme un fou! + + Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie; + Une voix retentit sur le pont: « Ouvre l'oeil! » + Une voix de la hune, ardente et folle, crie: + « Amour... gloire... bonheur! » Enfer! c'est un écueil! + + Chaque îlot signalé par l'homme de vigie + Est un Eldorado promis par le Destin; + L'Imagination qui dresse son orgie + Ne trouve qu'un récit aux clartés du matin. + + O le pauvre amoureux des pays chimériques! + Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer, + Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques + Dont le mirage rend le gouffre plus amer? + + Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue, + Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis; + Son oeil ensorcelé découvre une Capoue + Partout où la chandelle illumine un taudis. + + + III + + + Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires + Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers! + Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, + Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers. + + Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile! + Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons, + Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, + Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons. + + Dites, qu'avez-vous vu? + + + IV + + + « Nous avons vu des astres + Et des flots; nous avons vu des sables aussi; + Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres, + Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici. + + La gloire du soleil sur la mer violette, + La gloire des cités dans le soleil couchant, + Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète + De plonger dans un ciel au reflet alléchant. + + Les plus riches cités, les plus grands paysages, + Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux + De ceux que le hasard fait avec les nuages, + Et toujours le désir nous rendait soucieux! + + --La jouissance ajoute au désir de la force. + Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais, + Cependant que grossit et durcit ton écorce, + Tes branches veulent voir le soleil de plus près! + + Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace + Que le cyprès?--Pourtant nous avons, avec soin, + Cueilli quelques croquis pour votre album vorace, + Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin! + + Nous avons salué des idoles à trompe; + Des trônes constellés de joyaux lumineux; + Des palais ouvragés dont la féerique pompe + Serait pour vos banquiers un rêve ruineux; + + Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse; + Des femmes dont les dents et les ongles sont teints + Et des jongleurs savants que le serpent caresse. » + + + V + + Et puis, et puis encore? + + + VI + + + « O cerveaux enfantins! + Pour ne pas oublier la chose capitale, + Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché, + Du haut jusques en bas de l'échelle fatale, + Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché: + + La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide, + Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût: + L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide, + Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout; + + Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote; + La fête qu'assaisonne et parfume le sang; + Le poison du pouvoir énervant le despote, + Et le peuple amoureux du fouet abrutissant; + + Plusieurs religions semblables à la nôtre, + Toutes escaladant le ciel; la Sainteté, + Comme en un lit de plume un délicat se vautre, + Dans les clous et le crin cherchant la volupté; + + L'Humanité bavarde, ivre de son génie, + Et, folle maintenant comme elle était jadis, + Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie: + « O mon semblable, ô mon maître, je te maudis! » + + Et les moins sots, hardis amants de la Démence, + Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin, + Et se réfugiant dans l'opium immense! + --Tel est du globe entier l'éternel bulletin. » + + + VII + + + Amer savoir, celui qu'on tire du voyage! + Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, + Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image; + Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui! + + Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste; + Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit + Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste, + Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit, + + Comme le Juif errant et comme les apôtres, + A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau, + Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres + Qui savent le tuer sans quitter leur berceau. + + Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine, + Nous pourrons espérer et crier: En avant! + De même qu'autrefois nous partions pour la Chine, + Les yeux fixés an large et les cheveux au vent, + + Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres + Avec le coeur joyeux d'un jeune passager. + Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres, + Qui chantent: « Par ici! vous qui voulez manger + + Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange + Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim; + Venez vous enivrer de la couleur étrange + De cette après-midi qui n'a jamais de fin? » + + A l'accent familier nous devinons le spectre; + Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. + « Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Electre! » + Dit celle dont jadis nous baisions les genoux. + + + VIII + + + O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre! + Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons! + Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, + Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons! + + Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte! + Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, + Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe? + Au fond de l'Inconnu pour trouver du _nouveau!_ + + + + + PIÈCES CONDAMNÉES + + LES BIJOUX + + + La très chère était nue, et, connaissant mon coeur, + Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores, + Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur + Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures + + Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur, + Ce monde rayonnant de métal et de pierre + Me ravit en extase, et j'aime avec fureur + Les choses où le son se mêle à la lumière. + + Elle était donc couchée, et se laissait aimer, + Et du haut du divan elle souriait d'aise + A mon amour profond et doux comme la mer + Qui vers elle montait comme vers sa falaise. + + Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté, + D'un air vague et rêveur elle essayait des poses, + Et la candeur unie à la lubricité + Donnait un charme neuf à ses métamorphoses. + + Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins, + Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne, + Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins; + Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne + + S'avançaient plus câlins que les anges du mal, + Pour troubler le repos où mon âme était mise, + Et pour la déranger du rocher de cristal, + Où calme et solitaire elle s'était assise. + + Je croyais voir unis par un nouveau dessin + Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe, + Tant sa taille faisait ressortir son bassin. + Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe! + + --Et la lampe s'étant résignée à mourir, + Comme le foyer seul illuminait la chambre, + Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir, + Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre! + + + + + LE LETHE + + + Viens sur mon coeur, âme cruelle et sourde, + Tigre adoré, monstre aux airs indolents; + Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants + Dans l'épaisseur de ta crinière lourde; + + Dans tes jupons remplis de ton parfum + Ensevelir ma tête endolorie, + Et respirer, comme une fleur flétrie, + Le doux relent de mon amour défunt. + + Je veux dormir! dormir plutôt que vivre! + Dans un sommeil, douteux comme la mort, + J'étalerai mes baisers sans remord + Sur ton beau corps poli comme le cuivre. + + Pour engloutir mes sanglots apaisés + Rien ne me vaut l'abîme de ta couche; + L'oubli puissant habite sur ta bouche, + Et le Léthé coule dans tes baisers. + + A mon destin, désormais mon délice, + J'obéirai comme un prédestiné; + Martyr docile, innocent condamné, + Dont la ferveur attise le supplice, + + Je sucerai, pour noyer ma rancoeur, + Le népenthès et la bonne ciguë + Aux bouts charmants de cette gorge aiguë + Qui n'a jamais emprisonné de coeur. + + + + + A CELLE QUI EST TROP GAIE + + + Ta tête, ton geste, ton air + Sont beaux comme un beau paysage; + Le rire joue en ton visage + Comme un vent frais dans un ciel clair. + + Le passant chagrin que tu frôles + Est ébloui par la santé + Qui jaillit comme une clarté + De tes bras et de tes épaules. + + Les retentissantes couleurs + Dont tu parsèmes tes toilettes + Jettent dans l'esprit des poètes + L'image d'un ballet de fleurs. + + Ces robes folles sont l'emblème + De ton esprit bariolé; + Folle dont je suis affolé, + Je te hais autant que je t'aime! + + Quelquefois dans un beau jardin, + Où je traînais mon atonie, + J'ai senti comme une ironie + Le soleil déchirer mon sein; + + Et le printemps et la verdure + Ont tant humilié mon coeur + Que j'ai puni sur une fleur + L'insolence de la nature. + + Ainsi, je voudrais, une nuit, + Quand l'heure des voluptés sonne, + Vers les trésors de ta personne + Comme un lâche ramper sans bruit, + + Pour châtier ta chair joyeuse, + Pour meurtrir ton sein pardonné, + Et faire à ton flanc étonné + Une blessure large et creuse, + + Et, vertigineuse douceur! + A travers ces lèvres nouvelles, + Plus éclatantes et plus belles, + T'infuser mon venin, ma soeur! + + + + + LESBOS + + + Mère des jeux latins et des voluptés grecques, + Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux, + Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques, + Font l'ornement des nuits et des jours glorieux, + --Mère des jeux latins et des voluptés grecques, + + Lesbos, où les baisers sont comme les cascades + Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds + Et courent, sanglotant et gloussant par saccades, + --Orageux et secrets, fourmillants et profonds; + Lesbos, où les baisers sont comme les cascades! + + Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, + Où jamais un soupir ne resta sans écho, + A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent, + Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho! + --Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent. + + Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, + Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté, + Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses, + Caressent les fruits mûrs de leur nubilité, + Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, + + Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère; + Tu tires ton pardon de l'excès des baisers, + Reine du doux empire, aimable et noble terre, + Et des raffinements toujours inépuisés. + Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère. + + Tu tires ton pardon de l'éternel martyre + Infligé sans relâche aux coeurs ambitieux + Qu'attiré loin de nous le radieux sourire + Entrevue vaguement au bord des autres cieux; + Tu tires ton pardon de l'éternel martyre! + + Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge, + Et condamner ton front pâli dans les travaux, + Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge + De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux? + Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge? + + Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? + Vierges au coeur sublime, honneur de l'archipel, + Votre religion comme une autre est auguste, + Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel! + --Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? + + Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre + Pour chanter le secret de ses vierges en fleur, + Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère + Des rires effrénés mêlés au sombre pleur;, + Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre, + + Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, + Comme une sentinelle, à l'oeil perçant et sûr, + Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate, + Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur, + --Et depuis lors je veille au sommet de Leucate + + Pour savoir si la mer est indulgente et bonne, + Et parmi les sanglots dont le roc retentit + Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne + Le cadavre adoré de Sapho qui partit + Pour savoir si la mer est indulgente et bonne! + + De la mâle Sapho, l'amante et le poète, + Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs! + --L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachette + Le cercle ténébreux tracé par les douleurs + De la mâle Sapho, l'amante et le poète! + + --Plus belle que Vénus se dressant sur le monde + Et versant les trésors de sa sérénité + Et le rayonnement de sa jeunesse blonde + Sur le vieil Océan de sa fille enchanté; + Plus belle que Vénus se dressant sur le monde! + + --De Sapho qui mourut le jour de son blasphème, + Quand, insultant le rite et le culte inventé, + Elle fit son beau corps la pâture suprême + D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété + De Sapho qui mourut le jour de son blasphème. + + Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente, + Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers, + S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente + Que poussent vers les deux ses rivages déserts. + Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente! + + + + + FEMMES DAMNEES + + + A la pâle clarté des lampes languissantes, + Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur, + Hippolyte rêvait aux caresses puissantes + Qui levaient le rideau de sa jeune candeur. + + Elle cherchait d'un oeil troublé par la tempête + De sa naïveté le ciel déjà lointain, + Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête + Vers les horizons bleus dépassés le matin. + + De ses yeux amortis les paresseuses larmes, + L'air brisé, la stupeur, la morne volupté, + Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes, + Tout servait, tout parait sa fragile beauté. + + Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie, + Delphine la couvait avec des yeux ardents, + Comme un animal fort qui surveille une proie, + Après l'avoir d'abord marquée avec les dents. + + Beauté forte à genoux devant la beauté frêle, + Superbe, elle humait voluptueusement + Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle + Comme pour recueillir un doux remercîment. + + Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime + Le cantique muet que chante le plaisir + Et cette gratitude infinie et sublime + Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir: + + --« Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses? + Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir + L'holocauste sacré de tes premières roses + Aux souffles violents qui pourraient les flétrir? + + Mes baisers sont légers comme ces éphémères + Qui caressent le soir les grands lacs transparents, + Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières + Comme des chariots ou des socs déchirants; + + Ils passeront sur toi comme un lourd attelage + De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié... + Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage, + Toi, mon âme et mon coeur, mon tout et ma moitié, + + Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles! + Pour un de ces regards charmants, baume divin, + Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles, + Et je t'endormirai dans un rêve sans fin! » + + Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête: + --« Je ne suis point ingrate et ne me repens pas, + Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète, + Comme après un nocturne et terrible repas. + + Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes + Et de noirs bataillons de fantômes épars, + Qui veulent me conduire en des routes mouvantes + Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts. + + Avons-nous donc commis une action étrange? + Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi: + Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange! + Et cependant je sens ma bouche aller vers toi. + + Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée, + Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection, + Quand même tu serais une embûche dressée, + Et le commencement de ma perdition! » + + Delphine secouant sa crinière tragique, + Et comme trépignant sur le trépied de fer, + L'oeil fatal, répondit d'une voix despotique: + --« Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer? + + Maudit soit à jamais le rêveur inutile, + Qui voulut le premier dans sa stupidité, + S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, + Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté! + + Celui qui veut unir dans un accord mystique + L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour, + Ne chauffera jamais son corps paralytique + A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour! + + Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide; + Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers; + Et, pleine de remords et d'horreur, et livide, + Tu me rapporteras tes seins stigmatisés; + + On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître! » + Mais l'enfant, épanchant une immense douleur, + Cria soudain: « Je sens s'élargir dans mon être + Un abîme béant; cet abîme est mon coeur, + + Brûlant comme un volcan, profond comme le vide; + Rien ne ressasiera ce monstre gémissant + Et ne refraîchira la choif de l'Euménide, + Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang. + + Que nos rideaux fermés nous séparent du monde, + Et que la lassitude amène le repos! + Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde, + Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux. » + + Descendez, descendez, lamentables victimes, + Descendez le chemin de l'enfer éternel; + Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes, + Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel, + + Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage; + Ombres folles, courez au but de vos désirs; + Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage, + Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. + + Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes; + Par les fentes des murs des miasmes fiévreux + Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes + Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux. + + L'âpre stérilité de votre jouissance + Altère votre soif et roidit votre peau, + Et le vent furibond de la concupiscence + Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau. + + Loin des peuples vivants, errantes, condamnées, + A travers les déserts courez comme les loups; + Faites votre destin, âmes désordonnées, + Et fuyez l'infini que vous portez en vous! + + + + + LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE + + + La femme cependant de sa bouche de fraise, + En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise, + Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc, + Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc: + --« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science + De perdre au fond d'un lit l'antique conscience. + Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants + Et fais rire les vieux du rire des enfants. + Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, + La lune, le soleil, le ciel et les étoiles! + Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés, + Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés, + Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste, + Timide et libertine, et fragile et robuste, + Que sur ces matelas qui se pâme d'émoi + Les Anges impuissants se damneraient pour moi! » + + Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle, + Et que languissamment je me tournai vers elle + Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus + Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus! + Je fermai les deux yeux dans ma froide épouvante, + Et, quand je les rouvris à la clarté vivante, + A mes côtés, au lieu du mannequin puissant + Qui semblait avoir fait provision de sang, + Tremblaient confusément des débris de squelette, + Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette + Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, + Que balance le vent pendant les nuits d'hiver. + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL *** + +***** This file should be named 6099-8.txt or 6099-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/0/9/6099/ + +Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland, +Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Fleurs du Mal + +Author: Charles Baudelaire + +Posting Date: September 11, 2012 [EBook #6099] +Release Date: July, 2004 +First Posted: November 5, 2002 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL *** + + + + +Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland, +Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. + + + + + + +</pre> + + + + +<h1> +LES FLEURS DU MAL</h1> + +<h2> +par</h2> + +<h2> +CHARLES BAUDELAIRE</h2> + +<p> +<i>Préface par Henry FRICHET</i></p> + + + +<p>[Illustration]</p> + +<h2> +PRÉFACE</h2> + + +<p> +Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien élève +de l'école des Chartes, qui s'était fait éditeur par goût pour les +raffinements typographiques et pour la littérature qu'il jugeait en +érudit et en artiste beaucoup plus qu'en commerçant; aussi bien ne fit- +il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis +longtemps très recherchés des bibliophiles.</p> + +<p> +Les poésies de Baudelaire disséminées un peu partout dans les petits +journaux d'avant-garde comme le <i>Corsaire</i> et jusque dans la grave +<i>Revue des Deux-Mondes,</i> n'avaient point encore, en 1857, été +réunies en volume. Poulet-Malassis, que le génie original de Baudelaire +enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de <i>Fleurs du +Mal,</i> titre neuf, audacieux, longtemps cherché et trouvé enfin non +point par Baudelaire ni par l'éditeur, mais par Hippolyte Babou.</p> + +<p> +Les <i>Fleurs du Mal</i> se présentaient comme un bouquet poétique +composé de fleurs rares et vénéneuses d'un parfum encore ignoré. Ce fut +un succès--succès d'ailleurs préparé par la <i>Revue des Deux- +Mondes</i> qui, en accueillant un an auparavant quelques poésies de +Baudelaire, avait mis sa responsabilité à couvert par une note +singulièrement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait +fort à une réclame déguisée:</p> + +<p> +« Ce qui nous paraît ici mériter l'intérêt, disait-elle, c'est +l'expression vive, curieuse, même dans sa violence, de quelques +défaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni +les discuter, on doit tenir à connaître comme un des signes de notre +temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas où la publicité +n'est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l'influence +d'un conseil utile et appeler le vrai talent à se dégager, à se +fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon. »</p> + +<p> +C'était se méprendre étrangement que de compter sur la publicité pour +amener Baudelaire à résipiscence; le parquet impérial ne prit pas tant +de ménagements. Le livre à peine paru, fut déféré aux tribunaux. Tandis +que Baudelaire se hâtait de recueillir en brochure les articles +justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau, +etc..., il sollicitait l'amitié de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout +récemment poursuivi pour avoir écrit <i>Madame Bovary</i>), des moyens +de défense dont les minutes ont été conservées et dont il transmettait +la teneur à son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le réquisitoire de M. +Pinard (alors avocat général et plus tard ministre de l'Intérieur), le +délit d'offense à la morale religieuse fut écarté, mais en raison de la +prévention d'outrage à la morale publiques et aux bonnes moeurs, la +Cour prononça la suppression de six pièces: <i>Lesbos, Femmes damnées, +le Lethé, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Métamorphoses du +Vampire,</i> et la condamnation à une amende de l'auteur et de +l'éditeur (21 août 1857).</p> + +<p> +Le dommage matériel ne fut pas considérable pour Malassis; l'édition +était presque épuisée lors de la saisie.</p> + +<p> +Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouvé dans ses +papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu'il abandonna lors +de la réimpression à la fois diminuée et augmentée des <i>Fleurs du +Mal</i> en 1861. Cette mutilation de sa pensée par autorité de justice +avait eu pour résultat de rendre les directeurs de journaux et de +revues très méfiants à son égard, lorsqu'il leur présentait quelques +pages de prose ou des poésies nouvelles; sa situation pécuniaire s'en +ressentit. Il travaillait lentement, à ses heures, toujours préoccupé +d'atteindre l'idéale perfection et ne traitant d'ailleurs que des +sujets auxquels le grand public était alors (encore plus +qu'aujourd'hui) complètement étranger.</p> + +<p> +Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils +académiques laissés vacants par la mort de Scribe et du Père +Lacordaire, il était, dans sa pensée, de protester ainsi contre la +condamnation des <i>Fleurs du Mal.</i> L'insuccès de Baudelaire à +l'Académie n'était pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de +Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillèrent de se désister, ce qu'il fit +d'ailleurs en des termes dont on apprécia la modestie et la convenance.</p> + +<p> +On a beaucoup parlé de la vie douloureuse de Baudelaire: manque +d'argent, santé précaire, absence de tendresse féminine, car sa +maîtresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son « +vase de tristesse », n'était qu'une sotte dont le cœur et la pensée +étaient loin de lui. Son seul esprit, son méchant esprit était de +tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle était +charmante, nous dit Théodore de Banville, « elle portait bien sa brune +tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crespelée +et dont la démarche de reine pleine d'une grâce farouche, avait à la +fois quelque chose de divin et de bestial ». Et Banville ajoute: « +Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand +fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui +disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est là +peut-être le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles +détonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa +beauté; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et +s'étonne d'être adorée au même titre qu'une belle chatte. »</p> + +<p> +Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beauté, +car depuis longtemps, peut-être depuis toujours, il avait senti qu'il +était seul auprès d'elle, que les hommes sont irrévocablement seuls. +Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous- +mêmes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois +sa sensibilité était d'autant plus profonde qu'elle semblait moins +apparente. Rien ne la révélait. Il avait l'air froid, quelque peu +distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son +épaisse chevelure sombre, son élégance, son intelligence, +l'enchantement de sa voix chaude et bien timbrée, plus encore que son +éloquence naturelle qui lui faisait développer des paradoxes avec une +magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnétisme personnel +qui se dégageait de toutes les impressions refoulées au-dedans de lui, +le rendaient extrêmement séduisant. Hélas! toutes ces belles qualités +ne le servirent point--du moins financièrement--il ignorait l'art de +monnayer son génie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres, +il se trouva desservi par sa fierté, sa délicatesse, par le meilleur de +lui-même.</p> + +<p> +Baudelaire habitait dans l'île Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce +vieil et triste hôtel Pimodan plein de souvenirs somptueux et +nostalgiques. Il avait choisi là un appartement composé de plusieurs +pièces très hautes de plafond et dont les fenêtres s'ouvraient sur le +fleuve qui roule ses eaux glauques et indifférentes au milieu de la vie +morbide et fiévreuse. Les pièces étaient tapissées d'un papier aux +larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui +s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles étaient +antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans +invitaient à la rêverie. Aux murs des lithographies et des tableaux +signés de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance +alors, mais que se disputeraient aujourd'hui à coups de millions les +princes de la finance américaine.</p> + +<p> +Au temps de Baudelaire, c'est-à-dire vers le milieu du dix-neuvième +siècle, l'île Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui +régnait à travers ses rues et ses quais à certaines villes de province +où l'on va nu-tête chez le voisin, où l'on s'attarde à bavarder au +seuil des maisons et à y prendre le frais par les beaux soirs d'été à +l'heure où la nuit tombe. Artistes et écrivains allaient se dire +bonjour sans quitter leur costume d'intérieur et flânaient en négligé +sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement déserts que +c'était une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumière.</p> + +<p> +Un jour, Baudelaire, coiffé uniquement de sa noire chevelure, prenait +un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de délicieuses +pommes de terre frites qu'il prenait une à une dans un cornet de +papier, lorsque vinrent à passer en calèche découverte de très grandes +dames amies de sa mère, l'ambassadrice, et qui s'amusèrent beaucoup à +voir ainsi le poète picorer une nourriture aussi démocratique. L'une +d'elles, une duchesse, fit arrêter la voiture et appela Baudelaire.</p> + +<p> +--« C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez là?</p> + +<p> +--Goûtez, madame, dit le poète en faisant les honneurs de son cornet de +pommes de terre frites avec une grâce suprême. »</p> + +<p> +Et il les amusa si bien par ce régal inattendu et par sa conversation +qu'elles seraient restées là jusqu'à la fin du monde.</p> + +<p> +Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le +salon d'une vieille parente à elle, lui demanda si elle n'aurait pas +l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.</p> + +<p> +--« Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont, en effet, +très bonnes, mais seulement la première fois qu'on en mange. »</p> + +<p> +Cette petite anecdote racontée par les historiens du poète est devenue +classique; mais nous n'avons pu résister au plaisir de la répéter ici.</p> + +<p> +Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissée par son père +avait été dévorée rapidement, fut toujours plein de délicatesse et doué +de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante. +Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son +état maladif, rendirent lamentables les dernières années du poète. +Frappé de paralysie générale, ayant perdu la mémoire des mots, après +une longue agonie, il s'éteignit à quarante-six ans. Sa mère et son ami +Charles Asselineau étaient à son chevet. Ses œuvres lui ont survécu, +mais la place d'honneur qu'il méritait par son génie parmi les +romantiques ne lui fut vraiment accordée qu'à l'aube de ce siècle. On +l'avait tenu jusqu'alors pour un très habile ciseleur de phrases, le +Benvenuto Cellini des vers, mais c'était presque un incompris, un +névrosé.</p> + +<p> +Il commença, dit-on, par étonner les sots, mais il devait étonner bien +davantage les gens d'esprit en laissant à la postérité ce livre +immortel: <i>les Fleurs du Mal.</i></p> + + +<p> +Henry FRICHET.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +AU LECTEUR</h2> + + +<p> +La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,<br> +Occupent nos esprits et travaillent nos corps,<br> +Et nous alimentons nos aimables remords,<br> +Comme les mendiants nourrissent leur vermine.</p> + +<p> +Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches,<br> +Nous nous faisons payer grassement nos aveux,<br> +Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,<br> +Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.</p> + +<p> +Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste<br> +Qui berce longuement notre esprit enchanté,<br> +Et le riche métal de notre volonté<br> +Est tout vaporisé par ce savant chimiste.</p> + +<p> +C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!<br> +Aux objets répugnants nous trouvons des appas;<br> +Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,<br> +Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.</p> + +<p> +Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange<br> +Le sein martyrisé d'une antique catin,<br> +Nous volons au passage un plaisir clandestin<br> +Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.</p> + +<p> +Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,<br> +Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,<br> +Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons<br> +Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.</p> + +<p> +Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,<br> +N'ont pas encore brodé de leurs plaisants desseins<br> +Le canevas banal de nos piteux destins,<br> +C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.</p> + +<p> +Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,<br> +Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,<br> +Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants<br> +Dans la ménagerie infâme de nos vices,</p> + +<p> +Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!<br> +Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,<br> +Il ferait volontiers de la terre un débris<br> +Et dans un bâillement avalerait le monde;</p> + +<p> +C'est l'Ennui!--L'œil chargé d'un pleur involontaire,<br> +Il rêve d'échafauds en fumant son houka.<br> +Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,<br> +--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère!</p> + + +<p> </p> +<h2> +SPLEEN ET IDÉAL</h2> +<p> +BENEDICTION</p> + + +<p> +Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,<br> +Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,<br> +Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes<br> +Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié:</p> + +<p> +« Ah! que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères,<br> +Plutôt que de nourrir cette dérision!<br> +Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères<br> +Où mon ventre a conçu mon expiation!</p> + +<p> +« Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes<br> +Pour être le dégoût de mon triste mari,<br> +Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,<br> +Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,</p> + +<p> +« Je ferai rejaillir la haine qui m'accable<br> +Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,<br> +Et je tordrai si bien cet arbre misérable,<br> +Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestés! »</p> + +<p> +Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,<br> +Et, ne comprenant pas les desseins éternels,<br> +Elle-même prépare au fond de la Géhenne<br> +Les bûchers consacrés aux crimes maternels.</p> + +<p> +Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,<br> +L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,<br> +Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange<br> +Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.</p> + +<p> +Il joue avec le vent, cause avec le nuage<br> +Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;<br> +Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage<br> +Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.</p> + +<p> +Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,<br> +Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,<br> +Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,<br> +Et font sur lui l'essai de leur férocité.</p> + +<p> +Dans le pain et le vin destinés à sa bouche<br> +Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats;<br> +Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,<br> +Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.</p> + +<p> +Sa femme va criant sur les places publiques:<br> +« Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,<br> +Je ferai le métier des idoles antiques,<br> +Et comme elles je veux me faire redorer;</p> + +<p> +« Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,<br> +De génuflexions, de viandes et de vins,<br> +Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire<br> +Usurper en riant les hommages divins!</p> + +<p> +« Et, quand je m'ennuîrai de ces farces impies,<br> +Je poserai sur lui ma frêle et forte main;<br> +Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,<br> +Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin.</p> + +<p> +« Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,<br> +J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein,<br> +Et, pour rassasier ma bête favorite,<br> +Je le lui jetterai par terre avec dédain! »</p> + +<p> +Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,<br> +Le Poète serein lève ses bras pieux,<br> +Et les vastes éclairs de son esprit lucide<br> +Lui dérobent l'aspect des peuples furieux:</p> + +<p> +« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance<br> +Comme un divin remède à nos impuretés,<br> +Et comme la meilleure et la plus pure essence<br> +Qui prépare les forts aux saintes voluptés!</p> + +<p> +« Je sais que vous gardez une place au Poète<br> +Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,<br> +Et que vous l'invitez à l'éternelle fête<br> +Des Trônes, des Vertus, des Dominations.</p> + +<p> +« Je sais que la douleur est la noblesse unique<br> +Où ne mordront jamais la terre et les enfers,<br> +Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique<br> +Imposer tous les temps et tous les univers.</p> + +<p> +« Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,<br> +Les métaux inconnus, les perles de la mer,<br> +Par votre main montés, ne pourraient pas suffire<br> +A ce beau diadème éblouissant et clair;</p> + +<p> +« Car il ne sera fait que de pure lumière,<br> +Puisée au foyer saint des rayons primitifs,<br> +Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,<br> +Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'ALBATROS</h2> + + +<p> +Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage<br> +Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,<br> +Qui suivent, indolents compagnons de voyage,<br> +Le navire glissant sur les gouffres amers.</p> + +<p> +A peine les ont-ils déposés sur les planches,<br> +Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,<br> +Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches<br> +Comme des avirons traîner à côté d'eux.</p> + +<p> +Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!<br> +Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!<br> +L'un agace son bec avec un brûle-gueule,<br> +L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!</p> + +<p> +Le Poète est semblable au prince des nuées<br> +Qui hante la tempête et se rit de l'archer;<br> +Exilé sur le sol au milieu des huées,<br> +Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +ELEVATION</h2> + + +<p> +Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,<br> +Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,<br> +Par delà le soleil, par delà les éthers,<br> +Par delà les confins des sphères étoilées,</p> + +<p> +Mon esprit, tu te meus avec agilité,<br> +Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,<br> +Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde<br> +Avec une indicible et mâle volupté.</p> + +<p> +Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,<br> +Va te purifier dans l'air supérieur,<br> +Et bois, comme une pure et divine liqueur,<br> +Le feu clair qui remplit les espaces limpides.</p> + +<p> +Derrière les ennuis et les vastes chagrins<br> +Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,<br> +Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse<br> +S'élancer vers les champs lumineux et sereins!</p> + +<p> +Celui dont les pensers, comme des alouettes,<br> +Vers les cieux le matin prennent un libre essor,<br> +--Qui plane sur la vie et comprend sans effort<br> +Le langage des fleurs et des choses muettes!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES PHARES</h2> + + +<p> +Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,<br> +Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,<br> +Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,<br> +Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;</p> + +<p> +Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,<br> +Où des anges charmants, avec un doux souris<br> +Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre<br> +Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;</p> + +<p> +Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,<br> +Et d'un grand crucifix décoré seulement,<br> +Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,<br> +Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement;</p> + +<p> +Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules<br> +Se mêler à des Christ, et se lever tout droits<br> +Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules<br> +Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts;</p> + +<p> +Colères de boxeur, impudences de faune,<br> +Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,<br> +Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,<br> +Puget, mélancolique empereur des forçats;</p> + +<p> +Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,<br> +Comme des papillons, errent en flamboyant,<br> +Décors frais et légers éclairés par des lustres<br> +Qui versent la folie à ce bal tournoyant;</p> + +<p> +Goya, cauchemar plein de choses inconnues,<br> +De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,<br> +De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,<br> +Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas;</p> + +<p> +Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,<br> +Ombragé par un bois de sapin toujours vert,<br> +Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges<br> +Passent, comme un soupir étouffé de Weber;</p> + +<p> +Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,<br> +Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces <i>Te Deum,</i><br> +Sont un écho redit par mille labyrinthes;<br> +C'est pour les cœurs mortels un divin opium.</p> + +<p> +C'est un cri répété par mille sentinelles,<br> +Un ordre renvoyé par mille porte-voix;<br> +C'est un phare allumé sur mille citadelles,<br> +Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!</p> + +<p> +Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage<br> +Que nous puissions donner de notre dignité<br> +Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge<br> +Et vient mourir au bord de votre éternité!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MUSE VENALE</h2> + + +<p> +O Muse de mon cœur, amante des palais,<br> +Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,<br> +Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,<br> +Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?</p> + +<p> +Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées<br> +Aux nocturnes rayons qui percent les volets?<br> +Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,<br> +Récolteras-tu l'or des voûtes azurées?</p> + +<p> +Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,<br> +Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,<br> +Chantes des <i>Te Deum</i> auxquels tu ne crois guère,</p> + +<p> +Ou, saltimbanque à jeun, étaler les appas<br> +Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,<br> +Pour faire épanouir la rate du vulgaire.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'ENNEMI</h2> + + +<p> +Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,<br> +Traversé ça et là par de brillants soleils;<br> +Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage<br> +Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.</p> + +<p> +Voilà que j'ai touché l'automne des idées,<br> +Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux<br> +Pour rassembler à neuf les terres inondées,<br> +Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.</p> + +<p> +Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve<br> +Trouveront dans ce sol lavé comme une grève<br> +Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?</p> + +<p> +--O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie,<br> +Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur<br> +Du sang que nous perdons croît et se fortifie!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA VIE ANTERIEURE</h2> + + +<p> +J'ai longtemps habité sous de vastes portiques<br> +Que les soleils marins teignaient de mille feux,<br> +Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,<br> +Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.</p> + +<p> +Les houles, en roulant les images des cieux,<br> +Mêlaient d'une façon solennelle et mystique<br> +Les tout-puissants accords de leur riche musique<br> +Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.</p> + +<p> +C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,<br> +Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs<br> +Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,</p> + +<p> +Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,<br> +Et dont l'unique soin était d'approfondir<br> +Le secret douloureux qui me faisait languir.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +BOHEMIENS EN VOYAGE</h2> + + +<p> +La tribu prophétique aux prunelles ardentes<br> +Hier s'est mise en route, emportant ses petits<br> +Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits<br> +Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.</p> + +<p> +Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes<br> +Le long des chariots où les leurs sont blottis,<br> +Promenant sur le ciel des yeux appesantis<br> +Par le morne regret des chimères absentes.</p> + +<p> +Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,<br> +Les regardant passer, redouble sa chanson;<br> +Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,</p> + +<p> +Fait couler le rocher et fleurir le désert<br> +Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert<br> +L'empire familier des ténèbres futures.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'HOMME ET LA MER</h2> + + +<p> +Homme libre, toujours tu chériras la mer!<br> +La mer est ton miroir; tu contemples ton âme<br> +Dans le déroulement infini de sa lame,<br> +Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.</p> + +<p> +Tu te plais à plonger au sein de ton image;<br> +Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur<br> +Se distrait quelquefois de sa propre rumeur<br> +Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.</p> + +<p> +Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets,<br> +Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;<br> +O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,<br> +Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!</p> + +<p> +Et cependant voilà des siècles innombrables<br> +Que vous vous combattez sans pitié ni remord,<br> +Tellement vous aimez le carnage et la mort,<br> +O lutteurs éternels, ô frères implacables!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +DON JUAN AUX ENFERS</h2> + + +<p> +Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,<br> +Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,<br> +Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène,<br> +D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.</p> + +<p> +Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,<br> +Des femmes se tordaient sous le noir firmament,<br> +Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,<br> +Derrière lui traînaient un long mugissement.</p> + +<p> +Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,<br> +Tandis que don Luis avec un doigt tremblant<br> +Montrait à tous les morts errant sur les rivages<br> +Le fils audacieux qui railla son front blanc.</p> + +<p> +Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,<br> +Près de l'époux perfide et qui fui son amant<br> +Semblait lui réclamer un suprême sourire<br> +Où brillât la douceur de son premier serment.</p> + +<p> +Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre<br> +Se tenait à la barre et coupait le flot noir;<br> +Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,<br> +Regardait le sillage et ne daignait rien voir.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CHATIMENT DE L'ORGUEIL</h2> + + +<p> +En ces temps merveilleux où la Théologie<br> +Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,<br> +On raconte qu'un jour un docteur des plus grands<br> +--Après avoir forcé les cœurs indifférents,<br> +Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;<br> +Après avoir franchi vers les célestes gloires<br> +Des chemins singuliers à lui-même inconnus,<br> +Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus,<br> +--Comme un homme monté trop haut, pris de panique,<br> +S'écria, transporté d'un orgueil satanique:<br> +« Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut!<br> +Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut<br> +De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,<br> +Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire! »</p> + +<p> +Immédiatement sa raison s'en alla.<br> +L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila;<br> +Tout le chaos roula dans cette intelligence,<br> +Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.<br> +Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.<br> +Le silence et la nuit s'installèrent en lui,<br> +Comme dans un caveau dont la clef est perdue.<br> +Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,<br> +Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers<br> +Les champs, sans distinguer les étés des hivers,<br> +Sale, inutile et laid comme une chose usée,<br> +Il faisait des enfants la joie et la risée.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA BEAUTE</h2> + + +<p> +Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,<br> +Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,<br> +Est fait pour inspirer au poète un amour<br> +Eternel et muet ainsi que la matière.</p> + +<p> +Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;<br> +J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes;<br> +Je hais le mouvement qui déplace les lignes,<br> +Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.</p> + +<p> +Les poètes, devant mes grandes attitudes.<br> +Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,<br> +Consumeront leurs jours en d'austères études;</p> + +<p> +Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,<br> +De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:<br> +Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IDEAL</h2> + + +<p> +Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,<br> +Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,<br> +Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,<br> +Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.</p> + +<p> +Je laisse, à Gavarni, poète des chloroses,<br> +Soa troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,<br> +Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses<br> +Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.</p> + +<p> +Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme,<br> +C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,<br> +Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans;</p> + +<p> +Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,<br> +Qui tors paisiblement dans une pose étrange<br> +Tes appas façonnés aux bouches des Titans!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE MASQUE</h2> + +<p> +STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE</p> + +<p> +A ERNEST CHRISTOPHE<br> +STATUAIRE</p> + + +<p> +Contemplons ce trésor de grâces florentines;<br> +Dans l'ondulation de ce corps musculeux<br> +L'Elégance et la Force abondent, sœurs divines.<br> +Cette femme, morceau vraiment miraculeux,<br> +Divinement robuste, adorablement mince,<br> +Est faite pour trôner sur des lits somptueux,<br> +Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.</p> + +<p> +--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux<br> +Où la Fatuité promène son extase;<br> +Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;<br> +Ce visage mignard, tout encadré de gaze,<br> +Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:<br> +« La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne! »<br> +A cet être doué de tant de majesté<br> +Vois quel charme excitant la gentillesse donne!<br> +Approchons, et tournons autour de sa beauté.</p> + +<p> +O blasphème de l'art! ô surprise fatale!<br> +La femme au corps divin, promettant le bonheur,<br> +Par le haut se termine en monstre bicéphale!</p> + +<p> +Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,<br> +Ce visage éclairé d'une exquise grimace,<br> +Et, regarde, voici, crispée atrocement,<br> +La véritable tête, et la sincère face<br> +Renversée à l'abri de la face qui ment.<br> +--Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve<br> +De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux;<br> +Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve<br> +Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!</p> + +<p> +--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite<br> +Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,<br> +Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète?</p> + +<p> +--Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu!<br> +Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore<br> +Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux,<br> +C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore!<br> +Demain, après-demain et toujours!--comme nous!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +HYMNE A LA BEAUTE</h2> + + +<p> +Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,<br> +O Beauté? Ton regard, infernal et divin,<br> +Verse confusément le bienfait et le crime,<br> +Et l'on peut pour cela te comparer au vin.<br> +Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore;</p> + +<p> +Tu répands des parfums comme un soir orageux;<br> +Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore<br> +Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.<br> +Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?</p> + +<p> +Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;<br> +Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,<br> +Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.</p> + +<p> +Tu marches sur des morts. Beauté, dont tu te moques;<br> +De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,<br> +Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,<br> +Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.</p> + +<p> +L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,<br> +Crépite, flambe et dit: Bénissons ce flambeau!<br> +L'amoureux pantelant incliné sur sa belle<br> +A l'air d'un moribond caressant son tombeau.</p> + +<p> +Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,<br> +O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu!<br> +Si ton œil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte<br> +D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?</p> + +<p> +De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène,<br> +Qu'importé, si tu rends,--fée aux yeux de velours,<br> +Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!--<br> +L'univers moins hideux et les instants moins lourds?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA CHEVELURE</h2> + + +<p> +O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!<br> +O boucles! O parfum chargé de nonchaloir!<br> +Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure<br> +Des souvenirs dormant dans cette chevelure,<br> +Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.</p> + +<p> +La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,<br> +Tout un monde lointain, absent, presque défunt,<br> +Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!<br> +Comme d'autres esprits voguent sur la musique,<br> +Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.</p> + +<p> +J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,<br> +Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;<br> +Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!<br> +Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve<br> +De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:</p> + +<p> +Un port retentissant où mon âme peut boire<br> +A grands flots le parfum, le son et la couleur;<br> +Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,<br> +Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire<br> +D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.</p> + +<p> +Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse<br> +Dans ce noir océan où l'autre est enfermé;<br> +Et mon esprit subtil que le roulis caresse<br> +Saura vous retrouver, ô féconde paresse,<br> +Infinis bercements du loisir embaumé!</p> + +<p> +Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,<br> +Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;<br> +Sur les bords duvetés de vos mèches tordues<br> +Je m'enivre ardemment des senteurs confondues<br> +De l'huile de coco, du musc et du goudron.</p> + +<p> +Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde<br> +Sèmera le rubis, la perle et le saphir,<br> +Afin qu'à mon, désir tu ne sois jamais sourde!<br> +N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde<br> +Où je hume à longs traits le vin du souvenir?</p> + +<p> +Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,<br> +O vase de tristesse, ô grande taciturne,<br> +Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,<br> +Et que tu me parais, ornement de mes nuits,<br> +Plus ironiquement accumuler les lieues<br> +Qui séparent mes bras des immensités bleues.</p> + +<p> +Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts,<br> +Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux,<br> +Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,<br> +Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle!</p> + +<p> +Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,<br> +Femme impure! L'ennui rend ton âme cruelle.<br> +Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,<br> +Il te faut chaque jour un cœur au râtelier.<br> +Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques<br> +Ou des ifs flamboyants dans les fêtes publiques,<br> +Usent insolemment d'un pouvoir emprunté,<br> +Sans connaître jamais la loi de leur beauté.</p> + +<p> +Machine aveugle et sourde en cruauté féconde!<br> +Salutaire instrument, buveur du sang du monde,<br> +Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas<br> +Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas?<br> +La grandeur de ce mal où tu te crois savante<br> +Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante,<br> +Quand la nature, grande en ses desseins cachés,<br> +De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,<br> +--De toi, vil animal,--pour pétrir un génie?</p> + +<p> +O fangeuse grandeur, sublime ignominie!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SED NON SATIATA</h2> + + +<p> +Bizarre déité, brune comme les nuits,<br> +Au parfum mélangé de musc et de havane,<br> +Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane,<br> +Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,</p> + +<p> +Je préfère au constance, à l'opium, au nuits,<br> +L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane;<br> +Quand vers toi mes désirs partent en caravane,<br> +Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.</p> + +<p> +Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,<br> +O démon sans pitié, verse-moi moins de flamme;<br> +Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,</p> + +<p> +Hélas! et je ne puis, Mégère libertine,<br> +Pour briser ton courage et te mettre aux abois,<br> +Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine!</p> + +<p> +Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,<br> +Même quand elle marche, on croirait qu'elle danse,<br> +Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés<br> +Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.</p> + +<p> +Comme le sable morne et l'azur des déserts,<br> +Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,<br> +Comme les longs réseaux de la houle des mers,<br> +Elle se développe avec indifférence.</p> + +<p> +Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,<br> +Et dans cette nature étrange et symbolique<br> +Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,</p> + +<p> +Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,<br> +Resplendit à jamais, comme un astre inutile,<br> +La froide majesté de la femme stérile.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE SERPENT QUI DANSE</h2> + + +<p> +Que j'aime voir, chère indolente,<br> + De ton corps si beau,<br> +Comme une étoile vacillante,<br> + Miroiter la peau!</p> + +<p> +Sur ta chevelure profonde<br> + Aux âcres parfums,<br> +Mer odorante et vagabonde<br> + Aux flots bleus et bruns.</p> + +<p> +Comme un navire qui s'éveille<br> + Au vent du matin,<br> +Mon âme rêveuse appareille<br> + Pour un ciel lointain.</p> + +<p> +Tes yeux, où rien ne se révèle<br> + De doux ni d'amer,<br> +Sont deux bijoux froids où se mêle<br> + L'or avec le fer.</p> + +<p> +A te voir marcher en cadence,<br> + Belle d'abandon,<br> +On dirait un serpent qui danse<br> + Au bout d'un bâton;</p> + +<p> +Sous le fardeau de ta paresse<br> + Ta tête d'enfant<br> +Se balance avec la mollesse<br> + D'un jeune éléphant,</p> + +<p> +Et son corps se penche et s'allonge<br> + Comme un fin vaisseau<br> +Qui roule bord sur bord, et plonge<br> + Ses vergues dans l'eau.</p> + +<p> +Comme un flot grossi par la fonte<br> + Des glaciers grondants,<br> +Quand l'eau de ta bouche remonte<br> + Au bord de tes dents,</p> + +<p> +Je crois boire un vin de Bohême,<br> + Amer et vainqueur,<br> +Un ciel liquide qui parsème<br> + D'étoiles mon cœur!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +UNE CHAROGNE</h2> + + +<p> +Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,<br> + Ce beau matin d'été si doux:<br> +Au détour d'un sentier une charogne infâme<br> + Sur un lit semé de cailloux,</p> + +<p> +Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,<br> + Brûlante et suant les poisons,<br> +Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique<br> + Son ventre plein d'exhalaisons.</p> + +<p> +Le soleil rayonnait sur cette pourriture,<br> + Comme afin de la cuire à point,<br> +Et de rendre au centuple à la grande Nature<br> + Tout ce qu'ensemble elle avait joint.</p> + +<p> +Et le ciel regardait la carcasse superbe<br> + Comme une fleur s'épanouir;<br> +La puanteur était si forte que sur l'herbe<br> + Vous crûtes vous évanouir.</p> + +<p> +Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,<br> + D'où sortaient de noirs bataillons<br> +De larves qui coulaient comme un épais liquide<br> + Le long de ces vivants haillons.</p> + +<p> +Tout cela descendait, montait comme une vague,<br> + Où s'élançait en pétillant;<br> +On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,<br> + Vivait en se multipliant.</p> + +<p> +Et ce monde rendait une étrange musique<br> + Comme l'eau courante et le vent,<br> +Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique<br> + Agite et tourne dans son van.</p> + +<p> +Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,<br> + Une ébauche lente à venir<br> +Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève<br> + Seulement par le souvenir.</p> + +<p> +Derrière les rochers une chienne inquiète<br> + Nous regardait d'un œil fâché,<br> +Epiant le moment de reprendre au squelette<br> + Le morceau qu'elle avait lâché.</p> + +<p> +--Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,<br> + A cette horrible infection,<br> +Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,<br> + Vous, mon ange et ma passion!</p> + +<p> +Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,<br> + Après les derniers sacrements,<br> +Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses,<br> + Moisir parmi les ossements.</p> + +<p> +Alors, ô ma beauté, dites à la vermine<br> + Qui vous mangera de baisers,<br> +Que j'ai gardé la forme et l'essence divine<br> + De mes amours décomposés!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +DE PROFUNDIS CLAMAVI</h2> + + +<p> +J'implore ta pitié. Toi, l'unique que j'aime,<br> +Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.<br> +C'est un univers morne à l'horizon plombé,<br> +Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;</p> + +<p> +Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,<br> +Et les six autres mois la nuit couvre la terre;<br> +C'est un pays plus nu que la terre polaire;<br> +Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!</p> + +<p> +Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse<br> +La froide cruauté de ce soleil de glace<br> +Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;</p> + +<p> +Je jalouse le sort des plus vils animaux<br> +Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,<br> +Tant l'écheveau du temps lentement se dévide!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VAMPIRE</h2> + + +<p> +Toi qui, comme un coup de couteau.<br> +Dans mon cœur plaintif est entrée;<br> +Toi qui, forte comme un troupeau<br> +De démons, vins, folle et parée,</p> + +<p> +De mon esprit humilié<br> +Faire ton lit et ton domaine.<br> +--Infâme à qui je suis lié<br> +Comme le forçat à la chaîne,</p> + +<p> +Comme au jeu le joueur têtu,<br> +Comme à la bouteille l'ivrogne,<br> +Comme aux vermines la charogne,<br> +--Maudite, maudite sois-tu!</p> + +<p> +J'ai prié le glaive rapide<br> +De conquérir ma liberté,<br> +Et j'ai dit au poison perfide<br> +De secourir ma lâcheté.</p> + +<p> +Hélas! le poison et le glaive<br> +M'ont pris en dédain et m'ont dit:<br> +« Tu n'es pas digne qu'on t'enlève<br> +A ton esclavage maudit,</p> + +<p> +Imbécile!--de son empire<br> +Si nos efforts te délivraient,<br> +Tes baisers ressusciteraient<br> +Le cadavre de ton vampire! »</p> + +<p> +Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,<br> +Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,<br> +Je me pris à songer près de ce corps vendu<br> +A la triste beauté dont mon désir se prive.</p> + +<p> +Je me représentai sa majesté native,<br> +Son regard de vigueur et de grâces armé,<br> +Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,<br> +Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.</p> + +<p> +Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,<br> +Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses<br> +Déroulé le trésor des profondes caresses,</p> + +<p> +Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort<br> +Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles,<br> +Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +REMORDS POSTHUME</h2> + + +<p> +Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,<br> +Au fond d'un monument construit en marbre noir,<br> +Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir<br> +Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;</p> + +<p> +Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse<br> +Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,<br> +Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,<br> +Et tes pieds de courir leur course aventureuse,</p> + +<p> +Le tombeau, confident de mon rêve infini,<br> +--Car le tombeau toujours comprendra le poète,--<br> +Durant ces longues nuits d'où le somme est banni,</p> + +<p> +Te dira: « Que vous sert, courtisane imparfaite,<br> +De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? »<br> +--Et le ver rongera ta peau comme un remords.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CHAT</h2> + + +<p> +Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux:<br> + Retiens les griffes de ta patte,<br> +Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,<br> + Mêlés de métal et d'agate.</p> + +<p> +Lorsque mes doigts caressent à loisir<br> + Ta tête et ton dos élastique,<br> +Et que ma main s'enivre du plaisir<br> + De palper ton corps électrique,</p> + +<p> +Je vois ma femme en esprit; son regard,<br> + Comme le tien, aimable bête,<br> +Profond et froid, coupe et fend comme un dard.</p> + +<p> + Et, des pieds jusques à la tête,<br> +Un air subtil, un dangereux parfum<br> + Nagent autour de son corps brun.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE BALCON</h2> + + +<p> +Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,<br> +O toi, tous mes plaisirs, ô toi, tous mes devoirs!<br> +Tu te rappelleras la beauté des caresses,<br> +La douceur du foyer et le charme des soirs,<br> +Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses!</p> + +<p> +Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,<br> +Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses;<br> +Que ton sein m'était doux! que ton cœur m'était bon!<br> +Nous avons dit souvent d'impérissables choses<br> +Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.</p> + +<p> +Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!<br> +Que l'espace est profond! que le cœur est puissant!<br> +En me penchant vers toi, reine des adorées,<br> +Je croyais respirer le parfum de ton sang.<br> +Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!</p> + +<p> +La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,<br> +Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles<br> +Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison!<br> +Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles,<br> +La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.</p> + +<p> +Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,<br> +Et revis mon passé blotti dans tes genoux.<br> +Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses<br> +Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux?<br> +Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses!</p> + +<p> +Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,<br> +Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,<br> +Comme montent au ciel les soleils rajeunis<br> +Après s'être lacés au fond des mers profondes!<br> +--O serments! ô parfums! ô baisers infinis!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE POSSEDE</h2> + + +<p> +Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui,<br> +O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre;<br> +Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois sombre,<br> +Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui;</p> + +<p> +Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,<br> +Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,<br> +Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,<br> +C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui!</p> + +<p> +Allume ta prunelle à la flamme des lustres!<br> +Allume le désir dans les regards des rustres!<br> +Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant;</p> + +<p> +Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;<br> +Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant<br> +Qui ne crie: <i>O mon cher Belzébuth, je t'adore!</i></p> + + + +<p> </p> +<h2> +UN FANTOME</h2> + +<h2> +I</h2> + +<p> +LES TÉNÉBRES</p> + + +<p> +Dans les caveaux d'insondable tristesse<br> +Où le Destin m'a déjà relégué;<br> +Où jamais n'entre un rayon rosé et gai;<br> +Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,</p> + +<p> +Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur<br> +Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres;<br> +Où, cuisinier aux appétits funèbres,<br> +Je fais bouillir et je mange mon cœur,</p> + +<p> +Par instants brille, et s'allonge, et s'étale<br> +Un spectre fait de grâce et de splendeur:<br> +A sa rêveuse allure orientale,</p> + +<p> +Quand il atteint sa totale grandeur,<br> +Je reconnais ma belle visiteuse:<br> +C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> +<p> </p> +<h2> +LE PARFUM</h2> + + +<p> +Lecteur, as-tu quelquefois respiré<br> +Avec ivresse et lente gourmandise<br> +Ce grain d'encens qui remplit une église,<br> +Ou d'un sachet le musc invétéré?</p> + +<p> +Charme profond, magique, dont nous grise<br> +Dans le présent le passé restauré!<br> +Ainsi l'amant sur un corps adoré<br> +Du souvenir cueille la fleur exquise.</p> + +<p> +De ses cheveux élastiques et lourds,<br> +Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,<br> +Une senteur montait, sauvage et fauve,</p> + +<p> +Et des habits, mousseline ou velours,<br> +Tout imprégnés de sa jeunesse pure,<br> +Se dégageait un parfum de fourrure.</p> + +<p> </p> +<h2> +III</h2> +<p> </p> +<h2> +LE CADRE</h2> + + +<p> +Comme un beau cadre ajoute à la peinture,<br> +Bien qu'elle soit d'un pinceau très vanté,<br> +Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté<br> +En l'isolant de l'immense nature.</p> + +<p> +Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,<br> +S'adaptaient juste à sa rare beauté;<br> +Rien n'offusquait sa parfaite clarté,<br> +Et tout semblait lui servir de bordure.</p> + +<p> +Même on eût dit parfois qu'elle croyait<br> +Que tout voulait l'aimer; elle noyait<br> +Dans les baisers du satin et du linge</p> + +<p> +Son beau corps nu, plein de frissonnements,<br> +Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,<br> +Montrait la grâce enfantine du singe.</p> + +<p> </p> +<h2> +IV</h2> +<p> </p> +<h2> +LE PORTRAIT</h2> + + +<p> +La Maladie et la Mort font des cendres<br> +De tout le feu qui pour nous flamboya.<br> +De ces grands yeux si fervents et si tendres,<br> +De cette bouche où mon cœur se noya,</p> + +<p> +De ces baisers puissants comme un dictame,<br> +De ces transports plus vifs que des rayons.<br> +Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme!<br> +Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons,</p> + +<p> +Qui, comme moi, meurt dans la solitude,<br> +Et que le Temps, injurieux vieillard,<br> +Chaque jour frotte avec son aile rude...</p> + +<p> +Noir assassin de la Vie et de l'Art,<br> +Tu ne tueras jamais dans ma mémoire<br> +Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!</p> + +<p> +Je te donne ces vers afin que, si mon nom<br> +Aborde heureusement aux époques lointaines<br> +Et fait rêver un soir les cervelles humaines,<br> +Vaisseau favorisé par un grand aquilon,</p> + +<p> +Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,<br> +Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,<br> +Et par un fraternel et mystique chaînon<br> +Reste comme pendue à mes rimes hautaines;</p> + +<p> +Etre maudit à qui de l'abîme profond<br> +Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond;<br> +--O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,</p> + +<p> +Foules d'un pied léger et d'un regard serein<br> +Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,<br> +Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SEMPER EADEM</h2> + + +<p> +« D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,<br> +Montant comme la mer sur le roc noir et nu? »<br> +--Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,<br> +Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu,</p> + +<p> +Une douleur très simple et non mystérieuse,<br> +Et, comme votre joie, éclatante pour tous.<br> +Cessez donc de chercher, ô belle curieuse!<br> +Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!</p> + +<p> +Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie!<br> +Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie,<br> +La Mort nous tient souvent par des liens subtils.</p> + +<p> +Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un <i>mensonge,</i><br> +Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,<br> +Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +TOUT ENTIERE</h2> + + +<p> +Le Démon, dans ma chambre haute,<br> +Ce matin est venu me voir,<br> +Et, tâchant à me prendre en faute,<br> +Me dit: « Je voudrais bien savoir,</p> + +<p> +Parmi toutes les belles choses<br> +Dont est fait son enchantement,<br> +Parmi les objets noirs ou roses<br> +Qui composent son corps charmant,</p> + +<p> +Quel est le plus doux. »--O mon âme!<br> +Tu répondis à l'Abhorré:<br> +« Puisqu'en elle tout est dictame,<br> +Rien ne peut être préféré.</p> + +<p> +Lorsque tout me ravit, j'ignore<br> +Si quelque chose me séduit.<br> +Elle éblouit comme l'Aurore<br> +Et console comme la Nuit;</p> + +<p> +Et l'harmonie est trop exquise,<br> +Qui gouverne tout son beau corps,<br> +Pour que l'impuissante analyse<br> +En note les nombreux accords.</p> + +<p> +O métamorphose mystique<br> +De tous mes sens fondus en un!<br> +Son haleine fait la musique,<br> +Comme sa voix fait le parfum! »</p> + +<p> +Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,<br> +Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,<br> +A la très belle, à la très bonne, à la très chère,<br> +Dont le regard divin t'a soudain refleuri?</p> + +<p> +--Nous mettrons noire orgueil à chanter ses louanges,<br> +Rien ne vaut la douceur de son autorité;<br> +Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,<br> +Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.</p> + +<p> +Que ce soit dans la nuit et dans la solitude.<br> +Que ce soit dans la rue et dans la multitude;<br> +Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.</p> + +<p> +Parfois il parle et dit: « Je suis belle, et j'ordonne<br> +Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau.<br> +Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CONFESSION</h2> + + +<p> +Une fois, une seule, aimable et douce femme,<br> + A mon bras votre bras poli<br> +S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme<br> + Ce souvenir n'est point pâli).</p> + +<p> +Il était tard; ainsi qu'une médaille neuve<br> + La pleine lune s'étalait,<br> +Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,<br> + Sur Paris dormant ruisselait.</p> + +<p> +Et le long des maisons, sous les portes cochères,<br> + Des chats passaient furtivement,<br> +L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,<br> + Nous accompagnaient lentement.</p> + +<p> +Tout à coup, au milieu de l'intimité libre<br> + Eclose à la pâle clarté,<br> +De vous, riche et sonore instrument où ne vibre<br> + Que la radieuse gaîté,</p> + +<p> +De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare<br> + Dans le matin étincelant,<br> +Une note plaintive, une note bizarre<br> + S'échappa, tout en chancelant.</p> + +<p> +Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde<br> + Dont sa famille rougirait,<br> +Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,<br> + Dans un caveau mise au secret!</p> + +<p> +Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde:<br> + « Que rien ici-bas n'est certain,<br> +Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,<br> + Se trahit l'égoïsme humain;</p> + +<p> +Que c'est un dur métier que d'être belle femme,<br> + Et que c'est le travail banal<br> +De la danseuse folle et froide qui se pâme<br> + Dans un sourire machinal;</p> + +<p> +Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte,<br> + Que tout craque, amour et beauté,<br> +Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte<br> +Pour les rendre à l'Eternité! »</p> + +<p> +J'ai souvent évoqué cette lune enchantée,<br> + Ce silence et cette langueur,<br> +Et cette confidence horrible chuchotée<br> + Au confessionnal du cœur.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE FLACON</h2> + + +<p> +Il est de forts parfums pour qui toute matière<br> +Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.<br> +En ouvrant un coffret venu de l'orient<br> +Dont la serrure grince et rechigne en criant,</p> + +<p> +Ou dans une maison déserte quelque armoire<br> +Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,<br> +Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,<br> +D'où jaillit toute vive une âme qui revient.</p> + +<p> +Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,<br> +Frémissant doucement dans tes lourdes ténèbres,<br> +Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,<br> +Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.</p> + +<p> +Voilà le souvenir enivrant qui voltige<br> +Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige<br> +Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains<br> +Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;</p> + +<p> +Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,<br> +Où, Lazare odorant déchirant son suaire,<br> +Se meut dans son réveil le cadavre spectral<br> +D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.</p> + +<p> +Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire<br> +Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire;<br> +Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,<br> +Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,</p> + +<p> +Je serai ton cercueil, aimable pestilence!<br> +Le témoin de ta force et de ta virulence,<br> +Cher poison préparé par les anges! liqueur<br> +Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE POISON</h2> + + +<p> +Le vin sait revêtir le plus sordide bouge<br> + D'un luxe miraculeux,<br> +Et fait surgir plus d'un portique fabuleux<br> + Dans l'or de sa vapeur rouge,<br> +Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.</p> + +<p> +L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,<br> + Allonge l'illimité,<br> +Approfondit le temps, creuse la volupté,<br> + Et de plaisirs noirs et mornes<br> +Remplit l'âme au delà de sa capacité.</p> + +<p> +Tout cela ne vaut pas le poison qui découle<br> + De tes yeux, de tes yeux verts,<br> +Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...<br> + Mes songes viennent en foule<br> +Pour se désaltérer à ces gouffres amers.</p> + +<p> +Tout cela ne vaut pas le terrible prodige<br> + De ta salive qui mord,<br> +Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,<br> + Et, charriant le vertige,<br> +La roule défaillante aux rives de la mort!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CHAT</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Dans ma cervelle se promène<br> +Ainsi qu'en son appartement,<br> +Un beau chat, fort, doux et charmant,<br> +Quand il miaule, on l'entend à peine,</p> + +<p> +Tant son timbre est tendre et discret;<br> +Mais que sa voix s'apaise ou gronde,<br> +Elle est toujours riche et profonde.<br> +C'est là son charme et son secret.</p> + +<p> +Cette voix, qui perle et qui filtre<br> +Dans mon fond le plus ténébreux,<br> +Me remplit comme un vers nombreux<br> +Et me réjouit comme un philtre.</p> + +<p> +Elle endort les plus cruels maux<br> +Et contient toutes les extases;<br> +Pour dire les plus longues phrases,<br> +Elle n'a pas besoin de mots.</p> + +<p> +Non, il n'est pas d'archet qui morde<br> +Sur mon cœur, parfait instrument,<br> +Et fasse plus royalement<br> +Chanter sa plus vibrante corde</p> + +<p> +Que ta voix, chat mystérieux,<br> +Chat séraphique, chat étrange,<br> +En qui tout est, comme un ange,<br> +Aussi subtil qu'harmonieux.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +De sa fourrure blonde et brune<br> +Sort un parfum si doux, qu'un soir<br> +J'en fus embaumé, pour l'avoir<br> +Caressée une fois, rien qu'une.</p> + +<p> +C'est l'esprit familier du lieu;<br> +Il juge, il préside, il inspire<br> +Toutes choses dans son empire;<br> +Peut-être est-il fée, est-il dieu?</p> + +<p> +Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime<br> +Tirés comme par un aimant,<br> +Se retournent docilement,<br> +Et que je regarde en moi-même,</p> + +<p> +Je vois avec étonnement<br> +Le feu de ses prunelles pâles,<br> +Clairs fanaux, vivantes opales,<br> +Qui me contemplent fixement.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE BEAU NAVIRE</h2> + + +<p> +Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,<br> +Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;<br> + Je veux te peindre ta beauté<br> +Où l'enfance s'allie à la maturité.</p> + +<p> +Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br> +Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br> + Chargé de toile, et va roulant<br> +Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p> + +<p> +Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,<br> +Ta tête se pavane avec d'étranges grâces;<br> + D'un air placide et triomphant<br> +Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p> + +<p> +Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,<br> +Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;<br> + Je veux te peindre ta beauté<br> +Où l'enfance s'allie à la maturité.</p> + +<p> +Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,<br> +Ta gorge triomphante est une belle armoire<br> + Dont les panneaux bombés et clairs<br> +Comme les boucliers accrochent des éclairs;</p> + +<p> +Boucliers provoquants, armés de pointes roses!<br> +Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,<br> + De vins, de parfums, de liqueurs<br> +Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs!</p> + +<p> +Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br> +Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br> + Chargé de toile, et va roulant<br> +Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p> + +<p> +Tes nobles jambes sons les volants qu'elles chassent,<br> +Tourmentent les désirs obscurs et les agacent<br> + Comme deux sorcières qui font<br> +Tourner un philtre noir dans un vase profond.</p> + +<p> +Tes bras qui se joueraient des précoces hercules<br> +Sont des boas luisants les solides émules,<br> + Faits pour serrer obstinément,<br> +Comme pour l'imprimer dans ton cœur, ton amant.</p> + +<p> +Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,<br> +Ta tête se pavane avec d'étranches grâces;<br> + D'un air placide et triomphant<br> +Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IRREPARABLE</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,<br> + Qui vit, s'agite et se tortille,<br> +Et se nourrit de nous comme le ver des morts,<br> + Comme du chêne la chenille?<br> +Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords?</p> + +<p> +Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane<br> + Noierons-nous ce vieil ennemi,<br> +Destructeur et gourmand comme la courtisane,<br> + Patient comme la fourmi?<br> +Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane?</p> + +<p> +Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,<br> + A cet esprit comblé d'angoisse<br> +Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,<br> + Que le sabot du cheval froisse,<br> +Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,</p> + +<p> +A cet agonisant que le loup déjà flaire<br> + Et que surveille le corbeau,<br> +A ce soldat brisé, s'il faut qu'il désespère<br> + D'avoir sa croix et son tombeau;<br> +Ce pauvre agonisant que le loup déjà flaire!</p> + +<p> +Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?<br> + Peut-on déchirer des ténèbres<br> +Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,<br> + Sans astres, sans éclairs funèbres?<br> +Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?</p> + +<p> +L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge<br> + Est souillée, est morte à jamais!<br> +Sans lune et sans rayons trouver où l'on héberge<br> + Les martyrs d'un chemin mauvais!<br> +Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge!</p> + +<p> +Adorable sorcière, aimes-tu les damnés!<br> + Dis, connais-tu l'irrémissible?<br> +Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,<br> + A qui notre cœur sert de cible?<br> +Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?</p> + +<p> +L'irréparable ronge avec sa dent maudite<br> + Notre âme, piteux monument,<br> +Et souvent il attaque, ainsi que le termite,<br> + Par la base le bâtiment.<br> +L'irréparable ronge avec sa dent maudite!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal<br> + Qu'enflammait l'orchestre sonore,<br> +Une fée allumer dans un ciel infernal<br> + Une miraculeuse aurore;<br> +J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal</p> + +<p> +Un être qui n'était que lumière, or et gaze,<br> + Terrasser l'énorme Satan<br> +Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase<br> + Est un théâtre où l'on attend<br> +Toujours, toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CAUSERIE</h2> + + +<p> +Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose!<br> +Mais la tristesse en moi monte comme la mer,<br> +Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose<br> +Le souvenir cuisant de son limon amer.</p> + +<p> +--Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme;<br> +Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé<br> +Par la griffe et la dent féroce de la femme.<br> +Ne cherchez plus mon cœur; les bêtes l'ont mangé.</p> + +<p> +Mon cœur est un palais flétri par la cohue;<br> +On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux.<br> +--Un parfum nage autour de votre gorge nue!...</p> + +<p> +O Beauté, dur fléau des âmes! tu le veux!<br> +Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes!<br> +Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CHANT D'AUTOMNE</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;<br> +Adieu, vive clarté de nos étés trop courts!<br> +J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres<br> +Le bois retentissant sur le pavé des cours.</p> + +<p> +Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère,<br> +Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,<br> +Et, comme le soleil dans son enfer polaire.<br> +Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.</p> + +<p> +J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe;<br> +L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.<br> +Mon esprit est pareil à la tour qui succombe<br> +Sous les coups du bélier infatigable et lourd.</p> + +<p> +Il me semble, bercé par ce choc monotone,<br> +Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part...<br> +Pour qui?--C'était hier l'été; voici l'automne!<br> +Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,<br> +Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,<br> +Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,<br> +Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.</p> + +<p> +Et pourtant aimez-moi, tendre cœur! soyez mère<br> +Même pour un ingrat, même pour un méchant;<br> +Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère<br> +D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.</p> + +<p> +Courte tâche! La tombe attend; elle est avide!<br> +Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,<br> +Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,<br> +De l'arrière-saison le rayon jaune et doux!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CHANSON D'APRES-MIDI</h2> + + +<p> +Quoique tes sourcils méchants<br> +Te donnent un air étrange<br> +Qui n'est pas celui d'un ange,<br> +Sorcière aux yeux alléchants,</p> + +<p> +Je t'adore, ô ma frivole,<br> +Ma terrible passion!<br> +Avec la dévotion<br> +Du prêtre pour son idole.</p> + +<p> +Le désert et la forêt<br> +Embaument tes tresses rudes,<br> +Ta tête a les attitudes<br> +De l'énigme et du secret.</p> + +<p> +Sur ta chair le parfum rôde<br> +Comme autour d'un encensoir;<br> +Tu charmes comme le soir,<br> +Nymphe ténébreuse et chaude.</p> + +<p> +Ah! les philtres les plus forts<br> +Ne valent pas ta paresse,<br> +Et tu connais la caresse<br> +Qui fait revivre les morts!</p> + +<p> +Tes hanches sont amoureuses<br> +De ton dos et de tes seins,<br> +Et tu ravis les coussins<br> +Par tes poses langoureuses.</p> + +<p> +Quelquefois pour apaiser<br> +Ta rage mystérieuse,<br> +Tu prodigues, sérieuse,<br> +La morsure et le baiser;</p> + +<p> +Tu me déchires, ma brune,<br> +Avec un rire moqueur,<br> +Et puis tu mets sur mon cœur<br> +Ton œil doux comme la lune.</p> + +<p> +Sous tes souliers de satin,<br> +Sous tes charmants pieds de soie,<br> +Moi, je mets ma grande joie,<br> +Mon génie et mon destin,</p> + +<p> +Mon âme par toi guérie,<br> +Par toi, lumière et couleur!<br> +Explosion de chaleur<br> +Dans ma noire Sibérie!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SISINA</h2> + + +<p> +Imaginez Diane en galant équipage,<br> +Parcourant les forêts ou battant les halliers,<br> +Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage,<br> +Superbe et défiant les meilleurs cavaliers!</p> + +<p> +Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage,<br> +Excitant à l'assaut un peuple sans souliers,<br> +La joue et l'œil en feu, jouant son personnage,<br> +Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?</p> + +<p> +Telle la Sisina! Mais la douce guerrière<br> +A l'âme charitable autant que meurtrière,<br> +Son courage, affolé de poudre et de tambours,</p> + +<p> +Devant les suppliants sait mettre bas les armes,<br> +Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours,<br> +Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE DAME CREOLE</h2> + + +<p> +Au pays parfumé que le soleil caresse,<br> +J'ai connu sous un dais d'arbres tout empourprés<br> +Et de palmiers, d'où pleut sur les yeux la paresse,<br> +Une dame créole aux charmes ignorés.</p> + +<p> +Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse<br> +A dans le col des airs noblement maniérés;<br> +Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,<br> +Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.</p> + +<p> +Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,<br> +Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,<br> +Belle digne d'orner les antiques manoirs,</p> + +<p> +Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites,<br> +Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,<br> +Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE REVENANT</h2> + + +<p> +Comme les anges à l'œil fauve,<br> +Je reviendrai dans ton alcôve<br> +Et vers toi glisserai sans bruit<br> +Avec les ombres de la nuit;</p> + +<p> +Et je te donnerai, ma brune,<br> +Des baisers froids comme la lune<br> +Et des caresses de serpent<br> +Autour d'une fosse rampant.</p> + +<p> +Quand viendra le matin livide,<br> +Tu trouveras ma place vide,<br> +Où jusqu'au soir il fera froid.</p> + +<p> +Comme d'autres par la tendresse,<br> +Sur ta vie et sur ta jeunesse,<br> +Moi, je veux régner par l'effroi!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SONNET D'AUTOMNE</h2> + + +<p> +Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal:<br> +« Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite? »<br> +--Sois charmante et tais-toi! Mon cœur, que tout irrite,<br> +Excepté la candeur de l'antique animal,</p> + +<p> +Ne veut pas te montrer son secret infernal,<br> +Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite,<br> +Ni sa noire légende avec la flamme écrite.<br> +Je hais la passion et l'esprit me fait mal!</p> + +<p> +Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite,<br> +Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.<br> +Je connais les engins de son vieil arsenal:</p> + +<p> +Crime, horreur et folie!--O pâle marguerite!<br> +Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,<br> +O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +TRISTESSE DE LA LUNE</h2> + + +<p> +Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse;<br> +Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,<br> +Qui d'une main distraite et légère caresse,<br> +Avant de s'endormir, le contour de ses seins,</p> + +<p> +Sur le dos satiné des molles avalanches,<br> +Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,<br> +Et promène ses yeux sur les visions blanches<br> +Qui montent dans l'azur comme des floraisons.</p> + +<p> +Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,<br> +Elle laisse filer une larme furtive,<br> +Un poète pieux, ennemi du sommeil,</p> + +<p> +Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,<br> +Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,<br> +Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES CHATS</h2> + + +<p> +Les amoureux fervents et les savants austères<br> +Aiment également dans leur mûre saison,<br> +Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,<br> +Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.</p> + +<p> +Amis de la science et de la volupté,<br> +Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres;<br> +L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,<br> +S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.</p> + +<p> +Ils prennent en songeant les nobles attitudes<br> +Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,<br> +Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin;</p> + +<p> +Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,<br> +Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,<br> +Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA PIPE</h2> + + +<p> +Je suis la pipe d'un auteur;<br> +On voit, à contempler ma mine<br> +D'Abyssienne ou de Cafrine,<br> +Que mon maître est un grand fumeur.</p> + +<p> +Quand il est comblé de douleur,<br> +Je fume comme la chaumine<br> +Où se prépare la cuisine<br> +Pour le retour du laboureur.</p> + +<p> +J'enlace et je berce son âme<br> +Dans le réseau mobile et bleu<br> +Qui monte de ma bouche en feu,</p> + +<p> +Et je roule un puissant dictame<br> +Qui charme son cœur et guérit<br> +De ses fatigues son esprit.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MUSIQUE</h2> + + +<p> +La musique souvent me prend comme une mer!<br> + Vers ma pâle étoile,<br> +Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,<br> + Je mets à la voile;</p> + +<p> +La poitrine en avant et les poumons gonflés<br> + Comme de la toile,<br> +J'escalade le dos des flots amoncelés<br> + Que la nuit me voile;</p> + +<p> +Je sens vibrer en moi toutes les passions<br> + D'un vaisseau qui souffre;<br> +Le bon vent, la tempête et ses convulsions</p> + +<p> + Sur l'immense gouffre<br> +Me bercent.--D'autres fois, calme plat, grand mimoir<br> + De mon désespoir!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT</h2> + + +<p> +Si par une nuit lourde et sombre<br> +Un bon chrétien, par charité,<br> +Derrière quelque vieux décombre<br> +Enterre votre corps vanté,</p> + +<p> +A l'heure où les chastes étoiles<br> +Ferment leurs yeux appesantis,<br> +L'araignée y fera ses toiles,<br> +Et la vipère ses petits;</p> + +<p> +Vous entendrez toute l'année<br> +Sur votre tête condamnée<br> +Les cris lamentables des loups</p> + +<p> +Et des sorcières faméliques,<br> +Les ébats des vieillards lubriques<br> +Et les complots des noirs filous.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE MORT JOYEUX</h2> + + +<p> +Dans une terre grasse et pleine d'escargots<br> +Je veux creuser moi-même une fosse profonde,<br> +Où je puisse à loisir étaler mes vieux os<br> +Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.</p> + +<p> +Je hais les testaments et je hais les tombeaux;<br> +Plutôt que d'implorer une larme du monde,<br> +Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux<br> +A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.</p> + +<p> +O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,<br> +Voyez venir à vous un mort libre et joyeux;<br> +Philosophes viveurs, fils de la pourriture,</p> + +<p> +A travers ma ruine allez donc sans remords,<br> +Et dites-moi s'il est encor quelque torture<br> +Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA CLOCHE FELEE</h2> + + +<p> +Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,<br> +D'écouter près du feu qui palpite et qui fume<br> +Les souvenirs lointains lentement s'élever<br> +Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.</p> + +<p> +Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux<br> +Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,<br> +Jette fidèlement son cri religieux,<br> +Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!</p> + +<p> +Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis<br> +Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,<br> +Il arrive souvent que sa voix affaiblie</p> + +<p> +Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie<br> +Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts,<br> +Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SPLEEN</h2> + + +<p> +Pluviôse, irrité contre la vie entière,<br> +De son urne à grands flots vers un froid ténébreux<br> +Aux pâles habitants du voisin cimetière<br> +Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.</p> + +<p> +Mon chat sur le carreau cherchant une litière<br> +Agite sans repos son corps maigre et galeux;<br> +L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière<br> +Avec la triste voix d'un fantôme frileux.</p> + +<p> +Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée<br> +Accompagne en fausset la pendule enrhumée,<br> +Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,</p> + +<p> +Héritage fatal d'une vieille hydropique,<br> +Le beau valet de cœur et la dame de pique<br> +Causent sinistrement de leurs amours défunts.<br> +J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.</p> + +<p> +Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,<br> +De vers, de billets doux, de procès, de romances,<br> +Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,<br> +Cache moins de secrets que mon triste cerveau.<br> +C'est une pyramide, un immense caveau,<br> +Qui contient plus de morts que la fosse commune.<br> +--Je suis un cimetière abhorré de la lune,<br> +Où comme des remords se traînent de longs vers<br> +Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.<br> +Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,<br> +Où gît tout un fouillis de modes surannées,<br> +Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,<br> +Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.</p> + +<p> +Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,<br> +Quand sous les lourds flocons des neigeuses années<br> +L'ennui, fruit de la morne incuriosité,<br> +Prend les proportions de l'immortalité.<br> +--Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!<br> +Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,<br> +Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux!<br> +Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,<br> +Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche<br> +Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.</p> + +<p> +Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,<br> +Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,<br> +Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,<br> +S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.<br> +Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,<br> +Ni son peuple mourant en face du balcon,<br> +Du bouffon favori la grotesque ballade<br> +Ne distrait plus le front de ce cruel malade;<br> +Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,<br> +Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,<br> +Ne savent plus trouver d'impudique toilette<br> +Pour tirer un souris de ce jeune squelette.<br> +Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu<br> +De son être extirper l'élément corrompu,<br> +Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent<br> +Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,<br> +Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété<br> +Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé.</p> + +<p> +Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle<br> +Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,<br> +Et que de l'horizon embrassant tout le cercle<br> +Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;</p> + +<p> +Quand la terre est changée en un cachot humide,<br> +Où l'Espérance, comme une chauve-souris,<br> +S'en va battant les murs de son aile timide<br> +Et se cognant la tête à des plafonds pourris;</p> + +<p> +Quand la pluie étalant ses immenses traînées<br> +D'une vaste prison imite les barreaux,<br> +Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées<br> +Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,</p> + +<p> +Des cloches tout à coup sautent avec furie<br> +Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,<br> +Ainsi que des esprits errants et sans patrie<br> +Qui se mettent à geindre opiniâtrement.</p> + +<p> +--Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,<br> +Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,<br> +Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,<br> +Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE GOUT DU NEANT</h2> + + +<p> +Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,<br> +L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,<br> +Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,<br> +Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.</p> + +<p> +Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.</p> + +<p> +Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,<br> +L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute;<br> +Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte!<br> +Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur!</p> + +<p> +Le Printemps adorable a perdu son odeur!</p> + +<p> +Et le Temps m'engloutit minute par minute,<br> +Comme la neige immense un corps pris de roideur;<br> +Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!<br> +Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,</p> + +<p> +Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +ALCHIMIE DE LA DOULEUR</h2> + + +<p> +L'un t'éclaire avec son ardeur<br> +L'autre en toi met son deuil. Naturel<br> +Ce qui dit à l'un: Sépulture!<br> +Dit à l'autre: Vie et splendeur!</p> + +<p> +Hermès inconnu qui m'assistes<br> +Et qui toujours m'intimidas,<br> +Tu me rends l'égal de Midas,<br> +Le plus triste des alchimistes;</p> + +<p> +Par toi je change l'or en fer<br> +Et le paradis en enfer;<br> +Dans le suaire des nuages</p> + +<p> +Je découvre un cadavre cher.<br> +Et sur les célestes rivages<br> +Je bâtis de grands sarcophages.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA PRIERE D'UN PAÏEN</h2> + + +<p> +Ah! ne ralentis pas tes flammes;<br> +Réchauffe mon cœur engourdi,<br> +Volupté, torture des âmes!<br> +<i>Diva! supplicem exaudi!</i></p> + +<p> +Déesse dans l'air répandue,<br> +Flamme dans notre souterrain!<br> +Exauce une âme morfondue,<br> +Qui te consacre un chant d'airain.</p> + +<p> +Volupté, sois toujours ma reine!<br> +Prends le masque d'une sirène<br> +Faîte de chair et de velours.</p> + +<p> +Ou verse-moi tes sommeils lourds<br> +Dans le vin informe et mystique,<br> +Volupté, fantôme élastique!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE COUVERCLE</h2> + + +<p> +En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre,<br> +Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,<br> +Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,<br> +Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,</p> + +<p> +Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,<br> +Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,<br> +Partout l'homme subit la terreur du mystère,<br> +Et ne regarde en haut qu'avec un œil tremblant.</p> + +<p> +En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe,<br> +Plafond illuminé pour un opéra bouffe<br> +Où chaque histrion foule un sol ensanglanté,</p> + +<p> +Terreur du libertin, espoir du fol ermite;<br> +Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite<br> +Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IMPREVU</h2> + + +<p> +Harpagon, qui veillait son père agonisant,<br> +Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches;<br> +« Nous avons au grenier un nombre suffisant,<br> + Ce me semble, de vieilles planches? »</p> + +<p> +Célimène roucoule et dit: « Mon cœur est bon,<br> +Et naturellement, Dieu m'a faite très belle. »<br> +--Son cœur! cœur racorni, fumé comme un jambon,<br> +Recuit à la flamme éternelle!</p> + +<p> +Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,<br> +Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres:<br> +« Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau,<br> + Ce Redresseur que tu célèbres? »</p> + +<p> +Mieux que tous, je connais certains voluptueux<br> +Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,<br> +Répétant, l'impuissant et le fat: « Oui, je veux<br> + Etre vertueux, dans une heure! »</p> + +<p> +L'horloge, à son tour, dit à voix basse: « Il est mûr,<br> +Le damné! J'avertis en vain la chair infecte.<br> +L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur<br> + Qu'habite et que ronge un insecte! »</p> + +<p> +Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié,<br> +Et qui leur dit, railleur et fier: « Dans mon ciboire,<br> +Vous avez, que je crois, assez communié,<br> + A la joyeuse Messe noire?</p> + +<p> +Chacun de vous m'a fait un temple dans son cœur;<br> +Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde!<br> +Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,<br> + Enorme et laid comme le monde!</p> + +<p> +Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,<br> +Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche,<br> +Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix.<br> + D'aller au Ciel et d'être riche?</p> + +<p> +Il faut que le gibier paye le vieux chasseur<br> +Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie.<br> +Je vais vous emporter à travers l'épaisseur,<br> + Compagnons de ma triste joie,</p> + +<p> +A travers l'épaisseur de la terre et du roc,<br> +A travers les amas confus de votre cendre,<br> +Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc,<br> + Et qui n'est pas de pierre tendre;</p> + +<p> +Car il fait avec l'universel Péché,<br> +Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!<br> +--Cependant, tout en haut de l'univers juché,<br> + Un Ange sonne la victoire</p> + +<p> +De ceux dont le cœur dit: « Que béni soit ton fouet,<br> +Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie!<br> +Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet,<br> + Et ta prudence est infinie. »</p> + +<p> +Le son de la trompette est si délicieux,<br> +Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,<br> +Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux<br> + Dont elle chante les louanges.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'EXAMEN DE MINUIT</h2> + + +<p> +La pendule, sonnant minuit,<br> +Ironiquement nous engage<br> +A nous rappeler quel usage<br> +Nous fîmes du jour qui s'enfuit:<br> +--Aujourd'hui, date fatidique,<br> +Vendredi, treize, nous avons,<br> +Malgré tout ce que nous savons,<br> +Mené le train d'un hérétique.</p> + +<p> +Nous avons blasphémé Jésus,<br> +Des Dieux le plus incontestable!<br> +Comme un parasite à la table<br> +De quelque monstrueux Crésus,<br> +Nous avons, pour plaire à la brute,<br> +Digne vassale des Démons,<br> +Insulté ce que nous aimons<br> +Et flatté ce qui nous rebute;</p> + +<p> +Contristé, servile bourreau,<br> +Le faible qu'à tort on méprise;<br> +Salué l'énorme Bêtise,<br> +La Bêtise au front de taureau;<br> +Baisé la stupide Matière<br> +Avec grande dévotion,<br> +Et de la putréfaction<br> +Béni la blafarde lumière.</p> + +<p> +Enfin, nous avons, pour noyer<br> +Le vertige dans le délire,<br> +Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,<br> +Dont la gloire est de déployer<br> +L'ivresse des choses funèbres,<br> +Bu sans soif et mangé sans faim!...<br> +--Vite soufflons la lampe, afin<br> +De nous cacher dans les ténèbres!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +MADRIGAL TRISTE</h2> + + +<p> +Que m'importe que tu sois sage?<br> +Sois belle! et sois triste! Les pleurs<br> +Ajoutent un charme au visage,<br> +Comme le fleuve au paysage;<br> +L'orage rajeunit les fleurs.</p> + +<p> +Je t'aime surtout quand la joie<br> +S'enfuit de ton front terrassé;<br> +Quand ton cœur dans l'horreur se noie;<br> +Quand sur ton présent se déploie<br> +Le nuage affreux du passé.</p> + +<p> +Je t'aime quand ton grand œil verse<br> +Une eau chaude comme le sang;<br> +Quand, malgré ma main qui te berce,<br> +Ton angoisse, trop lourde, perce<br> +Comme un râle d'agonisant.<br> +J'aspire, volupté divine!</p> + +<p> +Hymne profond, délicieux!<br> +Tous les sanglots de ta poitrine,<br> +Et crois que ton cœur s'illumine<br> +Des perles que versent tes yeux!</p> + +<p> +Je sais que ton cœur, qui regorge<br> +De vieux amours déracinés,<br> +Flamboie encor comme une forge,<br> +Et que tu couves sous ta gorge<br> +Un peu de l'orgueil des damnés;</p> + +<p> +Mais tant, ma chère, que tes rêves<br> +N'auront pas reflété l'Enfer,<br> +Et qu'en un cauchemar sans trêves,<br> +Songeant de poisons et de glaives,<br> +Eprise de poudre et de fer,</p> + +<p> +N'ouvrant à chacun qu'avec crainte,<br> +Déchiffrant le malheur partout,<br> +Te convulsant quand l'heure tinte,<br> +Tu n'auras pas senti l'étreinte<br> +De l'irrésistible Dégoût,</p> + +<p> +Tu ne pourras, esclave reine<br> +Qui ne m'aimes qu'avec effroi,<br> +Dans l'horreur de la nuit malsaine<br> +Me dire, l'âme de cris pleine:<br> +« Je suis ton égale, ô mon Roi! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'AVERTISSEUR</h2> + + +<p> +Tout homme digne de ce nom<br> +A dans le cœur un Serpent jaune,<br> +Installé comme sur un trône,<br> +Qui, s'il dit: « Je veux! » répond: « Non! »</p> + +<p> +Plonge tes yeux dans les yeux fixes<br> +Des Satyresses ou des Nixes,<br> +La Dent dit: « Pense à ton devoir! »</p> + +<p> +Fais des enfants, plante des arbres ».<br> +Polis des vers, sculpte des marbres,<br> +La Dent dit: « Vivras-tu ce soir? »</p> + +<p> +Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère,<br> +L'homme ne vit pas un moment<br> +Sans subir l'avertissement<br> +De l'insupportable Vipère.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE MALABARAISE</h2> + + +<p> +Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche<br> +Est large à faire envie à la plus belle blanche;<br> +A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;<br> +Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair<br> +Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,<br> +Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,<br> +De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,<br> +De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,<br> +Et, dès que le matin fait chanter les platanes,<br> +D'acheter au bazar ananas et bananes.<br> +Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,<br> +Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;<br> +Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,<br> +Tu poses doucement ton corps sur une natte,<br> +Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,<br> +Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.<br> +Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,<br> +Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,<br> +Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,<br> +Faire de grands adieux à tes chers tamarins?<br> +Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,<br> +Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,<br> +Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,<br> +Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,<br> +Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges<br> +Et vendre le parfum de tes charmes étranges,<br> +L'œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,<br> +Des cocotiers absents les fantômes épars!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA VOIX</h2> + + +<p> +Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,<br> +Babel sombre, où roman, science, fabliau,<br> +Tout, la cendre latine et la poussière grecque,<br> +Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.<br> +Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,<br> +Disait: « La Terre est un gâteau plein de douceur;<br> +Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)<br> +Te faire un appétit d'une égale grosseur. »<br> +Et l'autre: « Viens, oh! viens voyager dans les rêves<br> +Au delà du possible, au delà du connu! »<br> +Et celle-là chantait comme le vent des grèves,<br> +Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,<br> +Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.<br> +Je te répondis: « Oui! douce voix! » C'est d'alors<br> +Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie<br> +Et ma fatalité. Derrière les décors<br> +De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,<br> +Je vois distinctement des mondes singuliers,<br> +Et, de ma clairvoyance extatique victime,<br> +Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.<br> +Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,<br> +J'aime si tendrement le désert et la mer;<br> +Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,<br> +Et trouve un goût suave au vin le plus amer;<br> +Que je prends très souvent les faits pour des mensonges<br> +Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.<br> +Mais la Voix me console et dit: « Garde des songes;<br> +Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous! ».</p> + + + +<p> </p> +<h2> +HYMNE</h2> + + +<p> +A la très chère, à la très belle<br> +Qui remplit mon cœur de clarté,<br> +A l'ange, à l'idole immortelle,<br> +Salut en immortalité!</p> + +<p> +Elle se répand dans ma vie<br> +Comme un air imprégné de sel,<br> +Et dans mon âme inassouvie,<br> +Verse le goût de l'éternel.</p> + +<p> +Sachet toujours frais qui parfume<br> +L'atmosphère d'un cher réduit,<br> +Encensoir oublié qui fume<br> +En secret à travers la nuit,</p> + +<p> +Comment, amour incorruptible,<br> +T'exprimer avec vérité?<br> +Grain de musc qui gis, invisible,<br> +Au fond de mon éternité!</p> + +<p> +A l'ange, à l'idole immortelle,<br> +A la très bonne, à la très belle<br> +Qui fait ma joie et ma santé,<br> +Salut en immortalité!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE REBELLE</h2> + + +<p> +Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,<br> +Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,<br> +Et dit, le secouant: « Ta connaîtras la règle!<br> +(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!</p> + +<p> +Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,<br> +Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété,<br> +Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe,<br> +Un tapis triomphal avec ta charité.</p> + +<p> +Tel est l'Amour! Avant que ton cœur ne se blase,<br> +A la gloire de Dieu rallume ton extase;<br> +C'est la Volupté vraie aux durables appas! »</p> + +<p> +Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime,<br> +De ses poings de géant torture l'anathème;<br> +Mais le damné répond toujours; « Je ne veux pas! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE JET D'EAU</h2> + + +<p> +Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!<br> +Reste longtemps sans les rouvrir,<br> +Dans cette pose nonchalante<br> +Où t'a surprise le plaisir.<br> +Dans la cour le jet d'eau qui jase<br> +Et ne se tait ni nuit ni jour,<br> +Entretient doucement l'extase<br> +Où ce soir m'a plongé l'amour.</p> + +<p> + La gerbe épanouie<br> + En mille fleurs,<br> + Où Phœbé réjouie<br> + Met ses couleurs,<br> + Tombe comme une pluie<br> + De larges pleurs.</p> + +<p> +Ainsi ton âme qu'incendie<br> +L'éclair brûlant des voluptés<br> +S'élance, rapide et hardie,<br> +Vers les vastes cieux enchantés.<br> +Puis, elle s'épanche, mourante,<br> +En un flot de triste langueur,<br> +Qui par une invisible pente<br> +Descend jusqu'au fond de mon cœur.</p> + +<p> + La gerbe épanouie<br> + En mille fleurs,<br> + Où Phœbé réjouie<br> + Met ses couleurs,<br> + Tombe comme une pluie<br> + De larges pleurs.</p> + +<p> +0 toi, que la nuit rend si belle,<br> +Qu'il m'est doux, penché vers tes seins,<br> +D'écouter la plainte éternelle<br> +Qui sanglote dans les bassins!<br> +Lune, eau sonore, nuit bénie,<br> +Arbres qui frissonnez autour,<br> +Votre pure mélancolie<br> +Est le miroir de mon amour.</p> + +<p> + La gerbe épanouie<br> + En mille fleurs,<br> + Où Phœbé réjouie<br> + Met ses couleurs,<br> + Tombe comme une pluie<br> + De larges pleurs.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE</h2> + + +<p> +Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève,<br> +Comme une explosion nous lançant son bonjour!<br> +--Bienheureux celui-là qui peut avec amour<br> +Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve!</p> + +<p> +Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon,<br> +Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite,..<br> +--Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,<br> +Pour attraper au moins un oblique rayon!</p> + +<p> +Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;<br> +L'irrésistible Nuit établit son empire,<br> +Noire, humide, funeste et pleine de frissons;</p> + +<p> +Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,<br> +Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,<br> +Des crapauds imprévus et de froids limaçons.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE GOUFFRE</h2> + + +<p> +Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.<br> +--Hélas! tout est abîme,--action, désir, rêve,<br> +Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève<br> +Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.</p> + +<p> +En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,<br> +Le silence, l'espace affreux et captivant...<br> +Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant<br> +Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.</p> + +<p> +J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou,<br> +Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où;<br> +Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,</p> + +<p> +Et mon esprit, toujours du vertige hanté,<br> +Jalouse du néant l'insensibilité.<br> +--Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES PLAINTES D'UN ICARE</h2> + + +<p> +Les amants des prostituées<br> +Sont heureux, dispos et repus;<br> +Quant à moi, mes bras sont rompus<br> +Pour avoir étreint des nuées.</p> + +<p> +C'est grâce aux astres non pareils,<br> +Qui tout au fond du ciel flamboient,<br> +Que mes yeux consumés ne voient<br> +Que des souvenirs de soleils.</p> + +<p> +En vain j'ai voulu de l'espace,<br> +Trouver la fin et le milieu;<br> +Sous je ne sais quel œil de feu<br> +Je sens mon aile qui se casse;</p> + +<p> +Et brûlé par l'amour du beau,<br> +Je n'aurai pas l'honneur sublime<br> +De donner mon nom à l'abîme<br> +Qui me servira de tombeau.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +RECUEILLEMENT</h2> + + +<p> +Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,<br> +Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:<br> +Une atmosphère obscure enveloppe la ville,<br> +Aux uns portant la paix, aux autres le souci.</p> + +<p> +Pendant que des mortels la multitude vile,<br> +Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,<br> +Va cueillir des remords dans la fête servile,<br> +Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,</p> + +<p> +Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,<br> +Sur les balcons du ciel, en robes surannées;<br> +Surgir du fond des eaux le Regret souriant;</p> + +<p> +Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,<br> +Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,<br> +Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'HEAUTONTIMOROUMENOS</h2> + +<p> +A. J. G. F.</p> + + +<p> +Je te frapperai sans colère<br> +Et sans haine,--comme un boucher!<br> +Comme Moïse le rocher,<br> +--Et je ferai de ta paupière,</p> + +<p> +Pour abreuver mon Sahara,<br> +Jaillir les eaux de la souffrance,<br> +Mon désir gonflé d'espérance<br> +Sur tes pleurs salés nagera</p> + +<p> +Comme un vaisseau qui prend le large,<br> +Et dans mon cœur qu'ils soûleront<br> +Tes chers sanglots retentiront<br> +Comme un tambour qui bat la charge!</p> + +<p> +Ne suis-je pas un faux accord<br> +Dans la divine symphonie,<br> +Grâce à la vorace Ironie<br> +Qui me secoue et qui me mord?</p> + +<p> +Elle est dans ma voix, la criarde!<br> +C'est tout mon sang, ce poison noir!<br> +Je suis le sinistre miroir<br> +Où la mégère se regarde.</p> + +<p> +Je suis la plaie et le couteau!<br> +Je suis le soufflet et la joue!<br> +Je suis les membres et la roue,<br> +Et la victime et le bourreau!</p> + +<p> +Je suis de mon cœur le vampire,<br> +--Un de ces grands abandonnés<br> +Au rire éternel condamnés,<br> +Et qui ne peuvent plus sourire!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IRREMEDIABLE</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Une Idée, une Forme, un Etre<br> +Parti de l'azur et tombé<br> +Dans un Styx bourbeux et plombé<br> +Où nul œil du Ciel ne pénètre;</p> + +<p> +Un Ange, imprudent voyageur<br> +Qu'a tenté l'amour du difforme,<br> +Au fond d'un cauchemar énorme<br> +Se débattant comme un nageur,</p> + +<p> +Et luttant, angoisses funèbres!<br> +Contre un gigantesque remous<br> +Qui va chantant comme les fous<br> +Et pirouettant dans les ténèbres;</p> + +<p> +Un malheureux ensorcelé<br> +Dans ses tâtonnements futiles,<br> +Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,<br> +Cherchant la lumière et la clé;</p> + +<p> +Un damné descendant sans lampe,<br> +Au bord d'un gouffre dont l'odeur<br> +Trahit l'humide profondeur,<br> +D'éternels escaliers sans rampe,</p> + +<p> +Où veillent des monstres visqueux<br> +Dont les larges yeux de phosphore<br> +Font une nuit plus noire encore<br> +Et ne rendent visibles qu'eux;</p> + +<p> +Un navire pris dans le pôle,<br> +Comme en un piège de cristal,<br> +Cherchant par quel détroit fatal<br> +Il est tombé dans cette geôle;</p> + +<p> +--Emblèmes nets, tableau parfait<br> +D'une fortune irrémédiable,<br> +Qui donne à penser que le Diable<br> +Fait toujours bien tout ce qu'il fait!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Tête-à-tête sombre et limpide<br> +Qu'un cœur devenu son miroir<br> +Puits de Vérité, clair et noir,<br> +Où tremble une étoile livide,</p> + +<p> +Un phare ironique, infernal,<br> +Flambeau des grâces sataniques,<br> +Soulagement et gloire uniques,<br> +--La conscience dans le Mal!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'HORLOGE</h2> + + +<p> +Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible,<br> +Dont le doigt nous menace et nous dit: <i>Souviens-toi!</i><br> +Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi<br> +Se planteront bientôt comme dans une cible;</p> + +<p> +Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon<br> +Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;<br> +Chaque instant te dévore un morceau du délice<br> +A chaque homme accordé pour toute sa saison.</p> + +<p> +Trois mille six cents fois par heure, la Seconde<br> +Chuchote: <i>Souviens-toi!</i>--Rapide, avec sa voix<br> +D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois,<br> +Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde!</p> + +<p> +<i>Remember! Souviens-toi!</i> prodigue! <i>Esto memor!</i> +(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)<br> +Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues<br> +Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or!</p> + +<p> +<i>Souviens-toi</i> que le Temps est un joueur avide +Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi.<br> +Le jour décroît; la nuit augmente, <i>souviens-toi!</i><br> +Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.</p> + +<p> +Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,<br> +Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,<br> +Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!),<br> +Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! il est trop tard! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +TABLEAUX PARISIENS</h2> +<p> </p> +<h2> +LE SOLEIL</h2> + + +<p> +Le long du vieux faubourg, où pendant aux masures<br> +Les persiennes, abri des secrètes luxures,<br> +Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés<br> +Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés.<br> +Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,<br> +Flairant dans tous les coins les hasards de la rime.<br> +Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,<br> +Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.</p> + +<p> +Ce père nourricier, ennemi des chloroses,<br> +Eveille dans les champs les vers comme les roses;<br> +Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,<br> +Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.<br> +C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles<br> +Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,<br> +Et commande aux moissons de croître et de mûrir<br> +Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir!<br> +Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,<br> +Il ennoblit le sort des choses les plus viles,<br> +Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,<br> +Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA LUNE OFFENSEE</h2> + + +<p> +O Lune qu'adoraient discrètement nos pères,<br> +Du haut des pays bleus où, radieux sérail,<br> +Les astres vont te suivre en pimpant attirail,<br> +Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,</p> + +<p> +Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères,<br> +De leur bouche en dormant montrer le frais émail?<br> +Le poète buter du front sur son travail?<br> +Où sous les gazons secs s'accoupler les vipères?</p> + +<p> +Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin,<br> +Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin,<br> +Baiser d'Endymion les grâces surannées?</p> + +<p> +« --Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,<br> +Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années,<br> +Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE MENDIANTE ROUSSE</h2> + + +<p> +Blanche fille aux cheveux roux,<br> +Dont ta robe par ses trous<br> +Laisse voir la pauvreté<br> + Et la beauté,</p> + +<p> +Pour moi, poète chétif,<br> +Ton jeune corps maladif<br> +Plein de taches de rousseur<br> + A sa douceur.</p> + +<p> +Tu portes plus galamment<br> +Qu'une reine de roman<br> +Ses cothurnes de velours<br> + Tes sabots lourds.</p> + +<p> +Au lieu d'un haillon trop court,<br> +Qu'un superbe habit de cour<br> +Traîne à plis bruyants et longs<br> + Sur tes talons;</p> + +<p> +Et place de bas troués,<br> +Que pour les yeux des roués<br> +Sur ta jambe un poignard d'or<br> + Reluise encor;</p> + +<p> +Que des nœuds mal attachés<br> +Dévoilent pour nos péchés<br> +Tes deux beaux seins, radieux<br> + Comme des yeux;</p> + +<p> +Que pour te déshabiller<br> +Tes bras se fassent prier<br> +Et chassent à coups mutins<br> + Les doigts lutins;</p> + +<p> +--Perles de la plus belle eau,<br> +Sonnets de maître Belleau<br> +Par tes galants mis aux fers<br> + Sans cesse offerts,</p> + +<p> +Valetaille de rimeurs<br> +Te dédiant leurs primeurs<br> +Et contemplant ton soulier<br> + Sous l'escalier,</p> + +<p> +Maint page épris du hasard,<br> +Maint seigneur et maint Ronsard<br> +Epieraient pour le déduit<br> + Ton frais réduit!</p> + +<p> +Tu compterais dans tes lits<br> +Plus de baisers que de lys<br> +Et rangerais sous tes lois<br> + Plus d'un Valois!</p> + +<p> +--Cependant tu vas gueusant<br> +Quelque vieux débris gisant<br> +Au seuil de quelque Véfour<br> + De carrefour;</p> + +<p> +Tu vas lorgnant en dessous<br> +Des bijoux de vingt-neuf sous<br> +Dont je ne puis, oh! pardon!<br> + Te faire don;</p> + +<p> +Va donc, sans autre ornement,<br> +Parfum, perles, diamant,<br> +Que ta maigre nudité,<br> + O ma beauté!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CYGNE</h2> +<p> </p> +<h2> +A VICTOR HUGO</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Andromaque, je pense à vous!--Ce petit fleuve,<br> +Pauvre et triste miroir où jadis resplendit<br> +L'immense majesté de vos douleurs de veuve,<br> +Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,</p> + +<p> +A fécondé soudain ma mémoire fertile,<br> +Comme je traversais le nouveau Carrousel.<br> +--Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville<br> +Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel);</p> + +<p> +Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,<br> +Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,<br> +Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques<br> +Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.</p> + +<p> +Là s'étalait jadis une ménagerie;<br> +Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux<br> +Clairs et froids le Travail s'éveille, où la voirie<br> +Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,</p> + +<p> +Un cygne qui s'était évadé de sa cage,<br> +Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,<br> +Sur le sol raboteux traînait son grand plumage.<br> +Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec,</p> + +<p> +Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,<br> +Et disait, le cœur plein de son beau lac natal:<br> +« Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu,<br> +Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, foudre?</p> + +<p> +Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,<br> +Vers le ciel ironique et cruellement bleu,<br> +Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,<br> +Comme s'il adressait des reproches à Dieu!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Paris change, mais rien dans ma mélancolie<br> +N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,<br> +Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,<br> +Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.</p> + +<p> +Aussi devant ce Louvre une image m'opprime:<br> +Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,<br> +Comme les exilés, ridicule et sublime,<br> +Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous,</p> + +<p> +Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,<br> +Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,<br> +Auprès d'un tombeau vide en extase courbée;<br> +Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus!</p> + +<p> +Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,<br> +Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,<br> +Les cocotiers absents de la superbe Afrique<br> +Derrière la muraille immense du brouillard;</p> + +<p> +A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve<br> +Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs<br> +Et tettent la Douleur comme une bonne louve!<br> +Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!</p> + +<p> +Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile<br> +Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!<br> +Je pense aux matelots oubliés dans une île,<br> +Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES SEPT VIEILLARDS</h2> +<p> </p> +<h2> +A VICTOR HUGO</h2> + + +<p> +Fourmillante cité, cité pleine de rêves,<br> +Où le spectre en plein jour raccroche le passant!<br> +Les mystères partout coulent comme des sèves<br> +Dans les canaux étroits du colosse puissant.</p> + +<p> +Un matin, cependant que dans la triste rue<br> +Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,<br> +Simulaient les deux quais d'une rivière accrue,<br> +Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur,</p> + +<p> +Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,<br> +Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros<br> +Et discutant avec mon âme déjà lasse,<br> +Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.</p> + +<p> +Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes<br> +Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,<br> +Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,<br> +Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,</p> + +<p> +M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée<br> +Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas,<br> +Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,<br> +Se projetait, pareille à celle de Judas.</p> + +<p> +Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine<br> +Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,<br> +Si bien que son bâton, parachevant sa mine,<br> +Lui donnait la tournure et le pas maladroit</p> + +<p> +D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes.<br> +Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant,<br> +Comme s'il écrasait des morts sous ses savates,<br> +Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent.</p> + +<p> +Son pareil le suivait: barbe, œil, dos, bâton, loques,<br> +Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,<br> +Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques<br> +Marchaient du même pas vers un but inconnu.</p> + +<p> +A quel complot infâme étais-je donc en butte,<br> +Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait?<br> +Car je comptai sept fois, de minute en minute,<br> +Ce sinistre vieillard qui se multipliait!</p> + +<p> +Que celui-là qui rit de mon inquiétude,<br> +Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel<br> +Songe bien que malgré tant de décrépitude<br> +Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel!</p> + +<p> +Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,<br> +Sosie inexorable, ironique et fatal,<br> +Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même?<br> +--Mais je tournai le dos au cortège infernal.</p> + +<p> +Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,<br> +Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,<br> +Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble,<br> +Blessé par le mystère et par l'absurdité!</p> + +<p> +Vainement ma raison voulait prendre la barre;<br> +La tempête en jouant déroutait ses efforts,<br> +Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre<br> +Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES PETITES VIEILLES</h2> +<p> </p> +<h2> +A VICTOR HUGO</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Dans les plis sinueux des vieilles capitales,<br> +Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,<br> +Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,<br> +Des êtres singuliers, décrépits et charmants.</p> + +<p> +Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,<br> +Eponine ou Laïs!--Monstres brisés, bossus<br> +Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes.<br> +Sous des jupons troués et sous de froids tissus</p> + +<p> +Ils rampent, flagellés par les bises iniques,<br> +Frémissant au fracas roulant des omnibus,<br> +Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,<br> +Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus;</p> + +<p> +Ils trottent, tout pareils à des marionnettes;<br> +Se traînent, comme font les animaux blessés,<br> +Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes<br> +Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés</p> + +<p> +Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,<br> +Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit;<br> +Ils ont les yeux divins de la petite fille<br> +Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.</p> + +<p> +--Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles<br> +Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?<br> +La Mort savante met dans ces bières pareilles<br> +Un symbole d'un goût bizarre et captivant,</p> + +<p> +Et lorsque j'entrevois un fantôme débile<br> +Traversant de Paris le fourmillant tableau,<br> +Il me semble toujours que cet être fragile<br> +S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;</p> + +<p> +A moins que, méditant sur la géométrie,<br> +Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,<br> +Combien de fois il faut que l'ouvrier varie<br> +La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.</p> + +<p> +--Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,<br> +Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...<br> +Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes<br> +Pour celui que l'austère Infortune allaita!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +De l'ancien Frascati Vestale énamourée;<br> +Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur<br> +Défunt, seul, sait le nom; célèbre évaporée<br> +Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,</p> + +<p> +Toutes m'enivrent! mais parmi ces êtres frêles<br> +Il en est qui, faisant de la douleur un miel,<br> +Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes:<br> +« Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel! »</p> + +<p> +L'une, par sa patrie au malheur exercée,<br> +L'autre, que son époux surchargea de douleurs,<br> +L'autre, par son enfant Madone transpercée,<br> +Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!</p> + +<p> </p> +<h2> +III</h2> + + +<p> +Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles!<br> +Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant<br> +Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,<br> +Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc,</p> + +<p> +Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,<br> +Dont les soldats parfois inondent nos jardins,<br> +Et qui, dans ces soirs dor où l'on se sent revivre,<br> +Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.</p> + +<p> +Celle-là droite encor, fière et sentant la règle,<br> +Humait avidement ce chant vif et guerrier;<br> +Son œil parfois s'ouvrait comme l'œil d'un vieil aigle;<br> +Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!</p> + +<p> </p> +<h2> +IV</h2> + + +<p> +Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,<br> +A travers le chaos des vivantes cités,<br> +Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,<br> +Dont autrefois les noms par tous étaient cités.</p> + +<p> +Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,<br> +Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil<br> +Vous insulte en passant d'un amour dérisoire;<br> +Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.</p> + +<p> +Honteuses d'exister, ombres ratatinées,<br> +Peureuses, le dos bas, vous côtoyer les murs,<br> +Et nul ne vous salue, étranges destinées!<br> +Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!</p> + +<p> +Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,<br> +L'œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,<br> +Tout comme si j'étais votre père, ô merveille!<br> +Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins:</p> + +<p> +Je vois s'épanouir vos passions novices;<br> +Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;<br> +Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices!<br> +Mon âme resplendit de toutes vos vertus!</p> + +<p> +Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères!<br> +Je vous fais chaque soir un solennel adieu!<br> +Où serez-vous demain, Eves octogénaires,<br> +Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE PASSANTE</h2> + + +<p> +La rue assourdissante autour de moi hurlait.<br> +Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,<br> +Une femme passa, d'une main fastueuse<br> +Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;</p> + +<p> +Agile et noble, avec sa jambe de statue.<br> +Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,<br> +Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,<br> +La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.</p> + +<p> +Un éclair... puis la nuit!--Fugitive beauté<br> +Dont le regard m'a fait soudainement renaître,<br> +Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?</p> + +<p> +Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! <i>jamais</i> peut-être!<br> +Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,<br> +O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CREPUSCULE DU SOIR</h2> + + +<p> +Voici le soir charmant, ami du criminel;<br> +Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel<br> +Se ferme lentement comme une grande alcôve,<br> +Et l'homme impatient se change en bête fauve.</p> + +<p> +O soir, aimable soir, désiré par celui<br> +Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui<br> +Nous avons travaillé!--C'est le soir qui soulage<br> +Les esprits que dévore une douleur sauvage,<br> +Le savant obstiné dont le front s'alourdit,<br> +Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit.</p> + +<p> +Cependant des démons malsains dans l'atmosphère<br> +S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire,<br> +Et cognent en volant les volets et l'auvent.<br> +A travers les lueurs que tourmente le vent<br> +La Prostitution s'allume dans les rues;<br> +Comme une fourmilière elle ouvre ses issues;</p> + +<p> +Partout elle se fraye un occulte chemin,<br> +Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;<br> +Elle remue au sein de la cité de fange<br> +Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange.<br> +On entend ça et là les cuisines siffler,<br> +Les théâtres glapir, les orchestres ronfler;<br> +Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices,<br> +S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,<br> +Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci,<br> +Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,<br> +Et forcer doucement les portes et les caisses<br> +Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.</p> + +<p> +Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,<br> +Et ferme ton oreille à ce rugissement.<br> +C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent!<br> +La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent<br> +Leur destinée et vont vers le gouffre commun;<br> +L'hôpital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un<br> +Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,<br> +Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.</p> + +<p> +Encore la plupart n'ont-ils jamais connu<br> +La douceur du foyer et n'ont jamais vécu!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE JEU</h2> + + +<p> +Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,<br> +Pâles, le sourcil peint, l'œil câlin et fatal,<br> +Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles<br> +Tomber un cliquetis de pierre et de métal;</p> + +<p> +Autour des verts tapis des visages sans lèvre,<br> +Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,<br> +Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre,<br> +Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;</p> + +<p> +Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres<br> +Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs<br> +Sur des fronts ténébreux de poètes illustres<br> +Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs:</p> + +<p> +--Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne<br> +Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant,<br> +Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne,<br> +Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,</p> + +<p> +Enviant de ces gens la passion tenace,<br> +De ces vieilles putains la funèbre gaîté,<br> +Et tous gaillardement trafiquant à ma face,<br> +L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté!</p> + +<p> +Et mon cœur s'effraya d'envier maint pauvre homme<br> +Courant avec ferveur à l'abîme béant,<br> +Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme<br> +La douleur à la mort et l'enfer au néant!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +DANSE MACABRE</h2> +<p> </p> +<h2> +A ERNEST CHRISTOPHE</h2> + + +<p> +Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature,<br> +Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,<br> +Elle a la nonchalance et la désinvolture<br> +D'une coquette maigre aux airs extravagants.</p> + +<p> +Vit-on jamais au bal une taille plus mince?<br> +Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,<br> +S'écroule abondamment sur un pied sec que pince<br> +Un soulier pomponné, joli comme une fleur.</p> + +<p> +La ruche qui se joue au bord des clavicules,<br> +Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,<br> +Défend pudiquement des lazzi ridicules<br> +Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.</p> + +<p> +Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres<br> +Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,<br> +Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.<br> +--O charme d'un néant follement attifé!</p> + +<p> +Aucuns t'appelleront une caricature,<br> +Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,<br> +L'élégance sans nom de l'humaine armature.<br> +Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher!</p> + +<p> +Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,<br> +La fête de la Vie? ou quelque vieux désir,<br> +Eperonnant encor ta vivante carcasse,<br> +Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?</p> + +<p> +Au chant des violons, aux flammes des bougies,<br> +Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,<br> +Et viens-tu demander au torrent des orgies<br> +De refraîchir l'enfer allumé dans ton cœur?</p> + +<p> +Inépuisable puits de sottise et de fautes!<br> +De l'antique douleur éternel alambic!<br> +A travers le treillis recourbé de tes côtes<br> +Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.</p> + +<p> +Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie<br> +Ne trouve pas un prix digne de ses efforts:<br> +Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie?<br> +Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts.</p> + +<p> +Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,<br> +Exalte le vertige, et les danseurs prudents<br> +Ne contempleront pas sans d'amères nausées<br> +Le sourire éternel de tes trente-deux dents.</p> + +<p> +Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,<br> +Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?<br> +Qu'importé le parfum, l'habit ou la toilette?<br> +Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.</p> + +<p> +Bayadère sans nez, irrésistible gouge,<br> +Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués:<br> +« Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,<br> +Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués,</p> + +<p> +Antinoüs flétris, dandys à face glabre,<br> +Cadavres vernissés, lovelaces chenus,<br> +Le branle universel de la danse macabre<br> +Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus!</p> + +<p> +Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,<br> +Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir<br> +Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange<br> +Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.</p> + +<p> +En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire<br> +En tes contorsions, risible Humanité,<br> +Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,<br> +Mêle son ironie à ton insanité! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'AMOUR DU MENSONGE</h2> + + +<p> +Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,<br> +Au chant des instruments qui se brise au plafond,<br> +Suspendant ton allure harmonieuse et lente,<br> +Et promenant l'ennui de ton regard profond;</p> + +<p> +Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,<br> +Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,<br> +Où les torches du soir allument une aurore,<br> +Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,</p> + +<p> +Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fraîche!<br> +Le souvenir massif, royale et lourde tour,<br> +La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,<br> +Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.</p> + +<p> +Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines?<br> +Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,<br> +Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,<br> +Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?</p> + +<p> +Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques,<br> +Qui ne recèlent point de secrets précieux;<br> +Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,<br> +Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux!</p> + +<p> +Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,<br> +Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité?<br> +Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence?<br> +Masque ou décor, salut! J'adore ta beauté.</p> + +<p> +Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,<br> +Notre blanche maison, petite mais tranquille,<br> +Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus<br> +Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus;<br> +Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,<br> +Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,<br> +Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,<br> +Contempler nos dîners longs et silencieux,<br> +Répandant largement ses beaux reflets de cierge<br> +Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.</p> + +<p> +La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,<br> +Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,<br> +Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.<br> +Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,<br> +Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,<br> +Son vent mélancolique à, l'entour de leurs marbres,<br> +Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,<br> +De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,<br> +Tandis que, dévorés de noires songeries,<br> +Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,<br> +Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,<br> +Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver<br> +Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille<br> +Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.</p> + +<p> +Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,<br> +Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,<br> +Si, par une nuit bleue et froide de décembre,<br> +Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,<br> +Grave, et venant du fond de son lit éternel<br> +Couver l'enfant grandi de son œil maternel,<br> +Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse<br> +Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +BRUMES ET PLUIES</h2> + + +<p> +O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,<br> +Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue<br> +D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau<br> +D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.</p> + +<p> +Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue,<br> +Où par les longues nuits la girouette s'enroue,<br> +Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau<br> +Ouvrira largement ses ailes de corbeau.</p> + +<p> +Rien n'est plus doux au cœur plein de choses funèbres,<br> +Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,<br> +O blafardes saisons, reines de nos climats!</p> + +<p> +Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres,<br> +--Si ce n'est par un soir sans lune, deux à deux,<br> +D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN</h2> +<p> </p> +<h2> +L'AME DU VIN</h2> + + +<p> +Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles:<br> +« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,<br> +Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,<br> +Un chant plein de lumière et de fraternité!</p> + +<p> +Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,<br> +De peine, de sueur et de soleil cuisant<br> +Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme;<br> +Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,</p> + +<p> +Car j'éprouve une joie immense quand je tombe<br> +Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,<br> +Et sa chaude poitrine est une douce tombe<br> +Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.</p> + +<p> +Entends-tu retentir les refrains des dimanches<br> +Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?<br> +Les coudes sur la table et retroussant tes manches,<br> +Tu me glorifieras et tu seras content:</p> + +<p> +J'allumerai les yeux de ta femme ravie;<br> +A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs<br> +Et serai pour ce frêle athlète de la vie<br> +L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.</p> + +<p> +En toi je tomberai, végétale ambroisie,<br> +Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,<br> +Pour que de notre amour naisse la poésie<br> +Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DES CHIFFONNIERS</h2> + + +<p> +Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère<br> +Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre.<br> +Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,<br> +Où l'humanité grouille en ferments orageux,</p> + +<p> +On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,<br> +Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,<br> +Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,<br> +Epanche tout son cœur en glorieux projets.</p> + +<p> +Il prête des serments, dicte des lois sublimes,<br> +Terrasse les méchants, relève les victimes,<br> +Et sous le firmament comme un dais suspendu<br> +S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.</p> + +<p> +Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,<br> +Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,<br> +Ereintés et pliant sous un tas de débris,<br> +Vomissement confus de l'énorme Paris,</p> + +<p> +Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,<br> +Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,<br> +Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux!<br> +Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux</p> + +<p> +Se dressent devant eux, solennelle magie!<br> +Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie<br> +Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,<br> +Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!</p> + +<p> +C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole<br> +Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole;<br> +Par le gosier de l'homme il chante ses exploits<br> +Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.</p> + +<p> +Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence<br> +De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,<br> +Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil;<br> +L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DE L'ASSASSIN</h2> + + +<p> +Ma femme est morte, je suis libre!<br> +Je puis donc boire tout mon soûl.<br> +Lorsque je rentrais sans un sou,<br> +Ses cris me déchiraient la fibre.</p> + +<p> +Autant qu'un roi je suis heureux;<br> +L'air est pur, le ciel admirable...<br> +--Nous avions un été semblable<br> +Lorsque je devins amoureux!</p> + +<p> +--L'horrible soif qui me déchire<br> +Aurait besoin pour s'assouvir<br> +D'autant de vin qu'en peut tenir<br> +Son tombeau;--ce n'est pas peu dire</p> + +<p> +Je l'ai jetée au fond d'un puits,<br> +Et j'ai même poussé sur elle<br> +Tous les pavés de la margelle.<br> +--Je l'oublierai si je le puis!</p> + +<p> +Au nom des serments de tendresse,<br> +Dont rien ne peut nous délier,<br> +Et pour nous réconcilier<br> +Comme au beau temps de notre ivresse,</p> + +<p> +J'implorai d'elle un rendez-vous,<br> +Le soir, sur une route obscure,<br> +Elle y vint! folle créature!<br> +--Nous sommes tous plus ou moins fous!</p> + +<p> +Elle était encore jolie,<br> +Quoique bien fatiguée! et moi,<br> +Je l'aimai trop;--voilà pourquoi<br> +Je lui dis: sors de cette vie!</p> + +<p> +Nul ne peut me comprendre. Un seul<br> +Parmi ces ivrognes stupides<br> +Songea-t-il dans ses nuits morbides<br> +A faire du vin un linceul?</p> + +<p> +Cette crapule invulnérable<br> +Comme les machines de fer,<br> +Jamais, ni l'été ni l'hiver,<br> +N'a connu l'amour véritable,</p> + +<p> +Avec ses noirs enchantements,<br> +Son cortège infernal d'alarmes,<br> +Ses fioles de poison, ses larmes,<br> +Ses bruits de chaîne et d'ossements!</p> + +<p> +--Me voilà libre et solitaire!<br> +Je serai ce soir ivre-mort;<br> +Alors, sans peur et sans remord,<br> +Je me coucherai sur la terre,</p> + +<p> +Et je dormirai comme un chien.<br> +Le chariot aux lourdes roues<br> +Chargé de pierres et de boues,<br> +Le wagon enrayé peut bien</p> + +<p> +Ecraser ma tête coupable,<br> +Ou me couper par le milieu,<br> +Je m'en moque comme de Dieu,<br> +Du Diable ou de la Sainte Table!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DU SOLITAIRE</h2> + + +<p> +Le regard singulier d'une femme galante<br> +Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc<br> +Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,<br> +Quand elle y veux baigner sa beauté nonchalante,</p> + +<p> +Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur,<br> +Un baiser libertin de la maigre Adeline,<br> +Les sons d'une musique énervante et câline,<br> +Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,</p> + +<p> +Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,<br> +Les baumes pénétrants que ta panse féconde<br> +Garde au cœur altéré du poète pieux;</p> + +<p> +Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,<br> +--Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,<br> +Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DES AMANTS</h2> + + +<p> +Aujourd'hui l'espace est splendide!<br> +Sans mors, sans éperons, sans bride,<br> +Partons à cheval sur le vin<br> +Pour un ciel féerique et divin!</p> + +<p> +Comme deux anges que torture<br> +Une implacable calenture,<br> +Dans le bleu cristal du matin<br> +Suivons le mirage lointain!</p> + +<p> +Mollement balancés sur l'aile<br> +Du tourbillon intelligent,<br> +Dans un délire parallèle,</p> + +<p> +Ma soeur, côte à côte nageant,<br> +Nous fuirons sans repos ni trêves<br> +Vers le paradis de mes rêves!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +UNE MARTYRE</h2> +<p> </p> +<h2> +DESSIN D'UN MAITRE INCONNU</h2> + + +<p> +Au milieu des flacons, des étoffes lamées<br> + Et des meubles voluptueux,<br> +Des marbres, des tableaux, des robes parfumées<br> + Qui trament à plis sompteux,</p> + +<p> +Dans une chambre tiède où, comme en une serre,<br> + L'air est dangereux et fatal,<br> +Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre,<br> + Exhalent leur soupir final,</p> + +<p> +Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,<br> + Sur l'oreiller désaltéré<br> +Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve<br> + Avec l'avidité d'un pré.</p> + +<p> +Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre<br> + Et qui nous enchaînent les yeux,<br> +La tête, avec l'amas de sa crinière sombre<br> + Et de ses bijoux précieux,</p> + +<p> +Sur la table de nuit, comme une renoncule,<br> + Repose, et, vide de pensers,<br> +Un regard vague et blanc comme le crépuscule<br> + S'échappe des yeux révulsés.</p> + +<p> +Sur le lit, le tronc nu sans scrupule étale<br> + Dans le plus complet abandon<br> +La secrète splendeur et la beauté fatale<br> + Dont la nature lui fit don;</p> + +<p> +Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe<br> + Comme un souvenir est resté;<br> +La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe,<br> + Darde un regard diamanté.</p> + +<p> +Le singulier aspect de cette solitude<br> + Et d'un grand portrait langoureux,<br> +Aux yeux provocateurs comme son attitude,<br> + Révèle un amour ténébreux,</p> + +<p> +Une coupable joie et des fêtes étranges<br> + Pleines de baisers infernaux.<br> +Dont se réjouissait l'essaim de mauvais anges<br> + Nageant dans les plis des rideaux;</p> + +<p> +Et cependant, à voir la maigreur élégante<br> + De l'épaule au contour heurté,<br> +La hanche un peu pointue et la taille fringante<br> + Ainsi qu'an reptile irrité,</p> + +<p> +Elle est bien jeune encor!--Son âme exaspérée<br> + Et ses sens par l'ennui mordus<br> +S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée<br> + Des désirs errants et perdus?</p> + +<p> +L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,<br> + Malgré tant d'amour, assouvir,<br> +Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante<br> + L'immensité de son désir?</p> + +<p> +Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides<br> + Te soulevant d'un bras fiévreux,<br> +Dis-moi, tête effrayante, as-tu sur tes dents froides,<br> + Collé les suprêmes adieux?</p> + +<p> +--Loin du monde railleur, loin de la foule impure,<br> + Loin des magistrats curieux,<br> +Dors en paix, dors en paix, étrange créature,<br> + Dans ton tombeau mystérieux;</p> + + +<p> +Ton époux court le monde, et ta forme immortelle<br> + Veille près de lui quand il dort;<br> +Autant que toi sans doute il te sera fidèle,<br> + Et constant jusques à la mort.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +FEMMES DAMNEES</h2> + + +<p> +Comme un bétail pensif sur le sable couchées,<br> +Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,<br> +Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées<br> +Ont de douces langueurs et des frissons amers:</p> + +<p> +Les unes, cœurs épris des longues confidences,<br> +Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,<br> +Vont épelant l'amour des craintives enfances<br> +Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;</p> + +<p> +D'autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves<br> +A travers les rochers pleins d'apparitions,<br> +Où saint Antoine a vu surgir comme des laves<br> +Les seins nus et pourprés de ses tentations;</p> + +<p> +Il en est, aux lueurs des résines croulantes,<br> +Qui dans le creux muet des vieux antres païens<br> +T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,<br> +O Bacchus, endormeur des remords anciens!</p> + +<p> +Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,<br> +Qui, recelant un fouet sous leurs longs vêtements,<br> +Mêlent dans le bois sombre et les nuits solitaires<br> +L'écume du plaisir aux larmes des tourments.</p> + +<p> +O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,<br> +De la réalité grands esprits contempteurs,<br> +Chercheuses d'infini, dévotes et satyres,<br> +Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,</p> + +<p> +Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,<br> +Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,<br> +Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,<br> +Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES DEUX BONNES SŒURS</h2> + + +<p> +La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,<br> +Prodigues de baisers et riches de santé,<br> +Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles<br> +Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.</p> + +<p> +Au poète sinistre, ennemi des familles.<br> +Favori de l'enfer, courtisan mal renté,<br> +Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles<br> +Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.</p> + +<p> +Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes<br> +Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs,<br> +De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.</p> + +<p> +Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes?<br> +O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,<br> +Sur ses myrtes infects entre tes noirs cyprès?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +ALLEGORIE</h2> + + +<p> +C'est une femme belle et de riche encolure,<br> +Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.<br> +Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,<br> +Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.<br> +Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,<br> +Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,<br> +Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté<br> +De ce corps ferme et droit la rude majesté.<br> +Elle marche en déesse et repose en sultane;<br> +Elle a dans le plaisir la foi mahométane,<br> +Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,<br> +Elle appelle des yeux la race des humains.<br> +Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde<br> +Et pourtant nécessaire à la marche du monde,<br> +Que la beauté du corps est un sublime don<br> +Qui de toute infamie arrache le pardon;<br> +Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,<br> +Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,<br> +Elle regardera la face de la Mort,<br> +Ainsi qu'un nouveau-né,--sans haine et sans remord.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +UN VOYAGE A CYTHERE</h2> + + +<p> +Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux<br> +Et planait librement à l'entour des cordages;<br> +Le navire roulait sous un ciel sans nuages,<br> +Comme un ange enivré du soleil radieux.</p> + +<p> +Quelle est cette île triste et noire?--C'est Cythère,<br> +Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,<br> +Eldorado banal de tous les vieux garçons.<br> +Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.</p> + +<p> +--Il des doux secrets et des fêtes du cœur!<br> +De l'antique Vénus le superbe fantôme<br> +Au-dessus de tes mers plane comme un arome,<br> +Et charge les esprits d'amour et de langueur.</p> + +<p> +Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,<br> +Vénérée à jamais par toute nation,<br> +Où les soupirs des cœurs en adoration<br> +Roulent comme l'encens sur un jardin de roses</p> + +<p> +Ou le roucoulement éternel d'un ramier<br> +--Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,<br> +Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.<br> +J'entrevoyais pourtant un objet singulier;</p> + +<p> +Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,<br> +Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,<br> +Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,<br> +Entre-bâillant sa robe aux brises passagères;</p> + +<p> +Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près<br> +Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches<br> +Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,<br> +Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.</p> + +<p> +De féroces oiseaux perchés sur leur pâture<br> +Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,<br> +Chacun plantant, comme un outil, son bec impur<br> +Dans tous les coins saignants de cette pourriture;</p> + +<p> +Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré<br> +Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,<br> +Et ses bourreaux gorgés de hideuses délices<br> +L'avaient à coups de bec absolument châtré.</p> + +<p> +Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,<br> +Le museau relevé, tournoyait et rôdait;<br> +Une plus grande bête au milieu s'agitait<br> +Comme un exécuteur entouré de ses aides.</p> + +<p> +Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,<br> +Silencieusement tu souffrais ces insultes<br> +En expiation de tes infâmes cultes<br> +Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.</p> + +<p> +Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!<br> +Je sentis à l'aspect de tes membres flottants,<br> +Comme un vomissement, remonter vers mes dents<br> +Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;</p> + +<p> +Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,<br> +J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires<br> +Des corbeaux lancinants et des panthères noires<br> +Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.</p> + +<p> +--Le ciel était charmant, la mer était unie;<br> +Pour moi tout était noir et sanglant désormais,<br> +Hélas! et j'avais, comme en un suair épais,<br> +Le cœur enseveli dans cette allégorie.</p> + +<p> +Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout<br> +Qu'un gibet symbolique où pendait mon image.<br> +--Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage<br> +De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +RÉVOLTE</h2> +<p> </p> +<h2> +ABEL ET CAÏN</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Race d'Abel, dors, bois et mange:<br> +Dieu le sourit complaisamment,</p> + +<p> +Race de Caïn, dans la fange<br> +Rampe et meurs misérablement.</p> + +<p> +Race d'Abel, ton sacrifice<br> +Flatte le nez du Séraphin!</p> + +<p> +Race de Caïn, ton supplice<br> +Aura-t-il jamais une fin?</p> + +<p> +Race d'Abel, vois tes semailles<br> +Et ton bétail venir à bien;</p> + +<p> +Race de Caïn, tes entrailles<br> +Hurlent la faim comme un vieux chien.</p> + +<p> +Race d'Abel, chauffe ton ventre<br> +A ton foyer patriarcal;</p> + +<p> +Race de Caïn, dans ton antre<br> +Tremble de froid, pauvre chacal!<br> +Race d'Abel, aime et pullule:<br> +Ton or fait aussi des petits;</p> + +<p> +Race de Caïn, cœur qui brûle,<br> +Prends garde à ces grands appétits.</p> + +<p> +Race d'Abel, tu croîs et broutes<br> +Comme les punaises des bois!</p> + +<p> +Race de Caïn, sur les routes<br> +Traîne ta famille aux abois.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Ah! race d'Abel, ta charogne<br> +Engraissera le sol fumant!</p> + +<p> +Race de Caïn, ta besogne<br> +N'est pas faite suffisamment;</p> + +<p> +Race d'Abel, voici ta honte:<br> +Le fer est vaincu par l'épieu!</p> + +<p> +Race de Caïn, au ciel monte<br> +Et sur la terre jette Dieu!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES LITANIES DE SATAN</h2> + + +<p> +O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,<br> +Dieu trahi par le sort et privé de louanges,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,<br> +Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,<br> +Guérisseur familier des angoisses humaines,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,<br> +Enseignes par l'amour le goût du Paradis,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,<br> +Engendras l'Espérance,--une folle charmante!</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut<br> +Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui sais en quel coin des terres envieuses<br> +Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi dont l'œil clair connaît les profonds arsenaux<br> +Où dort enseveli le peuple des métaux,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi dont la large main cache les précipices<br> +Au somnambule errant au bord des édifices,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os<br> +De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,<br> +Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre.</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,<br> +Sur le front du Crésus impitoyable et vil,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles<br> +Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Bâton des exilés, lampe des inventeurs,<br> +Confesseur des pendus et des conspirateurs,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère<br> +Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père,<br> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +PRIÉRE</h2> + + +<p> +Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs<br> +Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs<br> +De l'Enfer où, vaincu, tu rêves en silence!<br> +Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,<br> +Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front<br> +Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MORT</h2> +<p> </p> +<h2> +LA MORT DES AMANTS</h2> + + +<p> +Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,<br> +Des divans profonds comme des tombeaux,<br> +Et d'étranges fleurs sur des étagères,<br> +Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.</p> + +<p> +Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,<br> +Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,<br> +Qui réfléchiront leurs doubles lumières<br> +Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.</p> + +<p> +Un soir fait de rose et de bleu mystique,<br> +Nous échangerons un éclair unique,<br> +Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;</p> + +<p> +Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,<br> +Viendra ranimer, fidèle et joyeux,<br> +Les miroirs ternis et les flammes mortes.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MORT DES PAUVRES</h2> + + +<p> +C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre;<br> +C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir<br> +Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,<br> +Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir;</p> + +<p> +A travers la tempête, et la neige et le givre,<br> +C'est la clarté vibrante à notre horizon noir;<br> +C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,<br> +Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;</p> + +<p> +C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques<br> +Le sommeil et le don des rêves extatiques,<br> +Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;</p> + +<p> +C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,<br> +C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,<br> +C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE REVE D'UN CURIEUX</h2> + + +<p> +Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,<br> +Et de toi fais-tu dire: « Oh! l'homme singulier! »<br> +--J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse,<br> +Désir mêlé d'horreur, un mal particulier;</p> + +<p> +Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.<br> +Plus allait se vidant le fatal sablier,<br> +Plus ma torture était âpre et délicieuse;<br> +Tout mon cœur s'arrachait au monde familier.</p> + +<p> +J'étais comme l'enfant avide du spectacle,<br> +Haïssant le rideau comme on hait un obstacle...<br> +Enfin la vérité froide se révéla:</p> + +<p> +J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore<br> +M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela?<br> +La toile était levée et j'attendais encore.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VOYAGE</h2> +<p> </p> +<h2> +A MAXIME DU CAMP</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,<br> +L'univers est égal à son vaste appétit.<br> +Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes!<br> +Aux yeux du souvenir que le monde est petit!</p> + +<p> +Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,<br> +Le cœur gros de rancune et de désirs amers,<br> +Et nous allons, suivant le rythme de la lame,<br> +Berçant notre infini sur le fini des mers:</p> + +<p> +Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme;<br> +D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,<br> +Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,<br> +La Circé tyrannique aux dangereux parfums.</p> + +<p> +Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent<br> +D'espace et de lumière et de cieux embrasés;<br> +La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,<br> +Effacent lentement la marque des baisers.</p> + +<p> +Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent<br> +Pour partir; cœurs légers, semblables aux ballons,<br> +De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,<br> +Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!</p> + +<p> +Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,<br> +Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,<br> +De vastes voluptés, changeantes, inconnues,<br> +Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Nous imitons, horreur! la toupie et la boule<br> +Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils<br> +La Curiosité nous tourmente et nous roule,<br> +Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.</p> + +<p> +Singulière fortune où le but se déplace,<br> +Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où!<br> +Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,<br> +Pour trouver le repos court toujours comme un fou!</p> + +<p> +Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie;<br> +Une voix retentit sur le pont: « Ouvre l'œil! »<br> +Une voix de la hune, ardente et folle, crie:<br> +« Amour... gloire... bonheur! » Enfer! c'est un écueil!</p> + +<p> +Chaque îlot signalé par l'homme de vigie<br> +Est un Eldorado promis par le Destin;<br> +L'Imagination qui dresse son orgie<br> +Ne trouve qu'un récit aux clartés du matin.</p> + +<p> +O le pauvre amoureux des pays chimériques!<br> +Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,<br> +Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques<br> +Dont le mirage rend le gouffre plus amer?</p> + +<p> +Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,<br> +Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis;<br> +Son œil ensorcelé découvre une Capoue<br> +Partout où la chandelle illumine un taudis.</p> + +<p> </p> +<h2> +III</h2> + + +<p> +Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires<br> +Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!<br> +Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,<br> +Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.</p> + +<p> +Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!<br> +Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,<br> +Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,<br> +Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.</p> + +<p> +Dites, qu'avez-vous vu?</p> + +<p> </p> +<h2> +IV</h2> + + +<p> + « Nous avons vu des astres<br> +Et des flots; nous avons vu des sables aussi;<br> +Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,<br> +Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.</p> + +<p> +La gloire du soleil sur la mer violette,<br> +La gloire des cités dans le soleil couchant,<br> +Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète<br> +De plonger dans un ciel au reflet alléchant.</p> + +<p> +Les plus riches cités, les plus grands paysages,<br> +Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux<br> +De ceux que le hasard fait avec les nuages,<br> +Et toujours le désir nous rendait soucieux!</p> + +<p> +--La jouissance ajoute au désir de la force.<br> +Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,<br> +Cependant que grossit et durcit ton écorce,<br> +Tes branches veulent voir le soleil de plus près!</p> + +<p> +Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace<br> +Que le cyprès?--Pourtant nous avons, avec soin,<br> +Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,<br> +Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!</p> + +<p> +Nous avons salué des idoles à trompe;<br> +Des trônes constellés de joyaux lumineux;<br> +Des palais ouvragés dont la féerique pompe<br> +Serait pour vos banquiers un rêve ruineux;</p> + +<p> +Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;<br> +Des femmes dont les dents et les ongles sont teints<br> +Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »</p> + + +<p> +V</p> + +<p> +Et puis, et puis encore?</p> + +<p> </p> +<h2> +VI</h2> + + +<p> + « O cerveaux enfantins!<br> +Pour ne pas oublier la chose capitale,<br> +Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,<br> +Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,<br> +Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché:</p> + +<p> +La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,<br> +Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût:<br> +L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,<br> +Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout;</p> + +<p> +Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;<br> +La fête qu'assaisonne et parfume le sang;<br> +Le poison du pouvoir énervant le despote,<br> +Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;</p> + +<p> +Plusieurs religions semblables à la nôtre,<br> +Toutes escaladant le ciel; la Sainteté,<br> +Comme en un lit de plume un délicat se vautre,<br> +Dans les clous et le crin cherchant la volupté;</p> + +<p> +L'Humanité bavarde, ivre de son génie,<br> +Et, folle maintenant comme elle était jadis,<br> +Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:<br> +« O mon semblable, ô mon maître, je te maudis! »</p> + +<p> +Et les moins sots, hardis amants de la Démence,<br> +Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,<br> +Et se réfugiant dans l'opium immense!<br> +--Tel est du globe entier l'éternel bulletin. »</p> + +<p> </p> +<h2> +VII</h2> + + +<p> +Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!<br> +Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,<br> +Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image;<br> +Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui!</p> + +<p> +Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;<br> +Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit<br> +Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,<br> +Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit,</p> + +<p> +Comme le Juif errant et comme les apôtres,<br> +A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,<br> +Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres<br> +Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.</p> + +<p> +Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,<br> +Nous pourrons espérer et crier: En avant!<br> +De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,<br> +Les yeux fixés an large et les cheveux au vent,</p> + +<p> +Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres<br> +Avec le cœur joyeux d'un jeune passager.<br> +Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,<br> +Qui chantent: « Par ici! vous qui voulez manger</p> + +<p> +Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange<br> +Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim;<br> +Venez vous enivrer de la couleur étrange<br> +De cette après-midi qui n'a jamais de fin? »</p> + +<p> +A l'accent familier nous devinons le spectre;<br> +Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.<br> +« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Electre! »<br> +Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.</p> + +<p> </p> +<h2> +VIII</h2> + + +<p> +O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!<br> +Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!<br> +Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,<br> +Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons!</p> + +<p> +Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte!<br> +Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,<br> +Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?<br> +Au fond de l'Inconnu pour trouver du <i>nouveau!</i></p> + + + +<p> </p> +<h2> +PIÉCES CONDAMNÉES</h2> +<p> </p> +<h2> +LES BIJOUX</h2> + + +<p> +La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,<br> +Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,<br> +Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur<br> +Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures</p> + +<p> +Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,<br> +Ce monde rayonnant de métal et de pierre<br> +Me ravit en extase, et j'aime avec fureur<br> +Les choses où le son se mêle à la lumière.</p> + +<p> +Elle était donc couchée, et se laissait aimer,<br> +Et du haut du divan elle souriait d'aise<br> +A mon amour profond et doux comme la mer<br> +Qui vers elle montait comme vers sa falaise.</p> + +<p> +Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,<br> +D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,<br> +Et la candeur unie à la lubricité<br> +Donnait un charme neuf à ses métamorphoses.</p> + +<p> +Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,<br> +Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,<br> +Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;<br> +Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne</p> + +<p> +S'avançaient plus câlins que les anges du mal,<br> +Pour troubler le repos où mon âme était mise,<br> +Et pour la déranger du rocher de cristal,<br> +Où calme et solitaire elle s'était assise.</p> + +<p> +Je croyais voir unis par un nouveau dessin<br> +Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,<br> +Tant sa taille faisait ressortir son bassin.<br> +Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe!</p> + +<p> +--Et la lampe s'étant résignée à mourir,<br> +Comme le foyer seul illuminait la chambre,<br> +Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,<br> +Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE LETHE</h2> + + +<p> +Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,<br> +Tigre adoré, monstre aux airs indolents;<br> +Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants<br> +Dans l'épaisseur de ta crinière lourde;</p> + +<p> +Dans tes jupons remplis de ton parfum<br> +Ensevelir ma tête endolorie,<br> +Et respirer, comme une fleur flétrie,<br> +Le doux relent de mon amour défunt.</p> + +<p> +Je veux dormir! dormir plutôt que vivre!<br> +Dans un sommeil, douteux comme la mort,<br> +J'étalerai mes baisers sans remord<br> +Sur ton beau corps poli comme le cuivre.</p> + +<p> +Pour engloutir mes sanglots apaisés<br> +Rien ne me vaut l'abîme de ta couche;<br> +L'oubli puissant habite sur ta bouche,<br> +Et le Léthé coule dans tes baisers.</p> + +<p> +A mon destin, désormais mon délice,<br> +J'obéirai comme un prédestiné;<br> +Martyr docile, innocent condamné,<br> +Dont la ferveur attise le supplice,</p> + +<p> +Je sucerai, pour noyer ma rancœur,<br> +Le népenthès et la bonne ciguë<br> +Aux bouts charmants de cette gorge aiguë<br> +Qui n'a jamais emprisonné de cœur.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A CELLE QUI EST TROP GAIE</h2> + + +<p> +Ta tête, ton geste, ton air<br> +Sont beaux comme un beau paysage;<br> +Le rire joue en ton visage<br> +Comme un vent frais dans un ciel clair.</p> + +<p> +Le passant chagrin que tu frôles<br> +Est ébloui par la santé<br> +Qui jaillit comme une clarté<br> +De tes bras et de tes épaules.</p> + +<p> +Les retentissantes couleurs<br> +Dont tu parsèmes tes toilettes<br> +Jettent dans l'esprit des poètes<br> +L'image d'un ballet de fleurs.</p> + +<p> +Ces robes folles sont l'emblème<br> +De ton esprit bariolé;<br> +Folle dont je suis affolé,<br> +Je te hais autant que je t'aime!</p> + +<p> +Quelquefois dans un beau jardin,<br> +Où je traînais mon atonie,<br> +J'ai senti comme une ironie<br> +Le soleil déchirer mon sein;</p> + +<p> +Et le printemps et la verdure<br> +Ont tant humilié mon cœur<br> +Que j'ai puni sur une fleur<br> +L'insolence de la nature.</p> + +<p> +Ainsi, je voudrais, une nuit,<br> +Quand l'heure des voluptés sonne,<br> +Vers les trésors de ta personne<br> +Comme un lâche ramper sans bruit,</p> + +<p> +Pour châtier ta chair joyeuse,<br> +Pour meurtrir ton sein pardonné,<br> +Et faire à ton flanc étonné<br> +Une blessure large et creuse,</p> + +<p> +Et, vertigineuse douceur!<br> +A travers ces lèvres nouvelles,<br> +Plus éclatantes et plus belles,<br> +T'infuser mon venin, ma soeur!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LESBOS</h2> + + +<p> +Mère des jeux latins et des voluptés grecques,<br> +Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux,<br> +Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,<br> +Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,<br> +--Mère des jeux latins et des voluptés grecques,</p> + +<p> +Lesbos, où les baisers sont comme les cascades<br> +Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds<br> +Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,<br> +--Orageux et secrets, fourmillants et profonds;<br> +Lesbos, où les baisers sont comme les cascades!</p> + +<p> +Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,<br> +Où jamais un soupir ne resta sans écho,<br> +A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent,<br> +Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho!<br> +--Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent.</p> + +<p> +Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,<br> +Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté,<br> +Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,<br> +Caressent les fruits mûrs de leur nubilité,<br> +Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,</p> + +<p> +Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère;<br> +Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,<br> +Reine du doux empire, aimable et noble terre,<br> +Et des raffinements toujours inépuisés.<br> +Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère.</p> + +<p> +Tu tires ton pardon de l'éternel martyre<br> +Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux<br> +Qu'attiré loin de nous le radieux sourire<br> +Entrevue vaguement au bord des autres cieux;<br> +Tu tires ton pardon de l'éternel martyre!</p> + +<p> +Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge,<br> +Et condamner ton front pâli dans les travaux,<br> +Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge<br> +De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux?<br> +Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?</p> + +<p> +Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?<br> +Vierges au cœur sublime, honneur de l'archipel,<br> +Votre religion comme une autre est auguste,<br> +Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!<br> +--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?</p> + +<p> +Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre<br> +Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,<br> +Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère<br> +Des rires effrénés mêlés au sombre pleur;,<br> +Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,</p> + +<p> +Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,<br> +Comme une sentinelle, à l'œil perçant et sûr,<br> +Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,<br> +Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,<br> +--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate</p> + +<p> +Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,<br> +Et parmi les sanglots dont le roc retentit<br> +Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne<br> +Le cadavre adoré de Sapho qui partit<br> +Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!</p> + +<p> +De la mâle Sapho, l'amante et le poète,<br> +Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs!<br> +--L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tachette<br> +Le cercle ténébreux tracé par les douleurs<br> +De la mâle Sapho, l'amante et le poète!</p> + +<p> +--Plus belle que Vénus se dressant sur le monde<br> +Et versant les trésors de sa sérénité<br> +Et le rayonnement de sa jeunesse blonde<br> +Sur le vieil Océan de sa fille enchanté;<br> +Plus belle que Vénus se dressant sur le monde!</p> + +<p> +--De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,<br> +Quand, insultant le rite et le culte inventé,<br> +Elle fit son beau corps la pâture suprême<br> +D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété<br> +De Sapho qui mourut le jour de son blasphème.</p> + +<p> +Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,<br> +Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers,<br> +S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente<br> +Que poussent vers les deux ses rivages déserts.<br> +Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +FEMMES DAMNEES</h2> + + +<p> +A la pâle clarté des lampes languissantes,<br> +Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur,<br> +Hippolyte rêvait aux caresses puissantes<br> +Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.</p> + +<p> +Elle cherchait d'un œil troublé par la tempête<br> +De sa naïveté le ciel déjà lointain,<br> +Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête<br> +Vers les horizons bleus dépassés le matin.</p> + +<p> +De ses yeux amortis les paresseuses larmes,<br> +L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,<br> +Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,<br> +Tout servait, tout parait sa fragile beauté.</p> + +<p> +Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie,<br> +Delphine la couvait avec des yeux ardents,<br> +Comme un animal fort qui surveille une proie,<br> +Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.</p> + +<p> +Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,<br> +Superbe, elle humait voluptueusement<br> +Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle<br> +Comme pour recueillir un doux remercîment.</p> + +<p> +Elle cherchait dans l'œil de sa pâle victime<br> +Le cantique muet que chante le plaisir<br> +Et cette gratitude infinie et sublime<br> +Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir:</p> + +<p> +--« Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses?<br> +Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir<br> +L'holocauste sacré de tes premières roses<br> +Aux souffles violents qui pourraient les flétrir?</p> + +<p> +Mes baisers sont légers comme ces éphémères<br> +Qui caressent le soir les grands lacs transparents,<br> +Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières<br> +Comme des chariots ou des socs déchirants;</p> + +<p> +Ils passeront sur toi comme un lourd attelage<br> +De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié...<br> +Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage,<br> +Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié,</p> + +<p> +Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles!<br> +Pour un de ces regards charmants, baume divin,<br> +Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,<br> +Et je t'endormirai dans un rêve sans fin! »</p> + +<p> +Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête:<br> +--« Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,<br> +Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,<br> +Comme après un nocturne et terrible repas.</p> + +<p> +Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes<br> +Et de noirs bataillons de fantômes épars,<br> +Qui veulent me conduire en des routes mouvantes<br> +Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.</p> + +<p> +Avons-nous donc commis une action étrange?<br> +Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi:<br> +Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange!<br> +Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.</p> + +<p> +Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée,<br> +Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection,<br> +Quand même tu serais une embûche dressée,<br> +Et le commencement de ma perdition! »</p> + +<p> +Delphine secouant sa crinière tragique,<br> +Et comme trépignant sur le trépied de fer,<br> +L'œil fatal, répondit d'une voix despotique:<br> +--« Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?</p> + +<p> +Maudit soit à jamais le rêveur inutile,<br> +Qui voulut le premier dans sa stupidité,<br> +S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,<br> +Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté!</p> + +<p> +Celui qui veut unir dans un accord mystique<br> +L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,<br> +Ne chauffera jamais son corps paralytique<br> +A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour!</p> + +<p> +Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide;<br> +Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers;<br> +Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,<br> +Tu me rapporteras tes seins stigmatisés;</p> + +<p> +On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître! »<br> +Mais l'enfant, épanchant une immense douleur,<br> +Cria soudain: « Je sens s'élargir dans mon être<br> +Un abîme béant; cet abîme est mon cœur,</p> + +<p> +Brûlant comme un volcan, profond comme le vide;<br> +Rien ne ressasiera ce monstre gémissant<br> +Et ne refraîchira la choif de l'Euménide,<br> +Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.</p> + +<p> +Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,<br> +Et que la lassitude amène le repos!<br> +Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,<br> +Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux. »</p> + +<p> +Descendez, descendez, lamentables victimes,<br> +Descendez le chemin de l'enfer éternel;<br> +Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes,<br> +Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,</p> + +<p> +Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage;<br> +Ombres folles, courez au but de vos désirs;<br> +Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,<br> +Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.</p> + +<p> +Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes;<br> +Par les fentes des murs des miasmes fiévreux<br> +Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes<br> +Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.</p> + +<p> +L'âpre stérilité de votre jouissance<br> +Altère votre soif et roidit votre peau,<br> +Et le vent furibond de la concupiscence<br> +Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.</p> + +<p> +Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,<br> +A travers les déserts courez comme les loups;<br> +Faites votre destin, âmes désordonnées,<br> +Et fuyez l'infini que vous portez en vous!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE</h2> + + +<p> +La femme cependant de sa bouche de fraise,<br> +En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,<br> +Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,<br> +Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc:<br> +--« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science<br> +De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.<br> +Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants<br> +Et fais rire les vieux du rire des enfants.<br> +Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,<br> +La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!<br> +Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,<br> +Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés,<br> +Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,<br> +Timide et libertine, et fragile et robuste,<br> +Que sur ces matelas qui se pâme d'émoi<br> +Les Anges impuissants se damneraient pour moi! »</p> + +<p> +Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,<br> +Et que languissamment je me tournai vers elle<br> +Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus<br> +Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!<br> +Je fermai les deux yeux dans ma froide épouvante,<br> +Et, quand je les rouvris à la clarté vivante,<br> +A mes côtés, au lieu du mannequin puissant<br> +Qui semblait avoir fait provision de sang,<br> +Tremblaient confusément des débris de squelette,<br> +Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette<br> +Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,<br> +Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.</p> +<br> + +<p> </p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL *** + +***** This file should be named 6099-h.htm or 6099-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/6/0/9/6099/ + +Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland, +Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Poulet-Malassis, que le génie original de Baudelaire +enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de _Fleurs du +Mal,_ titre neuf, audacieux, longtemps cherché et trouvé enfin non +point par Baudelaire ni par l'éditeur, mais par Hippolyte Babou. + +Les _Fleurs du Mal_ se présentaient comme un bouquet poétique +composé de fleurs rares et vénéneuses d'un parfum encore ignoré. Ce fut +un succès--succès d'ailleurs préparé par la _Revue des Deux- +Mondes_ qui, en accueillant un an auparavant quelques poésies de +Baudelaire, avait mis sa responsabilité à couvert par une note +singulièrement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait +fort à une réclame déguisée: + +« Ce qui nous paraît ici mériter l'intérêt, disait-elle, c'est +l'expression vive, curieuse, même dans sa violence, de quelques +défaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni +les discuter, on doit tenir à connaître comme un des signes de notre +temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas où la publicité +n'est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l'influence +d'un conseil utile et appeler le vrai talent à se dégager, à se +fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon. » + +C'était se méprendre étrangement que de compter sur la publicité pour +amener Baudelaire à résipiscence; le parquet impérial ne prit pas tant +de ménagements. Le livre à peine paru, fut déféré aux tribunaux. Tandis +que Baudelaire se hâtait de recueillir en brochure les articles +justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau, +etc..., il sollicitait l'amitié de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout +récemment poursuivi pour avoir écrit _Madame Bovary_), des moyens +de défense dont les minutes ont été conservées et dont il transmettait +la teneur à son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le réquisitoire de M. +Pinard (alors avocat général et plus tard ministre de l'Intérieur), le +délit d'offense à la morale religieuse fut écarté, mais en raison de la +prévention d'outrage à la morale publiques et aux bonnes moeurs, la +Cour prononça la suppression de six pièces: _Lesbos, Femmes damnées, +le Lethé, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Métamorphoses du +Vampire,_ et la condamnation à une amende de l'auteur et de +l'éditeur (21 août 1857). + +Le dommage matériel ne fut pas considérable pour Malassis; l'édition +était presque épuisée lors de la saisie. + +Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouvé dans ses +papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu'il abandonna lors +de la réimpression à la fois diminuée et augmentée des _Fleurs du +Mal_ en 1861. Cette mutilation de sa pensée par autorité de justice +avait eu pour résultat de rendre les directeurs de journaux et de +revues très méfiants à son égard, lorsqu'il leur présentait quelques +pages de prose ou des poésies nouvelles; sa situation pécuniaire s'en +ressentit. Il travaillait lentement, à ses heures, toujours préoccupé +d'atteindre l'idéale perfection et ne traitant d'ailleurs que des +sujets auxquels le grand public était alors (encore plus +qu'aujourd'hui) complètement étranger. + +Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils +académiques laissés vacants par la mort de Scribe et du Père +Lacordaire, il était, dans sa pensée, de protester ainsi contre la +condamnation des _Fleurs du Mal._ L'insuccès de Baudelaire à +l'Académie n'était pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de +Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillèrent de se désister, ce qu'il fit +d'ailleurs en des termes dont on apprécia la modestie et la convenance. + +On a beaucoup parlé de la vie douloureuse de Baudelaire: manque +d'argent, santé précaire, absence de tendresse féminine, car sa +maîtresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son « +vase de tristesse », n'était qu'une sotte dont le coeur et la pensée +étaient loin de lui. Son seul esprit, son méchant esprit était de +tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle était +charmante, nous dit Théodore de Banville, « elle portait bien sa brune +tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crespelée +et dont la démarche de reine pleine d'une grâce farouche, avait à la +fois quelque chose de divin et de bestial ». Et Banville ajoute: « +Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand +fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui +disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est là +peut-être le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles +détonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa +beauté; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et +s'étonne d'être adorée au même titre qu'une belle chatte. » + +Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beauté, +car depuis longtemps, peut-être depuis toujours, il avait senti qu'il +était seul auprès d'elle, que les hommes sont irrévocablement seuls. +Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous- +mêmes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois +sa sensibilité était d'autant plus profonde qu'elle semblait moins +apparente. Rien ne la révélait. Il avait l'air froid, quelque peu +distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son +épaisse chevelure sombre, son élégance, son intelligence, +l'enchantement de sa voix chaude et bien timbrée, plus encore que son +éloquence naturelle qui lui faisait développer des paradoxes avec une +magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnétisme personnel +qui se dégageait de toutes les impressions refoulées au-dedans de lui, +le rendaient extrêmement séduisant. Hélas! toutes ces belles qualités +ne le servirent point--du moins financièrement--il ignorait l'art de +monnayer son génie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres, +il se trouva desservi par sa fierté, sa délicatesse, par le meilleur de +lui-même. + +Baudelaire habitait dans l'île Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce +vieil et triste hôtel Pimodan plein de souvenirs somptueux et +nostalgiques. Il avait choisi là un appartement composé de plusieurs +pièces très hautes de plafond et dont les fenêtres s'ouvraient sur le +fleuve qui roule ses eaux glauques et indifférentes au milieu de la vie +morbide et fiévreuse. Les pièces étaient tapissées d'un papier aux +larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui +s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles étaient +antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans +invitaient à la rêverie. Aux murs des lithographies et des tableaux +signés de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance +alors, mais que se disputeraient aujourd'hui à coups de millions les +princes de la finance américaine. + +Au temps de Baudelaire, c'est-à-dire vers le milieu du dix-neuvième +siècle, l'île Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui +régnait à travers ses rues et ses quais à certaines villes de province +où l'on va nu-tête chez le voisin, où l'on s'attarde à bavarder au +seuil des maisons et à y prendre le frais par les beaux soirs d'été à +l'heure où la nuit tombe. Artistes et écrivains allaient se dire +bonjour sans quitter leur costume d'intérieur et flânaient en négligé +sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement déserts que +c'était une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumière. + +Un jour, Baudelaire, coiffé uniquement de sa noire chevelure, prenait +un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de délicieuses +pommes de terre frites qu'il prenait une à une dans un cornet de +papier, lorsque vinrent à passer en calèche découverte de très grandes +dames amies de sa mère, l'ambassadrice, et qui s'amusèrent beaucoup à +voir ainsi le poète picorer une nourriture aussi démocratique. L'une +d'elles, une duchesse, fit arrêter la voiture et appela Baudelaire. + +--« C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez là? + +--Goûtez, madame, dit le poète en faisant les honneurs de son cornet de +pommes de terre frites avec une grâce suprême. » + +Et il les amusa si bien par ce régal inattendu et par sa conversation +qu'elles seraient restées là jusqu'à la fin du monde. + +Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le +salon d'une vieille parente à elle, lui demanda si elle n'aurait pas +l'occasion de manger encore des pommes de terre frites. + +--« Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont, en effet, +très bonnes, mais seulement la première fois qu'on en mange. » + +Cette petite anecdote racontée par les historiens du poète est devenue +classique; mais nous n'avons pu résister au plaisir de la répéter ici. + +Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissée par son père +avait été dévorée rapidement, fut toujours plein de délicatesse et doué +de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante. +Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son +état maladif, rendirent lamentables les dernières années du poète. +Frappé de paralysie générale, ayant perdu la mémoire des mots, après +une longue agonie, il s'éteignit à quarante-six ans. Sa mère et son ami +Charles Asselineau étaient à son chevet. Ses oeuvres lui ont survécu, +mais la place d'honneur qu'il méritait par son génie parmi les +romantiques ne lui fut vraiment accordée qu'à l'aube de ce siècle. On +l'avait tenu jusqu'alors pour un très habile ciseleur de phrases, le +Benvenuto Cellini des vers, mais c'était presque un incompris, un +névrosé. + +Il commença, dit-on, par étonner les sots, mais il devait étonner bien +davantage les gens d'esprit en laissant à la postérité ce livre +immortel: _les Fleurs du Mal._ + + +Henry FRICHET. + + + + +AU LECTEUR + + +La sottise, l'erreur, le péché, la lésine, +Occupent nos esprits et travaillent nos corps, +Et nous alimentons nos aimables remords, +Comme les mendiants nourrissent leur vermine. + +Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches, +Nous nous faisons payer grassement nos aveux, +Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux, +Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. + +Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste +Qui berce longuement notre esprit enchanté, +Et le riche métal de notre volonté +Est tout vaporisé par ce savant chimiste. + +C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent! +Aux objets répugnants nous trouvons des appas; +Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas, +Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. + +Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange +Le sein martyrisé d'une antique catin, +Nous volons au passage un plaisir clandestin +Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. + +Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes, +Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, +Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons +Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes. + +Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie, +N'ont pas encore brodé de leurs plaisants desseins +Le canevas banal de nos piteux destins, +C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie. + +Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, +Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, +Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants +Dans la ménagerie infâme de nos vices, + +Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde! +Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, +Il ferait volontiers de la terre un débris +Et dans un bâillement avalerait le monde; + +C'est l'Ennui!--L'oeil chargé d'un pleur involontaire, +Il rêve d'échafauds en fumant son houka. +Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, +--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère! + + + + +SPLEEN ET IDÉAL + +BENEDICTION + + +Lorsque, par un décret des puissances suprêmes, +Le Poète apparaît en ce monde ennuyé, +Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes +Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié: + +« Ah! que n'ai-je mis bas tout un noeud de vipères, +Plutôt que de nourrir cette dérision! +Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères +Où mon ventre a conçu mon expiation! + +« Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes +Pour être le dégoût de mon triste mari, +Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes, +Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri, + +« Je ferai rejaillir la haine qui m'accable +Sur l'instrument maudit de tes méchancetés, +Et je tordrai si bien cet arbre misérable, +Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestés! » + +Elle ravale ainsi l'écume de sa haine, +Et, ne comprenant pas les desseins éternels, +Elle-même prépare au fond de la Géhenne +Les bûchers consacrés aux crimes maternels. + +Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange, +L'Enfant déshérité s'enivre de soleil, +Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange +Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil. + +Il joue avec le vent, cause avec le nuage +Et s'enivre en chantant du chemin de la croix; +Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage +Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. + +Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte, +Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité, +Cherchent à qui saura lui tirer une plainte, +Et font sur lui l'essai de leur férocité. + +Dans le pain et le vin destinés à sa bouche +Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats; +Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche, +Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas. + +Sa femme va criant sur les places publiques: +« Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer, +Je ferai le métier des idoles antiques, +Et comme elles je veux me faire redorer; + +« Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe, +De génuflexions, de viandes et de vins, +Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire +Usurper en riant les hommages divins! + +« Et, quand je m'ennuîrai de ces farces impies, +Je poserai sur lui ma frêle et forte main; +Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies, +Sauront jusqu'à son coeur se frayer un chemin. + +« Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite, +J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein, +Et, pour rassasier ma bête favorite, +Je le lui jetterai par terre avec dédain! » + +Vers le Ciel, où son oeil voit un trône splendide, +Le Poète serein lève ses bras pieux, +Et les vastes éclairs de son esprit lucide +Lui dérobent l'aspect des peuples furieux: + +« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance +Comme un divin remède à nos impuretés, +Et comme la meilleure et la plus pure essence +Qui prépare les forts aux saintes voluptés! + +« Je sais que vous gardez une place au Poète +Dans les rangs bienheureux des saintes Légions, +Et que vous l'invitez à l'éternelle fête +Des Trônes, des Vertus, des Dominations. + +« Je sais que la douleur est la noblesse unique +Où ne mordront jamais la terre et les enfers, +Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique +Imposer tous les temps et tous les univers. + +« Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre, +Les métaux inconnus, les perles de la mer, +Par votre main montés, ne pourraient pas suffire +A ce beau diadème éblouissant et clair; + +« Car il ne sera fait que de pure lumière, +Puisée au foyer saint des rayons primitifs, +Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière, +Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! » + + + + +L'ALBATROS + + +Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage +Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, +Qui suivent, indolents compagnons de voyage, +Le navire glissant sur les gouffres amers. + +A peine les ont-ils déposés sur les planches, +Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, +Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches +Comme des avirons traîner à côté d'eux. + +Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! +Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid! +L'un agace son bec avec un brûle-gueule, +L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait! + +Le Poète est semblable au prince des nuées +Qui hante la tempête et se rit de l'archer; +Exilé sur le sol au milieu des huées, +Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. + + + + +ELEVATION + + +Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées, +Des montagnes, des bois, des nuages, des mers, +Par delà le soleil, par delà les éthers, +Par delà les confins des sphères étoilées, + +Mon esprit, tu te meus avec agilité, +Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde, +Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde +Avec une indicible et mâle volupté. + +Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides, +Va te purifier dans l'air supérieur, +Et bois, comme une pure et divine liqueur, +Le feu clair qui remplit les espaces limpides. + +Derrière les ennuis et les vastes chagrins +Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse, +Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse +S'élancer vers les champs lumineux et sereins! + +Celui dont les pensers, comme des alouettes, +Vers les cieux le matin prennent un libre essor, +--Qui plane sur la vie et comprend sans effort +Le langage des fleurs et des choses muettes! + + + + +LES PHARES + + +Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse, +Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer, +Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse, +Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer; + +Léonard de Vinci, miroir profond et sombre, +Où des anges charmants, avec un doux souris +Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre +Des glaciers et des pins qui ferment leur pays; + +Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures, +Et d'un grand crucifix décoré seulement, +Où la prière en pleurs s'exhale des ordures, +Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement; + +Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules +Se mêler à des Christ, et se lever tout droits +Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules +Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts; + +Colères de boxeur, impudences de faune, +Toi qui sus ramasser la beauté des goujats, +Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune, +Puget, mélancolique empereur des forçats; + +Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres, +Comme des papillons, errent en flamboyant, +Décors frais et légers éclairés par des lustres +Qui versent la folie à ce bal tournoyant; + +Goya, cauchemar plein de choses inconnues, +De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats, +De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues, +Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas; + +Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges, +Ombragé par un bois de sapin toujours vert, +Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges +Passent, comme un soupir étouffé de Weber; + +Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes, +Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum,_ +Sont un écho redit par mille labyrinthes; +C'est pour les coeurs mortels un divin opium. + +C'est un cri répété par mille sentinelles, +Un ordre renvoyé par mille porte-voix; +C'est un phare allumé sur mille citadelles, +Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois! + +Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage +Que nous puissions donner de notre dignité +Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge +Et vient mourir au bord de votre éternité! + + + + +LA MUSE VENALE + + +O Muse de mon coeur, amante des palais, +Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées, +Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées, +Un tison pour chauffer tes deux pieds violets? + +Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées +Aux nocturnes rayons qui percent les volets? +Sentant ta bourse à sec autant que ton palais, +Récolteras-tu l'or des voûtes azurées? + +Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir, +Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir, +Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guère, + +Ou, saltimbanque à jeun, étaler les appas +Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas, +Pour faire épanouir la rate du vulgaire. + + + + +L'ENNEMI + + +Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage, +Traversé ça et là par de brillants soleils; +Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage +Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. + +Voilà que j'ai touché l'automne des idées, +Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux +Pour rassembler à neuf les terres inondées, +Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux. + +Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve +Trouveront dans ce sol lavé comme une grève +Le mystique aliment qui ferait leur vigueur? + +--O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie, +Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur +Du sang que nous perdons croît et se fortifie! + + + + +LA VIE ANTERIEURE + + +J'ai longtemps habité sous de vastes portiques +Que les soleils marins teignaient de mille feux, +Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, +Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques. + +Les houles, en roulant les images des cieux, +Mêlaient d'une façon solennelle et mystique +Les tout-puissants accords de leur riche musique +Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. + +C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, +Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs +Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs, + +Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, +Et dont l'unique soin était d'approfondir +Le secret douloureux qui me faisait languir. + + + + +BOHEMIENS EN VOYAGE + + +La tribu prophétique aux prunelles ardentes +Hier s'est mise en route, emportant ses petits +Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits +Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes. + +Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes +Le long des chariots où les leurs sont blottis, +Promenant sur le ciel des yeux appesantis +Par le morne regret des chimères absentes. + +Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, +Les regardant passer, redouble sa chanson; +Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures, + +Fait couler le rocher et fleurir le désert +Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert +L'empire familier des ténèbres futures. + + + + +L'HOMME ET LA MER + + +Homme libre, toujours tu chériras la mer! +La mer est ton miroir; tu contemples ton âme +Dans le déroulement infini de sa lame, +Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer. + +Tu te plais à plonger au sein de ton image; +Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur +Se distrait quelquefois de sa propre rumeur +Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. + +Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets, +Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes; +O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, +Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets! + +Et cependant voilà des siècles innombrables +Que vous vous combattez sans pitié ni remord, +Tellement vous aimez le carnage et la mort, +O lutteurs éternels, ô frères implacables! + + + + +DON JUAN AUX ENFERS + + +Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine, +Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon, +Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène, +D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron. + +Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes, +Des femmes se tordaient sous le noir firmament, +Et, comme un grand troupeau de victimes offertes, +Derrière lui traînaient un long mugissement. + +Sganarelle en riant lui réclamait ses gages, +Tandis que don Luis avec un doigt tremblant +Montrait à tous les morts errant sur les rivages +Le fils audacieux qui railla son front blanc. + +Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire, +Près de l'époux perfide et qui fui son amant +Semblait lui réclamer un suprême sourire +Où brillât la douceur de son premier serment. + +Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre +Se tenait à la barre et coupait le flot noir; +Mais le calme héros, courbé sur sa rapière, +Regardait le sillage et ne daignait rien voir. + + + + +CHATIMENT DE L'ORGUEIL + + +En ces temps merveilleux où la Théologie +Fleurit avec le plus de sève et d'énergie, +On raconte qu'un jour un docteur des plus grands +--Après avoir forcé les coeurs indifférents, +Les avoir remués dans leurs profondeurs noires; +Après avoir franchi vers les célestes gloires +Des chemins singuliers à lui-même inconnus, +Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus, +--Comme un homme monté trop haut, pris de panique, +S'écria, transporté d'un orgueil satanique: +« Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut! +Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut +De l'armure, ta honte égalerait ta gloire, +Et tu ne serais plus qu'un foetus dérisoire! » + +Immédiatement sa raison s'en alla. +L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila; +Tout le chaos roula dans cette intelligence, +Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence. +Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui. +Le silence et la nuit s'installèrent en lui, +Comme dans un caveau dont la clef est perdue. +Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue, +Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers +Les champs, sans distinguer les étés des hivers, +Sale, inutile et laid comme une chose usée, +Il faisait des enfants la joie et la risée. + + + + +LA BEAUTE + + +Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre, +Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour, +Est fait pour inspirer au poète un amour +Eternel et muet ainsi que la matière. + +Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris; +J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes; +Je hais le mouvement qui déplace les lignes, +Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. + +Les poètes, devant mes grandes attitudes. +Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments, +Consumeront leurs jours en d'austères études; + +Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants, +De purs miroirs qui font toutes choses plus belles: +Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles! + + + + +L'IDEAL + + +Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, +Produits avariés, nés d'un siècle vaurien, +Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes, +Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien. + +Je laisse, à Gavarni, poète des chloroses, +Soa troupeau gazouillant de beautés d'hôpital, +Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses +Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal. + +Ce qu'il faut à ce coeur profond comme un abîme, +C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, +Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans; + +Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange, +Qui tors paisiblement dans une pose étrange +Tes appas façonnés aux bouches des Titans! + + + + +LE MASQUE + +STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE + +A ERNEST CHRISTOPHE +STATUAIRE + + +Contemplons ce trésor de grâces florentines; +Dans l'ondulation de ce corps musculeux +L'Elégance et la Force abondent, soeurs divines. +Cette femme, morceau vraiment miraculeux, +Divinement robuste, adorablement mince, +Est faite pour trôner sur des lits somptueux, +Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince. + +--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux +Où la Fatuité promène son extase; +Ce long regard sournois, langoureux et moqueur; +Ce visage mignard, tout encadré de gaze, +Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur: +« La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne! » +A cet être doué de tant de majesté +Vois quel charme excitant la gentillesse donne! +Approchons, et tournons autour de sa beauté. + +O blasphème de l'art! ô surprise fatale! +La femme au corps divin, promettant le bonheur, +Par le haut se termine en monstre bicéphale! + +Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur, +Ce visage éclairé d'une exquise grimace, +Et, regarde, voici, crispée atrocement, +La véritable tête, et la sincère face +Renversée à l'abri de la face qui ment. +--Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve +De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux; +Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve +Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux! + +--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite +Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, +Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète? + +--Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu! +Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore +Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux, +C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore! +Demain, après-demain et toujours!--comme nous! + + + + +HYMNE A LA BEAUTE + + +Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme, +O Beauté? Ton regard, infernal et divin, +Verse confusément le bienfait et le crime, +Et l'on peut pour cela te comparer au vin. +Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore; + +Tu répands des parfums comme un soir orageux; +Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore +Qui font le héros lâche et l'enfant courageux. +Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres? + +Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien; +Tu sèmes au hasard la joie et les désastres, +Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien. + +Tu marches sur des morts. Beauté, dont tu te moques; +De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant, +Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques, +Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement. + +L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle, +Crépite, flambe et dit: Bénissons ce flambeau! +L'amoureux pantelant incliné sur sa belle +A l'air d'un moribond caressant son tombeau. + +Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe, +O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu! +Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte +D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu? + +De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène, +Qu'importé, si tu rends,--fée aux yeux de velours, +Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!-- +L'univers moins hideux et les instants moins lourds? + + + + +LA CHEVELURE + + +O toison, moutonnant jusque sur l'encolure! +O boucles! O parfum chargé de nonchaloir! +Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure +Des souvenirs dormant dans cette chevelure, +Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir. + +La langoureuse Asie et la brûlante Afrique, +Tout un monde lointain, absent, presque défunt, +Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique! +Comme d'autres esprits voguent sur la musique, +Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum. + +J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève, +Se pâment longuement sous l'ardeur des climats; +Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève! +Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve +De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts: + +Un port retentissant où mon âme peut boire +A grands flots le parfum, le son et la couleur; +Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire, +Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire +D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur. + +Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse +Dans ce noir océan où l'autre est enfermé; +Et mon esprit subtil que le roulis caresse +Saura vous retrouver, ô féconde paresse, +Infinis bercements du loisir embaumé! + +Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues, +Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond; +Sur les bords duvetés de vos mèches tordues +Je m'enivre ardemment des senteurs confondues +De l'huile de coco, du musc et du goudron. + +Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde +Sèmera le rubis, la perle et le saphir, +Afin qu'à mon, désir tu ne sois jamais sourde! +N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde +Où je hume à longs traits le vin du souvenir? + +Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne, +O vase de tristesse, ô grande taciturne, +Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis, +Et que tu me parais, ornement de mes nuits, +Plus ironiquement accumuler les lieues +Qui séparent mes bras des immensités bleues. + +Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts, +Comme après un cadavre un choeur de vermisseaux, +Et je chéris, ô bête implacable et cruelle, +Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle! + +Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle, +Femme impure! L'ennui rend ton âme cruelle. +Pour exercer tes dents à ce jeu singulier, +Il te faut chaque jour un coeur au râtelier. +Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques +Ou des ifs flamboyants dans les fêtes publiques, +Usent insolemment d'un pouvoir emprunté, +Sans connaître jamais la loi de leur beauté. + +Machine aveugle et sourde en cruauté féconde! +Salutaire instrument, buveur du sang du monde, +Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas +Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas? +La grandeur de ce mal où tu te crois savante +Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante, +Quand la nature, grande en ses desseins cachés, +De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés, +--De toi, vil animal,--pour pétrir un génie? + +O fangeuse grandeur, sublime ignominie! + + + + +SED NON SATIATA + + +Bizarre déité, brune comme les nuits, +Au parfum mélangé de musc et de havane, +OEuvre de quelque obi, le Faust de la savane, +Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits, + +Je préfère au constance, à l'opium, au nuits, +L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane; +Quand vers toi mes désirs partent en caravane, +Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis. + +Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme, +O démon sans pitié, verse-moi moins de flamme; +Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois, + +Hélas! et je ne puis, Mégère libertine, +Pour briser ton courage et te mettre aux abois, +Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine! + +Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, +Même quand elle marche, on croirait qu'elle danse, +Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés +Au bout de leurs bâtons agitent en cadence. + +Comme le sable morne et l'azur des déserts, +Insensibles tous deux à l'humaine souffrance, +Comme les longs réseaux de la houle des mers, +Elle se développe avec indifférence. + +Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants, +Et dans cette nature étrange et symbolique +Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique, + +Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants, +Resplendit à jamais, comme un astre inutile, +La froide majesté de la femme stérile. + + + + +LE SERPENT QUI DANSE + + +Que j'aime voir, chère indolente, + De ton corps si beau, +Comme une étoile vacillante, + Miroiter la peau! + +Sur ta chevelure profonde + Aux âcres parfums, +Mer odorante et vagabonde + Aux flots bleus et bruns. + +Comme un navire qui s'éveille + Au vent du matin, +Mon âme rêveuse appareille + Pour un ciel lointain. + +Tes yeux, où rien ne se révèle + De doux ni d'amer, +Sont deux bijoux froids où se mêle + L'or avec le fer. + +A te voir marcher en cadence, + Belle d'abandon, +On dirait un serpent qui danse + Au bout d'un bâton; + +Sous le fardeau de ta paresse + Ta tête d'enfant +Se balance avec la mollesse + D'un jeune éléphant, + +Et son corps se penche et s'allonge + Comme un fin vaisseau +Qui roule bord sur bord, et plonge + Ses vergues dans l'eau. + +Comme un flot grossi par la fonte + Des glaciers grondants, +Quand l'eau de ta bouche remonte + Au bord de tes dents, + +Je crois boire un vin de Bohême, + Amer et vainqueur, +Un ciel liquide qui parsème + D'étoiles mon coeur! + + + + +UNE CHAROGNE + + +Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, + Ce beau matin d'été si doux: +Au détour d'un sentier une charogne infâme + Sur un lit semé de cailloux, + +Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, + Brûlante et suant les poisons, +Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique + Son ventre plein d'exhalaisons. + +Le soleil rayonnait sur cette pourriture, + Comme afin de la cuire à point, +Et de rendre au centuple à la grande Nature + Tout ce qu'ensemble elle avait joint. + +Et le ciel regardait la carcasse superbe + Comme une fleur s'épanouir; +La puanteur était si forte que sur l'herbe + Vous crûtes vous évanouir. + +Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, + D'où sortaient de noirs bataillons +De larves qui coulaient comme un épais liquide + Le long de ces vivants haillons. + +Tout cela descendait, montait comme une vague, + Où s'élançait en pétillant; +On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, + Vivait en se multipliant. + +Et ce monde rendait une étrange musique + Comme l'eau courante et le vent, +Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique + Agite et tourne dans son van. + +Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, + Une ébauche lente à venir +Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève + Seulement par le souvenir. + +Derrière les rochers une chienne inquiète + Nous regardait d'un oeil fâché, +Epiant le moment de reprendre au squelette + Le morceau qu'elle avait lâché. + +--Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, + A cette horrible infection, +Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, + Vous, mon ange et ma passion! + +Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces, + Après les derniers sacrements, +Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses, + Moisir parmi les ossements. + +Alors, ô ma beauté, dites à la vermine + Qui vous mangera de baisers, +Que j'ai gardé la forme et l'essence divine + De mes amours décomposés! + + + + +DE PROFUNDIS CLAMAVI + + +J'implore ta pitié. Toi, l'unique que j'aime, +Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé. +C'est un univers morne à l'horizon plombé, +Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème; + +Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, +Et les six autres mois la nuit couvre la terre; +C'est un pays plus nu que la terre polaire; +Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois! + +Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse +La froide cruauté de ce soleil de glace +Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos; + +Je jalouse le sort des plus vils animaux +Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide, +Tant l'écheveau du temps lentement se dévide! + + + + +LE VAMPIRE + + +Toi qui, comme un coup de couteau. +Dans mon coeur plaintif est entrée; +Toi qui, forte comme un troupeau +De démons, vins, folle et parée, + +De mon esprit humilié +Faire ton lit et ton domaine. +--Infâme à qui je suis lié +Comme le forçat à la chaîne, + +Comme au jeu le joueur têtu, +Comme à la bouteille l'ivrogne, +Comme aux vermines la charogne, +--Maudite, maudite sois-tu! + +J'ai prié le glaive rapide +De conquérir ma liberté, +Et j'ai dit au poison perfide +De secourir ma lâcheté. + +Hélas! le poison et le glaive +M'ont pris en dédain et m'ont dit: +« Tu n'es pas digne qu'on t'enlève +A ton esclavage maudit, + +Imbécile!--de son empire +Si nos efforts te délivraient, +Tes baisers ressusciteraient +Le cadavre de ton vampire! » + +Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive, +Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu, +Je me pris à songer près de ce corps vendu +A la triste beauté dont mon désir se prive. + +Je me représentai sa majesté native, +Son regard de vigueur et de grâces armé, +Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, +Et dont le souvenir pour l'amour me ravive. + +Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps, +Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses +Déroulé le trésor des profondes caresses, + +Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort +Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles, +Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles. + + + + +REMORDS POSTHUME + + +Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse, +Au fond d'un monument construit en marbre noir, +Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir +Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse; + +Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse +Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir, +Empêchera ton coeur de battre et de vouloir, +Et tes pieds de courir leur course aventureuse, + +Le tombeau, confident de mon rêve infini, +--Car le tombeau toujours comprendra le poète,-- +Durant ces longues nuits d'où le somme est banni, + +Te dira: « Que vous sert, courtisane imparfaite, +De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? » +--Et le ver rongera ta peau comme un remords. + + + + +LE CHAT + + +Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux: + Retiens les griffes de ta patte, +Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux, + Mêlés de métal et d'agate. + +Lorsque mes doigts caressent à loisir + Ta tête et ton dos élastique, +Et que ma main s'enivre du plaisir + De palper ton corps électrique, + +Je vois ma femme en esprit; son regard, + Comme le tien, aimable bête, +Profond et froid, coupe et fend comme un dard. + + Et, des pieds jusques à la tête, +Un air subtil, un dangereux parfum + Nagent autour de son corps brun. + + + + +LE BALCON + + +Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses, +O toi, tous mes plaisirs, ô toi, tous mes devoirs! +Tu te rappelleras la beauté des caresses, +La douceur du foyer et le charme des soirs, +Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses! + +Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon, +Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses; +Que ton sein m'était doux! que ton coeur m'était bon! +Nous avons dit souvent d'impérissables choses +Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon. + +Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! +Que l'espace est profond! que le coeur est puissant! +En me penchant vers toi, reine des adorées, +Je croyais respirer le parfum de ton sang. +Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées! + +La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison, +Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles +Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison! +Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles, +La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison. + +Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses, +Et revis mon passé blotti dans tes genoux. +Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses +Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux? +Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses! + +Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis, +Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes, +Comme montent au ciel les soleils rajeunis +Après s'être lacés au fond des mers profondes! +--O serments! ô parfums! ô baisers infinis! + + + + +LE POSSEDE + + +Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui, +O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre; +Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois sombre, +Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui; + +Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui, +Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre, +Te pavaner aux lieux que la Folie encombre, +C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui! + +Allume ta prunelle à la flamme des lustres! +Allume le désir dans les regards des rustres! +Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant; + +Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore; +Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant +Qui ne crie: _O mon cher Belzébuth, je t'adore!_ + + + + +UN FANTOME + +I + +LES TÉNÈBRES + + +Dans les caveaux d'insondable tristesse +Où le Destin m'a déjà relégué; +Où jamais n'entre un rayon rosé et gai; +Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse, + +Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur +Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres; +Où, cuisinier aux appétits funèbres, +Je fais bouillir et je mange mon coeur, + +Par instants brille, et s'allonge, et s'étale +Un spectre fait de grâce et de splendeur: +A sa rêveuse allure orientale, + +Quand il atteint sa totale grandeur, +Je reconnais ma belle visiteuse: +C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse. + + +II + +LE PARFUM + + +Lecteur, as-tu quelquefois respiré +Avec ivresse et lente gourmandise +Ce grain d'encens qui remplit une église, +Ou d'un sachet le musc invétéré? + +Charme profond, magique, dont nous grise +Dans le présent le passé restauré! +Ainsi l'amant sur un corps adoré +Du souvenir cueille la fleur exquise. + +De ses cheveux élastiques et lourds, +Vivant sachet, encensoir de l'alcôve, +Une senteur montait, sauvage et fauve, + +Et des habits, mousseline ou velours, +Tout imprégnés de sa jeunesse pure, +Se dégageait un parfum de fourrure. + + +III + +LE CADRE + + +Comme un beau cadre ajoute à la peinture, +Bien qu'elle soit d'un pinceau très vanté, +Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté +En l'isolant de l'immense nature. + +Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure, +S'adaptaient juste à sa rare beauté; +Rien n'offusquait sa parfaite clarté, +Et tout semblait lui servir de bordure. + +Même on eût dit parfois qu'elle croyait +Que tout voulait l'aimer; elle noyait +Dans les baisers du satin et du linge + +Son beau corps nu, plein de frissonnements, +Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements, +Montrait la grâce enfantine du singe. + + +IV + +LE PORTRAIT + + +La Maladie et la Mort font des cendres +De tout le feu qui pour nous flamboya. +De ces grands yeux si fervents et si tendres, +De cette bouche où mon coeur se noya, + +De ces baisers puissants comme un dictame, +De ces transports plus vifs que des rayons. +Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme! +Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons, + +Qui, comme moi, meurt dans la solitude, +Et que le Temps, injurieux vieillard, +Chaque jour frotte avec son aile rude... + +Noir assassin de la Vie et de l'Art, +Tu ne tueras jamais dans ma mémoire +Celle qui fut mon plaisir et ma gloire! + +Je te donne ces vers afin que, si mon nom +Aborde heureusement aux époques lointaines +Et fait rêver un soir les cervelles humaines, +Vaisseau favorisé par un grand aquilon, + +Ta mémoire, pareille aux fables incertaines, +Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon, +Et par un fraternel et mystique chaînon +Reste comme pendue à mes rimes hautaines; + +Etre maudit à qui de l'abîme profond +Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond; +--O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère, + +Foules d'un pied léger et d'un regard serein +Les stupides mortels qui t'ont jugée amère, +Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain! + + + + +SEMPER EADEM + + +« D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange, +Montant comme la mer sur le roc noir et nu? » +--Quand notre coeur a fait une fois sa vendange, +Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu, + +Une douleur très simple et non mystérieuse, +Et, comme votre joie, éclatante pour tous. +Cessez donc de chercher, ô belle curieuse! +Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous! + +Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie! +Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie, +La Mort nous tient souvent par des liens subtils. + +Laissez, laissez mon coeur s'enivrer d'un _mensonge,_ +Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe, +Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils! + + + + +TOUT ENTIERE + + +Le Démon, dans ma chambre haute, +Ce matin est venu me voir, +Et, tâchant à me prendre en faute, +Me dit: « Je voudrais bien savoir, + +Parmi toutes les belles choses +Dont est fait son enchantement, +Parmi les objets noirs ou roses +Qui composent son corps charmant, + +Quel est le plus doux. »--O mon âme! +Tu répondis à l'Abhorré: +« Puisqu'en elle tout est dictame, +Rien ne peut être préféré. + +Lorsque tout me ravit, j'ignore +Si quelque chose me séduit. +Elle éblouit comme l'Aurore +Et console comme la Nuit; + +Et l'harmonie est trop exquise, +Qui gouverne tout son beau corps, +Pour que l'impuissante analyse +En note les nombreux accords. + +O métamorphose mystique +De tous mes sens fondus en un! +Son haleine fait la musique, +Comme sa voix fait le parfum! » + +Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire, +Que diras-tu, mon coeur, coeur autrefois flétri, +A la très belle, à la très bonne, à la très chère, +Dont le regard divin t'a soudain refleuri? + +--Nous mettrons noire orgueil à chanter ses louanges, +Rien ne vaut la douceur de son autorité; +Sa chair spirituelle a le parfum des Anges, +Et son oeil nous revêt d'un habit de clarté. + +Que ce soit dans la nuit et dans la solitude. +Que ce soit dans la rue et dans la multitude; +Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau. + +Parfois il parle et dit: « Je suis belle, et j'ordonne +Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau. +Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. » + + + + +CONFESSION + + +Une fois, une seule, aimable et douce femme, + A mon bras votre bras poli +S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme + Ce souvenir n'est point pâli). + +Il était tard; ainsi qu'une médaille neuve + La pleine lune s'étalait, +Et la solennité de la nuit, comme un fleuve, + Sur Paris dormant ruisselait. + +Et le long des maisons, sous les portes cochères, + Des chats passaient furtivement, +L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères, + Nous accompagnaient lentement. + +Tout à coup, au milieu de l'intimité libre + Eclose à la pâle clarté, +De vous, riche et sonore instrument où ne vibre + Que la radieuse gaîté, + +De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare + Dans le matin étincelant, +Une note plaintive, une note bizarre + S'échappa, tout en chancelant. + +Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde + Dont sa famille rougirait, +Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde, + Dans un caveau mise au secret! + +Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde: + « Que rien ici-bas n'est certain, +Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde, + Se trahit l'égoïsme humain; + +Que c'est un dur métier que d'être belle femme, + Et que c'est le travail banal +De la danseuse folle et froide qui se pâme + Dans un sourire machinal; + +Que bâtir sur les coeurs est une chose sotte, + Que tout craque, amour et beauté, +Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte +Pour les rendre à l'Eternité! » + +J'ai souvent évoqué cette lune enchantée, + Ce silence et cette langueur, +Et cette confidence horrible chuchotée + Au confessionnal du coeur. + + + + +LE FLACON + + +Il est de forts parfums pour qui toute matière +Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre. +En ouvrant un coffret venu de l'orient +Dont la serrure grince et rechigne en criant, + +Ou dans une maison déserte quelque armoire +Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire, +Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, +D'où jaillit toute vive une âme qui revient. + +Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, +Frémissant doucement dans tes lourdes ténèbres, +Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, +Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or. + +Voilà le souvenir enivrant qui voltige +Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige +Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains +Vers un gouffre obscurci de miasmes humains; + +Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire, +Où, Lazare odorant déchirant son suaire, +Se meut dans son réveil le cadavre spectral +D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral. + +Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire +Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire; +Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé, +Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé, + +Je serai ton cercueil, aimable pestilence! +Le témoin de ta force et de ta virulence, +Cher poison préparé par les anges! liqueur +Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon coeur! + + + + +LE POISON + + +Le vin sait revêtir le plus sordide bouge + D'un luxe miraculeux, +Et fait surgir plus d'un portique fabuleux + Dans l'or de sa vapeur rouge, +Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux. + +L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, + Allonge l'illimité, +Approfondit le temps, creuse la volupté, + Et de plaisirs noirs et mornes +Remplit l'âme au delà de sa capacité. + +Tout cela ne vaut pas le poison qui découle + De tes yeux, de tes yeux verts, +Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers... + Mes songes viennent en foule +Pour se désaltérer à ces gouffres amers. + +Tout cela ne vaut pas le terrible prodige + De ta salive qui mord, +Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord, + Et, charriant le vertige, +La roule défaillante aux rives de la mort! + + + + +LE CHAT + +I + + +Dans ma cervelle se promène +Ainsi qu'en son appartement, +Un beau chat, fort, doux et charmant, +Quand il miaule, on l'entend à peine, + +Tant son timbre est tendre et discret; +Mais que sa voix s'apaise ou gronde, +Elle est toujours riche et profonde. +C'est là son charme et son secret. + +Cette voix, qui perle et qui filtre +Dans mon fond le plus ténébreux, +Me remplit comme un vers nombreux +Et me réjouit comme un philtre. + +Elle endort les plus cruels maux +Et contient toutes les extases; +Pour dire les plus longues phrases, +Elle n'a pas besoin de mots. + +Non, il n'est pas d'archet qui morde +Sur mon coeur, parfait instrument, +Et fasse plus royalement +Chanter sa plus vibrante corde + +Que ta voix, chat mystérieux, +Chat séraphique, chat étrange, +En qui tout est, comme un ange, +Aussi subtil qu'harmonieux. + + +II + + +De sa fourrure blonde et brune +Sort un parfum si doux, qu'un soir +J'en fus embaumé, pour l'avoir +Caressée une fois, rien qu'une. + +C'est l'esprit familier du lieu; +Il juge, il préside, il inspire +Toutes choses dans son empire; +Peut-être est-il fée, est-il dieu? + +Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime +Tirés comme par un aimant, +Se retournent docilement, +Et que je regarde en moi-même, + +Je vois avec étonnement +Le feu de ses prunelles pâles, +Clairs fanaux, vivantes opales, +Qui me contemplent fixement. + + + + +LE BEAU NAVIRE + + +Je veux te raconter, ô molle enchanteresse, +Les diverses beautés qui parent ta jeunesse; + Je veux te peindre ta beauté +Où l'enfance s'allie à la maturité. + +Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, +Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, + Chargé de toile, et va roulant +Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. + +Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, +Ta tête se pavane avec d'étranges grâces; + D'un air placide et triomphant +Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. + +Je veux te raconter, ô molle enchanteresse, +Les diverses beautés qui parent ta jeunesse; + Je veux te peindre ta beauté +Où l'enfance s'allie à la maturité. + +Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire, +Ta gorge triomphante est une belle armoire + Dont les panneaux bombés et clairs +Comme les boucliers accrochent des éclairs; + +Boucliers provoquants, armés de pointes roses! +Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses, + De vins, de parfums, de liqueurs +Qui feraient délirer les cerveaux et les coeurs! + +Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large, +Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large, + Chargé de toile, et va roulant +Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent. + +Tes nobles jambes sons les volants qu'elles chassent, +Tourmentent les désirs obscurs et les agacent + Comme deux sorcières qui font +Tourner un philtre noir dans un vase profond. + +Tes bras qui se joueraient des précoces hercules +Sont des boas luisants les solides émules, + Faits pour serrer obstinément, +Comme pour l'imprimer dans ton coeur, ton amant. + +Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses, +Ta tête se pavane avec d'étranches grâces; + D'un air placide et triomphant +Tu passes ton chemin, majestueuse enfant. + + + + +L'IRREPARABLE + +I + + +Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords, + Qui vit, s'agite et se tortille, +Et se nourrit de nous comme le ver des morts, + Comme du chêne la chenille? +Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords? + +Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane + Noierons-nous ce vieil ennemi, +Destructeur et gourmand comme la courtisane, + Patient comme la fourmi? +Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane? + +Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais, + A cet esprit comblé d'angoisse +Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés, + Que le sabot du cheval froisse, +Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais, + +A cet agonisant que le loup déjà flaire + Et que surveille le corbeau, +A ce soldat brisé, s'il faut qu'il désespère + D'avoir sa croix et son tombeau; +Ce pauvre agonisant que le loup déjà flaire! + +Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir? + Peut-on déchirer des ténèbres +Plus denses que la poix, sans matin et sans soir, + Sans astres, sans éclairs funèbres? +Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir? + +L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge + Est souillée, est morte à jamais! +Sans lune et sans rayons trouver où l'on héberge + Les martyrs d'un chemin mauvais! +Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge! + +Adorable sorcière, aimes-tu les damnés! + Dis, connais-tu l'irrémissible? +Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés, + A qui notre coeur sert de cible? +Adorable sorcière, aimes-tu les damnés? + +L'irréparable ronge avec sa dent maudite + Notre âme, piteux monument, +Et souvent il attaque, ainsi que le termite, + Par la base le bâtiment. +L'irréparable ronge avec sa dent maudite! + + +II + + +J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal + Qu'enflammait l'orchestre sonore, +Une fée allumer dans un ciel infernal + Une miraculeuse aurore; +J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal + +Un être qui n'était que lumière, or et gaze, + Terrasser l'énorme Satan +Mais mon coeur, que jamais ne visite l'extase + Est un théâtre où l'on attend +Toujours, toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze! + + + + +CAUSERIE + + +Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose! +Mais la tristesse en moi monte comme la mer, +Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose +Le souvenir cuisant de son limon amer. + +--Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme; +Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé +Par la griffe et la dent féroce de la femme. +Ne cherchez plus mon coeur; les bêtes l'ont mangé. + +Mon coeur est un palais flétri par la cohue; +On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux. +--Un parfum nage autour de votre gorge nue!... + +O Beauté, dur fléau des âmes! tu le veux! +Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes! +Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes! + + + + +CHANT D'AUTOMNE + +I + + +Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres; +Adieu, vive clarté de nos étés trop courts! +J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres +Le bois retentissant sur le pavé des cours. + +Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère, +Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé, +Et, comme le soleil dans son enfer polaire. +Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé. + +J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe; +L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd. +Mon esprit est pareil à la tour qui succombe +Sous les coups du bélier infatigable et lourd. + +Il me semble, bercé par ce choc monotone, +Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part... +Pour qui?--C'était hier l'été; voici l'automne! +Ce bruit mystérieux sonne comme un départ. + + +II + + +J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre, +Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer, +Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre, +Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. + +Et pourtant aimez-moi, tendre coeur! soyez mère +Même pour un ingrat, même pour un méchant; +Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère +D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant. + +Courte tâche! La tombe attend; elle est avide! +Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux, +Goûter, en regrettant l'été blanc et torride, +De l'arrière-saison le rayon jaune et doux! + + + + +CHANSON D'APRES-MIDI + + +Quoique tes sourcils méchants +Te donnent un air étrange +Qui n'est pas celui d'un ange, +Sorcière aux yeux alléchants, + +Je t'adore, ô ma frivole, +Ma terrible passion! +Avec la dévotion +Du prêtre pour son idole. + +Le désert et la forêt +Embaument tes tresses rudes, +Ta tête a les attitudes +De l'énigme et du secret. + +Sur ta chair le parfum rôde +Comme autour d'un encensoir; +Tu charmes comme le soir, +Nymphe ténébreuse et chaude. + +Ah! les philtres les plus forts +Ne valent pas ta paresse, +Et tu connais la caresse +Qui fait revivre les morts! + +Tes hanches sont amoureuses +De ton dos et de tes seins, +Et tu ravis les coussins +Par tes poses langoureuses. + +Quelquefois pour apaiser +Ta rage mystérieuse, +Tu prodigues, sérieuse, +La morsure et le baiser; + +Tu me déchires, ma brune, +Avec un rire moqueur, +Et puis tu mets sur mon coeur +Ton oeil doux comme la lune. + +Sous tes souliers de satin, +Sous tes charmants pieds de soie, +Moi, je mets ma grande joie, +Mon génie et mon destin, + +Mon âme par toi guérie, +Par toi, lumière et couleur! +Explosion de chaleur +Dans ma noire Sibérie! + + + + +SISINA + + +Imaginez Diane en galant équipage, +Parcourant les forêts ou battant les halliers, +Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage, +Superbe et défiant les meilleurs cavaliers! + +Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage, +Excitant à l'assaut un peuple sans souliers, +La joue et l'oeil en feu, jouant son personnage, +Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers? + +Telle la Sisina! Mais la douce guerrière +A l'âme charitable autant que meurtrière, +Son courage, affolé de poudre et de tambours, + +Devant les suppliants sait mettre bas les armes, +Et son coeur, ravagé par la flamme, a toujours, +Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes. + + + + +A UNE DAME CREOLE + + +Au pays parfumé que le soleil caresse, +J'ai connu sous un dais d'arbres tout empourprés +Et de palmiers, d'où pleut sur les yeux la paresse, +Une dame créole aux charmes ignorés. + +Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse +A dans le col des airs noblement maniérés; +Grande et svelte en marchant comme une chasseresse, +Son sourire est tranquille et ses yeux assurés. + +Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire, +Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire, +Belle digne d'orner les antiques manoirs, + +Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites, +Germer mille sonnets dans le coeur des poètes, +Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs. + + + + +LE REVENANT + + +Comme les anges à l'oeil fauve, +Je reviendrai dans ton alcôve +Et vers toi glisserai sans bruit +Avec les ombres de la nuit; + +Et je te donnerai, ma brune, +Des baisers froids comme la lune +Et des caresses de serpent +Autour d'une fosse rampant. + +Quand viendra le matin livide, +Tu trouveras ma place vide, +Où jusqu'au soir il fera froid. + +Comme d'autres par la tendresse, +Sur ta vie et sur ta jeunesse, +Moi, je veux régner par l'effroi! + + + + +SONNET D'AUTOMNE + + +Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal: +« Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite? » +--Sois charmante et tais-toi! Mon coeur, que tout irrite, +Excepté la candeur de l'antique animal, + +Ne veut pas te montrer son secret infernal, +Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite, +Ni sa noire légende avec la flamme écrite. +Je hais la passion et l'esprit me fait mal! + +Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite, +Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal. +Je connais les engins de son vieil arsenal: + +Crime, horreur et folie!--O pâle marguerite! +Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal, +O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite? + + + + +TRISTESSE DE LA LUNE + + +Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse; +Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins, +Qui d'une main distraite et légère caresse, +Avant de s'endormir, le contour de ses seins, + +Sur le dos satiné des molles avalanches, +Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons, +Et promène ses yeux sur les visions blanches +Qui montent dans l'azur comme des floraisons. + +Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, +Elle laisse filer une larme furtive, +Un poète pieux, ennemi du sommeil, + +Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, +Aux reflets irisés comme un fragment d'opale, +Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil. + + + + +LES CHATS + + +Les amoureux fervents et les savants austères +Aiment également dans leur mûre saison, +Les chats puissants et doux, orgueil de la maison, +Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires. + +Amis de la science et de la volupté, +Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres; +L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres, +S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté. + +Ils prennent en songeant les nobles attitudes +Des grands sphinx allongés au fond des solitudes, +Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin; + +Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques, +Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin, +Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques. + + + + +LA PIPE + + +Je suis la pipe d'un auteur; +On voit, à contempler ma mine +D'Abyssienne ou de Cafrine, +Que mon maître est un grand fumeur. + +Quand il est comblé de douleur, +Je fume comme la chaumine +Où se prépare la cuisine +Pour le retour du laboureur. + +J'enlace et je berce son âme +Dans le réseau mobile et bleu +Qui monte de ma bouche en feu, + +Et je roule un puissant dictame +Qui charme son coeur et guérit +De ses fatigues son esprit. + + + + +LA MUSIQUE + + +La musique souvent me prend comme une mer! + Vers ma pâle étoile, +Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther, + Je mets à la voile; + +La poitrine en avant et les poumons gonflés + Comme de la toile, +J'escalade le dos des flots amoncelés + Que la nuit me voile; + +Je sens vibrer en moi toutes les passions + D'un vaisseau qui souffre; +Le bon vent, la tempête et ses convulsions + + Sur l'immense gouffre +Me bercent.--D'autres fois, calme plat, grand mimoir + De mon désespoir! + + + + +SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT + + +Si par une nuit lourde et sombre +Un bon chrétien, par charité, +Derrière quelque vieux décombre +Enterre votre corps vanté, + +A l'heure où les chastes étoiles +Ferment leurs yeux appesantis, +L'araignée y fera ses toiles, +Et la vipère ses petits; + +Vous entendrez toute l'année +Sur votre tête condamnée +Les cris lamentables des loups + +Et des sorcières faméliques, +Les ébats des vieillards lubriques +Et les complots des noirs filous. + + + + +LE MORT JOYEUX + + +Dans une terre grasse et pleine d'escargots +Je veux creuser moi-même une fosse profonde, +Où je puisse à loisir étaler mes vieux os +Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde. + +Je hais les testaments et je hais les tombeaux; +Plutôt que d'implorer une larme du monde, +Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux +A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde. + +O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux, +Voyez venir à vous un mort libre et joyeux; +Philosophes viveurs, fils de la pourriture, + +A travers ma ruine allez donc sans remords, +Et dites-moi s'il est encor quelque torture +Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts? + + + + +LA CLOCHE FELEE + + +Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver, +D'écouter près du feu qui palpite et qui fume +Les souvenirs lointains lentement s'élever +Au bruit des carillons qui chantent dans la brume. + +Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux +Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante, +Jette fidèlement son cri religieux, +Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente! + +Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis +Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits, +Il arrive souvent que sa voix affaiblie + +Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie +Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts, +Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts. + + + + +SPLEEN + + +Pluviôse, irrité contre la vie entière, +De son urne à grands flots vers un froid ténébreux +Aux pâles habitants du voisin cimetière +Et la mortalité sur les faubourgs brumeux. + +Mon chat sur le carreau cherchant une litière +Agite sans repos son corps maigre et galeux; +L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière +Avec la triste voix d'un fantôme frileux. + +Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée +Accompagne en fausset la pendule enrhumée, +Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums, + +Héritage fatal d'une vieille hydropique, +Le beau valet de coeur et la dame de pique +Causent sinistrement de leurs amours défunts. +J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. + +Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, +De vers, de billets doux, de procès, de romances, +Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances, +Cache moins de secrets que mon triste cerveau. +C'est une pyramide, un immense caveau, +Qui contient plus de morts que la fosse commune. +--Je suis un cimetière abhorré de la lune, +Où comme des remords se traînent de longs vers +Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers. +Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées, +Où gît tout un fouillis de modes surannées, +Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher, +Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché. + +Rien n'égale en longueur les boiteuses journées, +Quand sous les lourds flocons des neigeuses années +L'ennui, fruit de la morne incuriosité, +Prend les proportions de l'immortalité. +--Désormais tu n'es plus, ô matière vivante! +Qu'un granit entouré d'une vague épouvante, +Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux! +Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux, +Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche +Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche. + +Je suis comme le roi d'un pays pluvieux, +Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux, +Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes, +S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes. +Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon, +Ni son peuple mourant en face du balcon, +Du bouffon favori la grotesque ballade +Ne distrait plus le front de ce cruel malade; +Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau, +Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau, +Ne savent plus trouver d'impudique toilette +Pour tirer un souris de ce jeune squelette. +Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu +De son être extirper l'élément corrompu, +Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent +Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent, +Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété +Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé. + +Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle +Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis, +Et que de l'horizon embrassant tout le cercle +Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits; + +Quand la terre est changée en un cachot humide, +Où l'Espérance, comme une chauve-souris, +S'en va battant les murs de son aile timide +Et se cognant la tête à des plafonds pourris; + +Quand la pluie étalant ses immenses traînées +D'une vaste prison imite les barreaux, +Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées +Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, + +Des cloches tout à coup sautent avec furie +Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, +Ainsi que des esprits errants et sans patrie +Qui se mettent à geindre opiniâtrement. + +--Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, +Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir, +Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique, +Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. + + + + +LE GOUT DU NEANT + + +Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte, +L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur, +Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur, +Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte. + +Résigne-toi, mon coeur; dors ton sommeil de brute. + +Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur, +L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute; +Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte! +Plaisirs, ne tentez plus un coeur sombre et boudeur! + +Le Printemps adorable a perdu son odeur! + +Et le Temps m'engloutit minute par minute, +Comme la neige immense un corps pris de roideur; +Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute! +Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur, + +Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute? + + + + +ALCHIMIE DE LA DOULEUR + + +L'un t'éclaire avec son ardeur +L'autre en toi met son deuil. Naturel +Ce qui dit à l'un: Sépulture! +Dit à l'autre: Vie et splendeur! + +Hermès inconnu qui m'assistes +Et qui toujours m'intimidas, +Tu me rends l'égal de Midas, +Le plus triste des alchimistes; + +Par toi je change l'or en fer +Et le paradis en enfer; +Dans le suaire des nuages + +Je découvre un cadavre cher. +Et sur les célestes rivages +Je bâtis de grands sarcophages. + + + + +LA PRIERE D'UN PAÏEN + + +Ah! ne ralentis pas tes flammes; +Réchauffe mon coeur engourdi, +Volupté, torture des âmes! +_Diva! supplicem exaudi!_ + +Déesse dans l'air répandue, +Flamme dans notre souterrain! +Exauce une âme morfondue, +Qui te consacre un chant d'airain. + +Volupté, sois toujours ma reine! +Prends le masque d'une sirène +Faîte de chair et de velours. + +Ou verse-moi tes sommeils lourds +Dans le vin informe et mystique, +Volupté, fantôme élastique! + + + + +LE COUVERCLE + + +En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre, +Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc, +Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère, +Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant, + +Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire, +Que son petit cerveau soit actif ou soit lent, +Partout l'homme subit la terreur du mystère, +Et ne regarde en haut qu'avec un oeil tremblant. + +En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe, +Plafond illuminé pour un opéra bouffe +Où chaque histrion foule un sol ensanglanté, + +Terreur du libertin, espoir du fol ermite; +Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite +Où bout l'imperceptible et vaste Humanité. + + + + +L'IMPREVU + + +Harpagon, qui veillait son père agonisant, +Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches; +« Nous avons au grenier un nombre suffisant, + Ce me semble, de vieilles planches? » + +Célimène roucoule et dit: « Mon coeur est bon, +Et naturellement, Dieu m'a faite très belle. » +--Son coeur! coeur racorni, fumé comme un jambon, +Recuit à la flamme éternelle! + +Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau, +Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres: +« Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau, + Ce Redresseur que tu célèbres? » + +Mieux que tous, je connais certains voluptueux +Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure, +Répétant, l'impuissant et le fat: « Oui, je veux + Etre vertueux, dans une heure! » + +L'horloge, à son tour, dit à voix basse: « Il est mûr, +Le damné! J'avertis en vain la chair infecte. +L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur + Qu'habite et que ronge un insecte! » + +Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié, +Et qui leur dit, railleur et fier: « Dans mon ciboire, +Vous avez, que je crois, assez communié, + A la joyeuse Messe noire? + +Chacun de vous m'a fait un temple dans son coeur; +Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde! +Reconnaissez Satan à son rire vainqueur, + Enorme et laid comme le monde! + +Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris, +Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche, +Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix. + D'aller au Ciel et d'être riche? + +Il faut que le gibier paye le vieux chasseur +Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie. +Je vais vous emporter à travers l'épaisseur, + Compagnons de ma triste joie, + +A travers l'épaisseur de la terre et du roc, +A travers les amas confus de votre cendre, +Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc, + Et qui n'est pas de pierre tendre; + +Car il fait avec l'universel Péché, +Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire! +--Cependant, tout en haut de l'univers juché, + Un Ange sonne la victoire + +De ceux dont le coeur dit: « Que béni soit ton fouet, +Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie! +Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet, + Et ta prudence est infinie. » + +Le son de la trompette est si délicieux, +Dans ces soirs solennels de célestes vendanges, +Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux + Dont elle chante les louanges. + + + + +L'EXAMEN DE MINUIT + + +La pendule, sonnant minuit, +Ironiquement nous engage +A nous rappeler quel usage +Nous fîmes du jour qui s'enfuit: +--Aujourd'hui, date fatidique, +Vendredi, treize, nous avons, +Malgré tout ce que nous savons, +Mené le train d'un hérétique. + +Nous avons blasphémé Jésus, +Des Dieux le plus incontestable! +Comme un parasite à la table +De quelque monstrueux Crésus, +Nous avons, pour plaire à la brute, +Digne vassale des Démons, +Insulté ce que nous aimons +Et flatté ce qui nous rebute; + +Contristé, servile bourreau, +Le faible qu'à tort on méprise; +Salué l'énorme Bêtise, +La Bêtise au front de taureau; +Baisé la stupide Matière +Avec grande dévotion, +Et de la putréfaction +Béni la blafarde lumière. + +Enfin, nous avons, pour noyer +Le vertige dans le délire, +Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre, +Dont la gloire est de déployer +L'ivresse des choses funèbres, +Bu sans soif et mangé sans faim!... +--Vite soufflons la lampe, afin +De nous cacher dans les ténèbres! + + + + +MADRIGAL TRISTE + + +Que m'importe que tu sois sage? +Sois belle! et sois triste! Les pleurs +Ajoutent un charme au visage, +Comme le fleuve au paysage; +L'orage rajeunit les fleurs. + +Je t'aime surtout quand la joie +S'enfuit de ton front terrassé; +Quand ton coeur dans l'horreur se noie; +Quand sur ton présent se déploie +Le nuage affreux du passé. + +Je t'aime quand ton grand oeil verse +Une eau chaude comme le sang; +Quand, malgré ma main qui te berce, +Ton angoisse, trop lourde, perce +Comme un râle d'agonisant. +J'aspire, volupté divine! + +Hymne profond, délicieux! +Tous les sanglots de ta poitrine, +Et crois que ton coeur s'illumine +Des perles que versent tes yeux! + +Je sais que ton coeur, qui regorge +De vieux amours déracinés, +Flamboie encor comme une forge, +Et que tu couves sous ta gorge +Un peu de l'orgueil des damnés; + +Mais tant, ma chère, que tes rêves +N'auront pas reflété l'Enfer, +Et qu'en un cauchemar sans trêves, +Songeant de poisons et de glaives, +Eprise de poudre et de fer, + +N'ouvrant à chacun qu'avec crainte, +Déchiffrant le malheur partout, +Te convulsant quand l'heure tinte, +Tu n'auras pas senti l'étreinte +De l'irrésistible Dégoût, + +Tu ne pourras, esclave reine +Qui ne m'aimes qu'avec effroi, +Dans l'horreur de la nuit malsaine +Me dire, l'âme de cris pleine: +« Je suis ton égale, ô mon Roi! » + + + + +L'AVERTISSEUR + + +Tout homme digne de ce nom +A dans le coeur un Serpent jaune, +Installé comme sur un trône, +Qui, s'il dit: « Je veux! » répond: « Non! » + +Plonge tes yeux dans les yeux fixes +Des Satyresses ou des Nixes, +La Dent dit: « Pense à ton devoir! » + +Fais des enfants, plante des arbres ». +Polis des vers, sculpte des marbres, +La Dent dit: « Vivras-tu ce soir? » + +Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère, +L'homme ne vit pas un moment +Sans subir l'avertissement +De l'insupportable Vipère. + + + + +A UNE MALABARAISE + + +Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche +Est large à faire envie à la plus belle blanche; +A l'artiste pensif ton corps est doux et cher; +Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair +Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître, +Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître, +De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs, +De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs, +Et, dès que le matin fait chanter les platanes, +D'acheter au bazar ananas et bananes. +Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus, +Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus; +Et quand descend le soir au manteau d'écarlate, +Tu poses doucement ton corps sur une natte, +Où tes rêves flottants sont pleins de colibris, +Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris. +Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France, +Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance, +Et, confiant ta vie aux bras forts des marins, +Faire de grands adieux à tes chers tamarins? +Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles, +Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles, +Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs, +Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs, +Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges +Et vendre le parfum de tes charmes étranges, +L'oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards, +Des cocotiers absents les fantômes épars! + + + + +LA VOIX + + +Mon berceau s'adossait à la bibliothèque, +Babel sombre, où roman, science, fabliau, +Tout, la cendre latine et la poussière grecque, +Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio. +Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme, +Disait: « La Terre est un gâteau plein de douceur; +Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!) +Te faire un appétit d'une égale grosseur. » +Et l'autre: « Viens, oh! viens voyager dans les rêves +Au delà du possible, au delà du connu! » +Et celle-là chantait comme le vent des grèves, +Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu, +Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie. +Je te répondis: « Oui! douce voix! » C'est d'alors +Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie +Et ma fatalité. Derrière les décors +De l'existence immense, au plus noir de l'abîme, +Je vois distinctement des mondes singuliers, +Et, de ma clairvoyance extatique victime, +Je traîne des serpents qui mordent mes souliers. +Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes, +J'aime si tendrement le désert et la mer; +Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes, +Et trouve un goût suave au vin le plus amer; +Que je prends très souvent les faits pour des mensonges +Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous. +Mais la Voix me console et dit: « Garde des songes; +Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous! ». + + + + +HYMNE + + +A la très chère, à la très belle +Qui remplit mon coeur de clarté, +A l'ange, à l'idole immortelle, +Salut en immortalité! + +Elle se répand dans ma vie +Comme un air imprégné de sel, +Et dans mon âme inassouvie, +Verse le goût de l'éternel. + +Sachet toujours frais qui parfume +L'atmosphère d'un cher réduit, +Encensoir oublié qui fume +En secret à travers la nuit, + +Comment, amour incorruptible, +T'exprimer avec vérité? +Grain de musc qui gis, invisible, +Au fond de mon éternité! + +A l'ange, à l'idole immortelle, +A la très bonne, à la très belle +Qui fait ma joie et ma santé, +Salut en immortalité! + + + + +LE REBELLE + + +Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle, +Du mécréant saisit à plein poing les cheveux, +Et dit, le secouant: « Ta connaîtras la règle! +(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux! + +Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace, +Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété, +Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe, +Un tapis triomphal avec ta charité. + +Tel est l'Amour! Avant que ton coeur ne se blase, +A la gloire de Dieu rallume ton extase; +C'est la Volupté vraie aux durables appas! » + +Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime, +De ses poings de géant torture l'anathème; +Mais le damné répond toujours; « Je ne veux pas! » + + + + +LE JET D'EAU + + +Tes beaux yeux sont las, pauvre amante! +Reste longtemps sans les rouvrir, +Dans cette pose nonchalante +Où t'a surprise le plaisir. +Dans la cour le jet d'eau qui jase +Et ne se tait ni nuit ni jour, +Entretient doucement l'extase +Où ce soir m'a plongé l'amour. + + La gerbe épanouie + En mille fleurs, + Où Phoebé réjouie + Met ses couleurs, + Tombe comme une pluie + De larges pleurs. + +Ainsi ton âme qu'incendie +L'éclair brûlant des voluptés +S'élance, rapide et hardie, +Vers les vastes cieux enchantés. +Puis, elle s'épanche, mourante, +En un flot de triste langueur, +Qui par une invisible pente +Descend jusqu'au fond de mon coeur. + + La gerbe épanouie + En mille fleurs, + Où Phoebé réjouie + Met ses couleurs, + Tombe comme une pluie + De larges pleurs. + +0 toi, que la nuit rend si belle, +Qu'il m'est doux, penché vers tes seins, +D'écouter la plainte éternelle +Qui sanglote dans les bassins! +Lune, eau sonore, nuit bénie, +Arbres qui frissonnez autour, +Votre pure mélancolie +Est le miroir de mon amour. + + La gerbe épanouie + En mille fleurs, + Où Phoebé réjouie + Met ses couleurs, + Tombe comme une pluie + De larges pleurs. + + + + +LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE + + +Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève, +Comme une explosion nous lançant son bonjour! +--Bienheureux celui-là qui peut avec amour +Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve! + +Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon, +Se pâmer sous son oeil comme un coeur qui palpite,.. +--Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite, +Pour attraper au moins un oblique rayon! + +Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire; +L'irrésistible Nuit établit son empire, +Noire, humide, funeste et pleine de frissons; + +Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage, +Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage, +Des crapauds imprévus et de froids limaçons. + + + + +LE GOUFFRE + + +Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. +--Hélas! tout est abîme,--action, désir, rêve, +Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève +Mainte fois de la Peur je sens passer le vent. + +En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève, +Le silence, l'espace affreux et captivant... +Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant +Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve. + +J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou, +Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où; +Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres, + +Et mon esprit, toujours du vertige hanté, +Jalouse du néant l'insensibilité. +--Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres! + + + + +LES PLAINTES D'UN ICARE + + +Les amants des prostituées +Sont heureux, dispos et repus; +Quant à moi, mes bras sont rompus +Pour avoir étreint des nuées. + +C'est grâce aux astres non pareils, +Qui tout au fond du ciel flamboient, +Que mes yeux consumés ne voient +Que des souvenirs de soleils. + +En vain j'ai voulu de l'espace, +Trouver la fin et le milieu; +Sous je ne sais quel oeil de feu +Je sens mon aile qui se casse; + +Et brûlé par l'amour du beau, +Je n'aurai pas l'honneur sublime +De donner mon nom à l'abîme +Qui me servira de tombeau. + + + + +RECUEILLEMENT + + +Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille, +Tu réclamais le Soir; il descend; le voici: +Une atmosphère obscure enveloppe la ville, +Aux uns portant la paix, aux autres le souci. + +Pendant que des mortels la multitude vile, +Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci, +Va cueillir des remords dans la fête servile, +Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici, + +Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années, +Sur les balcons du ciel, en robes surannées; +Surgir du fond des eaux le Regret souriant; + +Le Soleil moribond s'endormir sous une arche, +Et, comme un long linceul traînant à l'Orient, +Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche. + + + + +L'HEAUTONTIMOROUMENOS + +A. J. G. F. + + +Je te frapperai sans colère +Et sans haine,--comme un boucher! +Comme Moïse le rocher, +--Et je ferai de ta paupière, + +Pour abreuver mon Sahara, +Jaillir les eaux de la souffrance, +Mon désir gonflé d'espérance +Sur tes pleurs salés nagera + +Comme un vaisseau qui prend le large, +Et dans mon coeur qu'ils soûleront +Tes chers sanglots retentiront +Comme un tambour qui bat la charge! + +Ne suis-je pas un faux accord +Dans la divine symphonie, +Grâce à la vorace Ironie +Qui me secoue et qui me mord? + +Elle est dans ma voix, la criarde! +C'est tout mon sang, ce poison noir! +Je suis le sinistre miroir +Où la mégère se regarde. + +Je suis la plaie et le couteau! +Je suis le soufflet et la joue! +Je suis les membres et la roue, +Et la victime et le bourreau! + +Je suis de mon coeur le vampire, +--Un de ces grands abandonnés +Au rire éternel condamnés, +Et qui ne peuvent plus sourire! + + + + +L'IRREMEDIABLE + +I + + +Une Idée, une Forme, un Etre +Parti de l'azur et tombé +Dans un Styx bourbeux et plombé +Où nul oeil du Ciel ne pénètre; + +Un Ange, imprudent voyageur +Qu'a tenté l'amour du difforme, +Au fond d'un cauchemar énorme +Se débattant comme un nageur, + +Et luttant, angoisses funèbres! +Contre un gigantesque remous +Qui va chantant comme les fous +Et pirouettant dans les ténèbres; + +Un malheureux ensorcelé +Dans ses tâtonnements futiles, +Pour fuir d'un lieu plein de reptiles, +Cherchant la lumière et la clé; + +Un damné descendant sans lampe, +Au bord d'un gouffre dont l'odeur +Trahit l'humide profondeur, +D'éternels escaliers sans rampe, + +Où veillent des monstres visqueux +Dont les larges yeux de phosphore +Font une nuit plus noire encore +Et ne rendent visibles qu'eux; + +Un navire pris dans le pôle, +Comme en un piège de cristal, +Cherchant par quel détroit fatal +Il est tombé dans cette geôle; + +--Emblèmes nets, tableau parfait +D'une fortune irrémédiable, +Qui donne à penser que le Diable +Fait toujours bien tout ce qu'il fait! + + +II + + +Tête-à-tête sombre et limpide +Qu'un coeur devenu son miroir +Puits de Vérité, clair et noir, +Où tremble une étoile livide, + +Un phare ironique, infernal, +Flambeau des grâces sataniques, +Soulagement et gloire uniques, +--La conscience dans le Mal! + + + + +L'HORLOGE + + +Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible, +Dont le doigt nous menace et nous dit: _Souviens-toi!_ +Les bivrantes Douleurs dans ton coeur plein d'effroi +Se planteront bientôt comme dans une cible; + +Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon +Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse; +Chaque instant te dévore un morceau du délice +A chaque homme accordé pour toute sa saison. + +Trois mille six cents fois par heure, la Seconde +Chuchote: _Souviens-toi!_--Rapide, avec sa voix +D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois, +Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde! + +_Remember! Souviens-toi!_ prodigue! _Esto memor!_ +(Mon gosier de métal parle toutes les langues.) +Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues +Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or! + +_Souviens-toi_ que le Temps est un joueur avide +Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi. +Le jour décroît; la nuit augmente, _souviens-toi!_ +Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide. + +Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard, +Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge, +Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!), +Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! il est trop tard! » + + + + +TABLEAUX PARISIENS + +LE SOLEIL + + +Le long du vieux faubourg, où pendant aux masures +Les persiennes, abri des secrètes luxures, +Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés +Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés. +Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime, +Flairant dans tous les coins les hasards de la rime. +Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, +Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés. + +Ce père nourricier, ennemi des chloroses, +Eveille dans les champs les vers comme les roses; +Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel, +Et remplit les cerveaux et les ruches de miel. +C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles +Et les rend gais et doux comme des jeunes filles, +Et commande aux moissons de croître et de mûrir +Dans le coeur immortel qui toujours veut fleurir! +Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes, +Il ennoblit le sort des choses les plus viles, +Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets, +Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais. + + + + +LA LUNE OFFENSEE + + +O Lune qu'adoraient discrètement nos pères, +Du haut des pays bleus où, radieux sérail, +Les astres vont te suivre en pimpant attirail, +Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires, + +Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères, +De leur bouche en dormant montrer le frais émail? +Le poète buter du front sur son travail? +Où sous les gazons secs s'accoupler les vipères? + +Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin, +Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin, +Baiser d'Endymion les grâces surannées? + +« --Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri, +Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années, +Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri! » + + + + +A UNE MENDIANTE ROUSSE + + +Blanche fille aux cheveux roux, +Dont ta robe par ses trous +Laisse voir la pauvreté + Et la beauté, + +Pour moi, poète chétif, +Ton jeune corps maladif +Plein de taches de rousseur + A sa douceur. + +Tu portes plus galamment +Qu'une reine de roman +Ses cothurnes de velours + Tes sabots lourds. + +Au lieu d'un haillon trop court, +Qu'un superbe habit de cour +Traîne à plis bruyants et longs + Sur tes talons; + +Et place de bas troués, +Que pour les yeux des roués +Sur ta jambe un poignard d'or + Reluise encor; + +Que des noeuds mal attachés +Dévoilent pour nos péchés +Tes deux beaux seins, radieux + Comme des yeux; + +Que pour te déshabiller +Tes bras se fassent prier +Et chassent à coups mutins + Les doigts lutins; + +--Perles de la plus belle eau, +Sonnets de maître Belleau +Par tes galants mis aux fers + Sans cesse offerts, + +Valetaille de rimeurs +Te dédiant leurs primeurs +Et contemplant ton soulier + Sous l'escalier, + +Maint page épris du hasard, +Maint seigneur et maint Ronsard +Epieraient pour le déduit + Ton frais réduit! + +Tu compterais dans tes lits +Plus de baisers que de lys +Et rangerais sous tes lois + Plus d'un Valois! + +--Cependant tu vas gueusant +Quelque vieux débris gisant +Au seuil de quelque Véfour + De carrefour; + +Tu vas lorgnant en dessous +Des bijoux de vingt-neuf sous +Dont je ne puis, oh! pardon! + Te faire don; + +Va donc, sans autre ornement, +Parfum, perles, diamant, +Que ta maigre nudité, + O ma beauté! + + + + +LE CYGNE + +A VICTOR HUGO + +I + + +Andromaque, je pense à vous!--Ce petit fleuve, +Pauvre et triste miroir où jadis resplendit +L'immense majesté de vos douleurs de veuve, +Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit, + +A fécondé soudain ma mémoire fertile, +Comme je traversais le nouveau Carrousel. +--Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville +Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel); + +Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques, +Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts, +Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques +Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus. + +Là s'étalait jadis une ménagerie; +Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux +Clairs et froids le Travail s'éveille, où la voirie +Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux, + +Un cygne qui s'était évadé de sa cage, +Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec, +Sur le sol raboteux traînait son grand plumage. +Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec, + +Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre, +Et disait, le coeur plein de son beau lac natal: +« Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, +Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, foudre? + +Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide, +Vers le ciel ironique et cruellement bleu, +Sur son cou convulsif tendant sa tête avide, +Comme s'il adressait des reproches à Dieu! + + +II + + +Paris change, mais rien dans ma mélancolie +N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs, +Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie, +Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs. + +Aussi devant ce Louvre une image m'opprime: +Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous, +Comme les exilés, ridicule et sublime, +Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous, + +Andromaque, des bras d'un grand époux tombée, +Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus, +Auprès d'un tombeau vide en extase courbée; +Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus! + +Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique, +Piétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard, +Les cocotiers absents de la superbe Afrique +Derrière la muraille immense du brouillard; + +A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve +Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs +Et tettent la Douleur comme une bonne louve! +Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs! + +Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile +Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor! +Je pense aux matelots oubliés dans une île, +Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor! + + + + +LES SEPT VIEILLARDS + +A VICTOR HUGO + + +Fourmillante cité, cité pleine de rêves, +Où le spectre en plein jour raccroche le passant! +Les mystères partout coulent comme des sèves +Dans les canaux étroits du colosse puissant. + +Un matin, cependant que dans la triste rue +Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur, +Simulaient les deux quais d'une rivière accrue, +Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur, + +Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace, +Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros +Et discutant avec mon âme déjà lasse, +Le faubourg secoué par les lourds tombereaux. + +Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes +Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux, +Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes, +Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux, + +M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée +Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas, +Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée, +Se projetait, pareille à celle de Judas. + +Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine +Faisant avec sa jambe un parfait angle droit, +Si bien que son bâton, parachevant sa mine, +Lui donnait la tournure et le pas maladroit + +D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes. +Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant, +Comme s'il écrasait des morts sous ses savates, +Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent. + +Son pareil le suivait: barbe, oeil, dos, bâton, loques, +Nul trait ne distinguait, du même enfer venu, +Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques +Marchaient du même pas vers un but inconnu. + +A quel complot infâme étais-je donc en butte, +Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait? +Car je comptai sept fois, de minute en minute, +Ce sinistre vieillard qui se multipliait! + +Que celui-là qui rit de mon inquiétude, +Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel +Songe bien que malgré tant de décrépitude +Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel! + +Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième, +Sosie inexorable, ironique et fatal, +Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même? +--Mais je tournai le dos au cortège infernal. + +Exaspéré comme un ivrogne qui voit double, +Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté, +Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble, +Blessé par le mystère et par l'absurdité! + +Vainement ma raison voulait prendre la barre; +La tempête en jouant déroutait ses efforts, +Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre +Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords! + + + + +LES PETITES VIEILLES + +A VICTOR HUGO + +I + + +Dans les plis sinueux des vieilles capitales, +Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements, +Je guette, obéissant à mes humeurs fatales, +Des êtres singuliers, décrépits et charmants. + +Ces monstres disloqués furent jadis des femmes, +Eponine ou Laïs!--Monstres brisés, bossus +Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes. +Sous des jupons troués et sous de froids tissus + +Ils rampent, flagellés par les bises iniques, +Frémissant au fracas roulant des omnibus, +Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques, +Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus; + +Ils trottent, tout pareils à des marionnettes; +Se traînent, comme font les animaux blessés, +Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes +Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés + +Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille, +Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit; +Ils ont les yeux divins de la petite fille +Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit. + +--Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles +Sont presque aussi petits que celui d'un enfant? +La Mort savante met dans ces bières pareilles +Un symbole d'un goût bizarre et captivant, + +Et lorsque j'entrevois un fantôme débile +Traversant de Paris le fourmillant tableau, +Il me semble toujours que cet être fragile +S'en va tout doucement vers un nouveau berceau; + +A moins que, méditant sur la géométrie, +Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords, +Combien de fois il faut que l'ouvrier varie +La forme de la boîte où l'on met tous ces corps. + +--Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes, +Des creusets qu'un métal refroidi pailleta... +Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes +Pour celui que l'austère Infortune allaita! + + +II + + +De l'ancien Frascati Vestale énamourée; +Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur +Défunt, seul, sait le nom; célèbre évaporée +Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, + +Toutes m'enivrent! mais parmi ces êtres frêles +Il en est qui, faisant de la douleur un miel, +Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes: +« Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel! » + +L'une, par sa patrie au malheur exercée, +L'autre, que son époux surchargea de douleurs, +L'autre, par son enfant Madone transpercée, +Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs! + + +III + + +Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles! +Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant +Ensanglante le ciel de blessures vermeilles, +Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc, + +Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre, +Dont les soldats parfois inondent nos jardins, +Et qui, dans ces soirs dor où l'on se sent revivre, +Versent quelque héroïsme au coeur des citadins. + +Celle-là droite encor, fière et sentant la règle, +Humait avidement ce chant vif et guerrier; +Son oeil parfois s'ouvrait comme l'oeil d'un vieil aigle; +Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier! + + +IV + + +Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes, +A travers le chaos des vivantes cités, +Mères au coeur saignant, courtisanes ou saintes, +Dont autrefois les noms par tous étaient cités. + +Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire, +Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil +Vous insulte en passant d'un amour dérisoire; +Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil. + +Honteuses d'exister, ombres ratatinées, +Peureuses, le dos bas, vous côtoyer les murs, +Et nul ne vous salue, étranges destinées! +Débris d'humanité pour l'éternité mûrs! + +Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille, +L'oeil inquiet, fixé sur vos pas incertains, +Tout comme si j'étais votre père, ô merveille! +Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins: + +Je vois s'épanouir vos passions novices; +Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus; +Mon coeur multiplié jouit de tous vos vices! +Mon âme resplendit de toutes vos vertus! + +Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères! +Je vous fais chaque soir un solennel adieu! +Où serez-vous demain, Eves octogénaires, +Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu? + + + + +A UNE PASSANTE + + +La rue assourdissante autour de moi hurlait. +Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse, +Une femme passa, d'une main fastueuse +Soulevant, balançant le feston et l'ourlet; + +Agile et noble, avec sa jambe de statue. +Moi, je buvais, crispé comme un extravagant, +Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan, +La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. + +Un éclair... puis la nuit!--Fugitive beauté +Dont le regard m'a fait soudainement renaître, +Ne te verrai-je plus que dans l'éternité? + +Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! _jamais_ peut-être! +Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais, +O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais! + + + + +LE CREPUSCULE DU SOIR + + +Voici le soir charmant, ami du criminel; +Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel +Se ferme lentement comme une grande alcôve, +Et l'homme impatient se change en bête fauve. + +O soir, aimable soir, désiré par celui +Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui +Nous avons travaillé!--C'est le soir qui soulage +Les esprits que dévore une douleur sauvage, +Le savant obstiné dont le front s'alourdit, +Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit. + +Cependant des démons malsains dans l'atmosphère +S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire, +Et cognent en volant les volets et l'auvent. +A travers les lueurs que tourmente le vent +La Prostitution s'allume dans les rues; +Comme une fourmilière elle ouvre ses issues; + +Partout elle se fraye un occulte chemin, +Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main; +Elle remue au sein de la cité de fange +Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange. +On entend ça et là les cuisines siffler, +Les théâtres glapir, les orchestres ronfler; +Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices, +S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices, +Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci, +Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi, +Et forcer doucement les portes et les caisses +Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses. + +Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment, +Et ferme ton oreille à ce rugissement. +C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent! +La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent +Leur destinée et vont vers le gouffre commun; +L'hôpital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un +Ne viendra plus chercher la soupe parfumée, +Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée. + +Encore la plupart n'ont-ils jamais connu +La douceur du foyer et n'ont jamais vécu! + + + + +LE JEU + + +Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles, +Pâles, le sourcil peint, l'oeil câlin et fatal, +Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles +Tomber un cliquetis de pierre et de métal; + +Autour des verts tapis des visages sans lèvre, +Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent, +Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre, +Fouillant la poche vide ou le sein palpitant; + +Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres +Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs +Sur des fronts ténébreux de poètes illustres +Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs: + +--Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne +Je vis se dérouler sous mon oeil clairvoyant, +Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne, +Je me vis accoudé, froid, muet, enviant, + +Enviant de ces gens la passion tenace, +De ces vieilles putains la funèbre gaîté, +Et tous gaillardement trafiquant à ma face, +L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté! + +Et mon coeur s'effraya d'envier maint pauvre homme +Courant avec ferveur à l'abîme béant, +Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme +La douleur à la mort et l'enfer au néant! + + + + +DANSE MACABRE + +A ERNEST CHRISTOPHE + + +Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature, +Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants, +Elle a la nonchalance et la désinvolture +D'une coquette maigre aux airs extravagants. + +Vit-on jamais au bal une taille plus mince? +Sa robe exagérée, en sa royale ampleur, +S'écroule abondamment sur un pied sec que pince +Un soulier pomponné, joli comme une fleur. + +La ruche qui se joue au bord des clavicules, +Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher, +Défend pudiquement des lazzi ridicules +Les funèbres appas qu'elle tient à cacher. + +Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres +Et son crâne, de fleurs artistement coiffé, +Oscille mollement sur ses frêles vertèbres. +--O charme d'un néant follement attifé! + +Aucuns t'appelleront une caricature, +Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair, +L'élégance sans nom de l'humaine armature. +Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher! + +Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace, +La fête de la Vie? ou quelque vieux désir, +Eperonnant encor ta vivante carcasse, +Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir? + +Au chant des violons, aux flammes des bougies, +Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur, +Et viens-tu demander au torrent des orgies +De refraîchir l'enfer allumé dans ton coeur? + +Inépuisable puits de sottise et de fautes! +De l'antique douleur éternel alambic! +A travers le treillis recourbé de tes côtes +Je vois, errant encor, l'insatiable aspic. + +Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie +Ne trouve pas un prix digne de ses efforts: +Qui, de ces coeurs mortels, entend la raillerie? +Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts. + +Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées, +Exalte le vertige, et les danseurs prudents +Ne contempleront pas sans d'amères nausées +Le sourire éternel de tes trente-deux dents. + +Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette, +Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau? +Qu'importé le parfum, l'habit ou la toilette? +Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau. + +Bayadère sans nez, irrésistible gouge, +Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués: +« Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge, +Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués, + +Antinoüs flétris, dandys à face glabre, +Cadavres vernissés, lovelaces chenus, +Le branle universel de la danse macabre +Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus! + +Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange, +Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir +Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange +Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir. + +En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire +En tes contorsions, risible Humanité, +Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe, +Mêle son ironie à ton insanité! » + + + + +L'AMOUR DU MENSONGE + + +Quand je te vois passer, ô ma chère indolente, +Au chant des instruments qui se brise au plafond, +Suspendant ton allure harmonieuse et lente, +Et promenant l'ennui de ton regard profond; + +Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore, +Ton front pâle, embelli par un morbide attrait, +Où les torches du soir allument une aurore, +Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait, + +Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fraîche! +Le souvenir massif, royale et lourde tour, +La couronne, et son coeur, meurtri comme une pêche, +Est mûr, comme son corps, pour le savant amour. + +Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines? +Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs, +Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines, +Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs? + +Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques, +Qui ne recèlent point de secrets précieux; +Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques, +Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux! + +Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence, +Pour réjouir un coeur qui fuit la vérité? +Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence? +Masque ou décor, salut! J'adore ta beauté. + +Je n'ai pas oublié, voisine de la ville, +Notre blanche maison, petite mais tranquille, +Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus +Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus; +Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe, +Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe, +Semblait, grand oeil ouvert dans le ciel curieux, +Contempler nos dîners longs et silencieux, +Répandant largement ses beaux reflets de cierge +Sur la nappe frugale et les rideaux de serge. + +La servante au grand coeur dont vous étiez jalouse, +Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse, +Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs. +Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs, +Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres, +Son vent mélancolique à, l'entour de leurs marbres, +Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats, +De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps, +Tandis que, dévorés de noires songeries, +Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries, +Vieux squelettes gelés travaillés par le ver, +Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver +Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille +Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille. + +Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir, +Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir, +Si, par une nuit bleue et froide de décembre, +Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre, +Grave, et venant du fond de son lit éternel +Couver l'enfant grandi de son oeil maternel, +Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse +Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse? + + + + +BRUMES ET PLUIES + + +O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue, +Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue +D'envelopper ainsi mon coeur et mon cerveau +D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau. + +Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue, +Où par les longues nuits la girouette s'enroue, +Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau +Ouvrira largement ses ailes de corbeau. + +Rien n'est plus doux au coeur plein de choses funèbres, +Et sur qui dès longtemps descendent les frimas, +O blafardes saisons, reines de nos climats! + +Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres, +--Si ce n'est par un soir sans lune, deux à deux, +D'endormir la douleur sur un lit hasardeux. + + + + +LE VIN + +L'AME DU VIN + + +Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles: +« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité, +Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles, +Un chant plein de lumière et de fraternité! + +Je sais combien il faut, sur la colline en flamme, +De peine, de sueur et de soleil cuisant +Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme; +Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant, + +Car j'éprouve une joie immense quand je tombe +Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux, +Et sa chaude poitrine est une douce tombe +Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux. + +Entends-tu retentir les refrains des dimanches +Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant? +Les coudes sur la table et retroussant tes manches, +Tu me glorifieras et tu seras content: + +J'allumerai les yeux de ta femme ravie; +A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs +Et serai pour ce frêle athlète de la vie +L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs. + +En toi je tomberai, végétale ambroisie, +Grain précieux jeté par l'éternel Semeur, +Pour que de notre amour naisse la poésie +Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! » + + + + +LE VIN DES CHIFFONNIERS + + +Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère +Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre. +Au coeur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux, +Où l'humanité grouille en ferments orageux, + +On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête, +Buttant, et se cognant aux murs comme un poète, +Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets, +Epanche tout son coeur en glorieux projets. + +Il prête des serments, dicte des lois sublimes, +Terrasse les méchants, relève les victimes, +Et sous le firmament comme un dais suspendu +S'enivre des splendeurs de sa propre vertu. + +Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage, +Moulus par le travail et tourmentés par l'âge, +Ereintés et pliant sous un tas de débris, +Vomissement confus de l'énorme Paris, + +Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles, +Suivis de compagnons blanchis dans les batailles, +Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux! +Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux + +Se dressent devant eux, solennelle magie! +Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie +Des clairons, du soleil, des cris et du tambour, +Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour! + +C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole +Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole; +Par le gosier de l'homme il chante ses exploits +Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois. + +Pour noyer la rancoeur et bercer l'indolence +De tous ces vieux maudits qui meurent en silence, +Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil; +L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil! + + + + +LE VIN DE L'ASSASSIN + + +Ma femme est morte, je suis libre! +Je puis donc boire tout mon soûl. +Lorsque je rentrais sans un sou, +Ses cris me déchiraient la fibre. + +Autant qu'un roi je suis heureux; +L'air est pur, le ciel admirable... +--Nous avions un été semblable +Lorsque je devins amoureux! + +--L'horrible soif qui me déchire +Aurait besoin pour s'assouvir +D'autant de vin qu'en peut tenir +Son tombeau;--ce n'est pas peu dire + +Je l'ai jetée au fond d'un puits, +Et j'ai même poussé sur elle +Tous les pavés de la margelle. +--Je l'oublierai si je le puis! + +Au nom des serments de tendresse, +Dont rien ne peut nous délier, +Et pour nous réconcilier +Comme au beau temps de notre ivresse, + +J'implorai d'elle un rendez-vous, +Le soir, sur une route obscure, +Elle y vint! folle créature! +--Nous sommes tous plus ou moins fous! + +Elle était encore jolie, +Quoique bien fatiguée! et moi, +Je l'aimai trop;--voilà pourquoi +Je lui dis: sors de cette vie! + +Nul ne peut me comprendre. Un seul +Parmi ces ivrognes stupides +Songea-t-il dans ses nuits morbides +A faire du vin un linceul? + +Cette crapule invulnérable +Comme les machines de fer, +Jamais, ni l'été ni l'hiver, +N'a connu l'amour véritable, + +Avec ses noirs enchantements, +Son cortège infernal d'alarmes, +Ses fioles de poison, ses larmes, +Ses bruits de chaîne et d'ossements! + +--Me voilà libre et solitaire! +Je serai ce soir ivre-mort; +Alors, sans peur et sans remord, +Je me coucherai sur la terre, + +Et je dormirai comme un chien. +Le chariot aux lourdes roues +Chargé de pierres et de boues, +Le wagon enrayé peut bien + +Ecraser ma tête coupable, +Ou me couper par le milieu, +Je m'en moque comme de Dieu, +Du Diable ou de la Sainte Table! + + + + +LE VIN DU SOLITAIRE + + +Le regard singulier d'une femme galante +Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc +Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant, +Quand elle y veux baigner sa beauté nonchalante, + +Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur, +Un baiser libertin de la maigre Adeline, +Les sons d'une musique énervante et câline, +Semblable au cri lointain de l'humaine douleur, + +Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde, +Les baumes pénétrants que ta panse féconde +Garde au coeur altéré du poète pieux; + +Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie, +--Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie, +Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux. + + + + +LE VIN DES AMANTS + + +Aujourd'hui l'espace est splendide! +Sans mors, sans éperons, sans bride, +Partons à cheval sur le vin +Pour un ciel féerique et divin! + +Comme deux anges que torture +Une implacable calenture, +Dans le bleu cristal du matin +Suivons le mirage lointain! + +Mollement balancés sur l'aile +Du tourbillon intelligent, +Dans un délire parallèle, + +Ma soeur, côte à côte nageant, +Nous fuirons sans repos ni trêves +Vers le paradis de mes rêves! + + + + +UNE MARTYRE + +DESSIN D'UN MAITRE INCONNU + + +Au milieu des flacons, des étoffes lamées + Et des meubles voluptueux, +Des marbres, des tableaux, des robes parfumées + Qui trament à plis sompteux, + +Dans une chambre tiède où, comme en une serre, + L'air est dangereux et fatal, +Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre, + Exhalent leur soupir final, + +Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, + Sur l'oreiller désaltéré +Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve + Avec l'avidité d'un pré. + +Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre + Et qui nous enchaînent les yeux, +La tête, avec l'amas de sa crinière sombre + Et de ses bijoux précieux, + +Sur la table de nuit, comme une renoncule, + Repose, et, vide de pensers, +Un regard vague et blanc comme le crépuscule + S'échappe des yeux révulsés. + +Sur le lit, le tronc nu sans scrupule étale + Dans le plus complet abandon +La secrète splendeur et la beauté fatale + Dont la nature lui fit don; + +Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe + Comme un souvenir est resté; +La jarretière, ainsi qu'un oeil secret qui flambe, + Darde un regard diamanté. + +Le singulier aspect de cette solitude + Et d'un grand portrait langoureux, +Aux yeux provocateurs comme son attitude, + Révèle un amour ténébreux, + +Une coupable joie et des fêtes étranges + Pleines de baisers infernaux. +Dont se réjouissait l'essaim de mauvais anges + Nageant dans les plis des rideaux; + +Et cependant, à voir la maigreur élégante + De l'épaule au contour heurté, +La hanche un peu pointue et la taille fringante + Ainsi qu'an reptile irrité, + +Elle est bien jeune encor!--Son âme exaspérée + Et ses sens par l'ennui mordus +S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée + Des désirs errants et perdus? + +L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante, + Malgré tant d'amour, assouvir, +Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante + L'immensité de son désir? + +Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides + Te soulevant d'un bras fiévreux, +Dis-moi, tête effrayante, as-tu sur tes dents froides, + Collé les suprêmes adieux? + +--Loin du monde railleur, loin de la foule impure, + Loin des magistrats curieux, +Dors en paix, dors en paix, étrange créature, + Dans ton tombeau mystérieux; + + +Ton époux court le monde, et ta forme immortelle + Veille près de lui quand il dort; +Autant que toi sans doute il te sera fidèle, + Et constant jusques à la mort. + + + + +FEMMES DAMNEES + + +Comme un bétail pensif sur le sable couchées, +Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers, +Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées +Ont de douces langueurs et des frissons amers: + +Les unes, coeurs épris des longues confidences, +Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux, +Vont épelant l'amour des craintives enfances +Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux; + +D'autres, comme des soeurs, marchent lentes et graves +A travers les rochers pleins d'apparitions, +Où saint Antoine a vu surgir comme des laves +Les seins nus et pourprés de ses tentations; + +Il en est, aux lueurs des résines croulantes, +Qui dans le creux muet des vieux antres païens +T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes, +O Bacchus, endormeur des remords anciens! + +Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires, +Qui, recelant un fouet sous leurs longs vêtements, +Mêlent dans le bois sombre et les nuits solitaires +L'écume du plaisir aux larmes des tourments. + +O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres, +De la réalité grands esprits contempteurs, +Chercheuses d'infini, dévotes et satyres, +Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs, + +Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies, +Pauvres soeurs, je vous aime autant que je vous plains, +Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies, +Et les urnes d'amour dont vos grands coeurs sont pleins! + + + + +LES DEUX BONNES SOEURS + + +La Débauche et la Mort sont deux aimables filles, +Prodigues de baisers et riches de santé, +Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles +Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté. + +Au poète sinistre, ennemi des familles. +Favori de l'enfer, courtisan mal renté, +Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles +Un lit que le remords n'a jamais fréquenté. + +Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes +Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes soeurs, +De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs. + +Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes? +O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits, +Sur ses myrtes infects entre tes noirs cyprès? + + + + +ALLEGORIE + + +C'est une femme belle et de riche encolure, +Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure. +Les griffes de l'amour, les poisons du tripot, +Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau. +Elle rit à la Mort et nargue la Débauche, +Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche, +Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté +De ce corps ferme et droit la rude majesté. +Elle marche en déesse et repose en sultane; +Elle a dans le plaisir la foi mahométane, +Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins, +Elle appelle des yeux la race des humains. +Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde +Et pourtant nécessaire à la marche du monde, +Que la beauté du corps est un sublime don +Qui de toute infamie arrache le pardon; +Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire, +Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire, +Elle regardera la face de la Mort, +Ainsi qu'un nouveau-né,--sans haine et sans remord. + + + + +UN VOYAGE A CYTHERE + + +Mon coeur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux +Et planait librement à l'entour des cordages; +Le navire roulait sous un ciel sans nuages, +Comme un ange enivré du soleil radieux. + +Quelle est cette île triste et noire?--C'est Cythère, +Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons, +Eldorado banal de tous les vieux garçons. +Regardez, après tout, c'est une pauvre terre. + +--Il des doux secrets et des fêtes du coeur! +De l'antique Vénus le superbe fantôme +Au-dessus de tes mers plane comme un arome, +Et charge les esprits d'amour et de langueur. + +Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses, +Vénérée à jamais par toute nation, +Où les soupirs des coeurs en adoration +Roulent comme l'encens sur un jardin de roses + +Ou le roucoulement éternel d'un ramier +--Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres, +Un désert rocailleux troublé par des cris aigres. +J'entrevoyais pourtant un objet singulier; + +Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères, +Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs, +Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs, +Entre-bâillant sa robe aux brises passagères; + +Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près +Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches +Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches, +Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. + +De féroces oiseaux perchés sur leur pâture +Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr, +Chacun plantant, comme un outil, son bec impur +Dans tous les coins saignants de cette pourriture; + +Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré +Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses, +Et ses bourreaux gorgés de hideuses délices +L'avaient à coups de bec absolument châtré. + +Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes, +Le museau relevé, tournoyait et rôdait; +Une plus grande bête au milieu s'agitait +Comme un exécuteur entouré de ses aides. + +Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau, +Silencieusement tu souffrais ces insultes +En expiation de tes infâmes cultes +Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau. + +Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes! +Je sentis à l'aspect de tes membres flottants, +Comme un vomissement, remonter vers mes dents +Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes; + +Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher, +J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires +Des corbeaux lancinants et des panthères noires +Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair. + +--Le ciel était charmant, la mer était unie; +Pour moi tout était noir et sanglant désormais, +Hélas! et j'avais, comme en un suair épais, +Le coeur enseveli dans cette allégorie. + +Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout +Qu'un gibet symbolique où pendait mon image. +--Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage +De contempler mon coeur et mon corps sans dégoût! + + + + +RÉVOLTE + +ABEL ET CAÏN + +I + + +Race d'Abel, dors, bois et mange: +Dieu le sourit complaisamment, + +Race de Caïn, dans la fange +Rampe et meurs misérablement. + +Race d'Abel, ton sacrifice +Flatte le nez du Séraphin! + +Race de Caïn, ton supplice +Aura-t-il jamais une fin? + +Race d'Abel, vois tes semailles +Et ton bétail venir à bien; + +Race de Caïn, tes entrailles +Hurlent la faim comme un vieux chien. + +Race d'Abel, chauffe ton ventre +A ton foyer patriarcal; + +Race de Caïn, dans ton antre +Tremble de froid, pauvre chacal! +Race d'Abel, aime et pullule: +Ton or fait aussi des petits; + +Race de Caïn, coeur qui brûle, +Prends garde à ces grands appétits. + +Race d'Abel, tu croîs et broutes +Comme les punaises des bois! + +Race de Caïn, sur les routes +Traîne ta famille aux abois. + + +II + + +Ah! race d'Abel, ta charogne +Engraissera le sol fumant! + +Race de Caïn, ta besogne +N'est pas faite suffisamment; + +Race d'Abel, voici ta honte: +Le fer est vaincu par l'épieu! + +Race de Caïn, au ciel monte +Et sur la terre jette Dieu! + + + + +LES LITANIES DE SATAN + + +O toi, le plus savant et le plus beau des Anges, +Dieu trahi par le sort et privé de louanges, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort, +Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines, +Guérisseur familier des angoisses humaines, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits, +Enseignes par l'amour le goût du Paradis, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante, +Engendras l'Espérance,--une folle charmante! + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut +Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi qui sais en quel coin des terres envieuses +Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi dont l'oeil clair connaît les profonds arsenaux +Où dort enseveli le peuple des métaux, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi dont la large main cache les précipices +Au somnambule errant au bord des édifices, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os +De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre, +Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre. + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi qui poses ta marque, ô complice subtil, +Sur le front du Crésus impitoyable et vil, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Toi qui mets dans les yeux et dans le coeur des filles +Le culte de la plaie et l'amour des guenilles, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Bâton des exilés, lampe des inventeurs, +Confesseur des pendus et des conspirateurs, + +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + +Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère +Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père, +O Satan, prends pitié de ma longue misère! + + + + +PRIÈRE + + +Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs +Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs +De l'Enfer où, vaincu, tu rêves en silence! +Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science, +Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front +Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront! + + + + +LA MORT + +LA MORT DES AMANTS + + +Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, +Des divans profonds comme des tombeaux, +Et d'étranges fleurs sur des étagères, +Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux. + +Usant à l'envi leurs chaleurs dernières, +Nos deux coeurs seront deux vastes flambeaux, +Qui réfléchiront leurs doubles lumières +Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux. + +Un soir fait de rose et de bleu mystique, +Nous échangerons un éclair unique, +Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux; + +Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes, +Viendra ranimer, fidèle et joyeux, +Les miroirs ternis et les flammes mortes. + + + + +LA MORT DES PAUVRES + + +C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre; +C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir +Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre, +Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir; + +A travers la tempête, et la neige et le givre, +C'est la clarté vibrante à notre horizon noir; +C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre, +Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir; + +C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques +Le sommeil et le don des rêves extatiques, +Et qui refait le lit des gens pauvres et nus; + +C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique, +C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique, +C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus! + + + + +LE REVE D'UN CURIEUX + + +Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse, +Et de toi fais-tu dire: « Oh! l'homme singulier! » +--J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse, +Désir mêlé d'horreur, un mal particulier; + +Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse. +Plus allait se vidant le fatal sablier, +Plus ma torture était âpre et délicieuse; +Tout mon coeur s'arrachait au monde familier. + +J'étais comme l'enfant avide du spectacle, +Haïssant le rideau comme on hait un obstacle... +Enfin la vérité froide se révéla: + +J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore +M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela? +La toile était levée et j'attendais encore. + + + + +LE VOYAGE + +A MAXIME DU CAMP + +I + + +Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes, +L'univers est égal à son vaste appétit. +Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes! +Aux yeux du souvenir que le monde est petit! + +Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme, +Le coeur gros de rancune et de désirs amers, +Et nous allons, suivant le rythme de la lame, +Berçant notre infini sur le fini des mers: + +Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme; +D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns, +Astrologues noyés dans les yeux d'une femme, +La Circé tyrannique aux dangereux parfums. + +Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent +D'espace et de lumière et de cieux embrasés; +La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent, +Effacent lentement la marque des baisers. + +Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent +Pour partir; coeurs légers, semblables aux ballons, +De leur fatalité jamais ils ne s'écartent, +Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons! + +Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues, +Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon, +De vastes voluptés, changeantes, inconnues, +Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom! + + +II + + +Nous imitons, horreur! la toupie et la boule +Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils +La Curiosité nous tourmente et nous roule, +Comme un Ange cruel qui fouette des soleils. + +Singulière fortune où le but se déplace, +Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où! +Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse, +Pour trouver le repos court toujours comme un fou! + +Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie; +Une voix retentit sur le pont: « Ouvre l'oeil! » +Une voix de la hune, ardente et folle, crie: +« Amour... gloire... bonheur! » Enfer! c'est un écueil! + +Chaque îlot signalé par l'homme de vigie +Est un Eldorado promis par le Destin; +L'Imagination qui dresse son orgie +Ne trouve qu'un récit aux clartés du matin. + +O le pauvre amoureux des pays chimériques! +Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer, +Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques +Dont le mirage rend le gouffre plus amer? + +Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue, +Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis; +Son oeil ensorcelé découvre une Capoue +Partout où la chandelle illumine un taudis. + + +III + + +Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires +Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers! +Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, +Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers. + +Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile! +Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons, +Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, +Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons. + +Dites, qu'avez-vous vu? + + +IV + + + « Nous avons vu des astres +Et des flots; nous avons vu des sables aussi; +Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres, +Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici. + +La gloire du soleil sur la mer violette, +La gloire des cités dans le soleil couchant, +Allumaient dans nos coeurs une ardeur inquiète +De plonger dans un ciel au reflet alléchant. + +Les plus riches cités, les plus grands paysages, +Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux +De ceux que le hasard fait avec les nuages, +Et toujours le désir nous rendait soucieux! + +--La jouissance ajoute au désir de la force. +Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais, +Cependant que grossit et durcit ton écorce, +Tes branches veulent voir le soleil de plus près! + +Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace +Que le cyprès?--Pourtant nous avons, avec soin, +Cueilli quelques croquis pour votre album vorace, +Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin! + +Nous avons salué des idoles à trompe; +Des trônes constellés de joyaux lumineux; +Des palais ouvragés dont la féerique pompe +Serait pour vos banquiers un rêve ruineux; + +Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse; +Des femmes dont les dents et les ongles sont teints +Et des jongleurs savants que le serpent caresse. » + + +V + +Et puis, et puis encore? + + +VI + + + « O cerveaux enfantins! +Pour ne pas oublier la chose capitale, +Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché, +Du haut jusques en bas de l'échelle fatale, +Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché: + +La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide, +Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût: +L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide, +Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout; + +Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote; +La fête qu'assaisonne et parfume le sang; +Le poison du pouvoir énervant le despote, +Et le peuple amoureux du fouet abrutissant; + +Plusieurs religions semblables à la nôtre, +Toutes escaladant le ciel; la Sainteté, +Comme en un lit de plume un délicat se vautre, +Dans les clous et le crin cherchant la volupté; + +L'Humanité bavarde, ivre de son génie, +Et, folle maintenant comme elle était jadis, +Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie: +« O mon semblable, ô mon maître, je te maudis! » + +Et les moins sots, hardis amants de la Démence, +Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin, +Et se réfugiant dans l'opium immense! +--Tel est du globe entier l'éternel bulletin. » + + +VII + + +Amer savoir, celui qu'on tire du voyage! +Le monde, monotone et petit, aujourd'hui, +Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image; +Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui! + +Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste; +Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit +Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste, +Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit, + +Comme le Juif errant et comme les apôtres, +A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau, +Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres +Qui savent le tuer sans quitter leur berceau. + +Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine, +Nous pourrons espérer et crier: En avant! +De même qu'autrefois nous partions pour la Chine, +Les yeux fixés an large et les cheveux au vent, + +Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres +Avec le coeur joyeux d'un jeune passager. +Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres, +Qui chantent: « Par ici! vous qui voulez manger + +Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange +Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim; +Venez vous enivrer de la couleur étrange +De cette après-midi qui n'a jamais de fin? » + +A l'accent familier nous devinons le spectre; +Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous. +« Pour rafraîchir ton coeur nage vers ton Electre! » +Dit celle dont jadis nous baisions les genoux. + + +VIII + + +O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre! +Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons! +Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre, +Nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons! + +Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte! +Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, +Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe? +Au fond de l'Inconnu pour trouver du _nouveau!_ + + + + +PIÈCES CONDAMNÉES + +LES BIJOUX + + +La très chère était nue, et, connaissant mon coeur, +Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores, +Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur +Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures + +Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur, +Ce monde rayonnant de métal et de pierre +Me ravit en extase, et j'aime avec fureur +Les choses où le son se mêle à la lumière. + +Elle était donc couchée, et se laissait aimer, +Et du haut du divan elle souriait d'aise +A mon amour profond et doux comme la mer +Qui vers elle montait comme vers sa falaise. + +Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté, +D'un air vague et rêveur elle essayait des poses, +Et la candeur unie à la lubricité +Donnait un charme neuf à ses métamorphoses. + +Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins, +Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne, +Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins; +Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne + +S'avançaient plus câlins que les anges du mal, +Pour troubler le repos où mon âme était mise, +Et pour la déranger du rocher de cristal, +Où calme et solitaire elle s'était assise. + +Je croyais voir unis par un nouveau dessin +Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe, +Tant sa taille faisait ressortir son bassin. +Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe! + +--Et la lampe s'étant résignée à mourir, +Comme le foyer seul illuminait la chambre, +Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir, +Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre! + + + + +LE LETHE + + +Viens sur mon coeur, âme cruelle et sourde, +Tigre adoré, monstre aux airs indolents; +Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants +Dans l'épaisseur de ta crinière lourde; + +Dans tes jupons remplis de ton parfum +Ensevelir ma tête endolorie, +Et respirer, comme une fleur flétrie, +Le doux relent de mon amour défunt. + +Je veux dormir! dormir plutôt que vivre! +Dans un sommeil, douteux comme la mort, +J'étalerai mes baisers sans remord +Sur ton beau corps poli comme le cuivre. + +Pour engloutir mes sanglots apaisés +Rien ne me vaut l'abîme de ta couche; +L'oubli puissant habite sur ta bouche, +Et le Léthé coule dans tes baisers. + +A mon destin, désormais mon délice, +J'obéirai comme un prédestiné; +Martyr docile, innocent condamné, +Dont la ferveur attise le supplice, + +Je sucerai, pour noyer ma rancoeur, +Le népenthès et la bonne ciguë +Aux bouts charmants de cette gorge aiguë +Qui n'a jamais emprisonné de coeur. + + + + +A CELLE QUI EST TROP GAIE + + +Ta tête, ton geste, ton air +Sont beaux comme un beau paysage; +Le rire joue en ton visage +Comme un vent frais dans un ciel clair. + +Le passant chagrin que tu frôles +Est ébloui par la santé +Qui jaillit comme une clarté +De tes bras et de tes épaules. + +Les retentissantes couleurs +Dont tu parsèmes tes toilettes +Jettent dans l'esprit des poètes +L'image d'un ballet de fleurs. + +Ces robes folles sont l'emblème +De ton esprit bariolé; +Folle dont je suis affolé, +Je te hais autant que je t'aime! + +Quelquefois dans un beau jardin, +Où je traînais mon atonie, +J'ai senti comme une ironie +Le soleil déchirer mon sein; + +Et le printemps et la verdure +Ont tant humilié mon coeur +Que j'ai puni sur une fleur +L'insolence de la nature. + +Ainsi, je voudrais, une nuit, +Quand l'heure des voluptés sonne, +Vers les trésors de ta personne +Comme un lâche ramper sans bruit, + +Pour châtier ta chair joyeuse, +Pour meurtrir ton sein pardonné, +Et faire à ton flanc étonné +Une blessure large et creuse, + +Et, vertigineuse douceur! +A travers ces lèvres nouvelles, +Plus éclatantes et plus belles, +T'infuser mon venin, ma soeur! + + + + +LESBOS + + +Mère des jeux latins et des voluptés grecques, +Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux, +Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques, +Font l'ornement des nuits et des jours glorieux, +--Mère des jeux latins et des voluptés grecques, + +Lesbos, où les baisers sont comme les cascades +Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds +Et courent, sanglotant et gloussant par saccades, +--Orageux et secrets, fourmillants et profonds; +Lesbos, où les baisers sont comme les cascades! + +Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, +Où jamais un soupir ne resta sans écho, +A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent, +Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho! +--Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent. + +Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, +Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté, +Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses, +Caressent les fruits mûrs de leur nubilité, +Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, + +Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère; +Tu tires ton pardon de l'excès des baisers, +Reine du doux empire, aimable et noble terre, +Et des raffinements toujours inépuisés. +Laisse du vieux Platon se froncer l'oeil austère. + +Tu tires ton pardon de l'éternel martyre +Infligé sans relâche aux coeurs ambitieux +Qu'attiré loin de nous le radieux sourire +Entrevue vaguement au bord des autres cieux; +Tu tires ton pardon de l'éternel martyre! + +Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge, +Et condamner ton front pâli dans les travaux, +Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge +De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux? +Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge? + +Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? +Vierges au coeur sublime, honneur de l'archipel, +Votre religion comme une autre est auguste, +Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel! +--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste? + +Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre +Pour chanter le secret de ses vierges en fleur, +Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère +Des rires effrénés mêlés au sombre pleur;, +Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre, + +Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, +Comme une sentinelle, à l'oeil perçant et sûr, +Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate, +Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur, +--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate + +Pour savoir si la mer est indulgente et bonne, +Et parmi les sanglots dont le roc retentit +Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne +Le cadavre adoré de Sapho qui partit +Pour savoir si la mer est indulgente et bonne! + +De la mâle Sapho, l'amante et le poète, +Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs! +--L'oeil d'azur est vaincu par l'oeil noir que tachette +Le cercle ténébreux tracé par les douleurs +De la mâle Sapho, l'amante et le poète! + +--Plus belle que Vénus se dressant sur le monde +Et versant les trésors de sa sérénité +Et le rayonnement de sa jeunesse blonde +Sur le vieil Océan de sa fille enchanté; +Plus belle que Vénus se dressant sur le monde! + +--De Sapho qui mourut le jour de son blasphème, +Quand, insultant le rite et le culte inventé, +Elle fit son beau corps la pâture suprême +D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété +De Sapho qui mourut le jour de son blasphème. + +Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente, +Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers, +S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente +Que poussent vers les deux ses rivages déserts. +Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente! + + + + +FEMMES DAMNEES + + +A la pâle clarté des lampes languissantes, +Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur, +Hippolyte rêvait aux caresses puissantes +Qui levaient le rideau de sa jeune candeur. + +Elle cherchait d'un oeil troublé par la tempête +De sa naïveté le ciel déjà lointain, +Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête +Vers les horizons bleus dépassés le matin. + +De ses yeux amortis les paresseuses larmes, +L'air brisé, la stupeur, la morne volupté, +Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes, +Tout servait, tout parait sa fragile beauté. + +Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie, +Delphine la couvait avec des yeux ardents, +Comme un animal fort qui surveille une proie, +Après l'avoir d'abord marquée avec les dents. + +Beauté forte à genoux devant la beauté frêle, +Superbe, elle humait voluptueusement +Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle +Comme pour recueillir un doux remercîment. + +Elle cherchait dans l'oeil de sa pâle victime +Le cantique muet que chante le plaisir +Et cette gratitude infinie et sublime +Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir: + +--« Hippolyte, cher coeur, que dis-tu de ces choses? +Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir +L'holocauste sacré de tes premières roses +Aux souffles violents qui pourraient les flétrir? + +Mes baisers sont légers comme ces éphémères +Qui caressent le soir les grands lacs transparents, +Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières +Comme des chariots ou des socs déchirants; + +Ils passeront sur toi comme un lourd attelage +De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié... +Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage, +Toi, mon âme et mon coeur, mon tout et ma moitié, + +Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles! +Pour un de ces regards charmants, baume divin, +Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles, +Et je t'endormirai dans un rêve sans fin! » + +Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête: +--« Je ne suis point ingrate et ne me repens pas, +Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète, +Comme après un nocturne et terrible repas. + +Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes +Et de noirs bataillons de fantômes épars, +Qui veulent me conduire en des routes mouvantes +Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts. + +Avons-nous donc commis une action étrange? +Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi: +Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange! +Et cependant je sens ma bouche aller vers toi. + +Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée, +Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection, +Quand même tu serais une embûche dressée, +Et le commencement de ma perdition! » + +Delphine secouant sa crinière tragique, +Et comme trépignant sur le trépied de fer, +L'oeil fatal, répondit d'une voix despotique: +--« Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer? + +Maudit soit à jamais le rêveur inutile, +Qui voulut le premier dans sa stupidité, +S'éprenant d'un problème insoluble et stérile, +Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté! + +Celui qui veut unir dans un accord mystique +L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour, +Ne chauffera jamais son corps paralytique +A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour! + +Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide; +Cours offrir un coeur vierge à ses cruels baisers; +Et, pleine de remords et d'horreur, et livide, +Tu me rapporteras tes seins stigmatisés; + +On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître! » +Mais l'enfant, épanchant une immense douleur, +Cria soudain: « Je sens s'élargir dans mon être +Un abîme béant; cet abîme est mon coeur, + +Brûlant comme un volcan, profond comme le vide; +Rien ne ressasiera ce monstre gémissant +Et ne refraîchira la choif de l'Euménide, +Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang. + +Que nos rideaux fermés nous séparent du monde, +Et que la lassitude amène le repos! +Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde, +Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux. » + +Descendez, descendez, lamentables victimes, +Descendez le chemin de l'enfer éternel; +Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes, +Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel, + +Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage; +Ombres folles, courez au but de vos désirs; +Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage, +Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs. + +Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes; +Par les fentes des murs des miasmes fiévreux +Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes +Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux. + +L'âpre stérilité de votre jouissance +Altère votre soif et roidit votre peau, +Et le vent furibond de la concupiscence +Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau. + +Loin des peuples vivants, errantes, condamnées, +A travers les déserts courez comme les loups; +Faites votre destin, âmes désordonnées, +Et fuyez l'infini que vous portez en vous! + + + + +LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE + + +La femme cependant de sa bouche de fraise, +En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise, +Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc, +Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc: +--« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science +De perdre au fond d'un lit l'antique conscience. +Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants +Et fais rire les vieux du rire des enfants. +Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, +La lune, le soleil, le ciel et les étoiles! +Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés, +Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés, +Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste, +Timide et libertine, et fragile et robuste, +Que sur ces matelas qui se pâme d'émoi +Les Anges impuissants se damneraient pour moi! » + +Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle, +Et que languissamment je me tournai vers elle +Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus +Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus! +Je fermai les deux yeux dans ma froide épouvante, +Et, quand je les rouvris à la clarté vivante, +A mes côtés, au lieu du mannequin puissant +Qui semblait avoir fait provision de sang, +Tremblaient confusément des débris de squelette, +Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette +Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, +Que balance le vent pendant les nuits d'hiver. + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL *** + +This file should be named 8flrm10.txt or 8flrm10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8flrm11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8flrm10a.txt + +Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland, +Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 + +Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. If your state is not listed and +you would like to know if we have added it since the list you have, +just ask. + +While we cannot solicit donations from people in states where we are +not yet registered, we know of no prohibition against accepting +donations from donors in these states who approach us with an offer to +donate. + +International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about +how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made +deductible, and don't have the staff to handle it even if there are +ways. + +Donations by check or money order may be sent to: + +Project Gutenberg Literary Archive Foundation +PMB 113 +1739 University Ave. +Oxford, MS 38655-4109 + +Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment +method other than by check or money order. + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by +the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN +[Employee Identification Number] 64-622154. 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Poulet-Malassis, que le génie original de Baudelaire +enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de <i>Fleurs du +Mal,</i> titre neuf, audacieux, longtemps cherché et trouvé enfin non +point par Baudelaire ni par l'éditeur, mais par Hippolyte Babou.</p> + +<p> +Les <i>Fleurs du Mal</i> se présentaient comme un bouquet poétique +composé de fleurs rares et vénéneuses d'un parfum encore ignoré. Ce fut +un succès--succès d'ailleurs préparé par la <i>Revue des Deux- +Mondes</i> qui, en accueillant un an auparavant quelques poésies de +Baudelaire, avait mis sa responsabilité à couvert par une note +singulièrement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait +fort à une réclame déguisée:</p> + +<p> +« Ce qui nous paraît ici mériter l'intérêt, disait-elle, c'est +l'expression vive, curieuse, même dans sa violence, de quelques +défaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni +les discuter, on doit tenir à connaître comme un des signes de notre +temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas où la publicité +n'est pas seulement un encouragement, où elle peut avoir l'influence +d'un conseil utile et appeler le vrai talent à se dégager, à se +fortifier, en élargissant ses voies, en étendant son horizon. »</p> + +<p> +C'était se méprendre étrangement que de compter sur la publicité pour +amener Baudelaire à résipiscence; le parquet impérial ne prit pas tant +de ménagements. Le livre à peine paru, fut déféré aux tribunaux. Tandis +que Baudelaire se hâtait de recueillir en brochure les articles +justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau, +etc..., il sollicitait l'amitié de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout +récemment poursuivi pour avoir écrit <i>Madame Bovary</i>), des moyens +de défense dont les minutes ont été conservées et dont il transmettait +la teneur à son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le réquisitoire de M. +Pinard (alors avocat général et plus tard ministre de l'Intérieur), le +délit d'offense à la morale religieuse fut écarté, mais en raison de la +prévention d'outrage à la morale publiques et aux bonnes moeurs, la +Cour prononça la suppression de six pièces: <i>Lesbos, Femmes damnées, +le Lethé, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Métamorphoses du +Vampire,</i> et la condamnation à une amende de l'auteur et de +l'éditeur (21 août 1857).</p> + +<p> +Le dommage matériel ne fut pas considérable pour Malassis; l'édition +était presque épuisée lors de la saisie.</p> + +<p> +Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouvé dans ses +papiers le brouillon de divers projets de préfaces qu'il abandonna lors +de la réimpression à la fois diminuée et augmentée des <i>Fleurs du +Mal</i> en 1861. Cette mutilation de sa pensée par autorité de justice +avait eu pour résultat de rendre les directeurs de journaux et de +revues très méfiants à son égard, lorsqu'il leur présentait quelques +pages de prose ou des poésies nouvelles; sa situation pécuniaire s'en +ressentit. Il travaillait lentement, à ses heures, toujours préoccupé +d'atteindre l'idéale perfection et ne traitant d'ailleurs que des +sujets auxquels le grand public était alors (encore plus +qu'aujourd'hui) complètement étranger.</p> + +<p> +Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils +académiques laissés vacants par la mort de Scribe et du Père +Lacordaire, il était, dans sa pensée, de protester ainsi contre la +condamnation des <i>Fleurs du Mal.</i> L'insuccès de Baudelaire à +l'Académie n'était pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de +Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillèrent de se désister, ce qu'il fit +d'ailleurs en des termes dont on apprécia la modestie et la convenance.</p> + +<p> +On a beaucoup parlé de la vie douloureuse de Baudelaire: manque +d'argent, santé précaire, absence de tendresse féminine, car sa +maîtresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son « +vase de tristesse », n'était qu'une sotte dont le cœur et la pensée +étaient loin de lui. Son seul esprit, son méchant esprit était de +tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle était +charmante, nous dit Théodore de Banville, « elle portait bien sa brune +tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crespelée +et dont la démarche de reine pleine d'une grâce farouche, avait à la +fois quelque chose de divin et de bestial ». Et Banville ajoute: « +Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand +fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui +disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est là +peut-être le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles +détonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa +beauté; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et +s'étonne d'être adorée au même titre qu'une belle chatte. »</p> + +<p> +Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beauté, +car depuis longtemps, peut-être depuis toujours, il avait senti qu'il +était seul auprès d'elle, que les hommes sont irrévocablement seuls. +Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous- +mêmes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois +sa sensibilité était d'autant plus profonde qu'elle semblait moins +apparente. Rien ne la révélait. Il avait l'air froid, quelque peu +distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son +épaisse chevelure sombre, son élégance, son intelligence, +l'enchantement de sa voix chaude et bien timbrée, plus encore que son +éloquence naturelle qui lui faisait développer des paradoxes avec une +magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnétisme personnel +qui se dégageait de toutes les impressions refoulées au-dedans de lui, +le rendaient extrêmement séduisant. Hélas! toutes ces belles qualités +ne le servirent point--du moins financièrement--il ignorait l'art de +monnayer son génie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres, +il se trouva desservi par sa fierté, sa délicatesse, par le meilleur de +lui-même.</p> + +<p> +Baudelaire habitait dans l'île Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce +vieil et triste hôtel Pimodan plein de souvenirs somptueux et +nostalgiques. Il avait choisi là un appartement composé de plusieurs +pièces très hautes de plafond et dont les fenêtres s'ouvraient sur le +fleuve qui roule ses eaux glauques et indifférentes au milieu de la vie +morbide et fiévreuse. Les pièces étaient tapissées d'un papier aux +larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui +s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles étaient +antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans +invitaient à la rêverie. Aux murs des lithographies et des tableaux +signés de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance +alors, mais que se disputeraient aujourd'hui à coups de millions les +princes de la finance américaine.</p> + +<p> +Au temps de Baudelaire, c'est-à-dire vers le milieu du dix-neuvième +siècle, l'île Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui +régnait à travers ses rues et ses quais à certaines villes de province +où l'on va nu-tête chez le voisin, où l'on s'attarde à bavarder au +seuil des maisons et à y prendre le frais par les beaux soirs d'été à +l'heure où la nuit tombe. Artistes et écrivains allaient se dire +bonjour sans quitter leur costume d'intérieur et flânaient en négligé +sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement déserts que +c'était une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumière.</p> + +<p> +Un jour, Baudelaire, coiffé uniquement de sa noire chevelure, prenait +un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de délicieuses +pommes de terre frites qu'il prenait une à une dans un cornet de +papier, lorsque vinrent à passer en calèche découverte de très grandes +dames amies de sa mère, l'ambassadrice, et qui s'amusèrent beaucoup à +voir ainsi le poète picorer une nourriture aussi démocratique. L'une +d'elles, une duchesse, fit arrêter la voiture et appela Baudelaire.</p> + +<p> +--« C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez là?</p> + +<p> +--Goûtez, madame, dit le poète en faisant les honneurs de son cornet de +pommes de terre frites avec une grâce suprême. »</p> + +<p> +Et il les amusa si bien par ce régal inattendu et par sa conversation +qu'elles seraient restées là jusqu'à la fin du monde.</p> + +<p> +Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le +salon d'une vieille parente à elle, lui demanda si elle n'aurait pas +l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.</p> + +<p> +--« Non, madame, répondit finement le poète, car elles sont, en effet, +très bonnes, mais seulement la première fois qu'on en mange. »</p> + +<p> +Cette petite anecdote racontée par les historiens du poète est devenue +classique; mais nous n'avons pu résister au plaisir de la répéter ici.</p> + +<p> +Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissée par son père +avait été dévorée rapidement, fut toujours plein de délicatesse et doué +de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante. +Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son +état maladif, rendirent lamentables les dernières années du poète. +Frappé de paralysie générale, ayant perdu la mémoire des mots, après +une longue agonie, il s'éteignit à quarante-six ans. Sa mère et son ami +Charles Asselineau étaient à son chevet. Ses œuvres lui ont survécu, +mais la place d'honneur qu'il méritait par son génie parmi les +romantiques ne lui fut vraiment accordée qu'à l'aube de ce siècle. On +l'avait tenu jusqu'alors pour un très habile ciseleur de phrases, le +Benvenuto Cellini des vers, mais c'était presque un incompris, un +névrosé.</p> + +<p> +Il commença, dit-on, par étonner les sots, mais il devait étonner bien +davantage les gens d'esprit en laissant à la postérité ce livre +immortel: <i>les Fleurs du Mal.</i></p> + + +<p> +Henry FRICHET.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +AU LECTEUR</h2> + + +<p> +La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,<br> +Occupent nos esprits et travaillent nos corps,<br> +Et nous alimentons nos aimables remords,<br> +Comme les mendiants nourrissent leur vermine.</p> + +<p> +Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches,<br> +Nous nous faisons payer grassement nos aveux,<br> +Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,<br> +Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.</p> + +<p> +Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste<br> +Qui berce longuement notre esprit enchanté,<br> +Et le riche métal de notre volonté<br> +Est tout vaporisé par ce savant chimiste.</p> + +<p> +C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!<br> +Aux objets répugnants nous trouvons des appas;<br> +Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,<br> +Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.</p> + +<p> +Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange<br> +Le sein martyrisé d'une antique catin,<br> +Nous volons au passage un plaisir clandestin<br> +Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.</p> + +<p> +Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,<br> +Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,<br> +Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons<br> +Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.</p> + +<p> +Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,<br> +N'ont pas encore brodé de leurs plaisants desseins<br> +Le canevas banal de nos piteux destins,<br> +C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.</p> + +<p> +Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,<br> +Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,<br> +Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants<br> +Dans la ménagerie infâme de nos vices,</p> + +<p> +Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!<br> +Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,<br> +Il ferait volontiers de la terre un débris<br> +Et dans un bâillement avalerait le monde;</p> + +<p> +C'est l'Ennui!--L'œil chargé d'un pleur involontaire,<br> +Il rêve d'échafauds en fumant son houka.<br> +Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,<br> +--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère!</p> + + +<p> </p> +<h2> +SPLEEN ET IDÉAL</h2> +<p> +BENEDICTION</p> + + +<p> +Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,<br> +Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,<br> +Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes<br> +Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié:</p> + +<p> +« Ah! que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères,<br> +Plutôt que de nourrir cette dérision!<br> +Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères<br> +Où mon ventre a conçu mon expiation!</p> + +<p> +« Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes<br> +Pour être le dégoût de mon triste mari,<br> +Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,<br> +Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,</p> + +<p> +« Je ferai rejaillir la haine qui m'accable<br> +Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,<br> +Et je tordrai si bien cet arbre misérable,<br> +Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestés! »</p> + +<p> +Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,<br> +Et, ne comprenant pas les desseins éternels,<br> +Elle-même prépare au fond de la Géhenne<br> +Les bûchers consacrés aux crimes maternels.</p> + +<p> +Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,<br> +L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,<br> +Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange<br> +Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.</p> + +<p> +Il joue avec le vent, cause avec le nuage<br> +Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;<br> +Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage<br> +Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.</p> + +<p> +Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,<br> +Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,<br> +Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,<br> +Et font sur lui l'essai de leur férocité.</p> + +<p> +Dans le pain et le vin destinés à sa bouche<br> +Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats;<br> +Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,<br> +Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.</p> + +<p> +Sa femme va criant sur les places publiques:<br> +« Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,<br> +Je ferai le métier des idoles antiques,<br> +Et comme elles je veux me faire redorer;</p> + +<p> +« Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,<br> +De génuflexions, de viandes et de vins,<br> +Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire<br> +Usurper en riant les hommages divins!</p> + +<p> +« Et, quand je m'ennuîrai de ces farces impies,<br> +Je poserai sur lui ma frêle et forte main;<br> +Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,<br> +Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin.</p> + +<p> +« Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,<br> +J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein,<br> +Et, pour rassasier ma bête favorite,<br> +Je le lui jetterai par terre avec dédain! »</p> + +<p> +Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,<br> +Le Poète serein lève ses bras pieux,<br> +Et les vastes éclairs de son esprit lucide<br> +Lui dérobent l'aspect des peuples furieux:</p> + +<p> +« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance<br> +Comme un divin remède à nos impuretés,<br> +Et comme la meilleure et la plus pure essence<br> +Qui prépare les forts aux saintes voluptés!</p> + +<p> +« Je sais que vous gardez une place au Poète<br> +Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,<br> +Et que vous l'invitez à l'éternelle fête<br> +Des Trônes, des Vertus, des Dominations.</p> + +<p> +« Je sais que la douleur est la noblesse unique<br> +Où ne mordront jamais la terre et les enfers,<br> +Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique<br> +Imposer tous les temps et tous les univers.</p> + +<p> +« Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,<br> +Les métaux inconnus, les perles de la mer,<br> +Par votre main montés, ne pourraient pas suffire<br> +A ce beau diadème éblouissant et clair;</p> + +<p> +« Car il ne sera fait que de pure lumière,<br> +Puisée au foyer saint des rayons primitifs,<br> +Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,<br> +Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'ALBATROS</h2> + + +<p> +Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage<br> +Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,<br> +Qui suivent, indolents compagnons de voyage,<br> +Le navire glissant sur les gouffres amers.</p> + +<p> +A peine les ont-ils déposés sur les planches,<br> +Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,<br> +Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches<br> +Comme des avirons traîner à côté d'eux.</p> + +<p> +Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!<br> +Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!<br> +L'un agace son bec avec un brûle-gueule,<br> +L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!</p> + +<p> +Le Poète est semblable au prince des nuées<br> +Qui hante la tempête et se rit de l'archer;<br> +Exilé sur le sol au milieu des huées,<br> +Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +ELEVATION</h2> + + +<p> +Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,<br> +Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,<br> +Par delà le soleil, par delà les éthers,<br> +Par delà les confins des sphères étoilées,</p> + +<p> +Mon esprit, tu te meus avec agilité,<br> +Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,<br> +Tu sillonnes gaîment l'immensité profonde<br> +Avec une indicible et mâle volupté.</p> + +<p> +Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,<br> +Va te purifier dans l'air supérieur,<br> +Et bois, comme une pure et divine liqueur,<br> +Le feu clair qui remplit les espaces limpides.</p> + +<p> +Derrière les ennuis et les vastes chagrins<br> +Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,<br> +Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse<br> +S'élancer vers les champs lumineux et sereins!</p> + +<p> +Celui dont les pensers, comme des alouettes,<br> +Vers les cieux le matin prennent un libre essor,<br> +--Qui plane sur la vie et comprend sans effort<br> +Le langage des fleurs et des choses muettes!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES PHARES</h2> + + +<p> +Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,<br> +Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,<br> +Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,<br> +Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;</p> + +<p> +Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,<br> +Où des anges charmants, avec un doux souris<br> +Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre<br> +Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;</p> + +<p> +Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,<br> +Et d'un grand crucifix décoré seulement,<br> +Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,<br> +Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement;</p> + +<p> +Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules<br> +Se mêler à des Christ, et se lever tout droits<br> +Des fantômes puissants, qui dans les crépuscules<br> +Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts;</p> + +<p> +Colères de boxeur, impudences de faune,<br> +Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,<br> +Grand cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,<br> +Puget, mélancolique empereur des forçats;</p> + +<p> +Watteau, ce carnaval où bien des cœurs illustres,<br> +Comme des papillons, errent en flamboyant,<br> +Décors frais et légers éclairés par des lustres<br> +Qui versent la folie à ce bal tournoyant;</p> + +<p> +Goya, cauchemar plein de choses inconnues,<br> +De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,<br> +De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,<br> +Pour tenter les Démons ajustant bien leurs bas;</p> + +<p> +Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,<br> +Ombragé par un bois de sapin toujours vert,<br> +Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges<br> +Passent, comme un soupir étouffé de Weber;</p> + +<p> +Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,<br> +Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces <i>Te Deum,</i><br> +Sont un écho redit par mille labyrinthes;<br> +C'est pour les cœurs mortels un divin opium.</p> + +<p> +C'est un cri répété par mille sentinelles,<br> +Un ordre renvoyé par mille porte-voix;<br> +C'est un phare allumé sur mille citadelles,<br> +Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!</p> + +<p> +Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage<br> +Que nous puissions donner de notre dignité<br> +Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge<br> +Et vient mourir au bord de votre éternité!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MUSE VENALE</h2> + + +<p> +O Muse de mon cœur, amante des palais,<br> +Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,<br> +Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,<br> +Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?</p> + +<p> +Ranimeras-tu donc tes épaules marbrées<br> +Aux nocturnes rayons qui percent les volets?<br> +Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,<br> +Récolteras-tu l'or des voûtes azurées?</p> + +<p> +Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,<br> +Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,<br> +Chantes des <i>Te Deum</i> auxquels tu ne crois guère,</p> + +<p> +Ou, saltimbanque à jeun, étaler les appas<br> +Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,<br> +Pour faire épanouir la rate du vulgaire.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'ENNEMI</h2> + + +<p> +Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,<br> +Traversé ça et là par de brillants soleils;<br> +Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage<br> +Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.</p> + +<p> +Voilà que j'ai touché l'automne des idées,<br> +Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux<br> +Pour rassembler à neuf les terres inondées,<br> +Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.</p> + +<p> +Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve<br> +Trouveront dans ce sol lavé comme une grève<br> +Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?</p> + +<p> +--O douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie,<br> +Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur<br> +Du sang que nous perdons croît et se fortifie!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA VIE ANTERIEURE</h2> + + +<p> +J'ai longtemps habité sous de vastes portiques<br> +Que les soleils marins teignaient de mille feux,<br> +Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,<br> +Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.</p> + +<p> +Les houles, en roulant les images des cieux,<br> +Mêlaient d'une façon solennelle et mystique<br> +Les tout-puissants accords de leur riche musique<br> +Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.</p> + +<p> +C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,<br> +Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs<br> +Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,</p> + +<p> +Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,<br> +Et dont l'unique soin était d'approfondir<br> +Le secret douloureux qui me faisait languir.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +BOHEMIENS EN VOYAGE</h2> + + +<p> +La tribu prophétique aux prunelles ardentes<br> +Hier s'est mise en route, emportant ses petits<br> +Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits<br> +Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.</p> + +<p> +Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes<br> +Le long des chariots où les leurs sont blottis,<br> +Promenant sur le ciel des yeux appesantis<br> +Par le morne regret des chimères absentes.</p> + +<p> +Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,<br> +Les regardant passer, redouble sa chanson;<br> +Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,</p> + +<p> +Fait couler le rocher et fleurir le désert<br> +Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert<br> +L'empire familier des ténèbres futures.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'HOMME ET LA MER</h2> + + +<p> +Homme libre, toujours tu chériras la mer!<br> +La mer est ton miroir; tu contemples ton âme<br> +Dans le déroulement infini de sa lame,<br> +Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.</p> + +<p> +Tu te plais à plonger au sein de ton image;<br> +Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur<br> +Se distrait quelquefois de sa propre rumeur<br> +Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.</p> + +<p> +Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets,<br> +Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes;<br> +O mer, nul ne connaît tes richesses intimes,<br> +Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!</p> + +<p> +Et cependant voilà des siècles innombrables<br> +Que vous vous combattez sans pitié ni remord,<br> +Tellement vous aimez le carnage et la mort,<br> +O lutteurs éternels, ô frères implacables!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +DON JUAN AUX ENFERS</h2> + + +<p> +Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,<br> +Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,<br> +Un sombre mendiant, l'œil fier comme Antisthène,<br> +D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.</p> + +<p> +Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,<br> +Des femmes se tordaient sous le noir firmament,<br> +Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,<br> +Derrière lui traînaient un long mugissement.</p> + +<p> +Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,<br> +Tandis que don Luis avec un doigt tremblant<br> +Montrait à tous les morts errant sur les rivages<br> +Le fils audacieux qui railla son front blanc.</p> + +<p> +Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,<br> +Près de l'époux perfide et qui fui son amant<br> +Semblait lui réclamer un suprême sourire<br> +Où brillât la douceur de son premier serment.</p> + +<p> +Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre<br> +Se tenait à la barre et coupait le flot noir;<br> +Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,<br> +Regardait le sillage et ne daignait rien voir.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CHATIMENT DE L'ORGUEIL</h2> + + +<p> +En ces temps merveilleux où la Théologie<br> +Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,<br> +On raconte qu'un jour un docteur des plus grands<br> +--Après avoir forcé les cœurs indifférents,<br> +Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;<br> +Après avoir franchi vers les célestes gloires<br> +Des chemins singuliers à lui-même inconnus,<br> +Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus,<br> +--Comme un homme monté trop haut, pris de panique,<br> +S'écria, transporté d'un orgueil satanique:<br> +« Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut!<br> +Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut<br> +De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,<br> +Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire! »</p> + +<p> +Immédiatement sa raison s'en alla.<br> +L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila;<br> +Tout le chaos roula dans cette intelligence,<br> +Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.<br> +Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.<br> +Le silence et la nuit s'installèrent en lui,<br> +Comme dans un caveau dont la clef est perdue.<br> +Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,<br> +Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers<br> +Les champs, sans distinguer les étés des hivers,<br> +Sale, inutile et laid comme une chose usée,<br> +Il faisait des enfants la joie et la risée.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA BEAUTE</h2> + + +<p> +Je suis belle, ô mortels! comme un rêve de pierre,<br> +Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,<br> +Est fait pour inspirer au poète un amour<br> +Eternel et muet ainsi que la matière.</p> + +<p> +Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;<br> +J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes;<br> +Je hais le mouvement qui déplace les lignes,<br> +Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.</p> + +<p> +Les poètes, devant mes grandes attitudes.<br> +Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,<br> +Consumeront leurs jours en d'austères études;</p> + +<p> +Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,<br> +De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:<br> +Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IDEAL</h2> + + +<p> +Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,<br> +Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,<br> +Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,<br> +Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.</p> + +<p> +Je laisse, à Gavarni, poète des chloroses,<br> +Soa troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,<br> +Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses<br> +Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal.</p> + +<p> +Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme,<br> +C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,<br> +Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans;</p> + +<p> +Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,<br> +Qui tors paisiblement dans une pose étrange<br> +Tes appas façonnés aux bouches des Titans!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE MASQUE</h2> + +<p> +STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE</p> + +<p> +A ERNEST CHRISTOPHE<br> +STATUAIRE</p> + + +<p> +Contemplons ce trésor de grâces florentines;<br> +Dans l'ondulation de ce corps musculeux<br> +L'Elégance et la Force abondent, sœurs divines.<br> +Cette femme, morceau vraiment miraculeux,<br> +Divinement robuste, adorablement mince,<br> +Est faite pour trôner sur des lits somptueux,<br> +Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.</p> + +<p> +--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux<br> +Où la Fatuité promène son extase;<br> +Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;<br> +Ce visage mignard, tout encadré de gaze,<br> +Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:<br> +« La Volupté m'appelle et l'Amour me couronne! »<br> +A cet être doué de tant de majesté<br> +Vois quel charme excitant la gentillesse donne!<br> +Approchons, et tournons autour de sa beauté.</p> + +<p> +O blasphème de l'art! ô surprise fatale!<br> +La femme au corps divin, promettant le bonheur,<br> +Par le haut se termine en monstre bicéphale!</p> + +<p> +Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,<br> +Ce visage éclairé d'une exquise grimace,<br> +Et, regarde, voici, crispée atrocement,<br> +La véritable tête, et la sincère face<br> +Renversée à l'abri de la face qui ment.<br> +--Pauvre grande beauté! le magnifique fleuve<br> +De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux;<br> +Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuve<br> +Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!</p> + +<p> +--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaite<br> +Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,<br> +Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète?</p> + +<p> +--Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu!<br> +Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déplore<br> +Surtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux,<br> +C'est que demain, hélas! il faudra vivre encore!<br> +Demain, après-demain et toujours!--comme nous!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +HYMNE A LA BEAUTE</h2> + + +<p> +Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,<br> +O Beauté? Ton regard, infernal et divin,<br> +Verse confusément le bienfait et le crime,<br> +Et l'on peut pour cela te comparer au vin.<br> +Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore;</p> + +<p> +Tu répands des parfums comme un soir orageux;<br> +Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore<br> +Qui font le héros lâche et l'enfant courageux.<br> +Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?</p> + +<p> +Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien;<br> +Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,<br> +Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.</p> + +<p> +Tu marches sur des morts. Beauté, dont tu te moques;<br> +De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,<br> +Et le Meurtre, parmi tes plus chères breloques,<br> +Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.</p> + +<p> +L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,<br> +Crépite, flambe et dit: Bénissons ce flambeau!<br> +L'amoureux pantelant incliné sur sa belle<br> +A l'air d'un moribond caressant son tombeau.</p> + +<p> +Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,<br> +O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu!<br> +Si ton œil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte<br> +D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?</p> + +<p> +De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirène,<br> +Qu'importé, si tu rends,--fée aux yeux de velours,<br> +Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine!--<br> +L'univers moins hideux et les instants moins lourds?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA CHEVELURE</h2> + + +<p> +O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!<br> +O boucles! O parfum chargé de nonchaloir!<br> +Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure<br> +Des souvenirs dormant dans cette chevelure,<br> +Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.</p> + +<p> +La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,<br> +Tout un monde lointain, absent, presque défunt,<br> +Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!<br> +Comme d'autres esprits voguent sur la musique,<br> +Le mien, ô mon amour! nage sur ton parfum.</p> + +<p> +J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,<br> +Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;<br> +Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!<br> +Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêve<br> +De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:</p> + +<p> +Un port retentissant où mon âme peut boire<br> +A grands flots le parfum, le son et la couleur;<br> +Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,<br> +Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire<br> +D'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.</p> + +<p> +Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresse<br> +Dans ce noir océan où l'autre est enfermé;<br> +Et mon esprit subtil que le roulis caresse<br> +Saura vous retrouver, ô féconde paresse,<br> +Infinis bercements du loisir embaumé!</p> + +<p> +Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,<br> +Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;<br> +Sur les bords duvetés de vos mèches tordues<br> +Je m'enivre ardemment des senteurs confondues<br> +De l'huile de coco, du musc et du goudron.</p> + +<p> +Longtemps! toujours! ma main dans ta crinière lourde<br> +Sèmera le rubis, la perle et le saphir,<br> +Afin qu'à mon, désir tu ne sois jamais sourde!<br> +N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourde<br> +Où je hume à longs traits le vin du souvenir?</p> + +<p> +Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne,<br> +O vase de tristesse, ô grande taciturne,<br> +Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,<br> +Et que tu me parais, ornement de mes nuits,<br> +Plus ironiquement accumuler les lieues<br> +Qui séparent mes bras des immensités bleues.</p> + +<p> +Je m'avance à l'attaque, et je grimpe aux assauts,<br> +Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux,<br> +Et je chéris, ô bête implacable et cruelle,<br> +Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle!</p> + +<p> +Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,<br> +Femme impure! L'ennui rend ton âme cruelle.<br> +Pour exercer tes dents à ce jeu singulier,<br> +Il te faut chaque jour un cœur au râtelier.<br> +Tes yeux, illuminés ainsi que des boutiques<br> +Ou des ifs flamboyants dans les fêtes publiques,<br> +Usent insolemment d'un pouvoir emprunté,<br> +Sans connaître jamais la loi de leur beauté.</p> + +<p> +Machine aveugle et sourde en cruauté féconde!<br> +Salutaire instrument, buveur du sang du monde,<br> +Comment n'as-tu pas honte, et comment n'as-tu pas<br> +Devant tous les miroirs vu pâlir tes appas?<br> +La grandeur de ce mal où tu te crois savante<br> +Ne t'a donc jamais fait reculer d'épouvante,<br> +Quand la nature, grande en ses desseins cachés,<br> +De toi se sert, ô femme, ô reine des péchés,<br> +--De toi, vil animal,--pour pétrir un génie?</p> + +<p> +O fangeuse grandeur, sublime ignominie!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SED NON SATIATA</h2> + + +<p> +Bizarre déité, brune comme les nuits,<br> +Au parfum mélangé de musc et de havane,<br> +Œuvre de quelque obi, le Faust de la savane,<br> +Sorcière au flanc d'ébène, enfant des noirs minuits,</p> + +<p> +Je préfère au constance, à l'opium, au nuits,<br> +L'élixir de ta bouche où l'amour se pavane;<br> +Quand vers toi mes désirs partent en caravane,<br> +Tes yeux sont la citerne où boivent mes ennuis.</p> + +<p> +Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme,<br> +O démon sans pitié, verse-moi moins de flamme;<br> +Je ne suis pas le Styx pour t'embrasser neuf fois,</p> + +<p> +Hélas! et je ne puis, Mégère libertine,<br> +Pour briser ton courage et te mettre aux abois,<br> +Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine!</p> + +<p> +Avec ses vêtements ondoyants et nacrés,<br> +Même quand elle marche, on croirait qu'elle danse,<br> +Comme ces longs serpents que les jongleurs sacrés<br> +Au bout de leurs bâtons agitent en cadence.</p> + +<p> +Comme le sable morne et l'azur des déserts,<br> +Insensibles tous deux à l'humaine souffrance,<br> +Comme les longs réseaux de la houle des mers,<br> +Elle se développe avec indifférence.</p> + +<p> +Ses yeux polis sont faits de minéraux charmants,<br> +Et dans cette nature étrange et symbolique<br> +Où l'ange inviolé se mêle au sphinx antique,</p> + +<p> +Où tout n'est qu'or, acier, lumière et diamants,<br> +Resplendit à jamais, comme un astre inutile,<br> +La froide majesté de la femme stérile.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE SERPENT QUI DANSE</h2> + + +<p> +Que j'aime voir, chère indolente,<br> + De ton corps si beau,<br> +Comme une étoile vacillante,<br> + Miroiter la peau!</p> + +<p> +Sur ta chevelure profonde<br> + Aux âcres parfums,<br> +Mer odorante et vagabonde<br> + Aux flots bleus et bruns.</p> + +<p> +Comme un navire qui s'éveille<br> + Au vent du matin,<br> +Mon âme rêveuse appareille<br> + Pour un ciel lointain.</p> + +<p> +Tes yeux, où rien ne se révèle<br> + De doux ni d'amer,<br> +Sont deux bijoux froids où se mêle<br> + L'or avec le fer.</p> + +<p> +A te voir marcher en cadence,<br> + Belle d'abandon,<br> +On dirait un serpent qui danse<br> + Au bout d'un bâton;</p> + +<p> +Sous le fardeau de ta paresse<br> + Ta tête d'enfant<br> +Se balance avec la mollesse<br> + D'un jeune éléphant,</p> + +<p> +Et son corps se penche et s'allonge<br> + Comme un fin vaisseau<br> +Qui roule bord sur bord, et plonge<br> + Ses vergues dans l'eau.</p> + +<p> +Comme un flot grossi par la fonte<br> + Des glaciers grondants,<br> +Quand l'eau de ta bouche remonte<br> + Au bord de tes dents,</p> + +<p> +Je crois boire un vin de Bohême,<br> + Amer et vainqueur,<br> +Un ciel liquide qui parsème<br> + D'étoiles mon cœur!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +UNE CHAROGNE</h2> + + +<p> +Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,<br> + Ce beau matin d'été si doux:<br> +Au détour d'un sentier une charogne infâme<br> + Sur un lit semé de cailloux,</p> + +<p> +Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,<br> + Brûlante et suant les poisons,<br> +Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique<br> + Son ventre plein d'exhalaisons.</p> + +<p> +Le soleil rayonnait sur cette pourriture,<br> + Comme afin de la cuire à point,<br> +Et de rendre au centuple à la grande Nature<br> + Tout ce qu'ensemble elle avait joint.</p> + +<p> +Et le ciel regardait la carcasse superbe<br> + Comme une fleur s'épanouir;<br> +La puanteur était si forte que sur l'herbe<br> + Vous crûtes vous évanouir.</p> + +<p> +Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,<br> + D'où sortaient de noirs bataillons<br> +De larves qui coulaient comme un épais liquide<br> + Le long de ces vivants haillons.</p> + +<p> +Tout cela descendait, montait comme une vague,<br> + Où s'élançait en pétillant;<br> +On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,<br> + Vivait en se multipliant.</p> + +<p> +Et ce monde rendait une étrange musique<br> + Comme l'eau courante et le vent,<br> +Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique<br> + Agite et tourne dans son van.</p> + +<p> +Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,<br> + Une ébauche lente à venir<br> +Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève<br> + Seulement par le souvenir.</p> + +<p> +Derrière les rochers une chienne inquiète<br> + Nous regardait d'un œil fâché,<br> +Epiant le moment de reprendre au squelette<br> + Le morceau qu'elle avait lâché.</p> + +<p> +--Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,<br> + A cette horrible infection,<br> +Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,<br> + Vous, mon ange et ma passion!</p> + +<p> +Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,<br> + Après les derniers sacrements,<br> +Quand vous irez sous l'herbe et les floraisons grasses,<br> + Moisir parmi les ossements.</p> + +<p> +Alors, ô ma beauté, dites à la vermine<br> + Qui vous mangera de baisers,<br> +Que j'ai gardé la forme et l'essence divine<br> + De mes amours décomposés!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +DE PROFUNDIS CLAMAVI</h2> + + +<p> +J'implore ta pitié. Toi, l'unique que j'aime,<br> +Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.<br> +C'est un univers morne à l'horizon plombé,<br> +Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;</p> + +<p> +Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,<br> +Et les six autres mois la nuit couvre la terre;<br> +C'est un pays plus nu que la terre polaire;<br> +Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!</p> + +<p> +Or il n'est d'horreur au monde qui surpasse<br> +La froide cruauté de ce soleil de glace<br> +Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos;</p> + +<p> +Je jalouse le sort des plus vils animaux<br> +Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,<br> +Tant l'écheveau du temps lentement se dévide!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VAMPIRE</h2> + + +<p> +Toi qui, comme un coup de couteau.<br> +Dans mon cœur plaintif est entrée;<br> +Toi qui, forte comme un troupeau<br> +De démons, vins, folle et parée,</p> + +<p> +De mon esprit humilié<br> +Faire ton lit et ton domaine.<br> +--Infâme à qui je suis lié<br> +Comme le forçat à la chaîne,</p> + +<p> +Comme au jeu le joueur têtu,<br> +Comme à la bouteille l'ivrogne,<br> +Comme aux vermines la charogne,<br> +--Maudite, maudite sois-tu!</p> + +<p> +J'ai prié le glaive rapide<br> +De conquérir ma liberté,<br> +Et j'ai dit au poison perfide<br> +De secourir ma lâcheté.</p> + +<p> +Hélas! le poison et le glaive<br> +M'ont pris en dédain et m'ont dit:<br> +« Tu n'es pas digne qu'on t'enlève<br> +A ton esclavage maudit,</p> + +<p> +Imbécile!--de son empire<br> +Si nos efforts te délivraient,<br> +Tes baisers ressusciteraient<br> +Le cadavre de ton vampire! »</p> + +<p> +Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive,<br> +Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu,<br> +Je me pris à songer près de ce corps vendu<br> +A la triste beauté dont mon désir se prive.</p> + +<p> +Je me représentai sa majesté native,<br> +Son regard de vigueur et de grâces armé,<br> +Ses cheveux qui lui font un casque parfumé,<br> +Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.</p> + +<p> +Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps,<br> +Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses<br> +Déroulé le trésor des profondes caresses,</p> + +<p> +Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort<br> +Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles,<br> +Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +REMORDS POSTHUME</h2> + + +<p> +Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,<br> +Au fond d'un monument construit en marbre noir,<br> +Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir<br> +Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse;</p> + +<p> +Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse<br> +Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir,<br> +Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,<br> +Et tes pieds de courir leur course aventureuse,</p> + +<p> +Le tombeau, confident de mon rêve infini,<br> +--Car le tombeau toujours comprendra le poète,--<br> +Durant ces longues nuits d'où le somme est banni,</p> + +<p> +Te dira: « Que vous sert, courtisane imparfaite,<br> +De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts? »<br> +--Et le ver rongera ta peau comme un remords.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CHAT</h2> + + +<p> +Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux:<br> + Retiens les griffes de ta patte,<br> +Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,<br> + Mêlés de métal et d'agate.</p> + +<p> +Lorsque mes doigts caressent à loisir<br> + Ta tête et ton dos élastique,<br> +Et que ma main s'enivre du plaisir<br> + De palper ton corps électrique,</p> + +<p> +Je vois ma femme en esprit; son regard,<br> + Comme le tien, aimable bête,<br> +Profond et froid, coupe et fend comme un dard.</p> + +<p> + Et, des pieds jusques à la tête,<br> +Un air subtil, un dangereux parfum<br> + Nagent autour de son corps brun.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE BALCON</h2> + + +<p> +Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,<br> +O toi, tous mes plaisirs, ô toi, tous mes devoirs!<br> +Tu te rappelleras la beauté des caresses,<br> +La douceur du foyer et le charme des soirs,<br> +Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses!</p> + +<p> +Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,<br> +Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses;<br> +Que ton sein m'était doux! que ton cœur m'était bon!<br> +Nous avons dit souvent d'impérissables choses<br> +Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon.</p> + +<p> +Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!<br> +Que l'espace est profond! que le cœur est puissant!<br> +En me penchant vers toi, reine des adorées,<br> +Je croyais respirer le parfum de ton sang.<br> +Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées!</p> + +<p> +La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,<br> +Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles<br> +Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison!<br> +Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles,<br> +La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.</p> + +<p> +Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,<br> +Et revis mon passé blotti dans tes genoux.<br> +Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses<br> +Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux?<br> +Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses!</p> + +<p> +Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,<br> +Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,<br> +Comme montent au ciel les soleils rajeunis<br> +Après s'être lacés au fond des mers profondes!<br> +--O serments! ô parfums! ô baisers infinis!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE POSSEDE</h2> + + +<p> +Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui,<br> +O Lune de ma vie! emmitoufle-toi d'ombre;<br> +Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois sombre,<br> +Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui;</p> + +<p> +Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,<br> +Comme un astre éclipsé qui sort de la pénombre,<br> +Te pavaner aux lieux que la Folie encombre,<br> +C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui!</p> + +<p> +Allume ta prunelle à la flamme des lustres!<br> +Allume le désir dans les regards des rustres!<br> +Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant;</p> + +<p> +Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;<br> +Il n'est pas une fibre en tout mon corps tremblant<br> +Qui ne crie: <i>O mon cher Belzébuth, je t'adore!</i></p> + + + +<p> </p> +<h2> +UN FANTOME</h2> + +<h2> +I</h2> + +<p> +LES TÉNÉBRES</p> + + +<p> +Dans les caveaux d'insondable tristesse<br> +Où le Destin m'a déjà relégué;<br> +Où jamais n'entre un rayon rosé et gai;<br> +Où, seul avec la Nuit, maussade hôtesse,</p> + +<p> +Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur<br> +Condamne à peindre, hélas! sur les ténèbres;<br> +Où, cuisinier aux appétits funèbres,<br> +Je fais bouillir et je mange mon cœur,</p> + +<p> +Par instants brille, et s'allonge, et s'étale<br> +Un spectre fait de grâce et de splendeur:<br> +A sa rêveuse allure orientale,</p> + +<p> +Quand il atteint sa totale grandeur,<br> +Je reconnais ma belle visiteuse:<br> +C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> +<p> </p> +<h2> +LE PARFUM</h2> + + +<p> +Lecteur, as-tu quelquefois respiré<br> +Avec ivresse et lente gourmandise<br> +Ce grain d'encens qui remplit une église,<br> +Ou d'un sachet le musc invétéré?</p> + +<p> +Charme profond, magique, dont nous grise<br> +Dans le présent le passé restauré!<br> +Ainsi l'amant sur un corps adoré<br> +Du souvenir cueille la fleur exquise.</p> + +<p> +De ses cheveux élastiques et lourds,<br> +Vivant sachet, encensoir de l'alcôve,<br> +Une senteur montait, sauvage et fauve,</p> + +<p> +Et des habits, mousseline ou velours,<br> +Tout imprégnés de sa jeunesse pure,<br> +Se dégageait un parfum de fourrure.</p> + +<p> </p> +<h2> +III</h2> +<p> </p> +<h2> +LE CADRE</h2> + + +<p> +Comme un beau cadre ajoute à la peinture,<br> +Bien qu'elle soit d'un pinceau très vanté,<br> +Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté<br> +En l'isolant de l'immense nature.</p> + +<p> +Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,<br> +S'adaptaient juste à sa rare beauté;<br> +Rien n'offusquait sa parfaite clarté,<br> +Et tout semblait lui servir de bordure.</p> + +<p> +Même on eût dit parfois qu'elle croyait<br> +Que tout voulait l'aimer; elle noyait<br> +Dans les baisers du satin et du linge</p> + +<p> +Son beau corps nu, plein de frissonnements,<br> +Et, lente ou brusque, en tous ses mouvements,<br> +Montrait la grâce enfantine du singe.</p> + +<p> </p> +<h2> +IV</h2> +<p> </p> +<h2> +LE PORTRAIT</h2> + + +<p> +La Maladie et la Mort font des cendres<br> +De tout le feu qui pour nous flamboya.<br> +De ces grands yeux si fervents et si tendres,<br> +De cette bouche où mon cœur se noya,</p> + +<p> +De ces baisers puissants comme un dictame,<br> +De ces transports plus vifs que des rayons.<br> +Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme!<br> +Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons,</p> + +<p> +Qui, comme moi, meurt dans la solitude,<br> +Et que le Temps, injurieux vieillard,<br> +Chaque jour frotte avec son aile rude...</p> + +<p> +Noir assassin de la Vie et de l'Art,<br> +Tu ne tueras jamais dans ma mémoire<br> +Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!</p> + +<p> +Je te donne ces vers afin que, si mon nom<br> +Aborde heureusement aux époques lointaines<br> +Et fait rêver un soir les cervelles humaines,<br> +Vaisseau favorisé par un grand aquilon,</p> + +<p> +Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,<br> +Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon,<br> +Et par un fraternel et mystique chaînon<br> +Reste comme pendue à mes rimes hautaines;</p> + +<p> +Etre maudit à qui de l'abîme profond<br> +Jusqu'au plus haut du ciel rien, hors moi, ne répond;<br> +--O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère,</p> + +<p> +Foules d'un pied léger et d'un regard serein<br> +Les stupides mortels qui t'ont jugée amère,<br> +Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SEMPER EADEM</h2> + + +<p> +« D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,<br> +Montant comme la mer sur le roc noir et nu? »<br> +--Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,<br> +Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu,</p> + +<p> +Une douleur très simple et non mystérieuse,<br> +Et, comme votre joie, éclatante pour tous.<br> +Cessez donc de chercher, ô belle curieuse!<br> +Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!</p> + +<p> +Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie!<br> +Bouche au rire enfantin! Plus encore que la Vie,<br> +La Mort nous tient souvent par des liens subtils.</p> + +<p> +Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un <i>mensonge,</i><br> +Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe,<br> +Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +TOUT ENTIERE</h2> + + +<p> +Le Démon, dans ma chambre haute,<br> +Ce matin est venu me voir,<br> +Et, tâchant à me prendre en faute,<br> +Me dit: « Je voudrais bien savoir,</p> + +<p> +Parmi toutes les belles choses<br> +Dont est fait son enchantement,<br> +Parmi les objets noirs ou roses<br> +Qui composent son corps charmant,</p> + +<p> +Quel est le plus doux. »--O mon âme!<br> +Tu répondis à l'Abhorré:<br> +« Puisqu'en elle tout est dictame,<br> +Rien ne peut être préféré.</p> + +<p> +Lorsque tout me ravit, j'ignore<br> +Si quelque chose me séduit.<br> +Elle éblouit comme l'Aurore<br> +Et console comme la Nuit;</p> + +<p> +Et l'harmonie est trop exquise,<br> +Qui gouverne tout son beau corps,<br> +Pour que l'impuissante analyse<br> +En note les nombreux accords.</p> + +<p> +O métamorphose mystique<br> +De tous mes sens fondus en un!<br> +Son haleine fait la musique,<br> +Comme sa voix fait le parfum! »</p> + +<p> +Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,<br> +Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,<br> +A la très belle, à la très bonne, à la très chère,<br> +Dont le regard divin t'a soudain refleuri?</p> + +<p> +--Nous mettrons noire orgueil à chanter ses louanges,<br> +Rien ne vaut la douceur de son autorité;<br> +Sa chair spirituelle a le parfum des Anges,<br> +Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.</p> + +<p> +Que ce soit dans la nuit et dans la solitude.<br> +Que ce soit dans la rue et dans la multitude;<br> +Son fantôme dans l'air danse comme un flambeau.</p> + +<p> +Parfois il parle et dit: « Je suis belle, et j'ordonne<br> +Que pour l'amour de moi vous n'aimiez que le Beau.<br> +Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone. »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CONFESSION</h2> + + +<p> +Une fois, une seule, aimable et douce femme,<br> + A mon bras votre bras poli<br> +S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme<br> + Ce souvenir n'est point pâli).</p> + +<p> +Il était tard; ainsi qu'une médaille neuve<br> + La pleine lune s'étalait,<br> +Et la solennité de la nuit, comme un fleuve,<br> + Sur Paris dormant ruisselait.</p> + +<p> +Et le long des maisons, sous les portes cochères,<br> + Des chats passaient furtivement,<br> +L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères,<br> + Nous accompagnaient lentement.</p> + +<p> +Tout à coup, au milieu de l'intimité libre<br> + Eclose à la pâle clarté,<br> +De vous, riche et sonore instrument où ne vibre<br> + Que la radieuse gaîté,</p> + +<p> +De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare<br> + Dans le matin étincelant,<br> +Une note plaintive, une note bizarre<br> + S'échappa, tout en chancelant.</p> + +<p> +Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde<br> + Dont sa famille rougirait,<br> +Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde,<br> + Dans un caveau mise au secret!</p> + +<p> +Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde:<br> + « Que rien ici-bas n'est certain,<br> +Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde,<br> + Se trahit l'égoïsme humain;</p> + +<p> +Que c'est un dur métier que d'être belle femme,<br> + Et que c'est le travail banal<br> +De la danseuse folle et froide qui se pâme<br> + Dans un sourire machinal;</p> + +<p> +Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte,<br> + Que tout craque, amour et beauté,<br> +Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte<br> +Pour les rendre à l'Eternité! »</p> + +<p> +J'ai souvent évoqué cette lune enchantée,<br> + Ce silence et cette langueur,<br> +Et cette confidence horrible chuchotée<br> + Au confessionnal du cœur.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE FLACON</h2> + + +<p> +Il est de forts parfums pour qui toute matière<br> +Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.<br> +En ouvrant un coffret venu de l'orient<br> +Dont la serrure grince et rechigne en criant,</p> + +<p> +Ou dans une maison déserte quelque armoire<br> +Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,<br> +Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,<br> +D'où jaillit toute vive une âme qui revient.</p> + +<p> +Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,<br> +Frémissant doucement dans tes lourdes ténèbres,<br> +Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,<br> +Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.</p> + +<p> +Voilà le souvenir enivrant qui voltige<br> +Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige<br> +Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains<br> +Vers un gouffre obscurci de miasmes humains;</p> + +<p> +Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,<br> +Où, Lazare odorant déchirant son suaire,<br> +Se meut dans son réveil le cadavre spectral<br> +D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.</p> + +<p> +Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire<br> +Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire;<br> +Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,<br> +Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,</p> + +<p> +Je serai ton cercueil, aimable pestilence!<br> +Le témoin de ta force et de ta virulence,<br> +Cher poison préparé par les anges! liqueur<br> +Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE POISON</h2> + + +<p> +Le vin sait revêtir le plus sordide bouge<br> + D'un luxe miraculeux,<br> +Et fait surgir plus d'un portique fabuleux<br> + Dans l'or de sa vapeur rouge,<br> +Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.</p> + +<p> +L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,<br> + Allonge l'illimité,<br> +Approfondit le temps, creuse la volupté,<br> + Et de plaisirs noirs et mornes<br> +Remplit l'âme au delà de sa capacité.</p> + +<p> +Tout cela ne vaut pas le poison qui découle<br> + De tes yeux, de tes yeux verts,<br> +Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...<br> + Mes songes viennent en foule<br> +Pour se désaltérer à ces gouffres amers.</p> + +<p> +Tout cela ne vaut pas le terrible prodige<br> + De ta salive qui mord,<br> +Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,<br> + Et, charriant le vertige,<br> +La roule défaillante aux rives de la mort!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CHAT</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Dans ma cervelle se promène<br> +Ainsi qu'en son appartement,<br> +Un beau chat, fort, doux et charmant,<br> +Quand il miaule, on l'entend à peine,</p> + +<p> +Tant son timbre est tendre et discret;<br> +Mais que sa voix s'apaise ou gronde,<br> +Elle est toujours riche et profonde.<br> +C'est là son charme et son secret.</p> + +<p> +Cette voix, qui perle et qui filtre<br> +Dans mon fond le plus ténébreux,<br> +Me remplit comme un vers nombreux<br> +Et me réjouit comme un philtre.</p> + +<p> +Elle endort les plus cruels maux<br> +Et contient toutes les extases;<br> +Pour dire les plus longues phrases,<br> +Elle n'a pas besoin de mots.</p> + +<p> +Non, il n'est pas d'archet qui morde<br> +Sur mon cœur, parfait instrument,<br> +Et fasse plus royalement<br> +Chanter sa plus vibrante corde</p> + +<p> +Que ta voix, chat mystérieux,<br> +Chat séraphique, chat étrange,<br> +En qui tout est, comme un ange,<br> +Aussi subtil qu'harmonieux.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +De sa fourrure blonde et brune<br> +Sort un parfum si doux, qu'un soir<br> +J'en fus embaumé, pour l'avoir<br> +Caressée une fois, rien qu'une.</p> + +<p> +C'est l'esprit familier du lieu;<br> +Il juge, il préside, il inspire<br> +Toutes choses dans son empire;<br> +Peut-être est-il fée, est-il dieu?</p> + +<p> +Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime<br> +Tirés comme par un aimant,<br> +Se retournent docilement,<br> +Et que je regarde en moi-même,</p> + +<p> +Je vois avec étonnement<br> +Le feu de ses prunelles pâles,<br> +Clairs fanaux, vivantes opales,<br> +Qui me contemplent fixement.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE BEAU NAVIRE</h2> + + +<p> +Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,<br> +Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;<br> + Je veux te peindre ta beauté<br> +Où l'enfance s'allie à la maturité.</p> + +<p> +Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br> +Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br> + Chargé de toile, et va roulant<br> +Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p> + +<p> +Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,<br> +Ta tête se pavane avec d'étranges grâces;<br> + D'un air placide et triomphant<br> +Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p> + +<p> +Je veux te raconter, ô molle enchanteresse,<br> +Les diverses beautés qui parent ta jeunesse;<br> + Je veux te peindre ta beauté<br> +Où l'enfance s'allie à la maturité.</p> + +<p> +Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,<br> +Ta gorge triomphante est une belle armoire<br> + Dont les panneaux bombés et clairs<br> +Comme les boucliers accrochent des éclairs;</p> + +<p> +Boucliers provoquants, armés de pointes roses!<br> +Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,<br> + De vins, de parfums, de liqueurs<br> +Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs!</p> + +<p> +Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,<br> +Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,<br> + Chargé de toile, et va roulant<br> +Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.</p> + +<p> +Tes nobles jambes sons les volants qu'elles chassent,<br> +Tourmentent les désirs obscurs et les agacent<br> + Comme deux sorcières qui font<br> +Tourner un philtre noir dans un vase profond.</p> + +<p> +Tes bras qui se joueraient des précoces hercules<br> +Sont des boas luisants les solides émules,<br> + Faits pour serrer obstinément,<br> +Comme pour l'imprimer dans ton cœur, ton amant.</p> + +<p> +Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,<br> +Ta tête se pavane avec d'étranches grâces;<br> + D'un air placide et triomphant<br> +Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IRREPARABLE</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,<br> + Qui vit, s'agite et se tortille,<br> +Et se nourrit de nous comme le ver des morts,<br> + Comme du chêne la chenille?<br> +Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords?</p> + +<p> +Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane<br> + Noierons-nous ce vieil ennemi,<br> +Destructeur et gourmand comme la courtisane,<br> + Patient comme la fourmi?<br> +Dans quel philtre?--dans quel vin?--dans quelle tisane?</p> + +<p> +Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,<br> + A cet esprit comblé d'angoisse<br> +Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,<br> + Que le sabot du cheval froisse,<br> +Dis-le, belle sorcière, oh! dis, si tu le sais,</p> + +<p> +A cet agonisant que le loup déjà flaire<br> + Et que surveille le corbeau,<br> +A ce soldat brisé, s'il faut qu'il désespère<br> + D'avoir sa croix et son tombeau;<br> +Ce pauvre agonisant que le loup déjà flaire!</p> + +<p> +Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?<br> + Peut-on déchirer des ténèbres<br> +Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,<br> + Sans astres, sans éclairs funèbres?<br> +Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir?</p> + +<p> +L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge<br> + Est souillée, est morte à jamais!<br> +Sans lune et sans rayons trouver où l'on héberge<br> + Les martyrs d'un chemin mauvais!<br> +Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge!</p> + +<p> +Adorable sorcière, aimes-tu les damnés!<br> + Dis, connais-tu l'irrémissible?<br> +Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,<br> + A qui notre cœur sert de cible?<br> +Adorable sorcière, aimes-tu les damnés?</p> + +<p> +L'irréparable ronge avec sa dent maudite<br> + Notre âme, piteux monument,<br> +Et souvent il attaque, ainsi que le termite,<br> + Par la base le bâtiment.<br> +L'irréparable ronge avec sa dent maudite!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal<br> + Qu'enflammait l'orchestre sonore,<br> +Une fée allumer dans un ciel infernal<br> + Une miraculeuse aurore;<br> +J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal</p> + +<p> +Un être qui n'était que lumière, or et gaze,<br> + Terrasser l'énorme Satan<br> +Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase<br> + Est un théâtre où l'on attend<br> +Toujours, toujours en vain, l'Etre aux ailes de gaze!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CAUSERIE</h2> + + +<p> +Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose!<br> +Mais la tristesse en moi monte comme la mer,<br> +Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose<br> +Le souvenir cuisant de son limon amer.</p> + +<p> +--Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme;<br> +Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé<br> +Par la griffe et la dent féroce de la femme.<br> +Ne cherchez plus mon cœur; les bêtes l'ont mangé.</p> + +<p> +Mon cœur est un palais flétri par la cohue;<br> +On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux.<br> +--Un parfum nage autour de votre gorge nue!...</p> + +<p> +O Beauté, dur fléau des âmes! tu le veux!<br> +Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes!<br> +Calcine ces lambeaux qu'ont épargnés les bêtes!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CHANT D'AUTOMNE</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres;<br> +Adieu, vive clarté de nos étés trop courts!<br> +J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres<br> +Le bois retentissant sur le pavé des cours.</p> + +<p> +Tout l'hiver va rentrer dans mon être: colère,<br> +Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,<br> +Et, comme le soleil dans son enfer polaire.<br> +Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.</p> + +<p> +J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe;<br> +L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.<br> +Mon esprit est pareil à la tour qui succombe<br> +Sous les coups du bélier infatigable et lourd.</p> + +<p> +Il me semble, bercé par ce choc monotone,<br> +Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part...<br> +Pour qui?--C'était hier l'été; voici l'automne!<br> +Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,<br> +Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,<br> +Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,<br> +Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.</p> + +<p> +Et pourtant aimez-moi, tendre cœur! soyez mère<br> +Même pour un ingrat, même pour un méchant;<br> +Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère<br> +D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.</p> + +<p> +Courte tâche! La tombe attend; elle est avide!<br> +Ah! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,<br> +Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,<br> +De l'arrière-saison le rayon jaune et doux!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +CHANSON D'APRES-MIDI</h2> + + +<p> +Quoique tes sourcils méchants<br> +Te donnent un air étrange<br> +Qui n'est pas celui d'un ange,<br> +Sorcière aux yeux alléchants,</p> + +<p> +Je t'adore, ô ma frivole,<br> +Ma terrible passion!<br> +Avec la dévotion<br> +Du prêtre pour son idole.</p> + +<p> +Le désert et la forêt<br> +Embaument tes tresses rudes,<br> +Ta tête a les attitudes<br> +De l'énigme et du secret.</p> + +<p> +Sur ta chair le parfum rôde<br> +Comme autour d'un encensoir;<br> +Tu charmes comme le soir,<br> +Nymphe ténébreuse et chaude.</p> + +<p> +Ah! les philtres les plus forts<br> +Ne valent pas ta paresse,<br> +Et tu connais la caresse<br> +Qui fait revivre les morts!</p> + +<p> +Tes hanches sont amoureuses<br> +De ton dos et de tes seins,<br> +Et tu ravis les coussins<br> +Par tes poses langoureuses.</p> + +<p> +Quelquefois pour apaiser<br> +Ta rage mystérieuse,<br> +Tu prodigues, sérieuse,<br> +La morsure et le baiser;</p> + +<p> +Tu me déchires, ma brune,<br> +Avec un rire moqueur,<br> +Et puis tu mets sur mon cœur<br> +Ton œil doux comme la lune.</p> + +<p> +Sous tes souliers de satin,<br> +Sous tes charmants pieds de soie,<br> +Moi, je mets ma grande joie,<br> +Mon génie et mon destin,</p> + +<p> +Mon âme par toi guérie,<br> +Par toi, lumière et couleur!<br> +Explosion de chaleur<br> +Dans ma noire Sibérie!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SISINA</h2> + + +<p> +Imaginez Diane en galant équipage,<br> +Parcourant les forêts ou battant les halliers,<br> +Cheveux et gorge au vent, s'enivrant de tapage,<br> +Superbe et défiant les meilleurs cavaliers!</p> + +<p> +Avez-vous vu Théroigne, amante du carnage,<br> +Excitant à l'assaut un peuple sans souliers,<br> +La joue et l'œil en feu, jouant son personnage,<br> +Et montant, sabre au poing, les royaux escaliers?</p> + +<p> +Telle la Sisina! Mais la douce guerrière<br> +A l'âme charitable autant que meurtrière,<br> +Son courage, affolé de poudre et de tambours,</p> + +<p> +Devant les suppliants sait mettre bas les armes,<br> +Et son cœur, ravagé par la flamme, a toujours,<br> +Pour qui s'en montre digne, un réservoir de larmes.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE DAME CREOLE</h2> + + +<p> +Au pays parfumé que le soleil caresse,<br> +J'ai connu sous un dais d'arbres tout empourprés<br> +Et de palmiers, d'où pleut sur les yeux la paresse,<br> +Une dame créole aux charmes ignorés.</p> + +<p> +Son teint est pâle et chaud; la brune enchanteresse<br> +A dans le col des airs noblement maniérés;<br> +Grande et svelte en marchant comme une chasseresse,<br> +Son sourire est tranquille et ses yeux assurés.</p> + +<p> +Si vous alliez, Madame, au vrai pays de gloire,<br> +Sur les bords de la Seine ou de la verte Loire,<br> +Belle digne d'orner les antiques manoirs,</p> + +<p> +Vous feriez, à l'abri des ombreuses retraites,<br> +Germer mille sonnets dans le cœur des poètes,<br> +Que vos grands yeux rendraient plus soumis que vos noirs.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE REVENANT</h2> + + +<p> +Comme les anges à l'œil fauve,<br> +Je reviendrai dans ton alcôve<br> +Et vers toi glisserai sans bruit<br> +Avec les ombres de la nuit;</p> + +<p> +Et je te donnerai, ma brune,<br> +Des baisers froids comme la lune<br> +Et des caresses de serpent<br> +Autour d'une fosse rampant.</p> + +<p> +Quand viendra le matin livide,<br> +Tu trouveras ma place vide,<br> +Où jusqu'au soir il fera froid.</p> + +<p> +Comme d'autres par la tendresse,<br> +Sur ta vie et sur ta jeunesse,<br> +Moi, je veux régner par l'effroi!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SONNET D'AUTOMNE</h2> + + +<p> +Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal:<br> +« Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite? »<br> +--Sois charmante et tais-toi! Mon cœur, que tout irrite,<br> +Excepté la candeur de l'antique animal,</p> + +<p> +Ne veut pas te montrer son secret infernal,<br> +Berceuse dont la main aux longs sommeils m'invite,<br> +Ni sa noire légende avec la flamme écrite.<br> +Je hais la passion et l'esprit me fait mal!</p> + +<p> +Aimons-nous doucement. L'Amour dans sa guérite,<br> +Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.<br> +Je connais les engins de son vieil arsenal:</p> + +<p> +Crime, horreur et folie!--O pâle marguerite!<br> +Comme moi n'es-tu pas un soleil automnal,<br> +O ma si blanche, ô ma si froide Marguerite?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +TRISTESSE DE LA LUNE</h2> + + +<p> +Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse;<br> +Ainsi qu'une beauté, sur de nombreux coussins,<br> +Qui d'une main distraite et légère caresse,<br> +Avant de s'endormir, le contour de ses seins,</p> + +<p> +Sur le dos satiné des molles avalanches,<br> +Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,<br> +Et promène ses yeux sur les visions blanches<br> +Qui montent dans l'azur comme des floraisons.</p> + +<p> +Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,<br> +Elle laisse filer une larme furtive,<br> +Un poète pieux, ennemi du sommeil,</p> + +<p> +Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,<br> +Aux reflets irisés comme un fragment d'opale,<br> +Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES CHATS</h2> + + +<p> +Les amoureux fervents et les savants austères<br> +Aiment également dans leur mûre saison,<br> +Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,<br> +Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.</p> + +<p> +Amis de la science et de la volupté,<br> +Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres;<br> +L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,<br> +S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.</p> + +<p> +Ils prennent en songeant les nobles attitudes<br> +Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,<br> +Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin;</p> + +<p> +Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques,<br> +Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,<br> +Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA PIPE</h2> + + +<p> +Je suis la pipe d'un auteur;<br> +On voit, à contempler ma mine<br> +D'Abyssienne ou de Cafrine,<br> +Que mon maître est un grand fumeur.</p> + +<p> +Quand il est comblé de douleur,<br> +Je fume comme la chaumine<br> +Où se prépare la cuisine<br> +Pour le retour du laboureur.</p> + +<p> +J'enlace et je berce son âme<br> +Dans le réseau mobile et bleu<br> +Qui monte de ma bouche en feu,</p> + +<p> +Et je roule un puissant dictame<br> +Qui charme son cœur et guérit<br> +De ses fatigues son esprit.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MUSIQUE</h2> + + +<p> +La musique souvent me prend comme une mer!<br> + Vers ma pâle étoile,<br> +Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,<br> + Je mets à la voile;</p> + +<p> +La poitrine en avant et les poumons gonflés<br> + Comme de la toile,<br> +J'escalade le dos des flots amoncelés<br> + Que la nuit me voile;</p> + +<p> +Je sens vibrer en moi toutes les passions<br> + D'un vaisseau qui souffre;<br> +Le bon vent, la tempête et ses convulsions</p> + +<p> + Sur l'immense gouffre<br> +Me bercent.--D'autres fois, calme plat, grand mimoir<br> + De mon désespoir!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SEPULTURE D'UN POETE MAUDIT</h2> + + +<p> +Si par une nuit lourde et sombre<br> +Un bon chrétien, par charité,<br> +Derrière quelque vieux décombre<br> +Enterre votre corps vanté,</p> + +<p> +A l'heure où les chastes étoiles<br> +Ferment leurs yeux appesantis,<br> +L'araignée y fera ses toiles,<br> +Et la vipère ses petits;</p> + +<p> +Vous entendrez toute l'année<br> +Sur votre tête condamnée<br> +Les cris lamentables des loups</p> + +<p> +Et des sorcières faméliques,<br> +Les ébats des vieillards lubriques<br> +Et les complots des noirs filous.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE MORT JOYEUX</h2> + + +<p> +Dans une terre grasse et pleine d'escargots<br> +Je veux creuser moi-même une fosse profonde,<br> +Où je puisse à loisir étaler mes vieux os<br> +Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.</p> + +<p> +Je hais les testaments et je hais les tombeaux;<br> +Plutôt que d'implorer une larme du monde,<br> +Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux<br> +A saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.</p> + +<p> +O vers! noirs compagnons sans oreille et sans yeux,<br> +Voyez venir à vous un mort libre et joyeux;<br> +Philosophes viveurs, fils de la pourriture,</p> + +<p> +A travers ma ruine allez donc sans remords,<br> +Et dites-moi s'il est encor quelque torture<br> +Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA CLOCHE FELEE</h2> + + +<p> +Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,<br> +D'écouter près du feu qui palpite et qui fume<br> +Les souvenirs lointains lentement s'élever<br> +Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.</p> + +<p> +Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux<br> +Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,<br> +Jette fidèlement son cri religieux,<br> +Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente!</p> + +<p> +Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis<br> +Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,<br> +Il arrive souvent que sa voix affaiblie</p> + +<p> +Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie<br> +Au bord d'un lac de sang sous un grand tas de morts,<br> +Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +SPLEEN</h2> + + +<p> +Pluviôse, irrité contre la vie entière,<br> +De son urne à grands flots vers un froid ténébreux<br> +Aux pâles habitants du voisin cimetière<br> +Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.</p> + +<p> +Mon chat sur le carreau cherchant une litière<br> +Agite sans repos son corps maigre et galeux;<br> +L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière<br> +Avec la triste voix d'un fantôme frileux.</p> + +<p> +Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée<br> +Accompagne en fausset la pendule enrhumée,<br> +Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,</p> + +<p> +Héritage fatal d'une vieille hydropique,<br> +Le beau valet de cœur et la dame de pique<br> +Causent sinistrement de leurs amours défunts.<br> +J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.</p> + +<p> +Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,<br> +De vers, de billets doux, de procès, de romances,<br> +Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,<br> +Cache moins de secrets que mon triste cerveau.<br> +C'est une pyramide, un immense caveau,<br> +Qui contient plus de morts que la fosse commune.<br> +--Je suis un cimetière abhorré de la lune,<br> +Où comme des remords se traînent de longs vers<br> +Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.<br> +Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,<br> +Où gît tout un fouillis de modes surannées,<br> +Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,<br> +Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.</p> + +<p> +Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,<br> +Quand sous les lourds flocons des neigeuses années<br> +L'ennui, fruit de la morne incuriosité,<br> +Prend les proportions de l'immortalité.<br> +--Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!<br> +Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,<br> +Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux!<br> +Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,<br> +Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche<br> +Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.</p> + +<p> +Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,<br> +Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux,<br> +Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,<br> +S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.<br> +Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,<br> +Ni son peuple mourant en face du balcon,<br> +Du bouffon favori la grotesque ballade<br> +Ne distrait plus le front de ce cruel malade;<br> +Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,<br> +Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,<br> +Ne savent plus trouver d'impudique toilette<br> +Pour tirer un souris de ce jeune squelette.<br> +Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu<br> +De son être extirper l'élément corrompu,<br> +Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent<br> +Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,<br> +Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété<br> +Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé.</p> + +<p> +Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle<br> +Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,<br> +Et que de l'horizon embrassant tout le cercle<br> +Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;</p> + +<p> +Quand la terre est changée en un cachot humide,<br> +Où l'Espérance, comme une chauve-souris,<br> +S'en va battant les murs de son aile timide<br> +Et se cognant la tête à des plafonds pourris;</p> + +<p> +Quand la pluie étalant ses immenses traînées<br> +D'une vaste prison imite les barreaux,<br> +Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées<br> +Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,</p> + +<p> +Des cloches tout à coup sautent avec furie<br> +Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,<br> +Ainsi que des esprits errants et sans patrie<br> +Qui se mettent à geindre opiniâtrement.</p> + +<p> +--Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,<br> +Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,<br> +Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,<br> +Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE GOUT DU NEANT</h2> + + +<p> +Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,<br> +L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,<br> +Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,<br> +Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte.</p> + +<p> +Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.</p> + +<p> +Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,<br> +L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute;<br> +Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte!<br> +Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur!</p> + +<p> +Le Printemps adorable a perdu son odeur!</p> + +<p> +Et le Temps m'engloutit minute par minute,<br> +Comme la neige immense un corps pris de roideur;<br> +Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute!<br> +Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur,</p> + +<p> +Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +ALCHIMIE DE LA DOULEUR</h2> + + +<p> +L'un t'éclaire avec son ardeur<br> +L'autre en toi met son deuil. Naturel<br> +Ce qui dit à l'un: Sépulture!<br> +Dit à l'autre: Vie et splendeur!</p> + +<p> +Hermès inconnu qui m'assistes<br> +Et qui toujours m'intimidas,<br> +Tu me rends l'égal de Midas,<br> +Le plus triste des alchimistes;</p> + +<p> +Par toi je change l'or en fer<br> +Et le paradis en enfer;<br> +Dans le suaire des nuages</p> + +<p> +Je découvre un cadavre cher.<br> +Et sur les célestes rivages<br> +Je bâtis de grands sarcophages.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA PRIERE D'UN PAÏEN</h2> + + +<p> +Ah! ne ralentis pas tes flammes;<br> +Réchauffe mon cœur engourdi,<br> +Volupté, torture des âmes!<br> +<i>Diva! supplicem exaudi!</i></p> + +<p> +Déesse dans l'air répandue,<br> +Flamme dans notre souterrain!<br> +Exauce une âme morfondue,<br> +Qui te consacre un chant d'airain.</p> + +<p> +Volupté, sois toujours ma reine!<br> +Prends le masque d'une sirène<br> +Faîte de chair et de velours.</p> + +<p> +Ou verse-moi tes sommeils lourds<br> +Dans le vin informe et mystique,<br> +Volupté, fantôme élastique!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE COUVERCLE</h2> + + +<p> +En quelque lieu qu'il aille, ou sur mer ou sur terre,<br> +Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,<br> +Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,<br> +Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,</p> + +<p> +Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,<br> +Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,<br> +Partout l'homme subit la terreur du mystère,<br> +Et ne regarde en haut qu'avec un œil tremblant.</p> + +<p> +En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l'étouffe,<br> +Plafond illuminé pour un opéra bouffe<br> +Où chaque histrion foule un sol ensanglanté,</p> + +<p> +Terreur du libertin, espoir du fol ermite;<br> +Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite<br> +Où bout l'imperceptible et vaste Humanité.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IMPREVU</h2> + + +<p> +Harpagon, qui veillait son père agonisant,<br> +Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches;<br> +« Nous avons au grenier un nombre suffisant,<br> + Ce me semble, de vieilles planches? »</p> + +<p> +Célimène roucoule et dit: « Mon cœur est bon,<br> +Et naturellement, Dieu m'a faite très belle. »<br> +--Son cœur! cœur racorni, fumé comme un jambon,<br> +Recuit à la flamme éternelle!</p> + +<p> +Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,<br> +Dit au pauvre, qu'il a noyé dans les ténèbres:<br> +« Où donc l'aperçois-tu, ce créateur du Beau,<br> + Ce Redresseur que tu célèbres? »</p> + +<p> +Mieux que tous, je connais certains voluptueux<br> +Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,<br> +Répétant, l'impuissant et le fat: « Oui, je veux<br> + Etre vertueux, dans une heure! »</p> + +<p> +L'horloge, à son tour, dit à voix basse: « Il est mûr,<br> +Le damné! J'avertis en vain la chair infecte.<br> +L'homme est aveugle, sourd, fragile, comme un mur<br> + Qu'habite et que ronge un insecte! »</p> + +<p> +Et puis, Quelqu'un paraît, que tous avaient nié,<br> +Et qui leur dit, railleur et fier: « Dans mon ciboire,<br> +Vous avez, que je crois, assez communié,<br> + A la joyeuse Messe noire?</p> + +<p> +Chacun de vous m'a fait un temple dans son cœur;<br> +Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde!<br> +Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,<br> + Enorme et laid comme le monde!</p> + +<p> +Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,<br> +Qu'on se moque du maître, et qu'avec lui l'on triche,<br> +Et qu'il soit naturel de recevoir deux prix.<br> + D'aller au Ciel et d'être riche?</p> + +<p> +Il faut que le gibier paye le vieux chasseur<br> +Qui se morfond longtemps à l'affût de la proie.<br> +Je vais vous emporter à travers l'épaisseur,<br> + Compagnons de ma triste joie,</p> + +<p> +A travers l'épaisseur de la terre et du roc,<br> +A travers les amas confus de votre cendre,<br> +Dans un palais aussi grand que moi, d'un seul bloc,<br> + Et qui n'est pas de pierre tendre;</p> + +<p> +Car il fait avec l'universel Péché,<br> +Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!<br> +--Cependant, tout en haut de l'univers juché,<br> + Un Ange sonne la victoire</p> + +<p> +De ceux dont le cœur dit: « Que béni soit ton fouet,<br> +Seigneur! que la douleur, ô Père, soit bénie!<br> +Mon âme dans tes mains n'est pas un vain jouet,<br> + Et ta prudence est infinie. »</p> + +<p> +Le son de la trompette est si délicieux,<br> +Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,<br> +Qu'il s'infiltre comme une extase dans tous ceux<br> + Dont elle chante les louanges.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'EXAMEN DE MINUIT</h2> + + +<p> +La pendule, sonnant minuit,<br> +Ironiquement nous engage<br> +A nous rappeler quel usage<br> +Nous fîmes du jour qui s'enfuit:<br> +--Aujourd'hui, date fatidique,<br> +Vendredi, treize, nous avons,<br> +Malgré tout ce que nous savons,<br> +Mené le train d'un hérétique.</p> + +<p> +Nous avons blasphémé Jésus,<br> +Des Dieux le plus incontestable!<br> +Comme un parasite à la table<br> +De quelque monstrueux Crésus,<br> +Nous avons, pour plaire à la brute,<br> +Digne vassale des Démons,<br> +Insulté ce que nous aimons<br> +Et flatté ce qui nous rebute;</p> + +<p> +Contristé, servile bourreau,<br> +Le faible qu'à tort on méprise;<br> +Salué l'énorme Bêtise,<br> +La Bêtise au front de taureau;<br> +Baisé la stupide Matière<br> +Avec grande dévotion,<br> +Et de la putréfaction<br> +Béni la blafarde lumière.</p> + +<p> +Enfin, nous avons, pour noyer<br> +Le vertige dans le délire,<br> +Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,<br> +Dont la gloire est de déployer<br> +L'ivresse des choses funèbres,<br> +Bu sans soif et mangé sans faim!...<br> +--Vite soufflons la lampe, afin<br> +De nous cacher dans les ténèbres!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +MADRIGAL TRISTE</h2> + + +<p> +Que m'importe que tu sois sage?<br> +Sois belle! et sois triste! Les pleurs<br> +Ajoutent un charme au visage,<br> +Comme le fleuve au paysage;<br> +L'orage rajeunit les fleurs.</p> + +<p> +Je t'aime surtout quand la joie<br> +S'enfuit de ton front terrassé;<br> +Quand ton cœur dans l'horreur se noie;<br> +Quand sur ton présent se déploie<br> +Le nuage affreux du passé.</p> + +<p> +Je t'aime quand ton grand œil verse<br> +Une eau chaude comme le sang;<br> +Quand, malgré ma main qui te berce,<br> +Ton angoisse, trop lourde, perce<br> +Comme un râle d'agonisant.<br> +J'aspire, volupté divine!</p> + +<p> +Hymne profond, délicieux!<br> +Tous les sanglots de ta poitrine,<br> +Et crois que ton cœur s'illumine<br> +Des perles que versent tes yeux!</p> + +<p> +Je sais que ton cœur, qui regorge<br> +De vieux amours déracinés,<br> +Flamboie encor comme une forge,<br> +Et que tu couves sous ta gorge<br> +Un peu de l'orgueil des damnés;</p> + +<p> +Mais tant, ma chère, que tes rêves<br> +N'auront pas reflété l'Enfer,<br> +Et qu'en un cauchemar sans trêves,<br> +Songeant de poisons et de glaives,<br> +Eprise de poudre et de fer,</p> + +<p> +N'ouvrant à chacun qu'avec crainte,<br> +Déchiffrant le malheur partout,<br> +Te convulsant quand l'heure tinte,<br> +Tu n'auras pas senti l'étreinte<br> +De l'irrésistible Dégoût,</p> + +<p> +Tu ne pourras, esclave reine<br> +Qui ne m'aimes qu'avec effroi,<br> +Dans l'horreur de la nuit malsaine<br> +Me dire, l'âme de cris pleine:<br> +« Je suis ton égale, ô mon Roi! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'AVERTISSEUR</h2> + + +<p> +Tout homme digne de ce nom<br> +A dans le cœur un Serpent jaune,<br> +Installé comme sur un trône,<br> +Qui, s'il dit: « Je veux! » répond: « Non! »</p> + +<p> +Plonge tes yeux dans les yeux fixes<br> +Des Satyresses ou des Nixes,<br> +La Dent dit: « Pense à ton devoir! »</p> + +<p> +Fais des enfants, plante des arbres ».<br> +Polis des vers, sculpte des marbres,<br> +La Dent dit: « Vivras-tu ce soir? »</p> + +<p> +Quoi qu'il ébauche ou qu'il espère,<br> +L'homme ne vit pas un moment<br> +Sans subir l'avertissement<br> +De l'insupportable Vipère.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE MALABARAISE</h2> + + +<p> +Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche<br> +Est large à faire envie à la plus belle blanche;<br> +A l'artiste pensif ton corps est doux et cher;<br> +Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair<br> +Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,<br> +Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,<br> +De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,<br> +De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,<br> +Et, dès que le matin fait chanter les platanes,<br> +D'acheter au bazar ananas et bananes.<br> +Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,<br> +Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;<br> +Et quand descend le soir au manteau d'écarlate,<br> +Tu poses doucement ton corps sur une natte,<br> +Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,<br> +Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.<br> +Pourquoi, l'heureuse enfant, veux-tu voir notre France,<br> +Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,<br> +Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,<br> +Faire de grands adieux à tes chers tamarins?<br> +Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,<br> +Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,<br> +Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,<br> +Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,<br> +Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges<br> +Et vendre le parfum de tes charmes étranges,<br> +L'œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,<br> +Des cocotiers absents les fantômes épars!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA VOIX</h2> + + +<p> +Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,<br> +Babel sombre, où roman, science, fabliau,<br> +Tout, la cendre latine et la poussière grecque,<br> +Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.<br> +Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,<br> +Disait: « La Terre est un gâteau plein de douceur;<br> +Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)<br> +Te faire un appétit d'une égale grosseur. »<br> +Et l'autre: « Viens, oh! viens voyager dans les rêves<br> +Au delà du possible, au delà du connu! »<br> +Et celle-là chantait comme le vent des grèves,<br> +Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,<br> +Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.<br> +Je te répondis: « Oui! douce voix! » C'est d'alors<br> +Que date ce qu'on peut, hélas! nommer ma plaie<br> +Et ma fatalité. Derrière les décors<br> +De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,<br> +Je vois distinctement des mondes singuliers,<br> +Et, de ma clairvoyance extatique victime,<br> +Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.<br> +Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,<br> +J'aime si tendrement le désert et la mer;<br> +Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,<br> +Et trouve un goût suave au vin le plus amer;<br> +Que je prends très souvent les faits pour des mensonges<br> +Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.<br> +Mais la Voix me console et dit: « Garde des songes;<br> +Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous! ».</p> + + + +<p> </p> +<h2> +HYMNE</h2> + + +<p> +A la très chère, à la très belle<br> +Qui remplit mon cœur de clarté,<br> +A l'ange, à l'idole immortelle,<br> +Salut en immortalité!</p> + +<p> +Elle se répand dans ma vie<br> +Comme un air imprégné de sel,<br> +Et dans mon âme inassouvie,<br> +Verse le goût de l'éternel.</p> + +<p> +Sachet toujours frais qui parfume<br> +L'atmosphère d'un cher réduit,<br> +Encensoir oublié qui fume<br> +En secret à travers la nuit,</p> + +<p> +Comment, amour incorruptible,<br> +T'exprimer avec vérité?<br> +Grain de musc qui gis, invisible,<br> +Au fond de mon éternité!</p> + +<p> +A l'ange, à l'idole immortelle,<br> +A la très bonne, à la très belle<br> +Qui fait ma joie et ma santé,<br> +Salut en immortalité!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE REBELLE</h2> + + +<p> +Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,<br> +Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,<br> +Et dit, le secouant: « Ta connaîtras la règle!<br> +(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!</p> + +<p> +Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,<br> +Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébété,<br> +Pour que tu puisses faire à Jésus, quand il passe,<br> +Un tapis triomphal avec ta charité.</p> + +<p> +Tel est l'Amour! Avant que ton cœur ne se blase,<br> +A la gloire de Dieu rallume ton extase;<br> +C'est la Volupté vraie aux durables appas! »</p> + +<p> +Et l'Ange, châtiant autant, ma foi! qu'il aime,<br> +De ses poings de géant torture l'anathème;<br> +Mais le damné répond toujours; « Je ne veux pas! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE JET D'EAU</h2> + + +<p> +Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!<br> +Reste longtemps sans les rouvrir,<br> +Dans cette pose nonchalante<br> +Où t'a surprise le plaisir.<br> +Dans la cour le jet d'eau qui jase<br> +Et ne se tait ni nuit ni jour,<br> +Entretient doucement l'extase<br> +Où ce soir m'a plongé l'amour.</p> + +<p> + La gerbe épanouie<br> + En mille fleurs,<br> + Où Phœbé réjouie<br> + Met ses couleurs,<br> + Tombe comme une pluie<br> + De larges pleurs.</p> + +<p> +Ainsi ton âme qu'incendie<br> +L'éclair brûlant des voluptés<br> +S'élance, rapide et hardie,<br> +Vers les vastes cieux enchantés.<br> +Puis, elle s'épanche, mourante,<br> +En un flot de triste langueur,<br> +Qui par une invisible pente<br> +Descend jusqu'au fond de mon cœur.</p> + +<p> + La gerbe épanouie<br> + En mille fleurs,<br> + Où Phœbé réjouie<br> + Met ses couleurs,<br> + Tombe comme une pluie<br> + De larges pleurs.</p> + +<p> +0 toi, que la nuit rend si belle,<br> +Qu'il m'est doux, penché vers tes seins,<br> +D'écouter la plainte éternelle<br> +Qui sanglote dans les bassins!<br> +Lune, eau sonore, nuit bénie,<br> +Arbres qui frissonnez autour,<br> +Votre pure mélancolie<br> +Est le miroir de mon amour.</p> + +<p> + La gerbe épanouie<br> + En mille fleurs,<br> + Où Phœbé réjouie<br> + Met ses couleurs,<br> + Tombe comme une pluie<br> + De larges pleurs.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE</h2> + + +<p> +Que le Soleil est beau quand tout frais il se lève,<br> +Comme une explosion nous lançant son bonjour!<br> +--Bienheureux celui-là qui peut avec amour<br> +Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve!</p> + +<p> +Je me souviens!... J'ai vu tout, fleur, source, sillon,<br> +Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite,..<br> +--Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,<br> +Pour attraper au moins un oblique rayon!</p> + +<p> +Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;<br> +L'irrésistible Nuit établit son empire,<br> +Noire, humide, funeste et pleine de frissons;</p> + +<p> +Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,<br> +Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,<br> +Des crapauds imprévus et de froids limaçons.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE GOUFFRE</h2> + + +<p> +Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.<br> +--Hélas! tout est abîme,--action, désir, rêve,<br> +Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève<br> +Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.</p> + +<p> +En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,<br> +Le silence, l'espace affreux et captivant...<br> +Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant<br> +Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.</p> + +<p> +J'ai peur du sommeil comme on a peur d'un grand trou,<br> +Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où;<br> +Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres,</p> + +<p> +Et mon esprit, toujours du vertige hanté,<br> +Jalouse du néant l'insensibilité.<br> +--Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Etres!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES PLAINTES D'UN ICARE</h2> + + +<p> +Les amants des prostituées<br> +Sont heureux, dispos et repus;<br> +Quant à moi, mes bras sont rompus<br> +Pour avoir étreint des nuées.</p> + +<p> +C'est grâce aux astres non pareils,<br> +Qui tout au fond du ciel flamboient,<br> +Que mes yeux consumés ne voient<br> +Que des souvenirs de soleils.</p> + +<p> +En vain j'ai voulu de l'espace,<br> +Trouver la fin et le milieu;<br> +Sous je ne sais quel œil de feu<br> +Je sens mon aile qui se casse;</p> + +<p> +Et brûlé par l'amour du beau,<br> +Je n'aurai pas l'honneur sublime<br> +De donner mon nom à l'abîme<br> +Qui me servira de tombeau.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +RECUEILLEMENT</h2> + + +<p> +Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,<br> +Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:<br> +Une atmosphère obscure enveloppe la ville,<br> +Aux uns portant la paix, aux autres le souci.</p> + +<p> +Pendant que des mortels la multitude vile,<br> +Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,<br> +Va cueillir des remords dans la fête servile,<br> +Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,</p> + +<p> +Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,<br> +Sur les balcons du ciel, en robes surannées;<br> +Surgir du fond des eaux le Regret souriant;</p> + +<p> +Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,<br> +Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,<br> +Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'HEAUTONTIMOROUMENOS</h2> + +<p> +A. J. G. F.</p> + + +<p> +Je te frapperai sans colère<br> +Et sans haine,--comme un boucher!<br> +Comme Moïse le rocher,<br> +--Et je ferai de ta paupière,</p> + +<p> +Pour abreuver mon Sahara,<br> +Jaillir les eaux de la souffrance,<br> +Mon désir gonflé d'espérance<br> +Sur tes pleurs salés nagera</p> + +<p> +Comme un vaisseau qui prend le large,<br> +Et dans mon cœur qu'ils soûleront<br> +Tes chers sanglots retentiront<br> +Comme un tambour qui bat la charge!</p> + +<p> +Ne suis-je pas un faux accord<br> +Dans la divine symphonie,<br> +Grâce à la vorace Ironie<br> +Qui me secoue et qui me mord?</p> + +<p> +Elle est dans ma voix, la criarde!<br> +C'est tout mon sang, ce poison noir!<br> +Je suis le sinistre miroir<br> +Où la mégère se regarde.</p> + +<p> +Je suis la plaie et le couteau!<br> +Je suis le soufflet et la joue!<br> +Je suis les membres et la roue,<br> +Et la victime et le bourreau!</p> + +<p> +Je suis de mon cœur le vampire,<br> +--Un de ces grands abandonnés<br> +Au rire éternel condamnés,<br> +Et qui ne peuvent plus sourire!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'IRREMEDIABLE</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Une Idée, une Forme, un Etre<br> +Parti de l'azur et tombé<br> +Dans un Styx bourbeux et plombé<br> +Où nul œil du Ciel ne pénètre;</p> + +<p> +Un Ange, imprudent voyageur<br> +Qu'a tenté l'amour du difforme,<br> +Au fond d'un cauchemar énorme<br> +Se débattant comme un nageur,</p> + +<p> +Et luttant, angoisses funèbres!<br> +Contre un gigantesque remous<br> +Qui va chantant comme les fous<br> +Et pirouettant dans les ténèbres;</p> + +<p> +Un malheureux ensorcelé<br> +Dans ses tâtonnements futiles,<br> +Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,<br> +Cherchant la lumière et la clé;</p> + +<p> +Un damné descendant sans lampe,<br> +Au bord d'un gouffre dont l'odeur<br> +Trahit l'humide profondeur,<br> +D'éternels escaliers sans rampe,</p> + +<p> +Où veillent des monstres visqueux<br> +Dont les larges yeux de phosphore<br> +Font une nuit plus noire encore<br> +Et ne rendent visibles qu'eux;</p> + +<p> +Un navire pris dans le pôle,<br> +Comme en un piège de cristal,<br> +Cherchant par quel détroit fatal<br> +Il est tombé dans cette geôle;</p> + +<p> +--Emblèmes nets, tableau parfait<br> +D'une fortune irrémédiable,<br> +Qui donne à penser que le Diable<br> +Fait toujours bien tout ce qu'il fait!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Tête-à-tête sombre et limpide<br> +Qu'un cœur devenu son miroir<br> +Puits de Vérité, clair et noir,<br> +Où tremble une étoile livide,</p> + +<p> +Un phare ironique, infernal,<br> +Flambeau des grâces sataniques,<br> +Soulagement et gloire uniques,<br> +--La conscience dans le Mal!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'HORLOGE</h2> + + +<p> +Horloge dieu sinistre, effrayant, impassible,<br> +Dont le doigt nous menace et nous dit: <i>Souviens-toi!</i><br> +Les bivrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi<br> +Se planteront bientôt comme dans une cible;</p> + +<p> +Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon<br> +Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;<br> +Chaque instant te dévore un morceau du délice<br> +A chaque homme accordé pour toute sa saison.</p> + +<p> +Trois mille six cents fois par heure, la Seconde<br> +Chuchote: <i>Souviens-toi!</i>--Rapide, avec sa voix<br> +D'insecte, Maintenant dit: Je sais Autrefois,<br> +Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde!</p> + +<p> +<i>Remember! Souviens-toi!</i> prodigue! <i>Esto memor!</i> +(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)<br> +Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues<br> +Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or!</p> + +<p> +<i>Souviens-toi</i> que le Temps est un joueur avide +Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi.<br> +Le jour décroît; la nuit augmente, <i>souviens-toi!</i><br> +Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.</p> + +<p> +Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,<br> +Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,<br> +Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!),<br> +Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! il est trop tard! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +TABLEAUX PARISIENS</h2> +<p> </p> +<h2> +LE SOLEIL</h2> + + +<p> +Le long du vieux faubourg, où pendant aux masures<br> +Les persiennes, abri des secrètes luxures,<br> +Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés<br> +Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés.<br> +Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,<br> +Flairant dans tous les coins les hasards de la rime.<br> +Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,<br> +Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.</p> + +<p> +Ce père nourricier, ennemi des chloroses,<br> +Eveille dans les champs les vers comme les roses;<br> +Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,<br> +Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.<br> +C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles<br> +Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,<br> +Et commande aux moissons de croître et de mûrir<br> +Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir!<br> +Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,<br> +Il ennoblit le sort des choses les plus viles,<br> +Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,<br> +Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA LUNE OFFENSEE</h2> + + +<p> +O Lune qu'adoraient discrètement nos pères,<br> +Du haut des pays bleus où, radieux sérail,<br> +Les astres vont te suivre en pimpant attirail,<br> +Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,</p> + +<p> +Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères,<br> +De leur bouche en dormant montrer le frais émail?<br> +Le poète buter du front sur son travail?<br> +Où sous les gazons secs s'accoupler les vipères?</p> + +<p> +Sous ton domino jaune, et d'un pied clandestin,<br> +Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu'au matin,<br> +Baiser d'Endymion les grâces surannées?</p> + +<p> +« --Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,<br> +Qui vers son miroir penche un lourd amas d'années,<br> +Et plâtre artistement le sein qui t'a nourri! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE MENDIANTE ROUSSE</h2> + + +<p> +Blanche fille aux cheveux roux,<br> +Dont ta robe par ses trous<br> +Laisse voir la pauvreté<br> + Et la beauté,</p> + +<p> +Pour moi, poète chétif,<br> +Ton jeune corps maladif<br> +Plein de taches de rousseur<br> + A sa douceur.</p> + +<p> +Tu portes plus galamment<br> +Qu'une reine de roman<br> +Ses cothurnes de velours<br> + Tes sabots lourds.</p> + +<p> +Au lieu d'un haillon trop court,<br> +Qu'un superbe habit de cour<br> +Traîne à plis bruyants et longs<br> + Sur tes talons;</p> + +<p> +Et place de bas troués,<br> +Que pour les yeux des roués<br> +Sur ta jambe un poignard d'or<br> + Reluise encor;</p> + +<p> +Que des nœuds mal attachés<br> +Dévoilent pour nos péchés<br> +Tes deux beaux seins, radieux<br> + Comme des yeux;</p> + +<p> +Que pour te déshabiller<br> +Tes bras se fassent prier<br> +Et chassent à coups mutins<br> + Les doigts lutins;</p> + +<p> +--Perles de la plus belle eau,<br> +Sonnets de maître Belleau<br> +Par tes galants mis aux fers<br> + Sans cesse offerts,</p> + +<p> +Valetaille de rimeurs<br> +Te dédiant leurs primeurs<br> +Et contemplant ton soulier<br> + Sous l'escalier,</p> + +<p> +Maint page épris du hasard,<br> +Maint seigneur et maint Ronsard<br> +Epieraient pour le déduit<br> + Ton frais réduit!</p> + +<p> +Tu compterais dans tes lits<br> +Plus de baisers que de lys<br> +Et rangerais sous tes lois<br> + Plus d'un Valois!</p> + +<p> +--Cependant tu vas gueusant<br> +Quelque vieux débris gisant<br> +Au seuil de quelque Véfour<br> + De carrefour;</p> + +<p> +Tu vas lorgnant en dessous<br> +Des bijoux de vingt-neuf sous<br> +Dont je ne puis, oh! pardon!<br> + Te faire don;</p> + +<p> +Va donc, sans autre ornement,<br> +Parfum, perles, diamant,<br> +Que ta maigre nudité,<br> + O ma beauté!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CYGNE</h2> +<p> </p> +<h2> +A VICTOR HUGO</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Andromaque, je pense à vous!--Ce petit fleuve,<br> +Pauvre et triste miroir où jadis resplendit<br> +L'immense majesté de vos douleurs de veuve,<br> +Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,</p> + +<p> +A fécondé soudain ma mémoire fertile,<br> +Comme je traversais le nouveau Carrousel.<br> +--Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville<br> +Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel);</p> + +<p> +Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,<br> +Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,<br> +Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flasques<br> +Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.</p> + +<p> +Là s'étalait jadis une ménagerie;<br> +Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux<br> +Clairs et froids le Travail s'éveille, où la voirie<br> +Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,</p> + +<p> +Un cygne qui s'était évadé de sa cage,<br> +Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,<br> +Sur le sol raboteux traînait son grand plumage.<br> +Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec,</p> + +<p> +Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,<br> +Et disait, le cœur plein de son beau lac natal:<br> +« Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu,<br> +Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal, foudre?</p> + +<p> +Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,<br> +Vers le ciel ironique et cruellement bleu,<br> +Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,<br> +Comme s'il adressait des reproches à Dieu!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Paris change, mais rien dans ma mélancolie<br> +N'a bougé! palais neufs, échafaudages, blocs,<br> +Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,<br> +Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.</p> + +<p> +Aussi devant ce Louvre une image m'opprime:<br> +Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,<br> +Comme les exilés, ridicule et sublime,<br> +Et rongé d'un désir sans trêve! et puis à vous,</p> + +<p> +Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,<br> +Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,<br> +Auprès d'un tombeau vide en extase courbée;<br> +Veuve d'Hector, hélas! et femme d'Hélénus!</p> + +<p> +Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,<br> +Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,<br> +Les cocotiers absents de la superbe Afrique<br> +Derrière la muraille immense du brouillard;</p> + +<p> +A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve<br> +Jamais! jamais! à ceux qui s'abreuvent de pleurs<br> +Et tettent la Douleur comme une bonne louve!<br> +Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!</p> + +<p> +Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile<br> +Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!<br> +Je pense aux matelots oubliés dans une île,<br> +Aux captifs, aux vaincus!... à bien d'autres encor!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES SEPT VIEILLARDS</h2> +<p> </p> +<h2> +A VICTOR HUGO</h2> + + +<p> +Fourmillante cité, cité pleine de rêves,<br> +Où le spectre en plein jour raccroche le passant!<br> +Les mystères partout coulent comme des sèves<br> +Dans les canaux étroits du colosse puissant.</p> + +<p> +Un matin, cependant que dans la triste rue<br> +Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,<br> +Simulaient les deux quais d'une rivière accrue,<br> +Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur,</p> + +<p> +Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,<br> +Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros<br> +Et discutant avec mon âme déjà lasse,<br> +Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.</p> + +<p> +Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes<br> +Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,<br> +Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,<br> +Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,</p> + +<p> +M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée<br> +Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas,<br> +Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée,<br> +Se projetait, pareille à celle de Judas.</p> + +<p> +Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine<br> +Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,<br> +Si bien que son bâton, parachevant sa mine,<br> +Lui donnait la tournure et le pas maladroit</p> + +<p> +D'un quadrupède infirme ou d'un juif à trois pattes.<br> +Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant,<br> +Comme s'il écrasait des morts sous ses savates,<br> +Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent.</p> + +<p> +Son pareil le suivait: barbe, œil, dos, bâton, loques,<br> +Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,<br> +Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques<br> +Marchaient du même pas vers un but inconnu.</p> + +<p> +A quel complot infâme étais-je donc en butte,<br> +Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait?<br> +Car je comptai sept fois, de minute en minute,<br> +Ce sinistre vieillard qui se multipliait!</p> + +<p> +Que celui-là qui rit de mon inquiétude,<br> +Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel<br> +Songe bien que malgré tant de décrépitude<br> +Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel!</p> + +<p> +Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,<br> +Sosie inexorable, ironique et fatal,<br> +Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même?<br> +--Mais je tournai le dos au cortège infernal.</p> + +<p> +Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,<br> +Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,<br> +Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble,<br> +Blessé par le mystère et par l'absurdité!</p> + +<p> +Vainement ma raison voulait prendre la barre;<br> +La tempête en jouant déroutait ses efforts,<br> +Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre<br> +Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES PETITES VIEILLES</h2> +<p> </p> +<h2> +A VICTOR HUGO</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Dans les plis sinueux des vieilles capitales,<br> +Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,<br> +Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,<br> +Des êtres singuliers, décrépits et charmants.</p> + +<p> +Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,<br> +Eponine ou Laïs!--Monstres brisés, bossus<br> +Ou tordus, aimons-les! ce sont encor des âmes.<br> +Sous des jupons troués et sous de froids tissus</p> + +<p> +Ils rampent, flagellés par les bises iniques,<br> +Frémissant au fracas roulant des omnibus,<br> +Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,<br> +Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus;</p> + +<p> +Ils trottent, tout pareils à des marionnettes;<br> +Se traînent, comme font les animaux blessés,<br> +Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes<br> +Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés</p> + +<p> +Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,<br> +Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit;<br> +Ils ont les yeux divins de la petite fille<br> +Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.</p> + +<p> +--Avez-vous observé que maints cercueils de vieilles<br> +Sont presque aussi petits que celui d'un enfant?<br> +La Mort savante met dans ces bières pareilles<br> +Un symbole d'un goût bizarre et captivant,</p> + +<p> +Et lorsque j'entrevois un fantôme débile<br> +Traversant de Paris le fourmillant tableau,<br> +Il me semble toujours que cet être fragile<br> +S'en va tout doucement vers un nouveau berceau;</p> + +<p> +A moins que, méditant sur la géométrie,<br> +Je ne cherche, à l'aspect de ces membres discords,<br> +Combien de fois il faut que l'ouvrier varie<br> +La forme de la boîte où l'on met tous ces corps.</p> + +<p> +--Ces yeux sont des puits faits d'un million de larmes,<br> +Des creusets qu'un métal refroidi pailleta...<br> +Ces yeux mystérieux ont d'invincibles charmes<br> +Pour celui que l'austère Infortune allaita!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +De l'ancien Frascati Vestale énamourée;<br> +Prêtresse de Thalie, hélas! dont le souffleur<br> +Défunt, seul, sait le nom; célèbre évaporée<br> +Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur,</p> + +<p> +Toutes m'enivrent! mais parmi ces êtres frêles<br> +Il en est qui, faisant de la douleur un miel,<br> +Ont dit au Dévouement qui leur prêtait ses ailes:<br> +« Hippogriffe puissant, mène-moi jusqu'au ciel! »</p> + +<p> +L'une, par sa patrie au malheur exercée,<br> +L'autre, que son époux surchargea de douleurs,<br> +L'autre, par son enfant Madone transpercée,<br> +Toutes auraient pu faire un fleuve avec leurs pleurs!</p> + +<p> </p> +<h2> +III</h2> + + +<p> +Ah! que j'en ai suivi, de ces petites vieilles!<br> +Une, entre autres, à l'heure où le soleil tombant<br> +Ensanglante le ciel de blessures vermeilles,<br> +Pensive, s'asseyait à l'écart sur un banc,</p> + +<p> +Pour entendre un de ces concerts, riches de cuivre,<br> +Dont les soldats parfois inondent nos jardins,<br> +Et qui, dans ces soirs dor où l'on se sent revivre,<br> +Versent quelque héroïsme au cœur des citadins.</p> + +<p> +Celle-là droite encor, fière et sentant la règle,<br> +Humait avidement ce chant vif et guerrier;<br> +Son œil parfois s'ouvrait comme l'œil d'un vieil aigle;<br> +Son front de marbre avait l'air fait pour le laurier!</p> + +<p> </p> +<h2> +IV</h2> + + +<p> +Telles vous cheminez, stoïques et sans plaintes,<br> +A travers le chaos des vivantes cités,<br> +Mères au cœur saignant, courtisanes ou saintes,<br> +Dont autrefois les noms par tous étaient cités.</p> + +<p> +Vous qui fûtes la grâce ou qui fûtes la gloire,<br> +Nul ne vous reconnaît! un ivrogne incivil<br> +Vous insulte en passant d'un amour dérisoire;<br> +Sur vos talons gambade un enfant lâche et vil.</p> + +<p> +Honteuses d'exister, ombres ratatinées,<br> +Peureuses, le dos bas, vous côtoyer les murs,<br> +Et nul ne vous salue, étranges destinées!<br> +Débris d'humanité pour l'éternité mûrs!</p> + +<p> +Mais moi, moi qui de loin tendrement vous surveille,<br> +L'œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,<br> +Tout comme si j'étais votre père, ô merveille!<br> +Je goûte à votre insu des plaisirs clandestins:</p> + +<p> +Je vois s'épanouir vos passions novices;<br> +Sombres ou lumineux, je vis vos jours perdus;<br> +Mon cœur multiplié jouit de tous vos vices!<br> +Mon âme resplendit de toutes vos vertus!</p> + +<p> +Ruines! ma famille! ô cerveaux congénères!<br> +Je vous fais chaque soir un solennel adieu!<br> +Où serez-vous demain, Eves octogénaires,<br> +Sur qui pèse la griffe effroyable de Dieu?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A UNE PASSANTE</h2> + + +<p> +La rue assourdissante autour de moi hurlait.<br> +Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,<br> +Une femme passa, d'une main fastueuse<br> +Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;</p> + +<p> +Agile et noble, avec sa jambe de statue.<br> +Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,<br> +Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,<br> +La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.</p> + +<p> +Un éclair... puis la nuit!--Fugitive beauté<br> +Dont le regard m'a fait soudainement renaître,<br> +Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?</p> + +<p> +Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! <i>jamais</i> peut-être!<br> +Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,<br> +O toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE CREPUSCULE DU SOIR</h2> + + +<p> +Voici le soir charmant, ami du criminel;<br> +Il vient comme un complice, à pas de loup; le ciel<br> +Se ferme lentement comme une grande alcôve,<br> +Et l'homme impatient se change en bête fauve.</p> + +<p> +O soir, aimable soir, désiré par celui<br> +Dont les bras, sans mentir, peuvent dire: Aujourd'hui<br> +Nous avons travaillé!--C'est le soir qui soulage<br> +Les esprits que dévore une douleur sauvage,<br> +Le savant obstiné dont le front s'alourdit,<br> +Et l'ouvrier courbé qui regagne son lit.</p> + +<p> +Cependant des démons malsains dans l'atmosphère<br> +S'éveillent lourdement, comme des gens d'affaire,<br> +Et cognent en volant les volets et l'auvent.<br> +A travers les lueurs que tourmente le vent<br> +La Prostitution s'allume dans les rues;<br> +Comme une fourmilière elle ouvre ses issues;</p> + +<p> +Partout elle se fraye un occulte chemin,<br> +Ainsi que l'ennemi qui tente un coup de main;<br> +Elle remue au sein de la cité de fange<br> +Comme un ver qui dérobe à l'Homme ce qu'il mange.<br> +On entend ça et là les cuisines siffler,<br> +Les théâtres glapir, les orchestres ronfler;<br> +Les tables d'hôte, dont le jeu fait les délices,<br> +S'emplissent de catins et d'escrocs, leurs complices,<br> +Et les voleurs, qui n'ont ni trêve ni merci,<br> +Vont bientôt commencer leur travail, eux aussi,<br> +Et forcer doucement les portes et les caisses<br> +Pour vivre quelques jours et vêtir leurs maîtresses.</p> + +<p> +Recueille-toi, mon âme, en ce grave moment,<br> +Et ferme ton oreille à ce rugissement.<br> +C'est l'heure où les douleurs des malades s'aigrissent!<br> +La sombre Nuit les prend à la gorge; ils finissent<br> +Leur destinée et vont vers le gouffre commun;<br> +L'hôpital se remplit de leurs soupirs.--Plus d'un<br> +Ne viendra plus chercher la soupe parfumée,<br> +Au coin du feu, le soir, auprès d'une âme aimée.</p> + +<p> +Encore la plupart n'ont-ils jamais connu<br> +La douceur du foyer et n'ont jamais vécu!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE JEU</h2> + + +<p> +Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,<br> +Pâles, le sourcil peint, l'œil câlin et fatal,<br> +Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles<br> +Tomber un cliquetis de pierre et de métal;</p> + +<p> +Autour des verts tapis des visages sans lèvre,<br> +Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent,<br> +Et des doigts convulsés d'une infernale fièvre,<br> +Fouillant la poche vide ou le sein palpitant;</p> + +<p> +Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres<br> +Et d'énormes quinquets projetant leurs lueurs<br> +Sur des fronts ténébreux de poètes illustres<br> +Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs:</p> + +<p> +--Voilà le noir tableau qu'en un rêve nocturne<br> +Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant,<br> +Moi-même, dans un coin de l'antre taciturne,<br> +Je me vis accoudé, froid, muet, enviant,</p> + +<p> +Enviant de ces gens la passion tenace,<br> +De ces vieilles putains la funèbre gaîté,<br> +Et tous gaillardement trafiquant à ma face,<br> +L'un de son vieil honneur, l'autre de sa beauté!</p> + +<p> +Et mon cœur s'effraya d'envier maint pauvre homme<br> +Courant avec ferveur à l'abîme béant,<br> +Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme<br> +La douleur à la mort et l'enfer au néant!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +DANSE MACABRE</h2> +<p> </p> +<h2> +A ERNEST CHRISTOPHE</h2> + + +<p> +Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature,<br> +Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants,<br> +Elle a la nonchalance et la désinvolture<br> +D'une coquette maigre aux airs extravagants.</p> + +<p> +Vit-on jamais au bal une taille plus mince?<br> +Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,<br> +S'écroule abondamment sur un pied sec que pince<br> +Un soulier pomponné, joli comme une fleur.</p> + +<p> +La ruche qui se joue au bord des clavicules,<br> +Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,<br> +Défend pudiquement des lazzi ridicules<br> +Les funèbres appas qu'elle tient à cacher.</p> + +<p> +Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres<br> +Et son crâne, de fleurs artistement coiffé,<br> +Oscille mollement sur ses frêles vertèbres.<br> +--O charme d'un néant follement attifé!</p> + +<p> +Aucuns t'appelleront une caricature,<br> +Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair,<br> +L'élégance sans nom de l'humaine armature.<br> +Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher!</p> + +<p> +Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace,<br> +La fête de la Vie? ou quelque vieux désir,<br> +Eperonnant encor ta vivante carcasse,<br> +Te pousse-t-il, crédule, au sabbat du Plaisir?</p> + +<p> +Au chant des violons, aux flammes des bougies,<br> +Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,<br> +Et viens-tu demander au torrent des orgies<br> +De refraîchir l'enfer allumé dans ton cœur?</p> + +<p> +Inépuisable puits de sottise et de fautes!<br> +De l'antique douleur éternel alambic!<br> +A travers le treillis recourbé de tes côtes<br> +Je vois, errant encor, l'insatiable aspic.</p> + +<p> +Pour dire vrai, je crains que ta coquetterie<br> +Ne trouve pas un prix digne de ses efforts:<br> +Qui, de ces cœurs mortels, entend la raillerie?<br> +Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts.</p> + +<p> +Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,<br> +Exalte le vertige, et les danseurs prudents<br> +Ne contempleront pas sans d'amères nausées<br> +Le sourire éternel de tes trente-deux dents.</p> + +<p> +Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,<br> +Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau?<br> +Qu'importé le parfum, l'habit ou la toilette?<br> +Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.</p> + +<p> +Bayadère sans nez, irrésistible gouge,<br> +Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués:<br> +« Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,<br> +Vous sentez tous la mort! O squelettes musqués,</p> + +<p> +Antinoüs flétris, dandys à face glabre,<br> +Cadavres vernissés, lovelaces chenus,<br> +Le branle universel de la danse macabre<br> +Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus!</p> + +<p> +Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,<br> +Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir<br> +Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange<br> +Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.</p> + +<p> +En tout climat, sous ton soleil, la Mort t'admire<br> +En tes contorsions, risible Humanité,<br> +Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,<br> +Mêle son ironie à ton insanité! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +L'AMOUR DU MENSONGE</h2> + + +<p> +Quand je te vois passer, ô ma chère indolente,<br> +Au chant des instruments qui se brise au plafond,<br> +Suspendant ton allure harmonieuse et lente,<br> +Et promenant l'ennui de ton regard profond;</p> + +<p> +Quand je contemple, aux feux du gaz qui le colore,<br> +Ton front pâle, embelli par un morbide attrait,<br> +Où les torches du soir allument une aurore,<br> +Et tes yeux attirants comme ceux d'un portrait,</p> + +<p> +Je me dis: Qu'elle est belle! et bizarrement fraîche!<br> +Le souvenir massif, royale et lourde tour,<br> +La couronne, et son cœur, meurtri comme une pêche,<br> +Est mûr, comme son corps, pour le savant amour.</p> + +<p> +Es-tu le fruit d'automne aux saveurs souveraines?<br> +Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs,<br> +Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines,<br> +Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs?</p> + +<p> +Je sais qu'il est des yeux, des plus mélancoliques,<br> +Qui ne recèlent point de secrets précieux;<br> +Beaux écrins sans joyaux, médaillons sans reliques,<br> +Plus vides, plus profonds que vous-mêmes, ô Cieux!</p> + +<p> +Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,<br> +Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité?<br> +Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence?<br> +Masque ou décor, salut! J'adore ta beauté.</p> + +<p> +Je n'ai pas oublié, voisine de la ville,<br> +Notre blanche maison, petite mais tranquille,<br> +Sa Pomone de plâtre et sa vieille Vénus<br> +Dans un bosquet chétif cachant leurs membres nus;<br> +Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe,<br> +Qui, derrière la vitre où se brisait sa gerbe,<br> +Semblait, grand œil ouvert dans le ciel curieux,<br> +Contempler nos dîners longs et silencieux,<br> +Répandant largement ses beaux reflets de cierge<br> +Sur la nappe frugale et les rideaux de serge.</p> + +<p> +La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,<br> +Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,<br> +Nous devrions pourtant lui porter quelques fleurs.<br> +Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,<br> +Et quand Octobre souffle, émondeur des vieux arbres,<br> +Son vent mélancolique à, l'entour de leurs marbres,<br> +Certe, ils doivent trouver les vivants bien ingrats,<br> +De dormir, comme ils font, chaudement dans leurs draps,<br> +Tandis que, dévorés de noires songeries,<br> +Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries,<br> +Vieux squelettes gelés travaillés par le ver,<br> +Ils sentent s'égoutter les neiges de l'hiver<br> +Et le siècle couler, sans qu'amis ni famille<br> +Remplacent les lambeaux qui pendent à leur grille.</p> + +<p> +Lorsque la bûche siffle et chante, si le soir,<br> +Calme, dans le fauteuil je la voyais s'asseoir,<br> +Si, par une nuit bleue et froide de décembre,<br> +Je la trouvais tapie en un coin de ma chambre,<br> +Grave, et venant du fond de son lit éternel<br> +Couver l'enfant grandi de son œil maternel,<br> +Que pourrais-je répondre à cette âme pieuse<br> +Voyant tomber des pleurs de sa paupière creuse?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +BRUMES ET PLUIES</h2> + + +<p> +O fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,<br> +Endormeuses saisons! je vous aime et vous loue<br> +D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau<br> +D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.</p> + +<p> +Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue,<br> +Où par les longues nuits la girouette s'enroue,<br> +Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau<br> +Ouvrira largement ses ailes de corbeau.</p> + +<p> +Rien n'est plus doux au cœur plein de choses funèbres,<br> +Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,<br> +O blafardes saisons, reines de nos climats!</p> + +<p> +Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres,<br> +--Si ce n'est par un soir sans lune, deux à deux,<br> +D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN</h2> +<p> </p> +<h2> +L'AME DU VIN</h2> + + +<p> +Un soir, l'âme du vin chantait dans les bouteilles:<br> +« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,<br> +Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,<br> +Un chant plein de lumière et de fraternité!</p> + +<p> +Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,<br> +De peine, de sueur et de soleil cuisant<br> +Pour engendrer ma vie et pour me donner l'âme;<br> +Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant,</p> + +<p> +Car j'éprouve une joie immense quand je tombe<br> +Dans le gosier d'un homme usé par ses travaux,<br> +Et sa chaude poitrine est une douce tombe<br> +Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.</p> + +<p> +Entends-tu retentir les refrains des dimanches<br> +Et l'espoir qui gazouille en mon sein palpitant?<br> +Les coudes sur la table et retroussant tes manches,<br> +Tu me glorifieras et tu seras content:</p> + +<p> +J'allumerai les yeux de ta femme ravie;<br> +A ton fils je rendrai sa force et ses couleurs<br> +Et serai pour ce frêle athlète de la vie<br> +L'huile qui raffermit les muscles des lutteurs.</p> + +<p> +En toi je tomberai, végétale ambroisie,<br> +Grain précieux jeté par l'éternel Semeur,<br> +Pour que de notre amour naisse la poésie<br> +Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur! »</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DES CHIFFONNIERS</h2> + + +<p> +Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère<br> +Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre.<br> +Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux,<br> +Où l'humanité grouille en ferments orageux,</p> + +<p> +On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête,<br> +Buttant, et se cognant aux murs comme un poète,<br> +Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets,<br> +Epanche tout son cœur en glorieux projets.</p> + +<p> +Il prête des serments, dicte des lois sublimes,<br> +Terrasse les méchants, relève les victimes,<br> +Et sous le firmament comme un dais suspendu<br> +S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.</p> + +<p> +Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,<br> +Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,<br> +Ereintés et pliant sous un tas de débris,<br> +Vomissement confus de l'énorme Paris,</p> + +<p> +Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,<br> +Suivis de compagnons blanchis dans les batailles,<br> +Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux!<br> +Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux</p> + +<p> +Se dressent devant eux, solennelle magie!<br> +Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie<br> +Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,<br> +Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour!</p> + +<p> +C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole<br> +Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole;<br> +Par le gosier de l'homme il chante ses exploits<br> +Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.</p> + +<p> +Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence<br> +De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,<br> +Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil;<br> +L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DE L'ASSASSIN</h2> + + +<p> +Ma femme est morte, je suis libre!<br> +Je puis donc boire tout mon soûl.<br> +Lorsque je rentrais sans un sou,<br> +Ses cris me déchiraient la fibre.</p> + +<p> +Autant qu'un roi je suis heureux;<br> +L'air est pur, le ciel admirable...<br> +--Nous avions un été semblable<br> +Lorsque je devins amoureux!</p> + +<p> +--L'horrible soif qui me déchire<br> +Aurait besoin pour s'assouvir<br> +D'autant de vin qu'en peut tenir<br> +Son tombeau;--ce n'est pas peu dire</p> + +<p> +Je l'ai jetée au fond d'un puits,<br> +Et j'ai même poussé sur elle<br> +Tous les pavés de la margelle.<br> +--Je l'oublierai si je le puis!</p> + +<p> +Au nom des serments de tendresse,<br> +Dont rien ne peut nous délier,<br> +Et pour nous réconcilier<br> +Comme au beau temps de notre ivresse,</p> + +<p> +J'implorai d'elle un rendez-vous,<br> +Le soir, sur une route obscure,<br> +Elle y vint! folle créature!<br> +--Nous sommes tous plus ou moins fous!</p> + +<p> +Elle était encore jolie,<br> +Quoique bien fatiguée! et moi,<br> +Je l'aimai trop;--voilà pourquoi<br> +Je lui dis: sors de cette vie!</p> + +<p> +Nul ne peut me comprendre. Un seul<br> +Parmi ces ivrognes stupides<br> +Songea-t-il dans ses nuits morbides<br> +A faire du vin un linceul?</p> + +<p> +Cette crapule invulnérable<br> +Comme les machines de fer,<br> +Jamais, ni l'été ni l'hiver,<br> +N'a connu l'amour véritable,</p> + +<p> +Avec ses noirs enchantements,<br> +Son cortège infernal d'alarmes,<br> +Ses fioles de poison, ses larmes,<br> +Ses bruits de chaîne et d'ossements!</p> + +<p> +--Me voilà libre et solitaire!<br> +Je serai ce soir ivre-mort;<br> +Alors, sans peur et sans remord,<br> +Je me coucherai sur la terre,</p> + +<p> +Et je dormirai comme un chien.<br> +Le chariot aux lourdes roues<br> +Chargé de pierres et de boues,<br> +Le wagon enrayé peut bien</p> + +<p> +Ecraser ma tête coupable,<br> +Ou me couper par le milieu,<br> +Je m'en moque comme de Dieu,<br> +Du Diable ou de la Sainte Table!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DU SOLITAIRE</h2> + + +<p> +Le regard singulier d'une femme galante<br> +Qui se glisse vers nous comme le rayon blanc<br> +Que la lune onduleuse envoie au lac tremblant,<br> +Quand elle y veux baigner sa beauté nonchalante,</p> + +<p> +Le dernier sac d'écus dans les doigts d'un joueur,<br> +Un baiser libertin de la maigre Adeline,<br> +Les sons d'une musique énervante et câline,<br> +Semblable au cri lointain de l'humaine douleur,</p> + +<p> +Tout cela ne vaut pas, ô bouteille profonde,<br> +Les baumes pénétrants que ta panse féconde<br> +Garde au cœur altéré du poète pieux;</p> + +<p> +Tu lui verses l'espoir, la jeunesse et la vie,<br> +--Et l'orgueil, ce trésor de toute gueuserie,<br> +Qui nous rend triomphants et semblables aux Dieux.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VIN DES AMANTS</h2> + + +<p> +Aujourd'hui l'espace est splendide!<br> +Sans mors, sans éperons, sans bride,<br> +Partons à cheval sur le vin<br> +Pour un ciel féerique et divin!</p> + +<p> +Comme deux anges que torture<br> +Une implacable calenture,<br> +Dans le bleu cristal du matin<br> +Suivons le mirage lointain!</p> + +<p> +Mollement balancés sur l'aile<br> +Du tourbillon intelligent,<br> +Dans un délire parallèle,</p> + +<p> +Ma soeur, côte à côte nageant,<br> +Nous fuirons sans repos ni trêves<br> +Vers le paradis de mes rêves!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +UNE MARTYRE</h2> +<p> </p> +<h2> +DESSIN D'UN MAITRE INCONNU</h2> + + +<p> +Au milieu des flacons, des étoffes lamées<br> + Et des meubles voluptueux,<br> +Des marbres, des tableaux, des robes parfumées<br> + Qui trament à plis sompteux,</p> + +<p> +Dans une chambre tiède où, comme en une serre,<br> + L'air est dangereux et fatal,<br> +Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre,<br> + Exhalent leur soupir final,</p> + +<p> +Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve,<br> + Sur l'oreiller désaltéré<br> +Un sang rouge et vivant, dont la toile s'abreuve<br> + Avec l'avidité d'un pré.</p> + +<p> +Semblable aux visions pâles qu'enfante l'ombre<br> + Et qui nous enchaînent les yeux,<br> +La tête, avec l'amas de sa crinière sombre<br> + Et de ses bijoux précieux,</p> + +<p> +Sur la table de nuit, comme une renoncule,<br> + Repose, et, vide de pensers,<br> +Un regard vague et blanc comme le crépuscule<br> + S'échappe des yeux révulsés.</p> + +<p> +Sur le lit, le tronc nu sans scrupule étale<br> + Dans le plus complet abandon<br> +La secrète splendeur et la beauté fatale<br> + Dont la nature lui fit don;</p> + +<p> +Un bas rosâtre, orné de coins d'or, à la jambe<br> + Comme un souvenir est resté;<br> +La jarretière, ainsi qu'un œil secret qui flambe,<br> + Darde un regard diamanté.</p> + +<p> +Le singulier aspect de cette solitude<br> + Et d'un grand portrait langoureux,<br> +Aux yeux provocateurs comme son attitude,<br> + Révèle un amour ténébreux,</p> + +<p> +Une coupable joie et des fêtes étranges<br> + Pleines de baisers infernaux.<br> +Dont se réjouissait l'essaim de mauvais anges<br> + Nageant dans les plis des rideaux;</p> + +<p> +Et cependant, à voir la maigreur élégante<br> + De l'épaule au contour heurté,<br> +La hanche un peu pointue et la taille fringante<br> + Ainsi qu'an reptile irrité,</p> + +<p> +Elle est bien jeune encor!--Son âme exaspérée<br> + Et ses sens par l'ennui mordus<br> +S'étaient-ils entr'ouverts à la meute altérée<br> + Des désirs errants et perdus?</p> + +<p> +L'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,<br> + Malgré tant d'amour, assouvir,<br> +Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante<br> + L'immensité de son désir?</p> + +<p> +Réponds, cadavre impur! et par tes tresses roides<br> + Te soulevant d'un bras fiévreux,<br> +Dis-moi, tête effrayante, as-tu sur tes dents froides,<br> + Collé les suprêmes adieux?</p> + +<p> +--Loin du monde railleur, loin de la foule impure,<br> + Loin des magistrats curieux,<br> +Dors en paix, dors en paix, étrange créature,<br> + Dans ton tombeau mystérieux;</p> + + +<p> +Ton époux court le monde, et ta forme immortelle<br> + Veille près de lui quand il dort;<br> +Autant que toi sans doute il te sera fidèle,<br> + Et constant jusques à la mort.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +FEMMES DAMNEES</h2> + + +<p> +Comme un bétail pensif sur le sable couchées,<br> +Elles tournent leurs yeux vers l'horizon des mers,<br> +Et leurs pieds se cherchant et leurs mains rapprochées<br> +Ont de douces langueurs et des frissons amers:</p> + +<p> +Les unes, cœurs épris des longues confidences,<br> +Dans le fond des bosquets où jasent les ruisseaux,<br> +Vont épelant l'amour des craintives enfances<br> +Et creusent le bois vert des jeunes arbrisseaux;</p> + +<p> +D'autres, comme des sœurs, marchent lentes et graves<br> +A travers les rochers pleins d'apparitions,<br> +Où saint Antoine a vu surgir comme des laves<br> +Les seins nus et pourprés de ses tentations;</p> + +<p> +Il en est, aux lueurs des résines croulantes,<br> +Qui dans le creux muet des vieux antres païens<br> +T'appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,<br> +O Bacchus, endormeur des remords anciens!</p> + +<p> +Et d'autres, dont la gorge aime les scapulaires,<br> +Qui, recelant un fouet sous leurs longs vêtements,<br> +Mêlent dans le bois sombre et les nuits solitaires<br> +L'écume du plaisir aux larmes des tourments.</p> + +<p> +O vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,<br> +De la réalité grands esprits contempteurs,<br> +Chercheuses d'infini, dévotes et satyres,<br> +Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,</p> + +<p> +Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,<br> +Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,<br> +Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,<br> +Et les urnes d'amour dont vos grands cœurs sont pleins!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES DEUX BONNES SŒURS</h2> + + +<p> +La Débauche et la Mort sont deux aimables filles,<br> +Prodigues de baisers et riches de santé,<br> +Dont le flanc toujours vierge et drapé de guenilles<br> +Sous l'éternel labeur n'a jamais enfanté.</p> + +<p> +Au poète sinistre, ennemi des familles.<br> +Favori de l'enfer, courtisan mal renté,<br> +Tombeaux et lupanars montrent sous leurs charmilles<br> +Un lit que le remords n'a jamais fréquenté.</p> + +<p> +Et la bière et l'alcôve en blasphèmes fécondes<br> +Nous offrent tour à tour, comme deux bonnes sœurs,<br> +De terribles plaisirs et d'affreuses douceurs.</p> + +<p> +Quand veux-tu m'enterrer, Débauche aux bras immondes?<br> +O Mort, quand viendras-tu, sa rivale en attraits,<br> +Sur ses myrtes infects entre tes noirs cyprès?</p> + + + +<p> </p> +<h2> +ALLEGORIE</h2> + + +<p> +C'est une femme belle et de riche encolure,<br> +Qui laisse dans son vin traîner sa chevelure.<br> +Les griffes de l'amour, les poisons du tripot,<br> +Tout glisse et tout s'émousse au granit de sa peau.<br> +Elle rit à la Mort et nargue la Débauche,<br> +Ces monstres dont la main, qui toujours gratte et fauche,<br> +Dans ses jeux destructeurs a pourtant respecté<br> +De ce corps ferme et droit la rude majesté.<br> +Elle marche en déesse et repose en sultane;<br> +Elle a dans le plaisir la foi mahométane,<br> +Et dans ses bras ouverts que remplissent ses seins,<br> +Elle appelle des yeux la race des humains.<br> +Elle croit, elle sait, cette vierge inféconde<br> +Et pourtant nécessaire à la marche du monde,<br> +Que la beauté du corps est un sublime don<br> +Qui de toute infamie arrache le pardon;<br> +Elle ignore l'Enfer comme le Purgatoire,<br> +Et, quand l'heure viendra d'entrer dans la Nuit noire,<br> +Elle regardera la face de la Mort,<br> +Ainsi qu'un nouveau-né,--sans haine et sans remord.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +UN VOYAGE A CYTHERE</h2> + + +<p> +Mon cœur, comme un oiseau, voltigeait tout joyeux<br> +Et planait librement à l'entour des cordages;<br> +Le navire roulait sous un ciel sans nuages,<br> +Comme un ange enivré du soleil radieux.</p> + +<p> +Quelle est cette île triste et noire?--C'est Cythère,<br> +Nous dit-on, un pays fameux dans les chansons,<br> +Eldorado banal de tous les vieux garçons.<br> +Regardez, après tout, c'est une pauvre terre.</p> + +<p> +--Il des doux secrets et des fêtes du cœur!<br> +De l'antique Vénus le superbe fantôme<br> +Au-dessus de tes mers plane comme un arome,<br> +Et charge les esprits d'amour et de langueur.</p> + +<p> +Belle île aux myrtes verts, pleine de fleurs écloses,<br> +Vénérée à jamais par toute nation,<br> +Où les soupirs des cœurs en adoration<br> +Roulent comme l'encens sur un jardin de roses</p> + +<p> +Ou le roucoulement éternel d'un ramier<br> +--Cythère n'était plus qu'un terrain des plus maigres,<br> +Un désert rocailleux troublé par des cris aigres.<br> +J'entrevoyais pourtant un objet singulier;</p> + +<p> +Ce n'était pas un temple aux ombres bocagères,<br> +Où la jeune prêtresse, amoureuse des fleurs,<br> +Allait, le corps brûlé de secrètes chaleurs,<br> +Entre-bâillant sa robe aux brises passagères;</p> + +<p> +Mais voilà qu'en rasant la côte d'assez près<br> +Pour troubler les oiseaux avec nos voiles blanches<br> +Nous vîmes que c'était un gibet à trois branches,<br> +Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès.</p> + +<p> +De féroces oiseaux perchés sur leur pâture<br> +Détruisaient avec rage un pendu déjà mûr,<br> +Chacun plantant, comme un outil, son bec impur<br> +Dans tous les coins saignants de cette pourriture;</p> + +<p> +Les yeux étaient deux trous, et du ventre effondré<br> +Les intestins pesants lui coulaient sur les cuisses,<br> +Et ses bourreaux gorgés de hideuses délices<br> +L'avaient à coups de bec absolument châtré.</p> + +<p> +Sous les pieds, un troupeau de jaloux quadrupèdes,<br> +Le museau relevé, tournoyait et rôdait;<br> +Une plus grande bête au milieu s'agitait<br> +Comme un exécuteur entouré de ses aides.</p> + +<p> +Habitant de Cythère, enfant d'un ciel si beau,<br> +Silencieusement tu souffrais ces insultes<br> +En expiation de tes infâmes cultes<br> +Et des péchés qui t'ont interdit le tombeau.</p> + +<p> +Ridicule pendu, tes douleurs sont les miennes!<br> +Je sentis à l'aspect de tes membres flottants,<br> +Comme un vomissement, remonter vers mes dents<br> +Le long fleuve de fiel des douleurs anciennes;</p> + +<p> +Devant toi, pauvre diable au souvenir si cher,<br> +J'ai senti tous les becs et toutes les mâchoires<br> +Des corbeaux lancinants et des panthères noires<br> +Qui jadis aimaient tant à triturer ma chair.</p> + +<p> +--Le ciel était charmant, la mer était unie;<br> +Pour moi tout était noir et sanglant désormais,<br> +Hélas! et j'avais, comme en un suair épais,<br> +Le cœur enseveli dans cette allégorie.</p> + +<p> +Dans ton île, ô Vénus! je n'ai trouvé debout<br> +Qu'un gibet symbolique où pendait mon image.<br> +--Ah! Seigneur! donnez-moi la force et le courage<br> +De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +RÉVOLTE</h2> +<p> </p> +<h2> +ABEL ET CAÏN</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Race d'Abel, dors, bois et mange:<br> +Dieu le sourit complaisamment,</p> + +<p> +Race de Caïn, dans la fange<br> +Rampe et meurs misérablement.</p> + +<p> +Race d'Abel, ton sacrifice<br> +Flatte le nez du Séraphin!</p> + +<p> +Race de Caïn, ton supplice<br> +Aura-t-il jamais une fin?</p> + +<p> +Race d'Abel, vois tes semailles<br> +Et ton bétail venir à bien;</p> + +<p> +Race de Caïn, tes entrailles<br> +Hurlent la faim comme un vieux chien.</p> + +<p> +Race d'Abel, chauffe ton ventre<br> +A ton foyer patriarcal;</p> + +<p> +Race de Caïn, dans ton antre<br> +Tremble de froid, pauvre chacal!<br> +Race d'Abel, aime et pullule:<br> +Ton or fait aussi des petits;</p> + +<p> +Race de Caïn, cœur qui brûle,<br> +Prends garde à ces grands appétits.</p> + +<p> +Race d'Abel, tu croîs et broutes<br> +Comme les punaises des bois!</p> + +<p> +Race de Caïn, sur les routes<br> +Traîne ta famille aux abois.</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Ah! race d'Abel, ta charogne<br> +Engraissera le sol fumant!</p> + +<p> +Race de Caïn, ta besogne<br> +N'est pas faite suffisamment;</p> + +<p> +Race d'Abel, voici ta honte:<br> +Le fer est vaincu par l'épieu!</p> + +<p> +Race de Caïn, au ciel monte<br> +Et sur la terre jette Dieu!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES LITANIES DE SATAN</h2> + + +<p> +O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,<br> +Dieu trahi par le sort et privé de louanges,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort,<br> +Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui sais tout, grand roi des choses souterraines,<br> +Guérisseur familier des angoisses humaines,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui, même aux lépreux, aux parias maudits,<br> +Enseignes par l'amour le goût du Paradis,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +O toi, qui de la Mort, ta vieille et forte amante,<br> +Engendras l'Espérance,--une folle charmante!</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui fais au proscrit ce regard calme et haut<br> +Qui damne tout un peuple autour d'un échafaud,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui sais en quel coin des terres envieuses<br> +Le Dieu jaloux cacha les pierres précieuses,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi dont l'œil clair connaît les profonds arsenaux<br> +Où dort enseveli le peuple des métaux,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi dont la large main cache les précipices<br> +Au somnambule errant au bord des édifices,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui, magiquement, assouplis les vieux os<br> +De l'ivrogne attardé foulé par les chevaux,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui, pour consoler l'homme frêle qui souffre,<br> +Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre.</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui poses ta marque, ô complice subtil,<br> +Sur le front du Crésus impitoyable et vil,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Toi qui mets dans les yeux et dans le cœur des filles<br> +Le culte de la plaie et l'amour des guenilles,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Bâton des exilés, lampe des inventeurs,<br> +Confesseur des pendus et des conspirateurs,</p> + +<p> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + +<p> +Père adoptif de ceux qu'en sa noire colère<br> +Du Paradis terrestre a chassés Dieu le Père,<br> +O Satan, prends pitié de ma longue misère!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +PRIÉRE</h2> + + +<p> +Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs<br> +Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs<br> +De l'Enfer où, vaincu, tu rêves en silence!<br> +Fais que mon âme un jour, sous l'Arbre de Science,<br> +Près de toi se repose, à l'heure où sur ton front<br> +Comme un Temple nouveau ses rameaux s'épandront!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MORT</h2> +<p> </p> +<h2> +LA MORT DES AMANTS</h2> + + +<p> +Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,<br> +Des divans profonds comme des tombeaux,<br> +Et d'étranges fleurs sur des étagères,<br> +Ecloses pour nous sous des cieux plus beaux.</p> + +<p> +Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,<br> +Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,<br> +Qui réfléchiront leurs doubles lumières<br> +Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.</p> + +<p> +Un soir fait de rose et de bleu mystique,<br> +Nous échangerons un éclair unique,<br> +Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux;</p> + +<p> +Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,<br> +Viendra ranimer, fidèle et joyeux,<br> +Les miroirs ternis et les flammes mortes.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LA MORT DES PAUVRES</h2> + + +<p> +C'est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre;<br> +C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir<br> +Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,<br> +Et nous donne le cœur de marcher jusqu'au soir;</p> + +<p> +A travers la tempête, et la neige et le givre,<br> +C'est la clarté vibrante à notre horizon noir;<br> +C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,<br> +Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir;</p> + +<p> +C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques<br> +Le sommeil et le don des rêves extatiques,<br> +Et qui refait le lit des gens pauvres et nus;</p> + +<p> +C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,<br> +C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,<br> +C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE REVE D'UN CURIEUX</h2> + + +<p> +Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,<br> +Et de toi fais-tu dire: « Oh! l'homme singulier! »<br> +--J'allais mourir. C'était dans mon âme amoureuse,<br> +Désir mêlé d'horreur, un mal particulier;</p> + +<p> +Angoisse et vif espoir, sans humeur factieuse.<br> +Plus allait se vidant le fatal sablier,<br> +Plus ma torture était âpre et délicieuse;<br> +Tout mon cœur s'arrachait au monde familier.</p> + +<p> +J'étais comme l'enfant avide du spectacle,<br> +Haïssant le rideau comme on hait un obstacle...<br> +Enfin la vérité froide se révéla:</p> + +<p> +J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore<br> +M'enveloppait.--Eh quoi! n'est-ce donc que cela?<br> +La toile était levée et j'attendais encore.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE VOYAGE</h2> +<p> </p> +<h2> +A MAXIME DU CAMP</h2> + +<h2> +I</h2> + + +<p> +Pour l'enfant, amoureux de cartes et d'estampes,<br> +L'univers est égal à son vaste appétit.<br> +Ah! que le monde est grand à la clarté des lampes!<br> +Aux yeux du souvenir que le monde est petit!</p> + +<p> +Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,<br> +Le cœur gros de rancune et de désirs amers,<br> +Et nous allons, suivant le rythme de la lame,<br> +Berçant notre infini sur le fini des mers:</p> + +<p> +Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme;<br> +D'autres, l'horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,<br> +Astrologues noyés dans les yeux d'une femme,<br> +La Circé tyrannique aux dangereux parfums.</p> + +<p> +Pour n'être pas changés en bêtes, ils s'enivrent<br> +D'espace et de lumière et de cieux embrasés;<br> +La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,<br> +Effacent lentement la marque des baisers.</p> + +<p> +Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent<br> +Pour partir; cœurs légers, semblables aux ballons,<br> +De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,<br> +Et, sans savoir pourquoi, disent toujours: Allons!</p> + +<p> +Ceux-là dont les désirs ont la forme des nues,<br> +Et qui rêvent, ainsi qu'un conscrit le canon,<br> +De vastes voluptés, changeantes, inconnues,<br> +Et dont l'esprit humain n'a jamais su le nom!</p> + +<p> </p> +<h2> +II</h2> + + +<p> +Nous imitons, horreur! la toupie et la boule<br> +Dans leur valse et leurs bonds; même dans nos sommeils<br> +La Curiosité nous tourmente et nous roule,<br> +Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.</p> + +<p> +Singulière fortune où le but se déplace,<br> +Et, n'étant nulle part, peut être n'importe où!<br> +Où l'Homme, dont jamais l'espérance n'est lasse,<br> +Pour trouver le repos court toujours comme un fou!</p> + +<p> +Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie;<br> +Une voix retentit sur le pont: « Ouvre l'œil! »<br> +Une voix de la hune, ardente et folle, crie:<br> +« Amour... gloire... bonheur! » Enfer! c'est un écueil!</p> + +<p> +Chaque îlot signalé par l'homme de vigie<br> +Est un Eldorado promis par le Destin;<br> +L'Imagination qui dresse son orgie<br> +Ne trouve qu'un récit aux clartés du matin.</p> + +<p> +O le pauvre amoureux des pays chimériques!<br> +Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,<br> +Ce matelot ivrogne, inventeur d'Amériques<br> +Dont le mirage rend le gouffre plus amer?</p> + +<p> +Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,<br> +Rêve, le nez en l'air, de brillants paradis;<br> +Son œil ensorcelé découvre une Capoue<br> +Partout où la chandelle illumine un taudis.</p> + +<p> </p> +<h2> +III</h2> + + +<p> +Etonnants voyageurs! quelles nobles histoires<br> +Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers!<br> +Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,<br> +Les bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.</p> + +<p> +Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile!<br> +Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,<br> +Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,<br> +Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.</p> + +<p> +Dites, qu'avez-vous vu?</p> + +<p> </p> +<h2> +IV</h2> + + +<p> + « Nous avons vu des astres<br> +Et des flots; nous avons vu des sables aussi;<br> +Et, malgré bien des chocs et d'imprévus désastres,<br> +Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.</p> + +<p> +La gloire du soleil sur la mer violette,<br> +La gloire des cités dans le soleil couchant,<br> +Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète<br> +De plonger dans un ciel au reflet alléchant.</p> + +<p> +Les plus riches cités, les plus grands paysages,<br> +Jamais ne contenaient l'attrait mystérieux<br> +De ceux que le hasard fait avec les nuages,<br> +Et toujours le désir nous rendait soucieux!</p> + +<p> +--La jouissance ajoute au désir de la force.<br> +Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,<br> +Cependant que grossit et durcit ton écorce,<br> +Tes branches veulent voir le soleil de plus près!</p> + +<p> +Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace<br> +Que le cyprès?--Pourtant nous avons, avec soin,<br> +Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,<br> +Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin!</p> + +<p> +Nous avons salué des idoles à trompe;<br> +Des trônes constellés de joyaux lumineux;<br> +Des palais ouvragés dont la féerique pompe<br> +Serait pour vos banquiers un rêve ruineux;</p> + +<p> +Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse;<br> +Des femmes dont les dents et les ongles sont teints<br> +Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »</p> + + +<p> +V</p> + +<p> +Et puis, et puis encore?</p> + +<p> </p> +<h2> +VI</h2> + + +<p> + « O cerveaux enfantins!<br> +Pour ne pas oublier la chose capitale,<br> +Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,<br> +Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,<br> +Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché:</p> + +<p> +La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,<br> +Sans rire s'adorant et s'aimant sans dégoût:<br> +L'homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,<br> +Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout;</p> + +<p> +Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote;<br> +La fête qu'assaisonne et parfume le sang;<br> +Le poison du pouvoir énervant le despote,<br> +Et le peuple amoureux du fouet abrutissant;</p> + +<p> +Plusieurs religions semblables à la nôtre,<br> +Toutes escaladant le ciel; la Sainteté,<br> +Comme en un lit de plume un délicat se vautre,<br> +Dans les clous et le crin cherchant la volupté;</p> + +<p> +L'Humanité bavarde, ivre de son génie,<br> +Et, folle maintenant comme elle était jadis,<br> +Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie:<br> +« O mon semblable, ô mon maître, je te maudis! »</p> + +<p> +Et les moins sots, hardis amants de la Démence,<br> +Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,<br> +Et se réfugiant dans l'opium immense!<br> +--Tel est du globe entier l'éternel bulletin. »</p> + +<p> </p> +<h2> +VII</h2> + + +<p> +Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!<br> +Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,<br> +Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image;<br> +Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui!</p> + +<p> +Faut-il partir? rester? Si tu peux rester, reste;<br> +Pars, s'il le faut. L'un court, et l'autre se tapit<br> +Pour tromper l'ennemi vigilant et funeste,<br> +Le Temps! Il est, hélas! des coureurs sans répit,</p> + +<p> +Comme le Juif errant et comme les apôtres,<br> +A qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,<br> +Pour fuir ce rétiaire infâme; il en est d'autres<br> +Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.</p> + +<p> +Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,<br> +Nous pourrons espérer et crier: En avant!<br> +De même qu'autrefois nous partions pour la Chine,<br> +Les yeux fixés an large et les cheveux au vent,</p> + +<p> +Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres<br> +Avec le cœur joyeux d'un jeune passager.<br> +Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,<br> +Qui chantent: « Par ici! vous qui voulez manger</p> + +<p> +Le Lotus parfumé! c'est ici qu'on vendange<br> +Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim;<br> +Venez vous enivrer de la couleur étrange<br> +De cette après-midi qui n'a jamais de fin? »</p> + +<p> +A l'accent familier nous devinons le spectre;<br> +Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.<br> +« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Electre! »<br> +Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.</p> + +<p> </p> +<h2> +VIII</h2> + + +<p> +O Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l'ancre!<br> +Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons!<br> +Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,<br> +Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons!</p> + +<p> +Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte!<br> +Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,<br> +Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe?<br> +Au fond de l'Inconnu pour trouver du <i>nouveau!</i></p> + + + +<p> </p> +<h2> +PIÉCES CONDAMNÉES</h2> +<p> </p> +<h2> +LES BIJOUX</h2> + + +<p> +La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,<br> +Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores,<br> +Dont le riche attirail lui donnait l'air vainqueur<br> +Qu'ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures</p> + +<p> +Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,<br> +Ce monde rayonnant de métal et de pierre<br> +Me ravit en extase, et j'aime avec fureur<br> +Les choses où le son se mêle à la lumière.</p> + +<p> +Elle était donc couchée, et se laissait aimer,<br> +Et du haut du divan elle souriait d'aise<br> +A mon amour profond et doux comme la mer<br> +Qui vers elle montait comme vers sa falaise.</p> + +<p> +Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,<br> +D'un air vague et rêveur elle essayait des poses,<br> +Et la candeur unie à la lubricité<br> +Donnait un charme neuf à ses métamorphoses.</p> + +<p> +Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,<br> +Polis comme de l'huile, onduleux comme un cygne,<br> +Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;<br> +Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne</p> + +<p> +S'avançaient plus câlins que les anges du mal,<br> +Pour troubler le repos où mon âme était mise,<br> +Et pour la déranger du rocher de cristal,<br> +Où calme et solitaire elle s'était assise.</p> + +<p> +Je croyais voir unis par un nouveau dessin<br> +Les hanches de l'Antiope au buste d'un imberbe,<br> +Tant sa taille faisait ressortir son bassin.<br> +Sur ce teint fauve et brun le fard était superbe!</p> + +<p> +--Et la lampe s'étant résignée à mourir,<br> +Comme le foyer seul illuminait la chambre,<br> +Chaque fois qu'il poussait un flamboyant soupir,<br> +Il inondait de sang cette peau couleur d'ambre!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LE LETHE</h2> + + +<p> +Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,<br> +Tigre adoré, monstre aux airs indolents;<br> +Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants<br> +Dans l'épaisseur de ta crinière lourde;</p> + +<p> +Dans tes jupons remplis de ton parfum<br> +Ensevelir ma tête endolorie,<br> +Et respirer, comme une fleur flétrie,<br> +Le doux relent de mon amour défunt.</p> + +<p> +Je veux dormir! dormir plutôt que vivre!<br> +Dans un sommeil, douteux comme la mort,<br> +J'étalerai mes baisers sans remord<br> +Sur ton beau corps poli comme le cuivre.</p> + +<p> +Pour engloutir mes sanglots apaisés<br> +Rien ne me vaut l'abîme de ta couche;<br> +L'oubli puissant habite sur ta bouche,<br> +Et le Léthé coule dans tes baisers.</p> + +<p> +A mon destin, désormais mon délice,<br> +J'obéirai comme un prédestiné;<br> +Martyr docile, innocent condamné,<br> +Dont la ferveur attise le supplice,</p> + +<p> +Je sucerai, pour noyer ma rancœur,<br> +Le népenthès et la bonne ciguë<br> +Aux bouts charmants de cette gorge aiguë<br> +Qui n'a jamais emprisonné de cœur.</p> + + + +<p> </p> +<h2> +A CELLE QUI EST TROP GAIE</h2> + + +<p> +Ta tête, ton geste, ton air<br> +Sont beaux comme un beau paysage;<br> +Le rire joue en ton visage<br> +Comme un vent frais dans un ciel clair.</p> + +<p> +Le passant chagrin que tu frôles<br> +Est ébloui par la santé<br> +Qui jaillit comme une clarté<br> +De tes bras et de tes épaules.</p> + +<p> +Les retentissantes couleurs<br> +Dont tu parsèmes tes toilettes<br> +Jettent dans l'esprit des poètes<br> +L'image d'un ballet de fleurs.</p> + +<p> +Ces robes folles sont l'emblème<br> +De ton esprit bariolé;<br> +Folle dont je suis affolé,<br> +Je te hais autant que je t'aime!</p> + +<p> +Quelquefois dans un beau jardin,<br> +Où je traînais mon atonie,<br> +J'ai senti comme une ironie<br> +Le soleil déchirer mon sein;</p> + +<p> +Et le printemps et la verdure<br> +Ont tant humilié mon cœur<br> +Que j'ai puni sur une fleur<br> +L'insolence de la nature.</p> + +<p> +Ainsi, je voudrais, une nuit,<br> +Quand l'heure des voluptés sonne,<br> +Vers les trésors de ta personne<br> +Comme un lâche ramper sans bruit,</p> + +<p> +Pour châtier ta chair joyeuse,<br> +Pour meurtrir ton sein pardonné,<br> +Et faire à ton flanc étonné<br> +Une blessure large et creuse,</p> + +<p> +Et, vertigineuse douceur!<br> +A travers ces lèvres nouvelles,<br> +Plus éclatantes et plus belles,<br> +T'infuser mon venin, ma soeur!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LESBOS</h2> + + +<p> +Mère des jeux latins et des voluptés grecques,<br> +Lesbos, où les baisers languissants ou joyeux,<br> +Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,<br> +Font l'ornement des nuits et des jours glorieux,<br> +--Mère des jeux latins et des voluptés grecques,</p> + +<p> +Lesbos, où les baisers sont comme les cascades<br> +Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds<br> +Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,<br> +--Orageux et secrets, fourmillants et profonds;<br> +Lesbos, où les baisers sont comme les cascades!</p> + +<p> +Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent,<br> +Où jamais un soupir ne resta sans écho,<br> +A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent,<br> +Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho!<br> +--Lesbos où les Phrynés l'une l'autre s'attirent.</p> + +<p> +Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,<br> +Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté,<br> +Les filles aux yeux creux, de leurs corps amoureuses,<br> +Caressent les fruits mûrs de leur nubilité,<br> +Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,</p> + +<p> +Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère;<br> +Tu tires ton pardon de l'excès des baisers,<br> +Reine du doux empire, aimable et noble terre,<br> +Et des raffinements toujours inépuisés.<br> +Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère.</p> + +<p> +Tu tires ton pardon de l'éternel martyre<br> +Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux<br> +Qu'attiré loin de nous le radieux sourire<br> +Entrevue vaguement au bord des autres cieux;<br> +Tu tires ton pardon de l'éternel martyre!</p> + +<p> +Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge,<br> +Et condamner ton front pâli dans les travaux,<br> +Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge<br> +De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux?<br> +Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?</p> + +<p> +Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?<br> +Vierges au cœur sublime, honneur de l'archipel,<br> +Votre religion comme une autre est auguste,<br> +Et l'amour se rira de l'enfer et du ciel!<br> +--Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste?</p> + +<p> +Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre<br> +Pour chanter le secret de ses vierges en fleur,<br> +Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère<br> +Des rires effrénés mêlés au sombre pleur;,<br> +Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre,</p> + +<p> +Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,<br> +Comme une sentinelle, à l'œil perçant et sûr,<br> +Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,<br> +Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur,<br> +--Et depuis lors je veille au sommet de Leucate</p> + +<p> +Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,<br> +Et parmi les sanglots dont le roc retentit<br> +Un soir ramènera vers Lesbos qui pardonne<br> +Le cadavre adoré de Sapho qui partit<br> +Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!</p> + +<p> +De la mâle Sapho, l'amante et le poète,<br> +Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs!<br> +--L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tachette<br> +Le cercle ténébreux tracé par les douleurs<br> +De la mâle Sapho, l'amante et le poète!</p> + +<p> +--Plus belle que Vénus se dressant sur le monde<br> +Et versant les trésors de sa sérénité<br> +Et le rayonnement de sa jeunesse blonde<br> +Sur le vieil Océan de sa fille enchanté;<br> +Plus belle que Vénus se dressant sur le monde!</p> + +<p> +--De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,<br> +Quand, insultant le rite et le culte inventé,<br> +Elle fit son beau corps la pâture suprême<br> +D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété<br> +De Sapho qui mourut le jour de son blasphème.</p> + +<p> +Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente,<br> +Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers,<br> +S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente<br> +Que poussent vers les deux ses rivages déserts.<br> +Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +FEMMES DAMNEES</h2> + + +<p> +A la pâle clarté des lampes languissantes,<br> +Sur de profonds coussins tout imprégnés d'odeur,<br> +Hippolyte rêvait aux caresses puissantes<br> +Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.</p> + +<p> +Elle cherchait d'un œil troublé par la tempête<br> +De sa naïveté le ciel déjà lointain,<br> +Ainsi qu'un voyageur qui retourne la tête<br> +Vers les horizons bleus dépassés le matin.</p> + +<p> +De ses yeux amortis les paresseuses larmes,<br> +L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,<br> +Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,<br> +Tout servait, tout parait sa fragile beauté.</p> + +<p> +Etendue à ses pieds, calme et pleine de joie,<br> +Delphine la couvait avec des yeux ardents,<br> +Comme un animal fort qui surveille une proie,<br> +Après l'avoir d'abord marquée avec les dents.</p> + +<p> +Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,<br> +Superbe, elle humait voluptueusement<br> +Le vin de son triomphe, et s'allongeait vers elle<br> +Comme pour recueillir un doux remercîment.</p> + +<p> +Elle cherchait dans l'œil de sa pâle victime<br> +Le cantique muet que chante le plaisir<br> +Et cette gratitude infinie et sublime<br> +Qui sort de la paupière ainsi qu'un long soupir:</p> + +<p> +--« Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses?<br> +Comprends-tu maintenant qu'il ne faut pas offrir<br> +L'holocauste sacré de tes premières roses<br> +Aux souffles violents qui pourraient les flétrir?</p> + +<p> +Mes baisers sont légers comme ces éphémères<br> +Qui caressent le soir les grands lacs transparents,<br> +Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières<br> +Comme des chariots ou des socs déchirants;</p> + +<p> +Ils passeront sur toi comme un lourd attelage<br> +De chevaux et de boeufs aux sabots sans pitié...<br> +Hippolyte, ô ma soeur! tourne donc ton visage,<br> +Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié,</p> + +<p> +Tourne vers moi tes yeux pleins d'azur et d'étoiles!<br> +Pour un de ces regards charmants, baume divin,<br> +Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,<br> +Et je t'endormirai dans un rêve sans fin! »</p> + +<p> +Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête:<br> +--« Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,<br> +Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,<br> +Comme après un nocturne et terrible repas.</p> + +<p> +Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes<br> +Et de noirs bataillons de fantômes épars,<br> +Qui veulent me conduire en des routes mouvantes<br> +Qu'un horizon sanglant ferme de toutes parts.</p> + +<p> +Avons-nous donc commis une action étrange?<br> +Expliques, si tu peux, mon trouble et mon effroi:<br> +Je frissonne de peur quand tu me dis: mon ange!<br> +Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.</p> + +<p> +Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée,<br> +Toi que j'aime à jamais, ma soeur d'élection,<br> +Quand même tu serais une embûche dressée,<br> +Et le commencement de ma perdition! »</p> + +<p> +Delphine secouant sa crinière tragique,<br> +Et comme trépignant sur le trépied de fer,<br> +L'œil fatal, répondit d'une voix despotique:<br> +--« Qui donc devant l'amour ose parler d'enfer?</p> + +<p> +Maudit soit à jamais le rêveur inutile,<br> +Qui voulut le premier dans sa stupidité,<br> +S'éprenant d'un problème insoluble et stérile,<br> +Aux choses de l'amour mêler l'honnêteté!</p> + +<p> +Celui qui veut unir dans un accord mystique<br> +L'ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,<br> +Ne chauffera jamais son corps paralytique<br> +A ce rouge soleil que l'on nomme l'amour!</p> + +<p> +Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide;<br> +Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers;<br> +Et, pleine de remords et d'horreur, et livide,<br> +Tu me rapporteras tes seins stigmatisés;</p> + +<p> +On ne peut ici-bas contenter qu'un seul maître! »<br> +Mais l'enfant, épanchant une immense douleur,<br> +Cria soudain: « Je sens s'élargir dans mon être<br> +Un abîme béant; cet abîme est mon cœur,</p> + +<p> +Brûlant comme un volcan, profond comme le vide;<br> +Rien ne ressasiera ce monstre gémissant<br> +Et ne refraîchira la choif de l'Euménide,<br> +Qui, la torche à la main, le brûle jusqu'au sang.</p> + +<p> +Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,<br> +Et que la lassitude amène le repos!<br> +Je veux m'anéantir dans ta gorge profonde,<br> +Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux. »</p> + +<p> +Descendez, descendez, lamentables victimes,<br> +Descendez le chemin de l'enfer éternel;<br> +Plongez au plus profond du gouffre où tous les crimes,<br> +Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,</p> + +<p> +Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d'orage;<br> +Ombres folles, courez au but de vos désirs;<br> +Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,<br> +Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.</p> + +<p> +Jamais un rayon frais n'éclaira vos cavernes;<br> +Par les fentes des murs des miasmes fiévreux<br> +Filent en s'enflammant ainsi que des lanternes<br> +Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.</p> + +<p> +L'âpre stérilité de votre jouissance<br> +Altère votre soif et roidit votre peau,<br> +Et le vent furibond de la concupiscence<br> +Fait claquer votre chair ainsi qu'un vieux drapeau.</p> + +<p> +Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,<br> +A travers les déserts courez comme les loups;<br> +Faites votre destin, âmes désordonnées,<br> +Et fuyez l'infini que vous portez en vous!</p> + + + +<p> </p> +<h2> +LES METAMORPHOSES DU VAMPIRE</h2> + + +<p> +La femme cependant de sa bouche de fraise,<br> +En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise,<br> +Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,<br> +Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc:<br> +--« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science<br> +De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.<br> +Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants<br> +Et fais rire les vieux du rire des enfants.<br> +Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,<br> +La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!<br> +Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,<br> +Lorsque j'étouffe un homme en mes bras veloutés,<br> +Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,<br> +Timide et libertine, et fragile et robuste,<br> +Que sur ces matelas qui se pâme d'émoi<br> +Les Anges impuissants se damneraient pour moi! »</p> + +<p> +Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,<br> +Et que languissamment je me tournai vers elle<br> +Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus<br> +Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!<br> +Je fermai les deux yeux dans ma froide épouvante,<br> +Et, quand je les rouvris à la clarté vivante,<br> +A mes côtés, au lieu du mannequin puissant<br> +Qui semblait avoir fait provision de sang,<br> +Tremblaient confusément des débris de squelette,<br> +Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette<br> +Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer,<br> +Que balance le vent pendant les nuits d'hiver.</p> +<br> + +<p> </p> +End of the Project Gutenberg EBook of Les Fleurs du Mal, by Charles Baudelaire + +<pre> + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL *** + +This file should be named 8flrm10h.htm or 8flrm10h.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8flrm11h.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8flrm10ah.txt + +Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland, +Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +We are now trying to release all our eBooks one year in advance +of the official release dates, leaving time for better editing. +Please be encouraged to tell us about any error or corrections, +even years after the official publication date. + +Please note neither this listing nor its contents are final til +midnight of the last day of the month of any such announcement. +The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at +Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A +preliminary version may often be posted for suggestion, comment +and editing by those who wish to do so. + +Most people start at our Web sites at: +http://gutenberg.net or +http://promo.net/pg + +These Web sites include award-winning information about Project +Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new +eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!). + + +Those of you who want to download any eBook before announcement +can get to them as follows, and just download by date. This is +also a good way to get them instantly upon announcement, as the +indexes our cataloguers produce obviously take a while after an +announcement goes out in the Project Gutenberg Newsletter. + +http://www.ibiblio.org/gutenberg/etext03 or +ftp://ftp.ibiblio.org/pub/docs/books/gutenberg/etext03 + +Or /etext02, 01, 00, 99, 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90 + +Just search by the first five letters of the filename you want, +as it appears in our Newsletters. + + +Information about Project Gutenberg (one page) + +We produce about two million dollars for each hour we work. The +time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours +to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright +searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our +projected audience is one hundred million readers. If the value +per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 +million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text +files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ +We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 +If they reach just 1-2% of the world's population then the total +will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. + +The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! +This is ten thousand titles each to one hundred million readers, +which is only about 4% of the present number of computer users. + +Here is the briefest record of our progress (* means estimated): + +eBooks Year Month + + 1 1971 July + 10 1991 January + 100 1994 January + 1000 1997 August + 1500 1998 October + 2000 1999 December + 2500 2000 December + 3000 2001 November + 4000 2001 October/November + 6000 2002 December* + 9000 2003 November* +10000 2004 January* + + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created +to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium. + +We need your donations more than ever! + +As of February, 2002, contributions are being solicited from people +and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut, +Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois, +Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts, +Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New +Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio, +Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South +Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West +Virginia, Wisconsin, and Wyoming. + +We have filed in all 50 states now, but these are the only ones +that have responded. + +As the requirements for other states are met, additions to this list +will be made and fund raising will begin in the additional states. +Please feel free to ask to check the status of your state. + +In answer to various questions we have received on this: + +We are constantly working on finishing the paperwork to legally +request donations in all 50 states. 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